Témoignage d’Henri Ecochard La Libre, la Résistance et la Déportation (Hérault, zone sud), Témoignages de François Berriot

Pendant l’année scolaire, j'étais élève au Lycée, à Poitiers, jusqu'à l'âge de 12 ans, puis à Tours, jusqu’à l'âge de 17 ans, lorsqu'en juin 1940 je suis parti pour Londres. A 12 ou 13 ans, mes parents m'ont permis d'être scout, et cette expérience a beaucoup compté : elle a été l’apprentissage de la vie collective, de la « bonne action » quotidienne, du don. Pour le garçon que j'étais, qui souffrait sur les bancs du Lycée et que seule sa propre générosité faisait aimer, la vie chez les scouts a été l’occasion d'un véritable épanouissement ; je retrouverai cette atmosphère singulière de compagnonnage et de partage au sein de la France Libre où je serai sous les ordres de supérieurs à peine plus âgés que moi et aussi de deux vrais chefs, De Gaulle, « le grand Charles », et Leclerc, « le patron » Notre famille avait peu d'argent, mais mon père tenait à ce que, une fois par mois au moins, nous allions tous ensemble au cinéma. C'est donc dans une salle de cinéma, en 1935- 1936, que j'ai commencé, à l'âge de 13 ans, de comprendre ce qu'était le nazisme : j'ai vu, aux « Actualités Pathé », les chemises noires brisant les vitrines et pillant les magasins des commerçants juifs de Berlin ; j'ai su très vite qu’Hitler préparait une guerre visant à imposer sa dictature à l’Europe. Sur ce point, aussi, mon père m'a éclairé ; un jour de 1937, il est entré dans la chambre où je faisais mes devoirs et m'a tendu un livre en me disant : « Tiens, lis ce livre ; il t'intéressera et pourra t'être utile. » C'était Mein Kampf. Je l’ai lu et, malgré mes 14 ans, je l’ai tout de suite jugé : le texte était mal écrit et il donnait l’impression de folie, mais il montrait clairement que la catastrophe était possible et qu'elle approchait. Hélas, les démocraties ne faisaient rien, et je commençais à me demander pourquoi l'élite était si incapable. En 1937 toujours, mon père m'a permis de faire, durant l'été, un voyage en Hollande pour que je puisse participer, avec les scouts de France, au Jamboree; c'était un beau cadeau de sa part, car les frais de transports et de séjour étaient assez élevés. Je suis donc parti dans un train d'adolescents tous plus grands et forts que moi ; j'étais en effet petit de taille car ¡e n'ai grandi qu'à 18 ans, en Angleterre. Nous avons traversé la Belgique. En Hollande, l’accueil a été très chaleureux, dans ce camp enthousiaste où nous chantions autour de grands feux, rencontrant des garçons venus du monde entier et animés par un même idéal, ce que ¡e devais revivre plus tard à la France Libre. Baden-Powell y a refusé la participation des Jeunesses hitlériennes car elles étaient l'émanation d'un parti politique et dangereuses. A la fin de l'été 1938, il y a eu Munich. J'ai été, stupéfait. Je voyais, aux « Actualités Pathé », Chamberlain acclamé ; en France, je constatais que la plupart des gens disaient ouvertement leur soulagement. Je me sentais tout petit et faible, avec mes 15 ans, et, plus je me sentais faible, plus je me disais : « Il faut se défendre, ne pas se laisser écraser comme des rats. Il va y avoir la guerre : il faut se battre ! » Durant toute l’année scolaire 1938-1939, j'y ai pensé sans cesse, et j'ai eu l’impression que nos chefs, comme mes camarades de classe, ne voulaient pas voir la vérité, hormis trois ou quatre lycéens soit « Croix de feu » soit « communistes ». Lors de la rentrée scolaire 1939, les cours ont repris au Lycée de Tours ; la guerre était bien là, avec ses exercices de défense passive, avec les départs vers un front où l’on ne se battait pas encore. En mai 1940, la foudre est tombée. J'étais en classe de première et je devais passer la première partie du Baccalauréat. Les Allemands sont arrivés en Touraine le 12 ou le 13 juin ; le proviseur a fermé le Lycée, et, le 10, je suis allé à Airvault où mes parents avaient une maison à côté de celle de mon grand-père. Je me raccrochais encore à l'espoir qu'une résistance s'organiserait sur la Loire, car on disait que cela avait été le cas à Saumur. Soudain, mon existence a basculé. Le 17 juin 1940, à 12h30, je suis seul dans la maison familiale, mon père et ma mère étant restés à Tours, obéissant aux ordres officiels qui viennent d'interdire tout nouvel exode. J'écoute, à la T.S.F., le discours prononcé par Pétain, investi le matin même président du Conseil. Je suis stupéfait à chaque phrase... « Je fais don de ma personne » : pourquoi cette affirmation dénuée de sens sauf si on met sa vie en jeu ? Quand on est un chef et qu'on s'est trompé, on donne sa vie en se faisant tuer et non en acceptant que son peuple soit réduit en esclavage... Je me remémorerai cette phrase quand nos imbéciles d'amiraux, plus anti-anglais qu'anti-nazis, sans penser à la France, feront se saborder notre flotte à ; eux aussi feront « don de leur personne » en se gardant bien de « sauter » avec leurs bateaux ! « C'est le cœur serré que je demande l’arrêt des combats » : comment ? Sans négocier, alors que beaucoup de braves luttent toujours ! J'ai beau n'avoir que 17 ans, je suis bouleversé, mais, hélas, je ne suis pas au bout de mes peines. « J'ai demandé au chancelier Hitler de traiter dans l’honneur, entre soldats » : comment oser parler « d'honneur entre soldats » avec un caporal, certes génial dans la cruauté, mais voyou sanguinaire qui a emprisonné, torturé, fait mourir des milliers d'opposants allemands ? Sa manière est connue. Elu régulièrement, il a nommé, dans la semaine même de son accession à la tête de l’Allemagne, un « gauleiter » par province avec tout pouvoir de gracier ; très vite, la Gestapo a cassé, par plaisir, tout jugement légal, puis a menacé policiers et juges, qui, en quelques semaines, se sont soumis ou ont disparu... Comment oser parler d'honneur avec un dément qui met à feu et à sang l'Europe depuis la Pologne jusqu'à Tours ? Pétain n'est plus qu'un pauvre vieillard : soit il n'a plus sa raison, soit il est devenu fasciste ; auparavant, il a mal préparé notre armée afin qu'elle soit vaincue et que nous soyons livrés au peuple seigneur qui prétend dominer l'Europe... Je suis abasourdi et malheureux. Mon unique consolation est d'être seul ; j'ai toujours aimé la forêt, les beaux sous-bois, silencieux de paroles mais bruissants de vie ; pendant des heures, durant trois jours, je vais me réfugier dans la forêt voisine. Les échos que je reçois du village sont trop tristes : je suis affligé d'être seul à penser à me battre. Le 20 juin, tandis que le soir tombe, j’écoute à nouveau la radio et j’entends l’extraordinaire discours du Premier Ministre anglais, , s’adressant en français au peuple de France : « Nous continuons la lutte… Nous nous battrons rue après rue, maison après maison, jusqu’au dernier souffle… Les démocraties vaincront et Hitler sera pendu… ». Je pense immédiatement que je dois partie en Angleterre pour qu’on m’y prête une arme, mais je sais que mon père déteste les Anglais depuis Jeanne d'Arc, Waterloo, Fachoda. Je comprends ses sentiments, pourtant quel autre choix ai-je, alors que les Russes se sont alliés aux Allemands, que les Américains ne bougent pas, et que l’Allemagne nazie vient de nous submerger en attendant de nous détruire ? Dans ces circonstances, les Anglais m'apparaissent comme nos seuls alliés effectifs. Mais m'accepteront-ils dans leur armée alors que nous venons de renier notre parole ? Je n'hésite pas car ils sont ma seule chance d'être un homme « propre ». Il est 21h ; depuis trois jours je n'ai pas vu ma sœur, et je vais chez elle. « Je vais partir en Angleterre demain matin. Peux-tu me prêter 100 francs car je n'ai rien ? Surtout, ne dis rien aux parents pendant une semaine et parle leur seulement si je ne suis pas revenu dans 8 jours ; explique-leur bien pourquoi je suis parti ». Ma sœur me voit si décidé qu'elle n'essaie même pas de me retenir; elle me prête gentiment l’argent que je lui demande et que je ne changerai que lors de mon arrivée en Angleterre. Le 21 juin, à 6 heures du matin, je pars donc, sur le vélo « confort » équipé de pneus « ballons » qui m'a été offert par mon père. Il fait très beau. Malgré une crevaison, vite réparée, je pédale toute la journée, sous le soleil. A 9 heures du soir, j'arrive à La Rochelle, d'où je pense m'embarquer, mais qui est déjà occupée par les Allemands. A l’entrée du port, une automitrailleuse et quatre ou cinq soldats allemands, assez calmes, barrent la voie. Je m'avance, mais les cris qui me sont lancés me convainquent de ne pas insister. Je fais le tour par une autre rue et me glisse jusqu'au port. Des bateaux de pêche sont amarrés ; je m'approche, demandant si l’un d'entre eux part en Angleterre. On me répond par la négative, on me rit au nez. J'obtiens cependant une première réponse positive : « Nous partons à minuit pour le Canada, car l’Angleterre va être envahie ». Puis une seconde : « A 1 heure, nous partons en Angleterre, mais nous ne pouvons pas nous encombrer de ton vélo ; essaie de le vendre sur le port ! » Je réponds : « D'accord, à 1 heure ; je vais vendre mon vélo ». Je parcours les bars du port. Les gens boivent, plaisantent, rassurés par la signature de l’armistice. Personne ne veut de mon vélo : « Tu es un gamin ; qu'est-ce que tu veux aller faire en Angleterre ? La guerre est finie : retourne chez toi ! » Ou bien : « Ce vélo, tu l’as volé ; on n'en veut pas ! ». Les heures passent et je n'arrive à rien. A minuit, découragé, je retourne voir mes marins : « Je n'ai pas pu vendre mon vélo i puis-je le prendre avec moi ? - D'accord, monte ! » Le bateau sur lequel je suis embarqué est un petit thonier de huit à dix mètres avec moteur et voile, conduit par des marins polonais qui ont fui Dantzig, à la fin de l'été 1939, et qui ne veulent pas tomber aux mains des Allemands ; ils ont donc décidé, dans un premier temps, de partir en Angleterre (par la suite, craignant un débarquement allemand en Grande-Bretagne, ils repartiront vers le Canada et couleront lors de la traversée). Pour l'heure, le bateau lève l’ancre ; c'est la première fois que je vois la mer, elle est très calme et je n’ai pas du tout peur, d'autant que le temps est beau. Je ne commence de n'être préoccupé qu'au bout de trois ou quatre jours. Nous avons en effet d'abord navigué à moteur, puis, faute de carburant, il a fallu utiliser les voiles ; à l'évidence, les marins polonais, habitués à la Baltique, se sentent peu à l’aise en haute mer. Ils ont beau me dire de ne pas m'inquiéter, je suis de moins en moins rassuré. La nourriture manque et nous ne mangeons plus que des oranges. Le 6ème jour, je repère, sur la droite, une côte rocheuse : « C'est peut-être la Bretagne », disent-ils. J'ai le sentiment qu'ils ne se rendent pas bien compte de la gravité de la situation. En moi-même, je pense que si les côtes que nous voyons sont celles de la Bretagne, il nous sera difficile d'expliquer aux Allemands que nous revenons de cinq jours de pêche. Heureusement, très tôt, une vedette du contrôle côtier anglais s'approche pour nous inspecter et nous conduit à Barry, petit port proche de Cardiff. Quelle chance que la côte rocheuse ait été celle de Cornouaille : si nous ne l’avions pas aperçue, nous serions allés en direction du Groenland or je n'ai qu'un chandail et mon vélo ! Des policiers anglais viennent nous accueillir; ils conduisent les marins polonais à la capitainerie du port, et moi au poste de police. Je demande, par geste, au policier, l’autorisation de garder avec moi mon vélo ; avec beaucoup de difficulté, il accepte. J'attends des heures, seul avec mon vélo, dans une petite pièce. Il faut dire que ce poste de police est submergé par la présence de nombreux étrangers De toutes nationalités, venant principalement de bateaux de la Marine marchande. Le soir, un policier vient me chercher pour m'emmener en train, mais il refuse que je prenne mon vélo avec moi et ne veut pas davantage me donner un reçu attestant que je le laisse sur place. Je comprends bien qu'un vélo nous gênera dans l’immédiat, mais j'ai besoin d'un reçu pour pouvoir me renseigner, ensuite, sur ce qu'il est advenu de mon précieux bien. Va-t-il être réquisitionné ? (Je n'aurai pas de chance avec mon vélo : dès le lendemain de la Victoire, j'écrirai au roi pour que me soit rendu mon vélo ; conscient de l’importance de l’effort de guerre accompli par le peuple anglais, je ne demanderai pas que mon vélo me soit rendu dans l'état où il était en juin 1940 ; la correspondance durera des années ; un jour, un service administratif anglais me suggèrera que pour mener à bien ma requête, je dois prendre un avocat; j'abandonnerai alors mes démarches...). Donc, le soir, nous partons en train, le policier et moi ; nous sommes seuls dans le compartiment; les vitres sont noircies pour le camouflage. Nous voyageons toute la nuit. Le matin, le policier me confie à ses collègues d'un centre de détention, en réalité une école aménagée pour le contrôle des étrangers arrivés en Grande- Bretagne ; ce n'est qu'à ma libération que j'apprendrai que je suis dans la banlieue de Londres. Pendant trois ou quatre jours, des policiers m'interrogent en français, car je ne parle pas du tout anglais, ayant seulement étudié l’allemand au lycée de Tours ; ils examinent ma carte de lycéen puisque je n'ai pas de carte d'identité, et me donnent deux repas quotidiens. Assez rapidement, Et j’en suis étonné, les policiers ont dû recevoir une réponse des services secrets britanniques en France : le jeune Henri Ecochard, né en 1923, élève au Lycée de Tours, est bien domicilié à Airvault d'où il s'est absenté depuis peu... Les policiers me déclarent que je suis libre et que je peux, si je le souhaite, repartir en France, avec les quelque 100.000 Français réfugiés en Angleterre mais qui s'apprêtent à retourner chez eux, en vertu de l’accord qui a été conclu entre le gouvernement anglais et celui de Vichy. Bien entendu, je refuse d’être rapatrié et demande à être engagé dans l’Armée britannique. Je suis alors conduit à un poste de police où un sergent anglais me dit : « Pourquoi voulez-vous entrer dans l’armée britannique alors qu'un général français organise ici même une force française de combat ? » Je suis soulagé : je ne serai pas soldat anglais, et mon père ne sera pas irrité contre moi ; je suis en Angleterre, et je vais pouvoir rejoindre une force armée française... Le sergent me remet, soigneusement rédigée sur un papier, l’adresse de l'Olympia Hall : je m'y rends à pied, demandant mon chemin en montrant aux passants mon petit papier. Vers le 4 juillet, j'arrive à l'Olympia Hall, dans l’après-midi, et, immédiatement, j'ai chaud au cœur, pour la première fois depuis que j'ai quitté Airvault, voici deux semaines. Dans un immense hangar dont les trois niveaux communiquent par des plans inclinés, je retrouve un millier de jeunes gens. Une ambiance extraordinaire règne : on chante, on parle, les gradés sont peu nombreux et presque aussi jeunes que nous. Au rez-de-chaussée, 500 hommes de la Légion Etrangère ; au l" étage, l'Infanterie et l’Aviation ; au 2", la Marine. Je me rends au premier étage où mes camarades et moi sommes encadrés par quelques officiers volontaires revenus de Norvège. Me voici donc installé à I'Olympia Hall, nourri de portions militaires anglaises, dormant sur une paillasse, aux côtés de garçons semblables à moi ; nous vivons dans un agréable désordre, allant, venant, attendant surtout. Le 5 juillet, nous voyons arriver un général, immense, qui regarde tout du haut de sa tête élevée: « Messieurs, vous êtes venus ici ; vous n'avez fait que votre devoir, mais vous avez bien choisi : la guerre est gagnée. Vous allez beaucoup voyager. Au revoir, messieurs » Nous sommes stupéfaits et, quand le Général de Gaulle sort, nous nous demandons s'il a voulu nous rassurer par son propos ou s'il pense effectivement ce qu'il vient de nous dire. Un sergent établit une liste, et je m'approche de lui ; il examine ma carte de lycéen et me dit : « Vous avez 17 ans ; vous êtes trop jeune pour signer un engagement. On va vous mettre dans une Ecole de Cadets où vous ferez des études jusqu'à ce que vous ayez atteint vos 18 ans. Prenez votre paillasse, et installez-vous dans cet autre secteur ». Je m'exécute et m'installe là où on me l’a indiqué; à cet emplacement précisément, un autre sergent rédige lui aussi une liste. Je n'hésite pas : je prends ma carte de lycéen et transforme en 2 le dernier chiffre de ma date de naissance, non, d'ailleurs, sans avoir fait une énorme tache d'encre. Je présente ma carte au sous-officier : « Qu'est-ce que c'est que ce chiffre, sous cette tache ? » me dit-il. Je réponds sans sourciller : << Vous voyez bien : c'est 1922 ! » « Ah bon ! Vous pouvez vous engager... » Durant deux journées, je passe différentes visites de sélection, et je signe un premier engagement ; en réalité, l’engagement officiel de volontaire de la France Libre sera seulement signé le 13 septembre avec effet au 1er juillet 1940. Le 7 ou 8 juillet, nous partons pour Aldershot, un camp militaire que les Canadiens ont jusqu'alors utilisé. Une nouvelle sélection est faite, et je suis installé dans un baraquement, avec une trentaine de volontaires pour l’aviation. Hélas, deux jours après, arrive un lieutenant français qui nous dit : « Le général de Gaulle n'a pas d'argent pour financer votre formation. Quant aux Anglais, ils ne recrutent que des pilotes confirmés et anglophones. Le général de Gaulle vous demande donc de vous engager dans l'Infanterie ». Nous comprenons qu'il est inutile d'insister ; je ne suis d'ailleurs même pas déçu car mon instinct d'adaptation et ma volonté de combattre sont très forts. Il y a, en effet, en nous tous, la même aspiration : nous battre jusqu'à la mort contre les Allemands qui ont envahi notre pays ; nous faire tuer proprement mais auparavant tuer le maximum d'ennemis ; ne pas accepter d'être écrasés sans nous battre. Cette volonté de ne pas céder nourrit les liens personnels qui se créent très vite. Je suis dans la même chambrée que Michel Carage qui prépare l'E.S.S.E.C. et que Jacques Bourdis qui prépare Saint-Cyr. Il y a aussi Daniel Cordier, tellement courtois, sensible, spirituel et qui partage généreusement avec autrui ses ressources financières ; il est bien, déjà, l'être cultivé et artiste qui deviendra l'homme de confiance de Jean Moulin, puis le collectionneur d'art contemporain et enfin l’historien de la Résistance et l'écrivain… Je suis également avec Yves Guéna qui prépare I'E.N.S., et chez qui les qualités intellectuelles remarquables n'altèrent en rien la simplicité mais donnent une assurance sympathique et agréable. Pourquoi, d’ailleurs, suis-je le seul lycéen dans cette chambre d’étudiants ? Je ne l’ai jamais su. Nous portons des battle-dress anglais auxquels sont cousus des écussons « France », et nous arborons fièrement le béret des Chasseurs Alpins. En deux ou trois jours, nous apprenons à marcher au pas, à nous mettre au garde-à-vous, respecter les distances, manier le fusil. Au matin du 14 juillet 1940, notre 1er Bataillon de chasseurs Alpins part en train pour Londres, fin prêt pour la première cérémonie de la France Libre. Sous les applaudissements de la population londonienne, nous défilons, ainsi que la Légion étrangère et la Marine. Nous avions été inspectés, le 11 ou le 12 juillet, à Alderchot, par le général de Gaulle, accompagné par le roi Georges VI, et nous retrouvons notre chef le t4 juillet : il est plus loin de nous, mais il nous donne la même impression de dignité, de force, ce mélange de hauteur et de simplicité. Après la cérémonie, nous parcourons Londres puis regagnons Aldershot où nous restons jusqu'en fin août, occupés par diverses manœuvres et par la constitution des bataillons, en réalité par la préparation de l’expédition de Dakar. En effet, au mois de septembre, la moitié d'entre nous part pour Dakar ; en ce qui me concerne, je pars pour Camberley, mais ce que j'entends dire alors de l’affrontement de Dakar ne m’affecte pas, et les Vichystes - là comme plus tard en Syrie ou en Afrique du Nord – m’apparaissent seuls responsables des pertes humaines, par leur aveuglement et leur cynisme. Dans le Surrey, à Camberley plus précisément, à partir de septembre 1940, nous faisons des exercices d'infanterie, de façon intensive : marches, assauts nocturnes, essais de matériels. Nous nous préparons, tout comme nos collègues britanniques, à lutter contre les parachutistes que l’Allemagne larguera sur l’Angleterre avant le débarquement de l’armée allemande. Nous apprenons à tirer sur des mannequins accrochés à des arbres ; on nous recommande de ne pas gaspiller les munitions et d'attaquer les parachutistes allemands soit à l’arme automatique juste avant qu'ils ne touchent le soi, soit au poignard ou à la baïonnette quand, arrivés à terre, ils se détacheront de leurs parachutes. Les Anglais, eux, s'attendent en effet à une lutte à mort, D'un côté, donc, l’industrie accomplit un effort- considérable pour construire les Spitfire qui permettront de protéger l’espace aérien anglais puis d'affaiblir l’aviation allemande ; d'un autre côté la défense terrestre se prépare, par exemple en enlevant tous les poteaux indicateurs et en prévoyant le versement de fuel enflammé dans les ports anglais lors de l’arrivée de la flotte allemande ; enfin la marine achemine, aux prix de sacrifices humains incessants, les armements venus des U.S.A., le ravitaillement fourni par l’Empire et le pétrole, désormais nerf de la guerre. Le peuple britannique lui, que ce soit celui des villes ou celui des campagnes, est uni dans une même tension patriotique, et le gouvernement prévoit, en cas d'invasion totale du territoire, de se replier au Canada afin d’y poursuivre le combat, adossé à l’Empire. Cependant les mieux informés d’entre nous savent aussi, hélas, qu'une fraction, certes minoritaire, de l’aristocratie et de la bourgeoisie anglaises, par goût pour les régimes autoritaires, a suivi, avec une sympathie certaine, l’ascension de Mussolini, celle de Hitler puis celle de Franco ; en Angleterre, Winston Churchill a dû faire interdire un parti pro-allemand, car quelques aventuriers seraient prêts, en cas de défaite face à l’Allemagne, à constituer un gouvernement semblable à celui qui vient de s’installer à Vichy. C'est donc animés par la volonté de combattre jusqu'à notre propre mort ou jusqu’à l'écrasement de l’ennemi que nous nous entraînons à Cumberley, durant l’automne 1940. En début décembre, de Gaulle rentre d’Afrique et vient inspecter notre Bataillon de Chasseurs composé de 500 volontaires bien préparés et que notre commandant Paul Hucher (Chasseur Alpin revenant de Norvège) veut tout bonnement emmener au combat… Or, comme le « grand Charles » a un besoin colossal de cadres et de spécialistes pour former les Forces Françaises Libres, le 15 décembre 1940, il dissout le Bataillon et ordonne la formation d'officiers, de sous-officiers et spécialistes. Il revient d'ailleurs réveillonner avec nous le soir de Noël 1940. En tout cas, tous mes camarades de chambrée deviennent élèves officiers. Moi-même, je deviens spécialiste moto-auto-chenilles (petits chars revenant de Norvège). Les spécialistes moto sont au nombre de quarante environ, et ils sont logés dans deux chambrées voisines. Ce sont tous des Bretons, apprentis, ouvriers et artisans de premier ordre, principalement ceux qui viennent de l’Arsenal de Brest et qui ont été sélectionnés comme étant les plus qualifiés de la Bretagne entière. Ils m'adoptent ; je les ai connus déjà au sein du Bataillon, mais, ici, nous devenons amis pour toujours. Ils sont simples, vifs, et intelligents ; ils sont généreux et partagent tous les paquets qu'ils reçoivent. Ils m'apprennent le « coup de boule brestois » pour que je puisse me défendre dans les bars contre les « English ». Ma vie quotidienne est presque uniquement tournée vers le travail, car, pour un jeune combattant de la France Libre, il n'y a pas de différence entre jours ouvrables et jours fériés, sinon que, le dimanche matin, il assiste à la messe. Je réussis alors, grâce à la Croix- Rouge, à adresser à mes parents un premier message de vingt-cinq mots, signé d'un pseudonyme ; six mois plus tard, je recevrai de mon père une réponse qui me procurera une grande joie : « Suis fier de toi » Parfois, je vais au cinéma ou je consomme un fish and ships dans un pub… Londres et ses tentations sont trop onéreux pour moi : quand j'avais quitté, en juin 1940, la cellule familiale, je n'avais bien entendu pas de vie sentimentale,-et je n'en ai pas davantage aujourd'hui en Angleterre ; la sexualité du jeune homme que je suis est comme mise entre parenthèses, durant ces années d'intense entraînement. Mes seules « débauches » consistent en virées dans les bars de la ville la plus voisine de notre camp, et en match de foot ou de hockey avec les élèves officiers de la toute proche Ecole de Sanders, alors l'équivalent de notre Saint-Cyr. D'ailleurs ma solde ne me permet guère d'écarts : tout au plus m'offre-t-elle mon dentifrice, quelques chopes de bière et mon paquet de Craven A quotidien. En janvier et février 1941, nous commençons à trouver que l’attente du combat devient pesante : « On est venu ici pour se battre; qu'est-ce qu'on fait ? » Discrètement le B.C.R.A. de la France Libre et les Services spéciaux anglais viennent recruter parmi nous. C'est à ce moment que Daniel Cordier et plusieurs autres nous quittent, et, bien sûr, nous ne savons pas ce qu'ils deviennent. Lors de son départ, j'avoue à Daniel Cordier que je ne suis pas son exemple parce que je ne suis pas téméraire pour deux raisons : d'abord par esprit d'obéissance à mon père qui, un jour, nous avait dit, à mon frère et à moi, « Faites toujours votre devoir et soyez courageux mais jamais téméraire », et puis parce que, me connaissant, je sens bien qu'au combat je me conduirai correctement, estimant mes chances égales à celles de l’adversaire, tandis qu'agent clandestin il me serait difficile de surmonter ma peur, ayant besoin de ne pas être seul... Je reste donc avec les autres, les conducteurs de motos, et nous devenons 1ere classe, moniteurs, apprenant à conduire à tous les élèves officiers et sous-officiers ; en effet, comme la France Libre est une grande famille pauvre, le « grand Charles » préfère nommer provisoirement un 1ere classe « faisant fonction » de sergent plutôt que de le nommer directement sergent ! En début 1941, nous sommes d'ailleurs désignés pour partir tous en Afrique Equatoriale ; les 3/4 sont rapidement promus officiers et partent au Fezzan rejoindre Leclerc : ils seront l'âme des F.F.L. dans la 2ème D.B., ainsi que les 500 « chasseurs » qui seront dispersés et constitueront également l'âme des F.F.L. dans toutes les unités... Quelle joie pour moi, d'avoir, jeune, de tels camarades ! Quelle chance, aussi, d'avoir des chefs hors du commun, et Philippe Leclerc ! Quel malheur que la France n'ait de vrais chefs qu'exceptionnellement ! Le « grand Charles » aura une jolie phrase pour évoquer cette situation : « La Providence a créé la France pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires ».