Les secrets du sorcier © La Voix du Nord, 1994 Droits de traduction, reproduction et adaptation réservés pour tous pays. RENÉ DERUYK JEAN-YVES HERBEUVAL

LES SECRETS DU SORCIER JEAN STABLINSKI

Préface de Jean-Marie Leblanc

LA VOIX DU NORD

PRÉFACE

On ne renie jamais ses élans d'adolescence, pas plus qu'on oublie ses émotions et ses modèles. Le sport nordiste, dans les années soixante, c'était Michel Bernard disputant à Michel Jazy, avec fougue et panache, la suprématie sur le demi-fond, à l'époque où l'athlétisme français rayonnait encore ; c'était Jean Degros avec ses dribbles diaboliques et son coup d'œil infaillible, entraînant une bande de copains basketteurs vers les exploits ; c'était Jean Stablinski, baroudeur de la route, copain de mais qui se bâtissait tout seul un palmarès de champion cycliste à force de courage et d'habileté. Tous les trois vivaient dans un rayon de quinze kilomètres, dans ce Valenciennois laborieux où l'on a toujours apprécié la réussite quand elle a pour fondement le mérite. Je n'ai pas oublié le 1 500 mètres des Jeux olympiques de Rome en 1960, ni le titre de champion de France de l'A.S. Denain- Voltaire en 1965, et moins encore l'échappée finale en solitaire qui fit de Jean Stablinski un champion du monde, sur le circuit italien de Salo, en 1962. Trois grandes et belles circonstances de se sentir fier d'être Nordiste ! Vous avouerai-je pourtant que c'est le dernier exploit auquel je fus le plus sensible : diable ! moi aussi j'étais coureur cycliste. Jeune, modeste, mais coureur cycliste, et Jean Stablinski, sans peut-être le mesurer complètement, allait devenir, sinon une idole — il n'avait rien d'une « star », dans son comportement — en tout cas une formidable « locomotive » pour le cyclisme nordiste. Il allait susciter des vocations chez les jeunes, favoriser la naissance de critériums, enflammer ce qu'on n'appelait pas encore les médias, ouvrir des perspectives aux aspirants professionnels... Faste période ! Michel Bernard eut en son temps « son » livre. Jean Degros aussi, l'un et l'autre marqués du coin de l'amour de leur sport, de leur ténacité de champion et de leur enracinement de Nordiste. Pas Jean Stablinski, non moins passionné, non moins opiniâtre et non moins régionaliste, mais à qui on oublia de rendre le même hommage. Pourquoi ? Allez savoir... Le « père Stab », comme on l'appelait familièrement en fin de carrière, là où j'eus la fierté de le coudoyer un peu, n'a jamais eu d'ostensible inclination pour les honneurs et le vedettariat. Bien faire son métier, y réussir, si possible, a toujours semblé suffire à son bonheur. Et voici que, trente ans plus tard, une sorte d'injustice est réparée. Par la grâce de deux... Nordistes, bien entendu, que la passion du cyclisme rapproche et que l'admiration qu'ils vouent à Jean Stablinski, de longue date, a fini par entraîner. L'un s'appelle Jean-Yves Herbeuval, c'est un universitaire de formation, passionné de cyclisme, et l'autre a pour nom René Deruyk et il vient du journalisme sportif. Le premier permettra que j'évoque davantage la démarche de ce bon vieux compagnon de route qu'a été pour moi René Deruyk, que je connais de longue date puisque, après avoir couvert pour « La Voix du Nord » mon brin de carrière cycliste, il initia mes premiers pas dans le journalisme et m'inculqua le goût de la langue française. Je lui dois une partie de mon chemin tout comme il doit à Jean Stablinski quelques grands moments de sa carrière de reporter. J'aime à reprendre souvent la phrase de l'écrivain Henri Béraud qui disait que « c'est un véritable marchepied vers la connaissance que la fréquentation d'un camarade plus âgé » et j'eus cette chance avec René Deruyk. Lui et Jean Stablinski étaient contemporains, d'où cette connivence, cette confiance qui habita leurs relations lorsque les performances de l'un enchantaient les comptes rendus de l'autre. Ah ! comme les jeunes journalistes français d'aujourd'hui aimeraient être inspirés par les faits d'armes d'un Stablinski. De ce livre, écrit comme un concerto pour quatre mains pour pianiste, ou à la manière d'un Trophée Baracchi pour les coureurs — un relais sur les résultats sportifs et sur l'histoire du cyclisme par Herbeuval, un relais sur le déroule- ment de carrière par Deruyk — on retient la chaleur commune des deux auteurs pour leur personnage, nullement altérée par les ans. Ses résultats ? Il se vérifie dans ces pages ce que j'avais un jour ressenti lorsque, ayant gagné le modeste Grand Prix de La Couronne, au fin fond des Charentes, j'avais découvert que Stablinski avait gagné aussi, comme il gagna encore à Denain, à Orchies, à Isbergues, en Haute-Loire, aux Boucles roquevairoises... une ribambelle de courses françaises de notoriété moyenne, qui vint enjoliver un palmarès internatio- nal déjà remarquable : il n'était pas pour lui de petite victoire, ni de public secondaire. Sa carrière ? De champion cycliste, de directeur sportif, de commerçant en cycles, elle constitue la trame d'une vie, indissolublement liée au vélo. Et cette vie-là, René Deruyk la connaît bien pour l'avoir en partie partagée. Il nous en restitue le cours avec les deux qualités qui caractérisent son approche des hommes et des événements. D'abord le souci de l'exactitude et le choix quasi maniaque du mot juste pour les décrire, voilà pour la forme. Ensuite, pour le fond, et c'est surprenant pour un auteur qui cultive la pudeur et le détachement comme des vertus rares, une espèce de tendresse complice à l'égard de son personnage, comme s'il en partageait les raisonnements et les convictions. Il est vrai que Jean Stablinski, qui nous honore depuis plusieurs années de sa collaboration sur le , présence enjouée, dévouée, débonnaire, et tant appréciée de nos invités qu'il véhicule, qu'il instruit, qu'il cajole, ce bon Jean est un homme sociable en vérité resté trop longtemps méconnu. Et c'est vrai qu'après avoir lu ce livre, on l'apprécie encore davantage. Il était temps de nous le révéler, à l'occasion du départ du Tour de France 1994 à Lille où, promis, au milieu de la famille du vélo qui est la sienne, on se fera l'une de ces bonnes fêtes conviviales que les Nordistes apprécient tant. Oui, c'est cela, Jean Stablinski est un gars populaire. Tout simplement parce qu'il aime les gens... Jean-Marie Leblanc Directeur du Tour de France.

CHAPITRE 1

LA JEUNESSE, L'APPRENTISSAGE

Dans les balbutiements du XX siècle, la vie était toujours difficile pour les gens du peuple qui, en dépit des progrès réalisés, ne bénéficiaient pas encore vraiment des fruits de l'explosion industrielle. Les pays de pointe, en termes d'industrialisation, étaient, en gros, en Europe, la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne, qui, à défaut d'offrir la félicité à leurs ressortissants, leur proposaient du travail. La Pologne, qui avait connu tant d'avatars et en connaîtra d'autres, était essentiellement agricole. Les mines, un de ses fleurons, étaient encore dans les langes et ne pouvaient assurer le pain quotidien qu'à un million de personnes, alors que cinq millions de postulants se pressaient à leurs portes. Martin Stablewski et son épouse louaient leurs bras dans les fermes — l'immense domaine agricole était entre les mains de quelques grands propriétaires —, comme l'avaient fait, avant eux, leurs parents respectifs. Ils avaient trois enfants. Dans ces temps reculés, malgré la pauvreté, on ne rechignait pas à agrandir la famille, peut-être parce que l'on ignorait les moyens de parer à l'enfantement, mais aussi et surtout, parce que les mœurs de l'époque le voulaient, dans ce pays fort catholique, au surplus. Le siècle progressait, mais la condition des prolétaires, en Europe centrale et orientale plus qu'ailleurs, ne s'améliorait pas. Le travail manquait toujours cruellement. Beaucoup de Polonais, las de cette vie de misère, s'expatriaient : ils élisaient, pour la plupart, à l'instar des Italiens et des Belges, la France, considérée comme un Eldorado. La vérité était bien différente, mais le travail ne faisait pas défaut aux gens courageux. En 1924, Martin Stablewski céda aux sirènes et vint se fixer dans le nord de notre pays. Méfiant, quand même, il s'était gardé d'aventurer sa famille, demeurée au pays, en attendant de savoir si la situation était telle qu'on la décrivait. Lorsqu'il jugea que Dieu lui offrait une vie plus décente, en France, il fit venir les siens, la famille s'étant agrandie, entre-temps, d'un petit Léon, toujours en cette année 1924. A l'encontre de la majorité de ses compatriotes, vraisembla- blement en fonction de la conjoncture, il n'entra pas à la mine : il obtint un emploi dans une zinguerie, la "Franco- Belge", située sur le territoire de Mortagne-du-Nord. Rapide- ment, la firme, satisfaite de ses services, lui octroya, comme l'avait instauré la coutume — on appelle cela, de nos jours, avec mépris, le paternalisme — une maison dans la cité du Maroc, à Thun-les-Saint-Amand. Dans ce ménage sans histoire, qui ne roulait pas sur l'or, tout en vivant convenablement — tout est relatif, évidemment, et le jugement porté s'inscrit dans une époque déterminée —, naquit, en 1926, un garçon, que l'on prénomma Edouard. Hélas ! Le malheur, sans crier gare, s'abattit sur cette coura- geuse famille : la mère décéda, en couches. Martin, qui avait fait, en 1924, un déplacement éclair, dans son pays, afin de régler, sans doute, les dernières modalités de son installation en France, avait fait la connaissance, lors d'une visite chez des amis, de Pélagie Laskowska, une jeune fille travaillant, elle aussi, dans les fermes, mais se transformant en couturière, à ses heures. Martin demanda la main de Pélagie, au terme d'échanges épistolaires, qui s'étendirent sur deux ans. Cette sainte femme, née avec le siècle, de trois ans plus jeune que l'homme dont elle allait partager la vie, accepta, en 1928, de rejoindre Martin en France, de l'épouser et de prendre en charge les cinq enfants : Catherine, neuf ans, aujourd'hui décédée, Wacek, huit ans, Brunia, cinq ans, Léon, quatre ans, Edouard, deux ans. Joie et deuil Le 21 mai 1932, un garçon, que l'on prénomma Jean, vint grossir le cercle familial. Le bonheur est souvent bien fragile, soumis aux caprices du destin. Les Stablewski, comme beaucoup d'habitants du Nord fuyant l'avance foudroyante des armées allemandes aux approches de l'été de 1940, quittèrent leur maison de la cité du Maroc, pour "évacuer", selon le terme jadis employé. Ils n'allèrent pas loin, à Ham, en Picardie, que les Allemands s'apprêtaient à investir. Jean se souvient : « Nous étions réfugiés dans la cave d'une ferme, où régnait un noir absolu. Brusquement, la porte s'ouvrit, nous éclaboussant de lumière. La première chose que je vis furent des bottes. Les soldats allemands s'amadouèrent, quand mes parents leur répondirent dans leur langue. Ils réclamèrent de l'eau. Méfiants, cependant, ils contraignirent mon père et ma mère à la goûter avant eux !... » Puis, ce fut le retour de ce fameux exode, qui tourna court, et le drame. La maison des Stablewski avait été endommagée par deux bombes : l'une, non éclatée, obstruait la porte du cabinet d'aisance et dut être maîtrisée par des artificiers ; l'autre avait fait des dégâts dans une chambre. Martin, en bon père de famille, s'inquiéta, immédiatement, de savoir s'il pourrait reprendre son emploi. Il enfourcha donc sa bicyclette, afin de se rendre à la zinguerie. Que se passa-il ? Dans quelle circonstance précise, Martin Stablewski rendit-il son âme à Dieu ? Il n'y eut pas de témoins dignes de foi. Les Allemands, qui entendaient traverser la Scarpe et n'avaient pas résolu le problème constitué par un pont coupé, manifestaient une nervosité certaine. Ils auraient arrêté Stablewski, afin qu'il leur indiquât le moyen de franchir le fleuve. Que répondit-il ? Le ton monta-t-il ? Une seule certitude : un camion passa, à deux reprises, sur le corps du pauvre homme. Les Stablewski n'avaient pas d'argent ; ils vivaient du maigre salaire du chef de famille, du produit d'un grand jardin, planté d'arbres fruitiers et de l'élevage de poules et canards. On démonta donc un billard, durement acquis, avant la guerre, avec les maigres économies, pour le tranformer en cercueil. Indomptable, animée d'un courage extraordinaire face à ce coup bas du destin, Pélagie Stablewski amena, elle- même,son mari. au cimetière, la caisse qui servait de dernier repos à Wacek et Léon furent "déplacés" à l'île de Guernesey. Pour avoir tenté, là-bas, de voler du fromage, dans un camion, Léon et son frère furent déportés. Le premier, à Auschwitz, le second, à Buchenwald, d'où ils échappèrent miraculeuse- ment à la mort. Wacek, libéré par les Soviétiques, s'était épris d'une jeune fille durant sa captivité ; il l'épousa et s'installa dans son pays d'origine Léon dut son salut aux Américains, et rentra en France. Quant à Edouard, le casse-cou de la famille, qui avait pris rapidement le parti de la Résistance — au cœur de la guerre, la famille découvrit un véritable arsenal, dissimulé dans le grenier —, il s'engagea, à la Libération, chez les Américains, puis dans l'armée polonaise de la résistance extérieure, dite Sanders, du nom de son général, avant de devenir parachutiste et de disparaître, en Indochine — sa dernière lettre fut datée de 1952. De ce frère, héros à sa manière, le benjamin de la famille a conservé un souvenir vivace et une indéniable admiration. La coutume, chez les Polonais, qu'ils fussent demeurés au pays, ou qu'ils l'eussent déserté, était, ordinairement, d'élever un cochon. Une entreprise malaisée à réaliser, sous l'occupation, mais moins compliquée à la campagne qu'en ville. La famille, en pleine nuit, était en train de le débiter, lorsque surgit Edouard, manifestement mal en point. Il portait deux balles dans le corps. L'une d'elle y resta à jamais, coincée dans la colonne vertébrale ; l'autre, il l'extirpa, lui-même, avec une paire de ciseaux. Il fallait qu'il fût extrêmement courageux pour se livrer, personnellement, à cette opération doulou- reuse. Progressivement, la famille se dispersa, les filles, qui travaillaient à la faïencerie de Saint-Amand, prirent époux. Jean demeura seul avec sa mère, qui continua à le former dignement, rigoureusement, à lui inculquer une sévère discipline de vie, éducation qui lui fut d'un grand secours, non seulement dans son existence quotidienne, mais aussi et surtout, dans le très dur métier qu'il embrassa. Comme de fort nombreux Polonais, les Stablewski étaient profondément 1. Jean ne le revit qu'en 1952, à l'occasion de la Course de la Paix. catholiques. « Nous ne prenions pas nos repas sans nous agenouiller et prier. Nous avions également un très grand respect envers nos parents et il ne nous serait pas venu à l'idée de nous opposer à eux, lorsque nous n'étions pas d'accord sur le sujet abordé », dit Jean Stablewski. Pélagie Stablewski et son fils passèrent le reste de la guerre sans être assaillis par les affres de la faim, dont beaucoup ne furent pas épargnés. « Nous habitions la campagne ; ma mère cousait pour les fermiers, se rendait à Maulde, à vélo, d'où elle ramenait du sel, qu'elle revendait, car il en manquait de ce côté de la frontière, et du pain banc, pour notre propre consommation, et subvenait, ainsi, à nos besoins, tandis que moi, je maraudais, pour l'ordinaire. Je n'ai jamais été malheureux », dit encore le futur coureur. Quand il évoque sa prime jeunesse, il affirme n'avoir jamais eu l'impression d'être exclu de la communauté française, bien que l'on se plaise, aujourd'hui, à répéter que les étrangers, à l'époque, furent plutôt maltraités : « On m'appe- lait, parfois, le Polak, mais ce terme n'entrait pas dans une forme de rejet. En revanche, j'étais peiné, quand un compagnon de jeu, privé d'arguments, lançait, en désespoir de cause : "Je vais le dire à mon père." Moi, je n'avais plus de père... » Edouard Klabinski, qui file, aujourd'hui, vers ses soixante-quatorze ans, arriva en France à l'âge de trois ans et demi. Il affirme, aussi, qu'il ne fut jamais victime d'une quelconque discrimination.

Entrer au collège... Jean Stablewski apprenait bien : premier à l'école, il l'était encore au catéchisme ; il brillait également en musique. Son rêve se cristallisait sur son entrée au collège de Saint-Amand. Le destin déjoua ses desseins. Il résidait toujours dans la maison de la cité du Maroc, possession, rappelons-le, de la zinguerie. Cette dernière, eu égard aux bons et loyaux services de Martin Stablewski, de sa dramatique mort, avait laissé la jouissance de la maison à sa veuve. La direction estima, sans doute, qu'elle avait largement assumé son devoir et lui mit en main un marché, somme toute raisonnable : Ou le fils acceptait d'entrer dans la firme, ou ils seraient contraints de vider les lieux. La mort dans l'âme, Jean Stablewski se rendit aux raisons développées par les dirigeants de l'usine, auxquelles, par la force des choses, souscrivait sa mère. Il fit donc ses premières armes à la zinguerie, et, bien vite, décrocha le poste de conducteur de locomotive. « A quinze ans et demi, relate-t-il avec fierté, j'accomplissais un travail que les hommes refusaient de faire. Je me pliais déjà à la lutte, avec les autres et avec moi. Je n'avais cependant pas de réels débouchés. J'étais ambitieux et je ne pouvais prétendre, là, qu'à un poste de contremaître, dans un avenir plus ou moins lointain. Je voulais plus. Je rêvais d'être artisan, de m'établir à mon compte ; quelquefois, mon esprit vagabondait dans un autre sens : j'envisageais de m'engager, avec, but suprême, l'espoir de conquérir les galons de sergent. » Ecolier, il parcourait quelque huit à dix kilomètres par jour, pour se rendre et revenir de l'établissement d'enseignement. « J'y ai acquis une certaine résistance et un goût non moins certain pour l'effort. » Garçon obéissant, le jeune Stablewski manifestait une certaine indépendance. Sans que sa mère l'y poussât, ni le dissuadât, il avait demandé la nationalité française, dès quatorze ans, effectuant, lui-même, toutes les démarches nécessaires. Enrôlé par l'harmonie de Lecelles, au sein de laquelle il jouait du piston, il allait à vélo, dans la petite ville voisine. Le vélo était, pour lui, un moyen de locomotion, sans plus. Il ralliait Lecelles en compagnie d'un copain, jeune coureur, licencié à la Pédale thunoise, qui se faisait un malin plaisir de le distancer. C'était le meilleur moyen de titiller son orgueil. Sa réaction d'amour-propre, son sens, déjà aiguisé, de la recherche, son esprit astucieux, cette confiance en lui éclatent dans la manière dont il va réagir: « Je ne comprenais pas pourquoi il allait plus vite que moi. J'ai commencé par ôter mon garde-boue : j'étais toujours lâché. Puis j'achetai un guidon de course : je perdais toujours le contact, mais moins rapidement, toutefois. Enfin, j'utilisai un pignon fixe, un gros braquet, et je tins tête à mon copain. C'est ainsi que je m'inscrivis au club de Thun. » La mère n'était pas hostile à ce qu'il fit du sport. Curieuse- ment, néanmoins, elle ne voulait pas qu'il possédât un vélo de course, pour des raisons obscures, jamais véritablement exprimées. Avec la complicité d'Emile Renard, cheville ouvrière de la Pédale thunoise avec Norbert Kastelot, il acheta un vélo de course chez le réputé coureur de Solesmes, Eloi Van Tighem, qui tenait commerce de cycles. Jean se souvient : « Je suis parti le chercher à vélo, avec trois copains, à Solesmes donc, distante de cinquante kilomètres. Lors du retour, nous nous relayions pour le porter. Nous sommes rentrés alors que la nuit était tombée, et nous avons écopé d'un procès-verbal, pour défaut de lumière. » Cette bicyclette, le fils Stablewski l'avait achetée — nous étions en 1947 — 42 000 f 1 somme qu'il possédait intégrale- ment. Les samedis et dimanches, il jouait dans les bals, où il avait troqué son piston pour un accordéon, et se faisait, ainsi, une petite pelote. Il rappelle : «Je rendais, comme mes frères et sœurs, auparavant, l'intégralité des gains de mon travail régulier à ma mère. » C'était compter sans sa mère. Si elle n'aimait pas les vélos de course, elle en exécrait les guidons, sans qu'elle ait jamais pu expliquer cette position bizarre, qui était en elle-même. Elle s'en prit donc à ce fameux guidon, et le brisa. Le futur coureur encaissa mal le coup, sans oser s'insurger ouvertement : son habitude d'obéir inconditionnellement joua encore. En guise de protestation, il se saoula copieuse- ment et entreprit de fumer. Procédés qui rendirent sa mère furieuse. On discuta. Sans se permettre d'affronter Pélagie, le bon fils entreprit, dans les formes, de lui mettre le marché en main : ou ce serait le vélo, ou il ferait comme certains copains... Le coup de semonce porta ses fruits : Pélagie était une personne de bon sens, peut-être aussi sentit-elle, instinctivement, que Jean avait choisi un chemin dont il refuserait de s'écarter, toujours est-il qu'elle opta pour la compétition cycliste. Jean Stablewski, qui portait grande admiration à la vedette locale, Hilario Massera, effectua ses débuts avec Abel Renard, fils du président du club, Marcel Midavaine et Maurice Matez, dont la notoriété ne franchit jamais les limites de la proche 1. Ce que l'on appela les nouveaux francs entrèrent en vigueur le 1 janvier 1960. Jusque-là, donc, nous nous exprimerons en anciens francs. région. En 1947, il remporta sa première course, à Gaurain- Ramecroix, dans le Hainaut. En 1948, son palmarès s'enrichit de trois succès, de six, en 1949 et de quatorze, en 1950. Il courait souvent en Belgique, poussé par une pratique alléchante, et par une incomparable diversité d'adversaires. En effet, prix et primes étaient payés sur le champ, la course achevée, et les épreuves étaient ouvertes à tout le monde, licenciés ou pas, et l'on coudoyait, parfois, d'anciens profes- sionnels. Les supporters venaient en masse, à bicyclette, bien sûr : c'était la fête. «Au surplus, assure Jean Stablewski, j'y ai appris beaucoup de choses : on sautait des trottoirs sur les pavés et vice-versa, nous n'avions pas de dérailleur. Ça nous aguerrissait. »

Jamais roulé deux fois... Il nous faut, ici, mettre à mal une légende solidement ancrée, propagée par un journaliste, qui, vraisemblablement mal renseigné, eut une interprétation originale d'un fait. Une des caractéristiques de Jean Stablewski est d'éviter de polémiquer ou de rétablir un dire ou un écrit entré dans le domaine public. Il ne jugea jamais utile de rectifier cette fable, somme toute amusante, et qui l'enveloppa d'une certaine auréole. Il écrivit que Stablewski avait appris son métier en Belgique, où l'on s'exerçait à slalomer à travers une rangée de tonneaux, un exercice qui lui conféra une fort grande virtuosité. La vérité, la voici : un Belge du nom de Derinsson écumait les courses Outre-Quiévrain. Un jour, à Erre, Stablewski se retrouva en la seule compagnie dudit Derinsson, dans l'ultime tour. Arriva, à moto, le frère de son adversaire ; ce dernier prit le sillage de l'engin. Stablewski se retrouva Gros-Jean comme devant. Que faire ? Aucun témoin n'avait assisté à la tricherie : tout le monde avait gagné la ligne d'arrivée. Là, sourd, déjà, le côté pragmatique du futur champion du monde : pas de criaillerie, d'invective, de réclamation. A quoi bon : sa parole contre celle du coureur du cru : il n'avait aucune chance d'être entendu ; il se contenta d'enregistrer. Une ligne de conduite qu'il observa durant toute sa carrière. Les journalistes purent écrire les pires âneries sur lui ; certains, dans des circonstances précises, le prirent violemment à partie, notamment sur des allégations de rivaux ; il ne réagit pas. Quelque temps plus tard, à Pommereuil, toujours au-delà de la frontière, Stablewski était échappé avec le seul Derinsson. Le scénario d'Erre fut réédité : le frère surgit à moto, et Stablewski fut encore distancé. Dans cette course — et la confusion vient de là —, à un moment, les coureurs passaient derrière un tonneau, pour reprendre la route empruntée précédemment. Le Nordiste, qui, sans doute, avait déjà envisagé l'hypothèse d'être confronté au même problème qu'à Erre, effectua, alors, son demi-tour, bien avant d'atteindre le fameux tonneau, s'installa en tête et gagna sans coup férir. Les vociférations de Derinsson, voleur volé, n'y firent rien. Sa réclamation, faute de témoin, ne fut pas acceptée. « On ne me roule jamais deux fois de la même manière », telle fut la devise de Stablewski. C'est de cette époque que date l'une de ses mésaventures qui le font encore rire. A Rongy, toujours en Belgique, il avait percé un boyau à deux reprises et, avec un adversaire logé à la même enseigne, il s'était caché dans un champ de blé, pour reprendre le peloton, le tour suivant, un peloton qui n'apparut jamais : les six derniers tours n'empruntaient plus le même itinéraire. « Un jour, raconte Edouard Klabinski, le premier vainqueur du "Dauphiné libéré", j'étais allé voir courir mon jeune frère, Bruno, du côté d'Escaudain. Un même routier passa cinq fois en tête sur la ligne d'arrivée. Je me suis dit que ce gars-là avait de la suite dans les idées. Il s'appelait, à l'époque, Jean Stablewski ou déjà Stablinski, je ne sais plus au juste. J'ai donc suivi son évolution; j'ai constaté ses progrès, tout en remarquant que son efficacité régressait au-delà de quatre- vingts kilomètres. Puis je le vis progresser et accroître sa résistance. J'ai compris qu'il ferait carrière, et je l'ai trouvé maintes fois sur mon chemin, plus tard. Je crois, d'ailleurs, qu'il a beaucoup appris au contact de César et au mien » Julien Schramm, qui devint son soigneur attitré, m'a dit un jour, que ces fléchissements étaient dus à un manque de 1. R.D. véritable préparation. César Marcelak, l'ancien champion de France, qui porte, allégrement, ses quatre-vingt-un ans, et fait toujours du vélo, se rappelle : « Un jour, Edouard Klabinski m'avait prévenu : "César, j'ai vu un jeune qui semble très prometteur, un nommé Stablinski. Il faudra bientôt l'avoir à l'œil". Je me suis, alors, intéressé au cas de ce garçon. Je l'ai vu grandir et se métamorphoser en un coureur de talent, qui nous donna, bientôt, du fil à retordre. De là à penser qu'il ferait une carrière aussi extraordinaire, il y avait une marge que je n'aurais pas osé franchir. A l'époque, d'ailleurs, ils étaient trois Nordistes fort prometteurs, qui ont plus ou moins tenu leurs promesses : Pierre Everaert, Gilbert Scodeller et donc Jean Stablinski. » Il aurait pu ajouter Albert Platel, pétri de classe, mais au dilettantisme dévastateur.

Stablewski devint Stablinski Ce fut dans ces années-là, lorsque son nom apparut régulièrement dans les comptes rendus et les classements des courses cyclistes, que son patronyme fut transformé en Stablinski. L'intéressé ne se souvient plus en quelle circonstance précise, peut-être, au début, crut-il à une "coquille" de linotypiste. « En vérité, dit-il, l'erreur est venue d'un journaliste, je ne sais pas lequel, au reste, qui m'a appelé Stablinski, par assimilation, certainement, avec Klabinski. » Aujourd'hui, ses papiers officiels portent : Jean Stablewski dit Stablinski. Il a, au demeurant, entrepris les démarches pour que Stablinski détrône définitivement Stablewski, « car, avoue- t-il, je me rends compte que cela pose problème. » Ultime remarque, sur ce plan patronymique : durant longtemps, on orthographia, dans un même journal et sous une même signature, Stablinski ou Stablinsky Lorsque Stablinski — nous nous tiendrons, désormais, à ce nom — entra dans sa dix-neuvième année, il fut confronté à un choix : devenir coureur, métier pour lequel il semblait posséder d'indubitables aptitudes, ou musicien, branche où il était porteur d'incontestables virtualités. Il succomba aux charmes de la compétition cycliste. Cette compétition, dans sa forme la plus haute, requérait des voyages auxquels il rêvait. Cependant, il y avait sa mère qu'il chérissait. Elle prenait doucement de l'âge, n'avait plus que lui et, pour rien au monde, il n'eût accepté qu'elle demeurât seule.

Un homme profondément humain On touche, là, à une des qualités de Stablinski, sur laquelle on a rarement mis l'accent : sous une enveloppe de granit, se dissimule un sentimental. Emile Besson, qui, pour le compte du journal "L'Humanité", couvrit, durant de nombreu- ses années, les épreuves cyclistes, et assista à toute la carrière du Nordiste dit : « Convenir que ce fut un grand coureur, qu'il était doté d'une intelligence cycliste exceptionnelle, c'est enfoncer une porte ouverte. En revanche, on a peu parlé de son intelligence de cœur. C'est un être profondément humain, et je vous avoue que, pour ma part, je ne sais pas si j'admire plus le routier que l'homme. » Sentimental, homme de cœur, assurément, mais aussi, à sa manière, un homme, qui, sous une attitude indifférente, une espèce d'imperméabilité aux sentiments de révolte ou de reconnaissance, savait remercier. Lorsqu'un journaliste lui dédiait un bon "papier", il n'allait pas le voir pour lui formuler sa satisfaction. Il n'était pas — il n'est pas — un expansif ; sa pudeur l'en empêche. Cependant, il enregistre et dès que l'occasion se présente, il rend un plaisir, discrètement, à sa manière feutrée, à celui qui l'a louangé. A l'opposé, il n'a jamais incriminé publiquement un journaliste qui lui avait fait un mauvais article, même s'il jugeait qu'il n'était pas fondé. Il ne pipait mot, mais n'oubliait vraisemblablement pas. Un jour, alors que j'étais responsable de la rubrique cyclisme à "La Voix du Nord" et à "La Voix des Sports" 1 Jacques Anquetil, flanqué de Stablinski, de retour, je crois, d'un Tour de Lombardie, avait décidé, impromptu, d'effectuer des essais sur l'heure, au fameux Vigorelli de Milan, là où, jadis, se battait le record. Jean Stablinski, sans peut-être en aviser le Normand, m'appela d'Italie, pour m'annoncer la nouvelle, me donner les temps de passage et les circonstances des essais. Le lendemain, "La Voix du Nord" était, avec 1. R.D. "L'Equipe" — Anquetil était suivi par un journaliste du quotidien sportif, qui effectuait un reportage sur lui — le seul journal de France et de Navarre à posséder l'information. On appelle ça un scoop — en véritable langage journalistique, on emploie un mot plus cru — qui déclenche toujours une onde jubilatoire chez l'auteur. Lorsqu'il m'eut fourni les renseignements précieux, je m'enquis auprès de nos standar- distes, s'il avait téléphoné en PCV comme il eût été normal. Non : il avait payé la communication de ses deniers. Face au dilemme posé par ce désir d'évasion et l'attache- ment à sa mère, une idée germa dans ce cerveau fertile : pourvoir sa génitrice d'un compagnon. Pour essayer de mener à bien ce projet, il fit passer une annonce dans un journal polonais de la région. Un mineur d'Arenberg, Thomas Ponie- tlo, répondit. Jean les fit se rencontrer ; ils se plurent et se marièrent. Dans l'affaire, Stablinski gagnait une demi-sœur : Génia, de deux ans sa cadette. Les Stablinski quittèrent donc la maison de la cité du Maroc, pour s'installer dans la maison de Thomas, à Arenberg.

1. Le PCV était une communication acquitable par l'appelé. Pour obtenir un numéro de cette manière, il fallait passer par les PTT, qui demandaient à l'appelé, s'il acceptait de payer la communication. CHAPITRE II

LES PREMIERS PAS VERS LA NOTORIÉTÉ

Le Grand Prix des Flandres françaises, créé par "La Voix du Nord" et son hebdomadaire, "La Voix des Sports", avec le concours du comité des Flandres, qui se déroulait au bois de la Deûle, à Lille 1 devant un public record, était précédé du Prix Léonide Lekieffe, du nom d'un ancien président du comité, qui était réservé aux coureurs de moins de vingt ans. En 1950, Stablinski apparut en pleine lumière dans le cadre régional, mais à l'échelon jeunes, en enlevant cette épreuve, qualifiée d'officieux championnat régional, devant Albert Platel, qui, l'année suivante, fut couronné au "Dunlop" l'officiel championnat des Flandres. Déjà, dans cette course qui rassemblait un nombre impres- sionnant de concurrents, Stablinski, qui n'avait pas encore fêté ses dix-huit ans, fit preuve de cet esprit d'initiative, de compréhension d'une situation, du sens prémonitoire du geste ou de l'action à entreprendre, qui soulèveront, durant toute sa carrière, l'admiration de ses partenaires et de ses rivaux. Sur ce parcours ultra-rapide, qui faisait le bonheur des sprinters, le peloton était encore quasiment compact, les forces intactes — la distance était seulement de cinquante 1. Créé en 1945, le Grand Prix des Flandres françaises se déroula à Lille jusqu'en 1956. En 1957, il fut organisé à Liévin, ville qu'il n'a plus quittée. 2. Le Premier Pas Dunlop vit le jour, en 1923, à l'usage des débutants. En 1957, il reçut le titre de championnat de France des juniors, avant de disparaître, en 1981. kilomètres. Une prime alléchante avait été allouée, curieuse- ment, très près du but. Les sprinters se déchaînèrent, puis, l'assaut achevé, marquèrent, inévitablement, un léger ralentissement. Dans ce même instant, le sociétaire de la Pédale thunoise bondit, prit cinquante mètres, et conserva un avantage infime sur la ligne, aux dépens de Platel, vainqueur de la meute. Tranquillement, Stablinski se faisait une petite place au soleil, mais son ciel devait, brusquement, se ternir. Le comité des Flandres le sélectionna dans une formation régionale pour le Tour de Belgique des indépendants 1 Nous étions loin, à l'époque, des organisations d'aujourd'hui : les coureurs nordistes étaient livrés à eux-mêmes dans cette importante confrontation, pas l'ombre d'un accompagnateur n'était à leurs côtés. Il participait à une échappée, au cours de cette première étape reliant Bruxelles à Mouscron, quand il brisa des rayons. Personne pour le dépanner, évidemment. Il fit effectuer la réparation dans un village et repartit avec quelque trente minutes de retard. Découragé, il fit signe au chauffeur d'un camion de boissons. L'homme, compatissant, promit de l'amener à Tournai et lui suggéra de ne pas se priver du précieux liquide qu'il transportait. Stablinski vida trois bières, et, regaillardi, reprit la route, tranquillement, après Tournai. Les gens l'encourageaient, le long de la route : « Allez ! Ils ne sont pas loin ! » Bref, il se piqua au jeu, rejoignit le gros de la troupe. «Je me suis gardé, toutefois, de disputer le sprint, pour la première place », avoue-t-il. Nous étions au lendemain de la guerre, l'argent faisait défaut, mais pas l'imagination. Stablinski et quelques autres avaient été logés chez des religieux, qui en profitèrent pour faire un solide sermon à ces âmes encore pétrissables. Fût- ce cette prédication ? Toujours fut-il que, le lendemain, Stablinski, sous un vague prétexte, ne se présenta pas au départ, un peu honteux de son comportement de la veille. 1. Les indépendants étaient des coureurs qui pouvaient rencontrer soit les amateurs, soit les professionnels. Admis dans les épreuves individuelles, ouvertes aux "pro", qui fleurissaient dans toutes les régions, ils l'étaient également dans certaines courses disputées par équipes, courses de moindre importance, où les directeurs sportifs les testaient, comme eux- mêmes avaient le loisir de faire le point par rapport aux "pro". Vainqueur de trois courses, il découvrit, d'un seul coup, avec effarement et désespoir, qu'il était incapable de couvrir plus de cinquante kilomètres sans connaître la défaillance. Cette faiblesse était, peut-être, le fruit amer d'un travail trop dur : il avait quitté la zinguerie, pour la mine ; il fut, dans un premier temps, affecté au criblage, avant de gagner le fond. De surcroît, il accomplissait, à l'instar de générations de coureurs nordistes, la campagne betteravière. On y buvait beaucoup. Cet amoindrissement, dû, probablement, à une accumula- tion de travail, l'accabla. Il était trop fier pour accepter de jouer les rôles subalternes : il se retira des compétitions, avant que l'exercice prît fin. Il se soumit à la formation professionnelle du bâtiment, travailla, dans le même temps, sur un chantier, à Cambrai, et obtint son CAP, fin 1951. Il parcourait, chaque jour, à vélo, pour se rendre à son travail, une soixantaine de kilomètres, représentant la distance séparant Valenciennes de Cambrai, aller et retour. Il était, néanmoins, toujours possédé par le virus de la compétition. En 1952, il reprit le vélo avec application. «J'avais décidé d'être sérieux », observe-t-il. Précision qui laisse penser qu'il n'ignorait rien des causes de son échec de 1951. Le soigneur nordiste, Julien Schramm, qui deviendra célèbre à son service et à celui d'Anquetil, me confia, un jour, qu'il n'avait aucune idée des soins nécessités par l'état de coureur. Le Grand Prix des Flandres françaises constituait le nec plus ultra des confrontations nordistes. Il offrait, à son vainqueur, une très large publicité dans les colonnes du puissant journal régional, "La Voix du Nord" et de son hebdomadaire, "La Voix des Sports". Par ailleurs, ces journaux avaient mis sur pied un maillot-rente, qui permettait à son leader, outre la gloire, nullement négligeable avec ce qu'elle véhicule, d'obtenir un apport d'argent quotidien, qui était d'un bien grand secours. Ce challenge, dont le Grand Prix des Flandres françaises était l'un des fleurons, et qui portait sur les courses les plus importantes de la région, était donc ettrès amateurs couru, et du réunissait comité. la fine fleur des routiers indépendants Floué !... En ce dimanche radieux de la fin avril 1952, devant une foule aussi dense et aussi enthousiaste que les années précédentes, à l'occasion de ce VIII Grand Prix, Stablinski et Gilbert Pertry, un futur professionnel, lui aussi, occupaient le devant de la scène, poursuivis par l'armada des routiers- sprinters, qui s'apprêtaient à les dévorer, avant de s'entre- déchirer. Mais ou les deux hommes étaient plus forts que le peloton ne l'escomptait, ou ledit peloton calcula mal son élan, les deux leaders franchirent la ligne d'arrivée, avant que le gros de la troupe ne leur tombât dessus, Stablinski réglant le sort de Pertry. Seulement, le préposé au compte-tours, ou, plus exacte- ment, semble-t-il, un personnage important du comité régio- nal, estima qu'il manquait une boucle. Les deux hommes de tête furent engloutis, bien sûr, après s'être relevés, et la victoire revint au puissant finisseur Elie Marsy, l'un des routiers les plus huppés du comité, à l'issue d'une circonvolution supplémentaire. L'affaire était d'importance : outre le succès par lui-même, qui conférait une nouvelle stature à Stablinski et grossissait son escarcelle, l'accessit de Pertry l'installait à la première place du maillot-rente de "La Voix du Nord". On imagine le tollé que souleva l'affaire. Pertry avait un mentor, Maurice Silvert, plus communément connu sous l'appellation de "boucher de Frelinghien", Frelinghien étant une petite cité jouxtant la frontière belge. Maurice Silvert avait quelque peu couru, souvent en Belgique, chez les non-licenciés. Son rêve était de devenir un vrai coureur cycliste, mais son père, boucher de son état, ne l'entendait pas de cette oreille. Pour lui, le seul avenir était dans la boucherie. Et Maurice se produisait généralement de manière clandestine, souvent avec un vélo prêté par Louis Folcke, un bon régional, surtout spécialisé en cyclo-cross, qui était le frère de Suzanne, future épouse de Maurice. Le temps s'était écoulé, Maurice Silvert, qui avait pignon sur rue, avait renoncé à sa vocation, par la force des choses. Et puis, un voisin, Gilbert Pertry, s'était lancé dans le cyclisme, à sa rentrée du régiment. En une saison, il était passé de la quatrième à la première catégorie. Alors, Maurice Silvert, suivi par son épouse, Suzanne, elle-même passionnée par le vélo, avait, phénomène classique, reporté ses rêves sur son jeune concitoyen.

La bataille de Maurice Silvert Maurice Silvert est un homme énergique, volontiers fron- deur, et peu enclin à entériner, sans broncher, une pareille erreur. Il explique: «J'ai protesté au comité, qui a fait la sourde oreille. J'ai donc déposé une réclamation en bonne et due forme, à laquelle, il ne fut pas donné de suite. Par l'intermédiaire du comité, c'est-à-dire par la voie légale, je déposai une plainte à . Sans réponse. Je suis donc intervenu directement à la fédération nationale, qui n'avait pas été mise au courant de l'affaire. Finalement, le comité donna, dans une enveloppe, quinze mille francs à Stablinski, qui les accepta, et autant à moi, pour Pertry, et je leur jetai à la figure. Gilbert ne récupéra jamais l'argent perdu de la rente de "La Voix du Nord", et Stablinski ne fut pas réintégré à la première place de ce Grand Prix des Flandres françaises. » Cette histoire eut, quand même, un résultat heureux : une amitié indéfectible naquit, durant ces péripéties, entre les Silvert et Stablinski. A l'instigation de ce dernier, des légions de coureurs, en transit dans notre région, trouvèrent gîte et couvert chez les Silvert, de Seamus Elliott à Yves Hézard, en passant par Aimar et Riotte. Ce dernier dit : « Dans le Nord, j'ai une seconde famille. Jamais, je ne suis allé à l'hôtel; lorsque je venais me produire dans la région ou en Belgique, selon l'endroit où je me rendais, je logeais et j'étais nourri chez les Silvert ou chez les Stablinski. » Il était courant que Maurice Silvert, abandonnant son tablier, prît le volant pour conduire Stablinski dans une course ; il lui servit même de chauffeur, lors des fameuses tournées de critériums. «J'ai toujours ma chambre chez eux, confie Stablinski, et eux, chez moi. » Stablinski ne fut jamais un homme du début de saison, quoi qu'il fît. En avril, pourtant, les premiers résultats arrivèrent, prouvant qu'il était sur la bonne voie. « La vie, philosophe l'intéressé, est faite d'événements dont il faut savoir tirer profit. » L'événement surgit, propulsé par le consul de Pologne, à Lille. Il avait été chargé de dénicher des Polonais de France, pour la fameuse Course de la Paix, diamant du cyclisme dans les pays de l'Est, dotée d'une réputation des plus flatteuses, avec raison. La sollicitation sourit à Stablinski, mais son côté pratique le fit réagir. Il se préoccupa de savoir si une allocation lui serait fournie, car il devait s'absenter de son travail, et il savait que les prix accordés à la "Paix" étaient en nature, afin, certainement, de ne pas imiter le système honni du capita- lisme. Dans un premier temps, le consul refusa, puis revint sur sa décision : il lui alloua 35 000 f, ce qui convenait au sélectionné, car cette somme équivalait à un mois de salaire, aux Chantiers. L'équipe des Polonais de France était composée de Seliga, de Kuzniki, de Kruzina, de Lipika et de Stablinski. Les deux premières étapes se passèrent tranquillement. Le troisième jour, le Thunois participa à une échappée, en compagnie de sept Allemands de l'Est, emmenés par le fameux Gustav Schur, futur champion du monde. Lorsque Stablinski voulut prendre son tour de relais, les Germains, parfaitement organisés, lui signifièrent de se tenir coi, en queue de peloton. Il ne se le fit pas dire deux fois. Durant cent cinquante kilomètres, il "ferma la porte". Quand les fuyards se présentèrent au ravitaillement, situé dans une côte, Stablinski attaqua et s'en fut, seul. Il "avala" les quarante ultimes kilomètres, constitués par des pavés, et, sous la banderole, il repoussa les gens de la RDA, médusés, à trois minutes, à l'issue de cette étape aboutissant à Katovice, longue de 240 km, menée à la moyenne de 42 km/h !... Au surplus, il endossa le maillot jaune. Il en rit encore : « Après, ils ne m'empêchèrent plus de mener !... » La belle aventure continua, provisoirement : il gagna une étape de montagne, dont le point de chute était Pilsen. La suite fut moins heureuse : «Je me suis fait battre, au sprint, pour la victoire, par un Bulgare, dont j'ai oublié le nom Toujours avec le même, j'ai disputé une autre fois le succès d'étape. Il ne menait plus depuis un moment, et m'avait 1. Il s'agit d'un nommé Dimov. promis de ne pas s'opposer à moi dans les deux cents derniers mètres. Il ne tint pas parole, et je fus, une fois encore, défait. »

Ubuesque !... Le plus grave n'était pas arrivé. On peut penser qu'il eût remporté cette Course de la Paix, provoquant une énorme surprise, bien que, depuis le troisième jour, il n'eût plus à ses côtés que le seul Kuzniki, lauréat d'une étape, au demeurant, si le mauvais sort ne s'en était mêlé. Au cours de la pénultième étape, alors qu'il occupait le fauteuil de leader depuis sept jours, il tomba à deux reprises et brisa sa roue avant. Pour comprendre la suite, incompréhensible à nos yeux d'Occidentaux, accoutumés à des équipes organisées, bien dirigées, il faut se reporter à cette époque pionnière, dans le système de l'Est, et à la manière, pour le moins curieuse, de procéder. A chaque changement de pays, l'équipe des Polonais de France se voyait attribuer un nouveau directeur sportif, ce qui, déjà, était absolument illogique, puisque les nouveaux venus ignoraient tout des coureurs qu'on leur confiait. Mais celui dont avait hérité Stablinski dépassa, par son comportement aberrant, toutes les bornes de l'imbécillité. Lorsque Stablinski tomba, puis cassa une roue, son directeur sportif suivait Kuzniki, noyé au tréfonds du classement général, qui naviguait dans un groupe de lâchés. Finalement, le Nordiste reçut une roue d'un Allemand de l'Est, compatis- sant, à qui il donna, à l'arrivée, un vélo qu'il avait gagné. C'est ainsi que le Nordiste ne gagna pas la Course de la Paix, qu'il finit, quand même, en troisième position, un exploit qui attira l'attention sur lui, d'autant plus que le journal du Parti communiste, "L'Humanité" était présent sur la course, par l'intermédiaire d'un envoyé spécial, même si la faiblesse du titre (deux colonnes) et le nombre restreint de lignes rejetaient l'événement dans un cadre secondaire. Hormis une gloire naissante, ce qui n'a pas de prix, et de la somme consentie par le consul, comme manque à gagner, Stablinski ne tira aucun avantage pécuniaire de la "Paix". Il s'en amuse encore, et raconte : Ce livre constitue la réparation d'une injustice, qui dure depuis plus de trente ans : Jean Stablinski, l'un des coureurs cyclistes les plus prestigieux, n'avait jamais fait l'objet d'une biographie. Deux hommes se sont appliqués à l'écrire: Jean-Yves Herbeuval et René Deruyk. Le premier, principal de collège, à Maubeuge, siège au Conseil régional depuis 1986 où il préside, depuis 1992, la Commission de la formation professionnelle et de l'apprentissage, et a été élu Conseiller général du canton de Maubeuge-Nord, en mars 1994. Il est passionné de cyclisme ainsi qu'un fervent supporter de Jean Stablinski qui incarne superbement, à ses yeux, les vertus cardinales des hommes du Nord. René Deruyk revient à ses premières amours. Après avoir écrit « Paris- Roubaix, les dessous du pavé », il s'était penché sur l'histoire de Lille en 1914 - ouvrages parus aux éditions de « La Voix du Nord ». Jean Stablinski et René Deruyk ont fait leur carrière ensemble; le premier sur un vélo, le second, dans son sillage, mais en voiture. De ce compagnonnage est née une certaine connivence, et René Deruyk est, sans doute, le journaliste qui connaît le mieux l'ancien champion du Monde. Les deux auteurs font apparaître un Stablinski peu connu, dont la dimension humaine se dissimulait derrière le coureur.

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