Un Ambassadeur Se Souvient
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JEAN-BAPTISTE DUROSELLE UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT rmand Bérard, ambassadeur de France, a récem• A ment publié le quatrième et dernier volume de ses Mémoires (1). Le titre général, Un ambassadeur se souvient, est d'une rare modestie. Car il s'agit de bien autre chose qu'une collection de souvenirs. L'histoire a besoin d'établir les faits. Mais elle va toujours au-delà d'un étalage de fiches et de notes. A l'opposé des mathématiques, elle constate que la vie des hommes et des sociétés humaines n'est pas une construction rationnelle. Ce n'est ni la raison, ni l'absurdité : c'est un immense et inextricable mélange de l'une et de l'autre. Nous nous mou• vons, péniblement, à travers ce fatras et nous en cherchons les explications. Tandis que le mathématicien entraîne la raison à ses plus extrêmes conséquences, l'historien constate la force vivante de l'irrationnel, du qualitatif. Mais il constate aussi que l'homme est parfois raisonnable. Il lui faut bien chercher à expliquer cet étonnant mélange qu'est la vie. Beaucoup de diplomates sont historiens de tempérament. Armand Bérard l'est plus que d'autres puisque, normalien de la rue d'Ulm, il se destinait à l'histoire. Dans ce siècle agité, les exemples analogues ne manquent pas. L'Ecole normale supé• rieure a produit Jean Jaurès, Edouard Herriot, André François- Poncet, René Massigli, Georges Pompidou. L'histoire a donné leur formation initiale au même René Massigli, à Edouard Dala- dier, à Louis Joxe, à Georges Bidault. Armand Bérard s'inscrit dans cette lignée. Après l'Ecole, l'université de Heidelberg, la Casa Velasquez à Madrid ; possédant au surplus l'anglais, le (1) Une ambassade au Japon, Pion, 332 p. « UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT » 67 jeune universitaire se laissa tenter par la diplomatie sur les conseils de l'ambassadeur Charles Corbin, alors à Madrid. Il se présenta au grand concours, y fut reçu et, convoqué par le célèbre Philippe Berthelot, l'homme de Briand, secrétaire géné• ral du Quai d'Orsay, il s'entendit dire : « Notre nouvel ambas• sadeur à Berlin est un normalien. On fait à cet homme de valeur la réputation d'être difficile. Un normalien trouvera plus aisé• ment grâce auprès de lui. Vous serez son attaché. » C'est ainsi que, le 10 octobre 1931, Armand Bérard rejoignit en Allemagne André François-Poncet, et commença une carrière à la fois clas• sique et brillante qui devait durer trente-neuf ans, jusqu'en 1970. Il y fut, dit-il, heureux. Les quatre volumes suivent toute cette carrière. Seule, l'am• bassade à Rome de 1962 à 1967 n'est pas racontée. L'auteur estime qu'il y a été plutôt témoin qu'acteur, les Italiens prati• quant sans fantaisie la politique extérieure tracée par Washington et apportant toute leur délectation aux arcanes de leur politique interne. Que le quatrième volume concerne l'ambassade au Japon de 1955 à 1959 rompt quelque peu l'ordre chronologi• que. Il faut bien reconnaître que la France des années cinquante- cinq, ayant quitté l'Indochine, au surplus privée de son statut traditionnel de « grande puissance » ne pouvait mener à Tokyo une politique grandiose. Toutefois le Japon n'est pas l'Italie. L'exotisme, la bizarrerie — aux yeux des Européens — laissent aux voyageurs, et notamment à ce voyageur hautement privilégié qu'est un diplomate, belle matière aux descriptions curieuses, à l'analyse des faits, et à la naissance des rêves. Disons tout de suite que le tome IV est de ce fait moins politique que les autres, plus littéraire au sens noble du terme. Il n'en est que plus attachant, mais selon un autre processus, où le talent de l'auteur se déploie avec la même vigoureuse aisance, mais avec un charme nouveau. Ce sont au total 1 897 pages. Elles recouvrent la période la plus dramatique de notre histoire : le déclin, la catastrophe et la misère, la renaissance, le miracle économique, les réalisations européennes, la vague de la décolonisation, si bien observable de ce foyer tourbillonnant qu'est l'O.N.U., les grandeurs du gaul• lisme, les incertitudes, avec constamment en arrière-plan ces « ferments de dispersion » que le Général a si majestueusement évoqués à la page 1 du tome I de ses Mémoires de guerre. 68 EN MARGE DES LIVRES Il me semble que le moment est venu où un historien qui, depuis plusieurs décennies, étudie passionnément cette période, se doit d'analyser cet apport considérable, unique par plus d'un point, et je remercie vivement la Revue des Deux Mondes de m'en donner l'occasion. Je pourrais, à cet effet, suivre pas à pas la carrière de l'auteur, et déceler, çà et là, quelques-uns de ses apports à la connaissance et à la compréhension du xxe siècle. C'est ce que j'ai fait pour ma part en lisant, chacun en son temps, ces quatre volumes successifs. Mais il me semble qu'il y a mieux à faire qu'un pâle et pauvre résumé d'une œuvre extraordinairement riche. Qu'on me permette plutôt de « philosopher » en illustrant l'abstraction par des exemples, que je n'ai qu'à cueillir dans le texte. ssayons d'abord de situer cette œuvre maîtresse dans E l'historiographie française contemporaine et, plus spécialement ensuite, au sein de la riche collection des Mémoires publiés en France. Le premier point qui me frappe est l'absence de commune mesure entre cette synthèse de toute une vie, aux meilleurs postes d'action et d'observation, et les ouvrages faciles et éphé• mères dont nous inonde l'usage abusif des mass media. Je n'ac• cuse pas du tout, ici, l'histoire « facile », « anecdotique », « amusante ». Toute l'histoire est formatrice puisqu'elle est le meilleur moyen de connaître l'homme et ses racines. Il me paraît bon qu'un vaste public peu formé dispose d'un accès simple à l'histoire, même par de petits côtés, même avec quelque affabu• lation. Je crois aux Trois Mousquetaires. Malheureusement, un mélange de snobisme pseudo-intellec• tuel, de sens commercial avisé et de « copinage » fait que nous sommes inondés de livres prétentieux, vite écrits, œuvres passa• gères. Mais qu'importe s'ils sont totalement oubliés en 1982 puisqu'il s'en vend vingt, cinquante, cent mille en 1981. On s'en soucierait peu si l'abondance de cette pseudo-littérature, et l'affection particulière que lui portent des critiques parfois mieux informés de la mode que de la substance, n'aboutissaient à mas• quer les grands ouvrages. Tout se passe comme si l'on provo- « UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT » 69 quait le public cultivé à n'aimer que ce qui est court, rapide, facile, à créer une confusion entre le sensationnel et le fonda• mental. Je préfère, pour ma part, le livre qui dure. Quand je prends, dans ma bibliothèque, un volume des Mémoires du baron de Barante ou de Charles de Rémusat ou de Juliette Adam, j'ai l'impression d'être plongé dans la vie. De tels livres ne vieillis• sent pas, pour l'essentiel. Les gens cultivés les possédaient. Le destin des volumes d'Armand Bérard est le même. Il faut qu'ils figurent dans les bibliothèques publiques et dans nombre de bibliothèques privées. Il est certains aspects de la politique et de la vie française au xxe siècle que ces volumes nous apportent, et qui en assurent, à mon avis, le succès permanent. Encore faut-il le dire et le dire fortement. Je ferai ici une critique qui s'adresse plus à l'éditeur qu'à l'auteur. Il est vraiment dommage que cette somme ne soit pas munie d'un solide index. J'ai, pour les éditions Pion, une immense reconnaissance d'historien. Il n'est sans doute aucun éditeur français qui ait publié un pareil nombre d'ouvrages historiques, parmi lesquels certains des plus grands. Mais, hélas ! ces livres n'ont presque jamais d'index. Il est tout de même dommage que, pour gagner du temps, lorsque je cherche ce que le général de Gaulle a dit de tel personnage, j'aie eu besoin d'acheter ses Mémoires... en anglais ! Plus un livre est vaste, plus l'index est nécessaire. Et ce n'est pas là une manie de professeur obtus. Face à l'immense production historique actuelle en France et à l'étranger, on ne peut tout lire. Très souvent, le rôle d'un livre est d'être « consulté ». Même si je l'ai entière• ment lu, je suis amené à y rechercher certaines choses. Avec un index, cela me prend une minute ; sans index, des heures. Tous les ouvrages scientifiques anglais, américains, allemands, voire italiens en sont pourvus. Ce coût n'est pas énorme. Et je suis persuadé qu'il serait aisément rattrapé par quelques ventes sup• plémentaires à des bibliothèques étrangères. Nous cesserions en tout cas d'être la risée des historiens de l'univers entier. Qu'on me pardonne cette digression. Je la crois importante, et je demande aux lecteurs de cet article, aux éditeurs et notamment à Pion, de reconsidérer ce problème. On aura donc quelque peine à « consulter » Armand Bérard. Mais je pense affirmer qu'on devra le consulter, que les histo- 70 EN MARGE DES LIVRES riens du xxc siècle, pour de nombreux objets, devront le citer, qu'on ne pardonnera pas aux auteurs de thèses (plus de 1 000 par an, en France seule, sur le xxc siècle) de l'ignorer. La vie de ce grand ouvrage est assurée. Situons-le parmi les Mémoires concernant la même période et le même type de problèmes, à savoir les relations internatio• nales.