Cahiers balkaniques

43 | 2015 Questions d’identité dans les du XXe siècle

Joëlle Dalègre (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ceb/8064 DOI : 10.4000/ceb.8064 ISSN : 2261-4184

Éditeur INALCO

Édition imprimée ISBN : 978-2-85831-229-0 ISSN : 0290-7402

Référence électronique Joëlle Dalègre (dir.), Cahiers balkaniques, 43 | 2015, « Questions d’identité dans les Balkans du XXe siècle » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 06 juillet 2021. URL : https:// journals.openedition.org/ceb/8064 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb.8064

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Cahiers balkaniques est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International. 1

L'ensemble de ce numéro est consacré à des articles nés de colloques, de varia ou des comptes rendus tous liés à des phénomènes humains. La première partie est axée sur les témoignages, témoignages de femmes résistantes ou déportées pendant la décennie 1940 dans les Balkans, des existences jetées par l’histoire dans des situations exceptionnelles, un « Malgré-nous » mosellan qui se retrouve dans les montagnes albanaises, une paysanne roumaine jetée en Sibérie, une jeune fille contrainte à « prendre la montagne » puis à rejoindre l'URSS avant de réussir à retrouver la , des femmes qui « choisissent » la collaboration horizontale en Serbie... Nous retrouvons dans une seconde partie les questions identitaires en particulier à Chypre et en Macédoine avec des textes rares sur la République de Chypre du Nord et l'imbroglio identitaire macédonien du XXe siècle.

NOTE DE LA RÉDACTION

Ce numéro a été réalisé avec Métopes, méthodes et outils pour l’édition structurée XML-TEI développés par le pôle Document numérique de la MRSH de Caen.

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SOMMAIRE

Éditorial

Questions d’identité dans les Balkans du XXe siècle… Joëlle Dalègre

Narrations de soi, récits littéraires et identité

Mémoire de la survie et survie de la mémoire Mémoire orale de la Seconde Guerre mondiale en Grèce Maria Thanopoulou

Du Journal de Mihail Sebastian au Retour du hooligan : une vie de Norman Manea L'évasion dans la république des lettres Alexandra Vranceanu Pagliardini

Le périple en Albanie d’un « Malgré-nous » mosellan Évelyne Noygues

Déportation d’une famille paysanne roumaine en Sibérie (1941-1945) Hélène Lenz

Témoignage : Katina Tenda‑Latifis Partisane, exilée, exportatrice de vins grecs et écrivain Katina Tenda‑Latifis

Voix de femmes Témoignages de jeunes filles juives grecques survivantes de la Shoah Odette Varon‑Vassard

La Shoah à Salonique dans l’œuvre de l’écrivain Georges Ioannou Loïc Marcou

Les noces de sang macédoniennes ou comment marier fiction et histoire dans le roman Que demandent les barbares de Dimosthénis Koúrtovik Nicolas Pitsos

Discours politique, historiographie et identité

Nationalisme d’État, répression des minorités linguistiques et revendications identitaires Le cas du macédonien dans la Grèce des années 1930 et 1940 Christina Alexopoulos

Islam hétérodoxe et christianisme en Grèce Tabous, identités religieuses et discours nationaux Isabelle Dépret

Intimate Relations between Women and the German Occupiers in 1941-1944 Ljubinka Škodrić

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Identité nationale et relations communautaires à travers l’œuvre poétique de Kóstas Montis Alexandre Lapierre

Mémoire et politique à Chypre du Nord Les usages des célébrations patriotiques et des manuels scolaires par le nationalisme turc Mathieu Petithomme

Système partisan et évolution des clivages politiques à Chypre du Nord (1974-2014) Mathieu Petithomme

Varia

Deux piliers de l’économie grecque d’aujourd’hui La marine marchande et le tourisme Joëlle Dalègre

Répartition spatiale de l’industrie grecque Le desserrement de la capitale depuis 1958 et l’impact de la crise Vincent Gouzi

Stéphanos Xénos (1821-1894) Écrivain, armateur et politique « hors normes » Zéphyros Kafkalidis

Comptes rendus

VERNIER Bernard, Tu veux qu’on sorte ensemble ? La transformation des formes de flirt dans six villages musulmans de Grèce Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, « Les anthropologiques », 2013, 414 p., ISBN : 978-2-8107-0253-4. Katerina Seraïdari

BATAKOVIĆ Dušan, les Sources françaises de la démocratie serbe : 1804-1914 Paris, CNRS Éditions, 2013, 577 p., ISBN : 978-2-271-07080-7. Marko Božić

DALÈGRE Joëlle, TZIMAKAS Ménélaos, les Populations de la Macédoine grecque au XXe siècle Paris, l’Harmattan, « Études grecques », 2015, ISBN : 978-2-343-07010-0. Nicolas Pitsos

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Éditorial

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Questions d’identité dans les Balkans du XXe siècle…

Joëlle Dalègre

1 Les Cahiers Balkaniques, fidèles à leur mission, réunissent en priorité les travaux des membres du CREE-Inalco à l’occasion de colloques, journées d’études ou tables rondes, sans négliger bien évidemment les apports extérieurs enrichissants.

2 Ce numéro 43 regroupe donc les travaux d’un Colloque international « Les Balkans dans la décennie 40 : écritures testimoniales » organisé les 22 et 23 novembre 2013 dans les locaux de l’Inalco, rue des Grands Moulins à Paris (organisateurs : Christina Alexopoulos, Joëlle Dalègre, Giorgos Galanès, Ioanna Papathanassiou, Frosa Pejoska-Bouchereau, Maria Thanopoulou, Sophie Vassilaki) et ceux de deux Journées d’études géographiques consacrées à la Grèce et à la ville d’Athènes, le 9 décembre 2013 et le 10 février 2014 (organisateurs : Meropi Anastassiadou, Vincent Gouzi, Mélanie Nitti‑Der Haroutounian). D’autres collaborateurs nous ont envoyé des communications qui figurent, bien entendu dans ce numéro. Le titre Questions d’identité vient de ce que dans toutes ces communications parfois très différentes, les identités, niées, combattues, affirmées ou mises en avant constituent une ligne sous-jacente omniprésente.

3 Le colloque de novembre 2013 s’inscrivait dans la lignée de deux colloques précédents sur les Balkans dans la dure décennie des années 1940 vues à travers les témoignages, qui ont déjà fait l’objet de publications dans les Cahiers Balkaniques. Il regroupait deux axes, l’un comportait des témoignages en général, le second se concentrait sur les expériences et les témoignages féminins. Malheureusement la crise qui sévit en Grèce depuis 2009 et ne cesse de s’approfondir, nous a privés des textes de certaines de nos participantes, trop inquiètes pour la survie même de leur institut de recherches, pour trouver le temps de rédiger.

4 La première partie de ce numéro est donc consacrée aux « narrations », narrations de soi ou récits littéraires. Elle est précédée d’un texte de Maria Thanopoulou à propos d’une enquête orale menée à Leucade en 1982 sur la mémoire de l’Occupation italienne, et les problèmes méthodologiques généraux que pose la question de la survie et de la

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conservation de la mémoire. Nous présentons ensuite trois textes qui appartiennent aux témoignages ; deux d’entre eux nous offrent des existences jetées par l’histoire dans des situations exceptionnelles et peu connues en France : « Du Journal de Mihail Sebastian au Retour du hooligan : une vie de Norman Manea : l'évasion dans la république des lettres » par Alexandra Vranceanu et « Le périple en Albanie d’un « Malgré-nous » mosellan » par Evelyne Noygues, l’aventure d’un jeune mosellan recruté « malgré lui » dans la et qui se retrouve dans les montagnes albanaises sans rien comprendre vraiment à la situation.

5 Les femmes, comme annoncé, ont été très présentes. Hélène Lenz nous a présenté la « Déportation d’une famille paysanne roumaine en Sibérie (1941-1945) » telle qu’elle est décrite par la mère de famille ; Katina Tenda-Latifis, une femme grecque qui fut résistante, puis partisane dans l’Armée Démocratique pendant la guerre civile, est venue nous faire part de son expérience personnelle et du rôle tenue par les femmes dans ces organisations alors que, elles aussi, venaient d’un milieu patriarcal, où l’on rêvait de voir les jeunes filles à la maison, et non courir la montagne fusil sur l’épaule avec des hommes inconnus. Les deux dernières participations concernent le cas douloureux de la déportation des Juifs de Salonique : l’historiographie grecque ne s’est penchée que tardivement sur leur cas comme nous l’explique Odette Varon-Vassard, tandis que les survivants, dont les souvenirs « gênaient », ont préféré se taire, les témoignages féminins sont donc très rares et nous avons la chance de pouvoir découvrir l’un d’entre eux ; Loïc Marcou enfin, a traduit quelques-uns des textes de Giorgos Ioannou sur ce sujet ; Ioannou, l’un des grands écrivains grecs contemporains, originaire de Salonique, fut en effet lui-même témoin de ces déportations.

6 Nous retrouvons les questions identitaires au travers des deux dernières communications, à Chypre : « Identité nationale et relations communautaires à travers l’œuvre poétique de Costas Montis » par Alexandre Lapierre, et en Macédoine : Les noces Macédoniennes de sang ou comment marier fiction et histoire dans le roman Que demandent les barbares de Dimosthénis Koúrtovik, par Nicolas Pitsos.

7 Un second ensemble de communications porte sur les discours politiques et l’historiographie face à des problèmes identitaires. C’est le cas des contributions de Christina Alexopoulos sur « Nationalisme d’État, répression des minorités linguistiques et revendications identitaires : le cas du macédonien dans la Grèce des années 30 et 40 », d’Isabelle Dépret « Islam hétérodoxe et christianisme en Grèce : tabous, identités religieuses et discours nationaux » et de Mathieu Petithomme « Système partisan et évolution des clivages politiques à Chypre du Nord (1974-2014) ». Ljubinka Škodrić a rejoint notre intérêt pour les femmes en nous parlant, lors du colloque déjà signalé, des relations « intimes », la « collaboration horizontale », entre les occupants allemands et des femmes, en Serbie, entre 1941 et 1944, femmes soumises à une forte réprobation pour avoir trahi la nation mais aussi les valeurs patriarcales dominantes.

8 Une dernière partie concerne les phénomènes humains en économie et en géographie.

9 Des rencontres géographiques, ne sont parvenues que deux communications : celle de Joëlle Dalègre porte sur les deux piliers économiques de la Grèce d’aujourd’hui, la flotte marchande et le tourisme ; la seconde, de Vincent Gouzi, porte sur la répartition de l’industrie dans l’espace grec (oui, l’industrie grecque existe !) et ses changements avec le desserrement de la capitale et la crise actuelle. Zéphyros Kafkalidis nous fait

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connaître une personnalité originale, Stéphanos Xénos (1821-1894), à la fois écrivain, armateur et politique « hors normes ».

10 Trois comptes rendus intéressants pour finir : Katherine Seraïdari présente « Tu veux qu’on sorte ensemble ? La transformation des formes de flirt dans six villages musulmans de Grèce » de Bernard Vernier qui nous porte, comme Isabelle Dépret, chez les musulmans de Thrace, et Marko Bozić nous présente longuement l’ouvrage de Dušan Bataković, « Les sources françaises de la démocratie serbe (1804-1914) ». Enfin Nicolas Pitsos rend compte du livre de Joëlle Dalègre et Ménélas Tzimakas « Les populations de la Macédoine grecque au XXe siècle » paru chez l’Harmattan en 2015.

11 Bonnes lectures à tous !

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Narrations de soi, récits littéraires et identité

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Mémoire de la survie et survie de la mémoire Mémoire orale de la Seconde Guerre mondiale en Grèce Memory Survival and Survival of Memory, Oral Memory of WWII in

Maria Thanopoulou

Introduction

1 La relation entre Histoire et Mémoire1 est conçue ici du point de vue de la mémoire orale, c’est-à-dire de la mémoire qui se transmet de bouche à oreille dans le cadre de la communication entre les membres d’un groupe social ou d’une communauté. Faisant partie de la tradition orale de cette collectivité, la mémoire orale renvoie à l’histoire et à la mémoire collective de ce groupe. Lorsque la mémoire orale est adressée au chercheur qui, au sein d’une enquête orale, s’intéresse à la transcrire, celle-ci prend alors la forme d’un témoignage oral dont le caractère ne s’inscrit plus dans le cadre de la communication intra-groupale. Car ce témoignage oral est une forme de mémoire issue de l’interaction complexe s’instituant entre le témoin – membre d’un groupe – et le chercheur – personnage étranger à ce groupe. Dans ce sens le témoignage oral souvent « témoigne » des intérêts du chercheur qui se reflètent dans les questions posées et dans les réponses obtenues. D’autre part la relation Histoire et Mémoire ici considérée met l’accent sur la « petite » histoire. C’est l’histoire de la quotidienneté pendant la Seconde Guerre mondiale, à savoir le vécu des gens rattaché aux bouleversements de leur vie ordinaire à cause de la Guerre2. C’est la mémoire de l’Arrière portée par les non-combattants.

2 Notre point de départ est une enquête orale menée en 1981 et 1982 dans un village rural de l’île de Leucade, nous traitons donc ici de la mémoire rurale3. Notre enquête portait sur la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale et a été effectuée auprès de deux générations des survivants : la première génération était née entre 1892 et 1919 et la seconde entre 1920 et 1939. Le matériel recueilli comptait un total de 94 interviews dont 42 provenant de la première génération et 52 de la seconde. Il est à

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souligner qu’il s’agit d’une enquête dont la population – les survivants de la Guerre – aujourd’hui n’est plus en vie ou va bientôt disparaître. Ce trait particulier ajoute à la relation entre histoire et mémoire une autre dimension, celle de la survivance même de la mémoire orale portant sur l’histoire.

3 Survivre renvoie d’abord à la survie en état de guerre dans les années 19404, à une période de bouleversements de la vie quotidienne et aux pratiques adoptées par la population du village étudié afin de subvenir aux circonstances nouvelles imposées par les Occupants. Mais survivre renvoie aussi à la survie de cette mémoire dans les années 1981 et 1982. Le terme se réfère à la période où l’enquête a été menée, au temps où la mémoire orale de la Guerre portée par les survivants a été reconstruite et transcrite : ce deuxième sens de survivre introduit dans la relation entre histoire et mémoire, la dimension du temps présent, temps servant de point de départ à partir duquel la reconstruction du passé est faite. C’est sur ce double sens de survivre que nous essayons d’articuler notre réflexion dans le but de démontrer que la mémoire orale des pratiques de survie adoptées pendant la Guerre ne peut pas être dissociée de sa survivance même.

4 L’histoire de l’île de Leucade pendant les années 1940-1944 est riche et dense. Juste après la Guerre gréco-italienne (1940-1941), l’île a connu l’Occupation italienne (1941-1943), l’Occupation allemande (1943-1944) et des conflits civils à partir de 1943. Cependant nous nous limitons ici à la mémoire orale évoquant les pratiques de survie adoptées sous l’Occupation italienne par la population du village en question ; celle-ci illustre mieux comment la vie quotidienne a été influencée par les mesures prises par les Occupants. Nous tentons d’examiner trois questions relatives à la notion de survivre. Dans un premier temps nous visons à préciser ce que signifie survivre sous la Guerre. La réponse est à chercher dans l’apport de la mémoire orale des survivants. Dans un deuxième temps nous traitons la question de savoir ce que signifie évoquer les pratiques de survie quarante ans après : sont alors en cause les fonctions sociales remplies par la mémoire orale lors de l’évocation. Dans un troisième temps notre attention se porte sur la question de savoir ce que survivre signifie et présuppose concernant la mémoire orale des pratiques du quotidien. Ce qui importe, ce sont les modes de transmission et de conservation de cette mémoire.

Survivre sous la Guerre : l’apport de la mémoire orale rurale

5 Avant de se référer aux souvenirs des survivants quant aux pratiques du quotidien sous l’Occupation italienne il serait utile d’esquisser très brièvement le cadre historique relatif à cette période5. En fait, il n’est pas possible de comprendre la genèse des pratiques évoquées si nous ignorons le nouveau régime alors imposé par les Occupants italiens.

Le cadre historique

6 Voulant faire des îles Ioniennes une province de leur « imperium » les Italiens y instituèrent un régime d’occupation particulier qui servait leur intention d’annexer ces îles à l’Italie. Les mesures les plus importantes prises par eux lors de leur Occupation de l’île – qui dura deux ans (1er mai 1941 - 11 septembre 1943) – concernèrent

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l’exploitation économique de l’île6. Plus concrètement l’interdiction d’importer et d’exporter sans permis spécial du Bureau d’Alimentation a impliqué de grands problèmes d’alimentation pour les habitants. L’île de Leucade a dû faire face au manque de blé, produit dont elle ne disposait pas et qu’elle importait ou échangeait contre de l’huile. Mais les interdictions ont atteint non seulement le commerce de l’huile, mais aussi sa production même. Les moulins à huile ne pouvaient plus fonctionner qu’avec le permis d’un garant pro-Italien et souvent même en présence de celui-ci7. Ces restrictions ont favorisé l’apparition des pratiques clandestines, telles que le fonctionnement nocturne des pressoirs à l’huile, la production clandestine d’huile par battage des olives, le commerce clandestin, le marché noir et la contrebande.

Les souvenirs des pratiques du quotidien

7 La mémoire orale des survivants est fortement marquée par les traces des mesures prises par Italiens. Plusieurs souvenirs relatifs aux implications de ces mesures sur la vie quotidienne apparaissent qui font allusion aux pratiques adoptées à l’époque pour transgresser certaines des mesures restrictives.

8 Il y a d’abord les souvenirs de la famine . La famine apparaît comme le problème fondamental de l’époque. Les survivants – enfants d’alors – racontent que les parents battaient les enfants lorsque ceux-ci demandaient à manger davantage. Ou encore ils parlent de leurs errances dans divers endroits pour chercher de quoi manger ou de petits vols ici et là. Parfois ces petits vols atteignaient aussi les galettes des Italiens, ce qui provoquait la colère de ces derniers, colère se traduisant souvent par des coups. Les principales denrées alimentaires que les narrateurs disent utiliser à l’époque pour assouvir leur faim sont les choux et les herbes, ainsi que la farine de maïs distribuée par les Italiens. Cependant ils mettent l’accent sur l’insuffisance de ces denrées pour assurer la satiété.

9 Il y a ensuite les souvenirs de la production clandestine d’huile. Cette pratique particulière était utilisée à l’époque pour transgresser les mesures restrictives concernant l’huile. Petit à petit la récolte des olives ne passa pas tout entière par le pressoir afin d’éviter le lourd impôt sur l’huile qui y était pressée. Ainsi naît la pratique clandestine de la production d’huile à la maison par le pilonnage des olives. Il s’agit d’une pratique risquée, pénible, qui malgré les difficultés était adoptée par cette population rurale pour lutter contre la famine.

10 Les narrateurs évoquent en plus des souvenirs de l’exportation clandestine de l’huile. Il s’agit d’une autre pratique utilisée pour affronter le problème de la famine puisque les Italiens avaient interdit le libre passage avec la Grèce continentale proche. Les épisodes racontés se réfèrent aux conséquences ressenties de ce manque de passage : l’emprisonnement. Leurs souvenirs portent aussi sur les différentes astuces utilisées pour tromper les Italiens, ainsi que sur la corruption par des présents pour régler la situation, etc. Lorsque les villageois voulaient éviter les contrôles, ils se rendaient aux endroits de l’île où il n’y avait pas de postes de gardes. Des bateliers qui avaient des petites barques assuraient alors le transport clandestin des hommes et des jarres d’huile. Ce transport s’effectuait pendant la nuit et était plein de risques et de difficultés surtout pour les habitants du village en question qui se trouvait sur la montagne, loin de la mer, qui devaient donc parcourir une grande distance à pied. Il est à noter que le transport clandestin de l’huile était dangereux puisqu’à tout moment on

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risquait d’être arrêté, battu et emprisonné. C’était le fait des plus courageux et des plus âpres au gain ; d’ailleurs à l’époque la contrebande avait remplacé le commerce ordinaire avec la Grèce continentale.

11 Il y a aussi les souvenirs de la ruse et de la corruption par les présents. Ce sont des pratiques non-officielles utilisées par les villageois dans leurs rapports avec les Italiens. Ces diverses manœuvres caractérisaient la plus grande partie des contacts entre Occupants et Occupés. Le souci de survivre et la prise de risques introduisaient dans ces contacts un élément de jeu. Si les manœuvres ne réussissaient pas et si les villageois protagonistes des épisodes étaient pris sur le fait, ils ne se résignaient pas, ils adoptaient une attitude de négociation et offraient aux Italiens des œufs, du vin, de l’huile, etc. Lorsque les Italiens les acceptaient, les coupables évitaient ainsi les conséquences prévues par la législation italienne. Souvent, cela les engageait dans un autre type de relations avec les Occupants, qui demandaient par la suite la répétition de l’offre.

12 C’est ainsi que l’apport de la mémoire orale des villageois sur les pratiques du quotidien sous l’Occupation Italienne est riche. Cette mémoire évoque des faits ayant lieu à l’échelle locale et ayant atteint la vie individuelle et collective de leur village. Par contre, cette mémoire orale ignore les grands événements qui se passaient à l’époque tant à l’échelle nationale que mondiale. Cette mémoire met l’accent sur les pratiques quotidiennes ayant permis la survie de la communauté villageoise dans des conditions de Guerre et ayant assuré sa continuité. Tout en illustrant comment l’histoire locale est transposée lors de l’enquête, la mémoire orale rurale des survivants reste une mémoire du vécu.

Évoquer les pratiques de survie dans les années 1980 : fonctions de la mémoire orale dans le présent d’alors

13 Toute évocation du passé se fait dans le présent. Elle constitue une reconstruction de ce passé à partir de données empruntées au présent tout en incluant les reconstructions antérieures effectuées dans l’entre-temps8. C’est ainsi que l’évocation des pratiques de survie par les narrateurs de notre enquête 40 ans après l’Occupation Italienne est rattachée au présent d’alors, le début de la décennie 19809. Elle se fonde sur un va-et- vient entre le temps « d’alors » et le temps « d’aujourd’hui ». Elle renvoie à une comparaison du passé dramatique de la Guerre – famine et conditions de vie difficiles – à l’actualité des années 1980 – temps du bien-être. Le passé des Italiens, temps de privations, est opposé au présent, temps de confort et d’aisance. Les pratiques de survie – souvent évoquées par les narrateurs – servent ainsi de points de référence à partir desquels peuvent être évaluées la distance parcourue par la communauté dans le temps et l’amélioration de ses conditions de vie. Dans les témoignages oraux de ces villageois le présent d’alors prend le sens de l’époque de la prospérité, où tous les moyens et les conforts existent. Ce temps présent s’oppose au temps de la Guerre, une époque de privations et de difficulté à vivre.

14 De plus, l’évocation de la mémoire orale sur les pratiques de survie remplit une fonction didactique. Elle met en relief les modes et les moyens par lesquels cette communauté a dû et a pu affronter les restrictions de l’Occupant Italien. Dans ce cadre, il s’est avéré que la ruse et la corruption par des présents ont été des pratiques efficaces quant au dépassement des mesures d’interdiction. Les enseignements que cette

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communauté a dû tirer de l’expérience bouleversante de l’Occupation Italienne indiquent ce qui est à éviter ou ce qui est à faire dans des cas pareils. Évoquer les pratiques de survie quarante ans après mène ainsi à une réaffirmation de l’aptitude de la communauté même à survivre dans la longue durée.

La survivance de la mémoire orale jusqu’aujourd’hui

15 Bien que notre recherche dans cette communauté rurale ait contribué à une sorte de sauvetage de la mémoire orale de la Guerre, la question de la transmission et de la conservation de la mémoire collective reste une affaire intérieure, gérée au sein de la communauté. Elle semble constituer un enjeu étroitement lié à d’autres enjeux inhérents à la vie sociale des groupes impliqués. Et il y aurait nombre de questions qu’il serait intéressant de poser à ce propos. Un sujet crucial pour cette communauté est, par exemple, l’avenir de la transmission de la mémoire orale de la Guerre après la disparition totale des survivants – témoins du vécu primaire de guerre à l’échelle locale : Les générations de l’après-guerre seront-elles porteuses de cette mémoire ? Cette communauté aura-t-elle intérêt à conserver et à reproduire cette mémoire dans la longue durée et sous quelle forme ? L’oralité de cette mémoire risque-t-elle de disparaître avec les derniers témoins ? Ce sont des questions dont la réponse demande une nouvelle enquête orale au sein de cette communauté. Or, il faudrait prendre en compte le refus du Conseil Municipal de cette communauté de financer un projet de recherche soumis en 2008. Ce projet portait sur la transmission de la mémoire orale de la Guerre aux générations d’après-guerre installées en tant que migrants à Athènes. Ce refus pourrait être un indice du désintérêt de la communauté quant à cette mémoire ; ou alors il pourrait être considéré comme un indice de la rupture produite dans la chaîne des transmissions d’une génération à l’autre10. Cette rupture serait liée aux transformations sociales et économiques ayant bouleversé la vie de cette communauté.

16 Et puis il y a le travail de recherche scientifique11 qui, tout en schématisant et en fragmentant la mémoire orale des témoins, participe à la conservation ou au sauvetage de cette mémoire, ainsi qu’à sa transmission. Mais c’est toujours dans le même sens puisque la mémoire orale est coupée de son contexte social – la communauté de référence – et transplantée dans la communauté scientifique. Que ce soit dans le cadre d’une thèse, d’une communication lors d’un colloque ou d’un article dans une revue scientifique, la question qui se pose est la même : la communauté scientifique peut-elle aussi assumer un rôle que la communauté de référence peut avoir abandonné ou n’est plus à même d’assumer ? Ou travaille-t-elle dans un tout autre sens, suivant la démarche scientifique et assimilant la mémoire orale des survivants de ce village à une mémoire « savante »12, celle qui figure dans les textes des spécialistes de la mémoire ?

17 Il serait intéressant de suivre attentivement le déploiement du fil qui rattache les pratiques de survie évoquées dans la mémoire des survivants de la Guerre à la survivance même de cette mémoire tout au long du temps. D’autant plus que la communauté de référence se trouve à un moment où elle semble ne pas pouvoir assurer sa transmission aux générations d’après-guerre. D’autant plus que la sauvegarde de la mémoire orale de la Guerre tend graduellement à se transformer en affaire de spécialistes de la conservation du passé13.

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ZONABEND Françoise, 1980, la Mémoire longue : temps et histoires au village, Paris : PUF.

NOTES

1. Sur la relation complexe entre Histoire et Mémoire notamment, voir LE GOFF Jacques, 1988, Histoire et Mémoire ; RICOEUR Paul, 2003, la Mémoire, l’histoire et l’oubli ; JOUTARD Philippe, 2015, Histoire et Mémoires, conflits et alliances ; MISZTAL Barbara, 2003, Theories of Social Remembering, pp. 98-108.

2. Sur la relation entre subjectivité et histoire, voir PASSERINI Luigi, 1998, Fragments du 20e siècle : l’histoire en tant qu’expérience vécue, p. 13-19 (en grec). 3. Voir THANOPOULOU Maria, 2000, la Mémoire orale de la Guerre : enquête exploratoire sur la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale des survivants dans un village de Leucade. 4. Évidemment survivre dans les camps de concentration acquiert un tout un autre sens. Dans son livre le Sens de la vie le psychiatre Victor Frankl décrit son vécu dramatique dans quatre camps de concentration et la recherche d’un sens de vie, sens qui lui a finalement permis d’en survivre ; voir FRANKL Victor, 2010, le Sens de la vie. 5. L’histoire locale apparaît sous forme de témoignages écrits par des survivants et portant sur le vécu individuel et collectif de la période de l’Occupation, de la Résistance et des conflits civils. À titre indicatif, voir des éditions en grec : MARAGOU Ioulia, 1989, Leucade dans le tourbillon de l’Occupation et de la Guerre Civile ; VERIKIOU Angelos, 1989, Mémoires ; KOUTSAFTIS Zoi, 1991, la Résistance nationale à Leucade (Occupation Italienne et Allemande) ; LOGOTHETIS Poseidonas, 1992, le Devoir : mémoires et témoignages. 1940-1945. 6. L’exploitation économique par les Occupants italiens concernait toutes les zones occupées par eux dans le pays. Voir SKALIDAKIS Yannis, 2014, la Grèce libre : le pouvoir de l’EAM dans les années de l’Occupation, p. 26 et 34. 7. RODOYANNIS Panos, 1982, Histoire de l’île Leucade, p. 760 ; KONOMOU Dinos, 1962, les Îles Ioniennes pendant l’Occupation Italienne (1941-1943), p. 90-91. 8. HALBWACHS Maurice, 1968, la Mémoire collective, p. 57-58.

9. KOHLI Martin, 1981, “Biography, account, text, method”, pp. 65-67 ; ZONABEND Françoise, 1980, la Mémoire longue : temps et histoires au village, p. 12-13. 10. Sur la mémoire générationnelle et sur la tradition en tant que « chaîne de mémoire », voir MISZTAL, p. 83-98 ; SCHUMAN H., SCOTT Jenny, 1989, “Generations and

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collective memories”, pp. 359-381, VIDALIS Anna, 1996-1997, “Political identity, identifications and transmission of trauma”, pp. 31-32. 11. RIOUX Jean-Paul, 1983, « L’historien et les récits de vie », p. 25-32 ; LATOUR Bernard, 2001, le Métier de chercheur : regard d’un anthropologue ; BERT Jean-François, 2014, Qu’est-ce qu’une archive de chercheur ? 12. JONAS Stéphane, 2003, « Société et mémoire : regard de Gérard Namer sur l’œuvre de Maurice Halbwachs », p. 70. 13. DUMOULIN Olivier, 2003, le Rôle social de l’historien, de la chaire eu prétoire ; LE ROUX Muriel, 2003, « Le rôle social de l’historien, de la chaire au prétoire » ; HILGERS Mathieu, 2006, « Le sociologue dans la cité » ; DESCAMPS Florence, 2006, « La place et le rôle du collecteur des témoignages oraux ».

RÉSUMÉS

Cet article se réfère à l’interdépendance existante entre la mémoire de la survie sous la Guerre et la survie même de cette mémoire. Il souligne qu’il n’est pas possible de traiter la mémoire de la survie sans traiter en même temps la question cruciale de la survivance de cette mémoire. Ayant comme exemple la mémoire orale de deux générations de survivants de la Seconde Guerre mondiale dans une communauté rurale de l’île ionienne de Leucade, l’article essaie de développer l’idée centrale sur trois plans. D’abord, il se réfère au contenu de cette mémoire, à savoir comment celle-ci sauvegarde les multiples pratiques de survie adoptées par la population afin de survivre à la situation provoquée par les restrictions de l’occupant italien (1941-1943). Ensuite, il met l’accent sur le fait que la mémoire des survivants présentée est une – parmi plusieurs autres – reconstruction du vécu sous les Italiens, celle effectuée lors de notre enquête orale, en 1981 et 1982. Une question cruciale se pose alors : qui assurera dans l’avenir la conservation de cette mémoire de survie après la mort des derniers témoins ? Finalement l’article se demande si la survivance de cette mémoire est une affaire de la communauté ou bien une affaire « savante » laissée aux spécialistes et professionnels de la mémoire.

This paper refers to the existing interdependence between the Memory of survival during the War and the survival of this Memory. It emphasizes that it’s not possible to deal with the Memory of survival without dealing in the same time with the crucial issue of survival of this Memory. With, as example, the oral Memory of two generations of survivors of WWII in a rural community of , one of the , the paper develops this idea in three points. First, it deals with the Memory contents, how it safeguards the different devices used to survive the restrictions imposed by the Occupying Italians (1941-1943). After that, it focuses on the fact that the here presented Memory of the survivors is only one Memory among many, and a reconstruction of these devices during our oral inquiry in 1981 and 1982. Then arises a crucial question: who in the future will ensure the conservation of this Memory of survival after the death of the last witness? Finally this papers wonders if the conservation of Memory is a community affair or a scholarly matter left to professionals of Memory.

Η εργασία αυτή αναφέρεται στην υφιστάμενη αλληλεξάρτηση ανάμεσα στη Μνήμη της επιβίωσης κατά τον Πόλεμο και την ίδια την επιβίωση αυτής της Μνήμης. Τονίζει ότι δεν είναι δυνατό να

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ασχολείται κανείς με την Μνήμη της επιβίωσης χωρίς να ασχολείται ταυτόχρονα με το κρίσιμο ερώτημα της επιβίωσης αυτής της Μνήμης. Με παράδειγμα τη Μνήμη δυο γενιών ανθρώπων οι οποίοι επέζησαν το Δεύτερο Παγκόσμιο Πόλεμο σε μία αγροτική κοινότητα της Λευκάδας, το άρθρο αναπτύσσει την κεντρική ιδέα σε τρεις τομείς. Πρώτα μελετά το περιεχόμενο αυτής της Μνήμης, δηλ. πώς κρατά τις διαφορετικές πρακτικές οι οποίες υιοθέτησε ο πληθησμός για να επιβίώσει τους περιορισμούς της ιταλικής κατοχής (1941-1943). Έπειτα τονίζει ότι αυτή η Μνήμη η οποία εδώ παρουσιάζεται, είναι μία ανάμεσα σε πολλές, μία αναπαράσταση την οποία συναντήσαμε κατά την δική μας προφορική έρευνα το 1981 και το 1982. Τώρα τίθεται ένα κρίσιμο ερώτημα, ποιός στο μέλλον θα εξασφαλίσει την διάτηρηση αυτής της Μνήμης μετά το θάνατο των τελευταίων μαρτύρων; Τελικά το άρθρο αναρωτιέται αν η διατήρηση αυτής της Μνήμης είναι η δουλειά της κοινήτητας ή μία λόγια δουλειά των ειδικών και των επαγγελματιών της Μνήμης.

INDEX

Index géographique : Grèce motsclesmk Преживување во војна, Опстанок меморија, Втората светска војна меморија, Орален меморија, Mеморија задржување, Mеморијата за праќање, Грција, Втората светска војна, Историја, Mеморија motsclesel Επιβίωση στον Πόλεμο, Επιβίωση της Μνήμης, Μνήμη του Δεύτερου Παγκόσμιου Πολέμου, Προφορική Μνήμη, Διατήρηση της Μνήμης, Διάδοση της Μνήμης, Ελλάδα, Δεύτερος Παγκόσμιος Πόλεμος, Ιστορία, Μνήμη Keywords : Survival in the War, Memory survival, Memory of WWII, Oral memory, Memory retention, Memory transmission, Greece, Second World War, History, Memory Mots-clés : Survie sous la Guerre, Survie sous la Guerre, Survivance de la mémoire, Survivance de la mémoire, Mémoire de la Seconde Guerre mondiale, Mémoire de la Seconde Guerre mondiale, Mémoire orale, Mémoire orale, Conservation de la mémoire, Conservation de la mémoire, Transmission de la mémoire, Transmission de la mémoire motsclestr Savaşta hayatta kalma, Sürdürmek bellek, İkinci Dünya Savaşı bellek, Oral bellek, Hafızada tutma, Yayın bellek, Yunanistan, Ikinci Dünya Savaşı, Tarih, Bellek Thèmes : Histoire Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945)

AUTEUR

MARIA THANOPOULOU Directrice de Recherche, Centre national de recherches sociales (EKKE), Athènes

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Du Journal de Mihail Sebastian au Retour du hooligan : une vie de Norman Manea L'évasion dans la république des lettres From Mihail Sebastian’s Journal 1935-1944: The Fascist Years to Norman Manea’s The Hooligan’s Return: A Memoir: the Escape to the Republic of Letters De la Jurnalul lui Mihail Sebastian la Întoarcerea huliganului de Norman Manea: evadarea în republica literelor

Alexandra Vranceanu Pagliardini

Le Journal de Sebastian : le temps de l’écriture et le temps de la lecture

1 Plus de cinquante ans s’écoulent entre l’écriture du Journal de Mihail Sebastian et sa publication en 1996 en Roumanie. La censure du Parti communiste, qui dominait la vie intellectuelle en Roumanie avant 1989, ne permettait pas une discussion honnête à propos de la position du pays envers les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Ceci explique le paradoxe que les textes discutés ici aient été publiés à quelques années de distance, alors que leurs écrivains appartiennent à deux mondes différents.

2 Mihail Sebastian1 a vécu entre 1907 et 1945 et il a déployé son activité d’écrivain, de critique littéraire et de journaliste principalement vers la fin des années 1920 et dans les années 1930, une période difficile en Roumanie à cause de la montée au pouvoir des partis fascistes. Sebastian avait eu une grande influence dans la presse littéraire de Bucarest avant d’être marginalisé à la suite de l’institution des lois raciales. Intellectuel raffiné, grand connaisseur des littératures française, anglaise, allemande et russe, il avait été parfois accusé de ne pas être assez Juif par ses coreligionnaires, à cause de ses amitiés paradoxales avec des fascistes notoires tel Nae Ionescu, son professeur et

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directeur du journal Cuvântul, au sein duquel Sebastian était rédacteur. En effet, et son Journal le montre bien, Sebastian a toujours essayé de dépasser les frontières étroites des catégories nationales ou religieuses et de se réfugier dans la république des lettres. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’appartenance au monde des intellectuels l’a aidé à survivre et même à faire représenter une de ses pièces, l’Étoile sans nom, au théâtre Alhambra de Bucarest, mais ne lui a pas épargné les nombreuses humiliations de la vie quotidienne. Sebastian est mort en 1945, après l’occupation de la Roumanie par les Soviétiques, dans un accident de voiture.

3 Né en 1936, Norman Manea est un écrivain qui a subi les effets de deux dictatures. À l’âge de cinq ans, il est déporté avec sa famille par le régime fasciste du maréchal Ion Antonescu dans le camp de concentration de Transnistrie, où il perd ses grands- parents ; il subit ensuite les limitations imposées aux écrivains par la censure communiste. Après une carrière littéraire impressionnante en Roumanie avec dix livres publiés et plusieurs prix importants, il décide d’émigrer. Son dernier roman publié sous le régime communiste, l’Enveloppe noire, avait tellement souffert à cause des changements imposés par les censeurs du régime de Ceausescu, que Manea en arriva à la conclusion qu’il ne pouvait plus continuer sa carrière d’écrivain en Roumanie2. Il vit maintenant aux États-Unis, où il enseigne la littérature européenne au Bard College, et il continue à écrire en roumain. La distance de cinquante ans qui sépare le Journal de Sebastian du Retour du hooligan3 de Manea explique les différences entre les deux représentations de la vie en Roumanie aux alentours de la Seconde Guerre mondiale. Dans le Journal de Sebastian l’enregistrement de l’instant vécu est plus important que le commentaire ou l’analyse, et l’histoire semble être le personnage central. Bien évidemment, la recherche du style fait comprendre que Sebastian reste un écrivain même lorsqu’il écrit son journal, mais le fait qu’il ne destine pas son texte à la publication immédiate le pousse à des réflexions parfois très critiques concernant le comportement de ses contemporains et les évènements dramatiques de la Seconde Guerre mondiale. Sa judéité problématique4, ses amitiés paradoxales avec des fascistes reconnus, sa culture dans le champ de la littérature et de la musique, ses amitiés dans le monde du théâtre et de la diplomatie sont décrites avec finesse et acuité et construisent le portrait d’un homme de lettres qui dépasse les limitations imposées par son identité religieuse à travers l’évasion dans la république des lettres. Sa grande culture et sa connaissance de langues étrangères l’ont aidé jusqu’à un certain point à surpasser les frontières imposées par l’antisémitisme de l’époque et, même lorsqu’il croit avoir raté sa vie, Sebastian ne cesse jamais d’écrire et de lire.

4 Il me semble que c’est à ce niveau que Norman Manea et Mihail Sebastian se rencontrent symboliquement dans leurs textes. Manea reprendra dans le Retour du hooligan : une vie, la réflexion sur les rapports entre identité nationale, canon littéraire et position sociale5. Comme Sebastian auparavant, Manea s’invente un univers construit autour de livres, d’idées, d’amitiés littéraires et un monde de la fiction qui réussit à le protéger du communisme jusqu’au moment de son départ. Dans le chapitre intitulé « Issue de secours », le narrateur raconte sa première expérience de hooligan quand, lorsqu’il avait quatre ans, il a décidé de s’enfuir de chez lui. Sa mère, fâchée, demande au père de le punir, mais « Puis, comme d’habitude, elle prit peur devant la cruauté de la répression, plaida des circonstances atténuantes, la pitié, la grâce du hooligan. Hooligan ? Est-ce vraiment le terme qu’elle utilisa ? » (Manea, 2003, 172). Après la punition, son père l’a attaché à la table, et Manea interprète symboliquement

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cet évènement comme une prévision de son destin d’écrivain : « Mais entre-temps, il s’était lui-même enchaîné, Ulysse immature, à sa table à écrire » (Manea, 2003, 172).

5 Dans ce chapitre le narrateur discute plusieurs valeurs du terme « départ » dans le contexte du rapport entre l’écrivain et sa langue. Le départ de Roumanie est vu au début par Manea comme une forme de suicide littéraire, car l’écrivain doit abandonner sa langue : « Je me demandais si l’exil était, pour l’écrivain, l’équivalent du suicide, sans trop d’incertitudes quant à la réponse. Mais la mort qui me guettait ici, à domicile ? » (Manea, 2003, 166). L’allusion à la mort fait référence à la censure qui dénaturait ses textes avant de les laisser circuler et c’est ainsi que naîtra la métaphore de la langue comme « maison d’escargot », reprise plusieurs fois par Manea dans ses récits et entretiens.

6 Par rapport à Sebastian, qui ignore cet aspect, Manea donne un rôle central à la langue d’écriture, dans son cas le roumain, qui donne sa véritable identité culturelle à l’écrivain lorsque, exilé, il cherche refuge dans la république des lettres. Mis devant le choix de l’exil, Sebastian l’avait refusé nettement, préférant le risque de rester dans la Roumanie fasciste. Quarante ans plus tard, à cinquante ans, Manea accepte l’exil sans renoncer à être un écrivain roumain, mais en prenant ses distances par rapport à la Roumanie réelle. Ceci explique l’importance du thème de l’identité nationale, religieuse et littéraire dans son œuvre. La relation entre les livres de Manea et de Sebastian est assez évidente, car Manea cite parfois Sebastian, tandis que d’autres fois il fait des références implicites à son Journal.

7 Lorsque le Journal de Sebastian a été publié en 1996, le texte a focalisé l’attention des critiques6. Deux raisons principales expliquent cette attention particulière. La première est qu’il s’agit d’un texte convaincant et bien écrit. Avant la publication du Journal, Sebastian était considéré comme un écrivain intéressant, mais plutôt dans un genre mineur. Dans les années 1930, une autre fiction biographique Depuis deux mille ans : roman7, dans laquelle il décrit le drame d’un étudiant juif à Bucarest durant le régime fasciste, avait attiré l’attention. Malgré le grand intérêt historique, moral et social du roman Depuis deux mille ans et son écho dans la presse, Sebastian occupait une place marginale dans le canon littéraire et c’est grâce à son Journal qu’il est à nouveau entré dans la conscience du public et des critiques.

8 La deuxième raison pour laquelle le Journal de Sebastian a suscité l’intérêt des critiques en 1996 est qu’il parle de la fascination pour le fascisme des intellectuels roumains dans les années 1930 et pose le problème du rapport entre culture et politique. Les œuvres de ces intellectuels, tels Eliade et Cioran, mais surtout du philosophe et homme politique Nae Ionescu, avaient été redécouvertes et republiées en Roumanie seulement à partir de 1990, car elles avaient été interdites durant le communisme. Dans les années 1990, les années 1930 étaient vues par les Roumains comme une période de riche activité littéraire et, surtout, une période durant laquelle la littérature roumaine était en contact intense avec la littérature européenne. Après la révolution de 1989, on a examiné en premier lieu les effets de la censure imposée sur la littérature par les communistes8, censure qui avait brutalement coupé les liens avec la culture occidentale. Le public découvrait alors, et avec joie, des écrivains roumains parfaitement compatibles avec le monde occidental, comme Eugène Ionesco, Mircea Eliade, Vintilă Horia, Gherasim Luca ou Emil Cioran, ce qui explique pourquoi la littérature des années 1930 jouissait d’un grand prestige. Mais cela explique aussi le

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choc moral devant le Journal de Sebastian, où il décrivait avec vivacité les impressions de certains de ces écrivains au sujet du fascisme.

9 Après la révolution qui a mis un terme au communisme en Roumanie, les critiques ont opéré un profond changement de canon littéraire et, dans ce processus, le Journal de Sebastian a joué un rôle décisif. Il a mis en question le système des valeurs littéraires en introduisant dans la discussion le rôle moral de l’écrivain et l’importance de ses choix politiques dans des moments historiques difficiles. De ce fait, les intellectuels roumains comprirent l’importance qu’il y avait à mettre en rapport les deux doctrines extrémistes du XXe siècle, le fascisme et le communisme, et à discuter de leurs effets sur la culture roumaine.

10 C’est le mérite de Norman Manea d’avoir mis en relation dans un texte littéraire de grande valeur les similarités, même au niveau de la vie quotidienne, entre ces deux formes d’extrémisme politique. Son roman est une autofiction basée sur le récit de son premier voyage en Roumanie, après dix ans d’exil aux États-Unis, un retour dont le personnage-narrateur a peur et qu’il accepte de faire pour mieux comprendre son rapport avec la Roumanie, qui l’obsède encore.

11 Il y a plusieurs points de contact symbolique entre le récit de Norman Manea et le Journal de Sebastian. Par exemple, l’expérience de la déportation, à laquelle Manea fait référence plusieurs fois, sans jamais la décrire explicitement, apparaît dans le Journal de Sebastian sous la forme d’une obsession constante. À Bucarest, dans l’appartement où il vivait avec sa mère et son frère, Sebastian, angoissé, note dans son Journal : « Le maréchal9 aurait pourtant assuré à George Brătianu (selon Rosetti) et au docteur Lupu (selon Braniște) que les natifs juifs n’avaient rien à craindre. Du moins rien de nouveau. Mais je ne puis croire que la modération soit encore possible sur le chemin du pogrom » (Sebastian, Journal, 1998, 393). Sebastian ajoute ensuite une information que nous pouvons lire en la mettant en rapport avec le livre de Manea : « Dimanche, 9 novembre 1941. […] Un ordre de déportation frappe les Juifs de Dorohoi et de Botoșani » (Sebastian, Journal, 1998, 393)10. En effet, il semblerait que, du point de vue littéraire, le texte de Manea continue le Journal de Sebastian et le complète en quelque sorte. Habitant des régions qui ont été frappées par cet ordre, Manea a été déporté à l’âge de cinq ans. Il fait une sorte de description négative, dans le sens où il ne décrit que le retour du camp de Transnistrie11 dans un discours elliptique, où il passe de la troisième personne à la première : En avril 1945, le garçon de neuf ans revenant du camp de Transnistrie découvrait les aliments, les vêtements, l’école, les meubles, les cartes, les jeux : la joie. L’horreur du passé, je l’avais évacuée avec irritation : la « maladie du ghetto » ! Je me croyais guéri […] Puis la chimère de l’écriture m’avait pris sous sa protection. Mais le communisme ne se montrait pas moins antisémite du gouvernement précédent et les haut-parleurs aboyaient, de façon répétée : « étranger, étranger, sans-patrie, anti, impur, anti… ». Je m’étais de nouveau montré, à l’instar de mes ancêtres, indigne de la Patrie. (MANEA12, 2003, 42)

12 On peut difficilement imaginer la vie de l’enfant, privé de tout dans le camp, et aussi son désir de tout oublier, jusqu’à son identité même. À la même époque, à Bucarest, Sebastian enregistre à son tour dans son Journal les humiliations subies par les Juifs durant la guerre : la ration diminuée, l’obligation de payer des taxes au gouvernement, et même des lois qui semblent ridicules dans leur précision et futilité :

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Une ordonnance de la mairie interdit aux Juifs d’aller au marché en dehors d’un certain créneau horaire (dix heures-midi) et prévoit des peines pour les paysans qui vendraient leurs produits aux Juifs en dehors de ces heures. Je me demande chaque jour ce qu’on va encore inventer contre nous. Il faut beaucoup d’imagination pour trouver du nouveau. D’ailleurs, par rapport à l’expropriation des immeubles, aux déportations et aux assassinats, tout le reste devient puéril, grotesque, stupide. Ce n’est même plus déprimant. Il y a parfois dans l’antisémitisme quelque chose de diabolique, mais là, nous ne baignons pas dans le sang, nous pataugeons dans la mesquinerie. (SEBASTIAN, Journal, 1998, 393-4)

13 L’image donnée par Sebastian au monde « balkanique » de Bucarest, où les lois antisémites étaient suivies par d’autres lois qui permettaient d’éviter le pire, c’est-à- dire l’extermination, souligne pourtant la permanente humiliation à laquelle étaient soumis les Juifs. Sebastian commente aussi le caractère ambivalent de l’antisémitisme bucarestois : Mardi, 5 août 1941. Madeleine Andronescu, au téléphone : — J’ai honte, Mihail. J’ai honte parce que tu souffres, et pas moi ; j’ai honte parce qu’on t’humilie et pas moi. C’est quelque chose du même genre que m’a dit Vișoianu (et il n’est pas sentimental, lui), avant-hier je crois, quand un groupe de Juifs est passé à côté de nous : Chaque fois que je vois un Juif, j’ai envie de m’approcher de lui, de le saluer et de lui dire : « Monsieur, je vous prie de croire que je n’y suis pour rien ». Le malheur, c’est que personne n’y est pour rien. Tout le monde désapprouve, tout le monde est indigné, mais chacun n’en est pas moins un rouage de cette immense usine antisémite qu’est l’État Roumain (…). (SEBASTIAN, Journal, 1998, 347)

14 La littérature officielle n’échappe pas à ces lois et Sebastian, qui était à l’époque l’un des intellectuels les plus représentatifs de sa génération se voit exclu à nouveau : Jeudi, 5 novembre 1942. Aux termes d’un ordre du ministère de la Propagande, les livres des auteurs juifs vont être retirés des librairies et des bibliothèques. J’ai vu aujourd’hui chez Hachette deux immenses tableaux imprimées en gros caractères : « Écrivains juifs ». Mon nom y figure, naturellement, comme celui d’un délinquant, d’un criminel, avec les noms de mes parents, ma date de naissance, la liste de mes livres. (SEBASTIAN, Journal, 1998, 459)

15 Il faudrait quand même ajouter que les amis de Sebastian l’ont soutenu durant la guerre et qu’il a réussi à survivre grâce à son activité professionnelle : il a enseigné dans un lycée et dans un collège privé, il a fait des traductions et a même fait représenter une de ses pièces, l’Étoile sans nom, au théâtre Alhambra, sous un autre pseudonyme, le 1er mars 194413. Sebastian a pu avoir une vie sociale, grâce à quelques amis, des intellectuels : Lundi, 22 mars 1944. Hier déjeuner à Mogoșoaia avec Rosetti, Camil, un prince italien, un religieux français et un diplomate suisse. Marthe Bibesco plus simple, moins somptueuse qu’autrefois. (SEBASTIAN, Journal, 1998, 485)

16 Mais il s’agit tout de même d’une existence de marginal et Sebastian sent qu’il a raté sa vie. Dans un passage du 27 mai 1942 où il parle du destin de son ami de jeunesse, Mircea Eliade14, qui se trouve à Lisbonne depuis le début de la guerre, il commente sa marginalisation :

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Tandis qu’il mène une existence de magnat, dans des régions paradisiaques, une vie de paix et de luxe, de confort de rêve, tandis qu’il profite de « l’ordre nouveau », moi, ici, je traîne une misérable vie de prisonnier. Et après la guerre, à supposer que j’en réchappe et que nous nous revoyions, je ne pourrai opposer à ses années d’épanouissement que mes tristes années d’humiliation, de ratage. Rien n’excuse jamais le ratage. Les victoires, même si elles sont le fruit d’une infamie morale, restent des victoires. (SEBASTIAN, Journal, 1998, 432)

17 Sebastian avait, un an plus tôt, enregistré son exclusion du canon de la littérature nationale, opérée par le critique littéraire George Călinescu : Jeudi, 14 juillet 1941. J’ai lu hier […] la page que me consacre Călinescu dans son Histoire de la littérature [roumaine]. C’est probablement ce qui a été écrit de plus sévère à mon égard. Pas de talent artistique, pas d’aptitude à l’écriture. Il commence par le premier jugement et finit par le second. Cela m’a agacé sans plus. Désagréable, cette page dans une histoire de la littérature dont le caractère monumental en fait une référence incontournable. Un livre pareil – mille pages in quarto – paraît tous les trente ou quarante ans. Il faudra donc attendre une quarantaine d’années pour avoir un autre point de vue. (SEBASTIAN, Journal, 1998, 338)

18 En effet, il faudra attendre la publication du Journal pour assister à un véritable changement et pour commencer à discuter les limites du canon littéraire conçu autour des valeurs liées à l’identité nationale15.

Sebastian et Manea, deux « hooligans » de la littérature

19 Pourquoi donc Norman Manea choisit-il comme modèle intellectuel Mihail Sebastian ? Une clé de lecture vient du terme « hooligan », qui apparaît dans le titre du roman de Manea. Le mot hooligan avait un sens particulier en roumain dans les années 1930, il désignait alors les jeunes intellectuels groupés autour du professeur Nae Ionescu, le directeur du journal à tendance fasciste Cuvântul [La parole]. Bien que Juif, Sebastian était un ami et collaborateur de Nae Ionescu, qui l’appréciait beaucoup sur le plan intellectuel, professionnel et affectif. En effet, Sebastian était, jusqu’à l’interdiction de la revue Cuvântul et l’emprisonnement de Nae Ionescu qui mourra ensuite dans des conditions mystérieuses, un ami très proche de plusieurs intellectuels roumains fascistes, appelés des « légionnaires ».

20 L’amitié paradoxale entre le Juif Sebastian et l’homme politique fasciste Nae Ionescu16 est la source biographique d’un roman très original, Depuis deux mille ans, où l’auteur décrit la grande amitié entre maître et disciple, en faisant référence à sa relation avec Nae Ionescu. Du point de vue du genre littéraire, Depuis deux mille ans. Roman se construit sur une formule à mi-chemin entre le roman de formation et l’autofiction. Le texte, d’une grande originalité littéraire, apparaît en 1934 accompagné d’une préface, violemment antisémite, signée par l’objet de l’adoration respectueuse de Sebastian, c’est-à-dire Nae Ionescu. Les critiques des années 1930 l’ont lu comme un roman à clef et le scandale littéraire qui a suivi sa parution place Sebastian dans une situation particulière : d’une part, il est considéré par ses coreligionnaires comme un « hooligan », un ami des fascistes ; d’autre part, il reste quand même un Juif pour ses amis roumains, c’est-à-dire un marginal et un étranger. Sebastian expliquera sa situation paradoxale et tragique dans un autre livre, intitulé Cum am devenit huligan

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[Comment je suis devenu hooligan], publié en 1935, où il commente avec finesse le dossier de presse du roman Depuis deux mille ans. C’est peut-être ici que se trouve la clef de lecture pour le Retour du hooligan de Manea.

21 Comment et pourquoi Manea voulait-il prendre le nom de « hooligan »17 ? En quoi est-il semblable à Mihail Sebastian ? J’avance une hypothèse de lecture. Avec son roman, dans lequel il décrit le drame d’un étudiant juif à Bucarest entre 1930 et 1933, Sebastian osait adopter un sujet difficile – la tragédie d’un homme de culture qui cherche à s’intégrer dans la littérature nationale roumaine et qui ne réussit qu’à se faire exclure par tout le monde. En choisissant de publier la préface de son maître, Nae Ionescu, qui écrit que l’auteur du livre ne sera jamais « un Roumain de Brăila », mais restera « un Juif de Brăila », Sebastian ose encore plus, car il montre les limites profondes d’un système culturel construit autour du « spécifiquement national ».

22 Si nous analysons l’intertexte formé, d’une part, par Depuis deux mille ans, la préface de Nae Ionescu et l’essai polémique de Sebastian Comment je suis devenu hooligan, auquel s’ajoutent, d’autre part, en 1996 le Journal, puis, en 2006, l’autofiction de Manea, le tableau commence à devenir complet et le terme hooligan montre sa signification symbolique. C’est dans ce sens que Manea adopte le terme de « hooligan » et non dans le sens donné à ce mot par Mircea Eliade dans son roman Huliganii de 1935, où Eliade l’utilise pour désigner les jeunes intellectuels qui veulent détruire ce qui est « vieux » : « Il y a un seul début fertile dans la vie : l’expérience hooliganique » (Eliade, 1987, 200).

23 Par le choix de ce mot dans le titre de son ouvrage, Manea souligne sa position intermédiaire : comme écrivain juif, il se sent exclu du canon littéraire roumain ; comme écrivain roumain qui habite à New York et qui continue à écrire en roumain, il reste en dehors des hiérarchies nationales18. Dans le chapitre intitulé la Maison de l’escargot, Manea raconte son rapport difficile avec « la maison », avec les maisons qu’il a dû abandonner tour à tour et montre comment il a trouvé « refuge dans la maison que seul le Livre me promettait » (Manea, 2003, 261)19. D’ailleurs, en pressentant son destin de futur exilé, lorsqu’il avait publié en 1969 son premier livre, Manea avait pensé : J’avais enfin trouvé mon domicile véritable. La langue permet non seulement la résurrection, mais aussi la légitimation, la citoyenneté, l’appartenance authentique. Se voir chassé y compris de cet ultime refuge constitue l’exil le plus violent, un incendie qui atteint le Cœur même de l’être. (MANEA, 2003, 261-262)

24 La censure communiste, l’antisémitisme du régime de Ceausescu l’avaient chassé vers l’Occident ; cela n’empêchera pas Manea de garder son identité roumaine ni de la faire cohabiter avec ses autres identités juive20 et américaine : Il ne me restait plus qu’à emporter ma langue avec moi, comme une maison. La maison de l’escargot. Sur quelque ravage que j’échoue, elle serait pour moi, je le savais, le refuge infantile de la survie. (MANEA, 2003, 262)

25 Manea reprend le personnage intellectuel du hooligan comme un symbole de l’attaque contre les structures nationalistes de la littérature. Sebastian avait déjà posé ce problème dans son roman de 1934, Depuis deux mille ans, mais à l’époque, sa voix ne pouvait être entendue : Je voudrais connaître, par exemple, la législation antisémite qui pourrait abolir en moi ce fait irrévocable : je suis né au bord du Danube, dans une contrée que j’aime. (SEBASTIAN, Depuis deux mille ans, 1998, 330)

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26 Pendant la Seconde Guerre mondiale, la position ambiguë et l’identité hybride de Sebastian avaient seulement provoqué la rage des antisémites et le désarroi des Juifs roumains ; dans la Roumanie communiste son texte ne pouvait pas être publié sans subir une censure déformante. Mais le texte de Manea a eu la chance d’être publié à un autre moment. Il reprend et réinvente dans le récit des évènements dont il a été témoin un personnage à identité hybride, mais qui, cette fois, au lieu d’être un exclu, devient le symbole du nouveau monde globalisé : l’écrivain migrant.

Deux autobiographies spirituelles : échapper à tous les nationalismes grâce à la littérature

27 J’arrive ainsi à expliquer le titre de mon article. J’interprète le Retour du hooligan comme le retour de l’écrivain migrant qui a dépassé les frontières de la littérature nationale et qui a trouvé une place dans la république des lettres, une république mondialisée, qui accepte que l’écrivain porte avec lui sa maison d’escargot – c'est-à-dire sa langue et sa culture ou ses cultures d’origine. La métaphore de la Maison d’escargot désigne chez Manea la langue roumaine, mais peut-on considérer Manea comme un écrivain roumain tout court ? Se considère-t-il ainsi ? On peut sentir une certaine amertume dans ses propos lorsqu’il parle de son pays d’origine, ce qui rappelle sans doute Sebastian.

28 Il y a des ressemblances entre le destin de l’œuvre de Manea et celle de Sebastian au niveau de la circulation et de la traduction. Grâce au fait que leurs écrits ont été traduits dans des langues de large diffusion, le Journal et le Retour du hooligan ont pu bénéficier d’un public multinational. Cette circulation au-delà des frontières nationales change beaucoup la perspective de lecture parce qu’elle permet de juger le texte pour sa valeur littéraire ou éthique. La traduction et la circulation ont permis à Manea et à Sebastian l’entrée dans la république des lettres, telle qu’elle est devenue à l’époque de la globalisation.

29 Formellement, le Journal de Sebastian et le Retour du hooligan se ressemblent beaucoup : deux autobiographies intellectuelles écrites par des écrivains d’origine juive, qui habitent dans des univers concentrationnaires – sous le fascisme ou sous le communisme – et qui cherchent à s’évader grâce à la république des lettres. La confession et la recherche de soi occupent la place centrale dans ces deux textes – et cette opération se fait grâce à l’interprétation de l’histoire. Les notations concernant l’évasion de Sebastian dans le monde de l’écriture et de la lecture sont trop nombreuses pour être citées en détail : il traduit Shakespeare et Jane Austen, il lit Balzac, Gide et Proust, il écrit deux pièces de théâtre et un roman entre 1940 et 1945. Il allait à l’Université de Bucarest donner son premier cours de littérature universelle lorsqu’il a été accidenté mortellement par un camion soviétique. Manea aussi écrit un texte plein de références intertextuelles. Se chercher dans d’autres textes, se trouver grâce à la littérature reste, me semble-t-il, une caractéristique fondamentale de la vie pendant la Seconde Guerre mondiale. Souvenons-nous que Erich Auerbach, exilé à Istanbul durant cette même guerre cherchait refuge dans ses recherches sur la circulation d’un concept, la mimesis, à travers les âges et les cultures, dans la littérature européenne. Toujours durant la guerre, à l’autre bout de l’Europe, Ernst Robert Curtius voyait l’unité de la littérature européenne dans les topoï qui avaient circulé depuis l’Antiquité, durant

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le Moyen Âge et jusqu’à la période moderne. Il me semble que cette évasion des intellectuels dans une recherche, utopique peut-être, d’une république des lettres pouvant offrir refuge dans des moments de crise est aussi pratiquée par Sebastian et Manea.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Son nom était Josif Hechter, Mihail Sebastian son pseudonyme littéraire.

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2. Norman MANEA a ensuite réécrit son roman, qui est publié aussi en traduction française : 2009, l’Enveloppe noire, trad. Marily Le Nir. 3. Le Retour du hooligan a été écrit en roumain, publié en 2003 en traduction anglaise et en 2006 en roumain et en traduction française (Paris : Seuil), a reçu de nombreux prix, dont le Médicis Étranger en 2006. 4. Voir Marta PETREU, Diavolul și ucenicul său: Nae Ionescu et Mihail Sebastian, 2009. 5. Lorsque Manea revient en Roumanie, en 1996, le Journal de Sebastian est au centre de l’attention et cela explique peut-être la puissante relation intertextuelle qui existe entre ces deux textes. 6. Sur les réactions à cet évènement éditorial, voir Irina LIVEZEANU, 2004, « les guerres culturelles en Roumanie post-communiste : débat intellectuels sur le passé récent », surtout les pages 22-30. 7. Traduction française publiée à Paris : Stock, 1998. 8. Après l’occupation de la Roumanie par les Soviétiques en 1945, la culture roumaine a été décapitée : tous les intellectuels qui n’ont pas accepté de falsifier l’histoire des Roumains en soulignant la « grande amitié entre les Russes et les Roumains » ont été interdits et souvent emprisonnés. L’Académie Roumaine a été remplie par des sympathisants des Soviétiques. Les écrivains exilés, comme Eliade, Ionesco, Vintilă Horia, etc., ont été interdits – absents des bibliothèques et non republiés, leurs livres brûlés. Voilà pourquoi les écrivains roumains des années 1930-1940, victimes du communisme, ont été idéalisés. Le fait que le Journal de Sebastian soit publié pour la première fois en même temps que les romans d’Eliade a généré une certaine compétition entre les deux : le premier, Juif, le deuxième, sympathisant du mouvement fasciste des légionnaires roumains. La vie durant la Seconde Guerre mondiale ne peut être récupérée en ce moment, du point de vue littéraire, qu’à travers cette rupture énorme de 50 ans, et ainsi fait que de nombreuses œuvres écrites alors ont été lues beaucoup plus tard. 9. Il s’agit du maréchal Ion Antonescu, chef de l’État roumain durant la Seconde Guerre mondiale. 10. Avant l’introduction des lois antisémites, Sebastian faisait partie des jeunes intellectuels les plus prometteurs et les plus influents : comme rédacteur à Cuvântul, un journal très lu à l’époque, il avait la possibilité d’exprimer son opinion sur toutes les publications littéraires – il le faisait souvent et s’est fait de nombreux ennemis littéraires à cause de ses critiques acides. Mais, après 1941, Sebastian subit une marginalisation constante. 11. Dans ses nouvelles, il reprend des moments vécus dans le camp de concentration de Transnistrie, mais la nouvelle Puloverul, republiée dans Manea 2008, est un texte moins autofictionnel que le Retour du hooligan. 12. MANEA, 2003, le Retour du hooligan : une vie, trad. fr. Nicolas Véron et Odile Serre. 13. Le mardi 14 novembre, il raconte son entretien avec Soare, le metteur en scène, qui lui dit : « C’est un chef d’œuvre » (SEBASTIAN, Journal, 1998, p. 513).

14. Voir aussi Andrei OIȘTEANU, 2011, “Mihail Sebastian and Mircea Eliade: Chronicle of a Broken Friendship”. 15. À son tour, Manea reprend les mêmes problèmes. Il se sent aussi exclu de la littérature roumaine, marginalisé et le thème est récurent dans le Retour du hooligan.

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16. Voir PETREU, 2009.

17. Voir aussi Mihai MÂNDRA, 2007, “Identity and Alterity: Geographies of the Mind”.

18. Voir pour le thème du retour chez les écrivains exilés ou migrants, POLOUEKTOVA, 2009, “‘Is There a Place like Home?’ Jewish Narratives of Exile and Homecoming in Late Twentieth-Century East-Central Europe”, 424-473, et concernant le Retour du hooligan, POLOUEKTOVA, 2009, 462-467. 19. « Seul dans cette chambre, étrangère et sombre, de la maison Riemer de Fălticeni, et seul dans l’univers, je découvrais tout à coup une autre maison, un autre monde, un autre moi-même. Les livres donneraient asile, par la suite, à mes années d’apprentissage, à Suceava, à Bucarest, dans tous les refuges où j’emporterais ma seule richesse, ma valise d’illusions. […] Je continuais de chercher refuge dans la maison que seul le Livre me promettait. Exil, maladie salvatrice ? Un va-et-vient permanent entre moi et mon double : dans la tentative de me trouver, de me substituer à moi-même, de me perdre pour tout commencer depuis le début. […] » (MANEA, 2003, 261).

20. Voir Ion SIMUȚ, 2008, «Ambiguitățile exilului».

RÉSUMÉS

J’analyserai ici l’image de la Seconde Guerre mondiale en Roumanie telle qu’elle apparaît dans l’intertexte généré par le roman autofictionnel le Retour du hooligan : une vie de Norman Manea et par le Journal : 1935-1944 écrit par Mihail Sebastian. Le Journal de Sebastian raconte la période de la Seconde Guerre mondiale, mais le texte a été publié en roumain seulement en 1996 (la traduction française a été publiée à Paris : Stock, 2007). Ces deux écrivains roumains ont subi l’expérience de la marginalisation (Sebastian) et de la déportation (Manea) parce qu’ils étaient Juifs, et ils l’ont racontée dans leurs écrits. Dans son autofiction le Retour du hooligan : une vie, Manea fait de nombreuses références à la Seconde Guerre mondiale en Roumanie, même si l’action principale du texte a lieu à New York et à Bucarest en 1998. L’expérience traumatique subie par Sebastian durant la guerre est revisitée et interprétée par Manea dans un jeu de miroirs autofictionnel ; je m’occuperai des moyens par lesquels l’écriture du moi se transforme en témoin de l’histoire.

I’ll analyse in this article the representation of the Second World War in Romania as seen in the inter-text generated by Norman Manea’s autofiction The Hooligan’s Return: A Memoir and from Mihail Sebastian’s Journal 1935-1944: The Fascist Years. In The Hooligan’s Return, Manea describes scenes from the Second World War in Romania, even if the main action takes place in New York and Bucharest in 1998. The traumatic experience Mihail Sebastian suffered during the war is revisited and interpreted by Norman Manea in an autofictional mirror game; I’ll analyse the way in which autobiographical writing becomes the witness of history.

Voi analiza aici imaginea celui de-al doilea război mondial în România așa cum apare ea din intertextul generat de romanul autoficțional Întoarcerea huliganului de Norman Manea și din Jurnal: 1935-1944 scris de Mihail Sebastian. În Întoarcerea huliganului, Norman Manea face numeroase trimiteri la cel de-al doilea război mondial în România, chiar dacă acțiunea principală a textului se petrece la New York și la București în1998. Experiența traumatică suferită

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Mihail Sebastian în timpul războiului este revizitată și înterpretată de Norman Manea într-un joc de oglinzi autoficțional; mă voi ocupa de felul în care scriitura autobiografică devine martor al istoriei.

INDEX motsclesel Σεμπαστιάν Μιχαήλ (1907-1945), Μανεά Νόρμαν (1936-), Εβραίοι, Απέλαση, Ρουμανία, Δεύτερος Παγκόσμιος πόλεμος, Ιστορία και λογοτεχνία, Μαρτυρίες, Ρουμανική λογοτεχνία motsclestr Sebastian Mihail (1907-1945), Manea Norman (1936-), Yahudi, Sürgün, Romanya, İkinci Dünya Savaşı, Tarihi ve Edebiyatı, Tanıklar, Romen edebiyatı motsclesmk Себастьян Михаил (1907-1945), Маня Норман (1936), Евреите, депортација, Романија, Втората светска војна, Историја и литература, Сведоштва, Романска книжевност Keywords : Sebastian Mihail (1907-1945), Manea Norman (1936-), Jews, Deportation, Rumania, Second World War, History and literature, Testimonies, Rumanian literature Mots-clés : Sebastian Mihail (1907-1945), Sebastian Mihail (1907-1945), Manea Norman (1936-), Manea Norman (1936-), juif, juif, déportation, déportation Thèmes : Histoire, Littérature roumaine Index géographique : Roumanie Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945)

AUTEUR

ALEXANDRA VRANCEANU PAGLIARDINI Université de Bucarest

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Le périple en Albanie d’un « Malgré- nous » mosellan The trip in Albania of one “Malgré-nous” from Moselle Udhëtimi në Shqipëri e një « Malgré-nous » mosellan

Évelyne Noygues

Introduction

1 Nous rappellerons en préambule à cette communication ce qu’on entend par l’expression « Malgré-nous ». Ensuite, nous retracerons brièvement le parcours de Jean Dutzer, ce Mosellan « Malgré-nous », depuis le conseil de révision à Metz qui décida de son incorporation de force dans la Wehrmacht, jusqu’à son affectation en Albanie. Enfin, nous le suivrons plus particulièrement dans son périple albanais, au moment de son évasion de la Wehrmacht. À travers ses souvenirs, nous nous attacherons à savoir comment vivaient les partisans, dans quel environnement et quels étaient leurs contacts avec l’occupant.

2 Plusieurs rencontres avec Jean Dutzer nous ont permis d’illustrer nos propos avec des extraits de son témoignage.

En guise de préambule : que signifie l’expression « Malgré-nous » ?

Un bref historique

3 Bien après l’armistice signé entre Français et Allemands, dans l’été 1942, le régime nazi a annexé les deux provinces frontalières d’Alsace et de Lorraine. En les rattachant à l’Allemagne, Hitler a obligé les populations de ces provinces à faire leur service militaire dans l’armée allemande. Ce sont donc les jeunes Alsaciens et Mosellans de Lorraine, incorporés de force, qu’on appelle couramment les « Malgré-nous ».

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4 Il nous semble utile de rappeler quelques dates propres à éclairer nos propos.

5 Le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne. L’armée polonaise est rapidement anéantie. Le 3 septembre 1939, la France et l’Angleterre, liées par un traité d’assistance à la Pologne, déclarent la guerre à l’Allemagne.

6 Les populations frontalières proches de la ligne Maginot, sont évacuées vers le sud de la France et, parmi elles, beaucoup de Mosellans et d’Alsaciens. Les véritables combats sur le territoire français ne commencent qu’en 1940 lorsque les Allemands attaquent la Belgique et la France.

7 Le 17 juin 1940, l’armée allemande entre à Metz, chef-lieu du département de la Moselle. L’avancée allemande est fulgurante. À partir de ce moment-là, les Alsaciens- Lorrains sont incorporés de force dans les organisations militaires et paramilitaires du Reich.

8 Au début de l’occupation nazie, peu de jeunes gens imaginaient qu’ils pourraient être incorporés dans ces organisations, mais en 1941, les Gauleiter, sorte de préfets de région et idéologues au service du régime nazi, à savoir MM. Bürckel pour la Moselle et Wagner pour l’Alsace, décident par ordonnance l’incorporation – obligatoire – des jeunes Alsaciens-Lorrains dans le service militaire du travail, le Reichsarbeitsdienst, en abrégé : R.A.D. Ce R.A.D. ne doit pas être confondu avec le S.T.O : Service du travail obligatoire qui n’a jamais concerné les Alsaciens-Lorrains.

9 En août 1942, ces préfets ordonnent la conscription obligatoire des jeunes Alsaciens- Lorrains dans l’armée allemande, la Wehrmacht. En Alsace sont successivement concernés les jeunes gens nés entre 1908 et 1929 et en Moselle, ceux nés entre 1914 et 1925, soit au total : 100 000 Alsaciens et 32 000 Mosellans. La promulgation de ces ordonnances entraîne de graves conséquences en cas de tentative d’évasion et surtout des représailles pour les familles.

10 Près de 90 % des incorporés de force sont envoyés sur le front de l’Est, en Russie. Les autres sont affectés dans les Balkans, en Italie, ou bien encore dans les unités de la marine allemande, c’est-à-dire toujours loin des fronts de l’Europe occidentale. À la fin de la guerre, sur ces 132 000 « Malgré-nous », on compte 47 000 décès : 27 000 au combat, 10 000 dans les camps russes tandis qu’une partie meurt d’épuisement sur le chemin des camps de prisonniers. Parmi eux, 30 000 ont été gravement blessés.

Jean Dutzer, un Mosellan « Malgré-nous »

11 Jean est né à Metz le 5 juillet 1925. À 17 ans, il interrompt ses études lorsqu’il est incorporé de force dans l’armée allemande.

12 En 1943, il est enrôlé dans la R.A.D. (Reichsarbeitsdienst). Convoqué à Metz, il est envoyé trois mois à Munster, en Westphalie, pour y faire ses classes. De retour à Metz, il reçoit un ordre d’incorporation dans une unité de la Wehrmacht, comme tous ses compatriotes mosellans nés en 1925. La même année, il est affecté dans un régiment de transmission, le 6/12 Luftnachrischten Regiment (Sud Ost.) situé dans la banlieue de Vienne, en Autriche (Wien‑Hadersdorf) où il reçoit une formation de fantassin.

13 Début 1944, Jean est muté de Vienne en Autriche, à Bucarest Jilava en Roumanie, une sorte de centre de transit où il attend une nouvelle affectation. Les Allemands s’attendent à un débarquement des Alliés dans les Balkans. Le transfert de Jean est

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imminent vers le sud de la péninsule balkanique. Toute sa compagnie – hommes, matériels et munitions – monte dans des wagons qui roulent vers , en Bulgarie.

14 En mars 1944, Jean est muté à /Monastir en Macédoine, en tant qu’interprète en langue anglaise qu’il a apprise de manière scolaire à l’adolescence. Il rejoint Bitola/ Monastir par le train en passant par .

15 À son arrivée dans sa nouvelle unité, il apprend qu’il doit partir sous 48 heures, en convoi par la route pour la toute proche Albanie, sans connaître l’objet précis de sa nouvelle affectation.

Le périple de Jean en Albanie : de mars 1944 à janvier 1945

16 À marche forcée, le convoi, lourdement armé, arrive à Tirana. Jean n’a qu’une idée en tête : s’évader de la Wehrmacht !

17 Une fois parvenu à Tirana, son premier sentiment s’apparente à un complet dépaysement. En arrivant à Tirana, j’avais l’impression de me trouver dans un pays du Proche Orient avec ses mosquées flanquées de minarets pointus, des carrioles tractées par un cheval faisaient office de taxis, les hommes portaient des fez blancs…, de la musique indéniablement orientale s’échappait de nombreuses boutiques. Tout cela paraissait sympathique après ce que j’avais vécu les mois auparavant. Des ânes circulent montés par leur propriétaire, la femme suit… portant les lourds fardeaux sur son dos !!! De très rares voitures de tourisme circulent, sans doute réservée aux personnalités.

18 Jean Dutzer est affecté à une unité de transmission et logé à la périphérie de la ville. Sa mission consiste à écouter et traduire en allemand les conversations des équipages des avions anglais et américains, en liaison avec une station de radio située à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Tirana (Shijak), en vue de localiser les appareils qui survolent les Balkans. Il arrive à dissimuler son faible niveau en anglais… en copiant sur ses voisins complaisants.

19 Des « bandes » de partisans profitent de la nuit pour attaquer les patrouilles allemandes ainsi que les Albanais sympathisants avec l’occupant. De jour, Tirana semble respirer la paix et les terrasses des cafés sont bondées. Jean, tout comme les autres interprètes, a l’autorisation de sortir de jour, à condition d’être armé. Il a donc la liberté de se rendre en ville et pense pouvoir arriver à lier conversation avec les gens du cru. Il n’a qu’une seule idée en tête depuis son départ vers les Balkans : s’évader de la Wehrmacht.

20 À son arrivée dans la capitale albanaise, l’uniforme des soldats de la Luftwaffe – l’aviation allemande – a été remplacé par celui porté par les soldats de l’Afrikakorps, en toile claire, qui donne une apparence moins germanique… Je n’ai jamais entendu dire qu’il nous était interdit de s’asseoir à la terrasse des cafés pour prendre une consommation. Mais je ne me souviens pas non plus d’avoir aperçu des soldats du Reich entrant dans un café. Pour ma part, je n’ai pas hésité à m’attabler à la terrasse d’un établissement du centre de Tirana : un client m’a adressé la parole en allemand sans doute surpris de voir un individu en uniforme s’introduire dans un espace normalement fréquenté par des autochtones. J’ai appris que ce Monsieur se disait être le bey – un titre de noblesse – de Vlora, un port du sud de l’Albanie. Dans un mauvais allemand, il exprimait sa sympathie pour l’Allemagne tout autant que son aversion pour les paysans albanais sans éducation,

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qui rejoignent l’armée des terroristes communistes cachés dans les montagnes. Personnage sans intérêt mais qui me confirmait qu’il existait en Albanie au moins un mouvement de résistance apparemment important. Un autre jour, j’ai fait la connaissance du Docteur Beça avec lequel j’ai pu converser en français ; son épouse était Toulousaine. Il m’a invité à venir chez lui un après- midi me précisant que je ne prenais aucun risque puisque son beau-père était l’actuel Ministre des Finances (donc pro-allemand). Il m’a confirmé que les Albanais étaient divisés : une partie très minoritaire de la population était germanophile et l’autre très hostile aux occupants, fussent-ils italiens ou allemands. Les rencontres aux terrasses des cafés me paraissaient peu constructives dans le but de mon évasion. Il fallait trouver d’autres pistes… En fin d’après-midi, la population de Tirana se promenait nonchalamment sur le grand boulevard bordant les ministères. Je ne voyais pas comment nouer un contact utile, la vue de mon uniforme étant dissuasive.

21 Jean Dutzer cherche à lier contact avec des partisans qui pourraient l’aider dans son projet d’évasion. Il arrive enfin à faire connaissance avec un journaliste albanais, Vangjel Leko, qui parle un excellent français. Celui-ci ne semble pas surpris quand Jean l’entreprend pour lui faire part de son projet. Et il lui répond même qu’il pourrait l’aider… À partir de là, les choses vont très vite.

22 Dès le lendemain de leur conversation, le journaliste lui donne rendez-vous dans une rue de Tirana. Jean profite d’une corvée, qui lui permet de sortir en ville, pour rejoindre le point de rendez-vous où l’attendent plusieurs hommes qui le soumettent à un interrogatoire, avec Leko comme traducteur.

23 Ils cherchent à savoir pourquoi il porte un uniforme allemand…, s’il a participé à des combats…, et quelles sont ses activités à Tirana. Finalement, ils acceptent de le prendre en charge et de le faire rejoindre les unités combattantes des partisans dans les montagnes ! Mon jeune guide me précède de quelques mètres dans les ruelles du vieux Tirana ; les habitants qui me voient marcher sont fort intrigués en voyant un soldat en uniforme allemand, qui plus est armé, passer devant leurs maisons (les « shtepies »). Nous atteignons rapidement les champs de maïs puis arpentons les premières collines. Mon guide me fait signe lorsque nous devons avancer. En effet, des patrouilles allemandes peuvent surgir. Mais je comprends très vite que des bergers et des paysans sont postés en de nombreux endroits pour surveiller leurs passages indésirables. Après quelques heures de marche difficile, nous franchissons une rivière – Erzen – où ne coule qu’un petit filet d’eau. Puis nous continuons à monter dans les collines en direction du village d’Arbana. C’est là que nous sommes accueillis par de robustes gaillards, l’étoile rouge fixée au calot, portant une mitrailleuse Sten en bandoulière. Leurs vêtements sont des uniformes pris aux Italiens, d’autres portent tout simplement leurs vêtements de paysans. Dès mon arrivée, on me retire mes armes : un fusil allemand 98K et environ 70 cartouches. Seuls le fusil et le pistolet me seront rendus ultérieurement. Ils ont franchement l’air de bandits de grands chemins. De prime abord, je suis accueilli avec méfiance mais celle-ci se dissipe fort heureusement rapidement quand j’arrive chez les partisans du village d’Arbana.

24 Jean Dutzer va vivre au total dix mois avec des partisans albanais…

25 Du village d’Arbana, il part pour celui de Vrapi où il est affecté à une unité combattante, la 2e compagnie, dans laquelle le commissaire politique, Qiriako Lesho,

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parle un français parfait. Jean a à peine 19 ans quand il arrive chez les partisans albanais.

26 L’Armée de Libération de l’Albanie est, comme les partisans de Tito en Yougoslavie, profondément marquée par le communisme et fortement soutenue idéologiquement par l’Union soviétique sans pour autant recevoir une quelconque aide matérielle.

27 À l’instar des Soviétiques, chaque unité composée de partisans – division, brigade, bataillon et compagnie –, est dirigée par un commandant militaire et un commissaire politique dont les avis sont prépondérants. Chaque compagnie est formée d’un certain nombre d’escouades d’une quinzaine de combattants. Jean Dutzer, qui est affecté à l’une d’elle, se lie d’amitié avec Qiriako Lesho. À ce stade de notre récit, il faut souligner que Jean n’a pas la fibre communiste, mais rejoindre l’Armée de Libération d’Albanie est pour lui la seule solution pour s’évader de la Wehrmacht.

28 Le témoignage de Jean Dutzer nous aide à savoir comment vivaient les partisans. Il fallait nourrir les partisans : nous avions, en général, un seul repas en mi-journée se composant invariablement de riz ou de fayots (grosh en albanais) accompagnés parfois de viande de mouton bouillie. Le tout était accompagné de galettes de maïs. Nous étions regroupés par quinzaine de bonhommes, notre pitance était servie dans un grand récipient autour duquel nous nous partagions à tour de rôle les quelques rares fourchettes ou cuillères. Nous avons aussi connu des jours où le ravitaillement était défectueux et restions alors (rarement heureusement) sans pitance. En fin d’après-midi, installés dans nos collines bordant l’Adriatique, les chants folkloriques et patriotiques, exaltant alors les héros non seulement albanais mais aussi soviétiques (tel le maréchal Timochenko), constituaient notre distraction au même titre que les danses (des rondes) au cours desquelles les partisans se tenaient par la main, le premier portant un foulard et l’ensemble étant accompagné par un accordéoniste d’un talent discutable.

29 Les contacts entre partisans albanais et l’occupant allemand prennent la forme d’accrochages.

30 Les partisans conduisent des incursions nocturnes et des opérations de harcèlement rapides car les Allemands sont sur leurs gardes. Malgré tout, ces derniers s’aventurent peu dans les collines. Ces actes de harcèlement provoquent invariablement des tirs d’artillerie, en représailles, en direction des collines. Parfois les unités allemandes montent à l’assaut mais les maquis escarpés, aux environs de Tirana, leur sont peu favorables.

31 Les troupes allemandes sont essentiellement cantonnées dans les centres urbains : Tirana, Elbasan, Kruja, Shkodra, Korça, et les ports de Durrës et Vlora, ainsi qu’au niveau de quelques nœuds routiers considérés comme stratégiques. Jean Dutzer fait ses premières armes dans une moins montagneuse de l’Albanie, aux abords de la plaine d’Elbasan, et participe à des tirs nocturnes de harcèlement de cantonnements allemands. Tous les jours, il change de « campement » à la nuit tombante.

32 Il nous conte un moment exceptionnel quand sa compagnie se déplace, de jour, pour participer un après-midi au rassemblement qui préside à l’inauguration de la 22e brigade à Peza, le 18 septembre 1941. Comme il aime à le souligner, il y règne un grand esprit de camaraderie. Lorsque j’étais chez les partisans, j’avais évidemment observé que l’étoile rouge au calot était généralisée : ces combattants s’étaient regroupés avec pour objectif la libération de leur pays. Bien sûr Enver Hoxha avait réussi à placer ces gens simples sous sa férule et lorsque son nom était prononcé, ils portaient le poing sur le front en signe de respect. Étaient-ils idéologiquement acquis aux principes marxistes ?

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J’en doute fort mais il y avait beaucoup d’enthousiasme à combattre un même ennemi. Étant hôte étranger, j’ai été accueilli par ces combattants avec énormément de sympathie. Mon but avait été de me dérober à l’embrigadement par l’armée allemande. À un moment, j’ai manifesté mon désir de rejoindre l’Armée française d’Afrique. C’est un point que les commissaires politiques encadrant les partisans ont refusé d’accepter. Selon eux, leurs seuls alliés étaient les Soviétiques – qui ne se sont jamais manifestés – alors que nous avons été ravitaillés en armes à plusieurs reprises par les alliés américains et anglais. À aucun moment, les partisans n’ont cherché à m’endoctriner ou, peut-être parfois, du bout des lèvres.

33 Au début d’octobre 1944, le commandant général des partisans, Sale Verdha, et le commissaire politique, Toni Jakova – le véritable « patron » comme le rappelle Jean Dutzer – décident d’envoyer la 2e division, dans laquelle Jean sert, dans le nord des montagnes d’Albanie. Il s’agit de déloger les Allemands d’une position stratégique qu’ils occupent en bordure d’une route de montagne, reliant l’extérieur de la Yougoslavie à la mer Adriatique. Avec les autres partisans albanais de sa division, Jean Dutzer marche de nuit sur la bourgade de Burrel avant de participer à une escarmouche au village de Shën Pal (Saint-Paul). Puis, il continue vers Puka avant d’arriver à la ville de Shkodra. Deux semaines de marche harassante, généralement de nuit, nous conduisent dans la région de Mirdita gouvernée autrefois par un « seigneur ». Nos longues files de partisans ont alors contourné Tirana, puis la région de Kruja – Ville du héros historique albanais Skanderbey – contrôlée par l’armée allemande qui y avait implanté de puissantes batteries. Protégés par une pluie battante, par une nuit opaque, en file indienne, la main sur l’épaule du partisan qui précède, nous n’avons pas été repérés par nos ennemis. Nous traversons des forêts superbes entrecoupées de torrents impétueux dont le passage est souvent difficile tant le courant nous déséquilibre. Notre ravitaillement en munitions reste bien assuré mais celui des vivres laisse beaucoup à désirer. L’utilisation de quelques mulets, au caractère souvent rétif, pour transporter nos munitions est néanmoins très appréciable. Malgré le froid dans les montagnes nous dormons à même le sol à proximité de brasiers apportant un peu de chaleur. Dans le nord albanais, les maisons comportent généralement trois étages : en bas sont parqués les animaux, l’étage au dessus est réservé aux hôtes, l’étage supérieur est occupé par la famille. Le confort y est des plus spartiates. Ces gens du nord de l’Albanie sont pour la plupart catholiques. Pour eux, les communistes ne sont nullement les bienvenus. Les occupants allemands n’ont probablement pas pour autant les faveurs de la population. Les partisans sont très méfiants à l’égard de la population locale. Ils craignent que certains habitants ne coopèrent avec les Allemands en les informant sur nos mouvements. Mais nous aussi nous avons nos informateurs et des patrouilles de partisans surveillent les déplacements éventuels des soldats ennemis.

34 Le déplacement de plusieurs brigades vers le nord répond à un objectif précis de l’État- major de l’armée nationale de libération albanaise : il s’agit de déloger des forces allemandes d’une route qui leur permet d’acheminer des renforts et d’effectuer des opérations de repli, en évitant une autre route plus vulnérable qui, elle, longe l’Adriatique. Cette route est située dans la région montagneuse de Shën Pal (Saint- Paul).

35 Après cet engagement, Jean Dutzer participe à d’autres combats similaires. Sa brigade va jusqu’à Podgorica au Monténégro, avant de passer par le pour rejoindre Struga en Macédoine et revenir en Albanie. Après ce périple, Jean retourne à Tirana qui vient d’être « libérée » après de sanglants combats menés par la 1re brigade des

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partisans commandée par Mehmet Shehu, ancien membre des brigades républicaines en Espagne, futur Premier ministre d’Albanie (1954-1981) et proche du futur premier secrétaire du Parti communiste albanais et chef d’État, Enver Hoxha. À cette époque, la garnison allemande de Tirana dispose encore d’une force d’environ 3 000 soldats.

36 À Tirana, Jean Dutzer est affecté à l’intendance de la gendarmerie albanaise (Komandanti i Qarkut ‑ Zyra e Intendancës) où il va rester de novembre 1944 à janvier 1945. Sa présence dans la capitale libérée lui permet de rejoindre, avec l’accord des autorités albanaises, la Mission militaire française tout juste arrivée à Tirana. Cette mission a, entre autres, pour objectif de regrouper et de rapatrier les Alsaciens et les Lorrains déserteurs de la Wehrmacht. C’est ainsi qu’en Albanie, pas moins de 25 jeunes sont identifiés parmi les prisonniers allemands avant d’être renvoyés en France.

Conclusion

37 Le témoignage de Jean Dutzer est intéressant car peu d’hommes en France, et ailleurs, ont vécu parmi les partisans albanais communistes, et encore moins sont capables de nous en parler aujourd’hui.

38 Avec ce témoignage à la fois riche et émouvant, on s’intéresse à trois questions : comment on écrit-on sur la guerre, comment fait-on la guerre et comment pense-t-on la guerre.

39 Son cheminement individuel montre un homme très attaché à l’Albanie parce que la camaraderie partagée avec les partisans albanais, quand il n’avait que 19 ans, a quelque part façonné sa vie.

RÉSUMÉS

La Seconde Guerre mondiale a généré d’énormes souffrances et, parfois aussi, des situations originales comme celle que Jean Dutzer a vécu, alors qu’il n’avait pas 20 ans… Alsacien-Lorrain, incorporé de force dans l’armée allemande, ce « Malgré-nous » a organisé et réussi son évasion, alors qu’il avait suivi la Wehrmacht jusqu’en Albanie, pour rejoindre l’armée nationale albanaise. Appelé « Jean le patriote français de la XXIIe brigade », il a participé aux combats contre les soldats allemands en Albanie centrale aux alentours de la capitale, et jusque dans le nord du pays.

From Alsace-Lorraine, incorporated by force into the German Army, this “Malgré-nous” organized and made a success of his evasion, while he had followed Wehrmacht to Albania, to join the Albanian National Army. Called “Jean the French patriot of the XXIIth Brigade”, he participated in the fights against the German soldiers, near the capital in central Albania and in the North of the country. The Second World War generated enormous sufferings and, sometimes, original situations too, as the one that Jean Dutzer lived, while he was not 20 years old.

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Alsacien-Lorrain, inkorporuar me forcë në ushtrinë gjermane, ky « Malgré-nous » organizoi arratisjen e tij në Shqipëri nga ushtria Wehrmacht dhe mori pjesë në Ushtrinë Kombëtare Shqiptare. E quajtur « Jean patrioti francez i brigadës nmrXXII », ai mori pjesë në disa beteja kundër ushtarëve gjermane, rreth kryeqytetit në Shqipërinë e Mesme si dhe në veri. Lufta e dytë botërore ka gjeneruar vuajtje të mëdha dhe disa herë edhe situata origjinale si kjo që ka jetuar dhe Jean, kur ai nuk i kishte mbushur të njëzetat...

INDEX

Index géographique : Albanie Keywords : Malgré-nous, Resistance, Albania, Second World War, History, History and testimonies motsclestr Malgré-nous, Partizanları, Arnavutluk, İkinci Dünya Savaşı, Tarih, Kanıtlar motsclesmk Malgré-nous, Народноослободителна војска, Албанија, Втората светска војна, Историја, Докази motsclesel Μαλγκρε-νου, Αντίσταση, Αλβανία, Δεύτερος Παγκόσμιος Πόλεμος, Ιστορία, Μαρτυρίες Mots-clés : Malgré-nous, Malgré-nous, Résistance, Résistance Thèmes : Histoire Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945)

AUTEUR

ÉVELYNE NOYGUES CREE-CEB, Inalco, Sorbonne Paris Cité, 2 rue de Lille 75343 Paris cedex 07.

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Déportation d’une famille paysanne roumaine en Sibérie (1941-1945) Deportation in of a Rumanian Peasant Family (1941-1945) Primele etape ale deportării în Siberia a unei familii de țărani din Bucovina în 1941

Hélène Lenz

1 20 ans en Sibérie – Souvenirs d’une vie, signé Anița Nandriș‑Cudla (196 pages), a été publié en français en 2011 aux éditions l’Harmattan, série Mémoires du XXe siècle. Daniel Nandriș, arrière-petit-neveu de la signataire décédée en 1986, achève ainsi son avant-propos au livre qu’il a traduit : Je demande au lecteur français de surtout considérer ce récit candide et parfois maladroit, comme un poignant et unique témoignage du calvaire des Roumains de la Bucovine durant le XXe siècle et du destin évidemment hors de l’ordinaire de cette femme, simple paysanne de Bucovine, qui savait juste lire et écrire. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 12)

2 Le volume roumain publié en 1991 avait déjà reçu un accueil exceptionnel. Récompensé par le prix de l’Académie Lucian Blaga, Amintiri din viață. 20 de ani în Siberia a été réédité en 2006. On peut le considérer aujourd’hui comme un best-seller roumain : il était en vente en 2012 sur les présentoirs de l’aéroport de Bucarest. Sur le web, Youtube en présente un extrait, en adaptation radiophonique. Une statue commémore aujourd’hui son auteure « déportée de nuit à l’âge de 36 ans en 1941 par le KGB en compagnie de ses trois fils (11, 14 et 17 ans) ayant vécu vingt ans à ses côtés au-delà du Cercle Polaire ». Il s’agit d’un buste de bronze reproduisant son visage en fichu villageois, réalisé par Constantin Ionescu (Ploiești, Roumanie). L’effigie a été dévoilée le 30 septembre 2012 dans sa commune d’origine : Mahala (près de Cernăuți/Cernowitz, aujourd’hui en Ukraine). Enfin un film de 50 minutes « d’après son journal et les témoignages de membres de sa famille – deux de ses fils : Dumitru et Vasile et le Dr Gheorghe Nandriș, leur cousin » a été projeté le 25 avril 2013 à l’Institut Culturel Roumain de Bucarest, en partenariat avec la TV roumaine. Le communiqué publié aussi sur le web a précisé que lors de cette projection-débat, on lirait des passages du journal d’un savant connu,

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Grigore Nandriș, frère d’Anița, professeur à l’Université de Londres durant la déportation de sa sœur. Le texte d’Anița est mis en parallèle avec les écrits littéraires les plus importants sur le goulag sibérien : ceux de Soljenitsyne.

3 La réception internationale a souligné les qualités esthétiques et éthiques du récit. Monica Lovinescu, critique d’exil d’après-guerre, journaliste à Radio Free Europe lui avait consacré un compte-rendu élogieux (14 mars 1992) dans son volume Unde scurte de 1996 : il est publié à la suite du récit français (Lovinescu, Nandriș‑Cudla, 2011, 189-193). L’ouvrage est « classique » précisément parce qu’on ignore s’il « appartient ou non à la littérature ». Relevant de « valeurs autres que documentaires », il est digne « d’une véritable anthologie littéraire ». La notation d’un style de l’oralité, inhérente à l’absence de formation de l’auteur est valorisée en termes d’authenticité, de capacité d’évocation concrète. Cette prose est « préservée des clichés qui abondent dans les textes semi-érudits ». Sa pureté, sa fraîcheur est évoquée par des images « naturelles » : Anița raconte comme elle respire, avec des mots empreints de la rosée de l’innocence. Sa littérature est pareille à une aurore dont la langue traduit toutes les nuances du concret (…). Elle écrit avec une grâce divine mais sans avoir idée de la grâce divine. (LOVINESCU, NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 192)

4 Une telle écriture situe le récit loin de tout courant romantique ou dix-neuvièmiste (Herder ou le sămănătorism national montrant le peuple comme « un tout homogène sans différence de classe »). De même, le lecteur français contemporain peut se convaincre du caractère inacceptable du récit d’Anița par le réalisme socialiste. Il reflète les souffrances d’une couche sociale pourchassée par le communisme : les chiaburi roumains, équivalents des koulaks russes, vus comme exploiteurs parce qu’ils sont propriétaires. Si nul commentaire ne pointe explicitement l’appartenance sociale d’Anița, le début de sa narration révélant la prospérité d’un père paysan traditionnel, dont les six fils sont envoyés au lycée puis à l’Université quand « personne n’étudiait aux frais de l’État et que c’était aux parents de supporter le poids des dépenses », la réticence face à un futur gendre de famille modeste, avant la concession faite à une fille de dix-sept ans dont on a respecté le choix amoureux : un « grand mariage » célébré le 15 août 1921 – « par beau temps, c’était magnifique » – témoigne de l’appartenance à une catégorie économique, ethnique et surtout nationale ancienne favorisée par le cadre politique de la Grande Roumanie d’avant 1940 (Nandriș‑Cudla, 2011, 45-48).

5 Témoignage sur le goulag, Vingt ans en Sibérie résonnerait donc d’échos nationaux et historiques de nature à justifier l’originalité et les motivations de l’antisoviétisme roumain. Monica Lovinescu, sans doute attentive à prévenir le soupçon d’imitation de Soljenytsine (Une journée d’Ivan Denissovitch a été publié par Novy Mir en décembre 1962) pose l’antériorité en Occident d’un précédent régional/national. Quand en 1958, est paru à la Fondation Royale Universitaire Charles 1er de Paris, les Notes d’un paysan déporté de la Bucovine de Dumitru Nimigean, qui aurait pu imaginer que la sœur de ce professeur, paysanne de Bucovine alors toujours en déportation en Sibérie avec ses trois enfants, allait écrire un jour sa propre odyssée, offrant à l’histoire et à la littérature roumaine un document d’exception ? (LOVINESCU, NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 189)

6 La littérature d’Anița est définie comme « dure, sans clichés, noble par nature ». Elle est censée rendre compte de la stature du paysan bucovinien, nettement aristocratique, que les métamorphoses du communisme avaient rejetées dans le passé et pourrait-on dire, dans la légende. Or,

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avec Anița Nandriș‑Cudla, la légende prend le contour du naturel et sa réalité s’impose à nouveau (…). L’honnêteté, le courage, la dignité, la foi sont implantés dès la naissance dans ces personnes. (LOVINESCU, NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 189-190)

7 L’écrivain Stefan J. Fay considère à son tour que le récit « ferait pâlir de nombreux livres, écrivains et héros littéraires ». Les auteurs classiques « Eminescu et Creangă pourraient embrasser » le texte car « Anița qui n’a suivi que trois classes primaires a une conscience comme l’histoire nationale » (Fay, Nandriș, 2011, 187-188).

8 C’est sans doute en vue de montrer un contexte historique, géographique, littéraire ou même philosophique ignoré, que l’édition française enchâsse la narration simple, fluide dans un abondant paratexte. Trois préfaces ou avant-propos introduisent la naïve narration féminine : l’un est signé Daniel Nandriș, les deux autres Gheorghe Nandriș – dont une lettre de 1991 au philosophe disciple de Constantin Noica Gabriel Liiceanu, directeur des éditions Humanitas, à Bucarest. Pour finir, le récit est suivi d’un épilogue (signé Gheorghe Nandriș), d’annexes, de « photos de famille » montrant les protagonistes masculins en costume folklorique jusqu’aux années 1946, puis 1956 et 1965 ; sur une photo de 1961 les fils d’Anița portent des habits de facture citadine, de coupe russe. L’auteure en revanche revêt à nouveau son costume folklorique à l’âge de 70 ans, en 1974, peut-être pour les besoins de la photo. Cette même annexe montre la reprographie du « message écrit au crayon indélébile sur un mouchoir, jeté par la fenêtre du wagon du train qui emportait Anița vers la Sibérie en juin 1941 » et la dernière page du manuscrit : textes tous rédigés dans un roumain noté en caractères latins. Ces documents, leur commentaire sont suivis d’une section historique (repères géo-historiques de la Bucovine, source : Pr Vladimir Trebici) et deux comptes rendus considérant le livre comme un chef-d’œuvre (Fay, 1992 ; Lovinescu, 1992).

Géopolitique d’une déportation, contexte et faits

9 Avant la chronologie de fin de volume qui présente le cas de la Bucovine, province roumaine des confins formée à partir du voïvodat de Moldavie en 1359, le contexte historique global est évoqué par l’avant-propos de Daniel Nandriș. En 1918, après l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, l’Assemblée de Bucovine vote son rattachement à la Roumanie (devenue indépendante en 1878). La Bucovine du Nord change ensuite deux fois de mains pendant la Seconde Guerre mondiale : devenue soviétique en 1940 (voir l’histoire d’Anița), elle redevient roumaine, mais l’Armée rouge reprend ce territoire en 1944. En 1947, la Roumanie se voit imposer la cession officielle de la Bucovine du Nord à l’URSS. Puis à la chute de l’URSS en 1991, la Bucovine devient une province de la République d’Ukraine. Le sud de la province autour de Suceava est resté une province roumaine. Cette partition géographique prévaut toujours. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 7)

10 Le récit illustre donc le déchirement d’individus aux prises avec des modifications de frontière réitérées. Les Bucoviniens roumains ont connu « un sort tragique » comparable à celui « des Alsaciens changeant quatre fois de nationalité en soixante- quinze ans » (Nandriș‑Cudla, 2011, 7). La relation d’Anița cadre aussi de manière elliptique un fait de guerre mal connu ou controversé présenté comme lié à sa propre déportation par une note de Gheorghe Nandriș, dans la « Préface à la deuxième édition roumaine – 2006 » (Nandriș‑Cudla, 2011, 17) : le massacre de Lunca (6/7 février 1941)

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explicitement qualifié par ce descendant d’Anița et des siens, d’extermination et génocide avec la déportation. Le récit d’Anița se borne à mentionner des jeunes gens fauchés par des mitrailleuses parce qu’ils fuient l’avancée russe sur leur village après l’abandon du territoire par les Roumains en juin 1940 – titre du paragraphe : « L’étau se resserre » – (Nandriș‑Cudla, 2011, 65-68). À peine mentionné dans la narration, le massacre est donc longuement commenté comme une nouvelle pièce apportée au dossier anti-soviétique roumain en 1991 par les préfaciers. Gheorghe Nandriș le commente. Il en insère aussi en postface du volume la relation par un survivant : Ilie Horosinschi – date du témoignage non précisée – (Nandriș‑Cudla, 2011, 160-163). Un autre article du Dr Gheorghe Nandriș publié sur le site de la « Fundatia Corneliu Coposu/Fondation Corneliu Coposu » (copyright 2007-2014) a pour titre : « Communicide soviétique dans le village de Bucovine “Mahala” – le génocide communiste de l’année 1941 ». Ce massacre de Lunca procède donc d’un ensemble de pièces produites par le courant de mémoire de l’après-1989, déterminé à faire la lumière sur les crimes du communisme. À cette fin, la famille d’Anița mais aussi nombre d’habitants de son village, de sa région ont fourni des témoignages. La structure même de l’article publié par la Fondation Corneliu Coposu interprète la déportation comme une répression directe de la résistance à l’avancée soviétique : • 1- Le massacre de Lunca (6-7 février 1941) a supprimé des individus (roumains de souche) fuyant cette avancée pour se réfugier en actuelle Roumanie (alors alliée d’Hitler) ; • 2- La vague de déportations en Sibérie (20-21 juillet 1940, 22 mai 1941, 12-13 juin 1941) a visé à punir l’entourage des fugitifs. Présumée complice de tentatives de fuite face aux Soviétiques (et donc de rébellion), Anița sera déportée avec treize mille autres personnes vers le cercle polaire d’où peu reviendront.

11 La première partie du récit qui décrit les modalités de la déportation mérite l’attention tant pour le descriptif du quadrillage d’extrême efficacité exercé sur le village que pour l’évocation de la constitution des convois. Le lecteur est surpris par la présence de familles juives (dans un wagon supposé transporter des pro-hitlériens) dont l’une fournira « le crayon chimique » permettant à Anița de notifier sur un mouchoir le motif de sa disparition : Qui trouvera cette lettre saura que nous sommes restés un vendredi jusqu’à sept heures du soir en gare de Rogozna puis on nous a emmenés à Loujeni et nous sommes restés jusqu’à cinq heures samedi et sommes revenus de nouveau à Rogozna et le train reste là, nous ne savons pas combien de temps (…) On ne peut rien faire. J’implore tous les voisins et la famille de prendre soin de ma mère. J’écrirai encore mais le temps me manque. Ana Cudla et les enfants… (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 176)

12 Marta Craveri, une historienne italienne qui enregistra les témoignages de personnes déplacées en URSS (un million de déportés en Sibérie et Asie centrale par Staline) observe que la plupart des cent soixante récits examinés (lituaniens, ukrainiens, tchèques, lettons, polonais) commencent par un transport en train. Le récit d’Anița est conforme à ce modèle. Il fait état d’une première vague d’arrestations commencées vers le 20 mars 1941 dans le village de Mahala où pénètrent le soir en une heure de nombreuses voitures avant l’arrivée de miliciens à pied et à cheval. Tous s’arrêtent devant la mairie où ils perquisitionnent pour trouver des documents qui seront à la base des listes de noms qui serviront à constituer les convois. Des gens se « cachent dans les jardins » en dépit d’une rumeur sur le caractère ciblé des arrestations : ne seraient interpellées que les familles des fuyards vers la frontière roumaine. Des

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fourgons sont présents, les maisons cernées, les habitants réveillés : « hommes, femmes, enfants à qui on ordonne de s’habiller et de suivre ». Le quadrillage est implacable. Si les appels enregistrent des absents, on les recherche systématiquement pour les enfermer dans les fourgons. Une nuit de hurlements humains, d’aboiements de chiens, de meuglements de vaches prélude au départ des convois vers la gare de Sadagura (Nandriș‑Cudla, 2011, 69, 70, 71). L’arrestation de la narratrice se produit dans des conditions analogues deux semaines avant Pâques. Le train rempli de villageois raflés alors, stationne une journée en gare, entouré de centaines d’individus tentant de communiquer avec ceux qui ont été arrêtés ou de leur « tendre un morceau à manger par la fenêtre » (Nandriș‑Cudla, 2011, 76). Anița et ses fils sont bouclés dans un wagon contenant au total trente-cinq personnes : des femmes, des enfants, des hommes (…) et deux familles de notre village de Mahala. Il y avait trois familles d’Horacea et Toporăuți et deux familles de Juifs de Sadagura. Ces deux familles de Toporăuți et ces familles de Juifs de Sadagura avaient été autorisées à rester ensemble. Les autres maris avaient été mis à l’écart comme le mien. Nous étions serrés comme du bétail dans ce wagon. Tout le monde était assis par terre. Il n’y avait que deux petites ouvertures, comme dans ces wagons à bestiaux. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 76)

13 Le train roule pendant vingt jours, avec un arrêt quotidien coïncidant avec une distribution de nourriture : un morceau de pain, la circulation d’un seau en zinc contenant de l’eau tiède, des « mottes gluantes d’orge grillé sans sucre ni sel », du « lait aigre que son seul aspect rendait incapable de le manger », « une soupe avec un peu de chou flottant ici et là dans l’eau ». Le comportement humain recoupe des descriptifs aujourd’hui connus de déportation allemande vers les camps nazis. Au début les gens se sont débrouillés pour endurer mais plus tard, à chaque arrêt du train on constatait que quelqu’un s’était évanoui, on le portait dehors pour qu’il ait de l’air frais ou on découvrait qu’un autre était mort et on l’abandonnait sur la voie. Lors d’un arrêt on a vu sortir quelqu’un qui était devenu fou : il vociférait, chantait, dansait comme un dément. Il s’était perdu dans ses pensées et était devenu fou. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 78)

14 Anița résiste à l’enfermement en adoptant le comportement qu’elle aura dans le Grand Nord où elle luttera pour s’imposer une hygiène exigeant un surcroît d’efforts et un grand sentiment de responsabilité face à ses enfants (elle lavera les vêtements, chassera les poux, rassemblera de quoi faire des feux, chauffera l’eau, cueillera des baies pour parer au scorbut). Dans ce train où ils nous ont laissés jusqu’à Omsk, l’air était si épais qu’on ne pouvait respirer (…). Je me suis sauvée en restant assise près de la petite fenêtre pour sortir ma tête dehors et en prenant à tour de rôle les enfants pour qu’ils respirent (…). Une chose m’effrayait vraiment : qu’ils nous enlèvent nos enfants quand nous quitterions le quai comme ils l’avaient fait pour nos maris (…). J’aurais préféré mourir que d’être séparée de mes enfants. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 78)

Trois camps entre 1941 et 1945

15 La période de guerre (1941-1945) est évoquée dans un quatrième chapitre long de cinquante pages (p. 73 à 123), d’une grande densité narrative. Après la rafle, le train pour la Sibérie (p. 73-79), avant le récit d’un typhus qui conduit la narratrice à l’hôpital

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de décembre 1944 au printemps 1945 (p. 118-121), elle va connaître trois camps dans le cadre desquels elle vivra la guerre, dans de dures conditions de survie mais loin de tout combat. Une « période de sédentarisation » en 1943 lui permet de bénéficier d’une promotion comme surveillante et donc d’une nourriture plus abondante, de repos, d’opportunités artisanales lui permettant de vêtir ses fils (elle échange leurs haillons contre des vêtements noués et tissés à partir de bribes de sacs dérobés sur son lieu de travail, puis de poils de chiens de traîneau qu’elle apprend à travailler auprès de femmes russes).

Kushinovska

16 Le premier camp, Kushinovska, a pour cadre un village sibérien de vingt maisons, dans la région d’Omsk, district de Saldaski. Elle l’atteint en juillet 1941. Il apparaît comme « un désert aussi loin que portent les yeux, bien laid au regard de notre patrie ». Toutefois les déportés sont devant des terrains cultivables où poussent « maïs, pommes de terre et plusieurs pâturages ». L’organisation est disciplinaire mais réelle. Leurs noms sont portés sur une liste déposée dans une boutique où ils sont autorisés à retirer du pain. Les rations insuffisantes sont calculées en fonction des tâches obligatoires : « sept cents grammes pour les travailleurs, trois cents pour les vieux et les enfants ». Le travail consiste à rassembler le blé fauché, marcher derrière les chevaux de trait, lier les gerbes. Il faut creuser des fosses pour entreposer du fourrage destiné au bétail. Ce premier camp fournit l’occasion d’expérimenter la dureté russe mais aussi ses failles : l’inflexibilité des geôliers est surtout attribuable à la vigilance due à la guerre. Mendicité ou échange illicite avec des paysans locaux commencent à apparaître, à la fois indispensables et possibles. Tout au long du récit on retrouvera cette obligation de délinquance caractérisée ou de recours à l’illicite, devenue la première condition de la survie. Les détenues non autorisées à quitter le travail des champs doivent craindre à la fois le contremaître et l’hostilité des Sibériens dont « les enfants lancent des pierres en se moquant » quand ils les voient rôder autour des maisons. À Kushinovska, selon le récit, on peut aussi glaner des « patates, une livre de farine, un peu de lait » auprès d’un kolkhoze. Parallèlement, les difficultés découlant de l’ignorance de la langue des gardiens se doublent d’une innovation narrative dont l’auteur usera comme d’un procédé récurrent : la citation de termes russes appris sur place que le récit glose ou non pour les présenter. Tantôt expliqués, tantôt traduits par un synonyme, ces vocables donnent la preuve d’un apprentissage cognitif incessant : à la fois linguistique et technique. Il suggère naturellement le défi présenté par un environnement nouveau – technique, météorologique, naturel – face auquel la langue roumaine acquise en Bucovine est impuissante ou insuffisante. Les relations humaines aussi sont totalement différentes de l’expérience vécue chez soi : insultées, les travailleuses apprennent la valence d’injures leur notifiant leur nouveau statut et l’échelle de valeurs des employeurs. « Nous étions des LODERI, des bonnes à rien, des paresseuses, nous n’aurions pas de pain ce soir » (Nandriș‑Cudla, 2011, 81). Elles apprennent le nom d’animaux peut-être spécifiques : « Ils avaient des vaches, des cochons, des GOBAÏ » (Nandriș‑Cudla, 2011, 82). À l’approche du printemps de 1942, les déportés se voient attribuer un lopin ce qui renforce l’espoir que leur châtiment coïncide non avec une condamnation irréversible mais avec une expérimentation soviétique de peuplement forcé de régions quasi-inhumaines. La déportation représenterait-elle un simple défi lancé à leur courage, à leur débrouillardise ? Déjà ils disposent d’une portion de terre,

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« de chevaux, de charrue, de la permission de labourer et planter des patates ». Certains croient possible l’acquisition d’une vache, de volaille en vue d’une installation définitive. Mais la milice débarque une nuit et leur intime l’ordre de faire leurs bagages pour une destination non communiquée, renforçant l’impression de soumission à l’arbitraire et d’impuissance.

Nadym

17 Le séjour au camp de Nadym (p. 85 à 97) frappe l’imagination à la façon d’un récit de trappeurs, ce dont l’épisode final est d’ailleurs proche. Ils atteignent ce lieu est atteint en juillet 1942 après un voyage sur une mauvaise route (tama) à travers « champs, marécages et eau ». Durant deux semaines de voyage, les déportés disposent de chevaux, mais ils avancent surtout à pied pour ménager les montures. Le convoi constitué de dix charrettes est accompagné d’un milicien. On s’arrête pour dormir mais aussi pour faire du feu, bouillir de l’eau, « manger un morceau de pain ». Nul commentaire n’envisage la possibilité d’échapper à la marche forcée dans l’inconnu : de toute évidence, fuir sur un territoire si lointain, en sachant peu de russe, sans argent ni connaissance du terrain est aussi inconcevable qu’un retour en arrière. On contourne une ville : Boshia Reka. Dans ce récit rédigé après 1965 par la survivante de retour dans son village, d’autres mentions topographiques sont l’indice de la conscience, ou de la fierté d’avoir accompli un périple exceptionnel. L’Obi, cité plus bas, est un affluent du Baïkal, lac ou mer décrite pour la première fois par un Roumain, le spathaire Nicolae Milescu, dont l’historiographie russe ne mentionne pas la nationalité moldave alors qu’il a effectué un périple jusqu’en Chine sur ordre du tsar1. Si Anița n’a pas eu accès de par sa culture personnelle à ce détail du passé culturel roumain, il semble impossible que ses frères lettrés aient totalement ignoré ce précédent dans l’éventuel trajet suivi par leur sœur. La narratrice précise en tout cas avec minutie qu’après cinq jours d’attente en plein air au près de la rivière Iartis : Un gros bateau à vapeur est arrivé, rempli de gens déjà croisés lors de notre voyage mais aussi d’étrangers. Il y avait là des gens de Finlande, de Pologne mais aussi de cette région de Kalmoukie et des Tatars. Le grand bateau était bondé : (…) nous étions entassés comme des poissons dans une barrique. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 86)

18 Les passagers sont débarqués dans « une ville du Grand Nord appelée Salekhard » où ils restent trois jours. Le groupe est séparé : une partie travaillera à Salekhard, d’autres « ont été installés hors de la ville ». Une troisième partie – comportant Anița et ses fils – est embarquée pour un nouveau voyage de trois cents kilomètres. Le bateau tangue sur l’Obi, rendant des passagers malades. « Dans un petit village nommé Suga » tous débarquent avant de se voir séparés à nouveau, le convoi d’Anița et ses fils voguant encore deux cents kilomètres vers le Grand Nord. Répartis en bateaux plus petits, ils accosteront sur une « toundra, une plaine avec des marais et des forêts » à la berge attirante par un « jour calme, ensoleillé, sans vent. Comme en plusieurs points du récit, le caractère insupportable de l’endroit se révèle vite. Abandonnés trois jours à des moustiques que ne disperse même pas la fumée de grands feux, les voyageurs contraints à l’insomnie sont plongés dans la détresse. « Ils nous avaient abandonnés dans ce désert sans nourriture ni abri, juste pour mourir : ils auraient mieux fait de nous fusiller ». Un bateau débarque, distribue du pain, emmène le convoi à « l’endroit prévu » : une nouvelle berge de forêts, aux maisons inachevées de rondins à plafonds de

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bois sans toiture. Par forte pluie, les déportés s’abritent sous les embarcations retournées de leur voyage, s’entassent dans les maisons sans meubles, sans portes ni fenêtres, aux toitures dégoulinantes. Les gardiens leur commanderont de creuser des huttes en vue de l’hiver. La description consacrée aux abris : maison ou hutte, à leurs avantages comparés, permet aussi au lecteur d’évaluer les choix en fonction de la personnalité, de la culture d’origine : obéir en creusant une hutte ou consolider une maison abandonnée pour éviter le statut inférieur d’un trou sous terre ? Ce trou (à construire sur ordre) semble écarté d’emblée sans même motiver le refus : là encore, le lecteur au fait d’habitudes roumaines sociales et régionales en est réduit à se rappeler la réputation du bordeï : trou-abri danubien à deux niveaux (« en haut les bêtes, en bas les hommes ») auquel nul paysan du Nord roumain n’accepterait de se voir réduit.

19 Pour la première fois, se présente une possibilité de regroupement impliquant une reconstitution de la vie sociale antérieure. Les maisons disponibles au nombre de « six ou sept sont toutes remplies ». Les gens se choisissent « par pays respectif » et l’autorité ne cherche pas à infléchir leur préférence (sous prétexte de les obliger à communiquer en russe comme à Kushinovska par exemple). Une maison héberge des Bessarabiens (roumanophones de l’actuelle République de Moldavie), une autre des Polonais, une troisième des Roumains. Anița réside avec des familles de sa commune, dont une femme, Calina, sera ultérieurement montrée comme une personnalité admirable, avec qui on partage le bien comme le mal, par conséquent une amie. Dans notre maison, nous étions six familles à hiverner, deux familles de Mahala ainsi que moi et mes enfants, Grigorciuc Stefan avec sa femme Véronica (…), Nicurciuc Lazar avec sa femme Mihalcian Raifta et leurs deux fils, Cuciorofschi Ilinca avec deux enfants de Boian et Zaharia Paraschiva mais ils l’appelaient Calina (…).Nous avions décidé de vivre avec eux car nous parlions tous le roumain et le soir quand nous rentrions du travail, nous pouvions au moins parler notre propre langue. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 90)

20 Abondance de neige et froid caractérisent un hiver rendu tolérable par la prévoyance russe qui met à leur disposition « un fourneau en fer installé au centre de la pièce. Il y avait plein de bois disponible puisque c’était la forêt autour de nous » (Nandriș‑Cudla, 2011, 91). Le travail obligatoire consiste à couper du bois en brigades de huit à dix hommes et femmes « les jeunes et forts abattant les gros arbres, les vieux et faibles coupant des troncs de la taille d’un pied ». La nourriture est aussi insuffisante qu’à Kushinovska. Sept cents grammes de pain quotidien par travailleur – le prix de la ration : un rouble, quatre kopecks est précisé, faisant songer à un travail rémunéré comme il le sera à Suga – trois cents grammes pour un vieillard ou un enfant. Mais à l’inverse du camp précédent, la région n’est pas habitée « ici il n’y avait rien mis à part la forêt et l’eau ». La neige sert de substitut alimentaire. On l’avale par poignée, fondue seule, fondue et salée, jusqu’à ce que les gens « atteints par la dysenterie perdent leur sang pendant deux, trois jours puis s’évanouissent et meurent ». Atteinte par une dysenterie au cours de laquelle elle délire, en octobre 1942, couchée, sans pouvoir travailler, Anița agonise. D’une maigreur extrême, entourée de ses enfants en pleurs, elle est sauvée par un vieil homme « du village de Boian, tout proche du nôtre » qui lui masse le corps jusqu’à la ranimer, les mains enduites d’une poussière de tabac servant de tonique. Le reste du séjour donne lieu à un récit de la lutte contre la faim, la faiblesse rendant le travail impossible, tandis que s’enclenche le cercle vicieux de l’absence de rémunération interdisant d’acquérir les sept cents grammes de la survie. Tout morceau

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est partagé avec les enfants dénutris « dont je ne pouvais supporter de regarder les pauvres figures affamées et tirées ». La prière et la foi en même temps accompagnent la mort proche mais sont un moyen de résistance mentale : la faim est explicitement liée aux secours de la spiritualité. Notre chair semblait avoir fondu sur nous (…). Il aurait été facile de compter tous nos petits os, nos veines saillaient sous la peau comme des lanières. Je ressemblais juste au squelette dont j’avais vu l’image dans un livre. On se regardait les uns les autres en pensant que c’était la fin. Mais on n’a jamais perdu la foi en Dieu. Nous lui demandions tous de nous redonner de la force et de nous aider à sentir Son pouvoir, à surmonter toutes ces difficultés, à échapper à cette crise afin que nos os ne soient pas abandonnés dans ce lointain désert. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 94)

21 Grâce à des lacets confectionnés par Anița, c’est le braconnage qui offrira le salut. Les garçons attrapent des volatiles. « J’ai pris les oiseaux, les ai bouillis entiers (…). Mais ils ont été plus nourrissants que l’eau et le sel ». (Nandriș‑Cudla, 2011, 95). Les chasses suscitent des rencontres : un chien sauvage joue à attaquer les pièges, un Russe leur enseigne que la fourrure du canidé, un renard arctique « vaut très cher » (note 30, page 96). D’autres volatiles sont pris, « de la taille d’une dinde ». La région s’avère fréquentée par une organisation commerçant avec les trappeurs qui acceptent toutes sortes de peaux de bêtes sauvages et paient le prix fort. Ils avaient aussi des denrées comme du pain, du sucre et donnaient des bons pour permettre d’en acheter. Une fourrure comme celle de l’animal (le renard arctique) battu et libéré valait bien trois cents roubles et au moins dix kilogrammes de nourriture.

22 Les fils d’Anița ne retrouveront pas de renard arctique mais ils ne rentreront plus les mains vides de leurs escapades en forêt. Leur débrouillardise, leur combattivité est reconnue dès ce tournant du récit. L’expression de la satisfaction maternelle face à leurs exploits d’ingéniosité devient une part importante de la relation d’expérience éducative qui s’esquisse. J’avais beaucoup de chance que mes garçons soient si persévérants. Ils se sont battus et nous avons survécu grâce à eux car de tous les gens qui venus à l’été 1942, seul un tiers survivait en 1943. Tous les autres étaient morts de faim et d’angoisse mais je ne parviens pas à les recenser tous. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 96)

23 Une autre aventure heureuse de l’hiver après la première maladie d’Anița montre les fils préparant un feu chaque soir pour entourer de confort le retour du travail de leur mère affaiblie. L’un apprête le bois, le dispose, tandis que les autres cuisent le gibier du jour. Le repas cuit, la nuit est tombée tandis que le feu faiblit en l’absence de lampe ni aucune lumière. Aussi qu’avons-nous fait pour améliorer la situation ? Les garçons ont trouvé un bois dans la forêt, du cèdre qui se fend facilement. Ils en ont rapporté pour le couper en morceaux de cinquante centimètres environ. Au début, ils ont utilisé la hache puis un couteau pour découper de très fines planchettes qu’ils ont fait sécher près du poêle et ainsi, nous avons eu de la lumière car ce bois contenait beaucoup de résine. Une planchette consumée, on en prenait une autre et alors on avait assez de lumière pour manger. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 97)

24 La description d’une quiétude familiale méritée clôt donc le chapitre sur l’épreuve de Nadym, montrée comme la pire des trois expériences de travail forcé. Dans le paragraphe sur le camp suivant, Suga, les déportés seront aux prises avec « un travail

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difficile (celui du poisson) mais sans comparaison avec celui dans la forêt » (Nandriș‑Cudla, 2011, 100).

Suga

25 Le village de Suga est atteint après un voyage en mer de deux cents kilomètres, au cours d’une expédition qu’elle voit comme un privilège parce qu’elle permet d’échapper à une séparation familiale. Dès la fin de l’hiver à Nadym « quand la glace sur l’eau a commencé de se disloquer » les Russes réquisitionnent « choisissant garçons et filles pour aller vendre le poisson à Suga (…) Parmi les travailleurs qui devaient partir pêcher, il y a eu mon fils aîné Mitruța ». La narratrice supplie des responsables « dans leur bureau » de l’autoriser à embarquer avec son fils, ce qui lui est brutalement refusé plusieurs fois. Elle choisira donc de désobéir, montant à bord avec ses trois fils sans que des gardiens l’interpellent, qu’ils aient oublié ses suppliques ou restent impressionnés par sa capacité de s’imposer par la pression émotionnelle. Je me suis mise à pleurer. Ils m’ont regardée et ont arrêté de crier après moi, disant seulement que je devais rester pour travailler. Je suis repartie mais j’ai noté qu’ils me parlaient d’un ton plus courtois. (…) Bien sûr, ils auraient pu me dire de débarquer mais ils ont réalisé qu’alors j’aurais été à nouveau entre leurs mains. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 98)

26 La destination oblige à se contenter cette fois de la hutte enterrée zimlianca, seul abri possible au bord d’un fleuve. Soixante-dix personnes « grouillant comme des fourmis » sont logées à l’intérieur d’un local insalubre où lits et vêtements sont pleins de poux. Le territoire du soleil de minuit est atteint : « les gens nous ont dit d’aller nous coucher car il n’y aurait pas d’obscurité ». Consciente ou non de l’importance de sa précision – au vu de la situation du camp par rapport au Cercle polaire (arctique) – la narratrice note que le jour polaire (« Le soleil se couchait à l’Ouest et se levait à l’Ouest ») durera de mai à août.

27 La description du travail imposé est intéressante dans sa technicité. On décharge des poissons apportés par des cargos de dix tonnes. Les tâches sont diverses : salées et empilées, les prises sont placées dans des fosses à saumure où on descend par une échelle. Après avoir mariné dix jours, les poissons sont à nouveau calibrés puis préparés pour le transport vers une destination inconnue. La précision narrative semble l’indice d’une admiration éprouvée pour une chaîne de tâches organisées totalement inconnues. Elle est le corollaire d’une possibilité immédiate de se nourrir durablement, serait-ce que par le larcin, même si le vol d’un seul poisson est puni de trois à sept ans de prison. Mais la rigueur des mesures est explicitement rapportée à la situation politique. « C’est resté très strict tant qu’a duré la guerre et que Staline a été au pouvoir » (Nandriș‑Cudla, 2011, 100). Le bonheur d’accéder à la nourriture est souligné en termes suggérant que la pénurie connue au camp précédent a servi de leçon, parce qu’elle était liée à l’ignorance du milieu naturel. Ici l’abondance ouvre un champ de possibilités. On se débrouillait pour dérober un poisson et le manger (…) frit ou bouilli, seul l’estomac devait être satisfait tant il réclamait de nourriture. Quand je pouvais, j’en volais et le rapportais aux enfants mais c’était difficile. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 100)

28 Pour la première fois dans le récit, la narratrice insiste sur le climat de terreur politique, empêchant toute protestation susceptible d’être taxée d’opposition à l’État,

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elle évoque la peur généralisée des arrestations et interrogatoires. « Les gens étaient si effrayés qu’ils avaient peur de leur ombre ». On entrevoit la fécondité de l’expérience vécue à Suga. Ce travail forcé va se révéler riche de rebondissements ultérieurs, il conduira les fils d’Anița à une carrière de marins où ils obtiendront des grades, en dépit de leur absence de scolarisation initiale. Dix ans plus tard, en 1953, Vasile, le fils cadet occupé à Suga à une tâche de manœuvre « est expédié pour étudier à Salekhard, une ville éloignée de trois cents kilomètres. Au printemps, il est revenu pour travailler comme capitaine d’un cachere de transport » (Nandriș‑Cudla, 2011, 140). Son frère aîné Mitruța, enrôlé de force vers 1942, devient à son tour capitaine d’un cachere de pêche. L’été suivant, Toader est engagé comme marin sur le bateau de son frère Vasile où il devient rapidement assistant-capitaine. La menace de la faim est ainsi écartée par une promotion induisant moins de contrôle extérieur. Quand ils revenaient à terre, ils rapportaient du poisson, beau et gras bien que ce soit interdit. Mais ils étaient devenus des travailleurs expérimentés qui faisaient scrupuleusement leur métier, aussi on ne les surveillait plus beaucoup. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 141)

29 Les péripéties narrant le début du travail de Mitruta près des barriques où enfouir puis ressortir les poissons à mettre en tonneaux, le vol « de poisson abîmé pour calmer notre faim, dans la terreur d’être pris », puis la maladie de Vasile, se constituent donc en étapes d’un récit optimiste, montrant implicitement la chance des déportés emportés par le retour du cercle vertueux (travail, audace, habileté, conscience) où leur famille se trouvait déjà engagée en Bucovine. Un dernier élément confère de l’intérêt au chapitre sur le camp de Suga. Une maladie frappe les déportés affectés par l’absence de vitamines. En 1944-1945, ils ne consomment plus fruits frais ni légumes depuis des années. Ail, oignons, « patates » aussi, quand on en dispose, sont réservés aux nacialnici russes, les gardiens. Le scorbut produit des effets corporels impressionnants : taches rouges sur les pieds, fatigue, gencives enflées et noires, dents branlantes, perte de cheveux. Plusieurs passages du récit de sédentarisation d’après 1945 détailleront le nom et l’apparence de baies de différentes espèces : mûres, myrtilles, canneberges, fruits jaunes de la toundra que la narratrice apprend à cueillir pour les consommer frais ou en confectionner des provisions dont elle munit ses fils en mer. Les déportés arrivés sept ans auparavant lui enseignent la valeur de ces cueillettes et dispensent des consignes de guérison : Allez vite dans la toundra ramasser des mûres, mangez-en autant que vous pouvez car c’est la seule manière de guérir cette maladie ! (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 114)

30 À Suga, Vasile, victime d’un refroidissement, est guéri par des fruits sauvages cueillis en forêt par sa mère avant chaque départ matinal. Resté fragile, il survivra grâce à une autre action de charité risquée, celle d’un « très gentil vieil homme déporté venu d’Astrakhan, également en Russie » qui introduira clandestinement le garçon dénutri sur un bateau comme cuisinier. Les pêcheurs apportaient à Vasile des poissons à nettoyer et laver puis faire bouillir ou frire ou lever les filets. Les hommes revenaient du travail, trouvaient leur repas préparé, ce qui leur plaisait bien (…) Quand la mer a commencé à geler, le vieil homme a ramené mon fils à la maison un peu plus vivant et en meilleure santé. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 106)

31 La survie s’organise donc grâce à l’intégration d’une expérience continue. Que seuls la nourriture, l’habitat et parfois le vêtement soient concernés par des observations

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récurrentes, par l’angoisse du quotidien, par la sensation de victoire ressentie après chaque combat pour les améliorer ne retire pas de son intérêt au texte. À l’inverse, le caractère élémentaire des obsessions renforce l’impression de « civilisation » qui émane du comportement d’Anița sans cesse conduite à de nouveaux apprentissages pour éviter la mort et celle de ses fils. De même, le caractère traditionnel d’activités de même ordre que les siennes au village, – travail aux champs, nourriture, soins, tissage des vêtements, propreté, éducation des émotions – et la prévenance envers autrui renforcent son prestige de mère nourricière, mais aussi protectrice, et par conséquent de femme et de paysanne. Elle montre l’expérience de la vie menée par elle-même et ses fils comme une progression dans l’endurance à travers chaque camp, une acquisition de savoirs pratiques au contact de milieux et de personnes valorisés par l’intérêt qu’elle leur porte. La violence morale que provoque la déportation perd de son acuité, pour faire place à une attitude pragmatique de lutte entre égaux ou inégaux face à un milieu difficile.

Le rapport avec les Russes

32 Un des enjeux du récit repose sur l’évidence d’un antagonisme roumain-russe que démontre surtout le paratexte. Défiance et peur découlent de l’état de guerre, de l’annexion du territoire roumain (plus précisément de l’invasion par les Russes en juin 1941 d’un territoire abandonné par les Roumains) dans le contexte du pacte Ribbentrop‑Molotov rappelé par la préface de Gheorghe Nandriș. Celui-ci étudie les effets de l’accord germano-soviétique sur sa région d’origine (Nandriș‑Cudla, 2011, 19-20), sans s’attarder sur la similarité du sort des Bucoviniens, des Baltes, voire des Polonais, qui serait pourtant pertinente dans la mesure où au camp de Nadym, de Suga, lors de la sédentarisation d’après-guerre, Anița croise des déportés de telles origines. Elle a été enlevée en pleine nuit le 13 juin 1941 par les Services Soviétiques de Sécurité (NKVD). L’opération a été précédée par le massacre de Lunca Prutului, présenté par Nandriș comme un génocide. Il ne peut donc être question d’envisager le rapport Roumains/Russes en jeu à Mahala en juin 1941 en termes autres que d’hostilité accompagnée – côté roumain – de terreur mortelle. Un long incident, présenté comme un « conseil de famille » lors de l’arrivée soviétique montre les hommes délibérant sur la conduite à tenir. Leur famille est prospère, elle a par conséquent beaucoup à craindre d’une fuite précipitée avec bagages en carriole ou juchée sur une monture. C’est par conséquent sur un pari, celui de la défiance opposée à une confiance irrationnelle que sera prise la décision qui va précipiter le salut d’un frère d’Anița, Florea, et la perte du mari d’Anița, Chirica Cudla. Ce dernier refuse en effet d’abandonner ses biens, en partie acquis par mariage. Chirica évalue-t-il bien le caractère idéologique/économique de son propre statut (époux d’une femme plus riche), la logique des envahisseurs quand il choisit ? Ayant souffert quatre ans lors de la Grande Guerre, ayant fourni « un gros labeur » pour tenir sa maison et ses trois enfants, il estime qu’il ne sera pas dépossédé par l’occupant. Plus loin Chirica insiste : « une immense population a vécu sous domination russe, nous le pouvons aussi ». La scène de discussion entre hommes est un drame : les décideurs passent de la délibération aux supplications, insultes et invectives (« Ils commencèrent à pleurer comme des femmes »). Le choix de Florea qui le sauve est présenté par sa sœur comme une réaction d’intelligence raisonnée, de lucidité politique et d’honneur ethnique/national tout à la fois.

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À leur dernier argument : « De propriétaire terrien que tu es, demain tu seras leur esclave », Florea répondit avec dignité : « Chez les Russes, il n’y a pas de propriétaire mais des kolkhoziens, alors je préfère encore être esclave chez les Roumains que propriétaire chez les Russes ».

33 Sur une telle réplique, le destin ultérieur d’Anița, qui plaça durant vingt ans en Sibérie tout son espoir dans sa famille et sa confiance dans ses frères, est scellé lui aussi. Je ne comprends toujours pas où Florea, ce paysan de trente-neuf ans a puisé une force morale qui a fait que ni la perte de ses biens, l’amour de ses enfants, la pitié pour sa mère malade n’ont pu ébranler sa décision(…) Chirica (avait) fait faire demi- tour à sa charrette en direction de la maison. Il changeait sa propre destinée. Il a laissé passer sa dernière chance en signant sa condamnation à mort tandis que Florea a sauvé sa propre vie. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 159-160)

34 La décision de Florea repose sur des motivations plus lointaines, au vu des premières pages du récit. La famille où Anița naît en 1904, en benjamine de six frères, semble plus éprouvée que d’autres par le comportement des « Moscals ». Dès 1914, les Russes commettent dans le village des exactions civiles qui les déconsidèrent, outre qu’elles inspirent le regret de la présence des Autrichiens dont l’armée se retire. Montrés comme plus corrects, même « bons » dans leur attitude face à ce peuple adapté à une domination austro-hongroise de longue date, les Autrichiens réquisitionnent « seulement provisoirement et quand ils y sont obligés ». Ils s’emparent de « fourrage, de pain, d’une vache, d’un cochon que nous étions dans l’obligation de leur donner, à prix réduit mais cela se faisait légalement » (Nandriș‑Cudla, 2011, 41). La crainte inspirée par la brutalité et l’arbitraire russe se perpétue lors d’affrontements armés jusqu’en 1916. Ils « poursuivent les hommes et les garçons pour les emmener », réquisitionnent bétail et volaille sans ménager les paysannes qui protestent. Ainsi la mère d’Anița est réprimandée à coups de knout avec une violence qui la laissera grabataire « totalement incapable de marcher jusqu’à sa mort » (Nandriș‑Cudla, 2011, 43-44). Elle ne sera soignée que par un médecin militaire autrichien. Le précédent familial – peut-être replacé par d’autres villageois dans la logique d’une position pro- autrichienne strictement familiale – va contribuer à l’absence d’étonnement d’Anița face au massacre de Lunca Prutului. Sa sauvagerie surprend peu une protagoniste sans illusion sur la distinction entre « Russe » (Moscal) et « Soviétique ». À ce stade du récit, nulle expérience de vie, voire de travail, n’a confronté la villageoise à un Russe de comportement « supérieur » de par son grade ou son niveau social, bienveillant ou simplement humain. Même ultérieurement d’ailleurs, face à des responsables moins cruels, plus négociateurs, nul éloge explicite d’une « bonté » ou « correction » russe ne viendra tempérer une préférence initiale pour les soldats s’acquittant pendant la Première Guerre mondiale d’un devoir désagréable aux populations mais « honnêtement et selon les règles » (Nandriș‑Cudla, 2011, 36).

Place du langage dans la survie

35 Au début du récit d’Anița alors âgée de dix ans, l’armée autrichienne bat en retraite, abandonnant à des Cosaques le village de Mahala terrifié. Une femme est frappée à mort pour avoir blâmé un cosaque d’un vol dans sa basse-cour. Il avait enfoncé la pointe de sa lance dans la bouche de cette malheureuse qui voulait seulement protéger ses poules et elle en était morte. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 39)

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36 Le refus de tout échange langagier continue de caractériser la seconde pénétration russe, celle de 1940, à la suite de l’abandon du territoire par les Roumains. Les vociférations, les appels (lecture de listes préludant à la déportation) renforcent la détresse de vérifications nominales rendues pire par l’impossibilité de se disculper. « Nous ne comprenions pas ce qu’ils nous disaient car aucun de nous ne parlait russe » (Nandriș‑Cudla, 2011, 178). L’évocation du premier camp de travail développera un long passage sur les effets de l’incommunicabilité linguistique, culturelle. On songe ici aux camps nazis décrits par Primo Lévi : refusant des chances de survie aux Juifs italiens ou sud-européens non yiddishophones incapables de comprendre des ordres en allemand. Ces prisonniers du Sud de l’Europe auraient péri plus rapidement, tant en raison de leur moindre discipline corporelle (lavage, rasage, « legs » de cuillère servant à manger sa soupe) que de leur isolation linguistique.

37 Dans ce premier camp de Kushinovska donc, des détenus bilingues s’improvisent traducteurs pour aider les condamnés à tenter de fléchir leurs bourreaux par un aveu de faiblesse face une tâche trop dure (creuser des fosses de deux mètres sans avoir mangé). Nous entendions les injures, les insultes mais écoutions à peine, ne sachant dire aucun de leurs mots. Derrière nous, des hommes qui parlaient russe apprenaient aux enfants y compris aux miens à dire : Mi golodni, ni mojim. Les enfants étaient contents de pouvoir parler russe et de répondre quand ils étaient insultés (en s’avouant affamés).

38 Une autre interaction verbale rectifie une confusion linguistique, permet d’éprouver la dureté des gardiens comme distincte d’un sadisme de tortionnaire, expérimente une possibilité de transaction psychologique liée au langage donc. À nouveau les enfants ont été insultés. Ils ont voulu se servir des mots appris et ont dit : «mi holodni ni mojim». Mais ils se sont trompés. Le mot golodni signifie « on a faim » mais holodni : « on a froid ». Alors les Russes leur ont dit de se couvrir avec leurs pelisses mais surtout de travailler plus vite.

39 Une conclusion optimiste est proposée : Ç’a été dur jusqu’à ce qu’on ait appris quelques mots de russe. Nous étions souvent insultés et ridiculisés. Nous restions silencieux, ne sachant quoi répondre. Ils nous regardaient et nous montraient comment faire comme si nous étions des sourds- muets. Mais par la force des choses, nous avons bientôt commencé à apprendre.

40 Plus tard, une séquence d’insultes et la menace de se voir privées de nourriture préludent en fait à des félicitations pour comportement satisfaisant (nous avons compris : « haracho crasiva molodeti (…) que nous avions très bien travaillé »). Les déportées pourront ramasser des pois en marge du travail obligatoire car, questionnées, elles ont su répondre qu’elles étaient chargées d’enfants (Nandriș‑Cudla, 2011, 80-81). Le principe disciplinaire, éducatif du camp de travail n’est donc pas mis en cause en dépit de sa coercition et de son injustice. Il est montré comme débouchant sur un apprentissage, lui-même facteur d’adoucissement de la détention. Le premier traumatisme passé, elle excuse même la déportation par la situation de guerre : le statut des déportés de Mahala relève peut-être aux yeux des Russes – elle s’interroge donc sur leur logique – de l’appartenance à une armée ennemie, sinon de l’espionnage actif. J’avais été arrêtée le 13 juin 1941, quelques semaines seulement avant le début de la guerre. Or, tous les Russes de Bucovine, de Bessarabie avaient été réquisitionnés pour le front de Stalingrad. À cette époque, s’ils avaient appris que nous étions

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Roumains, nous aurions pu être tués. Si nous étions en retard le matin ou tentions de ne pas travailler un dimanche, ils criaient : « alors vous attendez l’arrivée de Hitler ? » (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 82)

41 Le récit elliptique, laconique, un peu rigide d’Anița ne relève pas la cruauté de la remarque. Raillerie meurtrière ? Simple jovialité « prolétarienne » sanctionnant d’un trait verbal la bêtise germanophile de paysannes invitées par la moquerie à se rallier ? Le groupe de travail comporte des gens âgés parlant le russe. Ils posent des questions sur le déroulement du trajet en wagon, la vie d’avant, les motifs de la déportation inconnus même des protagonistes. Ils montrent de la compassion : « vous ne devez pas être bien coupables ». Le caractère sans issue de la détention est clair : « mais vous vous êtes mis dans un sale guêpier et il faudra faire avec ». Cette légèreté suggère qu’Anița a pris conscience de la chance qu’elle a de vivre alors que son appartenance nationale/ ethnique la condamne à mort et que son appartenance sociale de paysanne aisée (chiabur en roumain, koulak en russe) est de nature à l’exposer, en Bucovine devenue communiste comme en Sibérie, aux lourdes peines auxquelles elle fait précisément face.

Le lexique appris en Sibérie et sa transcription

42 Du début à la fin de son expérience, la narratrice évoque sa difficulté à s’exprimer en russe, face à un ingénieur à Nadym, face à un administrateur responsable de l’enrôlement de son fils Mitruta avant le camp de Suga. Les mots étrangers qui émaillent son récit transcrivent des termes acquis durant la détention et les déplacements : de la Sibérie ( aux alentours du lac Baïkal) à l’intérieur du Cercle polaire même. Ils ne sont pas donnés comme russes, mais motivés par la description d’expériences concrètes dans un langage élémentaire : ils ont peut-être été jugés intraduisibles en roumain. Rattachés au champ sémantique de la nourriture, ils décrivent des objets jamais rencontrés auparavant. Les termes sont tantôt traduits, tantôt expliqués en contexte. Nous recevions deux kilos de crupe (orge concassé) et huit cents grammes de sucre par mois (p. 101). Crupe de pros, c’est-à-dire une semoule de gruau diluée (…) J’ajoutais un peu de sel et voilà notre soupe. Un autre jour, il peut y avoir un peu de desut qu’ils appelaient kasha. (p. 128). Un pud de patates, c’est comme ça qu’ils comptaient, non au kilo mais avec le pud qui valait seize kilos (p. 85). Des oiseaux piégés qu’ils nommaient guhazi ainsi que d’autres appelés coqs sauvages. (p. 84-85). Trois’crupatchi pris dans les filets : une sorte d’oiseau gros comme un pigeon (p. 94). Ils attrapaient un crupatchi ou plus rarement un lièvre, ce qui nous procurait un petit changement alimentaire (p. 121).

43 Les fruits sauvages qui vont guérir du scorbut sont distingués avec une minutie de botaniste amateur. Certains sont connus depuis la Bucovine, d’autres appartiennent à la végétation locale. Leur cueillette a été enseignée par les déportées d’Astrakhan expertes dans le tissage des poils de chiens : une technique inconnue d’Anița, qui va lui permettre de confectionner gants et bonnets. La collecte systématique de ces fruits, ramassés frais en vue de consommation immédiate ou de la conservation (elle en munira ces fils partis sur les bateaux) se lie à une exploration du territoire qui va aussi conduire la narratrice à observer le mode de vie des Nenetz-Tuzmentsi, des Lapons. Ces iagade étaient des baies sauvages de différentes espèces (mûres, myrtilles) qui poussaient dans la toundra. Il fallait les chercher pour les trouver. Une espèce

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mûrissait tôt, dès août, qu’ils appelaient moroshca, qui ressemblait en fait à des myrtilles, sauf que la chair était jaune quand les fruits étaient mûrs. Il y avait aussi des gulubitsa qui avaient des baies bleues. Une autre espèce mûre en automne, vers septembre, était nommée brusniga, une sorte de canneberge avec des baies rouges, assez amères, qu’on pouvait stocker durant l’hiver. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 114-115)

44 Les termes attachés au lexique du travail couvrent des expériences inédites en Bucovine continentale, qu’il s’agisse des mots relatifs au terrassement, à la construction d’abris, aux bateaux. « Ils nous ont fait creuser des zimlenci dans le sol : des huttes à demi-enterrées » (p. 89). « Au bord du fleuve, il y avait une zimlianca comme ils disaient, une hutte à demi-enterrée » (p. 99). « Alors commençait la construction des maisons. Les hommes qui étaient plotnici, c’est-à-dire experts en travail du bois, restaient à construire » (p. 108). À l’automne, ils devenaient des plotnici, c’est ainsi qu’on appelait les charpentiers de marine, qui fabriquaient et réparaient aussi bien ces bateaux que les ribniti plus gros qui naviguaient en mer » (p. 133). « Les endroits où on faisait le pain, les stalovi où la nourriture des Russes était préparée (p. 104).

45 Le terme cachere pour bateau est utilisé tout au long du récit (p. 87, 1040, 141, 152). Le mot cantora traduit d’abord par bureau apparaît deux fois, tantôt pour caractériser un local administratif tantôt l’employé qui y travaille (p. 85, p. 119). Le mot pasiolca désigne un petit village (p. 119) et ciumuri un habitat nenets. Il est difficile de percevoir si la narratrice a conscience d’œuvrer en linguiste, si ce souci de précision lexicale est spontané, s’il lui a été inspiré par son frère Ionica qui l’a incitée à écrire ses souvenirs et à quelles fins. La pratique narrative recoupe en effet celle de Panaït Istrati, célèbre en Occident dès les années 1930 pour ses récits émaillés de termes locaux de l’ordre d’une technique du sertissage. Mais elle est susceptible d’être jugée intéressante en fonction de l’appartenance familiale d’Anița, dont le frère Girgore enseigne la linguistique à Londres, tandis que son neveu Octavian Nandriș aussi est titulaire, durant la détention en Sibérie et jusqu’à la fin des années 1970, d’une chaire de roumain à l’Université de Strasbourg.

46 Si valorisantes que soient ces notations pour ceux dont la civilisation comporte des termes adéquats à ces notions-clés, il ne semble y avoir dans le récit d’Anița aucun éloge explicite d’une excellence russe ou soviétique, technique, voire intellectuelle. L’une des dernières anecdotes du récit fait mention d’une générosité, d’une sensibilité peut-être typiques. Un Russe sauve de la noyade dans les glaces son propre cheval puis le fils d’Anița avec courage et habileté. Quoique démontrant l’héroïsme russe, l’anecdote est négative. C’est le Russe qui a insisté pour embarquer le garçon dans cette équipée, contre l’avis d’Anița même. Le garçon arraché aux eaux est secouru dans un village (russe) proche mais avec une maladresse grossière qui réduit à néant l’intention généreuse. Quand il se défait de la vareuse qu’on lui a offerte, sa mère découvre que le précieux vêtement a été passé à même une chemise solidifiée par le gel toujours en contact avec la peau du garçon. On ne saurait mieux stigmatiser la stupidité, le désordre tant de la générosité que de la sollicitude russe. À l’inverse, Mitruta, l’aîné d’Anița fait montre, lors d’une tempête de 1948, d’une prévenance vis-à-vis de son cheval digne des éloges folkloriques roumains face aux cavaliers compatissants, intelligents, soignant leur monture en quasi-vétérinaires. Mitruta avançait avec son cheval et son traîneau quand soudain le cheval est tombé entre ces blocs de banquise (…) La glace était aussi fine que du verre à cet endroit (…) Comme il avait une hache avec lui, il a cassé le traîneau, fait un trou dans la

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glace pour l’enfouir et avoir ainsi un point d’ancrage qui l’empêcherait, lui de glisser. Il réussit à sortir son cheval de la glace. Mais celui-ci étant resté longtemps dans l’eau glacée, il avait du mal à se tenir sur ses jambes. Ils ont avancé doucement vers le village (…) vingt kilomètres environ. Une fois au village, ils ont fait entrer le cheval dans une maison. Un grand feu a été allumé pour faire fondre la glace qui le recouvrait. Ils l’ont ensuite séché (…) De tels incidents étaient fréquents mais peu de gens s’en sortaient pour pouvoir ensuite les raconter. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 136, 137)

47 Dans la même logique, un éloge de Vasile insistera sur son ingéniosité, capable de mettre en évidence le dévouement de son cœur. Une fois de retour du Grand Nord avec l’argent nécessaire pour le rachat de la maison, il replantera soixante arbres fruitiers et « le verger de pommiers car tout ce qui avait été planté par son père avait été détruit ». En Sibérie, il « s’est débrouillé pour acquérir des veaux » puis récolter des patates clandestinement pour nourrir sa mère et son entourage. Encore enfant, il se rend utile grâce à une invention. Par exemple, il avait installé un réservoir sur un essieu à deux roues et ainsi, avec un cheval, il apportait de l’eau à ceux qui en avaient besoin à la cantine ou ailleurs. Car il n’y avait quasiment pas de puits et les gens prenaient uniquement l’eau à la rivière. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2012, 154, 155)

48 Ces qualités d’ingénieur sont implicitement montrées comme roumaines et même bucoviniennes. De même la déchéance des Nenets-Tuzmentsi, réduits par les Soviétiques à ne plus employer leur langue samoyède, à vivre dépossédés de leurs troupeaux, de leurs biens, de leur religion témoigne à la fois du radicalisme, de l’incurie, de l’ignorance russe qui entraînent automatiquement la déchéance des groupes fidèles à une attitude traditionnelle d’harmonie avec les animaux et la nature. Nourris de chair et poisson cru, ils buvaient du sang de renne et s’habillaient avec les peaux de ces animaux puisqu’ils n’avaient jamais vu d’autres sortes d’habits. C’était si sauvage ici que presque personne ne s’y était installé. Seulement ceux que les Russes appelaient Tuzmentsi ou Nenets (…) Ils se parlaient très peu entre eux et c’était très difficile de se lier avec eux. Ils croyaient en Dieu, à leur manière. Parfois l’un d’eux essayait de nous dire quelques mots de russe mais le plus souvent, ils communiquaient par signes pour expliquer leurs croyances. Désormais ces croyances s’effritaient mais à l’époque du tsar Nicolas II, ils avaient possédé de grands troupeaux de rennes et des lieux de culte. (NANDRIȘ‑CUDLA, 2011, 143)

49 Les coutumes mortuaires des Nenets même dont une description conclut le récit de déportation d’Anița, semblent emblématiques d’un sens du sacré préservé par ces autochtones pour conférer du prix au lieu où « nous avons passé la fleur de notre vie » contre naturellement une domination indirectement dénoncée comme destructive, bornée (Nandriș‑Cudla, 2012, 144-145).

Un samizdat féminin tardif et occulte ?

50 C’est en 1959 que Anița et ses enfants sont réhabilités, en octobre 1965 que Anița rend visite à Bucarest à son frère Ionica « pour l’embrasser, le remercier “des meilleurs médicaments” : les lettres qu’il lui a envoyées en Sibérie pendant treize ans ». Celui-ci lui remet alors : « un gros cahier vierge. Son futur manuscrit. » (Nandriș‑Cudla, Nandriș, 2012, 168, 169).

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51 Quand et comment commence la rédaction du texte que ce frère l’incite « tendrement » à écrire par lettre du 5 mai 1966 ? Il est en tout cas achevé en 1982, lorsque Gheorghe Nandriș revoit Anița à Mahala « pour la dernière fois ». Il comporte trois cent soixante pages rédigées dans le cahier donné par Ion (Ionica) en 1965. Il semble conservé dans des conditions de clandestinité, serait-ce pour se garder d’investigations familiales inquiètes de cette activité inhabituelle chez une ménagère âgée. Il est protégé par une couverture en plastique contre l’humidité de l’endroit où elle le cachait : une poutre du grenier (…) Me regardant droit dans les yeux, elle m’a dit de la façon la plus naturelle que je devrais passer la frontière en Roumanie avec ce manuscrit. (NANDRIȘ‑CUDLA, NANDRIȘ, 2011, 23, 24)

52 Le Docteur Gheorghe Nandriș, fils de Florea, est alors médecin cardiologue à Sibiu, après avoir effectué toutes ses études en Roumanie comme l’indique une note de l’avant-propos de Daniel Nandriș qui a composé le volume. Lors de la fuite de Florea Nandriș vers la frontière roumaine en juin 1941, il était âgé de sept ans. C’est lui que Anița charge de passer le manuscrit dont il est l’initiateur à travers deux frontières : un choix risqué dont elle pâtirait seule en cas de saisie du manuscrit.

53 Un tel texte peut-il encore déranger aujourd’hui ? Apporter du nouveau ? Témoignage sur le goulag dont la seule grande originalité tiendrait à sa nationalité, on peut estimer qu’il participe en fait d’un renforcement de justification des exilés roumains anticommunistes de l’après-deuxième guerre mondiale. L’antisoviétisme de ces derniers a reposé sur la spoliation de la Bucovine/Bessarabie/Transnistrie, au mépris de la reconnaissance de la Shoah dans ces régions par exemple. Morts pour la plupart, ces anciens réfugiés sont désormais canonisés de par leur œuvre littéraire, philosophique voire scientifique roumaine et française (ainsi Mircea Eliade, Virgil C. Gheorghiu, Emil Cioran publié aujourd’hui dans la Pléiade). Figures de proue de l’anticommunisme en Occident, leurs engagements d’extrême-droite de jeunesse, longtemps passés sous silence, ont été depuis été analysés, excusés ou à nouveau condamnés, mais toujours pris en considération dans le cadre même de l’Université roumaine de l’après 1989 sur les crimes communistes. On peut cependant estimer que des témoignages « neutres » ou quasi anonymes, émanés de « gens simples » continuent de manquer. C’est donc un manque de l’ordre de la preuve que les souvenirs d’Anița Nandriș‑Cudla contribueraient à combler, dans un contexte de non démonstration du bien-fondé de l’antisoviétisme des grands intellectuels.

54 Sur un autre plan, dans le cadre de l’histoire littéraire de l’actuelle République de Moldavie voisine du village d’Anița (minoritaire, aujourd’hui en Ukraine), le critique Petru Negură observe que les écrivains professionnels revenus de déportation après la mort de Staline, suite à une condamnation comme « ennemis du peuple » se sont difficilement réadaptés une fois de retour en ex-territoire roumain devenu soviétique. Paradoxalement « réintégrés plus vite qu’ils ne l’espéraient » ils ont joué le « rôle de poètes soviétiques mûrs », c’est-à-dire qu’ils ont accepté la soumission à la ligne communiste. Ils resteront cependant toujours crédités d’un « manque potentiel de “fiabilité” politique » faisant d’eux des “réhabilités sur papier” demeurés suspects aux yeux de « ceux qui avaient accepté ou même directement contribué à leur condamnation » (Negură, 2009, 296-297). Ne sachant plus communiquer ou définitivement brisés par la déportation, ils feront « souvent du zèle » qui éloignera d’eux les auteurs plus jeunes. Peut-on imaginer de tels auteurs motivés ou sollicités en

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leur temps pour communiquer une relation littéraire de leur vie au goulag de l’ordre de celle qu’a pu rédiger Anița dans son village roumanophone d’Ukraine ? Hors circuit littéraire institutionnalisé, hors circuit « ethnographique » sur la seule sollicitation d’un frère Ionica lui-même potentiellement en relation avec un « réseau » familial et universitaire susceptible de la secourir et l’appuyer en Occident ?

55 Petru Negură note encore que les femmes auteurs furent minoritaires en Moldavie devenue soviétique pour des raisons indépendantes de leur manque de formation. Dans l’Union des Écrivains Moldaves de 1958, elles sont six seulement pour soixante-six adhérents masculins. L’historien interprète de tels chiffres avec sévérité. Au nombre de deux seulement en 1954, ces membres se sont comportées en faire-valoir du nouveau régime. Les prémisses de la promotion des femmes auraient été truquées tant dans le cadre moldave soviétique (Bessarabie/Transnistrie) que lors de la politique précédente (conduite à partir de la Grande Roumanie monarchiste). Les deux femmes admises de 1949 et de 1954 (Vera Malev, Ariadna Salari) ont été « les exceptions nécessaires pour sauver les apparences d’une institution qui prétendait à l’égalité des sexes, contre le soi-disant héritage bourgeois qui empêcherait sa réalisation » (Negură, 2009, 298). L’accès de candidatures féminines à l’UEM aurait été limité aussi par deux facteurs de principe : d’abord l’entrée des femmes passait systématiquement par l’épreuve d’un jury masculin, ensuite la moitié des écrivaines cooptées étaient mariées à des membres de l’UEM, quand elles n’étaient pas leurs sœurs ou leurs inspiratrices. Enfin, l’accès féminin à la profession a été limité par une représentation masculinisante du métier d’auteur. L’écrivain (…) hérite d’une tradition dans ce sens. Il la reproduit et la renforce par les idéaux de virilité et d’héroïsme que la littérature moldave de l’époque stalinienne promeut sans relâche, surtout dans les années quarante. (NEGURĂ, 2011, 298)

56 Un tel modèle, si loin qu’il se situe de l’expérience d’écriture d’Anița peut cependant expliquer par analogie à la fois le contenu de son témoignage et le rôle joué par sa famille pour l’inciter à rapporter une expérience de femme, de Roumaine, de victime du goulag inédite avant de la transmettre hors frontières pour contribuer à véhiculer une double image valorisante. Celle d’une féminité nationale traditionnelle/réactionnaire à valeur polémique et celle d’une curieuse dissidence conservatrice face à toute modernité paradoxalement jugée comme toujours novatrice parce qu’elle ne cesse d’apporter les preuves du bienfondé de la sensibilité « victimaire » roumaine désormais stigmatisée par les historiens (Georges Castellan, Neagu Djuvara, Catherine Durandin).

BIBLIOGRAPHIE

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Bibliographie

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NEGURĂ Petru, 2009, Ni héros, ni traîtres : les écrivains moldaves face au pouvoir soviétique sous Staline, Paris : L’Harmattan.

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NOTES

1. Nicolae Milescu, spathaire (Vaslui, 1636, Moscou, 1708) fut un lettré, traducteur, voyageur, géographe, diplomate actif en Moldavie et Russie. Connu de l’historiographie russe sous le nom de Nikolaï Spafari, il a rédigé De la Tobolsk până în China [De Tobolsk jusqu’en Chine] édité en 1888 par G. SION. L’ouvrage a été à nouveau publié à plusieurs reprises au xxe siècle, notamment par Corneliu BĂRBULESCU à Bucarest en 1956 sous le titre Jurnal de călătorie în China [Journal de voyage en Chine], (réédition en 1958, 1962, 1974, 1987). Voir l’article « Nicolae Milescu » en roumain dans Wikipedia, http:// www.ro.wikipedia.org/wiki/Nicolae_Milescu, dernière modification : 20 mai 2014 [page consultée le 28 septembre 2014].

RÉSUMÉS

Déportation en Sibérie d’une famille paysanne roumaine – 1941-1945 évoque le début du séjour au goulag d’Anița Nandriș‑Cudla. Cette paysanne roumaine a été déportée en Sibérie pendant 20 ans avec ses trois fils de 11, 14 et 17 ans lors de l’occupation soviétique (1941) de Mahala, son village roumain près de Cernăuți (aujourd’hui en Ukraine). Treize mille personnes de la région ont connu le même sort. Entre 1941 et 1945, elle traverse les camps de Kushinovska, Nadym, Suga comme des épreuves de sélection naturelle : ingéniosité, ardeur au travail, soins du corps dans des conditions impossibles sont présentés comme facteurs de la survie avant la réhabilitation politique de 1959. Témoignage sur la paysannerie roumaine traditionnelle « éternelle » face au malheur, face aux Russes surtout, le récit est encadré par un lourd paratexte (avant-propos, préfaces, postfaces, documents) réuni par les frères et les descendants de la déportée. Écrit à l’instigation d’un frère d’Anița, le manuscrit a été caché entre 1982 et 1989 avant d’être passé à l’Ouest en samizdat. Le volume ambitionne de dénoncer le communisme « génocidaire », le martyre d’une mère-courage rappelant l’image mythique des Géto-Daces antiques. Prix Lucian Blaga de l’Académie roumaine en 1992, le livre fait aujourd’hui l’objet en Roumanie d’adaptations radiophoniques, théâtrales, filmiques.

Déportation en Sibérie d’une famille paysanne roumaine‑1941-45 evokes the beginning of the stay in Gulag of Anița Nandriș‑Cudla. This Romanian peasant has been deported to Siberia for twenty years with her 11, 14 and 17 years old sons during the Soviet occupation (1941) of Mahala, her Romanian village close to Cernowitz (now in Ukrainia). Thirteen thousand people of the region shared the same fate. Between 1941 and 1945, the Kushinowka, Nadym, Suga camps were passed like tests of natural selection. Cleverness, eagerness and hygiene in impossible conditions are presented as factors of survival before the political rehabilitation in 1959. Bearing witness to the traditional “eternal” Romanian peasantry facing misfortune, in particular the Russians, the account is framed by a heavy paratext provided by the family. Written on the instigation of one of Anița’s brothers, the manuscript was hidden between 1982 and 1989 before being passed to the West as samizdat. The volume aims at denouncing genocidal , the martyrdom of a “ Courage” recalling the mythical image of the antique Geto-Daces. The book was awarded the “Lucian Blaga” prize of the Romanian Academy in 1992.

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Déportation en Sibérie d’une famille paysanne roumaine – 1941-45 urmărește primele etape ale deportării în Siberia a unei familii de țărani din Bucovina în 1941, în timpul invaziei trupelor sovietice. 13 000 mii de persoane din Mahala (lângă Cernăuţi, astăzi în Ucraina) și din împrejurimi au fost ridicate din casă şi deportate urmând să dispară definitiv în cea mai mare parte dintre ele. Anița Nandriş –Cudla și cei trei băieţi ai săi (11, 14, 17 ani) au supraviețuit 20 de ani dincolo de Cercul Polar înainte de a fi reabilitați politic (1959) și autorizați să se întoarcă la ei acasă. Samizdatul « Amintiri din viaţă. 20 de ani în Siberia » scris de către Anița Nandriş-Cudla la îndemnul fratelui ei a rămas ascuns 7 ani (din 1982 pînă in 1989) înainte de a fi publicat la București, de editura Humanitas, în 1991, și de a primi premiul ‘Lucian Blaga’ decernat de Academia Română în 1992.

INDEX

Thèmes : Histoire motsclesel Απέλαση, Γκούλαγκ, Βουκοβίνα, Ρουμανία, Μολδαβία, Σιβηρία, Δεύτερος Παγκόσμιος Πόλεμος, Μαρτυρίες, Ιστορία motsclesmk Депортација Гулаг, Буковина, Романија, Молдавија, Сибир, Втората светска војна, Докази, Историја Keywords : Deportation, Bucovina, Gulag, Rumania, Moldova, Siberia, Second World War, Testimonies, History motsclestr Sınır dışı, Gulag, Bucovina, Romanya, Moldova, Sibiriya, İkinci Dünya Savaşı, Kanıtlar, Tarih Mots-clés : déportation, déportation, goulag, goulag, témoignages, témoignages Index géographique : Roumanie, Bucovine, Moldavie, Sibérie Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945)

AUTEUR

HÉLÈNE LENZ Université de Strasbourg

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Témoignage : Katina Tenda‑Latifis Partisane, exilée, exportatrice de vins grecs et écrivain Testimony: Katina Tenda Latifis, Partisan, Exiled, Greek Wines Exporter and Writer

Katina Tenda‑Latifis Traduction : Geneviève Rouchette

Quelques mots sur Katina Tenda‑Latifis

1 Juste quelques lignes pour montrer que nous avons affaire à un personnage placé dans des circonstances exceptionnelles : Katina est née à Almyros en 1929, en 1943 elle entre dans l’EPON, les Jeunesses résistantes de l’EAM, l’organisation résistante créée à l’initiative des communistes grecs ; comme beaucoup, à la fin de la guerre, elle est exilée par le gouvernement anticommuniste dans l’île d’, en 1946. Elle parvient, en 1947, à partir dans la montagne où elle rejoint l’Armée Démocratique (armée antigouvernementale à direction communiste), et participe aux combats jusqu’en août 1949 en différents endroits, dans un périple qui la conduit des montagnes de sa région, le Pilion, le Mavrovouni, l’Othris, vers les Agrafa, puis les massifs proches de la frontière, lieux des derniers affrontements, le Grammos, le Vitsi et de nouveau le Grammos. Comme bien des combattants, pour éviter la prison ou la mort, elle fuit vers les Républiques sœurs en 1949 : acheminée par l’Albanie, envoyée en Pologne, puis en Hongrie, en Roumanie, elle atteint l’URSS où elle fait des études sociales, économiques et commerciales. Elle rejoint clandestinement Athènes de 1952 à 1954 dans le groupe de Belogiannis ; condamnée à mort par contumace et déclarée apatride en 1954, elle s’enfuit jusqu’en Roumanie où elle épouse Dinos Latifis, un économiste grec, exilé lui aussi. Leur fille Evdokia, naît en Roumanie.

2 Par la suite la famille parvient à quitter la Roumanie, s’installe en France, et le couple travaille à l’Immobilière de construction à Paris. En 1974, (chute de la dictature des colonels), ils reviennent en Grèce après 28 ans d’exil. Elle devient directrice des exportations du groupe de 19 coopératives de vin de Thèbes. En 1999, Ta Apopeda, son témoignage sur la période 1941-1949, est publié en Grèce. En 2012, Katina Tenda‑Latifis

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publie la biographie du professeur Kokkalis, l’un des « grands » de la résistance. En 2013, elle prépare Grandeur et ombres de la gauche, en 2014 Ta Apopeda est publié en français sous le titre les Enfants répudiés de Grèce, chez l’Harmattan, la traduction est de Geneviève Rouchette (INALCO). C’est quelqu’un que rien ne prédestinait à cette vie mouvementée qui ne fut que la conséquence de son engagement toute jeune fille dans les Jeunes de l’EAM (EPON), engagement motivé comme beaucoup d’autres par le seul désir patriotique de lutter contre l’occupant pour un monde meilleur.

1. Le périple de Katina dans la montagne grecque entre 1947 et 1949

© Katina Tenda

3 Dans son livre Quel beau dimanche, le célèbre écrivain espagnol Jorge Semprún a écrit : En décembre 1944, au camp de Buchenwald où j’étais détenu, nous avons entendu par la voix des haut-parleurs du camp que l’armée anglaise était en train d’écraser les résistants grecs. La neige tombait et recouvrait le camp, et, à côté de la fumée du crématoire, nous discutions tous les jours de la Grèce : nous pensions que ce que nous entendions était de la propagande allemande. Car comment serait-il possible que les Anglais fassent la guerre aux alliés grecs alors que la guerre contre Hitler n’était pas finie ? Comment était-il possible que les tanks et les avions britanniques exterminent ceux qui s’étaient dressés contre les Allemands.

4 En vérité, comment ?

5 Le peuple grec se posait la même question : c’était incroyable mais c’était la vérité ! Churchill avait ordonné à son armée : N’hésitez pas à vous comporter en Grèce comme en territoire occupé. Frappez-les !

6 Une caricature de l’histoire ? Non, c’était plus grave, les Anglais voulaient garder la Grèce sous leur contrôle. Pouvez-vous imaginer ça ? Athènes était libérée en octobre 1944, mais pas encore toute la Grèce, et en décembre les Anglais nous frappaient !

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7 Combien de pays amis de la famille européenne savent que nous, Grecs, sommes le seul pays à ne pas avoir connu la libération à la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Qu’après à peine un mois et demi de liberté, le combat a repris, contre les Anglais, puis s’est transformé en guerre civile jusqu’à la fin 1949, guerre qui s’est terminée par la défaite de l’Armée démocratique. Et cette défaite a été suivie de longues années d’exécutions et de persécutions des résistants.

8 Cette ignorance du public européen qui connaît tout sur la guerre civile espagnole, cette absence de divulgation, nous la portons tous en nous avec amertume et un certain dépit. Des centaines de livres ont été publiés en Grèce sur l’histoire brillante de notre résistance, et l’histoire tragique de notre guerre civile, mais très peu ont été traduits, et aucun dans certains pays.

Résistance

2. L’officier Katina Tenda‑Latifis

© Katina Tenda

9 La Grèce a connu une triple occupation : italienne, bulgare et allemande. Dès le début, la résistance commença, au début de manière individuelle et isolée, puis très vite les grandes organisations furent créées.

10 D’abord, il fallut protéger les soldats anglais qui n’avaient pas eu le temps de quitter le pays et risquaient d’être arrêtés par les Allemands : beaucoup de Grecs, hommes et femmes, se sont dévoués ou sacrifiés pour les protéger. Dans mon quartier, une très pauvre femme, Lenkis, qui avait six enfants, cacha chez elle deux Anglais, au risque de sa vie.

11 La particularité de la Résistance grecque est la très forte implication de toute la population : en dehors des 100 000 partisans de l’ELAS dans les montagnes, il y a eu un mouvement très fort et bien organisé dans les villes et les villages. C’était un mouvement de « Réveil national » auquel chacun participait tant qu’il pouvait, sans reculer devant le danger ou les sacrifices. Et si certains ne voulaient pas participer, les autres les entraînaient. C’est l’histoire de ce village d’une région proche de la mienne dont les habitants ne voulaient pas apporter les munitions aux résistants avec leurs

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animaux. Le pope du village, qui s’appelait Tsarouhas les a rassemblés dans l’église. Il monta en chaire et leur dit qu’à partir du lendemain, ils devraient faire eux aussi leur devoir, comme les autres villages. Il leur faisait le signe de la croix dessus en disant « Vous, de ce côté, vous allez à l’EAM, vous par-là, à la « Solidarité », ceux-là à l’EPON, et ainsi de suite ». Le lendemain, un vieux du village rencontre une de ses connaissances du village d’à côté : « — Qu’est-ce que j’ai appris, lui dit sa connaissance, que le Pope Tsarouhas est venu et vous a fait entrer dans l’organisation ? — Oui, il est venu. — Et toi, où t’es-tu inscrit ? — Moi, je suis tombée chez les femmes ! »

12 J’étais encore une écolière, avec ma bande d’amies quand une voisine un peu plus âgée que nous est venue nous trouver pour nous demander d’entrer dans un mouvement de résistance. Où voulez-vous aller ? Aux Aiglons (pour les enfants de 12-13 ans), à l’EPON des jeunes, à l’armée de réserve de l’ELAS, à la « Solidarité nationale » ou au parti communiste ? Non, non, nous ne voulons entrer nulle part ! Surtout pas au parti communiste, on excommuniait ses membres ! Peut-être à l’armée de réserve parce qu’on nous avait dit que si on y entrait, on recevait des godillots cloutés, ceux qui font du bruit quand on marche, et ça, ça nous fascinait. Finalement, je ne sais plus trop ce qu’elle nous a dit, mais nous nous sommes inscrites dans toutes les organisations, dans les cinq ! Le résultat, c’est que nous avons disparu du matin au soir de chez nous, nos parents ne nous voyaient plus. Ils criaient, grondaient, mais nous étions insaisissables comme le feu !

13 Dans les villages, nous courions pour faire sonner les cloches pour rassembler la population et nous invitions les jeunes à rejoindre la résistance, les paysans à fournir leurs animaux, les femmes à préparer le pain, etc. Nous faisions le guet pour sonner l’alarme quand les Allemands arrivaient. Nous avions créé un club de jeunes, nous l'avions décoré de peintures, nous y faisions du théâtre qui célébrait l’esprit patriotique. Il y avait des chœurs, des danses, des poésies. Et chaque jour, comme j’avais une voix forte, c’est moi qui donnais les nouvelles avec un porte-voix – ce qui m’a coûté très cher plus tard.

14 Pendant la Résistance, pour entrer dans lutte, la femme grecque est sortie de chez elle pour la première fois. Il faut se rappeler qu’en province les mentalités étaient très arriérées. En Thessalie, des résistants invitaient une jeune fille à se rendre à une réunion de lutte. Sa mère leur a claqué la porte au nez : « Je ne la laisse pas venir, sinon, personne ne voudra plus d’elle, personne ne voudra l’épouser ». Et pourtant, non seulement la jeune fille entra dans la Résistance, mais aussi sa mère et toute sa famille. Mais après la Libération, le gouvernement les condamna à l’exil, il les a punies pour avoir participé au combat selon le vieux précepte : « La Patrie au-dessus de tout ». À cette époque, nous ne pouvions pas imaginer que l’État lui-même nous traiterait de façon aussi inhumaine pour avoir participé passionnément à notre lutte patriotique et affronté tous les dangers. Et nous pouvions encore moins deviner qu’il utiliserait pour nous exterminer des groupuscules de collaborateurs fascistes grecs, armés par les Anglais.

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3. Les longues marches…

© Katina Tenda

Exil

15 Les combats entre les résistants et les Anglais se sont donc terminés, comme vous le savez, par l’accord de Varkiza en février 1945. Et même pas un mois après, j’en ai subi la conséquence : en pleine nuit, un groupe de bandits fascistes est venu me kidnapper chez moi et m’a emmenée de force dans la forêt voisine. Ils m’ont ligotée, menacée des pires horreurs. Par miracle, j’ai reconnu un de mes camarades de classe, et ils m’ont relâchée. J’avais à peine 16 ans ! J’ai quitté ma province pour leur échapper, mais après des semaines où je suis passée d’un placard d’amis au grenier d’autres amis, avec mon amie Pélagie, la police nous a trouvées et arrêtées. On me condamna à être exilée dans l'île de Gavdos, perdue au milieu de la mer libyenne, où l’on ne pouvait que mourir. Heureusement, après diverses protestations, ils ont été obligés de changer la sentence et on m’a envoyée en exil dans l’île d’Icaria. Grâce à une commission de l’ONU, le gouvernement a dû libérer les mineurs, dont moi, et on m’a ramenée à Athènes. Mais la police m’attendait au Pirée et m’a arrêtée. Je me suis évadée, une autre arrestation, une autre évasion. Alors, j’ai pris la grande décision de ma vie : fuir dans la montagne pour lutter au lieu de vivre traquée. Pourquoi la montagne ? Parce que, comme le disait un de mes amis, en France, les révolutionnaires font des barricades, en Grèce, nous grimpons sur nos montagnes. Et, du Pilion au Grammos, j’y ai vécu deux ans.

Dans l’Armée démocratique

16 De 1946 à 1949, l’Armée démocratique a étendu son action sur toute la Grèce, et plus de 100 000 combattants sont passés dans ses rangs. Compte tenu des pertes, on estime de 30 000 à 35 000 le nombre de ceux qui étaient opérationnels en même temps. Et, ce qui

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fait sa particularité, c’est que 30 % de ces effectifs actifs étaient des femmes, aux premières lignes, plus toutes celles qui étaient dans les hôpitaux, l’intendance, etc. Cette importante proportion de femmes exigeait une organisation spécifique, tenant compte des problèmes physiques féminins. Les sections étaient mixtes, il n’y avait pas de bataillon féminin comme pendant la Résistance.

17 À chaque niveau de l’armée, section, compagnie, bataillon, brigade, division, il y avait une responsable des femmes qui collaborait étroitement avec le commissaire politique. La responsable l’informait des problèmes de chaque combattante, règles douloureuses, hémorragies et, dans ce cas, elles étaient dispensées de porter des obus ou des mitrailleuses, ou on ne les envoyait pas dans les missions les plus difficiles. La responsable aidait les filles malades, les soutenait psychologiquement quand elles apprenaient que l’un des leurs était tué. Nous avions tous les jours de tels cas : je me souviens de Christina, qui pleurait, inconsolable, car la nuit précédente, au cours d’un combat, elle avait trébuché sur un obstacle, et s’était aperçue avec horreur que c’était le corps de son petit frère de treize ans qu’elle croyait à l’abri. Ou encore, cette toute jeune fille de Roumélie, dont l’armée avait massacré les deux petits frères sous les yeux de leur mère, puis la mère. Elle pleurait en se tordant les mains : « Pourquoi, pourquoi ? »

18 Moi, j’étais l’une de ces responsables des femmes et des jeunes.

19 À cause de nos conditions de vie très dures et des charges que nous portions, beaucoup de femmes n’avaient plus de règles, et elles se sentaient mal. Alors, le commandement général demanda aux pays du bloc de l’Est de nous envoyer des médicaments. C’est ainsi qu’un jour, le responsable du ravitaillement reçut quelque chose qui ressemblait à des morceaux de chocolat. Il les distribua en même temps que la gamelle, mais il n’y en avait pas assez pour tous, et ceux qui n’en avaient pas eu se plaignirent auprès du commissaire politique qui était notre héros Nikos Belogiannis, – qui fut fusillé par le gouvernement en 1952. De quels chocolats parlez-vous ? dit-il. C’était des médicaments pour les femmes. Et il ordonna, d’un air sérieux, qu’on l’informe des effets induits sur les hommes !

20 Les femmes de l’Armée démocratique ont fait preuve de beaucoup de courage. La majorité était des volontaires qui avaient rejoint la montagne pour échapper aux poursuites, mais il y a eu aussi des femmes enrôlées contre leur gré par l’Armée démocratique. La plupart se sont battues par la suite aussi vaillamment que les volontaires. Katerina était dans ce cas : j’étais alors en Thessalie, dans les monts Agrafa, et j’ai vu qu’on amenait une jeune paysanne d’environ 18 ans, avec un foulard sur la tête, rouge de colère. C’était l’heure du repas, on lui a donné à manger, mais rien à faire ! Elle était assise sur une pierre, sa jupe étalée autour d’elle, et nous regardait de biais, la tête baissée. Quand on lui parlait, elle nous mitraillait des yeux. Le commandant s’approche : « Pourquoi ne manges-tu pas ? » Pas de réponse. « Mange, si tu es fâchée, pourquoi es-tu venue ici ? » « Je ne suis pas venue, c’est ma chèvre qui m’a amenée ici, je la faisais paître et elle m’a échappée. J’ai essayé de la rattraper, mais alors votre sentinelle m’a vue et m’a conduite ici ». « Mais maintenant, tu ne peux pas partir, parce que l’armée va te capturer et te forcer à dire où nous sommes ». Alors elle est restée, elle est devenue mon amie, et nous avons suivi ensemble les cours de l’école de sous-officiers. Le soir, elle me disait : « Explique-moi les azimuts et toutes ces choses militaires, parce que moi, je n’ai pas d’instruction ». Et nous avons eu nos beaux galons jaunes de sergent en même temps ! Elle disait, « Si ma chèvre me voyait... »

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21 Près de 700 femmes sont devenues officiers, même au plus haut niveau, ont dirigé compagnies ou sections, ont été décorées. Et parmi elles comme parmi les simples combattantes, beaucoup sont mortes ou ont été affreusement mutilées.

4. Les femmes officiers

© Katina Tenda

22 À côté des souffrances du combat, il y avait celles des séparations : un jour, j’étais de garde sur une hauteur dominant le lac Prespa. C’était le crépuscule, le lac s’étendait, calme, en contrebas. On entendait voler dans l’air venant de Dieu sait où la chanson la Nuit est sans lune… Ouranie est arrivée pour me remplacer. C’était une jeune femme avec un visage doux et pâle. J’ai compris en partant qu’elle pleurait et suis retournée sur mes pas pour voir ce qu’elle avait. Elle s’approche de moi, comme pour m’ouvrir son cœur, et me dit : « Mon mari et moi, nous sommes sur le front, et j’ai laissé notre petit enfant dans une crèche en Yougoslavie. Comme c’est un tout petit bébé, j’ai eu peur de ne pas le reconnaître si j’en réchappe et que je viens le rechercher, et qu’on m’en donne un autre, alors, j’ai mordu très fort sa menotte pour y laisser une marque. Mais j’ai peur que la marque ne s’efface, qu’est-ce que tu en penses ? ».

23 La guerre est dure, et la guerre civile est la guerre des guerres. C’est un typhon d’une force destructrice incontrôlable, qui divise tout sur son passage, parents, enfants, frères, amis, voisins. Et ses conséquences jettent leur ombre pendant des générations. Et pourtant, je vois combien il est difficile de transmettre cette expérience pour que les peuples disent « Plus jamais ça ».

24 Je garde en mémoire tant d’images atroces. Une entre autres : Une nuit, 110 canons lourds et légers nous bombardent. Il pleut à torrents, les débris des obus s’entrechoquent et s’enflamment, et au milieu de ce déluge d’eau et de feu, nous sommes quatre filles en train de transporter en courant un brancard avec une fille

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gravement blessée, une belle fille, frappée à la tête, avec un morceau de cervelle qui lui sort du crâne. Nous courons hors d’haleine, dans le noir, pour la porter au poste de secours, glissons dans la pente. Et elle, sur son brancard, chante de toute sa force, comme pour nous encourager : Aujourd’hui nous nous étendrons sur l’herbe tendre Notre Grèce est une étoile dans le ciel Notre Grèce, tu ne quittes pas notre esprit En avant, mes sœurs, en avant.

25 La pluie se mêlait à nos pleurs, un éclair a brillé, le tonnerre a grondé, et elle s’est éteinte en même temps que le tonnerre.

26 Je ne l’oublie pas. Et depuis 1974 où je suis revenue dans mon pays que j’avais quitté 28 ans avant, presque chaque année je monte sur le mont Tabouri pour lui rendre hommage, à elle, et à Théodora, à Leonida, à toutes.

5. Quelques cadres dans la montagne

© Katina Tenda

27 Nous vivions dehors, nous dormions sous la pluie et dans la neige. La plupart du temps, nos rares vêtements étaient trempés. Figurez-vous que pendant les deux ans où j’ai vécu dans la montagne, je n’ai jamais eu de capote militaire, seulement une tunique ! Chacun avait sa petite couverture, et nous nous efforcions de dormir dos à dos pour ne pas être gelés. Quand c’était autorisé, nous allumions un feu pour nous sécher debout. Le feu dégageait de la vapeur, et ça nous faisait rire de fumer comme ça. Parce que le rire et les chansons étaient notre force. Nous avions les pieds gelés, et comme le vent pétrifiait nos pantalons mouillés, nos jambes étaient couvertes de plaies. Alors, l’État- major nous a fait faire des caleçons longs en coton. Nous portions de fortes charges,

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armes, munitions, et nous avions toujours sommeil. Nous étions jaloux des oiseaux qui dormaient dans les arbres, parce que nous, nous dormions debout en marchant.

28 Nous avons essuyé le feu de milliers de canons américains, et des dizaines d’avions nous ont jeté dessus toutes sortes de bombes, y compris des bombes au napalm, qu’ils ont expérimentées sur nous. Ensuite, ils les ont perfectionnées pour les utiliser en Corée.

29 La première bombe au napalm est tombée pas loin de moi : je vois encore l’explosion et la manière dont le feu avançait, une langue de feu a touché l’oreille d’un de nos compagnons, et, quand nous avons couru pour l’éteindre, l’oreille s’est détachée. En face, l’Armée démocratique n’avait pas un seul avion. Nous avons franchi des centaines de rivières glacées. Parfois, nous traversions la même quatre ou cinq fois, parce qu’elle faisait des zigzags.

30 Je me souviens d’une nuit où notre section devait passer sous le pont d’une rivière gardé par l’armée. Le moindre chuchotement était interdit, il fallait même retenir sa respiration. Nous sommes entrés dans l’eau gelée où nageaient des morceaux de glace et de neige, et à l’endroit le plus dangereux, on a entendu « Iiiiii ». Le jour suivant, il y eut une réunion de section : « Pourquoi ce cri qui nous avait mis en danger notre mission ? » Les jeunes filles avaient honte de parler. Alors, la responsable des femmes a pris la parole : « Excusez-nous, c’était involontaire, mais l’eau était si froide que lorsqu’elle a atteint nos mamelons, ça nous a fait très mal, et un cri nous a échappé ». Que faire ? C’était la nature féminine qui réclamait son droit à l’existence. Et il y a d’autres exemples : spontanément, nous tâchions d’être le plus soignées et propres possible, c’était comme une satisfaction intime, comme pour dire, voilà, nous sommes bien à nos propres yeux et peut-être à ceux de la mort. Par exemple aussi, quand nous étions au repos, nous nous réunissions entre filles de la même section, nous pliions nos pantalons et dormions dessus pour faire « le pli ».

31 Un jour, un paquet en provenance de l’organisation des femmes de Hongrie arriva au bloc chirurgical du front avec un billet « Pour les combattantes grecques héroïques dans la guerre contre les monarcho-fascistes ». Le paquet contenait des culottes en nylon brillant, de couleurs pimpantes, rose, bleu ciel, rouge, jaune. On distribua les culottes aux infirmières. « Qu’avons-nous besoin de culottes de nylon dans ces montagnes ? » Mais chacune en a pris une. Le lendemain matin, elles sont arrivées comme dans un défilé de mode, avec chacune sa culotte en guise de plastron : elles en avaient coupé le bas, s’étaient mis l’élastique autour du cou, et ça leur faisait comme des chemisiers bariolés sous leurs tuniques. Elles étaient jeunes et fraîches, et leur éclat ressortait avec ces couleurs. Les médecins les regardaient en souriant, mais comme des sœurs, pas avec les yeux d’un homme.

32 Un autre exemple encore : un jour, sur le Grammos où avaient lieu les grands affrontements entre les partisans et l’armée, dans une section, des combattantes avaient trouvé des journaux. Elles les ont découpés en morceaux et le soir ont roulé leurs cheveux avec ces espèces de bigoudis. Elles étaient sur le point de dormir quand à minuit le capitaine a surgi dans leur abri en criant : « Tout le monde debout ! ». En voyant leurs cheveux enroulés, il s’est mis en colère. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Où êtes-vous ? Vous vous croyez à la fête de votre village ? Vite, aux armes, nous avons ordre de reprendre le mont du Prophète Élie, dépêchez-vous ! ». Ces jeunes filles ne savaient pas si elles seraient vivantes le lendemain, elles frôlaient sans arrêt la mort, mais elles voulaient être belles et soignées pour elles-mêmes, comme pour montrer leur mépris de la mort. Elles ne soignaient pas leur beauté pour provoquer, parce qu’il

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n’y avait pas de relations érotiques, mais elles portaient en elles l’éternelle féminité que la tragédie de la guerre ne parvenait pas à effacer.

6. Les femmes et le transport des blessés

© Katina Tenda

33 Le dernier jour de la guerre, le jour où nous fûmes vaincus, je me trouvais avec un groupe de combattantes du service sanitaire au-dessus d’un ravin. Les avions arrivaient par groupes de vingt, ils bombardaient le même endroit avec cinq bombes chacun, et ils repartaient. Nous avons vu le sommet d’une montagne s’ouvrir en deux. Des canons, de la fumée, des décombres. Un agent de liaison arrive en courant vers nous et nous crie : « Vite, en bas, à la rivière, il y a des infirmières avec des blessés, ils risquent d’être pris par l’armée. Allez les aider ».

34 Nous nous sommes toutes empressées et nous étions en train de descendre quand le médecin m’a crié : « Toi, Katina, remonte, et cours au détachement du haut ». Je revins sur mes pas, mais quand je suis arrivée sur la hauteur, j’ai été obligée de ramper, parce que les boulets sifflaient au-dessus de ma tête. Je me suis retrouvée dans un endroit couvert de petites fleurs, jaunes, mauves, comme un tapis coloré labouré par les obus. Soudain, je vois un canonnier debout, le bras droit arraché, la chemise déchirée et sanglante, couvert de fumée et sauvage, entouré de toute sa section tuée. Un spectacle incroyable ! Je n’ai pas le temps de me remettre du spectacle qu’il m’attrape avec force avec son bras gauche, me soulève bien haut et me jette avec violence sur le détonateur du canon, le choc fit partir le canon. « Voilà pour vous, fascistes de malheur » hurla-t-il comme un fou. Il s’était servi de moi parce qu’il n’y avait aucun survivant pour appuyer sur le détonateur, et que lui ne pouvait pas.

35 J’ai perdu connaissance à cause de la détonation et de la secousse, et je ne sais pas comment, ni qui m’a aidée, mais je me suis retrouvée avec d’autres femmes officiers en train de porter un brancard où était couché un prisonnier blessé sur la frontière avec l’Albanie. Ce n’était pas grave, il aurait pu marcher, mais nous avions ordre de soigner et de respecter les prisonniers. Les avions nous fauchaient, et pour le sauver lui, nous avons perdu une étudiante en médecine, l’inoubliable Patra Moni.

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7. Infirmière responsable du bloc chirurgie

© Katina Tenda

36 Et plus tard, j’ai appris que les jeunes filles envoyées au secours des blessés près de la rivière ne les avaient pas trouvés, parce que d’autres les avaient récupérés. Mais l’armée était arrivée et les avait toutes massacrées. J’ai pleuré des jours et des nuits, comme si je me sentais coupable d’être revenue en arrière et d’être la seule rescapée.

37 Durant l’été 1949, au Grammos et au Vitsi, nous reçûmes la visite d’intellectuels français avec Paul Éluard à leur tête. Il avait avec lui Jean‑Maurice Ermann, Bassis, Yves Farges. C’était très audacieux de venir nous voir, et ils sont allés sur la première ligne du front. Paul Éluard s’est adressé aux soldats de l’armée adverse avec un haut- parleur, puis tous ont parlé avec les combattants. Quand les responsables des femmes les ont invités à partager le repas préparé en leur honneur, Éluard a écrit un poème dédié aux combattantes, et Bassis a fait de même, puis ils nous les ont lus à haute voix. Et nous, malgré l’envie que nous avions de manger de la viande que nous n’avions pas vue depuis des mois, nous avons attendu leur départ pour nous servir, parce que nous ne savions plus manger avec des couverts…

8. Paul Éluard chez les partisans

© Collection personnelle de Katina Tenda

Sœurs d’espérance, ô femmes courageuses, Contre la mort vous avez fait un pacte… … Ô mes sœurs survivantes Vous jouez votre vie Pour que la vie triomphe

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38 Longtemps après, j’ai découvert qu’une journaliste communiste française, Simone Théry, qui était parvenue jusqu’à nos lignes un an auparavant, avait écrit le premier livre sur nous Ils se battent aux Thermopyles. Ce livre avait disparu, et j’en ai retrouvé un exemplaire aux archives militaires françaises…

39 Quant à moi, on m’a condamnée à mort, déchue de ma nationalité en 1954, je n’étais plus grecque.

40 Mais un jour, en 1974, à Paris, où j’étais allée faire mes courses au marché Marcel Sembat, le crémier m’a demandé si j’étais Espagnole. « Non. — Portugaise ? — Non. — Italienne ? — Non. — Mais qu’est-ce que vous êtes alors ? Je lui ai répondu : — si vous voulez savoir, continuez, il y a d’autres pays. Il a réfléchi et m’a demandé : « Que faisait votre pays pendant la guerre ? — Il a résisté. — Ah, mais alors vous êtes Grecque ! »

Conclusion

41 La participation des femmes dans la résistance et surtout dans l’Armée démocratique a montré une nouvelle fois que les femmes lorsqu’elles croient en leur lutte et dans leurs idéaux sont capables d’atteindre les plus hauts niveaux d’héroïsme et de sacrifice, à côté des hommes qu’elles peuvent même surpasser. Dans ces circonstances si difficiles, les qualités spécifiques de chaque sexe se révèlent. Par exemple, les femmes ne pouvaient pas couper les troncs d’arbres pour construire les abris ni faire certains travaux de force, mais elles résistaient mieux au manque de sommeil et à d’autres privations. L’État-major s’est rendu compte de ces qualités de résistance et les a utilisées quand il envoyait de petits groupes de trois, quatre personnes pour des missions très dangereuses : beaucoup s’étaient fait prendre parce qu’ils s’étaient endormis de fatigue : en y mettant une femme, on était sûr qu’elle resterait éveillée grâce à sa nature plus inquiète. Enfin, les femmes de l’AD ont apporté dans la vie quotidienne des combattants des soins de bonne ménagère : propreté, entretien des vêtements et même décoration des abris et des blocs de chirurgie…

BIBLIOGRAPHIE

DALÈGRE Joëlle, 2008, Andartika, Chants de la résistance grecque, Paris : L’Harmattan.

DALÈGRE Joëlle, 2006, la Grèce depuis 1940, Paris : L’Harmattan.

TENDA‑LATIFIS Katina, 2014, les Enfants répudiés de Grèce : histoire d’une jeune fille grecque dans la tourmente des années 40, Paris : L’Harmattan, trad. Geneviève Rouchette.

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RÉSUMÉS

Témoignage d’une femme membre de l’EPON, de l’ELAS et de l’Armée démocratique en Grèce pendant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre civile. Le texte retrace brièvement le parcours mouvementé de Katina Tenda‑Latifis, puis son témoignage insiste particulièrement sur les conditions de la participation des jeunes filles et des femmes dans ces luttes et à leurs apports spécifiques.

A ’s testimony: Katina Tenda‑Latifis was member of EPON, ELAS and Democratic Army during in WWII and the . The text briefly traces the main steps of the bumpy life of Katina and her testimony stresses particularly the conditions of the young and women participation in those fights and their specific contributions.

Μαρτυρία μιας γυναίκας οργανωμένη στην ΕΠΟΝ, στο ΕΛΑΣ και αργότερα στο ΔΣ στην Ελλάδα κατά τον Δεύτερο Παγκόσμιο Πόλεμο και τον Εμφύλιο. Το κείμενο ζωγραφίζει γρήγορα τη περιπετειώδη ζωή της Κατίνας Τέντα Λατίφη και η μαρτυρία η οποιά ακολουθεί, επιμένει ιδιαίτερα στις συνθήκες της συμμετοχής των γυναικών σ’αυτούς τους αγώνες και την ειδική τους συνεισφορά.

INDEX

Index géographique : Grèce motsclesel Γυναίκες στον πόλεμο, Ελλάδα, Δεύτερος Παγκόσμιος Πόλεμος, Εμφύλιος, Μαρτυρίες, Ιστορία motsclestr Kadınlar savaşta, Yunanistan, İkinci Dünya Savaşı, Yunan İç Savaşı, Tanık, Tarih motsclesmk Жените во војна, Грција, Првата светска војна, Граѓанската војна во Грција, Сведок Историја Keywords : Women in war, Greece, WWII, Greek civil war, Testimony, History Mots-clés : femmes en guerre, femmes en guerre, Résistance, Résistance Thèmes : Histoire Index chronologique : guerre civile grecque (1946-1949), guerre mondiale (1939-1945)

AUTEURS

KATINA TENDA‑LATIFIS Écrivain

Cahiers balkaniques, 43 | 2015 73

Voix de femmes Témoignages de jeunes filles juives grecques survivantes de la Shoah Women’s Voices: Testimonies of Greek Jewish Women Who Survived the Shoah Γυναικείες φωνές: Μαρτυρίες Ελληνοεβραίων γυναικών που επέζησαν από τη Shoah

Odette Varon‑Vassard

À la mémoire de Berry Nahmias

1 Quelques mots seulement en guise d’introduction1. Comme ma communication est la seule du colloque qui concerne la mémoire de Juifs survivants de la Shoah, je ferai en premier lieu référence à l’émergence difficile et tardive de cette mémoire en Europe et surtout en Grèce2. Par la suite, vu que j’ai suivi le premier axe qui nous était proposé dans le colloque et qui concernait exclusivement les témoignages de femmes, je me suis focalisée sur un petit corpus de trois témoignages de jeunes filles juives grecques déportées à Auschwitz-Birkenau et ayant survécu à la Shoah. Je ne vais pas m’arrêter ici sur les lieux communs des récits des déportés (qu’ils soient hommes ou femmes) : à savoir l’épreuve du voyage, l’arrivée au camp, l’apprentissage d’un quotidien totalement différent dans des conditions inhumaines, ce que Tzvetan Todorov a appelé « face à l’extrême »3. J’essaierai par contre de faire ressortir certaines spécificités du discours féminin et même de la condition féminine dans les camps de la mort.

L’émergence d’une mémoire difficile et tardive

2 Parlons tout d’abord de la mémoire, c’est-à-dire des témoignages. La même décennie qui a vu la recherche historique débuter autour du sort des Juifs de Grèce sous l’Occupation (les années 1990) marque également l’époque des témoignages en Grèce, qu’ils soient écrits ou oraux. Les raisons de ce retard sont nombreuses. Outre qu’aucun éditeur ne se serait jamais hasardé à publier plus tôt de tels textes, considérant qu’ils ne présentaient aucun intérêt, la plupart des survivants n’étaient prêts ni à parler ni à écrire. Certaines de ces raisons sont les mêmes que celles que Jorge Semprún, déporté à

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Buchenwald pour actes de résistance, a si bien décrites et analysées dans l’Écriture ou la vie4. Jorge Semprún raconte pourquoi il lui était impossible d’écrire pendant la première quinzaine d’années qui a suivi son retour des camps. En effet, l’écriture renvoyait à la mort et il avait choisi, lui, la vie. Ce n’est que plus tard, lorsque l’expérience du camp s’est imposée à lui, qu’il n’a pas abandonné cette thématique essentielle jusqu’à la fin de sa vie.

3 Mais un grand silence entoure aussi la question pendant les premières décennies d’après-guerre. « L’indicible », selon l’expression utilisée pour caractériser cette expérience-limite pour les survivants, était aussi « inaudible » car les premiers qui ont essayé d’en parler se heurtaient à un mur de silence et d’indifférence. Les sociétés et les individus n’étaient pas prêts du tout à entendre « ces délires de fous », comme on l’a cru de prime abord. Ce n’est qu’au début des années 1960, avec le procès Eichmann en Israël, pendant lequel 111 survivants ont parlé pour la première fois, que la voix des victimes a commencé à se faire entendre. C’est ce même procès, d’ailleurs, qui a donné naissance au livre si important et en même temps si controversé de Hannah Arendt : Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal5. Dans l’Ère du témoin, Annette Wieviorka note à propos de ce procès : Le procès Eichmann marque un véritable tournant dans l’émergence de la mémoire du génocide en France, aux États-Unis comme en Israël. Avec lui s’ouvre une ère nouvelle : celle où la mémoire du génocide devient constitutive d’une certaine identité juive tout en revendiquant fortement sa présence dans l’espace public6.

Témoignages de Juifs grecs

4 Je commence par un survol bibliographique. La première édition qui recueille des témoignages de Juifs Grecs n’est pas une édition grecque. Il s’agit d’un volume francophone, publié à Paris en 1967 sous le titre le Passage des Barbares, qui est seulement traduit en grec en 1985 (trois ans après la reconnaissance de la Résistance nationale par le gouvernement socialiste d’Andréas Papandréou). Miriam Novitch, elle- même survivante du camp d’Auschwitz et collaboratrice des archives israéliennes Lohamei Hagetaoth (kibboutz fondé par les survivants du ghetto de Varsovie), a mené la recherche et recueilli les entretiens7. L’auteur a rassemblé une très importante masse de données, constituée surtout de témoignages de Juifs grecs (hommes et femmes) ayant survécu aux camps de la mort ou ayant participé à la Résistance. J’insiste sur le fait que Miriam Novitch a inclus les témoignages de Juifs résistants, parce que ce sujet très important commence à peine à être étudié (on trouve quatre noms de femmes parmi les Juifs résistants grecs). Ce sujet revêt une importance prépondérante, car il contrecarre le mythe de la « passivité » que certains historiens attribuent aux Juifs au moment de la déportation, et il dénote aussi un plus grand degré d’intégration des Juifs dans la société hellénique. La traduction grecque, faite en 1985, a été éditée par une association à but non lucratif. Le livre n’étant pas disponible dans le commerce, il a eu un caractère « confidentiel » et a été réservé essentiellement, lui aussi, aux bibliothèques des familles juives qui restaient encore très francophones. Je dis « lui aussi » en pensant au livre du rabbin Michaël Molho et de l’historien Joseph Nehama, In memoriam (1948), qui a connu un sort éditorial analogue. Il a fallu attendre encore quarante ans pour que le sujet de la participation des Juifs grecs au sein de la Résistance intéresse à nouveau le milieu de la recherche universitaire. Le sujet a refait surface quand Steven Bowman, professeur d’histoire à l’université de Cincinnati, a

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publié en 2006 l’ouvrage intitulé : Jewish Resistance in Wartime Greece. La traduction en grec de ce livre a paru en 2013 et a été effectuée par les soins du Conseil central Israélite de Grèce (KISE). Paru en 2014, le livre de Rika Benveniste consacre une large partie à l’étude d’un groupe de jeunes saloniciens qui ont rejoint le maquis de l’ELAS8.

5 À Athènes, le Musée Juif de Grèce a inauguré en avril 2013 la première exposition sur ce sujet, sous le titre : Synagonistis9. Cette thématique a été la dernière à être explorée dans les expositions de ce musée. L’exposition itinérante sur la Shoah organisée par ce musée, qui a voyagé à Salonique, Strasbourg et en d’autres villes, a eu lieu en 2000. Quant à l’exposition sur les enfants cachés, elle a eu lieu en 2003. Cela coïncide avec le cheminement de la prise de conscience collective : d’abord, la Shoah a monopolisé l’intérêt de la recherche ; bien après, on s'est intéressé aux « enfants cachés » (terme est internationalement reconnu en 1990). Longtemps après, on s'est penché sur les Juifs grecs ayant pris part à la Résistance.

6 Pourtant, l’histoire des Juifs sous l’Occupation ne peut être complète que si elle comporte ces trois volets : déportation (et extermination pour l’écrasante majorité), résistance et sauvetage (d’adultes et d’enfants). Ce n’est pas un hasard si le film de Vassilis Loules Baisers aux enfants [Φιλιά εις τα παιδιά], inspiré par l’exposition du musée sur les enfants cachés, et qui recueille les témoignages de cinq enfants Juifs grecs cachés et sauvés pendant la guerre, est sorti en 2012 et a connu un franc succès depuis lors en Grèce et à l’étranger10. Le réalisateur aborde avec une grande sensibilité un domaine totalement vierge pour le cinéma grec : le domaine de « ceux qui n’avaient rien à raconter », pour reprendre l’expression ironique du psychiatre et psychanalyste Boris Cyrulnik, lui-même ancien enfant caché11.

7 Pour revenir aux témoignages des survivants. Pendant les années 1990, une « explosion éditoriale » de témoignages de survivants a rompu le silence qui avait duré entre quatre et cinq décennies. L’édition des témoignages des Juifs grecs suit avec un certain décalage la publication de tels témoignages en Europe. L’activité éditoriale en Europe occidentale commence en effet au lendemain de la Libération avec « les livres du souvenir » au sein des survivants de la communauté juive ashkénaze, comme nous l’apprend Annette Wieviorka ; elle se développe dans les années 1960 et 1970 et explose dans les années 1980.

8 Jorge Semprún note pour les années 1960 : Comme si au-delà de toute circonstance biographique, une capacité d’écoute avait mûri objectivement, dans l’opacité quasiment indéchiffrable des cheminements historiques. Mûrissement d’autant plus remarquable et passionnant qu’il coïncide avec les premiers témoignages sur le Goulag soviétique12.

9 Jorge Semprún se réfère au livre d’Alexandre Soljenitsyne qui paraît en Occident à la même époque et qui contribue à démolir définitivement sa foi déjà très ébranlée dans le communisme. Ainsi se dessine le champ particulier de la littérature concentrationnaire, mais ceci est une autre histoire.

10 Sur le plan des témoignages, la Grèce a accumulé un retard important puisque la plupart des témoignages ont été édités à partir de la fin des années 1980 et surtout pendant les années 199013. De 1981 à aujourd’hui ont paru en Grèce environ vingt-cinq témoignages écrits (en grec), la plupart de survivants originaires de Salonique, surtout des hommes, le corpus de témoignages de femmes étant nettement plus faible. De plus, un volume recueillant des témoignages oraux de survivantes et survivants juifs de Salonique a paru en 199814. Il comportait vingt-cinq témoignages d’hommes et vingt-et-

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un témoignages de femmes ayant entre 12 et 28 ans au moment de leur déportation. C’est tout ce qui reste comme trace écrite de la florissante « mère d’Israël » ou de la « Jérusalem des Balkans », comme on appelait alors Salonique. Rappelons que cette ville, qui a perdu à peu près 46 000 habitants pendant la Shoah (sur les 49 000 de sa population juive d’avant-guerre, recensement de 1940), abritait de loin la plus importante communauté juive de Grèce. C’est ce qui a conduit André Séphiha à parler de « désert du Sahara » à son retour à Salonique, après avoir fui avec sa famille dans le Péloponnèse de septembre 1943 à octobre 194415.

11 Je voudrais aussi relever l’importance de certains témoignages de survivants provenant d’autres villes, comme celui de Berry Nahmias16, originaire de , d’Errikos Sevillias17 originaire d’Athènes et de Nata Osmo‑Gattegno18, originaire de l’île de Corfou. Une édition bilingue du Conseil central Israélite de Grèce (KISE), financée par le Secrétariat Général pour la Jeunesse, à but pédagogique surtout, a vu le jour en 2008. Dans ce volume on a repris des extraits de témoignages écrits et on a recueilli des témoignages oraux de trois catégories de Juifs grecs : des survivants des camps, des résistants et des enfants cachés. Ce livre donne ainsi une image plus complète du sort des Juifs grecs pendant l’Occupation. Chaque partie est accompagnée d’un texte introductif19. L’édition avait pour but d’entrer dans les bibliothèques des écoles publiques et son financement était un geste important de la part de l’État grec.

12 Je vais par la suite me focaliser sur le corpus de témoignages de femmes juives grecques survivantes des camps.

Les mémoires de Lisa Pinhas

13 On pensait que l’ère des témoignages écrits était révolue mais les « fonds de tiroirs » nous surprennent encore. Un dernier (jusqu’à présent) témoignage écrit vient en effet d’être édité en 2014 par le musée juif de Grèce car le manuscrit appartient à ses collections20. La famille de la défunte l’a confié plusieurs années auparavant à ce musée pour qu’il soit édité. Pourquoi Lisa Pinhas n’a-t-elle pas voulu ou pas pu l’éditer elle- même ? D’abord parce que dans les années 1970 il était encore trop tôt pour les témoignages des survivants juifs en Grèce, même si l’on sait par la famille que Lisa Pinhas s’était mise à rédiger son témoignage dès son retour des camps. Je considère que le fait qu’il ait été rédigé en français constituait aussi un obstacle. Mais à mon avis, c’était surtout le fait qu’elle-même ne pouvait pas arrêter de le reprendre et le perfectionner.

14 Elle a cependant donné des conférences de son vivant ; elle a représenté les survivants juifs grecs et elle a effectué très tôt le voyage de retour à Auschwitz. Autrement dit, on peut affirmer que c’est une femme qui a servi par son activité la cause de cette mémoire et, d’habitude, des femmes comme Erika Kounio‑Amariglio ou Berry Nahmias recueillent aussi les témoignages des autres et publient leur propre témoignage. Ces trois femmes constituent des figures emblématiques de la mémoire de la Shoah en Grèce, ayant œuvré beaucoup pour la reconnaissance de cette mémoire.

15 Les spécificités du témoignage de Lisa Pinhas, sépharade de Salonique, sont nombreuses. Tout d’abord, ce témoignage s’inscrit dans le très faible corpus de témoignages écrits par des femmes et l’enrichit considérablement. En outre, il est rédigé dans un français impeccable, fruit des années d’études de l’écrivaine dans les grands établissements francophones de l’Alliance Israélite Universelle à Salonique, qui

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étaient très fréquentés par les Juifs des classes moyennes, mais aussi par des enfants des classes pauvres.

16 Lisa Pinhas, qui a perdu dans les camps cent douze membres de sa famille ainsi que son mari, a commencé à rédiger son témoignage, comme on l’a déjà dit, dès son retour du camp. Peut-être les détails du quotidien étaient-ils encore, à ce moment-là, extrêmement vivaces dans sa mémoire. C’est la raison pour laquelle elle a pris la plume « à chaud ». Elle n’a pas cessé de travailler et a perfectionné ce manuscrit jusqu’au début des années 1970 lorsqu’un accident cérébral l’empêcha de continuer. Le fait qu’elle n’ait pas attendu le « second temps », l’ère des témoignages, a peut-être condamné son manuscrit à dormir au fond d’un tiroir pendant de longues années. Ce témoignage précoce qui devait inaugurer la publication des témoignages des Juifs grecs maintenant est très probablement le dernier édité (il clôt pour le moment le corpus).

17 Il s’agit en tout cas d’un des témoignages les plus riches et les plus précis. Il a la forme et la qualité d’un vrai livre, ce qui n’est pas toujours le cas des autres témoignages. Dans le cas des témoignages oraux, plusieurs témoins ont raconté ce qu’ils ou elles pouvaient raconter et la transcription ne couvre que quelques pages. Par ailleurs, la démarche des personnes qui écrivent est totalement différente de celles qui répondent à une interview. La volonté de laisser un témoignage complet est commune à ce type de projet. Mais ce qui frappe de prime abord dans le livre de Pinhas – car il s’agit d’un livre très bien construit – c’est la structure, la précision, et la façon très détaillée de relater le quotidien d’une détenue juive dans le camp d’Auschwitz-Birkenau. Ainsi, nombre d’éléments qu’on connaissait déjà autour du quotidien des camps (nourriture, habillement, maladies, conditions et dureté de la vie) s’éclaircissent jusque dans les moindres détails. Le talent de l’écrivaine, qui est incontestable, ne laisse pas le lecteur s’ennuyer un seul instant, lorsqu’il lit les deux cent vingt-deux pages très denses du tapuscrit.

18 Lisa Pinhas a conscience de la spécificité féminine de son témoignage car elle commence son récit en ces termes : « À l’instar de plusieurs autres qui ont écrit quelques pages sur les camps de concentration des hommes, je veux à mon tour vous donner quelques détails sur ceux des femmes, tels que je les ai vécus ». On peut ici parler d’un véritable univers concentrationnaire au féminin. Dans un témoignage de femme, il ne s’agit jamais uniquement, en outre, d’une histoire personnelle. Chacune des survivantes parle aussi des autres qui ont péri (sœurs, cousines, camarades).

19 Charlotte Delbo, déportée politique dont le convoi a été conduit pour des raisons tout d’abord inconnues à Auschwitz, a poussé l’intérêt et l’attachement pour ses camarades jusqu’à leur consacrer un livre entier, dans lequel elle a reconstitué, des années après les faits, la biographie de chacune d’elles21. Je considère qu’une première spécificité des témoignages féminins est la très grande place conférée aux autres. D’ailleurs, la notion d’une solidarité féminine supérieure à la solidarité masculine comme condition de la survie des détenues des camps est une hypothèse déjà émise dans la bibliographie internationale, comme le confirme l’universitaire grecque Franguiski Abatzopoulou22.

La solidarité

20 Dans le livre de Pinhas, les autres, ce ne sont pas seulement les camarades qui ont péri, ou une amie chère. L’auteure se réfère à une multitude de femmes, toujours désignées par leur prénom et par leur nationalité (dans l’univers juif du camp les identités

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nationales reprennent le dessus), au point que l’on peut dire que la sociabilité occupe une place prépondérante dans cette œuvre. Cela m’incite à dire que la sociabilité a été aussi une condition de survie (je n’aime pas beaucoup le terme de « stratégie », qui induit une réflexion rationnelle et qui comporte une forte nuance d’arrière-pensée). Pinhas se réfère parfois aux autres détenues de façon telle qu’on a l’impression de les voir mener une vie normale. Je cite à titre d’exemple : Pour mon compte j’avais fait la connaissance d’une jeune polonaise qui s’appelait Hanka. Elle travaillait à la cuisine. C’était une jeune femme cultivée, intellectuelle. Nous nous entendions à merveille [en français évidemment, complicité de femmes cultivées] et une amitié des plus sincères nous lia très vite. Mes petites amies Bella et Mini et ma jeune sœur Marie et moi, nous lui apportions journellement des bijoux de grande valeur, de l’argent, du beau linge et des bas fins, du savon parfumé, etc. Il n’existait pas entre nous ce vulgaire marchandage comme chez les autres. Nous lui offrions tout et elle nous donnait des provisions sans discontinuer (p. 73. Cette numérotation de page renvoie au manuscrit).

21 Plus loin, elle nous dit que quand elle ne travaillera plus au Kommando « Kanada » (le Kommando chargé de récupérer et de trier la montagne de vêtements et d’effets personnels laissés par les déportés à leur arrivée au camp) et qu’elle n’aura donc plus rien à lui offrir, Hanka ne cessera de lui apporter la nourriture indispensable pour sa survie.

22 Nata Osmo‑Gattegno, originaire de la vieille communauté juive de l’île de Corfou, écrit que les jeunes filles juives déportées de son île sont restées unies jusqu’à Bergen‑Belsen, sauf celles qui sont restées à Birkenau pour y être exterminées. La communauté juive de Corfou23 a été entièrement déportée (2 000 personnes environ). Elle ne compte que de très rares survivants, ce qui rend précieux cet unique témoignage. Nata Osmo‑Gattegno évoque systématiquement le groupe des jeunes filles de Corfou. Ne pas se couper d’un groupe, ne pas se sentir totalement agressée sans perdre tous ses repères, était aussi une condition de survie. Elle raconte : Il y avait un groupe de jeunes filles de Corfou qui chantaient très bien. Elles s’asseyaient à un endroit et elles chantaient. Les autres grecques me protégeaient, car la responsable cherchait des prétextes pour m’agresser (p. 100).

23 Elle évoque aussi une fille qui l’a sauvée alors qu’elle était gravement malade : Une jeune fille, Rachel Vital‑Ouziel, venait systématiquement me rendre visite. […] On la battait pour ça, mais elle continuait de venir. Un jour, elle a attrapé un matelas, elle l’a porté au-dessus de sa tête et elle a essayé de venir me voir […]. Mes amies ont été près de moi et m’ont beaucoup aidée à cette époque-là (p. 104).

24 Nata Osmo‑Gattegno a beaucoup aidé les autres. On peut dire qu’elle avait un souci constant des autres prisonnières : elle pouvait leur redonner du courage, partager son pain avec elles ou leur apporter des provisions, au péril de sa propre vie.

25 Les quatre filles de la famille Osmo ont connu chacune un sort différent. Mais pour comprendre l’histoire de la famille, il faut d’abord prendre en compte ce qui a constitué le drame familial avant la guerre : la perte du fils aîné, mort de maladie dans son adolescence. Nata, qui est la première-née après la naissance du frère, va dorénavant, à mon avis, prendre le rôle du frère, de celui qui doit protéger les parents et les trois sœurs qui sont nées après elle. Cela va être décisif pendant l’Occupation pour le sort de chacune. Nata va devenir très vite membre de l’organisation de Résistance des Jeunes l’EPON24. Avec l’aide de l’EPON elle pourra assurer la fuite des deux sœurs suivantes vers les villages, tandis qu’elle-même ne quittera jamais ses parents. Ainsi les deux

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sœurs ne seront pas déportées, tandis qu’elle suivra ses parents et sa plus jeune sœur et sera déportée avec toute la communauté de Corfou à Auschwitz. Dans ce cas, la déportation a été un choix et pas un sort subi. Nombre de jeunes gens ont pris la même décision pour ne pas quitter des parents et des frères et sœurs, élément qui doit relativiser les accusations de « passivité » portée à l’encontre de ces jeunes.

26 Les deux sœurs ont épousé des jeunes Corfiotes chrétiens orthodoxes et se sont converties. L’une des deux a réussi à trouver le bonheur et à avoir un enfant. L’autre a été rongée par le remords et est tombée gravement malade. Nata va retrouver ses sœurs lorsqu’à la fin de la guerre elle reviendra à Corfou. Elle a eu plusieurs possibilités de mariage sur place, mais elle s’est rendue en Israël où elle a finalement épousé le jeune Israël Gattegno (lui aussi Grec d’origine juive). Ils ont vécu heureux jusqu’à leur vieillesse, mais n’ont pas pu avoir d’enfants, car Nata était devenue stérile pendant sa captivité en camp de concentration25.

27 La quatrième et plus jeune sœur (encore adolescente) a été déportée et exterminée avec les parents dès son arrivée au camp. Chacune des quatre filles de la même famille a donc connu un sort différent, soit en raison du hasard (Nata était plus âgée, donc sélectionnée parmi les prisonnières aptes au travail), soit en raison d’un psychisme différent. Nata a eu l’occasion de s’évader à quatre reprises pendant le transport au camp. Elle a toujours choisi de rester pour ne pas quitter ses parents et sa petite sœur. Elle doit sa survie en partie à la chance et en partie à sa force morale et son dévouement aux autres, qu’elle n’oubliait jamais.

28 Erika Kounio‑Amariglio note un jour différent dans sa vie de prisonnière : 26 mars 1944, un jour comme tous les autres, mais un jour différent pour moi personnellement. C’est le jour où j’ai senti profondément ce que veulent dire les mots amour, fraternité, solidarité et ingéniosité, contre tous ces tyrans. Dans l’enfer c’est un rayon de soleil ! J’ai mon anniversaire et mes amies n’ont pas voulu que cela passe inaperçu ! Lorsque nous sommes rentrées le soir du travail, j’ai trouvé sur mon lit une petite fleur et différents objets tout autour. Le gâteau était constitué de deux tranches de pain avec de la confiture et de la margarine (p. 111).

29 Cette « fête d’anniversaire » revêtait également la forme d’acte de résistance dans le contexte donné.

30 Je pourrais multiplier les exemples, mais je m’arrête pour dire que des témoignages de moments pareils prouvent que, même « face à l’extrême », il y avait des brèches d’humanité. Ce qui répond à la question de Primo Levi Si c’est un homme/si c’est une femme posée dans le poème en exergue de son premier livre : ceux et celles qui avaient réussi à ne pas perdre totalement leur humanité, avaient sans aucun doute plus de chances de survivre26. La résistance humaine était telle que ces jeunes détenu(e)s pouvaient être encore, par moments, des hommes et des femmes, prouvant ainsi, avec Robert Antelme, que, contrairement à toutes les apparences et au but des nazis, ils/ elles appartenaient encore à l’espèce humaine27 dont tout voulait les exclure. La solidarité est une forme d’humanité par excellence. C’est sans doute à cause de cela qu’elle était si strictement interdite et si sévèrement punie.

Le sentiment d’identité nationale

31 Les sentiments d’identité nationale devenaient plus forts dans les camps. Dans leur univers clos, les détenus juifs se démarquaient par leur identité nationale, et ces identités, dont les nazis voulaient absolument les priver en les réduisant uniquement

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au statut du Juif, reprenaient pour eux le dessus. Pinhas consacre tout un chapitre aux « Hongroises ». Primo Levi parle longuement dans la Trêve des Grecs de Salonique, qui lui ont fait une très forte impression28. On connaît des témoignages qui parlent de moments où les détenus chantent avec émotion l’hymne national de leur pays d’origine ou des chansons de leur pays natal.

32 Mais Pinhas raconte une histoire différente. Je la cite : À l’approche des fêtes de fin d’année, les Allemands engageaient une poignée de détenues parmi les plus adroites et les occupaient à fabriquer des joujoux pour l’arbre de Noël. Madame Cohen et Paulette, une autre petite Française, m’apportaient des brins de laine de plusieurs couleurs avec quoi je m’évertuais à faire de petits que j’offrais à mes camarades hommes ou femmes (p. 151).

33 Elle continue en décrivant minutieusement les vêtements et les chaussures ainsi que l’émotion des Juifs grecs qui les voyaient. J’ai trouvé émouvant ce paradoxe : les petites figurines des evzones (ou tsoliades) comme symbole de résistance et d’appartenance nationale dans le camp d’Auschwitz, tandis qu’en Grèce à la même époque, les vrais evzones appartenaient à des groupes de collaborateurs29.

34 Ces jeunes grecques juives refusent que leur identité soit uniquement associée à leur condition de juives, ce à quoi les nazis voulaient les réduire (« tu es Juif, donc tu n’es rien d’autre »).

35 Berry Nahmias, disparue en 2013, et ayant consacré presque trente ans à servir la mémoire de la Shoah par toutes sortes d’activités, éprouvait le même amour pour sa ville natale : Kastoria. D’ailleurs, elle consacre plusieurs pages dans son témoignage à la description de sa douce vie d’avant la déportation. Dans son témoignage elle parle aussi des chansons grecques que les jeunes détenues chantaient.

36 Quant à Nata Osmo‑Gattegno, longtemps après s’être installée en Israël, sa nouvelle patrie, elle finit son témoignage sur ces mots : Je n’oublie jamais ma terre natale bien aimée, Corfou. […] Je n’oublie jamais le coucher du soleil à Pélekas. Je crois que c’est le plus beau du monde (p. 149).

37 Je vais devoir m’arrêter ici tout en sachant que je n’ai fait qu’effleurer les trésors de ces témoignages. Ils restent des sources intarissables pour l’approche de la condition humaine dans les camps nazis.

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Young people in the Maelstrom of occupied Greece: The persecution and Holocaust of the Jewish people 1943-1944, 2009, introduction d’Ariella ASER, Steven BOWMAN, Odette VARON‑VASSARD, : Central board of Jewish Communities in Greece.

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WIEVIORKA Annette, 2013, l’Ère du témoin, Paris : Libraire Arthème Fayard, 2013 [1re éd. 1998, Paris : éd. Plon].

NOTES

1. Texte remanié de la communication à l’Inalco, au Colloque « Témoignages dans les Balkans pendant les années 40 » (Paris, 22-23 novembre 2013). Je voudrais tout d’abord remercier le comité d’organisation de ce colloque, et spécialement Sophie Vassilaki, Joëlle Dalègre et Christina Alexopoulou, qui nous accueillent à l’Inalco, ainsi que les

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collègues grecques Ioanna Papathanassiou et Maria Thanopoulou (Centre national de recherche sociale en Grèce, EKKE), qui nous ont donné encore une fois la possibilité de nous rencontrer et de multiplier les échanges.

2. Voir VARON‑VASSARD, 2012, l’Émergence d’une mémoire difficile : essais sur le génocide des Juifs ; voir VARON‑VASSARD, 2015, « le Génocide des Juifs de Grèce : histoire, mémoire, et historiographie », in DÉDÉYAN Gérard, IANCU Carol (dir.), Du génocide des Arméniens à la Shoah, p. 357-380. 3. Tzvetan TODOROV, 1994, Face à l’extrême.

4. Jorge SEMPRÚN, 1996, l’Écriture ou la vie.

5. Hannah ARENDT, 1997, Eichmann à Jérusalem.

6. Annette WIEVIORKA, 2013, l’Ère du témoin, p. 81.

7. Miriam NOVITCH, 1982, le Passage des barbares : contribution à l’histoire de la déportation et de la résistance des Juifs de Grèce. La traduction en grec a été effectuée par Yorgos Zografakis (édition de l’Association pour l’Amitié gréco-israélienne, Athènes, 1985). 8. Rika BENVENISTE, 2014, Ceux qui ont survécu : résistance, déportation, retour, Athènes : Ed. Polis (en grec). 9. La recherche historique a été effectuée par Chandrinos ; responsable de l’exposition et la directrice du Musée Juif de Grèce, Zanet Battinou. 10. À Paris, il a été projeté à la soirée organisée par la délégation permanente de la Grèce auprès de l’Unesco, soirée organisée pour le jour de la mémoire de la Shoah (27 janvier 2014, à l’initiative de l’ambassadeur Catherine Daskalaki). 11. Boris CYRULNIK, 2010, Je me souviens…, et du même auteur 2012, Sauve-toi, la vie t’appelle. 12. SEMPRÚN, 1996, l’Écriture ou la Vie, p. 260. 13. Ce travail est lié à l’activité de Franguiski Abatzopoulou, professeur à l’Université de Thessalonique, qui a entrepris d’établir l’édition de plusieurs de ces témoignages.

14. Erika KOUNIO‑AMARIGLIO, Albertos NAR, 1998, Témoignages oraux des Juifs de Salonique sur la Shoah. Ce recueil a été publié sous les soins de Franguiski Abatzopoulou. 15. André SÉPHIHA, 2010, Souvenirs d’une vie et d’un monde.

16. Berry NAHMIAS, 1989, Cri pour le lendemain. Ce livre, un des premiers témoignages en Grèce, soutenu par des présentations de Berry Nahmias elle-même, a connu beaucoup de succès et de nombreuses rééditions, mais comme elles n’ont pas été signalées par l’éditeur on n’en a pas de traces. 17. Errikos SEVILLIAS, 2000, Athènes-Auschwitz.

18. Nata OSMO‑GATTEGNO, 2005, De Corfou à Birkenau et à Jérusalem.

19. Édition anglophone : CENTRAL BOARD OF JEWISH COMMUNITIES IN GREECE, 2009, Young people in the Maelstrom of occupied Greece: The persecution and Holocaust of the Jewish people 1943-1944, introductive texts by Ariella ASER, Steven BOWMAN, Odette VARON‑VASSARD, Athens, 2008 for the Greek edition (en grec, Οι νέοι στη δίνη της Κατοχής), sponsored by the General Secretariat of Youth. 20. Lisa PINHAS, 2014, A Narrative of evil: Lisa Pinhas confronts . La transcription du manuscrit en français et la traduction du français en grec ont été

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effectuées par Garyfallia Micha [Αντιμέτωπη με το Ολοκαύτωμα: Η Λίζα Πίνχας διηγείται] qui a aussi annoté le texte de plus de 200 notes. L’édition grecque a été publiée en même temps que la version anglaise. Les deux versions sont accompagnées d’une introduction de Gabriella Etmektsoglou. L’édition française de la version originale publiée en juillet 2016 : Lisa PINHAS, Récit de l’enfer, préface de Zanet Battinou, introduction d’Odette Varon‑Vassard, avant-propos de Garyfallia Micha, Paris : Fondation pour la Mémoire de la Shoah, éditions Le Manuscrit, Collection « Témoignages de la Shoah ». 21. Charlotte DELBO, 1961, le Convoi du 24 Janvier.

22. Franguiski ABATZOPOULOU, 2000, l’Écriture et l’Épreuve [ Η γραφή και η βάσανος], p. 286-337. Les pages mentionnées ont été publiées pour la première fois dans la revue féminine Dini [Δίνη] en 1997, sous le titre : « le génocide et la parole féminine ». Voir aussi Germaine TILLION, 1988, Ravensbrück.

23. Rappelons qu’il s’agit de la communauté d’origine de l’écrivain Albert COHEN, qui se réfère longuement à elle surtout dans ses romans des années 1930 (Solal, 1930 et Mangeclous, 1938). 24. Les initiales signifient « Organisation Unifiée Panhellénique des Jeunes », la plus grande organisation de jeunes, créée en février 1943, à l’initiative des organisations de la gauche, mais fonctionnant comme un pôle d’attraction pour une énorme partie de la jeune génération. Voir VARON‑VASSARD, 2009, le Passage à l’âge adulte d’une génération : jeunes hommes et jeunes femmes sous l’Occupation et dans la Résistance (en grec). 25. En ce début 2015 elle est toujours vivante en Israël et active. 26. Primo LEVI, 1987, Si c’est un homme, p. 9.

27. Robert ANTELME, 1957, l’Espèce humaine.

28. LEVI, 2003, la Trêve. 29. Appartenant à un ordre armé, connus comme germanotsoliades et en tant que collaborateurs des Allemands ils ont perpétré maints crimes et massacres entre les Grecs.

RÉSUMÉS

Dans cet article nous posons d’abord la question du silence sur le génocide des Juifs et l’expérience des camps d’extermination nazis et la lente émergence de cette mémoire, en faisant un survol bibliographique dans la bibliographie grecque. Ensuite nous focalisons sur des sujets qui ont à voir avec la survie de jeunes femmes grecques juives au camp d’Auschwitz-Birkenau. Le corpus des témoignages auquel nous nous référons comporte les livres suivants : Lisa Pinhas, Récit de l’enfer, publié en français en juillet 2016 par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Nata Osmo‑Gattegno, De Corfou à Birkenau et à Jérusalem (en grec), Berry Nahmias, Cri pour le lendemain (en grec), Erika Kounio‑Amariglio, Pour que le monde entier sache : Thessalonique-Auschwitz et retour (édition en français). Nous traitons des sujets tels que la condition féminine des déportées, les relations avec les autres

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déportées, la solidarité, la sociabilité, le sentiment d’identité nationale. Certains de ces paramètres ont été cruciaux pour leur survie.

This article first raises the issue of the silence about the genocide of the Jews, the experience of the Nazi extermination camps and the slow emergence of the memory, by proceeding through a review of the relevant Greek bibliography. Then, focus is placed on issues related to the survival of young Greek Jewish women at the camp of Auschwitz-Birkenau. The corpus of testimonies to which reference is made, consists of the following books: A Narrative of Evil, Lisa Pinhas confronts the Holocaust (transcription, translation in Greek Garyfallia Micha), Nata Osmo-Gattegno, From to Birkenau and Jerusalem, Berry Nahmias, A Cry for Tomorrow, Erika Kounio‑Amariglio, Fifty years later... Memories of a Salonica Jewish woman. We address issues such as the condition of female detention, relations among the inmates, solidarity, sociability, sense of national identity. Some of these parameters have been pivotal to their survival.

Στο άρθρο αυτό θέτουμε πρώτα το θέμα της σιωπής γύρω από τη γενοκτονία των Εβραίων και την εμπειρία των ναζιστικών στρατοπέδων εξόντωσης και την αργή ανάδυση αυτής της μνήμης, προβαίνοντας σε μια επισκόπηση της σχετικής ελληνικής βιβλιογραφίας. Έπειτα επικεντρωνόμαστε σε θέματα που σχετίζονται με την επιβίωση νέων Ελληνοεβραίων γυναικών στο στρατόπεδο του Άουσβιτς-Μπιρκενάου. Το corpus των μαρτυριών στο οποίο γίνονται αναφορές αποτελείται από τα εξής βιβλία: Λίζα Πίνχας, Αντιμέτωπη με το Ολοκαύτωμα. Η Λίζα Πίνχας διηγείται (μεταγραφή- μτφρ. στα ελλ. Γαρυφαλλιά Μίχα), Νάτα ΄Οσμο-Γκατένιο, Από την Κέρκυρα στο Μπιρκενάου και στην Ιερουσαλήμ, Μπέρρυ Ναχμία, Κραυγή για το αύριο, ΄Ερικα Κούνιο-Αμαρίλιο, Πενήντα χρόνια μετά… Αναμνήσεις μιας σαλονικιώτισσας Εβραίας. Προσεγγίζονται ζητήματα όπως η γυναικεία συνθήκη των κρατουμένων, οι σχέσεις με τις συγκρατούμενες, η αλληλεγγύη, η κοινωνικότητα, το αίσθημα της εθνικής ταυτότητας. Ορισμένες απ’ αυτές τις παραμέτρους στάθηκαν καθοριστικές για την επιβίωσή τους.

INDEX

Index géographique : Grèce motsclesmk Евреите, Депортација, Грција, Втората светска војна, Историја, Сведоштва Mots-clés : déportation, déportation, Juifs, Juifs motsclestr Yahudi, Sürgün, Yunanistan, İkinci Dünya Savaşı, Tarih, Tanıklar motsclesel Εβραίοι, Απέλαση, Ελλάδα, Δεύτερος Παγκόσμιος πόλεμος, Ιστορία, Μαρτυρίες Thèmes : Histoire Keywords : Deportation, Jews, Greece, WWII, History, Testimonies Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945)

AUTEUR

ODETTE VARON‑VASSARD Université grecque ouverte

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La Shoah à Salonique dans l’œuvre de l’écrivain Georges Ioannou The Holocaust in Salonika in the Work of the Writer Georges Ioannou Το Ολοκαύτωμα στη Θεσσαλονίκη στο έργο του συγγραφέα Γιώργου Ιωάννου

Loïc Marcou

La place de la Shoah dans l’œuvre de Georges Ioannou

1 Salonique est la ville grecque qui a le plus souffert de la Shoah1. Longtemps surnommée « la Jérusalem des Balkans2 », la capitale historique de la Macédoine grecque a en effet perdu au cours de la Seconde Guerre mondiale la quasi-totalité de ses citoyens juifs3. La ville qui comptait avant-guerre la plus importante des communautés juives de Grèce (principalement des Sépharades chassés d’Espagne et du Portugal à la fin du XVe siècle ou venus de Livourne au XVIIIe siècle, sans compter une minorité d’Ashkénazes ayant fui les pogroms de Russie à la fin du XIXe siècle4), était ainsi devenue presque judenrein à la fin de l’Occupation.

2 Dans l’œuvre de Georges Ioannou (1927-1985), écrivain que l’on a parfois identifié à l’École littéraire de Salonique5 et assurément l’un des plus grands prosateurs de la Grèce d’après-guerre, la Shoah occupe une place particulière à défaut d’être centrale. Dans une œuvre aux accents proustiens, consacrée à la remémoration du paradis perdu de l’enfance et à l’évocation de la Salonique d’antan (y compris dans ses aspects les plus quotidiens), la Shoah revient en effet comme une « basse continue ». L’auteur consacre plusieurs textes, tant en vers qu’en prose, à cet événement majeur de l’histoire de la capitale de la Macédoine grecque. L’auteur lui consacre tout d’abord trois poèmes : « Les tournesols des Juifs » (Héliotropes6, 1954), « La leçon », « En train » (Mille-Arbres, 1963) puis plusieurs textes en prose répartis dans plusieurs recueils. Ces textes narratifs se répartissent en deux catégories. On relève des récits fictionnels à substrat autobiographique, dans lesquels le narrateur anonyme tend à se confondre avec l’auteur : « Les sépultures juives » (Pour une question de fierté, 1964), « Le lit » (le Sarcophage, 1971) et des récits ayant valeur de témoignages et que l’auteur présente

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comme des dépositions : « L’extermination des Juifs » (Notre sang à nous, 1978), « En ces jours-là... » (la Capitale des réfugiés, 1984). Même si Ioannou ne consacre en tout et pour tout que sept textes7 à la destruction de la communauté juive de Salonique, la récurrence de cette thématique ainsi que la multiplicité des écrits qu’il lui consacre (poèmes, récits fictionnels d’inspiration autobiographique, récits-témoignages) nous incitent à dire que la Shoah occupe une place importante dans son œuvre. Elle s’insère en tout cas dans une production littéraire où la trajectoire personnelle de l’auteur se confond avec l’histoire d’une ville naguère cosmopolite et devenue presque entièrement hellénique, une cité où la population juive, autrefois considérable, est désormais réduite à l’état de fantômes.

Georges Ioannou : un témoin de la Shoah à Salonique

3 Si la Shoah occupe une place privilégiée dans l’œuvre de Georges Ioannou, c’est précisément parce que l’auteur est hanté par les fantômes du passé. Au cours de son adolescence, Ioannou a été le témoin des premières mesures discriminatoires prises par l’occupant allemand contre les Juifs de Salonique ; il a ensuite assisté à leur persécution à partir de l’envoi en Grèce des officiers nazis Dieter Wisliceny et Aloïs Brunner8 (début février 19439) et, enfin, à leur déportation10 (15 mars–10 août 1943). Après avoir déménagé en Chalcidique puis à Athènes lors de la guerre italo-grecque (28 octobre 1940–avril 1941), sans doute pour échapper aux bombardements aériens11, la famille de l’auteur revient en effet à Salonique au cours de l’année 1941 et emménage dans un immeuble de la rue Justinien, une artère située dans la partie basse de la ville – cette rue sera ensuite enserrée dans l’un des ghettos12 créés par les autorités d’occupation allemandes pour mettre en œuvre la déportation des Juifs saloniciens. Ioannou vit là, dans le vieux quartier juif de Salonique13, avec sa sœur, son petit frère et ses parents, des réfugiés originaires de Thrace orientale. Son père, qui travaille à la société grecque des chemins de fer, conduira d’ailleurs plusieurs trains convoyant des Juifs déportés, comme nous l’apprend l’auteur dans ses récits testimoniaux. Dans son immeuble, Ioannou lie connaissance avec deux familles juives résidant au deuxième étage. La perte d’Ino, un jeune Juif déporté avec les siens au printemps 1943, marque beaucoup l’adolescent. Parvenu à l’âge adulte, l’écrivain lui consacre un de ses plus beaux textes : « Le lit ». Dans ce court récit où la fiction littéraire transfigure l’expérience vécue14, l’auteur évoque les déprédations qui ont lieu dans son immeuble peu après la déportation des Juifs. L’appartement d’Ino/Izos est mis à sac par les résidents et la famille du narrateur prend part au pillage en s’accaparant, après maints atermoiements15, le lit du jeune garçon. C’est dans ce lit que le narrateur, un double de l’auteur, connaîtra « toutes les joies […] et les souffrances, le martyre de [sa] jeunesse16 ». Dans ce texte magnifique, l’objet, un simple lit, se charge d’une dimension symbolique forte. C’est une relique, autrement dit ce qui reste d’un être disparu et il est en cela associé au deuil et à la Shoah, à laquelle il renvoie par métonymie. Mais il symbolise aussi la culpabilité éprouvée par le narrateur qui a non seulement assisté au départ d’Ino/Izos, mais qui a aussi pris part, quoique timidement, au pillage. Toute sa vie durant, le narrateur avouera ne pouvoir se défaire de ce lit, de la même façon que l’auteur ne parviendra pas à chasser ses remords. De manière générale, on peut dire que « Le lit » est un texte qui exprime la culpabilité ressentie par une partie de la population grecque à l’égard du martyre subi par les Juifs saloniciens.

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« L’extermination des Juifs », « En ces jours-là... » : deux témoignages poignants sur la Shoah à Salonique

4 Dans les pages qui suivent, le lecteur pourra lire deux des sept textes écrits par Ioannou sur son expérience de témoin de la Shoah à Salonique ; ces récits sont des témoignages de première main et non des textes entremêlant, comme « Le lit », fiction et souvenirs personnels.

5 Dans « L’extermination des Juifs », l’auteur revient sur la publication en grec d’In Memoriam, la première chronique de la Shoah en Grèce. Rappelons que cet ouvrage, écrit par le rabbin Michaël Molho et par l’historien juif Joseph Nehama, fut initialement publié en français en 1948 par la communauté juive de Salonique. Près de trente ans après sa première parution, le livre est traduit en grec17, ce qui permet à Ioannou de souligner son importance, qu’il juge considérable. Mais l’auteur ne se contente pas de commenter l’ouvrage de Michaël Molho et Joseph Nehama : il ajoute tout ce dont il se souvient, « [lui] que le hasard a fait vivre à l’époque dans un ghetto provisoire ». À ses notes de lecture, Ioannou adjoint en effet son témoignage personnel de la Shoah à Salonique. L’écrivain n’écrit donc pas seulement une chronique du génocide ; il convoque aussi ses souvenirs et rappelle dans quelles circonstances les Juifs de son immeuble ont été déportés. Il évoque, ce faisant, des adieux déchirants avec les locataires du deuxième étage, la famille Sido.

6 « En ces jours-là... », le deuxième texte que nous donnons à lire en français et dont le titre comporte une référence au Nouveau Testament18, est présenté comme une déposition : en février 1983 – soit quarante ans après les faits – l’auteur consigne « ce qu’[il] a vu et observé [lui]-même sur les persécutions des Juifs de Salonique par les Allemands ». L’écrivain évoque les mêmes scènes qu’il a décrites dans « L’extermination des Juifs » et qui, visiblement, sont restées gravées dans sa mémoire. Il raconte ainsi comment un camarade d’école, un jeune Juif nommé Berachias, a été harcelé par des écoliers grecs en raison de son étoile jaune. L’auteur évoque aussi le saccage par la populace des appartements des Juifs saloniciens peu après leur départ pour les camps. L’écrivain rapporte enfin comment son père, qui a transporté plusieurs convois de déportés, a été profondément marqué par un pillage perpétré par les nazis en rase campagne et qu’il s’est vu attribuer une partie du butin en sa qualité de conducteur. Mais Ioannou ne se contente pas de redire ce qu’il avait écrit dans « L’extermination des Juifs ». Il ajoute d’autres éléments qui ne figuraient pas dans son premier témoignage : l’occupation par des collaborateurs grecs de logements ou de commerces ayant appartenu à des Juifs ; le retour des rares rescapés des camps et, surtout, la mort de tous les résidents juifs de son immeuble.

7 Ioannou a beau affirmer que « [s]a déposition ne sera pas impressionnante » ; il a beau avoir du mal à se départir de certains stéréotypes, notamment lorsqu’il fait allusion à la pingrerie de certains Juifs de Salonique ; il a beau effectuer plusieurs raccourcis, notamment lorsqu’il évoque le « manque de volonté » du grand-rabbin Zvi Koretz dont le rôle a, depuis, été étudié par les historiens19 avec la rigueur scientifique qui s’impose ; il a beau commettre certaines erreurs20 dues à la distance temporelle et à la fragilité même du statut de témoin. Un historien pourrait aussi lui reprocher de ne pas assez insister sur le rôle de , le responsable de la Kommandantur de Salonique, ou sur celui de Vassilis Simonidis, gouverneur de Macédoine-Thrace et collaborateur

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zélé de l’occupant allemand. De la même façon, on pourrait reprocher à l’auteur de ne dire ici mot de la destruction du vieux cimetière juif de Salonique (décembre 1942), alors qu’il l’évoque dans d’autres textes21. En dépit de ces imprécisions ou omissions, on peut affirmer que Ioannou livre un témoignage précieux et poignant sur la Shoah à Salonique. En convoquant à la fois ses notes de lecture du livre de Michaël Molho et Joseph Nehama et ses souvenirs personnels, l’auteur aborde en effet un certain nombre de points qui seront ensuite dûment analysés par l’historiographie22 : la mise en œuvre de la « Solution finale » dans la Grèce occupée, la spoliation des Juifs, le retour des rares rescapés des camps, la réintégration des collaborateurs dans la société grecque d’après- guerre, etc. Alors que les historiens s’intéressent beaucoup aux témoignages des survivants23 ou des bourreaux, il nous semblait important de faire entendre la voix d’un « bystander24 » grec, d’un spectateur attentif et bouleversé de la Shoah afin d’apporter un autre regard sur l’extermination des Juifs de Salonique.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie indicative sur l’œuvre de Georges Ioannou

IAKOVIDOU Sophia, 2004, le Corps de l’œuvre, psyché de l’écrivain, sociopoétique de l’œuvre, thèse de doctorat, sous la direction du professeur Henri Tonnet, Paris : Inalco.

KROUPIS‑KOLONAS Eleftheria, 1994, Yorgos Ioannou, son œuvre en prose, thèse de doctorat, sous la direction du professeur Henri Tonnet, Paris : Inalco.

MACKRIDGE Peter, 2008, “Ghiorgos Ioannou nella città dei fantasmi”, in Anna ZIMBONE (ed.), Il verismo fra Sicilia e Grecia: Atti dell’Incontro Internazionale, Catania 16 dicembre - Mineo 17 Dicembre 2005 (Catania), pp. 11-20.

NAR Albertos, 1986, « l’Espace et le Temps dans l’œuvre de Georges Ioannou », revue Χρονικά, no 85, mars, p. 4-8. (On notera que le no 85 de la revue Χρονικά est intégralement consacré à la place de la Shoah dans l’œuvre de Ioannou).

ORTLIEB Gilles, « Ioánnou Yórgos (1927-1985) », Encyclopædia Universalis [en ligne], http:// www.universalis.fr/encyclopedie/yorgos-ioannou/

TONNET Henri, 2001, « École de Thessalonique, deux grands créateurs : Nikos Gabriel Pentzikis et Georges Ioannou », Confluences Méditerranée 3, no 38, p. 129-139, http://www.cairn.info/revue- confluences-mediterranee-2001-3-page-129.htm

Bibliographie indicative sur la Shoah à Salonique

Sur la Shoah à Salonique et en Grèce, la bibliographie est importante. Aussi nous bornons- nous à ne signaler que quelques ouvrages récents.

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BENVENISTE Rika, 2014, Αυτοί που επέζησαν. Αντίσταση, εκτόπιση, επιστροφή. Θεσσαλονικείς Εβραίοι στη δεκαετία του 1940 [Ceux qui ont survécu : résistance, déportation, retour : les Juifs de Salonique dans les années quarante], Athènes : Polis.

MAZOWER Mark, 2012 [1993], Dans la Grèce d’Hitler : 1941-1944, Paris : Perrin, « Tempus ». (On se reportera particulièrement aux chapitres 18 et 19 : « Les SS et le système terroriste » et « Les Juifs grecs et la Solution finale », p. 345-404).

MAZOWER Mark, 2005 [2004], Salonica, City of Ghosts: Christians, Muslims and Jews, 1430-1950, New- York-Londres-Toronto-Sydney: Harper Perennial. (On se reportera particulièrement aux chapitres 21, 22 et 23 : “Greek and Jews”, “Genocide”, “Aftermath”, pp. 402-461. On lira aussi la conclusion: “The Memory of the Dead”, pp. 463-475).

MOLHO Rena, 2015, Το Ολοκαύτωμα των Ελλήνων Εβραίων: Μελέτες Ιστορίας και Μνήμης [le Génocide des Juifs grecs : études d’histoire et de mémoire], Athènes : Patakis.

VARON‑VASSARD Odette, 2012, Η ανάδυση μιας δύσκολης μνήμης, Κείμενα για τη γενοκτονία των Εβραίων [l’Émergence d’une mémoire difficile, textes sur le génocide des Juifs], Athènes : Vivliopolion tis Estias.

ANNEXES

Georges Ioannou, « L’extermination des Juifs »* [«Το ξεκλήρισμα των Εβραίων»], Notre sang à nous [Το δικό μας αίμα] (1978)

Traduit du grec par Loïc Marcou

* Avant d’être intégré dans le recueil de proses Notre sang à nous [Το δικό μας αίμα] (1978), ce texte fut publié dans le quotidien Kathimérini [Καθημερινή] en 1976. Je veux parler ici du livre intitulé In memoriam25 qui décrit l’extermination des Juifs de Grèce. Il a été publié en 197426, trente ans après les faits, à Salonique, théâtre du Grand Martyre. Il a été écrit par le rabbin Michaël Molho27 et par l’historien Joseph Nehama28, originaires de Salonique, aujourd’hui décédés. Ce livre a auparavant paru en français, ce qui n’est assurément pas un hasard, en trois volumes qui sont alors passés inaperçus. Les souvenirs étaient encore frais, nous avions nous aussi nos propres ennuis29, nous n’avions pas encore besoin de livres sur la question. Mais ils s’avèrent maintenant fort utiles et la communauté juive de Salonique a eu entièrement raison de faire traduire cette chronique par Georges Zografakis et de l’éditer. Dans un certain sens, ce document extraordinaire30 peut être considéré comme une histoire de Salonique, cité byzantine du nord de la Grèce, où environ mille Juifs vivent encore aujourd’hui, désormais de manière imperceptible. Ils sont actuellement plus nombreux à Athènes, au moins deux mille cinq cents, alors qu’ils évitaient systématiquement cette ville avant la guerre. Il est étonnant que mille Juifs soient restés à Salonique après toutes les épreuves qu’ils y ont subies. In memoriam raconte tout cela en détail, au jour le jour. J’ajouterai pour ma part tout ce dont je me souviens, moi que le hasard a fait vivre à l’époque dans un ghetto provisoire.

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L’ouvrage de Molho et Nehama écrit donc que les Juifs de Salonique appartenaient à des groupes nombreux et variés, qui s’étaient installés là tout au long de l’histoire. Toutefois, dans la vie quotidienne, une telle distinction n’existait pas ; c’étaient tous des « Juifs ». Maintenant, rétrospectivement, on ne peut manquer de manifester une certaine curiosité à l’égard de ces premiers Juifs de l’Antiquité, connus pour leurs malheurs relatés dans les Actes des Apôtres31. Que restait-il donc d’eux, de leur langue et de leur race ? Étaient-ce les Juifs aux cheveux bruns, au nez aquilin, dont les Allemands exécraient la physionomie ou les autres, ceux aux cheveux roux, dont le visage et le corps aussi, sans doute, étaient parsemés de taches de rousseur ? Mais peut-être les Juifs aux cheveux roux étaient-ils ceux d’Europe centrale qui, comme on rapporte, avaient commencé à arriver à Salonique depuis le Moyen Âge, chaque fois que des pogroms éclataient − de manière moins systématique et cruelle, cependant, que ceux auxquels nous avons assisté récemment. Mais l’élément juif de Salonique n’aurait rien eu de particulier ni de remarquable, si de nombreux Juifs d’Espagne et du Portugal n’y avaient afflué par vagues successives : en 1492, 1536 et 1650. Ce peuple différent, pétulant et allègre, finit par marquer de son empreinte – avec sa langue, le dialecte castillan, et avec ses coutumes – tous les autres Juifs de la ville, installés là depuis des temps anciens ou plus récents. Les Juifs eux-mêmes dénommaient les Juifs d’Espagne les « Sépharades » alors qu’ils appelaient les Juifs d’Europe centrale les « Ashkénazes ». À l’exception de quelques Juifs italiens, venus de Livourne au XVIIIe siècle32 pour faire fortune dans le commerce, tous les autres Juifs mentionnés plus haut se retrouvèrent à Salonique, totalement terrorisés, à la suite de violents pogroms. Et, de fait, ils avaient réellement une lueur de peur dans le regard et dans les manières, ainsi qu’un sens aigu de la diplomatie dans les propos et dans la voix. Ils n’échappèrent pas finalement en tant que race, quoique des siècles plus tard, à ce qu’ils pressentaient au plus profond d’eux-mêmes. Suivant en cela la tactique des Byzantins, les Turcs les traitèrent fort bien : ils les rassemblèrent et les protégèrent. Dans le fond, ces orientaux indolents et tout- puissants devaient bien s’amuser en voyant ces êtres pleins de vie, obséquieux et très intelligents surgir sans crier gare devant eux. Ils ne perdirent pas une seule occasion de faire tout ce que voulait le Sultan alors que, dans le même temps, nous, les Grecs, étions traités par lui comme ses esclaves. Cependant, le fait que les Juifs fussent bien traités depuis longtemps ou plus récemment par les Ottomans ne peut en aucun cas nous empêcher de parler avec une profonde compassion des maux qu’ils subirent et dont nous fûmes en partie les témoins. Beaucoup de Juifs, en particulier les plus âgés, ne connaissaient pas du tout le grec. Jamais ils ne pensaient que Salonique pût être rattachée à la Grèce33. Mais, même parmi les plus jeunes, ceux qui parlaient le grec traînaient tellement la voix et avaient une syntaxe si improbable qu’on les reconnaissait immédiatement. Les nombreuses plaisanteries qui circulaient en ville tournaient généralement autour de la manière dont les Juifs évitaient certaines tracasseries avec cette voix traînante et cette syntaxe improbable. C’est leur accent et surtout le fait qu’ils fussent circoncis qui expliquent que nombre d’entre eux périrent, lorsqu’ils furent persécutés par les Allemands. Nous n’avons pas souvenir de les avoir jamais vus faire la fête, du moins selon nos manières. Il semble pourtant que dans les lieux de divertissements chics, loin des yeux de la plèbe envieuse, les plus riches faisaient sacrément la noce. Il arriva même qu’un Juif très riche jette à la mer le piano de l’hôtel Méditerranée. Dans les foyers des Juifs

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des classes moyennes et des pauvres – qui constituaient la majorité d’entre eux – il régnait cependant une grande tranquillité et, le soir, leurs appartements étaient très tôt plongés dans l’obscurité car ils ne se couchaient pas tard. De temps à autre, une dispute éclatait en castillan mais elle ne durait guère – une dispute juive, comme on disait – et le silence ne tardait pas à tomber de nouveau. Mais, dans la journée, ils étaient pleins de vie et ils remplissaient le marché central de leurs voix. Leur clameur avait une musicalité et un charme particuliers. « Ça vient de Drama34 ; c’est quelqu’un qui ne payait pas », chantaient-ils souvent autour de leur charrette remplie de vieux rogatons. Le samedi, les vieux ne faisaient rien, absolument aucun travail. Ils allaient bien sûr à la synagogue ; ils ouvraient ensuite chez eux un livre sacré, un rouleau de la Torah ou du Talmud, et ils passaient leur jour chômé en respectant les observances. C’est à contrecœur que les plus jeunes se rendaient dans leur magasin ou qu’ils vaquaient à leurs affaires. Pendant la domination ottomane, les Juifs avaient obtenu que la journée de shabbat fût chômée mais les nouveaux maîtres de la Grèce n’étaient pas aussi tolérants en la matière. Le jour de shabbat, les vieilles se mettaient sur leur trente-et- un et se tenaient à leurs fenêtres ou sur le seuil de leur porte. Jamais on n’entendit des Juives colporter des ragots à des Grecques mais cela tient peut-être au fait qu’elles ne se fréquentaient pas. Les femmes juives portaient des robes en satin bleu avec des gilets ornés d’une fine fourrure blonde. Si je ne m’abuse, elles portaient sur la tête un fichu en dentelle bleue ou sombre. À la nuit tombante, nous les enfants, nous faisions un tour dans le quartier juif. Nous savions qu’ils nous appelleraient dans de nombreux foyers pour avoir recours à nous. Leur religion leur interdisait d’exercer tout travail que ce fût le samedi. Ainsi, il leur était interdit d’allumer la lampe à pétrole et même le poêle à chauffer s’il venait à faire froid. Ils nous appelaient pour qu’on commette le péché à leur place. Beaucoup d’histoires drôles tournaient autour de cette habitude qu’ils avaient et on connaît le proverbe au sens ambigu : « Le Juif a trouvé une monture à cavaler mais il se trouve que c’était Shabbat ». Leurs maisons totalement fermées – je parle évidemment de celles des Juifs des classes moyennes et pauvres – empestaient, non seulement à cause de la saleté mais aussi en raison de l’huile de sésame qu’ils utilisaient tout le temps et qui imprégnait leurs habitations. En passant devant, on pouvait deviner à l’odeur si telle maison ou tel appartement appartenait ou non à un Juif. C’est pourquoi, d’ailleurs, il y avait à l’époque, même en pleine ville, autant de moulins à sésame, autrement dit de grands râteliers sombres attachés à des meules actionnées par des chevaux de petite taille ou bien par des ânons et d’où coulaient, en léchant les meules, l’huile et la bouillie de sésame. Là, au milieu des sacs remplis de graines de sésame et des balles d’herbes sèches, l’odeur était délicieuse – c’était peut- être seulement l’huile de sésame frite qui empestait ainsi. Mais quand nous rentrions chez eux pour allumer la lumière ou le poêle à chauffer, ils considéraient de leur devoir de nous offrir quelque chose. Nous gardions bien sûr l’argent qu’ils nous donnaient mais nous jetions aussitôt les aliments. Nous ne voulions même pas prendre dans les mains les aliments azymes, notamment la fameuse maṣṣa : nous n’étions pas seulement dégoûtés ; nous étions aussi apeurés. C’est qu’on nous avait endoctrinés et que les histoires parlant d’enfants chrétiens placés de force par des rabbins dans des tonneaux remplis de clous en vue de leur prendre leur sang avec lequel les Juifs pétrissaient ensuite la maṣṣa n’étaient pas l’unique privilège de l’Europe antisémite35. À la seule différence que le peuple grec, au-delà de ces superstitions et de ces accusations anodines, ne passait jamais à l’acte.

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Ils étaient pourtant très pingres, les malheureux. D’ailleurs, la plupart d’entre eux étaient fort pauvres. La populace juive ramassait, pour presque rien, tous les aliments avariés et malpropres qui jonchaient le marché mais non la viande, que le rabbin devait d’abord examiner. Bien sûr, leurs grandes familles avaient accumulé d’immenses fortunes mais nous ne voyions jamais ces gens-là. C’étaient seulement des noms inscrits sur de grands panneaux et qui provoquaient l’admiration. D’ailleurs, ils étaient toujours en voyage, non à Athènes, qu’ils snobaient terriblement, bien sûr, mais en Europe, surtout à Paris, où s’était implantée une puissante communauté de Juifs de Salonique et dont faisait partie le célèbre compositeur Darius Milhaud36. Ils allaient en Europe en prenant l’Orient-Express, dont ils étaient considérés comme faisant partie des meilleurs clients. Les Juifs de Salonique travaillaient non seulement dans le commerce mais aussi dans les divers petits métiers manuels que les Grecs ne condescendaient pas à faire. La plupart des portefaix du port et de la halle centrale étaient juifs. Ils étaient bien sûr recrutés par leurs coreligionnaires, leurs chefs, qui détenaient ces postes depuis l’Empire ottoman, époque à laquelle ils organisaient différents boycottages sur des bateaux de la Grèce libérée. Les après-midi d’été, on voyait un grand nombre de porteurs juifs assis sur les trottoirs, à l’ombre, devant les magasins de tabac ou devant la halle aux légumes, en train de manger des pastèques et des melons trop mûrs, dont ils raffolaient, puis s’allonger sur les marchandises qu’ils transportaient pour faire un somme. Ces portefaix étaient des hommes robustes tandis que ceux qui faisaient du commerce étaient des gringalets. Et si j’insiste en parlant de ces petites gens, ce n’est pas pour dire qu’il n’y avait pas des hommes cultivés ou des savants parmi les Juifs de Salonique mais parce que je veux montrer le plus clairement possible que ceux que les Allemands exterminèrent de manière aussi systématique n’étaient, à une écrasante majorité, ni des magnats, ni des banquiers, ni des notables, mais de pauvres hères, au moins autant que nous. Les Juifs habitaient presque tous dans la partie basse de la ville et plutôt vers l’ouest. Cela s’explique par le fait que, dans la partie haute, où se trouvaient les quartiers les plus sains, résidaient les Turcs tandis que les Grecs vivaient dans la partie basse, à l’est. Les Juifs de Salonique continuèrent à éviter la partie haute, même après le départ des Ottomans, mais pour des raisons liées désormais au commerce et à la tradition. La Salonique actuelle comporte de nombreuses traces de la présence juive : des quartiers entiers, d’innombrables magasins. Pourtant, peu de Grecs le savent ou s’en souviennent. Je passe parfois par le « vieux quartier juif », autour de l’église Notre- Dame des Chaudronniers, d’où j’ai été le témoin de leur tragédie. Je me souviens de leurs commerces, surtout des magasins de meubles. Je me souviens de qui les avaient et de qui les ont pris, et je les vois encore – ils sont vieux, bien sûr, maintenant, ou alors ce sont leurs enfants qui les ont repris. On dit que l’immense partie de la ville qui a brûlé lors du mystérieux incendie37 de 1917 était très belle, comme Séville, Tolède et Cordoue. Là, dans les rues couvertes et humides, dans les venelles tortueuses où le soleil ne fait jamais son apparition, dans les masures serrées les unes contre les autres, les Juifs se trouvaient chez eux, dans la patrie chère à leur cœur et, quand toute cette partie de la ville fut réduite en cendres, ils perdirent le monde où ils avaient toujours vécu. Un certain nombre d’entre eux prirent alors leurs affaires et partirent pour l’Europe. Bien sûr, ce n’est pas seulement l’incendie de 1917 qui les avait ébranlés. Quoi qu’il en soit, à partir ce moment-là, au lieu de croître, la communauté juive commença à décliner. Elle

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qui comptait 80 000 et même 90 000 âmes au début du siècle n’en dénombrait qu’environ 50 000 au début de l’Occupation allemande. Alors que les Ottomans avaient été accommodants à leur égard, le peuple grec ne se montra pas particulièrement tolérant envers eux, sans aller cependant jusqu’à les persécuter. Ce furent les réfugiés38, notamment, qui les firent se sentir de trop de même que, dans les maisons pauvres, les nouveau-nés rendent les vieillards superflus. Les Allemands transplantèrent soudain les forces obscurantistes et les aberrations de l’Europe gothique dans l’atmosphère, quasi idyllique pour nous aujourd’hui, de cette ville balkanique poussiéreuse et oublieuse du danger. La question juive faisait tellement partie de la mentalité germanique depuis des siècles qu’ils devaient être complètement familiarisés et accoutumés à leur haine. Quant à nous, nous étions si naïfs que nous fûmes totalement pris au dépourvu par les inscriptions écrites en grosses lettres sur les affiches qui apparurent, dès le début de l’Occupation, sur les devantures des meilleurs magasins chrétiens de la ville et qui disaient : « Les Juifs sont indésirables ». Mais, comme l’histoire devait le montrer, tout cela n’était rien en comparaison de ce qui allait s’ensuivre. Nous n’apprîmes ensuite rien de plus sur les mesures de rétorsion prises à l’encontre des Juifs. Nous aussi, nous avions nos ennuis et nous tombions de Charybde en Scylla en découvrant ce que signifie la servitude. Du reste, les Juifs ne nous confiaient jamais leurs secrets − ils ne l’avaient pas fait, même avant la guerre. Ils persistèrent a fortiori dans cette attitude en nous considérant un peu nous aussi comme des « Aryens ». Ils nous saluaient, tête basse, dans l’escalier, en s’empressant de rentrer chez eux. Le livre In memoriam nous en apprend beaucoup sur cette époque. Chaque jour qui passait, les Juifs recevaient de nouveaux coups sur la tête et ils avaient peur. C’est pourquoi ils étaient si amers. Mais on a beau être tout-puissant, il n’est pas facile de rassembler soudain un peuple de cinquante mille personnes et de le déporter en vue de l’exterminer. Une telle chose nécessite qu’on exerce des pressions systématiques, un chantage permanent et, sur ce point, on peut dire que les Allemands se sont révélés très forts. Les Allemands sont entrés dans Salonique le 9 avril 1941. Dès les premiers jours de l’Occupation, les journaux juifs en français le Progrès et l’Indépendant cessèrent de paraître, de même que le Messagero en judéo-espagnol39. On ne prêta pas d’attention particulière à cette mesure car les journaux grecs la Macédoine, la Lumière et la Nouvelle Vérité cessèrent aussi de paraître. Toutes ces publications furent remplacées par la Nouvelle Europe40, une insupportable feuille de propagande hitlérienne, fort heureusement de deux pages seulement. L’occupant se mit ensuite à réquisitionner des appartements, pas uniquement ceux des Juifs bien entendu. À la seule différence qu’en cas de réquisition, les Juifs devaient tout abandonner derrière eux. Le samedi 18 juillet 194241, à huit heures du matin, tous les hommes juifs âgés de 18 à 45 ans furent rassemblés, sous la menace des mitraillettes, place de la Liberté. Sans aucune explication, ces hommes durent rester debout en plein soleil, sans chapeau, sans avoir le droit de boire, jusqu’à deux heures de l’après-midi. Tous ceux qui osaient s’asseoir recevaient une grêle de coups. Les jours suivants, lorsqu’ils furent de nouveau rassemblés, il s’avéra que les Allemands voulaient les mobiliser aux travaux forcés mais, le premier jour, ils les humilièrent sans leur donner la moindre explication. Cette histoire fit le tour de la ville. Des milliers de Juifs furent envoyés aux travaux forcés42 et

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un grand nombre d’entre eux n’en revint pas. La plupart furent cependant exemptés, la communauté israélite ayant collecté une somme d’argent astronomique. À cette époque, celui qui décidait de la vie et du sort des Juifs était le « docteur » Maximilien Merten43, conseiller militaire. Il eut l’audace de revenir en Grèce après la guerre et faillit provoquer la chute du gouvernement grec en dévoilant les contacts secrets qu’il avait avec certains de ses membres. Très tôt, les Allemands avaient mis sur pied une administration fantoche au sein de la communauté israélite de Salonique. Finalement, à la fin de l’année 1942, ils facilitèrent la nomination, à la présidence de la Communauté, du grand-rabbin Zvi Koretz44 qui était connu pour sa culture mais aussi pour son manque de volonté, comme nous l’apprend du moins In memoriam. En 1943, après avoir concentré les Juifs dans des ghettos, les Allemands organisèrent ensuite à l’Astoria, un grand café de la rue Tsimiskis, une exposition intitulée ironiquement : « Le Paradis soviétique ». L’école nous y emmena. L’exposition ne contenait évidemment rien d’autre que des photos, ou plutôt des peintures de mauvais goût, avec des hydres de Lerne, des pieuvres aux tentacules innombrables, des serpents et autres monstres connus symbolisant le communisme, la juiverie et la franc- maçonnerie. Je me souviens aussi que des déclarations de professeurs de l’université et d’un métropolite étaient inscrites sur les murs. Ces déclarations laissaient entendre que, malgré les difficultés auxquelles nous étions confrontés, le paradis hitlérien dans lequel nous vivions désormais était mille fois préférable au paradis soviétique. Dans un coin, derrière un paravent, se trouvait un fauteuil dont le dessus en velours rouge était élimé. Un individu à la saleté repoussante, qui n’était autre qu’un délateur de chez nous, nous dit en souriant avec ses dents en or : « N’ayez pas peur, asseyez-vous : c’est le fauteuil de Koretz. » Et nous, nous nous asseyions à tour de rôle en pensant que nous allions ressentir quelque chose de particulier. 1943 est l’annus horribilis. Le samedi 6 février, à la tête d’une commission de cinq membres des SD, Dieter Wisliceny45 sévit à Salonique. « De véritables monstres », écrivent les auteurs d’In memoriam. Ce sont ces hommes qui, avec le « docteur » Merten, vont organiser la déportation des Juifs en vue de les exterminer. Lors d’une réunion, ils décident de faire appliquer sans plus attendre les lois de Nuremberg : les Juifs devront porter l’étoile de David et placer des signes distinctifs sur les devantures de leurs magasins ainsi que sur la porte d’entrée de leurs habitations. Des ghettos seront créés, autrement dit des quartiers habités exclusivement par des Juifs. Les Allemands les forcent tout d’abord à porter l’étoile jaune et les autorisent à se déplacer librement en ville mais avec l’étoile. Ils leur disent : « Si nous vous arrêtons et que vous ne portez pas d’étoile, vous serez fusillés. » Et les Juifs, obéissants, se déplacent avec leur étoile : une grande étoile jaune en feutre, visible de loin46. C’est alors que nous prîmes conscience du nombre exact de Juifs. Mais pour les innombrables soldats allemands que leurs fonctions ne mêlaient pas à tout cela, ce spectacle devait aussi constituer une découverte stupéfiante ! Pour ne pas rater leurs cours, certains camarades de classe vinrent aussi à l’école avec leur étoile. Rétrospectivement, nous considérons que ce spectacle était effrayant à voir mais à l’époque, nous n’hésitions pas à embêter nos camarades – que voulez-vous, nous étions des enfants… Je me souviens même d’une histoire particulière : un élève était venu à l’école avec son étoile, tout

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penaud. Nous l’abordâmes à la fois avec indifférence et curiosité, sans plus. Mais d’autres firent une croix en papier et la lui collèrent dans le dos avec la résine qui coulait de l’écorce des pins de la cour. Et ce garçon, qui s’appelait Berachias et qui avait sûrement dû entendre chez lui les malheurs épouvantables qui pouvaient lui arriver s’il résistait à ces mesures par la violence, adoptait une attitude résignée. Avec sa grande taille et son air ingrat, il allait, tel un mouton, avec son étoile sur la poitrine et sa croix dans le dos. Les Allemands placardèrent ensuite des affiches sur les magasins et les maisons des Juifs. Ils collèrent des feuilles sur leurs portes où il était écrit en allemand que telle maison était juive et qu’elle était habitée par un Juif. Enfin, ils créèrent des ghettos provisoires. Les Juifs devaient déménager à la hâte et vivre entassés dans certains quartiers uniquement. Grâce aux bons soins de la communauté, les nouveaux-venus furent placés dans des appartements réquisitionnés une fois encore à des Juifs. Ceux-ci vivaient désormais les uns sur les autres. Les Allemands passèrent alors à l’étape suivante. Ils leur dirent : « Vous ne pourrez pas sortir du ghetto47. Vous ne pourrez vous déplacer qu’à l’intérieur de celui-ci ». Cela voulait dire que les Juifs ne pouvaient plus travailler ni se rendre dans leurs magasins si ceux-ci se trouvaient hors des limites du ghetto. C’est ainsi qu’on ne vit plus d’étoiles jaunes en ville. De temps à autre, on apercevait bien un Juif accompagné d’un jeune homme portant un brassard, jaune bien sûr. Ce jeune homme était juif, lui aussi. Il appartenait à une milice qui avait été créée par des jeunes gens espérant échapper aux persécutions en collaborant avec l’occupant. Des gendarmes grecs furent placés en faction aux frontières du ghetto. Les contrôles se faisaient de manière détendue mais les Juifs n’osaient plus sortir. On les menaçait d’une exécution immédiate, eux et leur famille, s’ils osaient quitter l’enceinte du ghetto. L’un retenait l’autre de partir. Nous, nous entrions et nous sortions comme bon nous semblait, sans que quiconque ne nous dît quoi que ce fût. Je ne pense pas que nos origines « aryennes » fussent particulièrement visibles. Je me souviens seulement d’un vendeur de journaux qui, au crépuscule, arpentait les quartiers chrétiens. Les journaux qu’il tenait sous le bras cachaient son étoile mais quand il se baissait pour remettre l’Apoyevmatini48 à un passant, on la voyait fort bien. Les tout derniers jours, les Allemands interdirent même aux Juifs de sortir de chez eux. Peut-être ceux-ci acceptèrent-ils cette mesure car ils y voyaient une certaine logique. On les trouvait facilement et les Allemands, avec leur esprit systématique, voulait faire du bon travail et ne pas se laisser aller à commettre quelque négligence. Ils voulaient tous les embarquer, et en famille. C’est ce qu’indiquaient les avis placardés sur les portes. Enfin, un bon matin, ils finirent par les rafler. Mais jusqu’à la dernière minute, les Juifs étaient persuadés qu’on les emmènerait à Cracovie pour qu’ils s’y installent tous ensemble et pour qu’ils y commencent une nouvelle vie. In memoriam indique qu’à ce moment-là, plusieurs d’entre eux s’enfuirent à Athènes, où les Italiens protégeaient presque ouvertement les Juifs. Certains trouvèrent aussi refuge chez des chrétiens qui les cachèrent. 10 familles, soit 72 personnes au total, furent ainsi cachées et d’autres furent également sauvées. Il s’agit là d’un nombre infime mais qui n’est pas dû à la mauvaise volonté des Grecs. Le consul d’Italie à Salonique apporta une aide poignante en distribuant de fausses pièces d’identité et de faux passeports italiens à des Juifs. Évidemment, il va sans dire que la furie des

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Allemands pouvait aussi retomber sur les Italiens. Plusieurs jeunes Juifs parvinrent à prendre le maquis et eurent la vie sauve. Dans les montagnes, la résistance n’était pas encore organisée. De surcroît, Salonique n’est pas entourée par de grandes chaînes de montagnes ; il faut traverser de grandes plaines pour les rejoindre. Dans la plaine, on se fait facilement prendre. Le gouvernement collaborationniste de Ioannis Rallis49 fit un tout petit pas en faveur des Juifs : Rallis trouva un prétexte pour venir à Salonique et rencontra le métropolite Gennadios50 ainsi que les représentants de la communauté juive. À Athènes, l’archevêque Damaskinos51 et de nombreuses personnalités agirent de manière bien plus courageuse. Cela ne suffit pas du tout à sauver les Juifs de Salonique mais cela contribua, semble-t-il, à atténuer quelque peu la portée des persécutions contre les Juifs athéniens dont la plupart furent sauvés, malgré l’armistice conclu par l’Italie52. Le peuple de Salonique ne pouvait pas prendre des décisions aussi courageuses qu’à Athènes ; il aurait assurément encouru de graves dangers. Le pouvoir est toujours plus fortement exercé à Salonique car la ville et sa région revêtent une importance pour toute l’Europe et la cité est très strictement gardée. Et à Salonique, le peuple a de tout temps été plus faible. Entre-temps, on prépare fiévreusement le camp Baron-Hirsch, dans un quartier pauvre, près de l’ancienne gare. On place des sentinelles dans des miradors avec mitraillettes et projecteurs et on enclot le camp avec des barbelés. Désormais, les Allemands disent ouvertement aux Juifs qu’ils vont les déplacer à Cracovie. Pour les convaincre, ils vont même jusqu’à leur faire échanger leur argent grec contre des bons, soi-disant convertibles en zlotys. Chaque famille a droit à 600 zlotys. Le taux de change est de 1 000 drachmes contre 33 zlotys. Les Juifs préparent des vêtements chauds et solides pour affronter les rigueurs de l’hiver polonais. Le grand chagrin de Madame Sido, une dame vivant dans notre immeuble, était que les Juifs de Cracovie parlaient une autre langue et que les Juifs saloniciens et polonais ne pourraient pas se comprendre. En outre, de jeunes Juifs se marient les uns après les autres. 100 mariages par jour « sans dot », notent les auteurs d’In Memoriam. On a encore l’impression d’entendre ici et là des chants, des rires et des applaudissements dans le silence de la nuit du ghetto. Et l’on peut tenir pour certain que les Juifs respectaient leurs usages en matière de fécondité et de longévité. Mais, le matin du 15 mars 1943, les Allemands raflent les 3 000 premiers Juifs ; ils les entassent dans un immense train de marchandises comptant plus de quarante wagons et ils les déportent. Les premiers Juifs déportés viennent d’un quartier pauvre : Ayia Paraskevi53. À compter de ce jour, le même schéma se reproduit fort souvent. À l’aube, les quartiers sont bouclés ; les Juifs sont rassemblés sur le trottoir avec leur baluchon sur le dos ; les colonnes se dirigent, à pied bien sûr, vers le camp du quartier Baron-Hirsch54 qui n’a de noble que le nom. Là, les Allemands ne se contentent pas de parquer les Juifs jusqu’à ce qu’ils s’apprêtent à partir. Ils les humilient systématiquement ; ils les spolient ; ils les passent à tabac ; ils les piétinent et en tuent certains. Ils autorisent des bandes de traîtres, des Juifs et des « ordures » d’autres peuples, à les violer, à se livrer sur eux à des orgies, à les avilir et, en général, ils leur font bien comprendre qu’ils ne les emmènent pas du tout à Cracovie, qu’il n’existe pas de pays pour les accueillir mais qu’ils sont conduits à l’anéantissement, c’est-à-dire à la

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« Solution finale », comme ils disent. Cela devait être effroyable et inimaginable. Du camp, de nombreux Juifs devaient encore voir leurs maisons, c’est-à-dire tout leur passé, qui n’avait peut-être pas été aussi rose que cela mais qui était du pain bénit en comparaison de ce qui les attendait. C’est au mois d’avril que notre quartier fut bouclé et le mois de mars se passa dans l’angoisse de l’attente. Toutes les nuits, les anciens étaient assis autour de la table du salon et psalmodiaient à voix basse. Un beau matin, des hurlements se mirent à retentir de plusieurs haut-parleurs provenant d’une voiture noire diffusant des slogans de propagande. Nous détestions cette voiture car elle apparaissait toujours en de telles circonstances. Les haut-parleurs hurlaient effroyablement : « Tous les Juifs doivent se présenter devant leur porte et se préparer au départ ! » Nous dévalâmes l’escalier jusqu’au deuxième étage. Les Juifs se préparaient dans une panique indescriptible. Ils trouvèrent pourtant le courage, à ce moment-là, de faire bouillir un œuf et de le donner à manger à leur petit garçon âgé de trois ou quatre ans. Ils avaient dû le planifier. Après quoi, on s’enlaça, on s’embrassa, on se jura une amitié éternelle et on pleura. En bas, le haut-parleur poussait des vociférations et proférait des menaces pour accélérer le moment du départ. En partant, les Juifs de notre immeuble ne fermèrent pas les portes de leurs appartements mais les laissèrent grandes ouvertes. Ça aussi, l’occupant devait l’avoir prévu. Et de fait, je ne saurais décrire les scènes de pillage et de déprédations qui suivirent le départ des Juifs. D’où sortirent, d’où surgirent ces bandes de gitans, ces cohortes de voyous enragés ? Ni les cris rauques ni les salves des rares sentinelles allemandes qui considéraient les affaires restant dans les appartements des Juifs comme leurs biens personnels ne les arrêtèrent. Ils arrachèrent même les portes et les volets de la lucarne de la cage d’escalier. Sur la dizaine de Juifs résidant dans notre immeuble, aucun ne revint. Mais très peu de Juifs de notre quartier revinrent aussi des camps : ce furent surtout les plus jeunes et les plus solides qui rentrèrent. Deux frères qui faisaient de la lutte et qui tenaient un atelier de torréfaction au rez-de-chaussée de notre immeuble revinrent des camps de la mort, mais pas leur père, le vieil Azouz. En face de chez nous, au troisième étage, vivait un couple de jeunes mariés dont la femme venait d’accoucher. Dans l’attente du grand malheur, ils avaient accroché une corde reliant leur balcon au velum protégeant le magasin de meubles du rez-de-chaussée. Lorsque le marchand de meubles observait quelque chose d’inhabituel, il tirait discrètement sur la corde à laquelle une cloche devait être accrochée. Inutile de dire que toute cette manœuvre se révéla vaine. Son nouveau-né dans les bras, la jeune maman rejoignit les autres Juifs dans la colonne et but le calice jusqu’à la lie. C’est ce qui arriva aussi aux personnes du troisième et du quatrième âge, aux malades et aux impotents, aux paralytiques et aux individus à l’article de la mort. Ils furent transportés jusqu’à l’épuisement total de leurs forces. Tout au plus l’occupant autorisait-il leurs proches à les déplacer en brancard à la fin de la colonne, qui était gardée par des soldats armés jusqu’aux dents. Deux ou trois jours plus tard, après que les Juifs de notre quartier eurent été raflés et que d’innombrables colonnes furent passées par la via Egnatia, en me promenant un après-midi sur la place du ministère de Macédoine-Thrace, je vis de près une nouvelle colonne humaine qui se dirigeait vers la gare, sous la menace des armes. Je ne sais pourquoi mais ce spectacle m’attrista plus que tous les autres. À cette heure-là, le soleil couchant projetait un rouge sombre sur l’ensemble de ce cortège silencieux et pressé, qui ressemblait

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beaucoup à un cortège funéraire ayant pris du retard et qui veut à tout prix que l’enterrement ait lieu avant la tombée de la nuit. Malheur aux femmes qui seront enceintes, et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! Priez pour que votre fuite n’arrive pas en hiver, ni en un jour de Shabbat. Car il y aura une grande affliction, telle que, depuis le commencement du monde jusqu’à présent, il n’y en a point eu et qu’il n’y en aura jamais de semblable55. Quelques jours plus tard, tard dans la nuit, nous entendîmes quelqu’un sangloter dans la cuisine. Mon père était rentré de voyage. Nous pensions qu’il avait disparu ; nous ne savions même pas où il était ; il n’y avait pas de frontières à l’époque dans les Balkans et si l’on ne pouvait trouver un autre agent de la société grecque des chemins de fer, les conducteurs de trains faisaient la route jusqu’à Belgrade. Mon père était couvert de suie et exténué mais surtout triste. Il demanda à voir mon petit frère, âgé alors de trois ou quatre ans. Nous le réveillâmes et le conduisîmes dans la cuisine. Un beau jour, on avait demandé à mon père de conduire jusqu’en Serbie un train transportant des Juifs et il avait vu des choses effroyables. Certains Juifs étaient morts en route. Les Allemands arrêtèrent le train en rase campagne : ils avaient un plan. Les Juifs criaient dans les wagons et donnaient des coups de pied contre les parois de bois. Entassés qu’ils étaient, ils ne pouvaient respirer et, de surcroît, ils n’avaient pas d’eau. Le pistolet à la main, les Allemands commencèrent à ouvrir les wagons, non pour soulager les Juifs mais pour voler les bijoux qu’ils avaient cachés, leurs montres et leurs livres d’or. On entendait des cris perçants. Un garçonnet qui était mort en route fut extrait d’un wagon. Les Allemands le déposèrent, sans l’enterrer bien sûr, dans le sillon, près des rails. Selon mon père, ce petit garçon ressemblait à mon frère. Les soldats allemands ressortaient des wagons, les mains couvertes de montres et de bijoux. Alors que mon père se trouvait sous la locomotive pour inspecter le moteur, ils lui jetèrent une poignée de montres, lui qui était lokführer, conducteur de train. Ces montres étaient sans valeur ; aucun de nous n’en porta jamais au poignet, alors même que nous n’en avions pas chez nous, alors. Je crois en avoir encore une de solide à la maison. In memoriam rapporte encore qu’il y eut au total dix-neuf convois de Juifs en provenance de Grèce du nord. Selon les statistiques de la société grecque des chemins de fer, 42 830 personnes furent déportées, rien que de Salonique. Si l’on prend en considération les Juifs des bourgades de Macédoine et de Thrace – les Bulgares les remirent aux autorités d’occupation allemandes −, il faut ajouter le chiffre de 3 000 déportés supplémentaires. La majorité d’entre eux furent précipités dans le Danube avec les wagons et le problème fut résolu. Les Juifs de Salonique finirent principalement dans les chambres à gaz et les fours crématoires de Birkenau. Qui sait où se trouve ce Birkenau… In memoriam raconte d’autres tragédies semblables, d’autres actes d’enlèvements sauvages perpétrés sur des Juifs dans l’ensemble du territoire grec. Ces histoires ne diffèrent pas fondamentalement de celles que j’ai racontées. Même l’horreur absolue perd beaucoup de son intérêt lorsqu’on ne cesse de la raconter, surtout pour les personnes qui n’ont pas connu les faits ou qui n’en ont pas été les témoins.

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Georges Ioannou, « En ces jours-là… » [«Εν ταις ημέραις εκείναις…»], la Capitale des réfugiés [Η Πρωτεύουσα των προσφύγων], Athènes (1984)

Traduit du grec par Loïc Marcou Je veillerai à faire en sorte que ma déposition sur les persécutions et l’extermination des Juifs de Salonique pendant l’Occupation allemande soit brute – brute et dépouillée – sans me livrer à des développements historiques ou littéraires et sans m’appuyer sur des rumeurs douteuses. Tout cela par respect pour le terrible martyre subi par les Juifs, qui ne peut inspirer que le deuil et le plus grand respect. D’ailleurs, je n’ai pas grand-chose à dire sur le sujet et ma déposition ne sera pas particulièrement impressionnante car je n’étais alors qu’un enfant – un adolescent pauvre et renfermé – avec ses peines et ses problèmes qui, déjà, le maintenaient à l’écart des autres. Mais les Juifs de Salonique étaient si nombreux et si mêlés à notre vie que, même si on vivait replié sur soi, on ne pouvait pas ne pas remarquer le malheur les ayant frappés. Cependant, les Juifs avaient toujours été un peuple très fermé et particulièrement éloigné de nous et ils conservèrent la même attitude, malheureusement, même lorsque les Allemands commencèrent à resserrer l’étau autour d’eux. Je ne connais pas précisément les raisons de leur distance à notre égard – même si je les devine – mais je pense que c’était là une très grave erreur de leur part. D’autres Juifs, beaucoup plus nombreux, auraient pu être sauvés. Bien sûr, tous n’auraient pu éviter les persécutions et l’extermination mais certains auraient pu y échapper, notamment les plus jeunes. Je subodore que l’esprit diabolique et la cruauté sans frein de leurs bourreaux les ont incités à préférer silencieusement la voie du martyre qu’ils imaginaient effroyable, bien sûr, mais avec une certaine logique. Ils se sont terriblement leurrés. Il est vrai que les Grecs ont toujours fait montre d’une tolérance indifférente à l’égard des Juifs. Ils ne les aimaient pas mais ils ne les détestaient pas non plus. Bien sûr, ils se moquaient un peu d’eux, comme en témoignent les différentes plaisanteries racontées sur les Juifs ainsi que les qualificatifs dont on les affublait. Mais, en aucun cas, les Grecs ne nourrissaient de haine à leur encontre, exceptions faites, naturellement, de cas isolés de différends personnels, de concurrences commerciales acharnées et d’actes de rapacité. Mais tout cela se produit – bien souvent même – entre individus du même peuple. Il y avait en outre certaines organisations antisémites56 mais elles étaient si insignifiantes qu’elles ne réussirent pas à jouer un rôle néfaste, même sous l’Occupation. Les Juifs nous rendaient notre indifférence en nous adressant des sourires faux, en faisant preuve de fausses prévenances à notre égard ou en recourant encore à des formules diplomatiques à double sens, qui sont depuis restées proverbiales. Ils racontaient vraisemblablement des boutades sur nous, qu’ils n’allaient pas jusqu’à nous dire cependant. Pourtant, même s’il y avait partout des Juifs à Salonique, les plus nombreux résidaient dans la partie basse de la ville, particulièrement à l’ouest. Il y avait là soit des employés soit des commerçants soit des familles entières. C’est précisément à cet endroit-là que je les ai le mieux connus et c’est dans ce cadre-là que je me souviens d’eux.

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Depuis 1941, nous vivions au dernier étage d’un immeuble situé dans la rue Justinien. Cette rue commençait par le numéro 8 puis par le numéro 14. La rue Justinien est celle qui commence en face de l’église de l'Acheiropoiètos57 et qui, traversée par la place des Tribunaux58, débouche sur ce que l’on appelle le « Caravansérail59 ». Nous, nous vivions dans la partie de la rue Justinien coupée perpendiculairement par les rues Notre-Dame des Chaudronniers60 et Elefthérios Venizélos61. En feuilletant des livres, j’apprends que ce quartier s’appelait « le vieux quartier juif », ce qui signifie vraisemblablement que des Juifs habitaient là autrefois, depuis des temps reculés, ou que se trouvait là le plus vieux quartier juif de Salonique. En 1941, de nombreux Juifs y habitaient. Ils représentaient au moins un tiers des habitants du quartier. Ils ne semblaient pas pauvres mais pas riches non plus. La plupart étaient peut-être des commerçants et possédaient des magasins de petite ou de moyenne taille. Comme je l’ai dit, ils vivaient très repliés dans leur foyer ; ils se consacraient beaucoup à leurs familles et évitaient d’entrer en contact avec nous. Comme nous l’apprîmes, la plupart de ces familles s’étaient rassemblées dans le vieux quartier juif presque en même temps que nous. Elles avaient quitté leurs habitations isolées et avaient emménagé dans des immeubles du centre que toutes évitaient auparavant car c’était là que se concentraient les bombardements aériens. Ces familles juives agirent ainsi parce qu’elles devaient croire qu’au centre de la ville, dans sa « vitrine », elles seraient mieux protégées contre l’arbitraire d’un conquérant qui ne cachait pas sa haine à leur encontre. Dans notre immeuble à nous, rue Justinien, deux familles juives vivaient au deuxième étage et occupaient à elles deux un appartement. Elles avaient emménagé un peu avant nous. Ils y avaient là deux couples qui avaient au total trois enfants. Une jeune fille rousse avec des taches de rousseur sur le visage, âgée de quatorze ou quinze ans, un jeune garçon de dix-sept ou dix-huit ans et un petit enfant de trois ou quatre ans, appelé Ino. Les deux grands étaient scolarisés, sans doute dans une école étrangère, peut-être au lycée français. Je ne me souviens pas de leur prénom, seulement du patronyme d’une de ces deux familles : Sido. « Madame Sido », voilà comment nous appelions une dame qui parlait souvent en français dans les escaliers avec notre ménagère, Assimo Korbanoglou, elle aussi francophone, qui venait de Roumélie orientale62. Mais, en raison des difficultés auxquelles nous étions tous confrontés et des épreuves effroyables connues par les Juifs, nous avions à peine fait connaissance. J’étais allé une fois avec monsieur Sido pour une affaire dans sa boutique, qui se trouvait derrière le marché Modiano63, dans la rue des empereurs Comnène. Je ne sais de quel type de magasin il s’agissait car, comme tous les commerces de l’époque, il n’était pas approvisionné. Au rez-de-chaussée de l’immeuble de la rue Justinien se trouvaient deux boutiques : une boulangerie et un magasin de café. Ce dernier commerce était tenu par un Juif nommé Azouz. Il ne vendait pas de vrai café, bien sûr, mais un ersatz à base de pois chiche, d’orge ou de blé. C’était le père qui le tenait avec ses deux fils. C’étaient de beaux garçons au corps bien fait et avec de grands yeux expressifs semblables à ceux des Arméniens. Les deux jeunes, en effet, faisaient de la lutte ou de la boxe et cela se voyait immédiatement à leur allure. Je ne sais où habitaient les Azouz mais on les trouvait la plupart du temps dans leur magasin ou sur le trottoir, en face de leur commerce. D’ailleurs, les autres commerçants se tenaient eux aussi sur le trottoir car, dans cette portion de la rue Justinien, il y avait – et il y a encore – de nombreux

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magasins de meubles, que l’on mettait alors sur le trottoir, tous les matins. Malgré la famine, les meubles se vendaient aussi à l’époque. C’étaient surtout les trafiquants du marché noir, les Allemands et les paysans qui les achetaient. Nombre de ces commerces appartenaient à des Juifs. Dans d’autres immeubles, notamment dans ceux de la rue Siatistis64, vivaient beaucoup plus de Juifs. On a pu le constater après la grande rafle car ces immeubles ont été abandonnés. Je pense qu’ils sont restés sans locataires car ces derniers ont été déportés dans les camps. Entre les rues Notre-Dame des Chaudronniers et Venizélos, cette partie de la rue Justinien forme un T avec la rue Siatistis qui lui est elle aussi perpendiculaire. Si on place des postes de guet aux trois extrémités de ce T – aux coins des rues Notre-Dame des Chaudronniers, Venizélos et Philippe de Macédoine – on contrôle tout le quartier. C’est exactement ce qu’ont fait les Allemands. Quand est venu ce moment terrible, au printemps 1943, et que les Allemands ont commencé leur politique de persécutions, qu’ils avaient jusqu’alors si minutieusement préparée, un des ghettos provisoires qu’ils ont créé était précisément ce T formé par les rues Justinien et Siatistis. La procédure suivie pour réussir à parquer des milliers et des milliers de personnes sans connaître de problèmes particuliers est connue et même assez connue. Même les crimes perpétrés le plus aisément du monde sur des personnes désarmées par des individus en armes présentent des difficultés. Et si l’on est pointilleux et maniaque, alors le désordre peut vous rendre malade. C’est ce qui se produisit ici aussi. Des problèmes se présentèrent pour terroriser les gens, pour les mépriser, pour les humilier, pour les recenser, pour les isoler par des signes distinctifs, pour les spolier, pour les parquer, pour les transporter à la gare, pour les faire attendre aux abords de la station de chemin de fer jusqu’à ce que le train soit prêt, pour les transporter, pour les piller une dernière fois en route, pour les trier, pour tirer d’eux une utilité, pour exterminer immédiatement les plus faibles et pour exterminer finalement tout le monde. Tous ces problèmes devaient être résolus ; ils nécessitaient du travail, des plans. Et ils furent résolus, en effet, de manière idéale. Tout d’abord, dès le début de l’Occupation, des cartons imprimés apparurent sur les devantures de certains magasins, même dans la rue Tsimiskis65. On pouvait y lire : « les Juifs sont indésirables ». Ces cartons étaient disposés en vitrine ou sur la porte d’entrée. Au début, cela nous fit impression, une mauvaise impression, mais nous finîmes par nous y habituer car nous avions chaque jour de nouveaux ennuis. Après tout, nous n’étions pas juifs, nous autres. Puis nous apprîmes que sur la place de la Liberté – quelle coïncidence ironique ! – les Allemands firent subir aux Juifs de terribles humiliations un beau matin66. Ce sont les gens qui nous apprirent cela. Les Juifs de notre immeuble ne disaient mot. Mais monsieur Sido avait considérablement maigri. Un matin d’hiver, nous vîmes soudain des personnes se déplacer dans les rues avec une grande étoile jaune en toile au niveau du cœur. C’étaient les Juifs qui avaient reçu l’ordre de la porter même pour le plus petit déplacement, faute de quoi ils courraient un grave danger qui n’était autre que la mort. De nouveau, les Juifs de chez nous ne bronchèrent pas. Peut-être croyaient-ils qu’en faisant preuve de la plus grande patience et de la plus grande humilité, ils parviendraient à fléchir leur persécuteur, que toute forme de raison avait déserté.

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Pendant plusieurs jours – mais pas plus d’un mois – Salonique fut inondée d’étoiles jaunes ambulantes. De fait, ce signe distinctif avait été très bien conçu : il se voyait de loin. Notre camarade Berachias, du troisième collège de garçons de la ville, vint à l’école avec son étoile. Les enfants, qui ne comprenaient pas ce genre de choses, prirent l’affaire gaiment et se mirent à l’embêter. D’ailleurs, la plupart d’entre eux vivaient dans la partie haute de Salonique où résidaient très peu de Juifs et ils n’étaient pas habitués à voir l’étoile jaune. Du reste, c’étaient des fils d’ouvriers, des enfants pauvres, mal élevés, affamés, rapaces, des enfants durs, très jaloux à l’égard de ceux issus d’un milieu aisé. Même moi, ils me tourmentaient car j’étais plus réservé qu’eux. Je me souviens qu’un beau jour, l’un d’eux fabriqua une croix avec du papier, prit de la résine qui coulait sur l’écorce des pins de la cour et colla la croix sur le manteau de Berachias, au niveau du dos. Le pauvre Berachias, dont la physionomie avait perdu son côté enfantin, marchait lentement avec son étoile sur le torse et sa croix dans le dos. Mais je ne peux pas dire qu’il devint la risée des autres élèves. C’était une plaisanterie de mauvais goût, que Berachias ne comprenait peut-être pas lui-même. Quelques jours plus tard, il ne vint plus à l’école. C’était un enfant de grande taille, silencieux, lent et très calme. Parmi mes camarades de classe, j’étais peut-être le seul à vivre parmi autant de Juifs. J’allais dans ce collège parce que, au début de ma scolarité, nous habitions dans les environs. Lorsque nous déménageâmes, nous habitions non loin du quatrième collège de garçons mais je continuai à aller au troisième collège67 de la ville. Comme il n’y avait pas de Juifs aux alentours, mes camarades ne s’intéressaient pas à leurs tourments. C’est pourquoi je ne parlai pas du tout de ce que je voyais ni de ce que j’entendais dans mon quartier. Inconsciemment, j’appliquais la stratégie de silence adoptée par les Juifs à l’égard des tierces personnes. Je faisais de même au ravitaillement des écoles de catéchisme où je mangeais tous les midis. On n’en parlait pas et je n’en disais mot. Je ne crois pas que ce fût par peur. Nous n’avions pas conscience du danger. Ainsi, je ne dis rien lorsque, un beau jour, je vis un papier collé sur la porte de l’appartement des Juifs du deuxième étage, sur lequel étaient écrits les noms des résidents. Les noms étaient bien plus nombreux que nous ne pensions et nous apprîmes ainsi que d’autres familles juives, venant de quartiers non juifs, où elles étaient difficiles à contrôler, s’étaient installées dans l’appartement – malgré elles, bien évidemment. Notre quartier, le T que j’ai décrit plus haut, devint donc un ghetto juif. En même temps, aux extrémités du T, à savoir à l’angle des rues Notre-Dame des Chaudronniers, Venizélos et Philippe de Macédoine, des gendarmes – des gendarmes grecs – firent leur apparition pour faire le guet et contrôler les points d’accès nuit et jour. Il en résultait qu’avec leur étoile, les Juifs ne pouvaient même pas circuler en ville et qu’ils ne pouvaient se déplacer que dans leur ghetto. Et cela, bien sûr, à certaines heures. Je suppose maintenant que bien d’autres ghettos du même type ont été créés à l’époque. Ainsi, les Juifs se retrouvèrent pris au piège. Ils ne pouvaient même pas se rendre dans leurs magasins ni chez leurs proches, si ces derniers vivaient dans un autre ghetto, ni faire leurs courses. Ils cessèrent presque de se déplacer. Enfermés chez eux, ils attendaient. En dehors de nous, de jeunes juifs, un brassard jaune autour du bras, circulaient avec une certaine vivacité dans les rues du ghetto. Ils formaient, semble-t-il, une sorte de milice qui avait été mise sur pied par la communauté juive et peut-être par les Allemands. Toutefois, nous les haïssions sans en

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connaître précisément la raison. Leur mobilité et leur confiance en eux les rendaient suspects à nos yeux. Et nous avions sans doute raison car plusieurs d’entre eux firent leur apparition dans le quartier, même après la rafle des Juifs, tout en continuant à avoir le même air. On ne les vit plus ensuite. Entre-temps, les autres, c’est-à-dire nous, entrions et sortions librement du ghetto. Moi, j’allais normalement à l’école et mes parents pouvaient vaquer à leurs affaires ordinaires. Nul ne nous en empêcha ni ne nous demanda jamais nos papiers d’identité. Parce que vous croyez qu’on en avait à l’époque, des papiers ? C’est pourquoi je persiste à penser que, même à la dernière minute, de nombreux Juifs auraient encore pu facilement s’enfuir. Bien sûr, il y avait les situations comme celle des papiers collés sur la porte de l’appartement du deuxième. Malheur à eux, si, à un décompte, le nombre exact n’était pas présent à l’appel. Chez moi, on disait à voix basse que les Allemands allaient rafler les Juifs, qu’ils allaient les prendre, où qu’ils se trouvent. Nous avions profondément pitié d’eux, bien sûr, mais notre esprit ne pouvait concevoir le malheur qui n’allait pas tarder à survenir. Ni les Juifs – ceux de notre immeuble du moins – ne pouvaient l’imaginer. Madame Sido se plaignit auprès de sa mère que, là-bas, à Cracovie, où on les conduirait, il faisait très froid et que les Juifs polonais ne parlaient pas d’autre langue. Ainsi, ils ne pourraient pas se comprendre. Quant à moi, j’étais pourchassé par madame Sido qui voulait me donner un grand poêle à bois en terre cuite, qu’ils avaient dans une cave, à l’extérieur du ghetto. Elle voulait simplement que j’accompagne le portefaix, qu’elle paierait elle- même. Nous étions désolés de nous approprier des affaires qui appartenaient à des condamnés. Au fond de nous, nous soupçonnions que quelque chose de très grave, d’indicible, se tramait. Et les Juifs s’inquiétaient évidemment beaucoup plus qu’ils ne le montraient. La nuit, nous entendions des chants étouffés monter de leur appartement plongé dans la pénombre. Ils s’asseyaient tous dans l’obscurité, au salon, et ils psalmodiaient à voix basse. Certains soirs, tard dans la nuit, on entendait des rires, des chants et des applaudissements depuis les immeubles voisins, notamment dans la rue Klissoura68 située derrière notre immeuble et dans laquelle vivaient de nombreux Juifs. Nous trouvions cela fort étrange. Qui faisait la fête ? Nous l’apprîmes le lendemain. Les Juifs se mariaient les uns après les autres. Ils réglaient les affaires en souffrance en escomptant, bien sûr, un traitement différent puisqu’ils étaient mariés désormais. Ils ne pouvaient imaginer la cruauté de leurs bourreaux, leurs plans… En face de chez nous, à l’angle gauche de la rue Justinien et de la rue Siatistis, vivait un couple dont la femme venait d’accoucher. C’étaient des gens sympathiques et sans doute aisés. Voici ce qu’ils faisaient : entre le balcon et la fabrique de lits, qui se trouvait en bas de chez eux, ils avaient accroché une cordelette. Au milieu des toiles tendues sur le balcon pour se protéger du temps et des ficelles servant à les fixer, on ne distinguait pas la cordelette. Elle était probablement reliée à une sonnette ou à une clochette. Ils devaient prendre des mesures là-haut, dans l’appartement de la jeune maman, lorsque la clochette retentissait. C’est la seule mesure de protection qu’il m’a été donné d’observer en ces jours-là. Mais que pouvait bien faire une clochette face à la terrifiante puissance destructrice des Allemands ? Je me souviens cependant que de jeunes Juifs jouaient dans la rue. Cela devait être un ou deux jours avant la rafle69 et peut-être un dimanche après-midi car les commerces de la rue étaient fermés. Six ou sept jeunes garçons qui voulaient, semble-t-il, se

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dégourdir les jambes, se défouler, avaient pointé le bout de leur nez. Quant à moi, j’étais devant la porte d’entrée et je les voyais de très près. Les gendarmes devaient aussi les voir depuis le coin de la rue, tout comme une cinquantaine de paires d’yeux braqués depuis les appartements des étages supérieurs. Les garçonnets soufflèrent dans un préservatif ; ils en firent un ballon et se mirent à échanger des passes avec les mains. Je me souviens qu’ils criaient : « Bemba ! Bemba ! », terme qui rappelait la marque « Bembéka », qui était alors très à la mode. Mais, lorsqu’ils prononçaient le mot « Bemba » avec l’accent ladino, on avait l’impression qu’ils bêlaient. Nous sommes maintenant au printemps 1943. Sur le front, la situation a évolué et elle n’est plus favorable à l’Axe, désormais. Nous apprenons les nouvelles par bribes et cela nous stimule. Mais la situation intérieure a changé, elle aussi. La Grèce n’est plus le pays paralysé de 1941, au lendemain de la défaite70. La résistance a grossi dans les montagnes, mais aussi dans les villes. Bien sûr, il n’y a pas autour de Salonique des montagnes « difficiles » – pour l’ennemi s’entend. C’est une autre malchance pour ses Juifs. Un certain nombre d’entre eux auraient ainsi pu fuir. Partout, la situation est donc sombre. Les Juifs de Salonique sont particulièrement malchanceux. Après avoir enduré les pires épreuves, les grandes famines et l’arrogance d’un occupant bouffi d’orgueil, ils sont exterminés au moment même où les choses ont commencé à s’améliorer pour les autres – les autres, c’est-à-dire nous. Soudain, par un beau matin d’avril, particulièrement doux dans mon souvenir, le grand malheur éclate. Dans les rues, un haut-parleur se met à vociférer : « Tous les Juifs doivent se présenter devant le pas de leur porte et se préparer au départ ». C’est la voiture de propagande, une Opel noire. On entend des voix gutturales, des ordres bestiaux proférés en allemand. Nous sommes pris dans la nasse. En jetant des regards furtifs, nous voyons les SS et les feldgendarmes71 monter et dévaler les escaliers quatre à quatre, pousser des cris sauvages et claquer les portes à toute volée. « Ils raflent les Juifs ! » Nous nous habillons à la hâte et descendons du cinquième au deuxième étage, où règnent lamentations et confusion. Les nouveaux locataires juifs sont déjà descendus ; c’est pourquoi nous n’avons pas pu les entrevoir. Seuls les « nôtres » ne sont pas descendus et ils sont hors d’eux-mêmes. Non pas tant parce qu’ils sont désespérés que parce qu’ils ne se sentent pas prêts. Ils ne veulent pas oublier le strict nécessaire qu’ils ont pensé emporter avec eux. Les affaires importantes, ils les ont, bien sûr, préparées et emballées depuis des jours mais ils s’agitent en tous sens pour prendre des babioles. Madame Sido fait bouillir un œuf pour Ino ; ce sera son dernier. Elle le lui met dans la bouche alors que des ordres bestiaux retentissent de la porte d’entrée, en bas. Conformément aux ordres, toutes les portes sont grandes ouvertes. Tous ceux qui, en catimini, jettent des regards depuis les fenêtres des appartements voient au même instant les Allemands entraîner les Juifs des immeubles de la rue Siatistis pour les mettre en rang. Ils voient notamment des personnes âgées – hommes et femmes – que les Allemands traînent derrière eux, alors qu’ils sont vêtus de chemises de nuit. Des locataires, principalement des femmes, sont descendus des autres étages au deuxième. Elles embrassent Madame Sido sur les deux joues. Une des nôtres se signe et dit tout haut : « Je prends Dieu à témoin : je te rendrai tout. » Apparemment, ils lui ont confié des affaires et je puis dire qu’ils l’ont bien choisie. Les uns après les autres, les Juifs descendent l’escalier en colimaçon. Dans la cage d’escalier, j’ai gratté la peinture d’un mur avec un clou pour y écrire en grosses lettres :

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EPON72. À l’époque, mon père a failli me ficher une raclée. « C’est chez moi que tu écris cela ? », m’a-t-il dit en me hurlant dessus. Madame Sido descend la dernière en tenant Ino par la main. Je ne descends pas entièrement jusqu’en bas et jette des coups d’œil furtifs en direction de la porte d’entrée. Tous sont alignés devant la porte comme s’ils participaient à une séance photo. Les contrôleurs vont passer voir s’ils sont tous là et les placer eux aussi dans la colonne. Les Juifs de notre immeuble sont tous présents à l’appel, comme de « bons enfants bien sages ». La colonne se forme dans la rue Venizélos. Les portes de l’appartement des Juifs du deuxième restent ouvertes. Les ménagères grecques prennent tout ce qu’elles peuvent et, comme l’avenir le montrera, elles font bien. Elles prennent surtout des habits et des babioles qui peuvent être emportés à la va-vite parce qu’elles ont très peur : depuis des jours, les Allemands ont décrété que quiconque s’empare des biens des Juifs ne mérite rien moins que la mort. Quant à moi, je remonte chez moi et m’apprête à aller à l’école. Je suis très discipliné mais je tiens à échapper à cet enfer. Alors que je me prépare, je vois par la fenêtre donnant sur la rue Egnatia73 des Juifs être conduits à la gare 74, à pied, par colonnes entières. Ce sont des Juifs qui viennent d’autres quartiers et qui ont dû être raflés avant les nôtres. Ils sont entourés d’Allemands sur le pied de guerre, l’arme au poing, comme si les déportés étaient de grands criminels pouvant prendre la fuite à tout instant. À la fin de chaque colonne se trouvent des handicapés sur des brancards ; ils sont transportés par de jeunes Juifs. Je n’ai pas vu nos Juifs partir. La configuration de notre immeuble ne s’y prêtait pas et il était en outre dangereux de regarder d’aussi prêt. Lorsque je suis sorti avec mon cartable sur le dos, ils venaient de les rafler mais les gendarmes qui faisaient le guet gardaient encore les points de sortie. J’ai quitté le ghetto par la sortie de la rue Notre- Dame des Chaudronniers. « Où vas-tu ? » m’a gentiment demandé le gendarme, qui semblait troublé. « À l’école », lui ai-je alors répondu en m’apprêtant à lui montrer le laisser-passer que j’avais car mon père travaillait pour les chemins de fer. « File », m’a- t-il dit avant même que je le lui montre. C’est ainsi que je suis passé par la place des Tribunaux, dont seule la partie basse n’était pas gardée. La partie haute, jusqu’à la rue Justinien, était un grand camp dans lequel les Allemands entreposaient leurs voitures, leurs véhicules motorisés, leurs chars, leurs batteries antiaériennes et toutes sortes d’engins de guerre. Je ne me demande comment l’aviation alliée n’a pas réussi à raser nos immeubles. Alors, au milieu des pins entourant l’église Notre-Dame des Chaudronniers, j’ai observé qu’il y avait là des bandes de gitans, mais pas seulement, qui regardaient avec envie dans la direction de notre quartier. Pour l’heure, ils n’osaient s’approcher car il y avait là des gendarmes faisant le guet. Bien sûr, ils étaient informés et avaient sans doute quelque expérience d’autres rafles de Juifs qui avaient eu lieu, les jours précédents, dans d’autres quartiers mais dont nous n’avions pas eu, nous, connaissance. Ils savaient que l’ordre exprès des Allemands sur les biens appartenant aux Juifs n’étaient pas si respecté que cela ; c’est pourquoi ils étaient prêts à fondre sur leurs proies. Évidemment, je ne soupçonnais pas une telle chose, quant à moi. Je croyais qu’il s’agissait là de badauds qui regardaient, pleins de curiosité. À l’école qui, comme je l’ai dit, se trouvait loin de là, près de la maison de naissance de Mustapha Kemal75, il ne régnait pas de confusion particulière. La plupart de mes camarades ne savaient même pas que les Allemands raflaient les Juifs et assurément

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aucun d’entre eux n’avait vu ce que j’avais vu, moi, de bon matin. J’oubliai moi aussi la chose en l’espace de peu de temps et, lorsque le cours commença, cet événement fut totalement relégué au tréfonds de mon cerveau. Ah, les enfants !… En rentrant chez moi vers midi, je me mis à bien cerner de nouveau l’atmosphère qui régnait lorsque je me retrouvais dans le quartier de la grande place76. Plus je m’approchais, plus je comprenais que des pillages et des déprédations avaient eu lieu. D’ailleurs, de pauvres hères traînaient encore des coffres, des divans et des tiroirs vides sur le sol ainsi que de gros livres reliés en cuir, par tomes entiers. Dans notre immeuble, les deux battants de la porte d’entrée étaient ouverts ; l’escalier était jonché de matelas, de papiers et d’ordures. Au deuxième étage, l’appartement des Juifs, grand ouvert, avait à l’évidence été pillé : à l’intérieur, il ne restait quasiment plus rien. Bien sûr, s’entassaient au sol des monceaux d’ordures et des coquilles de graines de courges grillées, mangées par les Juifs pendant les nuits de l’attente. Dans la salle de bain, on pouvait voir des livres aux pages déchirées ; ce fut la seule chose qui me mit en émoi. Dans la cuisine, on avait enlevé les carreaux de la cheminée, sans doute pour trouver le « trésor » caché. Dans un coin de la chambre à coucher, on ne voyait qu’un lit dont plusieurs ressorts étaient cassés. C’est dans ce lit, que nous ne tardâmes pas à monter dans notre appartement, que j’ai dormi jusqu’à l’âge adulte77. Mais le pire restait peut-être à venir : les légions et les bataillons de gitans ne se bornèrent pas à piller les appartements des Juifs mais aussi tout ce qu’ils trouvaient devant eux. Ils arrachèrent les volets des fenêtres de la cage d’escalier et même les couvercles des sonnettes. Il fallut des années pour réparer les dégâts. Dans cet escalier battu par les vents, nous avons gelé, toussé et glissé maintes et maintes fois à cause de la neige et du gel. Les miens réussirent à sauver à grand-peine notre appartement du pillage. Ils sortirent et se postèrent sur le pallier, armés de tout ce qu’ils purent trouver. Heureusement que c’étaient ces gitans – et encore tous n’en étaient pas – qui avaient pillé les lieux. Parce que ceux d’aujourd’hui y auraient mis le feu. D’en haut, depuis l’arrière de l’immeuble, voici ce que nous observâmes dès le premier jour : les magasins juifs avaient été ouverts et vidés par l’arrière. En d’autres termes, différents résidents de la rue Klissoura vidaient les magasins de la rue Justinien. Et l’on voyait des lits, des buffets, des placards, des canapés et des commodes monter au deuxième ou au troisième étage de certains immeubles au moyen de cordes – chose que, bien sûr, on ne voyait pas depuis la rue. Tout cela au milieu d’une agitation et d’une nervosité incroyables. Quelques jours plus tard, les Allemands distribuèrent les magasins à plusieurs individus, dont on peut supposer qu’ils les aient choisis. Mais ces magasins demeurèrent vides et ce fut peut-être une bonne punition pour eux, même si ce fut la seule. Nous avions tout d’abord cru qu’ils embarquaient immédiatement les Juifs dans les trains. Nous apprîmes ensuite qu’ils les parquaient à la gare, dans le misérable quartier Baron‑Hirsch, qu’ils avaient enclos avec de gros fils de fer barbelé dont certains n’ont pas disparu, aujourd’hui encore. De là, ils les emmenaient par groupes et les embarquaient dans des trains de marchandises dont les wagons ne comportaient aucune ouverture, pas même au plafond. D’ailleurs, nous apprîmes vite cette histoire de trains, et de première main. Mon père était conducteur ; il conduisait des trains. À l’époque, il y avait rarement des trains de voyageurs. La plupart des convois étaient des trains militaires utilisés par l’armée d’occupation. Dans les Balkans, il n’y avait alors pas de frontières. Tous les États

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étaient placés sous l’autorité de la Wehrmacht. La Grèce était reliée par chemin de fer à d’autres pays, principalement la Serbie. Contrairement à aujourd’hui, les trains grecs ne s’arrêtaient pas à Guevgueliya78 mais allaient parfois jusqu’à Belgrade. Quand mon père partait, on ne savait pas quand il allait revenir. Il rentrait soudain, exténué. C’était terrible. Un soir, il rentra tard et affligé. Il avait conduit un train transportant des Juifs jusqu’à Niš79. « Les Juifs subissent un grand malheur, disait-il. On les conduit dans des trains de marchandises hermétiquement fermés, sans eau ni nourriture. Parfois ils ne peuvent même pas respirer tant ils sont entassés. Les Allemands nous forcent à arrêter le train en rase campagne pour voler les bijoux et les montres des Juifs. Dans les wagons, on entend des cris et des coups de pieds retentir contre les parois. Ils ne veulent pas seulement de l’eau ou de l’air ; ils veulent aussi évacuer leurs morts. Ils ont extrait d’un wagon un petit garçon de l’âge de notre Lakis », nous dit-il en caressant mon frère. Puis il se mit à pleurer à grosses larmes, parcourues de spasmes. « Les Allemands n’arrivaient pas à marcher, tant ils amassaient montres, bracelets et colliers sous la menace de leurs armes. Ils m’en ont donné à moi aussi parce que je suis lokführer, conducteur de train. » C’étaient des montres sans valeur et qui ne marchaient pas ; je les ai peut-être encore quelque part. Mon père conduisit plus tard d’autres trains comme celui-là et il ressentit le même émoi. Il nous parlait avec horreur du camp80 situé aux abords de la gare. Les Allemands avaient tripoté les femmes. Les Juifs entassés dans la gare n’en pouvaient plus : la faim, la saleté, les maladies, les actes de barbarie avaient raison d’eux. Nous lisons maintenant que les Juifs de Grèce arrivaient dans les camps très amaigris et que la plupart étaient aussitôt exterminés…81 Quelques jours plus tard, un Allemand accompagné d’un interprète se présenta chez nous. Cet Allemand était grand, sec et d’un certain âge. Il demanda qu’on lui ouvre l’appartement des Juifs du deuxième étage. Il entra et se mit à compter à voix haute le nombre de chambres : ein, zwei, drei… « Un Allemand ! Un Allemand va réquisitionner l’appartement des Juifs ! Nous allons avoir un colocataire allemand ! Qui sait de quel diable d’homme il s’agit… », disions-nous. L’appartement fut réquisitionné pour de bon. Sauf que ce ne fut pas par un Allemand mais par un « péquenaud » de Macédoine occidentale, qui avait étudié en Allemagne et qui était maintenant cul et chemise avec les Allemands. Il effectuait des travaux techniques pour eux. Il s’installa au deuxième et y vécut des années entières. Mais la vérité me force à dire qu’en dehors de ses bizarreries de personne d’un autre âge, il ne nous dérangea pas du tout : ce n’était pas un délateur. Quand les Allemands partirent et que l’EAM82 les remplaça, il en eut bien besoin. Il se mit à nous parler avec amabilité et à nouer contact. Nous, nous étions les prolétaires de l’immeuble et il voulait être en bons termes avec nous. Il l’échappa belle et les années suivantes, qui furent des années de malheur pour nous, aucun poste, grand ou important, ne lui échappa. On lui vouait une confiance absolue. Tu comprends, un ami des Allemands… Aucun des Juifs de notre immeuble ne revint. Elle n’est pas revenue, la replète Madame Sido ; il n’est pas revenu, le petit Ino ; elle n’est pas revenue, la jeune fille aux cheveux roux. D’ailleurs, très peu de Juifs du quartier revinrent83. Ils étaient totalement brisés. Ils rentraient l’un après l’autre, en silence, humblement ; s’ils le pouvaient, ils se réinstallaient chez eux et reprenaient leur travail.

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Ainsi, un certain temps après la guerre, alors que tout nous semblait lointain et quelque peu oublié désormais, nous vîmes un beau jour que le magasin de café se trouvant au rez-de-chaussée de notre immeuble avait rouvert. C’étaient les deux fils d’Azouz, les lutteurs ou les boxeurs, qui étaient revenus. Mais pas le vieil Azouz. Il avait lui aussi disparu dans les camps lointains de la déraison. J’ai écrit ici, au cours du mois de février 1983, ce que j’ai vu et observé moi-même sur les persécutions des Juifs de Salonique par les Allemands. Et j’ai écrit ces lignes uniquement pour ces innocents et pour personne d’autre…

NOTES

1. Rappelons que le taux d’extermination des Juifs de Grèce est compris entre 86 % et 90 % selon les historiens (Fleischer, Mazower, Molho, Varon‑Vassard). 2. La population juive est restée majoritaire à Salonique jusqu’en 1923, comme le rappelle Rena MOLHO, 2005, Salonica and Istanbul, social, political and cultural aspects of Jewish life, Istanbul : The Isis Press, p. 17. 3. Sur les 56 120 Juifs vivant à Salonique en 1940, seuls 1 950 réchappèrent à la Shoah, soit un taux d’extermination de l’ordre de 96 %. Sur ce point, voir Rena MOLHO, « La reconstruction de la communauté juive de Salonique après la Shoah » in Esther BENBASSA (dir.), 2014, Salonique, ville juive, ville ottomane, ville grecque, Paris : CNRS éditions, p. 119. 4. Rappelons que des Juifs ashkénazes se sont implantés auparavant à Salonique, notamment entre les XIe et XIVe siècles, puis au XVIe siècle. Salonique comprenait aussi une minorité de Juifs romaniotes dont la culture pluriséculaire s’est dissoute dans la culture sépharade, dominante dès la fin du XVe siècle.

5. Sur ce point, voir l’article du professeur Henri TONNET, 2001, « École de Thessalonique, deux grands créateurs : Nikos Gabriel Pentzikis et Georges Ioannou », p. 129-139. 6. Dans la Capitale des réfugiés, 1984, Georges Ioannou écrit à propos de son premier recueil poétique : « Le titre : Héliotropes t’a très rapidement déplu. Bien sûr, ce terme désignait pour toi l’étoile jaune des Juifs, mais en lui-même, ce mot ne voulait pas dire grand-chose. Pourtant, dans le recueil, un poème est intitulé : “Les tournesols des Juifs”. Comme ce titre eût été bien meilleur pour ton recueil ! Malheureusement, ce qui est fait est fait. En revanche la dédicace du recueil : “À Jacob” te plaît toujours. Elle renvoie à un ami juif imaginaire – oui, imaginaire ! Tu étais particulièrement bouleversé par la tragédie des Juifs, que tu avais vécue de très près ». 7. Rappelons que l’œuvre de Georges Ioannou comporte quelques recueils poétiques et surtout de très nombreux recueils de proses : Pour une question de fierté (1964), le Sarcophage (1971), le Seul Héritage (1974), Notre sang à nous (1978), Douleur du Vendredi saint (1980), Omonia (1980), Gisements (1981), Fractures multiples (1981), À propos des adolescents et à propos de ceux qui n’en sont pas (1982), Terre inflammable (1982), la Trappe (1982), la Capitale des réfugiés (1984), Amor Naturæ (1986). Au plan numérique, les textes de Ioannou sur la Shoah constituent donc une minorité ; il n’en demeure pas moins qu’ils occupent une place importante au plan symbolique.

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8. Les persécutions contre les Juifs saloniciens commencent en réalité avant l’envoi en Grèce des SS Wisliceny et Brunner (début février 1943) : arrestation des principaux membres du conseil de la communauté juive de Salonique (avril 1941) ; réquisition aux travaux forcés d’hommes juifs âgés de 18 à 45 ans (juillet 1942) ; destruction du vieux cimetière juif de Salonique (décembre 1942). Cependant, ces persécutions s’accentuent considérablement à partir de février 1943 et la mise en œuvre de la « Solution finale » à Salonique. 9. Début février 1943, les officiers SS Dieter Wisliceny et Aloïs Brunner sont envoyés par Adolf Eichmann à Salonique pour mettre en œuvre le projet de déportation des Juifs de la ville dans le cadre de la « Solution finale ». Alors qu’ils vivaient jusqu’alors dans une impression de sûreté trompeuse malgré la mobilisation aux travaux forcés de plusieurs milliers d’entre eux en juillet 1942, les Juifs de Salonique sont violemment persécutés (port de l’étoile jaune, enfermement dans des ghettos) puis déportés en vue d’être exterminés. 10. Rappelons que 46 061 Juifs saloniciens et des environs (y compris de Thrace occidentale) furent déportés de Salonique entre le 15 mars et le 10 août 1943 (19 convois). 37 387 d’entre eux furent assassinés dans les chambres à gaz dès leur arrivée à Birkenau. La plupart des Juifs saloniciens ayant échappé à la « sélection » moururent ou furent exécutés à Auschwitz. Rappelons aussi qu’une infime minorité de Juifs saloniciens (441) furent transférés à Bergen-Belsen. Sur ce point, voir MOLHO, 2015, le Génocide des Juifs grecs : études d’histoire et de mémoire [Το Ολοκαύτωμα των Ελλήνων Εβραίων. Μελέτες Ιστορίας και Μνήμης], p. 69. 11. Sur ce point, voir le premier récit : « Dans un lieu dénommé la Rue pavée » [«Εις τόπον λεγόμενον Λιθόστρωτον»] du recueil Notre sang à nous, 1978. 12. Début février 1943, les Juifs de Salonique sont avisés de se regrouper dans plusieurs ghettos (cinq au total) jusqu’au 25 du mois. En outre, le 4 mars 1943, le quartier Baron‑Hirsch est enclos au moyen de planches et de barbelés. Il servira de camp de concentration et de lieu de transit vers la gare de Salonique, d’où seront déportés quelque 46 000 Juifs de la ville et des environs. Sur ce point, voir MOLHO, 2015, p. 67. 13. C’est ainsi que Ioannou présente le quartier où il a vécu adolescent dans ses récits- témoignages. 14. Dans « Le lit », Ioannou transmue son expérience vécue en littérature. Aussi change-t-il le nom et l’âge de l’enfant juif dont il a assisté à la déportation. Ainsi, Ino Sido est rebaptisé Izos Cohen. De la même façon, Izos n’a pas trois ou quatre ans, comme dans la réalité, mais deux ou trois ans de plus que le narrateur. 15. « Nous avons pris chez nous ce lit à une place, le jour où furent emmenés les Juifs du quartier, et dès ce soir-là, si je me souviens bien, j’y ai dormi. L’édredon, le matelas et les draps sales avaient déjà été raflés par d’autres. Ce lit est la seule chose qui restait dans l’appartement sauvagement pillé. Et c’est la seule chose venant des Juifs que nous ayons prise avec beaucoup d’hésitation – je le jure » : « Le lit », in le Sarcophage, 1998, Paris : Climat, « Arc en ciel », p. 69, trad. de Michel Volkovitch. 16. « Le lit », p. 75. 17. In Memoriam est traduit en grec en 1974. Ioannou commente le livre de Michaël Molho et Joseph Nehama tout en ajoutant son propre témoignage dans un article publié en 1976 dans le quotidien Kathimérini. Le texte sera ensuite inséré en 1978

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dans le recueil de proses : Notre sang à nous [ Το δικό μας α ίμα]. C’est ce premier témoignage écrit par Ioannou que nous publions dans les pages suivantes. 18. On peut voir dans le titre une allusion directe au sermon du Christ au mont des Oliviers, tel qu’il est rapporté dans l’Évangile selon saint Matthieu, 24, 19-21. De manière générale, l’extermination des Juifs de Salonique prend pour Ioannou la dimension d’une catastrophe biblique. 19. Sur ce point, voir MOLHO, le Génocide des Juifs grecs, p. 45. 20. Ioannou affirme que le rassemblement obligatoire sur la place de la Liberté de quelque 9 000 Juifs mobilisés par l’occupant allemand aux travaux forcés a eu lieu le samedi 18 juillet 1942, alors que ce rassemblement date du 11 juillet 1942. 21. Voir en particulier le texte : « Les sépultures juives », 1964, in Pour une question de fierté [Για ένα φιλότιμο]. Dans ce récit fictionnel d’inspiration autobiographique, l’auteur évoque la destruction de la vieille nécropole juive de Salonique par l’occupant allemand (avec la complicité active des édiles de la ville et du gouverneur de Macédoine-Thrace, Vassilis Simonidis). 22. L’historiographie de la Shoah en Grèce commence à la fin des années 1980 et au début des années 1990, soit après la publication des deux récits-témoignages de Georges Ioannou. 23. Frangiski AMBATZOPOULOU, 2007, la Shoah dans les témoignages des Juifs grecs [ Το Ολοκαύτωμα στις μαρτυρίες των Ελλήνων Εβραίων], Athènes : Épikentro. Voir aussi Érika KOUNIO‑AMARILIO, Albertos NAR, 1998, Témoignages oraux des Juifs de Thessalonique sur la Shoah [ Προφορικές μαρτυρίες Εβραίων της Θεσσαλονίκης για το ολοκαύτωμα], Thessalonique : Paratiritis. 24. Nous reprenons ici la terminologie de Raul HILBERG, 1993, in Perpetrators Victims Bystanders: Jewish Catastrophe 1933-1945, New-York-Londres-Toronto-Sydney : Harper Perennial. 25. Le titre complet du livre est : In memoriam : hommage aux victimes juives des nazis en Grèce (1948-1953, 3 vol.). 26. Georges Ioannou parle ici de la publication d’In memoriam en langue grecque. On sait qu’In memoriam fut à l’origine écrit en français et que la première édition de ce livre par la communauté juive de Salonique date des années 1948-1949. Rappelons que la deuxième édition (toujours en français) fut révisée et publiée en 1973. C’est cette deuxième version qui fut traduite en langue grecque en 1974.

27. Michaël MOLHO SOLOMON (1891-1965) : rabbin de Salonique de 1945 à 1950, auteur notamment d’ouvrages sur l’histoire de la communauté sépharade de Salonique et de Castoria.

28. Joseph NEHAMA (1881-1971) : historien juif, auteurs d’ouvrages sur l’histoire de Salonique. Citons entre autres : la Ville convoitée, Salonique (1917) et les Médecins juifs à Salonique (1954). Nehama est aussi l’auteur d’un dictionnaire de judéo-espagnol. 29. Allusion à la guerre civile grecque (1946-1949), immédiatement postérieure à la fin de l’Occupation (1941-1944). 30. Selon Odette Varon-Vassard, l’édition grecque d’In memoriam marque le début de l’historiographie hellénique sur l’extermination des Juifs de Grèce. Sur ce point, voir

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Odette VARON-VASSARD, 2012, l’Émergence d’une Mémoire difficile, textes sur le génocide des Juifs, p. 165-166. 31. Rappelons que les Actes des Apôtres relatent notamment l’écrasement par Titus de la rébellion des Juifs de Palestine et la destruction du temple de Jérusalem en 70 ap. J.-C. 32. C’est le cas en particulier de la célèbre famille des Allatini. Troisième fortune de l’Empire ottoman (après les banquiers Camondo et la famille Modiano) et première fortune de Salonique, les Allatini formaient le fer de lance de l’entreprenariat juif de Salonique : ils mirent en place plusieurs industries, établissant minoteries et autres industries alimentaires, briqueteries, usines de transformation du tabac, banques, compagnies d’assurances. Moïse Allatini, en particulier, joua un rôle de premier plan dans le développement de Salonique. 33. Rappelons que Salonique est rattachée au Royaume de Grèce en octobre 1912, lors de la Première Guerre balkanique, après plus de quatre siècles de domination ottomane (1430-1912). 34. : ville de Macédoine orientale. 35. Rappelons que ces accusations infondées de crimes rituels pratiqués par des Juifs sur des enfants chrétiens ont eu longtemps cours en Grèce. En 1840, par exemple, la population chrétienne de accusa les Juifs de l’île d’être à l’origine de la disparition d’un enfant chrétien qu’ils auraient tué pour pétrir le pain azyme avec son sang. L’affaire fit grand bruit : plusieurs puissances européennes intervinrent. Finalement, le Sultan Abdülmecit Ier signa un firman lavant les Juifs de Rhodes de tout soupçon. Notons qu’on retrouve la thématique de l’accusation calomnieuse de crimes rituels dans certains textes de la littérature néo-hellénique, notamment dans le roman populaire le Diable en Turquie (1862) de Stéphanos Xénos et dans une nouvelle d’Alexandre Papadiamantis : « Le Contrecoup de l’esprit » (1910). 36. Né à Marseille en 1892, le compositeur Darius Milhaud est lié par des liens familiaux à la famille des Allatini (une riche famille de Juifs saloniciens originaires de Livourne), de même que l’entrepreneur français Marcel Dassault. 37. Le 18 août 1917, un immense incendie ravage le centre et la ville haute de Salonique. Cette incendie, qui dure jusqu’au 19 août, détruit une superficie d’un kilomètre carré, soit 32 % de la surface de la ville. Il touche à la fois le bâti (notamment le vieux quartier juif et ses synagogues) et les hommes : plus de 70 000 habitants se retrouvent sans abri. 38. En 1923, le traité de Lausanne entérine un échange de populations entre la Grèce et la République de Turquie. Plus d’un million de Grecs originaires d’Asie Mineure (notamment de la ville de Smyrne) et de la région du Pont-Euxin (mer Noire) sont contraints de s’installer en Grèce. Salonique accueille un grand nombre de réfugiés originaires surtout de la région du Pont (environ 100 000 personnes). Ces réfugiés manifestent une sourde hostilité à l’égard des Juifs de la ville. C’est d’ailleurs un réfugié turcophone, Georges Kosmidis, qui crée en 1927 l’Union nationale de Grèce (EEE), un petit parti nationaliste et antisémite. C’est ce parti qui sera à l’origine du pogrom. de Campbell (29 juin 1931), du nom d’un quartier juif de la ville. Les membres de l’EEE deviendront des collaborateurs pendant la guerre et gonfleront les rangs des « Bataillons de Sécurité », l’équivalent grec de la Milice française, créés en 1943 par le gouvernement collaborationniste du premier ministre .

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39. « En 1929, la communauté juive de Salonique possédait quatorze périodiques dont sept quotidiens, trois en français et quatre en judéo-espagnol, ayant pour la plupart entre 1 000 et 2 000 lecteurs […]. L’Indépendant, fondé quarante-trois ans plus tôt, était sympathisant sioniste. Le Progrès, anciennement sioniste, avait opté pour ce que les sionistes qualifiaient d’assimilation […] » (Esther BENBASSA, 2014, « Le sionisme à Salonique avant et après 1912 », in Salonique, ville ottomane, ville juive, ville grecque, Paris : CNRS éditions, p. 92). Parmi les journaux publiés en ladino, citons El Messagero. Tous ces journaux ont disparu les uns après les autres, la Tribune juive en dernier, en 1947.

40. Le premier numéro de la Nouvelle Europe [H Νέα Ευρώπη] paraît le 14 avril 1941, soit cinq jours seulement après l’occupation de Salonique (9 avril 1941). À partir d’octobre 1944, la Nouvelle Europe paraît en commun avec un autre journal favorable à l’Axe : Apoyevmatini [Απογευματινή]. Le dernier numéro de l’édition commune de la Nouvelle Europe et d’Apoyevmatini paraît le 29 octobre 1944, soit la veille du départ des troupes allemandes de Salonique. 41. Ioannou commet ici une erreur de date. Organisé par les Allemands en vue de les mobiliser aux travaux forcés auxquels ils avaient jusqu’alors échappé, le rassemblement de quelque 9 000 hommes juifs âgés de 18 à 45 ans eut lieu sur la place de la Liberté, à Salonique, le 11 et non le 18 juillet 1942. Sur ce point, voir entre autres Mark MAZOWER, 2005, Salonica, City of Ghosts, Christians, Muslims and Jews, London–New- York–Toronto–Sydney: Harper Perennial, pp. 424-425. 42. De nombreux Juifs de Salonique furent requis dans des bataillons de travaux forcés et travaillèrent dans des conditions épouvantables pour l’organisation Todt. Le grand- rabbin Koretz négocia leur libération contre le paiement d’une rançon astronomique (3,5 milliards de drachmes). Une partie de la somme fut affectée à la destruction du vieux cimetière juif de Salonique. Sur ce point, voir Rena MOLHO, 2015, le Génocide des Juifs grecs, Athènes : Patakis, p. 59-63. 43. Max Merten (1911-1970) : officier qui dirigea la Kommandantur de Salonique entre octobre 1942 et octobre 1944. Il fut chargé d’organiser la déportation de 46 061 Juifs de Salonique et des environs entre le 15 mars et le 10 août 1943. 44. Zvi Koretz (1884-1945) : grand-rabbin de la communauté juive de Salonique entre 1933 et 1943, date à laquelle il fut déporté avec sa famille au camp de concentration de Bergen-Belsen. Ce grand-rabbin de tradition ashkénaze joua un rôle controversé sous l’Occupation. Il lui fut notamment beaucoup reproché (à tort) d’avoir exécuté aveuglément les ordres des nazis sans chercher à éviter la déportation de sa communauté, contrairement au rabbin Barzilaï à Athènes ; d’où la remarque de Ioannou. 45. Dieter Wisliceny (1912-1948) : membre des SS et exécutant-clé de la « Solution finale ». Avec Aloïs Brunner, il fut envoyé en Grèce au début du mois de février 1943 afin de mettre en œuvre l’endlösung. 46. Les Juifs de Salonique se déplacent pour la première fois en ville avec l’étoile jaune le 15 février 1943. 47. En 1943, le plus grand ghetto dans lequel les Juifs de Salonique vivaient entassés s’étendait de la rue du 25 mars jusqu’à la rue de la Défense nationale, à l’est de la ville,

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dans la partie basse. L’occupant allemand créa au total cinq ghettos provisoires à Salonique. Sur ce point, voir Rena MOLHO, 2015, p. 66 et 70.

48. Journal de propagande favorable à l’Allemagne hitlérienne, comme la Nouvelle Europe. 49. Ioannis Rallis (1878-1946) : premier ministre du troisième gouvernement collaborationniste grec (avril 1943-octobre 1944). 50. Georgios Alexiadis (1868-1951), métropolite de Salonique entre 1912 et 1951 sous le nom de Gennadios. 51. Dimitrios Papandréou (1891-1949), prélat orthodoxe grec, devenu archevêque- primat d’Athènes et de toute la Grèce entre 1941 et 1949 sous le nom de Damaskinos. Il fut aussi régent de Grèce entre 1944 et 1946. 52. L’Italie signe l’armistice mettant fin aux hostilités avec les troupes britanniques et américaines le 3 septembre 1943. 53. Quartier situé à l’ouest de Salonique. Ioannou commet sans doute ici une erreur : selon Rena Molho, les premiers Juifs saloniciens déportés venaient surtout du quartier Baron-Hirsch. Sur ce point, voir MOLHO, 2015, p. 67.

54. Ce quartier tire son nom du baron Maurice de Hirsch (1831-1896), financier et philanthrope juif allemand qui finança la construction d’un lotissement à proximité de la gare de Salonique. Achevé en 1892, ce lotissement permit de reloger des familles juives victimes de l’incendie de 1890. 55. Évangile selon saint Matthieu, 24, 19-21. 56. Georges Ioannou fait sans doute allusion ici à l’organisation antisémite EEE (l’Union nationale de Grèce), fondée en 1927 par un réfugié pontique. Rappelons que cette organisation, qui compta quelque 7 000 membres au plus fort de son activité, en 1931, fut dissoute lors de la dictature de Métaxas puis réactivée sous l’Occupation.

57. Basilique byzantine du Ve siècle ; elle fut la première à être transformée en mosquée pendant la domination ottomane (1430-1912). 58. Grande place de Salonique située dans la partie basse, sur le site de l’ancienne agora romaine. 59. Ancien quartier de Salonique, qui tire son nom d’une auberge pour marchands ambulants sous la domination ottomane. Dans la Salonique ottomane, il existait deux sortes de « caravansérail » : le petit et le grand. 60. Église construite au XIe siècle et reconnaissable à ses trois nefs et à ses trois dômes. Elle est située à l’extrémité de l’ancienne agora romaine (actuellement place des Tribunaux), près de la via Egnatia. 61. Homme d’État grec (1864-1936) plusieurs fois premier ministre de Grèce. 62. Sous la domination ottomane, la Roumélie désignait la partie européenne de l’Empire ottoman. La Roumélie orientale couvrait en particulier le nord de la Thrace. 63. Halle située au centre de Salonique, construite par l’architecte Élie Modiano entre 1922 et 1930, à l’angle des rues Hermès, des empereurs Comnène et de l’empereur Héraclius. 64. Rue située non loin de la place des Tribunaux, dans le centre de Salonique.

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65. Grande artère de Salonique, perpendiculaire à la via Egnatia et qui tire son nom d’un empereur byzantin du Xe siècle : Jean Ier Tzimiskès. 66. Allusion au jour connu sous le nom de « samedi noir » dans la communauté juive de Salonique. Le samedi 11 juillet 1942, environ 8 500 hommes juifs âgés de 18 à 45 ans furent réunis par la Wehrmacht sur la place de la Liberté, une des principales places de la partie basse de la ville, en vue d’être mobilisés aux travaux forcés auxquels ils avaient jusqu’alors échappé. Les SS soumirent ces hommes à des exercices physiques humiliants sous un soleil de plomb ; de nombreux Juifs furent également roués de coups. Sur cette journée qui a fait date dans l’histoire de la Shoah à Salonique, voir notamment Mark MAZOWER, 2005, Salonica, City of Ghosts, Christians, Muslims and Jews, London–New-York–Toronto – Sydney : Harper Perennial, pp. 424-425. 67. Le troisième collège pour garçons de Salonique a été fondé en 1925 sur un ancien site abritant un orphelinat et un lycée technique créés sous la domination ottomane, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il était situé non loin de la maison de naissance de Mustapha Kemal. Les écrivains thessaloniciens Georges Ioannou et Ilias Pétropoulos y ont fait leur scolarité. 68. Rue parallèle à la rue Justinien, où résident le narrateur et sa famille. 69. La rafle et la déportation des Juifs de Salonique commencent le samedi 15 mars 1943. 70. L’attaque allemande en Grèce commence le 6 avril 1941 à l’aube. Le 9 avril, Salonique est prise. Quant à Athènes, elle tombe le 27 avril. Le roi Georges II, une partie de l’armée grecque et les troupes anglaises se replient en Crète avant de rejoindre l’Égypte. Un gouvernement collaborationniste ne tarde pas à se mettre en place à Athènes. 71. Policiers militaires allemands que la population grecque appelait les πεταλάδες (les fers à cheval) en raison de leurs hausse-cols en forme de fers à cheval. 72. EPON : Organisation unie de la jeunesse grecque. Cette organisation de jeunes d’obédience communiste, membre de l’EAM, est fondée le 23 février 1943. 73. Artère historique située dans la partie basse de Salonique. (La via Egnatia est à l’origine une voie romaine traversant les Balkans, construite vers 146 av. J.-C.). 74. Il s’agit de l’ancienne gare de chemin de fer de Salonique, qui se trouve dans le quartier du port. Cette gare sert uniquement aujourd’hui pour le transport de marchandises. 75. La maison de naissance de Mustapha Kemal est située dans la rue de l’apôtre Paul, derrière le consulat de Turquie de Salonique. 76. Il s’agit de la place des Tribunaux, mentionnée plus haut par le narrateur. 77. Cet épisode inspirera à Ioannou l’un de ses textes les plus célèbres : « Le lit » (le Sarcophage, 1971). 78. Guevgueliya (ou Gevgelija) : ville du sud-est de la République de Macédoine. Elle est traversée par le fleuve Vardar et constitue actuellement le principal point de passage entre la Grèce et la République de Skopje. 79. Niš (ou Nich) : ville de Serbie, située dans le district de Nišava. 80. Il s’agit du camp Baron‑Hirsch dont le narrateur a parlé plus haut.

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81. Le texte original indique que les Juifs de Grèce étaient directement envoyés dans les fours crématoires. Il s’agit d’une erreur de Ioannou : avant d’être incinérés, les Juifs étaient gazés. 82. EAM : Front grec de libération nationale. Principale organisation de résistance grecque, d’obédience communiste, fondée le 27 septembre 1941 à Athènes. 83. Sur les quelque 56 000 Juifs vivant à Salonique en 1940 moins de 2 000 survécurent. Pour des chiffres précis sur la Shoah à Salonique, voir Rena MOLHO, 2014, « La reconstruction de la communauté juive de Salonique après la Shoah » in Esther BENBASSA (dir.), Salonique, ville juive, ville ottomane, ville grecque, Paris : CNRS éditions, p. 118-119.

RÉSUMÉS

Salonique est la ville grecque qui a le plus souffert de la Shoah. Longtemps surnommée « la Jérusalem des Balkans », la capitale historique de la Macédoine grecque est devenue presque judenrein à la fin de l’Occupation. Dans l’œuvre de Georges Ioannou (1927-1985), l’un des plus grands prosateurs de la Grèce d’après-guerre, la Shoah occupe une place particulière, parce que l’auteur est hanté par les fantômes du passé. Dans les pages qui suivent, le lecteur pourra lire deux des sept textes écrits par Ioannou sur son expérience de témoin de la Shoah à Salonique.

Salonika is the Greek town that suffered the most from the Holocaust. Called “the Balkans Jerusalem” for a long time, the historical main town of Greek is almost “judenrein” at the end of the German occupation. In the work of George Ioannou (1927-1985), one of the most important prose writer of Post-War Greece, the Holocaust has a special place because the author is haunted by ghosts from the past. In the following pages, the reader will discover two of the seven texts written by Ioannou, as witness, from his own experience of the Holocaust in Salonika.

Η Θεσσαλονίκη είναι η ελληνική πόλη η οποία περισσότερο υπέφερε από το Ολοκαύτωμα. Αυτή που ονομάστηκε η «Ιερουσαλήμ των Βαλκανίων» βρέθηκε «άνευ Ιουδαίων» στο τέλος της γερμανικής κατοχής. Στο έργο του Γιώργου Ιωάννου [1927-1985], ο οποίος υπήρξε ένας από τους πιο σημαντικούς πεζογράφους της μεταπολεμικής Ελλάδας, το Ολοκαύτωμα κατέχει μια ιδιαίτερη θέση, καθώς τα φαντάσματα του παρελθόντος στοιχειώνουν τον συγγραφέα. Στις παρακάτω σελίδες ο αναγνώστης θα διαβάσει δύο από τα επτά κείμενα τα οποία ο Ιωάννου, μάρτυρας του Ολοκαυτώματος στην Θεσσαλονίκη, έγραψε από την προσωπική του εμπειρία.

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INDEX

Index géographique : Salonique Keywords : Ioannou Georges (1927-1985), Holocaust, Salonica, Second World War, History and Literature, Mots-clés : Ioannou Georges (1927-1985), Ioannou Georges (1927-1985), Shoah, Shoah, guerre mondiale (1939-1945), guerre mondiale (1939-1945), histoire et littérature, histoire et littérature, littérature néo-hellénique, littérature néo-hellénique motsclestr Ioannou Yorgos (1927-1985), Holokost, Selanik, İkinci Dünya Savaşı, Tarih ve Edebiyat, Yunan Edebiyatı motsclesmk Јоану Џорџ (1927-1985), Холокаустот, Солун, Втората светска војна, Историја и литература, Грчката литература motsclesel Ιωάννου Γιώργος (1927-1985), Ολοκαύτωμα, Θεσσαλονίκη, Δεύτερος Παγκόσμιος Πόλεμος, Ιστορία και λογοτεχνία, Ελληνική λογοτεχνία Thèmes : Histoire, Littérature grecque Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945)

AUTEUR

LOÏC MARCOU Chercheur associé au CREE, Inalco, Sorbonne Paris Cité

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Les noces de sang macédoniennes ou comment marier fiction et histoire dans le roman Que demandent les barbares de Dimosthénis Koúrtovik Macedonian Bloody Wedding or How to Match Fiction and History in Dimosthenis Kurtovic’s Novel What the Barbarians are Looking For Ο ματωμένος Μακεδονικός γάμος ή πώς παντρεύονται μυθοπλασία και ιστορία στο μυθιστόρημα Τι ζητούν οι βάρβαροι του Δημοσθένη Κούρτοβικ

Nicolas Pitsos

1 Dimosthénis Koúrtovik1, l’auteur, né à Athènes en 1948, place l’intrigue de son ouvrage Que demandent les Barbares2 dans une ville imaginaire, aux frontières entre la Grèce, la République de Macédoine et la Bulgarie. Lors d’un concours interbalkanique pour le prix du meilleur roman, le jury se trouve confronté à un événement exceptionnel et intrigant : trois des ouvrages candidats, bulgare, grec et serbe, traitent du même sujet, un mariage sanglant dans un village macédonien à la veille de la Deuxième Guerre balkanique de 19133 alors que sont présentes dans la région trois armées d’occupation, bulgare, grecque et serbe. Les discussions du jury seront par la suite consacrées à la critique de telle ou telle autre version des événements présentée par les romans en question et plus tellement à leur valeur littéraire. L’auteur soulève la question, très intéressante à mon avis, de la place de l’événement historique dans la narration littéraire et des rapports complexes et ambivalents entretenus entre fiction et histoire, dans le cadre d’un roman historique.

2 Les différentes histoires inhérentes à cet ouvrage, se déroulent dans deux lieux, s’articulent autour de deux temporalités, s’inscrivent dans deux contextes historiques macédoniens : d’une part, le présent dans sa version grecque, d’autre part, le passé pendant les conflits balkaniques de 1912-1913. Dans cette narration, on retrouve à la

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fois le regard de l’écrivain sur le passé et des échos du présent retenus et analysés par ce même auteur. Ce qui m’intéresse dans ce roman, en tant que praticien de l’histoire culturelle et disciple des Cultural Studies4, c’est aussi bien la représentation d’une certaine époque du passé que la perception de l’actualité proposée par l’écrivain.

3 Concernant les deux lieux de l’action romanesque, on a d’un côté une petite ville aux frontières entre les trois pays et, d’autre part, le village macédonien indiqué comme P. dans le roman candidat grec, Krousevo ou Kristalli dans le roman candidat serbe, et situé dans les deux cas au sud de la ville de Gevgeli, à la frontière actuelle entre la Grèce et la République de Macédoine.

4 Enfin, deux événements structurent la narration et tissent la trame romanesque. En premier, le concours littéraire coïncidant avec le centenaire de ce qu’on appelle dans l’historiographie grecque la lutte macédonienne, et qui comme l’affirme le narrateur- auteur lui-même, n’est autre qu’une lutte pour la démarcation des sphères d’influence entre les différents nationalismes convoitant la région de la Macédoine ottomane. Le deuxième événement constitutif de la narration est un mariage sanglant de juin 1913.

Entre intertextualité et hypertextualité

5 La thématique de la noce ensanglantée fait allusion à la pièce homonyme de Vojdan Cernodrinski, Makedonska Krvava Svadba, pièce fondatrice de la dramaturgie macédonienne5. L’intrigue de la pièce de Cernodrinski se situe elle aussi dans un village en Macédoine, mais son temps et ses protagonistes ne sont pas les mêmes. Dans cette pièce, le mariage de la jeune Cveta, finit dans un bain de sang par l’intervention des représentants de l’ordre ottoman pendant l’ère d’avant les guerres balkaniques. Plus récemment, un historien grec, Dimitris Lithoxoou, qui a beaucoup travaillé sur la question macédonienne, développant une approche diamétralement opposée à la version de l’historiographie officielle et nationaliste, a publié lui aussi, un article sur un fait historique concernant des noces mises à sang par une bande d’andartès grecs, en 19046.

6 L’intertextualité mise à part, le roman de Koúrtovik mobilise également des procédés d’hypertextualité7, dans la mesure où les romans candidats au concours Interbalkan sont censés s’être inspirés d’autres textes-sources : le journal intime d’un militaire dans le cas des romans grec et bulgare, et les récits du grand-père du protagoniste dans le roman serbe. Cette dimension hypertextuelle du roman de Koúrtovik est davantage mise en exergue et soulignée dans et par le prologue. Selon l’écrivain, à l’origine de ce roman, il y avait un document cinématographique : un film d’une durée très courte, à peine une minute et demie, tourné par les premiers cinéastes balkaniques, les frères Manakia. C’est grâce à Fotis Lambrinos, spécialiste des rapports entre histoire et cinéma, que l’écrivain aurait appris l’existence de ce film8. D’après les informations qu’il aurait obtenues, on y voit un village désert en Macédoine à la veille du deuxième conflit balkanique de 1913. La caméra de ces frères Lumières des Balkans aurait immortalisé la présence de soldats des trois nationalités, bulgare, grecque et serbe, à côté de deux arbres où étaient pendus des gens décapités ou des sacs, et quelque chose comme une fosse dont les soldats ne laissaient personne s’approcher. Il s’agit comme le souligne Marta Cichocka, « de mettre l’accent sur le caractère textuel et narratif, lacunaire et latéral de ces procédés »9. En même temps, l’écrivain renie d’emblée son statut de romancier et se contente de celui de narrateur. D’autre part, certains

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historiens, influencés par le discours de Hayden White sur la métahistoire, s’interrogent eux-aussi sur leur statut et la place de l’histoire entre science et fiction. Paul Ricœur mettait déjà en évidence dans son ouvrage Temps et récit les points communs et les trajets parallèles entre l’historiographie et la littérature qui consistent en une présentation par la voie du langage des structures conditionnées par le temps10. De son côté, Robin George Collingwood considère que l’œuvre de l’historien et celle de l’écrivain se basent toutes les deux sur un travail d’imagination. Mais alors que l’écrivain a comme mission de construire un tableau cohérent, l’historien doit à la fois composer un tableau qui fait sens et qui représente les événements comme ils se sont réellement passés11.

7 Le cadre conceptuel dans lequel j’ai voulu inscrire ma réflexion est celui délimité par les interrogations des théoriciens de la littérature sur la nature du roman historique et des historiens sur l’écriture de l’histoire comme narration fictive. Le roman qui me sert de support et de guide dans cette problématisation est Que demandent les barbares, un roman de la littérature balkanique ou plus précisément un roman sur la littérature balkanique.

8 Mais, qu’est-ce que la littérature balkanique ? Pour répondre à cette question, il faudrait plutôt commencer par s’interroger sur la définition des Balkans. Zlatan Zouritch, le représentant de la Serbie-Monténégro du jury, interpellé lui aussi par cette question, propose lors d’un entretien, une image métaphorique très forte. Les Balkans seraient une grappe de raisins dépourvue de grains (…) la Croatie et la Slovénie ne sont plus là, et maintenant, ces pays soutiennent qu’ils n’ont jamais fait partie des Balkans. Les Roumains vacillent, vous allez voir qu’une fois membres de l’Union européenne, ils ne condescendront plus à participer à ce type de réunions balkaniques… et enfin, vous les Grecs, eh bien, vous étiez les premiers à regarder ailleurs, et depuis un bon moment déjà12.

9 Les Balkans sont une invention des géographes européens du XIXe siècle, comme nous l’a très bien montré Maria Todorova13. Jusqu’au Congrès de Berlin, les observateurs extérieurs raisonnaient en termes de Turquie d’Europe, d’Empire ottoman européen, de Levant européen, de péninsule orientale, et dans la nomenclature ottomane, on désignait cette région sous le nom de Rumeli-i-chahane [Rumélie impériale], ou Avrupa-i Osmani, c’est-à-dire, Europe ottomane. Les Balkans sont aussi situés au cœur de la question d’Orient dans sa composante ottomane tout au long du XIXe siècle, et au cœur de la Nouvelle question d’Orient au crépuscule du XXe siècle dans sa version yougoslave, avec son cortège d’horreurs, et sa litanie de malheurs14. Les Balkans deviennent ainsi un lieu stigmatisé, l’incarnation absolue du Mal, de la sauvagerie, de l’arriération, l’image d’une altérité repoussante et d’une identité accablante que personne ne revendique. Au centre de cette région, la Macédoine résume bien la confrontation entre impérialismes des grandes puissances et nationalismes locaux.

Les conditions du présent

Les lieux

10 Le spectre de la question macédonienne arpente toujours, à l’aube du XXIe siècle, les dédales diplomatiques et sillonne l’espace narratif du roman. L’écrivain évoque le différend gréco-macédonien autour de l’appellation de la République de Macédoine.

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Dans son ouvrage, ce pays est considéré comme « condamné à s’appeler l’ex-République yougoslave de Macédoine »15. Ce commentaire ironique de l’auteur met en évidence l’absurdité d’une situation qui persiste depuis une vingtaine d’années, suite au refus de l’État grec de reconnaître l’ex-République yougoslave de Macédoine sous son nom constitutionnel de Macédoine.

11 Le même imbroglio linguistique ou, je dirais, le même palimpseste toponymique, apparaît lorsque l’on discute du nom de la ville où a lieu le concours Interbalkan. Le narrateur nous dit que « les invités Turcs ont poliment remarqué que cette ville s’appelait jadis Tazetepe. Le maire l’admet, tout en justifiant le choix de Tyrimmeia au nom de son ancienneté présumée, rendant hommage au roi de Macédoine Tyrima »16, encore un personnage fictif, qui aurait fondé la ville aux alentours de 700 avant J.‑C. Quant à sa désignation sous le nom de Krasnitsa, le narrateur nous informe qu’elle fut évoquée « lors de rencontres informelles entre certains de nos voisins du Nord, et furtivement, en ville, par les gens du coin »17.

12 On retrouve ces luttes symboliques en vue de l’inscription de la mythologie nationale dans l’espace18 avec effacement des traces de la présence de l’Autre, lors d’une visite au village Nitsa près de Tyrimmeia, aux pieds de la montagne du Kaïmaktsalan. C’est le lieu d’où est originaire le maire de Tyrimmeia, Odysseas Traïkos qui affirme que : les gens croient que le nom du village est issu du diminutif du prénom féminin Eleni, Elenitsa, Nitsa. Cependant, la vérité est toute autre. Cette appellation provient du mot local nitse qui signifie à personne. Les habitants du village n’en pouvaient plus d’être tiraillés tantôt par les occupants bulgares, grecs ou serbes19, au moment de la politique imposée de changement de toponymes dans les années 1920, ils ont décidé de proposer ce nom aux autorités grecques, qui ont cru qu’il s’agissait d’un nom entièrement et profondément grec !

13 On apprend aussi que le nom de famille du maire vient de Traikov. Ici, l’auteur évoque les politiques d’assimilation forcée et d’homogénéisation culturelle mises en place par les nouveaux conquérants et colonisateurs de l’espace macédonien et des Balkans ottomans suite aux guerres balkaniques. Dans un tel contexte, le changement de noms de lieux a été très souvent suivi et doublé d’un changement de noms des gens, les terminaisons de noms à consonance allophone, remplacées par d’autres considérées plus proches à la langue officielle.

Les habitants

14 Ces politiques, ainsi que les événements historiques qui les ont suivis, ont en grande partie façonné la mosaïque démographique des Balkans et aussi de la Macédoine grecque. L’auteur met en scène les représentants de différentes communautés (autochtones slavophones ou grécophones, descendants des réfugiés, immigrés récents) que les aléas de l’histoire ont réunis dans cet espace. Ce faisant, il s’attaque à l’un des piliers de la politique officielle de l’État grec qui vise à minimiser voire à nier l’existence des communautés ethnolinguistiques autres que grécophones sur son territoire. En même temps – et c’est là, à mon avis, un témoignage précieux pour les praticiens des sciences sociales, historiens ou sociologues – il met en scène des phénomènes et comportements présents dans la société grecque de nos jours, tels que le racisme ou la xénophobie.

15 Les premières victimes du racisme et de la xénophobie sont les immigrés économiques récemment arrivés. Lors d’un spectacle organisé par le sponsor de l’événement,

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l’entrepreneur local Aris Xinos20, des syndicalistes grévistes font intrusion sur la scène en criant des slogans contre les licenciements, la délocalisation de l’industrie viticultrice en Bulgarie et contre les Albanais comparés à des rats. Si les pratiques d’une économie néo-libérale complètement déréglementée et entièrement dérégulée sont évoquées, les discours racistes énoncés par des ouvriers en quête de boucs émissaires en période de crise sont également épinglés et exhibés. En même temps, le phénomène de l’exploitation des ouvriers immigrés est ouvertement exposé, quand Cyrille Stoyanov s’adressant à Argyris, commente la sociologie de la boîte de nuit où ils se trouvent : « La serveuse, si j’ai bien compris, doit être roumaine (affirme-t-il). Ceux qui sont à la vaisselle dans la cuisine doivent être albanais. Après minuit, des stripteaseuses Russes, Ukrainiennes et Moldaves viendront danser sur la piste et une fois leur spectacle fini, elles seront obligées d’ouvrir leurs cuisses aux clients demandeurs. Tout ce personnel international, des gens diplômés, s’épuise et s’humilie afin que son directeur, très probablement un Grec semi-analphabète, puisse s’enrichir »21.

16 À plusieurs reprises dans le roman, l’auteur-narrateur évoque le phénomène des nouveaux riches avec leurs Land Rover, leurs villas avec gazon, qui se sont enrichis grâce à l’exploitation des individus en détresse arrivés en Grèce suite à l’effondrement des régimes autoritaires et totalitaires dans l’Europe de l’Est.

17 À côté de ces immigrés, figurent également dans le roman, les descendants des réfugiés, comme Xinos lui-même, dont le grand-père était originaire de Plovdiv, de Philippopoli. L’auteur évoque à cette occasion, un des nombreux exemples de déplacements de populations dans les Balkans, lors de l’annexion de la Roumélie orientale à la Bulgarie en 1885. Son héros, tout en déclarant que la mémoire traverse le temps et déborde les frontières d’une génération, s’affirme exempt de toute rancœur. Il déplore seulement la perte de la diversité culturelle qui faisait la richesse de l’espace balkanique, grâce à la coexistence au sein d’une même entité politique, de diverses communautés culturelles.

18 Les Makedonski font partie de cette diversité ; dans la Macédoine grecque, il s’agit des populations locales de cette région, de langue macédonienne. À leur propos, Argyris, le président du jury, interroge le chauffeur de taxi qui l’amène dans la ville où aura lieu le concours littéraire. Celui-ci lui répond que nous n’en voulons plus à ceux-là. Depuis qu’on les laisse chanter leurs chansons, danser leurs danses, ils se sont calmés. Dans le temps, les jeunes parlaient leur parler local, et chantaient leurs propres chansons par caprice (…) maintenant ils se tournent de plus en plus vers les chansons grecques, la musique populaire (…) et les chansons étrangères, surtout les chansons américaines22.

19 Afin de mieux comprendre la réalité sociopolitique à laquelle l’auteur fait allusion dans cet extrait, il faut savoir que l’État grec a été à plusieurs reprises condamné par la Cour européenne des droits de l’homme, au sujet de sa politique quant aux droits des minorités23. Au sujet des Makedonski, l’auteur soulève aussi la question très délicate, mais essentielle pour la compréhension de la construction des identités balkaniques, du sens de la nation, dans une région où cette notion a été importée et imposée à des gens qui ne concevaient pas du tout leur existence en ces termes.

20 Le discours de Trifonas, le propriétaire de la taverne dans le village de Nitsa, est révélateur de la confusion mentale et sémantique s’exprimant toujours à propos de l’emploi de ce concept. Un jour s’adressant à un journaliste de la République de Macédoine, il lui annonce que les réfugiés d’Asie Mineure, installés dans le village,

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avaient occupé les maisons de nos sanarodnitsi. Le journaliste déduit de cette remarque que Trifonas le considère comme son « omoethnis », c’est-à-dire celui qui appartient à la même nation. Or, Trifonas avait employé le mot dans son sens tribal et clanique d’« omogenis », car lui, il se considère comme Macédonien avec une conscience nationale grecque. Le terme genos est plus proche à mon avis de l’organisation sociale de l’Empire ottoman en millet, alors que le mot ethnos a été utilisé pour rendre le terme de nation, sans pour autant en être synonyme et gardant toute son ambivalence sémantique avec ses références constantes à sa dimension ethnique qui le rapprocherait d’une définition allemande de la nation en termes de Volk, plutôt qu’à une définition française en termes de plébiscite quotidien24 et par conséquent appartenance consentie et consciente et non pas subie et inconsciente.

Les fantômes du passé

Les mémoires d’Argyris

21 À côté des êtres vivants, il y a aussi dans ce roman, les fantômes du passé qui ressurgissent dans la mémoire des protagonistes. Le président du jury se souvient de la Macédoine de son enfance, de « ce pays de la magie amputée et des mystères profanés »25. Des images d’atrocités de l’Occupation bulgare pendant la Seconde Guerre mondiale, de la guerre civile, des images désolantes des exécutions de détenus politiques à la prison de Salonique surnommée les Sept Tours (Eptapyrgio, en grec, Yedi kulé, en turc) côtoient les images « des ombres noires planant, errant là où gisait jadis le cimetière juif, avec les tombes creusées et les pierres tombales brisées et les sons ahurissants et sidérants des coups de pioche sourds et des murmures se terminant dans un juron grec sonore, au nom de la peine perdue »26.

22 À côté de ce tableau funèbre et macabre27, un environnement sonore résonnant d’une pluralité linguistique refait surface dans la mémoire d’Argyris. Il s’agit d’une polyphonie qui n’était pas enseignée dans les manuels scolaires de l’endoctrinement patriotique, mais qui a été au contraire muselée, réprimée et persécutée.

23 Parmi les intonations qui jaillissent des sources souterraines de son subconscient, lors de cette immersion proustienne, il y a « les mots grecs accentués à la pénultième syllabe par les autochtones grécophones »28, les « mots slavomacédoniens des autochtones slavophones, échangés à la dérobée »29 allusion aux politiques de répression linguistique appliquées par les régimes autoritaires en Grèce, tels que la dictature de Metaxás, le grec des réfugiés d’Asie Mineure avec sa syntaxe turque, le karamanli des habitants de Karaman, le pontique d’autres groupes de réfugiés venant de Turquie30 et désignés parfois comme Tourkomerites « ceux venant de Turquie », terme synonyme pendant longtemps de stigmatisation, discrimination et marginalisation de ces populations dans l’espace public, « le parler dégringolant des Tsiganes »31, « le sépharadite d’un air un peu miaulant et chantant »32 des juifs de Salonique décimés pendant l’Occupation allemande, voire même les expressions de son père qui à l’occasion des moments de détente familiale « laissait s’échapper des mots valaques, c’était alors qu’il appelait manià sa grand-mère »33.

24 Cette image du père qui hante la mémoire d’Argyris est pourtant absente de son œuvre littéraire comme le lui fait remarquer Nina Daneva, l’écrivaine bulgare du concours. Argyris lui répond : « Je t’ai déjà vu (…) il y a fort longtemps (…) sur cette photo à moitié

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brûlée dans le vieux carnet de mon père, ce journal intime secret relatant son action pendant les guerres balkaniques »34. Son père était un idéaliste mais il écrit : « on a brûlé, tout ce qu’on a trouvé devant nous, des maisons, des entrepôts, des étables, et même des églises exarchistes »35.

25 Le père d’Argyris se réfère à l’occupation grecque de et ses récits recoupent les résultats du rapport de la fondation Carnegie qui mena une enquête sur les atrocités commises pendant les guerres balkaniques36. Ce rapport et ses résultats démontrent l’ampleur et le caractère systématique des nettoyages ethniques pratiqués par les armées balkaniques de conquête et d’occupation.

26 « Maintenant, tu sais pourquoi il n’y a pas de père dans mes romans. Je l’ai haï et renié sans jamais le lui dire »37. « Ton père, lui répond Nina, a dû souffrir encore plus que toi. Moi, ressuscitée aujourd’hui des cendres de cette maison-là, je lui pardonne »38 lui dit- elle après avoir fait l’amour avec lui. Et Argyris se demande : « C’est donc vrai, l’amour peut nous laver de culpabilités héréditaires, peut réunir les abîmes, peut nous débarrasser des tourmentes de l’Histoire ? »39.

27 L’auteur, spécialiste de l’histoire et de l’anthropologie de la sexualité, pose une question existentielle fondamentale : la réconciliation individuelle et collective avec le passé, avec notre passé. Ce n’est pas en effaçant, en repoussant ou en occultant la mémoire des massacres, des exactions, des exterminations qu’on échappe au poids de l’histoire. Dans l’historiographie grecque et en ce qui concerne la période des guerres balkaniques, certains historiens, à l’instar de Tásos Kōstópoulos40, ont entamé l’œuvre laborieuse de purifier les écuries d’Augias de l’envers des épopées nationales. La narration littéraire a une fonction très importante dans cet exercice de catharsis passionnelle. L’extrait portant sur les étreintes amoureuses entre Argyris et Nina, caractérisé par l’intensité et la force d’un humanisme jubilatoire, semble indiquer le chemin de la culture de l’aveu et du pardon, contre l’oubli et l’ignorance du passé.

La rencontre entre Stoyanov et son arrière-grand-père

28 Ce passé est toujours présent dans le roman, lors de la rencontre entre Stoyanov, le représentant bulgare du jury et son arrière-grand-père, partisan du VMRO, l’organisation révolutionnaire macédonienne se battant pour la création d’une Macédoine indépendante, organisée sur la base d’une société fédérale respectueuse de son caractère multiculturel et multiconfessionnel. Le vieux Stoyan était assis sur le seuil de la vieille église de Saint-Isidore, les mains posées sur ses genoux, quand tout d’un coup son arrière-petit-fils s’approche de lui. Qu’est-ce qui t’amène ici mon fils ? Je suis venu pour un prix, papy, qui traite des guerres balkaniques, de la Macédoine. Macédoine, Terre esclave, se mit à chanter le vieux Stoyan (…) Toi, tu es Bulgare (…) moi, je n’ai jamais eu ce sentiment (...) Je ne comprends pas ce que veulent dire les États, les Nations (…) je connais seulement le souffle de ma terre. Ma patrie, c’est la Macédoine, la terre où sont enfouis les os de mes grands-parents. La Macédoine a connu plusieurs esclavages. Les États que vous avez formés en ont rajouté. Tous les États sans aucune exception41.

La discussion entre Anton et Fotis

29 Anton et Fotis, deux soldats morts, tombés sur les champs de bataille lors de la Deuxième Guerre balkanique, l’un du côté grec, l’autre du côté bulgare, sont des

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victimes de ces opérations de nationalisation de la région de Macédoine au début du XXe siècle. Leurs ombres parcourent le salon où se tient le concours littéraire. Lors d’une séance pour la sélection du roman qui recevra le prix Interbalkan, ils assistent à une querelle, à une joute littéraire sur le terrain de l’histoire. L’histoire mobilisée à l’époque des guerres balkaniques pour légitimer telle ou telle autre revendication nationale-nationaliste, intervient de nouveau comme juge suprême de la valeur littéraire d’un roman.

Les noces macédoniennes ensanglantées entre histoire et fiction

30 Dans le roman de Koúrtovik les relations/frontières entre fiction et histoire sont longuement débattues à l’occasion des commentaires faits par les protagonistes de la trame. Nina Daneva, l’écrivaine bulgare dans le roman, raconte que c’est par l’intermédiaire de son arrière-grand-mère qu’elle a reçu le journal intime de Dimtcho Débélianov (1887-1916), illustre représentant de la poésie symbolique en Bulgarie et personnage bien réel. En feuilletant ce journal, Daneva serait tombée sur l’événement des noces sanglantes. Suite à cette confession-révélation, Argyris lui demande si elle avoue avoir raconté une histoire vraie ? Et Daneva lui répond : « J’ai écrit un roman. Je n’ai pas copié une chronique »42.

31 Un document historique peut être source d’inspiration littéraire. L’écrivain se l’approprie et l’intègre dans un univers fictif. Il ne cherche pas à trouver, démontrer la vérité historique, au contraire, il propose sa propre version romancée. Par contre, on peut toujours lire un roman comme un effort de manipulation de l’histoire à des fins politiques, ou faire abstraction des vraisemblances historiques et se délecter de sa trame narrative et des mécanismes de sa construction.

32 Ce dilemme majeur, face à la réception/production d’un roman historique, est également commenté dans le roman de Koúrtovik, lors de l’intervention de Jasmina Tzelilbasitch, représentante de Bosnie-Herzégovine dans le jury. Elle remarque au sujet du roman grec que, malgré l’intention affichée de l’auteur, désireux d’orienter son récit vers un dépassement des passions nationalistes et soucieux de lui accorder une dimension réconciliatrice, le résultat est plutôt décevant. L’écrivain semble être toujours négativement prédisposé à l’égard des Bulgares et des Serbes. À cette remarque, Argyris, rétorque qu’un roman n’est pas censé faire de la propagande et que les dénouements moraux devraient être destinés et réservés aux manuels scolaires.

33 Koúrtovik met le doigt sur un point très délicat dans les relations entre fiction et histoire en nous confrontant, selon moi, à deux questions essentielles : est-on prêt, en tant que lecteur-lectrice à accorder son autonomie à une œuvre littéraire, ou au contraire souhaite-t-on la soumettre à l’épreuve de la rigueur historique ? Et puis, quelles sont les intentions de l’auteur en écrivant un roman historique ? Proposer une version romancée de l’historiographie officielle, ou prendre ses distances en la revisitant et en donnant la parole aux opprimés, aux vaincus, aux oubliés, aux occultés de cette histoire ? C’est ce que Koúrtovik essaye de faire dans son roman en inventant cette coïncidence des trois romans candidats pour le prix Interbalkan, traitant sous des points de vue différents, du même événement, les noces sanglantes macédoniennes. Trois officiers, un Bulgare, un Grec et un Serbe, arrivent dans un village macédonien,

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afin d’assister à un mariage en tant que témoins. L’issue de ce mariage est tragique dans les trois versions romanesques. La jeune mariée, native de la province de la Macédoine ottomane, est convoitée par les officiers des trois armées d’occupation qui assistent à la cérémonie. La perte de son futur mari lors des événements sanglants qui marqueront la fin de cette cérémonie, pourrait être lue comme une allégorie commentant le partage de la Macédoine au lendemain de la Deuxième Guerre balkanique. L’aboutissement tragique de la cérémonie nuptiale mis à part, les trois romans présentent des versions divergentes de la trame. Dans le roman grec, intitulé En attendant les Bulgares, la présence des soldats bulgares est décrite, dès le départ, comme massive et menaçante. Dans le roman bulgare, intitulé le Deuil du cerisier, l’officier bulgare est présenté comme un cousin de la jeune mariée et sa présence au mariage n’est pas considérée comme une intrusion. Dans le roman serbe enfin, intitulé le Dictionnaire de l’Au-delà, le pont du village où a lieu le mariage est finalement sauvé et n’explose pas. En revanche, dans les variantes narratives grecque et bulgare, ce pont est bombardé. L’identité de l’avion à l’origine de ce bombardement devient un enjeu de taille dans le déroulement du concours. Dans la version grecque, l’écrivain avance l’identité bulgare de l’avion, dans la version bulgare, il s’agirait plutôt d’un avion français et le côté grec se verrait indirectement incriminé car les Français avaient encadré les aviateurs grecs pendant les guerres balkaniques. Le débat sur l’élucidation de ce fait prend une telle ampleur que le président du jury fait appel à un spécialiste des questions militaires, un général retraité, qu’il invite à communiquer son point de vue sur cette épineuse question.

L’écrivain comme gérant de l’histoire

34 Stoyanof, l’écrivain bulgare du jury, déclare lui aussi, avoir étudié l’histoire militaire et affirme que les forces armées bulgares ne disposaient pas d’avion de modèle Farman, pendant les guerres balkaniques, comme l’écrivain grec semble le suggérer dans son roman. Il conclut donc à une double éventualité : soit le document qui servit de base pour l’écriture de ce roman était dès le départ un faux, soit l’auteur du roman l’a délibérément faussé afin d’attribuer la responsabilité pour le bombardement du pont aux Bulgares.

35 Pourquoi attacher une si grande importance à cet incident ? se demande Argyris. Et son ami Stoyanov lui répond : « tu sais bien que les écrivains gèrent l’Ηistoire »43. Cette réplique sonne comme une révélation pour Argyris qui se rend tout d’un coup compte que le concours qu’il préside, n’est pas une manifestation visant à s’émanciper du fardeau de l’Histoire à travers la littérature ou à s’affranchir des mythologies nationales autour de l’Histoire. Il s’agit plutôt de l’image que le reste de l’Europe voulait avoir de cette contrée si malfamée, de son territoire. Et dans cette perspective, ce n’est pas Argyris qui est le juge, mais c’est bien la journaliste de la chaîne ARTE qui couvre l’événement, représentante de l’Europe, et dont les employeurs ont proposé une adaptation cinématographique du roman qui recevra le premier prix. Cette même journaliste, Outa Raoutenberg, s’adressant aux membres du jury, déclare d’un air plutôt méprisant ne pas vouloir s’immiscer dans leur travail. Pourtant elle les prévient d’une chose : si vous désirez vraiment que le prix que vous allez décerner ait un écho quelconque, vous devriez choisir un ouvrage « couleur locale ». J’entends par là, quelque chose qui puisse être internationalement reconnu comme une œuvre issue de cet espace culturel et qui puisse émouvoir par son authenticité indigène. Vous n’irez pas loin

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avec des allégories postmodernes, des romans-essais, des réflexions sur l’Histoire, parce qu’il y a d’autres écrivains venant d’ailleurs qui réussissent peut-être mieux que vous dans ces domaines. Et il va de soi que vous ne serez pas confortés dans votre démarche en attisant des événements historiques que personne ne connaît et qui n’intéressent que vous44.

36 Il s’agit d’une vision teintée d’une nuance néo-colonialiste, exprimée de la part d’une représentante de l’Europe extra-balkanique, et plus précisément d’un pays, l’Allemagne, dont les visées impérialistes dans les Balkans ont été une des constantes de sa politique extérieure et cela depuis le temps de Drang nach Osten. Il s’agit en même temps, d’une approche réductrice, caricaturale de la littérature balkanique. Les écrivains balkaniques sont considérés comme réfractaires aux innovations littéraires, leurs œuvres intrinsèquement et irrévocablement identifiées et jugées à l’aune d’un exotisme. Je pense que Koúrtovik soulève ainsi la question de la visibilité et de la représentativité de la littérature balkanique au-delà des frontières des pays producteurs, en formulant des hypothèses très pertinentes, me semble-t-il, quant à sa lisibilité restreinte dans le reste du continent européen45. À côté des facteurs économiques et politiques redevables de l’organisation et la mise en place des dispositifs adéquats et performants pour la diffusion du livre balkanique, il y aurait aussi des facteurs culturels, tributaires de la représentation du Balkanique et des Balkans. Ce balkanisme littéraire, pour appliquer le terme forgé par Maria Todorova, dans le domaine de l’écriture, est accompagné d’une incompréhension de l’histoire balkanique. Dans un autre extrait du roman, Outa qualifie le rapport entre les écrivains balkaniques et le passé historique de la région, de psychotique.

L’historien comme praticien de la fiction

37 Si l’incident de l’avion suscite une telle polémique auprès des observateurs balkaniques et exo-balkaniques, c’est parce que les guerres balkaniques restent des événements insuffisamment abordés dans l’historiographie européenne et diversement assimilés dans les historiographies nationales des pays directement impliqués. En général, deux écoles se distinguent quant à la nature de la Première Guerre balkanique, opposant les historiens qui y voient des opérations de libération à ceux qui les considèrent comme des conquêtes impérialistes et des opérations colonialistes suite à des revendications irrédentistes. Quant à la deuxième guerre balkanique, une des questions les plus épineuses reste la responsabilité du déclenchement des hostilités.

38 Dans le roman serbe, conçu comme le Dictionnaire des Khazars de Milorad Pavitch, l’écrivain se sert des récits familiaux pour raconter les événements des noces sanglantes dans leur version proposée par Zarko Miloutinovitch, arrière-grand-père de l’auteur, un des premiers aviateurs balkaniques dont l’avion s’écrasa près du village où le mariage a été célébré. Il fut donc témoin oculaire de ce qui s’est passé, et son témoignage, nous dit l’auteur, est complété par ce que lui a raconté son codétenu au camp de Gerlitz pendant la Première Guerre mondiale, un officier grec, Iordanis Latinis, dont le nom est d’une similitude intrigante avec celui de Prodromos Litinas, auteur présumé de la version grecque des Noces de sang dans le roman grec. L’écrivain serbe précise que, puisqu’ils communiquaient dans un italien approximatif, il se peut qu’il y ait eu des malentendus. Ici, Demosthenis Koúrtovik, relève à mon avis, deux points majeurs et sensibles pour l’écriture de l’histoire : le rôle des différentes temporalités dans la reconstitution de l’événement historique et la place des médiateurs dans ce

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processus. Selon Arlette Farge, l’événement se reconstruit sans arrêt et prend de multiples inflexions selon l’époque où il sera reçu. Par ailleurs, la mémoire de l’événement par ceux qui l’ont vécu, intervient dans cette démarche de reconstitution et détermine son sens au fur et à mesure qu’il est revisité46.

39 Cet événement retracé dans des archives personnelles (journal intime ou entretien) ou officielles (rapports consulaires) est très souvent le résultat de différentes strates de médiation, barrières linguistiques, considérations personnelles, orientations idéologiques. Comment donc, pour l’historien, reconstituer la vérité historique dans un tel contexte et par rapport à des incidents, dont les acteurs et informateurs avancent des versions radicalement divergentes ? Devant une telle aporie épistémologique, les événements de l’histoire sont alors vus comme une construction humaine et narrative, laquelle a beaucoup en commun avec la fiction, comme l’a déjà commenté Hayden White dans son ouvrage sur la métahistoire47.

40 Les paroles d’Anton, l’un des deux soldats décédés lors des batailles de la Deuxième Guerre balkanique dans le roman, prolongent ces réflexions théoriques, quand il affirme qu’aucun être vivant ne peut se souvenir d’eux. Pourtant il peut raconter : « Non pas notre vie, mais quelque chose qu’on n’a pas vécu et qui est considéré comme avoir été notre époque »48. Cette pensée renvoie aux réflexions de Franklin Ankersmit49 sur la logique narrative de l’historiographie, nous invitant à penser les relations entre le processus de narration employé par les romanciers et les historiens.

Conclusion

41 Le roman de Koúrtovik, Que demandent les barbares, nous offre, une démonstration éloquente de la distinction des romans historiques en deux catégories50. D’une part, le roman historique, qualifié d’illusionniste, né de la volonté de l’auteur de créer une illusion d’authenticité et de véracité dans son texte : dans le roman de Koúrtovik, il s’agit des trois candidatures au prix du jury. D’autre part, le roman historique anti- illusionniste correspondant à une approche critique de l’histoire : c’est le cas du roman de Koúrtovik dans son ensemble. Le romancier insère les éléments historiques dans un univers fictif tout en attirant l’attention du lecteur sur la discontinuité et l’hétérogénéité du récit. Son récit ressemble à une mosaïque. Au lieu de présenter l’histoire, il présente des histoires au pluriel. La pluralité des points de vue relatés remet en question la prétention d’une seule vérité historique et permet de confronter diverses interprétations des faits historiques.

42 En cela, je trouve que le roman de Koúrtovik est fortement influencé par la nouvelle histoire, c’est-à-dire une histoire caractérisée par un nouvel outillage conceptuel, des méthodes novatrices et des sources originales, qui dans le sillage de l’École des Annales et influencée par les Cultural Studies, privilégie la micro-histoire, l’histoire quotidienne, l’histoire des représentations. Argyris méditant sur le roman de Nina, pense que « peu importe finalement qu’elle ait modifié les événements réels. La vraie vérité historique est composée des petites histoires personnelles des êtres humains, éternellement reproduites et pourtant toujours différentes qui tissent le fil du temps »51. Cette nouvelle histoire se distingue aussi par une nouvelle éthique. S’opposant aux narrations nationalistes dans lesquelles la victime est toujours Nous et le bourreau l’Autre, elle se veut critique face à une héroïsation, sublimation, victimisation du Soi, et une stigmatisation, diabolisation, et dépréciation systématique de l’Autre. Face à une

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histoire officielle-étatique, qui glorifie et rend légitime toute opération décidée par l’État-nation, cette nouvelle histoire qui a aussi profondément influencé l’écriture littéraire, propose une narration alternative, objective visant à développer une lecture panoramique et empathique du passé, en vue de sa compréhension plus globale et moins partisane, uni-dimensionnelle, instrumentalisée et exclusiviste.

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NOTES

1. Auteur de plusieurs romans, dont Poussière d’étoiles, traduit par Jasmine Pipart et publié aux éditions Hatier en 1994, et la Nostalgie des dragons traduit par Caroline Nicolas et paru aux éditions Actes Sud en 2004. Dimosthenis Koúrtovik travaille également comme critique littéraire.

2. KOÚRTOVIK, 2008, Que demandent les barbares [Τι ζητούν οι βάρβαροι]. 3. Pour une histoire événementielle de ce conflit militaire, voir Ernest WEIBEL, 2002, Histoire et géopolitique des Balkans de 800 à nos jours, surtout le chapitre « Les guerres balkaniques », p. 211-323. 4. Pour une présentation panoramique des Cultural Studies, voir Armand MATTELART, Érik NEVEU, 2003, Introduction aux Cultural Studies, et pour une synthèse des travaux dans le domaine de l’histoire culturelle, voir Philippe POIRRIER, 2004, les Enjeux de l’histoire culturelle. 5. Dejan Dukovski s’en est inspiré pour créer sa pièce Balkans’ not dead. Né en 1969 à Skopje, Dukovski, est le principal représentant de la nouvelle génération du théâtre et du cinéma macédoniens, connu surtout pour son scénario de Baril de poudre, traduit du macédonien par Frosa Pejoska et paru dans un recueil réunissant trois de ses pièces traduites en français, DUKOVSKI, 2006, Baril de poudre, Balkans’ not dead, l’Autre Côté. 6. Cet article a été publié dans la revue Нова Зора, 1998, vol. 3, p. 34-35. L’héroïsation et l’idéalisation de cette période de l’histoire balkanique laissent place à une approche critique, révélant les aspects tragiques et peu glorifiants pour les acteurs et pays impliqués dans des confrontations militaires et paramilitaires pour le contrôle de la province ottomane de la Macédoine. 7. Voir Marta CICHOCKA, 2007, Entre la nouvelle histoire et le nouveau roman historique : réinventions, relectures, écritures. L’auteur affirme que le roman historique peut se considérer comme un genre hypertextuel, dans la mesure où il élabore une histoire

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déjà racontée par d’autres textes (chroniques, manuscrits, documents, légendes, récits historiques) auxquels il renvoie d’une manière plus ou moins explicite. 8. La dimension hypertextuelle du roman se manifeste dans ce prologue. Comme le souligne Cichocka, cette hypertextualité aurait aussi pu s’exprimer dans un épilogue ou à l’occasion des commentaires métanarratifs, où l’auteur-narrateur s’interroge sur la fiabilité des sources, nuance ou corrige certaines données, le tout pour renforcer l’effet de vraisemblance de l’histoire racontée. Voir CICHOCKA, Entre la nouvelle…, p. 180.

9. CICHOCKA, Entre la nouvelle…, p. 181.

10. CICHOCKA, Entre la nouvelle…, p. 96.

11. Voir Robin COLLINGWOOD, 1970, The Idea of History, p. 246. S’opposant à ces approches et lectures de l’écriture historienne, Carlo GINZBURG leur reproche leur relativisme envers tout récit historique. Il a réuni ses critiques dans un ouvrage intitulé Rapports de force, histoire, rhétorique, preuve, 2003. Dans celui-ci, il s’élève contre la réduction simpliste de l’historiographie à la rhétorique, opérée par les représentants du linguistic turn, notamment Roland Barthes et Hayden White. Selon lui, cette démarche favorise une argumentation antipositiviste, profondément sceptique quant à l’objectivité de l’histoire. 12. «ένα ξερωγιασμένο τσαμπί σταφύλια (...) Η Κροατία, η Σλοβενία έφυγαν, και μάλιστα λένε τώρα πως δεν ήταν ποτέ εκεί. Οι Ρουμάνοι επαμφοτεριζουν, να δείτε που όταν αύριο μπουν στην Ευρωπαïκή Ενωση δε θα καταδέχονται ούτε αυτοί να παίρνουν μέρος σε τέτοιες βαλκανικές συνάξεις, και εσείς οι ‘Ελληνες ... ε, καλά, εσείς οι πρώτοι που το στρίψατε για αλλού, πάει καιρός τώρα.» (Que demandent les barbares, p. 45). 13. Voir Maria TODOROVA, 1997, Imagining the Balkans, surtout le chapitre “The Balkans: nomen”, p. 21-37. 14. Pour une étude comparative qui dégage les similitudes entre les guerres balkaniques de 1912-1913 et celles des années 1990, voir les comptes-rendus d’un colloque international sur les Balkans organisé par The Free and Democratic Bulgaria Foundation, 1996, “The Carnegie Report and the Balkans Today: International Conference on the Balkans”, et surtout l’intervention d’Oya Akgonenc Mughisuddin qui retrace les similitudes entre les deux périodes de conflit (p. 81-85). L’auteur dénonce des pratiques de nettoyage ethnique prônées et soutenues par un fanatisme religieux, communes dans les deux périodes historiques. 15. «της νυν και αεί πρώην Γιουγκοσλαβικής Δημοκρατίας της Μακεδονίας» (Que demandent les barbares, p. 16). 16. «οι Τούρκοι καλεσμένοι παρατήρησαν ευγενικά ...ότι το μέρος λεγόταν πριν Ταζέτεπε. Ο δήμαρχος το παραδέχτηκε αλλά είπε ότι το όνομα Τυρίμμεια ήταν παλιότερο, για την ακρίβεια αρχαίο από τον βασιλιά της Μακεδονίας Τυρίμμα» (Que demandent les barbares, p. 16). 17. «Όσο για την ονομασία Κρασνίτσα, ακούστηκε χαμηλόφωνα σε μερικά πηγαδάκια με βόρειους γείτονες μας και, φευγαλέα, από μερικούς ντόπιους έξω, στην πόλη (…)» (Que demandent les barbares, p. 16). Sur la question des différents peuplements de la région de la Macédoine en Grèce, voir l’étude d’Anastasia KARAKASIDOU, 1997, Fields of Wheat, Hills of Blood: Passages to NationHood in Greek Macedonia, 1870-1990. 18. Sur la question d’élaboration de mythologies nationales par les États balkaniques, voir Jean‑Arnault DERENS, 2006, Batailles d’histoire dans les Balkans. L’auteur y évoque

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l’obsession des origines et l’idéologème de continuité historique comme éléments constitutifs et piliers conceptuels de ces mythologies. 19. «βγαίνει από το ντόπικο ‘νίτσε’, που σημαίνει κανενός. Οι κάτοικοι του χωριού είχαν απαυδήσει να τους τραβάνε από δω ο ένας, από κει ο άλλος, πότε οι Σέρβοι, πότε οι Βούλγαροι, πότε οι Ελληνες (...)» (Que demandent les barbares, p. 222). 20. Désignation ironique de ce personnage viticulteur de métier et dont le nom en grec veut dire aigre. 21. «Η μπουφετζού είναι Ρουμάνα από ό,τι κατάλαβα. Οι λαντζιέρηδες πίσω στην κουζίνα, θα είναι Αλβανοί. Και μετά τα μεσάνυχτα θα βγουν στην πίστα Ρωσίδες, Ουκρανές και Μολδαβές στριπτιζούδες, που όταν τελειώσει το νούμερό τους, θα υποχρεωθούν να ανοίξουν τα σκέλια τους στον ένα ή στον άλλο πελάτη. Όλο αυτό το πολυεθνικό προσωπικό, άνθρωποι των πτυχίων και ξεθεώνεται και εξευτελίζεται για να πλουτίσει το αφεντικό του, ένας πιθανότατα ημιαναλφάβητος Ελληνας.» (Que demandent les barbares, p. 149). 22. «Αυτούς δεν τους ξεσυνεριζόμαστε πια. Από τότε που τους αφήνουν να τραγουδάνε τα τραγουδια τους και να χορεύουν τους χορούς τους, μερώσανε. Παλιότερα οι νέοι τους μιλούσανε τα ντόπικα και λέγανε τα τραγούδια τους από πείσμα. Τώρα το γυρίζουν όλο και πιο πολύ στα ελληνικά, τα λαïκά. Και στα ξένα, τ’αμερικάνικα.» (Que demandent les barbares, p. 23). 23. Sur la condamnation de l’État grec par la Cour européenne des droits de l’homme au sujet du respect des droits des minorités, voir les résultats de la mission de Gay McDougall, expert indépendant de l’ONU. Cette mission consistait à évaluer en Grèce, l’implémentation des dispositions prévues dans la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales, ethniques, religieuses ou linguistiques. Le rapport rédigé suite à cette mission est disponible sur l’adresse http://www.refworld.org/docid/49b7b2e52.html [consulté le 10 mars 2016]. 24. Selon la définition de la nation par Ernest Renan. 25. «χώρα της ακρωτηριασμένης μαγείας και των βεβηλωμένων μυστηριών» (Que demandent les barbares, p. 31). 26. «μαύρες σκιές να πλανιούνται στον χώρο όπου ήταν άλλοτε το εβραικό νεκροταφείο, ανασκαμμένα μνήματα και σπασμένες ταφόπετρες είχαν απομείνει εκεί, και άκουγες υπόκωφα τσαπίσματα και μουρμουρητά που τελείωναν κα΄ποια στιγμή με μια δυνατή βλαστήμια στα ελληνικά για τον χαμένοι κόπο.» (Que demandent les barbares, p. 31). 27. Sur l’histoire de la ville de Salonique pendant le XIXe et le XXe siècle, voir Régis DARQUES, 2000, Salonique au XXe siècle : de la ville ottomane à la métropole grecque, et Mark MAZOWER, 2004, Salonica, City of Ghosts: Christians, Muslims and Jews, 1430-1950. 28. «Τα προ προ παροξύτονα ελληνικά των ντόπιων (…)» (Que demandent les barbares, p. 31). 29. «Τα κλεφτά, συνωμοτικά σλαβομακεδονικά των άλλων γηγενών (…)» (Que demandent les barbares, p. 31). 30. «τα ελληνικά των Μικρασιατών προσφύγων, με την τουρκική σύνταξη ... τα καραμανλίδικα, τα ποντιακά των άλλων τουρκομεριτών (…)» (Que demandent les barbares, p. 31).

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31. «την πλαταγιαστή, κατρακυλιστή γλώσσα των Τσιγγάνων (…)» (Que demandent les barbares, p. 31). 32. «τα τραγουδιστά και κάπως νιαουριστά σεφαριδίτικα των Εβραίων της Θεσσαλονίκης (…)» (Que demandent les barbares, p. 31). 33. «(…) άφηνε να βγουν από μέσα του βλάχικες λέξεις. Μανιά έλεγε τότε τη γιαγιά του.» (Que demandent les barbares, p. 31). 34. «Σε έχω ξαναδεί (...) πριν από πολύ καιρό ... σε εκείνη τη μισοκαμένη φωτογραφία, μέσα στο παλιό τετράδιο του πατέρα μου, το κρυφό ημερολόγιό του για τη δράση του στους Βαλκανικούς Πολέμους.» (Que demandent les barbares, p. 239). 35. «κάψαμε ό,τι βρήκαμε μπροστά μας, σπίτια, αποθήκες, στάβλους, ακόμα και εξαρχικές εκκλησίες» (Que demandent les barbares, p. 243). 36. Il s’agit d’un rapport rédigé par les membres de la commission Carnegie qui ont remarqué que la propagande grecque avait excité l’opinion et préparé l’armée à combattre les Bulgares et à leur infliger un traitement inhumain. Entrés le 4 juillet à Kilkis, ville au nord de Salonique, dont la population était considérée comme favorable aux prétentions bulgares, les Grecs n’y laissèrent que des ruines. Voir George F. KENNAN, 1993, The Other Balkan Wars: a 1913 Carnegie Endowment Inquiry in Retrospect, pp.95-98. 37. «Tώρα ξέρεις γιατί δεν υπάρχει πατέρας στα βιβλία μου. Τον μίσησα και τον απαρνήθηκα χωρία να του το πω ποτέ.» (Que demandent les barbares, p. 244). 38. «ο πατέρας σου είπε η Νίνα, πρέπει να υπέφερε πιο πολύ από σένα. Εγώ, ξαναγεννημέννη τώρα μέσα από τις στάχτες εκείνου του σπιτιού, τον συγχωρώ» (Que demandent les barbares, p. 244). 39. «είναι αλήθεια λοιπόν ... μπορεί ο έρωτας να ξεπλύνει κληρονομικές ενοχές, να γεφυρώσει χάσματα, να αποτινάξει από πάνω μας τα βάσανα της Ιστορίας ;» (Que demandent les barbares, p. 244).

40. Voir Tásos KŌSTÓPOULOS, 2007, Guerre et nettoyage ethnique : l’aspect oublié d’une décennie d’expédition nationale, 1912-1922. 41. «Πώς από δω, σίνε ; Hρθα για ένα βραβείο, ντέντο […] που μιλάει για τους Βαλκανικούς πολέμους. Τη Μακεδονία. […] Μακεντόνια, ζεμλιά πορόμπενα ... άρχισε να σιγοτραγουδάει ο γερο-Στογιάν [...] Εσύ είσαι Βούλγαρος [...] εγώ δεν ένιωσα ποτέ έτσι. Δεν καταλαβαίνω εγώ από κράτη και έθνη, ξέρω μόνο την ανάσα του τόπου μου. Πατρίδα μου είναι η Μακεδονία, η γη που κρατάει τα κόκκαλα των παππούδων μου. [...] Η Μακεδονία γνώρισε πολλές σκλαβιές. Τα κράτη που φτιάξατε φέραν και άλλες. Όλα τα κράτη.» (Que demandent les barbares, p. 51-52). 42. «Εγραψα μυθιστόρημα, δεν αντέγραψα χρονικό.» (Que demandent les barbares, p. 145). 43. «ξέρεις πολύ καλά ότι οι συγγραφείς διαχειρίζονται την Ιστορία» (Que demandent les barbares, p. 147). 44. «Αν σας ενδιαφέρει στ’αλήθεια να έχει αντίκρισμα το βραβείο που θα δώσετε (…) καλά θα κάνετε να διαλέξετε κάτι που να έχει τη σφραγίδα της τοπικότητας. Εννοώ, κάτι που να είναι διεθνώς αναγνωρίσιμο ως έργο από αυτόν εδώ τον πολιτισμικό χώρο και να μπορεί να συγκινήσει με την ιθαγενή γνησιότητά του. Δεν θα πάτε μακριά με μεταμοντέρνες αλληγορίες, δοκιμιακά μυθιστορήματα, στοχασμούς γύρω από την Ιστορία, γιατί σ’αυτό τα καταφέρνουν, μπορεί και καλύτερα, άλλοι συγγραφείς από άλλα μέρη του κόσμου. Κι εννοείται ότι δεν θα σας βοηθήσουν καθόλου οι αναμοχλεύσεις της δικής σας Ιστορίας,

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που δεν τις καταλαβαίνει κανένας άλλος και δεν ενδιαφέρουν κανέναν άλλον» (Que demandent les barbares, p. 184). 45. Dans sa qualité de critique littéraire, Koúrtovik avait déjà traité et soulevé cette question à propos de la difficulté de la littérature grecque moderne à acquérir une visibilité et une diffusion plus large dans l’espace-marché européen. Voir KOÚRTOVIK, 2005, le Hangover grec : essais. 46. Voir Arlette FARGE, « Penser et définir l’événement en histoire : approche des situations et des acteurs sociaux », p. 69-78. 47. Voir Hayden WHITE, 1973, Metahistory: the Historical Imagination in 19th Century Europe. 48. «Οχι εμάς, αλλά κάτι που δεν το ζήσαμε και λένε πως ήταν η εποχή μας.» (Que demandent les barbares, p. 210). 49. Voir Franklin R. ANKERSMIT, 1983, Narrative Logic: A Semantic Analysis of the Historian’s Language. L’auteur, professeur d’histoire intellectuelle et de théorie de l’histoire à l’université de Groningen, reprend dans cet ouvrage certaines réflexions de Hayden White et tente d’esquisser la structure d’une philosophie de la narration. Comme le commente CICHOCKA, Entre la nouvelle…, p. 98 : « ses réflexions sur la logique narrative de l’historiographie concernent non pas la possibilité d’existence d’un savoir sur le passé, mais plutôt la manière dont les outils linguistiques employés pour exprimer ce savoir déterminent sa nature ». 50. Pour cette typologie-classification des romans historiques, voir CICHOCKA, Entre la nouvelle…, p. 130. 51. «δεν έχει σημασία αν η Νίνα τροποποίησε τα αληθινά γεγονότα. Η πραγματική ιστορική αλήθεια είναι οι μικρές, προσωπικές ιστορίες των ανθρώπων, αιώνια επαναλαμβανόμενες και ωστόσο πάντα διαφορετικές, αυτές που συγκρατούν το νήμα του χρόνου» (Que demandent les barbares, p. 251).

RÉSUMÉS

Dimosthénis Koúrtovik situe la trame de son roman dans une ville fictive à l’occasion d’un concours littéraire balkanique. Ce concours devient le prétexte pour la confrontation entre trois lectures différentes d’un événement censé avoir eu lieu pendant la deuxième étape des guerres balkaniques de 1912-1913. Chaque narration à l’intérieur de ce roman, développe sa propre version des faits, basée sur l’exploitation de sources hypothétiques de nature variable, à la fois des journaux intimes, des correspondances ou des mémoires de famille. La construction et la structure du roman coïncident avec ce que Hayden White appelle des narratives concurrentes à l’égard d’événements historiques contentieux. Les débats focalisés sur l’historicité de l’intrigue et l’analyse d’éléments de la trame de ces différentes narrations en termes d’exactitude historique mettent en avant les relations compliquées tissées entre les romans traitant d’événements ou de périodes historiques et la réalité historique, notamment quand ces événements sont des objets de controverse entre les différents points de vue historiographiques. En dehors et peut-être en raison de ces réflexions théoriques au sujet de l’écriture de l’histoire et l’écriture de la fiction, ce

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roman et son auteur mettent en question le paradigme dominant nationaliste de lecture exclusiviste et nation-centrée d’événements historiques. Ce faisant, l’auteur revisite les guerres balkaniques, les ouvrant à une lecture pluraliste, tout en rendant possible une perception multiple de ce qui s’est passé comme cela a été transmis à travers des documents et des témoignages divers et variés.

Dimosthenis Kurtovic sets the plot of his novel in a fictive city during a Balkan literary contest. This contest allows the juxtaposition of three distinguished approaches of a supposedly real historical event occurring during the second phase of the Balkan Wars. Each novel develops its own version of what happened, based on various hypothetical sources, such as memoirs, correspondence or family memories. The novel’s structure coincides with what Hayden White calls the competitive narratives regarding contentious historical events. The debates focusing on the historicity of the intrigue and the analysis of plot’s elements in terms of historical accuracy, depicts the complicated relations woven between a novel which treats historical events or periods and the historical reality, particularly when these events are issues of controversy among different scholarship viewpoints. Besides or maybe thanks to these theoretical reflections between the writing of history and the writing of fiction, this novel and his author question as well the dominant nationalist paradigm of exclusivist and nationally-oriented lecture of historical events. In doing so, he revisits the Balkan Wars, opening them to a more pluralist lecture, allowing for a multiple perception of what happened as transmitted by different documents and various testimonies.

Ο Δημοσθένης Κούρτοβικ τοποθετεί την πλοκή του μυθιστορήματός του σε μια φαντασιακή πόλη κατά τη διάρκεια ενός βαλκανικού λογοτεχνικού διαγωνισμού. Αυτός ο διαγωνισμός γίνεται η αφορμή για αντιπαράθεση ανάμεσα σε τρεις διαφορετικές αναγνώσεις ενός γεγονότος, το οποίο υποτίθεται ότι έλαβε χώρα στο δεύτερο βαλκανικό πόλεμο το 1913. Κάθε αφήγηση στο εσωτερικό του μυθιστορήματος, αναπτύσσει τη δικιά της εκδοχή της πραγματικότητας, βασισμένη στη χρήση υποθετικών πηγών διαφορετικών κατηγοριών, όπως για παράδειγμα προσωπικά ημερολόγια, αλληλογραφίες, ή ακόμα οικογενειακές αναμνήσεις. Το χτίσιμο και η δομή του μυθιστορήματος συμπίπτουν με αυτό που ο Hayden White χαρακτηρίζει ως ανταγωνιστικές αφηγηματικές προσεγγίσεις σχετικά με αμφιλεγόμενα ιστορικά γεγονότα. Οι συζητήσεις που εστιάζουν στην ιστορικότητα της πλοκής και την ανάλυση της ιστορικής ακρίβειας των επιμέρους στοιχείων αυτών των αφηγηματικών σχημάτων, αναδεικνύουν τις περίπλοκες σχέσεις που υφαίνονται ανάμεσα στα ιστορικά μυθιστορήματα και την ιστορική πραγματικότητα, ιδιαίτερα όταν τα γεγονότα στα οποία αναφέρονται αποτελούν σημείο τριβής ανάμεσα στις διάφορες ιστοριογραφικές σχολές. Εκτός από αυτούς και ίσως χάρη σε αυτούς τους θεωρητικούς στοχασμούς σχετικά με τη γραφή της ιστορίας και της μυθοπλασίας, το συγκεκριμένο μυθιστόρημα και ο συγγραφέας του, αναθεωρούν το κυρίαρχο εθνικιστικό αφηγηματικό παράδειγμα, εθνοκεντρικής και μονοδιάστατης ανάγνωσης των ιστορικών γεγονότων. Με αυτόν τον τρόπο, ο συγγραφέας ξανααφηγείται τους Βαλκανικούς Πολέμους, ανοίγοντάς τους σε μια πλουραλιστική ανάγνωση, καθιστώντας συνάμα δυνατή μια πολυδιάστατη πρόσληψη του τι συνέβη, όπως αυτό καταγράφηκε μέσα από μια σειρά διάφορων και ποικίλων ντοκουμέντων και μαρτυριών.

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INDEX

Index géographique : Grèce, Macédoine Mots-clés : question d’Orient, question d’Orient, nationalisme, nationalisme, racisme, racisme, xénophobie, xénophobie, Koúrtovik Dimosthénis (1948-), Koúrtovik Dimosthénis (1948-) Keywords : Eastern Question, Nationalism, Racism, Xenophobia, Balkans, Greece, Macedonia, Twentieth century, Balkan Wars, Literature, History and literature motsclesmk Интертекстуалноста, Национализам, Расизам, Ксенофобија, Балканот, Грција, Македонија, дваесеттиот век, Балканските војни, Литература Историја и Литература Thèmes : Littérature, Histoire et littérature motsclestr Doğu Sorunu, Milliyetçilik, Irkçılık, Yabancı düşmanlığı, Balkan, Yunanistan, Makedonya, Yirminci yüzyil, Balkan savaşları, Edebiyat, Tarih ve Edebiyat motsclesel Ανατολικό ζήτημα, Εθνικισμός, Ρατσισμός, Ξενοφοβία, Βαλκάνια, Ελλάδα, Μακεδονία, Εικοστός αιώνας, Βαλκανικοί πόλεμοι, Λογοτεχνία, Ιστορία και λογοτεχνία Index chronologique : vingtième siècle, guerres balkaniques (1912-1913)

AUTEUR

NICOLAS PITSOS CREE, Inalco, Sorbonne Paris Cité

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Discours politique, historiographie et identité

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Nationalisme d’État, répression des minorités linguistiques et revendications identitaires Le cas du macédonien dans la Grèce des années 1930 et 1940 State Nationalism, Repression of Linguistic Minorities and Identity Claims: the Case of the in Greece during the 30’ and 40’

Christina Alexopoulos

Introduction

1 Le cas du macédonien est particulièrement intéressant pour illustrer les tensions entre nationalismes naissants, politiques répressives et revendications identitaires dans les Balkans du XIXe et du XXe siècle. La complexité de la situation géopolitique et linguistique de la minorité macédonienne dans les années 1930 et 1940 est liée à l’héritage de la période ottomane et post-ottomane d’une région multiculturelle, devenue le théâtre de confrontation des différentes constructions nationales, entre antagonismes étatiques et construction du sentiment d’appartenance des populations concernées. Cette construction est à notre sens à entendre comme un phénomène de consolidation progressive d’une identité ; elle s’affirme face à l’impératif d’effectuer un positionnement identitaire, de s’affirmer en relation aux politiques des entités nationales environnantes, sur un mode exogène, lié à un contexte géopolitique marqué par des antagonismes, mais aussi, sur un mode endogène, lié aux aspirations propres à la communauté, pour préserver ou acquérir le droit de s’exprimer dans sa langue et de se déterminer en relation avec ses productions culturelles, notamment ses chants, danses et contes. L’identité nationale est à penser aussi en termes d’identification, de mouvement d’adhésion à un sentiment d’appartenance et de reconnaissance subjective dans une affiliation. Pour comprendre les enjeux politiques liés à la langue macédonienne, en tant qu’élément identitaire, à bannir ou à promouvoir, il est important de partir du constat qu’avant de devenir un outil de propagande, cette

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langue dont l’enseignement fut tour à tour interdit, autorisé, voire même largement développé, puis à nouveau prohibé, constitua une réalité factuelle incontournable : une partie conséquente de la population de la partie grecque de la Macédoine était macédonophone, quand cette région fut rattachée à la Grèce et continua à l’être pour les décennies suivantes. Ce fait fut l’objet de différentes interprétations, allant du déni ou du démenti de la réalité à son appréhension sur le mode d’un danger national, en passant par différentes tentatives d’éradication du phénomène. Elle donna donc lieu à différentes politiques du côté du gouvernement grec, mais aussi du côté des forces politiques qui s’y opposèrent, notamment pendant les années 1930 et 1940, et qui appuyèrent le droit à l’autodétermination, à l’autonomie ou même, pendant une courte période, à l’indépendance du peuple macédonien. Enfin, les principaux intéressés, les Macédoniens macédonophones de Grèce ne sont pas absents des dispositifs mis en place pour ou contre la langue et la culture macédoniennes ; il importe de prendre en compte leur rôle face aux différentes pratiques politiques, mais aussi leurs propres initiatives à l’égard de l’enseignement et de la transmission du macédonien. Pour essayer de comprendre ce cas, entre répression étatique d’une minorité linguistique fortement implantée et présente sur le territoire de très longue date et différentes revendications de cette minorité, depuis le droit à sa langue et à sa culture, jusqu’au respect de ses droits civiques, en passant par des projets d’autonomisation, nous allons procéder en trois temps. D’abord, nous tenterons de retracer l’histoire de cette communauté dans une région multiethnique et pluri-civilisationnelle. Puis nous essaierons de mettre en tension le positionnement des forces issues de la résistance communiste, dans les années 1940, et la répression gouvernementale de la période précédente et suivante. Enfin, nous essaierons de montrer en quoi l’enseignement et la transmission du macédonien en Macédoine grecque restent tributaires de la question macédonienne qui continue par certains aspects à être pensée dans les termes des années 1930 et 1940, tandis que, par certains autres traits, elle réussit à mieux se dégager du nationalisme de l’État grec.

Contexte et héritage historiques

2 Dès le VIe siècle de notre ère, on décèle la présence de populations et de langues slaves dans le territoire de la Grèce actuelle. À l’époque byzantine et dans les débuts de la période ottomane, interviennent une série de déplacements, de nouvelles arrivées et d’installations massives de populations. La Macédoine ottomane de la fin du XIXe siècle comporte les vilayets de Salonique, d’Usküb et une partie du Kosovo. Elle est habitée par des chrétiens slavophones, grécophones, latinophones, des musulmans turcophones, albanophones, grécophones, des juifs romaniotes (de langue grecque), sépharades (de langue ladino), ashkénazes (de langue yiddish), des Roms. On y rencontre diverses combinaisons de religion et de langue. Les populations musulmanes (dont la majeure partie se sent liée à l’Empire ottoman) et chrétiennes sont de taille sensiblement identique1. L’élément chrétien est majoritairement slavophone2, mais en milieu urbain, le grec semble l’emporter sur le slave. La question de la langue acquiert une importance cruciale parce que peu avant la disparition de l’Empire ottoman, la Macédoine est au centre des rivalités qui opposent la Grèce et la Bulgarie, puis, à partir de 1889, la Serbie également, alors qu’apparaissent un nationalisme macédonien et un nationalisme albanais. Le Patriarcat œcuménique de sous l’obédience duquel était placé le « Rum millet », à savoir toutes les populations chrétiennes de

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Macédoine, est également impliqué dans le conflit dans la mesure où la langue de l’Église et de son administration est le grec. Rappelons à ce propos que la langue officielle de l’État est le turc ottoman qui, après 1908, deviendra obligatoire dans toutes les écoles. La construction d’une identité nationale au XIXe siècle concerne en premier lieu les populations urbaines et l’élite sociale qui, à l’image de l’élite valaque, tendent d’abord à adopter l’identité grecque, socialement valorisée, le grec étant la langue du commerce, de l’enseignement et de l’Église. Dans les années 1860, la donne change radicalement après la création des premières écoles bulgares en Macédoine et l’implication de la Bulgarie dans un travail d’expansion culturelle pour rallier les populations locales. À la différence de la Roumanie dans son rapport aux Valaques, la Bulgarie, plus proche géographiquement, s’intéresse activement à l’incorporation des territoires et des populations de la Macédoine. La constitution d’une conscience nationale dans la population rurale est plus tardive et résulte d’un ensemble de facteurs très divers, allant de l’influence des choix des classes dominantes à la violence exercée par les bandes de rebelles grecs et bulgares opérant sur le territoire ottoman, en passant par des circonstances locales, des motifs familiaux ou personnels.

3 Progressivement apparaît d’abord dans les élites puis, dans une moindre mesure, dans le reste de la population une tendance à l’affirmation d’une identité nationale macédonienne autonome. Une première étape dans la construction identitaire moderne de la Macédoine est l’insurrection manquée d’Ilinden en 1903 et la République de Kruševo sous la houlette de l’ORIM3 (Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne – en macédonien et en bulgare, VMRO), qui proclame la fraternité de tous les chrétiens contre l’État ottoman. Une seconde étape est à situer après 1908 avec l’indépendance de la Bulgarie. L’impact de la tendance bulgare, mais également de la tendance à l’autonomie, augmente au détriment de la tendance grecque, y compris dans les régions de l’actuelle Macédoine grecque. Le mouvement des Jeunes Turcs en 1908 met provisoirement un terme aux conflits qui opposent les représentants de chaque courant et qui plongent la région dans la violence des bandes armées, rivales ou ennemies.

4 Dans la concurrence qui s’exerce pour l’enseignement, les populations exarchistes reçoivent un enseignement en bulgare tandis que les populations patriarchistes (soumises à l’obédience du patriarcat) un enseignement en grec4. Cette division recoupe des différences sociales : une grande partie des bourgeois et des petits-bourgeois optent pour l’éducation grecque, par opposition à la population rurale qui a plus facilement accès à une langue qu’elle comprend relativement bien ainsi qu’à un système éducatif plus pratique pour elle. Il serait, de toute manière, abusif d’interpréter l’adhésion de la population rurale à l’un ou à l’autre des systèmes éducatifs comme un indice d’identité nationale. Il s’agit plutôt de tentatives de différents centres nationaux, notamment à travers la concurrence gréco-bulgare, de se rallier de gré ou de force une partie des populations slavophones locales. Les populations macédoniennes ont des parcours et des histoires différents. Au-delà de leur slavophonie, une bonne moitié des slavophones appartiennent à l’exarchat bulgare tandis que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, il est clairement question d’« helléniser » les populations concernées.

5 À cet égard, il est intéressant de signaler que les macédonophones de Macédoine sont les premières populations à avoir expérimenté les certificats de loyauté et le fichage policier au tout début du XXe siècle5. Ainsi, en 1902, Dimitrios Fandridis, préfet de , propose de créer des services spéciaux de manière à contrôler les flux

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migratoires des travailleurs saisonniers, des pratiques d’enregistrement des données personnelles s’appliquent donc aux saisonniers de Macédoine qui partent travailler dans les champs de Thessalie et qui, pour ne pas être molestés par les bandes armées qui sévissent dans la région, doivent être en mesure de fournir des « justificatifs » de loyauté. Le recours à ces certificats de loyauté classifiant les « nôtres » (et les opposant aux autres) est systématiquement utilisé à partir de 1913 pour ficher les Macédoniens (macédonophones) de Grèce utilisant les méthodes mises en œuvre dans ces fichiers spéciaux. Or, ces populations sont répertoriées et triées avant même de faire partie de l’État grec ! Ces documents sont investis de mentions, dont le sens peut échapper à leur possesseur et qui le classent de différentes manières selon son degré de fiabilité, telles que « il est des nôtres » (hêmeteros) ou « il est parmi les plus brillants des nôtres » (ektônlamprônhêmeterôn).

6 Par la suite, quand ces régions sont intégrées à la Grèce, pour jouir de la citoyenneté et des droits civiques grecs, il faut être en mesure de fournir des attestations de loyauté de la paroisse de son village ou de l’Archevêché. De même, dans cette région où la tradition initiatique de l’émigration masculine ou petchalba6 est largement pratiquée, la possibilité de retour pour les émigrés est conditionnée par la présence de certificats de loyauté que le Ministère des Affaires étrangères contrôle avant de leur livrer une autorisation de retour.

7 En 1912, la Macédoine, seul territoire balkanique resté possession de l’Empire ottoman est convoitée par les jeunes États balkaniques qui livrent, pour l’acquérir, la Première (1912-1913) et la Deuxième Guerre balkanique (entre juin et août 1913) : « Le 10 août 1913, suite à la signature du Traité de paix de Bucarest, la Macédoine est partagée en quatre parties : une partie revenant à la Grèce (51,38 %, 34 356 km2, soit en 1919 : 1 042 000 habitants) : appelée Macédoine de l’Égée avec la ville de Salonique, une partie à la Bulgarie appelée : Macédoine du Pirin ou de la Struma (10,1 %, 6 798 km2 soit 236 000 habitants en 1919) une partie à la Serbie : appelée Macédoine du Vardar (38,4 %, 25 713 km2, soit en 1919 : 728 000 habitants) qui donnera après 1944 l’actuelle République de Macédoine et une partie à l’Albanie dont on ne parle jamais tant le pourcentage, pour les historiens, est « négligeable » (0,12 %, soit environ 17 024 habitants en 1897. Aujourd’hui les associations macédoniennes d’Albanie estiment la population macédonienne de 30 000 à 200 000) que nous pourrions appeler la Macédoine des lacs. Les Macédoniens qui se retrouvent dans les frontières des nouveaux États ne sont pas reconnus comme tels, mais doivent s’intégrer en devenant Grecs, Bulgares ou Serbes (les propagandes de dénationalisation ont commencé sous l’Empire ottoman : les Grecs d’abord puis les Bulgares, les Serbes et enfin les Turcs). En Macédoine de l’Égée, la majorité de la population sont des Macédoniens, le reste étant composé de Turcs, de Grecs, de Juifs et de Valaques. La langue macédonienne représente la langue la plus utilisée, 77 % de la population de cette région »7.

8 Après le rattachement de la Macédoine à la Grèce en 1913, une partie considérable de la population macédonophone quitte le pays. Un second exode, encore plus massif intervient en 1919, après le Traité de Neuilly. La commission mixte de l’échange évaluera à 100 000 au total le nombre des Macédoniens (macédonophones) qui partiront de Grèce en direction de la Bulgarie, entre 1912 et 1932. Dans un mouvement inverse, arrivent de Bulgarie après 1919 des populations slavophones sous l’obédience du patriarcat, comme celles de Petritsi et de la région avoisinante8.

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9 Entre 1920 et 1924, le mouvement autonomiste s’intensifie et jouit du soutien de la Bulgarie, malgré les luttes internes entre « Centralistes » et « Vhrovistes ». Entretemps, l’État grec persévère dans ses tentatives d’assimilation culturelle et linguistique des populations slavophones. Après 1924, il se livre à des pratiques de déplacements forcés et d’exil, et ce, en dépit du protocole signé avec la Bulgarie la même année. À la même époque, interviennent les échanges de populations entre la Grèce et la Turquie. Toutes les populations musulmanes quittent la Macédoine et des réfugiés chrétiens venus de Turquie viennent les remplacer. Avec le Traité de Lausanne en 1923, entre la Turquie et la Grèce, ce sont 350 000 musulmans, parmi eux, 40 000 Macédoniens-musulmans qui sont expulsés.

10 Le gouvernement grec essaie de modifier la composition démographique de la population en installant massivement des réfugiés dans la région. Les rapports entre les Macédoniens et ces réfugiés d’Asie Mineure, profondément marqués par le nationalisme grec de la Grande Idée, sont globalement plus que tendus. Les réfugiés estiment que l’État, responsable de la catastrophe, leur doit une réparation, et les autochtones estiment être prioritaires. Au sein de la communauté macédonienne macédonophone, il existe également de grandes tensions entre les Macédoniens pro- grecs qui ont des droits étendus, et le reste de la population, objet de diverses formes de stigmatisation et de répression étatiques. Tout au long des années 1930, le gouvernement grec retire la citoyenneté grecque à des Macédoniens (macédonophones) de Grèce puis, à l’arrivée de Metaxás, des listes supplémentaires, déjà préparées auparavant, sont immédiatement utilisées afin de priver de leurs droits civiques des parties encore plus conséquentes de la population macédonophone de Grèce. Les opérations de nettoyage ethnique sont complétées par des mesures d’épuration linguistique, particulièrement visible dans le changement des patronymes et des toponymes slaves ou de toute autre origine9, en faveur pour ces derniers de noms inspirés de l’Antiquité classique.

11 La période suivante est marquée par l’intensification des discriminations et des mesures d’assimilation forcée10. L’oppression contre la minorité macédonienne s’exacerbe11 avec la dictature de Metaxás à partir de 1936. Mais c’est surtout entre 1944 et le début de la guerre civile en Grèce, qu’une partie importante de la population macédonophone rallie le Parti communiste de Grèce (KKE) qui s’est depuis longtemps déjà prononcé en faveur des droits des minorités, voire même, à un moment donné, pour l’autonomie de la région.

12 Des villages macédonophones proches de la frontière nord sont pillés par leurs voisins, réfugiés d’Asie Mineure, et coupés de toute aide alimentaire par le gouvernement pendant deux ans, sous les mêmes prétextes que ceux utilisés à l’encontre des Tchams : certains avaient collaboré avec les Bulgares, d’autres pas, quoi qu’il en fût, cela a permis aux autorités de se séparer d’une minorité jugée « peu grecque » et « bien embarrassante ».

13 Comme nous le verrons dans le point suivant, la question macédonienne jouera un rôle très important à la fois dans la guerre civile et dans la propagande anticommuniste gouvernementale. Plus d’un tiers des forces des rebelles procommunistes en Macédoine sont des macédonophones et les zones habitées par ces populations constituent le théâtre par excellence des affrontements de la guerre civile surtout dans sa dernière phase.

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La question macédonienne pendant l’Occupation et la guerre civile grecque

14 Le discours gouvernemental opère une double négation de l’identité des minorités engagées dans le conflit du côté de l’Armée Démocratique, et notamment des Macédoniens macédonophones. Niés dans leur identité linguistique et culturelle, les macédonophones de Grèce qui ne suivent pas la politique d’assimilation forcée du gouvernement sont également considérés comme des ressortissants étrangers, malgré une présence ininterrompue sur le territoire national.

15 Le Parti communiste grec avait soutenu les revendications des communautés macédonophones de Grèce, opprimées par la politique discriminatoire de la dictature de Metaxás, dans la continuité des pratiques de ses prédécesseurs. L’État grec avait systématiquement refusé en effet de reconnaître la langue et la culture de cette communauté devenue minoritaire après les échanges de populations avec la Turquie et l’arrivée massive de réfugiés hellénophones dans la région12. Après l’incorporation de la Macédoine du Sud dans le Royaume de Grèce, la Macédoine grecque se transforme d’une province ottomane multilingue, multiconfessionnelle et multinationale, où l’élément grec et « grécisant » se trouvait en minorité face aux « éléments étrangers », en une province grecque typique, avec des minorités ethniques qui ne dépassent pas officiellement 11,2 % de la population locale ; transformation radicale, effectuée par des vagues successives d’épuration ethnique et – surtout – par l’échange réciproque, à grande échelle et obligatoire des minorités nationales entre la Grèce, la Turquie et la Bulgarie entre 1919 et 192613. Après l’achèvement de l’échange, l’objectif le plus important que l’appareil étatique et les forces nationalistes de l’époque se fixent, est l’assimilation des minorités restées dans la région – des chrétiens slavophones surtout, évalués officiellement à 80 000 personnes et secrètement entre 160 000 et 200 00014. La campagne assimilatrice déclenchée prend alors deux formes selon les termes du gouvernement grec : s’adonner à la répression et l’assimilation linguistiques d’une part, visant à éradiquer le “patois” slave et imposer l’usage exclusif du grec ; inculquer les conceptions fondamentales du nationalisme grec dans la conscience collective des Grecs slavophones d’autre part15.

16 De son côté, l’EAM, le Front de libération nationale à dominante communiste, se situe aux antipodes de la politique d’assimilation gouvernementale : il œuvre pour la reconnaissance des minorités et le respect des droits des habitants macédonophones. Pendant la Résistance et la guerre civile, ceux-ci grossissent les rangs des combattants communistes dans l’espoir d’une reconnaissance nationale que les positions du Parti communiste grec laissaient présager, l’Internationale communiste s’étant prononcée pour une « Macédoine Unie et Indépendante dans le cadre de la Confédération balkanique ».

17 Pendant la période de l’Occupation, la population macédonienne a connu deux sorts bien distincts, la Macédoine de Grèce ayant été divisée en deux, la partie occidentale administrée par l’armée allemande et italienne, en étroite collaboration avec le gouvernement d’Athènes, et la partie orientale, sous tutelle bulgare. Dans la partie bulgare, le gouvernement fasciste a inauguré une politique de purification ethnique à l’encontre des populations grecques, à l’image de ce que le gouvernement de Metaxás avait fait précédemment contre les minorités, tandis que dans la partie allemande, les autorités nazies, aidées par des milices d’extrême droite, ont essayé de retourner au statu quo de Metaxás tout en attisant les conflits interethniques.

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18 Les différentes milices et « organisations de Résistance » nationalistes, largement collaborationnistes16, constituent une zone grise, perméable aux « métamorphoses ovidiennes » et autres changements de bord. Il ne s’agit en aucun cas d’une spécificité macédonienne, les nazis ont recruté des hommes pour former leurs Bataillons de sécurité parmi toute la population de Grèce. Les différents gouvernements grecs pendant et après la guerre civile ont cherché à afficher leur appartenance idéologique au monde « libre17 », antifasciste et antitotalitaire, malgré des pratiques policières et judiciaires autoritaires, résolument contraires aux droits de l’homme.

19 Dans ce contexte, les gouvernements des années 1950 et 1960 ont essayé de réinventer ou d’exacerber le rôle de la Résistance nationaliste et de la désolidariser de l’action des Bataillons de sécurité et autres milices terroristes malgré des liens bien établis entre les deux types de formations. Ils ont également tenté de passer sous silence les exactions commises contre les civils par les collaborateurs des Allemands, de nier la subordination des Bataillons de sécurité à l’occupant, et même de présenter les représailles des Allemands contre la population civile comme une conséquence directe et presque légitime face à l’action des résistants de l’EAM (renversant souvent le rapport de forces réel pour présenter les Allemands comme assistant les Bataillons de sécurité dans leur lutte anticommuniste).

20 Pour justifier l’action des Bataillons de sécurité, l’historiographie officielle a essayé de mettre en avant le caractère provisoire de leur collaboration avec les Nazis, l’absence d’action concrète contre les alliés britanniques et le passé nationaliste et « héroïque » de leurs dirigeants (révélé antérieurement par des actes de violence perpétrés contre les populations slaves du Nord de la Grèce). Leur engagement serait alors motivé par le seul souci de protéger « le régime en place » et « l’intégrité nationale » du pays. Dans la mémoire officielle, il s’agissait surtout de les présenter comme un mouvement de défense légitime qui aurait anticipé la réalité de la guerre civile en diagnostiquant à temps la dangerosité de l’EAM assimilé à une organisation terroriste.

21 La perception des Bataillons de sécurité évolue dans le temps pour passer d’une phase de silence gêné, voire de pure condamnation juste après la guerre, à une déformation de la réalité historique et à une glorification sans précédent lors de la dictature des colonels. Pendant la démocratisation du pays, l’évocation de ces corps disparaît des discours de mémoire tout comme l’idéologie de la loyauté nationale qui perd progressivement sa valeur d’échange18.

22 Dans ce contexte, les populations macédoniennes (macédonophones) ont vu dans l’EAM, une alternative identitaire plausible à la domination bulgare19. Pendant l’occupation nazie, elles ont en effet été courtisées par le Club Bulgare, qui a fonctionné à partir de mai 1941 comme un centre de propagande basé à Salonique. Le 5 mars 1943, les autorités italiennes créent « le comité révolutionnaire bulgaro-macédonien » et, jusqu’en avril 1943, elles recrutent environ 1 600 slavophones dans une milice () qui s’oppose aux maquisards20. Après le départ des Italiens en août 1943 et la défaite des forces de l’Axe, l’été suivant, cette organisation se dissout.

23 Les macédonophones de Grèce sont aussi courtisés par les résistants yougoslaves de Tempo et par les communistes grecs21 qui s’étaient alors prononcés contre toute modification des frontières nationales, mais qui militaient dans un front antifasciste très large contre toute forme d’oppression des minorités. Finalement, deux bataillons composés uniquement de Macédoniens macédonophones sont formés à et à Almopia. Le SNOF, un mouvement de résistance macédonienne22, équivalent

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minoritaire de l’EAM et proche de la Résistance titiste23, a vu le jour en octobre 1943 dans la région de Florina, un mois après l’armistice italien du 8 septembre 1943. Dans l’assemblée du Haut Commandement24 qui a été créé, il a été question du peuple macédonien « prêt à se battre pour son droit à l’autodétermination, fraternel avec les autres peuples des Balkans et libre d’espérer sa réunification25 ».

24 Dès le départ, le SNOF et plus particulièrement son secteur de Kastoria, s’est positionné pour l’autodétermination des Macédoniens macédonophones et la reconnaissance de leur identité nationale au-delà du cadre grec. Ses revendications, soutenues par Tito26, lui ont valu la méfiance du Parti communiste grec. Engagé dans le projet patriotique de l’EAM, le PCG avait explicitement renoncé à l’autonomie de la Macédoine, une thèse qui lui avait auparavant coûté très cher, puisque les partis traditionnels avaient saisi l’occasion pour dénoncer ses prétendues velléités séparatistes27. En mai 1944, le Bureau macédonien du Parti communiste grec a décidé la dissolution du SNOF28 et son intégration dans l’EAM, ce qui n’a pas manqué de provoquer l’indignation d’une soixantaine de macédonophones qui se sont réfugiés en Macédoine yougoslave. Après l’intervention de Tito et la médiation de Charalambidis et Tzimas, le PCG a permis le retour de ces Macédoniens et la création de bataillons macédoniens exclusivement composés de macédonophones. Globalement, les relations entre les macédonophones du SNOF et le PCG ont été tendues, envenimées d’une méfiance réciproque, toujours au sujet d’une éventuelle autonomie de la partie grecque de la Macédoine et du rattachement de celle-ci à la République yougoslave voisine.

25 Or, indépendamment de toute divergence géostratégique, pendant l’Occupation (dans les zones de la Grèce libre) et à la Libération, l’EAM a œuvré pour la reconnaissance des minorités et le respect des droits des habitants macédonophones. Malgré d’importantes difficultés logistiques, un manque flagrant d’enseignants et un climat de réticence, de peur et de réaction de la part des réfugiés d’Asie Mineure installés dans la région, il a même entamé, le premier, une politique de scolarisation en langue macédonienne du mois d’octobre 1944 au mois de mars 1945. Cette expérience est d’ailleurs renouvelée pendant la guerre civile29 : les Macédoniens macédonophones ont droit alors à une éducation, des livres, des journaux et des messes dans leur langue30.

26 Lors de notre enquête de terrain en Macédoine ex-yougoslave en 2010, les références à cette période de « libération linguistique, culturelle et sociale » ont été très nombreuses par des acteurs de différents âges et des deux sexes qui avaient tous connu l’Occupation et la guerre civile grecque. Il faut sans doute préciser que parmi les témoins interrogés, il y avait des personnes qui quittèrent la Grèce pendant la guerre civile et qui étaient à l’époque scolarisées à l’école primaire, tout comme il y avait des combattantes et des combattants de l’Armée démocratique, qui étaient adolescents ou jeunes adultes lors de la guerre.

27 L’un de nos témoins, Goce Kanzurov, né en 1940, nous raconta dans son témoignage la violente répression qui s’était abattue sur lui et sur toute sa famille quand il donna son prénom (slave) à son instituteur dans l’école primaire grecque. Non content d’avoir battu l’enfant, l’instituteur convoqua son grand-père qui prit la défense de son petit-fils et qui fut arrêté et torturé par la police grecque. Il sortit de prison, handicapé à vie. Notre témoin nous a expliqué que ce même grand-père l’avait préparé aux questions de l’instituteur en lui donnant d’avance les « bonnes réponses » qu’il fallait avancer pour l’assurer de « son identité et de sa conscience grecques ». La question du nom est ce qui échappa à cette tentative d’adaptation aux attentes de l’autorité étatique, peut-être

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parce que la nomination renvoie aux lois familiales face à celles de la cité, dans une opposition entre droit coutumier de la communauté et règles gouvernementales qui n’est pas sans évoquer le sacrifice d’Antigone face à Créon.

28 Les témoins interviewés en 2010 en Macédoine ex-yougoslave nous ont fait part des sévices subis en raison de l’emploi de leur langue maternelle dans des espaces publics, mais aussi dans la sphère dite privée. Les dénonciations portant sur l’usage privé de la langue viennent rappeler que la transmission de la langue fut non seulement dévalorisée, voire stigmatisée, dans les rapports de la minorité avec l’État, mais aussi qu’elle fit l’objet d’une volonté d’éradication à l’intérieur des espaces intrafamiliaux. La chaîne de la transmission fut par endroits délibérément interrompue pour préserver les nouvelles générations des persécutions subies. Or, ce mouvement de rupture, présent dès la dictature de Metaxás, s’intensifia dans les années 1950 et 1960, dans le sillage de la défaite des forces démocratiques.

29 Ce sont ces discriminations qui touchent à l’identité culturelle et linguistique de la communauté que l’EAM avait tenté d’abolir, en créant des manuels scolaires dédiés à l’enseignement de la langue et de la culture macédoniennes. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, une partie de la population macédonienne macédonophone, profondément marquée par l’expérience de la Résistance et de l’administration de l’EAM, n’est pas prête à abandonner ses récentes avancées en termes de reconnaissance identitaire et de justice sociale. À côté de cette population, à la fois proche des partisans de Tito et des communistes grecs de la région, se trouve une partie de la population qui (tout comme dans le reste du pays) a collaboré avec l’occupant, en l’occurrence allemand et bulgare31. Il existe également au sein de la population macédonophone une tendance conservatrice proche de l’ancienne VMRO, qui recommande la neutralité dans le conflit grec, espère l’autonomie de la région après l’intervention anglo-américaine et fait passer au second plan ses revendications identitaires. Dans ce camp, se trouvent également des Macédoniens anticommunistes bien disposés à l’égard d’un gouvernement grec, qui cherche à asseoir sa nouvelle autorité dans la région sur le concept (encore mal défini) de loyauté nationale, plutôt que sur la division entre hellénophones et macédonophones32.

30 Cette tentative du gouvernement d’intégrer dans son giron des macédonophones « loyaux à la Nation grecque », sans attacher d’importance à la langue vernaculaire qu’ils emploient, rencontre des résistances tenaces dans sa propre majorité. Dans la pratique et au moins dans un premier temps, les persécutions massives des « Slavomacédoniens » se font indistinctement, ce que regrettent par ailleurs certains penseurs conservateurs33 qui craignent la radicalisation des Macédoniens macédonophones et leur adhésion massive aux mouvements communistes.

31 La création de la « République socialiste de Macédoine » en août 194434 vient conforter la volonté des Macédoniens macédonophones d’évoluer dans une Macédoine indépendante et unifiée. La plupart des figures emblématiques macédoniennes inscrivent leur combat dans la continuité de la révolte populaire d’Ilinden (Jour de la Saint Élie) du 2 août 1903 contre l’administration ottomane. Les événements d’Ilinden, objets de mémoire et de commémoration, ont formé un point de repère dans la construction identitaire d’une conscience macédonienne tout comme l’expérience de la Résistance et de la guerre civile grecques.

32 Les macédonophones seront nombreux à intégrer le NOF (Front Populaire de Libération) que des combattants macédoniens de Grèce forment le 23 avril 1945 à

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Skopje, sur les conseils du Parti Communiste de la République de Macédoine, l’organisation des femmes AFG (Front antifasciste des Femmes) et l’union de la jeunesse NOMC (Union Populaire des Jeunes pour la Libération35). Ces Macédoniens macédonophones proches du NOF, sont naturellement les premiers à être concernés par l’évolution du discours communiste en Grèce et par les relations que le parti de entretient avec le parti communiste de la République voisine.

33 Le discours des communistes grecs se modifie vers la fin 1945. Le 28 décembre 1945, lors du plénum de l’organisation communiste de Macédoine et de Thrace, Zachariadis qualifie le NOF d’organisation antifasciste et démocratique, puis, au mois de février, lors du deuxième plénum du Comité Central, est proclamée l’égalité des droits entre les Macédoniens de Grèce et les Grecs. Des Macédoniens macédonophones intègrent en grand nombre l’Armée démocratique et au fur et à mesure que les forces communistes sont repoussées vers le Nord de la Grèce, leur proportion augmente considérablement. Selon des estimations officielles du NOF, ils seront 5 350 en mars 1947, 11 000 dont 1 000 femmes en 1948 et plus de 14 000 les derniers mois de la guerre au printemps et en été 1949.

34 Pour le PCG, ces Macédoniens représentent un vivier de forces vives indispensable à la poursuite de la guerre. D’un autre côté, le gouvernement démocratique de la Grèce Libre, proclamé le 23 décembre 1947, mène une politique de respect et de valorisation de la population macédonienne macédonophone dans la continuité des pratiques inaugurées par l’EAM, qui avait favorisé l’enseignement de la langue macédonienne et avait fait en sorte que de nombreuses publications en macédonien voient le jour. Le « gouvernement du maquis » bénéficie toujours d’un large soutien populaire dans ces régions du Nord de la Grèce.

35 Après le départ de Tito du Kominform en 194836, le PCG renoue avec ses positions des années 1920 et évoque lors du cinquième plénum du Parti en janvier 1949, l’indépendance d’une Macédoine unifiée dans le cadre d’une fédération balkanique, dans l’espoir de garder les troupes macédoniennes qui pourraient être tentées par un départ chez Tito. Cette décision du cinquième plénum du Parti communiste grec, dont Zachariadis lui-même explique l’importance stratégique en pleine guerre civile, sera considérée comme erronée dès l’année suivante, lors du septième plénum du Parti. Entre-temps, de très nombreux communistes grecs, des résistants de l’EAM qui avaient lutté pour leur idéal de liberté et de justice ont été condamnés à mort, inculpés de haute trahison.

36 Si jusqu’à aujourd’hui le Parti communiste grec reste perplexe devant ses contradictions, incapable en quelque sorte d’appréhender cette question dans la logique internationaliste qu’il avait adoptée pendant la guerre civile, les Macédoniens macédonophones ont dû faire face non seulement à l’hostilité du gouvernement grec, qui s’était servi de leurs revendications identitaires pour asseoir des accusations de « trahison nationale » et d’« atteinte portée à l’intégrité territoriale » contre le PCG, mais aussi à la méfiance37 de certains communistes grecs qui ne partageaient pas entièrement leur quête de reconnaissance.

37 Lors du VIIe congrès du PCG en octobre 1945, les communistes grecs ne parlent plus d’indépendance ou de réunification des trois parties de la Macédoine, mais de respect de la minorité macédonienne et d’intégrité du territoire national : Nous déclarons qu’une coexistence pacifique avec la République yougoslave, c’est le respect absolu des droits de la minorité slavo-macédonienne et la garantie pour

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cette minorité, d’un régime de pleine égalité de droits raciaux, religieux et linguistiques. C’est le seul moyen d’éviter les conflits, les incompréhensions et les controverses sur la Macédoine grecque, qui est habitée à 90 % par des Grecs, ce qui la rend indissociable du territoire hellénique38.

38 En réalité, les thèses du Parti communiste grec et du NOF (Front de libération nationale) ne connaissent qu’une brève période de convergence du mois d’octobre 1946 au mois de mars 194939. Après la défaite des communistes, vingt mille combattants macédoniens se sont réfugiés en République de Macédoine, pour certains après de longs périples dans le bloc de l’Est. Leur mémoire de la guerre civile grecque participera de la construction identitaire de l’historiographie macédonienne40. En Grèce, jusqu’à aujourd’hui, l’historiographie de droite41 continue à considérer que le déclenchement et le déroulement de la guerre civile grecque auraient été conditionnés, voire motivés, par la seule question macédonienne. Un des représentants de l’historiographie officielle grecque, Evangelos Kofos, a écrit il y a une dizaine d’années que c’était la question macédonienne qui avait influencé le Parti communiste à la fois dans sa décision de se lancer dans la guerre civile et dans la gestion du conflit. Dans les versions officielles des gouvernements grecs, le PCG portera les stigmates de la trahison nationale et du banditisme pour de longues décennies.

39 L’administration de l’État grec cherchera à présenter l’engagement dans la Résistance des populations hellénophones ou macédonophones de la Macédoine comme une conspiration d’origine bulgare42. Le premier village à avoir participé à la Résistance contre l’occupation allemande, Mesovouno, est ainsi présenté comme un village « abusé par des Bulgares » qui auraient essayé de donner une « mauvaise image des Grecs » aux Allemands43 ! Cette théorie de l’origine conspirationniste de la Résistance contre les nazis et du rôle de la Bulgarie dans cette entreprise sera largement exploitée par la propagande nationaliste pendant et après la guerre civile grecque44. Le Parti communiste grec continuera à être considéré comme un ennemi extérieur et une force de trahison de la Nation. Ses positions internationalistes seront largement utilisées par ses adversaires pour justifier les répressions futures, présentes et passées.

Politiques ultérieures à l’égard de la minorité macédonienne : quel impact sur la langue ?

40 Durant le conflit et encore en 1958, l’État grec projette à plusieurs reprises de faire partir les populations macédonophones au sud du fleuve Haliacmon, même si, en absence de financement, aucun de ces projets ne verra finalement le jour45. Des vagues de réfugiés macédonophones (populations civiles ou partisans) fuient vers la Yougoslavie. Ils partent seuls ou suivant les partisans du Front de libération nationale macédonien (NOF) et les rebelles de la formation de gauche battue46. À partir de la fin de la guerre civile, les régions de la Macédoine occidentale subissent un marasme économique, qui incite la population à l’exode rural ou à l’émigration (vers l’Australie, le Canada et les États-Unis). L’État grec s’empresse de livrer des certificats de loyauté nationale aux minorités macédonophones, pourtant procommunistes, de manière à faciliter un départ massif et (en grande partie) définitif.

41 Les années suivantes, les pressions exercées contre l’usage de la langue et les stratégies d’assimilation forcée se poursuivent et s’accompagnent de diverses mesures discriminatoires. À cet égard, il est intéressant de signaler les serments prêtés

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publiquement, en 1959, par les populations de plusieurs villages, de ne plus jamais parler leur langue et les articles des journaux qui en font état dans des termes élogieux. Ces déclarations de repentir publiques s’inscrivent dans la continuité des pratiques entamées au début du siècle dernier et sont appelées à perdurer.

42 La stratégie d’un nombre important de parents macédonophones de Grèce, devant l’étendue de la répression de l’État grec, consiste en un refus conscient de transmettre leur culture et leur mémoire du passé à leurs enfants47. Ce silence, qui n’est pas sans évoquer l’interdiction des parents pomaks de laisser leurs enfants utiliser le pomak (dans ce cas, l’objectif visé par les parents et les enseignants est la turcisation), fait écho à une impossibilité d’une minorité stigmatisée, mal vue ou persécutée, de faire face aux discours dominants et aux pratiques autoritaires du (ou des) pouvoir(s) en place et va de pair avec l’intériorisation d’une image dégradée et dégradante de sa communauté d’appartenance, présentée comme un groupe subalterne, face à un groupe de référence imposé d’en haut, celui des Grecs hellénophones, orthodoxes et royalistes.

43 L’injonction étatique étant schématiquement formulable par une condition exclusive « si vous voulez rester, vous devez oublier », le déni de l’histoire de la minorité macédonienne se rajoute à l’impératif d’oubli de la période de la guerre civile.

44 La classification des citoyens en fonction de leur conscience nationale influe sur toutes les manifestations de la vie quotidienne. Dans des textes des services secrets de 1965, les anciens ohranites, collaborateurs actifs des bulgares mais anticommunistes, sont qualifiés de citoyens de « conscience mouvante », cette fluidité leur permettant d’acheter des terres dans la zone frontalière et de postuler pour une place dans la fonction publique, tandis que d’anciens résistants macédoniens sont considérés comme des populations de conscience étrangère, ce qui bloque toute démarche avec l’administration grecque48.

45 Sous la dictature des colonels, les mesures discriminatoires s’intensifient. La dictature donne le ton de l’utilisation possible du terme macédonien dans l’avenir. G. Papadopoulos déclare ainsi au Conseil de Politique nationale en octobre 1969, que « les Macédoniens sont seulement des Grecs ». Dorénavant, dans les discours officiels du gouvernement grec, le terme « macédonien » est réservé aux seuls habitants grecs de la région de la Macédoine en Grèce.

46 Progressivement, le fichage des populations macédoniennes macédonophones ne se fait plus en fonction de l’histoire familiale, mais à un niveau individuel, en fonction de leur attitude vis-à-vis de leur langue et de leur histoire. Les mesures discriminatoires s’assouplissent après 1974 lors de la Métapolitefsi (la période d’accession à la démocratie qui suit la dictature) et a fortiori après 1981, avec l’avènement au pouvoir du PASOK et la levée de l’interdiction pour les Macédoniens macédonophones d’occuper certains postes dans la fonction publique. Or, la négation de l’existence de ces populations sur le territoire grec ne touche pas à son terme avec l’accession au pouvoir du Parti socialiste en Grèce. Elle est même dévoilée au grand jour, lors du rapatriement des réfugiés politiques de la guerre civile qui doivent prouver leur filiation grecque : ils doivent être « d’ascendance grecque ». La loi 106841 de 1982, promulguée par le gouvernement d’Andréas Papandréou, autorise le retour des réfugiés politiques et la restitution de leurs propriétés à condition qu’ils prouvent leurs origines grecques. D’innombrables cas qui posent problème apparaissent. Des réfugiés politiques d’origine macédonienne qui ont une partie de leur famille et de leurs propriétés en Grèce n’ont pas le droit de rentrer, tandis que des immigrés économiques peuvent s’installer en Grèce en faisant

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valoir une lointaine ascendance grecque. En s’appuyant sur une distinction entre les non-ressortissants d’origine grecque dits « homogeneis » et les non-ressortissants d’origine non-grecque dit « allogeneis » (homogènes/allogènes), l’État grec continue une politique discriminatoire à l’encontre des populations minoritaires qui ont quitté le pays pendant la guerre civile et qui se sont ainsi retrouvées déchues de leurs nationalités49. Frosa Pejoska‑Bouchereau cite à ce sujet le troisième rapport de l’ECRI : […] en 1982, une réglementation permettait le retour en Grèce des personnes qui avaient fui le pays lors de la guerre civile de 1946-1949 ainsi que leurs familles. Toutefois, cette réglementation ne s’appliquait qu’aux personnes « d’origine grecque », excluant de ce fait les personnes d’origine non-grecque et notamment macédonienne qui avaient pourtant quitté la Grèce dans les mêmes conditions.

47 Même si cet article a été supprimé, sa suppression n’a pas eu d’effet rétroactif : La majorité des presque 60 000 personnes, dont la majorité appartenait à la minorité musulmane de Thrace occidentale, qui est principalement d’origine ethnique turque, qui ont été privées de leur nationalité ne l’ont pas réintégrée, qu’elles vivent à l’étranger ou en Grèce. Les personnes résidant à l’étranger n’ont aucune possibilité de réintégrer leur nationalité. Les autres personnes, dont le nombre n’excède pas deux cents et qui vivent en Grèce peuvent réintégrer leur nationalité par naturalisation classique. Ces personnes se plaignent du fait qu’elles doivent faire une demande de naturalisation classique pour obtenir la nationalité grecque qu’elles ont pourtant eue auparavant, sans pouvoir bénéficier d’aucune facilité dans ce domaine50.

48 Ce qui vaut ici pour la minorité musulmane vaut aussi pour les autres minorités et en particulier pour la minorité macédonienne. Comme Frosa Pejoska‑Bouchereau le signale51, Selon les sources officielles du Comité central du Parti communiste grec, le nombre total d’émigrants accueillis dans les pays de l’Europe de l’Est et dans l’Union soviétique s’élevait à 55 881, dont plus de 20 000 étaient macédoniens. Quant aux réfugiés en Yougoslavie, on donne le chiffre de 45 000-50 000 personnes. […] On ajoute à ce chiffre le nombre d’enfants expulsés vers les pays de l’Est qui s’élève à 28 000 ou 30 000.

49 Les formalités de naturalisation des non-ressortissants prévues par la loi 1910/2001 sur l’entrée et le séjour des étrangers dans le territoire grec, l’acquisition de la nationalité et autres dispositions sont très différentes selon que la personne est d’origine grecque ou non.

50 En 1982, les Services secrets publient encore un rapport se référant aux mesures à prendre pour limiter l’usage de la langue macédonienne. Sur le plan administratif, jusque dans les années 1980, des mesures sont prises ou proposées pour nommer en Macédoine occidentale des fonctionnaires qui ne connaissent pas la langue macédonienne, muter des fonctionnaires macédonophones dans d’autres régions et ainsi de suite, en suivant alors une tactique qui avait « fait ses preuves » pendant des décennies52.

51 Le cas d’un résistant macédonien macédonophone de Grèce, Alekos Hadžitaskos53, est particulièrement révélateur. Instituteur communiste, accusé d’avoir ouvert des écoles de langue macédonienne dans son village, il se verra interdire le retour jusqu’à la fin de sa vie, intervenue à Prague en 1989. Le député communiste Charilaos Florakis évoque son cas à l’Assemblée Nationale sans obtenir de résultat. Jusqu’en 2005, il est interdit54 aux réfugiés politiques Macédoniens macédonophones pourtant nés en Grèce, et à eux seuls, de rentrer en Grèce, voire de rendre visite à leur famille.

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52 En ce qui concerne les réfugiés issus de la minorité macédonienne (macédonophone) nés en Grèce et partis pendant et après la guerre civile, le refus du droit au retour de la part des autorités persiste dans les faits jusqu’aujourd’hui. Dans l’enquête de terrain que nous avons effectuée en République de Macédoine en 2010, nous avons recueilli de nombreux témoignages55 de réfugiés de la guerre civile qui voudraient revenir sur leur terre natale et qui s’en trouvent empêchés par les autorités grecques. L’absence de toponyme grec sur le passeport a pu servir de prétexte entre autres pour leur empêcher l’accès à leur village d’origine qui, entre temps, avait changé de nom officiel. Certains témoins nous ont longuement parlé des humiliations et des intimidations qu’ils ont subies une fois arrivés aux postes-frontières. De même, les Macédoniens macédonophones de Tachkent dont Ilias Poulos56 avait recueilli les témoignages furent également empêchés de retourner en Grèce.

53 Dans ce climat, l’implantation de réfugiés d’autres origines ethniques, venus de l’ex- Union soviétique, dans des zones déshéritées, comme celle de Florina, est alors perçue par la population macédonophone comme une tentative supplémentaire visant à briser la cohésion des populations compactes, cette pratique rappelant des méthodes déjà expérimentées par le passé dans la région. Encore une fois la continuité des pratiques qui s’opposent aux droits des minorités est attestée tout au long du XXe siècle, même si elle connaît des pics à des moments décisifs de l’histoire du pays comme dans les années 1940.

54 En 1990, l’État grec refuse encore d’enregistrer des associations comportant le terme macédonien, tel le « Foyer de la culture macédonienne », tout comme il refuse les associations qui comportent le terme turc. Dans le premier cas, il refuse en évoquant la raison d’État ou l’intérêt national, dans le second, en se rabattant sur le caractère confessionnel (musulman) et non pas « ethnique » de la communauté en question. Il est alors condamné par la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 11 de la Convention européenne sur la liberté d’association. Les tribunaux grecs de leur côté condamnent des individus qui se déclarent eux-mêmes Macédoniens ou qui revendiquent l’existence de Macédoniens en Grèce et dans la République de Macédoine. En fin de compte, deux associations macédoniennes sont créées, le « Mouvement macédonien pour les droits de l’homme » de Christos Sidiropoulos et le « Mouvement macédonien pour la prospérité balkanique » (MAKIVE), connu également par la publication de son journal en langue macédonienne, Zora (l’Aube). En 1993, l’Arc-en- ciel, le parti du MAKIVE, fait son apparition et remporte environ 4 000 suffrages dans les départements de Florina et de . Au nombre de ses revendications, figurent l’enseignement de la langue macédonienne en Grèce et la présence des anciens noms slaves à côté des toponymes grecs. En 1994, le parti Arc-en-ciel risque de ne pas se présenter aux élections, frappé d’une interdiction de la part de la Cour de Justice, au même titre que deux formations de gauche, assez restreintes, autour de l’EAR et de l’AKOA. Des pratiques d’exclusion et de discrimination continuent encore à avoir lieu.

55 Si la situation semble se débloquer57 actuellement, il n’en reste pas moins vrai que les tensions difficiles entre la Grèce et la République de Macédoine, notamment à propos de la question du nom, enveniment la situation de la minorité. Le nationalisme d’extrême-droite reste actif dans la région : en 2008, des membres de l’organisation d’extrême-droite Chrysi Avgi se rendent sous escorte policière dans des villages macédoniens (macédonophones) et intimident la population. Du côté de la droite

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nationaliste, l’héritage idéologique et les réflexes interprétatifs de la guerre civile ne sont pas très loin58.

56 La gauche grecque de son côté paraît assez divisée. La coalition de gauche (Synaspismos) se rend aux manifestations pour soutenir la « grécité » de la Macédoine, le PCG est sur la défensive et ne s’exprime plus en faveur des minorités. En fin de compte, l’appréhension des questions nationales sous un angle non nationaliste est davantage le fait de petits partis de gauche, qui privilégient une approche de la question en termes essentiellement éthiques, là où le PCG était davantage dans des considérations d’ordre géopolitique. Des organisations non gouvernementales, des associations estudiantines et des mouvements pour l’égalité des droits militent pour les droits des minorités et apportent leur travail de réflexion sur la question tandis qu’une politique de ségrégation et de non reconnaissance des minorités se poursuit globalement.

57 L’état actuel du macédonien est d’autant plus intéressant à étudier que les dernières statistiques officielles59 datent de 1951, de la période donc que nous avons voulu étudier dans notre présentation. Actuellement exception faite de la sous-préfecture de Kilkis, on retrouve des Macédoniens macédonophones dans les régions où ils étaient implantés au début du siècle. La plus forte concentration de population se rencontre en Macédoine occidentale. Dans tout le département de Florina, où ils constituent la moitié au moins de la population, dans la sous-préfecture d’Almopie, d’Edessa et secondairement de Yannitsa (département de Pella), dans certaines régions du département de Kastoria, une fraction importante de la population connaît la langue macédonienne, tout en ayant conscience de ses spécificités culturelles60.

58 La langue macédonienne continue à faire l’objet de différentes formes de stigmatisation tandis que ses locuteurs sont encore considérés comme des citoyens de seconde zone. Les recommandations de l’ECRI au gouvernement grec montrent que la reconnaissance des minorités et le respect de leurs droits ne sont pas encore acquis.

Conclusion

59 Nous avons voulu comprendre la situation linguistique de la minorité macédonienne de Grèce en relation avec les politiques de l’État grec dans les années 1930 et 1940. Il est apparu que le macédonien avait fait l’objet de plusieurs tentatives d’éradication par les différents gouvernements grecs tout au long du XXe siècle, avec un pic dans les années 1930, lors de la dictature de Metaxás. En même temps, cela n’aurait pas été possible si le déni de l’existence de la langue, de la culture et de l’identité macédoniennes n’avait pas déjà été préparé par toute une politique d’homogénéisation de la région grecque de Macédoine, après les échanges des populations et l’installation massive de réfugiés d’Asie Mineure et du Pont. Aussi faudrait-il penser la politique discriminatoire à l’égard de la langue et de la culture macédoniennes, en relation avec une vision politique plus large qui agit pour une Grèce unilingue et mono- confessionnelle, en niant l’existence des minorités ethniques sur le sol national. La période de la guerre civile constitue un tournant puisque les forces communistes mettent en place des dispositifs d’enseignement de la langue et de la culture macédoniennes, ce qui sera d’ailleurs poursuivi dans les pays de l’Est après le départ des populations des régions frontalières. Le Parti communiste grec, malgré quelques changements de stratégie, fut globalement la seule force politique à reconnaître

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l’existence de la minorité macédonienne et à se prononcer pour son indépendance d’abord, puis pour son autonomie et une égalité en droit. À la fin de la guerre civile, un tiers des forces de l’Armée Démocratique était composé de combattants macédoniens qui aspiraient dans leur lutte contre la monarchie à un changement de régime et à une reconnaissance identitaire. Les enfants hellénophones et macédonophones, partis de Grèce pendant la guerre civile, furent scolarisés dans les écoles des pays d’accueil, mais conservèrent des enseignements dans les langues des communautés de leur pays natal. Souvent même, ils eurent la possibilité de suivre des enseignements des deux langues, en plus de la langue de leur pays d’accueil. Il en fut tout autrement dans la Grèce royaliste de l’après-guerre-civile. La répression étatique s’intensifia contre les Macédoniens, systématiquement assimilés à des ennemis de la nation. Dans le discours de diabolisation de la propagande anticommuniste, il n’était néanmoins jamais question de Macédoniens, mais de « Bulgares » ou de « Russes », qu’il s’agisse de communistes Grecs ou Macédoniens. Ce détournement du sens des mots qui alla de pair avec un déni de l’identité des opposants, tous nés sur le sol national, s’inscrivit dans une tentative de dé-sémantisation des termes du conflit. « — Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus ni moins. — La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez faire que les mêmes mots signifient tant de choses différentes. — La question est de savoir, dit Humpty Dumpty, qui est le maître, c’est tout61 ».

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ANNEXES

Témoignages filmés par nos soins en République de Macédoine

Entretiens oraux effectués en République de Macédoine en décembre 2010. Le nom des témoins est accompagné de leur date et lieu de naissance quand on dispose de cette information. À Skopje :

1. Nikola Kajrevski, 1943, Sveti Germo/Agios Germanos, avocat, vidéo.

2. Evdoxia Tsouli, Chuleva, 1927, Bobicha/Verga, Kastoria, prisonnière politique à Avéroff, deux enregistrements dont une vidéo.

3. Dimitrios Ougrinis, Ugrinovski, combattant communiste de l’ELAS et de l’Armée démocratique.

4. Stojan Trajko Dilakov, 15/06/1942, Βojarsko/Loutraki, Edessa, Grèce, habitant à Stip depuis 1951.

5. Nikolaos Nikodimos, Aridéa (Pella), 1942, père Skinias.

6. Achileas Petridis, Petrovski, 1938, Milasi.

7. Jane Bandevski, 05/02/1937, Orovo.

8. Giorgii (Goce) Kanzurov, Setina/Skopos, 14/09/1940 : deux enregistrements dont une vidéo.

9. Gjorgi Donevski, président de l’association, Bapchor/Poimenikon, (Kastoria), 04/02/1935, non enregistré sous format vidéo.

10. Sofia Skenteri/Kronevska, elle a lu son texte.

11. Lenche, Eleni Gacova, née Brzovska, 20/08/1941, Tchegan/Agios Athanassios, plusieurs distinctions en tant que professeur.

12. Pece Brzovski, 11/05/1958, Tchegan/Agios Athanassios.

13. Slobodanka Tanulevska, 8/07/1928, Bapchor/Poimeniko.

14. Aleksandra Khandova/Kuluveova, 23/02/1931, Baptchor/Poimeniko.

15. Gjorgi Tanulevski (Giorgos Thanoulis), 22/09/1922, Asarbegovo/Asarvéï/Drosero (Yiannitsa).

16. Chrysostomos Pejkos (Béikos), garde du corps de Zachariadis, 15.06.1926.

17. Ioanna Yannou/Stoja Vulanovich, Roudari/Kallithéa, 9/10/1928, institutrice, mère adoptive de nombreux orphelins.

À Demir Kapija :

18. Marija Belova, 13 juin 1931, Bojarsko/Ano Loutraki (Staravina, Gradescnhitsa, Sombor), (Voïvodine).

19. Dimitri Katarov, 19/05/1934, Bojarsko/Ano Loutraki, beau-frère de Madame Stergiani Bino, Staravina, Gradescnhitsa, Sombor (Voïvodine).

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20. Stergiani Bino, Trajanka Katarova, 24/08/1934, Dolno Bojarsko/Kato Loutraki, Mrejitchko, Stip.

21. Menka Kotcheva-Smrekova, Dolno Bojarsko/Kato loutraki, 1937.

22. Mladen Petrov, 15/07/1966 à Negotino, président de l’association Agéi Prosek, enfant de réfugiés politiques.

23. Paschalina (Velika) Saklamaeva (Saklamas) (nom de jeune fille) nom marital Vatal Roberti.

24. Alexandra Sebessi (Sebesova), 8/11/1930, Marina (Tsakoulevo).

NOTES

1. Voir l’ensemble des chiffres dans Joëlle DALÈGRE et Ménélaos TZIMAKAS, 2015, les Populations de la Macédoine grecque au XXe siècle. 2. Rappelons que « le macédonien et le bulgare constituent le sous-groupe oriental des langues slaves méridionales. Le macédonien n’a acquis une forme littéraire standard qu’en 1944 sur la base des variétés dialectales de Prilep et de Veles. Il est évident que, dans l’aire géographique plus large de ces deux langues, et notamment en Macédoine grecque, sont parlées plusieurs variétés dialectales plus ou moins proches des deux langues officielles, comme cela se produit du reste dans des cas analogues de langues relevant du même groupe. La langue macédonienne officielle, telle qu’elle s’est constituée, est relativement éloignée du bulgare au point qu’on peut parler d’une langue autonome qui ne saurait être “confondue” avec un dialecte bulgare. Néanmoins, les premières formes écrites de variations macédoniennes de la langue sont les textes de l’ancienne langue ecclésiastique slavonne (celle qu’écrivirent Cyrille et Méthode). » (Research Centre of Multilingualism, http://www.uoc.edu/euromosaic/web/document/ macedoni/fr/i1/i1.html [consulté le 3 février 2016]). Voir également Riki VAN BOESCHOTEN, 2001, « Usage des langues minoritaires dans les départements de Florina et d’Aridea (Macédoine) », Identités, Mémoires, Représentations. 3. Sur l’action de l’ORIM, la tendance autonomiste et la tendance bulgarophile ou suprémiste en Macédoine et les premières tentatives d’expression autonomes dans les choix de langue, voir http://www.uoc.edu/euromosaic/web/document/macedoni/fr/ i1/i1.html, Research Centre of Multilingualism : « L’ORIM qui fut constituée en 1893 adopte comme slogan : “la Macédoine aux Macédoniens”. Bien entendu, la Bulgarie avait soulevé la question de l’indépendance de la Macédoine dès 1878. Dans les élites, deux tendances apparaissent : l’une qui se prononce en faveur de l’autonomie et de l’identité nationale autonome et intègre également des revendications sociales, et la seconde, la tendance bulgarophile, qui est incarnée par ceux que l’on appelle les “Vrhovistes” ou suprémistes (de vrhoven = suprême), rangés sous la bannière du “Comité suprême macédonien”, fondé en 1895. […] Il convient toutefois de signaler que, dès 1850, se font jour des tendances à l’autonomisation par rapport à la langue officielle bulgare, du reste fondée sur des dialectes plus septentrionaux, tendances qui se traduisent par une première tentative pour traduire l’Évangile dans la variété dialectale de Gouménissa‑Yannitsa ». Nous pourrions ajouter que la conscience d’une appartenance nationale intervient à des temps similaires pour l’ensemble des peuples de la région. 4. Voir l’article d’Athéna SKOULARIKI, consulté le 29 juin 2014 sur le site http:// www.academia.edu/7253203/La_querelle_des_noms_

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L_identité_disputée_des_slavophones_en_Macédoine_grecque : « Vers la fin du [XIX]e siècle, toutefois, selon les sources de l’époque, les habitants de la région se disaient Macédoniens en faisant référence à leur pays d’origine. Le terme n’avait pas encore un sens ethnique. La guerre de propagande entre le Patriarcat grec orthodoxe et l’Exarchat bulgare avait comme cible précisément les populations slavophones qui oscillaient entre ces deux camps antagonistes en fonction des rapports de force. L’engagement dans le conflit armé de 1903-1908 a été, de toute évidence, une expérience catalytique pour la consolidation chez de nombreux slavophones de l’identité grecque ou bulgare. Cependant, à l’intérieur du mouvement exarchiste, l’objectif de l’intégration de la Macédoine à la Bulgarie ne faisait pas l’unanimité. L’idéologie de l’émancipation nationale avait conduit certains intellectuels et une fraction de l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne à privilégier une voie autonomiste ». 5. Sur l’expérimentation de nouvelles stratégies d’exclusion ou de répression sur les populations macédoniennes (avant leur généralisation à l’ensemble de la population) et ce tout au long du XXe siècle, voir l’interview filmée de Tásos KŌSTÓPOULOS, la Grèce des autres [en grec], www.aformi.gr/2011/01/η-ελλάς-των-άλλων/. Les travaux de Kōstópoulos sur le macédonien, langue interdite, ont largement été utilisés dans la documentation de cet article. Nous tenons à le remercier pour nos échanges féconds.

6. Voir Frosa PEJOSKA‑BOUCHEREAU, 1994, « L’émigration macédonienne (la Pečalba) : une nouvelle forme d’initiation ou Du fait social à la coutume », in l’Intranquille n o 2/3, p. 175-310 (version intégrale revue) ; 1996, « L’émigration macédonienne (la Pečalba) : une nouvelle forme d’initiation ou Du fait social à la coutume », in Maria DELAPERRIERE, Littérature et Émigration, p. 41-59.

7. PEJOSKA‑BOUCHEREAU, « Politiques linguistiques apprentissage des langues et francophonie en Europe centrale et orientale », in Thomas SZENDE, 2009, les Défis de la diversité, p. 27-48 et plus précisément p. 40. 8. À ne pas confondre avec les réfugiés bulgarophones venus de l’actuelle Thrace bulgare. En nombre limité, ils sont déjà assimilés à l’identité grecque avant de rejoindre le pays. Aujourd’hui, ils sont installés essentiellement en Thrace, mais aussi en Macédoine, par exemple à Mitroussi (département de ). Il existe d’autres populations slavophones résiduelles qui n’ont pas quitté la Thrace. Parfaitement intégrées à la culture grecque, elles habitent deux ou trois villages du département de l’Évros. Dans les deux groupes cités, seuls les sujets les plus âgés parlent désormais le bulgare. Enfin, il convient de mentionner les « Trakatroukides », réfugiés d’Asie Mineure. Ils parlent un idiome de la région de Mégléna pratiqué par tous les sujets âgés de plus de 50 ans. Ils se rencontrent encore dans deux villages du département du et à Komotini, dans un village du département de , un village du département de Thessalonique, un village du département de Drama, un village près de Yannitsa et dans cinq villages du département de Kilkis, ainsi que dans la ville de Kilkis même. 9. Le gouvernement grec continue de manière ininterrompue sa tentative de faire disparaître toute trace de la pluralité ethnique et linguistique du pays : « Depuis 1977, tous les noms de lieux et nom de rues de trois préfectures où les Turcs sont concentrés ont été changés : les noms turcs ont été supprimés et remplacés par des noms grecs. De plus, un décret interdisait l’emploi des anciens noms à des fins officielles sous peine d’amende ou d’emprisonnement. La mention du toponyme ou de l’odonyme turc entre

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parenthèses après ou en-dessous de celui en grec a été également interdite par les autorités. Cette pratique a été étendue à tout le pays et il n’existe à l’heure actuelle aucune affiche en une autre langue que le grec ou… l’anglais. En effet, l’affichage en langue anglaise est accepté dans les lieux touristiques pour des raisons pratiques. En fait, cette tolérance ne change en rien la règle de l’unilinguisme grec aux dépens des langues minoritaires du pays (macédonien, bulgare, turc, albanais ou arménien). » (Jacques LECLERC, l’Aménagement linguistique dans le monde, Québec : TLFQ, Université Laval, 20 mars 2006).

10. Voir KŌSTÓPOULOS, 2000, la Langue interdite : répression étatique des dialectes slaves en Macédoine grecque [en grec], et plus particulièrement les chapitres « L’assimilation “naturelle”» (p. 112-162) et « Le terrorisme du “Nouvel État” » (p. 162-180). Pour une présentation des pratiques de purification ethnique dans le contexte balkanique de 1912 à 1922, voir KŌSTÓPOULOS, 2007, Guerre et purification ethnique [en grec]. Pour une présentation du traitement de la population macédonienne macédonophone durant l’entre-deux-guerres, voir Christos VARDA, 1993, « Aspects de l’assimilation politique en Macédoine occidentale dans l’entre-deux-guerres » [en grec], Ta Istorika, vol. 10, nos 18/19, janvier-décembre 1993, p. 151-171 (pour la période jusqu’en 1936) et Philipp CARABOTT, “The Politics of Integration and Assimilation vis-à-vis the Slavo- Macedonian Minority in Interwar Greece: From Parliamentary Inertia to Metaxist Repression”, in Peter MACKRIDGE, Eleni YANNAKAKIS (eds.), 1997, Ourselves and the Others, The development of a Greek Macedonian Cultural Identity since 1912, pp. 59-78. 11. Voir http://www.uoc.es/euromosaic/web/document/macedoni/fr/i1/i1.html, Research Centre of Multilingualism : « Entre autres mesures (exils, etc.), est institué le flagrant délit pour quiconque parle sa langue en public, assorti d’une sanction (amende, incarcération, etc.). Bien évidemment, son usage est également interdit dans les maisons. Durant l’occupation, et notamment dans ses premières années, une fraction non négligeable de la population se prononce en faveur des Bulgares. »

12. Voir KŌSTÓPOULOS, 2000, la Langue interdite : répression étatique des dialectes slaves en Macédoine grecque [en grec], p. 73-80 et également « La guerre civile macédonienne de 1903-1908 et ses représentations dans l’historiographie nationale grecque », Cahiers balkaniques, no 38-39, http://ceb.revues.org/835 [consulté le 17 juin 2014], DOI : 10.4000/ceb.835. 13. Alexandre PALLIS, “Racial migrations in the Balkans during the years 1912-1924”, The Geographical Journal, 66/4 (du 10/1925), p. 315-331 ; Jacques ANCEL, 1930, la Macédoine : son évolution contemporaine ; André WURFBAIN, 1930, l’Échange gréco-bulgare des minorités ethniques ; Stephen LADAS, 1932, The exchange of minorities ; Dimitris PENTZOPOULOS, 1962, The Balkan exchange of minorities and its impact on Greece. 14. Pour une liste des estimations secrètes des divers services administratifs, militaires ou policiers de l’époque, voir KŌSTÓPOULOS, 2003, “Counting the ‘Other’: Official Census and Classified Statistics in Greece (1830-2001)”, Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5, p. 73-74.

15. KŌSTÓPOULOS, « La guerre civile macédonienne de 1903-1908 et ses représentations dans l’historiographie nationale grecque », Cahiers balkaniques, no 38-39, http:// ceb.revues.org/835 [consulté le 17 juin 2014], DOI : 10.4000/ceb.835. Voir également KŌSTÓPOULOS, 2000, la Langue interdite : répression étatique des dialectes slaves en Macédoine grecque [en grec], p. 73-80.

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16. Sur le rôle des milices d’extrême droite, voir KŌSTÓPOULOS, 2005, la Mémoire autocensurée, les Bataillons de sûreté et la Loyauté nationale d’après-guerre [en grec], p. 130 et (à propos du climat de bonne entente entre milices nationalistes et corps des Bataillons), le chapitre « Rapports affectueux »), p. 49-61. 17. Voir Dimitris PAPADIMITRIOU, 2006, Du peuple des citoyens loyaux à la nation des nationalistes : la pensée conservatrice en Grèce, 1922-1967 [en grec], p. 208.

18. Voir KŌSTÓPOULOS, la Mémoire autocensurée, les Bataillons de sûreté et la loyauté nationale d’après-guerre, p. 159.

19. Voir KŌSTÓPOULOS, la Langue interdite : répression étatique des dialectes slaves en Macédoine grecque, p. 181-183. Voir également sur l’occupation bulgare, Xanthippi KOTZAGEORGI‑ZYMARI (ed.), 2000, l’Occupation bulgare en Macédoine orientale et en Thrace 1941-1944 [en grec], p. 51-53. Enfin, voir également Athéna SKOULARIKI et Léonidas EMPEIRIKOS, 2008, « L’“irrédentisme de Skopje” ou la dimension minoritaire tue de la question macédonienne », Avgi, 20/04/08. Ils montrent bien comment l’EAM a pu constituer une alternative identitaire possible pour des Slavophones lésés par le gouvernement grec, mais idéologiquement opposés aux orientations bulgares.

20. Voir KŌSTÓPOULOS, 2003, « Comité des forces de l’Axe en Macédoine et Ochrana : une première approche », Archeiotaxio, 5, p. 40-51. Voir également Ioannis SKANDALAKIS, 1945, Angoisses et peurs [en grec], et Nikolaos ANAGNOSTOPOULOS, 1950, l’Eubée sous occupation [en grec], t. A : « pour la protection du peuple grec de ses ennemis (internes) divers et variés, […] la consolidation de la sécurité et de l’ordre publics et la protection de notre régime social (bourgeois) » (p. 314-316). Et, dans une version qui se veut« politiquement correcte », Evangelos KOFOS, 1964, Nationalism and Communism in Macedonia, pp. 128-131 et 134-135. 21. Les anciens cadres de l’ORIM de l’entre-deux-guerres ont hésité entre les mouvements de Résistance grec et yougoslave. Le rôle de Tempo a été déterminant dans la mobilisation des populations de la région. Voir Raymondos ALVANOS, février 2011, « La question macédonienne en tant que question politique et “nationale” pendant les années 40 », Eleftherotypia. 22. SNOF : Front de libération du peuple slavomacédonien. Ce mouvement loin d’être un phénomène marginal, trouve ses racines idéologiques dans l’engagement de l’entre- deux-guerres des communistes macédoniens, tels que Tsipas, Terpovski, Galabov, Hadjiganev, Ouroumov. Voir INSTITUTE OF NATIONAL HISTORY, 1979, A history of Macedonian People, p. 308-311.

23. Voir KŌSTÓPOULOS, « La question macédonienne dans les années 40 », in Christos CHADZIIOSIF, 2009, Histoire de la Grèce du XXe siècle, Reconstruction, guerre civile, restauration, 1945-1952 [en grec], p. 363-411. 24. Connu sous le nom de « Quartier général de l’Armée de libération nationale et des divisions de guérilla de Macédoine ». 25. Voir ALVANOS, « La question macédonienne en tant que question politique et “nationale” pendant les années 40 ». Précisons tout de même, comme nous l’a fait remarquer Kōstópoulos, que le monastère Saint Prochore, dans lequel sont posés les fondements de l’État macédonien lors de cette séance, se trouve actuellement (suite à l’indépendance de la Macédoine en 1991, et l’établissement des frontières avec l’État serbe) en Serbie, que la République populaire de Macédoine a changé de nom en même

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temps que les autres Républiques en 1943 et que la position pour l’autonomie de la Macédoine ne saurait être considérée comme une ancienne revendication bulgare. 26. Sur les positions de Tito, voir Elisabeth BARKER, 1950, Macedonia, its place in Balkan power politics, p. 155-156. 27. Il est intéressant de relever qu’en Grèce, on a moins reproché aux communistes grecs le pacte germano-soviétique (dans la mesure où ces derniers se sont rapidement associés au « non » de Metaxás) et on les a bien plus soupçonnés de connivence avec « les ennemis slaves ». 28. Sur le rôle du SNOF, l’engagement des activistes macédoniens et leurs relations avec les Partis communistes grec et yougoslave, voir les articles d’Evangelos KOFOS, « La question macédonienne dans les rapports entre PCY et PCG vers la fin de 1944 : la mission d’A. Tzimas chez Tito » et de Spyridon SFETAS, 1998, « Mouvements indépendantistes des slavophones en 1944 : la position du PCG et la préservation des frontières gréco-yougoslaves » in Actes du colloque international « Macédoine et Thrace, 1941-1944 : Occupation, Résistance, Libération » [en grec], p. 125-156. Voir également l’article au titre évocateur d’Andrew ROSSOS, 1997, “Incompatible Allies: Greek communism and Macedonian nationalism in the Civil War in Greece, 1943-1949”, The journal of Modern History 69, (3), pp. 41-76. Pour une approche finalement représentative de l’historiographie grecque officielle, voir également Evangelos KOFOS, 1964, Nationalism and communism in Macedonia, pp. 50; 1989, The impact of the Macedonian question on civil conflict in Greece. 29. Pour l’enseignement de la langue macédonienne pendant « les années orageuses » de la guerre civile, voir KŌSTÓPOULOS, la Langue interdite, p. 190-222.

30. Voir Hugh POULTON, 1993, The Balkans: minorities and states in conflict, Minority Rights Group, p. 178 et Hugh POULTON, 1995, Who are the Macedonians?, p. 110. 31. Sur les rapports entre la Bulgarie et les Macédoniens macédonophones de Grèce, voir l’article de ALVANOS, « La question macédonienne en tant que question politique et “nationale” pendant les années 40 ». 32. Voir BARKER, 1996, la Macédoine dans les relations et les conflits interbalkaniques, traduction grecque, p. 137-139 et SFETAS, 2003, la Formation de l’identité macédonienne slave : un processus douloureux [en grec], p. 139-142. 33. Dans la correspondance des nationalistes I. Zografos et Ph. Dragoumis, que Kōstópoulos a étudiée, il apparaît clairement que des nationalistes, profondément anticommunistes, « regrettent » les persécutions massives qui touchent indistinctement « tous les slavophones », y compris ceux qui ne se sont pas engagés du côté de l’EAM, ou même qui se sont illustrés par leur « attachement à la Grèce », c’est-à- dire par leur soutien aux forces conservatrices. Voir I. Zografos à Ph. Dragoumis, Giannitsa, 26/5/45 (Archives de Philippos Dragoumis, 104/98, extrait cité par KŌSTÓPOULOS, la Langue interdite, p. 200). 34. Sur la fondation de la République de Macédoine par l’ASNOM et une réflexion sur l’évolution de l’État-nation, voir E. DIMITROV, G. CACA, V. IVANOVSKI (dir.), 1995, ASNOM, Pedeset godini makedonska država 1944-1994. Prilozi od naučen sobir održan na 17-18 Noemvri 1994, Skopje : Académie macédonienne des sciences et des arts, Institut d’histoire nationale. Voir également, C. GROZDANOV, B. RISTOVKI, I. KATARDŽIEV, P. ANDREEVSKI, T. ČEPREGANOV (dir.), 2005, Republika Makedonija 60 Godini po ASNOM,

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Zbornik od naučniot sobir po povod Šeesetgodišninata od ASNOM ordžan vo Skopje na 15-16 Dekemvri 2004 godina, Skopje : Académie macédonienne des sciences et des arts. 35. Ces organisations d’inspiration communiste luttent pour la reconnaissance de l’identité macédonienne, elles se reconnaissent dans les revendications sociales et politiques du PCG (KKE) et du PC yougoslave et s’opposent parmi les premières aux accords de Varkiza. 36. Sur le soutien antérieur des Yougoslaves, voir Tasos VOURNAS, 2004, Histoire de la Grèce moderne et contemporaine, vol. 4 : la Guerre civile [en grec], p. 315 ; sur les conséquences du conflit Staline-Tito, p. 230, 306 et 366. 37. Voir SFETAS, 1996, « Alliés non désirés et adversaires hors contrôle : Les rapports entre PCF et NOF pendant la guerre civile (1946-1949) » [en grec], Mélanges balkaniques, vol. 8, p. 213-246. 38. La position du Parti communiste grec sur la question macédonienne a beaucoup évolué. Voir , 1979, les Institutions politiques de la Grèce à travers les crises, 1922-1974, p. 393. 39. Sur les points de divergence et les axes de convergence entre le Parti communiste grec, le Parti yougoslave et la masse des combattants grecs ou slavo-macédoniens, voir Iakovos MICHAÏLIDIS, « “Monarchofascistes” et combattants macédoniens slaves » in Ilias NIKOLAKOPOULOS, Alkis RIGOS, Grigoris PSALLIDAS (eds.), 2002, la Guerre civile de Varkiza à Grammos, février 45-août 49 [en grec], p. 115-124. Pour une présentation détaillée des différentes positions du PCG, voir Evangelos KOFOS, « La dimension balkanique de la question macédonienne pendant l’Occupation et la Résistance » in Hagen FLEISCHER, Nicolas SVORONOS, 1989, la Grèce en 1936-1944 : dictature, occupation, Résistance [en grec], p. 418-471 et « La question macédonienne de la Seconde Guerre mondiale à nos jours » in Ioannis KOLIOPOULOS, Ioannis CHASIOTIS, 1992, la Macédoine moderne et contemporaine [en grec], vol. 2, p. 257. Voir également le dossier spécial sur la question macédonienne dans le numéro 11 de la revue Archeiotaxio, ASKI, juin 2009, p. 1-160. 40. Voir Iakovos MICHAÏLIDIS, 2002, « “Monarchofascistes” et combattants macédoniens slaves » in NIKOLAKOPOULOS, RIGOS, PSALLIDAS, la Guerre civile de Varkiza à Grammos.

41. Voir KOFOS, « La question macédonienne comme catalyseur de la guerre », Vima tis Kiriakis, 17 octobre 1999. 42. Pour illustrer la propagande de droite, présentant la Résistance comme une conspiration bulgare, voir Athanasios CHRYSOCHOOU, 1949, l’Occupation en Macédoine : premier livre, l’action du PCG [en grec]. 43. Voir les propos du préfet Georgantas du 19/10/1941, qui renseigne le ministère de l’intérieur de la tentative d’un « enseignant bulgare » (en réalité résistant macédonien arrêté et torturé par les Bulgares) de « discréditer les Grecs pour montrer la loyauté des Bulgares » ! Il s’agit en réalité d’actes de résistance sévèrement punis par les Allemands (« Mesovouno 23 octobre 1941, l’anatomie d’un massacre », article paru dans le journal Eleftherotypia du 27 octobre 2002 et cité sur internet dans la page officielle de Ios tis Kyriakis : http://www.iospress.gr/ios2002/ios20021027b.htm [consulté le 3 février 2016]. Pour une description détaillée des représailles allemandes, voir Hagen FLEISCHER, 1979, « Représailles des forces d’occupation allemandes en Grèce » [en grec], Mnemon t. 7.

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44. L’inspecteur des préfectures Athanasios Chrysochoou et son disciple Emmanouil Grigoriou, ou encore la gendarmerie théorisent cette idée du complot. Voir « La “conspiration bulgarocommuniste” », Eleftherotypia, 27 octobre 2002. 45. Sur ces projets en général et plus particulièrement sur un projet prévoyant le déplacement de 15 000 personnes (qui vers la fin de la guerre civile était sur le point d’aboutir, mais a été abandonné in extremis faute de financement) voir KŌSTÓPOULOS, 2011, la Grèce des autres. 46. Ces événements ont inspiré Theo Angelopoulos et sont thématisés dans son film le Pas suspendu de la cigogne, tourné à Florina en 1991. Le nombre des réfugiés est estimé à 35 000 par Lorin DANFORTH, 1995, The Macedonian Conflict, ethnic nationalism in a transnational world. 47. À ce propos, les témoignages filmés de Stojna Vulanović, d’Evdoxia Tchouleva et de Goce Kanzurov que nous avons recueillis sont très éloquents. Ces trois Macédoniens (macédonophones) de Grèce se réfèrent au rapport complexe des jeunes enfants slavophones avec leur langue maternelle qu’ils étaient contraints de ne pas utiliser. Ils évoquent aussi la crainte de certains parents de transmettre le macédonien à leurs enfants.

48. Voir KŌSTÓPOULOS, 2011, la Grèce des autres. 49. Le droit grec, en son article 19 du code de la nationalité, prévoyait que les ressortissants grecs qui n’étaient pas « d’origine grecque » pouvaient être déchus de leur nationalité si, selon les autorités, ils quittaient la Grèce « définitivement » et ce, même si ces personnes avaient été contraintes à partir. L’appréciation du caractère définitif de leur départ incombait aux seules autorités, empressées de considérer comme « définitivement parties » les personnes non désirables.

50. PEJOSKA‑BOUCHEREAU, 2009, « Politiques linguistiques, apprentissage des langues et francophonie en Europe centrale et orientale », p. 27-48 et plus précisément p. 36-37.

51. PEJOSKA‑BOUCHEREAU, 2009, « Politiques linguistiques, apprentissage des langues et francophonie en Europe centrale et orientale », p. 27-48 et précisément p. 41. 52. Voir Research Centre of Multilingualism http://www.uoc.es/euromosaic/web/ document/macedoni/fr/i1/i1.html. 53. Sur la destruction de son village à deux reprises par les Allemands et leurs collaborateurs, voir « L’anatomie d’un massacre », Eleftherotypia, 27 octobre 2002 et, également, Alekos HADŽITASKOS, « La destruction de Mesovouno » [en grec], Ethniki Antistasi, 1er recueil, avril 1962. 54. Décret 106841/1982 du 29 décembre 1982. 55. Les témoignages filmés de Goce Kanzurov et de Stojna Vulanović, Macédoniens macédonophones, nés en Grèce et partis dans le bloc de l’Est pendant la guerre civile, que nous avons recueillis sont très révélateurs des contraintes et des interdits administratifs en vigueur. 56. En octobre 2008, l’artiste Ilias Poulos s’est rendu à Tachkent en Ouzbékistan pour photographier et interviewer les derniers survivants des 12 000 combattants de gauche qui, à la fin de la guerre civile grecque de 1946-49, ont été acheminés vers l’Ouzbékistan soviétique. De nombreux Macédoniens macédonophones nés en Grèce s’y trouvaient sans la possibilité juridique de retourner dans leur pays natal.

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57. L’ECRI note que les autorités grecques sont « davantage disposées à reconnaître l’existence de groupes minoritaires en Grèce, tels que les Pomaks ou les Roms, et notamment le fait que certains membres de ces groupes ont une langue maternelle autre que le grec. Toutefois, d’autres groupes rencontrent encore des difficultés, tels que les Macédoniens ou les Turcs. Encore aujourd’hui, les personnes qui souhaitent exprimer leur identité macédonienne, turque ou autre sont confrontées à l’hostilité de la population. Elles font l’objet de préjugés et de stéréotypes et souffrent parfois de discrimination notamment dans l’emploi. Dans l’affaire Sidiropoulos, les instances juridiques grecques avaient refusé, en 1994, l’appel du « Foyer [ou Maison] de la civilisation macédonienne » du fait qu’« il n’existait pas de minorité macédonienne » et que l’association mettait en danger « l’intégrité territoriale du pays ». La Commission européenne des droits de l’homme, le 24 juin 1996, a jugé recevable cet appel. Le 10 juillet 1998, la Cour européenne des droits de l’homme avait reconnu que le refus d’enregistrer l’association « Maison de la civilisation macédonienne » constituait « une atteinte à la liberté d’association telle que garantie par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme ». Texte cité par PEJOSKA‑BOUCHEREAU, 2009, « Politiques linguistiques apprentissage des langues et francophonie en Europe centrale et orientale », p. 27-48 et plus précisément p. 38. 58. Sur la perception de la question macédonienne par l’idéologie conservatrice depuis la guerre civile jusqu’aujourd’hui, voir quelques ouvrages représentatifs de l’anticommunisme d’État : Dimitris ZAFIROPOULOS, 1949, le PCG et la Macédoine [en grec] ; ZAFIROPOULOS, 1949, The Conspiracy against Greece ; Evangelos AVEROF TOSITSAS, 1974, le Feu et la Hache – la Grèce 1946-1949 [en grec] ; Nicholas GAGE, 1983, Eleni [en grec] ; Dimitris THÉOCHARIDIS, 1968, la Macédoine dans les flammes (octobre 44-février 45) [en grec] ; Athanasios FRONTISTIS, 1977, Organisation de Libération panhellénique [en grec]. Pour une vision diamétralement opposée, émanant cette fois-ci des vaincus, voir Thanasis ANAGNOU, 1998, Dans les forteresses de la lutte : avec l’Armée démocratique de Grèce [en grec] ; Vasilis APOSTOLOPOULOS, 1995, Chronique d’une épopée : l’Armée démocratique en Grèce centrale [en grec]. 59. Pour avoir un aperçu du dernier recensement en date de 1951 et d’une interprétation de ces données, voir le travail de PEJOSKA‑BOUCHEREAU, 2009, « Politiques linguistiques, apprentissage des langues et francophonie en Europe centrale et orientale », p. 27-48 et plus précisément p. 30 : « Les tableaux schématiques présentent neuf minorités et huit ou neuf minorités sur le plan linguistique (selon que le macédonien est considéré comme une langue ou comme un dialecte du bulgare), comportant environ un million de personnes. […] Slaves macédoniens : 40 000-50 000 (en Macédoine centrale et occidentale) ; Bulgares : 30 000 (en Macédoine orientale) ; Pomaques : 30 000-40 000 (Thrace). Selon Jacques LECLERC, il est difficile de savoir précisément combien de locuteurs parlent le macédonien et le « bulgare » en Grèce du Nord, car beaucoup de slavophones auraient délaissé leur langue pour le grec. Le chiffre probable, selon lui, atteindrait les 250 000 ou 300 000. 77 % des Gréco- Macédoniens auraient une connaissance du macédonien. Il serait probable aussi que quelque 30 000 Gréco-Bulgares puissent parler le bulgare. Toutefois, jusqu’en 1951, le fait que la langue macédonienne soit incluse dans les trois recensements nationaux avec chaque fois des appellations différentes : macédono-slave, slave, ou encore bulgare constitue une reconnaissance de facto, même si légalement elle n’était pas reconnue et même si le chiffre des locuteurs de cette langue « slave » était largement minimisé ».

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60. Euromosaic précise que « Les sous-groupes dialectaux parlés en Macédoine grecque sont au nombre de trois : celui de Serrès-Drama, celui du bas Vardar (Axios) et celui de Kastoria-Florina. Chacun d’entre eux comprend nombre de variations. La compréhension mutuelle ne pose pas de problèmes particuliers. Les locuteurs appellent leur langue le makedonski en Macédoine occidentale et centrale. En Macédoine orientale, et dans certaines régions de Macédoine occidentale, la plupart, bien qu’ils aient connaissance de ce dernier terme, on plutôt recours à l’appellation de bu(l)garski*. Les idiomes qui sont parlés aujourd’hui en Grèce comportent des emprunts au grec, surtout au niveau du lexique. » http://www.uoc.edu/euromosaic/ web/document/macedoni/fr/i1/i1.html [consulté le 3 février 2016]. 61. Lewis CARROLL, « De l’autre côté du miroir », Alice aux pays des merveilles, Paris : Gründ, p. 311-312.

RÉSUMÉS

La langue macédonienne, très répandue dans le nord de la Grèce dans les années 1930, où une importante minorité slavophone la pratique, fait l’objet d’une répression étatique systématique sous la dictature de Metaxás (1936-1941) qui en interdit l’enseignement et toute forme de transmission intrafamiliale. Les différentes pratiques d’interdit s’inscrivent dans un nationalisme d’État qui promeut l’idéal d’une société unilingue et mono-confessionnelle. Pendant l’occupation nazie et la guerre civile qui s’ensuivit, la résistance procommuniste d’abord, et les forces de l’Armée démocratique par la suite, favorisèrent l’enseignement du macédonien et soutinrent les revendications identitaires des populations slavophones. La didactique de la langue macédonienne dans ces conditions constitua un enjeu politique majeur, s’inscrivant dans une tentative de modifier les rapports de domination de la période précédente et de mettre en place des dispositifs reconnaissant l’égalité des droits des minorités linguistiques et culturelles. La victoire des forces royalistes en 1949 mit un terme à ce mouvement d’émancipation et signa le retour à des pratiques de stigmatisation des locuteurs macédoniens, assimilés à des « ennemis de la nation grecque ».

The Macedonian language, widespread, during the 30’ in Northern Greece as the main language of an important slavophone minority, is systematically repressed by the Greek state under the Metaxas dictatorship (1936-1941) as it is forbidden to teach it and even to speak it in intrafamily context. The different modes of interdiction are inscribed into a state nationalism that promotes the ideal of a monolingual and mono-religion Greece. During the Nazi Occupation and the following Civil War, the pro-communist Resistance and, after her, the Democratic Army, promoted the teaching of Macedonian and sustained the identity claims of the slavophones populations. Teaching Macedonian became, in this context, a major political issue, as an attempt to change the pre-war relations of domination and to set up means to recognize equal rights to linguistic and cultural minorities. The Royalist victory in 1949 put an end to this emancipation movement and marked the return to stigmatization of Macedonian speakers as “ennemies of the Greek Nation”.

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Η μακεδονική γλώσσα, ομιλούμενη σ’όλη τη Βόρεια Ελλάδα στα χρόνια του 30, σαν γλώσσα της σλαβόφωνης μειονοτήτας, καταστέλλεται συστηματικά από το ελληνικό κράτος κατά την διδακτορία του Μεταξά [1936-1941] αφού απαγορεύεται η διδασκαλία της, ακόμη και η χρήση της σε δια-οικογενειακές σχέσεις. Οι διαφορετικές απαγορεύσεις εντάσσονται σε ένα κρατικό εθνικισμό ο οποίος θέλει να χτίσει μία μονογλωσσική και μονοθρησκευτική Ελλάδα. Κατά την Κατοχή και τον Εμφύλιο, η προ-κομουνιστική Αντίσταση και ο Δημοκρατικός Στρατός αργότερα ενθάρρυναν την διδασκαλία της Μακεδονικής γλώσσας και τις αξιώσεις των Σλαβοφώνων για αναγνώριση της ταυτότητάς τους. Η διδασκαλία της Μακεδονικής έγινε σ’αυτό το πολιτικό περιβάλλον ένα μείζον πολιτικό ζήτημα σαν προσπάθεια να αλλαχτούν οι προπολεμικές σχέσεις κυριαρχίας και να αναγνωριστούν η ισονομία και τα γλωσσολογικά και πολιτισμικά δικαιώματα των μειονοτήτων. Η νίκη των Βασιλικών το 1949 σημάδεψε το τέλος αυτού του κινήματος χειραφέτησης και το στιγματισμό των Σλαβοφώνων σαν εχθρούς του Ελληνικού Έθνους.

INDEX

Keywords : Nationalism, Macedonian minority, Minority Rights, Macedonian language motsclestr Milliyetçilik, Makedon azınlık, Azınlık hakları, Makedon dili, Yunanistan, Makedonya, Yirminci yüzyıl, Tarih motsclesel Εθνικισμός, Μακεδονική μειονότητα, Δικαιώματα των μειονοτήτων, Μακεδονική γλώσσα, Ελλάδα, Μακεδονία, Εικοστός αιώνας, Ιστορία Mots-clés : nationalisme, nationalisme, minorité macédonienne, minorité macédonienne, droits des minorités, droits des minorités, langue macédonienne, langue macédonienne Thèmes : Histoire motsclesmk Национализмот, Македонското малцинство, Малцинските права, Грција, Македонија, Дваесеттиот век, Историја Index géographique : Grèce, Macédoine Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

CHRISTINA ALEXOPOULOS CREE, Inalco, Sorbonne Paris Cité

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Islam hétérodoxe et christianisme en Grèce Tabous, identités religieuses et discours nationaux Heterodox Islam and Christianism in Greece: Taboos, Religious Identities and National Discourse Ετερόδοξο Ισλάμ και Χριστιανισμός στην Ελλάδα: Ταμπού, θρησκευτικές ταυτότητες και εθνικός λόγος

Isabelle Dépret

Introduction

1 En mai 2011, un membre de la communauté bektachie du village de Roussa/Ruşanlar, en Thrace grecque, confiait : Je suis bektachi, mais, dans un environnement majoritairement sunnite, nous avons parfois caché nos spécificités. Une partie des bektachis sont devenus sunnites (…) Nous avons chez nous des mariages avec des sunnites. En général, ces mariages sont un échec. (…) Je suis Turc, mais mes grands-parents parlaient le bulgare (…). Les autorités grecques disent que je suis Pomaque (…). Je n’accepte pas que l’on décide à ma place quelle est mon identité. Même si je suis Turc, lorsque je suis face aux services de douanes grecques ou bien si je veux obtenir un permis auprès de l’administration hellénique, je déclare que je suis Pomaque. Si je leur disais que je suis Turc, je n’aurais que des soucis1.

2 Ces remarques d’un citoyen grec musulman « hétérodoxe » suggèrent les enjeux associés aux groupes minoritaires dans une région longtemps écrasée par les nationalismes. Ces propos, d’une grande lucidité, soulignent la complexité des constructions identitaires, leur fluidité, leurs possibles réajustements en fonction de contraintes ou d’opportunités sociales. J’explorerai ces deux questions en me penchant sur deux communautés minoritaires en Grèce : les alévis d’une part, les Pomaques de l’autre.

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3 Dans un État où l’orthodoxie se pose comme religion dominante, l’alévisme constitue un petit groupe au sein de la « minorité musulmane » de Thrace2. Ce courant religieux et culturel s’inscrit dans un espace transfrontalier qui plonge ses racines dans l’histoire ottomane de la région. Quant aux musulmans de langue maternelle slave/bulgare – les Pomaques – ils participent eux aussi de l’islam balkanique : présents surtout en Bulgarie, en Turquie, ils seraient environ 30 000 au nord-est de la Grèce à la fin du XXe siècle3.

4 Je m’attacherai, tout d’abord, à préciser les contours de ces deux groupes musulmans de Grèce, deux groupes parfois articulés. J’insisterai sur leur situation d’incertitude identitaire et leur tiraillement aujourd’hui entre plusieurs tendances contraires. Je me centrerai ensuite sur un litige survenu, au début du XXIe siècle, en espace local et scolaire. Je tenterai de mieux saisir le poids symbolique de ce litige en l’inscrivant dans un cadre intellectuel, politique, en le reliant à des logiques d’acculturation, dans une région pluriculturelle en mutation.

L’alévisme-bektachisme en Thrace grecque, islam hétérodoxe et carrefour identitaire

Un autre islam longtemps ignoré en Grèce

Constructions nationales dans les Balkans : le paramètre confessionnel

5 L’étude des pays d’Europe du Sud-Est au XXe siècle ne peut négliger l’héritage ottoman4. À partir du XIXe siècle, la formation d’États-nations sur l’ancien territoire des Sultans a accéléré un processus de sécularisation et recomposé les liens entre religion, identité, pouvoirs et communautés5. Si dans l’Empire, la confession jouait un rôle social structurant, par la suite, l’appartenance religieuse a continué à peser, parfois de manière décisive, dans la consolidation des idéologies nationales6.

6 Aux XIXe et XXe siècles, l’école, l’armée, les médias ou encore les commémorations célébrées à l’échelle locale ont souvent servi des projets politiques, celui, notamment, de produire, d’exalter un patriotisme propre à légitimer l’obéissance « volontaire » des citoyens à l’État-nation et à ses lois7. Si l’emprise du religieux dans la vie sociale a décliné au XXe siècle, l’association entre une nation et une confession particulière a parfois vulnérabilisé les porteurs d’« altérité », face aux autorités confessionnelles majoritaires ou encore face au politique8. Ceci a notamment valu en Grèce.

L’islam en Grèce : la religion de l’autre ?

7 Aux XIXe et XXe siècles, la formation de l’État grec s’est, en effet, en partie structurée autour du lien hellénisme-christianisme orthodoxe9. À ce lien, fondement d’un imaginaire national, a correspondu une certaine confusion entre les notions « d’Ottoman », de « musulman », de « Turc », trois termes rejetés, certes abusivement, dans « l’étrangeté » absolue10. Jusqu’au début du XXe siècle, le terme de Turc véhicule un sens principalement confessionnel11.

8 Pourtant, l’islam a toujours persisté en Grèce : si après 1947, il ne concerne qu’une petite minorité des citoyens (1 à 2 % de la population totale), après l’annexion des

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« Nouvelles Provinces » – Macédoine, Épire, Crète, Thrace occidentale – il représentait 700 000 personnes, soit 14 % de la population du pays12.

9 Ces rapports particuliers à l’islam13 transparaissent dans les archives de l’État – c’est-à- dire dans le regard de l’administration hellénique au XXe siècle14. Au-delà des principes libéraux souvent privilégiés par la législation, la presse ou encore les rapports d’acteurs étatiques, véhiculent de manière récurrence l’idée selon laquelle les musulmans du pays ne peuvent représenter de « vrais » Grecs et a fortiori de sûrs patriotes15.

10 Ces regards méfiants, dépréciatifs ont valu en particulier pour les musulmans de Thrace occidentale. Ce groupe – environ 120 000 personnes – a été exempté des échanges démographiques gréco-turcs de 1923, à l’instar des chrétiens orthodoxes Rums d’Istanbul, des îles d’Imvros (Gökçeada tr.), de Ténédos ( Bozcaada tr.), en République turque16. Face à d’autres éléments culturels, c’est le facteur confessionnel qui a donc prévalu comme critère de ces déplacements massifs forcés. Les populations non « échangées » – Rums d’Istanbul et musulmans de Thrace grecque – ont été protégées en droit international en tant, désormais, que minorités17.

11 Si la Thrace grecque a été repeuplée par des immigrés chrétiens dès l’entre-deux- guerres18, les musulmans – largement majoritaires dans cette région au début du XXe siècle19 – résident surtout dans deux des trois départements de la région : ceux de Xanthi et du Rhodope. En 1951 – lors du dernier recensement présentant des données religieuses – les musulmans sont fort présents dans ces deux départements : près de 45 % de la population totale dans le nome de Xanthi, près de 56 % dans celui de Rhodope20. Selon Byron Kotzamanis, la répartition musulmans-chrétiens aurait peu évolué au cours des 50 années qui suivent21, en dépit d’un exode rural et de l’afflux de chrétiens (« russes ») pontiques dans les années 199022.

12 Au XXe siècle, les musulmans de Thrace ont formé une population principalement rurale, moins scolarisée en moyenne que la population chrétienne, restée « traditionnelle » dans ses modes de fonctionnement23. Une évolution nette est en cours depuis les années 199024. Outre les chrétiens orthodoxes, aujourd’hui les plus nombreux, la région compte une très petite communauté arménienne et quelques juifs25. Jadis dynamique, la communauté juive de la région a, en effet, été quasi intégralement déportée en 1943, durant l’administration bulgaro-nazie26.

13 Ainsi, la Thrace présente-t-elle un visage particulier de la Grèce au xxe siècle. Dans un pays où les monuments ottomans ont d’abord fait l’objet de destructions ou de réemplois aux XIXe et XXe siècles27, cette région frontalière28 compte en effet plus de 300 mosquées, plus de 350 imams ainsi que trois muftis officiels – experts en droit coranique – qui, rémunérés par l’État, ont conservé des compétences judiciaires en droit familial29. La région admet également un système éducatif primaire et secondaire réservé à la « minorité », où les cours sont dispensés en grec et en turc. L’éducation religieuse est ici centrée sur l’islam sunnite30.

14 Si depuis les années 1990, l’administration grecque insiste sur l’hétérogénéité ethnique des musulmans de Thrace – personnes « d’origine turque », Pomaques et Tsiganes31 – il existe d’autres facteurs de différenciation au sein de la minorité : les musulmans sunnites – écrasante majorité – coexistent avec de petites communautés bektachies/ alévies.

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Islam et alévisme en Thrace

15 Religion et culture « syncrétiques » selon l’historienne Irène Mélikoff32, l’alévisme s’inscrit dans la mouvance de l’islam soufi, mystique33. Il associe des éléments issus du chiisme à d’autres influences, dont le chamanisme et, pour certains, le christianisme34.

16 En Anatolie et en Thrace, l’alévisme est souvent associé au bektachisme, cet ordre religieux jadis ésotérique, influent dans l’Empire ottoman avant 182635. Les deux courants se rattachent en effet au saint Haci Bektach Veli, figure du XIIIe siècle et acteur d’un long processus d’islamisation des Balkans36. Alévisme et bektachisme possèdent nombre d’éléments culturels communs. Pour Mélikoff, l’alévisme représenterait une sorte de version populaire du bektachisme37.

17 Les liens de l’alévisme au chiisme transparaissent dans la forte valorisation de la figure d’Ali, gendre et cousin du prophète Mahomet ; dans la vénération des Douze Imams. De ses liens au soufisme témoignent la conviction que le texte coranique, comme toute réalité admettrait à la fois un sens « extérieur » (zahir) et « intérieur/caché » (batin). L’accession à un état spirituel permettant d’accéder à cette connaissance cachée est donc recherchée38. Des liens au soufisme témoignent cette logique mystique, initiatique, l’importance de la musique et de la danse rituelle lors des cérémonies religieuses (cem)39.

Une tradition ancienne étiolée depuis le XIXe siècle

Une tradition spécifique en Thrace

18 Si un document évaluait l’islam hétérodoxe à près de 10 % de la population musulmane en Thrace40, les alévis ne représentent stricto sensu qu’environ 3 000 personnes au début du XXIe siècle41 : celles-ci résident principalement dans une série de villages montagneux situés au nord du département de l’Évros et, dans une moindre mesure, de Xanthi et du Rhodope. Auto-désignés comme alévis-bektachis, ils sont aussi appelés Kizilbash (tête rouge) dans le nord de Xanthi, en référence à ces anciens militants chiites au turban rouge, liés à la fondation de la dynastie safavide iranienne42.

19 Le bektachisme était très présent en Thrace à l’époque ottomane – spécialement dans la région d’Alexandroúpolis, sur le littoral, mais aussi dans les montagnes du Rhodope43. L’installation, à partir du XVe siècle, de derviches s’est aussi inscrite dans une logique de consolidation des terres conquises par les Sultans, des terres alors largement chrétiennes. Le développement du bektachisme est dès lors marquant en Thrace, autorisant des croyances et rites moins stricts que ceux définis par l’islam sunnite officiel44.

20 Du XIVe siècle au XIXe siècle, dans les Balkans, certains tekkes – foyers spirituels, lieux d’accueil de voyageurs, espaces agricoles parfois très prospères – participent de l’économie agraire, des activités sociales des fondations pieuses (wakfs), rouages de la société ottomane45. Après la dissolution de l’ordre des Janissaires, en 1826, le déclin des tekke bektachis est amorcé au XIXe siècle46. Le courant s’est surtout étiolé au XXe siècle, perdant ses fidèles, ses ressources économiques, ses réseaux anciens. Les réformes agraires menées au cours des années 1920-1950 en Grèce, des confiscations de biens non exploités ont peu à peu privé les tekke bektachis47 de l’essentiel de leurs propriétés foncières48. Selon l’historien Evstratios Zegginis, dans les années 1980, la Thrace

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compterait plusieurs dizaines de tekke, certains à l’état de vestige ou largement laissés à l’abandon49. Le poids du sunnisme s’est d’autant renforcé, soutenu par le mufti, interlocuteur légal de l’État grec50.

Entre fermeture et réseaux transfrontaliers

21 Des entretiens réalisés, en 2010 et 2011, auprès d’alévis de l’Évros signalent à quel point la mémoire de la persécution reste présente – ou du moins affirmée : mémoire de la répression politique depuis les sultans ottomans ; méfiance à l’égard de l’État grec, qui valoriserait le christianisme ; méfiance à l’égard du sunnisme, qui aurait falsifié le Coran et exercerait une domination injustifiée51. Les personnes interrogées se définissent comme musulmanes, revendiquant même leur appartenance à la tradition la plus authentique de l’islam52.

22 Compte tenu de cette culture de la suspicion, une partie des alévis tend d’abord à se présenter comme sunnite53. Dans les années 1980, le mufti de Xanthi condamne des pratiques jugées non orthodoxes : par exemple, la tradition de rendre visite à des saints locaux54 ; celle de nouer des bouts de tissus et de les accrocher aux arbres entourant un lieu sacré ; de jeter des pièces de monnaie ou de se presser le visage contre la tombe d’un saint, en invoquant son aide55. Ce rappel à l’ordre signale le maintien de ces pratiques dans l’islam populaire, ceci au-delà du groupe alévi stricto sensu56.

23 Les alévis-bektachis de Thrace s’inscrivent au carrefour des cultures turque-bulgare- grecque, avec des implications politiques. Une partie des musulmans de langue maternelle slave – les Pomaques – est alévie. D’autres alévis sont d’origine turque. Face aux « ennemis » du Nord puis de l’Est, Bulgarie et Turquie – l’espace septentrional de la Thrace a été classé sous supervision militaire de 1936 à 199557. Ces facteurs ont longtemps placé les musulmans de cette région dans une double situation d’isolement et de relative extériorité au regard de l’État grec58. La circulation des personnes de cette zone était limitée, contrôlée par l’armée, la police et des bureaux culturels aux visées politiques59. Non protégées, ni par l’État ni par les autorités musulmanes légales, les identités alévies en Grèce semblent se percevoir comme menacées, tiraillées entre fermeture communautaire, assimilation au sunnisme, sécularisation et reconstitution de solidarités internationales60.

24 Ces phénomènes contradictoires peuvent notamment être observés autour de deux tekke associés : celui de Seyyit Ali Sultan, près du village de Roussa/Ruşanlar ; celui d’Aşağı à Mikro Dereio/Küçük Derbent, dans l’Évros, non loin de la frontière gréco- bulgare. Du 6 mai – jour de la fête d’Ederlez, dédiée au prophète Hidir61 – à novembre, une série de fêtes religieuses, profanes et agraires ponctuent le calendrier des musulmans alévis62. Depuis les années 2000, certaines des fêtes les plus médiatisées – occasions de repas (kurban) ou de petites foires – sont fréquentées par des personnes venues de Turquie, de Bulgarie ou d’autres régions balkaniques63. Cette fréquentation transfrontalière vaut, plus récemment, pour la fête du 8 novembre, dédiée au fils du saint bektachi local, au tekke de Roussa.

25 Le tekke de Roussa aurait été fondé en 1402 à la mémoire de Seyyid Ali Sultan – surnommé Kızıl Deli, le « Fou rouge » – un saint et guerrier des XIVe-XVe siècles64. Lieu de culte important à l’époque ottomane, le tekke a représenté un vakıf riche au plan foncier jusqu’au XIXe siècle65. Dévasté au début du XXe siècle par les conflits bulgaro- grecs, puis pendant la Seconde Guerre mondiale, privé par la suite de ses domaines, le

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dergâh de Seyyid Ali Sultan ne dispose que de quelques mètres carrés de terrain au début du XXIe siècle66. Il est aujourd’hui géré en tant que wakf67 par un comité local de musulmans alévis68. Il inclut une salle de prière ; le cénotaphe (türbe) du saint, un réfectoire où apparaissent des portraits d’Ali ; une cuisine ; un espace d’abattage des animaux ; une étable ; l’ancienne résidence d’un baba, le dirigeant spirituel du lieu, devenue maison du gardien du mausolée ; un cimetière69. L’espace abrite également une petite mosquée, reflet d’une ouverture aux sunnites locaux ou de pratiques syncrétiques. Les alévis de Roussa/Ruşanlar – l’essentiel de la communauté villageoise – se définissent comme « Turcs », certains comme « Pomaques » et citoyens grecs. Aujourd’hui, la plupart parlent le turc70.

26 À la fin du XXe siècle, des associations turques, des fonctionnaires de l’État turc marquent de leur présence certaines fêtes alévies71. La « propagande turque » est alors déplorée parmi les Grecs chrétiens : les autorités turques ne chercheraient-elles pas à récupérer l’alévisme en dépouillant ces fêtes traditionnelles de leur caractère culturel ou religieux originels72 ? Par réaction, des représentants de l’État grec, des personnalités politiques, des associations, des acteurs du mouvement identitaire pomaque tiennent, eux aussi, à ré-occuper le terrain, longtemps délaissé, de ces festivités religieuses ou séculières, contribuant par là même à revaloriser cet héritage musulman hétérodoxe, perçu comme inoffensif, positif sinon utile du point de vue des « intérêts nationaux »73.

27 Le double statut de membre de la minorité, d’hétérodoxe au regard du sunnisme dominant ; un environnement rural, écarté, montagneux, une mémoire des conflits politiques, du rejet, ces facteurs éclairent des mécanismes de protection, de repli, la difficulté de se confier d’emblée à un étranger74. Parmi les interlocuteurs se reconnaissant, en 2010 et 2011, comme Bektachis-Alévis une partie –majoritaire – présente cette identité comme religieuse75. D’autres, surtout urbains, posent cette appartenance comme culturelle : comme une tradition, une manière de penser, de vivre. Pour plusieurs hommes des villages de Roussa, des villes de Komotini, de Xanthi, le bektachisme inclurait une culture de la résistance aux pouvoirs établis, une ouverture, une tolérance religieuse et intellectuelle « intrinsèques », l’éloignant de tout « fanatisme »76. Pour d’autres enfin, l’identité bektachie-alévie est étroitement articulée à une appartenance ethno-nationale, turque ou slave77. Dans les villages, la plupart des femmes alévies sont voilées et s’insèrent dans un modèle familial patriarcal, certes en voie d’effritement78.

28 L’alévisme-bektachisme de Thrace occidentale – sous-culture locale, rurale longtemps méconnue – serait donc en cours de réévaluation, de reformulation au début du XXIe siècle, dans un contexte interne et international plus favorable. Devenue très marginale, cette tradition reste peu toutefois peu organisée, peu visible et divisée79.

Les Pomaques, des musulmans slavophones longtemps dévalués

29 Les Pomaques, environ 35 000 personnes en Thrace grecque à la fin du XXe siècle80, constituent des populations charnières, tant en Bulgarie qu’en Grèce81. Ces communautés slavophones et musulmanes sont le reflet de brassages culturels, de conversions de chrétiens à l’époque ottomane82. À partir de la fin XIXe siècle, ces populations – alors fort identifiées à l’islam – sont incorporées aux États-nations. Ces

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États (Bulgarie, Grèce puis Yougoslavie et Turquie) les ont perçues à la fois dans une logique d’inclusion et d’exclusion.

30 Jusqu’aux années 1970 au moins, ces populations ont été envisagées, en Grèce, au regard de la « menace bulgare »83 : la Thrace occidentale ayant été sous administration bulgare au XXe siècle – de 1913 à 1920, puis de 1941 à 1944 – l’une des phobies de l’État a longtemps été de contrôler et d’isoler des populations hautement « suspectes »84.

31 La politique éducative des musulmans de Thrace grecque a donc d’abord consolidé ces objectifs, unifiant la « minorité » au sein d’un système primaire et secondaire communautaire optionnel, réservé aux seuls musulmans de la région : ces écoles, contrôlées par l’État, dispensent un enseignement en grec et en turc. Le poids de cette seconde langue s’est donc, au total, renforcé au XXe siècle parmi les musulmans. Parallèlement, la langue et l’identité slaves/pomaques, d’abord réprimées, ont ensuite été fortement dévalorisées85. À partir des années 1950, pour ces populations, l’accès à la langue et à la culture turques représente un vecteur de mobilité, de promotion sociale86. L’isolement, le maintien de normes traditionnelles, la ségrégation spatiale dans les villages ruraux pomaques ont aussi encouragé une migration vers les villes – Xanthi, Komotini, Alexandroúpolis – puis vers la Turquie87. Effets de ces mécanismes psycho-sociologiques et de ces politiques, une partie importante de la population pomaque – ou d’origine pomaque – s’est identifiée à la turcité à la fin du XXe siècle88.

32 Ces logiques ont été contestées depuis les années 1990 par des hauts fonctionnaires, des hommes politiques, des associations et autres personnalités grecques, qui pointent le danger d’une turcisation accélérée et totale de la minorité89. Ces acteurs ont alors encouragé la revitalisation d’une conscience pomaque, y compris en reconsidérant des traditions rurales jusqu’alors méprisées, en suscitant une production sociologique, ethnologique, linguistique, musicologique en mesure de consolider une telle « identité » : une identité spécifique, ni turque, ni bulgare et si possible, proche de l’hellénisme90.

33 Ces projets politiques ont donc eu un volet intellectuel et éditorial. Ainsi, défendue par quelques historiens, ethnologues, voire par des ethnobiologistes91, a émergé la thèse selon laquelle les Pomaques seraient les descendants d’une tribu thrace antique, les Agriens. Des membres de ce groupe auraient fait partie des armées d’Alexandre le Grand, au IVe siècle avant Jésus‑Christ. Les Pomaques finissent ainsi par être assimilés à une ancienne tribu de culture hellénique, tardivement slavisée et islamisée92. Cette thèse doit être confrontée à celle qui prévaut en Bulgarie, selon laquelle les Pomaques sont des Bulgares, quoique leur confession musulmane les ait marginalisés dans l’État-nation aux XIXe-XXe siècles93. Selon les nationalistes turcs, les Pomaques seraient bien évidemment des Turcs ayant appris la langue slavo-bulgare au contact de populations locales : l’identité religieuse est alors privilégiée et l’ancienne identification entre les termes de « turc » et de « musulman » est opportunément valorisée94.

34 Confrontés à ces versions concurrentes, les Pomaques tendent à articuler ces thèses au seuil du XXIe siècle95. Certains, épaulés par des associations pomaco-hellénisantes ont revalorisé leur conscience pomaque, critiquant ouvertement les stratégies expansionnistes turques96. D’autres se présentent comme des Turcs : en septembre 2010, le tournage – dans le village de Thermes, au Nord de Xanthi – d’un reportage de la chaîne française FR3 consacré aux Pomaques est violemment perturbé

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par des musulmans locaux, qui affirment haut et fort « ne pas être des Pomaques mais des Turcs »97. Les individus peuvent aussi jouer de ces rivalités nationales et de ces mixités identitaires selon les circonstances, selon leur interlocuteur. Parmi bien d’autres, le journaliste Abdulhalım Dede, ancien directeur de la revue turcophone Trakya’nın Sesi (Komotini) se déclare Turc, musulman d’origine pomaque98. Rappelant à quel point l’identité pomaque a longtemps été réprimée, il précise : « en fonction de mon intérêt, je me déclare Pomaque ou Turc »99. Cet aveu – celui d’un intellectuel urbain de la minorité – traduit les ambiguïtés, l’inconfort et dans certains cas, les ajustements identitaires des membres d’un groupe longtemps stigmatisé, tiraillé et instrumentalisé par plusieurs nationalismes100.

35 Les enjeux symboliques cristallisés autour de ces identités minoritaires contribuent à éclairer des attitudes d’incertitude, d’affirmations ostensibles, des logiques contraires, aujourd’hui à l’œuvre : tendances à l’assimilation à des groupes religieux/nationaux plus puissants et réactivation de solidarités internationales.

36 Depuis les années 1990, l’ouverture de frontières en Europe orientale et balkanique, la revalorisation des « cultures minoritaires »101, les mobilisations alévies, le double mouvement de sécularisation et de renouveau religieux102 ont eu un impact, y compris dans les villages montagneux de Thrace.

37 Une enquête de terrain confirme donc ces tendances en apparence contradictoires : ouverture et « modernisation » – des techniques, des outils professionnels, des modes de communication ; élévation générale du niveau d’instruction, gestion peut-être moins problématique des mixités identitaires ; rapprochements avec l’islam dominant, facilités par des mariages avec des conjoints sunnites ; migrations103 ; sécularisation des modes de vie ; développement de réseaux interétatiques104 ; revitalisation, « folklorisation », médiatisation accrue de fêtes bektachies, non sans immixtion du politique105.

38 Un litige scolaire survenu au cours des années 2000 met précisément en relief ces recompositions subtiles, cet écheveau de logiques sociales et culturelles.

Alévisme, christianisme, hellénisme : discours intellectuelles et pratiques pédagogiques

Alévisme, christianisme, hellénisme en milieu scolaire : l’affaire Chara Nikopoulou (2004-2010)

Chronique d’une crise scolaire en milieu alévi

39 En 2004, une jeune institutrice grecque originaire de Salonique (Macédoine) demande son affectation dans l’école minoritaire de Megalo Dereio/Büyük Derbent106. Chara Nikopoulou, par ailleurs fille du président de la Cour de cassation, s’installe avec son époux dans ce village, y transférant y compris ses droits électoraux107. Elle se heurte rapidement à la communauté locale, à une partie des parents d’élèves et à la direction de l’établissement.

40 Le village de montagne est situé au nord du nome grec de l’Évros, à proximité des frontières bulgare et turque108. Y résident environ 1 000 habitants, principalement alévis. Un tekke subsiste, situé près du village voisin de Mikro Dereio/Küçük Derbent,

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aujourd’hui mixte, chrétien et musulman. La localité s’inscrirait aussi dans un espace de culture pomaque109. Mikro Dereio/Küçük Derbent, fondé par les Ottomans au XIVe siècle, aurait été essentiellement bulgare « exarchiste » à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle110.

41 À partir de l’automne 2007, le départ de l’enseignante est régulièrement sollicité, une requête appuyée par des personnalités locales, surtout musulmanes111. Cette demande est relayée à l’échelle nationale par le député socialiste (PASOK) musulman de Komotini, Ahmet Hadjiosman112. Les tensions culminent avec l’agression physique dont est victime l’institutrice en février 2008. Frappée par un musulman « turciste », circulant ensuite pendant plusieurs mois le bras bandé, Chara Nikopoulou acquiert une notoriété locale et nationale : « bête noire » pour certains, héroïne et martyr pour d’autres113.

42 Maintenue à son poste en Thrace durant le mandat du parti conservateur Nea Dimokratia, l’enseignante est mutée à Salonique à l’automne 2010, après la victoire électorale du parti socialiste : cette mutation peut autant se lire comme éloignement ou comme promotion114.

Les arguments d’une mission patriotique et éducative

43 Durant ces six ans d’exercice à Mikro Dereio, les motifs de litige ont, en fait, été variés. Source incontestable de frictions, l’institutrice s’est investie d’une mission patriotique en terrain scolaire115. Renforcer la conscience grecque d’enfants par trop exposés à la « propagande turque » s’inscrit dans un projet pédagogique plus large116. Reconnue pour son dynamisme, sa créativité, l’enseignante met entre autres sur pied une chorale, des représentations théâtrales, musicales, valorisant les fêtes nationales grecques, organisant des défilés au cours desquels sont récités poèmes et chansons. Ces morceaux mettent surtout en valeur une identité « helléno-orthodoxe » allant jusqu’à des chansons ouvertement anti-turques117. Il s’agit, pour l’institutrice, d’un combat tant éducatif que national. L’enseignante déplore la turcisation et la « kémalisation » des jeunes du village : l’intériorisation par ces enfants des valeurs – plutôt laïques et surtout nationalistes – diffusées en République turque après 1923118.

44 De 2004 à 2010, Chara Nikopoulou justifie ses méthodes à Mikro Dereio en soulignant d’une part que ses élèves sont des Pomaques : il s’agirait donc de « Grecs », qui n’auraient « rien à voir avec les Turcs »119. D’autre part, les musulmans du village seraient alévis, relevant, par conséquent, d’une tout autre culture, éloignée du sunnisme privilégié par l’État turc120. Chara Nikopoulou confie aux journalistes qu’elle a passé du temps avec les parents d’élèves, notamment les mères, qu’elle a beaucoup appris à leur contact, qu’elle a cherché à mieux connaître, à valoriser les coutumes, les fêtes alévies et pomaques. Elle souligne que les familles alévies de son école l’appréciaient, que ses élèves étaient bien « plus Grecs que nombre de chrétiens »121. L’institutrice tient à bien dissocier, dans le village, des personnes hostiles voire « fanatiques » – manipulées par le Consulat turc de Komotini – et les musulmans soutenant son travail, spécialement les Alévis. Elle admet qu’en cour de récréation, ses élèves parlent « exclusivement le turc »122.

45 Ses détracteurs musulmans lui reprochent d’être une nationaliste grecque avant d’être une enseignante ; d’utiliser ses élèves, l’école pour mener un combat essentiellement politique ; de viser une carrière nationale sous couvert de pédagogie appliquée ; de

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semer « artificiellement » la discorde dans un village musulman jusqu’alors paisible, de créer une division entre sunnites et alévis locaux123. Pour une part de la presse hellénophone, des résidents chrétiens de Komotini, d’Alexandroúpolis, de Xanthi, l’institutrice serait la cible des « turcistes » (τουρκοφρώνων) et des agents de l’État turc124. L’attitude de l’institutrice est pourtant désapprouvée par des chrétiens, qui l’accusent de nier la « différence religieuse » de ses élèves, de mener une bataille d’arrière-garde, de miner le travail – moins tapageur, mais peut-être davantage intégrateur – d’enseignants grecs en poste en Thrace depuis des années125.

46 Chara Nikopoulou a aussi ses laudateurs, nombreux en Thrace et, à l’échelle du pays, dans la mouvance patriotique : Grecs au profil patriotique classique, modéré, mais aussi nationalistes au discours plus agressif et radical126. Les formations d’extrême droite présentes en Grèce depuis 2004 – telles le Λαïκός ορθόδοξος συναγερμός (Alerte populaire orthodoxe, LAOS) et Χρυσή Αυγή (Aube dorée) – se sont saisies du dossier, apportant leur soutien à une enseignante « modèle ». À l’échelle locale, des musulmans pomaques – et « pomacistes », proches du journal Zagalisa – valorisent l’institutrice, sa bienveillance à l’égard du « combat » pomaque de Thrace127.

47 L’affaire Chara Nikopoulou n’a pas simplement soudé les communautés musulmanes de Thrace contre un ennemi, un « corps étranger », femme de surcroît, venue de Salonique et non du cru régional, un facteur de troubles pour les villages de Thrace grecque. Le litige a parallèlement réactivé des lignes de clivages – multiples et anciennes – au sein de la minorité. Témoin de rivalités internes, les échanges virulents entre deux journalistes musulmans, Cengiz Ömer – qui écrit dans le Millet de Xanthi – et Ilhan Tahsin – du journal Birlik, de Komotini. Ömer, lui-même natif d’un village pomaque de Thrace, Glavki, accuse son collègue de ne pas briller pour sa piété et de défendre la cause turco-musulmane essentiellement par opportunisme128.

48 Ces accusations en disent long sur des divisions toujours vivaces parmi les « musulmans » de Thrace, entre des personnes restées attachées aux traditions religieuses et des laïcs, très critiques à l’égard des rites et pouvoirs religieux, survalorisant la figure tutélaire de Mustafa Kemal. Ces clivages internes se situent aussi à l’échelon identitaire, entre les deux pôles principaux des « turcistes » et des « pomacistes » militants. Enfin, des frontières subtiles, mais bien ancrées entre sunnites et alévis/bektachis sont réactivées de 2004 à 2010, à travers ce litige scolaire. En juillet 2010 et mai 2011, ils n’ont pas été rares les musulmans de Thrace qui, interrogés sur la présence bektachie dans la région baissent la voix, précisant qu’eux-mêmes « ne fréquentent pas les Alévis » ou indiquant que les Alévis ne sont « pas véritablement des musulmans »129.

49 Si Mme Nikopoulou met en avant l’identité pomaque du village de Mikro Dereio, les archives de l’État suggèrent une composition démographique un peu plus mêlée, du moins dans les années 1960. Ainsi, le Conseil Consultatif de Thrace, dans un rapport daté du 23 juillet 1964 mentionné par l’historien Tásos Kōstópoulos recense « 64 familles turques et 235 familles pomaques » dans les deux villages de Sidirochori et de Megalo Dereio130. Selon ce même rapport, la plupart des familles pomaques concernées, toutes issues du nome de Rhodope, se seraient installées dans ces villages de « 1942 à 1955 »131.

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L’école, un théâtre stratégique : islam et éducation en Grèce aux XXe-XXIe siècles

50 Ces tensions locales – aux plus larges ramifications132 – confirment le caractère stratégique de l’institution scolaire dans cette région multicommunautaire. Depuis 25 ans, une grande partie des travaux sociologiques de langue grecque sur la Thrace concernent l’éducation : ce secteur représente effectivement un enjeu majeur dans cette région, ouvrant d’ailleurs une réflexion pédagogique plus profonde et novatrice dans un pays ayant redécouvert et renforcé sa dimension pluriculturelle133.

51 La durée du litige de Megalo Dereio a reflété la posture hésitante du ministère grec de l’Éducation nationale et des Cultes, ses divergences internes. Quels sont les critères permettant de définir un bon enseignant, notamment en milieu pluriculturel ? L’article 16 de la Constitution place « le développement d’une conscience nationale et religieuse » parmi les missions de l’Éducation nationale en Grèce134. Cette clause a été invoquée par Chara Nikopoulou, qui insiste sur le caractère légal et légitime de sa démarche. Primée par l’Académie d’Athènes135, par la préfecture de Salonique136, Chara Nikopoulou est encensée par des acteurs patriotes137.

52 Un autre document juridique régit pourtant les liens entre éducation et islam en Thrace depuis 1923 : le Traité de Lausanne, associé à des conventions bilatérales gréco- turques. Or, ce texte garantit – et peut-être en la réifiant un peu trop ? – « l’identité » particulière des musulmans de la région138. L’institutrice est donc aussi l’objet de vives critiques y compris au sommet du Ministère. De 2009 à l’automne 2010, au cœur du litige de Megalo Dereio, c’est en effet une universitaire, Thalia Dragona, qui occupe le poste de Secrétaire spéciale chargée des Programmes au ministère de l’Éducation nationale139. Or, cette enseignante de l’Université Capodistria d’Athènes maîtrise tout particulièrement les enjeux éducatifs en milieu musulman.

53 Professeur de psychologie sociale, sociologue de l’éducation, Thalia Dragona a en effet accru sa notoriété en coéditant un ouvrage collectif qui marque la Grèce des années 1990 : l’ouvrage met l’accent sur les logiques « ethnocentristes » qui sous- tendraient alors une grande partie des manuels scolaires grecs140. Spécialiste des enjeux pédagogiques en espace multiculturel, Dragona fut précisément l’une des coordinatrices d’un « Programme d’enseignement pour les élèves musulmans de Thrace », programme mis en œuvre depuis l’année 1997-1998141.

54 Les politiques étatiques à l’égard des musulmans de Thrace ont en effet connu une évolution depuis le milieu des années 1990. Ce tournant, qui suit une décennie d’exacerbation identitaire et nationaliste dans la région142, est particulièrement perceptible dans ce domaine de l’éducation avec un projet explicite – et alors inédit – de pleine intégration des jeunes musulmans dans la société grecque143. Le Programme d’enseignement aux élèves musulmans (PEM) participe de cette nouvelle approche. Il s’agirait de briser le retard, « l’exclusion », la « marginalisation » des jeunes musulmans. Il s’agit aussi d’améliorer la maîtrise du grec – gage d’une mobilité accrue au sein de la société hellénique – tout en reconnaissant à l’école les spécificités culturelles, linguistiques, religieuses de ces élèves144. Le pomaque n’est pas repris comme langue du système éducatif minoritaire. L’activité de Chara Nikopoulou à Mikro Derio a pour contexte cette réforme, appliquée depuis plusieurs années145.

55 La démarche de Mme Nikopoulou a aussi trouvé des appuis dans une constellation de travaux de sciences sociales qui, prolongeant une problématique marquante parmi les orientalistes européens des XIXe-XXe siècles, tend à envisager l’alévisme-bektachisme

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comme le produit d’influences « extérieures à l’islam », spécialement du monachisme chrétien146.

Regards sur l’islam hétérodoxe, entre jugement normatif, sciences sociales et discours nationaux

Un courant longtemps ignoré et repoussé dans l’altérité

56 Dans la bibliographie hellénophone en sciences sociales, l’alévisme n’a certes pas représenté un thème marquant au XXe siècle : les alévis, parce qu’inscrits dans l’ensemble musulman, parce que très peu nombreux dans le pays, ont été le plus souvent ignorés ou envisagés comme membres d’une autre religion147.

57 Pourtant, comme le pointe l’historien Michalis Kokolakis, après la Première Guerre mondiale, plusieurs textes nationalistes grecs consacrés à l’Asie Mineure mentionnent les Kizilbash et cette fois, pour les différencier des « musulmans » et des « Turcs »148. Dans une conférence publiée en 1921, Konstantinos Lameras inclut même ce groupe dans la catégorie des « crypto-chrétiens »149. Dans ce « nouveau » regard sur l’islam hétérodoxe d’Anatolie150, est perceptible l’influence de chercheurs, d’orientalistes européens, de missionnaires qui se penchent, au tournant des XIX-XXe siècles, sur les liens entre islam et christianisme. C’est le cas de l’archéologue britannique Frederick Hasluck, célèbre pour ses travaux menés en Anatolie et dans les Balkans au début du XXe siècle151. Toutefois, se sont ajoutés des enjeux politiques plus concrets : à la fin de la Première Guerre mondiale, l’annexion par la Grèce d’une partie occidentale de l’Anatolie semble plus que jamais envisageable. Rapprocher les musulmans hétérodoxes de la famille chrétienne ne permettait-il pas de mieux justifier l’incorporation d’une portion de cette région à la patrie ? Cette thèse n’est néanmoins ni officielle ni dominante au début des années 1920152.

Nos proches méconnus : islam hétérodoxe et christianisme orthodoxe

58 Depuis les années 1980, la question de l’islam hétérodoxe réapparaît dans les sciences sociales de langue grecque : après l’étude importante d’Evstratios Zegginis153 datée de 1988, le thème est abordé par des anthropologues, sociologues, folkloristes, et plus récemment, des ethnomusicologues154. Une partie non négligeable de ces travaux – dont l’ouvrage de Zegginis – reprend cette problématique des proximités entre alévisme et christianisme. Dans un article du 23 janvier 2011, le quotidien grec Το Βήμα (La Tribune) titrait ainsi, de manière intéressante : « Les alévis, nos proches méconnus »155.

59 Ainsi, les différences vis-à-vis du sunnisme sont d’autant soulignées : usage, dans l’alévisme, de lieux de culte spécifiques ; observation non obligatoire ou moins longue du jeûne de ramadan ; absence de séparation rigoureuse entre hommes et femmes lors des cérémonies religieuses. Symétriquement, les proximités entre alévisme et orthodoxie sont mises en relief : usage du vin, des bougies ; culte des saints ; monogamie. Le triptyque Allah-Mohamet-Ali ne renverrait-il pas à la Trinité chrétienne ; la valorisation du chiffre 12 ne rappellerait-elle pas les 12 Apôtres du Christ ? L’accent placé sur le pèlerinage du cœur, sur l’amour de Dieu et du prochain sont alors autant de points communs. Le cem, les cérémonies initiatiques deviennent alors des sortes de baptêmes ou de communions, je reprends ici l’analyse de Zegginis,

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auteur de l’ouvrage le plus complet sur la question156. Ces similarités apparaissent alors comme preuves d’une trace primordiale et décisive du christianisme157.

60 Ces thèses sont exprimées de manière plus directe encore par Dimitris Kitsikis, professeur de relations internationales à l’Université d’Ottowa. Dans un ouvrage paru en 2000 et intitulé l’Importance du bektachisme-alévisme pour l’hellénisme, l’auteur écrit : L’avenir de l’espace helléno-turc dépend des alévis (…) Grâce au bektachisme, l’idéologie des Janissaires, élaborée par l’Empire ottoman dans la Région intermédiaire158 est restée aux mains des Romioi, c’est-à-dire des Grecs chrétiens orthodoxes (…). Sans l’alévisme, la Turquie s’éloignera de la Grèce et basculera dans les bras de l’islamisme arabe. Avec les Alévis, l’État helléno-turc sera religieux, mais tolérant et les valeurs de l’hellénisme – communes aux Grecs et aux Turcs – prévaudront159.

61 Cet ouvrage se pose d’abord comme travail scientifique, l’auteur se définit lui-même comme turcologue. Toutefois, Kitsikis se présente aussi comme un acteur, soulignant sa sympathie à l’égard de la religion alévie, une attitude positive qui transparaît dans plusieurs travaux sur ce courant de l’islam. Valorisé par nombre d’auteurs occidentaux, l’islam hétérodoxe semble alors érigé en un bon islam160.

62 Panagiotis Karakatsanis, professeur à l’Université Dimokriteio de Thrace, spécialiste de pédagogie, insiste, quant à lui, sur la continuité directe entre le bektachisme et l’orphisme, ce mouvement mystique et dionysiaque de la Grèce antique. Cette analyse le conduit à éloigner l’alévisme de Thrace de l’islam et du monde turc pour le replacer dans la continuité de croyances locales autochtones et de la culture hellénique161. Selon des lectures plus diffuses, les bektachis – de même que les Pomaques – seraient les descendants de plus anciennes hérésies chrétiennes byzantines : paulicianisme et bogomilisme, deux courants dualistes, ayant développé un discours de critique du pouvoir162. Le paulicianisme est un mouvement religieux chrétien oriental qui s’est développé dans l’Empire byzantin – en Anatolie – au VIIe siècle de notre ère. Ce mouvement aurait inspiré le bogomilisme, courant dualiste qui émerge à partir du Xe siècle en Bulgarie, en Serbie, en Bosnie et plus généralement dans la péninsule balkanique. La Thrace aurait constitué un terrain précurseur de prédication bogomile163.

63 Ces analyses intellectuelles ont pu fournir des éléments, des arguments, qui éclairent ce conflit scolaire. Le discours de Chara Nikopoulou de 2004 à 2010 s’est appuyé sur un socle intellectuel.

Conclusion

64 Longtemps rejeté hors de l’idée nationale, l’islam reste une question sensible en Grèce, devenue pays d’immigration et l’une des principales portes d’entrée dans l’Union européenne164. Si aujourd’hui la majorité des musulmans de Grèce résident en Attique et dans la région de Salonique, l’islam turcophone et bulgarophone de Thrace a toujours représenté au XXe siècle un enjeu politique. Ceci a valu y compris pour l’alévisme, un courant ancien, affaibli, écartelé aujourd’hui entre effacement, assimilation au sunnisme, reconstruction de réseaux transfrontaliers et revitalisation identitaire165. Le conflit scolaire de Megalo Dereio constitue à cet égard un exemple extrême par son caractère accusé, clairement formulé et surtout médiatisé166. La démarche de la protagoniste du litige met pourtant en relief les paradoxes des

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mouvances nationalistes grecques : au seuil du XXIe siècle, faut-il nationaliser ou exclure les musulmans de la nation ? Le projet de l’institutrice s’est heurté à un système de pouvoirs locaux et à la force d’identités nationales/culturelles concurrentes. La résistance d’une grande partie de la population a-t-elle signifié que pour ces habitants, l’alévisme ne pouvait être réduit à un « crypto-christianisme », un crypto-hellénisme ? Ce conflit a aussi représenté un terrain fertile pour l’extrême droite, en essor en Grèce depuis les années 2000167.

65 Cette affaire souligne à quel point l’alévisme/bektachisme se trouve confronté aux identités dominantes – nationales ou religieuses168. Le litige de Megalo Dereio, qui articule logiques locales, nationales et inter-étatiques, montre les tensions cristallisées, dans les Balkans contemporains, autour de l’islam hétérodoxe.

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NOTES

1. Conversation avec l’auteur, village de Roussa/Ruşanlar, 6 mai 2011.

2. Xavier BOUGAREL, Nathalie CLAYER, 2013, les Musulmans de l’Europe du Sud-Est. Plus précisément : Tásos KŌSTÓPOULOS, 2009, Το Μακεδονικό της Θράκης. 3. http://www.uoc.edu/euromosaic/web/homefr/index1.html. 4. Daniel PANZAC (dir.), 1992, les Balkans à l’époque ottomane, numéro spécial de la Revue du monde musulman et de la Méditerranée 66, (4) ; Benjamin BRAUDE, Bernard LEWIS (eds.), 1982, Christians and Jews in the Ottoman Empire; Christine WOODHEAD (ed.), 2012, The Ottoman World, New York: Routledge ; Richard HALL, 2011, The Modern Balkans : A History, Londres: Reaktion Books.

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5. Mark MAZOWER, 2000, The Balkans ; Hamit BOZARSLAN, 2007, Histoire de la Turquie contemporaine ; Meropi ANASTASSIADOU, 1997, Salonique : une ville ottomane à l’âge des Réformes 1830-1912, Leiden: Brill; John LAMPE, Mark MAZOWER (eds.), 2004, Ideologies and National Identities in Southeastern Europe. 6. Étienne COPEAUX, 1997, Espace et temps de la nation turque, Paris : CNRS éditions ; Sabrina RAMET, 1998, Nihil Obstat, Religion, Politics and Social Change and Eastern Europe and Russia, Durham: Duke University Press ; Bernard LORY, 2005, les Balkans : de la transition post-ottomane à la transition post-communiste ; Emma AUBIN‑BOLTANSKI, 2007, Pèlerinages et nationalisme en Palestine : prophètes, héros, ancêtres, Paris : éditions de l’EHESS ; Sossie ANDÉZIAN, 2012, le Sacré à l’épreuve du politique : Noël à Bethléem, Paris : Riveneuve éditions. 7. Kristina KOULOURI (ed.), 2002, Clio in the Balkans : The Politics of History Education , Thessalonique: CDRSEE ; Pierre NORA (dir.), 1984-1992, les Lieux de mémoire, Paris : Gallimard, volumes 1-3 ; Jean-François CHANET, 1996, l’École républicaine et les Petites Patries, Paris : Aubier ; Anne-Marie THIESSE, 1999, la Création des identités nationales, Paris : Seuil. 8. Mary NEUBERGER, 2004, The Orient Within: Muslim Minorities and the Negociation of Nationhood in Modern Bulgaria. 9. KOULOURI, 1988, Ιστορία και γεωγραφία στα ελληνικά σχολειά (1834-1914), Athènes : Archives historiques de la jeunesse hellénique ; Iannis KOUBOURLIS, 2005, la Formation de l’histoire nationale grecque: l’apport de Spyridon Zambelios (1815-1881), Athènes : IRN/FNRS ; Isabelle DÉPRET, 2009, Église orthodoxe et histoire en Grèce contemporaine : versions officielles et controverses historiographiques, Paris : L’Harmattan ; Michael HERTZFELD, 1982, Ours once more : Folklore, ideology and the Making of Modern Greece, Austin: University of Texas Press. 10. Heraklis MILLAS, 2005, Εικόνες Ελλήνων και Τούρκων: Σχολικά βιβλία, ιστοριογραφία, λογοτεχνία και εθνικά στερεότυπα, Athènes : Alexandreia. 11. Ceci apparaît clairement dans les archives du Centre d’études micrasiatiques d’Athènes. 12. Iannis GLAVINAS, 2009, Οι μουσουλμανικοί πληθυσμοί στην Ελλάδα (1912-1923): αντιλήψεις και πρακτικές της ελληνικής διοίκησης, σχέσεις με χριστιανούς γηγενείς και πρόσφυγες, Université Aristote de Salonique, Faculté de Philosophie, Département d’archéologie et d’histoire, p. 26. 13. Nous retrouvons aux XIXe-XXe siècles des mécanismes proches dans d’autres États- nations balkaniques tels la Serbie, la Bulgarie, la Roumanie. Entre autres : Sylvie GANGLOFF (dir.), 2005, la Perception de l’héritage ottoman dans les Balkans, Paris : L’Harmattan. 14. Une haute administration hellénique où les musulmans sont très largement exclus au XXe siècle. Konstantinos TSITSELIKIS, 2012, Old and New Islam in Greece, p. 130-138; GLAVINAS, 2009, p. 56-57. 15. Archives du ministère des Affaires étrangères grec AMAEH, 1928, dossier « dédommagements pour des propriétés aliénées » ; 1930, dossier A/4/I, « Propriétés albanaises en Grèce » ; 1932, dossier B/5/III, « Propriétés nationalisées » ; 1935, dossier A/4/9 « Minorité albanaise de Tchamouria ». Également, GLAVINAS, 2009, Οι μουσουλμανικοί πληθυσμοί στην Ελλάδα…

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16. TSITSELIKIS (ed.), 2006, Η ελληνοτουρκική ανταλλαγή πληθυσμών, Πτυχές μιας εθνικής σύγκρουσης, Athènes: KEMO ; Renée HIRSCHON, 1989, Heirs of the Greek Catastrophe: The Social Life of Asia Minor Refugees in Piraeus, New York: Oxford University Press; Dimitris PENTAZOPOULOS, 2002, The Balkan Exchange of Minorities and its Impacts on Greece, Londres: Hurst and Company. 17. The Treaties of Peace 1919-1923, Volume II, 1924; Samim AKGÖNÜL, 1999, Une minorité, deux États : la minorité turco-musulmane de Thrace occidentale, Istanbul : Isis. 18. Joëlle DALÈGRE, 1997, la Thrace grecque : populations et territoires, Paris : L’Harmattan. 19. Archives du Ministère des Affaires étrangères grec (AMAEG), 1923/6.7 «Πίναξη εμπιστευτικός- Προσωρινά αποτελέσματα απογραφή 1920» ; AMAEG, 1923/6.7, Lekkos au Gouverneur général de Macédoine Salonique, 31 mars 1923, no 394 et sq. Également, GLAVINAS, 2009, p. 115. 20. « La minorité musulmane de Thrace », Ministère des Affaires étrangères grec, article en ligne : http://www.mfa.gr/ ; Byron KOTZAMANIS, Michalis AGORASTAKIS, 2006, « La minorité musulmane de Thrace : la mesure du caché », Démographie et culture, p. 442-460. 21. KOTZAMANIS, AGORASTAKIS, 2006, « La minorité musulmane de Thrace : la mesure du caché », p. 454. 22. Michel BRUNEAU (dir.), 1998, les Grecs pontiques, Paris : CNRS éditions ; Nikos MARANDZIDIS, «Οι Τουρκοφώνοι Πόντοι πρόσφυγες στην Ελλάδα: Προβλήματα ενσωμάτωσης» in TSITSELIKIS (ed.), 2006, Η ελληνοτουρκική ανταλλαγή πληθυσμών: Πτυχές μιας εθνικής σύγχρουσης, p. 225-237. 23. Konstantinos TSIOUMIS, 1998, «Η νομοθετική πολιτική για την εκπαίδευση της μουσουλμανικής μειονότητας της Θράκης», Παιδαγωγική επιθεώρηση 27, p. 141-158 ; TSIOUMIS, 2006, Η μειονότητα της Θράκης 1950-1960, Salonique : Stamoulis ; Fotini TSIBIRIDOU, 2000, les Pomaks dans la Thrace grecque ; Bernard VERNIER, 1998, « Représentation mythique du monde et domination masculine chez les Pomaques grecs », Actes de la recherche en sciences sociales 125, p. 74-98.

24. Anna FRANGOUDAKI, «Η Θράκη αλλάζει», in Dragona, FRANGOUDAKI (eds.), 2008, Πρόσθεση, όχι αφαίρεση. Πολλαπλασιασμός, όχι διαίρεση. Η μεταρρυθμιστική παρέμβαση στην εκπαίδευση της μειονότητας της Θράκης, p. 483-500 ; Giorgos MAVROMMATIS, “Constructing Identities for Thracian Muslim Youth : The Role of Education” in Sevasti TROUMBETA, Christian VOSS (eds.), 2003, : Historical Issues and New Perspectives, numéro spécial, Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas 5, pp. 113-123. 25. Konstantinos CHATZOPOULOS, 2010, «Οι Αρμένιοι της Κομοτηνής», Παρατηρητής της Θράκης, 23 avril 2010 ; Vasilis RITZALEOS, Angel CHORAPCHIEV, (eds.), 2012, “An Untold Story : Testimonies on the Salvation of the Greek Jews Mobilized to the Bulgarian Forced Labour Camp in Belitsa (1943)”, Atelier Archives of Memory: The Experience of Greek Jews in Audiovisual Testimonies, Université de Volos, 24-25 février 2012. 26. Barbara JELAVIC, 1983, History of the Balkans: XXth Century, Cambridge: Cambridge University Press, pp. 256-257; Xanthippi KOTZAGEORGI‑ZYMARI (ed.), 2002, Η Βουλγαρική κατοχή στην Ανατολική Μακεδονία και Θράκη 1941-1944, Athènes : Paratiritis. 27. Pour le point de vue d’un ottomaniste américain, Heath LOWRY, 2009, In the Footsteps of the Ottomans, A Search for Sacred Spaces and Monuments in Northern Greece, chapitre 1.

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Voir également le récent ouvrage édité par le Ministère de la Culture hellénique, Ersi BROUSKARI (ed.), 2008, Η Οθωμανική αρχιτεκτονική στην Ελλάδα, Athènes : Ministère de la Culture. 28. Voir ici Galia VALTCHINOVA (ed.), 2010, Religion on the Boundary and the Politics of Divine Interventions, Istanbul: Isis. 29. Depuis les années 1990, il existe aussi deux muftis « élus » par une partie de la communauté musulmane, financés par l’État turc et dont les fonctions sont davantage symboliques et politiques. Sur cette polémique, TSITSELIKIS, 2012, Old and New Islam…, pp. 367-428. 30. Konstantinos TSIOUMIS, 1998, « Η νομοθετική πολιτική...», p. 141-158 ; TSITSELIKIS, 2003, H μειονοτική εκπαίδευση της Θράκης, Athènes : Ministère de l’Éducation nationale et des Cultes, Université d’Athènes ; Nelli ASKOUNI, 2006, Η εκπαίδευση της μειονότητας στη Θράκη: Από το περιθώριο στην προοπτική της κοινωνικής ένταξης. 31. « La minorité musulmane de Thrace », http://www.mfa.gr/, consulté le 14 mars 2016. 32. Voir la critique de la thèse syncrétique à propos du soufisme dans Mark SEDGWICK, 2001, le Soufisme, Paris : Cerf, p. 12-13. 33. Irène MÉLIKOFF, 1992, Sur les traces du soufisme turc : recherches sur l’islam populaire en Anatolie, Istanbul : ISIS ; Alexandre POPOVIĆ, Gilles VEINSTEIN, (dir.), 1996, les Voies d’Allah : les ordres mystiques de l’islam des origines à aujourd’hui ; Machiel KIEL, “Ottoman Development and the Cult of a Heterodox Sufi Saint : Sari Saltik Dede and Towns of Isakçe and Babadag in the Northern Dobrudja”, in VEINSTEIN (dir.), 2005, Syncrétismes et hérésies dans l’Orient seldjoukide et ottoman (XIV-XVIIIe siècles), p. 283-298.

34. MÉLIKOFF, 2001, Au banquet des quarante : exploration au cœur du Bektachisme-Alévisme ; ZEGGINIS, 1988, Ο Μπεκτασισμός στη Δυτική Θράκη, chapitre 7. 35. Encyclopédie de l’islam, 1960, volume I, Leiden : Brill, p. 1196-1197.

36. Encyclopédie de l’islam, 1960, p. 1196-1197. MÉLIKOFF, 1998, Hadji Bektash, un mythe et ses avatars : genèse et évolution du soufisme en Turquie, Leiden : Brill. 37. MÉLIKOFF, 2001, Au banquet… Pour le cas albanais, Nathalie CLAYER, 1995, « Bektachisme et nationalisme albanais », in POPOVIĆ, VEINSTEIN (dir.), Bektachiyya : études sur l’ordre mystique des Bektachis et les groupes relevant de Hadji Bektach, Istanbul : Isis, p. 277-308. 38. Éric GEOFFROY, 2004, Initiation au soufisme, Paris : Fayard ; Rachida CHIH, 2000, le Soufisme au quotidien : confréries d’Égypte au XXe siècle, Arles : Sindbad.

39. Evstratios ZEGGINIS, 1988, Ο Μπεκτασισμός... ; Mark SEDGWICK, 2001, le Soufisme, Paris : Cerf ; Ambrosio Alberto FABIO et alii, 2006, les Derviches tourneurs : doctrine, histoire, pratiques, Paris : Cerf ; Sabrina MERVIN, 2006, « Les larmes et le sang des Chiites : pratiques rituelles lors de la célébration de Ashûra (Liban, Syrie) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée 113-114, p. 153-166. 40. Mehmet KOÇ, 2011, Seyyid Ali Sultan Dergâhı ve Osmanlı Eserleri, : Dunden Bugüne; Riza YILDIRIM, 2010, « Bektaşi Alevi Geleğine göre Seyyid Ali Sultan », Türk kültürü ve Hacı Bektaş Veli Araştırma Dergisi 53, p. 59-88.

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41. Le journal grec pomaque Zagalisa, «Οι Αλεβίτες (Μπεκτασήδες) της Θράκης αναγνωρίζονται και από τις Η.Π.Α.», en ligne 2010 ; MAVROMMATIS, 2008, “Bektashis in the 20th Century Greece”, Turcica 40, pp. 219-250. 42. Roger SAVORY, “Kizil-Bash”, Encyclopaedia of Islam, vol. 3, Leiden: Brill, pp. 243-245; MÉLIKOFF, 1992, Sur les traces du soufisme turc.

43. MÉLIKOFF, 1998, Hadji Bektash, un mythe et ses avatars, p. 20-21 ; ZEGGINIS, 1998, O Μπεκτασισμός..., p. 21-49. 44. John K. BIRGE, 1965, The Bektashi Order of Dervishes, Londres: Luzac, (1933); Alexandre POPOVIĆ, 1994, les Derviches balkaniques, hier et aujourd’hui, Istanbul, Isis ; POPOVIĆ, VEINSTEIN (dir.), 1996, les Voies d’Allah.

45. Suraiya FAROQHI, 1976, “Agricultural Activities in a Bektashi Center: The Tekke of Kizil Deli 1750-1830”, Südost Forshungen 35, p. 69-96; Randi DEGUILHEM, 1995, le Waqf dans l’espace islamique : outil de pouvoir socio-politique, Paris : Institut français de Damas – Maisonneuve ; Ilias KOLOVOS (ed.), 2011, Ορθόδοξα μοναστήρια και δερβισικοί τεκέδες: Προς μια συνκριτική προσέγγιση του οικονομικού και πολιτικού τους ρόλου στην οικονομική κοινωνία, Heraklion : Université de Crète. 46. Au début du XVIe siècle, les Kizilbash représentent, aux frontières ottomano-perses, des militants influencés par le chiisme ainsi que des partisans des Safavides dans la guerre ottomano-perse. La suppression violente du corps des janissaires en 1826 par le sultan Mahmut II – un corps très lié au bektachisme – et la vente prévue des biens des tekke à cette date ont nettement atteint la puissance de cette confrérie ; Fahr MADEN, 2010, «Kizildeli Sultan tekkesi’nin kapatilması (1826) ve faaliyetlerine yeniden başlaması», Türk Kültürü ve Hacı Bektaş Veli araştırma dergisi 53, p. 115-126 ; Michel BALIVET, 1992, « Aux origines de l’islamisation des Balkans », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée 66, p. 10-22 ; MÉLIKOFF, 1983, « L’ordre des Bektaşi après 1826 », Turcica xv, p. 155-178 ; MAVROMMATIS, 2008, p. 219-250. 47. Les tekke sont des loges/couvents de derviches et lieux de culte hétérodoxes. 48. «Ελευθέριος Βενιζέλος: Ένας εκσυγχρονιστής-μεταρρυθμιστής της Ελλάδας», http:// www.istoria.gr/. «Μια ιστορία χωρίς χρυσόβουλο», Καθημερινή, 28 septembre 2008. 49. ZEGGINIS, 1988, Ο Μπεκτασισμός…, p. 180-185, 217, 240 ; MAVROMMATIS, 2008, p. 242. 50. TSITSELIKIS, «Η νομική θέση του Μουφτή στην ελληνική έννομη τάξη» in Dimitri CHRISTOPOULOS (ed.), 1999, Νομικά ζητήματα θρησκευτικής ελευθερίας στην Ελλάδα, Athènes : Kritiki/KEMO, p. 271-329 ; Syméon SOLTARIDIS, 2001, Η ιστορία των μουφτειών της Δυτικής Θράκης, Athènes. 51. «Συνθήματα Αλεβήδων κατά Σουνίτων γέμισαν τον δρόμο της Ρούσας», Χρόνος, 28 juin 2008. 52. Entretiens, mai 2011. 53. Entretiens, mai 2011. 54. Voir également Dimitris VRACHIOLOGLOU, 2000, Οι Μπεκτασήδες μουσουλμάνοι της Δυτικής Θράκης. Γιορτές και λαïκά θρησκευτικά έθιμα, Alexandroúpolis : Anglohellenic ; Miranda TERZOPOULOU, 2009, communication “The Evolution of a Bektashi Panayir in Greek Thrace”, Conférence internationale consacrée à Haci Bektash Veli, Ankara, 19-21 octobre.

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55. Observations et entretiens réalisés en juillet 2010 et mai 2011. 56. Fotini TSIBIRIDOU, 2000, les Pomaks…, notamment le chapitre 3, p. 141-184 ; Manolis VARVOUNIS, 1997, Η καθημερινή ζωή των Πομάκων: Το παράδειγμα του χωριού Κύκνος της Ξάνθης, Athènes : Odysseas. 57. KŌSTÓPOULOS, 2009, To Μακεδονικό της Θράκης. Κρατικοί σχεδιασμοί για τους Πομάκους 1956-2008, Athènes : Bibliorama, 2009 ; Katerina MARKOU, 2002, « Les Pomaques de Thrace grecque et leurs choix langagiers », Études balkaniques 9, p. 41-52. 58. Entretiens, juillet, septembre 2010.

59. KŌSTÓPOULOS, 2009, To Μακεδονικό… 60. Entretiens menés au Nord de la Thrace grecque, mai 2011. 61. Célébré dans les villages alévis du Nord de la Thrace grecque, mais aussi parmi les Tziganes. Également John BIRGE, 1965, The Bektashi, p. 39-40; MÉLIKOFF, 1998, Hadji Bektach…, p. 180 ; Maria COUROUCLI, « Saint Georges l’Anatolien, maître des frontières », in Maria COUROUCLI, Dionigi ALBERA (dir.), 2009, Religions traversées, Paris : Actes Sud, p. 175-208. 62. Dimitris VRACHIOLOGLOU, 2000, Οι Μπεκτασήδες μουσουλμάνοι της Δυτικής Θράκης. Γιορτές και λαïκά θρησκευτικά έθιμα, Alexandroupolis : Anglohellenic. 63. Ceci vaut pour les festivités estivales de Setchek, sur le plateau de Chilia, festivités qui semblent avoir acquis une dimension folklorique, touristique et politique. Entre autres, le point de vue indigné de Χρόνος, 1 er août 2009. VRACHIOLOGLOU, 2000, Μορφές λαïκού πολιτισμού στην Θράκη και στον Εβρό, Alexandroúpolis : ; Rodop Rüzgari, 5 mai 2011, signale la présence lors d’une fête musulmane de Megalo Dereio d’élèves de l’école Isa Bey, Macédoine ex-Yougoslave (FYROM). 64. Brochure éditée par le dergâh d’Ali Seyyid Sultan, p. 2. Les données s’appuient sur l’hagiographie du saint. 65. Suraiya FAROQHI, 1976, p. 74-96; Mehmet KOÇ, 2011, Seyyid Ali Sultan Derghâhı ve Osmanlı Eserleri, Istanbul: Dünden Bugüne. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, le tekke constituait un complexe autonome au plan économique comptant 80 derviches, 2 500 moutons, 200 bœufs, 5 moulins, 8 étables, 8 greniers, une fabrique d’huile et de savon ; ZEGGINIS, 1988, O Μπεκτασισμός…, p. 180-185. 66. Entretiens avec le président du wakf du dergâh de Seyyid Sultan, mai 2011. 67. Le wakf désigne, en droit islamique, une donation en faveur d’une œuvre d’utilité publique et charitable. Par extension, la notion désigne le bien consacré. Le bien offert en usufruit devient alors inaliénable. Ce principe et ce type de propriété communautaire renvoient d’une part, à l’héritage ottoman dans la région ; d’autre part, à la reconnaissance, en Thrace grecque, du droit islamique, dans certains secteurs concernant la minorité musulmane. TSITSELIKIS, 2006, The Shariatic Courts of Greek Thrace and the “Principle of Reciprocity” Regarding Minorities in Turkey and Greece; Giannis KTISTAKIS, 2006, Ιερός νόμος του Ισλάμ και μουσουλμάνοι Έλληνες πολίτες μεταξύ κοινοτισμού και φιλελευθερισμού, Athènes : Sakkoula. 68. Brochure officielle du dergâh d’Ali Seyyid Sultan, p. 2-4.

69. Visite du tekke en mai 2011. Également Panagiotis KARAKATSANIS, 1992-1994, « Το μουσουλμανικό μοναστήρι της Ρούσσας », Θρακική επετηρίδα 9, p. 423-441. 70. Entretiens en mai 2011 au village de Roussa.

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71. Παρατηρητής της Θράκης, 17 août 2004. Χρόνος, 7 mai 2009, 7 mai 2010. 72. Entre autres, Χρόνος, 1er août 2009, 7 mai 2011. Αντιφωνητής, 15 juillet 2011. 73. «Εδερλέζι στις Θερμές», Χρόνος, 7 mai 2010 ; Χρόνος, 7 mai 2011 ; Το Βήμα, 23 janvier 2011. 74. Entretiens juillet 2010, mai 2011. 75. Entretiens juillet 2010, mai 2011. 76. Entretiens juillet 2010, mai 2011. 77. Entretiens juillet 2010, mai 2011. 78. Entretiens juillet 2010, mai 2011. 79. Entretiens juillet 2010, mai 2011. 80. Katerina MARCOU, 2002, « Les Pomaques de Thrace grecque et leurs choix langagiers », Études balkaniques 9, p. 41-51. 81. NEUBERGER, 2004, The Orient Within; Stoan RAJCEVSKI, 2004, The Mohammedan Bulgarians (Pomaks), Sofia: National Museum of Bulgarian Books and Polygraphy; Klaus STEINKE, Christian VOSS (eds.), 2007, The Pomaks in Greece and in Bulgaria, A Model Case for Borderland Minorities in the Balkans.

82. Alexandre POPOVIĆ, Gilles GRIVAUD (dir.), 2011, les Conversions à l’islam en Asie mineure et dans les Balkans aux époques seldjoukide et ottomane : bibliographie raisonnée (1800-2000), Athènes : École française d’Athènes ; Tijana KRSTIC, 2011, Contested Conversions to Islam, Narratives of Religious Changes in the Early Modern Ottoman Empire, Stanford: Stanford University Press; Mercedes GARCIA‑ARENAL (dir.), 2002, Conversions islamiques : identités religieuses en islam méditerranéen, Paris : Maisonneuve et Larose. 83. TSIBIRIDOU, les Pomaks…, chapitre 1, p. 29-79.

84. Xanthippi KOTZAGEORGI‑ZYMARI (ed.), 2002, Η Βουλγαρική κατοχή στην Ανατολική Μακεδονία και Θράκη 1941-1944, Athènes : Paratiritis ; KŌSTÓPOULOS, 2009, Tο Μακεδονικό της Θράκης. 85. Notamment : Archives de l’État grec, archives I. Metaxás, dossier 36, du 5 mai 1936 au 3 décembre 1938 ; KŌSTÓPOULOS, 2000, Η απαγορευμένη γλώσσα: Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην Ελληνική Μακεδονία, Athènes : Mavri Lista ; KŌSTÓPOULOS, 2009, Tο Μακεδονικό... 86. Entretiens à Xanthi et Komotini, juillet 2009, mai 2010. 87. MARKOU, 2002, « Les Pomaques de Thrace grecque et leurs choix langagiers », p. 41-45. 88. Entretiens à Xanthi et Komotini, juillet 2009, mai 2010. Olga DIMITRIOU, 2004, “Prioritizing ‘Ethnicities’: The Uncertainty of Pomakness in the Urban Greek Rhodope”, Ethnic and Racial Studies 27-1, pp. 104-105; TSITSELIKIS, “Muslims in Greece” in POTZ R., WIESHAIDER W., 2004, Islam and the European Union, Louvain: Peeters, pp. 79-85. 89. Voir le journal gréco-pomaque Zagalisa. 90. Sevasti TROUMBETA, 2001, Κατασκευάζοντας ταυτότητες για τους Μουσουλμάνους της Θράκης ; TSIBIRIDOU, 2000, les Pomaks. 91. TRUMBETA, 2013, Physical Anthropology: Race and Eugenics 1880s-1970s, Leiden-Boston: Brill.

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92. « Agriens », 1774, le Grand vocabulaire françois, Paris, p. 486 ; Νikolaos XYROTIRIS, 1996, «Αγριανές και Πομάκοι. Θράκες ή Σλάβοι ;», Actes du 2e colloque de laographie de l’espace nord-helladique, Komotini, 19-22 mars 1995, Salonique : IMXA, p. 333-356 ; Τakis AKRITAS, 1968, Θράκη. Αρχαία και σύγχρονη ζωή, Athènes, p. 79 ; 1995, «Πως το Κράτος των Αθηνών εκτουρκίζει τους Έλληνες Πομάκους», Οικονομικός Ταχύδρομος 2161-2169, p. 107-109. 93. NEUBERGER, 2004, The Orient Within; Evangelos KARAGIANNIS, “An Introduction to the Pomak Issue in Bulgaria”, traduction anglaise de „Eine Einführung in die pomakische Frage“, in KARAGIANNIS, 1997, Zur Ethnizität der Pomaken Bulgariens, Münster: LIT, p. 34-52; STEINKE, VOSS, 2007, The Pomaks of Greece and Bulgaria: A Model Case for Borderland Minorities in the Balkans; LORY, 1987, « Une communauté musulmane oubliée : les Pomaks de Lovec », Turcica 19, p. 95-117 ; LORY, 1985, le Sort de l’héritage ottoman en Bulgarie : l’exemple des villes bulgares 1870-1900 ; Tsevtana GEORGIEVA, 2001, “Pomaks : Muslim Bulgarians”, Islam and Christian-Muslim Relations 12-3, pp. 303-316; Nadège RAGARU, 2010, « Faire taire l’altérité : politique de la langue et mobilisations linguistiques au temps de l’assimilation forcée des Turcs de Bulgarie 1984-1989 », Cultures et conflits 79-80, p. 73-96. 94. Kristen GHODSEE, 2009, Muslims Lives in Eastern Europe. Gender: Ethnicity and the Transformation of Islam in Post-Socialist Bulgaria, Princeton: Princeton University Press, pp. 37-38. Également, le site des Jeunes turcs de Thrace occidentale : http://gencbatitrakyaturkleri.tr.gg/Pomaklar-Oz-ve-Oz-Turktur--k1-English-k2-.htm [consulté le 14 mars 2016]. 95. Entretiens, mai 2011. 96. Sebahadin KARAHODJA, 2006, Η καθημερινή γλώσσα των Πομάκων, Xanthi : Spanidis. Voir les activités du Centre d’études pomaques (créé en 1997 à Komotini), de l’Association panhellénique des Pomaques (établie en 2009 à Komotini), de l’Association culturelle des Pomaques de la préfecture de Xanthi. Ces instances sont notamment financées par un homme d’affaire grec, Prodromos Emfietzoglu. Ces associations éditent le périodique Zagalisa, publication militante hellénophone et hellénophile visant la promotion d’une identité pomaque. 97. Χρόνος, 30 septembre 2010. Une interview du musulman Imam Ahmet, directeur du journal pomaco-hellénisant Zagalisa, semble avoir précipité le conflit. Entretiens juillet 2010, mai 2011. 98. Entretiens juillet 2010, mai 2011. 99. Zagalisa, 11 février 2011. 100. Entretiens juillet 2010, mai 2011. Également : TROUMBETA, 2001, Κατασκευάζοντας…, p. 77-158 ; Iannis FRANGOPOULOS, 1994, « La minorité musulmane et les Pomaques de la Thrace : entre islam et ethnisme », CEMOTI 17, p. 152-166. 101. Entre autres : Conseil de l’Europe, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, Strasbourg, 5 novembre 1992 : http://conventions.coe.int/treaty/fr/ Treaties/Html/148.htm [consulté le 14 mars 2016]. 102. CLAYER, BOUGAREL, 2013, les Musulmans…, p. 215-267. 103. Entretiens, juillet 2010, mai 2011.

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104. Pour les mobilisations alévies en Turquie et Allemagne, Élise MASSICARD, 2012, The Alevis in Turkey and Europe : Identity and Managing Territorial Diversity, Oxford: Routledge, 2012. 105. «Διήμερο γλέντι για το Εντερλέζι», Χρόνος, 7 mai 2010, 5 et 10 mai 2011, 5 mai 2012, 2 mai 2013 ; «Παράδοση εφτά αιώνων το πανηγύρι στα Χίλια», Χρόνος, 3 août 2011 ; Olivier GIVRE, 2006, Un rituel « balkanique » ou un rituel dans les Balkans ? Approche anthropologique du kourban en Bulgarie et en Grèce du Nord , thèse de doctorat en sociologie-anthropologie, Université de Lyon II, soutenue le 13 novembre 2006 ; Entretien avec la musicologue et folkloriste Miranda TERZOPOULOU, 2012, « Dans la tradition, l’ordre et la subversion alternent », Εποχή, 12 avril 2012. 106. Büyük Dervent en turc, Goljam Dervent en bulgare. 107. Portrait laudatif de l’institutrice dans le quotidien national Πρώτο Θέμα, le 17 février. «Χαρά Νικοπούλου, μια ηρωϊκή δασκάλα», Ο κόσμος γύρω μας 2008. 108. Le village, situé à 5 km de la frontière bulgare, s’inscrit dans une commune plus large d’environ 2 100 habitants (2011) incluant en outre les villages de Roussa, Ieriko, Goniko, Mega Dereio, Petrolofos, Sidirochori.

109. «Πομακοχωριά Ν. Έβρου. Μεγάλο Δέρειο», Zagalisa, en ligne 2011 ; ZEGGINIS, 1988, O Μπεκτασισμός…, p. 179 ; Ιος της Κυριακής, Eλευθεροτυπία, 10 juin 2010. 110. Selon l’universitaire bulgare Lyubomir MILETICH, 1918, The Destruction of the Thracian Bulgarian in 1913, Bulgarian Academia of Science, pp. 290-302. 111. Ελευθεροτυπία, 20 juin 2010. Le maire de Megalo Dereio, Vaggelis Poulilios ne soutient pas l’action de cette enseignante. Παρατηρητής της Θράκης, 24 octobre 2008. «Οι βουλευτές του ΠΑΣΟΚ Χατζιοσμάν και Μανδατζη στηρήζουν την ελευθερία στο Μειονοτικό Τύπο», Παρατηρητής της Θράκης, 2 mars 2011. 112. Question déposée par le député Ahmet Haciosman, au Parlement le 9 novembre 2007. «Την απομάκρηση της Χαράς Νικοπούλου», Παρατηρητής της Θράκης, 24 octobre 2008. 113. Χρόνος, 8 février 2008. L’agresseur a été condamné à 10 mois de prison le 11 février 2008. Entretien de l’institutrice dans l’émission Αθέατος κόσμος, sur la chaîne Alter, 1er, 8 et 15 juin 2010. Ελεύθερος Κόσμος, 17 février 2008. «Την Χαρά Νικοπούλου θα τιμήσει ο Αντιφωνητής», Παρατηρητής της Θράκης, 17 janvier 2011. «Η βράβευση της δασκάλας Χαράς Νικοπούλου και τα αποσταλέντα από την Ακαδημία μηνύματα περί ‘εθνοπρέπειας’», Παρατηρητής της Θράκης, 4 janvier 2011. 114. Χρόνος, 26 mars 2010. Ελευθεροτυπία, 20 juin 2010. Discours de Chara Nikopoulou à la préfecture de Salonique, 14 avril 2010, http://www.greekalert.com/2010/04/t.html [consulté le 14 mars 2016]. 115. «Τι είναι η Πατρίδα μας (Qu’est-ce que notre Patrie ?)», Discours de Chara Nikopoulou à l’occasion du prix que lui a décerné la préfecture de Salonique pour l’importance de son travail « éducatif et national », 10 avril 2010, https://www.youtube.com/watch?v=VfAGAr49Tw4 [consulté le 14 mars 2016]. 116. Interview de Chara Nikopoulou dans l’émission Αθέατος κόσμος sur la chaîne de télévision grecque Alter, 1er juin 2010. 117. «Τi είναι η Πατρίδα μας», discours de Chara Nikopoulou, 10 avril 2010.

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118. Entre autres, Πρώτο θέμα, 17 février 2008, Χρόνος, 18 février 2008. Voir les vidéos de la cérémonie du 25 mars 2008, 2009, 2010 à Megalo Dereio. Articles correspondants sur les sites nationalistes Ελληνικές γραμμές, antibaro.gr, greekalert.com. Entretiens dans Αθέατος κόσμος, sur la chaîne Alter, 1er, 8 et 15 juin 2010. 119. «Η Θαλεια Δραγώνα απειλεί να διώξει την ηρωική», www.thermopilai.org, 29 mars 2010. 120. Πρώτο θέμα, 17 février 2008. Zagalisa, 15 février 2011. 121. Entretien de Chara Nikopoulou dans l’émission Τοπικά-Μετωπικά sur TV Salonique, le 12 février 2008. 122. Entretien de Chara Nikopoulou dans l’émission Τοπικά-Μετωπικά sur TV Salonique, le 12 février 2008. 123. Entretiens à Komotini, Xanthi, Roussa, Mikro Dereio, mai 2011. Voir les journaux locaux turcophones Millet (Χanthi), Gündem, Birlik (Komotini). Également : « Büyük Derbent huzursuzluk devam ediyor », Azınlınkça, 6 janvier 2008 ; « Hara Nikopoulou ile ilgili hepimizin düşunmesi gereken dersler », Azınlınkça, 29 juin 2010. 124. «Χαρά Νικοπούλου στο στοχαστρό των Τουρκοφρόνων της Θράκης», https:// ellas2.wordpress.com/, 6 janvier 2010. 125. «Χαρά Νικοπούλου στο στοχαστρό των Τουρκοφρόνων της Θράκης», https:// ellas2.wordpress.com/, 6 janvier 2010. Émission Αθέατος κόσμος sur la chaîne de télévision grecque Alter, 1er juin 2010. 126. Éloges décernées par l’Académie d’Athènes, la préfecture de Salonique, des journaux généralistes comme Πρώτο Θέμα. Dans la presse locale de Thrace, les journaux tels Χρόνος (Chronos), Ελεύθερη Θράκη (Alexandroupolis). 127. Zagalisa, 3 septembre 2009, 10 août 2009. 128. Millet, 16 décembre 2010. 129. Entretiens, juillet 2010, mai 2011. 130. «Δυο πολιτικές για την Μειονότητα», Ελευθεροτυπία, 20 juin 2010. 131. Rapport du Conseil consultatif de Thrace du 27 juillet 1964, cité par KŌSTÓPOULOS, l’un des rares chercheurs à avoir eu accès à ce matériel sensible, Ιος της Κυριακής, Ελευθεροτυπία, 20 juin 2006. 132. Πρώτο θέμα, 24 février 2008. Émissions Αθέατος κόσμος sur la chaîne Alter, 1 er, 8 et 15 juin 2010. Αντιφωνητής, 16 juin 2010. Eλευθεροτυπία, 10 juin 2010, http:// www.azinlikca.net/, 10 janvier 2010. www.bttadk.org, 16 juillet 2010. Χρόνος, 15 juillet 2010. Eλευθεροτυπία, 10 juin 2010. Μilliyet, 28 février 2008, 6 mars 2008, 25 mai 2009, 18 mars 2010, 13 mai 2010, 9 décembre 2010. Gündem, 14 mars 2008, 7 mai 2010. 133. Thalia DRAGONA, Anna FRANGOUDAKI (eds.), 2008, Πρόθεση όχι αφαίρεση, πολλαπλασιασμός όχι διαίρεση. Η μεταρρυθμική παρέμβαση στην εκπαίδευση της μειονότητας της Θράκης ; Nelli ASKOUNI, 2006, Η εκπαίδευση της μειονότητας της Θράκης ; MAVROMMATIS, 2005, Τα παιδιά της Καλκάντζας: Φτώχεια, εκπαίδευση και κοινωνικός αποκλεισμός σε μια κοινότητα μουσουλμάνων της Θράκης, Athènes : Metaichmio ; MAVROMMATIS, 2003, “Constructing Identities for the Thracian Muslim Youth : the Role of Education”, p. 113-123.

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134. Το Σύνταγμα της Ελληνικής Δημοκρατίας του 9 Ιουνίου 1975, Parlement grec, Service des études, 1992, article 16. 135. Ελευθεροτυπία, 29 décembre 2010, 5 janvier 2011. To Βήμα, 31 décembre 2010. 136. Discours du métropolite de Kalavryta et Aigieleias, 18 avril 2010, site du métropolite de Kalavryta, http://www.im-ka.gr/. 137. Voir les sites http://www.antibaro.gr/, http://greekalert.gr/, http:// www.antinews.gr/, ellpalmos.blogspot. Χρόνος, 27 mars 2008, 5 juin 2010, 13 janvier 2011. 138. TSITSELIKIS, Old and New…, p. 97-117. 139. Ελευθεροτυπία, 10 novembre 2009. 140. Thalia DRAGONA, Anna FRANGOUDAKI (eds.), 1997, Τι΄ ναι η Πατρίδα μας, Athènes : Alexandria. 141. DRAGONA, FRANGOUDAKI (eds.), 2008, Πρόσθεση…, site du ministère de l’Éducation nationale, http://museduc.gr/el/κεσπεμ (lien devenu inaccessible aujoud'hui). 142. Voir la thèse non publiée de Vemund AARBAKKE, 2000, The Muslim Minority of Thrace, Université de Bergen, qui exploite principalement la presse turcophone locale. 143. Nelli ASKOUNI, 2007, H εκπαίδευση της μειονότητας στη Θράκης ; Lambros BALTSIOTIS, Konstantinos TSITSELIKIS (ed.), 2001, H μειονοτική εκπαίδευση της Θράκης. Συλλογή νομοθεσίας-Σχόλια, Athènes : Sakkoula. 144. Voir le site du KESPEM «Πρόγραμμα Εκπαίδευσης Μουσουλμανοπαίδων» ; BALTSIOTIS, TSITSELIKIS (ed.), 2001, H μειονοτική... 145. http://museduc.gr/el/κεσπεμ (lien devenu inaccessible aujourd'hui). 146. Ici, le terme Orientaliste désigne un spécialiste de langues, cultures et civilisations dites « orientales ». Voir ici les travaux très intéressants développés dans l’ouvrage posthume de l’archéologue et historien britannique Frederick HASLUCK, 1929, Christianity and Islam under the Sultans ; Gilles VEINSTEIN (dir.), 2005, Syncrétismes et hérésies dans l’Orient seldjoukide et ottoman (XIVe-XVIIIe siècles).

147. Michalis KOKOLAKIS, 2008, «Έλληνες εθνικιστές και Τούρκοι Αλεβήδες», Δελτίο Κέντρου Μικρασιαστικών Σπουδών 15, p. 373-435. 148. KOKOLAKIS, 2008, «Έλληνες εθνικιστές και Τούρκοι Αλεβήδες», p. 376.

149. Konstantinos LAMERAS, 1918, Το Mικρασιατικό πρόβλημα, Athènes : Perakos ; LAMERAS, 1921, Η περί Μικράς Ασίας και των εν αυτή χρυπτοχριστιανών, conférence donnée à Athènes, Athènes : Kallergis. 150. Georges SKALIERIS, 1922, Λαοί και φυλαί της Μικράς Ασίας, Athènes : Typos. 151. Les travaux de HASLUCK développent la problématique des influences ou des survivances chrétiennes au sein de l’islam. Pour cet auteur, les proximités entre l’islam des derviches et d’autre part le christianisme reflèteraient un processus socio-culturel de long terme, le passage graduel du christianisme à l’islam dans certaines régions ottomanes.

152. Discours du 3 février 1920 d’Eleftherios Vénizélos. Nikos PETSALIS‑DIOMIDIS, 1978, Greece at the Peace Conference (1919), Salonique : Institut d’études balkaniques, p. 348-349. 153. ZEGGINIS, 1988, Ο Μπεκτασισμός...

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154. Miranda TERZOPOULOU, 2009, communication “The Evolution of a Bektashi Panayir in Greek Thrace/Kimlik”, Conférence internationale consacrée à Haci Bektash Veli, Ankara, 19-21 octobre. 155. «Οι Αλεβίτες, οι άγνωστοι συγγενείς μας», Ελευθεροτυπία, 23 janvier 2011. 156. ZEGGINIS, 1988, O Μπεκτασισμός..., p. 44-50 et chapitre 7.

157. ZEGGINIS, 1988. L’auteur qualifie les bektachis de «μουσουλμανοφανείς», de personnes « d’apparence musulmane », p. 247 ; Manolis VARVOUNIS, 1993, “A Contribution to the Study of Influences of Christian upon Moslem Customs in Popular Worship”, Journal of Oriental and African Studies 5, pp. 75-89; VARVOUNIS, 1995, “Christian Orthodox and Muslim Popular Religious Customs : a Study of Influences and Practices”, Γρηγόριος ο Παλαμάς 78, pp. 805-814; VARVOUNIS, 1997-1998, “Christian and Islamic Parallel Cultural Traditions in the Popular Culture of the Balkan People”, Journal of Oriental and African Studies 9, pp. 53-74. Manos STEFANIDIS, 2000, Τα τέμενη της Θράκης: Εισαγωγή στη αισθητική του ισλάμ, Athènes : Miltos, p. 37. 158. La notion de « région intermédiaire » est un concept clé dans la vision géopolitique de Dimitris Kitsikis. 159. KITSIKIS, 2006, Η σημασία του Mπεκτασισμού-Aλεβισμού για τον Eλληνισμό, Athènes : Ekati, p. 9, 20, 35. 160. Thierry ZARCONE, 2009, le Soufisme : voie mystique de l’islam.

161. Panayotis KARAKATSANIS, 1992-1994, «Το μουσουλμανικό μοναστήρι της Ρούσσας», θρακική επετηρίδα 9, p. 423-441. 162. ZEGGINIS, 1988, O Μπεκτασισμός..., p. 248. 163. Le bogomilisme fut condamné par l’Église catholique romaine, les empereurs byzantins et des princes serbes. Dmitri OBOLENSKY, 1948, The Bogomils, Cambridge: Cambridge University Press; Richard CRAMPTON, 1997, A Concise History of Bulgaria, Cambridge: Cambridge University Press; Nina GARSOIAN, 1967, The Paulician Heresy, La Haye: Mouton; Joseph HOFFMAN, 1983, “The Paulician Heresy: A Reappraisal”, Patristic and Byzantine Review 2-2, pp. 251-263. 164. « Nouveau drame de l’immigration en Grèce », Le Monde, 15 novembre 2013. 165. En Turquie, entre 15 % et 20 % de la population totale serait alévie au début du XXIe siècle. Pour une étude des mouvements identitaires alévistes en Turquie et dans la diaspora européenne, au tournant des XXe et XXIe siècles : MASSICARD, 2005, l’Autre Turquie : le mouvement aléviste et ses territoires ; Markus DRESSLER, 2011, “Making Religion through Religious Secularist Discourse : The Case of Turkish Alevism”, in Markus DRESSLER, Arvind MANDAIR (eds.), Secularism and Religion Making, Oxford: Oxford University Press, pp. 188-208. 166. À partir du début 2008, l’enseignante multiplie les entretiens, déclarations et discours dans les médias. Nikopoulou participe activement à la fondation, en 2012, du centre culturel Κιβωτός της Δόμνας Βιζβήζη (l’Arche de Domna Bizvizi), institution se proposant « d’étudier et de promouvoir l’esprit helléno-orthodoxe, l’approche universitaire du penser grec, des valeurs diachroniques et et oecuméniques de l’Hellénisme et de l’Orthodoxie », Ανάπτυξη της Θράκης, 16 novembre 2013. 167. To Βήμα, 3 janvier 2010. Plusieurs cadres du parti d’extrême droite LAOS assistent aux cérémonies du 25 mars 2010 à Megalo Dereio.

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168. La brochure présentant le tekke de Roussa inscrit clairement le lieu sacré dans la culture turque, valorisant, par ailleurs, l’héritage kémaliste. Χρόνος, 28 juin 2008.

RÉSUMÉS

En Europe du Sud-Est, l’alévisme et le bektachisme représentent deux courants étroitement liés, dont les racines plongent dans l’histoire ottomane de la région. Inscrit dans la tradition musulmane soufie, reprenant des éléments du chiisme, l’alévisme combine des influences variées, parmi lesquelles le chamanisme. En Grèce, ce courant religieux est représenté en Thrace, dans un espace culturel gréco-turco-bulgare. Quelques communautés résident en milieu montagneux et limitrophe, au nord des départements de Xanthi et de l’Évros. Cultivant une mémoire communautaire, les alévis de Thrace semblent aujourd’hui tiraillés entre repli, assimilation au sunnisme, sécularisation et reconstitution de réseaux transfrontaliers. Peu connus en Grèce, les alévis ont souvent été envisagés sous le prisme du christianisme par la littérature hellénophone en sciences sociales, suivant en cela les thèses d’orientalistes européens des XIX-XXe siècles. Longtemps ignorés ou méprisés en tant que communauté spécifique, les bektachis de Thrace sont au contact du nationalisme turc – promu par des acteurs locaux ou internationaux – mais aussi de réseaux alévis transétatiques récemment revitalisés. Une confrontation scolaire survenue au début du XXIe siècle dans un village alévi et largement pomaque permet d’observer ces jeux entre identité et altérité religieuse, discours nationaux et instrumentalisations. Cette étude de cas – où s’articulent logiques locales, nationales et politique internationale – rappelle que l’islam demeure, en Grèce, une question sensible.

In South-Eastern Europe, Alevism and Bektashism constitute two tightly connected religious movements whose roots go down to the Ottoman history of this area. This branch of Islam belongs to Sufi traditions, integrates elements of Shiism as well as various influences, among which shamanism. In Greece, alevism-bektashism still exists in , in a Turkish- Bulgarian-Greek cultural environment. A few alevi communities live especially in mountainous villages, in the North of the Xanthi and administrative circonscriptions. Cultivating a community memory, the Alevis of Western Thrace seem to be torn today between withdrawal, assimilation to sunnism, secularization and revitalization of cross-border networks. As a minority within the “Muslim minority” of Thrace, this religious group is little known in Greece. Greek social sciences scholars who followed, in this respect, the readings of prominent 19th-20th centuries European Orientalists have often studied this group under the prism of christianism. Long ignored or despised as a specific community, the Western Thrace bektashis are also directly in contact with Turkish nationalism – promoted by local or international protagonists – and with newly revitalized Alevi networks. A school clash in an alevi – and predominantly Pomak – village enables us to examine the interplay of religious identity and otherness, national narratives and political strategies. This case study – in which local, national and foreign policy factors are intertwined – reminds us that Islam has remained a highly sensitive issue in Greece.

Στην νοτιοανατολική Ευρώπη, ο αλεβισμός και ο μπεκτασισμός αντιπροσωπεύουν δύο στενοδεμένα ρεύματα των οποίων οι ρίζες βυθίζονται στην οθωμανική ιστορία της περιοχής. Γραμμένος στην σούφι μουσουλμανική παράδοση, παίρνοντας στοιχεία από το σιισμό, ο αλεβισμός συνδύαζει διαφορετικές επιρροές ανάμεσα στις οποίες βρίσκεται και ο σαμανισμός. Στην Ελλάδα αυτό το

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θρησκευτικό ρεύμα παρουσιάζεται στην Θράκη, σε ένα πολιτισμικό ελληνο-τουρκο-βουλγαρικό πλαίσιο. Μερικές κοινότητες κατοικούν το ορεινό και συνοριακό περιβάλλον στα βόρεια του νομού Ξάνθης και του Έβρου. Καλλιεργώντας μια κοινοτική μνήμη, οι αλέβήδες της Θράκης φαίνονται σήμερα σχισμένοι ανάμεσα στην απόσυρση, στην αφομοίωση και στην ανασυγκρότηση των διασυνοριακών δίχτυων. Λίγο γνωστοί στην Ελλάδα, οι αλεβήδες εξετάζονται συχνά κάτω από το πρίσμο του χριστιανισμού από την ελληνική λογοτεχνία των κοινωνικών ερευνών οι οποίες ακολουθούν σ’αυτό τις θέσεις των Ευρωπαίων οριενταλιστών του 19ου και 20ου αιώνα. Άγνωστοι ή περιφρονημένοι για πολύν καιρό σαν συγκεκριμένη κοινότητα, οι μπεκτασήδες της Θράκης βρίσκονται στη διασταύρωση του τουρκικού εθνικισμού [ο οποίος προωθείται από ντόπιους και διεθνείς παράγοντες] και διακρατικών αλεβί δίχτυων τα οποία πρόσφατα ξαναζωντανεύουν. Μία σχολική αναμέτρηση η οποία συνέβηκε πρόσφατα σ’ένα χωριό αλεβί και πομάκο σε πλειοψηφία, μας επιτρέπει να εξετάζουμε αυτά τα παιγνίδια ανάμεσα σε ταυτότητα και θρησκευτική ετερότητα, σε εθνικό λόγο και εργαλειοποιήση. Η μελέτη αυτής της περίπτωσης όπου συναντιούνται οι τοπικές, εθνικές λογικές και η διεθνής πολιτική, μας υπενθυμίζει ότι ο ισλάμ μένει στην Ελλάδα ένα ευαίσθητό θέμα.

INDEX

Index géographique : Grèce, Thrace Thèmes : Religion et politique motsclestr Heterodoks İslam, Alevilik, Bektaşilik, Trakya, Yunanistan, Yirmi birinci yüzyıl, Din ve siyaset Index chronologique : vingt-et-unième siècle Keywords : Heterodox Islam, Alevism, Bektachism, Thrace, Greece, Twenty first century, Religion and Politics motsclesel Ετερόδοξο Ισλάμ, Αλεβισμός, Μπεκτασισμός, Θράκη, Ελλάδα, Εικοστός πρώτος αιώνας, Θρησκεία και πολιτική Mots-clés : islam hétérodoxe, alevisme, bektachisme motsclesmk Инославните исламот, Алевизмот, Бекташиството, Тракија, Грција, Дваесет и првиот век, Религијата и политиката

AUTEUR

ISABELLE DÉPRET CIERL, Université Libre de Bruxelles

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Intimate Relations between Women and the German Occupiers in Serbia 1941-1944 Relations intimes entre des femmes et des occupants allemands en Serbie, 1941-1944

Ljubinka Škodrić

1 After the defeat in the war with in April 1941, the Kingdom of Yugoslavia was divided, and Serbia was occupied by the German military forces. The dissatisfaction of the Serbian population with the new situation lead to an armed uprising, which culminated in autumn of 1941 when the two resistance movements – the communist National Liberation Movement and the royalist Ravna Gora Movement united. Shortly, conflicts broke out between them, which facilitated their defeat. The uprising that was brutally suppressed by the end of 1941 inflicted great losses and suffering on the civilian population, resulting in the pacification of most of Serbia and the adaptation of the people to a life under occupation.1

2 With the defeat of masculinity on the home front, sexuality seemed to be the direction in which women’s relations with the occupiers would evolve. “Horizontal collaboration”2 meant having intimate, sexual relations or a love affairs with the members of the occupation forces, that is, an intimate closeness with the enemy that carried specific weight although it had no influence on the outcome of war. This type of collaboration differs from others because it represents an exclusive type of women’s collaboration, which although not a violation, represents a threat to national unity.3

3 We can differentiate several types of intimate relations with the occupiers ranging from prostitution, discrete affairs, fraternizing with groups of German soldiers, to relationships that indicated sympathy for the Nazi ideology. The German soldiers basking in the glory of victory and financially well off, had the power of seduction and having intimate relations with them could have been a form of protection and a survival strategy that provided access to food.4 For many women such a relationship meant achieving short term prominence and social ascent, not only a way to access

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otherwise inaccessible financial means, but also a form of entertainment and escape from the bleakness of everyday life. However, interest was not always the sole reason for intimate relations with the occupying soldiers, there were emotional ties as well. Some couples fell in love, but their relationships were mostly self-deceiving and regardless of the initial motivation, it was a relationship between two people who were basically not in equal positions.

4 In conquered Europe, greater tolerance for the behaviour of women existed in countries that had mild occupation regimes and in countries with a large number of German soldiers where the rest of the population also developed close relations with the occupiers. In Norway and Denmark mild occupation regimes and the presence of numerous German troops resulted in a high percentage of women having intimate relations with occupiers.5 The fact that a large number of Frenchmen were prisoners of war had its impact on the relations of Frenchwomen with the occupiers.6

5 On territories that had harsh occupation regimes intimate relations with the occupier had special significance because they were linked with the implementation of a racial policy. Intimate relations in the Bohemia-Moravia Protectorate supported the Germanization program.7 On the other hand, the German command made futile attempts to prevent sexual contacts of its soldiers with what they perceived the racially inferior Slav population. From the end of 1942, the Nazis started showing special interest in the children fathered by German soldiers on the Eastern Front. Estimates were made that the number of such war children would annually be more than a million.8

6 Since WWI the motive of women committing adultery with the occupiers was a very painful subject for Serbian society and it was reflected in literature. Dragiša Vasić a lawyer and writer who was the ideologist of the Ravna Gora movement in WWII had a traumatic personal experience.9 Vasić wrote a short story in the titled “Visiting” describing the postwar depression and alcoholism of a war veteran burdened by the knowledge that his wife had committed adultery during the occupation in WWI. 10 Other writers too condemned intimate relations with the occupiers, however other aspects of that act were also considered. The scientist Milutin Milanković wrote that civilians in Belgrade perceived with gratitude the activity the mistress of count Salis Sevis, the Austro-Hungarian governor of occupied Serbia, who used her position to help many people.11

7 The public expected women to have liaisons with the occupiers at the very beginning of the German occupation of Serbia in WWII. The expectation was supported by the fact that husbands of a large number of women were taken as prisoners of war and sent to POW camps.12 The Commissariat of the Ministry of Education banned as early as July 1941 the play “Woman in the Background” due to the vulgarity, ridicule and lack of tact in presenting the immoral behaviour of a women whose husband was in a POW camp.13 This topic was a popular and often used one, the “folk poet” Vlaja from Glibovac sang about it entertaining passengers in trains. Apart from condemning it in general, the song singles out the negligence of children as the specific reason for condemnation as was as self-interest that pointed to a kind of prostitution.14

8 The first encounter with the occupying soldiers left a positive impression on Serbian women. The German soldiers were mostly young men who behaved politely and decently, especially towards women.15 However, this situation changed quickly. Since the best German forces were soon sent to the Eastern Front, order in Serbia was kept by

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small number of German troops, mostly made up of older men who were not disciplined enough, inclined towards drunkenness and who behaved rudely towards the population.16

9 Except for the military forces, the civilian population also came into contact with the officials of the German occupation administration. The behaviour of officials was mostly arrogant and haughty and this especially applied to the different security branches of the occupation forces. The police officials were mostly German clerks who were often not qualified enough for their job, but who enjoyed the advantages of the post that kept them away from the front and larger war operations. In their private life most of them were well off, had mistresses and loved to consume alcohol.17 The situation was similar in other branches of the occupation forces. The German personnel who operated the railways and was posted in Niš, except for the director of the railway station, all had intimate relations with the local women and some of them even took them to Germany for a visit.18

10 The Serbian public noticed that the German soldiers were “unusually decent, especially in their behaviour towards women”.19 It was generally considered that the German soldiers behaved more decently and controlled themselves better in regards to women than the numerous Bulgarian soldiers in the occupation troops who were accused of a large numbers of rapes.20

11 Since the German military command tried to restrain sexual violence committed by the soldiers, it encouraged their intimacy with prostitutes, but took great care to protect them from venereal diseases. In this respect Serbia on the whole was treated as a risky territory with a large number of people who had sexually transmitted diseases and was thus subjected to strict sanitary control. The Headquarters of the Military Commander of Serbia sent an announcement to all local occupation administrative branches underscoring the ban on sexual relations with Serbian women due to the danger of venereal diseases, and specially warned the German men of women who engaged in prostitution outside the brothels.21

12 General poverty and moral failure caused by war had impact on the great increase of prostitution during the occupation. The German occupiers took measures to regulate prostitution in Belgrade as early as May 1941.22 Prostitution was legalized and controlled by law, and the prostitute’s health was regularly checked as was the behaviour of women who were suspected of illegal prostitution.

13 The presence of German soldiers in the cities increased the demand for bars, barrooms, nightclubs, inns, restaurants, taverns and other establishments that had prostitutes.23 Prostitutes worked mostly in the inns in the provinces and were often protected by the German soldiers who enjoyed their services. Thus, they had a significant advantage when they came into conflict with the local people.24 However, there were cases when the German command protested when certain German soldiers became too intimate with women of easy moral.25 Shortly, special brothels were established exclusively for German soldiers in larger centers like Belgrade, Valjevo and Požarevac.

14 Except for legal prostitution there were different forms of marginal behaviour that included intimate relations with the members of the occupation forces. Such women gained privileged access to supplies or managed to get other forms of benefits that can also be seen as a form of prostitution. Some of them had been prone to immoral

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behaviour before the war and the war with the presence of foreign soldiers facilitated the break down of middle class moral values.

15 The circumstances of war, especially the absence of men who were either in the military, prisoner of war camps or were killed, caused many women to have extramarital affairs and to lead a more liberal sexual life.26 Some of the women who had intimate relations with German soldiers behaved arrogantly and provocatively because they felt superior in regards to their surroundings.27 Many of them used their contacts with the soldiers in order to obtain food.28

16 The German soldiers could realize a more direct and intimate contact with women in the cities, thus it was more often the women from the cities who were condemned for immoral behaviour. This was often due to the fact that the German officials and soldiers were accommodated in the houses and flats of the local population. Thus, sharing of accommodation was often the cause for greater intimacy between Serbian women and the German occupiers. Many respectable women from middle class urban families fraternized with the high officials of the occupation forces and even threw parties for them.29 The soldiers and their mistresses did not refrain from appearing in public and taking part in the social life - in that respect they were seen as the future social elite.30

17 The occupation brought a feeling that previous norms of behaviour have disappeared, so some women became intimate with the occupation soldiers openly in front of their husbands and family.31 Sometimes a love affair with the representatives of the occupation forces was had with the tacit consent and approval of the family members even with their encouragement. The husbands often tolerated such behaviour and some even encouraged it because they gained the occupier’s protection and could freely engage in smuggling and black market activities.32

18 After the war, many denunciations were reported regarded women who threw drunken sprees and organized dances for the German soldiers, as well as denunciations against those women who were seen in the company of only one German soldier with whom they appeared in public.33 The occupation forces themselves noted discrete love affairs and the couples were placed under surveillance especially if the partner’s political reliability was suspicious.34 Some of the girls even eloped with their suitors because of their parent’s disapproval.35 However, not all relationships were of sexual nature, there were instances of romantic love and plans for divorce were made but they lasted only until the first transfer orders were received which showed how unstable war time love affairs were. Even when a correspondence had been established contacts would soon cease. However, these relationships were not without consequences. Apart from the stigma of the community, many children were fathered by the German soldiers although there is little written data on this issue. It was reported that two women in Požarevac gave birth to illegitimate children as a result of their affairs with German soldiers and one such instance occurred in Smederevska Palanka.

19 Intimate relations were most easily achieved with the women who were closest to the occupiers, primarily with the ones who worked for the occupation forces as auxiliary personnel. A large number of women worked for the German forces as translators, secretaries, typists, cooks and cleaners. The women who worked for them were often ideologically close to them, and many of them had love affairs with them. It sometimes seemed to be a question of hierarchy, meaning that the women higher up on the ladder had affairs with higher rank officers.36 Many of the women who had not been

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ideologically orientated previously, after getting a job started to promote the interests of the occupiers and to spend their free time with them.37

20 The women employees who were recruited as secret agents for the occupier’s intelligence service were mostly mistresses of their German employers who counted on their sexual favours in gathering information. Desanka Pajčić Ciga an important intelligence agent was a close associate and mistress of the German intelligence officer Sesil Nassenstein and she continued working in the same capacity with his successor.38 The intelligence agent Marion Bruderer used sexual favors to gather intelligence information.39 It was suspected that the main job of her secretary was to recruit young and beautiful Serbian girls and women “for the entertainment of German officers”.40

21 The most intriguing case among women who collaborated with the German Intelligence Service is the case of Vera Pešić who was the mistress of SS major Karl Kraus in the interwar period and it is believed that she was also the mistress of General Bader, the military commander of Serbia.41

22 The public followed and strongly condemned the intimate relations of women with the occupiers, expecting them to be punished after the war. During the war, women were warned against such behaviour. The initiative came from the members of the Ravna Gora movement. Members of the Ravna Gora Youth movement in the region of Užice reported in January 1943 that they made a list of 33 mostly young women who had intimate relations with the German occupiers. They printed a leaflet with the names of the accused women and secretly distributed it and claimed that it had an effect on the behaviour of certain women named on the list.42

23 The members of the Ravna Gora movement in Kraljevo also used this method and publically posted the names of women who have violated the national honour with their affairs with the occupiers. More than 40 women in Kraljevo had affairs with the members of the German, Bulgarian, Albanian forces as well as with their collaborators. They were accused of giving parties and organizing dances for “the greatest enemies of the Serbian people”.43

24 The Ravna Gora movement issued several proclamations with the intention of drawing attention to the immoral behaviour of certain women and attempted to change it. The proclamations condemned women “who give their honour to the murders of their brothers”, and specially criticized the moral failure of educated women in the cities concluding that such behaviour was a crime committed against the nation as the question was raised how would such immoral women be able to later bring up their children in the national spirit. Their parents were also criticized for moral failure because they had not paid sufficient attention to the upbringing up their children, especially to controlling their daughters.44 The conclusion of the proclamations had a threatening character as the other women were advised not to associate with the ones who behaved immorally.45

25 The women who had close relations with the occupiers in France were subjected to attacks since the early days of 1943. The usual punishment for women accused of collaboration, conducted outside of the courts, was public head shaving. Although less than a half of the women who had their heads shaved were accused of intimate relations with the occupiers, this accusation was considered the women’s main offence during the occupation.46

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26 The shearing became a practice in many European countries in the first half of the 20th century. The first case was reported in Belgium at the end of WWI on account of intimate relations with the members of occupation forces.47 During the interwar period shearing of women in the Rhine region was racially motivated and directed towards women who opposed the Nazis, who were Jewish or had intimate relations with the Jews.48 The women who supported the left political movement in the Spanish civil and latter in the Greek one were also subjected to it. The , Belgium, Denmark, Holland and Norway were subjected to shearing because of their close relations with the occupiers at the end of WWII.49

27 The head-shaving was done exclusively by men, which can be taken as a symbolic act of re-establishing patriotic masculinity by affirming male domination and an act by which men “cleansed the name of nation” which the women polluted by having sexual relations with the enemy.50 The shearing was thus an act of purification and the fact that men were the ones who held the scissors had a symbolic sexist meaning.51

28 The compulsory shearing of women as a punishment for collaboration with the occupier or for intimate relations with them was also present in Serbia during the First World War. On the orders of brigade commander Mašan Stojović several women and young girls were sheared because it was known that they either collaborated with or were mistresses of Bulgarian officers or soldiers.52

29 The Ravna Gora movement punished women by shearing from the very beginning of the occupation 1941 up to 1944 in cases when women had any form of connection with the occupying soldiers. According to Major Velimir Piletić, the commander of the Krajina corps, the heads of two young women were shaved and this act had such a great impact on women that they started to avoid even chance encounters with the occupying soldiers.53 On the territory under Piletić’s control head shaving and beating was also used in the case of two peasant women who induced abortions that ended in the death.54

30 Most of the shearing in occupied Serbia was done during 1943 and 1944 when the end of the occupation was in sight. Although this act was most used as a punishment for women who had liaisons with the occupation soldiers, there were several cases when other reasons were the cause for such a punishment. Head shaving as a punishment was used in January 1943 in cases of women whose husbands have escaped from the Ravna Gora army.55 More serious offences committed by women were apart from shearing punished by public beating, but the motives for such a punishment often remained vague and unresolved. It is recorded that, in some cases, shearing and beating of women was conducted because they or their immediate family belonged to the National Liberation Movement.56

31 Sometime the inexplicable motives for shearing pointed to sexual blackmail done by members of the Ravna Gora movement. Several complaints were made that the members of the Ravna Gora movement attacked women and that the ones who rejected their offers for intimate relations were beaten and threatened of being singled out as collaborators of the occupation forces.57 There were instances when the suggestions to have the women sheared were given by some Orthodox priests who collaborated with the Ravna Gora movement.58 A photograph of the shearing was made in Bogovađa. Some members of Ravna Gora movement complained that the head shaving and public beating of women in the Valjevo region in June 1943 were violent and arbitrary.59 After the liberation from the German occupation the defeated members of the Ravna Gora

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movement conducted attacks on the families whose members belonged to the National Liberation Movement and shaved the heads of the women who belonged to the National Liberation Movement.60

32 A Swedish journalist published an account of life in Belgrade in April 1944 concluding that “Draža Mihailović’s people shave the heads of Serbian women who fraternized with the and Tito’s Partisan use even harsher methods”.61 After the war many women were sentenced to the loss of national honour and forces labour because they had intimate relations with the members of the occupation army. The women who were charged of conducting business with the occupiers were also charged of having intimate relations with them.62 In many cases the decisive role at these trails were played by the town gossip. The immorality seen in the act of women having intimate relations with the occupier was treated as an act of national transgression. Women who were known to have been “the mistresses of German officers” have after the war easily become victims of post war repression and have even lost their lives because of their moral transgressions.63 On the contrary men who were prisoners of war or who worked as forced labourers in Germany and who had sexual relations with German women were not treated as transgressors of neither national nor moral norms.64

33 Many of the charged women were more often tried in Courts of National Honour than in military courts. The number of charged women was significantly expanded because women who had intimate relation with the collaborators or members of the Ravna Gora movement were also brought to trail. The Court that tried crimes and offences against Serbian national honour in Čačak sentenced 39 people in the whole county, 17 of which were women. Out of this number seven women were sentenced due to qualifications that among other things referred to intimate relations with the members of the occupation army and authority.65

34 Women accused of immoral behaviour during the occupation were often tried in groups after the war.66 As an example of a group trial of women charged of intimate and fraternizing relations with the occupiers is the trail held at the Court for the Trail of Crimes and Offences Against Serbian National Honour in Užice. While the Ravna Gora proclamation identified and accused 33 young women from Užice, the communist authorities sentenced nine women mostly from respectable bourgeois families while two of them were acquitted.67 All of the convicted women were found guilty on the 25 June 1945 on a group charge “that they had intimate and friendly relations with the members of the occupation army and authorities by often being in the company of German officers and soldiers, German Gestapo police officers as well as in the company of domestic collaborators”. For five of the sentenced women that was the only charge. Apart for three women who were sentenced in absentia, the harshest verdict was ten years of loss of national honor and three years of forced labour. However, after her trail was resumed in October 1945 her verdict was reduced to three years loss of national honor and four months of forced labour. The original verdict was contested when the statement made by the main witness was challenged since his motivation was revenge of a rejected man.68 That this process had characteristics of a crackdown against political opponents is seen by the fact that among the indicted was Nada Mirković Lautner, wife of the commander of the collaborationist 10th Voluntary Detachment, Miloš Vojinović Lautner and the daughter of Andrija Mirković a merchant and president of the municipality who was shoot in April 1945 by the new authorities.

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35 Women who had been intimate with German soldiers were not only persecuted and legally prosecuted by the authorities but they had to endure the rejection of society, had problems finding employment and lived a secluded life. They were permanently under suspicion and exposed to surveillance of the security forces whose job it was to monitor them and who placed them in a special category labelled “women who lived with the Germans.”69

36 Although it is difficult to quantify, “horizontal collaboration” in Serbia, incited by a harsh occupation regime did not have the scope of similar instances in the occupied countries of Western Europe but it was not negligible. Nor was the impact of such behaviour on public opinion that closely monitored the behaviour of women negligible. Patriarchal moral rules regulated the behaviour, love life and sexual life of women with special strictness. Women were expected to be who took care of the household but instead of doing so they replaced the absent and defeated men by the occupiers and thus endangered the survival and unity of the nation.

37 The significance attributed to “horizontal collaboration” can be seen by the fact that both the Ravna Gora movement and the National Liberation Movement punished women for having intimate relations with the members of the German occupation forces. While the Ravna Gora movement practiced shearing, the National Liberation Movement sanctioned them by implementing legal measures. Both movements charged women whom they considered to be ideological enemies for “horizontal collaboration.” Punishment imposed by both movements for sexual transgression often masked an ideological disagreement that was transferred to the sexual field. Concealing ideology behind accusation of sexual transgression was an attempt to degrade women within their gender and to deny them the right to equality and emancipation.

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VUKOSAVLJEVIĆ Miladin, 2008, Miroslav Krleža i Dragiša Vasić (Skica za studiju) [Miroslav Krleža and Dragiša Vasić (A Sketch for a Portrait)], Život i delo Dragiše Vasića [The Life and Work of Dragiša Vasić], Zbornik radova sa naučnog skupa, Gornji Milanovac.

NOTES

1. According to German reports 20,000 mostly civilians were killed in reprisals in the period September 1941 – February 1942. Holm ZUNDHAUZEN, 2008, Istorija Srbije od 19. do 21. veka [Holm SUNDHAUSSEN, The History of Serbia 19 and 20 century], Beograd, p. 358. 2. French historiography also uses a softer term “sentimental collaboration” (“collaboration sentimentale”). Richard VINEN, 2007, The Unfree French: Life under the Occupation, p. 176. 3. “Horizontal collaboration” became one of the most unbearable types of collaboration, not on account of its immediate effect, which was negligible, but because it represented the absolute defeat of France.” Fabrice VIRGILI, 2002, Shorn Women: Gender and Punishment in Liberation France, p. 239. 4. For many women in Greece intimate relations with the members of the occupation army was the only way to survive a severe famine. Elizabeth ABBOTT, 2006, Istorija ljubavnica, p. 350. 5. About 9 000 children were fathered by German soldiers in Norway, and almost 50 000 Norwegian women had affairs with German soldiers which was a significant percentage out of a population of 3 million inhabitants. Robert GILDEA, Olivier WIEVIORKA, Anett WARRING, 2006, Surviving Hitler and Mussolini: Daily Life in Occupied Europe, p. 91. 6. Historians estimated that about 50-75 000 children were fathered by German soldiers in France. However, more recent research increased the number to 200 000. VINEN, p. 160. 7. Benjamin FROMMER, 2006, “Denouncers and Fraternizers: Gender, Collaboration, and Retribution in Bohemia and Moravia during World War II and After”, p. 121. 8. Regina MÜHLHÄUSER, 2009, “Between ‘Racial Awareness’ and Fantasies of Potency in the Occupied Territories of the Soviet Union 1942-1945”, p. 211. 9. After returning home from the WWI, Vasić’s wife told him that she had fallen in love with an Austro-Hungarian officer and that she wanted a divorce. Miladin VUKOSAVLJEVIĆ, 2008, Miroslav Krleža i Dragiša Vasić (Skica za studiju), p. 352. 10. “Think about it, who can trust a wife to be loyal during the occupation? Say it. An officer in every house, isn’t there? Brother, they live in one house. The elders go to bed, the children fall asleep, there aren’t any children in some houses. The only witness is god himself. And when you come back home she (the wife) can’t stop talking about honor.” Utuljena Baština, Antologija (cenzurisanih) pripovedaka, 1990, p. 42. 11. Her activity was summed up as: “She was a sinner but she did good!” Milutin MILANKOVIĆ, 2005, Sećanja [Memoirs], p. 379.

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12. Circa 100 000 soldiers and officers were taken as prisoners of war from the territory of Serbia. 13. AS, (Arhiv Srbije) [Archives of Serbia], G-3, (Ministarstvo prosvete i vera 1941-1944) [Ministry of Education and Religion], f. 62, 35-16-41.

14. Nenad J. RISTIĆ, 1995, Džumbusana u Centralu–Pozorišni Život u Planci Smed 1941-1944, p. 33.

15. Goran DAVIDOVIĆ, Miloš TIMOTIJEVIĆ, s. d., Žena i rat, “Druga strana” okupacije 1941-1944: godine na prostoru čačanskog krajapp, 147.

16. DAVIDOVIĆ, TIMOTIJEVIĆ, 2002, Zatamnjena prošlost: Istorija ravnogoraca čačanskog kraja, I, p. 90. 17. VA, (Vojni arhiv) [Military Archives], Na, (Nemačka arhiva) [German Archives], 32-1-3. 18. AS, (Arhiv Srbije) [Archives of Serbia], BIA, (Zbirka dokumenata Bezbednosno- informativne agencije) [Collection of Documents from the Security Information Agency], IV-50. 19. VA, (Vojni arhiv) [Military Archives], Ča, (Četnička arhiva) [Četnik Archives], 20-1-35. 20. According to incomplete data of the State Commission for Investigation of Crimes Committed by the Occupation Forces and their Collaborators, 3 639 case of rape committed during the occupation were reported, 772 of which were committed by the Germans and 1,834 by the Bulgarians. AJ, (Arhiv Jugoslavije) [Archives of Yugoslavia], 110 (Državna komisija za utvrđivanje zločina okupatora i njihovih pomagača) [State Commission for Investigation of Crimes Committed by the Occupation Forces and their Collaborators]–55. 21. VA, Na, 271-1A-3.

22. Branislav BOŽOVIĆ, 1998, Beograd pod komesarskom upravom 1941, p. 124-125.

23. Miloš TIMOTIJEVIĆ, 2007, Prostitucija u Čačku tokom 20: veka, p. 183. 24. Katica Knežević was run out Valjevo by the city police for spreading sexual promiscuity among the soldiers and civilians, she had been arrested before but the German soldiers managed to keep her in Valjevo. IAB, (Istorijski arhiv Beograda) [Historical Archives of Belgrade], UgB-SP (Uprava grada Beograda – Specijalna policija) [Belgrade City Authority-Special Police], III-21/20, k.149/16. 25. The same thing happened to a prostitute who worked at an inn in Lapovo, being by descent from NDH territory, she was returned to her territory of origin. IAB, UgB-SP III-21/23, k.149/20.

26. DAVIDOVIĆ, TIMOTIJEVIĆ, 2002, Zatamnjena prošlost..., p. 242. 27. A women from Belgrade shocked the neighbors by seeing off the German soldiers and “appearing outside of her flat in a transparent nightgown.” AS, (Arhiv Srbije) [Archives of Serbia], G-25, (Zemaljska komisija za utvrđivanje zločina okupatora i njihovih pomagača) [Republic Commission for Investigation of Crimes Committed by the Occupation Forces and their Collaborators], f. 9, Zl. Br. 1745. 28. AS, G-25, Zl. Br. 1772.

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29. AJ, 110, inv. Br. 4252. There are witness reports that the SS and Police Commander of Belgrade August Meisner had two mistresses who were sisters who came from a respectable Belgrade family – they were shot after the war. Mi smo preživeli ... Jevreji o holokaustu,II, 2003 [We Have Survived … Jews on the Holocaust, II], Beograd, p. 324. 30. Milan Jovanović Stoimirović, Head of the State Archives, left a diary entry on the visit to a theatre performance attended by the German and Italian officers who could probably not understand the play but who together with their escorts represented an attraction for the other people present who thought it “was fantastic to see that crowd entering the theatre-the new future world.” STOIMIROVIĆ, date, Dnevnik, rukopis, [Diary, manuscript], Matica srpska.

31. DAVIDOVIĆ, TIMOTIJEVIĆ, 2002, Zatamnjena prošlost..., p. 240-241. 32. AS, BIA, IV-50. 33. AS, G-25, f.15, Zl. Br. 2392. 34. IAB, UgB-SP III-6/17, k.143/15. 35. Parents of a 17 year old school from Požarevac asked the District Command in June 1943 to find and return home their daughter who eloped with a German and ran away to Belgrade. AC, BIA, 1-7. 36. Milena Spasić, first a translator in the Field Command in Užice and Šabac and then translator for the Gestapo had a love affair with Paul William, the Head of the Gestapo in Šabac “she completely surrendered to him spiritually and physically and even traveled with him to Germany.” AS, G-25, f. 9, Zl. Br. 1755. 37. Two women in Topola, cooks for the German forces, not politically active before the war, became active propagandists of Nazi invisibility after working for the Germans and openly appeared in public and lived with German soldiers. AS, BIA, I-7. 38. Nemačka obaveštajna služba, IV [German Intelligence Service, IV], Beograd, 1959, 211. 39. M. Bruderer was described as a “sexually very aggressive” person who had intimate relations with several mostly young agents. Nemačka obaveštajna služba [German Intelligence Service], p. 289.

40. Simo C. ĆIRKOVIĆ, 2009, Ko je ko u Nedićevoj Srbiji 1941-1944: Leksikon ličnosti. Slika jedne zabranjene epohe, p. 47.

41. Venceslav GLIŠIĆ, 2009, Dosi je o Veri Pešić ili kako ne treba pisati istoriju obaveštajca, p. 178. 42. VA, Ča. 130-1-12. 43. VA, Ča. 255-1-52. 44. VA, Ča. 240-7-26. 45. VA, Ča. 255-1-54. 46. From June 1943 to March 1946 in France, 20 000 women accused of collaboration with German occupation forces were shorn, 40 % of the charges were for prostitution or sexual relations with the enemy. Volfgang ŠMALE, 2011, Istorija muškosti u Evropi (1450-200), p. 251. 47. VIRGILI, p. 213.

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48. [...] “Aryan women who had or supposedly had affairs with Jews were sheared and dragged through the city streets.” Gizela BOK, 2005, Žena u istoriji Evrope: Od srednjeg veka do danas, Beograd, 336, trad. Ljubinka Milenković. 49. The first case of head shaving took place in Denmark 1940, from 1943 on the number of case increased. Lulu Anne HANSEN, 2009, “‘Youth of the Rails’: Teenage Girls and German Soldiers–A Case Study in Occupied Denmark 1940-1945”, p. 139. There were cases of women being shorn in because of collaboration with the German occupiers after the capitulation. VIRGILI, p. 214.

50. ŠMALE, p. 252.

51. GILDEA, WIEVORKA, WARRING, 2006, Surviving Hitler and Mussolini..., p. 121. 52. The wife of Mašan Stojović was punished more severely, she was shot because of her collaboration with the Bulgarians. Božica MLADENOVIĆ, 1996, Žena u Topličkom ustanku 1917, p. 78.

53. Velimir PILETIĆ, 2002, Sudbina srpskog oficira, p. 66. 54. Ibid. 55. AS, (Arhiv Srbije) [Archives of Serbia], Đ-2, (Centralni komitet Saveza komunista Srbije) [Central Committee of the League of Communist of Serbia], OK Ar, 59. 56. A woman’s head was shaved in July 1944 because her brother was in Partisan movement, while another woman was beaten and raped because her husband was in the Partisan movement. AS, G-25, f. 39, Zl. Br. 5361. 57. VA, Ča, 80-2-45. 58. AJ, 110-40-107.

59. Kosta NIKOLIĆ, 1999, Istorija ravnogorskog pokreta 1941-1945, p. 310.

60. DAVIDOVIĆ, TIMOTIJEVIĆ, 2004, Dan posle – uništavanje organizacije JVuO i uspostavljanje vlasti komunista u čačanskom kraju 1944-1945, p. 34. 61. AJ, 103-167-183.

62. Momčilo MITROVIĆ, 2007, Srpska nacionalna čast pred zakonom 1945: godine, p. 326. 63. Two women, mistresses of German officers, were executed by a firing squad in Požarevac. Srđan CVETKOVIĆ, 2006, Između srpa i čekića: Represija u Srbiji 1944-1953, p. 212. 64. Some men, as was the case in Niš, returned to Serbia with their German wives. AS, BIA, IV-12. 65. Among the women indicted by the Court of Honor, was a former gymnasium pupil, who was sentenced to a year of easier forced labor because she maintained friendly relations with the members of the occupation forces. She was guilty because she had been seen in a bathing suit at the beach in Čačak twice with a German officer and because she fraternized with the so called domestic traitors. DAVIDOVIĆ, TIMOTIJEVIĆ, 2004, Dan Posle..., p. 43. 66. A group of six women were convicted in Niš, who were mostly married, as was underscored. Nataša MILIĆEVIĆ, 2009, Jugoslovenska vlast i srpsko građanstvo 1944-1950, p. 337.

67. MITROVIĆ, 2007, Srpska nacionalna čast..., pp. 59-72. 68. Istorijski arhiv Užice, Okružni sud u Užicu [Historical Archives of Užice, District Court of Užice], KNO i konf. Ča/a 1945.

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69. AS, BIA, I-36.

RÉSUMÉS

Ce texte étudie les circonstances dans lesquelles des femmes ont eu des relations intimes avec les occupants allemands en Serbie pendant la Seconde Guerre mondiale. On y analyse la politique et l’attitude des mouvements de résistance envers ces femmes tout comme l’importance sociale de ces relations. La fraternisation intime avec des membres des troupes d’occupation a été un phénomène typique dans tous les territoires occupés par les forces allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale. Qu’elle ait été dépendante du type de l’occupation, du nombre des occupants ou de sympathie envers le nazisme, cela a été la forme de collaboration la plus détestée et condamnée, car elle était vue comme une trahison à la fois nationale et sociale à l’encontre des normes patriarcales et morales en vigueur. Couper les cheveux devint ainsi une punition infligée par le mouvement Ravna Gora aux femmes qui avaient des relations avec les soldats allemands pendant l’Occupation. D’un autre côté, après la Libération, le Mouvement de libération nationale organisa des « marches » pour les femmes accusées de « collaboration horizontale ». Ces deux châtiments – cheveux tondus ou longues marches – outre des accusations pour relations sexuelles, contenaient souvent en arrière-plan une condamnation idéologique. Cacher l’idéologie sous une accusation sexuelle était une tentative pour dégrader les femmes et les priver de l’égalité des droits et de leur émancipation. Le traitement de la collaboration différencié selon les sexes était une tentative pour rétablir la domination masculine et le rôle traditionnel des sexes.

The paper will examine the circumstances in which women conducted intimate relations with the German occupiers in Serbia during WWII. It will analyze the policy and stand of the resistance movements towards such women as well as the social importance of these relations. Intimate fraternization with members of occupying forces was typical phenomenon for all territories under German occupation during World War II. Although it depended on the regime of occupation, number of the occupying forces and general sympathies towards , it became the most detested form of collaboration. Women fraternization with Germans was condemned since it was considered betrayal of national and patriarchal norms and morals. Cutting of women`s hair became a method of punishing women for intimate relations with German soldiers by Ravna Gora Movement during the occupation. On the other hand, after liberation, National Liberation Movement organized trails for women charged for “horizontal collaboration”. Punishment by cutting hair as well as post-war trails, beside real charges for sexual relationships had, in numerous cases, background in ideological disapproval. Concealing ideology behind sexual charges was an attempt of women gender degradation and deprivation of their right on equality and emancipation. The gender differentiated treatment of collaboration was an attempt to re-establish male dominance and traditional gender roles.

Чланак се бави околностима под којима су жене ступале у интимне везе са немачким окупатором у Србији током Другог светског рата. Анализирана је политика и однос антифашистичких покрета према таквим женама, као и друштвени значај који су везе имале.

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INDEX

Index géographique : Serbie Mots-clés : femmes, femmes, collaboration horizontale, collaboration horizontale, Occupation, Occupation Thèmes : Économie, Sciences sociales motsclesel Γυναίκες, «Οριζόντιος δωσιλογισμός», Κατοχή, Σερβία, Δεύτερος Παγκόσμιος Πόλεμος, Ιστορία των γυναικών, Ιστορία Keywords : Women, “Horizontal Collaboration”, Occupation, Serbia, Second World War, Gender history, History motsclestr Kadınlar, “Yatay İşbirliği”, İşgali, Sırbistan, İkinci Dünya Savaşı, Cinsiyet geçmişi, Tarih Index chronologique : vingt-et-unième siècle

AUTEUR

LJUBINKA ŠKODRIĆ Archives of Serbia, Belgrade

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Identité nationale et relations communautaires à travers l’œuvre poétique de Kóstas Montis National Identity and Communities Relations through the Poems of Costas Montis

Alexandre Lapierre

Introduction

1 La poésie à Chypre est un genre populaire pratiqué depuis l’Antiquité1. Les auteurs les plus célèbres se sont souvent inspirés de la tradition orale des joutes poétiques improvisées2 ( τσαττίσματα; ερωτικά) par des poètes autodidactes, pour créer une production profondément ancrée dans l’actualité de l’île et dans ses préoccupations. Ils le font parfois crûment, comme on peut le constater. Nous pouvons ainsi observer dans les textes de Kóstas Montis ou d’Andreas Pastellas la ferveur nationaliste des années de lutte pour l’indépendance. Cette poésie évolue dans ses thématiques et sa symbolique, mettant en avant tantôt l’affirmation communautaire, tantôt la douleur et la colère, et, plus récemment, les espoirs de réunification et l’identité commune entre Chypriotes grecs et turcs dans la nostalgie d’un passé révolu (idéalisé peut-être ?) où les deux communautés vivaient en bonne intelligence.

2 Montis est un auteur emblématique de Chypre puisque c’est l’un des Chypriotes les plus connus, correspondant de l’Académie d’Athènes, nommé pour le Prix Nobel de littérature, (il est au programme des enseignements de littérature en Grèce), mais aussi l’un des plus engagés en faveur de l’indépendance de Chypre. Il est très connu pour sa prose (des recueils de nouvelles, Γκαμήλες κι άλλα διηγήματα [Chameaux et autres nouvelles] en 1939, Ταπεινή ζωή [Vie humble] en 1944, Διηγήματα [Nouvelles] en 1970, deux romans, en 1964, Κλειστές πόρτες [Les Portes closes] et Αφέντης Μπατίστας [Le Baptiste], roman de 1984), mais également pour sa poésie riche d’une dizaine de recueils.

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3 Montis, est né en 1914 à Famagouste ; son histoire personnelle est, à l’image de celle de Chypre, marquée dans une certaine mesure par la mort, le déchirement, et la déception3. Il perd sa mère à l’âge de 11 ans, quelques années plus tard deux de ses frères, et son père, à l’âge de 16 ans. Après des études primaires et secondaires dans l’île, il entreprend des études de Droit à Athènes, à une époque où l’administration britannique ne permet pas l’exercice des professions d’avocat à ceux qui ont fait leur Droit en Grèce. Ce choix n’est pas anodin, car il espère qu’avant la fin de ses études l’union avec la Grèce sera réalisée. La déception de cet espoir le marque durablement, y compris dans son art. À la même époque, il est correspondant à Athènes pour le journal chypriote Eleftheria sous le nom d’emprunt de Kóstas Alkimos. À son retour à Chypre, il trouve un emploi d’administrateur dans une compagnie minière grecque. Puis il devient enseignant à l’école de comptabilité de Kyrenia. En 1942, il s’installe à Nicosie et crée avec Achilléas Lymbourides et Phivos Moussoulides le premier théâtre professionnel de Chypre, Lyriko. Jusqu’en 1946, il publie avec la collaboration de Moussoulides le périodique The Theater. Cette même année, il intègre la Chambre de commerce chypriote dont il édite le journal. Il publie aussi le journal Elefthera Phoni jusqu’en 1947 avant d’intégrer le journal Ethnos un an plus tard. En 1950, il devient secrétaire général de la Chambre de commerce de Chypre. De 1956 à 1969, il est en charge du cahier littéraire du magazine Time of . En 1961, il prend ses fonctions de Directeur du Tourisme, fonction qu’il occupe durant 15 ans avant de prendre sa retraite en 1976. Si Montis a commencé sa carrière par la rédaction de pièces de théâtre, son œuvre est particulièrement riche par la variété des textes et des styles. Il a composé pour le théâtre, mais il est aussi connu pour ses contes, sa poésie, pour enfants notamment, ses romans, rédigés en grec démotique, en anglais, mais aussi dans la première langue qu’il ait parlée, le dialecte chypriote. Reconnu comme une « voix littéraire de Chypre ». Il a été nommé pour le prix Nobel en 1984, et reconnu correspondant de l’Académie d’Athènes en 2000.

4 Lorsqu’éclate la lutte pour l’indépendance de Chypre en 1955, Montis s’engage dans le combat de l’EOKA, il est d’ailleurs guide politique des membres de l’organisation à Nicosie. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait choisi de rédiger sur ce sujet un roman, les Portes closes. L’œuvre poétique de Montis est très marquée par l’engagement identitaire de la communauté chypriote mais l’auteur y fait part aussi de ses doutes et de sa douleur au gré des épreuves traversées par le peuple de Chypre. Montis a en effet vécu toutes les périodes marquantes de l’histoire récente de Chypre, sa poésie en est un reflet.

5 Aussi ai-je choisi d’articuler cette intervention autour de trois thématiques qui structurent le questionnement identitaire au sein de la communauté grecque de Chypre : la ferveur nationale, le doute, et pour finir la douleur et la colère.

La ferveur nationale

6 Cette ferveur pour la libération nationale est mise en chants par de jeunes poètes, membres de l’EOKA, au nombre desquels compte Michalakis Karaolis dont certains vers extraits du poème Αίσχος Άγγλοι4 [Infâmes Anglais], particulièrement virulent envers les Anglais, sont repris dans un chant de l’organisation. Karaolis est l’incarnation du sacrifice des jeunes combattants de l’EOKA, c’est en effet le premier d’entre eux à être pendu en mai 1956 par les Anglais.

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Αίσχος Άγγλοι [Infâmes Anglais]

Αίσχος Άγγλοι π’αγνοείτε Infâmes Anglais qui ignorez Την ελληνική καρδιά le cœur grec Που ζωή δεν λογαριάζει qui ne compte pas sa vie Για να βρει την Λευτεριά. quand il s’agit de sa Liberté.

Τα Ελληνόπουλα δεν ξέρουν Les Jeunes Grecs ne savent pas Μόνο πως πρέπει να ζουν seulement qu’ils doivent vivre Ξέρουν πως και να πεθαίνουν ils savent aussi qu’ils doivent mourir Την πατρίδα να τιμούν. pour honorer la patrie.

7 Montis cite Κaraolis par son prénom dans les Portes closes sans pour autant s’attarder sur ses faits d’armes ni sur l’importance du jeune homme – alors âgé d’une vingtaine d’années – au sein de l’organisation. Il insiste en revanche sur son sacrifice et son supplice.

Premier extrait des Portes closes

Ό Μιχαλάκης κατόρθωσε να σημειώση στο Ευαγγέλιό του [...] τα μαρτύρια που τράβηξαν φυλακή (Άφήστε τη μητέρα του να ρωτά. Μην της πήτε τι λεν εκείνα τα μισοσβησμένα σημαδάκια. Μην της πήτε γιά την αναπαράσταση της εχτελέσεως πούκαναν κάθε μέρα οι κομμάντος απέξω απ’ το κελλί τους. Κίχ! Έκλειναν τα παιδιά τα μάτια, έκλειναν σφιχτά τ’ αυτιά να μην ακούν. Εh you, kih !) Michalakis a réussi à écrire des notes dans sa Bible [...] sur les endurées en détention (Laissez sa mère à ses questions. Ne lui dites pas la signification de ces signes à peine lisibles. Ne lui parlez pas des simulacres d’exécutions que les commandos faisaient chaque jour en dehors de leurs cellules. Kih ! Les enfants fermaient les yeux, ils se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre. Eh you, kih !)5

8 Il célèbre aussi Evagóras Pallikarídis à plusieurs reprises dans ses recueils, et notamment ces quelques vers6, dans lesquels il semble regretter un manque de courage chez lui et les autres poètes, alors que le jeune Pallikarídis a délaissé la protestation poétique pour l’action et qu’il s’avance vers la potence… à moins qu’il ne condamne un geste vain dicté par l’innocence de la jeunesse.

Για τον Ευαγόρα Παλλικαρίδη [Pour Evagóras Pallikarídis]

Για τον εικοσάχρονο ποιητή Pour le poète de vingt ans Ευαγόρα Παλλικαρίδη Evagóras Pallikarídis Που απαγχόνισαν οι Εγγλέζοι. Que les Anglais ont pendu.

Όταν εμείς εξακολουθούσαμε Alors que nous continuions Να γράφουμε στοίχους À rédiger des vers, Εκείνος διέκοπτε Lui s’est interrompu Και ανέβαινε στην αγχόνη. Pour monter à la potence.

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9 Pallikarídis est né le 28 février 1938 dans la région de , où il a effectué ses études primaires et secondaires. Il entre de manière spectaculaire dans la résistance en sabotant une cérémonie en l’honneur de la reine Élizabeth en juin 1955. Il quitte les bancs du lycée de Paphos la même année pour intégrer les rangs de l’EOKA. Le 18 décembre 1956, il est arrêté par la police britannique en compagnie de deux camarades. L’équipe transporte du ravitaillement et des armes. Pallikarídis, qui détient en plus une arme lourde, est conduit en détention pour être jugé. Malgré les protestations de la Grèce et des demandes de grâce formulées par ses camarades de lycée, il est exécuté le 13 mars 1957, à peine âgé de 19 ans. C’est le plus jeune mais aussi le dernier combattant de l’EOKA à avoir été exécuté par les autorités britanniques.

10 Montis évoque enfin sa fierté de poète grec dans le poème Ελληνες ποιητές7 [Les Poètes Grecs], extrait du recueil Ποίηση του Κώστα Μόντη [Poésie de Kóstas Montis], publié en 1962. Il y souligne aussi le sentiment de solitude et d’abandon des habitants grecs de cette île éloignée de la Mère-Patrie.

Έλληνες ποιητές [Les Poètes grecs]

Ελάχιστοι μας διαβάζουν Très peu nombreux sont ceux qui savent notre langue Très peu nombreux ceux qui nous lisent Ελάχιστοι ξέρουν τη γλώσσα μας

Μένουμε αδικαίωτοι και αχειροκρότητοι Nous vivons sans que l’on nous ait rendu justice, sans applaudissements

Σ’αυτή τη μακρυνή γωνιά Dans ce lieu éloigné, Όμως αντισταθμίζει που γράφουμε Mais ceci est compensé par le fait que nous écrivons en Grec. Ελληνικά.

Le doute

11 Le doute dans l’expression littéraire apparaît peu de temps après la liesse de l’indépendance, avec les tragiques événements de l’hiver 1963-1964. C’est un choc pour de nombreux auteurs qui entrevoient dans l’escalade des troubles un risque de destruction de la société chypriote. Certains évoquent ainsi une remise en question de leur engagement nationaliste, et émettent des doutes sur l’avenir de leur île. C’est le cas de Montis dans les Portes closes. Il y décrit certes la ferveur du peuple chypriote grec pour l’ (union à la Grèce), mais évoque aussi à la fin de l’ouvrage des doutes sur l’issue d’un combat qui risque de se transformer en gâchis pour le peuple chypriote. La conclusion de l’ouvrage est assez évocatrice à ce sujet, l’histoire que nous conte Montis ne se termine pas bien puisque seule la mère reste survivante, et qu’elle n’a plus de raison d’exister puisque sa famille a disparu.

Deuxième extrait des Portes closes

Η μητέρα είναι μονάχη στο σπίτι και τριγυρνά και ψηλαφά τούς τοίχους, ψηλαφά στο κρεββάτι του Νίκου, το γραφείο του πατέρα, την πολυθρόνα του, την τσάντα τής Στάλως, τα βιβλία της. Η μητέρα δεν ακούει τίποτα, δεν έχει επαφή με τη γιορτή, δεν

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έχει επαφή με τον κόσμο. Η μητέρα δεν υπάρχει. Δε χρειάζεται να υπάρχει γιατί κανένας δε θα χτυπήση τις κλειστές πόρτες...8 La mère est seule à la maison, elle tourne en rond et tâte les murs, elle touche le lit de Nikos, le bureau du père, son fauteuil, le sac de Stalo, ses livres. La mère n’entend rien, elle n’a pas de contact avec la fête, elle n’a pas de contact avec le monde. La mère n’existe pas. Elle n’a plus de raisons d’exister car personne ne viendra frapper aux portes closes...

12 À travers l’image de la mère, c’est probablement ici la figure de la Mère-Patrie qui est remise en cause. Que lui sert d’exister si le combat qu’elle a suscité a tué tous ses enfants ?

13 Montis publie ce roman en 1964, soit quelques mois après les premiers troubles intercommunautaires ayant justifié l’intervention de la Force des Nations Unies à Chypre, il apporte donc une réponse non seulement à Durrell, mais aussi à l’actualité tragique de l’île. C’est par cette phrase aux intonations prémonitoires qu’il rappelle la bonne entente passée entre les deux communautés, et interpelle la communauté internationale et ses responsabilités.

Troisième extrait des Portes closes

Άρχιζε μια ιστορία που κανείς δεν ήξερε που και πότε θα τελείωνε, που κανείς δεν ήξερε ποιοί και πότε θα πλήρωναν γι’ αυτή (ποιοί στην Ελλάδα, ποιοί στην Τουρκιά, ποιοί στην Αγγλία, ποιοί σ’ ολάκερο τον κόσμο.[...] Πρέπει ν’ αναζητηθή ο υπεύθυνος γιατί είχαμε ζήσει εκατοντάδες χρόνια μ’ αυτούς τους ανθρώπους. Κι’ ούτε ήταν αυτοί που βλέπαμε τώρα. Ποιός τους είχε αλλάξει; ποιός είχε επιλέξει εκείνο το συρφετό; Ήξερε με τι φωτιά έπαιξε;)9 Une histoire commençait dont personne ne savait où ni quand elle se terminerait, dont personne ne savait quand ni qui devrait payer pour cela (Qui en Grèce, qui en Turquie, qui en Angleterre, qui dans le Monde entier. [...] Le responsable doit être recherché car nous avions vécu plusieurs siècles avec ces gens. Mais à présent ils n’étaient plus ceux que nous avions connus. Qui les avait changés ? Qui avait levé ce ramassis de gens suspects ? Savait-il avec quel feu il jouait ?)

14 Il est aussi présent dans les Lettres à la Mère. Ces lettres sont une correspondance fictive entre Montis et sa mère, dans laquelle il n’hésite pas à nous livrer son ressenti, dans des textes sombres. Cette correspondance prend la forme de trois longs poèmes publiés respectivement en 1965 (Première Lettre à la Mère), en 1972 (Deuxième Lettre à la Mère), et en 1980 (Troisième Lettre à la Mère).

Deuxième Lettre à la Mère

Mère, tout ceci est un cercle vicieux, mère, nous sommes tous un cercle vicieux, une vaste plaisanterie. nous sommes assis à nos pupitres d’écoliers et nous écoutons les orateurs nous mentir nous sommes assis sur les bancs et nous écoutons les orateurs dont nous savons qu’ils mentent et nous les écoutons ces orateurs qui savent combien nous savons qu’ils mentent… … Et voilà la révolution Qui ne change rien… … En fait il n’y a pas de révolution, Il n’y a pas de « nouveau système

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… Mère tu ne reconnaîtras pas l’île. … Mère je t’ai parlé au début d’une plaie En fait, cette plaie c’est notre espoir, Mère Cette plaie saignante Cette plaie vivante. Cela te paraît singulier, mais c’est ainsi. Et elle est de plus en plus saignante, de plus en plus vivante… (Œuvres complètes, p. 900)

Troisième Lettre à la Mère

15 Cette troisième et dernière Lettre à la Mère publiée en 1980 est lourde de la colère et de la douleur provoquée par les événements tragiques de l’été 1974. Je te le signifie autrement : « avec violence » Avec violence, avec tristesse, plaie, mère…

La douleur et la colère

16 Dix ans après l’indépendance (1960) Chypre sombre définitivement dans la violence. Montis qui a soutenu le combat de l’EOKA (pas de l’EOKA-B il faut le préciser) et la politique du gouvernement légal s’adresse dans le poème Κύπριος νεκρός της τούρκικης εισβολής10 [Le mort chypriote de l’invasion turque] aux combattants morts au cours des événements. Il y souligne le caractère presque dérisoire de ce conflit au regard des grands problèmes du monde ; l’honneur d’une telle mort n’aurait finalement qu’une répercussion locale et donc limitée, qui s’intéresse au sort des Chypriotes ?

Κύπριος νεκρός της τουρκικής εισβολής [Le Mort chypriote de l’invasion turque]

Τουλάχιστο να σκοτωνόμουνα σ’ ένα Si au moins j’étais tué au cours

μεγάλο παγκόσμιο πόλεμο, επιτέλους d’une grande guerre mondiale, enfin.

Μα σκοτώθηκα σ’ ένα Mais j’ai été tué dans une petite guerre

μικρό κι’ ασήμαντης χώρας, d’un pays insignifiant,

που δεν ξέρω αν θ’ ανεγείρη καν dont je ne sais s’il érigera même

κάνα μνημείο στους νεκρούς της, un monument à ses morts

που κι’ αν ανεγείρη καθόλου δε θα et s’il érige quelque-chose cela ne sera pas comparable, συγκρίνεται, βέβαια, bien entendu,

με τ’ αντίστοιχα μνημεία των μεγάλων avec les autres monuments des grands pays χωρών,

με τ’ αντίστοιχα μνημεία των μεγάλων avec les autres monuments des grandes guerres, πολέμων,

που κι’ αν ανεγείρη δε θα ν’ «αξιοθέατο» για et s’il érige quelque-chose il ne « méritera » pas d’être τους περιηγητές, vu pour les voyageurs,

κι’ ούτε θα περιλαμβάνεται στο πρόγραμμα et il ne sera même pas inclus au programme

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των επιβεβλημένων επισκέψεων des visites imposées

των ξένων επισήμων. des officiels étrangers.

17 Montis consacre un grand nombre de poèmes à l’invasion turque dont le titre comprend systématiquement l’expression «τουρκική εισβολή» [invasion turque], et qui recouvrent tous les aspects du drame humain de l’invasion. C’est ainsi par exemple l’attente insoutenable des mères de portés disparus, certaines ont attendu plusieurs mois, à venir patienter au centre de Nicosie au check-point de Ledra Palace11 avant de pouvoir revoir maris ou fils déportés en Turquie, d’autres attendent toujours aujourd’hui.

Τουρκική εισβολή, η μητέρα του αγνοουμένου [Invasion turque, la mère du porté disparu]

Τι ήταν αυτό πάλι να στριγγλίξη έτσι Qu’avait-elle à nouveau à crier sa douleur ainsi

και να φτάνουν οι λυγμοί της ως το μικρόφωνο au point que ses sanglots parvenaient au micro de του ομιλητή l’orateur

και να επεμβαίνουν και να συμμεταδίδωνται au point qu’ils s’ingéraient, au point qu’ils se greffaient au discours

Δεν καταλάβαινε επιτέλους Ne comprenait-elle pas enfin

πως άλλο ήταν το θέμα σήμερα; qu’aujourd’hui le sujet était tout autre ?

18 L’évocation poétique des lieux perdus est constante chez les auteurs de Montis à Passiardis. C’est particulièrement le cas de la chaîne de Kyrénia et du Pentadactylos. Montis consacre à cette montagne caractéristique par sa forme plusieurs poèmes, évoquant notamment l’amertume et le désespoir et une certaine forme de fatalisme devant l’occupation turque dans deux poèmes aux titres identiques Πενταδάχτυλος, Ιούλιος-Αύγουστος 1974 [Pentadactylos, juillet-août 1974].

Πενταδάχτυλος, Ιούλιος-Αύγουστος 1974 [Pentadactylos, juillet- août 1974]

Τώρα πια θα καθόμαστε ολημέρα Nous allons maintenant nous asseoir toute la journée

αντικρύ ο ένας στον άλλο L’un face à l’autre να κοιταζόμαστε περίλυπα; Pour nous observer tristement ?

Νά πού χρειάστηκε τώρα À quoi nous sert maintenant η μούντζα της απαλάμης σου, l’injure de ta paume ouverte, να μου ξηγήθηκε τώρα Que l’on m’explique maintenant η ανεξήγητη μούντζα της υψωμένης απαλάμης l’injure inexpliquée de ta paume ouverte levée vers le σου. ciel.

Μούτζωσε μας, Πενταδάχτυλε ακριβέ, Tu peux nous injurier, oui toi Pentadactylos,

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έτσι π’ αφήσαμε τόσο άφρονα toi que nous avons laissé si imprudemment να τουρκοπατηθής! tomber aux mains des Turcs !

19 L’identité et la perception communautaire se ressentent considérablement du traumatisme de 1974, elles conditionnent le positionnement de la communauté grecque vis-à-vis de la communauté turque. Les sentiments de victimisation et d’injustice entretenus dans la mémoire collective des Chypriotes grecs engendrent leur hostilité à l’égard de l’autre partie. Le souvenir des bombardements et de l’invasion, issue tragique de la rivalité inter-ethnique, encourage dans les esprits l’idée que la communauté turque et son soutien, la Turquie, constituent une menace. L’expérience des réfugiés est particulièrement marquante dans ce cas et elle traumatise les familles sur plusieurs générations. Il faut cependant souligner que c’est plus à l’encontre des colons venus de Turquie depuis 1974 que les attitudes négatives s’expriment12.

20 À la différence d’autres auteurs, Montis ne semble pas trop insister sur les responsabilités locales. Il dénonce cependant la multiplication des images commémoratives, des inaugurations de monuments après 1974, qui le laissent dubitatif. Dans le poème « La Statue non-dévoilée »13, publié en 1974 dans son anthologie de la poésie chypriote, l’auteur s’attaque au monde des décideurs, au caractère vain de certaines politiques qui ont conduit l’île au drame. La réification du narrateur et de sa communauté en forme de statue insiste sur la manipulation dont, pense Montis, le peuple chypriote fait l’objet. Nous pouvons y voir l’évocation des nombreuses constructions de monuments commémoratifs à la mémoire des combattants de l’EOKA, mais aussi après les événements de 1974, une multiplication qui banalise tous ces monuments, finalement oubliés par les politiques qui les ont commandés, préoccupés par d’autres soucis. Nous remarquons aussi une analogie troublante avec un monument édifié au centre de Nicosie et qui apparaît dans le documentaire de Michel Cacoyannis, « Attila 1974 ». Cette statue commémorant la libération du peuple chypriote de l’esclavage devait être inaugurée, lorsqu’eut lieu le coup d’État de juillet 1974, et l’invasion turque, elle ne fut jamais inaugurée et resta couverte de draps, c’est ainsi qu’elle nous apparaît dans le documentaire de Cacoyannis, avec en commentaire Monseigneur Makarios III expliquant que cette statue ne sera dévoilée que lorsque Chypre sera libérée du joug étranger.

La Statue non dévoilée

Une statue, au bas de la rue, voici ce que nous sommes, et nous avons attendu longtemps pour qu’ils nous inaugurent. Un hiver et un été nous avons attendu et maintenant deux hivers et deux étés, à attendre Le drap qui nous recouvre est passé, et déchiré non loin de nos yeux. Les officiels sont très occupés nous a-t-on dit, nous ne sommes pas, nous a-t-on dit, une priorité les récents troubles ont mis au jour de nombreuses statues, nous a-t-on dit. Nous comprenons cela. Pourquoi se sont-ils tant pressés à nous installer, Pourquoi n’y ont-ils pas pensé avant de nous disperser ainsi ? Si on en vient à cela ils n’ont même pas besoin d’être officiels : Si seulement il y avait quelque esprit chrétien pour tirer le drap, si seulement quelque enfant malicieux venait jouer avec,

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si seulement les gitans venaient une nuit le voler. Oublions l’idée qu’il puisse rester assez longtemps pour suivre petit à petit l’horrible progrès des loques que le vent enlève ; Oublions l’idée qu’il puisse rester jusqu’à ce que le temps l’ait détruit, jusqu’à ce que les passants soient fatigués, jusqu’à ce que leur curiosité soit fatiguée, jusqu’à ce qu’ils ne regardent plus jusqu’à ce que cela n’ait plus aucune importance qui est découvert jusqu’à ce que cela n’ait plus aucune importance ce que nous représentons.

21 Montis est en revanche particulièrement virulent envers la politique internationale, et notamment l’action des États-Unis. Il s’adresse particulièrement au représentant de leur politique étrangère au début des années 1970, le secrétaire d’État Henry Kissinger. Montis souligne sa responsabilité dans l’affaire de Chypre à plusieurs reprises. Dans le poème «Ο Ταχυδακτυλουργός»14 [Le prestidigitateur], extrait du recueil Πικραινόμενος εν εαυτώ [Amer en moi même], publié en 1975, l’auteur s’attaque à la malice du diplomate américain sur un ton assez désabusé.

Ο ταχυδακτυλουργός [Le Prestidigitateur]

Στο Henry Kissinger, À Henry Kissinger,

Μην ψάχνετε στα μανίκια του, Ne cherchez pas dans ses manches,

μήν ψάχνετε κάτω απ’ το καπέλο του, ne cherchez pas sous son chapeau,

αφήστε τον άνθρωπο να κάνη το νούμερμό του! laissez l’homme faire son numéro !

Extrait du recueil Πικραινόμενος εν εαυτώ [Amer en moi-même], 1975.

22 Montis se fait encore plus virulent dans le poème «‘Στιγμές’ της εισβολής»15 [« Moments » de l’occupation], extrait du même recueil. Évoquant Hitler et l’holocauste il ose l’invective raciale à l’encontre du diplomate américain.

«Στιγμές» της εισβολής [« Moments » de l’occupation]

Στο Henry Kissinger, À Henry Kissinger,

Για σένα πολεμήσαμε το Χίτλερ, Εβραίε Nous avons combattu Hitler pour toi, Juif de mauvais δίσεκτε, augure,

για σένα, Εβραίε δίσεκτε, pour toi, Juif de mauvais augure,

κλάψαμε στο"Ήμερολόγιο της Άννας nous avons pleuré sur le « Journal d’Anne Frank » ; Φράνκ";

Φαίνεται πως εσένα γύρευε από διαίσθηση ο Il semble qu’Hitler ait eu pour toi de l’intuition Χίτλερ

και δυστυχώς διέφυγες, et malheureusement tu lui as échappé

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και δυστυχώς πήγαν άδικα έξη εκατομμύρια et malheureusement six millions de personnes ont péri άνθρωποι... injustement...

Extrait du recueil Πικραινόμενος εν εαυτώ [Amer en moi-même], 1975.

Conclusion

23 J’ai voulu par ce rapide panorama montrer comment la poésie de Montis accompagne, avec la sensibilité de l’auteur les grands événements qui ont bouleversé l’histoire récente de Chypre. Elle met parfois crûment en exergue la colère du poète engagé. Elle est enfin un saisissant reflet de préoccupations qui marquent encore aujourd’hui la communauté chypriote grecque.

BIBLIOGRAPHIE

BOUVIER Bertrand, LAZARIDIS Anastasia Danaé, 1984, « Improvisateurs Chypriotes : une journée avec les poètes populaires des kokkinochoria », in Actes du VIIIe Congrès International des Néohellénistes des Universités francophones, Montpellier 10-11-12 mai 1984.

DANIELIDOU Liana, HORVATH Peter, 2006, “Greek Cypriot Attitudes Toward and Turkish Immigrants”, in The Journal of Social Psychology, no 146, vol. 4, Heldref Publications, pp. 405-421, http://academos.ro/sites/default/files/biblio-docs/207/journalofsocialpsychology.pdf [consulté le 23 mars 2016].

MONTIS Kóstas, 1987, Άπαντα α’ [Œuvres Complètes, t. 1], Nicosie : Σ. Λειβαδιώτης.

MONTIS Kóstas, 2008, Κλειστές Πόρτες [Les Portes closes], Dayton: Feather Star Publishing (réédition).

PARATHEFTIS Michalakis, IOANNIDOU‑STAVROU Roula, 1996, Το Επος της ΕΟΚΑ 1955-1959 [Le Combat de l’EOKA], Συμβούλιο Ιστορικής Μνημής Αγώνα ΕΟΚΑ 1955-1959, Υπουργείο Παιδείας και Πολιτισμού [Conseil pour la mémoire historique de la lutte de l’EOKA, Ministère de la Culture et de l’Éducation].

NOTES

1. Ce texte est né d’une intervention à la journée Écritures balkaniques de l’Inalco (sous la direction de Frosa Pejoska‑Bouchereau) le 18 décembre 2009.

2. Sur cette tradition orale, voir l'article de Bertrand BOUVIER et Anastasia Danaé LAZARIDIS, « Improvisateurs Chypriotes : une journée avec les poètes

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populaires des kokkinochoria », in Actes du VIIIe Congrès international des néo- hellénistes des universités francophones, Montpellier 10-11-12 mai 1984, p. 22. 3. Kóstas Montis s'explique à ce sujet dans les toutes premières pages des Portes closes : «Η τελευταία μου συλλογή διηγήματα (Ταπεινή Ζωή) εκδόθηκε το 1944. Από τότε δεν ξανασχολήθηκα συστηματικά με το διήγημα. Μια ζωή γεμάτη αγωνίες, έγνοιες κι' απογοητεύσεις διέσπασε μέσα μου τη συνέχεια, μ' αποκέντρωσε». [« Mon dernier recueil de nouvelles est paru en 1944. Depuis je ne suis plus penché systématiquement sur l'écriture de nouvelles. Une vie de combats, de soucis, et de déceptions a rompu en moi le sens de la continuité, elle m'a désaxé. »], MONTIS, 2008, Κλείστες Πόρτες [Les Portes closes], p. 5. 4. Le texte du poème est plus long, il dénonce l'inhumanité des forces britanniques d'occupation. Michalakis KARAOLIS in PARATHEFTIS Michalakis, IOANNIDOU‑STAVROU Roula, 1996, Το Επος της ΕΟΚΑ 1955-1959 [Le Combat de l'EOKA], Συμβούλιο Ιστορικής Μνημής Αγώνα ΕΟΚΑ 1955-1959, Υπουργείο Παιδείας και Πολιτισμού [Conseil pour la mémoire historique de la lutte de l'EOKA, Ministère de la Culture et de l'Éducation], p. 55. 5. MONTIS, p. 66. 6. Lecture par le poète, extraits de Άπαντα [Œuvres Complètes], film disponible sur www.costasmontis.com 7. MONTIS, 1987, ΄Ελληνες ποιητές [Les Poètes grecs], in Άπαντα α' [Œuvres complètes, t. 1], p. 456. 8. MONTIS, 2008, Κλειστές Πόρτες [Les Portes closes], p. 153. 9. MONTIS, p. 149.

10. MONTIS, 1987, extrait du recueil Κύπρια Ειδώλια, paru en 1980 «Κύπριος νεκρός της τουρκικής εισβολής», in Άπαντα α' [Œuvres complètes, t. 1], p. 662. 11. Jusqu’en 2003, c'était le seul point de passage entre les deux parties de l'île, et le bâtiment est aujourd'hui le siège de la FNUCYP, présente depuis 1964. 12. DANIELIDOU Liana, HORVATH Peter, 2006, “Greek Cypriot Attitudes Toward Turkish Cypriots and Turkish Immigrants”, in The Journal of Social Psychology, no 146, vol 4, Heldref Publications, pp. 405-421. 13. MONTIS, Unrevealed statue [La Statue non dévoilée], p. 159.

14. MONTIS, 1987, Ο Ταχυδακτυλουργός [Le prestidigitateur], in Άπαντα α' [Œuvres Complètes, t. 1], p. 569. 15. MONTIS, «Στιγμές» της εισβολής [« Moments » de l'occupation], p. 229-231.

RÉSUMÉS

Kóstas Montis est un auteur emblématique de la poésie chypriote grecque du XXe siècle, l’un des plus connus et célébrés ; sa poésie, comme celle de nombreux de ses confrères chypriotes reflète les passions et tragédies de l’île, la ferveur de la lutte pour l’indépendance, la douleur et la colère,

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les espoirs de réunification et la mise en avant d’une identité commune entre Chypriotes grecs et turcs.

Costas Montis is a leading writer of the Greek-Cypriot poetry of the 20th century, one of the most well-known and celebrated; his poetry, as the works of others Cypriot poets, reflects the passions and tragedies of the island, the height of the fight for independency, the pain and anger, the hope for reunification and the highlighting of a common identity between Greek and Turks Cypriots.

Ο Κώστας Μόντης είναι μία εικονική προσωπικότητα της ελληνικοκυπριακής ποίησης του 20ου αιώνα, μία από τις πιο γνωστές και φημισμένες. Η ποίησή του, όπως και τα έργα των άλλων Κύπριων ποιητών, αντικαθρεφτίζει τα πάθη και τις τραγωδίες του νησιού, τη φλόγα για τον απελευθερωτικό αγώνα, τον πόνο και την οργή, την ελπίδα για την επανένωση και την προβολή μίας κοινής ταυτότητας των Κύπριων, Ελλήνων και Τουρκών.

INDEX

Thèmes : Littérature grecque, Poésie, Histoire et littérature Mots-clés : Montis Kóstas (1914-2004), Montis Kóstas (1914-2004) Keywords : Montis Costas (1914-2004), Cyprus, Twentieth Century, Greek literature, Poetry, History and literature motsclesmk Монтис Костас (1914-2004), Кипар, Дваесеттиот век, Грчката литература, Поезија, Историја и литература motsclestr Montis Kostas (1914-2004), Kıbrıs, Yirminci yüzyıl, Yunan Edebiyatı, Şiir, Tarih ve Edebiyat motsclesel Μόντης Κώστας (1914-2004), Κύπρος, Εικοστός αιώνας, Ελληνική λογοτεχνία, Ποίηση, Ιστορία και λογοτεχνία Index géographique : Chypre Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

ALEXANDRE LAPIERRE CREE, Inalco, Sorbonne Paris Cité

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Mémoire et politique à Chypre du Nord Les usages des célébrations patriotiques et des manuels scolaires par le nationalisme turc Memory and Politics in : Patriotic Celebrations and School Textbooks as used by Turkish Nationalism Η Μνήμη και τα πολιτικά στην Βόρεια Κύπρο: Πατριωτικές τελετές και σχολικά εγχειρίδια όπως χρησομιποιούνται από τον τούρκικο εθνικισμό

Mathieu Petithomme

1 L’étude d’une société doit être fondée sur le dévoilement de son « historicité » à partir de ses événements historiques et de ses luttes sociales majeures (Bayart, 2006, 19-61). Mais les représentations du réel et du passé sont sujettes à des luttes idéologiques. La « mémoire collective » d’une nation, transmise par les institutions politiques et éducatives d’État à travers les commémorations patriotiques et l’école, contribue à socialiser un peuple dans une même narration historique sur son passé. Mais elle constitue aussi une vision particulière, qui se fonde le plus souvent sur la narration dominante de l’histoire de cette nation. Dans les sociétés post-conflit, le rapport des citoyens à la « mémoire nationale » demeure un enjeu contentieux qui peut être utilisé politiquement afin de justifier des visions nationalistes de l’histoire. À Chypre, le conflit de 1974 a entraîné la partition de l’île entre la République de Chypre et la « République turque de Chypre du Nord, RTCN » (Kuzey Kıbrıs Türk Cumhuriyeti, KKTC), autoproclamée indépendante depuis le 15 novembre 1983, mais uniquement reconnue par la Turquie. Même si cinq points de passages ont été ouverts en 2003 puis la rue Ledra à Nicosie le 21 avril 2008, le nord et le sud de l’île sont restés physiquement divisés de 1974 à 2003. Le conflit de 1974 a mis fin à une coexistence pluriséculaire entre les Chypriotes grecs et turcs, forgeant des regroupements forcés de population et une territorialisation des identités politiques.

2 Pendant trois décennies, les nationalistes ont dominé les espaces sociaux du nord et du sud, diffusant des visions distinctes de l’histoire du conflit et de la mémoire auprès de

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plusieurs générations de Chypriotes. Impliqué dans un processus de « nationalisation » de la RTCN, entendu comme « la construction d’une identité partagée et d’un sens de l’unité au sein d’une population donnée, à travers l’éducation, la propagande, l’idéologie et les symboles étatiques » (Kolsto, Blakkisrud, 2004, 8), le régime institué par Rauf Denktaş dès 1975, dominé par les anciens combattants de l’« organisation turque de résistance » (Türk Mukavemet Teşkilatı, TMT), s’est fondé sur une propagande exaltant le nationalisme turc, diabolisant les Chypriotes grecs et les « terroristes » de l’EOKA (Ethniki Organosis Kyprion Agoniston). Mais cette vision conflictuelle de la mémoire du conflit a été progressivement remise en cause à la suite des manifestations massives en faveur de la paix et de la réunification de 2002-2003, puis de l’accession au pouvoir du parti républicain turc (Cumhuriyetçi Türk Partisi, CTP) plus favorable à la réconciliation de 2003 à 2009.

3 Comment les célébrations patriotiques et les manuels scolaires ont-ils été utilisés politiquement par le nationalisme turc pour diffuser une « mémoire nationale » à Chypre du Nord depuis 1974 ? En se fondant sur plusieurs enquêtes de terrain menées de 2012 à 2014, cet article s’intéresse à la politisation de la mémoire du conflit de 1974 à Chypre du Nord. À travers les usages politiques des célébrations patriotiques par le nationalisme turc, il montre la création d’une mémoire nationale « officielle » exaltant la « mère-patrie », la Turquie, et stigmatisant les Chypriotes grecs. Pour autant, il développe la thèse de l’essor d’une « concurrence mémorielle », entendue comme le développement de visions distinctes de la mémoire et de l’identité collective des Chypriotes turcs (Grandjean et Jamin, 2011). Même si l’espace physique de la RTCN demeure grevé par les symboles du nationalisme turc, les slogans patriotiques, les drapeaux, les statues en l’honneur d’Atatürk, de Fazil Küçük ou d’Ismet Inonü et les monuments en l’honneur des « martyrs », la vision du passé de la propagande d’État connaît une crise relative de légitimité depuis une dizaine d’années, tant l’expérience concrète des Chypriotes turcs est éloignée de l’imaginaire politique des nationalistes louant la partition. Même si plusieurs générations de Chypriotes turcs se sont socialisées dans un environnement nationaliste, ils éprouvent une « distance critique » à l’égard de la propagande d’État. Par leurs pratiques sociales, ils font l’expérience au quotidien du confinement territorial, de l’embargo économique et du caractère artificiel de la souveraineté de la « RTCN ». En se fondant sur ce décalage entre le discours politique et l’expérience pratique des acteurs, « le Verbe et la Chair de la société », l’article illustre les processus d’intériorisation d’une mémoire collective nationaliste et l’existence de visions collectives alternatives (Bayart, 2006, 14).

4 Après avoir présenté le cadre théorique lié aux liens entre mémoire et politique, nous nous intéressons à la politisation de l’enseignement de l’histoire puis aux grandes lignes de la propagande mémorielle du nationalisme turc. Nous étudions ensuite les usages politiques des commémorations et l’affirmation d’un calendrier mémoriel permettant aux nationalistes turcs de diffuser des visions conflictuelles de l’histoire de Chypre et de la mémoire du conflit. La dernière partie revient sur la contestation de ce discours mémoriel nationaliste par leurs homologues chypriotes grecs, mais aussi par les fédéralistes et les pacifiques à Chypre du Nord.

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Mémoire et politique

5 L’apport du projet des Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora est de montrer la relativité de la connaissance en histoire, en prenant en compte le conflit des interprétations et les usages politiques du passé (Nora, 1984). La réalité historique n’est jamais unilatérale et figée, mais relative et sujette à des interprétations distinctes, à des réévaluations constantes et à des utilisations stratégiques par les historiens eux-mêmes et les acteurs politiques et sociaux. Nora distingue ainsi la « mémoire historique », plurielle et sujette à des controverses, de la « mémoire collective » d’une nation, à savoir « le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité de laquelle le passé fait partie intégrante » (Nora, 1978, 398-401). Maurice Halbwachs montra que la « mémoire collective » a elle-même une histoire, à savoir que les formes socialisées de la présence du passé à travers les traditions, les symboles et l’enseignement, résultent d’un processus donnant lieu à des conflits d’interprétation puis à une sélection des événements majeurs, dont il s’agit ensuite d’entretenir le souvenir et qui formera la mémoire nationale transmise aux générations futures (Halbwachs, 1997). La mémoire nationale d’une communauté est toujours « politique », dans la mesure où elle présente une narration historique cohérente pour elle-même et visant à renforcer le lien social.

6 Mais, par le processus même qui donne naissance à sa formulation, cette narration dominante de l’histoire nationale exclut d’autres représentations collectives du passé. En reléguant au rang de « non-événements » certains faits historiques passés, elle dépolitise ainsi d’autres visions alternatives de la mémoire et manifeste l’exercice d’un pouvoir, en ce qu’elle sélectionne les événements et les acteurs qui méritent de faire partie du « récit national », et ceux qui s’en trouvent exclus. Elle résulte de relations de pouvoir et de processus de sélection des cadres d’interprétation historiques. Les acteurs politiques et sociaux dominants imposent ainsi dans l’espace social une certaine vision de la mémoire qui, en étant diffusée par les institutions étatiques, forme le socle d’une mémoire collective au détriment d’autres cadrages (Bachrach et Baratz, 1962, 947-952). Dans l’étude de la construction d’une « mémoire nationale », il est donc crucial de s’intéresser aux « conditions sociales de production des représentations partagées du passé », aux mises en récit publiques ou autorisées de l’histoire (Lavabre, 2000, 55). Dans les situations post-conflit comme celle de Chypre, les sociétés se trouvent confrontées à la question cruciale de la gestion politique de la mémoire et du passé.

7 Depuis 1974, les Chypriotes grecs et turcs se sont réorganisés au sein de deux sociétés politiques distinctes, au sein desquelles les nationalistes ont cherché à accroître les différenciations identitaires et les représentations mémorielles exclusives. Les souvenirs des massacres perpétués par l’EOKA-B ou par la TMT, le rôle joué par les généraux grecs dans le soutien à l’enosis et le coup d’État de 1974 ou celui de l’intervention de la Turquie dans la partition de l’île, ont été entretenus sans tenir compte de la mémoire de l’autre (Copeaux et Mauss‑Copeaux, 2005). En propageant par l’école, les médias et les célébrations patriotiques, des stéréotypes et des représentations « nationalisantes » de l’histoire contemporaine de l’île largement axées sur l’identification aux « mères-patries » respectives, à l’hellénisme ou au nationalisme turc, les élites politiques de la République de Chypre et de la RTCN ont forgé et diffusé au sein de leurs populations des mémoires collectives antinomiques. Même si des

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« contre-mémoires » collectives peuvent entrer en conflit avec la « mémoire nationale » transmise par les institutions d’État, force est de constater que le souvenir des oppressions passées et le culte aux héros de la lutte nationale entretenus par ces dernières sont souvent contradictoires avec les objectifs de justice, d’apaisement et de réconciliation. Les usages politiques du passé permettent d’illustrer le rôle central de l’imaginaire dans la production du politique. Dans le contexte de Chypre du Nord, nous montrons ainsi comment, à travers la négation de la mémoire de l’autre, la propagande et les célébrations patriotiques, la mémoire a été utilisée politiquement afin de renforcer l’adhésion des Chypriotes turcs au nationalisme turc. Mais des représentations collectives alternatives du passé ont aussi émergé depuis une dizaine d’années, forgeant un processus de concurrence mémorielle et illustrant l’existence d’une mémoire plus intégratrice, moins ethnicisée et plus axée sur le chypriotisme et des aspects civiques et territoriaux.

La propagande mémorielle du nationalisme turc

8 La propagande mémorielle des nationalistes turcs à Chypre du Nord se fonde sur trois piliers discursifs complémentaires : une simplification exagérée de l’histoire du conflit de 1974, une reconstruction de l’identité nationale des « Turcs » de l’île, et une vision glorifiant le rôle de « sauveur » de l’armée turque et de « bienfaitrice » de la Turquie. D’abord, la partition de 1974 est présentée par les nationalistes comme le point historique culminant de la lutte des « Turcs de Chypre » (Kıbrıs Türkü) pour leur mise en sécurité et le respect de leurs droits dans une nouvelle entité autonome protégée par leur « mère-patrie » (anavatan), la Turquie. Pour Omer Adal, membre du bureau du parti démocrate (Demokrat Parti, DP), « 1974 symbolise la libération de notre peuple »1. Les partis nationalistes qui ont monopolisé l’espace politique, le parti de l’unité nationale (Ulusal Birlik Partisi, UBP) depuis 1975 et le parti démocrate depuis 1992, demeurent donc très réticents à la remise en cause du statu quo et à la mise en place d’un accord fédéral avec les Chypriotes grecs : dans leur imaginaire politique, le « problème chypriote » a été résolu en 1974, même si la RTCN créée en 1983 demeure un « État illégal » en droit international. Ainsi, pour Cüneyt Küçük, membre du bureau de l’UBP : « Le conflit de 1974 a montré l’agressivité des Grecs à notre égard. Ils nous traitent comme une minorité et veulent nous imposer leurs lois. C’est pourquoi il vaut mieux vivre côte à côte »2. Le soutien persistant à l’« indépendance » de la RTCN légitime la division et s’est traduit en 1997, après vingt années de négociations infructueuses, par l’abdication officielle des autorités nord-chypriotes de la recherche d’une solution fédérale, au profit d’une posture confédérale.

9 De plus, la propagande nationaliste cherche à reconstruire une identité nationale « turque » en présentant les « Grecs » de façon stéréotypée et comme des boucs émissaires, tout en niant l’existence d’une identité « chypriote ». Rauf Denktaş déclara lui-même à la télévision publique (BRT 1) en juin 2002 : « Il n’existe pas de Chypriotes sur cette île. Le seul vrai Chypriote, c’est l’âne de Chypre »3. Les nationalistes mettent ainsi en avant l’existence de « deux peuples », les « Turcs » et les « Grecs », pour légitimer la division. À l’inverse, la position officielle de la République de Chypre est d’évoquer un seul peuple de Chypre dans les négociations internationales pour légitimer la réunification. Au nord, les nationalistes distinguent « les Turcs » et « les Grecs » et parlent au nom du « turquisme » (Türklük), de la défense des Turcs contre

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l’agression des « Grecs », un discours qui est le miroir de celui des nationalistes chypriotes grecs qui présentent l’hellénisme comme un recours contre l’« expansionnisme turc » (Tourkikos Epektatismos) (Papadakis, 1993, 141). Kemal, un militaire turc, parle ainsi des Chypriotes turcs comme de ses « concitoyens », en écho à la propagande nationaliste qui les présente comme partie prenante de la même « nation » turque : « La Turquie doit défendre ses concitoyens contre les attaques des Grecs qui voulaient les chasser de l’île. Nous les militaires, nous sommes ici pour les défendre »4.

10 De 1974 à 2003, des années où les nationalistes ont dominé l’ensemble des institutions politiques (la Présidence, le Parlement et le gouvernement), ils se sont efforcés de distiller à travers l’école, les médias et les célébrations patriotiques, une propagande fondée sur un « affect de remerciement » glorifiant l’armée turque comme une « bienfaitrice » qui aurait « sauvé » les Chypriotes turcs de l’ennemi (Navaro‑Yashin, 2012, 89). La Turquie les aiderait « par solidarité désintéressée envers un peuple- frère »5. Çetin Uğural et Ferdi Sabit Soyer parlent ainsi d’une « économie de la gratitude » (Şükran Ekonomisi), où un discours politique qui exagère le rôle de l’« aide turque » domine l’espace public, en essayant de persuader la population que tant le maintien de la présence de l’armée turque que le soutien de la Turquie sont indispensables (Uğural et Soyer, 1998). Les propos de représentants de l’extrême-droite et de militaires turcs illustrent bien cette justification du rôle « indiscutable » de l’armée turque comme « garante » de la sécurité des Chypriotes turcs. Pour Mehmet Enginar, responsable de la section des Loups Gris (Ülkü Ocaklari) de Kyrenia : Il n’est pas possible de critiquer la présence de l’armée. Elle agit pour le bien du peuple. Elle est au-dessus des querelles politiciennes, son rôle ne peut pas faire l’objet de débats politiques. Elle est là pour préserver l’intérêt national des Turcs de cette île ! C’est une question qui porte atteinte à la sécurité de l’État6.

11 Pour Huseyin, un militaire turc, la présence durable de l’armée turque se justifierait non pas par ses intérêts et sa volonté de puissance et de domination, mais par l’impossible entente entre les Chypriotes grecs et turcs. Elle ne serait présente à Chypre que « par nécessité » et altruisme pour soutenir et porter secours aux Chypriotes turcs : Si les Chypriotes turcs n’avaient pas été en danger, l’armée turque n’aurait pas besoin d’être là, et moi je resterais tranquillement en Turquie. Mais les Chypriotes turcs ont besoin de nous, car les Grecs leur veulent du mal. Ils ne veulent pas d’eux ici à Chypre, ni de la RTCN. L’armée turque voudrait bien retourner en Turquie, mais elle ne peut pas7.

12 Cette propagande a été distillée parmi la population grâce aux institutions d’État, dans une société séparée tant physiquement que psychologiquement de l’autre partie de l’île de 1974 à 2003. Pour Alpay Durduran, un dirigeant politique historique du mouvement pour la paix, désormais secrétaire pour les relations internationales du parti de la Nouvelle Chypre (Yeni Kibris Partisi, YKP), les nationalistes promeuvent une politique de turquification à travers l’usage des médias et du système éducatif : L’intégration de la RTCN à la Turquie est soutenue à tous les niveaux. Les principaux médias dépendent tous de la Turquie, cela permet de renforcer son influence. De même, le système éducatif est calqué sur celui de la Turquie, plutôt que de mettre en avant notre propre système avec notre vision des choses. C’est particulièrement flagrant dans l’enseignement de l’histoire au lycée par exemple, il faut voir ce que l’on apprend aux élèves ! L’armée turque protectrice des Chypriotes turcs !8

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13 En maniant indistinctement la peur et la menace, en présentant la partition comme un progrès social, et l’enfermement des Chypriotes turcs dans une entité non reconnue comme un sacrifice nécessaire à leur cause, les nationalistes ont forgé un contexte politique où la liberté de pensée demeure partielle. Aujourd’hui encore, il est risqué de s’opposer publiquement à la présence de l’armée. Lorsque les fédéralistes veulent manifester contre « l’occupation » (İşgal) et en faveur de la réunification, il n’est pas rare qu’ils n’obtiennent pas d’autorisation au motif de possibles « troubles à l’ordre public ». Lors des mouvements sociaux de 2002-2003, ils ont souvent été contraints de manifester sans autorisation, ce qui n’a pas empêché des protestations massives contre le régime sclérosé de Rauf Denktaş. Mais sur le long terme, cette contrainte policière, cette « ligne rouge » à ne pas franchir, limite les perspectives de mobilisation des citoyens, puisque nombreux sont ceux pour qui le « coût » personnel de l’engagement (arrestations, pressions au travail, etc.) demeure trop important (Olson, 2011). Autant les affrontements entre les acteurs politiques chypriotes turcs sont parfois très véhéments, autant les critiques à l’égard de l’armée turque et de la Turquie font l’objet d’un « tabou » qui réduit l’espace discursif, et contraint implicitement « ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas dire » dans les échanges politiques et publics (Bourdieu, 1982).

La politisation de l’enseignement de l’histoire

14 Dans le rapport à la mémoire nationale, l’enseignement de l’histoire à Chypre constitue un enjeu crucial de la socialisation politique des Chypriotes grecs et turcs. Au sein des communautés où coexistent différentes allégeances nationales, l’école constitue un environnement idéal pour transmettre un message nationalisateur. L’histoire est souvent utilisée afin de diffuser une narration se fondant sur les souffrances et les oppressions passées d’une communauté afin de légitimer un projet politique de construction nationale. Dans la création de « mythes » nationaux et dans les interprétations des « faits » historiques, l’éducation et l’enseignement de l’histoire peuvent être instrumentalisés afin de maintenir des stéréotypes à l’égard de l’« autre » en encourageant la méfiance réciproque, ou servir au contraire de fondement à la coexistence pacifique et à la compréhension mutuelle (Coakley, 2004, 533). En Grèce et en Turquie, l’enseignement de l’histoire a ainsi été utilisé par les idéologies nationalistes. Pour Hercules Millas, « les Grecs et les Turcs ont été éduqués pour devenir des antagonistes et des opposants. Depuis des générations, ils ont été nourris d’idéologies agressives, de stéréotypes à l’égard de l’autre, d’informations unilatérales, de distorsions et d’exagérations historiques » (Millas, 1991, 23). En Grèce, l’enseignement de l’histoire est strictement encadré par l’État et soumis aux pressions des cercles nationalistes, qui ont obligé en 2002 le ministère de l’Éducation à retirer le qualificatif « d’organisation promouvant un nationalisme ultra-conservateur » au sujet de l’EOKA chypriote. Loris Koullapis a aussi montré comment les milieux nationalistes ont de même poussé le gouvernement en septembre 2007 à renoncer à une refonte des manuels du primaire, au motif que la réforme aurait cherché à « imposer une dé- hellénisation » (Koullapis, 2002a, 290).

15 À Chypre, le système ottoman des millets octroya l’autonomie en matière religieuse et d’éducation aux orthodoxes et aux musulmans de l’île, qui furent éduqués au sein de leur communauté de 1571 à 1878. Le sentiment d’appartenance « chypriote » fut

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ensuite promu par le colonisateur britannique en cherchant à résister à l’importation du nationalisme grec sur l’île, d’abord sous le protectorat (1878-1914) puis lorsque Chypre devint une colonie de la Couronne (1914-1960). Mais pour Naday Morag, en maintenant le dualisme éducatif, l’administration coloniale britannique continua à « socialiser les jeunes Chypriotes en tant que Grecs ou Turcs plutôt que de favoriser le développement d’une identité civique chypriote » (Morag, 2004, 605). La République bicommunautaire indépendante de 1960 consacra formellement l’autonomie de chaque communauté en matière d’éducation. Une identité chypriote commune n’a donc jamais été réellement promue de façon désintéressée par les institutions d’État, contrairement aux patriotismes et aux allégeances respectives à la Grèce et à la Turquie (Theophylactou, 1995, 58).

16 Depuis la partition de 1974, la prévalence de perspectives « ethno-nationalistes » opposées a eu pour effet de systématiquement présenter l’île comme partie prenante de la Grèce ou de la Turquie, justifiant les interprétations nationalistes de l’histoire prônant l’union avec la Grèce (enosis) ou la partition () (Kızılyürek, 2002, 432-435). Aujourd’hui encore, le système éducatif de la République de Chypre présente les Chypriotes comme « des sujets de la nation grecque » imbriqués dans l’histoire de l’hellénisme, en ignorant quasiment la contribution des Chypriotes turcs à l’histoire de l’île. Malgré le travail d’un « Comité pour une réforme de l’éducation » établi sous la présidence de Tássos Papadópoulos (2003-2008), aucune réforme n’a vu le jour (Koullapis, 2002b, 407). Il a fallu attendre la présidence de Dimítris Khristófias de 2008 à 2013, ex-secrétaire général de l’AKEL de 1988 à 2009, pour qu’une réforme soit engagée afin de produire des manuels d’histoire qui encouragent la compréhension de l’autre et la coexistence pacifique en favorisant une vision historique qui intègre les deux composantes du « peuple chypriote ». Étienne Copeaux a bien montré que tant en Turquie qu’en RTCN, il n’existe pas seulement un contrôle officiel sur « les contenus de l’enseignement de l’histoire », mais « des directives sont aussi publiées afin d’expliquer le sens politique et idéologique au sein duquel chaque professeur doit fondre ses leçons » (Copeaux, 2002, 398).

17 En RTCN, l’histoire doit obligatoirement être enseignée, dans le public et le privé, sur la base des manuels approuvés par le « ministère de l’Éducation nationale et de la culture » (Vural et Özuanık, 2008, 141). Jusqu’en 2004, les cours « d’histoire de Chypre » portaient en fait sur « l’histoire des Turcs de Chypre » et non sur « les réseaux complexes et multiséculaires de relations bicommunautaires sous les règnes ottomans et britanniques » (Canefe, 2002,383-396). Deux manuels d’histoire, réédités à plusieurs reprises, étaient utilisés depuis 1974 : « L’histoire de Chypre » au collège, rédigé par Vehbi Zeki Serter, un historien chypriote turc et député de l’UBP nationaliste ; et « L’Histoire de la lutte des Turcs de Chypre » au lycée (Zeki, 2002 ; Zeki et Fikretoğlu, 2002). Ces manuels ne parlaient pas de l’histoire sociale commune des Chypriotes. Ils prédisposaient les élèves à percevoir leur identité « turque » comme incompatible avec celle des Chypriotes grecs, avec qui la coexistence était présentée comme impossible. Dans leur étude empirique détaillée de ces manuels, Yücel Vural et Evrim Özuanık montrent que le qualificatif d’« identité chypriote » et l’existence même des « Chypriotes » étaient niés, en préférant les notions de « Turcs » et « Grecs » de Chypre, afin d’accroître la différenciation de deux communautés présentées comme « ethniques » et « différentes par la religion, la langue et la race » (Vural et Özuanık, 2008, 142-146). L’idée qu’« il existe deux peuples séparés » à Chypre était présentée comme « une réalité » impliquant « le droit à l’autodétermination et la partition de

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l’île ». Chypre serait une « extension géologique naturelle de l’Anatolie », de telle sorte que les Chypriotes turcs devraient être « loyaux envers les principes, la révolution d’Atatürk » et la « lutte nationale ». Il était défendu que « la destinée des Chypriotes turcs dépend de la Turquie », caractérisée comme « leur mère-patrie ». Les « Turcs de Chypre » étaient présentés comme « des descendants des immigrants turcs qui s’installèrent après la conquête de Chypre par les Ottomans en 1571 », ayant conservé « leur histoire, leur langue et leur culture », donnant ainsi une vision d’une pureté ethnique immuable. Au contraire, « les Grecs qui vivent à Chypre aujourd’hui » ne seraient « pas de vrais Grecs, mais résultent des mélanges ethniques entre les différentes communautés qui ont conquis l’île dans l’histoire ». Ces manuels diffusaient les idées d’une conflictualité historique et d’une allégeance nécessaire « aux mères- patries ». Pour Izzet Izcandir, cette politisation de l’enseignement de l’histoire a permis aux nationalistes de modifier les perceptions de plusieurs générations de Chypriotes turcs : On a effacé tout ce qui faisait référence à Chypre, à la culture chypriote et au passé commun. On ne parle quasiment plus des « Chypriotes », et on enseigne aux enfants que leur nation c’est la Turquie et que leurs ennemis, ce sont « les Grecs ». En histoire, mais aussi en littérature, on apprend aux enfants une histoire qui est celle de la Turquie, mais qui n’est pas la leur, celle de Chypre, leur pays. Pour la littérature, c’est la même chose, on n’étudie que la littérature et la civilisation turque, mais pas la littérature « chypriote », qu’elle soit chypriote grecque ou turque. On a imposé un véritable lavage de cerveau aux enfants depuis presque 30 ans maintenant ! Donc imaginez, cela fait trois générations d’enfants qui sont « éduqués » si on veut, dans le rejet des Chypriotes grecs et la croyance que leur nation, celle qui les protège, c’est la Turquie ! C’est une propagande d’État très puissante !9

18 L’affaiblissement du discours nationaliste et l’« effet catalyseur » de la perspective d’adhésion à l’UE ont favorisé une alternance historique en 2003, à travers la formation d’un gouvernement dirigé par le parti républicain turc (CTP). En 2004, des commissions de travail furent formées par le ministère de l’Éducation afin de réviser les manuels, ce qui déboucha en 2006-2007 sur la publication de trois nouveaux manuels pour le collège (« Histoire de Chypre »), et de deux nouveaux manuels pour le lycée (« Histoire de Chypre » et « Histoire des Turcs de Chypre »). Ces manuels scolaires proposent une narration nouvelle du territoire, de l’histoire et de l’identité. Ils mettent en avant une identité « chypriote » commune, encouragent une vision plus égalitaire avec les Chypriotes grecs et une loyauté plus forte à l’égard de l’île, jugent péjorativement le conflit et reconnaissent le caractère commun de leurs souffrances passées (Vural et Özuanık, 2008, 143). Ils évoquent « l’identité chypriote des Chypriotes turcs » et se réfèrent à la catégorie des « Chypriotes » pour caractériser l’ensemble de la population de l’île. Ils se référent fréquemment aux concepts de « Chypriotes turcs » et de « Chypriotes grecs », et insistent sur la responsabilité des acteurs externes, notamment la Grande-Bretagne et la Turquie, dans la partition. L’origine historique de Chypre est datée de la formation du mont Trodos il y 200 millions d’années, « qui forma une petite île », et non d’un détachement géologique d’une partie de l’Anatolie (POST, 2007, 17).

19 Chypre est considérée comme « la patrie de toute la population vivant sur l’île », incluant les « Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs » (POST, 2007, 15). Les manuels évoquent la difficulté historique de l’île de maintenir son indépendance face aux invasions et aux puissances extérieures (Vural et Özuanık, 2008, 143). Les points communs entre les deux communautés sont beaucoup plus mis en avant : « même si

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leur religion et leur langue diffèrent, les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs ont vécu ensemble pendant des siècles. Ils aiment tous Chypre et considèrent l’île comme leur “patrie” » (Vural et Özuanık, 2008, 144). Des exemples de coexistence pacifique sont donnés. Plutôt que de rejeter la responsabilité du conflit de 1974 sur la communauté chypriote grecque comme le faisaient les anciens manuels, les nouveaux manuels expliquent les causes sociologiques et géopolitiques des affrontements et insistent sur le rôle néfaste des nationalismes grec et turc. Les nouveaux manuels expliquent que « le nationalisme de l’enosis est exclusif. Pour cette raison, il empêcha le développement d’un nationalisme chypriote fondé sur l’unification des deux communautés » (Vural et Özuanık, 2008, 145). Ils reconnaissent aussi « les souffrances passées de l’ensemble des Chypriotes », en donnant des exemples de civils chypriotes grecs persécutés par les milices de la TMT et de civils chypriotes turcs par l’EOKA-B.

20 L’alternance historique de 2003 a ainsi débouché, dans le champ de l’enseignement, sur une refonte des manuels scolaires d’histoire proposant une redéfinition des frontières de l’identité et de la nation. Le gouvernement de centre-gauche proposa une vision moins conflictuelle, en « démilitarisant » l’enseignement de l’histoire et en proposant une vision civique et plus ouverte de l’identité, en mettant en avant les points communs, la coexistence pacifique multiséculaire et les souffrances partagées des Chypriotes grecs et turcs. Conscient de l’imprégnation dans les mentalités de l’association nationaliste entre « identité chypriote » et « Chypriotes » avec la République de Chypre et les Chypriotes grecs, le gouvernement a cherché à promouvoir une identité chypriote turque qui serait partie prenante d’une identité chypriote commune. Mais ce processus de redéfinition identitaire connaît aussi des limites. L’hymne national et le drapeau turc demeurent présentés comme des symboles de l’« identité chypriote turque » ; certains événements historiques mettent plus en avant les souffrances des Chypriotes turcs et passent parfois sous silence celles des Chypriotes grecs ; l’intervention de l’armée turque de 1974 demeure présentée comme une « opération de paix » (Papadakis, 2008, 10). La refonte des manuels scolaires constitue toutefois une avancée positive afin de promouvoir la réconciliation, le dialogue et une vision plus nuancée de l’histoire. Mais ce processus demeure éminemment contesté par les nationalistes, qui défendent comme Saffet Nadiri, qu’il s’agit « d’une entreprise politique de falsification de l’histoire » et qui veulent revenir aux anciens manuels10. En mai 2014, le directeur de la BRT, la télévision publique nationale, a d’ailleurs déclaré que le terme « Chypriote turc » ne devait plus être utilisé à la télévision, imposant aux journalistes des chaînes publiques de parler plutôt des « Turcs de Chypre »11.

Fêtes nationales et commémorations

L’affirmation d’un calendrier mémoriel nationaliste

21 Depuis 1974, les nationalistes ont inséré leur communauté politique dans le calendrier mémoriel de la Turquie. En présentant les célébrations patriotiques d’un autre État comme partie prenante de l’histoire des Chypriotes turcs, les nationalistes « mettent en scène » leur allégeance à la Turquie et revendiquent leur appartenance à la nation turque. L’opposant Murat Kanatli, secrétaire général du parti de la Nouvelle Chypre (Yeni Kıbrıs Partisi, YKP) est très critique de ces cérémonies, qui permettraient aux nationalistes de légitimer la présence de l’armée turque :

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Pour montrer sa toute-puissance, huit cérémonies sont organisées chaque année. Les routes sont bloquées et l’armée défile pour apparaître comme la « protectrice » des Chypriotes turcs : le 20 juillet, la date « anniversaire » de l’occupation ; le 13 août pour célébrer la « victoire » de la Turquie ; le 29 octobre pour l’établissement de la République turque ou encore le 15 novembre pour la fondation de la RTCN. Toutes ces cérémonies sont utilisées pour présenter l’armée turque comme une force de défense de la RTCN, alors que c’est une force occupante de l’île de Chypre12.

22 « Enfant-patrie » (yavru vatan) de la République de Turquie, la RTCN se doit donc selon les nationalistes de célébrer le « Jour des enfants et de la souveraineté nationale » (Ulusal Eğemenlik ve Çocuk Bayramı) le 23 avril, qui commémore la première réunion à Ankara en 1920 de la Grande Assemblée nationale, premier parlement de l’État de Turquie, une fête nationale dédiée par Atatürk aux enfants, « futurs de la nation ». La fête nationale turque du 19 mai 1919 est aussi célébrée à Chypre du Nord. En rappelant l’offensive d’Atatürk à Samsun en réaction au déploiement des Grecs en Asie Mineure le 15 mai 1919, elle permet de mobiliser les ressentiments à l’égard des Grecs. À Chypre du Nord, cette fête a une double signification en tant que « Journée de la jeunesse et des sports » (Gençlik ve Spor Bayramı) et de la « Mémoire d’Atatürk » (Atatürkü Anma). Ce stratagème mémoriel permet aux nationalistes de mobiliser les jeunes autour d’activités sportives, tout en célébrant la mémoire d’Atatürk et en scellant dès leur plus jeune âge leur allégeance symbolique à la Turquie. Le 23 avril, l’« Anniversaire de la Grande Victoire » (Büyük Zafer Bayramı) contre l’armée grecque du 30 août 1922 et le « Jour de la République » (Cumhuriyet Bayramı) qui célèbre la fondation de la République de Turquie le 29 octobre 1923, sont autant de jours fériés en Turquie et en RTCN, commémorés de façon enthousiaste par les nationalistes à Chypre du Nord (Papadakis, 1993, 153).

23 L’ensemble de ces festivités, comme celle de la mort d’Atatürk (Atatük’ün Ölümü) le 10 novembre 1983, ne se réfèrent en aucune manière à un calendrier mémoriel « chypriote » qui serait lié aux événements et à l’histoire insulaire, et médiatisent l’importation à Chypre des célébrations patriotiques de la République de Turquie. Le calendrier mémoriel chypriote turc et la rhétorique nationaliste sont fortement dominés par un ethos de reconnaissance, une « économie de la gratitude » : la Turquie est présentée comme un État « protecteur », dont les forces armées auraient « sauvé » les Chypriotes turcs de l’extermination (Uğural et Soyer, 1998). La semaine du 13 au 20 juillet est ainsi utilisée par les nationalistes afin d’organiser des « activités de gratitude » (Şükran Etkinlikleri) qui culminent par le « Jour de la paix et de la liberté » (Bariş ve Özgürlük Bayramı), qui commémore l’intervention militaire de l’armée turque à Chypre du 20 juillet 1974, officiellement nommée « l’Opération de paix à Chypre » (Kıbrıs Bariş Harekâti). Des défilés et des cérémonies militaires sont organisés sur l’ensemble du territoire. Pour affirmer sa puissance, l’armée turque n’hésite pas à sortir les chars des casernes, ce qui suscite la curiosité des enfants, la fierté des nationalistes, mais engendre aussi un certain malaise.

La célébration de la mémoire des « martyrs »

24 Mais le calendrier mémoriel « officiel » de la RTCN inclut aussi des célébrations qui commémorent la lutte des combattants de la TMT, les victimes et les martyrs chypriotes turcs du conflit. La date du 1er août, le « Jour de la résistance commune », a

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ainsi été choisie par les autorités pour commémorer tant la « Conquête de Chypre » (Kıbrıs’ın Fethi), la prise de Famagouste par les Ottomans en 1571, la « naissance de la TMT » (TMT Doğusu) en 1958 et la « Fondation de nos forces de sécurité » (Güvenlik Kuvvetlerımizin Kuruluşu) en 1976 (Papadakis, 2003, 263). Certes, le 1er août 1571, sous les ordres de Selim ii, les 61 000 hommes de l’armée régulière (Kapikulu) et des unités provinciales (Eyalet Askerleri) ottomanes dirigées par l’amiral Piyale Pasha s’emparèrent de Famagouste ce qui, après la prise de Nicosie le 25 juillet 1570 et la décapitation du gouverneur vénitien Nicolo Dandolo, scella la prise de Chypre par des Ottomans (Blondy, 1998, 21). Mais selon Michael Attalides, « les circonstances historiques de la naissance de la TMT demeurent obscures » (Attalides, 1979, 46). L’« organisation turque de défense » (Türk Mukavemet Teşkilatı) émergea en 1958 à partir du groupe paramilitaire Volkan, mais rien n’indique que ce fut le 1er août, pas plus que les « forces de sécurité » chypriotes turques ne furent créées en 1976 puisque les milices de la TMT jouèrent ce rôle dans les enclaves dès 1963 avant même la proclamation de l’« État turc fédéré de Chypre » en 1975 (Navaro‑Yashin, 2012, 89). En réinventant l’histoire et en incorporant l’ensemble de ces événements historiques distincts dans le cadre d’une même commémoration, les nationalistes cherchent à les présenter comme autant de « bornes mémorielles d’un même processus de construction nationale » (Petithomme, 2015).

25 Dans la création d’une mémoire nationale, les célébrations en l’honneur des « martyrs » de la cause chypriote turque jouent un rôle essentiel. Sur les ronds-points et à l’entrée des villes et des villages, de nombreux monuments célèbrent les combattants de 1974. À Gönyeli, le « monument de la lutte nationale et de la liberté », composé de quatre piliers en pierre et de statues en bronze, met en scène des civils et des combattants qui luttent et marchent vers la liberté. À Famagouste, un monument analogue fait l’apologie de la lutte armée. Lors des cérémonies du 23 avril, du 1er août ou de l’« indépendance » de la RTCN le 15 novembre 1983, les hommages aux martyrs entretiennent une mémoire belliqueuse du conflit. La mémoire des massacres de 126 civils par l’EOKA-B le 14 août 1974 à Muratağa (Maratha), Atlilar (Santalaris) et Sandallar (Aloda), est souvent évoquée afin de condamner la « barbarie » des Chypriotes grecs avec qui toute coexistence serait donc impossible. Cela déshonorerait le sacrifice des héros de la lutte nationale. Dans un entretien au journal Kıbrıs, Hakki Atun (DP), Premier ministre de 1993 à 1996, déclara ainsi le 2 avril 1997 : « Notre peuple est aujourd’hui encore un bouclier contre les idéaux de l’EOKA. Ces assassins cherchent l’extermination des Turcs de Chypre. Mais grâce à notre “mère-patrie” nous pouvons désormais vivre en paix en RTCN »13.

26 La « semaine de la lutte et de la mémoire des martyrs » (Şehitleri Anma ve Mucadele Haftası) réfère aux événements du « Noël Sanglant » (Kanlı Noel) du 21 décembre 1963, lorsque des affrontements intercommunautaires éclatèrent suite à la révélation du projet de révision constitutionnelle de Makarios et du plan Akritas pour la mise en place de l’enosis (Dodd, 1993, 45). Lors des célébrations du 1er août et du 21 décembre, le gouvernement, les forces de police, les anciens combattants de la TMT et les nationalistes paradent en arborant des drapeaux turcs et chypriotes turcs de même que le drapeau bleu des Loups Gris symbole du panturquisme. Le slogan « Nous n’oublions pas » (Unutmayacağiz) est scandé, en miroir du slogan chypriote grec « Je n’oublie pas » (Den Xehno), pour rappeler la « brutalité » des Chypriotes grecs, « le sacrifice des martyrs » et la « persistance de la menace », selon les discours publics nationalistes14.

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Les célébrations de la « Révolution grecque contre les Turcs » du 25 mars 1921, fête nationale en Grèce et dans la République de Chypre, de même que celles du 1er avril 1955 présentées par les Chypriotes grecs comme le début de la « lutte de libération nationale » de l’EOKA pour l’union avec la Grèce, sont instrumentalisées par les nationalistes du nord pour montrer selon eux l’impossibilité de faire confiance aux Chypriotes grecs qui honorent toujours les « tueurs de l’EOKA » (Papadakis, 2003, 265).

La contestation de la mémoire nationaliste

27 La vision de l’histoire proposée par les nationalistes constitue une « narration de l’identité » qui replace certains événements révélateurs dans une histoire plus vaste d’oppression et de lutte (Anderson, 2006, 205). Dans le contexte chypriote, ce processus d’« invention » d’une mémoire nationale demeure très conflictuel, car il met en exergue certains événements et en passe d’autres sous silence, en cherchant à donner « une continuité et une cohérence » à la narration historique proposée (Hobsbawn, 1992, 11). Les partis de gauche au nord, le CTP et le TKP, collaborent avec l’AKEL, le parti communiste chypriote grec, et fournissent des interprétations plus inclusives de l’histoire de Chypre, moins communautarisées et moins dépendantes des histoires de la Grèce et de la Turquie. À l’inverse, les partis nationalistes au nord (UBP et DP) comme au sud (DISY), partagent une antipathie mutuelle. Le calendrier mémoriel proposé par les nationalistes du nord est ainsi contesté par les nationalistes du sud, qui proposent une histoire présentant Chypre comme la « Grande Île au cœur » (Akritiki Megalonissos) de l’hellénisme, les Chypriotes comme une composante du « peuple grec » et les Chypriotes turcs comme une « minorité ».

La mémoire des nationalistes chypriotes grecs

28 Le Rassemblement démocratique (DISY) qui attire environ un tiers de l’électorat chypriote grec depuis 1974, constitue « le point de ralliement des éléments les plus conservateurs et droitiers à Chypre » (Coufoudakis, 1983, 115). Il fallut ainsi attendre le 2 octobre 1989 pour que le DISY brandisse pour la première fois des drapeaux de la République de Chypre et non de la Grèce pour commémorer l’« indépendance » (Mavratsas, 1997, 717-737). Son projet politique est la continuation de la lutte des « combattants de l’EOKA », re-labellisée après 1974 comme « la lutte pour l’indépendance » et commémorée le 1er avril 1955, même s’il s’agissait d’abord d’une lutte pour l’union avec la Grèce (enosis) (Papadakis, 2003, 256). DISY constitua un refuge pour les ex-membres de l’EOKA-B, et réincorpora lors de son accession au pouvoir en 1999, « les 62 » employés du gouvernement qui participèrent au coup d’État du 15 juillet 1974. Ceci explique que le DISY refuse de commémorer cette date et soutient de façon très passive la célébration officielle de « l’indépendance de la République de Chypre » en 1960, fêtée le 1er octobre, perçue comme le symbole de l’échec de l’union avec la Grèce.

29 La commémoration organisée par le NEDISY, le mouvement de jeunes du parti, et l’association des combattants de l’EOKA en l’honneur de la mort du Général Grivas le 27 janvier 1974, souligne la vénération de la lutte armée de l’EOKA. Le personnage de Grivas joue le rôle d’une « figure héroïque fonctionnelle » pour le nationalisme grec à Chypre (Casquete, 2009, 139). Le fait que le DISY passe sous silence le 15 juillet illustre une volonté de nier l’importance historique du coup d’État de 1974, considéré comme

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secondaire et source de division avec les Grecs. Le parti commémore plutôt l’« invasion turque barbare » du 20 juillet 1974, la « Révolution contre les Turcs » (25 mars 1821) et le « Jour du Non » (28 octobre 1940), lorsque le dictateur grec Metaxás refusa de s’allier avec l’Italie, illustrant une volonté d’insérer le calendrier mémoriel de Chypre dans celui de la Grèce en mettant l’accent sur le conflit helléno-turc et la figure du « Turc » comme ennemi séculaire. L’histoire proposée par le DISY est celle de la résistance de l’hellénisme pensée en opposition à l’« expansionnisme turc » (Tourkikos Epektatismos).

La contre-mémoire des fédéralistes et des pacifistes

30 Pour le parti progressiste des travailleurs (AKEL), l’indépendance de Chypre constitue une célébration centrale du calendrier mémoriel national : historiquement proclamée le 16 août 1960, il fallut attendre le gouvernement Vasiliou dirigé par l’AKEL pour que l’indépendance soit commémorée à partir de 1979, et que sa célébration soit transférée par décret le 1er octobre, qui devint un jour férié. Pour l’AKEL, la commémoration de la mort du Général Grivas par le DISY le 27 janvier constitue une falsification de l’histoire, en présentant comme un héros un homme d’extrême-droite responsable du conflit et qui a fait assassiner des militants de gauche et des civils dans les années 1970. Les associations de « combattants résistants pour la démocratie » de l’AKEL ont donc organisé à partir des années 1980 une « contre-commémoration » le 9 janvier en l’honneur du Président Makarios (que l’EOKA-B chercha à assassiner), jour de sa fête dans le calendrier grec orthodoxe, afin de célébrer cette figure historique consensuelle de la société chypriote grecque, de même que les « combattants résistants » contre les putschistes de 1974 (Papadakis, 1998, 153).

31 La même logique d’opposition symbolique à la mémoire nationaliste proposée par le DISY prévaut dans l’organisation de l’« Anniversaire sombre du Coup et de l’invasion » organisée le 15 juillet, qui voit les sympathisants de l’AKEL défiler en scandant le slogan « Le peuple n’oublie pas les fascistes et les tanks » (Papadakis, 2003, 261). L’AKEL présente aussi le « Jour du Non » du 28 octobre 1940 contre l’Allemagne nazie, comme une célébration antifasciste plus générale, dirigée aussi à la junte grecque et l’EOKA-B. L’AKEL propose une mémoire nationale non pas fondée sur l’hellénisme, mais sur l’histoire commune des Chypriotes grecs et turcs. Le parti commémore enfin le meurtre le 11 avril 1965 de deux militants de l’AKEL, Mishaoulis (Chypriote grec) et Kavazoğlü (Chypriote turc) par des combattants de la TMT, qui symbolise la lutte démocratique conjointe de membres des deux communautés contre les extrémismes. Chaque année, EDON, son mouvement de jeunesse organise autour de cette date une semaine de rencontres bicommunautaires et de mobilisations en faveur du « Rapprochement » (Epanaproseggisi), qui devint une politique officielle après 1974, en remémorant la coexistence pacifique passée.

32 Au nord, les partis de gauche contestent aussi les références aux histoires de la Grèce et de la Turquie. Ils ont souvent été exclus des commémorations officielles jusqu’aux années 2000. Le parti républicain turc (CTP) prône ainsi une mémoire de la résistance démocratique lors de la « Commémoration des martyrs de la démocratie » (Demokrasi Şehitleri Anma) le 24 avril 1962, qui a la même signification que celle des « combattants résistants pour la démocratie » de l’AKEL. Le CTP remémore les assassinats de Gurkan et Hikmet, deux journalistes chypriotes turcs assassinés par la TMT qui défendaient la coopération avec les Chypriotes grecs, de même que ceux de six étudiants démocrates

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de gauche en Turquie dans les années 1970. L’assassinat de Kutlu Adalı le 6 juillet 1996 est aussi remémoré comme le symbole de la lutte de ce journaliste pour la réunification et l’entente avec les Chypriotes grecs. La gauche conteste la vision nationaliste de « Turcs de Chypre » (Kıbrıs Türkü) dont l’horizon politique serait inévitablement celui du « turquisme » (Türklük), pour parler au nom des « Chypriotes turcs » (Kıbrıslı Türkler). Avec leurs homologues chypriotes grecs, les partis de gauche organisent les événements bicommunautaires qui favorisent le rapprochement, contestant le statu quo et la vision d’une coopération impossible prônée par les nationalistes.

Conclusion : le nationalisme turc face à la concurrence mémorielle

33 Les célébrations patriotiques à Chypre du Nord ont donc permis de maintenir une prédominance du nationalisme turc par plusieurs moyens. D’abord, en contribuant à redéfinir les grands événements de l’histoire des Chypriotes turcs suivant une vision nationaliste, le calendrier mémoriel « officiel » défini après 1974 a permis d’entretenir la conflictualité en donnant une image barbare et violente des Chypriotes grecs. De plus, en cherchant à mobiliser activement les citoyens et les écoliers autour de ces célébrations et jours fériés, en évoquant le souvenir des martyrs dans l’espace public et dans les écoles, les nationalistes, en s’appuyant sur un pouvoir autoritaire acquis à leur cause, ont gagné la lutte pour la définition de la réalité sociale durant les années 1980-1990, dans une société isolée et sous embargo économique où la mémoire du conflit demeurait vivace. En tant qu’expressions rituelles de l’historicité d’une nation, les célébrations importées de Turquie ont permis de renforcer le sentiment d’appartenance des Chypriotes turcs à la nation turque et leur identification à un autre État, en stigmatisant l’identité chypriote comme celle des Chypriotes grecs. Enfin, en tant que rituels d’intégration, les célébrations patriotiques ont permis de renforcer la cohésion du groupe nationaliste, son monopole sur l’interprétation de l’histoire et sa domination de l’espace public. Au sud, une vision nationaliste de l’histoire axée sur l’hellénisme, opposée à celle du nationalisme turc, mais dotée d’une structure analogue, a été proposée par le DISY.

34 Mais nous avons aussi montré l’existence de « contre-mémoires » internes à chacune des communautés, qui contestent les célébrations et les narrations historiques proposées par les nationalistes. Les nationalistes de part et d’autre proposent des récits nationaux fondés sur l’appartenance de Chypre à l’histoire de la Grèce et de la Turquie, en cultivant une vision éminemment conflictuelle du rapport à l’autre. Pour les nationalistes chypriotes grecs, 1974 n’est pas simplement une tragédie parce qu’elle implique la division de l’île, mais symbolise aussi l’échec regretté du projet d’union avec la Grèce. Au contraire, l’intervention militaire turque est présentée par les nationalistes turcs comme le symbole de la fin heureuse des souffrances des années 1960 et comme une promesse de liberté et de construction nationale. Là où les nationalistes célèbrent la mémoire des « Grecs » ou des « Turcs » opprimés par le camp adverse, les démocrates de gauche se remémorent les « Chypriotes » grecs et turcs réprimés par les extrémistes des deux communautés. On voit donc bien comment la mémoire du conflit peut être utilisée politiquement afin d’entretenir la division, mais peut aussi être mobilisée afin de susciter des interprétations plus nuancées de l’histoire favorisant le rapprochement.

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35 Là où les nationalistes célèbrent la mémoire des « Grecs » ou des « Turcs » opprimés par le camp adverse, les démocrates de gauche se remémorent toutefois les « Chypriotes » grecs et turcs réprimés par les extrémistes des deux communautés. Ces forces politiques et sociales, historiquement minoritaires tant au nord qu’au sud, doivent cependant faire face à une intense propagande d’État et à la diffusion d’une mémoire nationaliste par le biais de l’école et des défilés patriotiques. La mémoire nationaliste est d’autant plus prédominante en RTCN qu’elle se construit sur une intense propagande d’État dans un contexte de démocratisation imparfaite sous la surveillance de l’armée turque, qui joue non seulement un rôle militaire, mais aussi politique, en conditionnant indirectement ce qu’il est possible de dire dans l’espace public sur la mémoire et sur la Turquie. Les célébrations rituelles visent à diffuser une certaine idée de l’histoire des « Turcs de Chypre », de leurs relations idéalisées avec les Turcs et de leurs rapports présentés comme historiquement conflictuels avec les Grecs. Mais la vision du passé de la propagande d’État connaît une crise relative de légitimité depuis une dizaine d’années, tant l’expérience concrète des Chypriotes turcs est éloignée de l’imaginaire politique des nationalistes louant la partition. L’ouverture de nouveaux points de passage le long de la ligne verte, l’insertion de l’île dans les flux migratoires européens et la mondialisation, l’augmentation du niveau de vie des Chypriotes turcs, sont autant de facteurs qui peuvent favoriser une plus grande ouverture et une meilleure connaissance de l’autre. Enfin, la normalisation des alternances politiques depuis 2003 a de même favorisé l’essor d’un nouveau discours d’opposition, et d’une plus grande distance critique des citoyens à l’égard des partis et des discours officiels. C’est pourquoi, malgré la prédominance de la vision mémorielle du nationalisme turc, il est possible de parler de l’essor d’une « concurrence mémorielle », entendue comme le développement de visions distinctes de la mémoire et de l’identité collective des Chypriotes turcs.

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NOTES

1. Entretien avec Omer Adal (DP), 49 ans, rue Server Somuncuoğlü, 6 février 2012. L’ensemble des entretiens cités ci-dessous a été réalisé à Lefkoşa, Nicosie-nord. 2. Entretien avec Cüneyt Küçük (UBP), 33 ans, rue Sarayönü, 6 février 2012. 3. Déclaration de Rauf Denktaş, BRT 1, 30 juin 2002, cité par Navaro‑Yashin, 2012, p. 52. 4. Entretien avec Kemal, 31 ans, militaire turc, place de Kyrenia, 10 février 2012. 5. Expression reprise d’un entretien avec Alper Hasta, 39 ans, secrétaire général des Loups Gris (Ülkü Ocaklari), avenue Mehmet Akif, 15 février 2012.

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6. Entretien avec Mehmet Enginar, 28 ans, avenue Mehmet Akif, 15 février 2012. 7. Entretien avec Huseyin, 25 ans, militaire, porte de Kyrenia, 5 février 2012. 8. Entretien avec Alpay Durduran, 70 ans, (YKP), rue Tanzimat, 14 février 2012. 9. Entretien avec Izzet Izcandir, secrétaire général du parti de Chypre unifié (Birleşik Kıbrıs Partisi, BKP), 20/2/2012. 10. Entretien avec Saffet Nadiri, membre du bureau du parti de l’unité nationale (Ulusal Birlik Partisi, UBP), rue Sarayönü, 6/2/2012. 11. Cyprus Daily News, 3/5/2014. 12. Entretien avec Murat Kanatli, rue Tanzimat, 14/2/2012. 13. «Atun: EOKA Idealleri Karşisında Bugün de Siperlerdedir», Kıbrıs Gazetesi , 2 avril 1997. 14. “Demonstrations to remember events”, Cyprus Mail, 22 décembre 2013.

RÉSUMÉS

Cet article étudie l’utilisation politique des célébrations patriotiques et des manuels scolaires par le nationalisme turc à Chypre du Nord. Il montre que depuis la partition de 1974, un calendrier mémoriel a été utilisé pour diffuser un nationalisme d’État proposant une narration simplifiée de l’histoire du conflit, glorifiant le rôle de la Turquie et stéréotypant la violence des Chypriotes grecs, avec lesquels la coexistence pacifique serait impossible. En entretenant la mémoire des martyrs, les nationalistes turcs ont imposé un discours politique idéologisant et conflictuel fondé sur la peur et la menace pour justifier leur lutte de libération nationale et l’indépendance de la RTCN. Un discours analogue, fondé sur l’appartenance de Chypre à l’hellénisme et la résistance au colonisateur britannique et à la Turquie, domine l’espace politique chypriote grec. Mais des contre-mémoires internes existent aussi au sein de chaque communauté, et proposent des interprétations moins essentialistes et plus nuancées de l’histoire du conflit.

This article studies the political usages of patriotic celebrations and school textbooks by Turkish nationalism in Northern Cyprus. It shows that since the division in 1974, a memorial calendar has been used to diffuse a state nationalism that proposes a simplified narrative of the history of the conflict. Such narrative glorifies the role of Turkey and provides stereotypes on the violence of Turkish Cypriots, inducing that peaceful coexistence would be impossible. By celebrating the memory of the martyrs, Turkish nationalists have imposed an ideological and conflicting political discourse based on the feelings of fear and threat to justify their national liberation struggle and TRNC’s independence. An analogous discourse based on the belonging of Cyprus to Hellenism and the resistance against British colonial rule and Turkey dominates the Greek Cypriot political space. But alternative internal memories also exist within each community, and propose less essentialist and more nuanced interpretations of the history of the conflict.

Αυτό το άρθρο μελετά πώς ο τούρκικος εθνικισμός στην Βόρεια Κύπρο χρησιμοποιεί τις πατριωτικές τελετές και τα σχολικά εγχειρίδια. Δείχνει ότι, από το 1974, ένα καινούργιο μνημιακό ημερολόγιο χρησιμοποιήθηκε για να διαδώσει ένα κρατικό εθνικισμό βασισμένο σε μία απλοποιημένη ιστορία

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της σύγκρουσης η οποία δοξάζει τον ρόλο της Τουρκίας και κάνει στερεότυπο την βία των Ελληνοκύπριων με τους οποίους μία ειρηνική συμβίωση θα ήταν αδύνατη. Επιμένοντας στη μνήμη των μαρτύρων, οι Τούρκοι εθνικιστές επέβαλαν ένα πολιτικό λόγο ιδεολογικό και συγκρουστικό βασισμένο στον φόβο και την απειλή για να δικαιολογούν την δική τους πόλεμο εθνικής ανεξαρτησίας και την ίδρυση της ΤΔΒΚ. Ένας ανάλογος λόγος ο οποίος βασίζεται στην Ελληνισμό της Κύπρου και στην αντίσταση στον βρεταννικό αποικισμό και στην Τουρκία βασιλεύει στο πολιτικό ελληνοκύπριο πεδίο. ΄Ομως αντιφατικοί εσωτερικοί μνημιακοί λόγοι υπάρχουν και στις δύο κοινότητες και προτείνουν άλλες όψεις με αποχρώσεις της ιστορίας και της σύγκρουσης.

INDEX

Mots-clés : nationalisme, nationalisme, mémoire, mémoire, politique, politique motsclesmk Национализмот, Меморија, Политика, Кипар, Северниот дел на Кипар, 1974-2014, Дваесет и првиот век, Социјална и политичка историја Keywords : Nationalism, Memory, Politics, Northern Cyprus, 1974-2014, Twenty first century, Social and political History motsclesel Εθνικισμός, Μνήμη, Πολιτικά, Κύπρος, Βόρεια Κύπρος, 1974-2014, Εικοστός πρώτος αιώνας, Πολιτική και κοινωνική ιστορία Thèmes : Histoire sociale et politique, Sociologie politique motsclestr Milliyetçilik, Bellek, Politika, Kıbrıs, Kuzey Kıbrıs, 1974-2014, Yirmi birinci yüzyılın, sosyal ve siyasi tarihi Index géographique : Chypre, Chypre du Nord Index chronologique : Chypre du Nord -- 1974-2014

AUTEUR

MATHIEU PETITHOMME Maître de conférences en science politique IUT de Besançon/CRJFC

Cahiers balkaniques, 43 | 2015 242

Système partisan et évolution des clivages politiques à Chypre du Nord (1974-2014) Party System and Evolution of the Political Cleavages in Northern Cyprus (1974-2014) Κομματικό σύστημα και εξέλιξη των πολιτικών διαιρέσεων στην Βόρεια Κύπρο (1974-2014)

Mathieu Petithomme

1 Le 16 août 1960, l’indépendance de la République de Chypre fut proclamée sous l’œil intrusif des trois « puissances garantes » de sa souveraineté, la Grande-Bretagne, la Turquie et la Grèce, depuis les accords de Londres et de Zurich de 1959-1960. Un système politique consociationaliste prévoyant des mécanismes de répartition des pouvoirs fut mis en place (Lijphart, 1977). Un président chypriote grec, Mgr Makarios III (par ailleurs ethnarque orthodoxe) et un vice-président chypriote turc, Fazil Küçük, doté de pouvoirs de veto sur les décisions du cabinet et de la chambre des représentants, furent élus par leur communauté respective. La répartition des postes de l’administration devait respecter un quota de 70 %-30 % malgré un rapport démographique de 77,4 %-22,6 % en faveur des Chypriotes grecs (CM, 4/1996)1. Mais la jeune République ne fonctionna que durant trois ans. La révision constitutionnelle (« les 13 amendements de Makarios ») visant à unifier les institutions et à instaurer le fait majoritaire, fut perçue par les Chypriotes turcs comme une remise en cause unilatérale de la Constitution. Suite aux conflits du « Noël Sanglant » de décembre 1963, les ministres et les parlementaires chypriotes turcs se retirèrent ou furent expulsés des institutions, ce qui engendra la radicalisation des mouvements nationalistes paramilitaires de l’Ethniki Organosis Kyprion Agoniston (EOKA) et de la Türk Mukavemet Teşkilatı (TMT), fondés respectivement en 1955 et en 1958. Le coup d’État de la junte militaire grecque le 15 juillet 1974 visant au rattachement de Chypre à la Grèce (Énosis), déclencha l’intervention militaire turque et la partition de l’île par la « ligne verte »,

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zone tampon où se maintiennent les troupes de l’ONU (UNFICYP) présentes depuis 1964.

2 La partition, entérinée physiquement en 1974 par le double exode de populations jusqu’alors réparties de manière hétérogène sur le territoire, existait dans les institutions et la société depuis 1963. Dans la mémoire collective des Chypriotes turcs, 1963 symbolise le tournant politique entraînant leur marginalisation institutionnelle et leur expulsion des quartiers turcs de , de Paphos et de Larnaca, les obligeant à se réfugier dans des enclaves administrées par la TMT, dont seules les plus grandes furent protégées par l’UNFICYP (Copeaux, Mauss‑Copeaux, 2005, 15). De nouvelles élections eurent lieu au sein de chaque communauté en 1970, même si aucun député chypriote turc ne siégea à la chambre des représentants, les élites se réorganisant autour de leur assemblée communautaire. L’élection présidentielle de 1973 prit la forme de deux plébiscites séparés en faveur du président Makarios et du vice-président Rauf Denktaş sans aucun candidat concurrent. Dans la mémoire collective des Chypriotes grecs, c’est l’« invasion de l’armée turque » du 20 juillet 1974 qui symbolise le tournant, alors qu’elle fut perçue comme une « opération de maintien de la paix à Chypre » (Kıbrıs Bari Harekâti) par les Chypriotes turcs, pour les protéger des attaques de l’EOKA-B2. Ces représentations distinctes de l’histoire et de la mémoire expliquent que les Chypriotes turcs n’acceptent comme compromis qu’un retour au système bicommunautaire et à l’égalité politique de 1960 (Papadakis, 1998, 149-165). Les Chypriotes grecs, qui administrent la « République de Chypre » depuis 1963 avec l’assentiment de la communauté internationale, et qui représentent l’ensemble de l’île à l’ONU et dans l’UE depuis 2004 même s’ils ne contrôlent que 66 % du territoire, se sentent depuis un demi-siècle comme les possesseurs réels de la souveraineté. Malgré l’absence des représentants chypriotes turcs, les Chypriotes grecs ont ainsi modifié plusieurs fois la Constitution de 19603.

3 Le cynisme des élites nationalistes tournées vers leurs électorats respectifs et leurs intérêts politiques à court terme au détriment de l’intérêt général des deux communautés explique l’échec de négociations en trompe-l’œil depuis 1968. Le Nord est administré depuis 1967 par l’« Administration chypriote turque provisionnelle », qui devint l’« Administration chypriote turque autonome » en 1974 puis l’« État turc fédéré de Chypre » en 1975. La « République turque de Chypre du Nord » (RTCN) fut enfin autoproclamée en 1983 par Rauf Denktaş, son président élu en 1975 qui la dirigea jusqu’en 2005. Le territoire ne bénéficie toutefois d’aucune reconnaissance internationale, hormis par la Turquie, et subit un embargo économique. De 1974 au 23 avril 2003, lors de l’ouverture de trois points de passage au sein de la ligne verte, les Chypriotes turcs ont donc vécu confinés au nord, en ayant la Turquie comme seule porte de sortie. Cette situation physique d’enfermement a durablement structuré les représentations sociales et le système politique chypriote turc. Le type de lien à entretenir avec la « mère-patrie » a fait l’objet de débats sans précédent au nord dans les années 2000, débouchant sur un nouveau clivage sociopolitique entre les Chypriotes turcs « de souche », globalement plus fédéralistes, et les Chypriotes turcs « issus de l’immigration turque », plus nationalistes.

4 Mais le rejet du plan Annan de réunification le 24 avril 2004 par 75,8 % des Chypriotes grecs malgré l’approbation de 64,9 % des Chypriotes turcs, a favorisé depuis lors un sentiment de désillusion à l’égard de l’UE et une perception des Chypriotes grecs comme voulant plus imposer leur vision de la réunification que parvenir à un

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compromis, ce qui a renforcé les partisans du statu quo et d’une solution à deux États (Petithomme, 2015a, 144-161). À l’inverse, au sud, plus de cinquante ans après l’indépendance, la majorité de l’opinion publique défend désormais la souveraineté de la République de Chypre indépendamment de la Grèce. « Les Chypriotes sont des Grecs par la culture et la langue et des Chypriotes par la politique et le territoire », me dit un jour Elias Dinas, un ami politiste chypriote grec. Controversée au nord, la réunification s’impose tellement comme une évidence au sud qu’elle en est devenue une idéologie vide de sens. Majoritaires et contrôlant les institutions d’État reconnues internationalement, les Chypriotes grecs considèrent les Chypriotes turcs comme une minorité qui doit être consultée, mais pas comme des partenaires à part entière. Le « consensus formel » qui règne sur le soutien à la réunification masque le fait que les concessions nécessaires sont sans cesse minimisées et que la réunification est perçue comme le recouvrement « naturel » de l’exercice de la souveraineté de la République de Chypre sur l’ensemble du territoire insulaire.

5 La littérature en science politique sur Chypre se focalise avant tout sur la République de Chypre, État reconnu et désormais membre de l’UE, et sur les dimensions géopolitiques du « conflit » chypriote. Gilles Bertrand s’est intéressé aux différentes facettes du conflit helléno-turc, en traitant le conflit chypriote comme l’une de ses dimensions, de même qu’à la politique étrangère de la République de Chypre (Bertrand, 2003 ; 2006, 87-95). Pierre Blanc et Jean‑François Drevet ont proposé des synthèses intéressantes de l’histoire contemporaine du conflit, en l’appréhendant à partir des politiques étrangères de la Grèce, de la Turquie, de la Grande-Bretagne et des États-Unis (Blanc, 2000 ; Drevet, 2000). Magali Gruel‑Dieudé a étudié les ambiguïtés de la politique de l’UE à l’égard de Chypre (Gruel‑Dieudé, 2007). L’ouvrage de Nicolas Kazarian propose de même une approche détaillée des histoires sociales et religieuses des Chypriotes grecs et turcs en les replaçant dans leur contexte géopolitique (Kazarian, 2012). Le même constat d’une prédominance des travaux sur la République de Chypre est valable concernant les organisations politiques. Julian Hottinger a ainsi établi un état des lieux du système politique chypriote grec à la fin des années 1990 (Hottinger, 1998, 95-106). Giorgios Charalambous a plus récemment publié une contribution sur le parti progressiste des travailleurs (AKEL), le parti dominant de la gauche, dont l’obédience communiste demeure atypique en Europe (Charalambous, 2011, 156-174). La domination de ces perspectives a eu pour effet que Chypre du Nord ne constitue quasiment jamais un objet d’étude à part entière. Seul l’ouvrage d’Étienne Copeaux et de Claire Mauss‑Copeaux propose un point de vue plus anthropologique en s’intéressant aux représentations sociales du conflit de 1964 à 2005 (Copeaux et Mauss‑Copeaux, 2005 ; Papadakis, 2005 ; Navaro‑Yashin, 2012). On en sait donc en fait très peu sur le fonctionnement réel des institutions et du système politique de la RTCN, de même que sur les organisations partisanes qui le composent. Cet article propose ainsi une étude novatrice de la formation du système partisan et de l’évolution des clivages politiques à Chypre du Nord de 1974 à 2014.

6 Comment un système partisan se forme-t-il dans un État non reconnu ? Comment s’organisent et se restructurent les clivages politiques dans un tel contexte ? Cet article entend combler ce déficit de connaissances sur les logiques politiques internes de la RTCN. Il se fonde sur des entretiens recueillis lors de trois terrains entre 2012 et 2014 avec des dirigeants des sept principales organisations politiques fédéralistes et nationalistes de Chypre du Nord, de même que sur des observations ethnographiques détaillées des campagnes électorales, ce qui permet d’étudier précisément la

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structuration et les mutations des clivages politiques4. La thèse de cet article est que la formation d’un système multipartisan et d’une démocratie électorale peut coexister avec le maintien d’un nationalisme prédominant. L’article montre que l’absence de résolution du conflit chypriote et de reconnaissance internationale de la RTCN n’a pas empêché la formation d’un système partisan compétitif et de mécanismes de légitimation du pouvoir, ce qui a ainsi débouché sur une alternance historique en 2003. Mais l’embargo économique et le maintien de la partition pèsent sur le contexte social de la RTCN et expliquent malgré tout le maintien de la prédominance du nationalisme turc.

7 Notre propos se structure en quatre temps. La première partie précise les principales caractéristiques du système politique chypriote turc, à savoir l’émergence d’une démocratie formelle malgré la présidentialisation et les contraintes imposées par la militarisation du territoire. Suivant une logique chronologique, la seconde partie revient sur la formation d’un système partisan compétitif et la prédominance du nationalisme turc de 1976 à 2003. La troisième partie précise l’ascension de l’opposition et l’alternance historique des années 2000. La dernière partie analyse enfin la normalisation des alternances politiques depuis 2009, avant de conclure sur la formation et la restructuration des clivages partisans dans l’État non reconnu de Chypre du Nord.

Le système politique chypriote turc

Démocratie formelle, nationalisme et présidentialisation

8 14 novembre 1983, Lefkoşa (Nicosie). Rauf Denktaş dépose une gerbe de fleurs devant la statue d’Atatürk (Atatürk Heykeli) et prononce un bref discours en mémoire du « père de la nation ». Les deux anciens Premiers ministres chypriotes turcs, Nejat Konuk (1976-1978) et Osman Nuri Örek (1978) sont présents, de même que le Premier ministre en exercice, Mustafa Çağatay (1978-1985). Le président invite l’ensemble de la classe politique chypriote turque à prendre les avenues Cemal Gürsel puis Osman Paşa pour se rendre à l’« Assemblée de la République » (KKTC Cumhuriyet Meclis binası). Ces avenues, bordant la porte de Girne (Kyrenia)5 et l’entrée de la vieille ville, ont été renommées des noms d’un militaire et ancien président turc (1960-1966) et d’un éminent général turc de l’Empire ottoman (1837-1900) pour symboliser la « turcité » du territoire. Depuis le débarquement des troupes turques le 20 juillet 1974 et la partition célébrée lors du « Jour de la victoire » (Zafer Günü), le 30 août de chaque année, Rauf Denktaş a été nommé le Gazi (« le Victorieux ») par les organes de propagande locaux, comme fut surnommé Osman Paşa en son temps, pour sa bravoure lors de la bataille de Pleven au cours de la guerre russo-turque de 1877-1878 (Mantran, 1989, 254). La « victoire » de Denktaş est d’avoir permis la partition. En ce jour, il a convié les députés chypriotes turcs pour acter la dissolution de l’« État fédéré turc de Chypre » proclamé le 13 février 1975 devant cette même Assemblée. Après l’instauration de l’« Administration chypriote turque provisionnelle » le 28 décembre 1967 puis de l’« Administration chypriote turque autonome » le 1er octobre 1974, les dirigeants chypriotes turcs s’apprêtent à franchir le pas de l’indépendance sous l’influence de leur dirigeant charismatique qui les convie à se réunir à nouveau le lendemain pour ce « jour historique ». Mais le plus succulent fut sa mise en garde au milieu de son

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discours : les députés qui oseraient voter contre l’indépendance seront poursuivis comme « traîtres à la patrie » et exclus de la nouvelle République. Dans un silence stalinien, personne ne broncha. L’heure était à la communion et non à la division. Puis les députés se levèrent et applaudirent unanimement à la fin du discours. Le 15 novembre 1983, après un vote à l’unanimité, la « République turque de Chypre du Nord » (Kuzey Kıbrıs Türk Cumhuriyeti, KKTC) fut unilatéralement déclarée indépendante.

9 L’ethnographie de ce moment historique fondateur du système politique chypriote turc illustre la création d’une entité alliant démocratie formelle et prédominance d’un nationalisme autoritaire. Après 1983, la RTCN fut présentée comme une République à part entière, et non comme un simple État fédéré d’une Chypre unifiée. Des structures juridico-formelles démocratiques furent adoptées, mais comme les guerriers ottomans chargés de garder les frontières de l’Empire, le Gazi prôna un culte de la personnalité et un nationalisme exclusif et totalisant. Un plébiscite présidentiel légitima d’abord le pouvoir de Denktaş en 1975. Les anciens ministres et députés de la chambre des représentants et de la chambre communautaire chypriote turque élus en 1960 mirent en place un système parlementaire où le Premier ministre nomme et dirige le cabinet, même si le président, élu au suffrage universel pour cinq ans, aux pouvoirs limités sur la scène interne, joue un rôle majeur dans les négociations intercommunautaires en tant que représentant de la communauté chypriote turque (Van Der Bijl, 2014, 178). Les 50 députés de l’Assemblée furent élus au suffrage universel pour cinq ans en 1976. La loi fondamentale no 5 de 1976 distingua les « citoyens turcs » de plus de 18 ans dotés du droit de vote, des « non-turcs » (les Chypriotes grecs, les Maronites, les Turcs et les autres résidents) dépourvus de la citoyenneté. Cette citoyenneté ethnique exclusive demeure problématique, car même la démocratie israélienne, celle d’un territoire proclamé « État juif », n’exclut pas les Arabes israéliens du droit de vote et de la citoyenneté (Louër, 2007). De nombreux « migrants » turcs l’ont facilement obtenue lors de procédures floues, affaiblissant la légitimité d’élections fondées sur des recensements contestés par la République de Chypre. En 1990, un système électoral de listes ouvertes fut mis en place, permettant aux électeurs de disposer d’autant de votes qu’il y a de sièges à pouvoir dans la circonscription, ce qui renforce la personnalisation et la localisation du scrutin en favorisant les candidats qui se fondent sur une notoriété locale6. Mais le système électoral a été modifié à de nombreuses reprises par les nationalistes afin de servir leurs intérêts (Warner, 1993, 197-199). Depuis 1998, un mode de scrutin proportionnel avec un seuil de 5 % par circonscription est en vigueur. Les scissions ont été souvent utilisées afin d’affaiblir les opposants ou d’empêcher une influence excessive de certains acteurs ou forces politiques. L’instabilité est donc une caractéristique principale du système partisan, avec de nombreuses fusions et scissions : 20 cabinets ont ainsi été formés entre 1976 et 2000 et plus de 25 partis se sont présentés aux élections lors de cette période (Christophorou, 2006, 529).

10 Au-delà de l’existence de partis fédéralistes et nationalistes et de l’émergence récurrente de nouvelles organisations, l’interventionnisme du président durant le long règne de Rauf Denktaş (1975-2005) a fait de la RTCN une « démocratie partielle » ou « sous contrôle » dotée de structures institutionnelles démocratiques, mais marquées par certaines pratiques autoritaires (Petithomme, 2011, 83-106). La justice, formellement indépendante et qui a parfois condamné l’« État » chypriote turc suite à des plaintes de particuliers pour des inactions administratives, est toutefois

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dépendante du parquet militaire sous contrôle de l’armée turque. Selon la définition minimaliste de Joseph Schumpeter, « la méthode démocratique » est « le système institutionnel aboutissant à des décisions politiques, dans lequel les individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple » (Schumpeter, 1990, 365). Si l’on considère que le rôle du peuple se limite à élire des représentants et à les sanctionner au terme de leur mandat, la RTCN peut être considérée comme une entité démocratique : huit élections présidentielles et dix élections parlementaires se sont tenues depuis 1975 en présence de partis d’opposition, conduisant à une alternance entre 2003 et 2009. Mais Robert Dahl, dans sa définition « maximaliste » considère que la démocratie implique certes une séparation des pouvoirs et des élections libres et régulières, mais aussi l’indépendance de la justice, la liberté d’expression et l’accès de la société civile à des canaux alternatifs d’information, des caractéristiques qui s’appliquent imparfaitement à la RTCN (Dahl, 1989, 110-125). L’assassinat le 6 juillet 1996 par des ultranationalistes de Kutlu Adalı, journaliste de Yeni Düzen et partisan de la réunification et de la démilitarisation de l’île, illustra la « ligne rouge » à ne pas franchir. Des politiciens, des civils et des journalistes influents ont ainsi été menacés par les ultranationalistes et quelquefois jugés devant les tribunaux militaires pour des propos sur la Turquie ou l’armée turque (Dodd, 1993, 136). Les élites des partis de l’opposition s’autocensurent et utilisent ainsi un langage moins politisé en public que dans les conversations privées. Lors de mes entretiens avec Özkan Yorgancioğlu du parti républicain turc (Cumhuriyetçi Türk Partisi, CTP) et Mehmet Caçisi du parti de la démocratie communautaire (Toplumcu Demokrasi Partisi, TDP), leurs déclarations critiques contre la Turquie, l’armée et l’immigration turque ne firent aucun doute, mais leurs propos publics sont plus tenus. Pour Sami Dayioğlu (TDP) : Les responsables de l’opposition évitent de critiquer la Turquie. C’est tabou de critiquer l’armée turque et de parler d’« occupation » pour remettre en cause la présence des soldats. Les attentats passés, les intimidations et l’impunité pèsent lourd dans la balance. (DAYIOĞLU, 2012)

11 Cette disjonction entre la parole publique et privée n’est toutefois pas opérante pour les partis de la gauche alternative, le Yeni Kıbrıs Partisi (« parti de la nouvelle Chypre », YKP) et le Birleşik Kıbrıs Partisi (« parti de Chypre unifié », BKP), ou pour des militants comme Şener Levent du journal Afrika Gazetesi, qui sont les principaux acteurs à subir insultes et menaces. Le nationalisme turc ayant été érigé en idéologie d’État relayé par l’école, la télévision (BRT 1 et 2) et les journaux officiels comme Kıbrıs après 1974, les délits de « collaboration avec l’ennemi » ou d’« incitation à la haine contre l’État » et « contre l’armée turque » dissuadent les esprits trop critiques7. Les propos d’Alpay Durduran contre l’interventionnisme de la Turquie se soldèrent en 1996 par un incendie criminel contre les locaux du YKP : Les auteurs de l’attentat n’ont jamais été retrouvés. La police n’a pas vraiment cherché ! Le gouvernement tolère les partisans de la réunification jusqu’à un certain point. Mais critiquer la Turquie et sa politique de colonisation est interdit. C’est comme s’en prendre à Dieu et à la religion d’État ! (DURDURAN, 2012)

12 Le nationalisme turc est ainsi devenu une sorte de « religion politique », pour reprendre l’expression de Jesús Casquete au sujet du nationalisme basque radical (Casquete, 2009). Même si la RTCN est un « État illégal » pour le droit international et les États membres de l’ONU, il existe des « hommes de gouvernement » (hükümet

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adamları) et une administration civile (devlet memurluğu) qui symbolise une promesse d’ascension sociale pour des Chypriotes turcs qui exploitent leurs réseaux (torpil) pour y entrer. Non reconnu de l’extérieur, le système politique chypriote turc est à la fois « fantomatique », fondé sur un complexe militaro-civil et sur des lois formellement « illégales » en droit international, mais il est aussi bien réel à travers des pratiques administratives performatives qui donnent corps à des clivages politiques et à un système partisan endogène.

13 Parallèlement à l’émergence d’un parlementarisme compétitif, le système politique chypriote turc se fonde sur une tendance à la présidentialisation : même si le gouvernement agit comme le pouvoir exécutif réel, le fait que le chef de l’État représente l’unité et l’intégrité de la RTCN de même que les intérêts de la communauté chypriote turque, lui confèrent un rôle symbolique central ainsi qu’une prééminence sur le processus de négociations avec les Chypriotes grecs et la définition de la politique étrangère de la RTCN (Warner, 1993, 193-217). En théorie, suivant la Constitution de la RTCN, le président doit être « indépendant des partis politiques », ce qui explique la démission de Rauf Denktaş de l’UBP en 1990 et la tendance croissante (illustrée par le tableau 1) des candidats à se présenter comme tel, même s’ils défendent en fait des positionnements et des idéologies clairement identifiables (Akşit, 2011, 7). Les pouvoirs exécutifs du président lui permettent aussi de nommer le Premier ministre et de présider le Conseil des ministres sans droit de vote s’il le considère nécessaire. Le président promulgue les lois et nomme les hauts fonctionnaires comme le président et les juges de la Cour suprême, si bien que l’institution judiciaire demeure globalement dominée par les nationalistes.

14 Depuis 1975, le RTCN a connu seulement trois présidents élus au suffrage universel pour cinq ans, Rauf Denktaş (1975-2005), Mehmet Ali Talat (2005-2010) et Derviş Eroğlu (2010-), illustrant que la présidence demeure aussi historiquement dominée par les nationalistes8. La période de 2005 à 2010 demeure donc assez exceptionnelle si on la replace dans la tendance des quarante dernières années. L’accession de Mehmet Ali Talat à la présidence, élu dès le premier tour par 55,6 % des voix (contre seulement 10 % en 2000), traduisit l’aspiration des Chypriotes turcs au changement, à la recherche d’une solution au conflit et à l’adhésion à l’UE, perçue comme synonyme de prospérité dans le contexte de crise économique du début des années 2000 et d’essoufflement du projet nationaliste9. Elle consacra le mouvement qui vit le CTP progresser de 13,4 % des voix lors des législatives de 1998 à 35,2 % en 2003 puis 44,5 % en 2005. Après l’échec du référendum Annan, l’UE ne tint pas ses promesses. La directive sur la ligne verte du 29 avril 2004 sur les mouvements de biens et de personnes des deux côtés de l’île, de même que la directive sur l’aide financière apportée au Nord, qui ne fut adoptée que le 27 mars 2006, eurent des portées très limitées (Akşit, 2011, 4). Les promesses de l’établissement de relations commerciales directes avec l’UE furent enterrées en raison des vetos répétés de la Grèce au Conseil européen. Malgré l’élection de Demetris Christofias de l’AKEL à la présidence de la République de Chypre en 2008, les dirigeants chypriotes grecs maintinrent une posture sans concessions (Christophorou, 2008, 217-235). Tableau 1. Résultats des élections présidentielles chypriotes turques (2000-2010)

2000* 2005 2010

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Taux de Taux de participation Taux de participation participation 69,6 % 76,4 % 81 %

Candidats % voix Candidats % voix Candidats % voix

Rauf Denktaş (Ind**) 43,7 Mehmet Ali Talat (CTP) 55,6 Derviş Eroğlu (UBP) 50,4

Derviş Eroğlu (UBP) 30,1 Derviş Eroğlu (UBP) 22,7 Mehmet Ali Talat (Ind) 42,9

Mustafa Akıncı 11,7 Mustafa Senol Arabacıoğlu 13,2 Tahsin Ertuğruloğlü 3,8 (TKP) (DP) (Ind)

Mehmet Ali Talat 10 Nuri Çevikel (YP) 4,8 Zeki Beşiktepeli (Ind) 1,6 (CTP)

Arif Hasan 2,6 Zeki Beşiktepeli (Ind) 1,7 Mustafa Kemal Tümkan 0,8 Tahsin Desem (YBH) (Ind)

Sener Levent (Ind) 0,9 Hüseyin Angolemli (TKP) 1,1 Arif Salih Kırdağ (Ind) 0,4

Turgut Afsaroğlu 0,6 Zehra Cengiz (KSP) 0,5 Ayhan Kaymak (Ind) 0,1 (Ind)

Ayhan Kaymak (Ind) 0,4 Arif Salih Kırdağ (Ind) 0,3

Ayhan Kaymak (Ind) 0,1

Source : Haut Conseil électoral de la RTCN, http://www.ysk.mahkemeler.net [consulté en mai 2014]. KSP : Parti socialiste de Chypre (Kıbrıs Sosyalist Partisi) ; YP : Nouveau parti (Yeni Parti). * En 2000, Rauf Denktaş fut déclaré président après le premier tour même s’il n’obtint pas 50 % des voix, puisque Derviş Eroğlu se retira avant le second tour, officiellement de son plein gré, officieusement suite à des pressions de l’entourage du président. ** Ind = candidat indépendant.

15 Lors de l’élection présidentielle du 18 avril 2010 (tableau 1), Derviş Eroğlu (UBP), Premier ministre depuis avril 2009, fut ainsi élu dès le premier tour (50,4 %) face à Mehmet Ali Talat (42,9 %), qui fut sanctionné pour son incapacité à tenir ses promesses d’une solution au conflit chypriote, de l’adhésion à l’UE et de la fin de l’isolement de la RTCN10. Ministre de l’Éducation dans le premier gouvernement de l’UBP en 1976, dirigeant du parti à partir de 1983 puis Premier ministre de 1983 à 1993 et de 1996 à 2003, Derviş Eroğlu, un ancien médecin peu charismatique et retiré de la vie politique depuis 2006, revint aux affaires en novembre 2008 avant d’être élu à nouveau Premier ministre en 2009, puis président en 2010 à 72 ans. Sa longue trajectoire politique (comme celle de Rauf Denktaş) illustre à elle seule la sclérose des partis nationalistes et leur incapacité à se renouveler au-delà de la génération des vétérans de 1974. En s’appuyant sur le soutien de l’ensemble des partis nationalistes (UBP, DP, HIS et MAP), sur la famille Denktaş, les entrepreneurs et les associations d’anciens combattants, Eroğlu se présenta comme le défenseur des « intérêts et de la souveraineté des Chypriotes turcs » à travers le maintien de la RTCN sous la protection de la Turquie, tout en modérant stratégiquement son discours à l’égard de l’UE et en se disant favorable à la poursuite des négociations (HDN, 4/2010). Son slogan « Il y a une différence ! Les gens sont derrière elle » (Fark Var! Arkasında Halk Var!) chercha à critiquer la proximité de M. A. Talat avec les dirigeants européens en le présentant comme déconnecté des aspirations du peuple, alors que ce dernier chercha à inciter les électeurs à choisir entre le passé ou le futur (« Soit hier ou le monde », «Ya Dün Ya

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Dünya»), entre l’isolement associé aux politiques nationalistes et l’intégration au monde par le compromis (CM, 4/2010). Suite à la victoire de l’UBP lors des législatives, Eroğlu fut présenté comme le vainqueur le plus probable par plusieurs sondages dès novembre 2009. Globalement, la présidentielle se joua toutefois plus sur le retournement de la conjoncture économique en 2008 et sur l’incapacité de M. A. Talat à remettre en cause les impasses de l’adhésion à l’UE et du conflit. Les élections présidentielles illustrent enfin une bipolarisation croissante du système politique autour de l’opposition CTP/BG-UBP.

La formation du système partisan et la prédominance du nationalisme (1976-2003)

16 Dans la foulée de la proclamation de l’« État fédéré turc de Chypre » le 13 février 1975 et la réélection plébiscitaire de Rauf Denktaş comme président, des élections parlementaires eurent lieu en 1976, dans un contexte post-conflit caractérisé par la mise en place de la partition et la nécessité de gérer la crise sociale liée à l’exil d’environ 200 000 Chypriotes grecs vers le sud et l’afflux de 35 000 réfugiés chypriotes turcs vers le nord. Une commission spéciale (Iskan encümesi) créée par l’administration provisoire chypriote turque distribua les titres des propriétés (kocan) des Chypriotes grecs aux déplacés en fonction de la valeur de leurs biens perdus au sud (Bertrand, 2003, 87). Considéré comme un crime par le droit international, ce processus bénéficia d’abord aux anciens combattants (mücahit) de la TMT, aux familles des « martyrs » et aux militants nationalistes du parti de l’unité nationale (Ulusal Birlik Partisi, UBP) (Copeaux et Mauss‑Copeaux, 2005, 63). Face à la pénurie de biens liée à la guerre et à l’embargo économique, l’État naissant encouragea le ganimet (« pillage »), un ancien mot turc utilisé par les Ottomans pour qualifier la prise des propriétés de l’« ennemi » dans les territoires occupés. En incitant les gens à s’approprier les portes, les fenêtres, les canapés, les lits et l’ensemble des biens matériels des Chypriotes grecs déplacés, même ceux des églises orthodoxes, une nouvelle classe sociale émergea, connue par les Chypriotes turcs comme celle des « ganimettos » ou des « riches de 1974 » (Navaro‑Yashin, 2012, 155). Ceux qui bénéficièrent le plus de cette économie du pillage constituent encore aujourd’hui la colonne vertébrale de l’administration chypriote turque. Dans ce contexte où la « culture de la terreur » prônée par les membres de la TMT infusa la propagande et le discours public, l’UBP, incarnant l’idéologie d’État visant à la construction d’une entité politique propre au nord de Chypre, remporta la majorité absolue avec 53,7 % des voix et 30 sièges (sur 40) en 1976, contre seulement 20,2 % pour la gauche fédéraliste (TKP et HP) et 12,9 % pour le CTP d’obédience communiste. Pour Richard Dodd, les années 1980 marquèrent ensuite « l’ascendance de la droite conservatrice à Chypre du Nord dans un contexte post-conflit qui favorisa le radicalisme. Le pouvoir nationaliste valorisa et entretint l’opposition plutôt que la coopération avec les Chypriotes grecs » (Dodd, 1993, 136-166).

17 Malgré l’affaiblissement de l’UBP en 1981 puis en 1985 et la division du camp nationaliste en 1992, le tableau 2 ci-dessous montre que les partis de la gauche fédéraliste (TKP, BDH et CTP/BG principalement) ont ainsi toujours été minoritaires jusqu’en 2003, alors que la droite nationaliste (UBP et DP) a souvent dépassé les 60 %11. L’opposition radicale de gauche fut représentée de 1976 à 1985 par le CTP créé en 1970, qui émana de l’ancien parti communiste chypriote turc banni des enclaves en 1964 en

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raison de l’anticommunisme de Fazıl Küçük et de Rauf Denktaş. Son orientation marxiste lui donna une certaine audience auprès des classes populaires qui représentaient la très grande majorité de la population dans les années 1970. Présenté comme « antipatriote » (vatan düşmanı) par la propagande officielle en raison de ses liens avec l’AKEL chypriote grecque et de sa défense d’une Chypre unifiée, il fut en première ligne des intimidations et de la répression. L’élection de Mustafa Akıncı à la tête du parti puis à la mairie de Lefkoşa de 1985 à 1990 (lorsqu’il fut battu par Semih Borah de l’UBP) modéra le discours du CTP, tout en permettant au parti d’entreprendre un aménagement concerté de la ville (notamment un réseau d’égouts commun) avec le maire de Nicosie, Lellos Demetriades (Blanc, 2000, 83). Dans les années 1980, le CTP renforça son influence en se liant de manière organique avec certaines formations syndicales, telles que KTEOS (enseignement), KTAMS (fonction publique), Dev-iş (un syndicat « généraliste ») et surtout, avec la puissance centrale Türk-Sen (employés, salariés et ouvriers). Ceci déboucha sur la formation de la coalition du parti de la lutte démocratique (Demokratik Mücadele Partisi, DMP) dominée par le CTP qui comprenait le parti de la libération communautaire (Toplumcu Kurtuluş Partisi, TKP) fondé en 1976, et le parti de la renaissance (Yeniden Doğuş Partisi, YDP) plus centriste12. Le DMP chercha à rassembler pour mieux lutter contre l’hégémonie des nationalistes et obtint 44,5 % des voix en 1990. Ce succès relatif du rassemblement des fédéralistes et du CTP, qui était devenu le principal parti de l’opposition depuis 1985, alla toutefois de pair avec le déclin de l’idéologie anticapitaliste et du « chypriotisme », la lutte pour l’union inconditionnelle de l’île, au sein de l’électorat chypriote turc. Expulsé du TKP pour son radicalisme contre la Turquie et son opposition à l’immigration turque, Alpay Durduran chercha à recréer ce courant à travers le YKP, qui resta à la marge de la coalition et obtint seulement 4,8 % en 1990. Ni le YKP en 1993 ni le mouvement d’union patriotique (Yurtsever Birlik Hareketi, YBP) en 1998 n’obtinrent toutefois de sièges, illustrant le déclin de la gauche alternative et du discours anti-turc et anti-Turquie.

18 Malgré une amélioration à la fin des années 1980, le renouveau de la crise économique et les tensions au sein de l’UBP amenèrent neuf députés pro-Denktaş en conflit avec Derviş Eroğlu à créer le parti démocrate (Demokrat Parti, DP) en 1992 sous la direction de Serdar Denktaş. Le DP obtint 29 % des voix lors des législatives de 1993, illustrant une fragmentation du camp nationaliste. Le « nationalisme présidentialisé » de Rauf Denktaş demeurait puissant et instrumental dans la création du DP, en glorifiant les liens de la RTCN, cette « enfant-patrie » (yavruvatan), avec la « mère-patrie » (anavatan). Les élites de l’UBP puis du DP utilisèrent largement leur contrôle de la bureaucratie d’État (devlet dairesi) afin de distribuer des postes à des membres de leur famille ou à des amis en échange d’une loyauté partisane lors des élections. Les Chypriotes turcs utilisent ainsi l’expression « être lié à l’État par le ventre » (devlete belden bağlanırlar) pour caractériser ce socle clientéliste du pouvoir nationaliste (Navaro‑Yashin, 2006, 281-296). Mais le pouvoir s’appuya aussi sur la propagande, sur l’école et sur la réécriture de l’Histoire dans les manuels scolaires, sur la glorification de la Turquie et de l’armée turque lors des célébrations et des fêtes patriotiques et sur la militarisation de la RTCN, qui renforça le rôle de la police sous contrôle de l’armée et forgea un climat social d’autocensure13.

19 Présente à Chypre du Nord à travers le mouvement des Loups Gris (Ülkü Ocakları), dont le siège à Lefkoşa est situé juste en face de l’Assemblée, l’extrême-droite et ses avatars

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ultranationalistes successifs, demeure toutefois électoralement marginale, car ses postulats sont en fait repris et partagés par certains acteurs au sein même de l’UBP. À l’exception des législatives de 1981, lorsque le parti du but national (Milli Hedef Partisi, MHP) obtint un siège, et de celles de 1985 qui permirent au parti de la renaissance (Yeniden Doğuş Partisi, YDP) d’obtenir quatre sièges, l’extrême-droite est restée une force extraparlementaire. Le MHP fut fondé par d’anciens militaires turcs naturalisés qui cherchèrent à importer l’ultranationalisme du Milliyetçi Hareket Partisi de Turquie, le parti d’action nationaliste d’extrême-droite proche de l’armée (Havuz, 2002, 200-221). Mais suivant Murat Kanatlı, l’influence de ce courant se note surtout à travers « le climat de peur et les intimidations » qui s’abattent sur ceux qui osent critiquer la présence de l’armée turque et la présenter comme une « occupation » (işgal) (Kanatlı, 2012). Les « anciens combattants » (mukavemetçi) de la TMT qui dirigent désormais les services de sécurité et de renseignement et les jeunes militants des Loups Gris qui n’hésitèrent pas à attaquer violemment et en toute impunité des partisans de la réunification dans la zone tampon dans les années 1990 et 2000, contribuent à faire perdurer ce courant qui s’appuie sur de puissants réseaux économiques (Anastasiou, 1996, 79-96).

20 Le repositionnement du CTP au centre-gauche donna corps à une « grande-coalition » CTP-DP dirigée par le Premier ministre Hakki Atun (DP) de 1993 à 1996. Le dirigeant du CTP, Özker Özgür, qui devint vice-Premier ministre, vit dans cette alliance un moyen de faire progresser les thèses fédéralistes, mais il menaça de démissionner dès juillet 1994, critiquant la politique d’intégration avec la Turquie et l’opposition de Denktaş et d’Atun aux mesures de confiance proposées par le secrétaire général de l’ONU Boutros- Ghali14. À cette alliance se substitua ainsi une coalition nationaliste DP-UBP de 1996 à 1998, qui bénéficia surtout à l’UBP qui réaffirma sa centralité en obtenant 40 % des voix en 1998, en ayant largement agité la peur liée à la révélation de la commande de missiles S-300 par la République de Chypre durant la campagne (Blanc, 2000, 161). L’échec de la collaboration du CTP avec les nationalistes du DP et la crise de leadership engendrèrent une rénovation idéologique menée à partir de 1996 par le nouveau dirigeant Mehmet Ali Talat, le parti troquant symboliquement son drapeau « rouge » et son socialisme historique pour un drapeau « vert » et un discours plus social- démocrate, écologiste et consensuel. L’erreur stratégique du CTP qui s’allia avec les nationalistes du DP conduisit le TKP (15,3 %) à redevenir la première formation de l’opposition devant le CTP (13,4 %) en 1998. Mais depuis 1989 et l’exclusion du TKP d’Alpay Durduran, dont il fut pourtant le fondateur historique, les deux formations se disputaient le même espace du centre-gauche. Même si les élites montantes du TKP partageaient la posture pro-réunification de Durduran, certains dirigeants considéraient que son radicalisme anti-Turquie devenait contreproductif dans un électorat où la représentation des Chypriotes turcs « issus de l’immigration turque » ne cessait de se renforcer, en raison du soutien des nationalistes au pouvoir à la naturalisation des migrants turcs (Petithomme, 2015b). Durduran critiquait la trop grande dépendance de la RTCN vis-à-vis de la Turquie et le dilemme posé par l’immigration turque dans la perspective des négociations avec les Chypriotes grecs. Mais la nouvelle génération de dirigeants du TKP prôna un plus grand pragmatisme et une adaptation du discours politique à la modification de la composition sociologique de l’électorat. Aujourd’hui encore, plus que la question de la réunification, le rapport à la Turquie et le soutien à l’immigration turque constituent les principaux clivages entre la frange pragmatique et radicale de la gauche fédéraliste. La modération progressive

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du TKP, qui chercha à donner l’image d’un parti cherchant à exercer des responsabilités, le conduisit à dépasser le CTP en 1998. Mais la progression du TKP se fit avant tout au détriment du CTP, si bien que la mouvance fédéraliste demeura malgré tout minoritaire face aux nationalistes.

21 Cette faiblesse structurelle amena le TKP à commettre en janvier 1999 la même erreur que le CTP en 1993, en formant une « grande coalition » avec l’UBP de Dervis Eroğlu, qui ne voulait pas renouer son alliance avec le DP en raison de sa rivalité croissante avec Rauf Denktaş en vue de l’élection présidentielle de 2000. Dirigeant de l’UBP depuis 1983 et Premier ministre de 1983 à 1993 puis de 1996 à 2003, Dervis Eroğlu se présenta contre Rauf Denktaş (alors candidat « indépendant ») en 2000, avant de se retirer du second tour. L’alliance parlementaire « contre-nature » du TKP avec les partisans de la partition décrédibilisa le parti aux yeux des fédéralistes comme Enver Karanlık, un militant du CTP, pour qui « il s’est allié avec le diable » (Karanlık, 2014). Pour Alpay Durduran, « le TKP accepta de vendre son âme en échange de quelques postes » (Durduran, 2012). Le TKP obtint le poste créé pour l’occasion de vice-Premier ministre chargé du tourisme, et les ministères de la Santé et de l’Éducation, mais aucun poste stratégique. Non seulement l’alliance TKP-UBP de 1999 fut très brève, mais le CTP redevint ensuite le principal représentant du courant fédéraliste modéré. Globalement, de 1976 à 2003, on note ainsi un affaiblissement progressif de l’UBP (de 53,7 % des voix en 1976 à 31,7 % en 2003), renforcé par la scission de 1992 et la création du DP. Mais la fragmentation du camp nationaliste, largement induite par la rivalité Eroğlu-Denktaş, n’enraya pas sa domination majoritaire jusqu’en 2005. Ceci a obligé les partis modérés de la gauche fédéraliste, structurellement minoritaires, à adopter progressivement un discours plus centriste, voire même à s’allier avec les nationalistes pour accéder au pouvoir. Tableau 2. Évolution des résultats électoraux lors des législatives en fonction des courants politiques (1976-2013)

Gauche Centre-gauche Droite nationaliste Extrême- Taux de alternative droite participation (%)

CTP/ TKP/ CTP/ DP UBP ÖRP MHP YKP TDP BG (d) (e) BDH/ (b) (c) BKP (a)

1976 12,9 2 20,2 8 53,7 74,3

1981 15,1 6 28,5 13 42,5 6,2 1 88,6

1985 21,4 12 15,8 10 36,7 13,1 4 87,4

1990 4,8 44,5 16 54,7 91,5

1993 4,5 13,2 7 24,2 11 29,2 16 29,8 16 3,1 92,9

1998 4,1 15,3 8 13,4 5 22,6 18 40,4 18 4,5 88,1

2003 13,2 6 35,2 19 12,9 7 32,9 7 3,6 86

2005 5,8 1 2,4 44,5 24 13,5 6 31,7 6 82,1

2009 2,9 0 6,9 2 29,2 15 10,7 5 44,1 5 6,2 0,5 0 81,7

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2013 3,2 0 7,4 3 38,4 21 23,2 12 27,3 12 0,1 69,6

(a) De 1976 à 1985, le CTP d’obédience procommuniste représenta ce courant, puis le YKP en 1990 et 1993, le YBH en 1998, le BDH en 2003 (qui inclua le TKP qui radicalisa son positionnement et le BKP), le BKP en 2009 et le YKP en 2013. (b) Le TKP et HP en 1976, le TKP en 1981, le TKP et le SDP en 1985, le TKP en 1993, 1998 et en 2005 et le TDP en 2009. (c) Le CTP se situa sur une ligne de gauche alternative jusqu’en 1985, dirigea la grande coalition DMP en 1990, puis incorpora le BG en 2003. (d) D’autres petits partis nationalistes, fondés le plus souvent par des personnalités ou des députés de l’UBP, se présentèrent de façon autonome avant de négocier avec l’UBP tel ou tel poste administratif ou gouvernemental. Ce fut le cas par exemple du DHP en 1981 et 1985 et du TAP en 1985, de l’UDP en 1998 ou encore du CABP en 2003. (e) À l’extrême-droite, qui demeure électoralement très faible, les formations ultranationalistes ont connu de nombreux avatars : le TBP, le MHP et le SAP en 1981, le YDP en 1985, le BEP et le MMP en 1993, le BP en 1998, le MBP et le KAP en 2003, le HIS en 2009.

L’ascension de l’opposition et la victoire de la gauche fédéraliste (2003-2009)

22 Les législatives du 14 décembre 2003 marquèrent un tournant et furent dominées par les enjeux du plan Annan et de l’adhésion à l’UE. Même si le gouvernement turc de Recep Tayyip Erdoğan (AKP) parut initialement favorable à une résolution du conflit chypriote, sa visite à Nicosie-Nord du 15 novembre 2003 lors des célébrations du 20e anniversaire de la RTCN, et la signature d’un accord de coopération économique entre le ministre Abdüllatif Şener et Rauf Denktaş le 7 décembre illustrèrent selon Muhittin Ozsaglam « le maintien d’une politique interventionniste d’intégration et de reconnaissance » (Ozsaglam, 2003). Le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül déclara qu’« en tant que puissance garante, la Turquie doit avoir le dernier mot » et que « quiconque gagne les élections ne peut agir indépendamment de la Turquie » (CM, 12/2003). La rencontre entre le ministre grec des Affaires étrangères, George Papandréou, et les dirigeants fédéralistes Mehmet Ali Talat (CTP/BG) et Mustafa Akıncı (BDH) dans la zone tampon le 8 décembre, montra au contraire la position pro-réunification de la Grèce15.

23 La campagne distingua les progressistes pro-UE et pro-plan Annan des conservateurs pro-statu quo. À travers le slogan « pour la RTCN dans l’UE », même l’UBP chercha à se démarquer d’une posture « anti-européenne », en prônant l’adhésion indépendante à l’UE de la RTCN, mais pas dans le cadre d’une Chypre réunifiée (Kaymak, 2004). À l’inverse, plus de la moitié des candidats des listes du CTP/BG furent issus de la société civile et de la plateforme « Ce pays est le nôtre » (Bu Memleket Bizim Platformu) créée en juillet 2000 et soutenue par le journal Avrupa, qui réunit plus de 40 partis, des syndicats et des ONGs et qui organisa des manifestations massives de 2000 à 2003 pour la réunification et contre l’interventionnisme turc (Navaro‑Yashin, 2012, 63). L’arithmétique parlementaire donna corps à un gouvernement de coalition instable (26 sièges sur 50) entre le CTP/BG (19 sièges) et le DP (7 sièges), le moins anti- plan Annan du camp nationaliste, qui s’opposa à une coalition BDH-CTP/BG-DP (Çarkoğlu, Sözen, 2004, 122-136). Malgré les 25 sièges obtenus par le camp pro-Annan (CTP/BG et BDH), les nationalistes maintinrent une large base sociale. En forçant le CTP/BG à exclure le BDH (13,2 %) d’une coalition potentielle, le DP imposa son

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interprétation du vote, à savoir que les Chypriotes turcs étaient favorables au plan, mais montraient des réserves dont il s’agirait de tenir compte lors de futures négociations16.

24 Le contexte de soutien au nouveau gouvernement de gauche dirigé par le CTP favorisa l’acceptation par les Chypriotes turcs de la solution fédérale du plan Annan qui prévoyait la réunification et l’adhésion unifiée de l’île à l’UE. L’évolution de la politique étrangère turque adoptée par le gouvernement de l’AKP de Tayip Erdogan, marginalisa la campagne pour le « Non » menée par Rauf Denktaş et l’UBP de Dervis Eroğlu. Le BDH de Mustafa Akincı, le TKP, le parti de la solution et de l’Union européenne (Çözüm ve Avrupa Birliği Partisi, ÇABP) fondé en septembre 2003 par Ali Erel, le dirigeant de la Chambre de commerce et de l’industrie, de même que la plupart des syndicats et de nombreuses associations et ONGs menèrent une campagne active en faveur du « Oui ». Partisan traditionnel d’une solution à deux États et du non-retour des déplacés chypriotes grecs, le DP décida le 16 avril 2004 de s’opposer au plan Annan, même si dans un mouvement tactique, son dirigeant Serdar Denktaş prôna une position neutre en invitant les électeurs à voter selon leur conscience. La campagne des partisans du « Oui » fut globalement plus dynamique à travers des publicités dans les journaux et l’organisation d’une manifestation massive à Lefkoşa le 14 avril17. Dès la fin de l’année 2003, les sondages d’opinion montrèrent le soutien majoritaire des Chypriotes turcs au plan, dans l’espoir de mettre fin à leur isolement et à leurs problèmes (inflation et chômage, émigration des jeunes, dépendance économique à l’égard de la Turquie) tout en accédant à l’UE et en renforçant la démocratie au nord de Chypre. Finalement, le 24 avril 2004, avec 84,4 % de participation, le référendum fut clairement approuvé par 64,9 % des Chypriotes turcs, ce qui illustra une évolution historique sans précédent, qui fut toutefois aussitôt tempérée par le rejet de 75,8 % des Chypriotes grecs, si bien que le processus déboucha sur une impasse politique (Christophorou, 2005, 85-104). Comme le montra un sondage de 2009, les enjeux des droits de propriété des déplacés, de la sécurité (et donc du maintien ou non de l’armée turque), et la philosophie générale de partage des pouvoirs, constituèrent et demeurent les principales divergences de vues entre les Chypriotes grecs et turcs depuis plusieurs décennies (Lordos et al., 2009).

25 La coalition CTP/BG-DP s’effondra suite au référendum lorsqu’un député du CTP et deux du DP quittèrent leur parti après des désaccords sur les consignes de vote. Malgré un vote initial de confiance en sa faveur, sans majorité parlementaire, le gouvernement ne put pas approuver le budget 2004 et dut annoncer des élections anticipées. Celles-ci eurent lieu le 20 février 2005 dans un contexte de fatigue électorale lié à la tenue de trois élections en 14 mois. En 2003-2004, d’intenses débats eurent lieu sur les aspects légaux et politiques du plan Annan, mais le référendum déboucha sur une impasse pour les Chypriotes turcs. Les partis ne savaient plus autour de quel projet mobiliser les électeurs. Le « rêve européen » constitua un mirage conjoncturel, mais la politique nationaliste demeurait de même délégitimée après 27 années de pouvoir. Les « affaires » dominèrent la campagne de 2005 : Serdar Denktaş (DP) fut accusé de corruption lorsque son beau-père fut envoyé en prison après avoir détourné des fonds de la banque qu’il dirigeait ; un député du CTP/BG fut mis en cause pour ses liens avec Elmas Güzelyurtu, un banquier assassiné qui résidait au sud de l’île ; Mustafa Akıncı, le dirigeant du BDH, dut se justifier après la vente par sa femme d’un terrain de déplacés chypriotes grecs (Sözen, 2005, 467).

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26 Dans le camp nationaliste, l’UBP pro-partition opta pour une stratégie de communication visant à attirer une partie des 65 % de Chypriotes turcs qui approuvèrent le plan Annan, en se présentant comme partisan d’une solution négociée plus favorable. Les slogans « Pour le compromis et le développement, le futur est dans vos mains » et « Vous n’êtes pas sans une alternative » défendaient qu’en l’absence d’accord, le maintien de la RTCN constituait une solution viable. Malgré cette posture peu sincère, Derviş Eroğlu fut plus convaincant dans sa critique de l’échec de l’activisme international de Mehmet A. Talat, qui n’avait pas permis de mettre fin à l’isolation de la RTCN et aux restrictions qui pesaient sur la vie quotidienne des citoyens. Mais la principale limite du discours de l’UBP n’était autre que son propre bilan : les Chypriotes turcs eurent du mal à croire qu’il pouvait gouverner différemment avec les mêmes recettes qu’il avait utilisées de 1976 à 2003. Serdar Denktaş, dirigeant du DP s’adressa quant à lui à l’électorat à travers le slogan « Croyez-nous, car nous ne vous avons jamais menti » et « Un Oui pour le DP intégrera les Chypriotes turcs dans le monde » (similaire au slogan de 2004 du CTP/BG), défendant une position présentée comme « réaliste » de renégociations nécessaires, à l’image de l’absence de consignes de vote qu’il prôna en 2004, au-delà de l’optimisme pro-européen de la gauche et de l’intransigeance nationaliste de l’UBP (CM, 2/2005).

27 À l’extrême-droite, même si le parti nationaliste pour la justice (Milliyetçi Adalet Partisi, MAP) fondé en 1994 fut très opposé au plan Annan, il s’était toujours allié avec l’UBP ou le DP jusqu’alors. Son dirigeant Ata Tepe présenta des listes autonomes en 2005 en usant d’un discours radical, mais prétendant à la respectabilité. Le MAP et son slogan « Nous avons pris un engagement. L’État vivra » défendit qu’il faille renoncer à un accord avec les Chypriotes grecs, qui ne chercheraient qu’à s’approprier l’ensemble de l’île, tout en développant la RTCN. Mais la vraie nouveauté fut la candidature de l’universitaire Nuri Çevikel, fils d’une famille de migrants turcs de neuf enfants, qui fonda le Nouveau parti (Yeni Parti, YP) après avoir quitté le CTP/BG suite au référendum de 2004, et qui chercha à représenter les Chypriotes turcs issus de l’immigration turque à travers des slogans tels que « le Nouveau Parti est notre parti », ou encore « Voter pour votre propre fils » (CDN, 2/2005). Adoptant une posture centriste et pro-plan Annan, le YP critiqua le fait que depuis l’ouverture de la « ligne verte » en 2003, les Chypriotes turcs autochtones puissent travailler au sud et devenir des citoyens de l’UE à travers l’obtention de passeports de la « République de Chypre » alors que, reconnus uniquement comme « citoyens de la RTCN », les descendants des migrants turcs ne peuvent pas accéder à la citoyenneté de la République de Chypre et à l’UE et demeurent donc confinés au statut de « citoyens de seconde zone » selon le YP18. Même si ce constat est vrai et problématique, la solution proposée par le YP – le renforcement de l’aide financière turque – peina à convaincre.

28 Dans le camp fédéraliste, le BDH insista sur la nécessité de rompre avec l’immobilisme proposé par les nationalistes qui impliquait selon lui de « mettre les Chypriotes turcs au réfrigérateur » (Sözen, 2005, 469). Le parti insista sur la démocratisation et la plus grande transparence du système politique de la RTCN. Il critiqua aussi la faiblesse de l’engagement du gouvernement en faveur de la paix. Le BDH prôna l’ouverture de nouveaux « check-points », la recherche d’un accord sur les personnes disparues et la levée des restrictions internationales. Un conflit entre les dirigeants du TKP et du BDH amena le TKP à s’allier avec le parti de Chypre unifié (Birleşik Kıbrıs Partisi, BKP) en 2005, mais à ne pas renouer l’alliance tripartite de 2003. Même si le BKP était plus à gauche

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que le TKP, les deux partis firent campagne sur l’indépendance à l’égard de la Turquie à travers le slogan « La sortie : l’unité des forces pour le vrai gouvernement du peuple »19. Ils prônèrent la mise en place unilatérale de certains aspects du plan Annan comme une réforme de la Constitution et un nouveau régime de propriété afin d’évoluer vers une fédération. Enfin, le slogan du CTP/BG, « Oui maman, promis maman ! » (Yes be annem, söz be annem!), appelait les électeurs à « promettre » (söz) leurs votes au CTP/BG en échange d’une adhésion présentée comme quasi automatique à l’UE (CD, 2/2005). Le parti associa la résolution du conflit chypriote avec l’adhésion des Chypriotes turcs à l’UE, louant le rôle de Mehmet A. Talat dans le changement de perception de la communauté internationale à leur égard, désormais vus comme plus conciliants après le référendum de 2004. Le CTP/BG s’appuya sur le bilan économique relativement bon de la coalition CTP/BG-DP depuis 2003, le PIB par habitant ayant augmenté et le tourisme et le commerce s’étant développés (Günçavdi, Küçükçifçi, 2009, 368). Les affiches de campagne du parti mirent en scène Mehmet A. Talat aux côtés de Kofi Annan, José Manuel Barroso, Colin Powell ou Tayyip Erdoğan, le présentant comme un dirigeant important pouvant défendre les intérêts des Chypriotes turcs sur la scène internationale, tout en promettant une amélioration de la démocratie en RTCN suivant les critères européens.

29 Avec 44,5 % des voix et 24 sièges, le CTP/BG gagna l’élection en amplifiant la dynamique de 2003, même si l’UBP (31,7 %, 19 sièges) et le DP (13,5 %, 6 sièges) maintinrent d’importants soutiens électoraux. Minés par le scandale autour de son dirigeant, le BDH (5,8 %, 1 siège), mais aussi le TKP-BKP (2,4 %, aucun siège), furent les perdants de la redistribution des voix à gauche. Le Yeni Parti (1,6 %) qui s’adressa aux Chypriotes turcs issus de l’immigration turque échoua à attirer cet électorat fidélisé de longue date par l’UBP. L’extrême-droite représentée par le MAP (0,5 %) demeura marginale. La Commission européenne considéra que les élections illustrèrent « la volonté des Chypriotes turcs de favoriser la réunification de Chypre » (CE, 2/2005). Le département d’État américain évoqua aussi des « élections libres et démocratiques démontrant l’attachement des Chypriotes turcs à la paix et à la réunification de l’île » (DE, 2/2005). Lors de son discours post-élection, Mehmet A. Talat tendit symboliquement une branche d’olivier aux Chypriotes grecs en déclarant : « J’appelle les dirigeants chypriotes grecs à saisir la main que nous leur tendons en paix pour obtenir la réconciliation et une solution au problème chypriote » (Sözen, 2005, 474). La nouvelle victoire du CTP/BG suscita ainsi un espoir sans précédent de mettre fin à l’hégémonie nationaliste et de parvenir à une solution au conflit. Mais la politique chypriote étant une équation à plusieurs dimensions, la balle était dans le camp de Tássos Papadópoulos, le président conservateur de la République de Chypre. Mais suite au rejet du plan Annan et à l’adhésion de leur pays à l’UE, les dirigeants chypriotes grecs « n’étaient plus disposés à un compromis », comme le suggéra leur ministre des affaires étrangères Nikos Rolandis (SM, 2/2005). 42 ans après l’échec de la tentative de Makarios d’imposer par 13 amendements une République chypriote unifiée et un système électoral majoritaire, malgré la guerre et la partition de 1974, les élites chypriotes grecques n’acceptaient toujours pas l’idée d’une fédération bi-zonale et bi- communautaire.

30 L’espoir a donc rapidement fait place à la désillusion. Face à un gouvernement chypriote grec conservateur et intransigeant, Mehmet A. Talat n’a pas pu tenir ses promesses. Alors que pour la première fois depuis plus de trente ans, un gouvernement plus disposé à trouver une solution de paix fut élu au Nord, le rejet par les Chypriotes

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grecs du plan Annan coupa l’herbe sous le pied aux partisans d’une solution : sans réels interlocuteurs au sud, les élites fédéralistes ne purent pas fournir de débouchés politiques à leurs promesses progressistes. Le rejet du plan Annan renforça a posteriori les arguments des nationalistes nord-chypriotes, pourtant discrédités, quant à l’absence de volonté de compromis des Chypriotes grecs et la nécessité de construire la RTCN. Cela illustra l’impuissance des dirigeants chypriotes turcs à parvenir à une solution en l’absence d’une volonté politique des dirigeants du sud. Le renouveau des négociations en mars 2008 avec le gouvernement de gauche de Christofias (AKEL) ne fut pas suffisant pour inverser la perception largement partagée par les Chypriotes turcs que les Chypriotes grecs ne veulent pas d’une solution basée sur une répartition des pouvoirs. Pour Özkan Yorgancioğlu, secrétaire général du CTP, « l’adhésion unilatérale de la République de Chypre à l’UE a fait disparaître la symétrie entre les deux parties à la table des négociations » (Yorgancioğlu, 2012). Les promesses du CTP ont ainsi été décrédibilisées et le courant fédéraliste s’est trouvé affaibli. Mais pour Izzet Izcandir, secrétaire général du parti de Chypre unifié (Birleşik Kıbrıs Partisi, BKP), l’échec du CTP/ BG s’expliquerait aussi par son conservatisme qui l’amena, comme l’UBP précédemment avant lui, à rejeter la faute sur les Chypriotes grecs plutôt que d’agir au Nord en prenant des mesures unilatérales de confiance : Le CTP/BG n’a pas été à la hauteur de l’espoir de changement. Il y avait une opportunité sans précédent de résoudre le problème chypriote. Ils avaient la Présidence, le Premier ministre, une majorité au Parlement. Mais ils n’ont rien fait. Même si les conservateurs chypriotes grecs ne voulaient pas vraiment négocier, ils auraient dû mettre en œuvre le changement ici au Nord et prendre unilatéralement des mesures symboliques de paix pour sortir du conflit. (IZCANDIR, 2012)

31 Démilitariser la zone chypriote turque de la vieille ville de Lefkoşa ou rendre Varosha (Maraş), une station balnéaire bâtie en 1972, vidée de ses 60 000 habitants en 1974 et convertie en ville abandonnée depuis lors, constituent par exemple des mesures unilatérales de confiance prônées par la gauche alternative, qui se heurtent au conservatisme du CTP, mais aussi et surtout, à l’opposition de l’armée turque20.

32 De plus, les hausses de salaire des fonctionnaires grâce à la croissance de 2004-2007 augmentèrent la dette et la dépendance à l’égard de la Turquie et se soldèrent par un désaveu politique lorsque le gouvernement CTP/BG-DP dut faire marche arrière en 2008 sous la pression d’Ankara et de la crise mondiale en augmentant la TVA et les prix de l’électricité et de l’essence, autant de mesures très impopulaires (CM, 4/2008). L’image du CTP/BG fut ternie suite à la création en septembre 2006 du parti de la réforme et de la liberté (Özgürlük ve Reform Partisi, ÖRP) par Turgay Avcı, ex-secrétaire général de l’UBP, grâce à sa défection et à celles de deux députés de l’UBP et d’un député du DP : le fait que le CTP/BG en profita pour remplacer son partenaire de coalition, le DP, par l’ÖRP, fut perçu comme une manœuvre politicienne et opportuniste. En signe de protestation, l’UBP et le DP boycottèrent leurs sièges parlementaires d’octobre 2006 à 2009, ce qui contribua fortement à affaiblir la légitimité du gouvernement. Les attaques de ce dernier contre Asil Nadir, le propriétaire des principaux médias de l’île proche des nationalistes et ancien malfrat notoire recherché en Grande-Bretagne, et l’ouverture d’une enquête contre les réseaux « Ergenekon » à Chypre-nord deux semaines avant les élections de 2009, furent aussi perçus comme des tactiques électoralistes. La période 2003-2009 constitua donc une conjoncture historique où les partisans du statu quo, de la division de l’île et du

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maintien de la RTCN devinrent pour la première fois minoritaires dans un contexte d’usure du pouvoir et du discours nationaliste. Mais les aspirations pro-UE et pro- résolution du conflit qu’exprimèrent les Chypriotes turcs de 2003 à 2005 se transformèrent en espoirs déçus suite à l’adhésion de la République de Chypre à l’UE le 24 avril 2004 et au maintien de l’embargo économique et de l’isolement politique du Nord. Non seulement la majorité des électeurs ont jugé que le gouvernement CTP/BG- DP était incapable de tenir ses promesses d’adhésion à l’UE et de résolution du conflit, même si elles ne dépendaient en fait que partiellement de lui, mais ils jugèrent aussi sévèrement sa gestion des affaires internes de la RTCN, sans remettre en cause le clientélisme ambiant dans la gestion de l’administration.

Le retour des nationalistes et la normalisation des alternances politiques (2009-2013)

33 Cinq ans après l’échec du plan Annan, le maintien de l’impasse politique rendit plus difficile de tenir un discours pro-UE et pro-compromis mobilisant l’électorat chypriote turc. Aux promesses non tenues du CTP/BG de la fin de l’isolement politique et économique et de l’adhésion à l’UE, s’ajoutèrent sa gestion très politicienne des affaires du Nord. Les législatives du 19 avril 2009 illustrèrent ainsi le retour de la vieille garde de l’UBP qui évita les questions de l’UE et du conflit et adopta une posture de soutien aux négociations malgré son idéologie pro-partition. Son slogan incitait à un « vote utile » d’opposition s’appuyant sur le mécontentement populaire : « Ils [CTP] ont donné de l’espérance et ont pris le pouvoir, mais ils ont ruiné le pays. Game over ! Maintenant, c’est le temps de l’Union nationale » (Umut Verip Geldiler, Ülkeyi Tükettiler. Oyun Bitti! Şimdi Ulusal Birlik Zamanı) (Sözen, 2009, 341). Derviş Eroğlu, le vieux dirigeant du parti (71 ans) et le plus ancien député du Parlement, ne fit presque pas campagne en ne participant qu’à quelques débats télévisés. L’UBP s’appuya surtout sur son organisation partisane, la plus structurée de Chypre du Nord, sur ses cafés partisans (Kavemet) et ses militants. Le parti obtint 44,1 % des voix et une majorité absolue de 26 sièges. La frange de ses électeurs traditionnels qui avaient voté pour le CTP/BG en 2003 et en 2005 vota à nouveau pour le parti. L’élection illustra ainsi une forme de « normalisation » des alternances politiques dans un système partisan de plus en plus compétitif, mais historiquement dominé par les nationalistes. Comme l’évoque Saffet Nadiri, membre du bureau de l’UBP, le retour des nationalistes traduisit aussi un message à l’égard des Chypriotes grecs : C’était une manière de leur dire que s’ils ne veulent pas d’une solution basée sur un partage des pouvoirs, les Chypriotes turcs ne veulent pas non plus être absorbés par la République de Chypre ou être traités comme une minorité. Si les Chypriotes grecs ne veulent pas d’un compromis, ils devront négocier sur la base d’une solution à deux États. (NADIRI, 2012)

34 L’approche plus modérée du DP, qui s’était à la fois allié avec le CTP/BG et l’UBP dans le passé, joua en défaveur d’un parti pivot déclinant depuis 1992, qui obtint 10,7 % des voix. Son slogan « Pensez au passé, votez pour le futur. Nous comptons tous » (Geçmişi düşün, geleceği seç. Biz Varız), évoquait l’échec du plan Annan pour justifier le choix d’une troisième voie au-delà du CTP/BG et de l’UBP (Sözen, 2009, 342). Accusé de servir la stratégie de l’AKP turc cherchant à marginaliser la « famille Denktaş » peu conciliante, l’ÖRP, qui défendait toutefois une solution à deux États, bénéficia de l’effet

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de la nouveauté et obtint 6,2 % des voix et 2 sièges. Enfin, le parti de la politique pour le peuple (Halk Için Siyaset Partisi, HIS) fondé par Ahmet Yönlüer en 2007, ex-dirigeant de l’institution des affaires religieuses de la RTCN, représenta l’ultranationalisme. Son slogan « HIS viendra et la démocratie fonctionnera. Nous voulons 2 ans, pas 30 ans » (HIS gelecek, demokrasi işleyecek. Biz 30 yil degil, sadece 2 yil istiyoruz), illustra la démagogie d’un parti prônant l’immigration turque, l’égalité des migrants avec les Chypriotes turcs et une solution au conflit sur la base de deux États.

35 Le CTP/BG dirigé par l’économiste Ferdi Sabit Soyer depuis 2005 dut assumer le bilan de son gouvernement et du président Mehmet A. Talat. Il chercha à maintenir l’élargissement de sa base électorale acquise en 2005 auprès d’électeurs modérément nationalistes voulant croire à la fin de l’isolement et à l’adhésion à l’UE. Son slogan « Ne revenez pas en arrière, progressez vers l’avant. Il faut du courage pour aller de l’avant » (Geri dönme Ilerle. Iterlemek Yürek Ister) incitait les électeurs à opter pour le « progrès » face au pouvoir de l’UBP (1976-2003) présenté comme le symbole de la marginalisation du territoire, de l’intransigeance nationaliste et du clientélisme. Mais les Chypriotes turcs ne croyaient plus à la fin de l’isolement, à une solution au conflit et à l’adhésion à l’UE et sanctionnèrent le CTP/BG qui obtint seulement 29,2 % des voix et 15 sièges. Le parti de la démocratie commune (Toplumcu Demokrasi Partisi, TDP), issu de la réunion du TKP et du BDH et dirigé par Mehmet Çakıcı depuis 2007, bénéficia de la sanction du CTP/BG en obtenant 6,9 % des voix et 2 sièges, même si ce résultat illustra aussi l’affaiblissement à gauche d’alternatives électorales au CTP/BG. En 2003, la campagne plus centriste du CTP qui avait incorporé les secteurs libéraux du BG, laissa un espace politique vacant à gauche, que le TKP chercha à occuper en formant la coalition BDH qui obtint un bon résultat (13,2 %). Mais le BDH se scinda après le référendum sur le plan Annan en 2004. Le BDH et le TKP se présentèrent séparément lors des élections de 2005 et connurent un échec électoral, puisque seul le BDH obtint un siège contre six pour le TKP deux ans plus tôt. Les élections de 2009 marquèrent aussi l’affaiblissement de la gauche alternative. Le YKP choisit le boycott, considérant que l’immigration était devenue hors de contrôle depuis 2001 et qu’il était donc impossible d’organiser un scrutin transparent. Après le rejet de son offre d’alliance électorale, le BKP incorpora le « Mouvement du Jasmin », un groupe d’intellectuels, d’artistes et de journalistes proches du quotidien Afrika, mais le parti n’obtint que 2,4 % des voix et aucun siège. Plus encore que le TDP, il se présenta comme le défenseur des Chypriotes turcs autochtones. Dirigé par Izzet Izcandir en 2009, son slogan défendait que seul le vote BKP permettait de lutter contre la perte d’identité face à l’immigration turque et la politique de turquification des nationalistes, afin de retrouver « le Jasmin », qui symbolisait Chypre : « Nous allons reprendre nos jasmins. [Votez pour le] BKP pour ne pas disparaître par la dissolution et l’échec » (Yaseminlerimizi Geri Alacağiz. Çözülerek eriyerek yokolmamak için BKP).

36 Enfin, les élections du 28 juillet 2013 marquèrent un nouveau réalignement qui, plus qu’une adhésion au CTP/BG, illustra le mécontentement grandissant des Chypriotes turcs à l’égard de leurs gouvernants successifs, incapables de mettre fin à l’isolement de leur territoire et de s’émanciper de la tutelle et surtout de la conditionnalité de la Turquie. Ces élections eurent lieu un an avant le terme de la législature après la défection de huit députés de l’UBP passés au DP, le vote d’une motion de défiance et la chute du gouvernement en juin 2013, illustrant une fois encore la malléabilité et le caractère personnalisé des alliances dans le contexte de Chypre du Nord. L’opposition

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menée par Özkan Yorgancioğlu (CTP) obtint 38,4 % (21 sièges) ce qui, malgré l’appui possible du TDP (7,4 %, 3 sièges) ne fut pas suffisant pour former une majorité de gauche. Les enjeux économiques occultèrent la question chypriote, reléguée au second plan depuis la suspension des négociations en juillet 2012 par Derviş Eroğlu en protestation de la prise par les Chypriotes grecs de la présidence tournante de l’UE. Miné par sa politique de restrictions budgétaires, l’UBP s’effondra (27,3 %, 14 sièges) au profit du CTP et du DP (23,2 %, 12 sièges), dont l’alliance forma le nouveau gouvernement21. Mais le vote-sanction contre l’UBP traduisait aussi un rejet de la conditionnalité turque : l’UBP fut tenu pour responsable de la signature d’un plan d’austérité en 2010 avec la Turquie en échange du maintien de ses subventions à la RTCN, qui engendra des hausses d’impôts, une limitation des embauches et un gel des salaires dans le secteur public et des privatisations. Comme en 2009, le scrutin illustra la sanction par les Chypriotes turcs de mesures d’austérité prônées par la Turquie et appliquées par le gouvernement de la RTCN.

Conclusion : institutionnalisation et changement partisan dans un État de facto

37 Comment les clivages politiques se sont-ils organisés et restructurés dans le contexte de l’État non reconnu de Chypre du Nord ? Contrairement aux idées reçues, l’absence de résolution du conflit chypriote et de reconnaissance internationale de la RTCN n’a pas empêché les Chypriotes turcs d’institutionnaliser un système politique doté de procédures formalisées, dont le fonctionnement démocratique est toutefois contraint par la militarisation du territoire et le maintien d’une idéologie nationaliste prédominante. Progressivement depuis 1974, un système multipartite compétitif, des mécanismes de répartition et de contrôle des pouvoirs, de même qu’une démocratie électorale ont émergé, contribuant à la politisation et à la maturation démocratique de la société chypriote turque. L’existence de nombreuses organisations politiques et la pratique du parlementarisme ont contribué au développement d’une conscience citoyenne qui, en réponse à l’essoufflement du pouvoir nationaliste, a débouché sur la victoire de l’opposition aux niveaux parlementaire (2003-2009) et présidentiel (2005-2010), puis sur une normalisation des alternances politiques depuis 2009. La maturité démocratique de la société chypriote turque a aussi été attestée par son soutien au plan Annan en 2004 en faveur de la réunification de l’île.

38 Mais l’institutionnalisation du système politique de la RTCN présente toutefois certaines limites induites par la non-résolution du conflit chypriote, qui engendre le maintien d’une militarisation du territoire. L’administration civile est certes autonome, mais demeure subordonnée en dernier recours au pouvoir de l’armée turque, ce qui a un impact déterminant sur le contrôle ou non de l’immigration turque, sur l’impossibilité de décider de mesures unilatérales de confiance envers les Chypriotes grecs sans son aval, ou encore sur l’image globalement négative de la RTCN dans le monde. La persistance d’un complexe militaro-civil engendre la dépendance de la justice à l’égard du parquet militaire. Ceci expose ainsi les journalistes et les opposants trop critiques de l’armée turque ou de la Turquie à la répression. Jusqu’au début des années 2000, la présidentialisation a aussi été un frein à la démocratisation du jeu politique, Rauf Denktaş intervenant souvent directement en faisant et en défaisant des alliances qui demeurent aujourd’hui encore très personnalisées et instables. La

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persistance de la partition renforce de plus le rôle « nationaliste » du président si l’on se place du point de vue d’une Chypre unifiée, puisqu’il cherche avant tout à représenter et à défendre les intérêts de sa communauté dans les négociations, une tendance qui renforce aussi le conservatisme du président chypriote grec comme l’a bien montré l’opposition active de Tássos Papadópoulos au plan Annan.

39 L’institutionnalisation d’un système partisan compétitif, mais de plus en plus bipolarisé autour de l’opposition CTP/BG-UBP, a donc toutefois engendré un recentrage progressif du discours de la gauche fédéraliste, historiquement minoritaire à Chypre du Nord. L’évolution de la composition sociodémographique de la population à travers la proportion croissante de citoyens chypriotes turcs « issus de l’immigration turque » et l’existence d’une jeune génération n’ayant jamais connu la coexistence avec les Chypriotes grecs, expliquent le déclin du discours anti-Turquie et antiturc incarné par la gauche alternative au sein de l’électorat. La gauche a donc dû recentrer son discours autour de la défense des intérêts des Chypriotes turcs ce qui, malgré le maintien de divergences fondamentales avec les nationalistes, a contribué à renforcer la distance idéologique qui sépare les partis fédéralistes chypriotes turcs de leurs homologues du sud. Autrement dit, l’électeur chypriote turc médian est aujourd’hui plus favorable à une confédération de deux entités distinctes que partisan d’une réunification perçue comme une absorption par la République de Chypre et ce, d’autant plus que le rejet par les Chypriotes grecs du plan Annan et le maintien de l’isolement de la RTCN ont convaincu les Chypriotes turcs de l’absence de volonté de compromis de leurs homologues.

40 Pour autant, les sanctions électorales qui touchèrent tant le CTP/BG en 2009 que l’UBP en 2013 suite à l’application de mesures d’austérité prônées par la Turquie, montrent l’ambivalence de la démocratisation dans un État de facto dans la mesure où les processus de légitimation et de contrôle du pouvoir par les citoyens coexistent avec une dépendance économique objective à l’égard de la Turquie. Même si l’État de facto de Chypre du Nord demeure « illégal » en droit international, un système politique autonome doté d’une administration, d’une bureaucratie, de même que de règles et de procédures a donc vu le jour, malgré sa dépendance politique à l’égard de la Turquie et de l’armée turque. Non reconnu, le système politique de la RTCN n’est toutefois pas complètement « étranger » aux autres États européens et occidentaux. Il reprend la plupart des régulations de la juridiction coloniale britannique et s’inspire des lois de la Turquie et des normes de l’UE. Il se fonde sur des règles juridiques codifiées et une définition interne de la légalité qui permet de réguler l’octroi de la citoyenneté, d’administrer la justice, d’éduquer les élèves et d’assurer la sécurité d’un « État » sans reconnaissance diplomatique, mais qui fonctionne de facto comme tel. Le système politique chypriote turc illustre ainsi l’exemple d’une « souveraineté imparfaite », ou des régulations internes considérées comme des « lois illégales nulles et non avenues » par la communauté internationale organisent toutefois la vie quotidienne des Chypriotes turcs qui ont dû s’adapter à cet ordre juridique réel et fantomatique à la fois (Petithomme, 2010, 203-230). L’institutionnalisation du système politique de la RTCN illustre donc parfaitement la dimension performative de l’étatisation, dans la mesure où ce sont les pratiques sociales des acteurs de l’État qui font advenir l’État lui-même.

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ANNEXES

Documents annexes Liste des partis et des mouvements politiques cités :

• BDH : Mouvement pour la paix et la démocratie (Bariş ve Demokrasi Hareketi, ex- TKP) • BEP : Parti pour la souveraineté et l’unité (Birlik Egemenlik Partisi) • BP : Notre parti (Bizim Parti) • ÇABP : Parti de la solution et de l’Union européenne (Çözüm ve Avrupa Birliği Partisi) • CTP : Parti républicain turc (Cumhuriyetci Türk Partisi) • DHP : Parti démocratique du peuple (Demokrat Halk Partisi) • DMP : Parti de la lutte démocratique (Demokratik Mücadele Partisi) • DP : Parti démocratique (Demokrat Parti) • HIS : Parti de la politique pour le peuple (Halk Için Siyaset Partisi) • HP : Parti populiste (Halçı Parti) • KAP : Parti de la justice de Chypre (Kıbrıs Adalet Partisi) • KSP : Parti socialiste de Chypre (Kıbrıs Sosyalist Partisi) • MAP : Parti nationaliste pour la justice (Milliyetçi Adalet Partisi) • MBP : Parti nationaliste pour la paix (Milliyetçi Bariş Partisi) • MHP : Parti du but national (Milli Hedef Partisi) • MMP : Parti de la lutte nationaliste (Milliyetçi Mücadele Partisi) • SAP : Parti de la justice sociale (Sosyal Adalet Partisi)

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• SDP : Parti social-démocrate (Sosyal Demokrat Parti) • TAP : Parti du progrès communautaire (Toplumsal Atılım Partisi) • TBP : Parti de l’union turque (Türk Birliği Partisi) • TKP : Parti de la libération communautaire (Toplumcu Kurtuluş Partisi) • UBP : Parti de l’unité nationale (Ulusal Birlik Partisi) • UDP : Parti de la résurrection nationaliste (Ulusal Diriliş Partisi) • YP : Nouveau parti (Yeni Parti) • YBH : Mouvement de l’union patriotique (Yurtsever Birlik Hareketi) • YDP : Parti de la renaissance (Yeniden Doğuş Partisi) • YKP : Parti de la Nouvelle Chypre (Yeni Kıbrıs Partisi)

Liste des entretiens :

• Entretien avec Saffet NADIRI, 35 ans (UBP), rue Sarayönü, Nicosie-Nord, 6 février 2012. • Entretien avec Sami DAYIOĞLU (TDP), 53 ans, secrétaire pour les affaires internationales, avenue Selim, Nicosie-Nord, 8 février 2012. • Entretien avec Alpay DURDURAN (YKP), 78 ans, secrétaire pour les relations internationales, rue Tanzimat, Nicosie-Nord, 14 févier 2012. • Entretien avec Murat KANATLI (YKP), 44 ans, secrétaire général du parti, rue Tanzimat, Nicosie-Nord, 14 février 2012. • Entretien avec Izzet IZCANDIR (BKP), secrétaire général du parti, rue Ibrahim Ramadan, Nicosie-Nord, 20 février 2012. • Entretien avec Özkan YORGANCIOĞLU (CTP), secrétaire général du parti, avenue Bedrettin Demirel, Nicosie-Nord, 22 février 2012. • Entretien avec Enver KARANLIK, militant du CTP, Famagouste, 2 avril 2014.

Liste des périodiques cités :

• “Controversy around the census in the north”, Cyprus Mail, 9 avril 1996. • “Abdullah Gül warns Turkish Cypriots’ leaders”, Cyprus Mail, 15 décembre 2003. • “Opponents to the Annan plan try to mobilise Turkish Cypriots”, Cyprus Mail, 23 avril 2004. • “DP proposes to renegotiate Annan Plan”, Cyprus Mail, 14 février 2005. • “New Party wants to represent Turkish migrants in North Cyprus”, Cyprus Daily News, 17 février 2005. • “CTP wins the elections in the north”, The Cyprus Daily, 21 février 2005. • “We are not willing to accept a federation”, Sunday Mail, 27 février 2005. • “Turkish Cypriots protest against austerity measures”, Cyprus Mail, 24 avril 2008. • “Eroğlu and Talat diverge on the Cyprus conflict”, Cyprus Mail, 10 avril 2010. • “Top candidates battle to end in tough Turkish Cyprus elections”, Hürriyet Daily News, 16 avril 2010.

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NOTES

1. Pour les sources d’articles de presse, les abréviations suivantes sont utilisées : Cyprus Mail (CM) ; Cyprus Daily News (CDN), The Cyprus Daily (CD), Sunday Mail (SM), Hürriyet Daily News (HDN). Voir les références pour la liste complète des articles. 2. Active de 1971 à 1974, l’EOKA-B fut fondée par le général Georges Grivas en réaction à l’évolution de la politique de Makarios qui s’écartait de la recherche de l’Énosis au profit de la consolidation de l’indépendance de la République de Chypre. 3. Par exemple en augmentant le nombre de députés à la chambre des représentants afin de créer plus de postes politiques (sans modifier toutefois le ratio 7/3 pour chaque communauté), de 35 Chypriotes grecs et 15 Chypriotes turcs dans une chambre de 50 membres, à 56 Chypriotes grecs et 24 Chypriotes turcs (absents en pratique) dans une Chambre de 80 membres. 4. Les entretiens ont été recueillis à Nicosie-Nord et Famagouste lors de trois séjours d’un mois en 2012, 2013 et 2014. Je me suis alors entretenu avec des représentants du YKP, du BKP, du TKP, du CTP/BG, du DP, de l’UBP et des Loups Gris. Pour les noms et les sigles complets des partis utilisés, voir la liste en fin d’article. 5. Même si les noms des villes et des rues ont été turquifiés après 1974, Kyrenia devenant Girne, les Chypriotes turcs se réfèrent indistinctement à Girne Kapısi en turc ou à Kyrenia Gate en anglais. 6. La règle d’Hondt s’applique au sein de chaque circonscription, où le nombre total de votes est plus élevé que le nombre d’électeurs. Pour obtenir un siège, il faut dépasser un seuil de 5 % de l’ensemble des suffrages exprimés. Les électeurs peuvent choisir de voter pour la liste d’un parti en choisissant (ou non) l’ordre de ses candidats, ou choisir des candidats de différents partis. 7. Comme le montre bien Ümit Cizce Sakallioğlu, Chypre du Nord est perçue par l’armée turque comme un « domaine réservé », si bien que le chef d’État-major n’hésite pas à agir sur place en usant de son « autonomie politique » vis-à-vis du gouvernement turc (Sakallioğlu, 1997, 151-166). Jacob Landau considère aussi à cet égard qu’en raison de la présence militaire massive à Chypre du Nord, « la RTCN constitue la tête de pont du panturquisme » (Landau, 1995, 26). 8. Pour se présenter, il faut être âgé de 35 ans et titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur. La Constitution ne prévoit pas de limites au nombre de réélections possibles. Un candidat est élu dès le premier tour s’il obtient plus de 50 % des voix et dans le cas contraire, s’il obtient la majorité des suffrages exprimés au second tour. 9. Mehmet Ali Talat a été ministre de l’Éducation en 1993 de la coalition CTP-DP et a joué un rôle central d’opposition lors des manifestations de 2002 et de 2003 contre Rauf Denktaş et le pouvoir nationaliste. 10. Deux autres candidats, Tahsin Ertuğruloğlü, ancien ministre des Affaires étrangères et dirigeant de l’UBP de 2006 à 2008, de même que Zeki Beşiktepeli, ancien membre du BKP, obtinrent 3,8 % et 1,6 % des voix, en défendant respectivement une solution conservatrice à deux États et un programme de gauche dans une Chypre unie. Suite à une série de réunion avec le président turc Abdullah Gül et le Premier ministre Recep Tayip Erdoğan, Tahsin Ertuğruloğlü chercha sans succès à convaincre Eroğlu de le nommer Premier ministre en cas de victoire en échange de son soutien, puis déclara

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sa candidature en mars 2010, ce qui créa une controverse et fut perçu par les électeurs conservateurs comme une tentative indirecte de l’AKP d’affaiblir Eroğlu. Trois autres candidats se présentèrent : Ayhan Kaymak au centre-gauche (0,1 %), Arif Salih Kırdağ (0,4 %) au centre-droit en prônant une confédération et Mustafa Kemal Tümkan, un ancien officier de l’armée (0,8 %), en défendant l’existence indépendante d’une « RTCN souveraine ». 11. L’UBP a aussi reçu le soutien de plusieurs petits partis nationalistes, fondés par des personnalités dissidentes, comme le parti démocratique du peuple (Demokrat Halk Partisi, DHP) de 1981 à 1985, et le parti du progrès communautaire (Toplumsal Atılım Partisi TAP) en 1985. 12. À côté du TKP, d’autres petits partis obtinrent une représentation parlementaire dans l’espace du centre-gauche, plus important courant de l’opposition de 1976 à 1985, comme le Halkçi Parti (Parti populiste, HP) en 1976 ou le Sosyal Demokrat Parti (Parti social-démocrate, SDP) en 1985. 13. Sur la transmission du nationalisme à travers l’école et les conflits autour de la refondation récente des manuels scolaires, voir (Yücel VURAL, Evrim ÖZUYANIK, 2008, 133-154). Sur la formation d’une mémoire collective à travers les célébrations nationalistes, voir Yiannis PAPADAKIS, 2003, 253-270. 14. Il démissionna ensuite fin 1994 au motif que la RTCN n’avait selon lui aucune marge de manœuvre à l’égard de la Turquie et que le DP encourageait l’immigration turque, puis se retira momentanément de la vie politique. 15. En 2003, le CTP incorpora le parti des forces de gauche de Chypre unifié (Birleşik Kıbrıs Partisi Sol Güçler Ittifakı) fondé en 2002 par Izzet Izcan et devint donc le CTP-BG (Birleşik Güçler, « Forces unies »). 16. Le BDH émana de l’alliance du TKP avec d’autres petits partis fédéralistes et des ONG du mouvement bicommunautaire. 17. À l’inverse, la manifestation pour le « Non » des nationalistes, organisée le 22 avril 2004, fut beaucoup moins suivie (CM 4/2004). 18. Ce point est intéressant dans la mesure où, malgré son caractère formellement « illégal » en droit international, la citoyenneté chypriote turque permet toutefois de plus facilement accéder à la citoyenneté de la République de Chypre (qui s’obtient soit sur la base de papiers d’identité propres ou familiaux antérieurs à 1974, soit grâce à la citoyenneté de la RTCN et à une déclaration d’allégeance à la République de Chypre), et donc par extension à la citoyenneté européenne. Pour les migrants turcs au nord et ceux qui ne parviennent pas à obtenir la « citoyenneté chypriote » malgré leur « citoyenneté chypriote turque », l’« État illégal » de la RTCN constitue toutefois un ordre juridique à part entière, qui instaure des droits différenciés entre les Chypriotes turcs autochtones et ceux issus de l’immigration turque. 19. Ces informations et les précédentes m’ont été transmises par Sami Dayioğlu (TDP, ex-TKP, Sami DAYIOĞLU, 2012). 20. Ces possibilités furent évoquées par Murat Kanatlı (YKP) lors de notre entretien le 14 février 2012. Elles constituent des propositions officielles de son parti, contenues par exemple dans son programme de 2009 (New Cyprus Party, 2009). 21. Le BKP obtint seulement 3,2 % des voix (aucun siège) et le nouveau parti ÖRP disparut du paysage politique (0,1 %, aucun siège), illustrant l’échec de la « greffe » d’un parti islamo-conservateur libéral sur le modèle turc.

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RÉSUMÉS

Comment se structure le système partisan de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) ? Au-delà des nombreux travaux sur la géopolitique de Chypre, le fonctionnement réel du système politique de la RTCN, un État autoproclamé, mais non reconnu depuis 1983, et les organisations partisanes qui le composent, sont en fait très méconnus. Cet article propose ainsi une étude novatrice de la formation du système partisan et de l’évolution des clivages politiques à Chypre du Nord de 1974 à 2014. Il se fonde sur trois enquêtes de terrains menées entre 2012 et 2014, des entretiens avec des dirigeants des partis fédéralistes et nationalistes et des observations ethnographiques détaillées des campagnes électorales. Il montre que la création d’un système multipartisan et l’émergence d’une démocratie électorale coexistent avec le maintien d’un nationalisme prédominant. L’impasse de la résolution du conflit chypriote et l’absence de reconnaissance internationale de la RTCN n’ont pas empêché le développement d’un système partisan compétitif et de mécanismes internes de légitimation du pouvoir, ce qui a débouché sur une alternance historique en 2003. Mais l’embargo économique et la partition territoriale pèsent sur le contexte social de la RTCN et expliquent malgré tout la prédominance du nationalisme turc.

How is the party system of the Turkish Republic of Northern Cyprus (TRNC) structured? Beyond the numerous works on the geopolitics of Cyprus, we know very little on the real functioning of TRNC’s political system, a self-proclaimed but non-recognized state since 1983, and on its political organisations. Thus, this article proposes a novel study of the formation of the party system and the evolution of political cleavages in Northern Cyprus between 1974 and 2014. It is based on three fieldworks organised between 2012 and 2014, on interviews with federalist and nationalist political leaders and on thick ethnographic observations of political campaigns. It shows that the creation of a multiparty system and the emergence of an electoral democracy coexist with the maintenance of a predominant nationalism. Cyprus’ conflict resolution stalemate and TRNC’s absence of international recognition have not impeded the development of a competitive party system and of internal mechanisms to legitimise power, which has led to an historical change in power in 2003. But the economic embargo and the partition of the territory influence TRNC’s social context and nevertheless explain the predominance of Turkish nationalism.

Πώς οργανώνεται το κομματικό σύστημα της ΤΔΒΚ; Πέρα από τις πολλές έρευνες για τη γεοπολιτική της Βόρειας Κύπρου, πολύ λίγα είναι γνωστά για την πραγματική λειτουργία του πολιτικού συστήματος αυτού του αυτοκαλούμενου Κράτους – το οποίο δεν αναγνωρίστηκε από το 1983- και για τα κόμματα τα οποία το αποτελούν. Αυτό το άρθρο προτείνει μια πρωτοποριακή μελέτη για τη διαμόρφωση του πολιτικού συστήματος και την εξέλιξή του στη Βόρεια Κύπρο από το 1974 ως το 2004. Βασίζεται σε τρεις έρευνες επί τόπου το 2012 και το 2014, σε συνεντεύξεις με εθνικιστές και φεντεραλιστές ηγέτες, και σε εθνογραφικές παρατηρήσεις των προεκλογικών εκστρατειών. Δείχνει ότι η δημιουργία ενός πολυκομματικού συστήματος και η εμφάνιση μιας εκλογικής δημοκρατίας συνυπάρχουν με τη διατήρηση του κυριαρχού εθνικισμού. Το αδιέξοδο στη λύση του Κυπριακού και η έλλειψη διεθνούς αναγνώρισης της ΤΔΒΚ δεν εμπόδισαν την ανάπτυξη ενός κομματικού συστήματος και εσωτερικών μηχανισμών νομιμοποίησης της εξουσίας. Αυτό οδήγησε σε μια ιστορική εναλλαγή το 2003. Όμως ο οικονομικός αποκλεισμός και η διχοτόμηση του νησιού επιρρεάζουν αρνητικά το κοινωνικό πλαίσιο της ΤΔΒΚ και εξηγούν την επικράτηση του εθνικισμού.

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INDEX motsclesmk Политичките партии, Национализам, федерализмот, Северен Кипар, Кипар, Дваесеттиот век, Почетокот на дваесет и првиот век, Политика, Социологија, Социјалната историја, Политички Историја Keywords : Political parties, Nationalism, Federalism, Northern Cyprus, Cyprus, Twentieth century, Twenty first century (beginning), Politics, Sociology, Social history, Political history Index géographique : Chypre, Chypre du Nord Thèmes : Politique, Sociologie, Histoire sociale, Histoire politique Mots-clés : partis politiques, partis politiques, nationalisme, nationalisme, fédéralisme, fédéralisme motsclestr Siyasi partiler, Milliyetçilik, Federalizm, Kuzey Kıbrıs, Kıbrıs, Yirminci yüzyıl, Yirmi birinci yüzyılın başlarında, Politika, Sosyoloji, Sosyal Tarih, Siyasi Tarih motsclesel Πολιτικά κόμματα, Εθνικισμός, Φεντεραλισμός, Βόρεια Κύπρος, Κύπρος, Εικοστός αιώνας, Αρχή του εικοστού πρώτου αιώνα, Πολιτική, Κοινωνιολογία, Κοινωνική ιστορία, Πολιτική ιστορία Index chronologique : Chypre du Nord -- 1974-2014

AUTEUR

MATHIEU PETITHOMME Maître de conférences en science politique, CRJFC, IUT de Besançon, Université de Franche- Comté

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Varia

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Deux piliers de l’économie grecque d’aujourd’hui La marine marchande et le tourisme Two Pillars of today Greek Economy: Merchant Navy and Tourism Δύο πυλώνες της σημερινής ελληνικής οικονομίας: η ναυτιλία και ο τουρισμός

Joëlle Dalègre

1 L’armateur grec… un fantasme qui revient souvent, mais depuis 2010, la cible favorite des medias et des planificateurs européens. La Grèce croulerait sous les dettes parce qu’elle est incapable de faire payer des impôts à ses armateurs. Les accusés ripostent par la menace – il est facile de mettre les navires sous pavillon étranger en quelques clics informatiques si les pressions sont trop fortes – et par le rappel de leurs contributions à la nation. Les choses ne sont pas plus claires quant au second pilier de l’économie grecque : le tourisme atteint des records mais la fraude à la TVA y fleurit et la TVA augmente… Ce sont néanmoins deux secteurs vitaux de la Grèce d’aujourd’hui et qui résistent (ou progressent) malgré la crise.

La flotte marchande grecque

2 La flotte sous drapeau grec est la seconde de l’Union européenne (derrière celle de Malte), 20,2 % du tonnage brut européen (en GT) et 25,4 % en tpl (port en lourd), mais elle représente 46 % du tonnage européen si l’on tient compte des propriétaires, donc des Grecs immatriculés dans d’autres pays de l’UE, dont Malte et Chypre. C’est aussi la septième mondiale, après le Panama, le Libéria, les îles Marshall, Hong Kong, Singapour et Malte1.

3 Les armateurs grecs possèdent 17 % du tonnage mondial, ils sont redevenus les premiers propriétaires mondiaux en 2014 devançant le Japon, la Chine, l’Allemagne et la Corée du Nord.

4 Comme il ressort des chiffres précédents, seule une minorité des navires possédés par des Grecs portent le drapeau grec : 22 % en 2014, les autres sont immatriculés dans

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47 pays différents ! Les pavillons (de complaisance) préférés sont, dans l’ordre, le Libéria (678 navires « grecs »), les îles Marshall (642 navires appartenant à des Grecs, plus du tiers des navires portant ce pavillon) Malte (582 navires « grecs »), Panama (393 navires), Chypre (242, près de 40 % des navires immatriculés dans l’île) et les Bahamas (231 navires)2. Il ne fait aucun doute que changer de drapeau ne présente pour eux aucune difficulté.

5 Cette flotte est en pleine croissance et elle se renouvelle, son âge moyen (10 ans ou 11 ans pour les navires sous drapeau grec) est depuis quelques années inférieur à la moyenne mondiale. La croissance ne concerne pas les navires immatriculés en Grèce dont le nombre a diminué légèrement en 2013 et 2014, même si le tonnage total se maintient. En revanche à l’échelle mondiale, entre 2002 et 2012, le nombre des navires possédés par des Grecs a augmenté de 8 % et leur tonnage de 60 % ; en 2014 les Grecs ont retrouvé la première place que le Japon leur avait ravie. Ils sont de grands acheteurs et vendeurs de navires d’occasion, non pas pour affaiblir leur flotte par de vieux bateaux fragiles mais pour la rajeunir encore. Dans les quatre premiers mois de 2013, les Grecs ont acheté près de 400 navires de moins de 5 ans ; un quart des navires qui ont changé de propriétaire en 2012 sont passés chez des Grecs, dans les six premiers mois de 2015, les armateurs grecs ont vendu 112 navires et en ont racheté 168, pour une valeur de 4,82 milliards de $3, et ils ont effectué 30 % des transactions mondiales concernant des navires d’occasion.

6 Sensible à la conjoncture mondiale, la flotte réoriente ses spécialisations : depuis une trentaine d’années, c’est une flotte majoritairement de tankers (26,4 % du total mondial) et de vraquiers (18,5 % du total mondial) ; son intérêt se porte récemment sur l’achat de navires méthaniers ; ainsi la société maritime grecque GasLog vient d’annoncer le rachat de 2 méthaniers à l’entreprise Services Limited, filiale de BG Group, portant ainsi à 8 le nombre de navires LNG de l’entreprise, même si les gaziers ne sont encore que 6 % de la flotte grecque. La marine marchande grecque est également pionnière dans les vaisseaux de nouvelle génération de type Panamax (ainsi nommés car ils sont aux normes du nouveau canal de Panama)4.

7 Les plus grandes associations d’armateurs, le Cooperation Committee de Londres, l’Association des armateurs grecs d’Athènes, l’Association of Greek Shipowners, comme la compagnie Union of Greek Shipowners and London Steamship Owners Mutual Insurance Association, sont toutes dirigées par des Grecs, le salon Posidonia, le plus important au monde dans ce secteur avec près de 2 000 exposants, se tient en Grèce un an sur deux (en alternance avec la Norvège). Les liens étroits entre le système bancaire mondial, l’industrie navale mondiale et le commerce grec se constatent si on prend en compte le fait que le 1/5 des commandes mondiales de nouveaux navires et le 1/3 des ventes mondiales sont passés par des sociétés regroupant des intérêts grecs.

8 D’après VesselValue.com la valeur de la flotte possédée par les Grecs serait en 2015 de 105,6 milliards $ contre 101,03 en 2014, soit un gain de 4,5 % devant le Japon, 89,7 milliards, la Chine, 70,7 milliards $ et l’Allemagne, 49,7 milliards, un chiffre évidemment impressionnant si on le compare à la dette grecque totale.

9 Après cet ensemble impressionnant, notons cependant que la prospérité ne concerne que la marine marchande internationale, mais ni le cabotage ni la croisière, marché d’où la Grèce est absente, ni les lignes de transport intérieures qui, depuis 2012, souffrent énormément de la concurrence des avions low cost et de la diminution du

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nombre des passagers grecs ; ceci d’autant que les subventions pour les services aux îles peu rentables ont disparu. Ces lignes intérieures souffrent aussi en raison de la chute du tourisme des Grecs, (diminution des week-ends dans les îles et des congés) qui fait que certains navires neufs mais en surcapacité ont été mis au repos plusieurs mois en avance en 2013. Ainsi il y a : • des fusions et des disparitions ; • de lourds combats entre les compagnies pour le partage des quelques marchés juteux ; • un abandon des lignes stériles puisque plus de subventions ; • une diminution des rotations et de la vitesse pour avoir des navires plus complets, qui consomment moins de carburant ; • des bateaux mis plus rapidement en hivernage (des navires de 2007, 2005, 2011 et 2012 restent à quai) ; • Enfin, on range parfois les navires neufs pour ressortir les plus vieux. Premières victimes : les habitants des îles, pour lesquels les liaisons sont moins bonnes et plus chères. Pour l’année 2015, on signale, pour l’instant, une diminution de 250 000 passagers sur les lignes intérieures (baisse de 12,38 % pour les passagers, de 18 % sur le nombre des voitures transportées, de 15 % sur les camions), mais les compagnies comptent sur la forte baisse du prix des carburants, l’augmentation du nombre de touristes étrangers et même les affrètements récents par le gouvernement de navires pour mener sur le continent les réfugiés qui s’entassent dans les îles de Cos et , pour équilibrer leur budget5.

10 Enfin, avant d’aborder le problème fiscal et l’incertitude des chiffres, disons que la marine marchande aurait rapporté à l’État en 2014 environ 7,5 % du PNB et fait travailler 192 000 personnes directement ou non. Les devises venues de la flotte ont augmenté de 9 % en 2014 par rapport à 2013 (un peu plus de 13 milliards €), les armateurs ont accepté un impôt exceptionnel de 420 millions € sur les années 2013-2016. En 2013 s’est ajouté l’impôt sur le tonnage des navires sous pavillon étranger gérés par des bureaux installés en Grèce (la différence entre ce qui est payé à l’étranger et ce qui serait payé par un navire inscrit en Grèce). Tout cela fait que la flotte marchande est indéniablement la première industrie grecque. D’après un exposé du directeur de la Banque de Grèce, en 2014, les rentrées nettes dues au transport maritime se sont élevées à 7,9 milliards €, soit 1,4 milliard de plus qu’en 2013, et alors que le total des devises entrées en Grèce serait de 13,2 milliards € cette année-là6.

Les armateurs

11 Sur les 50 armateurs les plus importants du monde, 9 sont Grecs, trois d’entre eux figurent dans les 10 premiers. Les quarante plus importants armateurs grecs contrôlent 10 % de la flotte mondiale. Mais d’abord un court rappel historique.

Constitution de la flotte marchande grecque depuis la fin du XVIIIe siècle7

12 Dès la fin du XVIIIe siècle, la flotte marchande grecque présente certains signes encore vérifiables aujourd’hui : son envergure mondiale (relativement à l’époque), sa base familiale et locale et son appui sur un réseau de diaspora qu’elle contribue à constituer, enfin les liens entre les commerçants, les armateurs et la finance.

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13 Une première période, du milieu du XVIIIe siècle aux années 1820, s’appuie sur les ports de l’Empire ottoman et prend son essor avec l’accès à la mer Noire et l’exportation de ses blés vers les ports italiens et Trieste. Une seconde phase, des années 1830 à 1914, voit le trafic se développer de façon spectaculaire, à partir de la mer Noire et de l’Égypte en direction de l’Europe occidentale : les cargaisons de blé de Russie et de Roumanie entre 1860 et 1900 sont 25 fois supérieures à celles de la période 1830-1860. C’est dans cette seconde période que se construisent de grandes maisons d’armateurs qui établissent des réseaux dans tous les ports et s’appuient sur leur île d’origine qui leur fournit marins, main d’œuvre et ateliers de construction et de réparation et sur laquelle, en bons évergètes ils répandent leurs bienfaits. Les petites îles du centre de l’Égée disposent de 868 voiliers de grand tonnage en 18708.

14 Malgré la création à en 1856 de la première compagnie par actions de navires à vapeur, la vapeur ne commence à remplacer les voiliers qu’à partir de 1880 mais, dès lors, son développement est très rapide, seuls les armateurs de Céphalonie, Ithaque, , et Kassos, réussissent à survivre au changement et les nouveaux armateurs, souvent des Grecs de la diaspora qui entrent dans la carrière avec la vapeur, se centralisent au Pirée où progressivement s’établissent les maisons d’Odessa et des villes de Crimée et d’Azov : en 1914 le Pirée compte 155 bureaux de compagnies différentes. Par toutes les activités annexes que la flotte génère, on peut dire qu’il s’agit déjà d’une industrie et d’une source de revenus pour le jeune État grec.

15 Les années 1914-1920 marquent une nouvelle période pour les armateurs car il leur faut se reconvertir rapidement : perte du marché russe à la suite de la Révolution de 1917, perte des ressources ottomanes à la suite de l’éviction totale des Grecs de Turquie en 1923 ; en revanche un nouveau marché se développe que les Grecs fréquentaient déjà depuis le début du XXe siècle, celui du continent américain, des États-Unis en particulier où les Grecs se taillent une place dans le transport des immigrants.

16 La flotte contemporaine remonte aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale. La flotte marchande grecque, passée au service des Alliés, a été coulée dans l’Atlantique à 70 % ; les armateurs avaient pratiqué des tarifs élevés pour ces transports, ils ont reçu ensuite des indemnités des assurances. Entre 1941-45, les États-Unis ont mis sur pieds, pour satisfaire les besoins urgents de la guerre, une méthode inspirée de Ford-Détroit pour construire rapidement plus de 6000 navires, dont 2707 Liberty ships de 10 000 t, en mars 1946 une loi américaine permet de revendre à bas prix ces navires aux citoyens des États alliés, en avril 1946, le gouvernement se porte garant des prêts engagés par des Grecs pour acheter ces navires. Le premier achat grec porte sur 100 Liberty au quart de leur valeur, livrés en 1947 ; en 1966, sur les 722 Liberty encore en activité, 603 sont encore aux mains des Grecs. L’Italie a également donné à la Grèce quelques Liberty ships au nom des dommages de guerre. Les armateurs peuvent donc reprendre de l’activité. Ils ont, dans cette période, profité également de la guerre de Corée où là aussi ils enregistrèrent des pertes, mais largement indemnisées par les États-Unis, et de la crise de Cuba. C’est l’époque où l’on disait « un voyage, deux navires » (achetés avec les bénéfices).

17 Dans tous les cas, le trafic repose, non pas sur les besoins ou produits exportables venus de Grèce, mais sur le rôle de transporteur et d’intermédiaire mondial, point qui place en permanence les armateurs dans une situation particulière par rapport aux questions purement gréco-grecques.

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Comment devient-on armateur ?

18 Remarquons d’abord que l’un des traits qui les caractérise est la discrétion, seul Aristote Onassis a cultivé la « peopolisation », tout en maintenant comme ses confrères le secret ou le flou sur ses chiffres…

19 En second lieu, tout le monde n’est pas Onassis : 762 compagnies maritimes grecques dont 34 ont plus de 25 navires, 350 n’ont qu’un ou deux bateaux ; 7/10 n’ont pas plus de 4 bâtiments, le plus riche, Aggelicousis en a 114 (le 8e dans le classement mondial des armateurs, presque tous immatriculés en Grèce), le second Georges Ikonomos, 128 (dont 37 sous drapeau grec) Spyros Latsis, armateur et l’un des Grecs les plus riches du monde (qui habite Genève !), possède 2,4 milliards de dollars selon Forbes... mais celui qui possède un seul bateau est aussi un « armateur » qui ne rentre pas parmi les milliardaires.

20 Une génération d’armateurs a appartenu aux self-made men, faisant fortune à partir de faibles capitaux, avec beaucoup d’intelligence dans le choix des marchés, de l’audace (Onassis est le 1er en 1938 à faire construire un tanker), de « l’optimisation » fiscale et beaucoup de travail. Onassis a été le premier en 1931 quand il a acheté à crédit ses 6 premiers cargos, à les enregistrer au Panama au lieu de l’Argentine où il résidait, pour des raisons fiscales ! Ils ont tous à leur service de coûteux avocats qui leur permettent de rester aux limites de la légalité et de profiter des occasions. Donc de bons hommes d’affaires.

21 Aujourd’hui les armateurs les plus importants ne sont plus des self-made men mais des enfants d’armateurs de 2e ou 3e génération (un seul né non armateur sur la liste des 10 plus riches de Londres), ayant fait des études aux États-Unis ou en Angleterre en général, comme d’ailleurs la majorité des politiques grecs sauf Tsipras. Ils se marient entre eux et forment un club fermé dont le plus connu est London , une centaine de sociétés maritimes d’intérêts grecs qui représentent un puissant lobby installé depuis le XIXe siècle. Ils sont extrêmement réactifs aux conjonctures et aux occasions et vivent et agissent dans un cadre mondial. Ainsi ils figurent sur la liste publiée dans le Spiegel des 132 sociétés qui ont fait sortir leurs capitaux de Chypre avant la catastrophe pour la Norvège, pour l’île de Man, Londres et les Caïmans. S’ils commandent aujourd’hui de nombreux navires en Chine, c’est pour placer leurs capitaux à l’abri des possibles mesures contre les paradis fiscaux et profiter du fait que la Chine, pour faire fonctionner ses chantiers en temps de récession, baisse ses prix et leur prêtent même les capitaux manquants à faible coût !

La situation fiscale

22 Leur actuelle position privilégiée remonte à 1953, le gouvernement de l’époque cherchant à encourager la renaissance de la flotte. Elle est confirmée car inscrite dans la constitution de 1975, rédigée et votée après la chute des colonels. Constantin Caramanlis, le Premier ministre de cette époque était aussi un ami de Vassilis Kostantakopoulos (décédé en 2011) que la Lloyd’s a nommé “Greek King of containers” ! L’article 107 sur « l’imposition des navires, l’établissement de la marine marchande, l’installation d’entreprises maritimes étrangères et la réglementation des matières connexes » établit en 12 pages leurs privilèges fiscaux, 58 exemptions au total. Elles sont justifiées officiellement par les mêmes raisons : garder les navires sous

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pavillon grec et attirer ceux qui sont passés sous pavillon étranger, encourager la création d’emplois et les investissements étrangers en Grèce dans ce secteur, comme les possibles investissements des armateurs dans d’autres secteurs. En conséquence les propriétaires de navires ou les actionnaires des compagnies : • sont exemptés d’impôts sur les bénéfices de leurs entreprises, mais payent une taxe sur le tonnage des navires, modulée en fonction de leur âge (plus jeune, taxe diminuée) : ainsi un navire de moins de 20 000 tjb doit payer un dollar/an et par tjb, mais seulement 0,95 dollar s’il a moins de 10 ans (ainsi 9500 $ pour un navire de 10 000 tjb qui peut rapporter 50 millions $ en un an) ou 5300 $/an pour un navire de 20 000 tjb de moins de 5 ans ; • sont exemptés de droits d’héritage, de mutation, ou de plus-value ; • sont exemptés de taxes et plus tard de TVA les produits achetés en Grèce pour être consommés sur leurs bateaux ou pour les équiper ou réparer, ce qui est le cas de la quasi- totalité de la flotte européenne ; • sont aussi exemptés d’impôts les salaires des employés des compagnies maritimes étrangères qui s’installent en Grèce9; • leurs investissements – supérieurs à 150 000 euros avec entrée de devises – réparations de navires, restauration de navires ou de bâtiments anciens, investissements dans une autre activité, donnent également droit à des faveurs fiscales ; • enfin, depuis 2004, les compagnies maritimes sont exemptées d’impôt immobilier.

23 Il s’agit jusque-là d’exemptions fiscales légales, mais qui ouvrent la voie à de larges possibilités de fraude : consommer dans les bureaux ou chez soi des produits officiellement destinés aux navires donc sans TVA, entrer comme devises investies de l’argent préalablement exporté, ne déclarer les salariés qu’à un revenu minimum de 10 000 euros par an (qui leur assurait avant 2011 de ne pas payer d’impôts) en leur versant le reste au noir. On peut ajouter que leur fortune leur permet facilement d’obtenir des passe-droits en Grèce et qu’ils sont par ailleurs passés maîtres en installations off-shore. Les efforts du Service de Poursuite du Crime économique (= fraude fiscale) ont débusqué en 2010 un cas qui fit beaucoup de mal à la réputation des armateurs : l’un des plus riches a acheté entre 2005 et 2010, 120 biens immobiliers d’une valeur de plus de 250 millions d’euros, n’a pas déclaré les revenus qu’il en tirait, ni l’existence de ces biens, évitant ainsi de payer la taxe annuelle de 3 % sur la valeur de ces biens achetés par des sociétés off-shore. Il devait donc, avec les pénalités, plus de 40 millions d’euros aux impôts, sans qu’il soit même question d’impôt sur le revenu !

24 Il faut bien insister sur le fait que la flotte immatriculée en Grèce ne groupe que le cinquième de la flotte possédée par des Grecs, le reste étant réparti sous 47 drapeaux10. Par ailleurs cet impôt au tonnage a été copié et repris par tous les pays européens et la France a créé en 1986 son « pavillon de complaisance » des îles Kerguelen (ou n’habitent selon les saisons qu’une cinquantaine de scientifiques) pour ne pas perdre ses armateurs et la flotte panaméenne ne comprend pas que des propriétaires grecs... L’expérience a prouvé leur force de menace : en 2009, à la suite de mesures fiscales britanniques à leurs dépens, environ 30 % d’entre eux avaient quitté Londres pour placer la direction à Genève, la City ne conservant que des agences moins imposées. Ils ont évité Athènes en raison des menaces fiscales justement. En revanche les Britanniques à la fin 2011 ont assoupli les mesures prises pour les voir revenir...

25 Georges Papandréou s’était attiré l’inimitié des armateurs en supprimant le Ministère de la Marine marchande au profit d’un « Ministère du développement, de la concurrence et de la marine ». Le parti , avant les élections de janvier 2015, se

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montrait fort résolu à faire payer les armateurs. A. Samaras avait réussi en 2012 à les convaincre d’accepter une contribution exceptionnelle de 420 millions d’euros sur trois ans, ils ont accepté pour leurs navires immatriculés hors du pays de payer à la Grèce la différence entre l’impôt payé dans le pays où ils sont enregistrés et la taxe forfaitaire grecque au tonnage, ce qui donnait environ 140 millions de plus par an, une broutille qu’ils peuvent supporter, car la somme est bien faible au regard de leurs moyens.

26 Mais finalement SYRIZA, malgré son programme, une fois au pouvoir, a dû compter avec la réalité : la Grèce ne peut risquer de voir partir ses armateurs dont le pouvoir de nuisance est fort ; en conséquence, d’après le dernier train de mesures prises en août 2015, la taxe au tonnage sera augmentée de 4 % jusqu’en 2020, la contribution « exceptionnelle » prolongée, rien de plus. La taxe porte également sur les navires de l’Union Européenne (jusque-là exemptés) et sur les navires immatriculés dans des sociétés étrangères basées en Grèce, ils paieront à la Grèce le complément – s’il y en a un- une fois payé leur dû à l’extérieur. Mais les armateurs restent vigilants, car certaines phrases sibyllines des accords laissent présager d’autres mesures à venir…

27 L’Assemblée ayant exigé de connaître les sommes versées par les armateurs depuis 3 ans, le ministre de l’Économie vient de fournir quelques chiffres : les impôts versés par les armateurs auraient rapporté, en 2013, 14 013 519,90 euros, en 2014, 13 154 712,39 euros et en 2015, 17 617 781,18 euros ; la contribution volontaire supplémentaire a rapporté en 2014, 40 546 161,35 euros et en 2015, 45 430 869,71 euros, sommes versées par 524 sociétés qui représentent 90 % du tonnage grec. Le ministre a par ailleurs avoué qu’il ne pouvait donner de chiffres précis sur les sommes encore dues au fisc par les armateurs ni sur les entreprises off-shore11.

28 Il faut remarquer que les plus riches des armateurs diversifient de plus en plus leurs investissements en dehors de la navigation. Un « bel » exemple : Spyros Latsis, fils de Ioannis, simple capitaine de navires à l’origine, mais aussi jugé pour collaboration pendant la dernière guerre, a fait ses études supérieures à Londres, épousé une américaine, vit à Genève. Il était le plus riche Grec il y a 4 ans, n’est plus que le cinquième, dépassé par quatre autres dont les affaires n’ont rien à voir avec la navigation. Il a hérité d’un conglomérat qui comprend CMM, compagnie maritime, Lamba Development, société immobilière en Europe du Sud-Est, Crems, société immobilière de luxe dans Londres, Privatsea, société de charters de yachts de luxe (il a l’un des plus chers au monde), la Banque Eurobank, Hellenic Petroleum (raffinerie, transport du pétrole et du gaz naturel, réseau de distribution de gaz naturel pétrochimie, production d’électricité) une société qui s’occupe du réseau d’eau de l’Arabie Saoudite...

29 Ils sont en revanche très intéressés par les privatisations annoncées, très favorables à une plus grande emprise du chinois Cosco avec qui ils ont déjà des liens étroits. Cosco dispose déjà de deux quais au Pirée, apporte du matériel dernier cri et veut en faire un nouveau Rotterdam de la Méditerranée orientale ; ils sont également – comme Cosco – intéressés par la privatisation de TRAINOSE (SNCF) dans l’idée de moderniser la ligne Pirée-Athènes-Salonique-Bulgarie qui permettrait d’acheminer rapidement des containers vers toute l’Europe orientale et la Russie.

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Les armateurs grecs restent-ils « Grecs » ?

30 La menace plusieurs fois réitérée d’un changement de pavillon aux dépens de la Grèce conduit certains à se demander si les armateurs « grecs » sont encore « grecs », d’autant plus que les plus riches ont souvent une double nationalité grecque/ britannique/américaine/suisse. Leurs hésitations actuelles : ne pas investir pour au cas où… bâtir de nouvelles sociétés à Chypre12 pour pouvoir rapidement y transférer leurs navires au cas où… entraîner la mort des chantiers de réparation de Perama en décidant de faire effectuer leurs travaux ailleurs… On parle également de contacts pris avec l’émirat de Dubaï qui serait fort heureux d’accueillir des sociétés de navigation grecques en cas de forte augmentation de leurs impôts13. Mais • L’armateur « rapporte », on l’a dit, au pays : près de 7,5 % du PIB et beaucoup d’emplois de bureaux (192 000)14, ces devises qu’ils apportent sont supérieures à la totalité des exportations grecques, très supérieures aux versements des différents mécanismes de l’Union Européenne, supérieures jusqu’en 2014 aux apports financiers du tourisme. • En raison du volume de la marine grecque, le Pirée est devenu un centre attirant pour les courtiers maritimes, et leur présence dense dans ce port forme un “cluster” qui se renforce, depuis quelques années, des maisons comme Barry Rogliano Salles, Lightship Chartering, Lorentzen & Stemoco, se sont établis au Pirée où les prix de l’immobilier sont infiniment moins élevés qu’à Londres de surcroit. Au total il doit y avoir environ 350 maisons de courtiers installées sans compter les compagnies maritimes15. Ces courtiers depuis 2013 sont imposés en Grèce et leur part augmentera d’après les nouvelles dispositions.

31 L’armateur, même établi à Londres, à Genève ou/et à New York, ou disposant d’une double nationalité, reste attaché à la Grèce, à sa « petite patrie », Chios (plus du tiers de la flotte), Andros, Céphalonie... il y recrute ses officiers (d’où des revenus et plus tard des retraites pour la région) y paye des travaux d’intérêt public (école, bibliothèque, route, fontaine, musée local), s’y installe dans une propriété superbe comme un petit pacha chez lui.

32 Ce même rôle d’évergète, il le remplit à l’échelle nationale après sa mort par l’intermédiaire des fondations. Ainsi, la fondation Onassis (à partir des revenus d’une flotte de tankers et de biens immobiliers à Londres, New York, Athènes et Bucarest) a-t- elle construit et remis à l’État un nouvel hôpital cardiologique, le meilleur de Grèce (coût estimé à 150 millions d’euros actuels) et un nouveau Foyer des Arts et Lettres. Par ailleurs, elle accorde environ 150 bourses par an à des doctorants qui étudient hors de Grèce et subventionne l’enseignement du grec et des événements culturels grecs dans plus de 39 pays (ceux de la diaspora grecque, mais aussi l’Azerbaïdjan, l’Irlande, l’Inde ou l’Espagne) et plus de 100 universités. Le rival, Niarchos, laissa lui aussi une fondation ; elle construit à Glyphada une Bibliothèque nationale et un Théâtre lyrique national aménageant tout un quartier nouveau (coût total estimé à un milliard d’euros) ; elle intervient également, comme son concurrent, dans les domaines de l’éducation, de l’aide sociale et de la santé (rénovation des hôpitaux en Grèce et construction de bâtiments pour héberger les parents des malades). Latsis a déjà fondé, de son vivant, une fondation qui s’occupe principalement de questions culturelles, soutient les musées et publie des guides rénovés y compris sur le net en open access, octroie des bourses à des étudiants brillants en Grèce et en Suisse ou à de simples étudiants dans le besoin s’ils sont originaires d’Élide, sa région. Goulandris lui aussi est intervenu largement dans l’action culturelle. Autre exemple : Constantakopoulos, natif

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de Diabolitsi au nord de Kalamata, atteint d’un cancer fatal, décide d’investir près de dans un complexe hôtelier et deux golfs pour, dit-il, rendre à la Messénie ce qu’elle lui a apporté, le complexe emploie du personnel local, participe aux équipements publics, organise des évènements culturels locaux, promeut dans toutes ses activités touristiques le littoral messénien.

33 Souvent ces mêmes armateurs font remarquer que cet argent investi par leurs soins a l’avantage de s’investir réellement et concrètement et qu’ils sont bien meilleurs gestionnaires que les politiques, quel que soit le parti auquel ils appartiennent… Les donations post-mortem compensent-elles les impôts non versés ?

34 On a une catégorie souvent typique des Grecs de la diaspora, des personnes qui vivent et calculent à l’échelle mondiale – le trafic grec n’est pour rien dans leur fortune-, qui s’appuient sur un réseau diasporique grec en ne montrant guère d’intérêt pour l’État grec mais qui restent fidèles à une certaine culture hellène mondialisée et à leurs racines locales.

35 Toute l’Union européenne consciente de l’importance économique de l’armement maritime protège ses armateurs, pour elle comme pour le gouvernement grec, la question est : jusqu’où peut-on imposer les riches sans les faire fuir ?

Les marins

36 Le secteur du commerce et transport maritime fait travailler entre 150 000 et 200 000 personnes en Grèce, mais une minorité de marins.

37 Le nombre des marins diminue avec la technologie nouvelle, celui des marins grecs encore plus. Leur Caisse des retraites fait partie de celles qui ont plus de retraités que d’actifs. L’ensemble de la marine marchande possédée par des Grecs employait en 1980, 91 000 marins dont 32 000 étrangers, en 1999 un total de 34 000 marins dont 7 600 étrangers, en 2008 un total de 29 000 marins dont 16 000 de nationalité grecque16, en 2012 il n’y aurait plus que 5 100 marins grecs sur navires grecs et 6 000 autres sur des navires possédés par des Grecs et sous pavillon étranger. La loi grecque oblige les navires sous pavillon grec à avoir un capitaine et un chef mécanicien grecs ! Les conditions sociales des pavillons de complaisance n’attirent guère les Grecs bien sûr.

38 La situation varie avec le degré hiérarchique, plus on monte, moins il y a d’étrangers, 0,2 % chez les commandants, 43 % chez les marins, 58,6 % chez les mousses, 86 % chez les chauffeurs, 82% chez les hommes de ménage, 11 % chez les cuisiniers et 79 % chez les aides cuisiniers, 100 % chez les infirmières ! Les 10 écoles grecques d’officiers de la marine marchande qui ne faisaient plus recette, ont en 2013 et 2014 retrouvé tout leur attrait en raison du chômage chez les jeunes et se sont placées parmi les plus demandées au concours d’entrée dans les universités. Elles comptent en 2014, 4 000 étudiants et les armateurs ont financé leur rénovation. Les salaires ont été comme les autres amputés de nombreuses retenues et augmentations d’impôts depuis 2013, au premier embarquement le jeune en formation peut obtenir de 880 à 1 700 euros selon son poste, l’officier débutant entre 3 700 et 5 200 euros bruts. Par la suite une série de primes peuvent s’ajouter selon les cas17.

39 Restent des cas particuliers : les armateurs originaires de Cassos, de , de , de , Chios, Céphalonie, Crète continuent à recruter du personnel de leur île, ce qui pour les plus petites îles peut représenter 1/3 des actifs. Les îles restent la résidence

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des absents et des armateurs (les nisiotes possèdent les 2/3) du tonnage), et le lieu des retraités, des actes d’évergétisme ; les Goulandris à Andros, Livanos, Chandris, Carras à Chios, Inousses (14 km2, 900 hbts, 45 armateurs, 1/3 flotte grecque de bureaux à Londres)… en général les îles qui font le moins de propagande touristique pour garder leur calme.

40 Bien sûr, la plupart des chiffres disponibles sont fournis par les armateurs eux-mêmes et on ne sait pas toujours s’ils distinguent leurs revenus ou impôts en Grèce de ceux qu’ils peuvent encaisser ailleurs. Leurs comptes d’entreprises sont particulièrement opaques. Néanmoins il est certain que leur menace de « déménagement », comme pour les grandes entreprises mondiales reste réelle et prise au sérieux, tant que les conditions juridiques de la « mondialisation » restent les mêmes.

Le tourisme, « industrie lourde de la Grèce » ?

41 L’expression est attribuée à Mélina Mercouri, alors ministre de la Culture de son pays… elle recouvrait alors et recouvre encore davantage aujourd’hui une réalité : le tourisme a fourni en 2014 près de 700 000 emplois soit près de 20 % des emplois déclarés, des rentrées de 13 milliards € (soit de quoi couvrir la quasi-totalité du déficit commercial du pays dont les importations diminuent) et 21 % du PIB (un pourcentage en hausse pour un PIB en recul depuis 2008). Les chiffres seront encore plus élevés pour 2015 : on attend des rentrées touristiques évaluées entre 14 et 15 milliards18.

Une industrie de masse

42 L’État a compris vite l’intérêt national de cette industrie. Dès 1919, le ministère grec de l’économie comprend un « Office autonome des étrangers », en fait un service du tourisme, les migrants étrangers n’existant pas ; de 1929 à 1935, fonctionne un Office du tourisme que Metaxás cherche à développer en 1936. En 1945 est créé un Secrétariat général au tourisme, puis un Conseil supérieur du tourisme qui, en 1951, devient l’EOT (Office du Tourisme Grec). En 1954, une loi permet la création de larges complexes touristiques avec le soutien de la Banque Nationale. L’EOT entre alors en possession de terres appartenant à l’État, dans des emplacements intéressants, où il implante des camps de camping et la chaîne d’hôtels (74 hôtels construits entre 1957 et 1974). Une loi de 1968 subventionne les investissements touristiques privés jusqu’à 80 % des devis, développant ainsi rapidement l’hébergement à domicile par des particuliers même s’ils ne disposent pas de larges capitaux. En 1989 est créé un ministère du tourisme, intégré en 2009 à la Culture. Aujourd’hui, tandis que l’EOT, au cœur de la vague libérale et de la crise, privatise ses acquis, vend marinas, plages, hôtels et casinos, les ministres surveillent les campagnes de promotion de la Grèce à l’étranger, tout le pays fait attention à cette activité, quitte même à repousser les manifestations ou les mouvements de grève en dehors de la « haute saison ».

43 Si le pays accueille 90 000 visiteurs étrangers en 1938, à peine 37 000 en 1950 après la décennie d’interruption due à la guerre mondiale et à la guerre civile, en 1966, le million de touristes est atteint. Un léger recul en 1967-1968 marque la réprobation de la gauche européenne face à la dictature des colonels et c’est l’envol : 2 millions en 1971, 3 en 1973, 4 en 1976, 5 en 1978, 8 en 1987, 9 en 1990, 11 en 1994, 12 en 1999, 14,6 millions en 2001, un léger recul pendant 3 ans et la hausse reprend, 15 millions

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en 2005, 16 millions en 2006, un peu plus en 2007, et autant en 2008 ; les chiffres « stagnent » entre 15 et 16 millions de visiteurs entre 2009 et 2012. Et là, c’est l’explosion : 18 millions en 2013, 22 millions en 2014 et sans doute 23 millions en 2015 !

44 Les variations d’une année à l’autre dépendent souvent de facteurs extérieurs à la Grèce : prospérité ou non des classes moyennes européennes, conditions différentes du transport aérien, ouverture des pays communistes. Mais la « peur » est souvent un argument primordial : peur des troubles politiques ou des grèves qui parfois a pu éloigner les visiteurs, et inversement, peur des attentats islamistes en Afrique du Nord et en Égypte et des troubles intérieurs en Turquie qui pousse à une « reconversion » vers la Grèce des personnes qui ne cherchent que le soleil, la mer et la chaleur et surtout les grandes agences de voyage qui ne veulent jamais prendre de risques.

45 Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale les voyageurs étrangers recherchaient en Grèce les signes ou traces visibles d’une Antiquité révérée, Goering fait de même sur l’Acropole en 1936 et même les officiers nazis de l’Occupation ; on n’aimait pas alors ni la chaleur, ni le vent ni la maigre végétation des . Jusqu’en 1965 la Grèce reste un pays d’accès difficile, fréquentée par des privilégiés, motivés par les sites archéologiques et les îles proches d’Athènes (îles du golfe Saronique et -Délos). La vingtaine d’années suivante voit exploser un tourisme de masse, profitant des charters et des prix bas : c’est à la fois le temps des circuits de visite, des longs séjours type Soleil- Syrtaki-, des jeunes, sac à dos, qui couchent sur les plages et des romantiques qui trouvent en Grèce un paradis pré-capitaliste perdu. Depuis la fin des années 1990, la forte augmentation des prix en Grèce, un intérêt moindre pour l’Antiquité, une génération nouvelle, ont entraîné un nouveau tourisme : le séjour fixe d’une semaine tout compris devient prépondérant. C’est un tourisme très sensible à la concurrence internationale puisqu’il ne s’intéresse nullement au pays, et qui met les hôteliers à la merci des tour-operators assez puissants pour imposer leurs exigences. Les professionnels tentent de promouvoir d’autres activités, conférences, sports d’hiver, trekking, stages de langue, de danse, de poterie, agrotourisme, pêche, plaisance et de prolonger la saison, mais les enquêtes montrent toutes que le tourisme balnéaire reste la motivation des 4/5 des personnes concernées.

46 On peut d’ailleurs remarquer que si le nombre total des touristes augmente, leur séjour a tendance à diminuer régulièrement, tout comme leurs dépenses19. Ainsi en 2013 le touriste étranger a dépensé en moyenne 763 euros par personne pour 789 en 2005, et il ne reste plus que 8 jours en moyenne pour 9 quelques années plus tôt.

Des touristes nouveaux

47 Comme dans d’autres pays du monde, on constate que la clientèle touristique change et se diversifie avec l’accession de nouvelles populations à ce type de distractions, nouvelle clientèle des pays émergents et surtout, dans le cas de la Grèce, nouvelle clientèle en provenance des pays anciennement communistes et socialistes, pays assez proches souvent que des liens culturels unissaient à la Grèce, une clientèle que seul le rideau de fer empêchait de visiter la Grèce.

48 On ne dispose pas encore des chiffres de l’année 2015 mais ceux de 201420 permettent de constater les grandes tendances.

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Tableau : Arrivées d’étrangers non habitants en Grèce en 2014

Pays/Continent Nombre En % du nombre 2014/2013 total en %

Europe 19 477 049 88,4 + 23,4

dont UE 13 249 459 60,11 + 25,9

dont Allemagne 2 459 228 11,2 + 8,5

dont Grande Bretagne 2 089 529 9,5 + 13,2

dont Bulgarie 1 534 565 7 + 27

dont France 1 463 157 6,6 + 12

dont Italie 1 117 712 5,1 + 15,9

Russie 1 250 174 5,7 - 7,6

Serbie 985 661 4,5 + 26,6

Asie 1 411 665 6,4 + 16,4

dont Turquie 976 758 4,4 + 17,5

dont Israël 197 009 0,9 - 7,3

Afrique 49 043 0,2 + 58,7

Amérique 890 318 4 + 18

dont États-Unis 591 853 2,7 + 26,9

Australie 183 080 0,8 + 41

Total 22 033 463 + 23%

49 On peut constater la forte augmentation globale, + 23 % en un an qui s’est poursuivie en 2015, une forte augmentation quasi générale, très rares sont les pays dont la participation a diminué et souvent par un effet mathématique de chiffres absolus très forts. La part des Européens reste largement majoritaire mais leur répartition géographique est beaucoup large qu’autrefois : tous les pays de l’Europe centrale ou orientale sont représentés, Bulgarie, Serbie, FYROM et Roumanie figurent en bonne place, même si certains de ces touristes peuvent être en réalité des saisonniers ; les chiffres disponibles pour les 9 premiers mois de 2015 indiquent une augmentation de + 149 % pour les Bulgares, de + 60 % pour les Roumains et les Italiens, près de 40 % pour les Macédoniens ex-yougoslaves. La présence des Russes qui avait augmenté spectaculairement depuis le début des années 2000, a diminué en 2014 à la suite des difficultés financières de la Russie et des effets de l’embargo européen, cela s’est aggravé depuis lors : on parle d’une diminution de 60 % en 2015, un grand choc pour certaines régions dont ils étaient devenus les clients majoritaires. Il faut également signaler l’augmentation régulière depuis le début des années 2000 du nombre des touristes turcs, reflet des rapports améliorés entre les deux États et des voyages de découvertes de lieux ancestraux (le même courant conduit des Grecs en Turquie).

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50 Dans l’ensemble on constate depuis une décennie : • une faible croissance du tourisme archéologique qui suit la disparition de la culture classique (le nouveau musée de l’Acropole permet une hausse des entrées, et les sites – hors Acropole- les plus fréquentés restent ceux qui se situent sur les trajets des croisiéristes, Héracleion et Lindos) ; • la diminution des touristes indépendants (Italiens et Français restent les plus fidèles à ce modèle) au profit de séjours d’une semaine en un point fixe, proche des aéroports où les charters déversent les deux-tiers des touristes. Ce tourisme est le plus sensible à la conjoncture puisque n’entrent en ligne de compte que le prix, la sécurité et la dose de soleil. Cela entraîne la course au prix bas, avec services réduits et la concentration sur le littoral ; • On remarque également la multiplication des résidences secondaires appartenant à des étrangers qui vivent là plusieurs mois par an, avec un regard différent sur le pays et des exigences autres, des résidents secondaires qui achètent et rénovent, construisent ou louent pour une longue durée. Enfin certains lieux (îles) sont à présent colonisés par une jet-set ravageuse.

L’espace « touristisé »

51 L’industrie touristique influence l’espace par les infrastructures qu’elle demande.

52 L’espace touristique, vu la courte durée des séjours, est fortement lié aux transports. Le chemin de fer et le bateau ne conduisent plus qu’un 1 % des touristes vers la Grèce, c’est donc l’avion qui depuis la création des charters achemine 66 % des touristes et la route qui, retrouve de l’importance depuis l’apparition des touristes venant des Balkans et/ ou d’Europe centrale, 33 %. Le trajet routier – voitures particulières ou autocars de lignes – localise ces touristes slaves sur les côtes du nord de la Grèce continentale, Thrace, Macédoine et Thessalie. Inversement la multiplication des aéroports accessibles aux vols internationaux et des vols low cost développe spectaculairement le tourisme dans les lieux concernés : il a suffi de l’arrivée de Ryanair pour que le trafic aérien de Kalamata augmente de 122 % en 2013. Les aéroports d’Athènes, d’Héracleion et de Rhodes restent (dans cet ordre) les plus fréquentés ; les arrivées toujours en augmentation à Mykonos, à Santorin ou à sont elles aussi étroitement liées aux capacités aériennes de chacune des îles.

53 L’espace touristique s’élargit. Ses bases restent les mêmes depuis trente ans, la Crète (24 % des nuitées enregistrées) et les Cyclades dont la domination se renforce, le Dodécanèse et les îles Ioniennes. Dans chaque région, le tourisme s’étale à partir du centre, au fur et à mesure que ce centre est saturé et que les transports s’améliorent : ainsi toute la côte nord crétoise à partir du centre Héraklion-Aghios Nikolaos, la quasi- totalité des Cyclades à partir du noyau Mykonos-Santorin-, le Dodécanèse, à partir de Rhodes ou les îles Ioniennes à partir de Corfou. Même l’île la plus isolée et battue des vents attire des visiteurs ! Le tourisme gagne aussi certaines zones non maritimes, grâce aux résidences secondaires et à l’apparition de nouvelles formes de tourisme.

54 L’espace devenu touristique, change : les côtes s’urbanisent par mitage le long des routes (ainsi dans toute l’Attique, à Rhodes ou Cos, en Crète, dans les Cyclades par ex.), les villages perchés se vident au profit des ports et des plages, avant d’être restaurés et repeuplés par des Européens de l’ouest. Les activités non touristiques disparaissent. En été, le manque d’eau s’accroît, les transports sont saturés, mais les touristes sont aussi les clients de choix des artisans, des marchés agricoles (Rhodes ou Crète), il faut

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améliorer les infrastructures qui profitent à tous... C’est très clair : les îles ou les sites les plus fréquentés sont aussi ceux dont la population a augmenté rapidement depuis 20 ans. Néanmoins la concentration touristique sur les mois d’été aggrave certaines difficultés : multiplication des constructions sous utilisées qui nuisent aux paysages, approvisionnement en eau problématique et coûteux, problème des déchets.

55 Une sorte de lutte – commune aux zones touristiques en général – oppose les défenseurs d’un monde ancien (d’où rénovation de villages, définition de types architecturaux à respecter obligatoirement, protection des côtes, mise en valeur de nouvelles zones archéologiques) et ceux qui, au nom des finances, des dettes à rembourser ou des économies à réaliser, poussent à la privatisation des côtes, des îles inhabitées, à la construction de grands ensembles touristiques au mépris des paysages et souvent, de l’écologie. Dans le contexte actuel, l’État et ses créanciers comptent sur la manne financière d’un tourisme de masse en plaçant ses conséquences au second plan.

Conclusion

56 L’un situé essentiellement hors de Grèce, l’autre par définition en Grèce, les deux constituant les principales sources de devises du pays et de grands fournisseurs d’emplois, le secteur maritime et le tourisme sont bien les deux piliers actuels de l’économie grecque. De chacun d’eux le pays espère plus encore : le regain d’activité du port du Pirée devenu le plus dynamique de la Méditerranée orientale après l’installation du chinois Cosco sur deux quais et la promesse négociée d’un troisième, la candidature de la Chine sur la privatisation du chemin de fer, dans le but de ravitailler toute l’Europe centrale et orientale et la Russie, à partir de lignes rénovées qui prendraient les containers au Pirée (en évitant les Détroits), l’espoir de voir encore gonfler le nombre des touristes dans les cinq années à venir… Dans les deux cas cependant se pose la question fiscale : jusqu’où aller sans tuer la poule aux œufs d’or… Obtenir davantage des armateurs sans les pousser à s’exiler, augmenter les TVA sur les hôtels et les restaurants (23 % depuis octobre 2015), sur les îles (fin du régime préférentiel qui compensait le problème du transport par bateau) sans provoquer une hausse des prix qui ferait fuir les touristes…

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

KARLAUTI Tzelina, 2006, «Ναυτιλία», in Kostas KOSTIS, Socrate PETMEZAS (dir.), Η ανάπτυξη της ελληνικής οικονομίας κατά το 19ο αιώνα [Le développement de l'économie grecque au XIXe siècle], Athènes: Alexandreia, p. 421-462.

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Sitographie :

On peut trouver des renseignements souvent remis à jour sur : http://www.statistics.gr, INSEE grec www.naftemporiki.gr, revue de la marine marchande grecque www.e.nautilia.gr, revue de la marine marchande grecque www.sete.gr, Association des entreprises touristiques grecques www.ships-register.com, Lloyd’s Register of Shipping-Fairplay www.yen.gr, site du ministère des Infrastructures commerciales, de la Marine et du tourisme

Ici en particulier : http://www.naftemporiki.gr/finance/printStory/984232, 30 juillet 2015 http://www.naftemporiki.gr/finance/story/985874/safes-minuma-paramonis-stelnei-o- efoplismos, 2 août 2015 http://www.naftemporiki.gr/finance/story/989049/nea-foro-esoda-apo-tin-pontoporo-nautilia- erxontai-sta-dimosia-tameia, 13 août 2015 http://www.naftemporiki.gr/finance/story/989437/nees-epibarunseis-stous-naulomesites- fernei-i-upografi-tou-3ou-mnimoniou, 14 août 2015 http://www.naftemporiki.gr/finance/printStory/989892, 17 août 2015 http://www.capital.gr/story/3042806/auxanetai-i-forologisi-tis-pontoporou-nautilias, 20 août 2015 http://sete.gr/media/3004/simasia_tourismou_sete_intelligence_report.pdf http://old.sete.gr/EN/TOURISM/Greek%20Tourism%20Basic%20Figures/ Basic%20Figures%202012/ http://sete.gr/el/statistika-vivliothiki/statistika/?c=&cat=&key=&dates=2015&thematics=55763 http://sete.gr/media/4629/ypa-2015-and-slots-2016.pdf (site du ministère du Tourisme) http://sete.gr/_fileuploads/entries/Statistics/Greece/International%20Tourism%20Receipts/ catID71/GR/140725_SeiraKatataksis2007-13%20new%20layout.pdf http://www.grhotels.gr/GR/BussinessInfo/News/Lists/List/ Attachments/408/GR_GreekToursmHotels2013.pdf http://www.yen.gr/wide/yen.chtm?prnbr=25166 (lien devenu inaccessible aujourd'hui). http://www.kpmg.com/fr/fr/issuesandinsights/decryptages/pages/grece-gestion-exemplaire- flotte-marchande.aspx

NOTES

1. http://www.huffingtonpost.gr/2015/09/27/naytilia-erwthseis- apanthseisn_8201128.html. Les chiffres disponibles sont ceux que l’on peut trouver sur le site grec ELSTAT, ou le rapport annuel – 2014/2015 – de l’Union des Armateurs Grecs, http://big.assets.huffingtonpost.com/annualreport.pdf

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2. On peut trouver les chiffres de Lloyd’s Register of Shipping-Fairplay sur http:// www.ships-register.com/ 3. http://www.naftemporiki.gr/finance/printStory/984232, 30 juillet 2015. 4. http://www.kpmg.com/fr/fr/issuesandinsights/decryptages/pages/grece-gestion- exemplaire-flotte-marchande.aspx 5. www.naftemporiki.gr/finance/printStory/989892, 17 août 2015. Dans l’année 2015 jusqu’au 24 décembre, 836 627 migrants auraient été enregistrés en Grèce, dont 445 037 seraient passés par Lesbos ; ils sont tous acheminés sur le continent ! Chiffres de l’ONU, Kathimerini, 29 décembre 2015. 6. http://www.capital.gr/story/3042806/auxanetai-i-forologisi-tis-pontoporou- nautilias, 20 août 2015. Chiffres tous fournis par les armateurs. 7. Tzelina KARLAUTI, «Ναυτιλία», in Kostas KOSTIS, Socrate PETMEZAS (dir.), 2006, Η ανάπτυξη της ελληνικής οικονομίας κατά το 19ο αιώνα, p. 421-462. 8. KARLAUTI, «Ναυτιλία», p. 437 sqq. 9. Signe de l’importance des liens politique/armateurs et de la confusion légale : à peine formé, le gouvernement Samaras en juin 2012 doit accepter la démission de son secrétaire d’État à la Marine et de l’Égée, G. Vernicos, un armateur dont le SYRIZA révèle qu’il a des parts dans une société off-shore basée aux îles Marshall. Le ministre a rappelé alors que les sociétés maritimes installées en Grèce ont toutes légalement le statut juridique d’une société off-shore... 10. Près de 65 % de la flotte mondiale est immatriculée sous pavillon de complaisance... 11. http://www.huffingtonpost.gr/2016/04/13/oikonomia-efoplistes- _n_9678982.html , texte du 13 avril 2016, consulté le 17 avril 2016. 12. Auraient déposé un dossier à Chypre la Star Bulk Ship-management Co, l’Oceanbulk Container Ship-management Co, le Safe Bulkers Management, la Mantinia Shipping, le Navios Ship-management et Navios Tankers Management, Laskaridis Shipping, Neda Maritime Agency, New Shipping, Steamship, Empire Bulkers, Alma Maritime, Target Marine Limited, Efshipping Limited, Chandris Ship-management Enesel, Almi Marine, Super-Eco Tankers, Allseas International Ship-management, FCN Ship Management, W Marine, Sun Enterprises Limited, Aims Shipping Corp, Astra Ship- management ! http://www.naftemporiki.gr/finance/story/985874/safes-minuma-paramonis-stelnei- o-efoplismos, 2 août 2015. 13. «Κάλεσμα σε ελληνικές ναυτιλιακές από Ντουμπάι», Kathimerini, 8 septembre 2015. 14. Il n’y a plus que 11 000 marins grecs, 70 000 retraités, car ils étaient près de 100 000 en 1980. D’une part, les armateurs préfèrent le marin asiatique moins exigeant, de l’autre, les Grecs eux-mêmes ne sont plus attirés par ces carrières exigeantes par rapport au salaire, même les jeunes officiers se font rares. 15. www.naftemporiki.gr/finance/story/989437/nees-epibarunseis-stous- naulomesites-fernei-i-upografi-tou-3ou-mnimoniou, 14 août 2015, http:// www.naftemporiki.gr/finance/story/989049/nea-foro-esoda-apo-tin-pontoporo- nautilia-erxontai-sta-dimosia-tameia, 13 août 2015. 16. Chiffres du site ministériel : http://www.yen.gr/wide/yen.chtm?prnbr=25166 (lien devenu inaccessible aujourd'hui).

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17. http://www.e-nautilia.gr/alithies-gia-tous-misthous-twn-nautikwn/, 12 octobre 2014. 18. Pour les chiffres les plus fiables voir les sites d’ELSTAT et du SEKE. En particulier ici : http://sete.gr/media/3004/simasia_tourismou_sete_intelligence_report.pdf 19. http://old.sete.gr/EN/TOURISM/Greek%20Tourism%20Basic%20Figures/ Basic%20Figures%202012/ http://sete.gr/el/statistika-vivliothiki/statistika/? c=&cat=&key=&dates=2015&thematics=55763 http://sete.gr/_fileuploads/entries/Statistics/Greece/ International%20Tourism%20Receipts/ catID71/GR/140725_SeiraKatataksis2007-13%20new%20layout.pdf http://www.grhotels.gr/GR/BussinessInfo/News/Lists/List/Attachments/408/ GR_GreekToursmHotels2013.pdf 20. Sur sete.gr, voir document http://sete.gr/media/4629/ypa-2015-and-slots-2016.pdf.

RÉSUMÉS

Au moment où la Grèce s’enfonce dans une crise économique et financière sans fond, sa flotte marchande est la première du monde et l’activité touristique atteint en 2015 un chiffre record. Mais les armateurs, accusés de ne pas contribuer pas au budget dans la mesure de leurs moyens, menacent de quitter le pays si on touche à leurs privilèges… tandis que le tourisme, l’un des grands secteurs de fraude à la TVA, se plaint d’une augmentation record de la TVA… Cette communication veut simplement faire le point sur la situation actuelle.

While Greece is sinking in a bottomless economical and financial crisis, her merchant navy is the first in the world and the tourist activity reaches a peak in 2015. Nevertheless the shipowners don’t contribute, it is said, to the national budget according to their means, while threatening to leave the country of their privileges are affected… and the tourism while offering many opportunities for VAT evasion, complains about the new VAT record increase… This communication means just to review the main points about these situations.

Ενώ η Ελλάδα βυθίζεται σε μία απύθμενη οικονομική και δημοσιονομική κρίση, η ελληνική ναυτιλία βγαίνει πρώτη στον κόσμο και ο τουρισμός γνωρίζει αλματώδη αύξηση το 2015. Οι εφοπλιστές κατηγορούνται γιατί δεν συνδράμουν στα έσοδα της χώρας με την έκταση των μέτρων τους αλλά αυτοί απειλούν να εγκαταλείψουν την χώρα αν θίγονται τα προνόμοιά τους... Ταυτόχρονα ο τουρισμός, ένας τομέας ο οποίος προσφέρει πολλές ευκαιρίες για φοροδιαφυγή, παραπονιέται για την καινούργια σημαντική αύξηση της ΦΠΑ. Ο σημερινός μου λόγος έχει σκοπό απλώς να δώσει μερικά στοιχεία για την σημερινή κατάσταση.

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INDEX

Mots-clés : marine marchande, marine marchande, armateurs, tourisme, tourisme motsclesel Εμπορική ναυτιλία, εφοπλιστές, τουρισμός, Ελλάδα, Εικοστός πρώτος αιώνας, Οικονομία, Κοινωνικές επιστήμες motsclestr Ticaret filosu, Armatörler, Turizm, Yunanistan, Yirmi birinci yüzyıl, Ekonomi, Sosyal Bilimler motsclesmk Трговец морнарица, Бродосопствениците, Туризмот, Грција, Дваесет и првиот век, Економијата, Општествените науки Keywords : Merchant navy, Shipowner, Tourism, Greece, Twenty first century, Economy, Social sciences Thèmes : Économie, Sciences sociales Index géographique : Grèce Index chronologique : vingt-et-unième siècle

AUTEUR

JOËLLE DALÈGRE CREE-CEB, Inalco, Sorbonne Paris Cité

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Répartition spatiale de l’industrie grecque Le desserrement de la capitale depuis 1958 et l’impact de la crise The Spatial Repartition of Greek Industry, the Crisis Impact Η χωρική κατανομή της ελληνικής βιομηχανίας, το αντίχτυπο της κρίσης

Vincent Gouzi

1 Quelques précisions de méthode d’abord. Le secteur secondaire est ici défini comme l’addition des branches d’activité Mines, Transformation, Électricité et gaz, Traitement eau et déchets, Construction (lettres B à F de la nomenclature NACE)1.

2 Trois points de vue ont été examinés, d’inégale valeur statistique. En premier lieu, des séries ont pu être établies sur l’évolution du PIB industriel par région, ou de la VAB (Valeur ajoutée brute) par nome (département) et par région (la différence porte sur les impôts) à l’aide des tableaux de la comptabilité régionale d’ELSTAT, l’INSEE grec. La deuxième série statistique porte sur la répartition de l’emploi industriel par région, toujours par « lettres d’activité ». En dernier lieu, un essai de répartition régionale des entreprises industrielles a été effectué à l’aide des quelques recensements industriels effectués par ELSTAT.

3 Par ailleurs, une approche plus fine par nome (unité territoriale à l’intérieur des Régions, soit ancien « département ») a permis de préciser la place de l’axe PATHE (Patras, Athènes, Thessalonique) dans l’industrie. Cet axe correspond au trajet de l’autoroute qui conduit de Patras à Thessalonique, en passant par Athènes. Là se trouve l’essentiel de l’industrie grecque, dont on peut constater de visu les installations, le long de l’autoroute. Grâce à la bienveillance des services d’ELSTAT, on a pu actualiser les chiffres de l’emploi, par branche et par nome, pour la période récente (2000, 4e trimestre 2012 et 3e trimestre 2013). Cet axe reprend les nomes d’Achaïe et de Corinthie, de l’ensemble de l’Attique, de Béotie, de Phthiotide, de Magnésie, de Larissa, de Piérie, de Thessalonique et de . On a, de plus, élargi l’analyse de cet axe aux deux régions de Macédoine centrale et Macédoine orientale.

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Impact de la crise sur les activités industrielles

4 Le contexte dans lequel s’inscrit l’activité industrielle nous paraît commander l’analyse de sa répartition spatiale. La modification profonde de la structure industrielle par branche d’activités depuis la Seconde Guerre mondiale, accélérée par la crise, est un fait qui ne peut manquer d’avoir une « résonance » dans l’espace grec.

5 L’industrie grecque depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout en restant très concentrée sur l’agroalimentaire et le textile, avait construit une base énergétique et métallurgique significative. Elle avait aussi développé une activité de construction de logements, comme débouché des produits et matériaux qui lui sont nécessaires, et comme locomotive de l’équipement des ménages. Au tournant des années 2000, de nombreuses entreprises s’étaient créées dans le domaine de l’électronique, de l’informatique et des TIC. La base industrielle du pays s’était ainsi très largement diversifiée, sans toutefois s’étendre à des activités de mécanique comparables à celle des pays de l’UE (hors les chantiers navals et un peu d’armement).

6 L’évolution des parts relatives des branches d’industrie dans le PIB industriel se manifeste en premier lieu par l’effondrement de la part du textile (mais non sa disparition) et par la montée de l’activité Énergie (produits pétroliers et électricité et gaz). Jusqu’en 2005, la branche construction conserve une part élevée de l’ordre de ¼ du PIB, « anormale » si on la compare à celle qu’elle occupe en France par exemple (7 %). Des secteurs comme le bois, le papier, l’impression conservaient jusque dans les années 1990 une part de l’ordre de 5 à 6 % et les produits métalliques ou non, dérivés des métallurgies de l’acier, de l’aluminium, du cuivre, du nickel et des matériaux de construction, prenaient une part de l’ordre de 7 % en 2010, malgré le recul de la construction amorcé en 2005. Les industries agroalimentaires prenaient lentement une place déterminante.

7 La crise se traduit par une accélération formidable des tendances à la concentration relative des activités. Cela ne se perçoit pas encore en 2010, mais se révèle pleinement en 2011. Le tableau Emploi Ressources de 2011 montre la concentration autour des IAA (25 %) et de l’énergie (27 %), et l’effondrement de la construction (13 %). Cependant, la part des produits de base et de la métallurgie se maintient en 2011 à 7,6 %, celle des produits électroniques et électriques à 2,2 % et la branche traitement de l’eau et des déchets monte en puissance (5 %). Les biens d’équipement et de transport déclinent lentement.

Tableau 1 : Parts de branche dans le PIB industriel entre 1950 et 2011*

En % 1950 1970 2000 2010 2011

Mines 2,51 3,94 1,98 1,50 1,45

Agroalimentaire 16,29 11,70 16,65 21,57 25,09

Textile, Habillement, Cuir 28,77 13,94 7,66 3,63 3,65

Bois 4,01 4,08 0,96 0,71 1,04

Papier 2,38 3,14 1,31 1,07 0,75

Impression 0,00 0,00 0,98 2,34 1,27

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Produits pétroliers 0,00 0,00 9,42 12,69 15,66

Chimie 3,08 8,64 2,47 2,35 1,83

Pharmacie 0,00 0,00 1,15 3,07 2,46

Caoutchouc, Plastiques 0,00 0,00 1,55 0,85 0,68

Produits non métalliques 4,53 4,67 4,17 2,36 2,21

Métaux de base 0,40 5,61 1,55 3,21 2,81

Produits métalliques 6,46 8,71 3,08 1,84 2,59

Produits électroniques 0,00 0,00 2,26 0,65 0,84

Produits électriques et optiques 0,00 0,00 1,44 1,19 1,39

Machines et biens d’équipement 0,00 0,00 1,11 0,81 0,90

Véhicules routiers 0,95 1,94 4,09 2,04 1,29

Autres transports 0,00 0,00 1,12 0,64 0,85

Ameublement 1,83 1,26 3,09 1,93 1,82

Réparation et entretien 0,00 0,00 0,61 0,43 0,73

Production d’électricité et de gaz 4,22 7,56 6,86 8,89 11,74

Traitement et distribution de l’eau 0,00 0,00 0,96 1,24 1,51

Traitement des effluents nets déchets 0,00 0,00 1,23 2,94 3,59

Construction, Travaux Publics 24,57 24,79 24,31 22,05 13,85

PIB industriel 100,00 100,00 100,00 100,00 100,00

Part PIB industriel dans PIB total 20,08 34,21 26,91 25,21 22,36

Source : Elstat, annuaires et tableaux emplois ressources. * Les tableaux sont tous élaborés par Vincent Gouzi à partir des données d’ELSTAT.

Crise et espaces industriels

8 Ce sont les effets spatiaux de cette concentration qu’il faut maintenant essayer d’analyser dans le détail, en termes de PIB, d’emploi et de nombre d’entreprises.

9 La conurbation Athènes-Le Pirée est traditionnellement, le lieu de l’industrialisation du pays, celui où se concentraient l’essentiel des activités de ce secteur. La rue du Pirée en était l’axe majeur.

10 « Paris et le désert français »2 : la préoccupation des gouvernements en Grèce comme en France, portait sur le desserrement de leur capitale, dans un esprit de développement plus harmonieux des territoires. De nombreux textes favorisaient la redistribution des activités dans l’espace. Du point de vue de leur efficacité, nous pensons que le desserrement de la capitale a été effectif aux trois points de vue, du PIB, de l’emploi et des entreprises, qu’il s’est effectué le long des axes principaux de communication (dont la structure change dans le temps) et que la crise épargne certaines zones. Ainsi, l’analyse de Guy Burgel3 nous paraît excessive, dès le moment où sa thèse est présentée, en 1974.

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Évolution du PIB industriel régional

11 On trouvera en annexe les tableaux analytiques de l’évolution du PIB4 par région entre 1970 et 2000, des taux de croissance ou décroissance du PIB par région entre 2005 et 2008, puis entre 2011 et 2008, en distinguant la branche Construction du reste de l’industrie.

12 De 1970 à 2000, le poids industriel d’Athènes (région Attique) diminue régulièrement au profit du reste du pays, de 45 % à 35 % (avec une pointe basse à 30 % en 1995). Ce poids augmente à nouveau dans les années 2005-2010 à 36 %. Rappelons que l’Île de France représentait 29 % du PIB français en 2002. La crise n’a pas d’effet apparent en 2011 sur ce pourcentage. Le taux de croissance de l’AEP industriel d’Athènes, entre 1970 et 2005, est de 3 % l’an sur la période, alors que celui de l’AEP industriel de la Grèce est de 4,12 %.

13 Les bénéficiaires de la croissance sont en premier lieu les 9 autres départements de l’axe PATHE, dont le taux de croissance s’élève à 3,91 % l’an, mais aussi le reste de la Grèce, qui croît plus vite encore avec un taux de croissance de 4,98 %. La Macédoine centrale connaît un taux de 4,78 % (Salonique 4,85 %). D’autres zones connaissent des taux plus élevés encore, comme la Macédoine orientale, 5,64 %. Le long de cet axe, se distinguent la Corinthie, la Béotie (Veoiteia), L’Eubée (Euboia), Volos, et le long de l’Egnatia et de ses « affluents », Verria (Veroia), Kilkis, Serrès, Kavala (Kabala), Alexandroupolis. Hors cet axe prolongé, certaines zones se détachent, comme (9,05 % l’an en raison des mines de lignite et des centrales électriques de Ptolemaïda), 6,63 % et la Crète, 8 %. Le cas de la Messénie, enfin est particulier : son taux de croissance industriel est supérieur à la moyenne du pays, 4,63 %. Elle s’appuie sur les IAA (dont les tabacs Karelia) et sur la Construction (séisme de 1986 et tourisme), alors qu’en 1997, la fermeture des usines textiles avait provoqué un véritable effondrement des branches transformation.

Tableau 2 : Parts dans le PIB industriel de la Grèce (ou valeur ajoutée)*

parts PIB ind 1970 1980 1990 2000

Attiki 45,12 36,70 34,66 35,76

Thessalonique 10,08 11,09 10,88 12,40

Pathe 73,19 70,77 69,01 75,30

Pathe élargi 79,97 79,79 77,79 83,77

Autres 20,03 20,21 22,21 16,23

PIB ou VAB industriel 100 100 100 100

Kozani 1,48 2,82 4,22 2,53

Messinia 0,97 1,08 0,94 0,36

* Source : ELSTAT, annuaires et recensements industriels.

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14 Les séries de Valeur ajoutée par région 2005 à 2011 confirment cette impression. Le fait majeur est la chute verticale de la Construction dans la totalité des nomes. La valeur ajoutée de cette branche passe de 12 050 milliards euros en 2005 à 4,561 mds en 2011 ! Sur les trois années 2008 à 2011, la baisse est des 2/3. Celle-ci serait encore plus prononcée si l’on isolait la sous branche des Travaux publics.

15 Hors construction, on voit que certaines zones résistent mieux, probablement en raison de leur place dans les branches de la production industrielle dont précisément le pourcentage dans le PIB industriel se renforce : Kozani et Florina grâce à la production d’électricité, la Messénie et Serrès grâce au développement de l’agroalimentaire. Inversement, des zones à forte tradition d’industrie lourde ou de transformation sont plus touchées, comme Volos (Magnésie) ou Athènes. De manière générale, la part de l’axe PATHE diminue avec la crise.

Évolution de l’emploi régional

16 On manque ici de données homogènes. Les recensements industriels fournissent des données par nome et par branche depuis 1958 jusqu’à 1988, mais certains sans la construction. Pour 1995 et 2000, les chiffres n’existent, dans les annuaires ELSTAT, que pour les régions et par branches regroupées (« lettres »). Pour 2005 à 2010, on dispose des données par région et par branche, sans que l’on puisse descendre au niveau essentiel du nome. Pour 2000, 2012 et le 3e trimestre 2013, le service compétent d’ELSTAT nous a fourni les chiffres par nomes, mais seulement pour l’axe PATHE (et par branche d’activité), qu’il faudra un jour étendre à l’ensemble des nomes. Enfin, les dates ne recoupent pas toujours celles retenues pour le PIB. Le tableau 3 ci-dessous présente les parts de chaque région dans l’emploi industriel hors construction de 1958 à 2012.

Tableau 3 : parts de chaque région dans l’emploi industriel hors construction de 1958 à 2012

1958 1971 1978 1988 1995 2002 2005 2008 2011 2012

Macédoine orientale 4,5 2,9 3,8 5,3 4,7 5,0 5,7 5,0 4,5 4,4

Macédoine centrale 13,3 16,2 17,3 21,3 22,0 22,1 21,0 20,0 19,2 17,4

Macédoine occidentale 2,5 3,1 3,0 3,8 3,9 2,9 3,3 3,6 4,4 4,1

Thessalie 5,3 5,4 5,5 5,7 4,4 5,2 6,1 6,4 5,9 6,3

Épire 1,6 1,7 1,6 1,8 1,5 1,9 2,2 2,3 2,8 2,7

Îles Ioniennes 2,1 1,1 0,8 0,8 0,8 0,4 0,8 0,8 0,9 1,4

Grèce occidentale 6,2 5,0 4,6 4,5 3,3 3,7 4,0 4,2 4,7 4,4

Grèce continentale 4,8 5,4 6,7 6,7 5,4 5,8 6,6 6,7 7,7 7,9

Péloponnèse 6,4 3,5 4,0 3,9 3,4 3,6 4,1 3,9 4,4 4,6

Attique 42,9 49,7 47,8 41,0 45,7 44,6 39,8 40,4 38,8 39,1

Égée Nord 2,7 0,0 0,0 0,9 0,8 0,6 0,8 1,0 1,1 1,4

Égée Sud 2,9 3,0 2,3 1,4 1,4 1,5 2,0 1,7 2,0 2,6

Crète 4,8 2,9 2,7 2,9 2,6 2,7 3,5 3,9 3,6 3,8

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Ensemble de la Grèce 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100

Source : Elstat, annuaires, recensements industriels, statistiques trimestrielles.

17 Logiquement, l’emploi suit l’évolution du PIB. Mais il faut bien noter que là où le PIB de l’Attique et de la Macédoine centrale (Salonique) représente 60 % du PIB industriel de la Grèce en 1970, l’emploi industriel y représente 66 % ; en 2011, les pourcentages respectifs sont de 51 et 58 %. L’écart est significatif au niveau des rendements. Dans le reste de la Grèce, 33 % de la force de travail produisait en 1970 40 % du PIB industriel et en 2011, 42 % de cette force produisait 49 % du PIB : la décentralisation se fait par des unités de production qui utilisent moins de main d’œuvre. D’un autre point de vue, il convient de prendre en compte dans la baisse continue de l’emploi industriel depuis 1995-2000, la part du transfert progressif d’activités vers le secteur tertiaire, par voie de sous-traitance de services jusque-là internes, de développement des services qui concourent à la qualité de la production (marketing, publicité, études), ou plus généralement par création d’activités comme les TIC. Cette part est difficile à mesurer, mais elle est générale dans tous les pays industriels.

18 De manière générale entre 1958 et 2012, les parts de l’Attique et de la Macédoine centrale augmentent jusqu’en 1971, représentant à cette date 2/3 de l’emploi industriel. C’est le moment où Guy Burgel présente sa thèse (1974). Ensuite, celle de l’Attique se stabilise autour de 45 % jusqu’en 2000, tandis que celle de la Macédoine centrale continue à croître pour atteindre 22 %. À partir de 2005 et surtout de 2009, la part de ces deux régions décline et ne représente plus en 2012 que 57 % de l’ensemble, part similaire à celle acquise en 1958. Au total entre 1958 et 2012, l’Attique passe de 43 à 39 % et la Macédoine centrale de 13 à 17 %. Macédoine-Occidentale, Thessalie, Épire et surtout Grèce continentale voient leurs parts s’accroître de 7 points. Les îles et le Péloponnèse, la Macédoine orientale, en perdent 9. Il y a bien là encore décentralisation, ou du moins desserrement : c’est au détriment des zones périphériques et à l’avantage de l’axe PATHE cité. En valeurs absolues, l’emploi industriel aura augmenté entre 1958 et 2010, puis décru en 2 ans, la courbe touchant son point le plus élevé en 1988. Par régions, les remarques sont identiques à celles effectuées pour les parts relatives.

19 Entre 2005 et 2012, pour la Grèce entière, on peut distinguer deux périodes de stabilité entre 2005 à 2008 et de déclin entre 2008 à 2012. Au niveau de la région, c’est plus contrasté. Les Macédoines sont effectivement plus touchées que le reste du pays ; Thessalie et surtout Épire conservent ou améliorent leur part. La Macédoine occidentale résiste plutôt (Kozani et Florina pour le lignite et l’électricité, Kastoria pour le traitement des peaux), dans un premier temps. L’Égée Nord et les îles Ioniennes voient leur emploi augmenter en valeur absolue. Toutes les autres régions améliorent leur part dans l’emploi, ce qui veut dire qu’elles ont un peu mieux résisté à la crise, comme le Péloponnèse. Mais en 2012, la Crète et la Macédoine occidentale, enregistrent une baisse forte de leurs effectifs. Le Péloponnèse, tiré par ses exportations de produits agroalimentaires, affirme sa résistance. Les îles de l’Égée et Ioniennes augmentent même leurs effectifs par rapport à 2011. Il semble que les zones bénéficiant d’une industrie fortement liée à l’agroalimentaire ou au tourisme étalent mieux les effets de la crise.

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20 On dispose pour l’axe PATHE d’une analyse par nome et par branche pour les années 2000, 2012 et 3e trimestre 2013. Cet axe, et à l’intérieur de celui-ci l’Attique et l’Achaïe/Corinthie, se situent dans la moyenne de la baisse de l’emploi industriel entre 2000 et 2012 en Grèce. En revanche, la crise semble avoir pesé plus sur les zones traditionnelles d’industrie de Thessalonique (Piérie et Kavala inclus, - 55 %) et la Macédoine orientale (- 44 %). L’emploi dans les 2 nomes principaux de Thessalie ne baisse que de 19 %, tandis qu’en Béotie et Phthiotide, il augmente même de 1 %. Ceci confirme le desserrement de l’emploi le long de cet axe. Le tableau ci-dessous est un essai d’analyse par branche de ces données. L’année 2013 semble marquer un tassement du cycle infernal de la baisse, avec des reprises marquées ici ou là : l’agroalimentaire en Thessalie et Macédoine. Ou des disparitions comme le textile ou les biens d’équipement en Achaïe. Le textile en Thessalie connaît une reprise marquée en 2013, après avoir quasiment disparu. La branche des produits pétroliers (y compris chimie, pharmacie et plastiques) connaît aussi une reprise en 2013 en Corinthie et à Salonique, ainsi que la première transformation des matériaux de base (matériaux de construction, métaux) en Thessalie et à Salonique. En Attique, en dehors de la fabrication de véhicules, très fortement atteinte, c’est la branche Machines et surtout celles des autres produits manufacturés qui connait une forte croissance.

Tableau 4 : par branches entre 2000 et 2013, le long de l’axe PATHE

Achaïe/ Larissa Thessaloniki Viotia Branches Korinthie Attiki Magnisia Kavala Phthiotida

2012 2013 2012 2013 2012 2013 2012 2013 2012 2013 2000 2012 2000 2012 2000 2012 2000 2012 2000 2012

Agro 0,67 0,90 0,88 0,94 0,88 1,65 0,64 1,11 1,42 1,16

Textile 0,30 0,87 0,06 3,83 0,19 0,94 0,77 0,58

Bois meubles 0,53 0,50 0,40 0,69 0,72 0,53 0,20 1,19 1,00 0,52

Papier édition 1,19 1,63 0,45 1,00 0,42 0,57 0,53 0,74 1,17 0,43

Pétrole et dérivés chimiques 0,86 1,27 0,93 0,86 1,88 0,60 0,63 1,19 0,85 1,04

Matériels base et dérivés 1,33 0,74 0,77 0,73 0,58 0,96 0,42 1,08 1,12 1,01

Matériels et équipements 0,03 1,69 0,53 1,02 2,16 0,52 0,54 0,91 0,31 1,15

Services publics 2,19 0,99 1,35 0,98 1,81 0,60 2,09 1,14 0,79 1,40

Total emploi industriel 0,65 1,03 0,63 0,88 0,81 0,99 0,44 1,05 1,02 0,96

Source : Elstat, emploi régional.

Évolution du nombre d’entreprises industrielles

21 Les données sont plus incertaines et plus dispersées dans le temps concernant le nombre des entreprises industrielles. Elles n’ont surtout pas été actualisées depuis 2005. On a rassemblé celles des différents recensements ou registres. De 1958 à 2005, les fichiers détaillent le nombre d’entreprises par nome et par branche. Le

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tableau ci-dessous des parts de région dans le nombre d’entreprises (hors construction), est un assez bon indicateur de tendances.

Tableau 5 : Parts de région dans le nombre d’entreprises (hors construction) entre 1958 et 2002

parts régions 1958 1969 1973 2002 2005

Σύνολο Ελλάδος 100 100 100 100 100

Ανατ. Μακεδονία - Θράκη 6,64 5,23 4,56 4,23 4,44

Κεντρική Μακεδονία 14,25 16,63 15,58 20,18 20,83

Δυτική Μακεδονία 3,40 3,51 3,83 5,20 4,64

Θεσσαλία 6,66 6,60 6,83 5,61 6,24

Ήπειρος 3,06 2,66 2,73 2,75 2,94

Ιόνια Νησιά 3,11 2,25 2,04 1,77 1,93

Δυτική Ελλάς 6,41 5,43 5,34 4,40 4,73

Στερεά Ελλάς 6,10 5,29 4,84 3,65 4,10

Πελοπόννησος 9,19 6,10 5,80 4,69 5,22

Attiki 25,32 34,65 37,74 39,00 35,41

Βόρειο/Νότιο Αιγαίο 8,14 5,87 5,15 3,83 4,21

Κρήτη 7,73 5,77 5,57 4,69 5,31

Grèce 100 100 100 100 100

Attiki 25,32 34,65 37,74 39,00 35,41

Thessaloniki 7,17 10,07 9,19 13,42 12,93

Pathe 49,23 59,82 61,25 65,86

Pathe élargi 60,25 69,20 70,07 74,47

0,00

Kozani 2,04 1,63 1,57 2,18

Messinia 2,54 1,73 1,81 1,26

Sources : Elstat, recensements industriels.

22 Le nombre d’entreprises industrielles croît entre 1958 et 1988 de 111 141 à 150 491 soit de 35 %. Puis, la fameuse « désindustrialisation » des années 1980-1990 ramène ce nombre en 2005 à 91 631, soit une baisse de 39 %.

23 Mais par nome ou par branche, la distribution dans l’espace est inégale. L’Attique et la Macédoine centrale voient leurs nombres et leurs parts s’accroître dans l’ensemble entre 1958 et 2005, passant de 40 à 56 %. Toutes les autres régions perdent inversement de leur poids, à l’exception de la Thessalie et de l’Épire qui restent stables. L’ensemble PATHE connaît une pointe à 64 % en 2002, mais sa part est ramenée à 61 % en 2005, par l’effet de la diminution de la part d’Athènes.

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24 Dans le détail, les chiffres de 2002 relatifs à la Messénie confirment par exemple le double impact du séisme de 1986 et de la disparition des deux grandes entreprises textiles, Klostiria Messinias et Levi’s, et la lente renaissance, visible dès 2005. L’examen détaillé de l’axe PATHE montre qu’entre 2002 et 2005, la baisse est due aux deux métropoles, tandis que les autres nomes de l’axe progressent. Le nome de Ioannina développé dans le tableau annexe 3 montre, entre 1988, 2002 et 2005, que la plupart des branches traditionnelles et grosses employeuses sont en récession : textile, bois et ameublement, matériels de transports, produits électriques et électroniques. Mais les entreprises de l’agroalimentaire, de la chimie et des plastiques, des produits de base et dérivés métalliques ou non, connaissent en 2005 un regain. La branche divers connaît même une véritable explosion (on y range la joaillerie, les articles de sport, les jouets, les instruments de musique, les balais et brosses, un fourre-tout qu’il conviendrait de mieux analyser). Le nome de Kastoria est bien connu pour son industrie de la transformation des peaux : son exclusivité s’aggrave et l’on trouve peu d’industries en dehors de cette activité, dont le nombre d’entreprises décroît de 31 %. Le nome de Magnésie se distingue par ses activités de fabrication et de transformation des produits de base métalliques ou non et de machines : en 2005 le nombre d’entreprises de ces branches est à peine inférieur à celui de 1988. Celui de Kozani présente les mêmes caractéristiques, il se distingue aussi par son activité de traitement des peaux comme à Kastoria, mais dans une moindre mesure. Enfin, l’Achaïe était spécialisée dans l’agroalimentaire et le textile. Cette dernière branche est sinistrée en 2005, mais l’agroalimentaire est en légère reprise ; surtout, les branches fabrication et transformation des produits de base sont en plein essor, passant de 628 à 741 entreprises, soit une progression de 18 %.

Problématiques

25 Ces chiffres témoignent tous du poids de l’axe PATHE, que le simple voyage le long de l’autoroute confirme : les installations industrielles sont là, pour la plupart, de part et d’autre de cette voie. Ils témoignent aussi du desserrement réel d’Athènes au fur et à mesure de la construction de la base industrielle du pays et de l’exploitation de ses ressources, mais aussi des travaux d’infrastructure. Il faut noter ici la transformation relativement récente de la structure des moyens de transport : le désenclavement des provinces passait par la mer, tout au long du XIXe siècle et tard dans le XXe. Il passe aujourd’hui par des moyens nouveaux, autoroutes, chemins de fer modernes et avion (essentiel pour le tourisme). À Kalamata, par exemple, aéroport et autoroute commandent désormais la géographie industrielle et le port n’a plus qu’une activité anecdotique. Dans la crise, le pays cherche à rattraper le retard pris dans la décennie 2000 (connexion ferrée à deux voies électrifiées Athènes-Salonique, autoroutes Patras-Corinthe, achèvement des tronçons et Tempi, voie Egnatia). La structuration de l’espace économique de la Grèce se modifie rapidement.

26 Au-delà de cet aménagement public, et dans le cadre d’une recherche sur les effets spatiaux de la crise, les chiffres développés dans cette étude posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses et prouvent la nécessité de descendre à l’échelle du nome et de la branche pour obtenir des explications cohérentes. La construction (hors travaux publics) s’est effondrée en 2011, 2012 et 2013, manifestant à notre avis à la fois un phénomène de saturation du logement des ménages et l’éclatement d’une « bulle »

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du foncier à usage commercial (cette dernière très visible sur les grands axes comme la rue Piraios). Le déclin de cette branche, consommatrice de main d’œuvre et très répartie dans l’espace, nous paraît irrémédiable, au moins à court terme ; elle ne fait d’ailleurs pas partie des axes prioritaires retenus pour la décennie à venir.

27 Il est d’autant plus important de repérer dans les nomes (autour de leurs capitales) les noyaux de résistance et de spécialisation. Le rôle des capitales de nome nous paraît à cet égard déterminant. Mais alors, que se passe-t-il par exemple dans le Rhodope, à Serrès, en Béotie, dans le Dodécanèse, à Kalamata ou à Ioannina ? Quels sont les liens nouveaux entre production agricole et production agroalimentaire ? Ces branches sont des employeurs de type particulier (main d’œuvre immigrée, saisonnière), elles sont très distribuées dans l’espace (même la montagne peut avoir des productions spécifiques) et très exportatrices, elles tirent la croissance. Quel est le lien entre tourisme et industrie (cas de l’emploi dans les îles) ? Le desserrement d’Athènes est-il lié seulement aux prix de l’immobilier, ou bien faut-il inclure le coût de la vie et des facteurs environnementaux ? Que veut dire la résistance de la branche Real Estate constatée dans les tableaux Emplois Ressources, alors que les pancartes « Enoikiazetai » ou « Metapherthikame »5 sont si nombreuses ? Que signifie le développement de la branche Énergie en termes d’emploi et de distribution dans l’espace ?

28 Enfin, l’absence d’un fichier d’entreprises actualisé et renseigné, ne permet malheureusement pas d’évaluer l’impact de la crise sur la démographie d’entreprises ou sur la répartition par taille (en termes de nombre de salariés ou de chiffre d’affaires), impact qui d’ailleurs ne présente d’intérêt que mesuré par nome ou par branche d’activité. Des chiffres existent à la Chambre de commerce d’Athènes relatifs aux créations et suppressions, par dèmes et « régions », mais ils ne renseignent nullement sur l’activité. Ainsi, s’il est aisé de repérer les grandes unités de production, on n’a aucune idée précise de ce qui se passe au niveau des entreprises moyennes ou petites. De petites structures familiales peuvent être plus adaptables et présenter de meilleures « résistances » à la crise que des entreprises de taille moyenne, dont les trésoreries sont sensibles à la cherté des taux d’intérêt ou au resserrement du crédit.

En conclusion, trois points

29 Il faut d’abord relativiser une analyse concentrée sur l’activité du secteur secondaire. Elle ignore en effet l’évolution d’autres activités comme l’agriculture, le tourisme et l’armement naval, qui peuvent participer à des « résistances » locales.

30 Elle ignore aussi, la répartition spatiale des revenus : comme le montre Laurent Davezies dans « La République et ses territoires », celle-ci contribue en France au rééquilibrage, voire à l’inversion des rapports entre la capitale et les provinces. La capitale produit, mais les revenus qu’elle génère sont transférés vers les provinces qui consomment, induisant un emploi tertiaire en plein développement. Qu’en serait-il de cette géographie des revenus en Grèce ?

31 Ensuite, une politique industrielle et de l’emploi ne peut avoir de sens que si elle est fondée sur une analyse de l’existant dans ses deux dimensions simultanées de branche d’activité et de nome. C’est interroger le rôle de la puissance publique à un double titre, celui de la recherche (fichier d’entreprises) et celui de l’action (activités, lieux), et à un double niveau, celui de l’État et celui des collectivités locales.

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32 Enfin, il nous semble qu’une spécialisation internationale accrue caractérise la sortie de crise et que la répartition spatiale des activités en sera affectée. Par exemple, la construction (hors Travaux Publics) ne retrouvera pas ses parts anciennes dans le PIB et dans l’emploi. D’autres activités devront prendre le relais, dont l’impact sur l’organisation de l’espace ne semble pas faire l’objet d’études ou même de réflexions. Le rapport Mc Kinsey6 détermine des priorités calées sur les « avantages comparatifs » du pays. Deux secteurs sur cinq, l’énergie et la transformation, trois « étoiles montantes » sur huit, les génériques, le traitement des déchets, les produits agro-industriels spécifiques, concernent l’industrie. Tous induisent une organisation de l’espace, qui d’ailleurs joue un rôle en retour sur les modalités de leur croissance. Le rapport ne dit rien de l’espace économique de la Grèce.

BIBLIOGRAPHIE

DAVEZIES Laurent, 2008, la République et ses territoires : la circulation invisible des richesses, Paris : Seuil.

ELSTAT : Recensements industriels de 1958, 1963, 1978, 1988, 2002, fichier 2005.

ELSTAT : Comptabilité régionale 1970-1993, 1995-2002, 2002-2007, VAB par branche et par nome 2005-2011, Emploi 4e trimestre 2005 à 2010 par branche et par région, Emploi trimestriel par branche dans les nomes de l’axe PATHE en 2000, 2012 et 2013.

MALOUTAS Thomas, 1990, Athènes, Logement, Famille, étude sur la morphologie sociale d’Athènes, Athènes : EKKE Exantas.

PREVELAKIS Georges, 2000, Athènes : urbanisme, culture et politique, Paris : L’Harmattan.

SIVIGNON Michel, 2003, Atlas de la Grèce, Paris : CNRS – Libergeo – La Documentation Française.

ANNEXES

Annexe 1

PIB industriel : évolution des parts relatives des régions entre 1970 et 2000*

AEP INDUSTRIEL Part régions

1970 1980 1990 2000

Σύνολο Ελλάδος 100 100 100 100

Ανατ. Μακεδονία - Θράκη 3,34 4,56 5,91 4,86

Κεντρική Μακεδονία 15,38 18,20 17,25 17,46

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Δυτική Μακεδονία 2,66 3,73 5,27 3,28

Θεσσαλία 4,76 6,33 6,26 5,78

Ήπειρος 1,58 2,02 2,02 1,70

Ιόνια Νησιά 1,08 1,06 1,05 0,66

Δυτική Ελλάς 6,09 5,04 5,16 3,86

Στερεά Ελλάς 9,33 11,18 10,47 14,02

Πελοπόννησος 4,41 5,25 5,59 7,16

Attiki 45,25 36,73 34,85 35,77

Βόρειο Αιγαίο 1,28 1,08 1,04 1,76

Νότιο Αιγαίο 1,67 1,94 2,09 1,10

Κρήτη 3,04 2,87 3,05 2,58

Variations

2008/2005 2011/2008 2008/2005 2011/2008

transformation énergie Construction

Σύνολο Ελλάδος 25,22 - 11,56 19,68 - 67,18

Ανατ. Μακεδονία - Θράκη 24,51 - 7,77 16,55 - 71,30

Κεντρική Μακεδονία 25,63 10,00 9,54 - 64,05

Δυτική Μακεδονία 17,70 - 9,07 28,52 - 76,22

Θεσσαλία 6,11 2,67 17,21 - 68,63

Ήπειρος 10,12 - 3,03 14,41 - 61,38

Ιόνια Νησιά 11,81 - 13,35 7,72 - 65,56

Δυτική Ελλάς 5,41 1,47 12,37 - 65,85

Στερεά Ελλάς 21,25 - 2,85 8,93 - 53,79

Πελοπόννησος 11,46 - 5,20 16,64 - 67,31

Attiki 19,82 6,42 3,60 - 67,42

Βόρειο Αιγαίο 6,81 - 6,36 15,67 - 57,60

Νότιο Αιγαίο 29,10 1,18 10,70 - 67,59

Κρήτη 15,69 - 3,94 15,27 - 67,16

* Source : ELSTAT, valeur ajoutée par nomes et régions entre 2005 et 2011. Montants et % de variation, entre 2005 et 2008, et entre 2008 et 2011.

Annexe 2

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Montants et parts relatives des régions et de certains nomes dans l’industrie, hors construction, entre 2005 et 2011, et évolution entre ces deux dates*

Montants en M°€ Montants en M°€

2005 2008 2011 2005 2008 2011 2011/2008

Macédoine orientale 981 1 229 1 087 4,5 4,8 4,5 0,88

Macédoine centrale 3 167 3 944 3 637 14,4 15,5 14,9 0,92

Macédoine occidentale 1 690 2 123 2 335 7,7 8,4 9,6 1,10

Épire 1 243 1 463 1 330 5,7 5,8 5,5 0,91

Thessalie 379 402 413 1,7 1,6 1,7 1,03

Îles Ioniennes 128 140 136 0,6 0,6 0,6 0,97

Grèce occidentale 943 1 054 913 4,3 4,1 3,7 0,87

Grèce continentale 2 564 2 703 2 742 11,7 10,6 11,2 1,01

Attique 1 348 1 634 1 588 6,1 6,4 6,5 0,97

Péloponnèse 8 358 9 316 8 831 38,1 36,7 36,2 0,95

Égée Nord 138 166 176 0,6 0,7 0,7 1,06

Égée Sud 382 408 382 1,7 1,6 1,6 0,94

Crète 636 821 831 2,9 3,2 3,4 1,01

Total 21 957 25 402 24 402 100 100 100 0,96

Axe PATHE 15 906 17 999 16 761 72,4 70,9 68,7 0,93

Achaïe 666 742 541 3,0 2,9 2,2 0,73

Corinthie 756 789 702 3,4 3,1 2,9 0,89

Attique 8 358 9 316 8 831 38,1 36,7 36,2 0,95

Béotie 1 553 1 578 1 670 7,1 6,2 6,8 1,06

Eubée 652 724 648 3,0 2,8 2,7 0,89

Fthiotide 310 356 373 1,4 1,4 1,5 1,05

Magnésie 677 859 643 3,1 3,4 2,6 0,75

Larissa 385 434 462 1,8 1,7 1,9 1,07

Piérie 88 115 162 0,4 0,5 0,7 1,41

Thessalonique 2 225 2 804 2 462 10,1 11,0 10,1 0,88

Kavala 236 283 267 1,1 1,1 1,1 0,94

Kozani 1 272 1 591 1 766 5,8 6,3 7,2 1,11

Messénie 153 244 243 0,7 1,0 1,0 0,99

Florina 369 447 464 1,7 1,8 1,9 1,04

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Serrès 111 160 225 0,5 0,6 0,9 1,41

* Source : ELSTAT, Valeur ajoutée de l’industrie (hors construction) en 2005, 2008 et 2011.

Annexe 3

Exemple de Ioannina : nombre d’entreprises par branche*

1988 2002 2005

Agroalimentaire 268 229 260

Textile 233 95 79

Bois 408 300 286

Ameublement 155 197 119

Papier 2 3 6

Impression 27 58 30

Cuir et peaux 0 0 0

Caoutchouc plastiques 37 9 12

Chimie pharmacie 13 9 15

Produits pétroliers 1 1 1

P non métalliques 140 116 119

Métallurgie de base 0 11 20

P métalliques 274 234 240

Machines équipements 27 42 68

P électriques électroniques 64 46 24

Matériel de transports 265 4 2

Divers 75 99 154

* Source : ELSTAT, fichiers d’entreprises 1988, 2002 et 2005.

NOTES

1. Communication à la Table ronde du 10 février 2014, organisée à l’Inalco sous l’égide du CREE, « Athènes capitale en crise ». Texte revu le 4 mai 2014.

2. Jean‑François GRAVIER, 1947, Paris et le désert français.

3. Guy BURGEL, 2002, le Miracle athénien au XXe siècle. 4. Précisons que la comptabilité régionale d’ELSTAT traite de PIB jusqu’en 1990, puis de VAB de 1995 à 2005, ce qui fragilise les analyses. 5. « À louer » et « Nous avons déménagé ».

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6. Greece 10 years ahead: Defining Greece’s new growth model and strategy, Mc Kinsey and Co. (Athens Office), mars 2012.

RÉSUMÉS

Dans le cadre du débat sur Athènes, capitale en crise, il nous semble que le « ressenti » si puissant de la crise peut être « objectivé » par quelques chiffres. On peut voir que la crise se traduit par une modification forte de la structure des activités industrielles, dont nous allons parler en premier. Comment cette modification s’inscrit dans l’espace grec, c’est ce que nous allons essayer ensuite de montrer. Enfin, nous terminerons par quelques questions que soulève cette approche.

In the debate about Athens, as a capital in crisis, we thought that the strong feeling of crisis has to be substantiated by a few numbers. We can see that the crisis causes deep changes in the structures of the industrial activities, and that will be our first theme. How these changes are translated in the Greek space will be our second subject, and at the end, we’ll see a few questions that arise from our approach to the subject.

Στο πλαίσιο της συζήτησης για την Αθήνα, σαν πρωτεύουσα μέσα στην κρίση, μας φαίνεται ότι το τόσο δυνατό συναίσθημα κρίσης μπορεί να αντικειμενοποιηθεί με μερικούς αριθμούς. Μπορούμε να διαπιστώσουμε ότι η κρίση φέρνει μια σημαντική τροποποίηση της δομής των βιομηχανικώυ δραστηριοτήτων, για την οποία θα μιλήσουμε πρώτα. Πώς εγγράφεται αυτή η τροποποίηση στον ελλαδικό χώρο, θα προσπαθήσουμε να το δείξουμε αργότερα, και στο τέλος θα βάλουμε μερικές από τις ερωτήσεις οι οποίες γεννιούνται από την προσέγγισή μας.

INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : industrie, industrie, branches industrielles, branches industrielles, crise industrielle, crise industrielle, répartition industrielle, répartition industrielle motsclestr Sanayi, Endüstriyel Şubeler, Ekonomik kriz, Endüstriyel dağıtım, Yunanistan, Yirminci yüzyılın ikinci yarısı, Yirmi birinci yüzyılın başında, Coğrafya motsclesmk Индустрија, Индустриски гранки, Економска криза, Индустриски дистрибуција, Грција, Втората половина на дваесеттиот век, Дваесет и првиот век, Географија Keywords : Industry, Industrial Branches, Economic crisis, Industrial distribution, Greece, Second half of the twentieth century, Early twenty first century, Geography motsclesel Βιομηχανία, Βιομηχανικοί κλάδοι, Οικονομική κρίση, Βιομηχανική κατανομή, Ελλάδα, Δεύτερο μισό του Εικοστού Αιώνα, Αρχές του Εικοστού Πρώτου Αιώνα, Γεωγραφία Thèmes : Géographie Index chronologique : vingtième siècle -- fin, vingt-et-unième siècle -- début

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AUTEUR

VINCENT GOUZI CREE-CEB, Inalco, Sorbonne Paris Cité

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Stéphanos Xénos (1821-1894) Écrivain, armateur et politique « hors normes » Stephanos Xenos (1821-1894), Writer, Shipowner and Unusual Politician

Zéphyros Kafkalidis Traduction : Joëlle Dalègre

1 Né à Smyrne, d’une famille de commerçants originaires de Chios, avec un père, des oncles, des cousins faisant du commerce avec Constantinople, Londres, Vienne, Amsterdam… sorti officier de cavalerie de l’École des Évelpides d’Égine, Xénos avait tout pour faire une carrière dans l’armée ou le commerce international. Il ne fit ni l’une ni l’autre, il écrit même que le poste d’employé de bureau de commerce est pire que le joug ottoman ! Dans son testament, il se présente comme écrivain, mais il fut aussi un entrepreneur audacieux et novateur autant qu’un patriote ardent et souvent maladroit, ce dernier sentiment perçant dans toutes ses activités. Tour à tour millionnaire et sans le sou, il s’est fait beaucoup d’ennemis comme tous ceux qui sont « hors-normes »1.

Xénos écrivain

2 À défaut d’une carrière militaire, Xénos doit accepter un emploi au bas de l’échelle chez des cousins établis à Londres, mais il le quitte très vite en annonçant qu’il veut écrire un livre. Puis, faute d’argent pour payer le traducteur en anglais, il reprend un travail dans une autre famille de commerçants grecs à Manchester. Le livre, ce sera Διάβολος ἐν Τουρκία, paru à Londres en 1851 sous le titre the Devil in Turkey or Scenes in Constantinople, chez Effingham Wilson, et en Grèce, en 1862 seulement.

Le romancier

3 Ce livre est emblématique à plusieurs titres. En premier lieu, c’est l’un de ses deux plus grands succès, il lui rapporta lors de sa première publication 3000 £ alors que son emploi commercial lui valait 100 £ par an ! Par ailleurs, il parut en anglais d’abord, parce qu’il ne s’agit pas seulement pour Xénos d’écrire un livre, mais de convaincre les Anglais qu’ils ne connaissent pas bien les Turcs, que leur soutien à l’Empire ottoman est

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une erreur qui repose sur des ignorances de sa nature profonde, une des idées directrices de sa vie. Enfin, c’est le premier d’une série d’ouvrages en prose qui établissent en Grèce le roman historique (Xénos admirait beaucoup Walter Scott) qui, tous, ont la même volonté : faire connaître aux Grecs en général, à ceux de la diaspora surtout et aux Anglais en particulier les combats, les efforts des Grecs pour leur liberté. Ce seront : • Ή ἡρωΐς τῆς Ελληνικῆς Επαναστάσεως, ἤτοι σκηναί ἑν Eλλάδι απὸ τοῦ ἔτους 1821-1828 [L’héroïne de la Révolution grecque ou scènes en Grèce des années 1821-1828], imprimé à Londres en 1861, le plus grand succès de librairie de son auteur, édité à Londres en 1897 par sa fille, sous le titre Androniké, the heroine of the Greek Revolution ; • Ο Ἕλλην Πειρατής [Le pirate grec] en 1861 ; • ῾Ο Αντώνιος Μελιδώρης [Antonios Melidoris] en 1861 ; • ῾Ο Αλή πασιάς ἤτοι πολιτισμός, ἁπλώτης, τυραννία [Ali Pacha ou civilisation, simplicité, tyrannie] en 1861 ; • Η καταστροφή των Γενιτσάρων [La catastrophe des janissaires] en 1861 ; • Τὰ Απομνημονεύματα ἑνός δυστυχοῦς ἤτοι Βίος των νοθῶν τέκνων, Μυθιστορία ἱστορική πρωτότυπος (1890) [Mémoires d’un malheureux ou Vie des enfants illégitimes, roman historique original] ; • La trilogie publiée dans son journal en 1891-1892 : Τὸ παρελθόν, ἤτοι ἡ πλεκτάνη των πλεκτανῶν, ἑλληνισμός απὸ τοῦ 1745-1856 [Le passé ou l’intrigue des intrigues, l’hellénisme de 1745 à 1856], Τὸ παρόν, ὁ Πάτροκλος Σκοπελίτης ἤ τὸ μεγαλεῖον και τὰ βάραθρα τῆς Αγγλίας, πατριωτισμὸς απὸ τοῦ 1850-1881 [Le présent, Patroclos Skopelitis ou la grandeur et les gouffres de l’Angleterre de 1851 à 1881] et ῾Ο διάβολος ἐν Ελλάδι, ἤτοι ἡ ὑλη καὶ τὸ ἀΰλον, Αλληγορική και παραβολικὴ εικών τῆς παρούσης καταστάσεως ἐν Ελλάδι [Le diable en Grèce ou le matériel et le non-matériel, image allégorique et parabole de la situation présente en Grèce].

4 Au total, ce sont tous des textes qui se veulent historiquement instructifs sur l’histoire de la Grèce passée et présente. Il obtient même une longue interview de Trelawny, un ancien volontaire philhellène dont il peut publier le récit complet et très remarqué.

Le journaliste

5 Dès ses premières années à Londres, Xénos publie des articles dans l’Amaltheia (journal grécophone de Smyrne publié depuis 1838), mais cela ne correspond pas à son rêve, celui d’un journal grec, qui s’adresse à tous les Grecs de la diaspora et d’Anatolie principalement, et qui puisse rivaliser avec l’Illustration ou l’Illustrated London News. Il réalise ce rêve en 1860 avec la création du Βρεττανικός Αστήρ (Étoile britannique !), premier journal grec « politique, judiciaire, commercial, philologique, de sujets divers et illustré », dont il est le financier et le rédacteur principal. Il veut « éclairer » les Grecs, leur enseigner les merveilles techniques, artistiques et politiques britanniques qu’ils devraient connaître, leur faire connaître les dessous de la diplomatie qu’ils ignorent et leur montrer comment défendre leurs positions. Il veut à la fois « européaniser » la Grèce et défendre ses intérêts devant l’opinion britannique.

6 Cet hebdomadaire imprimé sur papier de qualité, avec des illustrations soignées, bénéficie d’une liberté de parole absente des journaux de Grèce, mais il rencontre des difficultés en raison de cette même liberté. Xénos est violemment opposé à la royauté d’Othon et n’épargne pas ses critiques, en conséquence, il voit son journal saisi sur ordre royal au Pirée en 1860 ; il met donc sur pieds un coûteux système de distribution

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par l’intermédiaire de Malte, d’amis, d’abonnés, etc. Mais l’affaire prend une tournure diplomatique : l’ambassade grecque parvient à persuader le sultan que le journal est également dangereux pour lui, en avril 1862, la Porte demande donc à la Grande- Bretagne de cesser les envois postaux du Vretannikos Astir dans l’Empire ottoman. Malgré les interventions d’un député aux Communes, de plusieurs journaux britanniques, malgré la promesse de séparer l’encart politique du reste du journal, le Foreign office reste inébranlable, le journal perdant l’essentiel de sa clientèle, doit donc fermer. Il a vécu deux ans.

7 Le Vrettanikos Astir reparaîtra 29 ans plus tard, en 1891 et 1892, à Athènes, dans des conditions fort différentes. Othon n’est plus au pouvoir depuis longtemps, une monarchie constitutionnelle est en place, Xénos est ruiné. Le journal ne sera qu’un pauvre quotidien. En 1860, Xénos combattait plein d’optimisme, en 1891, il lutte encore, mais plein d’amertume : la monarchie constitutionnelle n’a pas suffi à transformer le pays, la division Trikoupis-Deliyannis l’a ruiné. Mais Xénos reste lui-même et a encore bien des idées de réformes à effectuer, il faut prendre des mesures pour éviter la banqueroute qu’il sent venir et les quelques numéros du journal lui permettent d’exposer ses projets.

L’essayiste et polémiste

• ῾Η κιβδηλεία ἠτοι Μία αληθής ἱστορία των ημερῶν μας [La fausse monnaie ou une histoire vraie de notre époque], Londres, 1859, 2 tomes (= une critique sévère des personnalités de la société grecque en liaison avec le procès fait à son père) ; • East and West, a diplomatic history of the annexation of the Ionian Islands to the , accompanied by a translation of the despatches exchanged between the Greek government and its plenipotentiary at London and a collection of the principal treatises, conventions and protocols, concerning the Ionian Islands and Greece, concluded between 1797 and 1864, publié à Londres en 1864 ; • Depredations or the Overend, Gurney and co and the Greek and Oriental Steam Navigation Company, en 1869 (= les coulisses de la vie économique et bancaire à Londres) ; • Union or dismemberment of Turkey? (to which is added Turkey as described by the Right Hon, Austen H Layard and Turkey as explained by Stefanos Xenos, en 1876, (sur la question d’Orient) ; • Dame Europe Court and Trial of the five Monitors, 1876-1877 satire sur la politique des souverains et ministres des cinq grandes puissances dans la question d’Orient ; • ῾Ο ἐκλογικὸς λόγος πρὸς τὸν λαὸ τῆς Σύρου καὶ τῆς Μυκόνου (για την εκλογή ως βουλευτή) [Discours électoral au peuple de Syros et de Mykonos] en 1879 ; • Οὶ χρυσoκάνθαροι βουλευταὶ και αἱ αχύρινοι ἑταιρείαι [les Charançons députés et les sociétés- hommes de paille] en 1880 ; • ῾Ο μιξοπάρθενος Κουμουνδούρος ἠτοι τὸ Ἔθνος, ὁ Στρατὸς καὶ τὸ πυροβολικὸν τῆς Ἑλλάδος [Koumoudouris, le demi-vierge ou la Nation, l’Armée et l’artillerie de Grèce] en 1881 à Athènes ; • Ἰωάννης Καποδίστριας [Ioannis Capodistria] en 1886. Il en fait le portrait d’un homme admirable, n’hésitant pas à critiquer son père et son oncle qui ont fait partie du complot qui aboutit à son assassinat, qui scella pour très longtemps un destin funeste pour la Grèce ; • Οι Χρυσοκάνθαροι και ἡ Οικουμενική Σύνοδος των διαβόλων της Ἑλλάδος και Τουρκίας ἐν Αθήναις, Ἱλαροτραγωδία τοῦ Ανατολικοῦ [les Charançons d’or et le Synode œcuménique des diables de Grèce et de Turquie, hilarotragédie de la question d’Orient] en 1887.

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8 La liste (incomplète) de ses multiples essais donne une idée de ses préoccupations : expliquer aux Grecs la diplomatie européenne et ses conséquences pour la Grèce, se défendre contre les attaques qui se multiplient, critiquer sans pitié les politiques qu’il juge nuisibles pour la Grèce. L’usage de l’anglais montre qui il veut persuader, tout comme la longueur maladroite des titres.

Xénos homme d’entreprise et d’idées

9 Xénos fourmille de projets qui tous, ont le même but, enrichir la Grèce, la faire progresser économiquement et l’enrichir lui-même par la même occasion. Toutes ses idées naissent de l’exemple britannique, adapter ou importer en Grèce des solutions qui font la puissance de la Grande-Bretagne.

L’armateur

10 Xénos, qui travaille chez des négociants grecs à Londres en 1847, comprend rapidement le rôle des courtiers, l’importance des assurances maritimes et celle des armateurs par rapport aux négociants. Il lance une compagnie de voiliers, mais surtout, le commerce des blés de la mer Noire prenant une ampleur exceptionnelle après le traité de Paris (1856) qui donne libre accès au Danube, il juge que l’avenir, c’est une compagnie de bateaux à vapeur. Il devient donc en 1857 le premier armateur grec de navires à vapeur à Londres (il y a aussi les Papagiannis à Liverpool), avec The Greek and Oriental Shipping Company. Il manque de capitaux, ne peut trouver de capitaux chez les Grecs de Londres, hostiles à ce projet, mais en s’engageant auprès de Overend and Gurney parvient à posséder 25 navires à vapeur en achetant à moindre prix des navires neufs dont les constructeurs veulent se débarrasser à la fin de la guerre de Crimée ! Il transporte des blés, du sucre, du cuivre, du fer, de l’étain, du café, circule de Londres à Constantinople et fréquente également Amsterdam et Rotterdam. Les noms des navires révèlent ses idées de fond : Miaoulis, Palikari, Mavrocordatos, Botzaris, Byron, Léonidas, Tzamados, Bouboulina, Zaïmis, Colocotronis, Rigas Ferraios, Hercule… tous ont un parfum d’héroïsme lié à l’Antiquité ou à la guerre d’indépendance. Il a l’idée de combiner des navires et des barges légères qui remonteraient le Danube pour acheter blé et maïs à moindre prix et alimenteraient les plus gros navires en attente en contrebas d’où des prix de revient plus avantageux… Mais toute cette imagination commerciale le conduit, malgré de gros bénéfices dans les débuts, à la perte de contrôle. Manque d’expérience dans la gestion d’une compagnie, indélicatesse de ses agents mal contrôlés, jalousie des concurrents, opposition des Grecs de Londres, calomnies, faillite d’un de ses garants… en novembre 1859, ses navires sont hypothéqués auprès de l’Overend and Gurney, en 1863 il perd la direction de l’entreprise, ses efforts par la suite restent vains et en 1866 la faillite de Overend and Gurney marque la fin de l’entreprise.

L’industriel

11 Entre 1861 et 1874, Xénos se tourne vers un autre projet d’avenir, la sidérurgie. En 1871, puisqu’il vend du minerai de fer aux usines anglaises, il a l’idée de vendre du minerai de fer grec aux Anglais. Il contacte la Société des Minerais grecs qui exploite les minerais de fer de Sérifos ; la qualité du minerai convient parfaitement, mais les installations de

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Sérifos ne peuvent produire les quantités demandées par les usines britanniques ; Xénos se rend donc maître d’une aciérie et parvient à faire travailler 60 000 tonnes de minerai de fer avec des convertisseurs Bessemer, mais le coût exorbitant du transport rend l’affaire non rentable, il ne trouve personne pour lui prêter les fonds nécessaires à l’établissement d’une usine à Sérifos.

12 Au même moment, il travaille à un autre projet grandiose : le percement du canal de Corinthe. En aménageant des ports modernes aux deux extrémités, un bassin central de déchargement des marchandises, des liaisons par voiliers avec l’ensemble des îles de l’Égée et les ports de Grèce continentale, il prédit un centre commercial de première importance pour tout le trafic oriental et l’apogée de la flotte commerciale des Grecs. Mais dans l’immédiat, les exportations de blé et de maïs américain remplacent les blés de mer Noire, et malgré la signature d’une convention avec le gouvernement grec en 1873, le projet passe aux oubliettes.

13 Aussi pauvre qu’en 1847 à son arrivée, Xénos quitte Londres en 1874, il s’installe définitivement à Athènes en 1877 ; la même année, il se rend à Gythion pour visiter et acheter des mines de fer proches du cap Malée, l’accueil est excellent, le gisement convenable, mais là encore, l’affaire tombe à l’eau…

Le rénovateur de la Grèce

14 Mais on ne peut empêcher Xénos de faire des projets et de vouloir montrer à la Grèce le bon exemple. Dans les dernières années de sa vie, après des échecs nombreux, malade et aigri, il se présente encore aux élections (1892) à Athènes et nourrit des projets dignes d’Haussmann pour sa capitale. Comment la Grèce sortira-t-elle de sa crise financière ? Par des investissements qui feront d’Athènes une capitale « européenne » attirant des activités économiques. Que propose-t-il ? Peuple d’Athènes, tu crois que seuls les travaux bénéficiaires et productifs dont tu as besoin, sauveront la Patrie des impôts, de la faillite et de la révolution ? Si tu le crois, choisis-moi comme l’un de tes députés…2

15 Il propose l’approvisionnement en eau de la ville par les eaux du lac Stymphale ou celles de l’Attique selon l’avis des ingénieurs et un réseau d’égouts, la création d’une ville nouvelle à Vouliagmeni, la « Nouvelle Athènes », dont il vante l’accès à la mer, les forêts, les collines qui l’entourent où l’on pourra construire de riches demeures, une ville que l’on pourrait relier à Athènes et à Vari (où l’on installerait un parc) par un tramway rapide à l’anglaise. Parce que la ville nouvelle sauvera la capitale et donnera une plus grande valeur à ses terrains. Parce que la ville nouvelle apportera en Grèce des capitaux importants et des habitants riches de tous les États d’Europe…3

16 Dans les deux cas, Xénos avait pris des contacts avec des ingénieurs et des investisseurs anglais, après trois ans de négociations (1889-1892) une convention allait être signée avec le gouvernement Deliyannis… tombé quelques jours trop tôt.

17 Il veut aussi créer un vrai réseau d’autobus dans Athènes, créer une banque agricole pour sortir les paysans des griffes des usuriers, interdire la prison pour dettes, faire confectionner un cadastre pour accélérer les procédures, éviter des procès et permettre à l’État de connaître ses biens ! Il propose également la prise en charge par l’État de secteurs-clés, raisins secs, sucreries, sidérurgie, filature de coton.

18 Mais malgré ses projets, ses efforts, son passé d’honnête homme, il n’a pas été élu…

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Xénos politique et patriote

19 Xénos n’a pas eu de carrière politique. Son père et ses oncles avaient participé à la lutte pour l’indépendance de la Grèce, Emmanuel Xanthos, l’un des fondateurs de l’Hétairie, était son oncle. Son père a représenté Syros à l’Assemblée nationale de 1832, il a fondé dans l’île le premier club commercial et la première société d’assurances, il a été consul de Grèce à Smyrne, mais lui-même conseillait à son fils de faire du commerce plutôt que de la politique ; le fils a été pendant deux ans secrétaire d’ambassade à Smyrne, et quand, en 1865, il est nommé consul de Grèce à Londres, le gouvernement anglais refuse ses lettres de créance. On voit bien cependant dans les paragraphes précédents que toute son action est motivée par la politique ou plus exactement par un patriotisme intense qui, pour réussir, ne peut passer que par l’action politique.

20 Son modèle reste la Grande-Bretagne. Il considère, avec raison, au milieu du XIXe siècle, que la Grande-Bretagne est le pays le plus avancé techniquement, financièrement, culturellement, et que tout cela est lié à son système politique, la monarchie constitutionnelle et libérale4. Cela le pousse donc à la fois à lutter sans relâche contre la monarchie othonienne et à proposer des projets économiques qui doivent renforcer la faible puissance de la petite Grèce. Son but en effet n’est pas de suivre la Grande- Bretagne pour elle-même, mais d’établir en Grèce ce qui a fait son succès, en particulier une économie moderne qui seule assure la puissance des États. Quand se pose la question de la succession d’Othon qui reste sans héritier, Xénos fait campagne avec acharnement pour Alfred le second fils de la reine Victoria, précisément dans l’optique de s’assurer un système de type britannique et le soutien de ce pays. Cela ne l’empêche pas de voir les « mauvais côtés » selon lui de la Grande-Bretagne, l’amour de l’argent comme une fin, sa diplomatie qui met la Grèce en laisse, s’obstine sur l’idée de l’intégrité ottomane et se trompe sur les réalités de l’Empire ottoman. Ainsi oppose-t-il Londres, la Pananthropolis et sa propre vision de l’argent : MONEY, MONEY, MONEY ! L’argent est le point suprême de toute ambition de tout homme qui travaille dans la City. Rien d’étonnant. Quelle autre possession est aussi honorée dans notre grande Pananthropolis ? Personne ne connaît la valeur de l’argent mieux que moi, et personne n’a jamais été plus désireux de travailler dur pour lui. Mais je considère l’acquisition de l’argent comme un moyen et non comme une fin5.

21 S’exprimant sans détour et parfois avec une violence verbale réelle, il s’oppose à tous ! En premier lieu, aux Grecs de Londres qu’il juge trop avares, frileux, conservateurs et peu patriotes, eux dont les enfants ne veulent pas se dire Grecs, Ils imaginent qu’un commerçant qui réussit doit être un politicien avisé. On doit avouer que les habitudes du commerce influencent fortement les procédés politiques de ces nouveaux patriotes. Libéraux jusqu’à la prodigalité en paroles, ils sont merveilleusement parcimonieux de leurs livres. Peut-être veulent-ils contrebalancer un flux de bouche par un astringent de bouche6.

22 Ensuite, il s’oppose au roi Othon et à la monarchie absolue, la tyrannie, Othon qui n’a pas su reconnaître les sacrifices des combattants et de leurs familles, Othon qui soutient la Grande Idée au moment de la Guerre de Crimée quand tous les éléments diplomatiques conseillaient le contraire… Il reconnaîtra pourtant quelques décennies plus tard qu’Othon était surtout flanqué de conseillers plus dictatoriaux que lui, qu’il

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avait de bonnes intentions, mais ne savait pas distinguer les causes qui en valaient la peine, et qu’en fait il était le jouet de son entourage…

23 Le changement de dynastie lui donne des espoirs : en 1862-1863, à la demande du nouveau gouvernement grec et à ses frais, Xénos constitue à Londres un Comité philhellène qui, réunissant des Grecs de Londres et des philhellènes, devrait persuader l’opinion britannique que la Grèce nouvelle est digne de foi et qu’elle reprendra ses versements pour les deux fameux prêts de 1824-18257. Il demande au gouvernement grec de s’engager sur ce point et de décider de grands travaux qui devraient enrichir le pays et rassurer les prêteurs, une route -Athènes-Porto Rafti (qui prolongée jusqu’à Avlona permettrait de capter le trafic Italie-Orient) et le percement du canal de Corinthe… Malheureusement, l’Assemblée grecque a interrompu ses travaux, le plan ne fut pas voté à un moment où trouver de l’argent sur le marché était relativement facile. Occasion perdue.

24 Par la suite, il découvre que la monarchie constitutionnelle ne suffit pas, que les politiques sacrifient souvent beaucoup à leur intérêt personnel et que les élections sont plus une affaire d’argent – qui peut acheter les voix –, que de programmes. En 1879, il se porte candidat aux législatives à Mykonos, mais il a contre lui Stéphanos Skouloudis, un banquier millionnaire et diplomate de Constantinople, un de ceux qu’il appellera un « charançon d’or » et malgré son implantation locale, il n’a aucune chance et n’est pas élu, pas plus qu’en 1892 quand il est candidat à Athènes. Son pamphlet contre les « charançons d’or », tout comme celui contre Koumoundouros, montre que ses démêlés avec les politiques ne cessent pas et que son ton violent ne s’adoucit pas.

25 Sa difficulté la plus grande est indéniablement ses relations avec la Grande-Bretagne, car il est parfaitement certain que la promotion des ambitions territoriales de la Grèce ne peut se faire qu’avec le soutien anglais. Il ne compte pas sur la France, l’aide russe ne lui paraît pas efficace et à partir de 1878 (Congrès de Berlin), il est bien persuadé que le soutien de la Russie va aux Slaves du Sud et non aux Grecs. Puisque, il le sait, les grandes puissances pensent d’abord à leurs intérêts personnels, il lui faut persuader les Anglais que tous les clichés à propos des Grecs sont erronés (c’est l’objet d’une querelle grave avec Layard, archéologue puis diplomate). Le XIXe siècle est riche en occasions d’intervenir, « don » des îles Ioniennes à la Grèce par la Grande-Bretagne, guerre de Crimée, insurrection de 1876, guerre russo-turque, accords de San Stefano, congrès de Berlin, négociations pour l’annexion de la Thessalie et d’une partie de l’Épire, annexion par la Bulgarie de la Roumélie occidentale… À chaque occasion, Xénos veut expliquer les données aux Anglais, à ses compatriotes, propose une solution à son gouvernement… il va même entre 1878 et 1881 jusqu’à conseiller à la Grèce d’acheter la Thessalie plutôt que de se ruiner en équipements militaires ! La Grèce obtient finalement la Thessalie sans guerre, mais moyennant des indemnités à verser, une part de la dette ottomane à supporter, un accord au moins aussi coûteux que l’achat auquel il pensait. Mais quand il s’agit de préparer un possible conflit finalement peut-être inévitable, il conseille chaudement d’acheter des armes britanniques !

Conclusion

26 Xénos n’est, au sens habituel des termes et selon les critères du XIXe siècle, ni écrivain, ni journaliste, ni armateur, ni industriel ni homme politique… Il mêle un idéalisme profond à un réalisme certain. Révolutionnaire d’avant-garde dans ses projets, il passe

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à la pratique, mais, malgré son hyperactivité, échoue finalement à chaque fois, car il néglige trop l’importance de l’argent et les ego des personnages importants. Échouer, entreprendre, faire fortune, tout perdre à la Bourse n’est pas rare chez les capitaines d’industrie du XIXe siècle, les fortunes liées au développement industriel d’alors ressemblent aux succès et aux échecs qu’apporte le web aujourd’hui. Mais quand on ne dispose pas de capitaux personnels, il faut savoir persuader les capitalistes, quand on a besoin des politiques, il faut les persuader aussi. Dans son impatience et ses certitudes, Xénos se brouille avec tous, il mêle le sentiment profond, ici le patriotisme, aux affaires et à la politique, c’est ce qui fait sa spécificité, sa grandeur, mais aussi sa perte, car l’argent, la politique et le sentiment collaborent rarement.

NOTES

1. Cet article est basé sur le livre de Zéphyros KAFKALIDIS qui reçut la médaille d’or de l’Académie d’Athènes, 2013, Στέφανος Ξένος, Σκήνες απὸ το δράμα τοῦ ελληνισμοῦ σε Ανατολὴ και Δύση [1821-1894] [Stéphane Zénos, scènes du drame de l’hellénisme en Orient et en Occident (1821-1894)].

2. KAFKALIDIS, 2013, Στέφανος Ξένος…, p. 499. 3. KAFKALIDIS, 2013, Στέφανος Ξένος…, p. 502. 4. Il est impressionné entre autres par l’Exposition universelle de Londres en 1851 et le Crystal Palace, il n’est pas le seul, l’Exposition a eu six millions de visiteurs ! 5. KAFKALIDIS, 2013, Στέφανος Ξένος…, p. 90 et 117. 6. KAFKALIDIS, 2013, Στέφανος Ξένος…, p. 312. 7. Il écrit un livre pour expliquer les conditions exorbitantes de ses prêts et l’impossibilité pour le royaume naissant d’assumer cette charge. Le non-paiement a entraîné l’exclusion de la Grèce des marchés boursiers et donc l’impossibilité de réaliser des équipements indispensables.

RÉSUMÉS

Fils d’une famille de commerçants de Smyrne, Xénos aurait dû faire carrière dans le commerce ou l’armée. En fait, il a été entrepreneur, écrivain, armateur, industriel, audacieux et novateur, il a voulu ouvrir un monde nouveau et rénover la Grèce pour la rendre plus forte. Mais dans son impatience il se brouille avec tous, il mêle le sentiment profond, ici le patriotisme, aux affaires et à la politique, c’est ce qui fait sa spécificité, sa grandeur, mais aussi sa perte, car l’argent, la politique et le sentiment collaborent rarement.

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Son of a merchant family from Smyrna, Xenos should have made a career in trade or in the Greek army. In his life, he was entrepreneur, writer, shipowner, industrial, bold and innovative, he wanted to open a new world and to renovate Greece I order to make it stronger. But, impatient as he is, he gets angry with everybody, he mixes the deep feeling, here patriotism, with business and politics, that’s his specificity, his greatness but also his loss, because money, politics and feelings rarely collaborate.

Γιος μίας οικογένειας εμπόρων από την Σμύρνη, ο Ξένος είχε όλα τα προσόντα για μια σταδιοδρομία στον εμπόριο ή στον ελληνικό στρατό. Στη ζωή του όμως έγινε επιχειρηματίας, συγγραφέας, εφοπλιστής, βιομήχανος… θαρραλέος και νεωτεριστής, ήθελε να ανοίξει ένα καινούργιο κόσμο, να ανανεώσει την Ελλάδα για να την κάνει πιο δυνατή. Αλλά ανυπόμονος σαν ήταν, θύμωνε με όλους γιατί αναμείγνυε το βαθύ συναίσθημα [εδώ τον πατριωτισμό] με τις επιχειρήσεις και την πολιτική. Αυτό είναι η ειδικότητά του, το μεγαλείο του αλλά και ο χαμός του γιατί το χρήμα, η επιχείρηση και η πολιτική σπάνια πάνε μαζί.

INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : Xénos Stephanos (1821-1894), Xénos Stephanos (1821-1894), diaspora, diaspora, armateur, entrepreneur, entrepreneur motsclesel Ξένος Σρέφανος [1821-1894], Διασπορά, Εφοπλιστής, Επιχειρηματίας, Ελλάδα, Δεκατός ενατός αιώνας, Ιστορία motsclestr Xenos Stefanos (1821-1894), Diaspora, Armatör, Işadamı, Yunanistan, Ondokuzuncu yüzyıl, Tarih motsclesmk Ксенос Стефанос (1821-1984), Дијаспората, Бродосопственик, Бизнисмен, Грција, Деветнаесеттиот век, Историја Keywords : Xenos Stephanos (1821-1894), diaspora, shipowner, business man, Greece, Nineteenth century, History Thèmes : Histoire Index chronologique : dix-neuvième siècle

AUTEURS

ZÉPHYROS KAFKALIDIS Inalco, Sorbonne Paris Cité

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Comptes rendus

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VERNIER Bernard, Tu veux qu’on sorte ensemble ? La transformation des formes de flirt dans six villages musulmans de Grèce Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, « Les anthropologiques », 2013, 414 p., ISBN : 978-2-8107-0253-4.

Katerina Seraïdari

1 Ce livre analyse les formes publiques de flirt et leur évolution dans des villages musulmans situés au Nord de la Grèce, dans la région de Xanthi, près de la frontière bulgare. L’auteur définit ainsi son objet d’étude : « la naissance et la transformation d’une institution de rencontre entre les jeunes », qui a lieu en plein air, « de façon quotidienne, en dehors de tout travail et indépendamment de toute fête religieuse » (p. 380). Vernier avait effectué des enquêtes ethnographiques dans cette région pendant deux mois en 1966-1967, avant d’y revenir à l’été 1997 pour étudier la transformation des rapports entre les deux sexes. Les données ethnographiques qu’il nous livre ici sont les résultats de cette enquête, qui a été poursuivie pendant l’été 2008 et l’été 2010, et qui a duré, en tout, trois mois (p. 376, note 64). Son observation participante « répétée à intervalles assez courts » lui a permis, comme il le souligne, d’entrer « dans le moteur de l’institution », celle-ci étant modifiée en permanence par « petites couches transgressives » (p. 381).

2 Au centre de l’analyse se trouvent donc les mécanismes de fonctionnement du marché matrimonial, ainsi que le processus de libéralisation des mœurs et d’occidentalisation des valeurs de cette société musulmane. Les tenues vestimentaires des jeunes sont discutées en détail, ainsi que d’autres facteurs de changement : la diffusion des motocyclettes (grâce à l’argent du travail salarié en Grèce ou à l’étranger), le rôle de l’émigration, l’unification du marché matrimonial régional grâce à cette mobilité accrue, les rapports de force entre différents types d’élites (religieuses ou non), les effets de la scolarisation (surtout celle des filles dans le secondaire), l’influence des séries télévisées, les types de commerces qui facilitent le rassemblement des jeunes et

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le rôle de la musique (les paroles des chansons remplaçant les déclarations d’amour), l’omniprésence des téléphones portables, les graffitis qui rendent publiques les affaires amoureuses. Vernier montre comment les graffitis qui associent « des initiales ou des prénoms par le signe plus » conduisent à une perte de romantisme et à « un affaiblissement de l’idéalisation des relations amoureuses » (p. 258) ; et comment le téléphone portable supprime la dépendance vis-à-vis d’intermédiaires, tout en permettant de s’émanciper de la pression de l’opinion publique villageoise (p. 233 et p. 299).

3 Dans ce cadre, la tenue vestimentaire parvient à définir l’individu dans son intimité personnelle : une femme qui porte le foulard est « fermée » (klisti en grec), tandis que celle qui ne le porte pas est « ouverte » (anihti). Vernier analyse les différents types de foulards (p. 130-131) : de celui qui est « allusif » et laisse voir une partie des cheveux, à celui qui a la forme d’un turban, dont la mode vient de Turquie et que certains musulmans laïcs de Xanthi qualifient d’« intégriste » (p. 135 et p. 369). Selon lui, le fait d’interdire le foulard ou de l’imposer alimente un même « fétichisme du foulard » (p. 389). Pour sortir de ce qu’il considère être un faux dilemme, il introduit la notion de « loi synchronique de compensation » : « toute modernisation importante des pratiques dans un domaine (vestimentaire, interactions entre les sexes, etc.) se paie très souvent du maintien d’un comportement traditionnel dans le même domaine ou dans un autre domaine » (p. 387). Il considère, d’une part que le foulard « autrefois symbole d’aliénation devient un instrument de libération » (p. 239), et d’autre part, qu’il est associé à « une morale de l’appartenance et non d’intention » (p. 366). En effet, il constitue un marqueur à l’intérieur de la société musulmane, mais aussi en ce qui concerne la distinction entre chrétiens et musulmans : quand une fille enlève son foulard, elle est accusée d’avoir changé de croyance et d’être devenue chrétienne (p. 347, p. 363 et p. 366). De même, une fille avec un large décolleté se plaint d’être qualifiée de « chrétienne » (p. 386). Dans un autre récit, les parents d’une jeune fille qui a subi une opération n’envisagent même pas l’éventualité d’une transfusion, car ils « auraient préféré qu’elle meure plutôt que de lui mettre du sang de chrétien » (p. 363-364).

4 L’aspect comparatif et l’étude des pratiques de flirt dans plusieurs villages permettent à l’auteur de distinguer entre ceux qui sont plus traditionnels et ceux qui le sont moins. Dans un village, dont les habitants, qui sont très religieux, n’ont commencé à émigrer massivement que vers 1990, toutes les filles portent le foulard à partir de 10 ou 12 ans, mais il n’est pas rare de le voir porté par des filles de 5 ou 6 ans (p. 138). En fait, les jeunes que Vernier met au centre de son étude ne sont pas très bien définis en tant que catégorie. Par exemple, dans ce village, l’auteur constate à un moment donné la présence de deux groupes de filles, séparés en classes d’âge : les plus grandes (de 12 à 25 ans) et les plus petites (de 4 ou 5 ans à 12 ans environ). Dans un autre village qui a connu une émigration précoce, il parle d’un rassemblement de trente à quarante garçons qui ont aux environs de 25 ans, et d’autant de filles qui ont entre 7 et 8 ans (p. 198). Ces données laissent supposer que les filles entrent dans ce type d’interactions très tôt, entre 4 et 7 ans, et se retirent également assez tôt, vers l’âge de 25 ans (p. 189). La question qui se pose est de savoir si on peut parler de flirt dans le cas de filles si jeunes. Vernier considère que la présence de très petits enfants donne « à la rencontre un caractère innocent » (p. 110 et p. 210). Ceci étant dit, pourquoi ces rapports qui se nouent avec l’autre sexe depuis l’enfance jusqu’au mariage devraient-ils s’inscrire dans un registre érotique de séduction ? Pourquoi ne pas simplement voir des occasions de

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s’amuser, de faire connaissance et de nouer des amitiés avec le sexe opposé ? Comme l’auteur le dit, on est parfois « dans une ambiance de cour de récréation où fusent rires et plaisanteries » (p. 219), d’autant plus que la scolarisation « dans des établissements mixtes qui encourage la camaraderie entre les sexes » (p. 232) facilite la manifestation de tels comportements.

5 Ces relations révèlent plus largement l’émergence d’une culture des jeunes, qui a ses propres codes et qui se manifeste dans certains espaces. En effet, Vernier montre comment les changements qu’il étudie « ont transformé les rapports entre les générations […] et entre les sexes », en garantissant une plus grande égalité entre ces derniers (p. 105). Dans ce cadre, les petites filles, à qui « le rôle d’avant-garde de la mode villageoise » est attribué, sont celles qui s’habillent de la manière la plus moderne : elles annoncent la façon dont les grandes s’habilleront dans les années à venir (p. 214). Mais des filles de 4 à 8 ans ne font pas leurs achats vestimentaires seules ; elles ne s’habillent pas non plus sans être soumises au contrôle de leur mère ou de leur sœur aînée. Ne sont-ce pas les mères qui habillent ces petites filles qui sont à l’avant- garde de la mode ? En général, l’absence de définition de la catégorie des jeunes tend à les assimiler aux célibataires, les personnes mariées étant automatiquement catégorisées comme adultes. Cependant, le mariage, même s’il constitue une rupture dans un parcours biographique, ne doit pas cacher la différence entre ceux qui sont mariés et ont 25 ans et ceux qui en ont 60. Pourquoi une femme mariée de 25 ans qui habille sa fille de 4 ans de manière moderne serait-elle plus éloignée de la culture des jeunes que sa propre petite fille ? Pourquoi, quand un homme marié promène sa femme et ses enfants en moto, exhibe-t-il « une forme progressiste de paternité et de relation maritale » (p. 223) et ne reproduit-il pas, tout simplement, ce qu’il faisait, quelques années auparavant, lors de ses fiançailles ? Vernier, qui constate « une atténuation de la barrière hiérarchique générationnelle » (p. 230), nous montre précisément comment la structure des rapports entre générations change, à l’instar de ces filles qui « boivent de la liqueur avec leur mère et se mettent à rire tellement qu’elles cassent leur verre. Leurs mères se comportent comme si elles étaient leurs sœurs » (p. 229).

6 Avec ses enquêtes ethnographiques denses et ses analyses subtiles, Vernier capte une société en pleine mutation. Ce travail original montre comment des jeunes musulmans de nationalité grecque (souvent appelés « Pomaques », terme qui n’apparaît pas dans le sous-titre car rejeté par les interlocuteurs de Vernier) gagnent en autonomie sous l’effet de la mondialisation.

AUTEUR

KATERINA SERAÏDARI Centre d’Anthropologie sociale, LISST, Toulouse

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BATAKOVIĆ Dušan, les Sources françaises de la démocratie serbe : 1804-1914 Paris, CNRS Éditions, 2013, 577 p., ISBN : 978-2-271-07080-7.

Marko Božić

1 L’idée de ce bref commentaire n’est point de rejoindre les louanges que mérite, sans aucun doute, l’œuvre de Dušan Bataković, directeur actuel de l’Institut des études balkaniques de l’Académie serbe des Sciences et des Arts et ancien ambassadeur de Serbie à Paris. Notre modeste but est de situer plus précisément cette volumineuse étude dans l’ensemble de l’historiographie contemporaine serbe, afin de mieux orienter le public français et sa lecture à venir. Sa mission semble d’autant plus fondée si l’on prend en considération le manque de littérature voisine en langue française. Les sources françaises de la démocratie serbe risque de rester encore longtemps l’unique source française en la matière, ce qui justifie l’élaboration d’au moins un compte rendu critique. Autrement dit, si son titre indique clairement pourquoi lire ce livre, nous allons nous consacrer à proposer la réponse à la question : comment se lit-il ?

2 Ce que son titre relève d’emblée, c’est l’orientation méthodologique de son auteur. En effet, c’est son cadre temporel, curieusement posé entre 1804 et 1914, qui révèle la perspective hobsbawmienne de cette étude – en réalité, il s’agit d’un panorama du XIXe siècle serbe, en tant que « long siècle » dont l’esprit se traduit par une démocratisation progressive et irréversible de la société occidentale, qui, dans le cas serbe, culmine par ce qui est communément appelé « l’âge d’or de la démocratie serbe », coïncidant avec la brève période héroïque située entre 1903 et 1914.

3 Cette logique est suivie dès le début par la représentation des insurrections serbes (de 1804 à 1815), non seulement comme des soulèvements nationaux contre le pouvoir ottoman plusieurs fois centenaire, mais aussi, et surtout, comme la révolte populaire des causes et conséquences socio-économiques, qui a considérablement bousculé la structure de la société serbe par la suppression des rapports féodaux et la réforme agraire consécutive. Ainsi, suggère Bataković en avançant la thèse connue de

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Leopold von Ranke, l’histoire moderne serbe ne commence pas simplement par une guerre libératrice contre les Turcs, mais par une véritable révolution ! Avec à peine quinze ans de retard sur la Révolution française, cette révolution serbe est déjà la première preuve de l’appartenance de la Serbie au giron d’une civilisation plus vaste, européenne et occidentale, dont cette nation balkanique a su, et, en définitive, a dû suivre les mouvements historiques.

4 Le principal problème d’une telle interprétation est la grave absence de sa motivation socio-économique : la Serbie de l’époque est une province aux limites de l’Empire ottoman, économiquement arriérée et essentiellement rurale, hors des procès complexes d’industrialisation, d’urbanisation et de stratification de la société occidentale, dès lors dépourvue de la puissante bourgeoisie, de la classe moyenne et de l’intelligentsia nationale, vecteurs des mouvements et pensées révolutionnaires. Afin de surmonter ce sérieux défaut, Bataković recourt à la zadrouga – communauté rurale serbe – en affirmant que c’est bien cet ancien mode de vie et de travail en commun, fondé sur l’égalité parfaite de ses membres et l’absence de hiérarchie rigide, qui explique l’inclinaison spontanée des Serbes vers la démocratie moderne. Bien que l’on ne trouve nulle part chez Bataković de sérieuse analyse critique de ce phénomène (un peu plus développé dans les pages 68-69), ce motif de la « démocratie instinctive » (p. 518), comme « un sens particulier pour la démocratie et pour la justice » (p. 513), émerge assez souvent dans le texte pour marquer le lecteur et prendre sa place dans la brève préface de Georges‑Henri Soutou (« […] la Serbie disposait d’une base de départ, la démocratie agraire, qui n’existait pas ailleurs dans cette partie de l’Europe », p. 8). Ainsi, selon Bataković, investis d’un goût inné pour la démocratie, une fois libres et en capacité de décider de leur destin politique, les Serbes étaient prédestinés pour s’allier politiquement avec la Grande nation. Ce n’est pas un hasard si la dernière phrase de Bataković résume son thème majeur : « Avec les affinités culturelles et la parenté des mentalités politiques des deux nations, serbe et française, ce fut l’influence des doctrines françaises qui marqua de manière décisive la démocratie rurale de la Serbie dans sa longue marche vers la conquête des libertés publiques et de la démocratie parlementaire » (p. 522).

5 Du reste, c’est pourquoi, selon l’auteur, son panorama du XIXe siècle serbe doit son originalité à ses nuances tricolores. Cependant, l’intensité de ces dernières n’est pas toujours la même : en effet, si l’on croise de longs passages de texte sans influence française évidente, il est vrai aussi que l’auteur se lance parfois bien au-delà de l’histoire politique pour la trouver en droit (quand, très ambitieusement, il égalise les influences française et autrichienne sur le Code civil serbe de 1844, p. 177), dans la littérature (en présentant le style belgradois comme une réaction des francophiles à « la ponctuation artificielle de la grammaire allemande » p. 360), et surtout, dans les relations internationales (par exemple, le chapitre Prince Michel et Napoléon III, p. 168 et suivantes) d’un petit pays aux confins de l’Europe qui, normalement, ni par sa position géographique ni par sa tradition, n’aurait été prédisposé à être marqué par une francophilie particulière. Pourtant, selon Bataković, bien qu’exposée aux emprises tutoriales d’une Autriche réactionnaire et d’une Russie autocratique comme deux forces régionales, la petite Serbie s’est continuellement inspirée de la tradition démocratique française, sous l’influence de laquelle se sont progressivement façonnées les idéologies des partis politiques, ainsi que les solutions constitutionnelles et institutions publiques. Dès lors, même l’alliance militaire franco-serbe de la Première Guerre mondiale devient une conséquence logique de l’histoire qui a dû, tôt ou tard,

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mettre face à face la Serbie, démocratie parlementaire et l’Empire austro-hongrois, « une monarchie légitimiste et semi-féodale, menacée par les idées démocratiques et les idéaux nationaux » (p. 414), non comme deux simples adversaires de guerre, mais comme deux ennemis civilisateurs.

6 Cependant, l’éloquence marquée et l’érudition incontestable de l’auteur, autant que l’abondance d’exemples, de sources et de références documentaires en faveur de la prévalence des sources françaises sur la démocratie serbe risquent paradoxalement de constituer le plus grand défaut de la méthodologie de Bataković – d’une certaine unidimensionnalité de son approche. En effet, en se focalisant sur l’influence française, celui-ci a souvent, volens nolens, négligé les aspects voisins de sa problématique, qui peuvent alors facilement échapper à la curiosité du lecteur français. Ainsi, le chapitre consacré aux commencements de la gauche serbe donne l’impression que l’œuvre fondatrice de Svetozar Marković ne faisait qu’écho aux écrits et aux expériences des socialistes français, étant donné qu’à la source véritable de son idéologie, c’est-à-dire du socialisme agraire d’origine russe, Bataković ne réserve qu’une brève notice remarquée en passant. L’exemple le plus flagrant est offert par la représentation des parizlije – les Serbes remarquables formés dans les universités françaises – et leur présence dans la vie politique de l’époque. Selon Bataković, c’est grâce à eux que les idées du libéralisme européen pénètrent dans la culture politique serbe du XIXe siècle. Soigneusement élaboré, le phénomène de parizilije devient un véritable leitmotiv qui se faufile dans l’ensemble du livre comme l’argument privilégié de l’auteur. Toutefois, Bataković lui-même a dû reconnaître, non sans se contredire, que l’élite du parti conservateur et austrophile (Jovan Marinović, les deux Garašanin, père et fils, chef du parti, Milan Piroćanac, etc.) a été également recrutée précisément parmi les composants de cette jeunesse francophone. Ce détail est d’autant plus curieux si l’on prend en considération l’ensemble de l’étude, sinon brillante, sur la genèse intellectuelle du conservatisme serbe telle qu’elle est exposée chez Bataković. Selon lui, ce dernier trouve son origine dans le régime des constitutionnalistes (ustavobranitelji), s’appuyant sur la bureaucratie rigide populairement associée à l’autocratie et à la tradition politique et juridique allemande (nemačkari), romantiquement opposée à l’esprit libéral gaulois.

7 Néanmoins, cette interprétation d’unidimensionnalité – la modernisation politique venant du dessus, c’est-à-dire par l’élite nationale proche des idées démocratiques d’origine française, et étant bien reçue dessous en raison d’une culture rurale égalitariste – est particulièrement prononcée dans la cinquième et dernière partie du livre, dédiée à la période héroïque de la démocratie serbe de 1903 à 1914. Toujours fidèle à la logique de « la fin de l’histoire », Bataković donne une image de la Serbie du début du XXe siècle comme celle d’un État de droit achevé et politiquement mûr, dont la vie parlementaire a connu certains troubles endémiques – une forte fréquence des élections anticipées ou la régulière obstruction parlementaire de l’opposition – mais qui, en gros, reflétait le paradigme libéral-démocrate de son époque. L’auteur nous informe en détail sur le déroulement des élections, leurs résultats et les négociations post-électorales, dans un pays où la vie politique suit le rythme des changements successifs des gouvernements au pouvoir selon les règles du jeu démocratique, c’est-à- dire en fonction de la volonté de la majorité parlementaire issue du suffrage quasi universel. Attaché à cette fractographie, Bataković ne touche pas à l’anatomie de la vie institutionnelle ni de la culture politique (mis à part le rôle prononcé et non

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institutionnel de l’armée), et risque de renforcer ainsi une représentation populaire et romantique, bien ancrée dans la conscience nationale et porteuse d’un message politique fort : depuis sa renaissance, et tout au long du XIXe siècle, la Serbie donne la preuve de son appartenance aux courants civilisateurs modernes, alors européens et occidentaux.

8 Le seul problème de cette représentation est le fait que la démocratie, instaurée en 1903, ne correspondait pas vraiment au concept homologue européen ni, par conséquent, à l’usage contemporain du même terme. C’est le mérite des travaux de l’historiographie critique serbe, qui a révélé toute une série d’erreurs concernant cette interprétation romantique. Initié par la doyenne Latinka Perović, surtout dans ses écrits réunis sous le titre Između anarhije i autokratije [Entre anarchie et autocratie], ce travail se poursuit dans l’œuvre de Dubravka Stojanović, dont l’étude Srbija i demokratija, 1903-1914 [Serbie et démocratie, 1903-1914] autant que le livre posthume d’Olga Popović Obradović, Kakva i/ili kolika država [l’État, mais lequel et/ou combien] méritent depuis longtemps leur traduction française.

9 Les résultats de cette déconstruction du mythe, « du long chemin de la démocratie serbe », proposent une image moins héroïque et, surtout, plus logique de l’histoire nationale. D’après cette réinterprétation, l’origine du mythe réside dans une confusion des concepts – plus précisément, dans l’assimilation simplificatrice de la démocratie à l’égalité. À partir d’une idée primitive de la démocratie comme société dépourvue de hiérarchie, certains intellectuels serbes de l’époque ont reconnu dans leur pays agraire, ce merveilleux « paradis des pauvres », le terrain autochtone et le champion de la démocratie. À leurs yeux, la Serbie archaïque a déjà réussi à réaliser l’idéal que les autres pays européens essaient toujours d’atteindre : l’égalité parfaite de tous. Pleins d’orgueil national, ils se vantaient de cette démocratie serbe en tant que situation authentique, ou résultat spontané de l’esprit national.

10 Ainsi, le programme du Parti radical – principal canalisateur des mouvements populaires en Serbie – combinait avec succès le conservatisme patriarcal avec les idées de l’extrême gauche européenne. En réalité, il s’agissait d’un modèle de démocratie clairement séparé du libéralisme non seulement économique, mais aussi politique, dans le sens où il ne reposait pas vraiment sur les libertés individuelles, mais plutôt sur une vision collectiviste du peuple comme entité organique. Autrement dit, si les libertés politiques figuraient dans le programme des radicaux, elles n’y étaient qu’en fonction de l’égalité. « En Serbie, on a compris cette égalité sociale comme la condition et le présupposé de la liberté politique. Cela fait un modèle opposé à celui européen où les libertés politiques, un acquis de la lutte révolutionnaire, présentaient la condition de la promotion du principe de l’égalité » (Dubravka Stojanović, Srbija i demokratija 1903-1914 [Serbie et démocratie 1903-1914], p. 178 s). Positionnée à l’encontre de l’individualisme libéral, conservatrice, cette idéologie était engendrée par une peur des changements économiques qui avaient déjà avancé en détruisant la vieille structure de la Serbie patriarcale et traditionnelle. Son idéal était « l’État populaire » – une « fédération des communautés » – dont l’origine réside dans l’esprit slave, qui, prétendument, ne distingue pas l’État de la société. Alternative au capitalisme occidental en tant que phénomène étranger au génie slave, cet État devrait se fonder sur l’homogénéité du peuple – masse aux besoins et désirs identiques – la protéger et la promouvoir.

11 Même si elles ont considérablement évolué au fil du temps et en fonction des circonstances de la realpolitik, ces idées radicales dominaient la théorie, le discours et,

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surtout, la pratique du Parti radical, force politique souveraine après 1903. En ce sens, la riche façade de la démocratie serbe cachait la pauvreté de la culture et la fragilité des institutions démocratiques. Loin de la modernité, conçue primitivement comme le pouvoir absolu de la majorité, cette démocratie serbe offrait la justification au quasi- absolutisme d’un parti populiste et à la liquidation de « la différence entre l’État populaire, le parti populaire et le peuple comme un ensemble uni et politiquement homogène et on délaisse le principe selon lequel il n’y a pas de séparation entre la société et l’État » (Olga Popović‑Obradović, Kakva i/ili kolika država [l’État, mais lequel et/ou combien], Helsinški Odbor, Beograd, 2008, p. 260).

12 Ainsi, tandis que l’interprétation de Bataković suggère implicitement que l’expérience serbe du totalitarisme d’après 1945 n’aurait pu être qu’une digression tragique dans l’histoire nationale, un régime dénaturé, imposé de l’extérieur et entretenu par la force brute, les résultats de l’historiographie critique indiquent que les racines de l’État populaire en Serbie sont bien plus profondes qu’on ne l'aurait cru, étant donné qu’il ne concerne pas seulement l’expérience du régime communiste, mais remonte à la riche tradition du populisme radical d’avant 1945. Cela n’est qu’une des illustrations du rôle de l’historiographie critique qui explique le présent par le passé. Il s’agissait d’une démarche dure, peu populaire et politiquement risquée, de la démystification comme une entreprise introspective tant nécessaire aux nations balkaniques et au progrès de leur émancipation tardive. Ces dernières « n’ont pas encore appris à distinguer le passé et le présent, et c’est pourquoi elles ne sont pas aptes à atteindre cette objectivité indispensable pour l’interprétation du passé, sans laquelle la conscience historique se libère difficilement et lentement de son aspect mythique en faveur de celui historique proprement dit. Une représentation brouillée de sa propre histoire crée une représentation brouillée de son propre présent, et c’est la raison pour laquelle la conscience sociale et politique des peuples balkaniques est encore aujourd’hui, au seuil du XXIe siècle, essentiellement déterminée par les erreurs, fictions et mythes » (Olga Popović‑Obradović, p. 51).

13 Dans cette perspective, la publication française, nécessaire et utile, du grand livre de Dušan Bataković ne présenterait que « le profil droit » de l’historiographie moderne serbe. Hélas, pour le public français, le reste de son portrait reste toujours inachevé. Pour le compléter, il faut attendre les traductions de titres qui, au contraire des Sources françaises de la démocratie serbe, défendant l’idée que la Serbie fait partie depuis toujours de l’Europe, tentent de déterminer les causes de l’échec national et cherchent ainsi à savoir comment ce pays pourrait devenir, enfin, un État européen.

AUTEUR

MARKO BOŽIĆ Juriste, Paris-Ouest Nanterre La défense, UPL

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DALÈGRE Joëlle, TZIMAKAS Ménélaos, les Populations de la Macédoine grecque au XXe siècle Paris, l’Harmattan, « Études grecques », 2015, ISBN : 978-2-343-07010-0.

Nicolas Pitsos

1 Cet ouvrage, né de la collaboration d’un ingénieur statisticien et d’une historienne, livre, à l’aide de 55 tableaux, 31 graphiques et d’un texte de 298 pages, une contribution essentielle à l’histoire de la construction de la Grèce contemporaine, à partir du cas d’école complexe de la « Macédoine grecque », c’est-à-dire, le sud de la Macédoine géographique annexé par la Grèce en 1913, à l’issue des guerres balkaniques.

2 Comment passer d’un Empire multiethnique et communautariste à un État-nation ? Comment se construit un territoire national à partir de frontières discutées et de populations diverses ? Comment réagit un État-nation face aux minorités ? Telles sont les questions principales auxquelles répond cet ouvrage qui montre en partant de l’étude précise, discutée et détaillée des statistiques lacunaires et partiales disponibles, – chiffres fournis par les Ottomans, les Bulgares ou les Grecs – qu’un territoire est une construction « sociale », historique.

3 Cette construction s’est faite au prix d’exodes et de massacres nombreux, au travers des grandes périodes de l’histoire de la Grèce et des Balkans. C’est d’abord la lutte pour la terre et la délimitation d’un ou de plusieurs nouveaux territoires « macédoniens » de 1878 à 1912 ; puis la création d’une région « grecque » de 1912 à 1951, période qui concentre pas moins de cinq conflits bouleversant la mosaïque démographique macédonienne, perspective centrale de l’ouvrage, en accroissant l’hellénisation et donc en définissant les critères directs et indirects de grécité. Vient ensuite la « stabilisation », placée sous le signe du développement économique, de 1952 à 1981, derrière le rideau de fer de la séparation des Blocs ; enfin trois nouvelles donnes, l’adhésion à la Communauté européenne, le retour des exilés politiques et, depuis 2009, l’irruption d’une brutale crise économique qui réduit le miracle économique grec à l’état d’illusion, rebattent totalement les cartes démographiques, sociales et

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économiques de la Macédoine. On voit combien les traumatismes du début du XXe siècle ont été importants pour les décennies suivantes, laissant des traces quasi ineffaçables, des blessures et des peurs qui expliquent la « politique d’hellénisation » contraignante choisie par les gouvernements, comme les réactions encore à fleur de peau et parfois dénuées de toute logique qui éclatent dans le sud des Balkans quand on prononce le mot de « Macédoine ».

4 Les chiffres sont des armes de combat sous apparence scientifique et cachant d’inextricables enjeux géopolitiques, seule une analyse critique précise vient en définir les lignes directrices, un véritable travail de statisticien.

5 L’histoire macédonienne sur près de deux siècles, s’apparente à la tragédie d’un territoire régulièrement martyrisé, lieu d’un concentré de crises et de guerres. Son martyrologe atteint son apogée du début des guerres balkaniques à la fin de la guerre civile grecque : en l’espace de 37 ans la Macédoine grecque a été le principal champ de batailles du pays, avec des destructions, des pertes humaines et des mouvements de population d’une ampleur et en même temps d’une complexité exceptionnelles. Elle illustre à elle seule « la question » des Balkans, dans sa mosaïque et son brassage de populations : la permanence des conflits géopolitiques y rend illusoire la théorie européenne de l’État-Nation et elle constitue un « modèle », ou plutôt un contre- modèle, de région frontière à l’échelle internationale, marquée par l’extrême difficulté d’application de la Charte européenne des langues minoritaires de 1992.

6 Cette histoire illustre également, depuis le Congrès de Berlin de 1878, les processus de construction de l’État grec et permet d’interroger par des approches croisées l’essence de la grécité. Elle a une portée générale méthodologique pour la construction des territoires européens et les complexités à l’œuvre dans la formation de l’identité nationale par la langue. Combinant la rigueur, grâce à sa formation antérieure et sa carrière d’ingénieur informaticien de son auteur, et la maîtrise des champs, des concepts et des problématiques de l’histoire contemporaine de sa coauteur, cet ouvrage au total ne concerne pas la seule Grèce mais l’ensemble des Balkans et toute la problématique européenne.

AUTEUR

NICOLAS PITSOS CREE, Inalco, Sorbonne Paris Cité

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