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Revue de l’histoire des religions

3 | 2014 Traduction et transmission de la Doctrine dans l’histoire du bouddhisme

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhr/8257 DOI : 10.4000/rhr.8257 ISSN : 2105-2573

Éditeur Armand Colin

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2014 ISBN : 978-2-200-92912-1 ISSN : 0035-1423

Référence électronique Revue de l’histoire des religions, 3 | 2014, « Traduction et transmission de la Doctrine dans l’histoire du bouddhisme » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2016, consulté le 25 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhr/8257 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.8257

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SOMMAIRE

Transmission et traduction de la Doctrine dans l’histoire du bouddhisme Avant-propos Guillaume Ducœur

Histoire de l’interprétation de L’Ornement des Réalisations (Abhisamayālaṃkāra). Réflexions sur l’idée de tradition philosophique Pierre-Julien Harter

Le à la salle d’écriture. Histoire rédactionnelle et datation Guillaume Ducœur

La première traduction coréenne du Sūtra du Lotus (1463) Kyong-Kon Kim

Qu’est-ce qu’une ville sacrée ? Népal/Inde Notes critiques Gérard Toffin

Comptes rendus

Olivier DU ROY, La règle d’or : histoire d’une maxime morale universelle. Vol. 1 : De Confucius à la fin du XIXe siècle, vol. 2 : Le XXe siècle et essai d’interprétation Paris, Les Éditions du Cerf, (« Patrimoines »), 2012, 2 vol., 1517 p., 24 cm, 45 et 35 €, ISBN 978-2-204-09460-3 et 978-2-204-09461-0. Alberto Frigo

Bernd ROLING, Physica sacra : Wunder, Naturwissenschaft und historischer Schriftsinn zwischen Mittelalter und Früher Neuzeit Leiden-Boston, Brill (« Mittellateinische Studien und Texte », 45), 2013, X-496 p., 167 €, ISBN 978-90-04-25804-4. Jean-Robert Armogathe

Charles DOYEN, Poséidon souverain. Contribution à l’histoire religieuse de la Grèce archaïque Bruxelles, Académie Royale de Belgique (« Mémoires de la Classe des Lettres », 55), 2011, 391 p., 25 cm, 28 €, ISBN 978-2-8031-0279-2. Thierry Petit

Enrico MONTANARI, Fumosae Imagines. Identità e memoria nell’aristocrazia repubblicana Rome, Bulzoni Editore (« Mos Maiorum. Studi sulla tradizione romana », 2), 2009, 259 p., 21 cm, 19 €, ISBN 978-88-7870-423-7. Christophe Badel

Denis FEISSEL, Chroniques d’épigraphie byzantine 1987-2004 Paris, Collège de France – CNRS, Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance (« Monographies », 20) 2006, 433 p., 24 cm, 30 €, ISBN 2-916716-01-7. Michael Whitby

The Greek Life of St. Leo bishop of Catania (BHG 981b), Text and Notes by Alexandros G. ALEXAKIS, Translation by Susan WESSEL Bruxelles, Société des Bollandistes (« Subsidia hagiographica », 91), 2011, XXXVII-355 p., 25 cm, ISBN 978-2-87365-026-1. Annick Peters-Custot

Valentina TONEATTO, Les Banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (IVe-début IXe siècle) Rennes, Presses Universitaires de Rennes (« Histoire »), 2012, 437 p., 24 cm, 22 €, ISBN 978-2-7535-1856-8. Marie-Céline Isaïa

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Théodore AGALLIANOS, Dialogue avec un moine contre les Latins (1442), édition critique, traduction et commentaire par Marie-Hélène BLANCHET Paris, Publications de la Sorbonne (« Byzantina Sorbonensia », 27), 2013, 251 p., 24 cm, 40 €, ISBN 978-2-85944-732-8. Vincent Déroche

Frank LA BRASCA et Christian TROTTMANN (éd.), Vie solitaire, vie civile. L’humanisme de Pétrarque à Alberti, Actes du XLVIIe Colloque International d’Études Humanistes, Tours 28 juin-2 juillet 2004 Paris, Honoré Champion (« Centre d’Études Supérieures de la Renaissance – Le savoir de Mantice », 20), 2011, 23,5 cm, 638 p., 120 €, ISBN 978-2-7453-2226-5. Clémence Revest

Jean-Marie GUEULLETTE, Eckhart en France : la lecture des Institutions spirituelles attribuées à Tauler (1548-1699) Grenoble, Jérôme Millon, 2012, 363 p., 24 cm, 30 €, ISBN 978-2-84137-273-7. Stéphane-Marie Morgain

Hartmut BROSZINSKI, Manuscripta chemica in Quarto Wiesbaden, Harrassowitz Verlag (« Die Handschriften der Universitätsbibliothek Kassel, Landesbibliothek und Murhardsche Bibliothek der Stadt Kassel », Bd. 3, 2,2), 2011, 29,8 cm, XXXVIII-672 p., 198 €, ISBN 978-3-447-06494-1. Didier Kahn

Matthieu BREJON DE LAVERGNÉE, Histoire des filles de la charité, préface de Dominique JULIA Paris, Fayard, 2011, 690 p., 23,5 cm, ISBN 978-2-213-66257-2, 30 €. Simon Icard

Abbé EDGEWORTH DE FIRMONT, Correspondance, récits, lettres inédites (1771-1806), édition établie, présentée et annotée par Augustin PIC Paris, Cerf (« Histoire »), 2013, 578 p., 24 cm, 39 €, ISBN 978-2-204-07888-7. Jean-Marc Ticchi

Jacques PRÉVOTAT, Jean VAVASSEUR-DESPERRIERS (dir.), Les « chrétiens modérés » en France et en Europe 1870-1960 Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion (« Histoire et civilisation »), 2013, 485 p., 24 cm, 34 €, ISBN 978-2-7574-0445-4. Louis-Pierre Sardella

Véronique ALEMANY, La dernière solitaire de Port-Royal. Survivances jansénistes jusqu’au XXe siècle Paris, Cerf Histoire, 2013, 683 p., 23,5 cm, 50 €, ISBN 978-2-204-09951-6. Jean-Pierre Chantin

Écrire l’histoire du christianisme contemporain. Autour de l’œuvre d’Étienne Fouilloux, sous la direction de Annette BECKER, Frédéric GUGELOT, Denis PELLETIER, et Nathalie VIET-DEPAULE Paris, Éditions Karthala, 2013, 445 p., 24 cm, 34 €, ISBN 978-2-8111-0840-3. Giacomo Losito

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Transmission et traduction de la Doctrine dans l’histoire du bouddhisme Avant-propos

Guillaume Ducœur

1 En 1844, dans son Introduction à l’histoire du bouddhisme indien (Paris, 2 e édition, 1876, p. xxxvi), Eugène Burnouf (1801-1852), alors professeur au Collège de France et initiateur de la bouddhologie en Europe, affirmait qu’« une histoire du bouddhisme, pour être complète, devrait donc, après avoir expliqué l’origine de cette religion, et exposé les vicissitudes de son existence dans l’Inde, la suivre hors de sa terre natale, et l’étudier chez les peuples qui l’ont successivement recueillie ». Aussi, depuis le milieu du XIXe siècle, les bouddhologues ont suivi et étudié le bouddhisme partout où il essaima, durablement ou non, tant en Asie qu’en Occident.

2 Le présent dossier Transmission et traduction de la doctrine dans l’histoire du bouddhisme revient, à travers trois contributions, sur l’histoire de la transmission de la doctrine () bouddhique en Inde et en dehors de ses frontières, à partir du Ier s. ap. J.-C., période durant laquelle les écoles anciennes (sthaviravāda) virent s’imposer de plus en plus la pensée du grand véhicule (mahāyāna) par la rédaction de nouveaux sūtra. Comme le montre Pierre-Julien Harter, cette production doctrinale novatrice au début de l’ère chrétienne, notamment celle des Prajñāpāramitāsūtra, entraîna un nombre grandissant de commentaires au cours des siècles suivants qui assurèrent tout autant la continuité de la transmission du dharma bouddhique, tel qu’il fut développé par les tenants mahāyānistes, qu’un nouveau départ en exégèse, voire dans l’élaboration d’un statut doctrinal à part entière de ces mêmes commentaires. L’étude de l’ Abhisamayālaṃkāra, dans le contexte indien des IVe-VIe s. ap. J.-C., est donc un bon exemple de cette double transmission par les milieux scolastiques bouddhiques d’une tradition doctrinale en perpétuelle évolution, mais se réclamant toujours fidèle à ses origines.

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3 Cette transmission du dharma dans d’autres sphères culturelles, comme l’Asie Centrale puis la Chine, a permis également la conservation de certains ouvrages depuis disparus sur le sol indien lui-même. Les traductions chinoises donnent donc à entrevoir ce que furent ces traités bouddhiques indiens ainsi que le travail de traduction des bouddhistes indiens, centrasiatiques et chinois qui participèrent à la diffusion de la doctrine en Chine, « bouleversant ainsi de fond en comble les perceptions chinoises » (Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, 1997, p. 349). Ces traductions rendent en partie possible la restitution de l’histoire rédactionnelle d’un texte bouddhique indien, sa date d’élaboration et sa diffusion à travers les siècles. C’est ce à quoi s’est attaché Guillaume Ducœur en examinant les différentes versions indiennes et chinoises de l’épisode biographique du Buddha enfant à la salle d’écriture, mises en regard avec des bas-reliefs du Gandhāra.

4 Enfin, lorsque le bouddhisme chinois entra à son tour en contact avec la culture coréenne, sa doctrine fut encore transmise par l’intermédiaire de nouvelles traductions et de commentaires en langue indigène. Ce fut le cas du Saddharmapuṇḍarīkasūtra, rédigé en Inde au IIe s. ap. J.-C., traduit et commenté en Chine dès le IIIe s. ap. J.-C., puis introduit en Corée et au Japon à partir du VIe s. ap. J.-C. Ce sūtra mahāyānique a joui d’une heureuse fortune parmi les bouddhistes des Pays du Milieu, du Matin calme et du Soleil Levant et « n’a même probablement jamais été autant diffusé qu’aujourd’hui, dans la volonté plus ou moins consciente d’en faire pour le bouddhisme ce que la Bible ou le Coran sont pour d’autres religions » (Jean-Noël Robert, Le Sûtra du Lotus, Paris, 1997, p. 23). Dans sa contribution, Kyong-Kon Kim retrace donc l’histoire de ces traductions successives, détermine les enjeux religieux et les facteurs politiques coréens qui ont contribué, au cours du XVe siècle, à la mise en place d’un travail monumental de traductions et de commentaires, et relève les différents procédés sémantiques et phonologiques employés par les traducteurs coréens pour assurer la meilleure diffusion possible de ce texte doctrinal mahāyānique, désormais parvenu bien loin de sa terre natale, l’Inde bouddhique.

AUTEUR

GUILLAUME DUCŒUR Université de Strasbourg [email protected]

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Histoire de l’interprétation de L’Ornement des Réalisations (Abhisamayālaṃkāra). Réflexions sur l’idée de tradition philosophique A History of the Interpretation of The Ornament of Realizations (Abhisamayālaṃkāra). Reflections on the idea of Philosophical Tradition

Pierre-Julien Harter

1 La tradition exégétique qui s’est constituée autour du texte de L’Ornement des Réalisations (Abhisamayālaṃkāra)1 est d’une abondance et d’une ampleur proprement fascinantes. Peu de textes bouddhiques scolastiques ont reçu autant d’attention sur une période aussi longue et sur un espace géographique aussi étendu. Malgré son absence remarquable en Chine et au Japon2, le texte a été lu et commenté presque continuellement depuis le VIIe ou VIIIe siècle au moins. Aujourd’hui encore, il est l’objet d’études intenses pendant de nombreuses années dans certains monastères tibétains et il attire toujours l’intérêt de commentateurs avisés qui en publient des commentaires toujours aussi luxuriants3. Le volume de cette tradition exégétique est tout à fait impressionnant. On trouve dans le canon tibétain vingt et un commentaires de L’Ornement, soit cinq fois plus que les commentaires des Stances du Milieu par Excellence de Nāgārjuna, pourtant bien plus connues, qui ne peuvent se prévaloir que de quatre commentaires indiens. Les commentaires en sont non seulement plus nombreux mais bien plus volumineux : le grand commentaire d’Haribhadra inaugure cette profusion qui ne fera que croître avec la transmission au Tibet où les commentaires, en taille du moins, s’approchent plus de l’encyclopédie que du commentaire de texte.

2 Cette largesse quantitative se double d’une ampleur qualitative. L’Ornement est en effet un texte détaillant la nature et les complexités du chemin bouddhique vers l’Éveil dans le cadre du Mahāyāna et plus précisément dans une perspective dominée par des dogmes mādhyamika et nourrie d’idées yogācāra4. La plupart des notions et des problèmes véhiculés par la tradition de l’abhidharma s’y retrouvent, qu’ils soient

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intégrés tels quels ou discutés et remis en cause. On est donc immédiatement avec L’Ornement au sein d’un monde philosophique et doctrinal riche des grands mouvements philosophiques bouddhiques. C’est pourquoi le texte devint un texte majeur du bouddhisme indien tardif puis du bouddhisme tibétain : il faisait figure de synthèse totalisante de la doctrine pour de nombreux scoliastes et donnait une interprétation globale des sūtra de la Parfaite Sagesse.

3 On peut en effet expliquer le formidable succès qu’obtint ce texte par sa relation particulière avec les sūtra de la Parfaite Sagesse (prajñāpāramitā-sūtra)5. Ces derniers sont, en effet, parmi les sūtra les plus répandus du monde bouddhique indien. Ils ont pour objet principalement la sagesse qui comprend la réalité telle qu’elle est, vide de toute existence substantielle et inhérente, c’est-à-dire la sagesse d’un Bouddha. Pour une large part des savants bouddhistes d’alors, ces textes représentaient la parole finale du Bouddha, comme le prouve la place centrale qui leur était accordée dans les grands monastères de Nālaṇḍā, Vikramaśilā, ou Odantpurī. C’est d’ailleurs dans ces mêmes grandes institutions, décrites aujourd’hui comme des universités bouddhiques, que L’Ornement trouva ses plus grands commentateurs comme Haribhadra, Ratnākaraśānti, Ratnakīrti, Abhayākaragupta, Atiśa, etc6. Ce soutien institutionnel n’est sans doute pas pour rien dans la diffusion de L’Ornement. En se présentant comme le texte majeur d’introduction à la Parfaite Sagesse, L’Ornement se plaçait ainsi au centre du monde philosophique et religieux bouddhique indien, et attirait à lui tout le reste de la scolastique qui pouvait s’organiser dans les cadres qu’il lui traçait.

4 On s’étonnera donc d’autant que cette partie considérable de la littérature bouddhique soit restée si longtemps ignorée par la recherche occidentale. Si les premiers chercheurs tels Obermiller, Stcherbatsky ou Conze s’y intéressèrent fortement, on observe un désintérêt quasi total pour cette littérature chez les chercheurs des générations suivantes au profit d’études sur le , l’épistémologie (pramāṇa), et dans une certaine mesure l’éthique bouddhique. En France, on ne peut guère compter que la belle étude sur le Tathāgatagarbha de D. S. Ruegg qui ait accordé à L’Ornement une attention soutenue. Il faut sans doute y voir là un signe de la difficulté que représente L’Ornement avec sa structure labyrinthique et ses longs et parfois fastidieux commentaires qui supposent une connaissance de divers corpus de la scolastique bouddhique et d’autres domaines de la pensée classique indienne. On assiste cependant ces quinze dernières années à une timide renaissance des études de L’Ornement avec les contributions de Makransky, Sparham, Apple et Brunnhölzl, dont on trouvera les références en bibliographie.

5 Les dates de L’Ornement sont encore largement incertaines. Le consensus place sa composition entre le IVe et le début du VIe s., c’est-à-dire après les premiers traités mādhyamika et yogācāra, mais avant ou pendant le grand développement des recherches épistémologiques7. Rapidement, peut-être à partir d’Haribhadra8, L’Ornement est considéré comme un texte ayant été composé ou dicté par Maitreya, un personnage dont la réalité historique demeure entourée de mystère étant tour à tour considéré par la recherche universitaire comme une figure historique, maître du scoliaste Asaṅga, ou comme un être mythique, le Bodhisattva qui dans sa prochaine naissance humaine deviendra un Bouddha et qui aurait révélé L’Ornement à Asaṅga. Ce qui est certain, c’est qu’en attribuant L’Ornement à Maitreya, les commentateurs rehaussèrent le statut de ce texte. Il avait désormais une origine surnaturelle, et plus précisément un auteur dont la sagesse était proche de celle d’un Bouddha. L’autorité

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qui se voyait ainsi refléter sur L’Ornement en était considérable et nous en verrons les conséquences.

6 Si les circonstances historiques de L’Ornement sont obscures, du moins peut-on spéculer sur le contexte qui donna naissance à ce texte en se penchant sur sa situation d’énonciation. Il semble clair que L’Ornement ait été un texte écrit par et pour un public de moines hautement spécialisés, baignant dans une culture scolastique complexe et raffinée. La façon abstraite d’aborder les questions, la technicité poussée du lexique, plus tard de l’idiome même des commentaires utilisant des formes de raisonnement syllogistique, tout indique que L’Ornement s’adressait à des savants bouddhistes et non à des laïcs, ou à des moines non piqués de philosophie, et encore moins à des pratiquants d’une autre tradition religieuse. Il faut sans doute imaginer que ce texte était principalement transmis dans les grands ensembles scolastiques et monastiques de l’Inde du Nord et qu’il participait de l’éducation des moines les plus avancés en leur permettant d’organiser leur vision du monde dans le cadre de la métaphysique et l’exégèse bouddhiques tardives.

7 Cette tradition qui s’est poursuivie au Tibet et reste toujours vivante est un exemple par excellence de ce qu’une tradition philosophique et exégétique peut représenter en milieu bouddhique. Le présent article est la première partie d’une enquête qui examine l’évolution de l’exégèse de L’Ornement. Elle ne pourra être achevée qu’en considérant la destinée de cette interprétation au Tibet, et en particulier de l’usage qui est fait de la notion herméneutique de « sens caché »9. Pour le moment, il convient de clarifier la situation exégétique qui était celle de L’Ornement dans le contexte indien. En particulier, nous nous pencherons sur l’interprétation du lien existant entre L’Ornement et les sūtra de la Parfaite Sagesse : les commentateurs de L’Ornement le présentaient-ils comme un commentaire des sūtra de la Parfaite Sagesse ? De quel sūtra s’agissait-il ? Nous verrons que l’histoire de cette interprétation est l’histoire du passage du statut purement exégétique de L’Ornement à un statut plus métaphysique et herméneutique (et philosophique si l’on veut opposer exégèse et philosophie) par le truchement du relâchement du lien existant entre L’Ornement et les sūtra. Ce relâchement n’est que l’autre facette de la réaffirmation de la nature de la Parfaite Sagesse et du resserrement du lien entre L’Ornement et la Parfaite Sagesse elle-même. En analysant cette relation telle qu’elle est articulée par L’Ornement lui-même, les deux Vimuktisena, Haribhadra et enfin Dharmamitra, nous verrons que son statut passe successivement de celui, ambigu, d’un sūtra philosophique, d’une synthèse explicative, d’un traité, et enfin d’une clef herméneutique de la tradition bouddhique. On se servira donc de cet exemple pour observer ce qui constitue une tradition exégétique et philosophique dont le maintien ou peut-être plutôt la poursuite dépend de la constante réappropriation et donc réinterprétation des textes antérieurs.

L’Ornement des Réalisations : un statut ambigu de sūtra philosophique bouddhique

8 Le texte de L’Ornement des Réalisations est un texte relativement court de 275 strophes10. La première impression qui se dégage à sa lecture est celle d’un texte abrupt et aride : il semble consister en une longue liste de termes techniques bouddhiques dont la multitude et l’apparent désordre découragent plus d’un lecteur. Pourtant le projet de l’œuvre, présenté dès la première strophe, est des plus prometteurs, celui de décrire

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l’ensemble du chemin (mārga) qui mène à l’omniscience (sarvākārajñatā)11. Il ne s’agit rien de moins que d’instruire le lecteur sur le but du chemin bouddhique. Si son abord est des moins aisés, c’est que le texte est écrit à la façon des sūtra non-bouddhiques, ces textes versifiés, courts, et mnémotechniques qui résument l’ensemble d’une doctrine pour en fournir un exposé plus ou moins exhaustif12. Sans commentaire, ces textes restent obscurs et quasi incompréhensibles, pour ne pas dire rébarbatifs, et c’est la raison pour laquelle L’Ornement lui-même créa comme un « appel d’air exégétique » qui se traduisit par une production abondante de commentaires.

9 Pour autant il est vrai que tous les textes courts et obscurs en Inde n’ont pas donné lieu à la création d’une tradition exégétique aussi longue et fournie que celle de L’Ornement. Une des raisons qui a sans doute fait la fortune d’un tel texte est son association étroite avec les textes de la Parfaite Sagesse (prajñāpāramitā). C’est la nature de cette association que cet article tente de clarifier ou plutôt l’histoire des interprétations de cette association. Ce qui est clair dès le départ c’est que le texte de L’Ornement est composé après la période principale de composition des sūtra de la Parfaite Sagesse (Prajñāpāramitā-sūtra), dont les dates sont encore mal définies (IIe s. av. J.-C. – IIe s. ap. J.- C.)13. La relation exacte entre l’apparition de ces sūtra et la naissance du Mahāyāna n’est toujours pas entièrement clarifiée, mais on peut du moins affirmer sans danger que le développement du Mahāyāna a trouvé dans les sūtra de la Parfaite Sagesse un support et un tremplin essentiels. En se plaçant directement sous l’autorité des sūtra de la Parfaite Sagesse, L’Ornement s’est ainsi attiré l’attention des érudits qui trouvèrent dans ses vers un moyen d’aborder ces textes si profus et poétiques d’une manière méthodique et scolastique.

10 En effet, le type de relation que L’Ornement lui-même déclare entretenir avec les sūtra de la Parfaite Sagesse est posé dès le second vers : « Le but de la composition [de ce texte] est pour les sages, qui sont sans doute désireux de connaître cet [enseignement] non touché par d’autres, de pratiquer avec aise la bonne conduite en dix points en portant dans leur mémoire le sens des sūtra. »14

11 Le but de L’Ornement consiste donc à faciliter la pratique de l’enseignement (dharma) bouddhique en explicitant le sens (artha) des sūtra. Cette dernière précision est en fait le point central de notre enquête : de quel sens s’agit-il ? En outre ce passage ne précise pas de quels sūtra il est question. Néanmoins l’ensemble des commentateurs ainsi que la référence récurrente à la Parfaite Sagesse au sein de L’Ornement, comme en témoignent les deux strophes d’hommage qui commencent le texte, ne laissent aucun doute qu’il s’agit bien ici des sūtra de la Parfaite Sagesse. D’emblée ce texte se comprend donc comme imbriqué dans une tradition et comme à la fois s’implantant dans et soutenant d’autres textes. L’intertextualité n’est pas ici affaire d’interprétation raffinée. Elle n’est pas plus imposée du dehors. Elle surgit directement et consciemment au cœur même du texte de L’Ornement.

12 C’est cette relation entre L’Ornement lui-même et les sūtra de la Parfaite Sagesse qu’il convient de préciser pour que nous puissions ensuite évaluer au mieux l’évolution de l’interprétation de cette relation pour les commentateurs des siècles suivants. Ce qui fait la spécificité et l’intérêt d’un texte comme L’Ornement c’est précisément le statut ambigu de son rapport aux sūtra de la Parfaite Sagesse. En effet, l’association étroite que L’Ornement proclame avec ces sūtra pourrait laisser penser qu’il en est un commentaire, la forme la plus classique de la relation entre deux textes en Inde,

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puisque L’Ornement déclare sa dépendance à l’égard de ces sūtra et se veut une exposition de la nature de la Parfaite Sagesse. Pourtant il n’en est rien: ni le titre ni le corps même du texte n’indiquent que L’Ornement puisse être assimilé à un commentaire des sūtra de la Parfaite Sagesse. La forme versifiée même du texte plaide contre cette possibilité15. Cette forme versifiée semble plutôt lui accorder le statut de texte philosophique autonome, comme celui des Sūtra philosophiques (Nyāya-sūtra), des Sūtra sur le Yoga (Yoga-sūtra), ou des Sūtra sur l’Exégèse (Mimāṃsā-sūtra). Tout comme ces textes philosophiques non-bouddhiques, L’Ornement se veut être une reformulation des éléments essentiels du chemin bouddhique. En outre, on oublie trop souvent que L’Ornement se présente lui-même comme un traité (śāstra), c’est-à-dire, pour paraphraser Stcherbatsky et Obermiller, une exposition systématique d’une doctrine16, et que tous ses commentateurs sans exception rappelleront ce statut, souvent dans le titre même de leur propre commentaire. En affirmant le statut de traité de L’Ornement, son ou ses auteurs en soulignaient l’aspect théorique, scientifique et systématique17, ce qui signifie aussi sa capacité à présenter un sujet sans avoir à s’appuyer explicitement sur un autre texte.

13 Si l’auteur de L’Ornement avait voulu en faire un commentaire, il aurait aisément pu. On trouvait en effet de tels textes dans l’Inde médiévale. On conserve encore dans le canon tibétain deux « grands commentaires » (bṛhaṭṭikā) de sūtra de la Parfaite Sagesse : le Grand Commentaire de la Noble Parfaite Sagesse en 100 000 vers18 et le Grand commentaire de la Noble Parfaite Sagesse en 100 000, 25 000 et 8 000 vers19. L’identité des auteurs est à ce jour encore largement discutée : l’auteur du premier texte est resté et restera sans doute à jamais, anonyme, et le second est tour à tour donné comme Vasubandhu, Daṃṣṭṛāsena20, ou un auteur anonyme21. Les deux textes, contrairement à L’Ornement, suivent la lettre des sūtra. Mais le travail de L’Ornement est tout autre. Il sert comme une clef de lecture des sūtra de la Parfaite Sagesse. Il adopte ainsi une terminologie qui classifie l’apparent désordre et les répétitions que l’on observe dans les sūtra. Surtout, il fournit une structure dont on ne retrouve pas clairement les éléments dans les sūtra. Par exemple ses huit chapitres sont censés donner le plan des sūtra en huit sections, qui donc incluent les nombreux chapitres que comptent les sūtra de la Parfaite Sagesse22. Cette terminologie et cette structure ne se retrouvent pas telles quelles dans les sūtra, mais elles permettent à L’Ornement de mettre à jour une analyse complète du chemin qui mène à l’Éveil parfait d’un Bouddha. Il s’agit bien là d’un ajout de L’Ornement – que cet ajout soit réel ou seulement la révélation d’un « sens caché » comme les Tibétains le penseront des siècles plus tard, c’est là tout le problème de l’interprétation des rapports entre L’Ornement et les sūtra. L’Ornement fait donc preuve de bien plus de liberté conceptuelle et exégétique qu’un commentaire traditionnel.

14 Pourtant cette autonomie n’est pas totale puisque L’Ornement revendique sa subordination aux sūtra de la Parfaite Sagesse : il ne vise en effet qu’à expliciter ce qu’est la Parfaite Sagesse et son pouvoir de mener à l’Éveil celui qui se consacre à son étude et sa pratique. Or la Parfaite Sagesse s’exprime d’abord et avant tout dans des sūtra et, sans eux, L’Ornement n’aurait pas pu être composé. Il y a donc une priorité chronologique des sūtra de la Parfaite Sagesse. Pour préciser encore la relation entre L’Ornement et les sūtra de la Parfaite Sagesse il faudrait déterminer de quel sūtra en particulier L’Ornement se veut être l’explication. Le célèbre débat entre Ārya Vimuktisena et Haribhadra peut-il être tranché par une approche philologique et historique ? Ārya Vimuktisena considérait en effet que L’Ornement devait être rattaché au Sūtra sur la Parfaite Sagesse en 25 000 vers tandis qu’Haribhadra était partisan de le

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rattacher au Sūtra sur la Parfaite Sagesse en 8 000 vers. Mais c’est peut-être précisément dans cette indétermination que se trouve la raison du statut ambigu de L’Ornement. Si L’Ornement n’indique pas le texte particulier dont il est censé éclairer le sens, c’est peut- être parce qu’il n’est précisément pas le commentaire d’un texte, d’un sūtra en particulier, mais un développement spéculatif sur la Parfaite Sagesse en général. Ou pour être plus précis, L’Ornement est moins soumis à un sūtra particulier qu’au « sens des sūtra » comme le disent ses premiers vers. On peut sans doute considérer que la Parfaite Sagesse trouve son expression privilégiée dans tel ou tel sūtra, mais un sūtra n’est que l’expression dérivée d’un sens éternel et ultimement non-verbal pour les savants mahāyānistes, puisque la Parfaite Sagesse est la sagesse même des Bouddhas dont la perfection et l’ineffabilité sont souvent proclamées23. Il faut donc se garder d’imposer une vision trop « littéraliste » de la relation entre L’Ornement et les sūtra pour lui préférer une relation sémantique, une nuance qui se révélera capitale dans la suite de notre enquête. En s’intéressant au sens des sūtra, L’Ornement assure une fonction de résumé, de reformulation scolastique, de réorganisation systématique des éléments du sūtra primordial qui n’est nulle part accessible.

15 Vu sous cet angle, le statut de L’Ornement s’apparente encore une fois au statut de certains autres sūtra24 non-bouddhiques tels que les Sūtra du Vedānta25. On n’a pas assez souligné cette parenté formelle, à la fois philosophique et exégétique. Outre la concision que nous rappelions tantôt, ces textes de diverses traditions se caractérisent par le même renvoi à un texte original, parfait et inaccessible dont ils ne seraient que la reformulation synthétique et nécessairement imparfaite, se libérant ainsi d’une attention trop étroite aux textes fondateurs de leur propre tradition qui étaient à leur disposition. Les Sūtra du Vedānta par exemple reconnaissent certes aux Veda une autorité absolue et déterminante, mais cette autorité s’exerce de manière assez lointaine et lâche. Ils ne discutent en effet que très peu du détail du texte même des Veda. L’élaboration de la doctrine par les commentateurs vedāntin ne passe pas par une attention scrupuleuse à la lettre des Veda. Les Sūtra du Vedānta se distinguent ainsi nettement des commentaires des Veda, comme celui de Sāyaṇa. Ils s’intéressent davantage aux présupposés qui soutiennent ces textes, à la vision du monde et aux possibilités philosophiques et sotériologiques qu’ils offrent. Si la doctrine du Vedānta doit être conforme au Veda (āgamāvirodha), ses partisans sont aussi conscients qu’on ne la trouve pas toute formulée dans les Veda, y compris dans les Upaniṣad, mais que ce sont les spéculations propres de l’école du Vedānta qui mettent au jour sa doctrine26. Il y a donc sans doute là un paradigme commun et peut-être contemporain dans l’Inde philosophique et religieuse du IIIe-VIe s. auquel L’Ornement se conforme. Ce dernier n’est ni un commentaire, ni un texte indépendant, mais une sorte d’entre-deux, un texte subordonné à un corpus tout en dépassant les limites textuelles de ce corpus par l’élaboration d’une interprétation originale. Ce statut se révélera bien vite trop bancal pour les commentateurs qui chercheront à clarifier son rapport exact avec les sūtra de la Parfaite Sagesse et à lui assurer un statut plus stable. Pour l’instant du moins, il est utile de réfléchir sur le genre de L’Ornement qui, on le constate, n’est pas dûment arrêté : sans être vraiment un commentaire, il se veut être un traité qui explique le sens d’autres textes, ou d’un autre texte.

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La création d’une tradition exégétique : les deux Vimuktisena

16 Les deux plus anciens commentaires de L’Ornement marquent une nouvelle phase dans la manière dont ce dernier est considéré par la tradition bouddhique : ils représentent une étape intermédiaire entre le statut ambigu de départ et l’interprétation totalisante d’Haribhadra en explicitant le statut de traité de L’Ornement sans toutefois lui accorder une place centrale et pleinement autonome au sein de la tradition bouddhique.

17 Comme D. S. Ruegg le rappelle, nous ne connaissons quasiment rien des deux Vimuktisena sinon qu’ils vécurent avant Haribhadra27. Plus important pour notre propos est la tournure décisive de l’interprétation de L’Ornement que les commentaires de ces deux auteurs vont donner. En effet, l’existence de commentaires change la donne pour L’Ornement. Cet argument pourrait laisser entendre que L’Ornement ait pu exister à un certain moment sans commentaire, ce qui contredirait l’idée selon laquelle ce texte obscur exige une glose pour être intelligible. Le fait est que nous ne possédons pas de commentaire de L’Ornement qui précède ceux des deux Vimuktisena. Il est vrai qu’Haribhadra dans l’hommage qu’il adresse à ses prédécesseurs au début de ses deux commentaires parle d’Asaṅga et de Vasubandhu comme des deux premiers commentateurs de L’Ornement. Mais ces commentaires ne nous sont pas parvenus, s’ils ont jamais existé28. Cela ne veut pas dire que d’autres commentaires n’aient pas été en circulation. Le texte d’Ārya Vimuktisena par exemple laisse penser qu’il existait des interprétations différentes de nombreux passages de L’Ornement. Que ces interprétations aient été exprimées à l’oral, par exemple dans des sortes de cours expliquant L’Ornement qui pouvaient avoir lieu dans certains monastères, ou par écrit dans des commentaires, cela reste à démontrer. On peut néanmoins émettre l’hypothèse selon laquelle il est plus probable qu’Ārya Vimuktisena ait initié le grand mouvement exégétique de L’Ornement à l’écrit puisqu’il ne fait référence à aucun autre commentaire composé par lui.

18 Quoi qu’il en soit, avec les deux Vimuktisena, L’Ornement devient donc un objet d’examen en propre : il n’est plus seulement ce qui explique les sūtra de la Parfaite Sagesse mais doit lui-même être expliqué comme un texte ayant ses propres particularités. Bien entendu L’Ornement demeure lié intimement aux sūtra de la Parfaite Sagesse : les deux auteurs, par exemple, citent abondamment le sūtra en 25 000 vers au sein de leur commentaire de L’Ornement. Mais en devenant lui-même l’objet de commentaires, L’Ornement voit son autonomie se renforcer. Les deux Vimuktisena ne font ici que déployer le statut de traité que possédait déjà L’Ornement, un statut qui lui donne une certaine autorité et qui justifie qu’on lui accorde l’attention exégétique qu’il mérite. Ārya Vimuktisena est l’auteur du Commentaire du Traité de l’Ornement des Réalisations, une Instruction sur la Parfaite Sagesse en 25 000 vers29 et Bhadanta Vimuktisena est l’auteur de la Glose sur les Stances du Traité de l’Ornement des Réalisations qui est l’Instruction sur la Noble Parfaite Sagesse en 25 000 Vers30. En utilisant les termes de vṛtti et de vārttika, ces deux auteurs donnent à L’Ornement ses lettres de noblesse scolastique. En effet ces deux termes laissent penser que les deux auteurs, ou du moins Bhadanta Vimuktisena, commencèrent à envisager leurs œuvres au sein d’une continuité exégétique. Vṛtti peut désigner le premier niveau de commentaire d’un texte racine tandis que vārttika désigne plutôt un commentaire de second degré. Par commentaire de second degré il faut entendre non pas forcément un commentaire ligne à ligne d’un

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premier commentaire mais une œuvre élaborée à partir d’une première exégèse et qui prend cette première explication pour référence31. Les deux Vimuktisena ont ainsi intégré L’Ornement au monde scolastique en l’instituant comme autorité d’une nouvelle tradition exégétique.

19 En outre les deux Vimuktisena proposent pour la première fois une interprétation du contenu (abhidheya) de L’Ornement qui lui donne un nouveau poids philosophique32. Au tout début de son commentaire33, Ārya Vimuktisena se demande ce que contient L’Ornement : s’agit-il d’une synthèse (saṃgraha) qui vise à rassembler les éléments (vastu), les remèdes (pratipakṣa) ou bien les aspects (ākāra) ? Il réfute tour à tour chaque possibilité en expliquant ce qu’elles signifient. Par « élément », il entend toutes les catégories de base de la doctrine bouddhique telles qu’elles sont exposées, par exemple, dans les traités d’abhidharma34. Si L’Ornement n’était rien de plus qu’une telle synthèse, il ne serait qu’une répétition sans intérêt de ces traités. S’il était une collection des remèdes purifiant les éléments souillés (saṃkleśavastu) sans en même temps présenter ces souillures, il serait incomplet, car on ne comprendrait pas de quoi ces remèdes sont les remèdes. Ce que suggère Ārya Vimuktisena ici ce serait un L’Ornement qui ne serait qu’un traité d’abhidharma tronqué ne présentant qu’une partie des éléments, les éléments purificateurs. Il pense peut-être ici à des traités de pratique qui prescrivent des exercices et autres entraînements spirituels sans justification théorique. Enfin, par aspect, il semble vouloir désigner une manière d’appréhender les objets, la définition traditionnelle du terme ākāra que l’on retrouve dans l’Abhidharmakośa35, puisqu’il explique que si L’Ornement présentait les aspects sans les éléments il n’y aurait rien à dire du tout puisqu’aucune chose ne serait comprise, ce qui sous-entend que l’on ne peut séparer réellement les aspects des objets dont ils sont les aspects.

20 L’opinion propre à Ārya Vimuktisena, c’est que L’Ornement est une collection de ces trois catégories mais articulées autour des sciences36 des nobles individus (ārya) que sont la science des éléments, la science des chemins et la science omni-aspectuelle. Chacune de ces sciences appartient respectivement aux Auditeurs (Śrāvaka) et Bouddhas solitaires (pratyekabuddha), aux et enfin aux Bouddhas. L’Ornement est ainsi pour Ārya Vimuktisena une reformulation des catégories essentielles de la doctrine bouddhique telles que l’abhidharma les proposait déjà mais réinterprétées dans le cadre nouveau du chemin bouddhique tel qu’il est compris par le mouvement du Mahāyāna. En d’autres termes, ce qu’Ārya Vimuktisena explique, et qui deviendra de plus en plus clair avec les commentateurs suivants, c’est que L’Ornement est un nouvel abhidharma modernisé dans le sens des doctrines mahāyanistes, ce qui implique aussi fondamentalement la philosophie mādhyamika. En effet puisque selon Ārya Vimuktisena L’Ornement n’ajoute pas de nouveaux éléments à ceux que l’abhidharma présentait déjà et que les remèdes et aspects sont fondés sur ces mêmes éléments, il faut en conclure que L’Ornement propose possiblement quelques nouveaux remèdes et discerne quelques nouveaux aspects, mais que son projet demeure essentiellement à l’unisson du projet de l’abhidharma. Les premiers commentateurs de L’Ornement voyaient leur propre travail dans une certaine continuité avec la tradition de l’abhidharma37.

21 Toutefois Ārya Vimuktisena est très clair sur le fait que continuité ne veut pas dire répétition: L’Ornement se réapproprie les éléments majeurs de l’abhidharma en les réinterprétant dans un nouveau cadre doctrinal, essentiellement celui du Madhyamaka. Les exemples ne manquent pas de concepts bouddhiques empruntés à

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l’abhidharma et entièrement dévoyés38. L’ordre de présentation de la doctrine se modifie aussi puisqu’elle se restructure autour de la gnoséologie bouddhique : L’Ornement en effet se compose de huit chapitres qui analysent chacun une « réalisation » au sens large, c’est-à-dire un accomplissement à la fois gnoséologique, moral, émotionnel, physique même, etc. En expliquant que L’Ornement a pour sujet l’ensemble des éléments, des remèdes et des aspects réarticulés autour des huit réalisations, les deux Vimuktisena donnent à voir L’Ornement comme un traité orienté par et pour le chemin (mārga) bouddhique et donc comme une reformulation originale de la doctrine, en d’autres termes comme un nouvel abhidharma pour Mahāyanistes.

22 Cette autonomie de L’Ornement n’empêche pourtant pas les deux Vimuktisena d’amarrer L’Ornement aux sūtra de la Parfaite Sagesse. Pour eux, il est bien clair que L’Ornement explique ces sūtra, et même plus précisément la version en 25 000 vers. En prenant une ferme position sur le texte précis auquel L’Ornement est censé se rattacher, ils ramènent la Parfaite Sagesse à une réalité d’abord textuelle. Cela ne veut pas dire qu’ils limitaient la Parfaite Sagesse à sa dimension purement textuelle, mais cela présente sans aucun doute la Parfaite Sagesse sous un jour très différent de celui qu’Haribhadra donnera à voir. Bhadanta Vimuktisena interprète ainsi les quinze vers du début de L’Ornement (vers 3 à 17) comme résumant le sens de la Parfaite Sagesse en 25 000 vers, une interprétation que nous verrons remise en cause par Haribhadra. Les deux commentateurs poursuivent leur exégèse en émaillant leur texte de longues citations, ce qui montre encore que L’Ornement demeure pour eux avant tout une porte d’entrée vers les sūtra de la Parfaite Sagesse.

Haribhadra et la réaffirmation du statut de traité

23 Avec Haribhadra, c’est non seulement L’Ornement mais encore la Parfaite Sagesse elle- même qui acquiert un nouveau statut, d’une ampleur métaphysique et exégétique qui leur manquait jusque-là. Haribhadra a été jusqu’ici largement et injustement ignoré par la recherche occidentale. Auteur de deux commentaires de L’Ornement, il apparaît pour la tradition indienne d’abord, et encore plus pour la tradition tibétaine comme une autorité en la matière, et même ceux qui se démarquèrent de son interprétation ne purent simplement l’ignorer. Né au IXe s.39, l’importance de sa contribution à la littérature de la Parfaite Sagesse se mesure au premier abord quantitativement. Il est l’auteur indien à avoir écrit le plus sur cette littérature : outre deux commentaires sur L’Ornement proprement dit, on compte dans le canon tibétain un commentaire des Vers sur l’Accumulation des Précieuses Qualités de la Parfaite Sagesse40 et une édition d’une version du sūtra en 25 000 vers.

24 Ses deux commentaires eux-mêmes ont donné à la tradition exégétique de L’Ornement une tournure décisive, tant par leur contenu que par leur forme. La Lumière sur l’Ornement des Réalisations, une Analyse de la Parfaite Sagesse41 est son plus long commentaire, sans doute le plus long commentaire indien. Son Explication du Traité en Vers de l’Ornement des Réalisations42 est son petit commentaire. Très proches quant au contenu, ils se différencient par le fait que le grand commentaire, semblable en cela à ses prédécesseurs, cite le sūtra tout en expliquant L’Ornement alors que le petit commentaire se limite à expliquer L’Ornement seul43. C’est en fait là l’une des contributions les plus significatives d’Haribhadra. On n’a pas assez mesuré l’effet philosophique et littéraire de cette innovation formelle consistant à fournir le premier

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commentaire de L’Ornement dénué de toute citation des sūtra de la Parfaite Sagesse. Haribhadra accomplissait là un geste supplémentaire assurant une autonomie quasi totale de L’Ornement envers les sūtra de la Parfaite Sagesse. L’Ornement devenait enfin un traité de plein droit puisqu’il était possible de le lire et de l’expliquer sans le rapporter à un sūtra. Sa cohérence et sa signification internes suffisaient à son intelligibilité. Haribhadra inaugure donc une nouvelle manière de traiter L’Ornement en inaugurant une tradition exégétique qui se limite aux commentaires de L’Ornement et laisse de côté les sūtra. Sur les vingt-et-un commentaires indiens de L’Ornement que compte le canon tibétain, neuf commentent exclusivement L’Ornement, et parmi ces derniers deux sont des sous-commentaires d’Haribhadra. Il y a donc là une orientation décisive qui donna enfin aux érudits spécialistes de la Parfaite Sagesse un traité philosophique de plein droit.

25 On peut observer en outre cette concentration sur L’Ornement lui-même dans la manière dont Haribhadra présente le résumé de L’Ornement que l’on trouve dans les vers 3 à 17. Pour faire ressortir l’originalité d’Haribhadra, il faut revenir à la façon dont Bhadanta Vimuktisena commentait ces vers. Ce dernier expliquait de manière tout à fait élémentaire que les diverses catégories passées en revue dans ces vers fournissent les parties de L’Ornement et les divers thèmes ou sujets qui y sont traités. Ces quinze vers selon lui sont donc avant tout une sorte de table analytique ou de résumé du sens du texte du Sūtra de la Parfaite Sagesse en 25 000 vers44. Avec Haribhadra ces vers acquièrent une portée plus audacieuse : ils ne sont plus seulement le résumé d’un texte spécifique, mais plutôt « le déploiement du corps de la Parfaite Sagesse »45. On change ici presque d’univers philosophique. Pour Haribhadra ces vers n’offrent pas le découpage d’un texte en particulier mais établissent les différentes parties qui composent la nature de la Parfaite Sagesse elle-même qui n’est pas identifiable à un seul texte. Haribhadra opère une détextualisation de la notion de Parfaite Sagesse qu’il ne cesse d’ailleurs de personnaliser en l’appelant « la noble dame » ou la « Bienheureuse » (bhagavatī)46.

26 Avant d’en venir à ce point en particulier il faut préciser encore la conception que se fait Haribhadra de la relation entre L’Ornement et les sūtra de la Parfaite Sagesse. Sa volonté de donner à L’Ornement une plus grande autonomie se manifeste au sein même de son long commentaire où pourtant il commente à la fois L’Ornement et le Sūtra de la Parfaite Sagesse en 8 000 Vers. En effet, les chercheurs occidentaux ont souvent insisté sur l’opposition entre Haribhadra et Ārya Vimuktisena quant au sūtra choisi pour illustrer leur explication respective de L’Ornement. Pourtant, si Haribhadra se démarque des deux Vimuktisena en choisissant de renvoyer L’Ornement au sūtra en 8 000 vers, on a peu remarqué que cette référence ne se fait pas vraiment à l’exclusion des autres sūtra. En effet Haribhadra affirme plus ou moins explicitement que les trois sūtra en 100 000, 25 000 et 8 000 vers ne diffèrent que par leur longueur. Ils ont tous le même sujet et traitent des mêmes catégories. Pour appuyer son propos, il cite même Dignāga : Ainsi il ne manque à ce texte en 8 000 vers aucune catégorie présentée ailleurs. Il est considéré ici comme une version concise. Ces mêmes catégories ont été présentées ailleurs47.

27 En citant Dignāga, Haribhadra souligne que la signification de son choix du sūtra en 8 000 vers dépasse de loin un simple changement de texte. Si vraiment il n’y a aucune différence majeure entre les trois sūtra (du moins c’est ainsi qu’Haribhadra interprète ces vers, comme le montrent les quelques phrases avec lesquelles il introduit le texte de Dignāga), il faut comprendre que le choix d’une version sur une autre est un choix

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purement quantitatif. Haribhadra ne relie pas L’Ornement exclusivement au sūtra en 8 000 vers mais pratiquement : c’est juste une version plus aisée à commenter car moins verbeuse, plus adaptée aux pratiquants qui se fatiguent rapidement avec les longues explications. C’est donc un autre signe de la dé-textualisation qu’opère Haribhadra : le sens du sūtra dépasse les versions particulières contingentes que l’on peut trouver. Haribhadra lui-même connaissait bien la contingence de la transmission de ces textes, puisqu’il réédita une version du Sūtra en 25 000 vers, qui est encore conservée dans le canon tibétain.

28 On trouvera une preuve supplémentaire de cette dé-textualisation dans le fait qu’Haribhadra complète parfois son explication du sūtra en 8 000 vers par des éléments du sūtra en 100 000 vers comme au début de sa Lumière où il fournit un commentaire détaillé de l’introduction du sūtra en 100 000 vers puisque l’introduction du sūtra en 8 000 vers est très concise48. Cela montre bien qu’il considère ces textes comme des versions différentes d’un même texte source ou d’un même texte idéal, se rapportant à un même enseignement, peut-être à un même moment49. Son approche est donc de prendre le sūtra en 8 000 vers comme texte de base pour son commentaire, mais de l’alimenter par des éléments trouvés dans d’autres sūtra qui peuvent être utiles à son exégèse.

29 En réalité, cette conception du rapport entre L’Ornement et les textes de la Parfaite Sagesse n’est possible que parce qu’Haribhadra réinterprète le sens de la Parfaite Sagesse elle-même comme étant essentiellement gnose non-duelle (advayajñāna). Dans l’introduction de la Lumière, il entreprend de saper une conception purement textuelle de la Parfaite Sagesse. Pour ce faire, il débute par une réflexion sur la nature du langage. En effet au début de son commentaire la notion de moyen (sādhana) est centrale parce qu’elle exprime la fonction propre du texte : le texte n’est qu’un moyen pour réaliser une transformation interne qui permet de posséder la Parfaite Sagesse. Le texte, et le langage en général, est toujours déjà ouvert sur autre chose que lui-même, sur ce sur quoi il porte. On est dès le départ dans une conception du langage et du texte qui fait la part belle à l’extérieur du texte. Le Sūtra de la Parfaite Sagesse est avant tout un sūtra sur la Parfaite Sagesse, et c’est cette distinction qu’Haribhadra veut mener jusqu’à son terme. Ce qu’Haribhadra rappelle ici c’est la fondamentale ambiguïté de l’expression « Parfaite Sagesse » : elle désigne à la fois le texte et la sagesse elle-même qui constitue le but du chemin bouddhique50. Il faut même aller plus loin : le texte ne s’appelle Parfaite Sagesse que par dérivation du sens premier qu’est cette sagesse elle- même. C’est pourquoi il affirme : « La principale Parfaite Sagesse est le Bouddha bienheureux, c’est-à-dire la sagesse non-duelle semblable à une illusion. La Parfaite Sagesse secondaire, quant à elle, est soit le texte qui rassemble des mots et des phrases soit le chemin, qui peut se définir comme chemin de la vision, parce que ceux-ci aident à atteindre celle-là. »51

30 Haribhadra est le premier à faire cette distinction, mais il sera suivi par quasiment tous les commentateurs52. La Parfaite Sagesse n’est donc plus essentiellement un texte, mais avant tout une réalité, celle de la gnose même du Bouddha, une gnose qui définit même l’identité du Bouddha. En fournissant cette distinction, Haribhadra fonde sa vision totale de l’essentielle identité des sūtra sur la Parfaite Sagesse puisqu’ils ne sont que l’expression de cette réalité unique, ou du moins non-duelle. Si L’Ornement est donc une explication de la Parfaite Sagesse, il est une explication de cette gnose avant d’être une explication d’un texte en particulier. La boucle est donc bouclée : c’est parce que la Parfaite Sagesse est une réalité en dehors des textes que L’Ornement peut être une

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œuvre autonome puisque cela veut dire que, si L’Ornement est fondamentalement une exposition de la nature de la Parfaite Sagesse comme gnose non-duelle, il n’est que secondairement une exposition du sens des sūtra de la Parfaite Sagesse.

31 On voit donc que la contribution majeure qu’Haribhadra apporte à la tradition exégétique de L’Ornement est d’utiliser L’Ornement à des fins philosophiques et religieuses plus vastes que celles d’un simple commentaire de texte. L’Ornement devient véritablement une clef de lecture de la tradition entière. C’est la raison pour laquelle Haribhadra ne se gêne pas pour faire des digressions parfois très longues, en particulier dans son long commentaire. Il fait appel à presque toutes les dimensions de la pensée bouddhique - à l’exception notable du tantrisme qui était pourtant en plein essor à son époque - telles que le madhyamaka, le yogācara, l’abhidharma et les développements épistémologiques (pramāṇa)53. L’Ornement devient dépositaire de la doctrine entière de la tradition bouddhique, une direction dont les auteurs tibétains, avec leurs tendances encyclopédiques, sauront sans doute se souvenir.

Dharmamitra : premiers pas vers une herméneutique renouvelée

32 Les commentateurs indiens après Haribhadra poursuivent la tâche entreprise par ce dernier d’étendre la signification de L’Ornement. L’Ornement des Réalisations n’est plus seulement une introduction aux sūtra de la Parfaite Sagesse mais une clef métaphysique et herméneutique de l’enseignement bouddhique. En réinterprétant le statut de la Parfaite Sagesse, Haribhadra a ouvert des possibilités nouvelles dont ses héritiers se saisissent. La période qui suit Haribhadra est riche en commentaires de L’Ornement qui demeurent largement inconnus par la recherche occidentale. Parmi les érudits les plus influents du Bouddhisme indien tardif, nombreux sont ceux qui s’employèrent à rédiger un commentaire de L’Ornement. Ratnākaraśānti, Ratnkīrti, Abhayākaragupta ou Atiśa sont célèbres pour avoir été des maîtres influents dans les grandes universités bouddhiques du Nord de l’Inde et pour leurs écrits concernant l’épistémologie pour Ratnakīrti54, le tantrisme et le yogācāra pour Ratnākaraśānti et Abhayākaragupta, ou pour avoir joué un rôle déterminant dans la transmission du Bouddhisme au Tibet pour Atiśa. On ignore en général leur commentaire de L’Ornement alors qu’ils ont parfois montré un grand intérêt dans ce domaine. Ratnākaraśānti par exemple en a écrit deux commentaires tandis qu’Abhayākaragupta a utilisé L’Ornement dans son magnum opus, L’Ornement de la Pensée du Sage (Munimatālaṃkāra)55, en plus d’écrire un commentaire sur le sūtra en 8 000 vers, Le Clair de Lune sur la Quintessence (Marmakaumudī), à l’aune de la terminologie et de la structure de L’Ornement. En faisant de L’Ornement un accès à la Parfaite Sagesse et non plus seulement à quelques sūtra, Haribhadra permit par exemple à Ratnākaraśānti et Abhayākaragupta d’utiliser L’Ornement pour réinterpréter l’ensemble de la doctrine bouddhique et même en retour critiquer les interprétations d’Haribhadra lui-même56.

33 Il serait utile de se pencher sur chacun des commentaires de ces auteurs pour pouvoir évaluer les influences réciproques qui ont pu s’exercer entre leurs divers engagements philosophiques et religieux. Y a-t-il, par exemple, des traces des positions épistémologiques que Ratnakīrti développe par ailleurs dans son commentaire de L’Ornement ? Ou peut-on à l’inverse attribuer certaines de ses conceptions épistémologiques à son interprétation de la Parfaite Sagesse telle qu’il la livre dans son

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commentaire de L’Ornement ? Ce sont des questions dont il appartiendra à ceux qui étudieront ces commentaires de se charger.

34 Il nous reviendra ici de nous occuper plus humblement du rôle qu’a pu jouer Dharmamitra dans l’interprétation des rapports entre L’Ornement et les sūtra de la Parfaite Sagesse. Haribhadra, en réinterprétant la notion de Parfaite Sagesse, a forcé la tradition à redéfinir les rôles des divers corpus qui la composent. Si en effet L’Ornement est l’œuvre d’un Bodhisattva quasiment arrivé à la Bouddhéité et s’il s’attache en particulier à définir la réalité telle qu’elle est dans son essentielle vacuité et insubstantialité, il semble entrer en compétition avec les autres œuvres qui se font les championnes de la doctrine de la vacuité, à savoir les traités mādhyamika. En effet, à quoi ces dernières peuvent-elles bien servir si l’on possède déjà les opinions définitives d’une autorité aussi fiable que Maitreya ? En outre, les traités mādhyamika mettent avant tout en œuvre un discours sur l’ontologie, c’est-à-dire sur la question de savoir ce qui peut être dit exister ou être en général57. L’Ornement au contraire donne à voir un foisonnement conceptuel qui manque aux traités mādhyamika car il s’intéresse aux abondantes catégories de la doctrine sotériologique bouddhique. Comment donc ces deux types de discours qui se réfèrent à une même réalité, celle de la Parfaite Sagesse, peuvent-ils bien se concilier ? C’est précisément la préoccupation qui va commencer à se manifester avec Dharmamitra et qui va donner naissance à une nouvelle orientation herméneutique.

35 Il faut d’abord souligner que L’Explication d’Haribhadra est le premier commentaire de L’Ornement à susciter la composition de sous-commentaires58. C’est donc le début d’une tradition exégétique au sens fort du mot, c’est-à-dire d’une tradition de transmission des commentaires et de commentaires de commentaires ; ces commentaires peuvent se commenter les uns les autres ou bien en revenir au texte premier tout en répondant indirectement à d’autres commentaires au cours de leurs explications. Cet établissement d’une tradition exégétique propre à L’Ornement est un signe supplémentaire du renforcement de son autonomie et de la place accrue qu’il occupa au sein de la scolastique bouddhique : on pouvait désormais se référer aux divers commentaires qui expliquaient L’Ornement lui-même sans passer par les sūtra. Cette autonomie ne s’est pas traduite par une isolation de L’Ornement par rapport aux autres textes de la tradition. Au contraire, L’Ornement est apparu comme offrant une perspective herméneutique sur la tradition entière.

36 Le besoin d’une telle perspective se faisait en effet de plus en plus ressentir durant la période tardive du bouddhisme indien (après le VIIe-VIIIe s. et l’apparition du tantrisme) tant la profusion des textes et des genres soulignait le manque d’organisation et d’orientation de la tradition. C’est sans doute la raison qui amena Dharmamitra, le premier sous-commentateur d’Haribhadra, à réfléchir sur la place de L’Ornement dans l’ensemble de la tradition scolastique bouddhique59. Son commentaire se signale par son ampleur de vue plus que par sa précision dans l’explication mot à mot du texte d’Haribhadra. Si Haribhadra avait magistralement réussi à inclure dans son commentaire de L’Ornement la plupart des pans de la scolastique bouddhique, il n’avait pas encore tiré les conséquences systématiques d’une telle réappropriation pour l’herméneutique bouddhique. Dharmamitra poursuit le dessein d’Haribhadra en agrégeant à la doctrine de L’Ornement de nouveaux thèmes qui n’y figuraient pas jusque-là60. Mais surtout il prend sérieusement en compte le foisonnement exégétique et textuel de la tradition bouddhique en proposant une avancée herméneutique qui

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tente de résoudre l’apparente disparité de traditions textuelles qui semblent aller dans des directions sinon opposées, du moins divergentes.

37 Dans ses Mots étincelants61 il est en effet le premier à accorder à Nāgārjuna et Maitreya un statut éminent et égal dans l’histoire de l’herméneutique bouddhique. Ils sont présentés comme deux figures ayant expliqué le sens (don, artha*) de ce qui pour lui est l’enseignement le plus excellent du Bouddha, à savoir la Parfaite Sagesse62. Sans le dire tout à fait explicitement, il leur donne ainsi un statut de fondateurs de traditions herméneutiques au sein de la scolastique bouddhique puisqu’ils apparaissent comme ceux qui ont inauguré une nouvelle manière d’interpréter les textes de la Parfaite Sagesse. C’est sans doute chez Dharmamitra qu’il faut situer la source du statut de « fondateur de tradition » (shing rta srol ’byed) que les Tibétains utiliseront largement.

38 Pour Dharmamitra, Nāgārjuna et Maitreya font donc tous deux porter leur commentaire sur la même Parfaite Sagesse ; il n’y a que leur manière de l’expliquer qui diffère. Le premier est décrit comme ayant clarifié l’essence même du sens des textes de la Parfaite Sagesse et surtout d’avoir déterminé le sens de ces textes en éliminant les doutes et les incertitudes quant à leur véritable signification63. Il faut sans doute entendre ici les clarifications apportées par Nāgārjuna regardant le sens des deux vérités, que Dharmamitra mentionne juste avant le passage sur Nāgārjuna. Puisqu’en général la réalité était désignée négativement dans les sūtra de la Parfaite Sagesse, le risque était grand de lire ces sūtra comme soutenant une position nihiliste qui niait toute réalité non seulement aux objets ordinaires, mais aussi toute réalité et par là même toute validité, selon le sens commun, aux catégories de la doctrine et du chemin bouddhique. En rejetant à la fois l’être et le non-être comme catégories ontologiques ou attributives au moyen de sa doctrine des deux vérités, Nāgārjuna préservait la possibilité d’un certain discours et d’une certaine pratique bouddhiques. La façon dont Dharmamitra présente Nāgārjuna laisse ainsi penser qu’il le considère avant tout comme l’interprète du sens objectif de la Parfaite Sagesse, c’est-à-dire du sens de la Parfaite Sagesse telle qu’elle qualifie la réalité en elle-même : la Parfaite Sagesse est ici l’objet même de nos pensées et, en un sens plus fondamental, de la sagesse du Bouddha.

39 L’Ornement de son côté, auréolé du prestige et de l’autorité de la figure de Maitreya, est élevé au même rang que les traités déjà pluriséculaires du Madhyamaka64. C’est déjà là une innovation intéressante et audacieuse de la part de Dharmamitra. En outre, Maitreya est lui aussi reconnu comme ayant clarifié le sens de la Parfaite Sagesse, et plus exactement les points difficiles à comprendre de cette Parfaite Sagesse. Autant qu’on puisse juger par ce passage relativement court, Dharmamitra semble attribuer à Maitreya une perspective portant proprement sur la pratique. Pour Dharmamitra, les deux auteurs s’adressent en effet à des individus qui se trouvent à des degrés d’avancement différents. Nāgārjuna, en clarifiant le sens de la Parfaite Sagesse, rend les individus propres à pratiquer ou à s’impliquer dans l’enseignement (skye bo phyi ma rnams ’jug tu rung bar mdzad) car il rend la Parfaite Sagesse intelligible et donc convaincante. Maitreya pour sa part s’adresse aux personnes qui sont déjà des pratiquants ou des personnes déjà engagées dans la pratique (’jug pa’i gang zag) mais qui sont, presque littéralement, déroutés par ce en quoi consiste cette pratique. En les comparant à des voyageurs perdus ne sachant pas où aller ou à des aveugles sans guide, Dharmamitra laisse entendre que si Nāgārjuna indique la direction et le but du voyage, il n’en indique pas encore le chemin, ce qui est le sujet propre de L’Ornement. C’est pourquoi l’enseignement de Maitreya concerne le sens des réalisations et vise à faire

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voir la « porte qui ouvre sur la Parfaite Sagesse » : on est là dans une approche plutôt subjective de la Parfaite Sagesse où elle est présentée avant tout comme une série de réalisations cognitives, émotionnelles, morales, etc. plutôt que comme l’objet de ces réalisations. La Parfaite Sagesse dans la perspective de Maitreya c’est donc avant tout la sagesse même qui appréhende la réalité plutôt que la réalité65.

40 Si Dharmamitra ne formule pas encore, comme le feront les Tibétains, l’idée selon laquelle Nāgārjuna et Maitreya sont les créateurs de traditions exégétiques distinctes par leur approche et par l’aspect de l’enseignement qu’ils mettent en relief, il les singularise d’une manière qui a rendu possible cette future interprétation. Avec Dharmamitra, c’est donc un essai de synthétisation et d’organisation qui est tenté dans lequel L’Ornement joue à la fois un rôle de partie et d’axe central : en tant qu’il représente un aspect de l’enseignement de la Parfaite Sagesse, la littérature de L’Ornement n’est qu’une des deux interprétations de la Parfaite Sagesse, mais en tant que sa tradition exégétique est le lieu où s’élabore l’articulation de ces deux interprétations, il s’affiche comme l’axe autour duquel la doctrine centrale du bouddhisme indien tardif pivote. Loin d’être une simple explication de sūtra, il prend la place d’une véritable clef herméneutique de la tradition entière, une position dont les Tibétains feront clairement leur héritage.

Conclusion

41 Dharmamitra a ouvert la voie à une nouvelle herméneutique qui ne trouva son expression achevée qu’au Tibet. Il ne faudrait pas ici y voir un mouvement rétrograde du vrai, pour le dire à la manière de Bergson, une sorte de téléologie naturelle qui n’attendait que les docteurs tibétains pour s’accomplir. Non, il y a bien une histoire des choix et des interprétations qu’il nous conviendra de décrire ultérieurement. Pour autant ce n’est pas faire une philosophie de l’histoire que de dire que les possibilités offertes, et les questions ouvertes, par le commentaire de Dharmamitra ont été saisies des siècles plus tard par ses continuateurs tibétains, surtout sous la forme de l’herméneutique du « sens caché ». Cette herméneutique clarifie les rôles attribués aux textes de Nāgārjuna et de Maitreya, qui demeurent encore insuffisamment distingués par Dharmamitra. Elle soutient l’idée que les textes dialectiques de Nāgārjuna et L’Ornement de Maitreya révèlent des aspects différents de la Parfaite Sagesse : les premiers enseignent le sens obvie de la Parfaite Sagesse tandis que le second révèle son sens caché. Une telle répartition des fonctions rend la tentative herméneutique de Dharmamitra plus claire et tranchante. Mais elle relâche une fois de plus le lien entre L’Ornement et les sūtra de la Parfaite Sagesse.

42 En effet le mouvement observé dans cette histoire de l’interprétation des rapports entre L’Ornement et les sūtra de la Parfaite Sagesse pourrait être caractérisé comme un processus de « dé-textualisation ». On a pu en effet observer au cours de ce demi- millénaire d’évolution exégétique un effort pour dégager le texte même de L’Ornement des textes qui lui donnaient sa valeur et sa raison d’être, les sūtra de la Parfaite Sagesse. En précisant le sens même de cette Parfaite Sagesse comme étant d’abord et avant tout, ou en d’autres termes primordialement, une réalité extratextuelle, les commentateurs de L’Ornement réaffirmaient une tendance lourde de la tradition bouddhique de pointer à l’extérieur du texte : le texte n’est pas une fin en soi, seul l’Éveil est la fin ultime, et par conséquent c’est la transformation comme chemin bouddhique qui est la fin directe

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du texte, cette transformation étant elle-même encore un moyen pour la fin ultime qu’est l’Éveil. Au fond, la pensée bouddhique est travaillée par la préoccupation, si ce n’est peut-être le souci, du summum bonum ou niḥśreyasa : il s’agit toujours de se garder de prendre des vessies médianes pour des lanternes finales, car les moyens sont toujours en un certain sens des illusions. On peut trouver paradoxale l’idée d’un texte appelant à dépasser le texte. Mais il n’y a rien de paradoxal à ce que le langage renvoie à ce qui n’est pas langage. En outre dans le cas présent, c’est un texte, L’Ornement, qui se dégage de la référence exclusive à un autre ensemble textuel, les sūtra de la Parfaite Sagesse, pour rappeler que cet ensemble de textes pointe à l’extérieur de lui-même.

43 Si « dé-textualisation » il y a, c’est donc dans le sens d’une précision toujours plus grande de ce qu’être un texte signifie dans le cadre de la tradition philosophique et religieuse bouddhique : c’est un moyen en vue de l’Éveil. L’Ornement s’affirmait de plus en plus comme un moyen non pas seulement d’entrer dans un corpus de textes particuliers, mais un moyen de réorganiser et de comprendre le chemin bouddhique qui mène à l’omniscience d’un Bouddha. L’innovation finale tibétaine utilisant l’idée de sens caché n’est qu’une version ultime et extrême de cette « détextualisation » : les commentateurs n’ont alors plus besoin d’invoquer un passage de sūtra pour justifier leurs interprétations puisque L’Ornement est compris comme manifestant un sens qui, d’une certaine manière, ne se trouve même plus donné dans les sūtra. L’Ornement révèle ce que les sūtra cachent, donc il ne peut que dire ce que les sūtra ne disent pas. C’est donc en un sens la négation finale du rapport entre L’Ornement et les sūtra de la Parfaite Sagesse, mais une négation sublimée en rapport secret qui passe les sūtra pour atteindre ce que les sūtra signifient au plus profond d’eux-mêmes.

44 Si dé-textualisation n’est pas encore une dé-contextualisation, elle s’y apparente bien et laisse penser que c’est là qu’une part importante de la signification philosophique de la littérature de L’Ornement peut être découverte. J. Ganeri a soutenu que le geste proprement philosophique pour celui qui lit des textes anciens est précisément celui de la décontextualisation ou, en d’autres termes, de l’universalisation des idées ou des arguments, c’est-à-dire la capacité de distinguer dans les réflexions des penseurs du passé ce qui appartient au contexte et demeure contingent de ce qui est proprement de l’ordre de l’idée et du travail de la raison. Par contraste avec le geste historique qui se garde contre tout anachronisme et tente de rattacher tout effet dans l’histoire à sa cause, l’activité philosophique vise à dégager une idée, une thèse, un système de ses conditions particulières de création et d’énonciation pour les porter à l’appropriation possible, de jure, de chacun et en tout temps66.

45 L’activité des commentateurs de L’Ornement donne en effet à voir un double mouvement à la fois de déférence envers une tradition et un texte, et de création qui se justifie en faisant appel à ce qui est au-delà du texte, c’est-à-dire son sens ou ce qu’il représente. En recourant à la Parfaite Sagesse pour fonder l’interprétation du sens des sūtra de la Parfaite Sagesse, les commentateurs de L’Ornement se fournirent à eux- mêmes le support philosophique de leur création exégétique. L’idée de Parfaite Sagesse joue ici presque le rôle qu’a l’idée de vérité ou de raison dans la pensée occidentale en apparaissant comme la justification ultime des raisonnements. C’est ce double mouvement qu’incarne l’idée de tradition philosophique. Ce concept est encore insuffisamment pensé par les philosophes eux-mêmes qui aiment à se prendre, depuis une certaine lecture de Descartes sinon depuis Descartes lui-même, pour des créateurs ex nihilo. Pourtant nous sommes suffisamment conscients de la dette que les concepts,

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les raisonnements, et peut-être d’une façon plus importante, les questions mêmes de Descartes doivent à la tradition scolastique ou à certains des adversaires de cette tradition qui devancèrent Descartes. L’activité philosophique est peut-être moins à penser sur l’exemple de la rupture que sur celle de la position et de l’appropriation. Si l’on envisage la tradition philosophique dans cette perspective somme toute herméneutique à la façon d’un Gadamer ou d’un Ricœur, on pourra dégager avec plus de force la valeur proprement philosophique de la tradition exégétique de L’Ornement. On ouvrira ainsi la possibilité de penser certains textes de la tradition bouddhique dans le champ de la philosophie d’une manière différente de celle évoquée au moyen des recherches de Pierre Hadot67. L’activité philosophique se définirait ici par sa capacité à se situer dans une tradition philosophiquement, c’est-à-dire à se comprendre et à se justifier au sein même de cette tradition par le travail de la raison. Ce travail consiste à s’inventer à nouveau en s’appropriant le passé sans y être soumis. C’est une conception peut-être plus humble de la philosophie où l’ambition d’une invention originelle de soi par soi et de savoir absolu est mise de côté au profit d’une situation de soi au sein d’un monde, qui inclut des dimensions conceptuelles et historiques68.

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NOTES

1. Par la suite, j’utiliserai le titre abrégé L’Ornement. 2. Du moins jusqu’au XXe s., date à laquelle le moine chinois Fazun entreprit la traduction en chinois de L’Ornement. Voir YAO 2009, p. 286. 3. Le Mngon par rtogs pa’i rgyan gyi bshad sbyar dkon mchog ‘byung gnas semble être le dernier commentaire en date publié en 2005 et écrit par Kun bzang theg mchog ye shes rdo rje. Mais le XXe s. a vu de nombreux autres commentaires de L’Ornement être composés comme le Sher phyin mngon rtogs rgyan ‘grel tshig don snying po gsal ba’i me long de Mkhan po kun dga’ dbang phyug (1921-2008). Cf. BRUNNHÖLZL 2012, p. 29-30. 4. J’utiliserai dans cet article le terme madhyamaka (et son adjectif mādhyamika) pour parler de l’école de pensée qui s’intéresse particulièrement aux idées de vacuité (Śūnyatā) et d’insubstantialité (niḥsvabhavatā) telles qu’elles sont élaborées dans les traités de Nāgārjuna, Āryadeva, Buddhapalita, Bhavaviveka, ou Candrakīrti entre autres. J’utiliserai le terme yogācāra pour identifier des idées provenant d’une nébuleuse de textes comme le Laṅkāvatāra-sūtra, le Saṃdhinirmocana-sūtra, la Viṃśatikā et le Triṃśikā de Vasubandhu concernant des spéculations relatives à l’esprit et à la formule célèbre selon laquelle « le triple monde est esprit ». 5. Je traduis prajñāpāramitā par Parfaite Sagesse plutôt que par l’expression habituelle « Perfection de Sagesse » pour deux raisons. La première est une exigence littéraire. En français, on ne parle naturellement ni plus de la perfection de la patience, de la perfection du courage, que

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de la perfection de la sagesse, pour parler d’une vertu ou d’une disposition pleinement développée. Bien entendu, dans le bouddhisme mahāyāna, le terme pāramitā est un terme technique désignant une disposition cultivée par un pratiquant du chemin bouddhique qui reçoit proprement son nom de pāramitā quand elle a atteint son plein degré de développement. L’expression « Perfection de Sagesse » est devenue une de ces expressions bouddhologiques qui signale sa technicité par sa non-naturalité. Je tente donc de lui rendre une certaine fluidité en choisissant une expression utilisant un nom abstrait et un adjectif qui le qualifie. C’est d’ailleurs la traduction habituelle pour un tel composé en sanskrit, ce qui constitue la seconde raison de cette traduction. En effet, du point de vue philologique maintenant, Haribhadra propose une analyse du composé sanskrit (vigraha) dans sa Lumière qui indique qu’une traduction par un nom et son adjectif serait plus appropriée. Il y explique que le composé prajñāpāramitā est à comprendre comme prajñāyā dharma-pravicaya-lakṣaṇāyāḥ pāramitā prajñāpāramitā (WOGIHARA 1932, p. 23) c’est-à-dire « [le composé] prajñāpāramitā veut dire la perfection qui appartient à la sagesse, définie comme étant le discernement des phénomènes ». Cette structure nom abstrait au nominatif + nom au génitif où le génitif est subjectif, est plus naturellement traduit dans les langues occidentales par un renversement qui fait du nom abstrait un adjectif qualifiant le nom au génitif. Voir par exemple TUBB and BOOSE 2007, p. 177-182. 6. Si l’on accepte le Prajñāpāramitāpiṇḍārthapradīpa comme une œuvre d’Atiśa, ce dont certains érudits tibétains doutèrent. Cf. OBERMILLER 1988, note 3, p. 10. 7. CONZE 1978, p. 12 ; MAKRANSKY 1997, p. 111. 8. MAKRANSKY 1997, p. 111, n. 3, p. 369. 9. Cet examen sera l’objet d’un prochain article qui couvrira le champ de l’évolution de L’Ornement depuis sa transmission de l’Inde au Tibet jusqu’aux commentateurs tibétains du XVe s. 10. Certains chercheurs comme Conze ( CONZE 1978, p. 12) comptent seulement 273 śloka en laissant de côté les deux premières strophes d’hommage. 11. « Le chemin vers la science omni-aspectuelle est ce qui est enseigné ici par le maître » (sarvākārajñatāmārgaḥ śāsinā yo ‘tra deśitaḥ). La science omni-aspectuelle, ou science de tous les aspects, est le type de connaissance ou de gnose que possède un Bouddha et est le sujet du premier des huit chapitres de L’Ornement. 12. Voir RENOU 1963 ; TUBB and BOOSE 2007, p. 1-5. 13. L’histoire de la composition des sūtra de la Prajñāpāramitā est d’une complexité extrême et a occupé les spécialistes pendant de nombreuses années. Voir en particulier le chapitre 7 de MAKRANSKY 1997 qui offre une bonne synthèse des recherches en la matière. En parlant de « période principale », je veux indiquer qu’il est tout à fait possible que L’Ornement ait été écrit à une période où tous les textes de la Parfaite Sagesse aujourd’hui connus n’étaient pas encore écrits et que certains soient apparus après la composition de L’Ornement. Mais étant donné que L’Ornement se réfère aux sūtra de la Parfaite Sagesse, qu’il utilise des thèmes et une terminologie que l’on retrouve en partie dans ces sūtra, il semble extrêmement probable que les sūtra majeurs tels que ceux en 100 000, 25 000, 18 000 ou 8 000 vers fussent déjà disponibles. 14. Les vers de L’Ornement sont cités à partir d’AMANO 2000 et référencés au moyen du chapitre en chiffre romain et du vers en chiffre arabe. Je restitue le texte d’Amano sans en changer l’orthographe : smṛtau cādhāya sūtrārthan dharmacaryān daśātmikāṃ | sukhena pratipatsīran ity ārambha-prayojanam || I.2||. 15. C’est d’ailleurs sans doute la même observation qui amena les compilateurs des canons tibétains à ne pas classer L’Ornement dans la section des commentaires de sūtra, mais plutôt dans celle de la Parfaite Sagesse. Cf. APPLE 2009. Il est vrai pourtant que cet argument n’est pas entièrement convaincant car on trouve dans la section de la Parfaite Sagesse du canon tibétain des commentaires de sūtra comme les deux grands commentaires dont il va être question ci- dessous.

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16. STCHERBATSKY et OBERMILLER 1929, p. v. 17. Voir POLLOCK 1985. Pour un aperçu en français, voir BOISTARD 1994, p. 289-293. 18. Le canon tibétain n’indique étrangement pas de titre sanskrit : Phags pa shes rab kyi pha rol tu phyin pa’bum gyi rgya cher ‘grel. 19. Āryaśatasāhasrikāpañcaviṃśatisāhasrikāṣṭādaśasāhasrikāprajñāpāramitābṛhaṭṭikā. 20. Ou Diṣṭasena, Daṃṣṭasena, Daṃṣṭasyana. Voir HOPKINS 1999, p. 233. 21. Ces dernières années ce problème a été abordé plusieurs fois par les commentateurs occidentaux. Voir SPARHAM 2001 pour une bonne synthèse sur la question. 22. En effet, les trois sūtra majeurs de la Parfaite Sagesse en 100 000, 25 000 et 8 000 vers comptent respectivement 52, 83 et 32 chapitres. 23. Cette idée d’une dérivation, nécessairement incomplète et imparfaite, des textes à partir d’une source primordiale est une idée largement répandue en Inde au moins au cours du premier millénaire. On trouve l’idée formulée dans le cadre de la littérature de la Parfaite Sagesse par Conze, mais qui se réfère à un auteur tardif, Bu ston (CONZE 1978, p. 17-18). Elle se trouve appliquée également aux Veda, au Mahābhārata (DONIGER 2009, p. 263-264), et à de nombreux Śāstra , comme le résume S. Pollock dans POLLOCK 1985, p. 512-513. Voir aussi FEZAS 1994, p. 125 et 144-146. 24. L’ambiguïté du terme sūtra est dangereuse ici car elle semble rapprocher les sūtra non- bouddhiques tels que les Nyāya-sūtra des sūtra bouddhiques tels ceux de la Parfaite Sagesse. Pourtant l’écart entre ces types de texte ne pourrait être plus grand tant leur genre, leur forme et leur contenu n’ont rien à voir entre eux. En particulier, les sūtra bouddhiques sont rédigés comme des discours assez longs et en prose et non comme des aphorismes mnémotechniques. 25. Aussi appelés Brahma-sūtra. 26. Voir en particulier HALBFASS 1991 « The Presence of the Veda in India Philosophical Reflection » (chapitre 2). C’est le cas aussi des Mīmāṃsā-sūtra et de ses commentateurs pour lesquels, comme l’explique Halbfass, la doctrine Mīmāṃsā est fondée sur les Veda (vedamūla) sans qu’elle puisse vraiment être trouvée telle quelle dans les textes védiques. C’est davantage l’idée du Véda en général que celle de ses textes qui est sollicitée (ibid. p. 31). 27. RUEGG 1968. Ruegg est prudent sur les dates des deux auteurs : il semble penser qu’ils se situent entre le Ve et le VIIe s. RUEGG 1981, p. 101 suggère le VIe s. pour Ārya et les VIe-VIIe s. pour Bhadanta. 28. Certains auteurs tibétains, et peut-être indiens comme Haribhadra lui-même ou Abhayākaragupta, considérèrent que l’ Āryaśatasāhasrikāpañcaviṃśatisāhasrikāṣṭādaśasāhasrikāprajñāpāramitābṛhaṭṭikā, cité ci-dessus, était de Vasubandhu. Même si ce texte était en effet de cet auteur, cela ne changerait rien au présent argument qui soutient que c’est avec les deux Vimuktisena que le statut de L’Ornement commence à se modifier puisque le Grand Commentaire n’est pas un commentaire de L’Ornement. Il est tout de même étrange de penser que, si Haribhadra avait accès lui-même à ces commentaires, il ne les cite jamais, alors qu’il cite abondamment l’Abhidharmakośa de Vasubandhu, par exemple. 29. Pañcaviṃśatisāhasrikāryaprajñapāramitopadeśābhisamayālaṃkāraśāstravṛtti. Le titre complet n’a pas été conservé en sanskrit dans PENSA 1967. On ne le trouve que dans le canon tibétain. Les translittérations tibétaines n’étant pas toujours exactes avec le sanskrit, le titre est ici légèrement amendé pour respecter le sanskrit. 30. Pañcaviṃśatisahasrikāryaprajñāpāramitopadeśābhisamayālaṃkāraśāstrakārikāvārttikam. 31. Sur ce point les catégories de commentaires ne sont pas fixées strictement mais plutôt affaire d’usage. On trouvera des exemples de ces catégories dans les traditions non-bouddhiques comme par exemple dans l’école Nyāya où le vārttika de Uddyotakara s’appuie sur le bhāṣya de Vātsyāyana comme l’indiquent les derniers vers du vārttika, le bhāṣya étant lui-même le commentaire des Nyāyasūtra d’Akṣapāda. Les auteurs bouddhistes ont aussi suivi une telle

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habitude comme Dharmakīrti et son Pramāṇavārttika, qui se veut un commentaire non-linéaire du Pramāṇasamuccaya de Dignāga, qui lui-même déclare rassembler dans son œuvre des éléments divers de ses propres œuvres épistémologiques. Voir GANERI 2008. 32. Il est vrai que ces deux auteurs ne sont pas très précis quant à la fonction de cette interprétation et que l’on peut hésiter entre considérer qu’elle présente le sujet du texte (abhidheya) ou bien son but (prayojana). Haribhadra est plus précis en indiquant qu’il s’agit du sujet du texte. 33. PENSA 1967, p. 11-12. Bhadanta Vimuktisena ne fait que répéter ce qu’écrit Ārya Vimuktisena à propos de ce passage, comme d’ailleurs quasiment tous les commentateurs après lui. 34. Il appelle ces traités des lakṣaṇaśāstra. 35. Vasubandhu 1998, VII.13b, p. 830 : sarveṣām cittacaittānām ālambanagrahaṇaprakāra ākāra iti. 36. Par « science », je traduis jñatā, un terme peu usité en sanskrit et qui désigne dans L’Ornement les types de connaissance particuliers aux pratiquants idéaux bouddhistes tels que les Auditeurs ( Śrāvaka), Bouddhas solitaires (Pratyekabuddha), Bodhisattvas et Bouddhas. On entendra le terme science dans le sens d’une connaissance certaine et dûment fondée, un sens qu’il revêtait en philosophie jusqu’à Husserl, et non dans le sens de la science moderne. 37. On trouvera un argument supplémentaire de cette continuité au début du long commentaire d’Haribhadra où ce dernier déclare que la Parfaite Sagesse, le but et le support de tout L’Ornement , a elle-même pour nature d’être un discernement des phénomènes (prajñāyā dharmapravicayalakṣaṇāyāḥ paramitā, WOGIHARA 1932, p. 23), une expression qui se trouve être la définition même de l’abhidharma que donne Vasubandhu dans le commentaire du second vers de son Abhidharmakośa. Il faut donc être prudent avec un certain usage des abhidharmikas dans les écrits récents des recherches en philosophie bouddhique qui vise à les opposer systématiquement aux auteurs mādhyamika par exemple. 38. Peut-être l’un des exemples les plus frappants est celui du traitement de la notion d’Éveil, un concept défini par Vasubandhu en VI.67ab de son Abhidharmakośa comme une double connaissance, celle qui perçoit la destruction de l’ignorance et des souillures (kṣayajñāna) et celle qui sait que cette ignorance et ces souillures ne se produiront pas à nouveau (anutpādajñāna). L’Ornement réemploie la même définition en V.18 mais la réinterprète en disant que c’est un savoir qui connaît l’absence de destruction et de production, puisque tout est vide de nature propre et que rien n’est proprement ni produit ni détruit. 39. La datation de la vie d’Haribhadra est rendue plus aisée que la vaste majorité des auteurs indiens classiques par le fait qu’il se réfère au roi Dharmapāla dans le colophon de sa Lumière, roi qui régna de 775 à 812-815. APPLE 2008, p. 29-30 cite une étude de Mano qui propose pour les dates d’Haribhadra 730-795. 40. Il s’agit du Bhagavadratnaguṇasaṃcayagāthāpañjikā. 41. Abhisamayālaṃkārālokā Prajñāpāramitāvyākhyā. 42. Abhisamayālaṃkārakārikāśāstravivṛti. Il a souvent été appelé Spuṭhārtha par la recherche occidentale à cause d’une retraduction fautive à partir du tibétain don gsal. 43. Il y a bien ici et là quelques citations des sūtra, en particulier une longue citation qui précède le commentaire des deux premiers vers, mais ces citations restent marginales. 44. TENGYUR vol. 49, p. 539. 45. Amano 2000, 2b7 : prajñāpāramitāyāḥ śarira-vyavasthānaṃ pañca-daśa-kārikābhir āha. 46. Il est vrai qu’on ne peut exclure que cette orientation philosophique ait déjà été celle des deux Vimuktisena puisque cela semble correspondre à une tendance lourde de la tradition bouddhique. Pour autant, les témoignages que nous apportent les commentaires de ces auteurs montrent un décalage entre les deux Vimuktisena et Haribhadra, et c’est la raison pour laquelle il faut s’en tenir aux preuves textuelles – malgré le paradoxe de se tenir aux textes pour en montrer la portée limitée qu’ils revêtaient pour Haribhadra. Voir encore sur ce point note 52.

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47. Voir tout le passage dans WOGIHARA 1932, p. 11-12 et VIMUKTISENA 2006, p. 182 : ittham Aṣṭasahasrī ‘yam anyūnā ‘rthair yathoditāiḥ / grantha-saṃkṣepa iṣṭo ‘tra ta evārthā yathoditāḥ. 48. WOGIHARA 1932, p. 5-15 ; VIMUKTISENA 2006, p. 171-187. 49. En commentant l’expression ekasmin kāle ou ekasmin samaye (« en ce temps-là »), expression d’usage du début de tout sūtra bouddhique, Haribhadra discute de la possibilité pour le sūtra d’être une formulation articulée d’un enseignement qui dura un instant (WOGIHARA 1932, p. 7 ; VIMUKTISENA 2006, p. 174-175). Son opinion finale en la matière n’est malheureusement pas très claire. 50. L’expression de Parfaite Sagesse articule cette ambiguïté pour Haribhadra : « Car ce qui est enseigné comme Parfaite Sagesse doit être considéré comme caractérisé par la relation de moyen à fin entre le traité et le but. » (tathā hi sa Prajñāpāramitā-pradarśyamānaḥ Śāstra-prayojanayoḥ sādhya-sādhana-bhāvalakṣaṇo darśanīyaḥ), WOGIHARA 1932, p. 3). 51. WOGIHARA 1932, p. 23 : mukhyā buddho bhagavān māyopamaṃ jñānam advayaṃ. tat- prāptyanukūlatvena tu pada-vākya-samūho grantho darśanādi-lakṣaṇo mārgaś ca gauṇī prajñāpāramitā. 52. Haribhadra est le premier à faire cette distinction dans la tradition exégétique de L’Ornement, mais on peut trouver de nombreuses traces de cette distinction sous d’autres formes dans d’autres corpus bouddhiques. En particulier, elle rappelle une distinction vraiment très proche que Vasubandhu propose au début de son Abhidharmakośa où il distingue deux sens d’abhidharma: le sens absolu (pāramārthika) est la sagesse (prajñā) pure avec tous ses éléments tandis que le sens conventionnel (saṃketika) est soit le processus qui mène à l’obtention de cette sagesse pure, soit le traité d’abhidharma lui-même. Voir VASUBANDHU 1998, I.2. 53. Ce dernier aspect avait été particulièrement noté par Makransky. Cf. MAKRANSKY 1997, p. 9-13. 54. Voir en particulier PATIL 2009. 55. Voir RUEGG 1981, p. 115 qui explique que c’est dans le troisième chapitre qu’il présente les huit réalisations. 56. Voir MAKRANSKY 1997, p. 269-286 sur ce point. 57. Je n’utilise le terme ontologie ici que par commodité sans vouloir entrer dans les interprétations complexes de la pensée mādhyamika. 58. Si l’on laisse de côté le Vārttika de Bhadanta Vimuktisena. Comme le Vārttika ne s’affiche pas à proprement parler comme un sous-commentaire du Vṛtti d’Ārya Vimuktisena, il semble raisonnable de considérer Dharmamitra comme le premier à avoir écrit un sous-commentaire de L’Ornement. Le second est Dharmakīrtiśrī de Suvarṇadvīpa, très connu au Tibet sous le nom de gser gling pa comme le maître d’Atiśa. Voir SKILLING 1997. 59. Dharmamitra est sans doute postérieur d’une ou deux générations à Haribhadra puisque son commentaire, qui aurait sans doute intéressé les Tibétains de l’époque, n’est pas catalogué dans les premières listes tibétaines de traduction comme le Lhan kar ma. Il a probablement vécu dans la deuxième moitié du IXe s. Dharmamitra n’est pas toujours très proche du texte d’Harihbhadra. C’est plutôt le second sous-commentateur, Dharmakīrtiśrī, qui montre une attention scrupuleuse envers L’Explication. 60. Il fait ainsi entrer dans le pan de la doctrine de L’Ornement la notion de nature de Bouddha (tathāgatagarbha). Voir RUEGG 1977. 61. Le commentaire a pour titre complet Abhisamayālaṃkārakārikāprajñāpāramitopadeśaśāstraṭīkāprasphuṭapadā, mais on trouve aussi dans certaines éditions du canon tibétain une variante en Prasannapadā, qui signifie presque la même chose. 62. Tout ce développement se trouve au début de son commentaire, TENGYUR vol. 52, p. 710-711. Si Nāgārjuna est cité par Haribhadra, il n’est jamais considéré comme une figure ayant inauguré une tradition exégétique propre et séparée d’une autre. SPARHAM 1987 avait bien vu cette innovation de Dharmamitra, mais il semble « tibétaniser » la référence de Dharmamitra à

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l’étendue et la profondeur de l’enseignement puisque Sparham semble rapporter l’étendue à Maitreya et la profondeur à Nāgārjuna, tout comme les auteurs tibétains, alors que peu d’éléments dans le texte de Dharmamitra autorisent cette interprétation. 63. TENGYUR vol. 52, p. 710-711 : de la snying po’i don ni mdo sde zab mo rab tu mang po las gsal por bstan cing, ’phags pa klu sgrub kyi zhal snga nas dbu ma shes rab la sogs par lung gi don gtan la dbab pa nges par mdzad pas the tshom med par mdzad pa’i phyir skye bo phyi ma rnams ’jug tu rung bar mdzad do. 64. Il faut d’ailleurs s’étonner quelque peu que les auteurs indiens aient mis sur le même plan deux traditions exégétiques qui semblaient disproportionnées puisque l’une d’elles tire sa source d’un personnage quasi divin, qui sera même l’autorité suprême dans le futur puisque Maitreya deviendra un Bouddha lors de sa prochaine naissance, tandis que l’autre s’est développée à partir d’un auteur reconnu comme purement humain, même si ses qualités exceptionnelles sont aussi abondamment louées. Pour autant, il est possible de voir dans les mythes de transmission des textes de la Parfaite Sagesse par les divinités Nāgās à Nāgārjuna une tentative pour apporter une caution surnaturelle à une innovation exégétique. Là encore, la chronologie nous fait défaut. 65. TENGYUR vol. 52, p. 710-711 : gang du mngon par rtogs pa’i don bstan pa ni rab tu rgyas pa dang zab par ldan pas ’jug pa’i gang zag phal cher mgron po phyogs bslad pa bzhin gyur pas rab tu rmongs pa’i gnas su gyur te, don ’di nyid ’phags pa byams pa skye ba gcig gis thogs pa des gzigs te, ’gro ba rab tu ldongs pa dmigs bu med pa de dag gi phyir de dag la shes rab kyi pha rol tu phyin pa’i phyogs kyi sgo snang bar bya ba’i phyir rgyal ba’i yum ma lus pa thugs la bzhag ste, gang rtogs dka’ ba’i gnas de dag bde blag tu rtogs par bya ba’i phyir. 66. GANERI 2001, p. 4-5 : « If the historian’s worst crime is anachronism, that of the philosopher is parochialism, failing to separate the idea from its context ». 67. Voir KAPSTEIN 2001 et une version française KAPSTEIN 2003 ; ELTSCHINGER 2008 ; APPLE 2010 ; KAPSTEIN 2013 ; GANERI 2013. 68. Un grand merci à Gareth Sparham et à David Rawson pour leur remarques et leur critiques qui ont permis d’améliorer le contenu de cet article.

RÉSUMÉS

Cet article se propose de tracer l’histoire de l’interprétation des rapports entre L’Ornement des Réalisations et les sūtra de la Parfaite Sagesse en Inde. On y examine quatre étapes de cette évolution : dans L’Ornement lui-même, chez les deux Vimuktisena, chez Haribhadra et chez Dharmamitra. L’enquête révèle que L’Ornement est d’abord à rapprocher des sūtra philosophiques non-bouddhiques qui entretiennent un rapport ambigu avec les textes fondateurs dont ils sont censés révéler le sens. Cette ambiguïté donne naissance à une tradition exégétique qui montre un constant effort de dé-textualisation aboutissant dans le commentaire de Dharmamitra à une élévation de L’Ornement à un statut égal à celui des textes mādhyamika et ainsi à une refonte de l’herméneutique bouddhique.

This article aims to investigate the history of the interpretation of the relationship between The Ornament of Realizations and the sūtras of Perfect Wisdom in India. It shows four stages in this evolution: The Ornament itself, the commentaries of the two Vimuktisenas, Haribhadra, and Dharmamitra. This inquiry reveals that The Ornament should first be compared with non- Buddhist philosophical sūtras. These show a similar ambiguous relationship with the original texts they are supposed to explain. Such an ambiguity has given rise to an exegetical tradition

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displaying a continuous effort to de-textualize Perfect Wisdom, which results in Dharmamitra considering The Ornament to be equal to mādhyamika treatises and consequently in a general reevaluation of Buddhist hermeneutics.

AUTEUR

PIERRE-JULIEN HARTER Université de Chicago [email protected]

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Le bodhisattva à la salle d’écriture. Histoire rédactionnelle et datation The Bodhisattva at the Scriptorium: redaction History and Dating

Guillaume Ducœur

Introduction

1 Des nombreux épisodes composant la vie légendaire du Buddha historique, Śākyamuni (480-4001), nous avons retenu celui de la visite du jeune prince à la salle d’écriture dont l’histoire rédactionnelle mérite d’être retracée et réinscrite dans une chronologie relative. Ce récit, qui touche à l’histoire des écritures indiennes, à l’enseignement traditionnel brāhmanique et à la nature omnisciente d’un bodhisattva (être en voie vers l’éveil), et qui, de ce fait, pourrait ne concerner que le seul domaine indien, a aussi été comparé2 depuis le XIXe siècle à l’épisode de Jésus enfant à l’école tel qu’il apparaît à plusieurs reprises dans l’Histoire de l’enfance de Jésus. En 1997, Sever Voicu affirmait que cet écrit apocryphe chrétien, remontant au tout début du IIIe s. ap. J.-C.3, influença certainement la rédaction du récit de la visite du bodhisattva à la salle d’écriture du Lalitavistara4. Il convient donc de revenir sur l’histoire rédactionnelle de cet épisode bouddhique relaté dans des sources indiennes, conservé dans des traductions chinoises et tibétaines, figuré à plusieurs reprises par des artistes du Gandhāra et qui intéresse donc plus largement le domaine de l’histoire comparée des religions.

2 Au cours de leur histoire, les communautés religieuses en sont irrémédiablement venues à construire la figure de leur fondateur pour des raisons de légitimité doctrinale, sociale ou politique. Le bouddhisme, qui fait partie des doctrines religieuses expansionnistes à visée universaliste, au même titre que le christianisme, le manichéisme ou l’islam, a donc procédé à l’élaboration de la biographie de celui qui, au Ve s. av. J.-C., fut à l’origine d’un nouveau courant ascétique (śrama) et qui fut, dès lors, qualifié, par ses propres disciples, d’éveillé (buddha), de grand ascète (mahāśramaṇa), de grand homme (mahāpuruṣa) ou encore de souverain universel (cakravartin). Aussi, les documents relatifs à la vie du Buddha, qui se sont enrichis d’épisodes divers afin

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d’illustrer le fondement de la doctrine (dharma), sont devenus, au cours des siècles, non seulement de plus en plus nombreux – de sa descente du ciel Tuṣita jusqu’à ses funérailles –, mais encore de plus en plus développés et ornés de moult détails et d’évènements merveilleux. Si leur valeur historique demeure quasi nulle, ces épisodes témoignent néanmoins des préoccupations de la communauté bouddhique (saṃgha) qui investit progressivement l’ensemble des territoires de l’Inde du Nord pour finalement franchir ses frontières et fonder des ensembles monastiques (saṃgharāma) dans toute l’Asie du Sud puis en Chine et en Asie du Sud-Est et dont la doctrine évolua avec le temps en fonction de facteurs tant intellectuels que culturels.

3 L’histoire de la rédaction de la vie du Buddha montre que les différentes Écoles bouddhiques anciennes puisèrent à un fonds commun qui remonte assez haut, certainement bien avant le règne du roi maurya Aśoka (304-232), fidèle laïc (upāsaka) bouddhiste5. D’après l’inscription aśokéenne de Nigalisagar6 un culte était déjà rendu à Konākamuni, cinquième buddha des temps passés. Si la liste de ces buddha du passé était déjà établie, il faut en déduire que leur vie l’était également et que celle du Buddha historique fut probablement calquée sur la leur7. Mais le roi Aśoka se rendit aussi sur le lieu de naissance de Śākyamuni, à Lumbinī8, dans l’actuelle plaine du Teraï au Népal. Ainsi, après la mort du fondateur, les générations successives de disciples qui ne l’avaient pas connu mais qui avaient foi (śraddhā) dans le pouvoir libérateur de sa doctrine, ressentirent le besoin de retracer sa vie et de se rendre sur les lieux où il avait vécu afin de lui rendre hommage par des dons et d’acquérir ainsi de nombreux actes méritoires. La possession et la conservation, dans un reliquaire (stūpa), de ses restes, ou d’un objet lui ayant appartenu, n’ayant été le privilège que de quelques rois ou clans9, il ne restait aux autres fidèles que la consécration de tous les lieux où il avait choisi de naître, avait atteint l’éveil (bodhi), avait enseigné pour la première fois la doctrine, était entré dans l’extinction complète (parinirvāṇa). À ces sites s’ajoutèrent tous ces endroits où il avait pérégriné, prêché et accompli des miracles. Générateurs d’économie, ces lieux de pèlerinage en concurrence devinrent de plus en plus nombreux au cours des siècles et chaque région, nouvellement convertie, revendiqua avoir été visitée par le fondateur de son vivant. Chaque aspérité géologique était la preuve d’autant de passages du maître et de ses exploits. On pouvait encore, disait-on, admirer l’empreinte laissée par ses pieds dans la roche, la grande fosse creusée par la chute d’un éléphant qu’il avait projeté lors d’un tour de force dans sa jeunesse, le puits formé par l’impact d’une flèche qu’il décocha avec puissance, etc10. Le travail premier des biographes fut donc de collationner ces histoires locales et d’établir une vie conforme à la doctrine professée par leur École. Nombre de ces biographies ont donc en commun des épisodes touchant à sa naissance, à sa jeunesse, à son éveil, à ses premiers enseignements et à sa mort. Elles demeurent plus ou moins vagues au sujet de ses trente ou quarante années de pérégrinations et d’enseignement en dehors des récits de conversions des premiers disciples et des rois, des récits de miracles ou de l’histoire de l’introduction des femmes dans le saṃgha. Ceci prouve assez bien que, loin d’avoir eu pour objectif de reprendre les données des sūtra, à la structure narrative stéréotypée, et d’avoir voulu les éclipser, seuls les épisodes relatifs à sa naissance, à sa jeunesse et à sa vie ascétique jusqu’à l’éveil, dont les biographes devaient tout ignorer, leur permirent d’exposer et d’illustrer les fondements de la doctrine elle-même et de poser le Buddha comme modèle idéaltypique du parfait religieux mendiant bouddhiste (bhikṣu). Ces biographes eurent donc l’entière liberté de construire des récits sur son enfance qui avait contribué à faire de lui ce qu’il fut à leurs yeux et qui témoignait et de

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sa nature supra-humaine et de son enseignement libérateur à venir. À ces préoccupations, s’ajoutait également le positionnement doctrinal que devaient tenir les différentes Écoles bouddhiques. En construisant la figure de leur fondateur, elles réaffirmaient leur doctrine tout autant à l’intention de leurs fidèles qu’à l’encontre de leurs détracteurs, et elles ré-humanisaient Śākyamuni en le réinscrivant dans l’Histoire, celle du saṃgha et des généalogies royales de l’Inde.

4 Les sources bouddhiques témoignent de cette démarche communautaire par la composition d’épisodes biographiques plus ou moins complets de la vie du Buddha historique Śākyamuni. Les sources textuelles qui ont pu traverser le temps, montrent une diversité de procédés littéraires développés par les Écoles anciennes Sthaviravāda et Mahāsāṃghika (IVe s. av. J.-C.) puis mahāyāniques. Leur canon respectif conserve tout autant des épisodes épars11 que des biographies partielles ou complètes 12, brèves ou au contraire développées (vaipulya). Entre le IIe s. av. J.-C. et le VIIe s. ap. J.-C., un grand nombre de biographies du fondateur, rédigées en différents dialectes, circula dans l’ensemble des territoires indiens et centrasiatiques bouddhisés.

5 En dehors des sources textuelles, les épisodes de la vie du Buddha firent également l’objet de représentations figurées par les écoles artistiques indiennes et centrasiatiques. Dès le IIe s. av. J.-C., le pourtour des stūpa, tels ceux de Bhārhut, Sāñcī ou Sārnāth, fut orné de bas-reliefs sur lesquels étaient représentées les étapes importantes de la vie du Buddha, ses existences antérieures (jātaka) et des légendes bouddhiques. Néanmoins, entré dans le parinirvāṇa, le Buddha demeurait encore figuré par son absence, symbolisée soit par ses empreintes de pied ornées de la roue de la doctrine (dharmacakra), soit par un trône vide ou un parasol royal. Les premières tentatives d’une représentation anthropomorphe du fondateur, quant à elles, naquirent au Ier s. av. J.-C. Durant ce siècle, les invasions des territoires du Nord-Ouest indien par des clans centrasiatiques entraînèrent un nouveau brassage culturel important qui, sous le règne des Kuṣāṇa, et particulièrement sous celui de Kaniṣka Ier à partir de 127 ap. J.-C., se concrétisa dans l’art par un essor remarquable. Grâce à l’indianisation du savoir hellénistique transmis par l’intermédiaire des artistes iraniens, l’école artistique du Gandhāra rayonna jusqu’au IIIe s. ap. J.-C. et se caractérisa par la représentation très méditerranéenne du Buddha qui (re)trouva une apparence humaine à part entière. Ce fut durant les Ier-IIIe s. ap. J.-C. que l’épisode de la visite du bodhisattva à la salle d’écriture fut représenté à plusieurs reprises sur des bas-reliefs en schiste. Les artistes optèrent pour sculpter le cortège composé de jeunes gens portant vase à encre ou planchette à écrire et accompagnant à la salle d’écriture le bodhisattva, monté sur un bélier ou sur un char tiré par des béliers (Fig. 1 et 2). À cette scène, ils juxtaposèrent celle du bodhisattva assis auprès du maître et écrivant à l’aide d’un stylet sur une planchette parfois gravée d’inscriptions en kharoṣṭhī (Fig. 3 et 4).

Le bodhisattva enfant, précepteur des dieux et des humains

6 Parmi les biographies partielles ou complètes, nous n’en dénombrons que sept qui fassent mention de l’épisode de la visite du Buddha enfant à la salle d’écriture13. La datation de ces textes indiens ou traduits en chinois s’échelonne entre le Ier-IIe s. ap. J.- C. et le VIIe s. ap. J.-C. Néanmoins, la date des traductions chinoises ne signifie pas que le

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texte indien fut composé quelques années auparavant car il peut s’être écoulé parfois un, voire plusieurs siècles, entre un texte indien et sa traduction en chinois tout comme il y a parfois plusieurs siècles entre la composition d’une source bouddhique indienne et sa fixation définitive. La restitution de l’histoire rédactionnelle de cet épisode s’avère difficile du fait du manque d’éléments datables du côté indien. À ceci s’ajoute la tradition bouddhique qui évolua au cours des siècles en fonction de facteurs historiques divers et qui influa inévitablement sur la relecture des récits de l’enfance du Buddha. Un fait marquant est l’emploi ou non du terme bodhisattva dans cet épisode. Certains auteurs, en effet, n’ont donné aucune précision (Buddhacarita d’Aśvaghoṣa 14 ; Tài zǐ ruì yìng běn qǐ jīng, T. 185), d’autres n’ont employé que le seul terme « prince », tài zí, 太子 (Xiū xíng běn qǐ jīng, T. 184 ; Guō qù xiàn zài yīn guǒ jīng, T. 189 ; Fó běn xíng jí jīng, T. 190) bien qu’ils aient utilisé le mot « bodhisattva » (pú sà, 菩薩) dans le reste de leur ouvrage, d’autres enfin ont usé du substantif « bodhisattva » (Lalitavistara ; Fó shuō pǔ yào jīng, T. 186 ; Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng, T. 187). Nous verrons que la doctrine du véhicule du bodhisattva (bodhisattvayāna) a joué un rôle important dans son élaboration finale. Ainsi, grâce au repérage de quelques occurrences singulières ou au contraire récurrentes, il semble possible de déterminer les phases rédactionnelles successives qui ont abouti à l’épisode tel que nous le connaissons sous sa forme développée dans le Lalitavistara.

7 Les recherches d’André Bareau (1921-1993) ont permis de déterminer le processus d’élaboration des biographies du fondateur. Certains épisodes de la vie des buddha passés, tels Vipaśyin et Kāśyapa, ont servi aux biographes pour re-construire la vie du Buddha historique. Si l’épisode de sa jeunesse heureuse remontait au IVe s. av. J.-C., et ceux de sa conception et de sa naissance, inspirés de la biographie du buddha passé Kāśyapa, au début du IIIe s. av. J.-C., sous le règne des rois Maurya, le récit des devins, qui prédirent au roi Śuddhodana la double voie, celle d’un souverain universel (cakravartin) ou d’un éveillé (buddha), que son fils pourrait emprunter, aurait été développé, quant à lui, à partir de la vie du buddha passé Vipaśyin, vers la fin du règne du roi Aśoka (304-232)15. Or, dans cet épisode tel qu’il est conservé dans le Vinaya, en traduction chinoise, de l’École des Dharmaguptaka, apparue entre 250 et 200 av. J.-C., les devins prédirent que Siddhārtha Gautama deviendrait, certes, un samyaksaṃbuddha (děng zhèng jué, 等正覺), mais aussi « le précepteur des dieux et des humains » (tiān rén shī, 天人師16). Cette fonction, attribuée au fondateur, fait partie d’un ensemble d’autres qui sont énoncées assez souvent dans le canon des différentes Écoles bouddhiques comme, par exemple, celle des Theravādin17.

8 Dans la biographie de Vipaśyin, premier des buddha, un passage sur son enfance, succédant au récit des devins, raconte comment celui-ci assistait son père, le roi Śuddhodana, pour rendre la justice grâce à sa profonde connaissance de la loi18. La répétition du terme dhammatā (« selon la règle ») atteste que la vie du premier buddha sera celle vécue par tous les buddha successifs. Néanmoins, cet épisode n’a pas été retenu par les biographes du Buddha historique qui ont développé celui de la visite du jeune prince à la salle d’écriture afin de répondre à deux attentes communautaires essentielles. La première est certainement due à l’idée que se faisaient moines et laïcs de la formation royale qu’eut leur fondateur issu de la classe sociale des kṣatriya. La seconde est d’ordre doctrinal et provient du développement de deux des nombreuses facultés d’un futur parfait et complet éveillé (samyaksaṃbuddha) : l’omniscience et la capacité d’enseigner à autrui le dharma, c’est-à-dire les lois régissant le mécanisme des

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renaissances (saṃsāra) et le moyen d’enrailler ce dernier afin d’atteindre la délivrance (mokṣa). Si la découverte, par l’éveil, des moyens de parvenir à la suppression (nirodha) ou à l’extinction (nirvāṇa) de toute souffrance (duḥkha) peut être attribuée, en effet, tout aussi bien à un pratyekabuddha (éveillé-pour-soi) qu’à un samyaksaṃbuddha, seul ce dernier, cependant, sera apte à la transmettre à autrui. Dans le contexte du saṃgha, dont la doctrine repose sur une gnose et s’oppose aux autres doctrines sotériologiques tant brāhmaniques que śramaniques, il était important de hisser le fondateur au sommet de toute connaissance et de le présenter comme le meilleur des précepteurs capable de réfuter les autres doctrines et de transmettre la sienne confessée comme vraie et irréfutable. Par ailleurs, dans la doctrine des buddha successifs puis dans celle du véhicule du bodhisattva, tout être en voie vers l’état de samyaksaṃbuddha doit avoir fait la déposition (praṇidhana) de sa résolution devant un buddha des temps passés. La tradition bouddhique compte donc six samyaksaṃbuddha passés (Vipaśyin, Śikhin, Viśvabhū, Krakucchanda, Konākamuni, Kāśyapa), un présent, le Buddha historique Śākyamuni, et un futur (Maitreya). La dernière descente du bodhisattva dans le monde des désirs (kāmaloka) avait donc pour but l’obtention de l’éveil puis l’extinction complète mais également l’enseignement de la doctrine aux dieux et aux humains afin qu’ils pussent s’affranchir eux-mêmes du cycle des renaissances. De fait, les biographes successifs présentèrent le fondateur sous les traits du religieux mendiant archétypal puis du bodhisattva idéaltypique, un être d’exception ayant acquis, au cours de ses nombreuses vies antérieures, toutes les vertus, tous les mérites mais aussi tous les savoirs. Or, le savoir suprême qui était impossible à quiconque, sinon à lui-même, d’acquérir demeurait celui des mécanismes régissant le saṃsāra qu’il révéla pour la première fois par l’énonciation des quatre nobles vérités (caturāryasatya) à Bénarès. À ce titre, le Buddha historique fut regardé par les membres du saṃgha comme « le précepteur des dieux et des humains » par excellence. Cette appellation se retrouve donc dans les biographies du Buddha des premiers siècles de l’ère chrétienne, en langue indienne19 ou en traductions chinoises20.

9 Dès lors, si la vie du Buddha historique apparaissait déjà comme le modèle à suivre pour tout auditeur (śrāvaka) à la quête du nirvāṇa, les tenants du bodhisattvayāna y calquèrent leur propre cheminement, c’est-à-dire la carrière propre à un bodhisattva. Un écrit comme l’Aśokavadāna, probablement rédigé au IIe s. ap. J.-C. dans le but de poser en modèle la figure du grand roi Aśoka, converti au bouddhisme, devant quelques hauts dignitaires royaux contemporains, conserve l’idée selon laquelle le Buddha aurait reçu une éducation princière. Le moine Upagupta, maître spirituel d’Aśoka, montre au cours de leur pèlerinage commun dans les différents lieux saints, là où le Buddha naquit, là où les devins et Asita lurent sur son corps les marques auspicieuses, là où il fut élevé par sa tante Prajāpatī. Puis il lui fit voir le lieu où le jeune prince apprit l’art de l’écriture (asmin pradeśe lipijñānaṃ śikṣāpitaḥ21) et celui où il apprit à monter à dos d’éléphant, à cheval, sur un char ou encore à tirer à l’arc. Dans les autres histoires édifiantes (avadāna), le Buddha raconte ses vies antérieures (jātaka) et comment, sous l’apparence du jeune Dharmapāla, « s’étant rendu auprès du précepteur, il apprit l’écriture avec d’autres enfants » (sa copādhyāyasakāśaṃ gatvā dārakaiḥ saha lipiṃ paṭhati22) ou comment, sous celle de Candraprabha, il apprit l’écriture à huit ans et comment « en ce temps-là, alors, dans cette salle d’écriture, cinq cents enfants apprirent l’écriture » (tena khalu samayena tasyāṃ lipiśālāyāṃ pañcamātrakadārakaśatāni lipiṃ śikṣanti23) et reçurent son enseignement des six perfections (pāramitā24) du Mahāyāna afin d’obtenir le parfait et complet éveil

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(samyaksaṃbodhi). Dans le Mahāvastu25, est racontée l’histoire du jeune Yaśoda qui, lorsqu’il fut en âge d’être instruit, apprit l’art de l’écriture (yadā kumāro vijñaprāpto saṃjāto tadā lipiṃ śikṣito26) avant de venir prendre en Buddha. Si ces récits témoignent de l’importance accordée à l’instruction des novices (śramaṇera) qui pouvaient entrer dès l’âge de huit ans dans les monastères bouddhiques et qui étaient sous l’autorité d’un instructeur (upādhyāya) et d’un précepteur (ācārya), il apparaît que tout être ayant pris le véhicule du bodhisattva avait pour devoir d’instruire les jeunes enfants afin de les conduire vers l’éveil (bodhi). Nous retrouvons cet engagement à sauver tous les êtres du saṃsāra dans l’histoire mahāyānique de Vimalakīrti rédigée vers 100 ap. J.-C. Ce laïc de Vaiśālī « se rendait dans toutes les salles d’écriture afin de mûrir [l’esprit] des enfants » (sarvalipiśālāsu copasaṃkrāmati dārakaparipācanāya27) au parfait et complet éveil. Enfin, il convient également de ne pas omettre l’influence que la tradition brāhmanique a pu avoir sur la composition de la confrontation entre le jeune prince et son précepteur, d’autant plus que nombre de moines bouddhistes étaient issus de la classe sociale brāhmanique ou étaient des brāhmanes convertis tardivement à la doctrine bouddhique. En effet, comme nous le verrons ci-après, la présentation de l’enfant au précepteur (ācārya) faisait partie des rites d’initiation dans la société brāhmanique. Ces rites lui assuraient le statut social d’ārya et religieux de deux-fois-né (dvija). En outre, selon les traités brāhmaniques, il pouvait arriver qu’un enfant versé dans le Veda pût être le précepteur d’une personne plus âgée que lui. Vers 150 av. J.-C., l’auteur du Mānavadharmaśāstra (2.150-154) fait mémoire d’un mythe dans lequel le jeune Kavi, fils d’Āṅgiras, fit étudier avec autorité le Veda à ses oncles paternels et à ses cousins et rappelle que le mot « enfant » (bāla) sert avant tout à désigner l’ignorant (ajña) et non l’enfant instruit qui, en fonction de la profondeur de son savoir, peut porter le nom de père (pitṛ) en tant que précepteur des textes sacrés ou Veda (mantrada). Il y a donc dans la confrontation entre le jeune bodhisattva et le maître des écritures un arrière-fond socioreligieux brāhmanique dont se servirent probablement les biographes du Buddha tout comme le fit l’auteur du Milindapañha28 (1.14-16) au sujet du jeune brāhmane Nāgasena. Alors âgé de sept ans (sattavassiko jāto), son père demanda à un maître brāhmane (ācariyabrāhmaṇo) de lui apprendre les trois Veda (tayo vedā) ainsi que tous les arts (sippāni). Nāgasena les apprit par cœur en une seule leçon (ekeneva uddesena), puis les médita avant de conclure que ces Veda étaient vides (tucchā), sans substance (asārā) et insubstantiels (nissārā). Il fut comblé lorsqu’il rencontra le moine Rohaṇa et prit refuge dans l’enseignement du Buddha. Cette trame narrative, relative à l’enfance de figures construites de maîtres bouddhistes ayant rapidement assimilé les antiques savoirs brāhmaniques, était donc bien établie au moins depuis le IIe s. av. J.-C.

Les différentes versions de l’épisode du bodhisattva à la salle d’écriture

Le Buddhacarita d’Aśvaghoṣa (IIe s. ap. J.-C.)

10 Dans son Buddhacarita29, Aśvaghoṣa30 passa rapidement sur la jeunesse du bodhisattva et rappela simplement qu’il maîtrisa en peu de temps les sciences auxquelles il fut initié : « En quelques jours, il saisit les sciences, spécifiques à sa lignée, qu’il faut nombre d’années pour acquérir » (alpair ahobhir bahuvarṣagamyā jagrāha vidyāḥ

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svakulānurūpāḥ)31. En 420 ap. J.-C., Dharmakṣema traduisit cette strophe par « Il pratiqua de nombreux arts. En une seule audition, il surpassa ses maîtres. » (xiū xué zhū shù yì yī wén chāo shī jiàng, 修學諸術藝 一聞超師匠)32, qui fait écho à la rapidité d’apprentissage du jeune Nāgasena dans le Milindapañha. L’épisode de la connaissance des écritures prit donc place dans le développement de l’initiation aux soixante-quatre arts à l’égal, par exemple, de l’arithmétique ou des activités physiques qui firent également l’objet de récits autonomes. Cependant, il n’a pu être composé qu’après la création des écritures indiennes, du moins la kharoṣṭhī et la brahmī qui furent inventées, respectivement au Gandhāra et au Magadha, par les fonctionnaires de la chancellerie d’Aśoka au IIIe s. av. J.-C. Par ailleurs, cette visite à la salle d’écriture, qui avait aussi pour visée de tourner plus ou moins en ridicule le maître d’école, a dû être rédigée au cours du renouveau de la langue sanskrite parmi les brāhmanes lettrés et de la rédaction des nombreux traités (śāstra) scientifiques et religieux brāhmaniques à partir du IIe s. av. J.-C. Si le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa peuvent être considérés comme des œuvres apologétiques brāhmaniques contre l’expansion du bouddhisme sur l’ensemble du sous-continent indien durant les IIIe et IIe s. av. J.-C.33, le Buddhacarita d’Aśvaghoṣa peut également être regardé comme une réponse, de la part d’un brāhmane converti au bouddhisme, au renouveau brāhmanique des premiers siècles de l’ère chrétienne. La vie du fondateur fut donc présentée à l’égal de celle d’une épopée où le héros, kṣatriya de naissance, part à la quête de l’immortalité et finit par trouver le remède après un combat épique. Les biographes bouddhistes purent ainsi concurrencer non seulement les grands héros kṣatriya du brāhmanisme (Yudhiṣṭhira, Arjuna, Rāma) mais encore Kṛṣṇa et ses exploits développés dans le Harivaṃśa (IIe-Ier s. av. J.-C.). Dans son unique strophe, Aśvaghoṣa n’a malheureusement pas été très prolixe sur cette période de la jeunesse de Śākyamuni vouée à l’apprentissage des divers sciences et arts et ne fait allusion à aucun maître. Si le nom de Viśvāmitra est bel et bien cité dans son œuvre en 4.20, celui-ci n’est pas encore attribué au maître d’écriture. Les exploits du jeune prince se résument donc à une strophe unique là où l’épisode d’Asita se déroule sur trente-et-une strophes (1.49-1.80). Au temps d’Aśvaghoṣa, la prédiction d’Asita, qui est un élément narratif indispensable dans les biographies du Buddha pour justifier sa prédestination à la vie ascétique et la réalisation de l’éveil, faisait déjà pleinement autorité et était devenue incontournable à la différence des récits de ses victoires successives dans les différents arts et sciences.

Le Xiū xíng běn qǐ jīng (Caryānidānasūtra) du IIe s. ap. J.-C.

11 La première biographie à faire explicitement mention de la visite à la salle d’écriture est le Caryānidānasūtra34. Dans cette version, la vie de plaisir au palais royal servit de récit-cadre. Après la prophétie des devins, le roi Śuddhodana chercha à garder le jeune prince au palais en lui procurant tous les agréments nécessaires afin qu’il n’embrassât pas la vie de religieux mendiant. Les femmes du palais, vouées à le divertir, prévinrent le roi que le prince demeurait accablé. Avisés, les ministres royaux énoncèrent donc comme nouveau moyen de le détourner de sa tristesse le contrôle de sa pensée grâce à l’instruction et à l’étude des textes. Le bodhisattva fut accompagné par cinq cents (wǔ bǎi, 五百) serviteurs (pú, 僕) jusqu’à la porte du précepteur (shī mén, 師門). Le ministre de son père le lui présenta comme étant le maître qui enseigne les écritures à la lignée royale (guó jiào shū shī, 國教書師). À ce brāhmane (fàn zhì, 梵志), le jeune prince (tài zí, 太子) demanda en quelle écriture parmi les soixante-quatre langues écrites du pays

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Jambudvīpa (Yánfútí, 閻浮提) allait-il l’instruire avant de les lui énumérer toutes. Le maître, qui ne maîtrisait seulement que deux écritures (èr shū, 二書) pour enseigner autrui, demeura alors interdit devant l’étendue d’un tel savoir. Quant au jeune prince, insatisfait, il retourna au palais.

12 La structure narrative du Caryānidānasūtra, à savoir sortie du palais, escorte royale, énumération des soixante-quatre écritures, suprématie du savoir du jeune prince sur celui du maître des écritures et retour au palais, est celle que l’on retrouvera dans les biographies postérieures. Si nous nous en tenons au récit-cadre du sūtra lui-même, c’est-à-dire le Buddha qui, entouré d’une troupe de moines, professe à Kapilavastu35, et aux indications des traducteurs chinois sur la provenance de ce sūtra, nous pouvons en déduire que cet épisode de la visite du prince au maître des écritures, appartenant plus largement au récit sur la jeunesse du Buddha, s’inscrivait bien dans le cycle de Kapilavastu. Cet épisode a donc dû être composé dans l’une des Écoles bouddhiques qui résidait dans cette région aux alentours de l’ère chrétienne. Les deux écritures connues du maître devaient être la brahmī et la kharoṣṭhī qui sont les deux premières citées dans le Guō qù xiàn zài yīn guǒ jīng36 (fàn shū, 梵書 et qiā lóu 佉樓) et dans la liste des écritures du Lalitavistara37 et du Mahāvastu38. C’est également la première version dans laquelle est donné le toponyme Jambudvīpa pour désigner le pays où sont parlées les soixante-quatre langues. Aśvaghoṣa ne l’a jamais utilisé dans l’ensemble de son Buddhacarita. Ce terme est peu présent dans le Mahābhārata (16 occurrences) et le Rāmāyaṇa (2), et ne se rencontre dans un Purāṇa comme le Bhāgavata que seulement sept fois. Il est, par contre, souvent cité dans la littérature bouddhique notamment dans le Vimalakīrtinirdeśasūtra (7), le Lalitavistara (15), le Mahāvastu (72) et surtout le Divyāvadāna (125). S’il renvoie à la cosmologie bouddhique, il semble avoir été employé par des auteurs qui habitaient dans les territoires du Nord-Ouest de l’Inde ou s’opposaient ouvertement à la notion de pays des Indo-ārya (Āryavarta) très présente dans les traités brāhmaniques de leur temps39 et qui tentait de rétablir, face à l’expansion du bouddhisme, l’idée d’espace sacré proprement ārya.

Le Tài zǐ ruì yìng běn qǐ jīng (IIIe s. ap. J.-C.)

13 La version chinoise du Tài zǐ ruì yìng běn qǐ jīng40 apporte un éclairage important pour la datation de l’épisode. En effet, bien que très brève, elle mentionne plusieurs détails qui diffèrent avec la précédente et qui se rapportent directement aux bas-reliefs retrouvés au Gandhāra. Cette traduction chinoise précise qu’à l’âge de sept ans (qī suì, 七歳), le prince « monté sur un char tiré par des béliers, se rendit à la porte du précepteur » (shèng yáng chē yì shī mén, 乘羊車詣師門). Après avoir passé du temps avec lui, il découvrit que deux caractères ou lettres (èr zì, 二字) étaient erronés (quē, 缺). Interrogé, le maître fut incapable d’expliquer (shī bù néng dá, 師不能達) la raison de ces deux erreurs.

14 Le char tiré par des béliers, qui est également mentionné dans le Fó shuō pǔ yào jīng, est archéologiquement attesté sur des bas-reliefs sculptés par des artistes gandhāriens entre le Ier et le IIIe s. ap. J.-C. sous le règne des rois Kuṣāṇa (Fig. 2). Parfois, le bodhisattva est représenté chevauchant un bélier (Fig. 1). Sur certaines sculptures montrant le jeune prince en train d’écrire auprès du maître à la salle d’écriture, un bélier repose à ses pieds. Dans la religion védique, il est fait peu de cas du bélier. Néanmoins, le poète de deux hymnes du Ṛgveda composés entre 1450 et 1300 av. J.-C.,

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identifia Indra au bélier41 qui, dans les commentaires brāhmaniques, est dit être né des narines de ce même dieu42. Bien que le bélier ait un lien avec la figure royale d’Indra et qu’il fit l’objet de sculptures au moins sous le règne des Śuṅga (IIe-Ier s. av. J.-C.)43, il convient de rechercher le modèle qui inspira les artistes du Gandhāra ailleurs que dans la culture proprement indienne. À la période romaine, il n’est guère que le dieu Mercure44 qui fut représenté sur un char tiré par quatre béliers ou chevauchant un bélier, en tenant dans ses mains une bourse et le caducée, comme l’attestent deux pierres gravées45 datant, respectivement, de la première moitié du Ier s. ap. J.-C. et de la seconde moitié du Ier s. ap. J.-C.46. Mercure chevauchant un bélier comme figure centrale dans la confection de tintinnabula est également attesté au premier siècle de l’ère chrétienne dans l’Empire romain47. Les artistes gandhāriens se sont donc inspirés de cette représentation romaine de Mercure à une période durant laquelle, dans les ateliers de cette même région, l’on sculptait, sur des bas-reliefs de stūpa bouddhiques, la représentation du cheval de Troie d’après le récit de Virgile48. Selon le lexicographe Hésychios d’Alexandrie (Ve-VIe s. ap. J.-C.), les fils des rois se servaient autrefois de bélier pour monture49. Il est donc possible que ce symbolisme royal ait été réemployé et attribué par les sculpteurs gandhāriens au bodhisattva, fils du roi Śuddhodana. Quelques siècles plus tard, le bélier comme monture fut attribué dans le Mahāyāna au dieu Agni en tant que gardien de l’espace (dikpāla). À partir du VIIIe s. ap. J.-C. et suite à sa brāhmanisation, Agni-Dikpāla, gardien du Sud-Est, chevauchant un bélier50 fut représenté sur des bas-reliefs comme, par exemple, ceux du temple hindou de Naganatha près de la ville de Nagaral.

Le Lalitavistara et ses traductions chinoises (IVe-VIIe s. ap. J.-C.)

15 Lorsque nous abordons le Lalitavistara51, l’histoire rédactionnelle de l’épisode du bodhisattva à la salle d’écriture se complexifie pour deux raisons essentielles. La première est due au fait que l’auteur du texte original fut dépositaire de deux traditions différentes, l’une se rapportant à la visite du bodhisattva enfant à la salle d’écriture et formant le dixième chapitre du Lalitavistara52, l’autre mettant en scène le bodhisattva, en âge de se marier, qui doit relever le défi de cinq cents autres jeunes Śākya dans le domaine des sciences, dont celle de l’écriture, afin de pouvoir obtenir la main de Gopā, la fille du roi Śākya Daṇḍapāṇi53. Dans les deux cas, le maître des écritures est Viśvāmitra. La seconde raison relève des variantes entre le texte sanskrit, les traductions chinoises et tibétaine qui attestent une tradition manuscrite plurielle, en fonction des lieux géographiques de diffusion, et l’existence de relectures successives par des auteurs différents au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne jusqu’à la fixation du texte indien lui-même. Les travaux menés par les savants européens et japonais depuis plus d’un siècle54 ont permis de mieux comprendre l’histoire de la rédaction de cette biographie du Buddha. Kiyoshi Okano a émis l’hypothèse de quatre étapes successives qui auraient abouti à des versions différentes reflétées par les deux traductions chinoises. Après avoir confronté les différentes versions textuelles, il parvint à la conclusion que le Lalitavistara fut à l’origine une biographie du Buddha rédigée, peut-être en langue gāndhārī55, par un fidèle laïc bouddhiste (upāsaka), prêcheur de la doctrine (dharmabhāṇaka56) dans le Nord-Ouest indien aux alentours de 150 ap. J.-C. qui suivait la doctrine de l’École des Mahāsāṃghika. Plus tard, cette composition aurait été réécrite par un moine érudit Mahāsāṃghika qui était également adepte du courant nouveau du Mahāyāna57.

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16 Le récit de la manifestation de la puissance du bodhisattva à la salle d’écriture (lipiśālā) se divise en trois parties distinctes dans les trois versions sanskrite et chinoises. La première relate, en prose, le trajet du jeune prince, accompagné de son père et de dix mille enfants, jusqu’à la salle d’écriture. Le cortège royal est composé de dix mille chars emplis de victuailles, d’or et d’argent distribués tout au long du parcours. Sur son passage dans les rues de Kapilavastu, le bodhisattva est acclamé par des milliers de dieux et d’humains. À sa vue, le précepteur des enfants (dārakācārya), Viśvāmitra, se prosterne à ses pieds et un dieu du ciel Tuṣita, Śubhāṅga, qui sert de narrateur dans le texte, proclame en cinq strophes (gāthā) la supériorité du bodhisattva dans les sciences. La deuxième partie concerne l’énonciation, en prose, des soixante-quatre écritures par le jeune prince suivie de cinq strophes prononcées par Viśvāmitra qui confesse sa supériorité. La troisième partie raconte, en prose, comment dix mille enfants apprirent l’alphabet sanskrit sous la direction du bodhisattva et comment par le pouvoir (adhiṣṭhāna) de ce dernier, alors qu’ils récitaient chacune des lettres (akṣara), une phrase à portée doctrinale, dont le premier terme débute par ce même akṣara, sortit de leur bouche58. Par cette instruction, le bodhisattva conduisit ces milliers d’enfants vers le parfait et complet éveil (samyaksaṃbodhi59). Dharmarakṣa traduisit adhiṣṭhāna par « pouvoir et vertu » (wēi dé, 威徳). Par contre, Divākara, qui est souvent plus proche du texte sanskrit fixé au VIIe s. ap. J.-C., a omis ce terme. Il l’avait néanmoins employé dans la première partie lorsque Viśvāmitra tomba face contre terre à la vue de la majesté et de la splendeur du bodhisattva (bodhisattvasya sriyam tejas ca) : quand le bodhisattva arriva à la salle d’écriture, Viśvāmitra « vit son pouvoir et sa vertu insurpassables » (jiàn pú sà lái wēi dé wú shàng, 見菩薩來威徳無上, T. 187, vol. 3, p. 559a26). Ce pouvoir, propre au bodhisattva, est l’un des thèmes importants de cette biographie qui a marqué jusqu’à son titre Lalita-vistara (Le développement du jeu [qu’est la dernière existence d’un Samyaksaṃbuddha]). Le bodhisattva, voué à sa dernière vie terrestre, a le pouvoir de se jouer (lal- > lalita) du monde phénoménal en usant de sa puissance magique (ṛddhibala) qu’il obtint grâce à l’accumulation de vertus lors de ses nombreuses vies antérieures. Ainsi, il « joue avec les fondements de la puissance surnaturelle » (ṛddhipādavikrīḍitaḥ 60). Lors de l’obtention de l’éveil, sont décrits les jeux innombrables d’un Buddha par l’emploi récurrent de la formule « ceci est encore un jeu du lion des hommes assis sur son siège » (iyam api narasiṃhasyāsanasthasya krīḍā61). La récitation des enfants à la salle d’écriture suit donc cette thématique propre au véhicule du bodhisattva pré- mahāyānique qui prit naissance peut-être à partir du Ier s. av. J.-C.

17 Les deux traductions chinoises précisent l’âge du jeune prince (tài zí, 太子, T. 186, vol. 3, p. 498a3) ou du bodhisattva (pú sà, 菩薩, T. 187, vol. 3, p. 559a13), à savoir sept ans (qī suì, 七歳), alors que le Lalitavistara reste vague et affirme simplement que le jeune prince (kumāra) avait grandi (saṃvṛddhaḥ). La précision apportée dans les deux traductions chinoises correspond à l’âge de l’initiation (upanayana) auprès d’un précepteur (acārya), en charge de l’instruire sur les rites sacrificiels et le Veda62, pour un jeune garçon de la classe sociale (varṇa) brāhmanique63 et non guerrière (kṣatriya) pour laquelle l’âge requis est de dix ans. La description faite dans ces trois textes renvoie à ce jour singulier et festif, au cours du printemps pour un jeune brāhmane, de l’été pour un kṣatriya et de l’automne pour un vaiśya64, durant lequel la famille offrait des mets.

18 Bien que les trois textes mentionnent que le cortège royal fut composé de dix mille chars65, seul le Fó shuō pǔ yào jīng détaille que le char du bodhisattva était tiré par des

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béliers (yáng chē, 羊車, T. 186, vol. 3, p. 498a11) et que celui-ci lui permit de se rendre auprès du maître des écritures (shū shī, 書師). Cette traduction chinoise suit donc la lecture du Tài zǐ ruì yìng běn qǐ jīng ou a puisé à la même source que ce dernier, originaire du Gandhāra. Les auteurs du Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng et du Lalitavistara, quant à eux, ne parlent aucunement d’un char tiré par des béliers au moment où le bodhisattva se rend à la salle d’écriture (lipiśālām) ou salle d’étude (xué táng, 學堂, T. 187, vol. 3, p. 559a25).

19 Le nom du maître Viśvāmitra fut translittéré sémantiquement dans le Fó shuō pǔ yào jīng (Xuǎnyǒu, 選友, T. 186, vol. 3, p. 498a12) et phonétiquement dans le Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng (Píshēmìduō, 毘奢蜜多, T. 187, vol. 3, p. 559a26). C’est la première fois qu’une biographie donne le nom du maître des écritures. Ce choix de la part des biographes a été motivé par l’importance que revêtait Viśvāmitra dans la culture brāhmanique. En effet, Viśvāmitra (Ami-de-tous) est le nom d’un sage (ṛṣi), fils de Kuśika, mentionné dès la période de composition du livre trois du Ṛgveda (3.33.5 ; 3.53.7 et 12), c’est-à-dire entre 1450 et 1300 av. J.-C. En tant que brāhmane « préposé » (purohita) devant son chef de clan pour le protéger, il parvint par ses prières à faire franchir les flots d’une rivière à l’armée des Bharata engagée dans la bataille (ṚV 3.53.9-11). Les auteurs du Mahābhārata et du Rāmāyaṇa firent de lui un roi d’origine kṣatriya devenu ṛṣi-brāhmane (brāhmarṣi), père de Śakuntalā66 et précepteur de Rāma et de Lakṣmaṇa auxquels il enseigna deux formules magiques (mantra) guerrières balā (puissance) et atibalā (puissance extrême)67. Dans les sources bouddhiques pāli, son nom apparaît dans la liste des dix anciens sages du brāhmanisme, créateurs des formules sacrées (pubbakā isayo mantānaṃ kattāro)68. Les biographes bouddhistes ont donc choisi délibérément le grand ascète et précepteur Viśvāmitra de la tradition brāhmanique comme maître d’écriture du jeune prince afin de montrer combien le futur Buddha, alors qu’il n’était encore qu’un enfant, dépassait de loin son immense savoir acquis durant de longues années d’ascétisme et d’observance des rites védiques. Ils n’hésitèrent pas à mettre en parallèle leurs destinées, car si Viśvāmitra fut un kṣatriya qui devint brāhmane, avec cette particularité d’être passé d’une classe sociale (varṇa) à une autre plus éminente, Siddhārtha Gautama fut un kṣatriya qui devint śramane, qui renonça à son statut royal pour embrasser la vie religieuse et atteindre l’éveil. De même, si Viśvāmitra était connu pour avoir fait franchir une rivière à l’armée clanique grâce à son savoir des formules magiques, le Buddha fut appelé le batelier faisant traverser à tous les êtres humains le grand océan des souffrances à l’aide de la barque de la doctrine et de la récitation des lettres de l’alphabet conçues comme formules magiques (dhāraṇī).

20 En outre, la nomination de Viśvāmitra semble suivre le même procédé que celui du sage Asita69. Dans l’épisode de la lecture des marques corporelles sur la personne du prince peu après sa naissance, les versions les plus anciennes mettent en scène plusieurs devins. Mais dès les biographies complètes, telle celle d’Aśvaghoṣa, les auteurs firent intervenir le sage Asita auquel la tradition ṛgvédique lui attribue la composition de plusieurs hymnes du neuvième livre. Ainsi en est-il du récit de la salle d’écriture. Les plus anciennes versions relatent que le jeune prince dépassa en savoir ses maîtres ès sciences ou son maître des écritures, puis, à partir du Fó shuō pǔ yào jīng, il n’est plus fait mention pour l’épisode de la salle d’écriture que du seul Viśvāmitra, auteur également d’hymnes ṛgvédiques.

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21 Les parties versifiées (gāthā) ont souvent été considérées comme plus anciennes que celles en prose, mais les études de ces dernières décennies ont montré que certains passages en prose sont aussi anciens que certaines gāthā et que prose et vers ont parfois été mahāyānisés par la suite. Des portions en prose et des gāthā furent également nouvellement composées au cours des différentes étapes de rédaction de cette biographie. Dans le Lalitavistara, les gāthā 1.10-11 présentent ce sūtra développé (vaipulyasūtraṃ) comme l’enseignement de la doctrine du Grand Véhicule (Mahāyāna) par le Buddha lui-même. Ce sūtra a pour objectif de détruire les contradictions des autres courants bouddhiques ou non-bouddhiques ainsi que Namuci, la mort à l’origine du cycle des renaissances (parapravādānnamuciṃ ca dharṣayan). Néanmoins, le Fó shuō pǔ yào jīng ne contient pas les strophes 1.6-1370 rattachant ce sūtra au Mahāyāna. Nous les retrouvons, par contre, sous la plume de l’auteur du Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng qui précise bel et bien que ce sūtra appartient au Grand Véhicule (dà shèng, 大乘, T. 187, vol. 3, p. 539c16). Dans le Fó shuō pǔ yào jīng, le terme dà shèng (大乘, T. 186, vol. 3, p. 483c12) n’est donc présent que dans la partie en prose. La même remarque peut être faite pour la gāthā 10.271 dans laquelle le dieu Śubhāṅga proclame que le bodhisattva est venu à la salle d’écriture dans le but (artha) d’instruire les enfants, de les mûrir ou de les amener à la perfection (paripācana) dans le meilleur des Véhicules (agrayāne) et ainsi de les conduire à l’immortalité (amṛte). Là encore, la traduction chinoise de 308 ap. J.-C. ne fait aucunement mention dans cette strophe du terme « meilleur des véhicules » (agrayāna) à la différence de celle du VIIe s. ap. J.-C. dans laquelle ce même terme est rendu par Grand Véhicule (dà shèng, 大乘, T. 187, vol. 3, p. 559b3). Si nous nous en tenons donc à la seule traduction du Fó shuō pǔ yào jīng, il apparaît que les strophes relatives à la salle d’écriture reflètent un état plus ancien de l’épisode qui n’était pas encore tout à fait mahāyānisé. Or, il s’agit bien pour les biographes d’affirmer que le bodhisattva avait connaissance de toutes les sciences depuis un temps incalculable (wú shǔ jié, 無數劫, T. 186, vol. 3, p. 498a17 et 23) ou selon la formule indienne depuis « plusieurs koṭi de kalpa » (bahukalpakoṭyaḥ). Cette idée est celle que nous trouvons exprimée dans le récit de la septième Terre du Mahāvastu72. Les Mahāsāṃghika-Lokottaravādin enseignaient que toute médecine et toute science avaient été découvertes ou inventées par les bodhisattva et qu’il en était de même pour l’arithmétique et les écritures. C’est dans ce contexte que les auteurs citèrent trente- deux écritures en commençant par la brāhmī, la puṣkarasārā, la kharostī, la grecque (yāvanī) jusqu’à l’akṣabaddhā en passant par l’écriture des Chinois (cīṇā) et celle des Huns (hūṇā). Dans le Lalitavistara, cette liste a été doublée (32 x 2) pour aboutir à soixante-quatre écritures, chiffre qui permettait d’égaler celui des sciences et des arts traditionnels73. Ce qui est donc nouveau, n’est pas le chiffre soixante-quatre que nous avions déjà rencontré dans le Caryānidānasūtra, mais le nom de chacune de ces soixante- quatre écritures ainsi que l’idée mahāsāṃghika de l’omniscience innée de tout bodhisattva. Pour le reste, la question première du bodhisattva demandant au maître le nom de l’écriture à l’aide de laquelle il lui dispenserait son enseignement demeure la même aussi bien dans le Fó shuō pǔ yào jīng que dans le Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng et le Lalitavistara. Dans les cinq gāthā74 qui suivent cette interrogation et prononcées par Viśvāmitra, la reconnaissance de la supériorité du bodhisattva, sa glorification en tant que dieu des dieux (devadeva, tiān zhōng tiān, 天中天75) et la confession de l’impossibilité d’instruire un tel être sont également très proches dans ces sources.

22 Il convient d’ajouter que ces trois textes ainsi que le Guō qù xiàn zài yīn guǒ jīng et le Fó běn xíng jí jīng font allusion au matériel d’écriture utilisé. Ainsi, dans le Lalitavistara, « le

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bodhisattva prit alors une planchette à écriture faite de bois de santal [de l’espèce dite] concrétion de serpent » (atha bodhisattva uragasāracandanamayaṃ lipiphalakam ādāya76). L’auteur connaissait l’utilisation de planchette de bois de santal de l’espèce Aquilaria agallocha qui servait également à la confection de livres sur bois, notamment dans le Nord-Ouest indien77. Le Fó shuō pǔ yào jīng et le Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng parlent d’une planchette de bois de santal (zhān tán, 栴檀, T. 186, vol. 3, p. 498a27 ; T. 187, vol. 3, p. 559b11) sans préciser son espèce78. Le Fó běn xíng jí jīng de l’École des Dharmaguptaka mentionne également la planchette à écriture (shū bǎn, 書板) mais donne comme essence de bois celui du « bois de santal [de l’espèce dite] tête de vache » (gośīrṣacandana, niú tóu zhān tán, 牛頭栴檀) en raison de sa couleur rouge ou de sa provenance, des montagnes Tête-de-vache. Selon la tradition bouddhique, cette essence de bois aurait été employée pour la réalisation de la première image du Buddha79. Le Fó shuō pǔ yào jīng est le seul, par ailleurs, à indiquer l’utilisation par le jeune prince d’un stylet en or (jīn bǐ, 金筆, T. 186, vol. 3, p. 498a26). La représentation de planchettes à écriture sur les bas-reliefs du Gandhāra permet d’affirmer qu’il s’agit bien ici de planchettes faites de bois de santal sur lesquelles s’entraînaient à écrire les jeunes écoliers et non de lamelles de bois de moins d’un millimètre d’épaisseur qui servaient, à l’égal des feuilles de palmiers (tālapattra, Corypha umbraculifera), à la réalisation de livres au début de l’ère chrétienne. Le cadre de l’épisode est donc celui de l’apprentissage de l’écriture des lettres de l’alphabet dans un contexte brāhmanique, avec le maître et le jeune prince, puis monastique et bouddhique, avec le jeune prince et les écoliers.

23 La troisième partie en prose apporte des éléments déterminants pour la datation de l’épisode. Il s’agit d’un passage tout à fait nouveau par rapport aux versions précédentes. L’auteur qui a développé cet alphabet recouvrant l’ensemble des akṣara de la langue sanskrite à l’exception des voyelles ṛ, ṝ et ḷ80, n’est pas parvenu à débuter chacun d’entre eux par un terme approprié renvoyant alors l’akṣara initial en position médiane81. Ce procédé relève d’une tentative d’adaptation d’un modèle composé en une autre langue que le sanskrit. Pour la liste des termes doctrinaux, l’auteur dut également recourir à des substantifs singuliers qui se révèlent être des hapax dans l’ensemble du Lalitavistara. L’idée de déployer ainsi l’alphabet suivi d’un terme ou d’un composé doctrinal n’était pas nouvelle. Elle provient de moines bouddhistes du Gandhāra qui énumérèrent à l’aide d’un syllabaire, dit a-ra-pa-ca-na, les quarante-deux phonèmes de leur propre langue gāndhārī82. Ce syllabaire se trouve conservé dans le Pañcaviṃśatisāhasrikā Prajñāpāramitāsūtra83 ainsi que dans ses traductions chinoises. Le texte sanskrit du Lalitavisatara a douze termes doctrinaux 84 en commun avec ce sūtra mahāyānique rédigé vers 100 ap. J.-C. Néanmoins, la traduction chinoise de Dharmarakṣa ne correspond ni à l’alphabet sanskrit ni aux termes doctrinaux à la différence de celle de Divākara. En 1977, John Brough en avait déduit que Dharmarakṣa avait eu sous les yeux en 308 ap. J.-C. une version gāndhārī du Lalitavistara dont la liste des syllabes devait suivre le syllabaire arapacana85. Ainsi, le premier akṣara ă est rendu par « rien » (wú, 無) pour désigner l’affixe négatif ă-, et la phrase anityaḥ sarvasaṃskāra86 par une liste de quatre termes bouddhiques : « , souffrance, vacuité, non-soi » (wú cháng kǔ kōng fēi wǒ, 無常苦空非我, T. 186, vol. 3, p. 498c8). Leur énumération s’origine néanmoins dans une tradition précise puisque ces quatre termes techniques correspondent au composé sanskrit anityatā-duḥkha-śūnya- nairātmya qui qualifie les contraintes physiologiques de tout corps (kāya) dans le Vimalakīrtinirdeśasūtra, texte mahāyānique traitant de la Vacuité (śūnyatā) de la fin du

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Ier s. ap. J.-C., traduit en chinois dès la fin du IIe s. ap. J.-C., puis par Zhī Qiān (支謙) entre 223 et 228 ap. J.-C. et par Kumārajīva, sous le titre Wéimójié suǒ shuō jīng (維摩詰所説經) en 406 ap. J.-C.87 Or, d’après ce texte mahāyānique, tout bodhisattva peut à son gré jouer avec les sons des mondes des dix directions et ainsi rendre audibles les sons d’impermanence, de souffrance, de vacuité et de non-soi (anityatāduḥkhaśūnyanairātmyaśabdasvaraṃ niścārayati, Vimalakīrtinirdeśasūtra 4.1788). Si la traduction chinoise de Dharmarakṣa est fidèle, il faut en conclure que l’auteur du Lalitavistara original suivait entre 100 et 150 ap. J.-C. la doctrine du bodhisattvayāna telle qu’elle était alors énoncée dans les Prajñāpāramitāsūtra89 et le Vimalakīrtinirdeśasūtra.

24 En ce qui concerne la phrase débutant par l’akṣara ā, la tradition manuscrite du Lalitavistara atteste deux lectures différentes, soit ātmaparahita (« utile à soi et aux autres »), soit ātmarahita (« privé de soi »), renvoyant alors aux notions de nairātmya ou d’anātman, de non-soi. La forme ātmaparahita se retrouve au chapitre XIII en parlant du bodhisattva qui est « appliqué à ce qui est utile à soi et aux autres » (ātmaparahitapratipannaḥ)90. C’est celle que connaissait Divākara au VIIe s. ap. J.-C. et qu’il traduisit par « utile à soi [et] utile aux autres » (zì lì lì tā, 自利利他, T. 187, vol. 3, p. 559c15). Mais, au VIIIe s. ap. J.-C., les traducteurs tibétains avaient eu sous les yeux la seconde lecture puisqu’ils traduisirent par « non-soi » (bdag med pa). En 1904, A.-M. Boyer publia une étude sur une inscription en kharoṣṭhī gravée sur la planchette à écriture du bodhisattva sculptée sur un bas-relief conservé au musée de Lahore. Certaines lettres étant « cachées » par les mains du jeune prince, l’indianiste restitua « saparana [hi]ta », ou, après proposition d’A. Foucher, « [ata]sa paraṇa [hi]t » (« utile à soi et aux autres »)91. Cette dernière lecture autorisait à penser que cette phrase en prakrit commençant par un ă débutait l’alphabet et qu’elle passa en deuxième position, en ā, lorsque les scoliastes bouddhistes la sanskritisèrent92. Mais en 1990, Richard Salomon réexamina cette inscription ainsi que celle gravée sur la planchette à écriture de Viśvāmitra sculptée sur un bas-relief gandhārien conservé au musée de Peshawar (Fig. 3). Dans les deux cas, leur lecture autorise la restitution de « [*a] ra pa ca ṇa [*la da] ba », pour la première, et de « [*a ra] pa ca na la da ba da »93, pour la seconde, c’est- à-dire le commencement du syllabaire gāndhārī. Cette lecture a été confirmée en 1993 par deux autres inscriptions en kharoṣṭhī gravées sur les planchettes à écrire de Viśvāmitra et d’un écolier qui se tiennent de part et d’autre du bodhisattva, lui-même en train d’écrire à l’aide d’un stylet (Fig. 4). Ce bas-relief provenant également du Gandhāra porte donc le début du syllabaire en gāndhārī : « a ra pa ca na la » et « a ra pa ca na la da [ba] »94. L’association de toutes ces sculptures bouddhiques gandhāriennes et de l’inscription récurrente des premières syllabes de la gāndhārī permet de supposer que le développement de l’épisode du jeune prince à la salle d’écriture auprès d’un précepteur, tel qu’il se présente dans le Lalitavistara, a été opéré au Gandhāra entre 100 et 150 ap. J.-C. par son auteur qui s’inspira des pratiques de répétition des formules magiques (dhāraṇī) du Mahāyāna95. Il est intéressant de noter que si, dans le Rāmāyaṇa, Viśvāmitra fut celui qui enseigna à Rāma et à Lakṣmaṇa les formules magiques (mantra), dans le Lalitavistara, ce rôle fut dévolu au jeune prince qui instruisit les élèves en voie de devenir des bodhisattva alors détenteurs des formules magiques à l’égal des trente-deux mille bodhisattva (sarvabodhisattvadhāraṇīpratilabdhaiḥ96) du ciel Tuṣita.

25 Le second épisode du Lalitavistara97 qui met le bodhisattva face à cinq cents jeunes Śākya, connaisseurs des écritures, est enchâssé entre l’exploit du lancer d’éléphant en

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dehors des murs de Kapilavastu et l’épreuve d’arithmétique contre le maître Arjuna. Là encore, la confrontation se fit extra muros et le bodhisattva fut accompagné de son père, des anciens du clan et d’une multitude de gens. Viśvāmitra, maître des écritures, fut pris comme juge pour départager les concurrents et désigner le vainqueur. L’épreuve requérait la meilleure connaissance du tracé des caractères et du plus grand nombre d’écritures différentes. Viśvāmitra qui avait pu constater de ses propres yeux la profonde science des écritures du bodhisattva prédit aux cinq cents jeunes gens qu’il serait le vainqueur. À la différence du chapitre dix, cet épisode en prose suivi de deux gāthā98 est extrêmement court. Il montre que le ou les biographes connaissaient les deux traditions celle du bodhisattva enfant à la salle d’écriture et celle du bodhisattva jeune accomplissant des exploits dans les différents arts et sciences en vue de son mariage par concours. Or, ce type de mariage n’appartient pas à la liste des huit modes de mariages des traités brāhmaniques99 mais n’apparaît encore une fois que dans la littérature épique100.

Le Guō qù xiàn zài yīn guǒ jīng (Ve s. ap. J.-C.)

26 Le Guō qù xiàn zài yīn guǒ jīng101 offre quelques variantes intéressantes. Lorsque le jeune prince eut sept ans (qī suì, 七歳, T. 189, vol.3, p. 627c28), son père estima qu’il était dorénavant assez grand pour étudier les écritures (tài zí yǐ dà yí lìng xué shū, 太子已大 宜令學書, T. 189, vol. 3, p. 627c29). Il fit appel à un brāhmane (pó luó mén, 婆羅門) du nom de Bátuóluóní (跋陀羅尼) – transcription de Viśvāmitra selon le moine bouddhiste Sēngyòu (僧祐)102 – qui était accompagné de cinq cents autres brāhmanes. Sollicité par le roi, celui-ci lui répondit qu’il enseignerait l’intégralité de son savoir au jeune prince. Le roi fit alors construire une grande salle d’écriture (dà xué táng, 大學堂, T. 189, vol. 3, p. 628a5) à laquelle se rendit le prince lorsque le jour auspicieux (jí rì, 吉日, T. 189, vol. 3, p. 628a6) se présenta. Le maître lui demanda de lire l’une des quarante-neuf écritures (sì shí jiǔ shū zì, 四十九書字, T. 189, vol. 3, p. 628a8). Mais le prince l’interrogea sur le nombre d’écritures utilisées dans le Jambudvīpa (Yánfútí, 閻浮提). Incapable de répondre, le maître se vit encore interpellé sur le sens de la lettre ă (cǐ ā yī zì yǒu hé děng yì, 此阿一字 有何等義, T. 189, vol. 3, p. 628a11). Ne pouvant donner d’explication, le brāhmane se prosterna aux pieds du prince et reconnut sa supériorité sur les dieux et les humains. Le bodhisattva répondit qu’il y avait dans le Jambudvīpa soixante-quatre (liù shí sì, 六十四) écritures dont la brāhmī (fàn shū, 梵書), la kharoṣṭhī (qiā lóu shū, 佉樓書) et la puṣkarasārī (lián huā shū, 蓮花書)103, et que le son ă était dû à la prononciation de la brāhmī. Cette lettre ă signifiait par ailleurs « qui ne peut être détruit » (bù kě huài, 不可壞, T. 189, vol. 3, p. 628a17). Le chinois traduit peut- être le terme indien akṣara (« impérissable », « inaltérable ») qui désigne justement la lettre de l’alphabet. Mais le prince attribue cette indestructibilité non pas au tracé de l’écriture ou à sa prononciation104 mais à l’insurpassable correcte et vraie voie (wú shàng zhèng zhēn dào, 無上正眞道, T. 189, vol. 3, p. 628a18) qui mène à l’éveil. Étant retourné voir le roi, le maître lui avoua que « le jeune prince était le meilleur des précepteurs parmi les dieux et les humains » (tài zí shì tiān rén zhōng dì yī zhī shī, 太子 是天人中第一之師, T. 189, vol. 3, p. 628a20). Le jeune prince, quant à lui, manifesta sa profonde connaissance dans toutes les sciences : astronomie (tiān wén, 天文), géographie (dì lǐ, 地理), arithmétique (suàn shǔ, 算數) et tir à l’arc (shè yù, 射御). Comme pour le texte du Lalitavistara, un bas-relief du Gandhāra, conservé actuellement au musée de Lahore (inv. n° 1266)105, permettrait, selon Karetzky, de faire le lien avec

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cette traduction chinoise. En effet, sur la planchette à écriture a été gravée en kharoṣṭhī la lettre ă. Mais celle-ci marquerait-elle plutôt le début du syllabaire « a ra pa ca na » ? Dans le Pañcaviṃśatisāhasrikā Prajñāpāramitāsūtra, la lettre ă correspond au terme « ādyanutpannatvāt » ou « anutpanna » (incréé) qui n’a donc pas le même sens que bù kě huài de la traduction chinoise.

Le Fó běn xíng jí jīng du VIe s. ap. J.-C.

27 La version de l’École Dharmaguptaka, qui vit le jour entre 250 et 200 av. J.-C., subsiste à travers une traduction chinoise (Fó běn xíng jí jīng, 佛本行集經, T. 190) réalisée par Jñānagupta (Shénàjuéduō, 闍那崛多) en 588 ap. J.-C. et est très semblable à celle du Lalitavistara avec ses deux récits, le premier relatant la visite du jeune prince à la salle d’écriture, le second racontant comment il fut vainqueur du tournoi des écritures face aux jeunes Śākya, une des épreuves à passer pour obtenir la main de Yaśodharā.

28 Jñānagupta précise qu’après la visite d’Asita, Śuddhodana estima que le jeune prince de huit ans (bā suì, 八歳, T. 190, vol. 3, p. 703b2), était en âge d’être instruit et demanda à ses ministres de trouver le précepteur le plus intelligent et le plus versé dans tous les traités (zhū lùn, 諸論). Ils lui conseillèrent de solliciter le grand instructeur (dà shī, 大 師) Viśvāmitra (Píshēpómìduōluó, 毘奢婆蜜多羅). Après avoir calculé le jour auspicieux (hǎo rì, 好日), le jeune prince se rendit à la salle d’écriture (xué táng, 學堂) avec cinq cents (wǔ bǎi, 五百) garçons et filles Śākya. À son arrivée, Viśvāmitra tomba prostré d’admiration à ses pieds et un dieu du ciel Tuṣita (Dōushuò, 兜率), Suddhavara (Jìngmiào, 淨妙) proclama que cet être avait la connaissance de tous les arts (jì yì, 技 藝), de tous les sūtra et śāstra (jīng lùn, 經論) du monde (shì jiān, 世間) et qu’il était capable de les enseigner à autrui (yì néng jiào shì tā, 亦能教示他, T. 190, vol. 3, p. 703b24). Nous retrouvons ici la nature propre d’un samyaksaṃbuddha. Utilisant une planchette à écriture (shū bǎn, 書板) en bois de Gośīrṣacandana (niú tóu zhān tán, 牛頭 栴檀), le bodhisattva interrogea le maître sur le nom de l’écriture avec laquelle il l’instruirait. S’ensuit sa propre énumération du nom des soixante-quatre écritures débutant par la brāhmī, la kharoṣṭhī et la puṣkarasārī. Viśvāmitra confessa alors son ignorance et le déclara grand et vénérable guide des dieux et des humains (tiān rén dà zūn dǎo, 天人大尊導, T. 190, vol. 3, p. 704a15). Puis, cinq cents jeunes Śākya apprirent l’alphabet et, grâce à son pouvoir et sa vertu (wēi dé, 威徳), lorsqu’ils récitaient une lettre, une phrase à portée doctrinale sortait de leur bouche. À la différence du Lalitavistara, les voyelles ne comptent que les brèves ă (ā, 阿), ĭ (yī, 伊), ŭ (yōu, 優) et o (嗚). Pour la lettre ă, nous retrouvons la phrase, « toute existence est impermanente » (zhū xíng wú cháng, 諸行無常, T. 190, vol. 3, p. 704a19), présente dans la traduction chinoise du Lalitavistara de Divākara et qui correspond bien à celle du texte sanskrit anityaḥ sarvasaṃskāra. Pour les autres, le premier terme peut être identique, mais le reste de la phrase entièrement différent.

29 Le récit de la joute des écritures lors du tournoi pour remporter la main de Yaśodharā est tout aussi court que celui du Lalitavistara. À la partie en prose succèdent deux gāthā récitées par Viśvāmitra qui reconnaît et prédit la victoire du jeune prince. Là encore, le terme bodhisattva n’est pas employé pour parler du fils du roi Śuddhodana.

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Conclusion

30 Au terme de cette présentation des différentes biographies partielles ou complètes relatant l’épisode de la visite du bodhisattva à la salle d’écriture, il est possible de faire quelques remarques sur son histoire rédactionnelle. L’épisode fait toujours suite à la lecture des marques corporelles auspicieuses par les devins et appartient au cycle de Kapilavastu racontant comment le jeune prince parvint en peu de temps à acquérir tous les savoirs artistiques et techniques. Bien qu’il n’ait pas été représenté sur des bas- reliefs dès le IIe s. av. J.-C.106, à la différence de la prédiction des devins, cet épisode devait certainement déjà circuler dans les milieux bouddhiques du Nord de l’Inde au Ier s. av. J.-C. Dans le Xiū xíng běn qǐ jīng, il fait partie des différents moments vécus dans le faste du palais royal et l’apprentissage auprès du maître vise à l’y garder. Mais dès le Tài zǐ ruì yìng běn qǐ jīng et le Fó shuō pǔ yào jīng, l’épisode devient autonome et est représenté sur des bas-reliefs gandhāriens. Il entre dans la liste des obligations d’un jeune prince à la cour royale en matière d’instruction. Par ailleurs, une autre tradition fit de la connaissance des écritures l’une des nombreuses épreuves que le prince dut remporter pour obtenir la main de sa future épouse. Il y eut donc plusieurs rédactions sur la connaissance des écritures. Néanmoins, il semble bien que l’apprentissage des différents arts et techniques chez un ou plusieurs maîtres au cours de son enfance ait été ensuite transposé dans le récit des épreuves.

31 Au vu des convergences entre les différentes versions, nous pouvons supposer que ce récit de jeunesse du Buddha a été développé par des auteurs ayant vécu au Gandhāra à une période où l’écriture sur support prit un essor remarquable, essentiellement à partir du Ier s. ap. J.-C. Les hauts dignitaires des territoires du Nord-Ouest indien étaient aussi plus familiarisés avec les écritures que leurs homologues indiens de la plaine gangétique. Ils avaient connu l’araméen de l’administration achéménide, le grec sous Alexandre le Grand et les rois Maurya, l’invention de la kharoṣṭhī à partir du IIIe s. av. J.- C., l’utilisation du grec sous les rois gréco-bactriens puis indo-grecs mais aussi les écritures des autres peuples, notamment chinois avec « l’écriture des Qín » (Qín shū, 秦 書) et celle des Xiōngnú (Xiōngnú shū, 匈奴書)107. C’est donc dans les milieux aristocratiques des Ier-IIe s. ap. J.-C., sous le règne des rois Kuṣāṇa, que l’épisode du jeune prince à la salle d’écriture devint un récit autonome et enrichit la biographie du fondateur. Loin du Magadha et des lieux de pèlerinages, les auteurs avaient à cœur de narrer la vie faste du jeune prince au temps des rois Śuddhodana et Bimbisāra, telle qu’ils se la représentaient en prenant pour modèle celle de leur temps. Les biographies du Buddha avaient également pour but de poser le fondateur comme bhikṣu idéaltypique à tous les âges. La doctrine du bodhisattvayāna présente donc le bodhisattva enfant au savoir étendu et instruisant d’autres enfants. L’idéal monastique des novices de huit ans, nouvellement entrés dans la communauté des moines, devait être nourri par cette histoire édifiante, et l’apprentissage de l’écriture, qui ferait de certains d’entre eux d’inlassables copistes, vécu comme une porte de la doctrine (dharmamukha). La récitation du syllabaire gāndhārī ou de l’alphabet sanskrit que les jeunes moines devaient répéter avait pour finalité de mémoriser non seulement les syllabes et les lettres mais encore des termes techniques propres au fondement de la doctrine bouddhique, qu’ils seraient à même de réciter comme formule magique (dhāraṇī), et, pour certains, d’identifier et de recopier sans erreur possible. Nous serions donc d’avis de dater la rédaction de cet épisode, dans sa forme développée et

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partiellement bodhisattvayānisée, de la première moitié du IIe s. ap. J.-C. dans le Nord- Ouest de l’Inde.

32 Les différents éléments narratifs qui constituent l’épisode du bodhisattva à la salle d’écriture répondent donc à une construction littéraire et doctrinale réfléchie tout à fait bouddhique et déjà présente dans le Milindapañha au IIe s. av. J.-C. Quelle que soit la biographie du Buddha, la structure de l’histoire montre que les auteurs ont puisé, dès le IIe s. ap. J.-C., à un fonds commun et que certains éléments ont été adaptés en fonction de régionalismes ou d’un positionnement doctrinal singulier. De ce fait, il n’est guère possible de soutenir que cette structure ait été empruntée aux milieux chrétiens des IIIe-IVe s. ap. J.-C. À l’inverse, l’auteur de l’apocryphe chrétien, connu sous le titre Histoire de l’enfance de Jésus et datant au plus tôt du IIIe s. ap. J.-C., a juxtaposé successivement trois récits (6-7 ; 14 et 15) de la visite de Jésus enfant chez le précepteur (καθηγητής ou διδάσκαλος) dont les structures narratives et la visée théologique apparaissent bien moins cohérentes. Rappelons que dans le Bassin méditerranéen, vers 190 ap. J.-C., Clément d’Alexandrie cita le Buddha (Βούττα) dans ses Stromates (1.15.71.6)108 sous une forme provenant des territoires centrasiatiques par l’intermédiaire d’une langue tel que le tokharien qui ne connaît pas les occlusives sonores non aspirées et aspirées (skt buddha = tkh poutta = gr βούττα). Ces renseignements sur le Buddha seraient-ils parvenus jusqu’à Alexandrie via la Bactriane où s’installèrent à partir du IIe s. av. J.-C. des clans tokhariens, les Τόχαροι cités par Strabon (11.8.2) et Ptolémée (6.11.6) ? Le troisième siècle ap. J.-C. fut également le siècle de la rédaction par un Araméen chrétien, à Édesse, des Actes de Thomas dans lesquels l’auteur mit face à face l’apôtre et le grand roi indo-parthe Gondopharès Ier qui régna de 20 à 46/48 ap. J.-C. Si emprunt il y eut, ce fut donc peut-être du côté des communautés chrétiennes109 ou judéo-chrétiennes comme celle des elchasaïtes, apparue au IIe s. ap. J.- C., à laquelle appartenait, par exemple, le père de Mani (216-276) qui commerçait directement avec les régions du Nord-Ouest indien110. L’histoire de la vie traditionnelle du Buddha fut en tout cas assez connue dans la première moitié du IIIe s. ap. J.-C. pour que Mani se proclamât être son continuateur, et pour que Jérôme de Stridon (347-420) rappelât plus tard, en 384, sa naissance par le côté de sa mère111, récit maintes fois figuré sur des bas-reliefs centrasiatiques dès le IIe s. av. J.-C. Il en fut peut-être de même, dans les marges orientales de l’Empire romain, de la notoriété de l’épisode de la visite du bodhisattva à la salle d’écriture.

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ANNEXES

Le bodhisattva se rendant à la salle d’écriture

Fig. 1 : [À droite] Le bodhisattva chevauchant un bélier pour se rendre à la salle d’écriture, escorté par des serviteurs tenant planchettes à écriture et pots à encre. [À gauche] Le bodhisattva à la salle d’écriture avec le bélier couché à ses pieds.

Gandhāra. Gandharan Archives Kurita 2011.

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Fig. 2 : Le bodhisattva sur un char tiré par des béliers se rendant à la salle d’écriture, escorté par des serviteurs tenant planchettes à écriture et pots à encre.

Peshāwar. Victoria and Albert Museum, Londres. MARSHALL 1960, plate 66.

Le bodhisattva à la salle d’écriture

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Fig. 3 : [À gauche] Viśvāmitra tenant une planchette à écriture sur laquelle est gravé le syllabaire Arapacana en khāroṣṭhī. [À droite] Le bodhisattva tenant un pot à encre.

Peshāwar. Peshāwar Museum. KURITA 2003, p. 50.

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Fig. 4 : [Au milieu] Le bodhisattva écrivant sur une planchette à écriture assisté par un serviteur tenant dans ses mains un pot à encre. [À droite] Viśvāmitra écrivant sur une planchette à écriture le syllabaire Arapacana en khāroṣṭhī. [En haut] Un écolier tenant une planchette à écriture sur laquelle est écrit le syllabaire Arapacana en khāroṣṭhī.

Landi Kotal, Pakistan. SALOMON 1993, p. 275.

NOTES

1. BECHERT 1991. 2. Pour une rétrospective de ces études comparatives voir THUNDY 1993, p. 1-17. 3. VOICU 1998. 4. VOICU 1997, p. 192 ; VOICU 1998, p. 53. 5. BLOCH 1950, p. 145. 6. BLOCH 1950, p. 158. 7. NAKAMURA 2000, p. 15-25. 8. Voir BAREAU 1987. 9. Ajātaśatru, Licchavi, Śākya, Bulaka, Krauḍya, Malla, Viṣṇudvīpa, etc. 10. Ces lieux singuliers sont mentionnés, par exemple, dans le Lalitavistara qui, à certains égards, apparaît alors comme un guide de pèlerinage à l’égal de l’Aśokavadāna. 11. Les sūtra du Majjhimanikāya (Ariyapariyesana, Dvedhāvitakka, Bhayabherava, Mahāsaccaka) du canon de l’École Theravāda, fixé vers le Ier s. av. J.-C., contiennent plusieurs récits biographiques fragmentaires, du départ pour la vie ascétique jusqu’à l’éveil. Dans les textes disciplinaires (vinaya), le Mahāvagga des Khandhaka est introduit par le récit de l’éveil jusqu’à la conversion du grand disciple Śāriputra. Le Mahāparinibbānasutta du Dīghanikāya relate, quant à lui, les derniers instants de la vie du fondateur, son entrée dans le parinirvāṇa et ses funérailles. À ces fragments s’ajoute, dans le Mahāpadānasutta du Dīghanikāya, une biographie archétypale, propre à tout buddha, qui repose sur la vie de Vipaśyin, le premier buddha des temps passés.

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12. Aux Ier-IIe s. ap. J.-C., sous le règne des rois Kuṣāṇa, Saṃgharakṣa, originaire du Surāṣṭra, vécut au Gandhāra et composa une biographie complète. Cette Geste du Buddha ( Buddhacarita) fut traduite en chinois (Sēng qié luó chà suǒ jí jīng, 僧伽羅刹所集經, T.[aishō Shinshū Daizōkyō] 194), en 384 ap. J.-C., par Saṃghabadra (Sēngqiébáchéng, 僧伽跋澄). Elle ne comporte pas l’épisode du bodhisattva à la salle d’écriture. 13. Nous ne prendrons donc pas en considération le Vinaya de l’École des Mūlasarvāstivādin (Gēn běn shuō yī qiè yǒu bù pí nài yé, 根本説一切有部毘奈耶, T. 1442), apparue vers le IIe s. ap. J.-C., dans lequel nous retrouvons bien l’épisode du jeune prince à la salle d’écriture mais sous une forme très brève et n’apportant pas d’éléments significatifs. 14. Pour parler du Buddha enfant, Aśvaghoṣa utilise « fils du roi » (narapatiputra) comme en 1.89. Le substantif bodhisattva n’apparaît que plus tard en 2.56 pour parler de la vie singulière de tout bodhisattva. 15. BAREAU 1974, p. 263-265. 16. Vinaya des Dharmaguptaka (Sìfēn lǜ, 四分律, T. 1428, vol. 22, p. 779b23). 17. « Il est bienheureux, accompli, parfaitement et complètement éveillé, doué de toute science et de toute vertu, bien-venu, connaisseur du monde, incomparable conducteur des êtres à dompter que sont les hommes, précepteur des dieux et des humains, éveillé, bienheureux » (So bhagavā arahaṃ sammāsambuddho vijjācaraṇasampanno sugato lokavidū anuttaro purisadammasārathi satthā devamanussānaṃ buddho bhagavā ti), Dīghanikāya, Sāmaññaphalasuttaṃ 92. 18. Dīghanikāya, Mahāpadānasuttaṃ 41. Ce sūtra se trouve également dans le canon des Sarvāstivādin sous le titre Mahāvadānasūtra. 19. Mahāvastu [éd. É. Sénart 1882] vol. 1, p. 212 : Śāstā devamanuṣyāṇāṃ ; Lalitavistara [éd. Hokazono 1992] 1, p. 270, l. 14 : Śāstā devānāṃ ca manuṣyāṇāṃ. 20. Tiān rén shī, 天人師 : Fó suǒ xíng zàn juǎn, T. 192, vol. 4, p. 30b15 ; Xiū xíng běn qǐ jīng, T. 184, vol. 3, p. 472b18 ; Fó shuō pǔ yào jīng, T. 186, vol. 3, p. 483b11 ; Guō qù xiàn zài yīn guǒ jīng, T. 189, vol. 3, p. 622b15 ; Fó běn xíng jīng, T. 193, vol. 4, p. 58a28 ; Fó běn xíng jí jīng, T. 190, vol. 3, p. 655c10 ; Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng, T. 187, vol. 3, p. 539a27 ou « [il] est mon grand précepteur vénéré par les dieux et les humains », shì wú dà shī tiān rén zhī zūn, 是吾大師天人之尊 : Fó shuō pǔ yào jīng, T. 186, vol. 3, p. 534a7. 21. Aśokavadāna 84 (= Divyavadāna 249.28). 22. Avadānaśataka 33. 23. Divyavadāna 310.14. Sur l’histoire de Rūpāvatī, voir OHNUMA 2000. 24. Générosité (dānapāramitā), discipline (śīlapāramitā), patience (kṣāntipāramitā), énergie (vīryapāramitā), recueillement (dhyānapāramitā) et sapience (prajñāpāramitā). 25. Le Mahāvastu de l’École des Mahāsāṃghika-Lokottaravādin retrace la vie du fondateur, de sa naissance jusqu’à la conversion des trois frères Kāśyapa, entrecoupée de nombreux jātaka ou de récits autonomes. Il fut traduit en chinois, Fó shuō zhòng xǔ mó hē dì jīng (佛説衆許摩訶帝經, T. 191), au Xe s. ap. J.-C. par Fǎxián (法賢). Le texte en sanskrit hybride aurait été fixé au Ve s. ap. J.-C. 26. Mahāvastu vol. 3, p. 405. 27. Vimalakīrtinirdeśasūtra 2. 28. Le Milindapañha est la traduction en pāli d’un texte bouddhique qui fut rédigé probablement en un dialecte du Nord-Ouest indien vers le IIe s. av. J.-C. et qui raconte l’entretien philosophique entre le roi indo-grec Ménandre Ier et le moine bouddhiste Nāgasena. Sur le roi Ménandre, voir BOPEARACHCHI 1990. 29. Des vingt-huit chapitres originaux, conservés en traduction chinoise (Fó suǒ xíng zàn, 佛所行 讚, T. 192), due à Dharmakṣema (Tánwúchèn, 曇無讖, 385-433), originaire d’Asie Centrale, vers 420 ap. J.-C., seuls quatorze en langue sanskrite ont été conservés. Une autre traduction chinoise

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est due au moine bouddhiste chinois Bǎoyún, 寶雲 (376-449), qui partit pour l’Inde en 397 et visita les lieux saints bouddhiques en compagnie notamment du savant bouddhiste chinois Fǎxiǎn, 法顯 (337-422). Rentré en Chine, il traduisit de nombreux textes indiens dont, en 421, le Buddhacarita d’Aśvaghoṣa sous le titre Fó běn xíng jīng (佛本行經, T. 193). Selon R. Ōminami, le Fó suǒ xíng zàn aurait été également l’œuvre de Bǎoyún. Voir ŌMINAMI 2002 ; WILLEMEN 2009, p. xiv-xvi. 30. Aśvaghoṣa, était originaire de la ville de Sāketa. Brāhmaṇe converti au bouddhisme par le bhikṣu Pārśva, influencé par les doctrines des Écoles des Sarvāstivādin et des Mahāsāṃghika, il fut le premier à composer une biographie du Buddha en sanskrit classique entièrement versifiée. 31. Buddhacarita 2.24. Si Aśvaghoṣa n’a pas utilisé le terme śāstā et l’expression « précepteur des dieux et des humains », il a néanmoins employé celui de guru, « maître » ou « enseignant » : « Lorsque le Maître fut né pour la délivrance du monde » (lokasya mokṣāya gurau prasūte), Buddhacarita 1.27. 32. Fó suǒ xíng zàn T. 192, vol. 4, p. 4b21. Voir aussi T. 193, vol. 4, p. 62a9. 33. « Un voleur, voilà ce qu’est le Buddha. Le Tathāgata n’est qu’un nihiliste, sache-le ! » (yathā hi coraḥ sa tathā hi buddha | tathāgataṃ nāstikam atra vidhhi ||), Rāmāyaṇa 2.109.34. 34. Le Xiū xíng běn qǐ jīng (修行本起經, T. 184) est la traduction chinoise du Sūtra sur l’origine de la carrière [du bodhisattva] (Caryānidānasūtra) – de la naissance du Buddha jusqu’à la défaite de Māra – réalisée en 197 ap. J.-C. par le moine bouddhiste indien (zhú, 竺) Mahābāla (Dàlì, 大力). Ce sūtra fut rapporté de Kapilavastu par le bhikṣu indien Dharmaphala. 35. « Une fois, le Buddha séjourna au pays de Kapilavastu » (yī shí fó zài Jiāwéiluówèi guó, 一時佛 在迦維羅衞國) T. 184, vol. 3, p. 461a7. 36. T. 189, vol. 3, p. 628a16. 37. Lalitavistara 10.125, p. 526, l. 8. 38. Mahāvastu vol. 1, p. 135, l.5. 39. Mānavadharmaśāstra 2.22. 40. Le Tài zǐ ruì yìng běn qǐ jīng (太子瑞應本起經, T. 185) est la traduction en chinois d’une biographie du Buddha – de la descente du ciel Tuṣita jusqu’à la conversion de Kāśyapa – réalisée entre 222 et 253 ap. J.-C., sous le règne des Wú (呉), par le fidèle laïc (upāsaka, yōupósē, 優婆塞) et savant indo-scythe Zhī Qiān (支謙). 41. Ṛgveda 1.51.1 ; 1.52.1. Le dieu Indra peut également prendre l’apparence d’un bélier (Ṛgveda 8.2.40 ; 10.91.14). 42. Śatapatha Brāhmaṇa 12.7.1.3. 43. OKADA 1990, p. 125. 44. Chez les Grecs, Hermès avait déjà pour animal favori le bélier comme l’attestent des monnaies d’Arcadie du IVe s. av. J.-C. Dans la mythologie, il prit l’apparence d’un bélier pour jouir de la nymphe Pénélope. Par contre, il ne semble y avoir aucun lien entre les représentations de Zeus Ammon ou de rois portant des cornes de bélier sur des monnaies, comme Alexandre le Grand, et le jeune prince. 45. WINCKELMANN 1760, p. 92, n° 398 et 399. Ces pierres sont actuellement conservées au Antikensammlung Altes Museum de Berlin sous les cotes FG inv. 2738 (= W 398) et 2381 (= W 399). 46. Nous tenons à remercier les professeurs Gertrud Platz-Horster et Agnes Schwarzmaier pour avoir eu l’amabilité d’observer pour nous ces pierres dans la réserve du musée de Berlin et de nous avoir proposé ces datations. 47. Un tel tintinnabulum a été retrouvé à Pompéi. Il date donc d’avant 79 ap. J.-C. ROBERT 2004. 48. DUCŒUR 2012. 49. PANCKOUCKE 1786, p. 440. 50. Dans l’astrologie indienne, la mère (mātṛkā) d’Agni (nom de la planète Vénus) est appelée « celle qui chevauche un bélier » (meṣavāhinī).

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51. Le Lalitavistara, composé de vingt-sept chapitres et ayant appartenu à une École ancienne, Sarvāstivāda (première moitié du IIIe s. av. J.-C.) ou plutôt Mahāsāṃghika (EDGERTON 1954, p. 26 ; OKANO 1990 ; DE JONG 1997-1998), mais partiellement mahāyānisé par la suite, débute au ciel Tuṣita et se termine par la mise en mouvement de la roue de la doctrine (dharmacakrapravartana) à Bénarès. Il fut traduit en chinois, en 308 ap. J.-C., par Dharmarakṣa (Fǎhù, 法護) sous le titre de Fó shuō pǔ yào jīng (佛説普曜經, T. 186), et, en 683 ap. J.-C., par Divākara (Dìpóhēluó, 地婆訶羅) sous celui de Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng (方廣大莊嚴經, T. 187) ou appelé aussi Shén tōng yóu xì jīng (神通遊戲經). La traduction tibétaine date du IXe s. ap. J.-C. : Le développement du jeu (Rgya cher rol pa) à partir d’une version sanskrite légèrement différente de celle conservée actuellement qui fut fixée au VIIe s. ap. J.-C. 52. Ce « dixième chapitre est intitulé l’instant de la manifestation [de la puissance du bodhisattva] à la salle d’écriture » (lipi[śālā]saṃdarśanaparivarto nāma daśamaḥ), Lalitavistara 10, p. 532. 53. Ces différents exploits forment « le douzième chapitre intitulé l’instant de la manifestation [de la puissance du bodhisattva] dans les arts » (Śilpasaṃdarśanaparivarto nāma dvādaśamaḥ), Lalitavistara 12, p. 598. 54. Pour une rétrospective de ces recherches jusqu’en 1996, voir DE JONG 1997-1998. 55. BROUGH 1977. 56. Lalitavistara 27. 57. OKANO 1990. 58. « Quand [les enfants] prononçaient la lettre ă, alors se manifestait [par la puissance du bodhisattva] le son : “Tout composé est impermanent.” » (yadā a-kāraṃ parikīrtayanti sma tadā anityaḥ sarvasaṃskāraśabdo niścarati sma), Lalitavistara 10, p. 528, l. 21. 59. Le propre du bodhisattva est d’amener autrui vers l’éveil complet et parfait ou bouddhéité. Ainsi, dans le Lalitavistara, le bodhisattva oriente constamment la pensée des dieux et des humains qu’il rencontre, vers cette réalisation. Ce terme samyaksaṃbodhi n’apparaît que dans les seules parties en prose et jamais dans aucune strophe. 60. Lalitavistara 13, p. 602, l. 5. 61. Lalitavistara 22.29-34. 62. Mānavadharmaśāstra 2.140. 63. Dans les traités brāhmaniques, le calcul de l’âge est déterminé à partir de la conception. C’est pourquoi, tous ces traités parlent de l’âge de huit ans (garbhāṣṭameṣu) pour un jeune brāhmane. Gautamadharmasūtra 1.5 (vers 600 av. J.-C.) ; Baudhayanadharmaśāstra 1.3.7 (vers 500 av. J.-C.) ; Āpastambadharmasūtra 1.1.19 (vers 450 av. J.-C.) ; Vāsiṣṭhadharmaśāstra 11.49 (vers 300 av. J.-C.) ; Mānavadharmaśāstra 2.36. 64. Baudhayanadharmaśāstra 1.3.10 ; Āpastambadharmasūtra 1.1.19. 65. Rathasahasraiḥ (Lalitavistara 10, p. 522, l. 3) ; yī wàn chē shèng (一萬車乘, T. 186, vol. 3, p. 498a4) ; yī wàn shèng (一萬乘, T. 187, vol. 3, p. 559a15). 66. Mahābhārata 1.62-69. 67. Rāmāyaṇa 1.21.10. 68. Aṭṭako, Vāmako, Vāmadevo, Vessāmitto, Yamataggi, Aṅgīraso, Bhāradvājo, Vāseṭṭho, Kassapo et Bhagu. Mahavagga 6.35.2. 69. DE JONG 1954 ; REGAMEY 1973. 70. Métrique : upajāti et vaṃśamālā. 71. Métrique : vasantatilakā. 72. Vol. 1, p. 134-135. 73. Kāmasūtra 1.3. 74. Métrique : anuṣṭubh. 75. T. 186, vol. 3, p. 498c2 ; T. 187, vol. 3, p. 559c12.

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76. Lalitavistara 10, p. 526, l. 5. 77. FILLIOZAT 1958. Cette essence de bois de santal servait en médecine et était utilisée comme encens ou pour le bûcher crématoire tel celui du Tathāgata Candrasūryavimalaprabhāsaśrī (Saddharmapuṇḍarīkasūtra 22). 78. . Le terme uragasāracandana était connu des traducteurs chinois pour avoir été translittéré phonétiquement par wū luò jiā zhān tán, 烏洛迦栴檀, (Dà fāng guǎng fó huá yán jīng, 大方廣佛華 嚴經, T. 279, vol. 10, p. 355a1) et expliqué : « Du nom d’un serpent des régions occidentales » (xī yù shé míng, 西域蛇名), Dà fāng guǎng fó huá yán jīng shū, 大方廣佛華嚴經疏, T. 1735, vol. 35, p. 935c7. 79. MCHUGH 2012, p. 211. 80. a, ā, i, ī, u, ū, e, ai, o, au, aṃ, aḥ, ka, kha, ga, gha, ṅa, ca, cha, ja, jha, ñ, ṭa, ṭha, ḍa, ḍha, ṇ, ta, tha, da, dha, na, pa, pha, ba, bha, ma, ya, ra, la, va, śa, ṣa, sa, ha, kṣa. La place du kṣa en final est étonnante. Cette syllabe semble être un reliquat du syllabaire gāndhārī. 81. aṃ (amamo°) ; aḥ (astaṃ°) ; ñ (jñā°) ; ṭa (vaṭṭo°) ; ḍha (miḍha°) ; ṇ (reṇu°). 82. a, ra, pa, ca, na, la, da, ba, ḍa, ṣa, va, ta, ya, ṣṭa, ka, sa, ma, ga, tha, ja, śva, dha, śa, kha, kṣa, sta, jña, rtha, bha, cha, sma, hva, tsa, gha, ṭha, ṇa, pha, ska, ysa, śca, ṭa, ḍha. SALOMON 1990, p. 256. 83. CONZE 1975, p. 160-162. 84. L’énumération suit l’ordre du syllabaire arapacana : paramārtha, nāma, bandhana, ḍamara, tathatā, yathāvad, śamatha, khasama, sarvajñāna, ghana, phala, jarā. 85. John Brough a tenté de restituer ce syllabaire à partir des translittérations sémantiques chinoises. BROUGH 1977, p. 86-93. 86. « Tout composé est impermanent » se retrouve en Lalitavistara 13.95 (saṃskāra anitya) ou 13.66 (saṃskṛte anitya), en Mahāvastu vol. 2, p. 285, l. 19-20 (sarvasaṃskārā anityāḥ sarvasaṃskārā duḥkhā sarvadharmā anātmānaḥ) avec cette même idée d’impermanence, de souffrance et d’impersonnalité. Dans le Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng, Divākara traduisit littéralement anityaḥ sarvasaṃskāra par « toute existence est impermanente » (zhū xíng wú cháng, 諸行無常, T. 187, vol. 3, p. 559c14). 87. Kumārajīva traduisit ce composé nominal sanskrit par wú cháng kǔ kōng fēi wǒ (無常苦空非 我, T. 475, vol. 14, p. 545b19) ou par wú cháng kǔ kōng wú wǒ (無常苦空無我, T. 475, vol. 14, p. 546c29). 88. « yǎn chū wú cháng kǔ kōng wú wǒ zhī yīn » (演出無常苦空無我之音, T. 475, vol. 14, p. 546c29). 89. Le plus court sūtra des Prajñāpāramitā est précisément celui à une seule syllabe, l’Ekākṣarī, qui ne comprend que la seule lettre ă symbolisant tout autant le son élémentaire que, par sa valeur grammaticale privative, la doctrine de la vacuité (śūnyatā). 90. Lalitavistara 13, p. 654, l. 18. 91. BOYER 1904, p. 685-686. 92. FOUCHER 1905, p. 325. 93. SALOMON 1990, p. 262-265. 94. SALOMON 1993. 95. « Car, ô Subhuti, à tout bodhisattva, à tout grand être, qui, après avoir entendu ce sceau du syllabaire commençant par la lettre ă, l’écouterait et l’exalterait, le conserverait en mémoire, le réciterait, l’enseignerait aux autres, trouverait plaisir à sa répétition, vingt avantages lui sont prédits. » (yo hi kaścit subhūte bodhisattvo mahāsattva imām akārādyakṣaramudrāṃ śroṣyati śrutvā codgrahīṣyati dhārayiṣyati vācayiṣyati pareṣāṃ deśayiṣyati ramayati tayā santatyā tasya viṃśatir anuśaṃsāḥ pratikāṃkṣitavyāḥ), « Ainsi, ô Subhuti, cette ouverture des formules magiques qui consistent en le syllabaire commençant par la lettre ă est le Grand Véhicule du bodhisattva, du grand être. » (idam api subhūte dhāraṇīmukham akṣaramukham akāramukhaṃ

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bodhisattvasya mahāsattvasya mahāyānam), Pañcaviṃśatisāhasrikā Prajñāpāramitāsūtra, éd. DUTT 1934, p. 213 et 214. 96. Lalitavistara 1, p. 268, l. 20. 97. Fó shuō pǔ yào jīng T. 186, vol. 3, p. 501a29 ; Fāng guǎng dà zhuāng yán jīng T. 187, vol. 3, p. 562c13. 98. Lalitavistara 12.19-20. Métrique : upajāti. 99. Mariages selon le rite de (1) Brahmā (brāhma), (2) des divinités diurnes (daiva), (3) des sages antiques (ārṣa), (4) de Prajāpati (prājāpatya), (5) des divinités nocturnes (āsura), (6) des êtres célestes (gāndharva), (7) des démons nocturnes (rākṣasa), (8) des démons cannibales (paiśāca). Mānavadharmaśāstra 3.20-34. 100. Dans le Mahābhārata, Arjuna remporte la main de Draupadī, dans le Rāmāyaṇa, Rāma celle de Sītā. 101. Le Guō qù xiàn zài yīn guǒ jīng (過去現在因果經, T. 189) est la traduction chinoise d’une vie du Buddha – de sa naissance au don de la Bambouseraie (Jetavana) –, réalisée entre 435 et 443 ap. J.- C. par le bhikṣu indien Guṇabhadra (Qiúnàbátuóluó, 求那跋陀羅, 394-468), originaire du Magadha et qui s’établit en Chine du Sud au temps des Liú Sòng (劉宋, 420-479). 102. Dans son Histoire de Śākyamuni (Shì jiā pǔ juǎn, 釋迦譜卷, T. 2040), Sēngyòu (445-518) affirme que ce nom est en chinois Xuǎnyǒu (míng bátuóluóní hàn yán xuǎnyǒu, 名跋陀羅尼漢言選友, T. 2040, vol. 50, p. 19a11). Mais cette identification montre qu’en son temps Sēngyòu ne saisissait déjà plus le sens de cette transcription phonétique. Ce nom est souvent rendu par Bharani, mais il faudrait plutôt voir dans cette translittération Bhādhāraṇa, « qui porte la lumière », ce qu’assurément ce précepteur n’est pas. Dans le contexte de l’énonciation du syllabaire, il serait également tentant de restituer Bhādhāraṇī, « la formule magique lumineuse », mais ce serait peut-être aller trop loin. Quoi qu’il en soit ce nom dérive de bhṛ- ou de dhṛ-, « porter », « préserver ». En astronomie, les substantifs formés à partir de ces racines verbales désignent l’astre ou l’étoile. 103. Ces trois écritures sont les premières de la liste du Lalitavistara et du Mahāvastu. 104. Selon Lalitavistara 25.3, la doctrine (dharma) découverte par le Buddha ne peut être comprise avec des lettres (na ca punarayu śakya akṣarebhiḥ praviśatu). 105. HARGREAVES 1939, p. 13, fig. 9 ; KARETZKY 1992, p. 42 et p. 234, fig. 23. 106. Certains épisodes ont plus retenu l’attention des artistes que d’autres. Ainsi, des récits ont fait l’objet de figurations tardives alors que d’autres, qui avaient été sculptés dès les IIe-Ier s. av. J.- C., n’apparurent que tardivement dans la littérature bouddhique. Voir BAREAU 1974, p. 262. 107. T. 186, vol. 3, p. 498b8. Les Xiōngnú (en sanskrit Hūṇā) sont connus dans les sources chinoises depuis le IIIe s. av. J.-C. Il ne peut s’agir ici des Svetahūṇā ou Hephtalites, qui envahirent le Nord-Ouest de l’Inde à partir du Ve s. ap. J.-C., puisque Dharmarakṣa fit sa traduction en 308. 108. DUCŒUR 2010. 109. Voir BULTMANN 1961, p. 32, 326 et 328 ; BOVON 1991, p. 135 ; 1993, p. 261 ; BROWN 1993, p. 453, 482 et 522. 110. TARDIEU 1997, p. 27-28. 111. « Apud gymnosophistas Indiae quasi per manus huius opinionis auctoritas traditur quod Buddam principem dogmatis eorum a latere suo virgo generarit », Contre Jovinien 1.42.

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RÉSUMÉS

Au cours des dernières décennies, les recherches sur les biographies partielles ou complètes du Buddha et sur l’art bouddhique indien et centrasiatique ont permis de mieux comprendre la formation de la figure construite du fondateur du bouddhisme. Néanmoins, il reste à étudier chacun des épisodes les constituant et à restituer leur histoire rédactionnelle. La visite du jeune prince Siddhārtha Gautama à la salle d’écriture se prête d’autant plus à cette restitution historique qu’elle fut comparée à celle de Jésus enfant auprès du précepteur qui, selon les exégètes, aurait inspiré les biographes bouddhistes. L’étude comparée des différentes sources textuelles et des bas-reliefs montre au contraire que cet épisode bouddhique fut rédigé dans sa forme développée dès la première moitié du IIe s. ap. J.-C.

In the course of the last decades, research on partial or complete biographies of the Buddha and on Indian and Central Asian Buddhist art have permitted a better understanding of how the figure of the founder of Buddhism was constructed. Nevertheless, it is still necessary to study each of the episodes which make them up and to re-establish their redaction history. The visit of the young Prince Siddhārtha Gautama to the scriptorium lends itself all the more readily to historical reconstruction in so far as it has been compared to that of the child Jesus to the schoolmaster which, according to exegetes, inspired Buddhist biographers. A comparative study of different textual sources and of bas-reliefs shows that on the contrary this Buddhist episode was already recorded in its fully fledged form from the first half of the second century A.D.

AUTEUR

GUILLAUME DUCŒUR Université de Strasbourg [email protected]

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La première traduction coréenne du Sūtra du Lotus (1463) The first Korean Translation of the Lotus Sūtra (1463)

Kyong-Kon Kim

1 Rares sont des textes religieux qui portent le nom d’une fleur, et le texte bouddhique connu sous le titre abrégé « Le Sūtra du Lotus » en fait partie. Or, ce dernier a souvent été considéré comme l’un des sūtra les plus répandus et les plus lus. Plus précisément, le Miaofalianhuajing 妙法蓮華經 (Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, T 262, vol. 9), traduction chinoise réalisée sous la direction du moine centrasiatique Kumārajīva (344-413) en 406 à partir d’une version sanskrite du Saddharmapuṇḍarīkasūtra (Sūtra du lotus blanc de la vraie doctrine), a rencontré un succès incontestable auprès des lecteurs bouddhistes asiatiques, notamment grâce à sa qualité littéraire, à travers laquelle l’enseignement du Sūtra du Lotus fut exposé dans une beauté stylistique à la fois remarquable et accessible1.

2 Bien qu’il n’y ait guère d’informations sur le texte original indien du Saddharmapuṇḍarīkasūtra en raison de l’absence des matériaux textuels, nous savons qu’en Chine, le Miaofalianhuajing fut le texte fondateur de l’école Tiantai 天台 (Terrasse céleste), la première des écoles bouddhiques spécifiquement chinoises fondée à la fin du VIe siècle, et qu’il demeura durant les siècles suivants l’un des textes bouddhiques les plus appréciés et les plus révérés. Au Japon, le Miaofalianhuajing (jap. Myōhō renge-kyō), transmis dès la fin du VIe siècle, occupa la place centrale non seulement dans l’école Tendai (chin. Tiantai) instaurée par Saichō (767-822), une des deux écoles principales de l’époque de Heian (794-1185), mais aussi dans l’école Nichiren – en référence au nom de son fondateur Nichiren (1222-1282) issu de l’école Tendai –, qui fut une des quatre écoles principales durant la période de Kamakura (1185/1192-1333). Le Myōhō renge-kyō demeure aujourd’hui encore l’un des sūtra les plus estimés par les bouddhistes japonais, au point d’être considéré comme « une composante essentielle de la culture japonaise »2.

3 Dans le bouddhisme coréen contemporain, qui se caractérise généralement par la notion de tongbulgyo 統佛敎3 (bouddhisme œcuménique) ou de hwaŏmsŏn 華嚴禪4

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(pratique de méditation basée sur l’étude du Hwaŏmgyŏng), le Myobŏp yŏnhwa’gyŏng (chin. Miaofalianhuajing) figure parmi les quatre sūtra les plus importants avec le Hwaŏmgyŏng (chin. Huayanjing, skt. Avataṃsakasūtra, Sūtra de l’ornementation fleurie), le Gūmgang’gyŏng (chin. Jingangjing, skt. Vajracchedikāprajñāpāramitāsūtra, Sūtra du diamant trancheur de la perfection de sagesse) et le Nūng’ga’gyŏng (chin. Lengqiejing, skt. Laṅkāvatārasūtra, Sūtra de l’entrée à Laṅka)5. C’était vraisemblablement déjà le cas durant la dynastie Chosŏn (1392-1910), car le Myobŏp yŏnhwa’gyŏng faisait partie des sūtra les plus imprimés dans la péninsule coréenne entre 1236 et 1876, avec ses cent six différentes impressions6. En outre, après la création du hunmin jŏng’ūm (phonie correcte pour l’instruction du peuple) en 1446, le Miaofalianhuajing de Kumārajīva fut sélectionné trois fois – en 1447, en 1459 et en 1463 –, afin d’être traduit en cette écriture coréenne prémoderne. Parmi ces trois versions, celle de l’année 1463 mérite une attention particulière, car ce Myobŏb ryŏnhhwa’gyŏng 妙法蓮華經 (=MBRHG), appelé conventionnellement Bŏphwa’gyŏng ŏnhae (Traduction du Sūtra de fleur de la loi), demeure la première traduction intégrale du Miaofalianjuajing en langue coréenne. Par ailleurs, le MBRHG comprend également une traduction coréenne complète du Miaofalianhuajing yaojie 妙法蓮華經要解7 (Compendium du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, SZ 602, vol. 30) de Jiehuan 戒環 (?-1129?), moine chinois de l’école Chan. Ce dernier document, quasi inconnu sur le continent chinois et dans l’archipel japonais, est devenu le commentaire par excellence du Miaofalianhuajing dans la péninsule coréenne durant la dynastie Chosŏn : parmi les cent six versions imprimées du Miaofalianhuajing, nous pouvons constater qu’au moins cinquante versions contiennent le commentaire de Jiehuan.

4 À l’heure actuelle, aucune étude n’a été menée sur le MBRHG en dehors de la Corée, tandis qu’au pays du Matin calme, les recherches ont porté essentiellement sur trois domaines. D’abord, l’étude bibliographique a permis de rétablir une chronologie des trois traductions coréennes du Miaofalianhuajing de Kumārajīva, ainsi que celle de diverses éditions postérieures réalisées sur la base de la xylographie du MBRHG8. Puis, grâce à la recherche linguistique, il a été démontré que seul le MBRHG contient une traduction intégrale du Miaofalianhuajing, les deux traductions précédentes restant partielles ou sélectives, et que le style littéraire du MBRHG est plutôt littéral, c’est-à- dire soucieux d’offrir une traduction plus précise et exacte que la traduction de 1447 pouvant être considérée comme plus indigène et libérale9. Enfin, observant la quantité imposante de la première traduction du Miaofalianhuajing insérée dans l’ouvrage Syŏgbo ssangjyŏl (Biographie de Śākyamuni en prose, 21 vol., 1447) – neuf volume sur vingt et un –, et celle de la deuxième insérée dans l’ouvrage Wŏlin syŏgbo (composé du Wŏlin chŏnkang jigok [Chant de la lune brillant sur les mille rivières, 1449] et du Syŏgbo ssangjyŏl, 19 vol., 1459) – neuf volumes sur dix-neuf –, ainsi que l’importance du MBRHG, le deuxième ouvrage publié après le Nūngga’gyŏng (skt. Laṅkāvatārasūtra) par le Gan’gyŏng do’gam (Institut pour la publication des sūtra), les bouddhologues en ont déduit que les trois traductions coréennes du Miaofalianhuajing furent probablement réalisées sur la base de la notion du gyopan (chin. jiaopan, classification critique des doctrines) de l’école Chŏntae (chin. Tiantai) considérant le Sūtra du Lotus comme le texte suprême sur le plan doctrinal. Ces mêmes chercheurs ont également supposé que le Miaofalianhuajing yaojie, le commentaire de Jiehuan, moine chinois de l’école Chan de la période des Song (960-1279), aurait été intégré dans le MBRHG en raison de son point de vue doctrinal qui s’accordait avec le courant principal de pensée des bouddhistes coréens du début de la dynastie Chosŏn10.

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5 Néanmoins, aucun bouddhologue ne s’est intéressé à la question de la réception- évolution linguistique des termes techniques bouddhiques dans le MBRHG, et peu sont ceux qui ont consacré leur recherche à l’identification des éléments communs entre le point de vue de Jiehuan, exposé dans le Miaofalianhuajing yaojie, et la vision bouddhique des Coréens du XVe siècle11. Il s’avère donc intéressant d’interroger ces diverses sources afin de mieux saisir comment les termes techniques bouddhiques indiens, traduits en chinois dans le Miaofalianhuajing, ont été réceptionnés dans cette langue coréenne prémoderne et d’identifier ainsi les particularités doctrinales du Miaofalianhuajing yaojie de Jiehuan qui ont permis à ce dernier d’être intégré dans le MBRHG. Dans cet article, nous nous consacrerons principalement au volume I du MBRHG contenant les chapitres I et II, qui est considéré comme le noyau du Sūtra du Lotus, et dans lequel se trouvent des explications précieuses de Jiehuan. Ainsi, il sera possible par l’étude de ce document inédit qui exprime quelques aspects essentiels de la pensée bouddhique coréenne, de (ré)évaluer sa portée religieuse dans l’histoire plus générale du bouddhisme coréen.

Le Sūtra du Lotus dans les contextes indien, chinois et coréen

Le Saddharmapuṇḍarīkasūtra dans le saṃgha indien12

6 Le MBRHG de l’année 1463 est une traduction du Miaofalianhuajing, qui est lui-même un texte traduit à partir d’une version sanskrite du Saddharmapuṇḍarīkasūtra rédigé au sein du saṃgha (pāl. saṅgha, communauté bouddhique) indien dont l’origine remonte au Buddha (l’Éveillé) Śākyamuni (l’ascète [ayant fait vœu de silence du clan] des Śākya), personnage historique mais dont la figure de fondateur a été construite au cours des siècles par ses fidèles selon les enjeux doctrinaux et les nécessités qui se sont imposés à eux. L’essentiel de l’enseignement du Buddha Śākyamuni, qui promulgua son dharma (pāl. dhamma, doctrine) approximativement au Ve siècle av. J.-C. et principalement dans le bassin moyen du Gange, aurait reposé sur les quatre nobles vérités (skt. caturāryasatya, pāl. cattāro ariyasaccāni) et la loi de la production conditionnée (skt. pratītyasamutpāda, pāl. paṭiccasamuppāda) : une voie de salut différente de celle du sacrifice rituel des brāhmaṇa et de celles enseignées par d’autres courants śramaṇiques tels que les jaïna, les ājīvika, les matérialistes, les sceptiques, etc.

7 Le saṃgha indien, qui connut déjà au temps du Buddha des divergences doctrinales et disciplinaires, fut marqué par un schisme au concile (skt. saṃgīti, pāl. saṅgīti, récitation en chœur) de Pāṭaliputra dont la date demeure incertaine. En raison du désaccord sur l’arhattva (état d’arhant) ou sur les nouvelles règles disciplinaires, le saṃgha se divisa en deux grandes parties : les réformateurs de l’arhattva majoritaires, nommés de ce fait Mahāsāṃghika (ceux de la grande assemblée), et les moines opposants minoritaires de tendance rigoriste et fidèles à l’antique rigueur, les Sthaviravādin (ceux qui professent [la doctrine] des Anciens). Puis, durant les siècles suivants, des divisions internes se produisirent au sein de ces deux courants et donnèrent progressivement naissance à une vingtaine d’écoles (skt. nikāya, pāl. ācariyavāda) qui élaborèrent chacune leur propre canon, le tripiṭaka (pāl. tipiṭaka, trois corbeilles).

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8 Vers le IIe siècle av. J.-C., au sein des écoles des Mahāsāṃghika, émergea lentement une nouvelle forme de pratique bouddhique influencée par le florissant courant de la bhakti (dévotion envers une divinité). Nommée d’abord bodhisattvayāna (véhicule de l’être en marche vers l’Éveil), cette nouvelle doctrine bouddhique prendra ensuite l’appellation de mahāyāna (grand véhicule). Cette évolution fut accompagnée par un mouvement laïc, qui mit en avant la vénération des stūpa (reliquaires) du Buddha, et qui s’opposa aux excès du monachisme aristocratique et de la scolastique abhidharmique. Ainsi, ces laïcs prônaient-ils une autre voie de salut que celle de l’arhattva suivie par les bhikṣu et les bhikṣunī. Cette réforme bouddhique, qui redéfinit la nature même du Buddha et des bodhisattva, en faisant une large place à la notion de śūnyatā (vacuité), eut pour conséquence d’ouvrir la pratique religieuse à un plus grand nombre de personnes, d’accorder un rôle plus important aux laïcs et d’étendre à tous les êtres la possibilité d’atteindre la délivrance.

9 Ce mouvement mahāyānique s’accompagna également de la rédaction de nouveaux sūtra, appelés souvent vaipulyasūtra (sūtra développés) en raison de leur forme étendue et rédigés en sanskrit – langue sacrée de l’Inde védique et brāhmaṇique dont le bouddhisme ancien avait refusé l’usage –, dans l’intention d’affirmer sa nouvelle doctrine et de supplanter ainsi l’enseignement des tripiṭaka. Les rédacteurs mahāyānistes présentèrent leurs sūtra comme des paroles authentiques du Buddha, qui professaient un enseignement ésotérique réservé seulement aux êtres susceptibles de le comprendre, et qui révélaient l’accessibilité pour tous à la bouddhéité. Néanmoins, ce nouveau courant bouddhique ne rejeta ni le śrāvakayāna (véhicule de l’auditeur) ni le pratyekabuddhayāna (véhicule des buddha solitaires). Il se présenta plutôt comme l’accomplissement de ces deux véhicules et s’autoproclama, de ce fait, ekayāna, c’est-à- dire véhicule unique. Le corpus essentiel des textes mahāyāniques, tels que le Prajñāpāramitāsūtra (Sūtra de la perfection de sagesse), le Saddharmapuṇḍarīkasūtra, l’ Avataṃsakasūtra (Sūtra de l’ornementation fleurie), le Sukhāvatīvyūhasūtra (Sūtra du développement sur l’heureuse [terre]), le Suvarṇaprabhāsa ( Éclat d’or), le Vimalakīrtinirdeśasūtra (Sūtra de l’enseignement de Vimalakīrti), etc., fut achevé vers le IIe siècle ap. J.-C. Le texte original du Saddharmapuṇḍarīkasūtra, qui serait conservé dans les vingt premiers chapitres sur les vingt-sept du texte fixé, aurait été composé en plusieurs étapes, entre le Ier siècle av. J.-C. et le milieu du Ier siècle ap. J.-C., initialement en prakṛt puis réécrit ultérieurement en un sanskrit hybride par un travail de transposition de ces bouddhistes mahāyānistes13.

10 Le Saddharmapuṇḍarīkasūtra qui porte sur le saddharma (vraie doctrine) – il s’agit vraisemblablement de la doctrine de l’ekayāna, de l’accessibilité universelle à la bouddhéité et de l’existence éternelle du Tathāgata (Ainsi-venu/allé) – fut l’objet de réflexions de la part des générations suivantes de bouddhistes indiens, notamment ceux ayant appartenu aux deux grandes écoles mahāyāniques. Nāgārjuna (IIe-IIIe s. ap. J.-C.), fondateur de l’école Madhyamaka (voie moyenne), cita ce sūtra une trentaine de fois dans son ouvrage Traité de la grande vertu de sagesse, commentaire monumental du Mahāprajñāpāramitāsūtra, qui n’existe plus que dans sa version chinoise intitulée le Dazhidulun (T 1509, vol. 25, skt. Mahāprajñāpāramitopadeśa). Il aurait également rédigé un Saddharmapuṇḍarīkaśāstra (Traité du Sūtra du lotus de la vraie doctrine ; chin. Fahualun, Traité [du Sūtra] de fleur de la loi), mais ce dernier n’est pas parvenu jusqu’à nos jours. Vasubandhu (320-400 ?) de l’école des Vijñānavādin (ceux qui professent [la doctrine de] la conscience) ou Yogācārin (ceux qui pratiquent le yoga) composa un commentaire

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du Saddharmapuṇḍarīkasūtra en deux volumes, conservé grâce à deux versions chinoises intitulées le Miaofalianhuajing youpotishe (Traité du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, T 1519 et 1520, vol. 26), dont le titre original sanskrit aurait dû être le Saddharmapuṇḍarīkopadeśa. C’est le seul commentaire indien du Saddharmapuṇḍarīkasūtra transmis jusqu’à nos jours, dont l’influence sur les commentaires chinois du même sūtra de générations suivantes fut considérable14. Quant aux versions sanskrites du Saddharmapuṇḍarīkasūtra des premiers siècles de l’ère chrétienne, elles ont disparu en Inde. Néanmoins, depuis le XIXe siècle, pas moins de trente-six versions sanskrites du Saddharmapuṇḍarīkasūtra ont été retrouvées au Népal, à Gilgit au Kaśmīr et à Bāmiyān en Afghanistan, dont les plus anciennes datent au plus tôt du VIe siècle ap. J.-C. Par conséquent, nous ne pouvons plus guère savoir à quoi ressemblait le Urtext du Saddharmapuṇḍarīkasūtra, à l’exception de son titre sanskrit et de son existence avérée avant 286 ap. J.-C., date à laquelle Dharmarakṣa réalisa sa traduction chinoise intitulée le Zhengfahuajing 正法華經 (Sūtra de fleur de la loi juste, T 263, vol. 9).

Le Fahuajing dans le bouddhisme chinois15

11 Le bouddhisme, qui se propagea en dehors du subcontinent indien dès l’époque d’Aśoka (règ. 268-232 av. J.-C.), fut introduit en Chine probablement, au plus tard, au Ier siècle ap. J.-C. par des moines qui empruntèrent des voies commerciales. Dès lors, cette religion étrangère nouvellement implantée fut perçue comme un dérivé du taoïsme en raison des similitudes apparentes des pratiques méditatives et de certains concepts. Les premiers bouddhistes chinois convertis réclamèrent alors la traduction d’ouvrages bouddhiques présentant des exercices mentaux et respiratoires. Ainsi, AN Shigao, prince parthe arrivé à Luoyang en 148, ouvrit-il l’ère de la traduction des textes bouddhiques en chinois. Cependant, durant cette période d’introduction du bouddhisme en Chine (Ier-IIIe s. ap. J.-C.), les traducteurs durent emprunter au taoïsme son vocabulaire en raison d’un manque de références linguistiques dû en grande partie aux différences culturelles et épistémologiques. Le Zhengfahuajing, la plus ancienne traduction connue du Sūtra du Lotus, réalisée en 286 sous la direction de Dharmarakṣa, en est un exemple.

12 Avec la conversion de l’élite chinoise au cours des siècles suivants (IVe-VIe s. ap. J.-C.), de nouvelles traductions des textes bouddhiques indiens, libérées de toute teinte taoïste, furent exigées. Au début du Ve siècle, le travail de traduction marqua un progrès important grâce à la collaboration entre des érudits indiens ou centrasiatiques connaissant le sanskrit et le chinois et des lettrés chinois. Ainsi virent le jour les grandes traductions réalisées sous la direction de Kumārajīva (344-413), dont celle du Saddharmapuṇḍarīkasūtra intitulée le Miaofalianhuajing ( Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, T 262, vol. 9) en 406. Désormais, ce dernier demeurera une œuvre incontournable dans l’histoire du bouddhisme chinois, voire extrême-oriental. En outre, une autre traduction sous le titre du Tianpin miaofalianhuajing 添品妙法蓮華經 (Complément du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, T 264, vol. 9), réalisée deux cents ans plus tard, en 601, par Jñānagupta et Dharmagupta, s’appuya entièrement sur la version de Kumārajīva. Les trois traductions chinoises du Sūtra du Lotus, conservées jusqu’à nos jours, furent ainsi terminées avant le début du VIIe siècle. Par ailleurs, les recherches récentes sur les manuscrits sanskrits retrouvés ont permis d’estimer que si

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Dharmarakṣa avait probablement effectué sa traduction à partir d’une des versions centrasiatiques, Kumārajīva, quant à lui, aurait réalisé la sienne en prenant comme texte de départ l’une des versions népalaises16.

13 Grâce à ces nouvelles traductions des sūtra et des ouvrages abhidharmiques issus des deux grandes écoles mahāyāniques, le Madhyamaka et le Vijñānavāda-Yogācāra, le bouddhisme put prendre son essor en Chine et devenir une religion autonome. Les bouddhistes chinois commencèrent alors à s’approprier les doctrines bouddhiques indiennes et à élaborer des traités originaux. Les deux disciples de Kumārajīva, Daosheng (355-434) et Huiguan (424-453), rédigèrent ainsi chacun un commentaire du Sūtra du Lotus, intitulé respectivement le Miaofalianhuajingshu (Traité du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, SZ 577, vol. 27) et le Fahuajing zongyaoxu (Préface du Compendium du Sūtra de fleur de la loi, T 2145, vol. 55). Le commentaire de Fayun (467-529), le Fahuajing yiji ( Sens du Sūtra de fleur de la loi, T 1715, vol. 33), qui résuma les messages fondamentaux du Sūtra du Lotus par l’intermédiaire des notions de « kaisan xianyi kaijin xianyuan » (ouvrant les trois, faire apparaître le un ; ouvrant le proche, faire apparaître le loin), et qui exerça une influence considérable sur les ouvrages du fondateur réclamé de l’école Tiantai, Zhiyi (531-597), date également de cette période.

14 Durant les dynasties des Sui (581-618) et des Tang (618-907), l’apogée du bouddhisme en Chine, une sinisation ou réinterprétation du bouddhisme indien sur la base de la pensée chinoise, notamment confucéenne et taoïque, fut entreprise. Quant au travail de traduction, son niveau s’éleva à un haut degré de perfection. Dès lors, différentes écoles bouddhiques chinoises furent fondées et affirmèrent leur légitimité par leur interprétation de la doctrine et par la lignée de leurs patriarches. L’école Tiantai17 – toponyme du mont où Zhiyi enseigna –, qui vit le jour à la fin du VIe siècle, fut la première des écoles bouddhiques spécifiquement chinoises à revendiquer comme texte fondateur le Sūtra du Lotus. Zhiyi, qui systématisa les doctrines de l’école, composa un grand nombre d’ouvrages, dont trois furent considérés comme les plus importants : le Miaofalianhuajing wenju (Explication textuelle du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, 20 vol., 587 ; T 1718, vol. 34), le Miaofalianhuajing xuanyi (Sens profond du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, 20 vol., 593 ; T 1716, vol. 33) et le Mohe zhiguan (Grandes concentration et contemplation, 20 vol., 594 ; T 1911, vol. 46). Il élabora un système herméneutique appliquant la notion de fangbian (skt. upāyakauśalya, expédients salvifiques), exposée dans le Sūtra du Lotus, au jiaopan (classification critique des doctrines) : en considérant l’enseignement de tous les sūtra comme vérité adaptée aux capacités des auditeurs selon les différentes périodes de prédication du Buddha – le wushibajiao (huit doctrines [révélées] en cinq périodes) –, l’enseignement du Sūtra du Lotus fut placé en tant qu’aboutissement de tout enseignement du Buddha. L’école Tiantai devint pendant cette période une des écoles les plus populaires en Chine, et son texte fondateur, le Sūtra du Lotus, exerça une influence considérable sur toutes les écoles bouddhiques chinoises. Par exemple, Jizang (549-623) de l’école Sanlun (Trois traités) fondée sur l’abhidharma de Nāgārjuna et d’Āryadeva, rédigea à son tour des commentaires sur le Sūtra du Lotus : le Fahua xuanlun (Discours profond sur [le Sūtra de] fleur de la loi, T 1720, vol. 34), le Fahua yishu (Commentaire sur [le Sūtra de] fleur de la loi, T 1721, vol. 34) et le Fahua youyi ( Quelques pensées sur [le Sūtra de] fleur de la loi, T 1722, vol. 34). Guiji (632-682), disciple de Xuanzang (602-664), grand traducteur et fondateur de l’école Faxiang (Caractéristiques de la loi) apparentée au Vijñānavāda-Yogācāra indien, écrivit pour sa part le Miaofalianhuajing xuanzan (Éloge du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, T

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1723, vol. 34). Ceci montre combien le Sūtra du Lotus joua un rôle considérable dans le bouddhisme chinois au-delà même de l’école Tiantai18.

15 Après des siècles de prospérité, durant lesquels les confucéens n’hésitèrent pas à manifester leur hostilité envers un saṃgha qu’ils dénoncèrent comme étant trop puissant économiquement et marqué par l’opulence et le goût du luxe, la dernière et la plus importante proscription de 845 amorça le début d’une longue période de déclin du bouddhisme en Chine. En même temps, cette circonstance ouvrit le saṃgha chinois à un temps d’évolution marquée par un syncrétisme ou œcuménisme ad intra et ad extra. À l’intérieur du saṃgha, s’opéra une sorte de fusion entre les quatre principales écoles bouddhiques : sur le plan exégétique, l’école Tiantai et l’école Huayan, et sur le plan pratique, les méthodes méditatives de l’école Chan et la pratique commémorative envers le Buddha Emituo (skt. Amitābha/Amitāyus, Lumière/Vie infinie) – nianfo – et de multiples bodhisattva de l’école Jingtu (Terre pure). Progressivement, les écoles scolastiques s’effacèrent, tandis que les pratiques de Chan et celles de Jingtu se maintinrent et se rapprochèrent au cours des siècles suivants. Vers l’extérieur du saṃgha, une tendance syncrétique se manifesta afin de contrecarrer les attaques des néoconfucéens. Des moines lettrés s’efforcèrent de trouver des éléments communs entre le bouddhisme et le confucianisme et de concilier les trois doctrines, notamment le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme. Jiehuan (?-1129?) de l’école Chan, l’auteur du Miaofalianhuajing yaojie (Compendium du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, 7 vol., 1126 ; SZ 602, vol. 30) intégré dans le MBRHG coréen de l’année 1463, vécut justement à la période des Song (960-1279), durant laquelle les tendances syncrétiques et œcuméniques du saṃgha se généralisa. Séjournant au temple Wenling kaiyuanliansi de la branche Huanglong de l’école Linji, Jiehuan rédigea également deux autres ouvrages : le Lengyanjing yaojie (Compendium du Śūraṃgamasūtra, 1128 ; SZ 270, vol. 11) et le Huayanjing yaojie (Compendium d’Avataṃsakasūtra, 1129 ; SZ 238, vol. 8).

Le Bŏphwa’gyŏng dans la péninsule coréenne19

16 De Chine, le bouddhisme se répandit dans la péninsule coréenne durant la période des Trois Royaumes coréens et fut assez rapidement reconnu officiellement dans chacun des trois royaumes. Il devint religion d’État, à la fin du IVe siècle, aux royaumes de Koguryŏ (37 av. J.-C.-668 ap. J.-C.) et de Baegje (18 av. J.-C.-660 ap. J.-C.), et fut officiellement reconnu au royaume de Silla (57 av. J.-C.-668 ap. J.-C.) en 534. Deux raisons ont été avancées quant à ces reconnaissances et à cette implantation. Il est probable que les dirigeants des Trois Royaumes aient adopté le bouddhisme pour des raisons d’intérêts politiques externes et internes afin, d’une part, d’entretenir de bonnes relations diplomatiques avec son puissant voisin chinois, et d’autre part, de maintenir une cohésion sociale, c’est-à-dire unifier et centraliser le peuple sur un plan idéologique. Les peuples des Trois Royaumes semblent avoir aisément adopté cette nouvelle religion en raison des points communs avec le chamanisme, croyance prédominante dans la péninsule d’alors. En ce qui concerne le Sūtra du Lotus, seuls quelques documents étrangers permettent de supposer son introduction dans la péninsule durant cette période. Selon le document japonais Shōtoku taishi denryaku (Relation du prince Shōtoku), le prince japonais Shōtoku (574-622), l’auteur du Hokke gi- sho (Commentaire [du Sūtra] de fleur de la loi, T 2187, vol. 56), aurait discuté sur le Sūtra du Lotus avec son maître Haeja venu du royaume de Koguryŏ. Deux documents chinois, le Song gaosengchuan (Relation des moines de la dynastie des Song, 998 ; T 2061, vol. 50) et le

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Fozutongji (Chronique des patriarches bouddhistes, 1269 ; T 2035, vol. 49), indiquent qu’un moine de Baegje nommé Hyŏn’gwang, après avoir étudié le Sūtra du Lotus auprès de Huisi (515-577), le deuxième patriarche de l’école Tiantai chinoise, serait retourné dans son pays, et que Yŏn’gwang, moine venu du royaume de Silla, serait devenu disciple de Zhiyi, le troisième patriarche et fondateur réclamé de l’école Tiantai. De ce fait, il est fort possible que le Sūtra du Lotus ait été introduit et étudié dans la péninsule coréenne durant la période des Trois Royaumes.

17 En 668, le royaume Silla parvint à conquérir les deux autres royaumes, et une nouvelle période nommée Silla Unifié (668-918) commença. Ce fut aussi l’âge d’or du bouddhisme coréen, durant lequel ce dernier devait jouer un rôle tutélaire du pays vis-à-vis des invasions étrangères par le biais de divers rituels. Parallèlement, des doctrines bouddhiques se systématisèrent dans cinq écoles scolastiques : l’école Gyeyul (Disciplines), l’école Yŏlban (Extinction), l’école Bŏpsang (Caractéristique de la loi), l’école Hwaŏm (Ornementation fleurie) et l’école Bŏpsŏng (Nature de la loi). L’école Hwaŏm, fondée par Ūisang (625-702) et basée sur le Hwaŏmgyŏng (chin. Huayanjing) soulignant la notion de l’interdépendance et de l’interpénétration de tous les êtres ainsi que le concept de yŏraejang (chin. rulaicang, skt. tathāgatagarbha, embryon de l’Ainsi- venu/allé), fut appréciée par la noblesse et devint l’école la plus répandue dans le royaume. Dès cette époque, l’étude du Hwaŏmgyŏng prit une place centrale dans la scolastique bouddhique. L’esprit de synthèse et d’unification harmonieuse de différentes écoles bouddhiques, la pensée de hwajaeng 和諍 (harmonisation des éléments conflictuels) de Wŏnhyo (617-686), le fondateur de l’école Bŏpsŏng, la seule école bouddhique spécifiquement coréenne parmi les cinq, restera dès lors l’idée axiale du bouddhisme coréen. Egalement, l’école Chan (cor. Sŏn) put-elle s’introduire dès la deuxième moitié du VIIe siècle et se propagea, entre le IXe et le Xe siècle ap. J.-C., dans toute la péninsule. Du fait que la majorité des maîtres Sŏn coréens étaient des disciples du maître chinois Mazu Daoyi (709-788), dans la lignée du sixième patriarche de l’école Chan chinoise, Huineng (638-713), les écoles Sŏn, connues sous la dénomination collective de Gusan sŏnmun (portes de méditation de neuf montagnes), s’inscrivirent dans le courant de pensée de la primauté de l’expérience d’Éveil directe et subite sur l’étude scolastique. En outre, les différentes approches vers l’Éveil, proposées par les deux grands courants bouddhiques – le gyojong (école scolastique) et le sŏnjong (école méditative), appelés collectivement Ogyogusan (cinq doctrines et neuf montagnes) –, furent d’une certaine manière à l’origine des conflits et des divisions entre les écoles bouddhiques que subira le saṃgha coréen à l’avenir, surtout durant la dynastie Koryŏ (918-1392). Par ailleurs, il est à noter qu’à cette époque, la doctrine de l’école Tiantai chinoise ne donna naissance à aucune école bouddhique coréenne, même s’il est attesté que sept auteurs rédigèrent environ treize ouvrages sur le Sūtra du Lotus, dont deux sont conservés : le Bŏphwa jong’yo (Compendium [du Sūtra] de fleur de la loi, T 1725, vol. 34) de Wŏnhyo (617-686) et le volume I du Bŏphwa’gyŏng nonsulgi (Traité du Sūtra de fleur de la loi, Z série 1, vol. 95, fascicule 4) de Ūijŏk (?-?). Le fait que Wŏnhyo, le moine le plus important de cette période, rédigea des ouvrages sur le Sūtra du Lotus, peut non seulement prouver la présence du Sūtra du Lotus dans le royaume de Silla Unifié mais aussi permettre d’estimer la place que le même sūtra aurait pu occuper au sein du saṃgha coréen.

18 Durant la dynastie Koryŏ (918-1392), le bouddhisme demeura religion d’État assurant pleinement son rôle tutélaire du pays en proie à plusieurs invasions étrangères

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importantes. Dans l’espoir d’obtenir la bénédiction et la protection du Buddha, le pouvoir royal fit construire des temples selon les règles géomantiques. Pour la même raison, l’édition xylographique de l’immense Canon bouddhique fut réalisée à deux reprises : la première entre 1019 et 1087, et la deuxième entre 1236 et 1251. Sous protectorat royal, le bouddhisme de Koryŏ poursuivit également son indigénisation dans l’esprit de synthèse et d’unité qu’avait propagé Wŏnhyo du royaume de Silla Unifié. Par exemple, Ūichŏn (1055-1101), le fondateur de l’école coréenne Chŏntae (chin. Tiantai), témoigna d’un réel souci d’harmonie entre les écoles bouddhiques et tenta de mettre un terme à la rivalité entre le gyojong (école scolastique) et le sŏnjong (école méditative connue sous le nom de Jogye), tout en accordant une préférence à l’étude scolastique. Même si la volonté de Ūichŏn ne put aboutir à cause de son décès prématuré, l’école Chŏntae prospéra jusqu’à la fin de la dynastie Koryŏ. Une centaine d’années plus tard, Chinul (1158-1210) reprit l’initiative d’unifier les différentes écoles bouddhiques dans un esprit d’harmonisation. Principalement, il mit en avant la pratique du ganhwasŏn (chin. jianhuachan, méditation par la contemplation de hwadu [chin. huatou, mot-clef d’un gongan]) comme méthode suprême vers l’Éveil tout en proposant d’autres chemins selon les facultés de chacun : la voie graduelle qui débute par l’étude scolastique du Hwaŏmgyŏng pour les pratiquants munis de facultés moyennes, ou la voie du yŏmbul (chin. nianfo) pour les pratiquants aux facultés moindres. Cette pluralité de pratiques vers l’Éveil, initiée par Chinul, s’imposa progressivement comme modèle dans le bouddhisme coréen. De plus, Chinul essaya de mettre en œuvre son enseignement par le biais du mouvement du Jŏnghye gyŏlsa (Assemblée [pour la pratique] de concentration et sagesse). Dans la même période, Yose (1163-1245), le deuxième patriarche de l’école Chŏntae, fonda le Baegryŏn gyŏlsa (Assemblée du lotus blanc) et visa à renouveler et à approfondir la spiritualité du peuple bouddhiste en s’appuyant sur l’enseignement du Sūtra du Lotus, la foi en la renaissance dans la Terre pure et la pratique de ji’gwan (chin. zhiguan, concentration et contemplation). Dès cette époque, le mouvement du Baegryŏn gyŏlsa de l’école Chŏntae s’ouvrit au peuple, tandis que le mouvement du Jŏnghye gyŏlsa de Chinul fut réservé plutôt au milieu élitiste. Par ailleurs, les recherches sur l’ouvrage de Chegwan (?-970), le Chŏntae sa’gyo’ūi (Disposition des quatre doctrines de la Terrasse céleste, T 1931, vol. 46)20, nous amènent à penser que la doctrine de l’école Tiantai chinoise fut déjà étudiée dans la péninsule coréenne avant même la fondation de l’école Chŏntae par Ū ichŏn en 1097. Néanmoins, ce bouddhisme, protégé par le pouvoir royal, suscita de nombreuses critiques de la part des lettrés néoconfucéens qui décrièrent les excès de rituels et la vie opulente des moines ainsi que leur implication de plus en plus croissante dans la vie politique.

19 L’avènement de la nouvelle dynastie Chosŏn (1392-1910) adoptant le néoconfucianisme comme principe de gouvernement marqua donc pour le bouddhisme coréen le début d’une longue période d’oppression et de restriction. Par exemple, le roi Sejong, le plus brillant de toute histoire de Corée qui régna de 1418 à 1450, prit des mesures drastiques contre le saṃgha : seuls trente-six monastères furent autorisés dans le pays ; la construction de nouveaux monastères fut interdite ; une réforme du clergé bouddhique fut mise en place permettant le contrôle de la majeure partie des terres du saṃgha par l’État, etc. Pourtant, ce fut le même roi qui délégua au prince Suyang’gun, le futur roi Sejo, la direction de l’édition de l’ouvrage Syŏgbo ssangjyŏl (Biographie de Śākyamuni en prose, 21 vol., 1447), l’un des premiers ouvrages publiés en hunmin jŏngūm (phonie correcte pour l’instruction du peuple)21, l’écriture coréenne prémoderne promulguée

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en 1446. La toute première traduction coréenne du Miaofalianhuajing de Kumārajīva y occupa les volumes XIII à XXI. Il s’agissait alors d’une traduction sélective des parties soit en prose soit en vers de chacun des chapitres du Miaofalianhuajing accompagnée d’un bref commentaire explicatif des termes bouddhiques. Sous le règne du roi Sejo (1456-1468), le bouddhisme vécut un moment de revitalisation. En essayant de protéger et de répandre le bouddhisme, le roi Sejo voulut non seulement instruire davantage le peuple bouddhiste, mais aussi consolider son pouvoir politique grâce au soutien des nombreux bouddhistes et ainsi affaiblir ses opposants, les lettrés néoconfucéens. Le roi Sejo ordonna alors la traduction et la publication d’un grand nombre de textes bouddhiques, afin de présenter la vie du Buddha et de familiariser le peuple avec le tripiṭaka22. Ainsi, fut publié l’ouvrage intitulé le Wŏlin syŏgbo, composé du Wŏlin chŏnkang jigok (Chant de la lune brillant sur les mille rivières, 1449) et du Syŏgbo ssangjyŏl, en 1459 en dix-neuf volumes, parmi lesquels la nouvelle et deuxième traduction coréenne du Miaofalianhuajing fut insérée dans les volumes XI à XIX. Il s’agissait encore d’une traduction sélective des parties les plus longues entre prose et vers de chacun des chapitres du Miaofalianhuajing, accompagnée d’un commentaire plus complet. Deux ans plus tard, en 1461, sur ordre du même roi, le Gan’gyŏng dogam (Institut pour la publication des sūtra) ouvrit ses portes au sein du temple Wŏn’gaksa à Séoul et publia divers sūtra traduits en hunmin jŏngūm. Le MBRHG, la première traduction coréenne intégrale du Miaofalianhuajing, fut ainsi publié en 1463, en tant que deuxième sūtra après le Nūng’ga’gyŏng (skt. Laṅkāvatārasūtra), contenant le Miaofalianhuajing yaojie de Jiehuan (?-1129?), moine chinois de l’école Chan de la dynastie des Song (960-1279), et le Fahuajing kezhu 法華經科註 (Commentaire du Sūtra de fleur de la loi) d’Yiru 一如, moine chinois de l’école Tiantai de la dynastie des Ming (1368-1644). Cependant, l’intention de Sejo de favoriser la propagation du bouddhisme ne fut pas reprise par ses successeurs. Par conséquent, le bouddhisme perdit ses privilèges et subit une pression de plus en plus forte tout au long de cette dynastie. Pourtant, malgré l’attitude sévère de la cour envers le saṃgha, le peuple conserva la croyance bouddhique, ce qui permit au bouddhisme de tisser des liens plus forts avec celui-ci. Durant cette période de persécution, la synthèse définitive des deux courants bouddhiques, le gyojong et le sŏnjong – l’école Chŏntae étant alors considérée comme une école du courant sŏnjong – s’acheva sous la direction de Hyujŏng (1520-1604) dans la continuité de l’esprit œcuménique de Wŏnhyo, de Ūichŏn et de Chinul. Cet esprit œcuménique dominera désormais le bouddhisme coréen.

Les particularités du Myobŏb ryŏnhhwa’gyŏng

20 Aujourd’hui, nous ne pouvons reconstituer qu’à peine deux exemplaires du MBRHG de l’année 1463. D’où la difficulté d’accès aux sources textuelles et la publication de la version photographique du MBRHG réalisée en 1960 par l’université Dongguk à Séoul : le Sejo wangjo guk’yŏk jang’gyŏng myobŏp yŏnhwa’gyŏng 世祖王朝國譯藏經妙法蓮華經 (Sūtra du lotus de la loi merveilleuse traduit en coréen par le roi Sejo de Chosŏn)23. En nous appuyant sur cette édition contemporaine, nous constatons que le MBRHG reprend le même ordre de présentation que le Miaofalianhuajing de Kumārajīva divisé en vingt-huit chapitres et présenté en sept volumes24, à l’exception du volume I présenté en trois fascicules séparés. Sur la couverture de chaque volume du MBRHG, le titre de l’ouvrage et les titres des chapitres contenus dans le volume respectif sont écrits en chinois, et non en hunmin jŏng’um. Le texte, qui se lit de droite à gauche et de haut en bas, est

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imprimé sur le papier traditionnel à partir de planches de bois gravées en relief – la xylographie n’est pas parvenue jusqu’à nos jours. La taille d’une page comprenant neuf lignes d’écriture est de 21,5 cm par 18 cm. Sur chaque ligne sont insérés soit dix-sept gros caractères chinois, soit trente-quatre petits caractères chinois ou coréen prémoderne. Le fascicule 1 (88 pages) du volume I contient six préfaces ou introductions et la liste des personnes engagées pour cette édition25. Le Miaofalianhuajing, le Fahuajing kezhu d’Yiru, la traduction coréenne du Miaofalianhuajing, le Miaofalianhuajing yaojie de Jiehuan et la traduction coréenne de ce dernier sont donnés à partir du fascicule 2 du volume I. Cependant, il ne s’agit pas d’une présentation successive des cinq documents entiers l’un suivant l’autre, mais d’une présentation cyclique de ces cinq documents entrecoupés paragraphe par paragraphe : d’abord, un paragraphe du Miaofalianhuajing écrit en gros, puis le commentaire d’Yiru sur ce paragraphe écrit en petit, suivi de la traduction coréenne du paragraphe du Miaofalianhuajing écrite en petit et du commentaire de Jiehuan sur le paragraphe écrit en gros, enfin la traduction coréenne de ce dernier écrit en petit. Par ailleurs, nous n’avons guère d’informations sur l’identité et le rôle respectif des dix-neuf personnes engagées pour cette édition, à l’exception du nom du directeur d’édition, Sa-Ro YUN, des noms des traducteurs, Kye-Hee HAN et Su-On KIM, et de l’indication selon laquelle le roi Sejo aurait supervisé lui-même cette publication.

Réception des terminologies bouddhiques chinoises

21 En ce qui concerne les particularités linguistiques et doctrinales du MBRHG, nous constatons tout d’abord que le MBRHG a retranscrit en hunmin jŏng’um la majorité des termes techniques bouddhiques chinois du texte de Kumārajīva et du commentaire de Jiehuan, qui ont été eux-mêmes soit translittérés phonétiquement soit traduits sémantiquement à partir de termes sanskrits. Le style de traduction du MBRHG s’avère plus littéral et soigné, sans négliger aucun détail, par rapport au style de la version intégrée dans le Syŏgbo ssangjyŏl (1447), qui est plutôt libéral et plus indigène en raison de l’emploi plus fréquent des mots coréens. L’objectif de la traduction du Syŏgbo ssangjyŏl semble avoir été de transmettre les messages essentiels du Sūtra du Lotus, tandis que le MBRHG présente une traduction extrêmement précise. C’est vraisemblablement en raison de ce souci d’exactitude que les éditeurs-traducteurs coréens du MBRHG auraient retranscrit en hunmin jŏng’um les termes bouddhiques chinois. Néanmoins, il existe de rares cas d’emploi de termes spécifiquement coréens à la place de termes bouddhiques chinois. Voici quelques exemples. Le terme bouddhique chinois pusa 菩薩 translittéré phonétiquement à partir du terme sanskrit bodhisattva (être [en marche vers] l’Éveil) est retranscrit en hunmin jŏng’um par bbosal (I.2126), tout comme les termes désignant les quatre membres du saṃgha : skt. bhikṣu (moine mendiant) > chin. biqiu 比丘 > hun. bbiku (I.22) ; skt. bhikṣunī (moniale) > chin. biqiuni 比 丘尼 > hun. bbikuni (I.33) ; skt. upāsaka (laïc pieux) > chin. youposai 優婆塞 > hun. ubbasū (I.59) ; skt. upāsikā (laïque pieuse) > chin. youpoyi 優婆夷 > hun. ubbai (I.59). Dans cette catégorie, d’autres termes techniques bouddhiques importants sont à relever : skt. Śākya(muni) > chin. Shijia 釋迦 > hun. Syŏgga (I.112) ; skt. śramaṇa (moine errant) > chin. shamen 沙門 > hun. samon (I.107) ; skt. nirvāṇa (extinction) > chin. niepan 涅槃 > hun. nyŏlbban (I.25) ; skt. dhāraṇī (formules détentrices) > chin. tuoluoni 陀羅尼 > hun. ddarani (I.37), etc.

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22 Les mots translittérés en hunmin jŏng’um à partir des termes chinois qui traduisent eux-mêmes sémantiquement le sens des substantifs sanskrits sont, quant à eux, plus nombreux : skt. dharma (loi, doctrine) > chin. fa 法 > hun. bŏb (I.20) ; skt. śrāvaka (auditeur) > chin. shengwen 聲聞 > hun. syŏngmun (I.21) ; skt. kleśa (passion) > chin. fannao 煩惱 > hun. bbŏnno (I.22) ; skt. avidyā (ignorance) > chin. wuming 無明 > hun. mu’myŏng (I.24) ; skt. jñāna (connaissance) > chin. zhi 智 > hun. di (I.25) ; skt. karman (acte) > chin. ye 業 > hun. ŏb (I.26) ; skt. samādhi (concentration) > chin. ding 定 > hun. dyŏng (I.26) ; skt. prajñā (sagesse) > chin. hui 慧 > hun. hhyuye (I.26) ; skt. sattva (êtres vivants) > chin. zhongsheng 衆生 > hun. jyungsaing (I.37) ; skt. upāyakauśalya (expédients salvifiques) > chin. fangbian 方便 > hun. bangbbyŏn (I.38) ; skt. ekayāna (véhicule unique) > chin. yisheng 一乘 > hun. ilssing (I.43) ; skt. bhagavat (bienheureux, vénéré du monde) > chin. shizun 世尊 > hun. syejon (I.54), etc.

23 Par ailleurs, nous pouvons aussi observer l’usage d’une double morphologie d’un même terme, c’est-à-dire soit translittéré phonétiquement soit traduit sémantiquement : skt. arhant (méritant) > chin. aluohan 阿羅漢 > hun. arahan (I.22), ou chin. yinggong 應供 (digne d’offrande) > hun. ūng’gong (I.25) ; skt. Śāriputra > chin. Shelifu 舍利弗 > hun. Syaribul (I.30), ou chin. Shenzi 身子 > hun. Sinja (I.32) ; skt. Subhūti > chin. Xuputi 須菩提 > hun. Syubboddye (I.30), ou chin. Shanji 善吉 > hun. Ssyŏn’gil (I.32), etc. Si Kumārajīva (344-413) employa souvent les termes translittérés phonétiquement, Jiehuan (?-1129?), sept siècles plus tard, utilisa plutôt les termes traduits sémantiquement. Les éditeurs- traducteurs coréens ont donc repris les deux morphologies en les translittérant en hunmin jŏng’um.

24 Le terme coréen butyŏ 부텨 (I.19), écrit uniquement en hunmin jŏng’um sans aucun caractère chinois ajouté, désigne le Buddha Śākyamuni, tandis que le terme translittéré bbul (I.26), venant du chinois fo(tuo) 佛(陀) et du sanskrit buddha (éveillé), est employé pour désigner les buddha au pluriel. Le terme coréen jyung 즁 (I.82) signifiant le moine est également inséré dans le texte, malgré l’existence du synonyme coréen bbiku issu du chinois biqiu (skt. bhikṣu). Les deux termes suivants, maam et hanal, ne sont pas spécifiquement bouddhiques mais occupent une place non négligeable dans le bouddhisme coréen, quand ils sont employés en tant que terminologie bouddhique. Le maam 마암 (I.23) signifiant cœur, pensée ou esprit correspond au terme chinois xin 心 (cor. sim, skt. citta), qui fut souvent employé pour indiquer l’essence de l’être humain ou même la bouddhéité : par exemple, l’ilsim (cœur-esprit unique) chez Wŏnhyo (617-686) du royaume Silla Unifié ou le chinsim (cœur-esprit véritable) chez Chinul (1158-1210) de la dynastie Koryŏ. Le MBRHG adopte définitivement le terme coréen maam à la place du sino-coréen sim. Le mot d’origine coréenne hanal 하날 (I.56) est choisi pour traduire le terme chinois tian 天 (cor. tyŏn, ciel) traduisant le terme sanskrit deva (dieu), malgré une divergence sémantique subtile entre le hanal/tian et le deva. Par ailleurs, tous ces termes coréens avaient déjà été employés dans les deux traductions précédentes du Miafalianhuajing de l’année 1447 et de l’année 1459.

Addenda explicatifs des notions étrangères

25 Nous pouvons également considérer comme une particularité stylistique du MBRHG, la mise entre parenthèses d’explications détaillées de la signification de certains termes bouddhiques chinois ou certains mots d’origine chinoise dans la traduction du Miaofalianhuajing et celle du commentaire de Jiehuan. Ceci était entrepris par les

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éditeurs-traducteurs coréens, vraisemblablement dans le souci de rendre plus accessible la lecture du document. Par exemple, Jiehuan commente les premières phrases du Miaofalianhuajing – « J’ai entendu comme ceci. À un moment donné, le Buddha demeurait dans la cité Maison du roi/Rājagṛha, sur le mont Pic du vautour/ Gṛdhrakūṭa 如是我聞 一時 佛住王舍城耆闍堀山中» – de la manière suivante : « [La phrase] ‘J’ai entendu une telle loi du Buddha’ est prononcée par Ānanda qui a pris, lors du rassemblement 結集27 […], la parole le premier sur place, et [cette phrase] prouve juste qu’il y a eu un lieu de transmission de la loi. Il n’est donc pas nécessaire de l’expliquer en détail. L’expression ‘à un moment donné’ ne désigne pas un moment précis de prédication du Buddha, car elle est utilisée ainsi dans divers sūtra. Le Wangshecheng est la cité située à côté du Mont sacré qui appartient au royaume Magadha, c’est-à-dire le monde de la région de l’Ouest. Le Mont sacré évoqué ici est celui qui ressemble à la tête du vautour. Il a obtenu ce nom en raison de sa forme. Ce fut la demeure du Buddha dans le passé. […] Chacune des terres où le Buddha a prêché porte [un nom qui a] un sens important. [Le Buddha] se déplaçait, selon le Huayanjing, dans dix lieux pour exposer complètement le monde de la loi. Le Yuanjuejing28 s’appuie sur le réceptacle du grand éclat lumineux pour montrer directement le cœur-esprit qui éveille la racine et la source. Le présent [sūtra] s’appuie sur le monde humain, en égalisant la souillure et la pureté, pour éclaircir le sens de la fleur du lotus. Le fait de s’appuyer sur les terres du Buddha du passé permet […] de montrer que la succession de la voie 道29 de la lampe lumineuse continue. Ce sūtra assemble les circonstanciels 權30 pour conduire vers la vérité inchangeable 實31. Adapté aux facultés des auditeurs, il est exposé pour la première fois. Les boddhisattva sont la multitude principale, et les humains et le ciel sont la multitude protectrice externe. » (I.20)

26 Jiehuan propose ici plutôt une explication succincte sur le contexte du concile de Rājagṛha en faisant un lien avec les lieux de prédication du Buddha selon les trois sūtra. Les éditeurs-traducteurs coréens expliquent, quant à eux, que le terme chinois jieji veut dire « rassembler, c’est-à-dire rassembler les enseignements du Buddha afin d’en faire des sūtra » (I.20).

27 Après le passage du Miaofalianhuajing sur les arhant – « Ayant obtenu leur bien propre et mis fin aux attachements 結32 […] de toute existence, ils avaient obtenu la liberté d’esprit »33 –, les éditeurs-traducteurs coréens ajoutent une explication sur neuf sortes de jie (avidité, colère, arrogance, ignorance, vision, possession, doute, jalousie, attachement), et soulignent que « ces neuf choses s’incorporent dans les passions, en se consolidant mutuellement, et qu’elles deviennent difficiles à détruire ; c’est la raison pour laquelle elles sont appelées gyŏl, qui veut dire faire nœuds » (I.23).

28 La définition du terme anouduoluo sanmiaosan puti 阿耨多羅三藐三菩提 (hun. anogdara sammyagsam bboddye, skt. anuttara samyaksaṃbodhi) est donnée par les éditeurs- traducteurs coréens et non par Jiehuan : cela signifie « l’Éveil complet et parfait sans supérieur » (I.37). Ce sont également les éditeurs-traducteurs coréens qui fournissent une explication de la notion de bashi (hun. balsig, huit consciences), notion importante dans l’école mahāyānique indienne Vijñānavāda-Yogācāra, puis dans l’école chinoise Faxiang : « Les huit consciences sont composées de six consciences, de la septième conscience malnasig34 et de la huitième conscience araeyasig35. L’œil, l’oreille, le nez, la langue, le corps et la pensée sont les six facultés. La couleur, le son, l’odeur, le goût, le toucher et la loi sont les six souillures : ce que les yeux voient est la souillure de la couleur ; ce que les oreilles entendent est la souillure du son ; ce que le nez sent est la souillure de l’odeur ; ce que la langue goûte est la souillure du goût ; ce qui est sale au corps est la souillure du toucher ; l’attachement au sens, c’est la souillure de

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la loi. Ce sont ensemble douze lieux. Les six consciences sont originellement issues d’un cœur-esprit, mais ce seul cœur-esprit, en s’appuyant sur les six facultés, devient les six consciences […] L’araeya veut dire semence et aussi matrice de conscience, car elle contient la semence de toutes les choses de l’au-delà du monde et celle du monde. Le malna veut dire intention ; comme elle pense constamment au détail, elle est appelée intention. Sur la base de la huitième naît l’idée du Soi ; cette pensée n’est que dans la septième, et elle n’est pas dans les autres consciences ; c’est pourquoi elle seule est appelée intention. Les six premières consciences sont nommées ainsi selon la faculté, et la septième est nommée ainsi selon la quintessence. » (I.101s)

29 Quant à la notion de wushibajiao (huit doctrines en cinq périodes) de l’école Tiantai ou de Zhiyi, elle est décrite par les éditeurs-traducteurs coréens dans deux passages différents : les cinq périodes de prédication du Buddha (cf. II.5) ; les huit doctrines (cf. III.43-45). En outre, la précision des éditeurs-traducteurs coréens sur le sens des notions rudimentaires, telles que l’octuple chemin juste (cf. II.92) et la posture du lotus (cf. I.55), fait supposer un cercle de lectorat large constitué de ceux qui n’avaient pas suffisamment de connaissance ni sur la doctrine ni sur la pratique bouddhique.

Tendances syncrétique et œcuménique

30 Les trois autres particularités suivantes rencontrées dans le MBRHG sont liées aux spécificités doctrinales du Miaofalianhuajing yaojie de Jiehuan : le syncrétisme extracommunautaire, l’œcuménisme intracommunautaire et l’illustration des caractéristiques de l’école Chan. La tendance syncrétique ou « symbiotique » de Jiehuan à l’égard du confucianisme et du taoïsme se manifeste aisément dans son commentaire qui compulsa et cita des livres canoniques confucéens et taoïques afin de démontrer les possibles similitudes entre certaines notions appartenant aux trois courants de pensée. Nous rappelons que le commentaire de Jiehuan date de l’époque des Song (960-1279), durant laquelle la recherche des éléments communs entre le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme s’était généralisée. Par exemple, en commentant le premier paragraphe du Miaofalianhuajing, Jiehuan emploie un terme chinois chargé d’histoire, le dao 道 (cf. I.21), pour traduire le terme sanskrit bodhi (éveil). Il est connu que le dao désigne aussi bien l’ordre cosmique confucéen que le principe suprême taoïque, et que ce terme ait été adopté par les bouddhistes chinois de la première génération pour traduire le terme sanskrit dharma36, puis plus tard pour désigner la bodhi. Les termes quan et shi renvoyant respectivement aux moyens provisoires et aux méthodes générales et permanentes issus du Mengzi, un des Quatre Livres confucéens, sont employés pour expliquer la notion de fangbian (skt. upāyakauśalya), une des principales doctrines du Sūtra du Lotus37. En expliquant les vertus des dix grands disciples du Buddha, Jiehuan fait également allusion aux dix sages disciples de Confucius (cf. I.32). En commentant le passage du Miaofalianhuajing sur le parinirvāṇa du Buddha, Jiehuan semble chercher à démontrer par la citation d’un érudit confucéen et du Laozi, livre canonique taoïque (cf. I.109), la similitude des états de constance selon les trois courants de pensée. En évoquant le Chunqiu (Annales des printemps et automnes), un des Cinq Classiques confucéens, Jiehuan constate que l’attitude respectable, qui consiste à s’agenouiller devant un être honorable, est commune aussi bien en Inde qu’en Chine (cf. II.178). Jiehuan compare également les huit trigrammes, exposés dans le Yijing ( Classique des mutations), ouvrage antique de divination et un des Cinq Classiques confucéens, avec les huit directions bouddhiques (cf. III.156s).

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31 Ce syncrétisme extracommunautaire de Jiehuan est confirmé par les éditeurs- traducteurs coréens qui ajoutèrent, dans le MBRHG, leurs propres précisions commentées. Par exemple, au sujet de la comparaison faite par Jiehuan entre les dix grands disciples du Buddha et les dix sages disciples de Confucius, ils poursuivent la réflexion en écrivant que chacun d’entre eux était doué d’une grande vertu (cf. I.32). Lorsqu’ils en viennent à expliquer la notion de yingxiangzhong (influençant), les éditeurs-traducteurs coréens font allusion à la notion taoïque de wuwei38 (non-agir) : « Tous les buddha et les bodhisattva du corps de la loi du passé […] aidaient le roi de la loi, comme si les étoiles encerclaient la lune, et même s’ils ne faisaient rien, ils étaient très utiles » (I.26). Ce sont aussi les éditeurs-traducteurs coréens qui décrivent les personnages Gushe et Aitaita, qu’évoque Jiehuan (cf. II.28), et qui sont en effet mentionnés dans le Zhuangzi, livre canonique du taoïsme. Ils explicitent même le terme chugou (chien de paille), également issu du Zhuangzi, avec lequel Jiehuan compare les deux véhicules (cf. II.212), c’est-à-dire le petit véhicule (skt. hīnayāna). Enfin, les éditeurs-traducteurs coréens citent eux-mêmes le Zhuangzi pour expliquer le sens du terme xu (vide) en le comparant avec le fait de vouloir décrire, en vain, la grandeur d’océan à une grenouille enfermée dans un puits, dont la vision est fort limitée (cf. III. 156).

32 Parallèlement à ce syncrétisme extracommunautaire, nous pouvons constater une tendance œcuménique intracommunautaire bouddhique chez Jiehuan. Ce dernier essaie en effet de démontrer les correspondances doctrinales entre le Huayanjing et le Fahuajing, et d’intégrer des enseignements de diverses écoles bouddhiques chinoises, notamment Tiantai et Faxiang. Cet œcuménisme intracommunautaire fut par ailleurs une des caractéristiques du bouddhisme chinois durant des siècles après la grande proscription de l’année 845. En citant, tout au long de son commentaire, plus d’une quarantaine de passages issus de divers sūtra39, Jiehuan complète ses propos, sans les critiquer, et insiste surtout que le Huayanjing et le Fahuajing enseigneraient la même doctrine (cf. I.14), bien qu’il y ait une différence de période d’enseignement due à la diversification des facultés des auditeurs. Quant aux enseignements de diverses écoles bouddhiques, celui de Zhiyi de l’école Tiantai est le plus souvent intégré et évoqué. Par exemple, Jiehuan explique, en se référant au Miaofalianhuajing wenju (Explication textuelle du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse, T 1718, vol. 34) de Zhiyi, les trois sens du terme sanskrit arhant : digne personnage ; homme parvenu au degré le plus élevé parmi les bhikṣu ; meurtrier ou vainqueur de l’ennemi (cf. I.25, 79)40. En commentant la notion des dix ainsités41, Jiehuan reprend l’idée de Zhiyi – ou de Huiwen (VIe siècle) considéré comme le premier patriarche de l’école Tiantai – sur les trois visions ou vérités42, mais sans aucune explication détaillée : « Les aspects réels évoqués ci-dessus sont la nature, l’aspect, la substance, la force et la cohérence du début à la fin des entités. Ce qui est visible, c’est l’aspect. La racine et le fondement de l’aspect, c’est la nature. Ce qui porte une forme, c’est la substance. Ce qui correspond à l’usage bénéfique, c’est la force. Ce qui se passe momentanément, c’est l’action. Ce qui engage, c’est la cause. Ce qui assiste la cause, c’est la condition. Le fruit de la condition, c’est l’effet. Ce qui répond à l’effet, c’est la rétribution. Le benmo veut dire début et fin. Le jiujing veut dire atteindre. Les entités ne peuvent pas quitter ces dix ainsités 如43 et elles sont munies de ces dix. L’expression ‘c’est ainsi’ désigne la loi, comme il est dit : les entités ont l’aspect qui est ainsi, la nature qui est ainsi, le début et la fin qui sont ainsi, et l’épuisement qui est ainsi ; ce sont tous des aspects réels. […] Partant seule de la vérité séculière, tout n’est autre que l’aspect réel. Donc, celui qui veut l’attester, ne détruira pas la vérité

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céleste, ni ne mettra la présente substance à terme ; il l’obtiendra paisiblement en dehors du cœur-esprit de la forme. La loi primordiale est difficile à comprendre. Jadis, on parlait de quatre saints, six ordinaires et dix mondes de la loi ; chaque monde est muni de dix ainsités, donc dix mondes avec cent ainsités, et en somme cent mondes avec mille ainsités. S’ils se fusionnent, ils deviennent infinis. Cela montre la nature de la loi dans les aspects réels. On a encore établi trois visions et on les a expliquées mutuellement : [selon la vision de] vacuité 空44, l’aspect est identique ; [selon la vision de] virtuel 假45, l’ainsité est apparente ; [selon la vision de] milieu 中46, l’aspect est ainsi. C’est pour éclairer la sagesse de discernement dans l’aspect réel. […]. » (I.148s)

33 Concernant le passage du Miaofalianhuajing sur les huit fils du dernier Buddha nommé Riyue dengming47 (skt. Candrasūryapradīpa, lampe lumineuse du soleil et de la lune), Jiehuan essaie d’établir un lien entre ces huit princes et les huit consciences selon le Vijñānavāda-Yogācāra ou le Faxiang : « Cela montre les circonstances de transmission et de préservation de la loi merveilleuse en évoquant le début de Randeng 然燈48. Entre le premier Dengming et le dernier Dengming, il y a vingt mille buddha ; Randeng est le dernier prince Dengming. Les prénoms et les noms de famille de chacun étaient identiques ; c’est pour montrer que leur principe de l’Éveil était identique. Il y avait huit princes ; c’est pour exprimer la loi en retraçant les vestiges du saint. Dengming avait huit intentions ; cela montre qu’il y a l’intention qui observe subtilement sur la base du cœur-esprit merveilleusement lumineux et vrai, dont l’utilité est de nombre huit. Ce cœur-esprit merveilleux est vide à l’origine mais il est utile ; c’est pourquoi son nom est Muni-d’Intention ; c’est l’existence merveilleuse. En émergeant du cœur- esprit merveilleux, il n’a aucune mauvaise utilité ; c’est pourquoi son nom est Bonne-Intention ; c’est le bien merveilleux. Sa quantité ne pouvant pas être mesurée, son nom est Intention-Incommensurable ; c’est la quantité merveilleuse. En face d’objet, il est utile ; c’est pourquoi son nom est Intention-Précieuse ; c’est le trésor merveilleux. En contact avec la foule, il se prolonge ; c’est pourquoi son nom est Intention-Accrue ; c’est l’ajout merveilleux […]. En ayant de bonnes connaissances, son nom est Intention-Indubitable […] ; c’est l’Éveil merveilleux. Il répond aux choses comme l’écho résonne, c’est pourquoi son nom est Intention- Résonante ; c’est la résonance merveilleuse. Il établit dix mille lois, c’est pourquoi son nom est Intention-de-Loi ; c’est la loi merveilleuse. [Les huit princes] gouvernaient les quatre continents lorsqu’ils n’avaient pas quitté la famille ; cela veut dire qu’ils étaient encore attachés à des choses. En entendant que leur père avait obtenu l’Éveil, ils ont renoncé au trône et ont quitté la famille ; cela montre qu’il faut oublier l’intention et éliminer l’attachement pour atteindre l’Éveil juste. Le prince Victoire-de-Sagesse, qui jouait avec des jouets précieux, abandonne ceux- ci et part, en entendant que son père avait obtenu l’Éveil ; comme lorsque le roi du cœur-esprit quitte la maison, le triple monde, les fils huit consciences le suivent et deviennent maîtres de la loi. » (I.100s)

Primauté de l’herméneutique chan/sǒn

34 Une dernière des particularités du MBRHG concernerait l’appropriation de l’épistémologie et de l’herméneutique de la réalité-vérité telles qu’elles sont perçues par le commentateur. Parallèlement à son effort à la fois d’un œcuménisme intercommunautaire et d’un syncrétisme interreligieux, Jiehuan interprète le Miaofalianhuajing en tant que moine Chan, dont le point de vue semble s’être accordé aux attentes des éditeurs coréens du MBRHG. Prenons quelques exemples d’exposition de cette perception. Dès le début de son commentaire sur le premier paragraphe du Miaofalianhuajing, Jiehuan se montre fidèle à la pensée de la lignée Chan : « C’est pour

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montrer directement le cœur-esprit qui éveille la racine et la source. Le présent [sūtra] s’appuie sur le monde humain, en égalisant la souillure et la pureté » (I.21). Si la première phrase de Jiehuan nous rappelle une des quatre strophes, rassemblées probablement durant la période des Tang (618-907) afin de résumer la quintessence du Chan, « Pointer directement au cœur-esprit de l’homme 直指人心 »49, sa deuxième phrase fait allusion à l’aspect trans-dichotomique entre la vie mondaine et l’état d’Éveil, qu’illustrent par ailleurs divers sūtra mahāyāniques et des moines Chan chinois50. Ainsi, Jiehuan affirme que la vraie extinction (skt. nirvāṇa) serait au-delà de la vacuité (skt. śūnyatā) et de la forme (skt. rūpa) (cf. II.23).

35 Reconnaître tout être vivant comme buddha potentiel (skt. tathāgatagarbha, embryon de l’Ainsi-venu/allé), muni de l’Éveil originel ou de la sagesse originelle, est également un autre aspect primordial prôné, au moine au niveau initial, par l’école Chan51, et Jiehuan le confirme à plusieurs reprises : les êtres vivants, ne connaissant ni la lumière originelle ni la sagesse originelle, seraient prisonniers d’eux-mêmes et auraient du mal à atteindre le corps merveilleux (cf. I.61 ; III.85) ; si la clarté originelle des êtres s’expose et si la sagesse originelle apparaît, cette apparition éclairée et complète ne serait autre que celle du Buddha (cf. I.64) ; les êtres vivants seraient originellement munis de la nature de buddha (cf. II.162 ; VI.78) ; de ce fait, le saint et le commun ne seraient pas différents (cf. II.160 ; IV.179).

36 La phrase du Miaofalianhuajing, « leur esprit n’est rattaché à rien »52 signifierait selon Jiehuan le fait de « rechercher l’Éveil en s’éloignant de l’enseignement doctrinal et en oubliant les traces du cœur-esprit » (I.84). Cette interprétation semble renvoyer à une autre strophe de la quintessence du Chan, « Transmission au-delà de l’étude scolastique 敎外別傳 », mais aussi à une expression connue dans la tradition Chan : « Le lieu de l’activité mentale est détruit 心行處滅 »53. La raison pour l’éloignement, voire la transcendance des doctrines spéculatives dans la recherche de l’Éveil se trouve dans les passages suivants du commentaire : « La parole ne peut pas atteindre la loi primordiale […], la loi merveilleuse de l’aspect réel ; il est donc inutile d’en parler davantage ; la pensée ne pourra pas l’atteindre » (I.145) ; « l’essentiel de la loi merveilleuse […], le savoir et la vision de buddha et cette loi prêchée […], ne sont pas à connaître ni par la pensée, ni par la spéculation, ni par le discernement » (I.174). Ainsi, résonnent-elles aisément l’assertion « Indépendant des textes et des mots 不立文字 », une autre strophe de la quintessence du Chan, et l’expression « La voie de la parole est interrompue 言語道斷 »54.

37 Sur la voie de l’Éveil, l’autonomie de l’homme est primordiale, et ceci surtout pour un disciple Chan55, comme le souligne Jiehuan : « Réaliser l’Éveil de buddha spontanément, cela veut dire qu’on réalise le corps de la sagesse sans recourir aux autres » (I.118). Pourtant, la voie de l’Éveil peut être hétérogène selon les facultés de chacun des pratiquants. En évoquant que l’on peut acquérir l’Éveil de buddha par une simple audition d’une stance issue de texte bouddhique, puisque la bouddhéité serait innée dans la condition humaine, telle une perle mystérieuse cachée dans un vêtement (cf. I. 203), Jiehuan semble rappeler, outre la notion de tathāgatagarbha, l’anecdote du sixième patriarche de l’école Chan, Huineng, qui aurait obtenu subitement l’Éveil en entendant une stance du Jingangjing (Sūtra du diamant) récité par un voyageur56. De même, Jiehuan indique que la vraie extinction ne s’acquiert pas obligatoirement par la pratique (cf. I.212), et rejoint en cela la pensée de certains tenants du Chan57 : « Même si on ne la cherche pas, on l’acquiert par soi-même » (I.203). Car, comme l’explique

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Jiehuan en mettant en avant l’aspect non-dualiste, non-distinctif, « En vérité, l’Éveil n’est pas une chose difficile ou facile »58 (I.223). Pourtant, il reconnaît également, dans son commentaire sur le passage du Miaofalianhuajing soulignant l’importance de la foi, que l’on peut commencer ce chemin vers l’Éveil par la foi (I.153). Cette voie de la foi pourrait bien renvoyer à l’une des trois méthodes vers l’Éveil proposées par le maître coréen Chinul (1158-1210) : le wŏndon sinhaemun (porte de foi et compréhension complète et subite) pour ceux qui sont munis de facultés moyennes59. Cette analogie méthodologique aurait pu être remarquée et même appréciée par les éditeurs du MBRHG et des lecteurs coréens.

38 Enfin, il est à noter que Jiehuan n’exerce aucune critique à l’égard de certaines pratiques exposées dans le Sūtra du Lotus, telles que la pratique de dons, l’offrande aux reliques, la construction de pagodes, l’édification des images et de statues du Buddha, etc. (cf. I.85, 215-224)60. Celles-ci auraient en effet pu faire l’objet de mépris de la part d’un moine Chan iconoclaste61. De même, Jiehuan ne fait aucune mention négative sur la description bouddhique du monde (skt. lokaprajñapti, pāl. lokapaññatti). Au contraire, il l’explique en détail (cf. I.46) et, à sa suite, les éditeurs-traducteurs coréens y ajoutent encore des précisions, comme s’ils acceptaient incontestablement cette cosmologie bouddhique. Une vision de type de « Ni cœur-esprit ni Buddha 非心非佛 »62 d’un Mazu ou de « Tuez le Buddha, tuez le patriarche 殺佛殺祖 » d’un Linji, ne semble plus être d’actualité63. Tout aussi inattendu que surprenant, une sévère critique fut adressée de la part de Jiehuan aux tenants du xiaosheng (petit véhicule) qui, à son époque, demeurait fort minoritaire ou quasi inexistant en Chine. Cette attaque repose sur l’affirmation, selon laquelle les adeptes du xiaosheng ne pourraient obtenir complètement la nature originelle, ni le nirvāṇa sans reste, car ils seraient tombés dans l’erreur en cherchant l’Éveil à l’extérieur du Soi (cf. I.109, 145, 177, 203).

Pour conclure

39 Le Myobŏb ryŏnhhwa’gyŏng (= MBRHG) de l’année 1463 contenant la première traduction coréenne intégrale du célèbre Miaofalianhuajing (Sūtra du lotus de la loi merveilleuse) de Kumārajīva (344-413) et celle du Miaofalianhuajing yaojie (Compendium du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse) du moine Chan chinois Jiehuan (?-1129?) demeure inaperçu en dehors de la péninsule coréenne, malgré son importance au sein du saṃgha coréen durant la dynastie Chosŏn (1392-1910), tout comme, par ailleurs, le bouddhisme coréen et son histoire restent un domaine à explorer pour le monde savant français. La présente étude a essayé de présenter quelques aspects de ce document inédit par une observation de son contexte historique, d’une part, et d’autre part, par une analyse de ses particularités linguistiques et doctrinales. Cette double approche nous a permis d’identifier quelques facteurs importants qui ont été à la base de sa réalisation.

40 Le document a été conçu au début de la dynastie coréenne Chosŏn qui avait adopté le néoconfucianisme comme principe de gouvernement. Le roi bouddhiste Sejo, qui régna durant une douzaine d’années (1456-1468), semble avoir cherché à revitaliser le bouddhisme afin de consolider son pouvoir politique. En comptant sur le soutien du peuple bouddhiste, il aurait tenté d’affaiblir l’influence politique de ses opposants, les lettrés confucéens. Ainsi, Sejo supervisa lui-même la traduction et la publication d’un grand nombre de textes bouddhiques, afin de rendre plus accessibles la biographie du Buddha et la doctrine bouddhique au peuple bouddhiste, qui n’avait jusqu’alors ni

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connaissance suffisante, ni accès direct aux textes bouddhiques rédigés en chinois, la langue savante de l’époque. D’où l’utilisation du hunmin jŏng’ūm, l’écriture coréenne prémoderne promulguée en 1446, pour la traduction de textes bouddhiques. Dans un tel contexte politico-historique, le MBRHG de l’année 1463 a vu le jour.

41 Sur le plan linguistique, le MBRHG ne se présente pas comme une traduction entièrement « indigène », car la majorité des termes techniques bouddhiques chinois employés dans le Miaofalianhuajing et dans le Miaofalianhuajing yaojie a fait l’objet d’une translittération phonétique en hunmin jŏng’ūm et non d’une traduction sémantique. Ceci est valable pour tous les types de termes bouddhiques, des toponymes aux appellations honorifiques, en passant part les noms propres, les termes doctrinaux et cosmologiques. L’emploi de termes coréens est presque absent, sauf quelques rares cas tels que le butyŏ (Buddha), le jyung (moine), le maam (cœur, esprit) et le hanal (ciel). De ce fait, nous comprenons mieux la raison pour laquelle les éditeurs-traducteurs coréens ont été dans l’obligation d’ajouter, pour les lecteurs bouddhistes coréens non érudits, des explications sur le sens de certains termes techniques bouddhiques chinois. Constatant la seule différence phonétique entre les termes bouddhiques chinois et coréens, nous pouvons alors difficilement en déduire, que les éditeurs-traducteurs coréens auraient fourni autant de perfectionnement linguistique, au moins en ce qui concerne la terminologie bouddhique, que les bouddhistes chinois lorsque ceux-ci, dix siècles auparavant, en vinrent à traduire les sources sanskrites dans leur propre langue, et cela malgré leur tentative de réaliser une traduction exacte et soignée et leur essai d’indigénisation du bouddhisme pour le peuple coréen.

42 D’un point de vue doctrinal, il est notoire que seul le commentaire de Jiehuan ait été sélectionné parmi de nombreux commentaires du Sūtra du Lotus de l’époque pour être pleinement intégré dans le MBRHG et traduit en coréen. Il s’agit là du choix délibéré d’un commentaire non orthodoxe, peu (re)connu en Chine et au Japon, dont l’auteur appartenait à l’école Chan et non à école Tiantai chinoise ou Chŏntae coréenne. Ce commentaire est devenu, cependant, le commentaire par excellence du Sūtra du Lotus durant la dynastie Chosŏn. Quelles ont pu être les raisons d’un tel choix et de son succès auprès des lecteurs bouddhistes coréens ? D’après notre analyse, le commentaire de Jiehuan contient des éléments spécifiques, qui auraient pu correspondre aux attentes des bouddhistes coréens du XVe siècle, notamment un syncrétisme extracommunautaire à l’égard du confucianisme et du taoïsme, un œcuménisme intracommunautaire avec la perception identitaire de l’enseignement du Hwaŏmgyŏng/ Huayanjing et de celui du Bŏphwa’gyŏng/Fahuajing et une anthropologie du Sŏn/Chan reconnaissant en tout homme le tathāgatagarbha (embryon de l’Ainsi-venu/allé). Nous avons pu également constater que les éditeurs-traducteurs coréens se sont inscrits, par l’intermédiaire de leur précision insérée dans le commentaire du moine Chan chinois, dans la même ligne de pensée de ce dernier.

43 Nous pouvons ainsi conclure que ce qui est spécifiquement coréen dans le MBRHG ou ce qui fait la valeur historique et religieuse du MBRHG ne consiste pas uniquement en une traduction des textes bouddhiques chinois en hunmin jŏng’ūm, mais plus en le choix du commentaire du moine Chan chinois, Jiehuan, qui eut pour visée de maintenir un processus d’harmonisation interreligieuse et d’unification œcuménique et un universalisme de la bouddhéité. Alors, le Sūtra du Lotus ou Miaofalianhuajing accompagné du commentaire de Jiehuan demeura durant les siècles suivant la

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publication du MBRHG et demeure encore aujourd’hui l’un des textes bouddhiques les plus importants et les plus étudiés dans la péninsule coréenne.

BIBLIOGRAPHY

Textes sources

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APPENDIXES

Revue de l’histoire des religions, 3 | 2014 83

Le premier paragraphe du chapitre I du MBRHG, vol. I, fasc. 2 (Séoul, Bibliothèque de l’Université Dongguk, cote D 16296). Le passage du Miaofalianhuajing : « J’ai entendu comme ceci. À un moment donné, le Buddha […] », le commentaire d’Yiru (Fahuajing kezhu) sur ce passage.

Le premier paragraphe du chapitre I du MBRHG, vol. I, fasc. 2 (Séoul, Bibliothèque de l’Université Dongguk, cote D 16296). La suite du Miaofalianhuajing : « […] demeurait dans la cité Maison du roi/ Rājagṛha, sur le mont Pic du vautour/Gṛdhrakūṭa », le commentaire d’Yiru (Fahuajing kezhu) sur ce passage, la traduction coréenne de ce passage du Miaofalianhuajing, le commentaire de Jiehuan (Miaofalianhuajing yaojie) sur ce passage.

Revue de l’histoire des religions, 3 | 2014 84

Le premier paragraphe du chapitre I du MBRHG, vol. I, fasc. 2 (Séoul, Bibliothèque de l’Université Dongguk, cote D 16296). La suite du commentaire de Jiehuan (Miaofalianhuajing yaojie), la traduction coréenne de ce commentaire.

NOTES

1. * Abréviations et symbole : chin. = chinois ; cor. = coréen ; hun. = hunmin jŏng’ūm ; jap. = japonais ; pāl. = pāli ; skt. = sanskrit ; SZ = Shinsan Zokuzōkyō ; T = Taishō shinshū daizōkyō ; Z = Zokuzōkyō ; > = devenant. . Cf. KOHLER 1962, p. 128 ; RENOU et FILLIOZAT 1953, p. 368 ; FRANK 2000, p. 235. 2. ROBERT 1997a, p. 15. 3. Cf. PARK 1999, p. 60 ; RHI 2003, p. 51. 4. Cf. KYONG’IL 1987, p. 54. 5. Cf. KIM, Y.-T., 1977, p. 5. 6. Cf. KO 1987, p. 83-89 : il a été imprimé deux fois durant la dynastie Koryŏ, et cent quatre fois durant la dynastie Chosŏn. 7. Cf. HUANG 2011. 8. Cf. AN 1971 ; 1998. 9. Cf. KIM et NAKAMURA 2010, p. 19-28. 10. Cf. KO 1987, p. 102-110 ; KIM, Y.-G., 1997 ; KANG 1997. 11. Cf. KO 1987, p. 83-121. 12. Cf. VALLÉE POUSSIN 1909 ; PRZYLUSKI 1932 ; CONZE 2002 (1952), p. 119-227 ; RENOU et FILLIOZAT 1953, p. 463-586 ; BAREAU 1955a ; BAREAU 1955b ; LAMOTTE 1958 ; BAREAU 1966 ; BAREAU 1970 ; HIRAKAWA 1990 ; HARVEY 1993 ; ROBERT 1993, p. 499-529 ; ROBERT in Encyclopaedia Universalis ; BRONKHORST 2007 ; DUCŒUR 2011. 13. Cf. FUJITA 1980 ; TAMURA 1989 ; JONG 1986 ; HIRAKAWA 1996 ; MOTOTSUKI 1996 ; FUSS 1991 ; SUH 1997 ; TSUKAMOTO 2010. 14. Cf. NOMURA 1996 ; MARUYAMA 1996. 15. Cf. MASPERO 1950, p. 65-83, 195-211 ; FONG 1952, p. 251-263 ; RENOU et FILLIOZAT 1953, p. 398-463 ; WRIGHT 1959 ; ZÜRCHER 1959, p. 18-80 ; DEMIÉVILLE 1970, p. 1249-1319 ; DEMIÉVILLE 1973a, p. 22 et 1258 ; DEMIÉVILLE 1973b, p. 212-216 ; KIM, I.-T., 1987, p. 32-43 ; MAGNIN 2003, p. 411-469 ; LEE, Y.-J., 2003, p. 96-152.

Revue de l’histoire des religions, 3 | 2014 85

16. Cf. UH 2006. 17. Cf. PETZOLD 1987, p. 3-12. 18. Cf. SHIOARI 1996, p. 227 ; LEE, Y.-J., 1998, p. 28-31. 19. Cf. KIM, H.-J., 1958 ; LI 1969 ; VOS 1977 ; HO 1978 ; KIM, U.-T., 1981 ; KEEL 1984 ; KAMATA 1994 ; LEE, Y.-J., 1998 ; PARK 1999 ; BUSWELL 1999 ; SØRENSEN 1999 ; FABRE 2000 ; JOGYE ORDER 2004 ; LEE, E.-J., 2005 ; KIM, K.-K., 2007, p. 14-88. 20. Cf. KIM, D.-J., 1984 ; ROBERT 2007, p. 329-397. 21. Cf. LEE, D.-J., 1981. 22. Cf. KWON 1993. 23. Les sept volumes photographiés sont désormais consultables sur le site de la bibliothèque de l’université Dongguk : http://lib.dongguk.edu. 24. Le volume I contient les chapitres 1 et 2 ; vol. II, chap. 3 et 4 ; vol. III, chap. de 5 à 7 ; vol. IV, chap. de 8 à 13 ; vol. V, chap. de 14 à 17 ; vol. VI, chap. de 18 à 23 ; vol. VII, chap. de 24 à 28. 25. Le fascicule 1 du volume I contient la préface du directeur d’édition, Sa-Ro YUN, la liste des dix-neuf personnes engagées, la préface d’un maître de prince nommé Yo-Gwang OH, celle du moine chinois Yiru, l’introduction du moine chinois Daoxuan, celle du moine chinois Jinan et celle du moine chinois Jiehuan. 26. Les références renvoient au numéro et à la page du volume concerné du MBRHG de l’édition photographique de l’année 1960. 27. Chin. jieji, skt. saṃgīti, rassemblement, concile. 28. Chin. Dafangguang yuanjue xiuduoluo leyijing 大方廣圓覺修多羅了義經, skt. Mahāvaipulyapūrṇabuddhasūtra, Sūtra de l’Éveil complet. 29. Chin. dao, voie, chemin amenant à l’Éveil, Éveil. 30. Chin. quan, circonstanciel, autre appellation de fangbian (skt. upāyakauśalya). 31. Chin. shi, vérité éternelle et absolue. 32. Chin. jie, hun. gyŏl, skt. bandhana, nœud, entrave, attachement. 33. Cf. ROBERT 1997a, p. 47 ; BURNOUF 1852, p. 1. 34. Chin. monashi 末那識, skt. kliṣṭamanas, conscience souillée. 35. Chin. alaiyeshi 阿賴耶識, skt. ālayavijñāna, conscience de tréfonds, conscience-réceptacle. 36. Cf. MALMQUIST 1968/1972, p. 40 ; DEMIÉVILLE 1973a, p. 23. 37. Cf. KIM, J.-H., 2006, p. 134-139 ; KIM, Y.-S., 2009, p. 62. 38. Cf. Le Daodejing, chapitres 2, 3, 10, 29, 37, 38, 48, 57, 63 ; JULIEN 1996. 39. Notamment, le Huayanjing (III.17, 167 ; IV.16, 61 ; V.89 ; VI.44, 101, 118, 137, 177 ; VII. 5, 156, 157, 161), le Lengyanjing ou Śūraṃgamasūtra (V.165 ; VI.29, 59 ; VII. 51, 69, 103, 106, 159, 173), le Weimojiejing ou Vimalakīrtinirdeśasūtra (I, 216 ; III.55 ; IV.12, 49, 126) ; le Yuanjuejing (II.74 ; VII.5, 173), le Daborejing ou Mahāprajñāpāramitāsūtra (I.216 ; II.218), le Dajijing ou Mahāsannipātasūtra (VI.174), etc. 40. Cf. ZHIYI, Le Miaofalianhuajing wenju (Explication textuelle du Sūtra du lotus de la loi merveilleuse), T 1718, vol. 34, p. 7 ; KIM, Y.-S., 2009, p. 22. 41. Cf. ROBERT 1997b : cette liste de « dix » ainsités ne se trouve pas dans le texte népalais traduit par E. Burnouf, ni dans la traduction de Dharmarakṣa. 42. Cf. PETZOLD 1987, p. 35-39 ; CHA 2010, p. 48s, 54. 43. Chin. ru : ainsité inchangeable, permanente. 44. Chin. kong, vacuité. Selon cette vision, les entités sont vides ; elles n’ont pas de substance, ni la nature propre. 45. Chin. jia, virtuel. Selon cette vision, les entités vides et irréelles ont une apparence, mais une virtuelle. 46. Chin. zhong, milieu. Ce serait une vision de percevoir les entités, sans extrémité ni illusion. 47. Cf. ROBERT 1997a, p. 58s ; BURNOUF 1852, p. 11s.

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48. Skt. dīpamkara ou dīpamahara, lumière naturelle. 49. Cf. TIANXI GUO, la préface du Linjihuizhao chanshi yulu (Recueil de paroles de l’illustre maître chan Linji), T 1985, vol. 47, p. 495. 50. Cf. Le Borexinjing (skt. Prajñāpāramitāhṛdayasūtra ; Sūtra du cœur de la perfection de sagesse), T 251, vol. 8, p. 848 : « La forme n’est pas différente de vacuité, et la vacuité n’est pas différente de forme ; la forme est vide, et la vacuité est la forme 色不異空 空不異色 色卽是空 空卽是色 » ; le Jingangjing (Sūtra du diamant), T 235, vol. 8, p. 749 : « Bien que d’innombrables êtres vivants aient ainsi atteint le nirvāṇa, il n’y a en réalité aucun être vivant qui a atteint le nirvāṇa 如是滅度無量 無數無邊衆生 實無衆生得滅度者» ; SENGCAN, Le Xinxin ming (Inscription sur la foi en cœur-esprit), T 2010, vol. 48, p. 377 : « Dans le monde de la loi de la vraie ainsité, il n’y a ni autrui ni soi […] L’existence est la non-existence ; la non-existence est l’existence 眞如法界 無他無自[…]有即是無 無即是有 ». 51. Cf. YONGJIA, Le, Zhengdao ge (Chant de la réalisation de la Voie), T 2014, vol. 48, p. 395 : « La vraie nature de l’ignorance est la nature de buddha […] ; notre nature est le vrai buddha originel 無明 實性即佛性 […] 本源自性天眞佛 ». 52. Cf. ROBERT 1997a, p. 56 ; BURNOUF 1852, p. 9. 53. Cf. Le Dabore boluomiduo jing (skt. Mahāprajñāpāramitāsūtra), T 220, vol. 7, p. 948 : « La nature est loin des mots et de la parole ; le lieu de l’activité mentale est détruit 性離文言 心行處滅 ». 54. Cf. Le Dabore boluomiduo jing, T 220, vol. 7, p. 422 : « La voie des noms et de la parole est toute interrompue 一切名字言語道斷 » ; BOJO CHINUL 1991, p. 122, 228 ; cas n° 32 du Biyanlu (Recueil de la falaise verte), T 2003, vol. 48, p. 171 : Linji aurait donné une gifle à celui qui lui demanda sur le sens du dharma du Buddha. 55. Cf. Cas n° 57 du Biyanlu, T 2003, vol. 48, p. 191 : « Je suis seul vénérable au-dessus du ciel et en dessous du ciel 天上天下唯我獨尊 ». 56. Cf. Le Liuzudashi fabao tanjing (Sūtra de la plateforme du sixième patriarche), T 2008, vol. 48, p. 348. 57. Cf. Le Jingde zhuandeng lu (Annales de la transmission de la lumière de l’ère Jingde), T 2076, vol. 51, p. 240 : lorsque Mazu s’adonna à la pratique de la méditation assise (chin. zuochan, jap. zazen), son maître Nanyue l’aurait comparé avec le fait de polir une brique pour en faire un miroir. 58. Cf. SENGCAN, Le Xinxin ming ( Inscription sur la foi en cœur-esprit), T 2010, vol. 48, p. 376 : « L’essence de la grande voie est large ; elle n’est ni facile ni difficile 大道體寛 無易無難 ». 59. Cf. BOJO CHINUL 1991, p. 284, 453s ; KIM, K.-K., 2007, p. 29s, 62-64. 60. Cf. ROBERT 1997a, p. 83-85. 61. Cf. Cas n° 1 du Biyanlu, T 2003, vol. 48, p. 140 : Bodhidharma répond à l’empereur Wu des Liang que ce dernier ne mérite rien malgré ses bonnes actions en faveur du bouddhisme ; le Linjihuizhao chanshi yulu (Recueil de paroles de l’illustre maître chan Linji), T 1985, vol. 47, p. 500 : « Si vous rencontrez le Buddha, tuez le Buddha ; si vous rencontrez un patriarche, tuez le patriarche 逢佛 殺佛 逢祖殺祖 ». 62. Cf. Le Jingde zhuandeng lu, T 2076, vol. 51, p. 253. 63. Cf. Cas n° 37 du Biyanlu, T 2003, vol. 48, p. 175 : « Le triple monde n’existant pas, où veux-tu trouver le cœur-esprit ? 三界無法 何處求心 » ; BOJO CHINUL 1991, p. 64 : « Tous les buddha du triple monde ne dépendent que du cœur-esprit ».

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ABSTRACTS

The Korean document Myobŏb ryŏnhhwa’gyŏng contains the first complete Korean translation of two Chinese texts, the famous Miaofalianhuajing by Kumārajīva (344-413) and the Miaofalianhuajing yaojie, an associated commentary by Jiehuan, a Chan monk from the Song period. This publication was initiated by King Sejo of the Chosŏn dynasty (1392-1910), who intended to revitalize Buddhism in order to weaken his neo-Confucian political opponents. This document, largely unknown outside Korea, reflects some essential aspects of Korean Buddhism in the 15th century which continue to this day, notably the almost systematic reception of the Chinese Buddhist terminology, the predominance of the ecumenical spirit, and the primacy of the Zen way.

Le document coréen Myobŏb ryŏnhhwa’gyŏng, qui contient la première traduction coréenne intégrale du célèbre Miaofalianhuajing de Kumārajīva (344-413) et celle du Miaofalianhuajing yaojie, commentaire du moine Chan chinois Jiehuan (?-1129?), a vu le jour sous le règne du roi Sejo (règ. 1456-1468) de la dynastie Chosŏn, dans l’intention de revitaliser le bouddhisme et d’affaiblir ainsi ses opposants politiques néoconfucéens. Ce document inconnu à l’extérieur de la Corée reflète, cependant, des aspects fondamentaux du bouddhisme coréen du XVe siècle, qui perdurent jusqu’à nos jours, notamment la réception quasi systématique de la terminologie bouddhique chinoise, la prédominance de l’esprit œcuménique et la primauté de la voie du Sŏn/Zen.

AUTHOR

KYONG-KON KIM Université de Strasbourg [email protected]

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Qu’est-ce qu’une ville sacrée ? Népal/Inde Notes critiques* What is a sacred town? Nepal/India. A Critical Review

Gérard Toffin

RÉFÉRENCE

Bal Gopal SHRESTHA. The Sacred Town of Sankhu. The Anthropology of Newar Ritual, Religion and Society in Nepal. Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2012, 615 p (+xxiii), 15 figures and maps, 23 cm, Foreword by David GELLNER, 73 €, ISBN (13) 978-1-4438-3770-5

Introduction

1 Il y a au moins deux manières de comprendre qu’une ville est sacrée. Dans un premier sens, la sacralité vient d’un lieu particulier, reconnu comme saint, situé dans cette localité ou à ses abords. Ce site – sanctuaire, grotte, temple, fleuve – a acquis une renommée au-delà du territoire et attire des fidèles tout au long de l’année ou à dates fixes du calendrier. La sacralité qui lui est attachée, finit par rejaillir sur la ville tout entière et lui donner une valeur religieuse spécifique. L’endroit peut, par exemple, correspondre à un lieu de pèlerinage et héberger une foule de pèlerins. Jérusalem, Lourdes, Saint-Jacques-de-Compostelle, Bénarès, sont des villes sacrées de ce type, investies d’une faveur divine ou d’une religiosité attachée au site. Dans une seconde acception, la sacralité est liée à un certain arrangement de monuments religieux ou de sanctuaires dans la cité1. C’est tout le territoire urbain qui se trouve organisé selon des principes religieux. Le cas est fréquent lorsque l’agglomération est bâtie selon des modèles correspondant plus ou moins à une image du cosmos. La ville se voit alors entourée d’enceintes religieuses symboliques qui la protègent de l’extérieur, un dehors vu comme menaçant. Le social est imbriqué dans le sacré et les actes de la vie la plus

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quotidienne acquièrent une dimension religieuse. Il y a homologie entre le macrocosme et le microcosme. La cité relie le ciel à la terre, elle est travaillée d’images religieuses. Nombre de villes anciennes de l’Asie orientale et l’Asie du Sud-Est, Angkor Vat par exemple, celles de la vallée de Katmandou et du monde hindou correspondent à ce second type. Il arrive que les deux significations se combinent dans la même cité, renforçant par là même sa sainteté.

2 Depuis quelques années, le terme sacré a été contesté, critiqué, sans doute en référence à la vieille opposition, trop tranchée assurément, entre profane et sacré, qui fut construite par les pionniers de la sociologie française, à commencer par Émile Durkheim, et reprise par la suite par Mircea Eliade et Roger Caillois. On lui a reproché son contenu hétéroclite, sa définition ambiguë (« ce qui appartient à un domaine séparé, interdit, inviolable » selon Le Petit Robert), son champ d’application trop large. Le mot reste cependant d’un emploi légitime, surtout si on le vide de ses connotations substantivistes et si on l’envisage en termes de construction, de processus (la sacralisation d’un lieu). Dans la plupart des langues extra-européennes, il correspond par ailleurs à un vocabulaire relativement précis (malgré des connotations très diverses) que l’on ne peut ignorer. Dans les langues indiennes, qui nous concernent ici, les termes utilisés pour désigner la sacralité d’un lieu urbain sont principalement : pavitra, mangala, dhārmik, ou suddha, toujours en contiguïté avec la notion de pureté, ou plus exactement d’extrême pureté. Ces termes se rapportent plutôt au premier sens distingué plus haut, bien qu’il soit difficile d’établir une séparation absolue. Dans tous les cas, ces mots s’opposent à l’extérieur (de la cité), vu comme un monde sauvage, inhospitalier, souvent couvert de forêt, aranya. Il n’est pas sûr qu’ils recouvrent les mêmes concepts partout et qu’ils soient attachés aux mêmes significations sur toute la planète. La distinction que nous avons établie entre deux aspects de sacré urbain correspond mal, notons-le, à l’opposition sacer/sanctus qui existe en latin et qui est à l’origine de notre vocabulaire sur la question. Le terme sacer, on le sait, combine aspects négatifs et positifs du sacré, il est double et contient en lui une part dangereuse, tandis que sanctus, traduit en français par « saint », n’est pas affecté par cette ambiguïté (Benveniste 1969, 2, p. 179, sq)2. Il n’est pas toujours facile de retrouver ces nuances terminologiques en Asie.

Les traits principaux de la ville néwar

3 Les villes de la vallée de Katmandou, l’ancienne vallée du Népal, dans l’Himalaya central, sont particulièrement intéressantes en la matière. Elles sont prises aujourd’hui dans un processus de modernisation accéléré, mais antiquisants et historiens des religions ont toujours beaucoup à apprendre d’elles. Ces centres urbains, dont les origines remontent pour la plupart au début du deuxième millénaire, et même parfois avant, ont en effet conservé jusqu’à une période toute récente des traits prémodernes, du fait de l’isolement du Népal jusqu’en 1951 et de l’absence d’épisode colonial dans ce pays. Ils ont donc pu être observés et étudiés de visu par des ethnologues. Cette matière vivante se révèle d’une richesse exceptionnelle. Elle présente de multiples points de rapprochement non seulement avec les villes anciennes de l’Inde ou celles, disparues, de l’Asie du Sud-Est et de l’Extrême-Orient, mais aussi avec les villes méditerranéennes de l’Antiquité. Elle donne de la chair aux interprétations et aux modèles théoriques élaborés pour rendre compte de cités devenues accessibles seulement à travers les

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textes et les sources archéologiques. La civilisation fondamentalement religieuse et artistique dont témoignent les villes népalaises concernées appartient à l’ethnie Néwar, une population de langue tibéto-birmane. C’est le fond humain le plus ancien de la vallée de Katmandou.

4 Les villes néwar possèdent quatre caractéristiques principales.

5 1/ Les conceptions et les pratiques religieuses y jouent un rôle central, dominant, y compris dans l’organisation du territoire. Elles contribuent grandement à donner une assise aux groupes sociaux, à les définir, à justifier leur existence et elles permettent aux habitants de s’orienter dans l’espace.

6 2/ Deux logiques différentes y sont à l’œuvre. D’une part, un héritage ancien, vernaculaire, appartenant à un substrat commun à plusieurs populations de langues tibéto-birmanes vivant aujourd’hui au Népal. Cet héritage donne aux divinités du sol, aux puissances chthoniennes une place centrale. D’autre part, des conceptions hindoues, tantriques et royales, introduites postérieurement par des brahmanes et des rois qui cherchaient à donner à ces agglomérations un statut divin comparable à celui des grandes cités hindoues de l’Asie du Sud3.

7 3/ Le substrat paysan de ces villes, l’économie rurale, la proportion de paysans dans la population, y sont très importants. D’où leur nom mérité d’agrovilles. Dans bien des cas, du reste, l’origine de la cité résulte de l’agglomération de plusieurs villages. Cependant, les fonctions commerciales, très anciennes dans tous les cas, l’emportent souvent dans les villes de dimension plus restreintes, celles notamment situées à la périphérie de la vallée de Katmandou, telles Pharping, Panauti et Sankhu.

8 4/ La plupart de ces villes sont d’anciennes cités royales, rivales et jalouses de leur identité quoiqu’unies par des liens de parenté et d’alliance. Elles se sont opposées et ont guerroyé l’une contre l’autre ou les autres pour le contrôle des routes de commerce transhimalayennes. Elles comportent toutes un ancien palais, ou les traces d’un ancien palais, qui constitue le centre symbolique de l’agglomération. Quant aux légendes d’origine, elles font souvent référence à des fondations urbaines dues à la volonté d’un roi. La tradition royale continue d’ailleurs de jouer un grand rôle dans la célébration des cérémonies, même après la destitution de la monarchie.

9 Certains de ces traits – l’importance de la religion et le fait royal – caractérisent de la même manière les villes anciennes de l’Inde, notamment celles du Sud, restées moins soumises aux influences de l’Islam et davantage fidèles aux canons de l’hindouisme que dans le nord du pays. Tous ces espaces urbains, népalais et indiens, sont en continuité avec la culture locale et ne marquent pas de rupture totale avec le milieu paysan qui les entoure. Elles sont faites du même tissu social, soudé autour de groupes constitués (parenté, caste, associations religieuses). S’agissant des villes indiennes, les publications ne manquent pas, mais une synthèse convaincante n’a pas encore vu le jour. Max Weber (1982, p. 41) a tenté de définir la ville hindoue par certains traits, l’absence de gouvernement urbain par exemple. Selon lui, la caste a empêché le développement d’institutions urbaines en Inde (idem, p. 63). Mais ces explications ne sont pas entièrement fondées, car le système des castes le plus complet se trouve souvent dans les villes (anciennes).

10 Personne ne s’est encore avisé de définir ce qu’est une ville hindoue, ses fondements communs. Un tel modèle, du reste, existe-t-il ? Un traité d’architecture sanskrit comme le Mayamata de l’Inde ancienne admet plusieurs plans urbains selon le site et ne permet

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pas de dégager un modèle unique. Les spécialistes tendent à souligner davantage la diversité des formes urbaines en Inde, même à l’époque précoloniale et préindustrielle (Berry & Spodek, 1971, Eyk, 1987). Cette note critique, consacrée principalement aux villes népalaises, entend contribuer à la réflexion sur cet objet complexe. Le Népal, après tout – selon l’expression de Sylvain Lévi – « c’est l’Inde qui se fait ». Le pays a des traits particuliers mais il participe pleinement et depuis fort longtemps à la civilisation indienne. Pour certains auteurs (Levy), que nous retrouverons dans cette étude, la ville néwar présenterait même un modèle très pur de ville indienne. Le livre sur la ville de Sankhu que vient de faire paraître Bal Gopal Shrestha, lui-même néwar et originaire de cette localité, est l’occasion de faire le point sur ces questions.

Bal Gopal Shrestha et la ville de Sankhu

11 Bal Gopal Shrestha appartient à cette génération d’ethnologues népalais formés récemment à l’étranger (dans son cas Leiden et Oxford principalement). Avant de commencer sa propre recherche, il a été l’assistant de Bert van den Hoek, anthropologue hollandais disparu tragiquement dans la fleur de l’âge à Mombai en 2001. Il est aujourd’hui, avec Rajendra Pradhan, l’un des meilleurs anthropologues népalais de l’ethnie néwar. Les observations qu’il nous livre ici sur la ville de Sankhu, au nord-est de la vallée de Katmandou, ne datent que de la fin des années 1990 et de l’année 2000. On reste cependant frappé à la lecture de son livre par la persistance des traits religieux et sociaux anciens. Sankhu par ailleurs est un exemple représentatif, exemplaire, de la culture néwar. Elle illustre particulièrement bien le cas des villes de la périphérie de la vallée du Népal qui doivent leur développement à l’existence d’anciennes routes commerciales et qui étaient/sont sous le contrôle de castes marchandes appartenant aux hautes castes hindoues (Catharīya et Pāñctharīya Shrestha). L’auteur utilise beaucoup mon livre Societé et religion chez les Néwar, où se trouvent exposés les résultats de mon étude sur la ville de Panauti, comparable à beaucoup d’égards à Sankhu. Il aurait pu également citer le livre antérieur que j’ai publié sur Panauti avec des collègues architectes français chez Berger-Levrault, en 1981, livre qui combine l’analyse des modèles urbains et celle des pratiques quotidiennes autour de la notion d’« habiter » (cf. Barré et al.).

12 L’ouvrage sur Sankhu, essentiellement descriptif, dresse un tableau très complet des pratiques religieuses en usage dans cette ville de quelque 5 000 habitants, principalement néwar et parlant le néwari comme langue maternelle. Il traite successivement des temples et sanctuaires inscrits dans l’espace urbain, de la structure territoriale, du système des organisations guthi, essentielles pour comprendre la vie religieuse, des rituels du cycle de la vie et des grandes cérémonies collectives fixées selon le calendrier annuel. Il livre donc une masse d’informations considérable sur les fondements religieux et sociaux de cette ville. Tout au long, l’accent est mis sur la vie cérémonielle (le chapitre VI présente cependant des données économiques de base). Les rituels sont décrits dans leurs plus infimes détails. Chaque chapitre est basé sur des faits locaux minutieusement collectés sur le terrain par l’auteur lui-même au cours de séjours répétés sur place. Ce matériel permet de mieux asseoir une interprétation d’ensemble du fait urbain néwar, trait majeur de cette civilisation. Le style parfois répétitif comporte des naïvetés mais, dans l’ensemble, les données sont claires et bien ordonnées. Il s’agit, de ce point de vue, d’un travail de première main, qui fournit des

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informations sûres, directement utilisables pour la comparaison. Les insuffisances toutefois ne manquent pas, surtout au plan sociologique. On aura l’occasion d’y revenir et de tenter d’y suppléer. C’est un des objectifs de cette note critique.

Origine et structure de la ville

13 La ville est censée avoir été fondée sur la base de villages préexistants, sept en l’occurrence, un processus courant dans la vallée de Katmandou (Toffin 1982). Elle est divisée en huit quartiers, tvāh, aux limites aujourd’hui incertaines du fait de l’introduction de nouvelles limites administratives (« ward »). Les habitants d’un même quartier tvāh vénèrent tous le même autel du dieu à tête d’éléphant Ganesh et forment des entités séparées lors de certaines cérémonies, par exemple celle en rapport avec l’expulsion des mauvais esprits (Gathāmugah). Cette structure polynucléaire est capitale pour la compréhension de la vie urbaine. Les huit quartiers sont eux-mêmes regroupés en deux parties, la partie haute, cvay, et la partie basse, kvay. L’une correspond à l’est, l’autre à l’ouest. Hormis de rares exceptions (Patan), une telle dualité territoriale est une caractéristique du fait urbain néwar. À Sankhu, les deux parties s’opposent régulièrement à l’occasion des fêtes (notamment la procession de la déesse Vajrayoginī dans la ville) et en termes d’affiliation politique (p. 73). L’une soutient depuis longtemps le Parti népalais du Congrès, l’autre le Parti communiste UML. De plus, les habitants de la partie haute (cvacimi) s’estiment supérieurs à ceux de la partie basse (kvacimi). Depuis trois décennies, ils ont adopté le parler de Katmandou, alors que ceux de la partie basse continuent de parler le néwari avec l’accent local, proche de celui de Bhaktapur (p. 72). Comme à Katmandou, une partie centrale, dathu, est reconnue dans la localité. En dépit de leurs divisions et de ces querelles intestines, les habitants parviennent à faire preuve d’une certaine unité, au moins de façade, à l’occasion de la fête annuelle. Dès qu’ils sont à l’extérieur, les habitants de Sankhu expriment par ailleurs un réel sentiment d’appartenance à leur ville d’origine. Ils forment un « nous » puissant, surtout à l’endroit des habitants des autres agglomérations.

14 La ville est peuplée majoritairement par des Shrestha, la caste de commerçants et de boutiquiers néwar. Cette caste hindoue domine économiquement la ville. Ses membres détiennent 67 % des terres irriguées (p. 117) et l’essentiel du commerce local. Les Jyāpu, agriculteurs traditionnels néwar, ne possèdent que 8,5 % des terres, ce qui laisse supposer des rapports de domination, voire des conflits, entre les deux castes, rapports dont malheureusement rien n’est dit dans le livre. Le bouddhisme tantrique du Vajrayāna, l’autre branche de la religion néwar, occupe aussi une place importante dans la localité. Sankhu ne compte pas de moins de neuf monastères bāhāh bouddhistes et les prêtres Vajrācārya jouent un rôle considérable dans la vie religieuse de la communauté. Il semble même qu’à époque ancienne, Sankhu ait été un centre bouddhiste renommé, comme en témoignent les restes de stūpa alentour et un des mythes d’origine de la cité (Manishaila Mahāvadāna). Les habitants de la ville, enfin, identifient un endroit situé dans le centre de la partie haute comme le lieu où se dressait autrefois un palais, lāyku (appelé ici aussi bāhāh comme à Panauti).

15 Dans les légendes, Sankhu (Sakva en néwari) est une ville de fondation royale. C’est la déesse Vajrayoginī qui aurait ordonné au roi Sankhadev et à son prêtre Jogdev de la créer en prenant pour modèle une conque, objet rituel important dans l’hindouisme.

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Les traces d’anciens murs sont encore visibles, mais, en l’absence de fouilles archéologiques, rien ne peut être affirmé avec certitude. De la même manière, les sources historiques attestant l’existence d’un roi à Sankhu sont maigres. C’était, tout au plus, le siège d’une chefferie et d’un fort (p. 56). Il existe également un temple dédié à Taleju, ancienne divinité tutélaire des rois Malla néwar, mais il est ici situé à 500 mètres au sud du « palais », et non pas à côté, comme ailleurs. Ce site joue un rôle significatif lors de certains rituels et des fêtes (p. 70)4. Toutes ces données confirment l’idée selon laquelle c’est la royauté qui a imposé dans cette région la notion de ville (Toffin, 1993).

Les sanctuaires périurbains

16 Dans la vallée de Katmandou, la ville de Sankhu est surtout connue pour son temple de Vajrayoginī, dédié à une divinité du tantrisme bouddhique. Le sanctuaire (Gumbāhāh) se situe à l’extérieur de la ville proprement dite, à une demi-heure de marche environ sur la colline voisine de Manicūda, au nord de la localité. Bien qu’un prêtre bouddhiste néwar Vajrācārya desserve le temple, la déesse Vajrayoginī est vénérée par tous les Néwar de Sankhu, qu’ils soient bouddhistes ou hindous. C’est la divinité principale de la ville, la gardienne protectrice, associée, on l’a vu, à sa fondation. Dans le légendaire local, ce temple est associé à neuf grottes (pāku), neuf plans d’eau (kunda) et douze confluences de rivières situés tout autour (p. 50-51). Ces sites aux chiffres canoniques renforcent la sacralité du lieu. La fête de Vajrayoginī se déroule au mois de mars-avril (pleine lune de Caitra) ; elle correspond, nous le verrons plus loin, à la fête annuelle de la localité – moment le plus important du calendrier rituel. D’une certaine manière, Vajrayoginī règne sur la cité et réaffirme tous les ans sa souveraineté à l’occasion de cette célébration en descendant de son temple et en paradant dans les rues. C’est une statue à face jaune de la déesse (Mhāsukhvāh māju) qui est portée dans la ville, alors que la statue à face rouge (Hyāmukhvāh māju) de la même divinité reste dans le temple sans jamais se déplacer.

17 L’autre centre religieux important de Sankhu est situé à quelque 800 mètres à l’est de la ville. Il s’agit de la rivière Sālinadī qui concentre autour d’elle un complexe religieux vishnouite (p. 348). C’est un site religieux hindou important. Tous les ans, pendant le mois lunaire de Māgh (janvier-février), le plus froid de l’année, des femmes appartenant aux hautes castes hindoues se rassemblent à cet endroit pour se baigner, faire des offrandes, jeûner et écouter la récitation de textes religieux, dont la Svasthānī Kathā, une histoire édifiante de Shiva et de son épouse Pārvatī, dont il existe un très grand nombre de variantes. Ce texte, connu dans l’ensemble de la Vallée, en milieu néwar et indo-népalais, semble être d’origine purement népalaise (p. 346). La version sanskrite la plus ancienne date de 1573 de notre ère, celle en néwari de 1603 (p. 43).

18 Le jeûne lié à ce site est appelé en néwari dhalam danegu, mot que l’on retrouve à Panauti. Des femmes extérieures à la communauté, y compris des non-Néwar, peuvent se joindre à ces célébrations, mais à distance des habitants de Sankhu (p. 343). Le dhalam danegu aurait été établi à Sankhu par la reine de Bhaktapur Gangā Rānī au seizième siècle (p. 344). Il est lié au culte d’une forme locale de Visnu appelée Mādhava Nārāyana, dont la statue serait originellement venue de Pharping (p. 345). Les rituels s’achèvent par un sacrifice au feu appelé asvamedha (p. 374) dont le nom seul évoque l’ancienne cérémonie védique bien connue. Il s’agit en fait d’un rite de conclusion exécuté par un brahmane Rājopādhyāya. Les 330 millions de dieux de l’univers y sont

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conviés. Au cours des cérémonies, les prêtres font passer la statue de Nārāyana à travers tous les rituels du cycle de la vie (dasakarma) que doit célébrer un homme au cours de son existence.

19 Comment interpréter ces sites périurbains. Quelle signification symbolique leur donner ? J’ai montré dans mes travaux précédents (Toffin 1984, p. 465) qu’il s’agit là d’un phénomène assez général dans l’organisation religieuse du territoire dans la vallée du Népal. Les temples de Pacalī Bhairava, près de Katmandou, de Bāl Kumārī près de Patan, de Vajravārāhī, déesse à visage de porc dont la plus connue réside près de Chapagon, se situent tous nettement en dehors de la cité à laquelle ils sont attachés. Ils sont presque toujours édifiés au milieu d’une forêt ou à côté d’un bosquet, symbole du milieu sauvage, non dompté, opposé au milieu urbain, civilisé et pacifié. La plupart de ces sanctuaires contiennent par ailleurs des versions aniconiques des divinités. Les pierres non sculptées enfoncées dans le sol qu’ils abritent s’opposent aux images iconiques vénérées dans la ville. Leur sacralité est donc plus sauvage, obscure, dangereuse. Ces sanctuaires sont attachés à des sites « naturels » dotés d’une sacralité particulière (grotte, forêt, rivière), indépendante au départ du fait urbain. Ils n’ont vraisemblablement acquis leur signification actuelle qu’au cours d’une longue histoire, liée à la pénétration des idées religieuses hindoues dans la vallée de Katmandou et, concomitamment, à l’affirmation progressive du fait urbain.

La sacralité de la ville

20 La sacralité de la ville tient non seulement à ces sites religieux suburbains, mais aussi, et surtout, à l’existence d’un certain nombre de sanctuaires dans et à la périphérie de la cité. Je fais ici référence aux temples dédiés aux Asta Mātrikā, les huit Mères divines qui entourent la localité (Gutschow & Kölver 1975, Toffin 1984). Cette ceinture de puissances divines donne à l’agglomération une dimension cosmogonique, à l’instar des dessins mandala utilisés par les religieux pour représenter le monde dans les rituels. Elle crée un champ de forces, de polarités reliées les unes aux autres. L’une des Mātrikā de Sankhu, Vārāhī, appelée aussi localement Vāmdā dyah, littéralement « dont l’autel non couvert est battu par les pluies », est censée être vénérée nuitamment par les sorcières (boksi). On la redoute tout particulièrement. Mais, selon une logique du contraire propre à ce type de panthéon, elle protège aussi des méfaits des sorcières, réputées nombreuses à Sankhu, comme dans toutes les localités néwar. Les maris de ces femmes maléfiques ont tout à craindre de leur épouse ; elles peuvent les transformer en balai et les sacrifier sur l’autel de Vāmdā dyah le jour de leur initiation. Les attaques de sorcières sont traitées, ici comme ailleurs, par les guérisseurs traditionnels néwar, vaidya. Vāmdā dyah protège également les récoltes de la grêle et des cochons. Mais, mécontente, elle détruit ces mêmes récoltes. Comme toujours en milieu néwar, des éléments propres à la religion locale se mêlent aux modèles cosmogoniques indiens. C’est un mélange de racines anciennes propres et d’idées captées ailleurs qui domine.

21 L’espace est borné d’autres manières. La ville est ainsi entourée de quatre portes, dhvākā, (comme le village d’Harasiddhi) qui délimitent un dehors, dhvākā pine, et un intérieur, dhvākā dune. L’une d’elle (située au sud-est) est utilisée spécifiquement lorsqu’une femme est donnée en mariage hors de la cité, l’autre (située au sud-ouest) pour accueillir une épouse qui vient de l’extérieur. Celle du nord-est est empruntée par les processions funéraires qui vont brûler les corps des défunts à l’extérieur de Sankhu

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(p. 64). Le circuit de procession des divinités, mulã ou mulãpu en néwari, trace aussi les limites intérieures de la ville sainte, celle placée à la droite de la divinité processionnelle. Cet espace s’oppose à un dehors, moins sanctifié, rejeté à la gauche du dieu lors des déplacements divins.

22 Ces temples, ces portes, ces itinéraires donnent indubitablement une dimension cosmogonique à la cité. Sankhu est structurée selon des règles et des concepts religieux qui s’enracinent dans la pensée indienne. L’organisation religieuse du territoire renvoie à l’image d’une cité céleste où tout se voit ordonné selon les lois du cosmos. Ordre urbain et ordre moral se trouvent étroitement liés. Significativement, cette dimension sacrée inclut l’ordre social. Les castes les plus hautes dans la hiérarchie vivent dans le centre de la localité, les castes de statut moins élevées un peu plus loin, et les castes impures sont rejetées à la périphérie ou, carrément, à l’extérieur. Il y a interpénétration, homologie entre ordre social et ordre religieux. Les castes impures par exemple n’ont pas le droit de construire leurs maisons près de celles des Shrestha et des autres castes pures (p. 96). Les lois récentes en faveur des ex-intouchables, à présent appelés Dalit, semblent d’une application plus difficile à Sankhu que dans les grandes villes telles Patan ou Katmandou.

Sankhu et les réseaux inter-urbains

23 Plusieurs éléments lient la ville sacrée de Sankhu au territoire religieux de l’ancienne vallée du Népal. Malheureusement, Bal Gopal Shrestha ne s’étend pas sur cette question. C’est pourtant un fait important. Les villes néwar sont unies entre elles par des réseaux multiples, constitutifs de l’unité de la civilisation à laquelle elles appartiennent. Que la statue originelle, en bois de santal, de Mādhava Nārāyana, qui préside au jeûne du mois de Māgh, vienne de Pharping, à l’autre extrémité, sud-ouest, de la Vallée, est significatif. De la même manière, que la statue de ce même dieu Mādhava Nārāyana rende visite à plusieurs sites et villes sacrées de la vallée, dont Panauti, où elle se baigne, durant ce même mois (p. 372-373), est important. Le rôle du royaume de Bhaktapur dans l’orbite de laquelle la ville de Sankhu s’est trouvée pendant une longue période de son histoire a aussi été déterminant. Comme les autres villes néwar, Sankhu n’a jamais été isolée. Elle a appartenu et appartient toujours à un réseau de cités et ce réseau a influé considérablement sur son histoire.

24 Il faut bien voir que ces villes sont aujourd’hui comme hier implantées dans un espace de dimension restreinte : 550 km2, 700 km2 si l’on compte la vallée de Banepa, et qu’elles sont distantes de quelques kilomètres seulement. Patan est à 2,5 km de Katmandou, Bhaktapur à 15 km de Katmandou et Sankhu à 5 km de Bhaktapur. C’est là une concentration que l’on trouve rarement dans le monde méditerranéen de l’Antiquité et jamais en Inde. Traditionnellement, ces localités proches les unes des autres constituaient un semis urbain serré. Elles étaient reliées par des voies le long desquelles les denrées et marchandises étaient portées à pied à la palanche, peut-être aussi, dans certains cas, sur le dos. De multiples liens religieux reliaient aussi ces villes depuis une haute antiquité. Les rois des différents petits royaumes s’invitaient les uns les autres lors de certaines cérémonies religieuses et de représentations théâtrales. À l’échelle de la vallée du Népal tout entière, des circuits de pèlerinages ou des groupements de temples appartenant à plusieurs formes d’une même divinité (Quatre Nārāyan par exemple) rattachaient les sites religieux. Les contacts et les interactions

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étaient donc constants. Les villes néwar n’ont jamais été des totalités fermées sur elles- mêmes.

Cité antique, ville néwar et mésocosme

25 Le livre de Bal Gopal Shrestha évoque immédiatement celui publié en 1992 par l’anthropologue américain Robert Levy (Mesocosm) sur la ville voisine de Bhaktapur, ancienne capitale royale hindoue qui joua un rôle capital dans l’histoire de la civilisation néwar. Les deux ouvrages entendent montrer la sacralité de ces espaces urbains et l’importance du religieux à tous les niveaux. Pour nos deux auteurs, comme pour l’architecte Niels Gutschow qui a travaillé sur l’urbanisme néwar (1975 et 1982), l’ordre social procéderait en dernière instance de la religion. Le sacré engloberait le politique et l’économique. L’ouvrage de Bal Gopal Shrestha sur Sankhu est nettement moins problématisé. Mais l’approche reste la même : étudier une ville à travers son symbolisme, ses pratiques religieuses, ses cérémonies. Le monde des dieux, invisible, finit, ici, par avoir autant d’importance, de réalité, que le monde visible.

26 Dans son livre sur Bhaktapur, Levy construit en fait le modèle d’une cité sacré, religieuse, archaïque, un type idéal de ville, inspirée en grande partie par La cité antique de Fustel de Coulanges (1864). Le concept de mésocosme y est défini comme un type d’organisation symbolique du monde intermédiaire entre les univers microcosmiques des individus et ceux, comme la ville, conçus comme à l’échelle du cosmos tout entier. Toute la population partagerait les mêmes valeurs, dominantes. La théorie, plus postulée que démontrée, suppose que les habitants de Bhaktapur vivent dans ce monde intermédiaire et restent entièrement régis par les univers de la parenté, du voisinage et de la caste. Pour l’auteur, ce modèle dériverait de la culture hindoue, plus précisément de l’hindouisme antérieur à la pénétration islamique (1992, p. 2, 27).

27 Malheureusement, cette ambition théorique est grevée par la surestimation manifeste qu’y tient la parole des brahmanes, les principaux informateurs de Levy et même, pour l’un d’eux, le coauteur du livre. Or, pour avoir travaillé avec ces mêmes brahmanes Rājopādhyāya et leur avoir consacré des travaux, je connais d’expérience la propension qu’ils ont à surinterpréter les faits et à fournir une signification religieuse en toutes occasions. Ces religieux sont capables de donner des explications sur à peu près tous les sujets, en se référant à des textes sanskrits anciens, voir en citant leurs propres travaux ! Le discours devient alors torrentiel et peut remplir des carnets d’enquête entiers. Une anthropologie du fait religieux ne se construit malheureusement pas de cette manière.

28 L’anthropologue risque de tomber ici dans un piège heuristique que lui tendent innocemment ses informateurs, sûrs de leurs visions et forts de leur autorité religieuse. Les spécialistes des villes antiques ne sont-ils pas du reste confrontés à un type d’obstacle analogue face aux restes archéologiques qui, par définition, ne restituent qu’une part de la réalité ? Dans l’enquête ethnographique, ce penchant pour le discours religieux fait souvent passer au second plan les événements de la vie privée et familiale, sur lesquels les Newar sont beaucoup plus discrets, et même secrets. L’exubérance des faits religieux ne sert-elle pas, finalement, à cacher cet arrière-plan, cette dimension infra-sociale, à les tenir loin des regards étrangers ?

29 Une ville, fût-elle antique, prémoderne, ne peut s’étudier à travers son seul symbolisme, ses rituels, ses cérémonies. L’horizon social néwar est beaucoup plus

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segmenté. Les faits religieux ne sont pas toujours vécus, appropriés de la même manière par toutes les castes. Et les ségrégations de la vie quotidienne ne sont pas toujours acceptées par les ex-intouchables. Dans son Hierarchy and its Discontents, consacré, lui aussi, à Bhaktapur, l’anthropologue américain Steven Parish s’est attaché à traquer les différences de point de vue entre castes hautes et basses, à l’échelle individuelle, sur la base d’interviews personnelles. Son livre montre comment les valeurs et les règles sont vécues, acceptées ou rejetées. Il ne convainc pas entièrement mais l’approche demeure intéressante.

30 L’importance du religieux ne doit évidemment pas être disqualifiée. C’est indiscutablement une source de préoccupation première pour les habitants. Le sacré apparaît dans cet univers urbain comme constitutif du lien social (Toffin 1982). Il convient toutefois de réintroduire les dynamiques sociales et individuelles, et d’élargir le champ d’enquête au social et à l’infra-social. Comment ne pas être surpris, à cet égard, par l’absence de paroles féminines dans les enquêtes et analyses publiées jusqu’ici5 ? Cette littérature anthropologique reflète un monde exclusivement masculin (hormis les déesses), donc amputé d’une de ses parties constituantes. Pour remédier à ces lacunes, un changement de regard est nécessaire. Les histoires de vie et les trajectoires individuelles, masculines et féminines, manquent cruellement. Elles mériteraient de passer au premier plan6.

La ville-spectacle

31 Bal Gopal Shrestha décrit en détail la fête de Vajrayoginī, déesse protectrice de Sankhu (ch. 14). Comme toutes les fêtes locales, cette célébration tient une place centrale dans la vie sociale et religieuse de la communauté territoriale. La ville devient alors spectacle et représentation. L’auteur mentionne même l’existence d’un vieux compendium en néwari et en sanskrit consignant ce qu’il convient de faire à cette occasion (p. 45). J’ai insisté ailleurs (Toffin 2010) sur la dimension sociologique de telles performances. La procession des dieux, lors de telles fêtes, persuade les participants que la ville est bien un édifice commun, un lieu d’harmonie où chacun a sa place. Elle met en scène les hiérarchies internes et favorise l’unanimisme ainsi que l’adhésion des castes les plus basses aux valeurs des castes supérieures. Cependant, comme on l’a vu, ces fêtes font aussi resurgir de vieux conflits et peuvent donner lieu à des échauffourées. Il y a toujours beaucoup de domination refoulée dans cet ordre social et territorial, faussement immuable.

32 Le livre se conclut par l’étude des danses sacrées devī pyākhã, exécutées chaque année dans la ville de Sankhu lors des fêtes de l’Indra Jātrā, en août-septembre ou dans les semaines qui suivent. Cette danse appartient au répertoire du théâtre sacré néwar et doit sans doute être mise en relation avec la chorégraphie du même nom qui se donne au même moment dans la vieille ville de Katmandou, quartier de Kilagal (Toffin 2012). Trois divinités y participent : Candī, Devī et Bhairara. Les religieux affirment que la déesse Vajrajoginī prend la forme de ces trois puissances divines durant la représentation. Un prêtre bouddhiste néwar Vajrācārya est attaché à la danse et célèbre les rituels les plus importants destinés à vénérer Nāsadyah, le dieu de la danse et du théâtre néwar, et ses deux associés divins, Simhinī et Byāghrinī, le premier à face de lion, le second à face de tigre. Ce prêtre préside également aux rituels qui transforment le corps des danseurs en corps divin, apte à incarner des dieux. Le maître

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de danse, pyākhã guru, qui dirige l’apprentissage des interprètes, appartient, lui, à la caste des Shrestha. Ces données rappellent le rôle fondamental de la musique et du théâtre dans le fait urbain dans la vallée de Katmandou (Toffin 1998). La plupart des localités néwar disposent en principe de troupes de danseurs non professionnels qui se produisent à dates fixes du calendrier.

33 La ville néwar ne va pas sans fête, théâtre et danse. Ces performances donnent à la ville sa part de liberté, de légèreté, de fiction, d’ironie même à l’occasion de la fête de la vache et de l’Indra Jātrā. Il est du reste remarquable que toutes les villes (et villages) comportent de multiples estrades rituelles en pierre, dabū, spécialement consacrées aux représentations théâtrales et aux danses sacrées. À Sankhu, il était traditionnellement interdit d’utiliser ces estrades à d’autres fins que les performances théâtrales. Mais aujourd’hui, elles servent couramment de lieu de réunion pour les meetings politiques. Personne ne s’est opposé à ce nouvel usage (p. 73).

Conclusion : le sacré entre privé et public

34 En dépit de certaines difficultés méthodologiques que j’ai rappelées et d’une vision assez intemporelle, oubliant notamment le choc qu’a pu constituer pour la société néwar la conquête Gorkha à la fin du dix-huitième siècle, le livre de Bal Gopal Shrestha corrobore les travaux précédents sur la ville néwar. Ces ensembles urbains – comme la ville hindoue traditionnelle – sont bien fondés principalement sur la religion. Le catalogue des interdits est inépuisable et les sanctuaires président pour une large part à l’organisation de la vie sociale. Pour être plus précis, Sankhu, comme Panauti ou Bhaktapur, sont des villes sacrées dans les deux sens définis au début de ce travail : le site (instance locale, géographique) et l’ordre socioreligieux (instance sociologique) sont tous deux au rendez-vous. Le religieux est d’autant plus important que les univers urbains évoqués ici n’ont pas de corps politique réel, hormis la royauté et le système des castes. Elles ne sont basées sur aucun contrat social.

35 La publication que nous venons d’analyser ne corrige cependant pas les impasses des travaux antérieurs sur la ville néwar. Les livres de Robert Levy et de Niels Gutschow pèchent clairement par leur interprétation exclusive en termes de symbolisme. Ils sont peu diserts sur les dynamiques internes, les passages des groupes de parenté ou d’unités quasi parentales à l’espace urbain global et les visions endogènes (hors celle des prêtres). Pour qui connaît ces univers de l’intérieur, ces ouvrages restent finalement à la surface des choses, comme extérieurs aux gens qui l’habitent. Quiconque vit ou a vécu dans un bāhāh, ces anciennes unités monastiques bouddhiques néwar, qui forment encore aujourd’hui autant de noyaux quasi autonomes à Patan (et autrefois à Katmandou), a du mal à se retrouver dans ces notions de mésocosme et de symbolique urbaine. L’esprit de la ville réside autant dans ces espaces semi-privés que dans les géométries cosmogoniques que dessinent les temples Il manque quelque chose dans les modèles proposés, qui, en termes anthropologiques, est peut-être l’essentiel.

36 Comment, notamment, penser l’opposition privé/public dans ces mondes urbains ? Y a- t-il opposition ou congruence (comme le postule Robert Levy dans son livre) entre ces deux sphères ? C’est un sujet qui n’a toujours pas fait l’objet d’études approfondies et mériterait de plus amples recherches. La vie quotidienne, familiale, est emplie de gestes que l’on peut qualifier de religieux. Mais comment entendre cet attribut ? Ces gestes, ces observations correspondent en fait à un code de conduite inscrit plus globalement dans

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les relations sociales et se présentant comme polyvalent, profane et sacré simultanément. Les cloisons ne sont pas étanches et admettent de multiples passages, dans les deux sens. L’horizon sémantique externe n’explique pas tout. Nombre de pratiques religieuses ne s’éclairent que par référence à cette sphère privée. Elles ne font que reproduire ce qui se passe à un niveau familial plus intime, sans que l’on sache toujours établir l’antériorité d’une sphère sur l’autre.

37 Il faut par ailleurs rappeler que ces villes qui, jusqu’au dix-neuvième siècle, ne dépassaient pas 30 000 habitants pour les plus grandes (Katmandou, Bhaktapur, Patan), sont des milieux d’interconnaissance bien éloignés de l’anonymat des cités modernes. Peu de choses échappent au voisinage. Ces cercles étroits d’appartenance sont d’une pesanteur sociologique extrême et rendent difficile (mais pas impossible) toute intimité. Nous sommes dans des sociétés du vu et du su, où la première chose que l’on demande à la personne rencontrée dans la rue est où il va. C’est une formule de politesse, mais sa charge inquisitoriale n’est pas négligeable. Quant aux commérages, ils sont légion. Il est difficile de ne pas tenir compte de ces éléments, même quand on parle de religieux. Les réalités, autrement dit, ne sont pas toutes symboliques, et le symbolique ne peut se résumer entièrement à des conceptions allogènes hindoues ou bouddhistes édictées par des prêtres. Il est grand temps de fixer un autre cap et de rendre notre savoir plus complexe en ces domaines. D’autant que ces villes se transforment rapidement et que d’autres éléments socio-économiques jouent un rôle grandissant7.

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NOTES

*. À propos de : Bal Gopal SHRESTHA. The Sacred Town of Sankhu. The Anthropology of Newar Ritual, Religion and Society in Nepal. Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2012, 615 p (+xxiii), 15 figures and maps, 23 cm, Foreword by David GELLNER, 73 €, ISBN (13) 978-1-4438-3770-5. Le livre a fait l’objet d’une publication antérieure, à diffusion restreinte, sous le titre de The Ritual Composition of Sankhu. The Socio-Religious Anthropology of a Newar Town in Nepal. (CIP Data Koninklijke Bibliotheek, Den Haag), 2002, issue d’une thèse de doctorat. La publication de 2012 est l’édition révisée de ce premier ouvrage. En 1995, Bal Gopal SHRESTHA a publié également en néwari un petit livre intitulé Sakva deya devī pyākhã, Kathmandu, Rām Bhakta Bhomi, sur les danses Devī pyākhã de Sankhu. 1. La cité est ici définie dans le sens de communauté religieuse, morale et politique. C’est une totalité fonctionnelle sociologique. La ville relève davantage de la forme spatiale et du territoire. C’est une agglomération physique. Voir à ce sujet Roncayolo, 1990, pp. 21 et 30. 2. Cf aussi J. Scheid, La religion des Romains, 2002, p. 24. 3. Alexander von Rospatt (2009) a récemment essayé de reconstituer ces deux logiques différentes, l’une savante, bouddhiste, l’autre locale, pré-indienne (« indegenous » selon ses propres termes), dans le grand sanctuaire bouddhiste (Mahāyāna) de Svayambhū, dans la vallée de Katmandou. 4. Au plan administratif népalais, la ville de Sankhu n’a pas encore été transformée en nargarpālikā (circonscription urbaine), contrairement à Panauti (p. 59). 5. Significativement, l’expression misā khã, les « paroles (ou affaires) de femmes », est toujours péjorative en néwari. 6. Robert Levy avait, il est vrai, prévu un second tome, voué aux cas individuels. Sa mort en août 2003 l’a empêché de mener ce projet à bien. 7. Je tiens à remercier Nicolas Sihlé (Centre d’études himalayennes) pour ses remarques et suggestions à partir d’une première version de ce travail.

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RÉSUMÉS

À l’occasion de la parution d’un livre de Bal Gopal Shrestha sur la ville de Sankhu, l’auteur fait le point sur les recherches menées sur les espaces urbains néwar de la vallée de Katmandou au Népal. La réflexion porte sur l’importance de la religion dans ces cités et le rôle qu’y jouent les modèles cosmogoniques hindous. Les explications proposées jusqu’ici en termes de symbolisme fournissent des éléments valables, mais négligent les dynamiques sociales et les trajectoires individuelles. De nouvelles directions de recherche sont proposées dans ce sens.

On the occasion of the publication of a book written by Bal Gopal Shrestha on the Newar town of Sankhu, the author of this article comments on the series of research recently carried out on traditional urban spaces in the Kathmandu Valley. He analyses the role of religion and of Hindu cosmogonical models in these towns. The relevance of rituals and ceremonies is central to these issues. However, studies focusing on symbolism often overshadow the role of social dynamics and individual trajectories. Hence new lines for future research are proposed.

AUTEURS

GÉRARD TOFFIN Centre national de la recherche scientifique Centre d’études himalayennes [email protected]

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Comptes rendus

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Olivier DU ROY, La règle d’or : histoire d’une maxime morale universelle. Vol. 1 : De Confucius à la fin du XIXe siècle, vol. 2 : Le XXe siècle et essai d’interprétation Paris, Les Éditions du Cerf, (« Patrimoines »), 2012, 2 vol., 1517 p., 24 cm, 45 et 35 €, ISBN 978-2-204-09460-3 et 978-2-204-09461-0.

Alberto Frigo

RÉFÉRENCE

Olivier DU ROY, La règle d’or : histoire d’une maxime morale universelle. Vol. 1 : De Confucius à la fin du XIXe siècle, vol. 2 : Le XXe siècle et essai d’interprétation, Paris, Les Éditions du Cerf, (« Patrimoines »), 2012, 2 vol., 1517 p., 24 cm, 45 et 35 €, ISBN 978-2-204-09460-3 et 978-2-204-09461-0.

1 Peut-on retracer l’histoire d’une maxime qui paraît être aussi ancienne que l’humanité elle-même ? Tel est le défi auquel s’est confronté l’A. de cette imposante synthèse en deux volumes consacrée à l’histoire et à la signification de la formule « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». L’arc chronologique des témoignages analysés ne pourrait être plus vaste : dès ses premières attestations autour du Ve ou IVe siècle avant Jésus-Christ (mais on pourrait même remonter au VIIIe siècle, p. 41-42) jusqu’au discours prononcé par Obama, lors de la réception du prix Nobel pour la paix, en 2009 (p. 981-983), la présence de la règle d’or constitue une constante dans toutes les grandes civilisations et dans toutes les religions : « Elle émerge partout où l’homme crée les conditions de sa vie en société, dans la reconnaissance et le respect de l’autre » (p. 35). Dès lors, dans le premier volet de son ouvrage (p. 19-1240), l’A. retrace « la

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glorieuse histoire de cette maxime tout au long des vingt-cinq derniers siècles » (p. 12). On ne peut que féliciter l’A. pour cet énorme effort de synthèse, qui allie une érudition presque sans limites et une finesse remarquable dans l’analyse des textes à une pensée toujours précise et exigeante. Pour le nombre de textes pris en compte, le très large éventail de disciplines mobilisées, l’attention au contexte culturel, philosophique et religieux dans lequel chaque auteur s’inscrit, et la richesse des indications bibliographiques, ces deux volumes s’imposent d’ores et déjà comme un ouvrage de référence, qui complète et souvent rend caduques les études antérieures consacrées à l’histoire de cette maxime par Philippidis, Reiner, Dihle et Wattles (voir p. 913-942). La quantité de textes traduits ici pour la première fois en français recommande d’ailleurs le présent ouvrage comme une riche anthologie, dont l’intérêt pour l’historien des religions dépasse largement le thème des vicissitudes de la règle d’or. Étant donné la multitude d’auteurs et la variété des époques et des contextes abordés, il serait vain de revenir ici sur les détails de cet époustouflant dossier historique et documentaire. Bornons-nous à trois remarques.

2 Il faut tout d’abord souligner les apports les plus originaux de ce travail de recherche accompli par l’A. au cours de « quarante années de patiente récolte » (p. 16) et dont une première présentation synthétique était déjà parue en 2009 (La Règle d’or : le retour d’une maxime oubliée, Paris, Cerf). Les mises au point ponctuelles sont nombreuses, notamment en ce qui concerne la présence de la règle d’or dans le judaïsme hellénistique (p. 129-142) et dans la tradition syriaque (p. 197-213) ou la date de la première attestation de l’expression « règle d’or » (« Golden Rulen », chez Thomas Jackson en 1615, voir p. 516-533). D’autre part, l’A. s’efforce souvent de rendre à un dossier peu travaillé par les commentateurs toute son importance (p. 509-629) : le lecteur francophone aura ainsi l’occasion de découvrir et apprécier la richesse de la pensée religieuse anglaise du XVIIe siècle. Pour ce qui relève de l’histoire des religions et de l’exégèse, on remarquera tout particulièrement les pages que l’A. consacre à la présence de la maxime dans le Nouveau Testament. Loin d’opposer l’agape à la règle d’or, qui ne relèverait que d’une pratique morale courante (c’est la thèse de Bultmann et Dihle), le discours évangélique sur l’amour des ennemis en révèle au contraire la véritable signification. La maxime « suppose la reconnaissance de l’autre comme autre que moi, et le décentrement réel de mes désirs » (p. 148) ; or l’ennemi ou l’agresseur « est la figure de l’autre le plus autre » qui, par l’inimitié, « met à l’épreuve l’authenticité de mon bien vouloir » (p. 155). Voir dans la règle d’or le « produit d’une décantation rationnelle du talion » (p. 97), comme le proposait jadis Dihle, signifie non seulement forcer les sens des textes des auteurs grecs et de la Bible, mais aussi et surtout ignorer le processus de transfert de soi à la place de l’autre qui constitue l’essence de la maxime. On rappellera enfin, toujours pour ce qui est des apports les plus novateurs de l’ouvrage, les riches chapitres consacrés à saint Augustin (p. 243-270) et à Luther (p. 425-455) et les pages où l’A. revient sur « les courants philanthropiques sociaux et religieux aux États-Unis à la fin du XIXe siècle et au XXe » (p. 943-983) : dans ce dernier cas, l’A. nous propose une remarquable analyse sociologique du fait religieux qui jette une lumière inédite sur l’importance capitale de la « Golden Rule » pour la culture américaine.

3 Il faut ensuite remarquer l’attention que l’A. accorde aux critiques adressées à la maxime au fil des siècles, la plus célèbre étant sans doute celle formulée par Kant dans la Fondation de la métaphysique des mœurs (p. 779-790), mais que l’on trouve déjà

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esquissée chez Tertullien (p. 191-195). L’histoire de la règle d’or est aussi l’histoire de son oubli ou de son discrédit. On peut ainsi retracer une série de crises, aux causes assez différentes (l’autorité d’Aristote chez les maîtres de la scolastique du XIIIe siècle, la critique de l’amour de soi chez les moralistes français, la réfutation kantienne, etc.). De même, on assiste à des retours cycliques : l’assimilation de la maxime à la loi naturelle, opérée par les auteurs patristiques en s’appuyant sur Rm. II, 14-15, trouve par exemple des échos chez les théoriciens du droit naturel (p. 500-506, 673-692) et les intuitions de Confucius et de la tradition chinoise concernant la règle d’or (p. 23-35) sont redécouvertes par l’Europe du XVIIe siècle grâce aux traductions des missionnaires jésuites (p. 662-669). D’autre part, l’A. ne manque pas de s’interroger sur l’absence de la maxime dans des contextes qui devraient, au contraire, en attester un usage abondant. Dans les cas les plus éclatants (Platon, Aristote, p. 104 et Érasme, p. 417-420) l’A. avoue son embarras et esquisse une explication de ces étranges silences ; mais la difficulté méritait, nous semble-t-il, d’être plus longuement analysée. Nous nous permettons enfin d’apporter une correction aux pages 486-487 (mais voir aussi p. 549 et 1285), consacrées à Luis de Molina : le texte cité, rapporté par Robert Sharrock et dont l’A. affirme ne pas avoir retrouvé la source n’a pas pour auteur le jésuite espagnol, mais Pierre Du Moulin (Petri Molinei Opera Philosophica. Logica, Physica, Ethica, Amsterdam, 1645, « Ethicorum seu doctrinae moralis libri undecim », VII, 2, p. 129-130).

4 Venons-en au deuxième volet du présent ouvrage (p. 1243-1422). Il s’agit d’un long essai qui vise, d’une part, à énumérer les éléments dont l’enquête historique a montré qu’ils étaient des constantes dans l’interprétation de la maxime ; et, de l’autre, à souligner la fonction, l’importance et l’actualité de la règle d’or en tant que « paradigme d’une éthique interpersonnelle centrée sur l’autre » (p. 1397-1417). Pour ce qui est du premier point, l’A. revient sur l’universalité de la formule (p. 1253-1272) et sur son caractère toujours disponible et accessible, même aux plus simples, dérivé du fait qu’elle a en nous-mêmes, dans notre amour de nous-mêmes, « son fondement autonome » (p. 1262). On distinguera d’autre part, comme le suggère H. Reiner (p. 1273-1278), trois formes de base de la maxime : elle peut exprimer une « règle d’empathie » (« ce que tu ne veux pas subir, ne le fais pas à autrui »), une « règle d’authenticité » (« ce que tu réprouves, ne le fais pas toi-même ») ou une « règle de réciprocité » (« ce que te paraît injuste quand tu le subis, ne le fais pas toi-même »). L’A. propose enfin une typologie des corrections apportées à la règle et des objections qu’elle a suscitées (p. 1278-1308). Les dernières pages de l’ouvrage sont sans doute les plus ambitieuses d’un point de vue philosophique. L’A. y esquisse une interprétation de la règle d’or qui en fait le fondement « d’une moralité hétérocentrée » qui explique « le caractère impératif de la valeur, en dépassant toute hétéronomie (p. 1400, 1402). Pour ce faire, l’A. revient sur la notion d’empathie qui fonde la possibilité de se mettre à la place de l’autre et il rappelle l’explication de ce phénomène fournie par l’éthologie animale, les neurosciences et la phénoménologie (p. 1327-1357). L’universalité de la maxime trouverait ainsi sa justification dans le renvoi à « une structure anthropologique de base qui vient à la conscience des hommes dans toutes les sociétés, à un certain niveau de développement social et religieux » (p. 1257). Vient ensuite un chapitre (p. 1359-1378) qui analyse le passage de l’empathie à la morale en montrant comment « l’abolition du privilège du moi », « amorcée dans l’empathie naturelle », se trouve « confirmée dans la décision éthique » (p. 1398). Des pages très denses (p. 1397-1417), consacrées à la définition d’une « moralité centrée sur l’autre et motivée par l’autre », (p. 1400) et aux rapports entre règle d’or et amour des autres, concluent l’ouvrage. Ce n’est pas le lieu ici

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d’examiner la portée, les difficultés et l’actualité de cette réflexion éthique, ni d’en discuter les rapports avec les recherches consacrées jadis par l’A. à la notion de « réciprocité » et à la doctrine trinitaire de saint Augustin. Il était pourtant indispensable d’en rappeler les éléments les plus marquants car, nous semble-t-il, l’enjeu théorique de ce deuxième volet de l’ouvrage ne vient pas s’ajouter après coup à l’enquête historique et érudite, mais au contraire l’anime et la gouverne de fond en comble. Cette vaste synthèse se révèle en effet un plaidoyer non moins passionné que savant, qui, en s’inspirant de la leçon de Ricœur (p. 1039-1074), s’efforce de rendre à la règle d’or sa valeur de principe fondamental de toute démarche éthique. Leibniz l’avait compris mieux que tout autre : « Mettez-vous à la place d’autrui », écrivait-il en 1702 « et vous serez dans le vrai point pour juger ce qui est juste ou non » (p. 708).

AUTEURS

ALBERTO FRIGO Université de Lyon 2.

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Bernd ROLING, Physica sacra : Wunder, Naturwissenschaft und historischer Schriftsinn zwischen Mittelalter und Früher Neuzeit Leiden-Boston, Brill (« Mittellateinische Studien und Texte », 45), 2013, X-496 p., 167 €, ISBN 978-90-04-25804-4.

Jean-Robert Armogathe

RÉFÉRENCE

Bernd ROLING, Physica sacra : Wunder, Naturwissenschaft und historischer Schriftsinn zwischen Mittelalter und Früher Neuzeit, Leiden-Boston, Brill (« Mittellateinische Studien und Texte », 45), 2013, X-496 p., 167 €, ISBN 978-90-04-25804-4.

1 Depuis une trentaine d’années, l’histoire de l’exégèse est devenue un champ de recherche autonome ; après les travaux pionniers de Beryl Smalley (1905-1984), puis de Henning Reventlow (1929-2010), la fondation des Annali di storia dell’esegesi (Mauro Pesce, Bologne, en 1984) et le succès de la Bible de Tous les Temps (huit volumes, dirigés par Charles Kannengiesser, 1984-1989) ont montré l’intérêt de ces travaux. Professeur de latin médiéval à la Freie Universität de Berlin, l’A., né en 1972, a déjà publié chez Brill plusieurs travaux importants sur l’histoire des sciences au Moyen-Âge (Locutio angelica, 2008 ; Drachen und Sirenen, 2010). Il a retenu ici cinq épisodes bibliques particulièrement significatifs : l’ânesse parlante de Balaam, les murailles de Jéricho, l’arrêt du Soleil par Josué, la métamorphose de Nabuchodonosor et le poisson de Jonas. Chacun de ces cinq épisodes « miraculeux » touche une discipline scientifique particulière : la théorie de la connaissance (et la psychologie), la physique, l’astronomie, la médecine et la zoologie. À chaque fois, l’A. présente les exégèses patristiques et rabbiniques, puis passe à l’étude attentive des interprétations

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médiévales et modernes, souvent jusqu’au XVIIIe siècle. Les sources utilisées comprennent plus de huit cents titres, depuis des dissertations universitaires jusqu’aux grands commentaires catholiques et protestants, les textes latins étant le plus souvent reproduits en notes. Le mérite du livre consiste dans la richesse des commentaires retenus (même si, comme le remarque l’auteur, un manque évident d’imagination entraîne beaucoup de redites) ; il est difficile de résumer les cinq épisodes étudiés. Nous n’en retiendrons que deux, qui serviront à faire comprendre la méthode de l’auteur : l’ asina loquens de Balaam et la chute des murailles de Jéricho.

2 Le livre des Nombres rapporte que le prophète païen Balaam, en route pour aller couvrir de malédictions les troupes d’Israël, est arrêté par son ânesse qui lui explique qu’un ange armé leur barre la route. Les premiers commentateurs chrétiens se sont plus intéressés au prophète qu’à l’ânesse. Pour Grégoire de Nysse (IVe s.), Balaam étant habitué des démons n’avait pas lieu d’être surpris d’entendre sa monture parler. Augustin (au quatrième livre des Quaestiones in Heptateuchum, 50) attribue à la cupidité de Balaam son indifférence au miracle, expliqué comme un signe divin : Dieu n’a pas accordé une âme rationnelle à l’animal, mais il a parlé à travers lui, peut-être, dit Augustin, pour annoncer que Dieu choisira ce qu’il y a de fou dans le monde pour confondre les sages (1 Cor 1, 27). Pour Origène (IIIe s.), qui rapproche l’ânesse de Balaam de l’ânon monté par Jésus pour entrer à Jérusalem, l’asina loquens signifie que les adorateurs des idoles (comme Balaam) sont inférieurs aux bêtes. Cette exégèse allégorique est encore valide pour les commentateurs carolingiens, qui manient l’antinomie : pour Bède (VIIe s.), l’ânesse symbolise la gentilitas, qui accueille le message de l’ange, que refusent les Juifs, curieusement identifiés à Balaam. Raban Maur (IXe s.) pense qu’il faut recourir à l’allégorie : Balaam (qui voudrait dire, selon Raban, « peuple vain ») représente les scribes et les Pharisiens, l’ânesse représente une partie des croyants, soit pour leur stupidité, soit pour leur innocence. « Le fou est réprimandé par une monture muette, tandis que l’esprit élevé, qui devrait garder l’humilité comme un bien, est rappelé à lui par la chair souffrante » (Patrologia Latina 108, 731B). Mais l’explication allégorique (morale ou tropologique) laisse indemne la réalité des faits : l’âne ne parle pas habituellement et ne peut pas être supérieur à l’homme dans la perception des choses surnaturelles. L’exégèse juive fut réaliste bien avant l’exégèse chrétienne. Pour le Pirkei Avot (ch. 5) et le targum du pseudo-Jonathan, la mâchoire de l’ânesse de Balaam figure parmi les dix choses que Dieu a créées le sixième jour, au crépuscule, juste avant le début du Shabbat : ces choses-là (comme la manne) échappent aux lois de la nature et ont donc dû être directement créées par Dieu. Quant au prodige de l’ânesse qui parle, les commentaires du Talmud estiment qu’il est moins grand que si Balaam avait pu maudire le Peuple élu. Mais la difficulté demeure, accrue par le refus d’utiliser le même discours allégorique que les chrétiens. Pour Maimonide (XIIe s.), il s’agit d’une vision : Balaam a cru entendre son ânesse parler, et cela lui a permis de voir l’ange. La fracture entre l’homme et l’animal est ainsi fermement maintenue.

3 Elle a beaucoup préoccupé les grands commentateurs scolastiques : la locutio, le langage articulé, est le monopole de l’âme rationnelle, et l’ânesse n’a pas pu parler. Par conséquent, ce que Balaam a cru entendre a été l’action mécanique d’un ange qui a agi sur la mâchoire de l’animal pour lui faire articuler des sons constituant des mots. Mais les exégètes successifs, à l’âge des Réformes, posent le problème à nouveau frais : Dieu a-t-il, par un miracle particulier, fait parler l’ânesse – la dotant provisoirement d’une âme rationnelle –, ou bien faut-il conserver l’explication de l’ange mécanicien ? Gisbert

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Voetius, dans ses Disputationes theologicae (5 vol., 1648-1669), prend la question au sérieux : puisqu’un homme peut se transformer en loup-garou, pourquoi l’ânesse ne pourrait-elle pas être transformée par l’ange ? Le jésuite Tirinus (1580-1636) entre dans les détails : la mâchoire de l’ânesse ne pouvait émettre de sons articulés : l’ange a dû également contracter les organes phonatoires. Enfin Jansénius (d’Ypres) remarque que, telle un perroquet, l’ânesse a pu émettre des sons sans pour autant les comprendre. La discussion sur l’âme des bêtes s’est ensuite greffée sur cette problématique, enrichie par l’intervention des exorcistes qui s’intéressaient aux langages des démons. Enfin, le temps des Lumières ne fera pas disparaître la question, mais tentera encore de la résoudre par le biais soit d’une illusion acoustique de Balaam, soit tout simplement d’une fable orientale. Au total, on constate combien l’épisode entraîne un malaise chez tous les commentateurs, car il fragilise la différence entre l’homme et l’animal.

4 Autre événement étonnant : la chute des remparts de Jéricho au chapitre VI du livre de Josué. Pendant six jours, Josué fait tourner autour de la ville assiégée l’Arche précédée de sept prêtres sonnant de la trompette. Le septième jour, il les fait tourner sept fois et, à la dernière reprise, fait pousser au peuple une grande clameur : « quand il entendit le son de la trompe, le peuple poussa un cri de guerre formidable, et le rempart s’écroula sur lui-même » (Josué 6, 20). On voit bien ici ce qui a pu exciter l’imagination des interprètes : quel lien y a-t-il entre le son (des trompes et de la clameur) et la chute des murs ? Ici encore, les Pères donnèrent dans l’allégorie : les trompes signifient la Parole de Dieu qui est toute-puissante et peut briser toute chose (Origène). Jérôme ajoute à la Parole de Dieu celle des prédicateurs de l’Évangile. Les commentateurs médiévaux ont accentué l’explication allégorique (les sept tours de ville sont les sept dons du Saint- Esprit…) et l’antinomie entre la ville/le monde d’une part et les trompes/la Parole d’autre part. Les exégètes juifs sont plus près de l’explication physique : le Créateur a pu combiner les lois de la nature pour entraîner l’effondrement des murs. De surcroît, la maison de Rahab était contre le mur d’enceinte « et elle-même logeait dans le rempart » (Josué 2, 15) ; puisqu’elle a été épargnée, les remparts ne sont pas tombés dans leur intégralité, on peut imaginer qu’il ne s’est agi que d’une brèche… On peut aussi remarquer que dans la tradition hassidique, le mot teru’ah (le son de la trompette) est référé à la cassure (rapproché de l’roe’a, casser). Au XVIe siècle, les exégètes se penchent sur les instruments, ces trompettes d’argent repoussé décrites au livre des Nombres 10 : leurs deux tons teru’ah et teqi’ah sont respectivement l’appel pour la bataille et le signe de la joie du rassemblement final. Et ils rappellent le Psaume 89, 16 : « heureux le peuple qui entend l’éclat (teru’ah) de la trompette (shofar) ». Un commentateur jésuite du XVIIe siècle (Marcellius, 1651) pense que les trompettes et le cri de guerre étaient la causa moralis de la chute des murailles : sans doute, un ange de Dieu les a fait tomber, mais il fallait que la confiance de Josué fût prouvée.

5 On ne sera pas surpris qu’au XVIIe siècle, le Père Mersenne se soit penché avec curiosité (dans ses Quaestiones in Genesim, 1623) sur les aspects acoustiques de l’événement : à quelle distance des murs les trompettes se trouvaient-elles ? Quel type de vibration peut ébranler une muraille ? Le cri de guerre hurlé par le peuple est-il entré en résonance avec le son des trompettes ? Mersenne est conscient des objections que les commentateurs avaient plaidées contre une chaîne de causalité naturelle. Si les trompettes avaient une telle force, pourquoi ne s’était-elle révélée que dans la vallée de Jéricho, et pas ailleurs ? En vérité, pense Mersenne, la musique possède une vis naturalis : une église tremble quand l’orgue joue certaines pièces. Dieu a pu utiliser la force

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naturelle du son pour faire crouler les murailles. Le jésuite Kircher (1601-1680) reprend en considération les arguments de Mersenne, mais reste sceptique : il faudrait de nombreux instruments et des phénomènes d’écho pour faire tomber des murailles (Musurgia, 1650). Sa discussion revient à redonner au phénomène toute sa dimension miraculeuse. La question continue néanmoins d’être agitée dans les cercles scientifiques et exégétiques, en Grande-Bretagne et en Allemagne. La poliorcétique contemporaine, l’usage de l’artillerie, entrent en jeu : pour des penseurs rationalistes du XVIIIe siècle, les murailles, suffisamment ébranlées par des moyens naturels (béliers, sapes) se seraient naturellement écroulées sous le fracas des trompettes et des cris. Il ne restait plus aux théologiens qu’à trouver refuge dans le genre littéraire de la poésie épique, en comparant le livre de Josué à l’Iliade d’Homère.

6 L’arrêt du soleil, toujours dans Josué (10, 8-10) donne lieu à de grands développements : sur un sujet très étudié (à cause de l’affaire Galilée), l’A. réussit à repérer, dans les commentateurs, des textes nouveaux (il est dommage qu’il n’ait pas connu les travaux de Pierre-Noël Mayaud, Le Conflit entre l’astronomie nouvelle et l’Écriture sainte aux XVIe et XVIIe siècles : un moment de l’histoire des idées autour de l’affaire Galilée, Paris, 2005, 6 vol.). On retrouve la fracture entre l’homme et la bête dans la métamorphose de Nabuchodonosor (« ses cheveux poussèrent comme des plumes d’aigle et ses ongles comme des griffes d’oiseau », Daniel 4, 20) qui donnent lieu à de nombreuses spéculations médicales.

7 La zoologie est aussi à l’ordre du jour, enfin, pour déterminer comment Jonas a pu passer trois jours dans le ventre d’« un grand poisson » (Jonas 2, 1-11). Les Pères ne se préoccupaient guère du réalisme de l’affaire : pour eux, Jonas in utero ceti était la figure du Christ au tombeau. Tout au plus, quand Basile le Grand évoque les grands poissons et les cétacés de l’Atlantique (Sur l’Hexaëmeron, VII), il suggère que Jonas logea dans l’un d’entre eux. On notera que Denys le Chartreux (XVe s.) s’étonne qu’un animal aussi volumineux ait pu s’approcher du littoral au point de pouvoir rejeter Jonas sur le rivage. Les commentateurs juifs insistent sur l’aspect miraculeux : Dieu a pu créer un poisson assez grand pour accueillir Jonas, qui pouvait du reste voir le fond de la mer par les yeux de l’animal, comme par des hublots. On peut suivre les avatars de l’animal dans les encyclopédies médiévales (en particulier chez Albert le Grand, De animalibus, liv. 24), jusqu’à ce que le choix de la baleine soit définitivement retenu, comme l’animal marin le plus volumineux (parfois concurrencée par le requin, dans le Hierozoicon de Samuel Bochart, 1663). Le poisson de Jonas préoccupe les ichtyologistes, qui lui font place dans la littérature scientifique jusqu’à la fin du XVIIIe s., jusqu’à ce qu’il soit relégué dans les légendes marines, avec le Léviathan et le monstre du Loch Ness. Comme l’auteur le remarque lui-même, il aurait pu choisir d’autres thèmes, qu’il propose aux chercheurs futurs : le recours à la géologie pour la traversée de la Mer rouge, la statue de sel de la femme de Loth, ou le charbon qui touche les lèvres d’Isaïe, le recours à la physique pour la hache flottante d’Elie, ou à la botanique pour le buisson ardent (ou le ricin de Jonas).

8 L’érudition déployée par l’auteur – et la minutie de son enquête – ne doivent pas dissimuler le mouvement de l’interprétation biblique dans la longue durée : pour les Pères, « c’étaient des miracles pour ceux qui voyaient, des mystères pour ceux qui comprenaient » (Faust de Riez, Ve s.). Prêchant sur le miracle de Cana, le même auteur ne s’interroge pas sur des problèmes œnologiques, pour lui : « le vin venant à manquer, un autre vin est procuré ; le vin de l’ancienne alliance était bon, mais celui de la

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nouvelle est meilleur ». L’interprétation morale est première : l’Écriture est faite pour enseigner à vivre. La tradition talmudique, elle, met invariablement l’accent sur la toute-puissance du Très-Haut, et reste indifférente aux aspects scientifiques, techniques, d’une interprétation littérale. Ce sont les encyclopédistes médiévaux qui commencent à chercher dans les Écritures des matériaux pour compléter leur inventaire du monde : le poisson de Jonas doit figurer dans l’énumération de toutes les espèces. Mais c’est à l’âge des Réformes que le mouvement s’accentue. D’une part, le retour humaniste à l’Écriture et l’application aux textes sacrés des méthodes critiques mises en place pour la littérature profane – qui rejoint le souci réformateur de l’Écriture seule. D’autre part, le souci de l’explication scientifique, la curiosité comme moteur de la connaissance, les exigences de la « science neuve » : le croisement des deux mouvements va entraîner en un premier temps le recours à l’Écriture comme fondement expérimental du discours scientifique, puis le livre de la Nature va assurer le critère de vérité des Écritures, il va les vérifier, les authentifier. Pour Mersenne, « le monde est un livre de Dieu dans lequel nous devons lire sans cesse ». L’opposition entre les deux Livres, désormais rabattus l’un sur l’autre, va être fatale au sens historique : pour sauver les Écritures, le recours au mythe, au symbole va être nécessaire – mais la nouvelle épistémologie ne rendait plus possible le recours à l’interprétation patristique, et la vérité des Écritures va sombrer dans la fausseté et la supercherie.

AUTEURS

JEAN-ROBERT ARMOGATHE École Pratique des Hautes Études, Paris.

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Charles DOYEN, Poséidon souverain. Contribution à l’histoire religieuse de la Grèce archaïque Bruxelles, Académie Royale de Belgique (« Mémoires de la Classe des Lettres », 55), 2011, 391 p., 25 cm, 28 €, ISBN 978-2-8031-0279-2.

Thierry Petit

RÉFÉRENCE

Charles DOYEN, Poséidon souverain. Contribution à l’histoire religieuse de la Grèce archaïque, Bruxelles, Académie Royale de Belgique (« Mémoires de la Classe des Lettres », 55), 2011, 391 p., 25 cm, 28 €, ISBN 978-2-8031-0279-2.

1 Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université libre de Bruxelles en 2009. Après une introduction générale (p. 17-30), il est divisé en trois sections qui comportent chacune deux chapitres, (section I : « Poséidon archaïque » ; section II : « Poséidon mycénien » ; section III : « Panthéons grecs, panthéons orientaux »). Du point de vue de la forme, le livre est remarquablement écrit et se lit aisément.

2 Comme il est annoncé en introduction, l’ouvrage porte sur deux aspects de la personnalité de Poséidon que l’on peut résumer par la formule laconique : Poséidon- père et Poséidon-roi. L’auteur utilise trois types de sources très différentes, catégories qui constituent la trame de son plan : la littérature grecque et les panthéons locaux de l’époque historique (surtout Athènes), les tablettes de Pylos, la littérature cunéiforme du Proche-Orient (surtout Ougarit). Dans le premier chapitre de la première partie, il est suggéré qu’avant d’être un enfant-serpent sur l’Acropole d’Athènes, Érichtonios aurait été un enfant-cheval voué à la royauté ; ce sont surtout des parallélismes avec les légendes salaminiennes et éleusiniennes qui conduisent à une telle conclusion (p. 57-58). Si l’argumentation et les rapprochements de l’A. entre ces différentes traditions sont astucieux, une vue évolutionniste des mythes lui fait considérer que les

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« traces » de Poséidon sur l’Acropole sont des survivances (spéc. p. 63-65, 71), parti pris qui aurait mérité d’être plus longuement justifié. Le ton est ainsi donné, car, tout au long de l’ouvrage, la perspective diachronique guidera la démarche. Pour mieux opposer Poséidon avec celui qui le supplantera dans le panthéon grec, l’A. examine ensuite les trois qualités de Zeus telles qu’elles apparaissent dans la littérature grecque. Il relève aussi les équivalences entre Zeus et Poséidon (p. 102-105), mais aussi les différences entre les deux frères (p. 105-114), et il en déduit que Poséidon est un dieu chtonien apparenté à Cronos (p. 114-116).

3 La deuxième section (chapitre III et IV) est entièrement consacrée à l’étude du Poséidon mycénien (p. 119-264). Pour qui n’est pas spécialiste de mycénologie, tel l’auteur de ces lignes, l’entrée en matière de ce chapitre paraît un peu abrupte ; mais on discerne rapidement où CD veut en venir : il se livre à une analyse complète, très fine et en contexte, des tablettes pyliennes où sont mentionnés des possessions de Poséidon ou des impôts destinés au dieu. En particulier, les réflexions sur la position de la localité sa-ra-pe-da, à partir des particularités linguistiques propres au scribe 24, sont virtuoses (p. 141-142), même si l’explication du terme lui-même par le hittite ou le louvite peut paraître audacieuse. De là, l’A. conclut (p. 150) à « la tutelle du grand dieu de Pylos sur le palais et ses dépendances ». Poséidon apparaît comme le destinataire des plus riches offrandes (p. 252). On saluera les pages de bon aloi consacrées à l’imposition foncière des domaines de Poséidon (p. 172-201) et aux fêtes liées aux sanctuaires dans le royaume de Pylos (p. 203 sqq.), notamment à l’intéressante tablette PY Tn 316 (p. 226 sqq.). À propos de ce document, l’A. évoque (p. 235) un « panthéon pylien », concept dangereux en l’occurrence, à moins d’être sûr que ces thénonymes sont bien exclusifs l’un de l’autre. Le cas de Potnia est emblématique de cette question, puisque CD lui- même en discute l’identité et l’unicité (p. 237). Le paragraphe « Poséidon et le roi » (p. 281 sqq.) apporte aussi des arguments importants pour établir la place centrale du dieu parmi les divinités de Pylos, bien que Potnia n’apparaisse pas comme moins importante (p. 285). C’est dans ce chapitre, à la p. 267, que l’A. dévoile son hypothèse de travail : celui du passage d’une « société de Poséidon » à l’époque mycénienne à une « société de Zeus » au premier millénaire avant l’ère chrétienne. Même affectée de guillemets, la première expression peut toutefois paraître excessive ou du moins audacieuse étant donné la pauvreté documentaire de nos sources. La lecture astucieuse de Tn 316 (p. 271 sqq.) suffit-elle à attester l’absolue prééminence du dieu à Pylos, laquelle est fondée, de l’aveu même de CD, sur « un faisceau de vraisemblances » (p. 274) ? Par ailleurs, ces documents ne sont pas « une vision en raccourci de la (bonne) société pylienne » (p. 279). De là est-il alors légitime d’aller plus loin encore en étendant l’appellation « société de Poséidon » à l’ensemble de la civilisation mycénienne à partir du cas mieux (moins mal) documenté de Pylos ?

4 Ainsi, à partir des déductions qu’il tire de la position de Poséidon dans la société pylienne (et mycénienne ?) de l’Âge du Bronze, l’A. veut en déduire qu’à l’époque archaïque, le panthéon d’Athènes et la littérature grecque présentent « Poséidon comme un ancien dieu puissant désormais déclassé ». En réalité, c’est là le parti pris d’une vision évolutionniste et quelque peu téléologique. Cette interprétation est fondée, rappelons-le, sur des documents de natures très diverses (inscriptions et littérature archaïques, d’une part, et tablettes pyliennes, de l’autre), dont certains nécessitent des prouesses herméneutiques, et aussi très éloignés dans le temps (quelque cinq siècles séparent les documents en linéaire B des premiers poèmes héroïques). L’A. justifie cette interprétation et cette « lecture diachronique des mythes

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de l’Acropole » (p. 292), par des incohérences (qui auraient subsisté) dans le système divin archaïque (p. 290-291) et dans certains mythes (p. 291).

5 C’est sans doute le parallèle avec le « panthéon » d’Ougarit qui mériterait d’être mieux argumenté (p. 286-287), notamment la métamorphose thériomorphique de Poséidon, du taureau levantin au cheval indo-européen (p. 287-298) ; d’une « perspective comparatiste » (p. 301), on glisse souvent à une vision diffusionniste, comme lorsqu’est établi le parallèle avec le mythe hittito-hourrite de Kumarbi et l’Enuma eliš (p. 303-305). En réalité, le seul argument dans le sens d’un emprunt à Ougarit serait le parallèle entre les rp’um ougaritiques et la catégorie des héros grecs (p. 320 et n. 973). Pour justifier la comparaison des couples Poséidon/Zeus et El/Bacal, CD suppose que Poséidon a été transformé de père en frère (« de père en pair ») de Zeus, sans bien justifier l’affirmation. De même, ni la nature et la taille similaires de ces royaumes (p. 321), ni leur effondrement simultané (p. 321), ne constituent des arguments valables en faveur du diffusionnisme. Il semble que le choix d’Ougarit comme parallèle privilégié pour éclairer la situation de Pylos est uniquement justifié par le statut d’exception que lui confère la préservation d’archives nous renseignant sur la mythologie locale. « La proximité structurelle et les relations attestées entre les palais de Grèce continentale et de la côte syro-palestinienne invitent fortement à comparer ces deux sociétés du point de vue de l’idéologie sociale et de la religion palatiale, afin de combler les lacunes évidentes de la documentation en linéraire B » (p. 333). Est-ce une raison suffisante ? CD voit bien la difficulté méthodologique (p. 320-321). Les rapports terme à terme entre Bacal/Zeus et El/Poséidon (p. 322-323) sont certes plus convaincants ; mais p. 323 est à nouveau privilégiée une vision diachronique sans réel argument. De plus, le parallélisme trouve rapidement ses limites puisque Poséidon aurait été éliminé par défaut de themis au profit de Zeus qui en faisait montre ; or, à Ougarit, El semble infiniment plus juste et pondéré que le fougueux Bacal, contradiction qui n’est pas résolue. Délaissant alors le modèle ougaritique d’une cohabitation entre El et Bacal, CD a recours à des parallèles mésopotamiens (Enuma eliš) et hittito-hourrite (Kumarbi) pour expliquer le changement de paradigme, ce qui pose d’autres difficultés, notamment de chronologie.

6 Ainsi, au total, on admettra volontiers avec CD que « cette restitution demeurera nécessairement conjecturale… » (p. 327), même si, reconnaissons-le, elle a le mérite d’une certaine vraisemblance et bénéficie ici d’un incontestable brio dans l’exposition et l’agencement de l’argumentation. Les critiques et réticences exprimées ci-dessus n’enlèvent donc rien à l’importance de l’ouvrage : il s’agit d’une thèse très stimulante sur la « personnalité » de ce dieu, dont l’importance au sein du panthéon grec a sans doute été sous-estimée. Un tel travail met en œuvre des compétences très diverses, dont peu de chercheurs peuvent s’enorgueillir ; il constitue sans aucun doute un jalon important dans l’appréciation des rapports multiples et changeants entre ces deux divinités du panthéon hellénique, et tous les travaux futurs sur le sujet devront définir leur position vis-à-vis de la thèse de Charles Doyen.

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AUTEURS

THIERRY PETIT Université Laval, Québec.

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Enrico MONTANARI, Fumosae Imagines. Identità e memoria nell’aristocrazia repubblicana Rome, Bulzoni Editore (« Mos Maiorum. Studi sulla tradizione romana », 2), 2009, 259 p., 21 cm, 19 €, ISBN 978-88-7870-423-7.

Christophe Badel

RÉFÉRENCE

Enrico MONTANARI, Fumosae Imagines. Identità e memoria nell’aristocrazia repubblicana, Rome, Bulzoni Editore (« Mos Maiorum. Studi sulla tradizione romana », 2), 2009, 259 p., 21 cm, 19 €, ISBN 978-88-7870-423-7.

1 Le titre de cet ouvrage peut sembler trompeur car les imagines, les masques de cire portés lors des funérailles des nobles romains, ne constituent pas véritablement le cœur de l’étude. Professeur d’histoire des religions à l’Université La Sapienza à Rome, Enrico Montanari a l’ambition de réfléchir sur l’émergence de la personne dans la Rome antique, à partir de la persona, le masque de théâtre. Dans son étude, il se place clairement dans la lignée de Marcel Mauss et de son étude sur Le « personnage » et la place de la « personne » (1950). C’est cette filiation qui l’amène à comparer l’imago et la persona, les deux masques connus dans la société romaine. Il le fait dans une perspective historico-religieuse car il défend une interprétation religieuse de l’imago, qui fait d’ailleurs débat. Afin de compléter son analyse, il s’intéresse aussi au cognomen, le surnom, qu’il considère comme un équivalent sémantique de l’imago. De manière logique, son livre s’articule donc en trois groupes de chapitres, consacrés à l’imago (chap. 1-3), à la persona (chap. 4-6) et au cognomen (chap. 7), pour se terminer sur un dernier chapitre conclusif qui revient sur l’évolution du mot persona dans la culture latine. En réalité, ces chapitres ont déjà paru, pour la plupart, sous la forme d’articles mais leur rassemblement dans un même ouvrage révèle leur homogénéité intellectuelle.

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2 Les trois premiers chapitres sur l’imago (p. 39-106) permettent à E. Montanari de développer sa conception religieuse et en particulier funèbre de ce masque car il se focalise sur son rôle dans les processions funéraires. Dans une culture qui n’élaborait pas de mythe, à la différence de la culture grecque, le défilé des masques des ancêtres, portés par des acteurs, exerçait la fonction d’un « mito vissuto », véhiculant les grandes valeurs de la romanité. L’auteur les compare au flamine de Jupiter qui apparaissait comme une véritable statue vivante du dieu, ce qui explique les nombreux tabous le concernant. Leur force était redoublée par l’oraison funèbre, la laudatio funebris, qui rappelait les exploits des ancêtres familiaux. De façon vraisemblable, il date l’apparition du ius imaginum – qu’il faudrait d’ailleurs appeler ius imaginis si l’on veut rester fidèle à la formulation cicéronienne – de la période suivant les lois licinio- sextiennes (367) et il rejette avec raison la théorie de Lucrezi voulant que ce droit ait été réservé au patriciat jusqu’aux Gracques.

3 Les chapitres suivants consacrés à la persona s’intéressent en fait aux premiers pas du théâtre romain (p. 107-184). En réalité, la pratique du masque de théâtre était rare à Rome et réservée aux acteurs de l’atellane qui pouvaient conserver leur statut civique par ce moyen. Comme en Grèce, le théâtre romain se situait dans un contexte religieux, puisque les représentations avaient lieu lors des jeux, mais les Romains se montrèrent toujours réticents face au dionysisme, au cœur du théâtre hellénique. E. Montanari s’intéresse surtout à un genre dramatique purement romain, la fabula praetexta. Souvent composé à l’occasion des funérailles, consacré à un grand épisode de l’histoire romain, ce type de pièce exaltait généralement les grandes figures de la noblesse. Certains passages s’apparentaient à la laudatio funebris, ce qui explique le rapprochement proposé par E. Montanari avec la pompa funebris.

4 L’unique mais long chapitre sur le cognomen (p. 185-220) permet de compléter le schéma explicatif de l’auteur. Pour lui, le surnom aristocratique apparaît comme une véritable transcription sémantique de l’imago dans la mesure où il rappelle souvent les traits physiques du noble, visibles sur son masque. Dans les deux cas, ils se transmettent héréditairement dans la famille. Une analyse détaillée de ces surnoms met en valeur un tournant dans les usages au IVe siècle, où les surnoms « géographiques » rappelant l’origine régionale de la gens se raréfient, laissant la place à des surnoms « de dérision », forgés en général par le peuple et prouvant la reconnaissance du regard populaire par la nouvelle noblesse patricio-plébéienne.

5 En guise de conclusion, un dernier chapitre (p. 221-239) revenant sur la persona opère un renversement inattendu. On considère généralement que le mot persona a d’abord qualifié le masque de théâtre avant de désigner le personnage théâtral puis la personne au sens juridique du terme. E. Montanari estime au contraire que la notion juridique existait dès le Ve siècle alors que le masque théâtral ne peut être antérieur au IVe siècle, date de l’apparition du théâtre à Rome. Toutefois, le terme proviendrait bien à l’origine du mot étrusque phersu, désignant un acteur intervenant lors des jeux funèbres.

6 Passionnante, appuyée sur une documentation très riche, la thèse de l’auteur n’en pose pas moins des problèmes, dans ses prémisses comme dans ses articulations. Le caractère religieux, plus particulièrement funèbre, des imagines se révèle plus postulée que démontrée. Leur présence dans la procession funèbre ne suffit pas à l’établir et de nombreux indices vont dans le sens contraire. Les masques ne suivaient pas le défunt au tombeau et se trouvaient rangés dans des armoires situées dans l’atrium de la maison. Ils n’y faisaient l’objet d’aucun culte. De manière très fine, Florence Dupont a

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fait remarquer qu’ils étaient du côté de la vie, non de la mort, et que le qualificatif de « funèbre » s’avère totalement erroné. Parce que les ancêtres (maiores), dont les imagines conservaient le souvenir, faisaient l’objet d’un culte annuel, E. Montanari en déduit le caractère religieux des masques. Mais ces cérémonies familiales avaient lieu sur le lieu du tombeau, non devant les imagines.

7 Le rapprochement des imagines avec les personae apparaît tout aussi problématique. Sur ce sujet encore, Florence Dupont a émis des propositions très pertinentes et il est dommage que cette auteure soit absente de la bibliographie. L’imago conserve le souvenir d’un magistrat détenteur d’une dignitas, une dignité à la fois sociale et morale, alors que l’acteur, très méprisé, n’en possède aucune. Sous la forme de l’éloquence, le magistrat va énoncer un discours dont il est l’auteur alors que l’acteur n’est que le porte-voix d’un autre. Fait gênant, les acteurs des pièces prétextes, centrales dans la réflexion d’E. Montanari, ne portaient pas de masque. Enfin, de manière paradoxale, sa reconstitution de l’évolution des significations du mot latin persona, où le masque perd son caractère fondateur, nous semble affaiblir la théorie de Montanari.

8 Pareillement, l’articulation entre l’imago et le cognomen apparaît trop rigide, même si elle contient une grande part de vérité. Assurément, le surnom comme le masque concourent à l’élaboration de l’identité familiale mais on ne peut considérer que l’un soit le reflet de l’autre. Comme le montre E. Montanari lui-même, les cognomina nobiliaires font référence à bien d’autres éléments que les seuls caractères physiques. D’autre part, ils sont utilisés dès le Ve siècle alors que les imagines n’émergent que dans la deuxième moitié du IVe siècle, aux dires de l’auteur lui-même.

9 Toutefois, ces réserves face au schéma global de l’ouvrage ne doivent pas faire oublier les analyses très éclairantes qu’il contient sur les diverses expressions de l’identité nobiliaire à la période républicaine. En particulier, il montre très bien comment, par la conjonction des masques, des oraisons funèbres, des surnoms et des pièces prétextes, les grandes familles mettent en valeur une vertu qui résume leur identité à leurs yeux comme à ceux du peuple. Elles procèdent ainsi à une véritable « tippizzazione », la réduction de leur essence à un type de vertu. Le rôle des fabulae praetextae dans cette stratégie a été rarement montré avec autant de finesse et d’originalité. Ce processus aboutit à la création d’une tradition familiale – nommée « continuité verticale » par l’auteur – qui s’impose aux membres du groupe. À propos des Junii, E. Montanari indique comment la valorisation du modèle de Brutus, le tombeur de la royauté, dès le IIIe siècle, a lourdement pesé sur l’attitude du « Libérateur » en 44.

10 De la même façon, le décryptage de l’usage des surnoms aboutit à des conclusions fortes sur la logique de leur formation comme sur l’impact des lois licinio-sextiennes et l’intégration des plébéiens dans la classe dirigeante. À propos de Scipion l’Africain, premier sénateur à porter un surnom triomphal, Tite-Live rappelle que les surnoms pouvaient être conférés par l’armée, le peuple ou la famille (30, 45). Fort de cette référence, E. Montanari peut ainsi moduler les interprétations des cognomina. Dans son analyse du tournant du IVe siècle, il montre comment l’apparition des surnoms de « dérision » n’est que le reflet de la formation de la nobilitas. Les patriciens modérés et les nouveaux nobles plébéiens acceptèrent que le peuple intervienne dans la formation de leurs surnoms, chose que le patriciat traditionnel n’avait jamais acceptée.

11 Telle est la richesse de cet ouvrage : il permet au lecteur d’opérer une véritable « plongée » dans les mentalités nobiliaires de la République romaine.

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AUTEURS

CHRISTOPHE BADEL Université de Haute-Bretagne – Rennes II.

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Denis FEISSEL, Chroniques d’épigraphie byzantine 1987-2004 Paris, Collège de France – CNRS, Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance (« Monographies », 20) 2006, 433 p., 24 cm, 30 €, ISBN 2-916716-01-7.

Michael Whitby

REFERENCES

Denis FEISSEL, Chroniques d’épigraphie byzantine 1987-2004, Paris, Collège de France – CNRS, Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance (« Monographies », 20) 2006, 433 p., 24 cm, 30 €, ISBN 2-916716-01-7.

1 This volume collects, in a revised, corrected and expanded form, about 1,200 annual notices of publications of Christian inscriptions from the territories of the Byzantine empire that were originally published in the Bulletin épigraphique of the Revues des Études grecques between 1987 and 2004, a period when greater and better-informed attention was paid to this material than previously. Denis Feissel was responsible for the majority of the notices, as, continuing in the footsteps of Louis Robert, year by year he provided a searching commentary on the epigraphic publications and thoughts of other scholars, an approbation or condemnation that might be anxiously awaited. D.F.’s work is supplemented for Egypt by the notices that Jean Bingen contributed to the Bulletin.

2 Many of the notices are brief, just three of four lines of text that note publications that contain a reference to an epigraphic text from the relevant area, to more substantial entries of over a page. Inevitably the latter are more interesting, since they contain the majority of D.F.’s judiciously expert observations on the epigraphic suggestions of previous commentators as well as present enough information for the casual reader to appreciate the significance of the material without having recourse to the original publication. On the other hand, even a brief notice may jog the memory about a forgotten detail in a peripheral text. The notices are presented by Dioceses, which are

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subdivided into Provinces and then their major cities; as a result users can quickly identify information relating to places on which they happen to be working, and then follow evolutions in the interpretation of a particular inscription. As in the original publication, these notices only include the text of the inscription when there are specific issues to be discussed; for complete understanding of the issues, therefore, readers are advised to consult the annual publication of new inscriptions in Supplementum epigraphicum graecum (although this does not include Byzantine inscriptions after the mid-seventh century).

3 This is not a volume that anyone, even the most assiduous of reviewers, is likely to read from cover to cover. There is much to be learned, however, from dipping in and out, naturally starting with the cities or provinces of most immediate relevance to current concerns but then allocating a quarter of an hour here or there to sampling other sections at random. One may thus stumble randomly across interesting new professions, references to individuals or types of structure that one has been thinking about in different contexts, of evidence for the vagaries of academic travel or the impact of particular excavations. Such serendipidity is advisable since there are limitations to the indices, extensive as they are. D.F. does discuss the extent of the indices (XX-XXI), observing that a balance has to be struck between a comprehensive coverage that would have rendered the volume unwieldy and a selection that will leave users frustrated. It would be possible for dedicated users of the volume to compile headings they would have found useful or add entries to existing headings, for example dedicatees, people, festivals, individual heresies. Each user will have their own preferences, and D.F.’s defence that a limit had to be set at some point is valid, but it is worth underlining that the indices will only provide a partial picture of the contents. There is all the more reason, then, to indulge in the pleasures of browsing and hence appreciate more fully the double service to scholarship that D.F. has provided, first through the initial notices and then through this collection. Even a decade on from the last of D.F.’s notices, such retrospection can be beneficial.

AUTHORS

MICHAEL WHITBY University of Birmingham, Birmingham.

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The Greek Life of St. Leo bishop of Catania (BHG 981b), Text and Notes by Alexandros G. ALEXAKIS, Translation by Susan WESSEL Bruxelles, Société des Bollandistes (« Subsidia hagiographica », 91), 2011, XXXVII-355 p., 25 cm, ISBN 978-2-87365-026-1.

Annick Peters-Custot

RÉFÉRENCE

The Greek Life of St. Leo bishop of Catania (BHG 981b), Text and Notes by Alexandros G. ALEXAKIS, Translation by Susan WESSEL, Bruxelles, Société des Bollandistes (« Subsidia hagiographica », 91), 2011, XXXVII-355 p., 25 cm, ISBN 978-2-87365-026-1.

1 Le dossier hagiographique de Léon, évêque de Catane en Sicile, est un des plus originaux et des plus complexes de l’hagiographie médiévale en langue grecque. Logiquement, les débats savants qui entourent le dossier sont intenses et stimulés par chaque nouvelle publication. Toutefois, l’intérêt du dossier hagiographique de Léon dépasse largement le cercle restreint des spécialistes de l’hagiographie iconoclaste, crypto-iconoclaste et iconodoule, tant le contenu de cette Vie et les mystères de son élaboration peuvent susciter d’intérêt pour tout historien curieux des querelles internes à l’Église comme des procédés d’élaboration littéraire de la doxa religieuse, politique et littéraire consécutive à la domination finale d’une des parties.

2 La Vie de saint Léon, natif de Ravenne, puis évêque de Catane, est caractérisée par un déséquilibre étonnant, au sens où le saint n’apparaît que comme un protagoniste secondaire de la narration, dont l’essentiel des chapitres est consacré à son adversaire, un anti-héros peu commun, le mage Héliodore, puissante figure du mal et préfiguration de Faust. En effet, après quelques chapitres peu originaux sur la vie de Léon, le discours

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hagiographique transfère l’intérêt du lecteur sur l’objet qui fournira l’occasion du plus magnifique des – peu nombreux – miracles de Léon : Héliodore. Ce dernier obtient par l’entremise d’un magicien juif d’entrer en contact avec le diable. Reniant le Sauveur, il reçoit l’aide d’un démon, Gaspar, qui le fera bénéficier de sa puissance maléfique. À partir de là, la Vie de Léon décrit les méfaits d’Héliodore à Catane comme à Constantinople, où il est par deux fois convoqué par les empereurs. Transformant les pierres en or et inversement, abusant de la naïveté de la population, qu’il engage vers des pratiques idolâtres, impliquant même le neveu de l’évêque Léon dans une affaire de cheval magique, Héliodore met à mal l’ordre religieux, moral et économique de la cité. Enfin, provoquant l’évêque par ses blasphèmes, Héliodore est entraîné par et avec le saint prélat sur un bûcher qui réduit le mage en cendres, tandis que l’évêque sort indemne.

3 Le dossier hagiographique de Léon comprend plusieurs versions en grec, parmi lesquelles deux témoins centraux, appelés version A (ou VLA) et version B (ou VLB), cette dernière faisant l’objet du présent ouvrage ; une vie métrique du XIIIe siècle, qui est une réécriture plus littéraire que d’édification ; des hymnes de Joseph l’Hymnographe. La Vie de Léon est également connue par une version latine, assez verbeuse, réélaboration d’une Vie grecque perdue. Les débats les plus intenses portent surtout sur les deux Vies grecques, VLA et VLB car c’est sur les relations, les datations et les contextes d’écriture respectifs de ces deux Vies que repose l’essentiel des débats sur l’identification des principaux protagonistes – Héliodore, Léon et les empereurs de Constantinople – et sur l’idéologie qui présida à la rédaction de ces documents. En effet, ce dossier est à ce point complexe que les spécialistes débattent encore de savoir si certaines de ses pièces sont de facture originelle iconoclaste, ou d’emblée dévouées à la cause iconophile. Le présent ouvrage s’inscrit donc dans une série de débats parfois polémiques, dont il prend sa part, au milieu de grands noms de l’histoire, de la littérature et de l’hagiographie byzantine des époques iconoclaste et post-iconoclaste : I. Ševčenko, M.-F. Auzépy, A. Acconcia Longo, I. Rochow, etc.

4 VLA (BHG 981) a été publiée par A. Acconcia Longo à partir des manuscrits connus, tous italo-grecs. Elle est de facture plus fruste que VLB (BHG 981b), publiée en 1914 par Latišev à partir d’un manuscrit unique, et rééditée ici à partir de sept des neuf manuscrits connus. Il faut souligner ici l’ampleur du travail mené par l’A. (la traduction étant due à S. Wessel) : l’ouvrage propose, après une imposante bibliographie, une copieuse introduction qui précède l’édition du texte avec traduction anglaise en regard, une série de commentaires brefs et ponctuels chapitre par chapitre, en appendice, l’édition et la traduction anglaise de la Laudatio Leonis Ep. Cataniae (BHG 981d), enfin de nombreux et fort utiles indices. L’ensemble est impressionnant et justifie pleinement les années que l’A. a passées sur ce dossier majeur. Il est certain que c’est l’ample introduction, qui détaille minutieusement le dossier hagiographique (état de la recherche et interprétations successives, datation de VLB, auteur, composition, niveau rhétorique du texte, identification des personnages, tradition manuscrite) qui peut susciter le plus de commentaires, en particulier en ce qu’il s’oppose frontalement aux interprétations les plus récentes (celles d’Acconcia Longo). Les points d’accord entre les deux auteurs ne sont pas nuls : le héros, Léon, serait un saint factice ; VLB, contrairement à VLA, aurait été écrite loin de la Sicile – le texte atteste une méconnaissance substantielle de la géographie de l’île. Enfin, l’auteur de VLB paraît être un lecteur assidu et un utilisateur habile des traités de rhétorique grecque, ce que

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démontre l’A. dans son étude, confirmant les caractéristiques habituelles de la littérature byzantine de haut niveau.

5 Exposons brièvement les antagonismes : Acconcia Longo estime que VLA constitue une des réécritures, probablement la plus ancienne, d’un texte original iconoclaste par la suite censuré, mais transmis par versions remaniées. La réécriture, probablement sicilienne, de VLA est maladroite, ce qui lui permet de transmettre, presque à son insu, des éléments du texte original, notamment dans son préambule, dans lequel Acconcia Longo voit une version de bas niveau de l’Horos, la définition de foi, du concile de Hiereia (754) organisé par Constantin V pour affirmer la doctrine iconoclaste. Pour Acconcia Longo, VLB relèverait d’une autre branche des versions remaniées de l’original iconoclaste censuré, une version très littéraire et postérieure à l’affirmation de l’orthodoxie iconophile. L’A. du présent ouvrage présente un tout autre tableau. Selon lui, la première des Vies de Léon serait VLB, une hagiographie iconodoule rédigée en plein second iconoclasme, donc par un auteur qui risquait sa vie à valoriser un prélat iconophile. La facture du texte incite l’A. à identifier l’auteur de VLB avec un membre du cercle de Michel le Syncelle. VLA, postérieure, constituerait une autre version, également iconophile, de la vie de Léon. Enfin, l’A. identifie Héliodore, le mage sulfureux, avec le patriarche iconoclaste Jean VII le Grammairien, ce qui l’incite à voir dans Léon une représentation littéraire du patriarche adverse, Nicéphore.

6 Dans l’économie de la démonstration proposée par l’A., certains éléments argumentatifs ont paru peu probants. Que le préambule de VLB évoque une commande à l’origine de l’écriture, atteste-t-il forcément que VLB est la première mise par écrit de la vie de Léon (p. 34) ? Que la légende d’Empédocle, en préambule de VLB, n’apparaisse pas dans VLA est-il vraiment la preuve d’une réécriture sicilienne de VLA (ibid.) ? Cela semble peu convaincant. Or, on l’a vu, c’est sur la datation relative de VLA et de VLB que repose une bonne part de l’argumentation sur l’idéologie sous-jacente aux textes. Soulignons, en passant, combien il paraît peu explicable qu’un auteur lettré de la première moitié du IXe siècle (selon la date proposée de VLB par l’A.) méconnaisse la Sicile – alors stratégique pour l’Empire d’Orient – au point de confondre Palerme (dont l’importance date de l’époque de la Sicile islamique) avec Syracuse, principale ville sicilienne à l’époque byzantine.

7 Surtout, il semble que l’A. fait un usage récurrent, dans l’économie de la preuve, de topoi hagiographiques, alors que l’état de la documentation ne permet pas de savoir s’ils constituaient un apanage iconoclaste, iconodoule ou partagé par les deux partis. En effet, la disparition de la plupart des sources iconoclastes et les réécritures subies par les autres, du fait de la censure iconophile, génèrent des incertitudes profondes quand il s’agit de déterminer si telle comparaison, modalité d’expression, topos hagiographique ou procédé rhétorique, ou telle accusation d’hérésie est le fait plutôt d’un parti que de l’autre. Il est probable que les auteurs de l’un ou de l’autre bord partageaient des origines sociales proches, la même éducation patristique, littéraire et philosophique, se nourrissaient des mêmes exemples bibliques, historiques ou mythologiques et des mêmes traités de rhétoriques, et donc truffaient leurs écrits de références, accusations, et procédés identiques. La présence de tels éléments ne saurait donc être probante dans l’appréhension de l’idéologie sous-jacente. Si l’iconoclaste Jean VII le Grammairien fut comparé par la rhétorique iconodoule à Simon le Magicien, cette identification, liée à l’accusation de magie, a touché des individus hors du contexte du conflit iconoclaste. L’antijudaïsme – illustré, dans VLB, par l’aide apportée

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par le magicien juif à Héliodore – fut également un élément partagé par les partis iconoclaste et iconodoule. On peut émettre semblable réserve sur bien des arguments proposés par l’A.

8 Ainsi, l’A. procède souvent par accumulation d’éléments en eux-mêmes peu probants afin de démontrer sa thèse. Il a l’honnêteté de souligner lui-même la faiblesse de certains arguments, voire de proposer des interprétations divergentes des siennes. On a ainsi apprécié la note 157 de la p. 73, qui évoque une datation de VLB postérieure, et hors contexte iconoclaste, à celle que l’A. préfère. Cette honnêteté, alliée à l’intérêt de l’entreprise de réédition, à une érudition solide, au caractère minutieux de l’argumentation et de l’analyse socio-littéraire du texte, constituent les éléments forts d’un ouvrage qui prend le risque d’être critiqué.

AUTEURS

ANNICK PETERS-CUSTOT Université de Saint-Étienne.

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Valentina TONEATTO, Les Banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (IVe-début IXe siècle) Rennes, Presses Universitaires de Rennes (« Histoire »), 2012, 437 p., 24 cm, 22 €, ISBN 978-2-7535-1856-8.

Marie-Céline Isaïa

RÉFÉRENCE

Valentina Toneatto Valentina TONEATTO, Les Banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (IVe-début IXe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes (« Histoire »), 2012, 437 p., 24 cm, 22 €, ISBN 978-2-7535-1856-8.

1 La pensée économique est étrangère à l’Église qui n’aborde la question de la richesse que pour la condamner sous les noms d’avarice ou de cupidité. Les Pères se sont plus souciés d’appeler à la justice sociale et à la redistribution des profits que de construire une théorie rationnelle de l’échange marchand, théorie qui date en Occident du XIIIe siècle. Si on pense que ces propositions sont des évidences, il faut lire Valentina Toneatto au plus vite. L’auteur, portée par les travaux de Giacomo Todeschini, fait crédit à nos prédécesseurs de l’intelligence économique et de la rigueur de la pensée : oui, depuis les Pères cappadociens, la tradition patristique utilise à bon escient les termes profit, intérêt, rétribution, commerce, administration, gestion… et nourrit son discours théologique d’une compétence économique éprouvée. Surtout, et c’est là le principal apport de cette thèse, cette aisance terminologique dans l’analyse, ce savoir- dire s’épanouit en un véritable savoir-faire dont les règles monastiques témoignent jusqu’aux synthèses des années 810-820 (Benoît d’Aniane, Smaragde de Saint-Mihiel). Les moines, dont on constatait avec Jean-Pierre Devroey la capacité à gérer une exploitation et à en prévoir la rentabilité, avaient bien reçu de la Tradition les concepts nécessaires à cette planification économique, qui n’est pas qu’affaire d’expérience

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accumulée. Pour parvenir à ces résultats importants, l’auteur utilise une méthode qui est en elle-même réjouissante : V. Toneatto a décidé de faire confiance aux Pères et de croire qu’ils n’emploient pas un mot pour un autre. Leur lexique ne doit pas être plus aléatoire quand ils parlent de richesse que quand ils discutent hypostase ou nature. Il faut donc les prendre au mot, d’autant qu’ils n’appliquent pas le vocabulaire économique à la seule description sur le vif des élites urbaines – même si les sermons de Jean Chrysostome et de Césaire d’Arles sont ici dûment convoqués : c’est en termes d’économie divine et de rédemption/rachat qu’ils comprennent le dessein de Dieu lui- même. L’auteur suit donc méthodiquement la circulation de concepts théologiques depuis Clément d’Alexandrie (Quis dives salvetur ? avant 216) jusqu’au début du IXe siècle et assiste à leur transformation en concepts « théologico-économiques » au fur et à mesure qu’ils se chargent d’implications concrètes sans perdre leur signification théorique : une réflexion exégétique commune sur l’avaritia par exemple peut justifier selon Maxime de Turin qu’on évite la fréquentation des juifs (p. 126) et chez Cassien qu’on oblige les moines à se reposer la nuit (p. 130).

2 Il y a donc un va-et-vient constant entre des commentaires hérités, à première vue répétitifs, et leur application toujours renouvelée à des situations vécues : y voir seulement le ressassement des mêmes loca exégétiques revient à manquer les efforts d’actualisation des commentateurs, qui prouvent alors leurs compétences économiques. Au moment où Peter Brown montre, dans le même ordre d’idées, qu’il y a une pensée patristique nuancée de la richesse aux IVe-Ve siècles dans son magistral Throught the eye of a needle, Princeton, 2012, c’est le parti-pris de V. Toneatto de suivre le phénomène sur le temps long qui fait l’intérêt de son point de vue. La démonstration suit l’ordre chronologique et l’évolution des sources disponibles : partant des enseignements épiscopaux, sermons et traités exégétiques des IIIe-VIe siècles, elle glisse en deuxième partie vers le discours normatif, conciles et règles monastiques des VIe- VIIIe siècles, pour conclure sur le gouvernement effectif des monastères carolingiens au début du IXe siècle. En quelques pages (p. 344-344), la Concordia regularum de Benoît d’Aniane est décrite comme une norme souple, voire un assouplissement de la norme, capable de restituer à l’abbé sa liberté de gouvernement. L’idée est présente dans des travaux récents, dont Matthew D. Ponesse (« Smaragdus of Saint-Mihiel and the Carolingian monastic Reform », Revue bénédictine, 2006, 116-2, p. 367-381) ; elle n’en demeure pas moins rafraîchissante pour qui a l’habitude de voir décrire la réforme carolingienne comme une remise en ordre autoritaire, centralisée et unificatrice. Pour leurs mêmes vertus décapantes, on lira avec un intérêt particulier les pages où l’auteur conteste que l’abbé ait pu être tenu pour le propriétaire des biens monastiques, qui ne sont pas non plus les biens communs d’une personne morale (p. 253-262) – c’est revoir très à la baisse la continuité juridique avec le monde romain et le statut des collegia – ou celles où elle passe en revue les différentes modalités de désappropriation de leurs biens qui sont offertes aux novices (p. 266-276). L’entrée d’un nouveau moine en communauté donne lieu à des négociations équilibrées : quand le novice n’est pas assez âgé pour choisir lui-même ce qu’il doit faire de ses biens, et l’écrire, c’est la communauté qui contraint les familles à déshériter l’enfant qu’elles offrent au monastère pour mieux s’assurer de conserver une entière liberté dans la gestion des biens – l’analyse offre alors un antidote puissant aux idées reçues d’époques ultérieures sur l’intérêt économique que les communautés monastiques trouveraient dans

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l’oblation ou les stratégies familiales de concentration des patrimoines par exclusion des enfants consacrés.

3 Les sources citées, grecques et latines, sont généralement bien traduites ; le passage de Zénon sur l’avarice mériterait de l’être intégralement pour en restituer le sens plein (p. 89 et note 122) : « Pour un usurier qui tend son argent comme un hameçon capable d’attirer à lui les richesses d’autrui et, tandis qu’il l’éloigne, ne cesse, par un calcul cruel, de lui laisser plus de fil pour qu’il rapporte, non seulement la somme qu’il a donnée en prêt, mais encore celle qu’auront engendrée d’elle, bardés de chiffres, les jours, les mois et les doigts [qui comptent], il y en a beaucoup d’autres qui, par leur industrie, se dépouillent eux-mêmes de leurs biens, eux à qui le mensonge, la ruine, la fuite, la mort, auront par quelque hasard ravi leur débiteur. » Bien-sûr, d’autres textes auraient pu être convoqués, dont la correspondance d’Ambroise de Milan, si riche en métaphores grecques et latines sur la monnaie et sa rentabilité ; mais la brève synthèse de V. Toneatto n’a jamais prétendu à l’exhaustivité. Sa concision et sa clarté en font plutôt une grille d’analyse très utile, que chacun appliquera avec profit à ses textes de prédilection.

AUTEUR

MARIE-CÉLINE ISAÏA Université Jean Moulin – Lyon 3.

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Théodore AGALLIANOS, Dialogue avec un moine contre les Latins (1442), édition critique, traduction et commentaire par Marie-Hélène BLANCHET Paris, Publications de la Sorbonne (« Byzantina Sorbonensia », 27), 2013, 251 p., 24 cm, 40 €, ISBN 978-2-85944-732-8.

Vincent Déroche

RÉFÉRENCE

Théodore AGALLIANOS, Dialogue avec un moine contre les Latins (1442), édition critique, traduction et commentaire par Marie-Hélène BLANCHET, Paris, Publications de la Sorbonne (« Byzantina Sorbonensia », 27), 2013, 251 p., 24 cm, 40 €, ISBN 978-2-85944-732-8.

1 Il est bien connu que l’Union des Églises élaborée au concile de Ferrare-Florence en 1438-1439 entre Byzantins et Occidentaux a échoué, parce que les Byzantins y étaient devenus majoritairement hostiles avant même la chute de Constantinople en 1453, et a fortiori ensuite, lorsque l’appui militaire occidental avait perdu tout intérêt. Mais l’échec de l’Union à Byzance n’était pas écrit d’avance, comme l’essentiel de l’historiographie tend à le dire un peu vite, et les tentatives de l’empereur et du patriarche d’imposer l’Union de force ont eu un certain succès. Tout l’intérêt du dialogue anti-unioniste de Théodore Agallianos est précisément d’être écrit en 1442, lorsque les jeux ne sont pas encore faits et que l’antilatinisme ultérieur ne s’est pas imposé. Hiéromnémon (chef du protocole ecclésiastique) du patriarcat, Agallianos est l’un des rares officiers patriarcaux à ne pas être allé au concile, pour cause de maladie :

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il n’a donc pas signé l’Union, ne s’est pas compromis, et s’y oppose dès le retour de la délégation byzantine en 1440. Déposé de son office, il entame une campagne subversive dont ce texte est le premier jalon.

2 Le texte est peu connu jusqu’ici parce qu’il n’en reste qu’un seul manuscrit complet, le Mosquensis graecus 248 sans doute copié dans l’entourage d’Agallianos, une seule édition de 1705 en Valachie basée sur ce témoin, plus un fragment de manuscrit à l’Athos. La présente édition commentée rend bien compte de l’histoire du manuscrit et du texte – donc de sa réception dans l’antilatinisme ultérieur – et analyse également l’enjeu de la forme littéraire choisie, le dialogue fictif, plus didactique et militant que polémique, habilement rédigé pour provoquer un effet de réel et esquisser fugitivement les quelques doutes des anti-unionistes pour mieux les dissiper. Le texte, contrairement aux pamphlets ultérieurs mieux connus, vise délibérément non pas un public lettré compétent en théologie, mais des simples comme le personnage du moine, ce qui permet d’appréhender les enjeux du débat pour une « piété populaire » et une identité collective au quotidien que les sources savantes décrivent souvent mal : c’est de ce fait un document anthropologique exceptionnel sur la religiosité byzantine. L’édition sur un seul manuscrit proche du temps de la rédaction posait assez peu de problèmes philologiques, mais ils sont traités correctement et le lecteur dispose d’un texte sûr, tout en bénéficiant d’une traduction très exacte et élégante, qui rend justice à la saveur « parlée » de l’original.

3 Le commentaire, très riche, explore les visées d’Agallianos : après une condamnation non tant de l’Union que des « uniates » orthodoxes avant la lettre, on passe à un discours général antilatin franchement xénophobe qui installe la polémique à un niveau anthropologique et identitaire plutôt que théologique. Le hiéromnémon – Agallianos se mettant lui-même en scène – évoque brièvement, mais de façon presque unique, la persécution de l’Église unioniste officielle contre les dissidents comme lui. Ses intransigeances et ses indulgences sont souvent inattendues par rapport à l’image historiographique habituelle de l’antilatinisme : indulgence relative envers les évêques grecs envoyés à Florence (que d’autres sources accusent franchement de corruption) et envers l’empereur byzantin lui-même (mais en laissant entendre qu’il sait bien que l’Union est une erreur religieuse grave, mais s’y croit contraint par la nécessité politique), mention assez rapide de la résistance de Marc d’Éphèse qui a ensuite été le héros par excellence des anti-unionistes ; intransigeance sur la gravité de la rupture (Agallianos considère qu’il y a déjà deux Églises, unioniste et anti-unioniste, à peine trois ans après Florence : c’est l’un des tout premiers témoignages) et sur l’impossibilité de s’entendre avec les Latins. D’une façon très originale, Agallianos « relit » dans ce but la prise de Constantinople par les Croisés en 1204 (qu’il présente comme un complot délibéré des Latins, déjà irrémédiablement hostiles) et surtout l’Union de Lyon de 1274, qui est pour lui l’occasion d’évoquer sur le mode hagiographique la résistance du moine Mélétios, et en parallèle la damnation de l’empereur Michel VIII (paradoxalement, la conservation des deux dépouilles sert à prouver la sainteté de l’un et la damnation de l’autre – pour Michel VIII une dépouille gonflée, il est vrai, où s’esquisse l’image ultérieure du vampire). Agallianos témoigne là d’une véritable procédure de canonisation à Byzance à la fin du XIIIe siècle, et implicitement fait en retour un procès en délégitimation à la dynastie Paléologue. Une longue diatribe contre les Latins « démontre » que leur doctrine de la procession de l’Esprit empêche qu’il y ait chez eux un vrai sacré et de la vraie sainteté, avec des arguments au niveau des pratiques

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populaires et de l’hagiographie : les reliques byzantines emportées par les Latins y perdent toute efficacité miraculeuse, les moines latins même vertueux n’ont pas de sainteté – le climax étant un portrait de François d’Assise en amant de Claire, peut-être en partie emprunté à une polémique dominicaine, mais révélateur de la diffusion (attestée par ailleurs) d’un début de culte de François chez les orthodoxes qu’il fallait combattre. En effet, le commentaire montre bien que souvent Agallianos répond sans l’avouer à des doutes des orthodoxes que l’on sent en creux : hésitation à qualifier d’autres chrétiens (les Latins) comme impies, popularité naissante des franciscains, attachement à la dynastie impériale, etc. Le dialogue atteste ici presque involontairement l’étendue des influences du monde latin sur Byzance. Par sa lecture des signes divins et par sa théorie de la sainteté, Agallianos permet d’esquisser une identité orthodoxe qui s’affirme en s’opposant à Rome et surtout aux pratiques occidentales. En somme, la présente étude restitue parfaitement le mérite majeur de l’œuvre : de faible intérêt du point de vue intellectuel, elle donne en revanche un aperçu vivant de l’ambiance d’une période fugace, avant le basculement de l’opinion publique.

AUTEURS

VINCENT DÉROCHE Centre national de la recherche scientifique (Laboratoire Orient et Méditerranée).

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Frank LA BRASCA et Christian TROTTMANN (éd.), Vie solitaire, vie civile. L’humanisme de Pétrarque à Alberti, Actes du XLVIIe Colloque International d’Études Humanistes, Tours 28 juin-2 juillet 2004 Paris, Honoré Champion (« Centre d’Études Supérieures de la Renaissance – Le savoir de Mantice », 20), 2011, 23,5 cm, 638 p., 120 €, ISBN 978-2-7453-2226-5.

Clémence Revest

RÉFÉRENCE

Frank LA BRASCA et Christian TROTTMANN (éd.), Vie solitaire, vie civile. L’humanisme de Pétrarque à Alberti, Actes du XLVIIe Colloque International d’Études Humanistes, Tours 28 juin-2 juillet 2004, Paris, Honoré Champion (« Centre d’Études Supérieures de la Renaissance – Le savoir de Mantice », 20), 2011, 23,5 cm, 638 p., 120 €, ISBN 978-2-7453-2226-5.

1 Contemplation ou action ? Repli intérieur ou engagement dans le monde ? Métaphysique ou éthique ? L’épineuse question des modèles de représentation de l’existence humaine à l’orée de la Renaissance – et de la hiérarchie des genres de vie qui en découle – se trouve au cœur de cet imposant volume, qui dès son introduction se dégage de l’idée d’un simple renversement des valeurs pour interroger une réarticulation assimilatrice des rapports entre otium et negotium, significative de l’entrée dans la modernité ; et, en questionnant ces subtils rééquilibrages, de profonds

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enjeux philosophiques sont mis au jour, tels que la définition de la liberté et du bonheur. La trentaine de contributions, en français et en italien, issues du colloque du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de l’été 2004 présente un très suggestif panorama des pistes de réflexion et des méthodes qu’engage une telle enquête, s’appuyant sur une heureuse interdisciplinarité (philosophie, littérature, histoire de l’art et histoire sont convoquées). Il n’est pas inutile de rappeler à ce propos que le volume s’inscrit dans le contexte d’un projet de recherches mené par Christian Trottman entre 2002 et 2006, associant le CESR de Tours, l’École française de Rome et le Collège International de Philosophie, qui a également donné lieu en 2009 à la publication d’un ouvrage (Vie active et vie contemplative au Moyen Âge et au seuil de la Renaissance, Actes des rencontres internationales tenues à Rome, les 17 et 18 juin 2005, et à Tours, les 26-28 octobre 2006, éd. Christian TROTTMAN, Rome, École française de Rome [« Collection de l’École française de Rome », 423], 2009). Si ici la part belle est laissée, comme le titre l’indique, aux figures prééminentes de Pétrarque et de Leon Battista Alberti, les champs couverts par le volume sont en réalité beaucoup plus vastes : nombre d’auteurs mais aussi d’artistes italiens – ainsi que français et flamands dans une moindre mesure –, de la fin du XIIIe au début du XVIe siècle, font l’objet des études publiées. À ce titre, on saura particulièrement gré à Christian Trottman de s’être acquitté, dans l’introduction déjà mentionnée, d’un résumé mis en perspective de chacun des articles, qui permet d’emblée au lecteur de s’orienter dans ce riche recueil.

2 La première partie du livre est centrée sur l’œuvre de Pétrarque, inépuisable source de réflexion sur la naissance de l’intellectuel humaniste, défenseur d’un otium lettré autant que commentateur attentif de la société de son temps. La valorisation de la vie solitaire chez Pétrarque est ainsi analysée dans ses fondements poétiques, chrétiens et philosophiques (U. Dotti, F. Tateo, A. Michel) comme une forme syncrétique de contemplation de l’homme et de la nature, et si l’influence augustinienne y est particulièrement manifeste, c’est dans sa réinvention à travers l’écriture qu’un refuge intérieur est créé (S. Fabrizio-Costa, M.-C. Bertolani, J.-Cl. Margolin) ; une écriture qui, propice à la véritable connaissance, détermine l’engagement délibéré et souvent polémique du lettré dans la cité, sa réflexion sur l’histoire et son opposition aux modèles académiques (R. Lenoir, A. de Rosny, Th. Sol, F. Fabre).

3 Dans une deuxième partie, c’est sur le thème des vertus qu’est portée l’attention, en tant que point de cristallisation des associations complexes entre les modèles de perfection à la Renaissance. L’étude des philosophes – notamment de Cristoforo Landino, Marsile Ficin, Pietro d’Abano et Giordano Bruno – met en lumière les enjeux épistémologiques et éthiques d’une combinaison entre spéculation et action, qui tend à redéfinir l’idée de noblesse (M. Lentzen, G. Federici Vescovini, L. Salza). De même, en ce qui concerne la pratique artistique, que l’on se penche sur les tombeaux italiens, sur l’imaginaire architectural d’un anonyme toscan, sur la peinture vénitienne avec Raphaël et Titien, ou encore sur un retable de Jan Van Eyck, la figuration rend compte d’une quête d’harmonie entre le politique et le domestique, l’oisiveté et la civilité, le travail et la prière, qui s’exprime parfois à travers la disposition des mains dans un portrait (C. Billot-Vilandrau, S. Borsi, I. Bouvrande, L. Bergmans). C’est encore dans la recherche spirituelle que la question de l’équilibre entre les genres de vie se fait prégnante, en particulier dans la mystique brabançonne liée à la devotio moderna – l’essor du modèle du saint cuisinier est à cet égard fort intéressant –, mais aussi dans la reprise de la tradition cartusienne par Jean-Juste Lansperge ou encore à travers

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l’hypothétique refuge de Rabelais sur les îles d’Hyères et l’aspiration de Montaigne à une retraite solitaire et salutaire (V. Souche-Hazebrouck, N. Nabert, M.-L. Demonet, A. Legros).

4 Une troisième et dernière partie est plus spécifiquement consacrée à l’espace florentin, entre bouleversements politiques et essor de la culture humaniste. Les hésitations et les complexités de la pensée de Leon Battista Alberti autour des rapports entre vie active et vie contemplative, analysées à partir du Theogenius, des Livres de la famille, du traité De l’art d’édifier et du Momus, témoignent dans un premier temps des fortes tensions que fait naître la question chez l’humaniste ; un lieu de de contradiction, de subversion, d’instable conciliation entre l’esthétique, le social et le politique (M. Paoli, F. Furlan, P. Caye, E. di Stefano, Ph. Guérin). Le regard est ensuite porté sur quelques-uns des plus fameux auteurs de la période, de Coluccio Salutati à Giordano Bruno, qui marquent les moments saillants d’une réflexion au long cours sur la nécessité de l’utilité civique, en écho d’un rejet de l’hypocrisie et des vicissitudes de la vie politique : l’humanisme civique brunien, l’otium cum dignitate machiavélien et la figure remarquable de Paolo dal Pozzo Toscanelli dans les Disputationes Camaldulenses de Landino constituent ainsi quelques-unes des plus brillantes facettes de ce questionnement déterminant autour de l’engagement intellectuel et citoyen (P. Magnard, R. Rinaldi, P. Viti, M. T. Ricci, L. Gerbier, S. Toussaint, C. Vasoli).

AUTEURS

CLÉMENCE REVEST École française de Rome.

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Jean-Marie GUEULLETTE, Eckhart en France : la lecture des Institutions spirituelles attribuées à Tauler (1548-1699) Grenoble, Jérôme Millon, 2012, 363 p., 24 cm, 30 €, ISBN 978-2-84137-273-7.

Stéphane-Marie Morgain

RÉFÉRENCE

Jean-Marie GUEULLETTE, Eckhart en France : la lecture des Institutions spirituelles attribuées à Tauler (1548-1699), Grenoble, Jérôme Millon, 2012, 363 p., 24 cm, 30 €, ISBN 978-2-84137-273-7.

1 Les travaux scientifiques de Jean-Marie Gueullette, dominicain à Lyon et professeur à l’Institut Catholique, abordent trois domaines principaux, apparemment éloignés les uns des autres : le Père Lataste (Prêcheur de la miséricorde : de la prédication aux détenues à la fondation des Dominicaines de Béthanie, P. M. Jean-Joseph Lataste, textes présentés par Jean-Marie Gueullette, Paris, 1992 ; « Ces femmes qui étaient mes sœurs… » Vie du Père Lataste, apôtre des prisons (1832-1869), Paris, 2008), l’histoire de l’amitié en contexte chrétien (L’amitié : une épiphanie, Paris, 2004), Maître Eckart (Laisse Dieu être Dieu en toi : petit traité de la liberté intérieure, Paris, 2002).

2 Le présent volume appartient au dossier présenté à l’Université Jean Moulin – Lyon III, en 2007 en vue de l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches. Curieusement, c’est l’étude du Père Lataste qui conduit l’auteur aux Institutions spirituelles. En effet, les prédications de l’aumônier des prisons comportent certaines expressions tirées de Maître Eckhart dont les œuvres ne seront publiées en français qu’en 1942. Comment Père Lataste a-t-il eu accès à ces textes ? C’est dans l’étude des Institutions spirituelles que

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Jean-Marie Gueullette trouve la solution en reconstituant la genèse de cet opuscule, sa diffusion et sa réception. Avec la minutie de l’horloger et l’érudition du savant, J.- M. Gueullette met fin à la tradition historiographique qui soutenait que les écrits de Maître Eckhart étaient tombés dans l’oubli après la condamnation par Jean XXII en 1329, des 27 propositions.

3 L’enquête sur l’histoire de ce texte inspire à l’auteur l’hypothèse de la formation d’une « école » de spiritualité, d’une « tradition » spirituelle, d’une « constellation plus disparate par certains côtés mais bien cohérente par l’unité de l’enseignement spirituel théorique et pratique » (p. 175), organisée autour de la notion d’oraison de simple regard. Hypothèse vraiment séduisante qui relativiserait l’hégémonie généralement accordée à l’école bérullienne, au schéma thérésien de l’union mystique ou à la tradition ignacienne. Pour parvenir à cette conclusion, J.-M. Gueullette établit la généalogie de cette tradition et note « un air de famille » (p. 166) entre tous les auteurs lecteurs des Institutions, ou défenseurs de la mystique du détachement, d’origine rhénane et flamande. « Il y a là, souligne-t-il, un phénomène fascinant, en particulier par la cohérence profonde de cette fécondité avec le cœur de l’enseignement d’Eckhart » (p. 172).

4 Ce résultat si suggestif est l’aboutissement d’une investigation détaillée et cohérente. À la fin du XIVe siècle, dans la région de Bruxelles, G. Van Wefel, un disciple de Ruusbroeck, traduit en néerlandais et complète par de multiples interventions de sa main les Entretiens spirituels donnés par Maître Eckhart aux novices d’Erfurt en 1290. Cet ensemble de textes, qui donne naissance au Traité des Douze vertus, est diffusé dans le contexte de la Devotio moderna. Il passe au début du XVIe siècle à la Chartreuse de Cologne qui l’insère dans une compilation plus conséquente appelée Institutions spirituelles. Ce texte, traduit en latin en 1548, pénètre finalement en France grâce à trois traductions françaises réalisées entre 1587 et 1658. J.-M. Gueullette démontre ainsi que les Institutions spirituelles ont constitué une source majeure de diffusion de la mystique rhénane dans les différents courants de la spiritualité des XVIe et XVIIe siècles. Somme toute, à travers les Institutions spirituelles de Tauler, « anthologie de la spiritualité rhénane et flamande » (p. 173), ce sont les idées du Maître « pourtant réputées pour leur caractère abrupt et parfois très spéculatif » (p. 174), qui sont mises entre toutes les mains.

5 La traduction latine des Institutions est une étape importante dans l’histoire de la spiritualité et la constitution de ce courant « alternatif ». Pour la première fois, ces textes de la mystique rhénane sont accessibles à toute l’Europe. « Grâce aux Opera Tauleri, ce sont des textes majeurs pour la connaissance de cette mystique de l’Être, de cette voie d’union à Dieu par le détachement, qui deviennent lisibles, d’abord par les lettrés en latin, puis, très vite, par un public très large à travers les traductions » (p. 173). Une part significative du travail de J.-M. Gueullette consiste ici à apprécier par mode de sondage, l’influence du corpus chez les différents auteurs, Martin Luther, Louis de Blois, Augustin Baker, le Père Surin…, puis chez les capucins et la mystique du Nord notamment avec Benoît de Canfield et Joseph de Paris, enfin chez les principales figures du Carmel en France, Madame Acarie (Marie de l’Incarnation) et Jean de Saint- Samson. Cette étude permet d’analyser cette école de spiritualité associant divers partenaires, ayant en commun une vision commune de la vie spirituelle. Ainsi, parlant d’Eckhart, J.-M. Gueullette affirme : « Lui qui n’a cessé de prêcher le détachement s’avère avoir eu une influence considérable sur la spiritualité occidentale de manière

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totalement cachée, à travers un texte qui ne lui fut jamais attribué et qui véhiculait par ailleurs des idées qui lui étaient totalement étrangères » (p. 172). La transmission et l’interprétation du texte permettent de voir comment une grande partie des Entretiens spirituels d’Eckhart a été intégrée aux Institutions spirituelles.

6 Le beau livre de Jean-Marie Gueullette, au-delà même d’une preuve incontestable de la maîtrise de son sujet et du corpus étudié, montre une fois encore l’importance des notions de « tradition » et de « réception » dans le domaine de la spiritualité. L’exemple étudié ici prouve la distance entre le texte « original » et le texte reçu par la tradition, c’est-à-dire interprété et vécu par ceux à qui il s’adresse en premier : des chercheurs de Dieu.

AUTEURS

STÉPHANE-MARIE MORGAIN Couvent des Carmes, Montpellier.

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Hartmut BROSZINSKI, Manuscripta chemica in Quarto Wiesbaden, Harrassowitz Verlag (« Die Handschriften der Universitätsbibliothek Kassel, Landesbibliothek und Murhardsche Bibliothek der Stadt Kassel », Bd. 3, 2,2), 2011, 29,8 cm, XXXVIII-672 p., 198 €, ISBN 978-3-447-06494-1.

Didier Kahn

RÉFÉRENCE

Hartmut BROSZINSKI, Manuscripta chemica in Quarto, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag (« Die Handschriften der Universitätsbibliothek Kassel, Landesbibliothek und Murhardsche Bibliothek der Stadt Kassel », Bd. 3, 2,2), 2011, 29,8 cm, XXXVIII-672 p., 198 €, ISBN 978-3-447-06494-1.

1 La Landes- und Murhardsche Bibliothek de Kassel possède 259 manuscrits alchimiques, presque tous en allemand et ayant presque tous appartenu à Maurice le Savant, landgrave de Hesse-Kassel (1572-1632). Ce catalogue est le premier à en décrire la partie la plus vaste : les 164 manuscrits in-4°, regroupés sous 108 cotes (restent encore à décrire 34 manuscrits in-folio et 61 in-8°). Dès 1986, H. Broszinski avait publié sur ce fonds exceptionnel un article prometteur (in Die Alchemie in der europäischen Kultur- und Wissenschaftsgeschichte, éd. C. Meinel, Wiesbaden, Harrassowitz, 1986, p. 19-31). Seul ce catalogue détaillé permet d’en mesurer l’importance exacte, dans le domaine de l’histoire des sciences, du mécénat princier et – ce qui nous importe ici – de l’histoire des religions.

2 Le nom de Maurice le Savant est en effet lié au mythe de la Fraternité Rose-Croix. Cette Fraternité, censément fondée par un certain Christian Rosencreutz (« Christian Rose- Croix »), était une pure fiction due à un cercle d’amis rassemblés à Tübingen dans les années 1607-1609 autour du paracelsien et alchimiste millénariste Tobias Hess (1568-1614). L’un d’eux, Johann Valentin Andreae (1586-1654), fut le rédacteur des trois

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« manifestes Rose-Croix » : la Fama Fraternitatis, la Confessio Fraternitatis et la Chymische Hochzeit Christiani Rosenkreutz (« Les Noces chymiques de Christian Rose-Croix »), respectivement parues en 1614, 1615 et 1616 (voir Carlos Gilly in Rosenkreuz als europäisches Phänomen, éd. C. Gilly et F. Niewöhner, Amsterdam, In de Pelikaan, 2002, p. 19-57). Cette pure fiction était pourtant aussi l’annonce d’un véritable programme : celui d’une réforme complète des sciences et de la religion sur fond de millénarisme (la fin des temps étant jugée très proche), orientée vers un partage désintéressé des connaissances et une entière tolérance religieuse appelée par l’exigence d’un christianisme universel, entièrement débarrassé des querelles dogmatiques. On y trouvait l’influence de certains des penseurs allemands et italiens les plus téméraires de la fin de la Renaissance : Sébastien Castellion, Valentin Weigel, Jacopo Acontio, Julius Sperber, Ægidius Gutman, ainsi que Paracelse. L’alchimie entrait pour beaucoup dans ces aspirations — mais une alchimie telle que l’avait voulue Paracelse lui-même, débarrassée du projet de fabrication de l’or et réorientée exclusivement vers la médecine, une médecine pratiquée gratuitement dans un but purement charitable. Il n’était pas question pour leurs auteurs de diffuser la Fama et la Confessio avant le moment jugé par eux opportun. Mais des copies manuscrites commencèrent à circuler dès 1610. À partir de 1612, des réponses ou des dédicaces adressées à la Fraternité commencèrent à être imprimées en plusieurs points de l’aire culturelle allemande. Enfin, en mars 1614, l’indiscrétion de l’un des possesseurs de ces copies fit que la Fama Fraternitatis vit soudain le jour à Kassel, sur les propres presses de Maurice le Savant. L’année suivante, c’est encore sur les presses du Landgrave que fut imprimé le second manifeste Rose-Croix, la Confessio Fraternitatis.

3 La question s’est longtemps posée du degré d’implication exact du Landgrave dans le mouvement rosicrucien. En 1994, Carlos Gilly avait fait observer qu’en 1619, lorsque quelques-uns des sujets de Maurice, sous la direction de Philipp Homagius, cherchèrent à appliquer le programme de ces manifestes, Maurice réagit violemment, faisant condamner Homagius à la prison perpétuelle afin de « décourager tous ceux qui se font passer pour des êtres hautement illuminés et pour des prophètes ou apôtres envoyés vers nous, ou qui promettent par une fausse et vaine espérance la pierre philosophale et autres grands secrets » (cité par Gilly, « Theophrastia Sancta », in Analecta Paracelsica, éd. J. Telle, Stuttgart, F. Steiner, 1994, p. 471, n. 99). Dans son introduction au catalogue examiné ici, H. Broszinski soulève à nouveau cette question (p. XXV-XXVII). Il propose de reconnaître le Landgrave lui-même dans un groupe d’initiales (« MLH ») par lesquelles le prince August von Anhalt désigna, dans une lettre de septembre 1615, le personnage qui lui avait transmis une copie de la Confessio sur le point d’être imprimée. C. Gilly avait précédemment proposé d’y voir un médecin du landgrave (Medicus Landgravii Hessiae). Mais Broszinski signale que les initiales « MLH » n’étaient autres que la signature de Maurice (« Mauritius Landgravius Hessiae »), connue de tous à sa cour (voir d’ailleurs déjà Gilly in Fama Fraternitatis, éd. P. van der Kooij, Haarlem, Rozekruis Pers, 1998, p. 45). Quoi qu’il en soit, il est sûr que ni la Fama, ni la Confessio ne purent être imprimées à Kassel sans l’aval du Landgrave. Or même si l’alchimie (dont Maurice était l’un des grands mécènes) faisait partie intégrante du programme de ces manifestes, elle ne suffit pas à expliquer l’accord du Landgrave pour leur publication : c’est une chose d’acquérir une copie de pareils textes, c’en est une tout autre de les faire imprimer.

4 Dans quelle mesure le contenu des manuscrits de Kassel nous aide-t-il à cerner les centres d’intérêt de Maurice dans ce domaine ? Broszinski le constate lui-même (p.

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XXVI) : pas un seul d’entre eux ne vient documenter l’intérêt du Landgrave pour les aspirations rosicruciennes. Qu’il s’agisse de lettres ou de manuscrits, tous traitent d’alchimie dans le sens le plus commun du terme : transmutation des métaux en argent ou en or, prolongation de la vie, recettes en tout genre.

5 Il faut cependant nuancer cette assertion. Les manuscrits décrits dans ce catalogue contiennent plusieurs traités débordant ce cadre : citons ainsi le Symbolum apostolicum

attribué au prétendu Bernard le Trévisan (4° chem. 33[6, 31v-37r, décrit p. 109), commentaire alchimique de plusieurs versions du Credo, dont la date (1576) anticipe de 30 ans celle de la première édition (1606) (mais il est impossible de savoir d’après ce catalogue si le texte porte bien ici ce titre et cette attribution) ; l’Aurora philosophorum pseudo-paracelsienne (4° chem. 8, 1r-27v, décrit p. 21-22), où l’œuvre alchimique se présente comme une œuvre de régénération et de retour au temps originel et à l’âge d’innocence, quand le premier Adam était encore investi de toutes les vertus, de toutes les connaissances et de tous les pouvoirs ; l’Introductio ad chemiam de Joachim Tancke (4° chem. 100, décrit p. 388-389), dédiée à Maurice le Savant en 1609 (l’année de la mort de Tancke), qui s’inspire notamment de l’ample doctrine du microcosme et du macrocosme exposée dans l’Astronomia magna de Paracelse (1537). On trouve même dans ce fonds deux œuvres théologiques de Paracelse : le Libellus de baptismate christiano et le De pœnitentiis (4° chem. 46, 270r-277r, décrits p. 168), inconnus de Kurt Goldammer lorsqu’il en donna l’édition en 1965 dans la seconde partie des Sämtliche Werke de Paracelse (t. II, p. 369-377 et 408-410). Ici se montrent les limites de la description de Broszinski : on apprend en effet p. 171 que ce manuscrit est fait de nombreux cahiers foliotés séparément. Or le détail n’en est donné nulle part. On aurait pourtant aimé savoir si le hasard seul fait que ces deux traités de Paracelse viennent immédiatement après un des textes alchimiques les plus étranges du Moyen Âge allemand, le Buch der heiligen Dreifaltigkeit, où alchimie, prophétisme et eschatologie sont mis au service d’une propagande politique impériale (voir B. Obrist, Les Débuts de l’imagerie alchimique, Paris, Le Sycomore, 1982), ce traité apparaissant plutôt isolé, ainsi que les deux œuvres théologiques de Paracelse, dans un environnement dominé, dans ce manuscrit, par l’alchimie pratique.

6 Ce fonds contient enfin des extraits (non identifiés par Broszinski) de l’Offenbarung Göttlicher Mayestät, vaste commentaire « théosophique » de la création du monde selon la Genèse, composé vers 1575 par un auteur souvent appelé Ægidius Gutman (mais en réalité inconnu), où la connaissance de Dieu et de la nature se fonde sur une sagesse adamique faite d’alchimie, de magie et de cabale (4° chem. 25, 46r-88v et 92r-110r, décrits p. 84-85 ; voir C. Gilly in Konzepte des Hermetismus, éd. P.-A. Alt et V. Wels, Göttingen, V&R unipress, 2010, p. 115-121). Or ce traité fut publié à Hanau en 1619 et dédié simultanément à plusieurs princes allemands – dont Maurice le Savant lui-même. Même à cette date, Maurice ne rejetait donc pas une œuvre qui, comme les textes Rose- Croix, se situait en opposition à la philosophie antique et humaniste et divergeait de l’orthodoxie religieuse. La présence de ces divers traités dans le fonds de Kassel – d’autres exemples pourraient être cités – invite à ne pas réduire ce fonds à un ensemble centré sur la transmutation et les recettes : le Landgrave partagea sans doute certains des intérêts des tenants de la Rose-Croix, mais il le fit avec prudence et discrétion, et sans tolérer que son autorité soit remise en cause – ce dont Homagius fit les frais en 1619.

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AUTEURS

DIDIER KAHN Centre National de la Recherche Scientifique, Paris.

Revue de l’histoire des religions, 3 | 2014 143

Matthieu BREJON DE LAVERGNÉE, Histoire des filles de la charité, préface de Dominique JULIA Paris, Fayard, 2011, 690 p., 23,5 cm, ISBN 978-2-213-66257-2, 30 €.

Simon Icard

RÉFÉRENCE

Matthieu BREJON DE LAVERGNÉE, Histoire des filles de la charité, préface de Dominique JULIA, Paris, Fayard, 2011, 690 p., 23,5 cm, ISBN 978-2-213-66257-2, 30 €.

1 Même si vous ne connaissez pas les filles de la charité, autrement appelées sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, vous avez sans doute déjà croisé leurs cornettes au détour d’une photographie de Robert Doisneau ou d’un plan de Jean Renoir. Peut-être vous souvenez-vous les avoir vu cacher et soigner des aviateurs britanniques aux hospices de Beaune, dans La Grande Vadrouille (« Dites “33” – Thirty three – Je vois. Vous aimez ce qui est bon ? C’est très mauvais ! »). Véritables images d’Épinal des sœurs séculières, elles font partie de la culture iconographique française du XXe siècle, avec une discrétion et une présence que n’auraient peut-être pas reniées leurs fondateurs. Assez étrangement, leur compagnie, la congrégation hospitalière et enseignante la plus nombreuse du monde encore aujourd’hui, n’avait jamais fait l’objet d’une étude globale et pleinement scientifique. C’est désormais le cas avec la parution de l’Histoire des filles de la charité – pour moitié du moins, puisqu’il s’agit du premier tome, consacré aux XVIIe-XVIIIe siècles, comme ne l’indique pas le titre retenu par l’éditeur. Le second tome, consacré aux XIXe-XXe siècles, est en cours de préparation. Fait remarquable, l’ouvrage est une commande de la compagnie elle-même, passée auprès d’un historien de métier, Matthieu Brejon de Lavergnée, grand spécialiste de l’histoire de la philanthropie, déjà auteur de La Société de Saint-Vincent-de-Paul au XIXe siècle (Paris, Cerf, 2008).

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2 Fruit d’une enquête menée notamment aux archives de la congrégation des filles de la charité (ouvertes pour la première fois à cette occasion), aux archives parisiennes de la congrégation de la Mission et aux archives nationales, le livre est dense et ambitieux. Il s’agit d’une tentative d’histoire totale de cette compagnie. La perspective retenue par l’auteur est celle d’une histoire sociale. Le sujet s’y prête très bien. D’une part, l’éloignement géographique des petites équipes essaimées aux quatre coins du royaume et leur mobilité ont suscité de nombreux documents écrits qui permettent de dresser le portrait de la congrégation à des moments clés de son histoire et de faire apparaître les changements qu’elle a connus. D’autre part, l’action caritative est un révélateur particulièrement efficace des maux de la société dans son ensemble : en visitant les malades à leur domicile ou en les accueillant dans des hôpitaux, en enseignant aux enfants pauvres, les filles de la charité nous font voir mieux que personne le poids des guerres et des crises économiques, les attentes et les aspirations sociales, les conceptions de la pauvreté et de la charité. L’ouvrage est donc tout à la fois l’histoire d’une congrégation et une contribution majeure à l’histoire de la misère dans la France moderne.

3 Ce premier volume accorde naturellement une place importante aux fondateurs : Vincent de Paul, Louise de Marillac, Marguerite Naseau. Toutefois, malgré le prestige religieux du XVIIe siècle et la tendance de toute institution à conserver plus précieusement les souvenirs de sa fondation, l’ouvrage fait la part belle au XVIIIe siècle, sans recourir à l’opposition canonique et souvent réductrice du « Grand Siècle » et du « Siècle des Lumières ». Dans cette étude au long cours, on est frappé par l’extrême souplesse de la congrégation et de la capacité des filles de la charité à s’adapter aux transformations de la misère, aux évolutions des mœurs, au développement de la médecine. Si leur compagnie a traversé les siècles, c’est qu’elles ont su être indispensables. Au fil des pages, on mesure combien les supérieures qui se sont succédé à leur tête ont hérité du sens pratique de Vincent de Paul. La charité, elle aussi, a sa politique.

4 En somme, il n’y a qu’un regret à formuler en refermant ce livre. L’éditeur aurait été bien inspiré de faire apparaître sur la couverture le très beau titre relégué en page de garde, qui est une citation de Vincent de Paul : « La rue pour cloître ».

AUTEURS

SIMON ICARD Laboratoire d’études sur les monothéismes.

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Abbé EDGEWORTH DE FIRMONT, Correspondance, récits, lettres inédites (1771-1806), édition établie, présentée et annotée par Augustin PIC Paris, Cerf (« Histoire »), 2013, 578 p., 24 cm, 39 €, ISBN 978-2-204-07888-7.

Jean-Marc Ticchi

RÉFÉRENCE

Abbé EDGEWORTH DE FIRMONT, Correspondance, récits, lettres inédites (1771-1806), édition établie, présentée et annotée par Augustin PIC, Paris, Cerf (« Histoire »), 2013, 578 p., 24 cm, 39 €, ISBN 978-2-204-07888-7.

1 Connu pour avoir accompagné Louis XVI sur l’échafaud, l’abbé Henri Essex Edgeworth (1745-1807), né à Edgeworthtown en Irlande, est l’objet de cet ouvrage qui tend à offrir au lecteur « tout ce qu’il a été possible de rassembler à son sujet » (p. 9) en présentant, outre les textes qu’il a rédigés, ceux qui évoquent sa personne et son parcours, sans prétendre toutefois en rédiger une biographie.

2 La forte introduction constituant la première partie (p. 17-170) présente tout d’abord les principaux éléments biographiques relatifs à la vie de cet Irlandais, émigré en France en 1749 avec sa famille convertie au catholicisme romain. Probablement ordonné prêtre en 1769, il s’installe aux Missions étrangères et exerce son ministère à Paris. Ce choix lui vaut, comme il n’exerce pas de fonctions officielles, de n’avoir pas à prêter serment et de devenir, en 1791, le confesseur de Mme Élizabeth, la sœur du roi, avant d’assister Louis XVI lui-même peu avant sa mort et au pied de l’échafaud. Vivant

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caché en France après l’exécution du roi, il parvient à rejoindre l’Angleterre en 1796. Entré, en 1797, au service du comte de Provence Louis-Stanislas-Xavier qui s’est proclamé roi en juillet 1795, il suit ce prince à Mittau en Courlande où il meurt du typhus en 1807, contracté en assistant des soldats français prisonniers des Russes.

3 L’introduction présente ensuite les conditions dans lesquelles la Relation des derniers moments de Louis XVI a été rédigée et diffusée à la demande de Louis XVIII, puis les lettres qu’Edgeworth a adressées notamment à Francis Moylan, un condisciple d’études devenu évêque de Cork, celles (inédites) à la comtesse du Roure conservées au musée Carnavalet, au comte de Balleroy et à la comtesse d’Hervilly, tirées d’une collection particulière. Elle s’attache aussi à expliciter les conditions dans lesquelles Edgeworth a été désigné, vraisemblablement entre le 13 et le 16 décembre 1792, vicaire général du diocèse de Paris par Mgr de Juigné alors émigré (p. 106). La question mérite que l’on s’y arrête puisque, selon la Relation des derniers moments, le roi dit à son confesseur souhaiter mourir dans la communion de l’archevêque de Paris (p. 245 note 4).

4 Après avoir analysé les vues d’Edgeworth sur la Révolution et présenté ses activités dans l’émigration, l’introduction donne encore des indications sur la spiritualité du personnage inspirée tant par une forme de providentialisme que par le mépris du monde confirmé par la correspondance (p. 296), laquelle permet d’entrevoir également les affinités gallicanes du personnage (p. 288). La seconde partie (p. 175-408) consiste en une édition de divers documents : des lettres d’Edgeworth rédigées de 1771 à 1806, puis des récits tournant autour de la mort de Louis XVI d’une part et de la mort d’Edgeworth lui-même d’autre part, y compris l’oraison funèbre prononcée à Londres en juillet 1807 après sa disparition. Enfin les annexes du volume, complétées par un index et une bibliographie, reproduisent les avertissements et préfaces publiés en tête des éditions de la Relation des derniers moments ainsi que l’introduction des Mémoires de l’abbé. S’y ajoutent des lettres de Madame Élizabeth qui évoquent son confesseur ainsi que des pièces le concernant tirées de publications et de fonds d’archives divers.

5 L’ouvrage n’est pas une apologie malgré la « sympathie doctrinale » pour Edgeworth et pour ses idées (p. 15) que le curateur du volume signale dès l’abord. Il recourt cependant, notons-le, pour désigner l’église constitutionnelle aux catégories du catholicisme intransigeant – désignant, par exemple, Gobel comme « évêque intrus de Paris » et mentionnant sa demande d’interdire « aux catholiques » (entendez « romains ») les églises de Paris (p. 224, note). Ce volume constitue un utile instrument de travail dont l’intérêt va au-delà des seules recherches portant sur le dernier confesseur de Louis XVI. Il intéresse autant l’histoire de la spiritualité que celle de l’Église de France et de la Révolution.

AUTEURS

JEAN-MARC TICCHI Centre d’anthropologie religieuse européenne (École des Hautes Études en Sciences Sociales).

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Jacques PRÉVOTAT, Jean VAVASSEUR- DESPERRIERS (dir.), Les « chrétiens modérés » en France et en Europe 1870-1960 Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion (« Histoire et civilisation »), 2013, 485 p., 24 cm, 34 €, ISBN 978-2-7574-0445-4.

Louis-Pierre Sardella

RÉFÉRENCE

Jacques PRÉVOTAT, Jean VAVASSEUR-DESPERRIERS (dir.), Les « chrétiens modérés » en France et en Europe 1870-1960, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion (« Histoire et civilisation »), 2013, 485 p., 24 cm, 34 €, ISBN 978-2-7574-0445-4.

1 Jacques Prévotat et Jean Vavasseur-Desperriers ont réuni dans cet ouvrage les communications présentées lors d’un colloque qui s’est déroulé en trois journées entre janvier 2005 et mars 2006. Elles fournissent la matière de trois parties. La première, consacrée à « un essai de définition », pose la question de savoir ce qu’est un « chrétien modéré » dans une approche comparative avec la présentation des courants chrétiens modérés de quelques grands pays européens. La deuxième partie adopte la chronologie pour présenter l’évolution de ce courant sous la Troisième et la Quatrième République. La troisième partie enfin est consacrée à quelques personnalités emblématiques, dans leurs différences mêmes, de ce courant de pensée. L’ouvrage comporte enfin deux précieux index, des personnes et des thèmes.

2 Pour n’être pas entièrement neuf, comme en témoigne le rappel historiographique de l’introduction, l’intérêt des historiens pour ce qu’on peut en première approche définir comme un tiers parti entre les partisans des principes de 89 et les intransigeants fidèles aux orientations du Syllabus, est relativement nouveau. C’est, comme le note Émile

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Poulat (« À la recherche des catholiques modérés, de quoi s’agit-il ? »), « une nouvelle approche de l’histoire, un autre regard porté sur notre société : sa face tranquille par opposition à sa face conflictuelle ».

3 Mais définir plus précisément la notion de « chrétien modéré » n’est pas chose facile. Si la notion de « modéré » s’oppose à radical dans le domaine politique, elle ne peut pas pour autant être assimilée au centre. Bien souvent en effet cohabitent des comportements qui relèvent de catégories opposées. Ces catholiques (car si les protestants ne sont pas oubliés, c’est bien logiquement de catholiques dont il est majoritairement question) peuvent être libéraux dans le domaine politique et conservateurs dans le domaine social. Et si, dans le domaine religieux, elle s’oppose à intégrisme, elle ne signifie pas pour autant tiédeur religieuse, en dépit du soupçon d’en prendre à son aise avec les orientations du magistère. Par ailleurs, elle ne recouvre pas la même réalité selon la période envisagée. La ligne de partage entre modérés et non modérés a évolué au fil du temps et elle s’est jouée sur la question des institutions, sur la place de l’Église dans la société, sur les questions scolaires. Certaines relèvent aujourd’hui de l’histoire, d’autres restent actives et ressurgissent dans des moments de tensions. Il convient aussi de distinguer ce qui rapproche et ce qui différencie le catholicisme républicain du catholicisme libéral et de la démocratie chrétienne. Enfin, et ce n’est pas le plus facile, il faut tenter de démêler dans quelle mesure l’inspiration religieuse commande le choix politique.

4 Rien n’illustre mieux ces tensions que la série de portraits de la troisième partie. Presque toutes les communications commencent par se demander s’il est pertinent de ranger le personnage étudié dans la catégorie des « chrétiens modérés ». C’est l’intransigeantisme en effet qui est la matrice commune de la réflexion politique de ces hommes qui sont conduits, sous la pression des événements, à adopter des positions plus souples pour défendre les principes auxquels ils entendent rester fidèles. Héritiers du catholicisme libéral et du catholicisme social, ces « républicains modérés, mais pas modérément républicains », en même temps que « chrétiens modérés mais pas modérément chrétiens » (deux formules qui reviennent comme un leitmotiv tout au long de l’ouvrage) ont en partage, selon des dosages différents tenant à leur tempérament, à leur milieu familial, à leur formation, la situation politique de leur temps, un certain nombre de caractéristiques communes : hostilité à une intervention du religieux dans le politique ; primat de la liberté de conscience sur l’autorité ; défense de la liberté de recherche en matière religieuse ; confiance dans la vertu du dialogue ; adhésion au régime parlementaire ; goût pour la formation en vue de préparer l’engagement qu’illustrent les cercles d’études ou les Semaines sociales ; méfiance vis-à- vis de l’idéologie et souci de pragmatisme dans l’action ; volonté de synthèse entre justice et liberté.

5 C’est tout l’intérêt de la trentaine de communications réunies que d’éclairer de manière à la fois précise et nuancée cette notion complexe, commode certes, pour désigner des mouvements et des hommes qui ont occupé dans la vie politique française sous la IIIe et la IVe République un rôle non négligeable. Mais cette notion est peu satisfaisante, tant elle recouvre de situations, de comportements, de choix différents. C’est dire que son usage doit être, pour chaque cas étudié, soigneusement défini. C’est que, selon l’heureuse formule de Corinne Bonnafous, la notion de modéré doit être conçue comme « une dynamique arrachant une culture politique, aux valeurs très marquées, à des

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extrêmes vers lesquels elle pouvait tout aussi bien pencher » et, pouvons-nous ajouter, où elle a parfois fait plus que pencher.

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Véronique ALEMANY, La dernière solitaire de Port-Royal. Survivances jansénistes jusqu’au XXe siècle Paris, Cerf Histoire, 2013, 683 p., 23,5 cm, 50 €, ISBN 978-2-204-09951-6.

Jean-Pierre Chantin

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Véronique ALEMANY, La dernière solitaire de Port-Royal. Survivances jansénistes jusqu’au XXe siècle, Paris, Cerf Histoire, 2013, 683 p., 23,5 cm, 50 €, ISBN 978-2-204-09951-6.

1 L’étude du port-royalisme du XIXe siècle connaît un regain certain, comme en témoignent deux colloques qui ont retenu cette approche en 2014. Véronique Alemany, ancienne conservatrice du musée national de Port-Royal, a profité de cette mission pour y dépouiller les archives et analyser la bibliothèque de Perpétue de Marsac, vicomtesse d’Aurelles de Paladines, arrivée du Toulousain pour s’établir dans la vallée de Chevreuse en 1895 et y rester jusqu’à sa mort en 1932. C’est la volonté de celle-ci d’y vivre dans la pénitence, et son engagement pour la cause port-royaliste, qui l’ont fait considérer comme étant « la dernière solitaire » du lieu.

2 L’étude, issue d’une thèse d’Histoire, se partage en deux parties assez distinctes. Il s’agit d’abord pour l’auteur de présenter le milieu familial élargi de la Paladines d’où est issu son engagement. Elle montre comment cette noblesse terrienne et parlementaire a été partie prenante des querelles port-royalistes du XVIIIe siècle. Il s’agit surtout d’un microgroupe qui a adhéré à l’une des composantes du mouvement convulsionnaire, celle issue de la prédication de l’oratorien Michel Pinel, décédé vers 1777. Ces pinélistes voient dans les événements la marque de la défaite de l’Église qui a persécuté les Amis de la Vérité, dits jansénistes, et attendent avec le retour des juifs à l’unité et celui du « Grand Pontife » Pinel une fin des temps qui sera un grand renouvellement pendant lequel les « justes », disparus et non morts, reviendront sur Terre aux côtés du Christ.

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En correspondance avec d’autres groupes pinélistes, surtout d’une grande région lyonnaise, ces Toulousains en reçoivent les annonces de « sœurs » visionnaires et partagent avec eux un engagement politique royaliste ultraconservateur (et non « intransigeant ») et le refus de l’accord concordataire de 1801. Une évolution christocentrique se dessine ensuite, non sans difficultés internes, avec l’arrivée parmi eux en 1829 d’une de ces « sœurs », Françoise de l’Œuvre de la Croix, future mère de la Paladines.

3 La deuxième partie est consacrée à cette dernière. Élevée dans ce milieu fervent, après une vie conjugale marquée par le deuil, elle voit dans son installation près du monastère de Port-Royal et sa solitude volontaire, dans des conditions difficiles, une volonté divine, ce qu’elle appelle une conversion, sur le modèle des anciennes pensionnaires du lieu. Elle se donne pour mission d’archiver les papiers de famille, de cataloguer les livres et de recopier les nombreux écrits du groupe (ce qu’elle nomme « le dépôt sacré »), et entre en contact avec quelques-uns des derniers port-royalistes de la fin du siècle, à commencer par Augustin Gazier, membre de la Société propriétaire des ruines du monastère. La vicomtesse d’Aurelles de Paladines a gardé de l’engagement de sa famille l’adhésion à l’œuvre des convulsions et sa vision d’une fin des temps qui est en train de se jouer. Elle semble en revanche avoir abandonné, à la différence de ses amis lyonnais, l’opposition au régime concordataire.

4 L’étude fouillée présente plus d’un intérêt. Elle montre bien d’abord ce que sont ces réseaux pinélistes et leur fonctionnement. La lecture serrée qui est faite des livres, notes et autres cahiers fait percevoir ce que sont leurs croyances si particulières. On appréciera aussi çà et là des développements denses qui sont autant d’utiles mises au point, comme le passage sur ce qu’est le renouveau de l’intérêt pour Port-Royal et le jansénisme. Le choix des textes proposés en annexe est enfin particulièrement bienvenu. Mais de quoi s’agit-il en fait ? Il faudrait reprendre, pour la discuter, la distinction qui est faite dès l’introduction entre un jansénisme qui serait la défense « de la cause de l’Église de France, en opposition à l’ultramontain [qui] milite pour la liberté de conscience et pour la tolérance civile », et un port-royalisme réduit à ceux « qui se [placent] dans la descendance de Port-Royal rattaché à la spiritualité du monastère cistercien de femmes à Port-Royal des Champs au XVIIe siècle ». Véronique Alemany place d’ailleurs un peu trop volontiers le microgroupe toulousain, et la Paladines, comme étant représentatifs du mouvement au XIXe siècle qu’elle qualifie d’un imprudent « néo-janséniste », alors que, par exemple, les Parisiens majoritaires sont leur parfait opposé (politiquement et sur les convulsions), ou des communautés paroissiales se distinguent de cet engagement d’un milieu favorisé. Tous les port- royalistes tardifs se reconnaissent plutôt, malgré leur diversité, dans la volonté de poursuivre le combat qui a été mené depuis le début du XVIIIe siècle contre une Église romaine qui dévoierait le christianisme authentique, ce qu’ils lisent (mais à des degrés et selon des modalités divers non perçus ici) comme un signe de la fin des temps. Mais, après une reprise du combat au début du siècle, la donne change avec le triomphe de l’ultramontanisme et d’une piété davantage romaine : ils sont conduits effectivement à intérioriser l’attente eschatologique à partir du milieu du siècle, et à rechercher comme la Paladines le contact avec d’autres « frères ». Au final, il s’agit du seul changement qui caractérise ces groupes tardifs qui, quoi qu’en dise l’auteur, s’amenuisent drastiquement en un siècle.

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5 Il faut enfin se méfier de quelques erreurs gênantes : par exemple, tous les anticoncordataires ne sont pas port-royalistes, comme il est parfois noté et comme la très imparfaite carte proposée le laisse entendre (il s’agit plutôt des contacts de la Paladines et il y manque de nombreux groupes authentiquement port-royalistes) ; il est périlleux aussi de rapprocher l’opposition des frères Allignol, qui font appel à l’autorité du pape contre un épiscopat gallican, et la critique du port-royaliste Jacquemont qui se plaint du renouveau des mesures arbitraires contre les « jansénistes ». Mais l’ensemble apporte des éclairages utiles à l’étude de ceux que l’on a qualifiés trop imprudemment de « derniers jansénistes ».

AUTEURS

JEAN-PIERRE CHANTIN Religions, Sociétés et Acculturation, Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes, Lyon.

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Écrire l’histoire du christianisme contemporain. Autour de l’œuvre d’Étienne Fouilloux, sous la direction de Annette BECKER, Frédéric GUGELOT, Denis PELLETIER, et Nathalie VIET- DEPAULE Paris, Éditions Karthala, 2013, 445 p., 24 cm, 34 €, ISBN 978-2-8111-0840-3.

Giacomo Losito

RÉFÉRENCE

Écrire l’histoire du christianisme contemporain. Autour de l’œuvre d’Étienne Fouilloux, sous la direction de Annette BECKER, Frédéric GUGELOT, Denis PELLETIER, et Nathalie VIET-DEPAULE, Paris, Éditions Karthala, 2013, 445 p., 24 cm, 34 €, ISBN 978-2-8111-0840-3.

1 Ce livre recueille trente contributions, rédigées pour la quasi totalité par des spécialistes confirmés, vingt-sept Français et trois Italiens, traitant plusieurs points de l’histoire culturelle et religieuse contemporaine : un domaine qui a trouvé en Étienne Fouilloux l’un des ses investigateurs les plus doués et les plus féconds – sa bibliographie jusqu’en 2012, p. 415-435, compte trois cent cinquante entrées –, notamment par ses travaux de référence sur l’œcuménisme (sans doute l’aspect le moins bien représenté dans ce volume, où l’on peut regretter en particulier l’absence d’une étude sur les débuts du mouvement œcuménique) et sur la quête de liberté des catholiques français durant le XXe siècle, par son rôle dans l’édition française de l’Histoire du concile Vatican II de l’Institut des sciences religieuses de Bologne, par sa contribution à la connaissance

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des intellectuels catholiques, sa publication du journal du nonce Roncalli ou, plus récemment, sa biographie exemplaire d’Eugène cardinal Tisserant. L’ensemble est structuré en quatre parties, allant du catholicisme intransigeant du XIXe siècle (Xavier de Montclos) aux avant-gardes artistiques du XXe (Annette Becker), exploitant presque toujours une documentation inédite ou difficilement repérable – c’est le cas, par exemple, de Claude Langlois étudiant le congé aux vivants de Thérèse de Lisieux, ou de Maria Paiano se penchant sur les opuscules religieux destinés aux soldats italiens, au service d’un patriotisme autoritaire. On n’en présentera ici qu’un choix, suivant nos propres intérêts de recherche, regrettant de ne pouvoir nous arrêter aux contributions toutes très solides de Fabrice Bouthillon, Philippe Rocher, Margaret Teboul, Frédéric Gugelot, Benoît Marpeau et Yvon Tranvouez.

2 Ainsi la première section : « Héritage et fondations », présente deux des personnalités qui ont contribué à orienter la quête de liberté des catholiques français, l’oratorien Lucien Laberthonnière (Pierre Colin †) et l’abbé Joseph Brugerette (Louis-Pierre Sardella).

3 Dans la deuxième : « L’ombre portée des guerres », plusieurs études portent sur la réorganisation du catholicisme hexagonal : celle sur les courageuses prises de position anti-vichystes du jésuite André Desqueyrat, à partir de l’exploitation de son journal du début des années 1940 (Bernard Comte) ; celle présentant les précoces divergences d’appréciation sur l’importante et complexe personnalité du cardinal Suhard (Frédéric Le Moigne) et celle sur la reconstruction des églises après-guerre. Daniele Menozzi montre le rôle d’avant-garde joué par Jean Leclerq et John C. Mourray dans l’histoire de l’accointance très problématique entre l’Église catholique et la culture des droits de l’homme, de la Révolution à nos jours – sa contribution est extraite d’un ouvrage déjà paru en Italie et dont la traduction complète serait certainement souhaitable. Signalons aussi l’étude d’« un homme du magistère catholique devant l’islam » (Dominique Avon), le cardinal Tisserant, dont on ne craindrait pas aujourd’hui de qualifier les thèses d’islamophobes.

4 La troisième section : « Culture et mission des années trente aux années soixante », s’ouvre par une étude (Bruno Dumons) selon laquelle la permanence de la culture intransigeante de l’Église catholique en matière de doctrine sociale (mais, rappelons-le, à partir de la défense d’un principe ordonnateur du libéralisme capitaliste, la légitimité de la propriété privée, et ce dès Rerum Novarum, en 1891) n’empêche pas son évolution sur le plan politique, jusqu’à accepter les principes de la démocratie libérale, déjà sous le pontificat de Pie XII, après le choc de l’affrontement dramatique des totalitarismes. Mais, au-delà des transformations, même importantes, intervenues dans les positions officielles de l’Église catholique, le livre de D. Menozzi que l’on vient de mentionner montre toute la difficulté pour Rome à accepter le noyau profond des principes de la démocratie libérale, corrigés par Pie XII en ceux d’une « saine démocratie » et condamnés dans l’Evangelium vitae (1995) de Jean Paul II comme assimilables à ceux du totalitarisme des « États tyrans ». La distance prise par le catholicisme français par rapport à sa matrice intransigeante est soulignée dans l’étude de l’histoire des animateurs de la maison d’édition du Seuil (Hervé Serry). L’étude des itinéraires de trois autres protagonistes du catholicisme français des années 1950-1960 : Maurice Montuclard, Pierre Dabosville et Jacques Loew (respectivement Thierry Keck, Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule, Bernard Delpal) atteste leur engagement intellectuel, social et même, au moins dans les deux premiers cas, politique ; je me permets

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seulement d’exprimer le regret déjà formulé par É. Fouilloux en 1980 que « les vestiges écrits qui seuls pourraient éclairer » l’influence de Laberthonnière sur son confrère oratorien Dabosville ne soient pas davantage sollicités. La section est complétée par une mise au point sur l’élan missionnaire de l’Église savoyarde aux prises avec la lutte contre la déchristianisation, toujours pendant la période 1950-1960 (Christian Sorrel), et par l’étude d’un épisode révélateur des relations amicales entre Jacques Maritain et le fondateur de l’université du Sacré Cœur de Milan, le franciscain Agostino Gemelli (Jean-Dominique Durand). Après avoir contribué dès le début des années 1930 à faire connaître en Italie la pensée du philosophe français, Gemelli ne cessa de lui témoigner de l’intérêt et pendant les années 1950, avec l’aide influente de Giovanni Battista Montini, le défendit contre l’hostilité soulevée par les développements socio-politiques de son thomisme chez Ottaviani, Ruffini et les jésuites de la Civiltà cattolica ; l’auteur souligne avec raison l’importance que prennent actuellement les études historiques centrées sur cette figure du catholicisme transalpin, à la fois intransigeante et capable d’ouverture, qui par sa formation sut approcher positivement les formulations contemporaines du thomisme élaborées à Louvain, mais qui manifesta aussi de violents sentiments anti-juifs et pendant un décennie partagea avec son ami Achille Ratti l’illusion de pouvoir catholiciser le fascisme, enfin qui, en tant que consulteur au Saint- Office, s’en prit à Maurice Blondel et Ernesto Buonaiuti.

5 La dernière section, intitulée « Le concile et après ? », s’ouvre sur le constat de l’espoir suscité dans le protestantisme français par l’ouverture du concile du Vatican II, puis de sa rechute face aux positions ecclésiologiques affirmées ensuite par le cardinal Ratzinger et confirmées par Benoît XVI (André Encrevé). L’étude sur le dominicain François Biot (Sabine Rousseau), limitée à une lecture de ses travaux principaux, suit son itinéraire au sein de la théologie française des années 1970. Deux études approfondissent les questions d’éthique sexuelle : sur ce terrain aussi, comme le montre l’examen des manuels catholiques de morale familiale au cours du XXe siècle, l’après-concile marque un retour à l’ordre fondé sur une idéologie de la loi naturelle, après la détente des années 1960, lorsque même les moralistes catholiques semblaient prêts à prendre en considération des évolutions qui conduisaient à problématiser le modèle figé de la famille (Alberto Melloni). Le trouble provoqué en France par la déclaration Persona humana (1976) de la congrégation pour la Doctrine de la foi (sans doute liée au contexte socio-politique italien, marqué par la cuisante défaite catholique au référendum sur la légitimité du divorce de 1974) permet d’expliquer les difficultés rencontrées alors par le salésien René Simon, professeur de théologie morale à l’Institut catholique de Paris (Martine Sevegrand). Les péripéties des intellectuels catholiques entre la fin des années 1970 et la fin des années 1990 sont explorées au prisme de la revue Esprit, à travers les trois numéros qu’elle a consacrés à la question religieuse durant cette période (Denis Pelletier). La dernière étude sur laquelle nous attirerons l’attention évoque l’épisode de la protestation des intellectuels catholiques français contre les verrouillages et les censures des autorités doctrinales catholiques, parue dans Le Monde en 1980 (Claire Tupin-Guyot). É. Fouilloux lui-même compta parmi les principaux promoteurs de l’initiative, en témoin engagé pour la liberté de recherche et la défense d’un espace public de confrontation d’opinions dans les milieux catholiques.

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AUTEUR

GIACOMO LOSITO Archives M. Blondel (Louvain-la-Neuve).

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