JEAN-BAPTISTE DUROSELLE

UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT

rmand Bérard, ambassadeur de , a récem• A ment publié le quatrième et dernier volume de ses Mémoires (1). Le titre général, Un ambassadeur se souvient, est d'une rare modestie. Car il s'agit de bien autre chose qu'une collection de souvenirs. L'histoire a besoin d'établir les faits. Mais elle va toujours au-delà d'un étalage de fiches et de notes. A l'opposé des mathématiques, elle constate que la vie des hommes et des sociétés humaines n'est pas une construction rationnelle. Ce n'est ni la raison, ni l'absurdité : c'est un immense et inextricable mélange de l'une et de l'autre. Nous nous mou• vons, péniblement, à travers ce fatras et nous en cherchons les explications. Tandis que le mathématicien entraîne la raison à ses plus extrêmes conséquences, l'historien constate la force vivante de l'irrationnel, du qualitatif. Mais il constate aussi que l'homme est parfois raisonnable. Il lui faut bien chercher à expliquer cet étonnant mélange qu'est la vie. Beaucoup de diplomates sont historiens de tempérament. Armand Bérard l'est plus que d'autres puisque, normalien de la rue d'Ulm, il se destinait à l'histoire. Dans ce siècle agité, les exemples analogues ne manquent pas. L'Ecole normale supé• rieure a produit Jean Jaurès, Edouard Herriot, André François- Poncet, René Massigli, Georges Pompidou. L'histoire a donné leur formation initiale au même René Massigli, à Edouard Dala- dier, à Louis Joxe, à Georges Bidault. Armand Bérard s'inscrit dans cette lignée. Après l'Ecole, l'université de Heidelberg, la Casa Velasquez à Madrid ; possédant au surplus l'anglais, le

(1) Une ambassade au Japon, Pion, 332 p. « UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT » 67 jeune universitaire se laissa tenter par la diplomatie sur les conseils de l'ambassadeur Charles Corbin, alors à Madrid. Il se présenta au grand concours, y fut reçu et, convoqué par le célèbre Philippe Berthelot, l'homme de Briand, secrétaire géné• ral du Quai d'Orsay, il s'entendit dire : « Notre nouvel ambas• sadeur à Berlin est un normalien. On fait à cet homme de valeur la réputation d'être difficile. Un normalien trouvera plus aisé• ment grâce auprès de lui. Vous serez son attaché. » C'est ainsi que, le 10 octobre 1931, Armand Bérard rejoignit en Allemagne André François-Poncet, et commença une carrière à la fois clas• sique et brillante qui devait durer trente-neuf ans, jusqu'en 1970. Il y fut, dit-il, heureux. Les quatre volumes suivent toute cette carrière. Seule, l'am• bassade à Rome de 1962 à 1967 n'est pas racontée. L'auteur estime qu'il y a été plutôt témoin qu'acteur, les Italiens prati• quant sans fantaisie la politique extérieure tracée par Washington et apportant toute leur délectation aux arcanes de leur politique interne. Que le quatrième volume concerne l'ambassade au Japon de 1955 à 1959 rompt quelque peu l'ordre chronologi• que. Il faut bien reconnaître que la France des années cinquante- cinq, ayant quitté l'Indochine, au surplus privée de son statut traditionnel de « grande puissance » ne pouvait mener à Tokyo une politique grandiose. Toutefois le Japon n'est pas l'Italie. L'exotisme, la bizarrerie — aux yeux des Européens — laissent aux voyageurs, et notamment à ce voyageur hautement privilégié qu'est un diplomate, belle matière aux descriptions curieuses, à l'analyse des faits, et à la naissance des rêves. Disons tout de suite que le tome IV est de ce fait moins politique que les autres, plus littéraire au sens noble du terme. Il n'en est que plus attachant, mais selon un autre processus, où le talent de l'auteur se déploie avec la même vigoureuse aisance, mais avec un charme nouveau. Ce sont au total 1 897 pages. Elles recouvrent la période la plus dramatique de notre histoire : le déclin, la catastrophe et la misère, la renaissance, le miracle économique, les réalisations européennes, la vague de la décolonisation, si bien observable de ce foyer tourbillonnant qu'est l'O.N.U., les grandeurs du gaul• lisme, les incertitudes, avec constamment en arrière-plan ces « ferments de dispersion » que le Général a si majestueusement évoqués à la page 1 du tome I de ses Mémoires de guerre. 68 EN MARGE DES LIVRES

Il me semble que le moment est venu où un historien qui, depuis plusieurs décennies, étudie passionnément cette période, se doit d'analyser cet apport considérable, unique par plus d'un point, et je remercie vivement la Revue des Deux Mondes de m'en donner l'occasion. Je pourrais, à cet effet, suivre pas à pas la carrière de l'auteur, et déceler, çà et là, quelques-uns de ses apports à la connaissance et à la compréhension du xxe siècle. C'est ce que j'ai fait pour ma part en lisant, chacun en son temps, ces quatre volumes successifs. Mais il me semble qu'il y a mieux à faire qu'un pâle et pauvre résumé d'une œuvre extraordinairement riche. Qu'on me permette plutôt de « philosopher » en illustrant l'abstraction par des exemples, que je n'ai qu'à cueillir dans le texte.

ssayons d'abord de situer cette œuvre maîtresse dans E l'historiographie française contemporaine et, plus spécialement ensuite, au sein de la riche collection des Mémoires publiés en France. Le premier point qui me frappe est l'absence de commune mesure entre cette synthèse de toute une vie, aux meilleurs postes d'action et d'observation, et les ouvrages faciles et éphé• mères dont nous inonde l'usage abusif des mass media. Je n'ac• cuse pas du tout, ici, l'histoire « facile », « anecdotique », « amusante ». Toute l'histoire est formatrice puisqu'elle est le meilleur moyen de connaître l'homme et ses racines. Il me paraît bon qu'un vaste public peu formé dispose d'un accès simple à l'histoire, même par de petits côtés, même avec quelque affabu• lation. Je crois aux Trois Mousquetaires. Malheureusement, un mélange de snobisme pseudo-intellec• tuel, de sens commercial avisé et de « copinage » fait que nous sommes inondés de livres prétentieux, vite écrits, œuvres passa• gères. Mais qu'importe s'ils sont totalement oubliés en 1982 puisqu'il s'en vend vingt, cinquante, cent mille en 1981. On s'en soucierait peu si l'abondance de cette pseudo-littérature, et l'affection particulière que lui portent des critiques parfois mieux informés de la mode que de la substance, n'aboutissaient à mas• quer les grands ouvrages. Tout se passe comme si l'on provo- « UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT » 69 quait le public cultivé à n'aimer que ce qui est court, rapide, facile, à créer une confusion entre le sensationnel et le fonda• mental. Je préfère, pour ma part, le livre qui dure. Quand je prends, dans ma bibliothèque, un volume des Mémoires du baron de Barante ou de Charles de Rémusat ou de Juliette Adam, j'ai l'impression d'être plongé dans la vie. De tels livres ne vieillis• sent pas, pour l'essentiel. Les gens cultivés les possédaient. Le destin des volumes d'Armand Bérard est le même. Il faut qu'ils figurent dans les bibliothèques publiques et dans nombre de bibliothèques privées. Il est certains aspects de la politique et de la vie française au xxe siècle que ces volumes nous apportent, et qui en assurent, à mon avis, le succès permanent. Encore faut-il le dire et le dire fortement. Je ferai ici une critique qui s'adresse plus à l'éditeur qu'à l'auteur. Il est vraiment dommage que cette somme ne soit pas munie d'un solide index. J'ai, pour les éditions Pion, une immense reconnaissance d'historien. Il n'est sans doute aucun éditeur français qui ait publié un pareil nombre d'ouvrages historiques, parmi lesquels certains des plus grands. Mais, hélas ! ces livres n'ont presque jamais d'index. Il est tout de même dommage que, pour gagner du temps, lorsque je cherche ce que le général de Gaulle a dit de tel personnage, j'aie eu besoin d'acheter ses Mémoires... en anglais ! Plus un livre est vaste, plus l'index est nécessaire. Et ce n'est pas là une manie de professeur obtus. Face à l'immense production historique actuelle en France et à l'étranger, on ne peut tout lire. Très souvent, le rôle d'un livre est d'être « consulté ». Même si je l'ai entière• ment lu, je suis amené à y rechercher certaines choses. Avec un index, cela me prend une minute ; sans index, des heures. Tous les ouvrages scientifiques anglais, américains, allemands, voire italiens en sont pourvus. Ce coût n'est pas énorme. Et je suis persuadé qu'il serait aisément rattrapé par quelques ventes sup• plémentaires à des bibliothèques étrangères. Nous cesserions en tout cas d'être la risée des historiens de l'univers entier. Qu'on me pardonne cette digression. Je la crois importante, et je demande aux lecteurs de cet article, aux éditeurs et notamment à Pion, de reconsidérer ce problème. On aura donc quelque peine à « consulter » Armand Bérard. Mais je pense affirmer qu'on devra le consulter, que les histo- 70 EN MARGE DES LIVRES riens du xxc siècle, pour de nombreux objets, devront le citer, qu'on ne pardonnera pas aux auteurs de thèses (plus de 1 000 par an, en France seule, sur le xxc siècle) de l'ignorer. La vie de ce grand ouvrage est assurée. Situons-le parmi les Mémoires concernant la même période et le même type de problèmes, à savoir les relations internatio• nales. Aussitôt après la guerre sont apparus une série de témoi• gnages auxquels le grand historien anglais L.B. Namier a trouvé une heureuse définition : memoirs born on defeat, les « Mémoires nés de la défaite ». Les plus célèbres sont défensifs et polémi• ques : , , les généraux Weygand, Gamelin et Giraud, Paul-Boncour, Flandin ou, sur Vichy, Paul Baudoin et Yves Bouthillier. D'autres, contemporains, émanent d'ambassadeurs. Leur ton est plus serein, encore que la polé• mique n'en soit pas absente. François-Poncet, Léon Noël, Cou- londre, Laroche, Charles-Roux sont les principaux. De 1954 à 1959, le général de Gaulle a mis majestueusement fin à cette série. Viennent alors quelques ouvrages d'hommes ayant joué un grand rôle dans les années trente, pendant la guerre ou après celle-ci, écrits avec plus de recul, plus de sérénité : René Mas- sigli, Léon Noël par exemple, ainsi que . Armand Bérard est d'une autre génération : ceux qui ont atteint les postes élevés après la Deuxième Guerre mondiale, mais ont déjà joué un rôle avant 1939. Parmi les contemporains auteurs de tels Mémoires, je citerai Jean Chauvel, François Sey- doux, Jean Daridan, Hervé Alphand — d'abord inspecteur des Finances — ainsi que des attachés militaires, le général Paul Stehlin — ou financiers — Emmanuel Monick, Jacques Rueff. C'est dans cet ensemble que s'inscrit l'œuvre d'Armand Bérard. Par rapport à tous les livres de sa génération, il est le seul à avoir voulu couvrir l'ensemble, le seul à avoir rédigé quatre gros volumes, le seul à avoir pris la courageuse décision non seulement de travailler en profondeur, mais aussi dans l'étendue du temps. Pour cette simple raison, l'historien que je suis, qui a lu avec attention les ouvrages cités, et bien d'autres, apporte une attention particulière à l'étude d'ensemble à laquelle Armand Bérard a consacré des années de sa vie. « UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT » 71

ne fois située l'œuvre, essayons de la décomposer. U Nous y distinguerons plusieurs niveaux. Le plus élevé, le plus abstrait aussi, est celui de l'histoire générale. Puisque tout homme bien informé peut écrire des livres histo• riques, a fortiori, le diplomate, admis par moments à connaître les secrets du sérail, est à même, après le délai qu'exige la déon• tologie professionnelle, et en utilisant les sources accessibles, de faire lui aussi de l'histoire. Comme l'historien professionnel, il disparaît alors, en tant que personne, de son récit. Un second niveau est celui du chroniqueur. Précisément parce qu'ils sont témoins de choses secrètes, beaucoup de diplo• mates tiennent leur journal, parfois quotidien. L'ambassadeur américain Joseph Grew l'a fait, sans faille, de 1914 à 1945. De même, son gendre Jay Pierrepont Moffat, mort prématuré• ment en 1944. Au surplus, les deux hommes s'échangeaient périodiquement leurs carnets. Il en résulte des dizaines de volu• mes inédits, déposés à la bibliothèque de Yale, et dont ont été publiés de simples extraits : Turbulent Years de Grew et The Moffat Papers. Armand Bérard a ainsi travaillé, et, sauf en certaines périodes, a tenu son journal. Il l'utilise pour recom• poser l'histoire générale (par exemple, son premier volume, où pourtant il reproduit directement son carnet pour mars 1936- juin 1940, et pour le séjour à Alger de 1944). Dans le tome II, le séjour aux Etats-Unis (1945-1949) prend le ton de l'histoire générale. La deuxième partie : « Annales d'un haut commissa• riat, Bonn 1949-1955 », est surtout une reproduction du journal. Le tome III, bien que suivant de près le journal, est à nouveau recomposé. Le tome IV mêle à nouveau les deux genres. J'appellerai troisième niveau l'apparition personnelle de l'auteur. Voici ce que j'ai vu, ce que j'ai fait. Tel m'est apparu Goering, ou Khrouchtchev. Voici la façon dont je passais mes journées avec François-Poncet, avec le général Doyen, à Wies- baden, avec Henri Bonnet à Washington, etc. Ainsi voit-on vivre ce qui, dans les archives elles-mêmes, par suite du style compassé des correspondances diplomatiques, garde un caractère hiérati• que et inhumain. Le quatrième niveau est l'impression, celle que suggèrent les scènes, les paysages, les mœurs. J'ai déjà dit que le tome IV privilégie ce genre. 72 EN MARGE DES LIVRES

Armand Bérard écrit avec vigueur et sobriété. Il cherche moins l'effet que son maître et ami François-Poncet, et, de la sorte, il évite la redondance. Aussi l'ouvrage est-il d'une grande densité. On sent que l'émotion peut être vive, mais elle reste contenue. Fils du grand helléniste Victor Bérard, petit-fils d'Ar• mand Colin, frère du regretté Jean Bérard, lui-même helléniste, et qui fut mon « caïman » à l'Ecole normale, il a ainsi vécu dans un milieu où il était naturel de bien écrire, car on ne disso• ciait pas clarté et élégance. Pour employer une formule commode, disons que le classicisme l'emporte sur le romantisme.

De la sorte, l'historien que je suis, et tout autre historien, trouvera dans cette belle série de volumes des renseignements exceptionnels. Travaillant quelques décennies au moins après l'événement, observant de sa tour d'ivoire ce que d'autres ont fait, l'historien occupe une place modeste, mais privilégiée par rapport à l'homme d'action. Il sait ce qu'il est advenu des actes. Il dispose par ailleurs de sources que l'homme d'action n'a pas connues. Il serait ainsi à même, parce que la critique est aisée, de distribuer les bons et les mauvais points. Certains le font, avec arrogance. Ce ne sont pas, croyons-nous, les meil• leurs. L'histoire n'a pas à « dire le bien et le mal ».

Aussi est-il rafraîchissant pour l'esprit de suivre pas à pas l'histoire qui se fait. Le diplomate digne de ce nom a passion• nément cherché, avant et après l'événement, les informations les plus sûres. Il a passé son temps à calculer, pour agir puis pour corriger les erreurs de l'action. Il a vu, ou entrevu les dessous des choses, les conflits entre personnes, entre petits groupes, les ambitions inavouables, les motifs secrets. De plus — c'est ce que j'appelle plus haut le niveau de la chronique — il a suivi de jour en jour les événements. Cela complète admirablement les vastes fresques où tout semble couler de source, parce qu'on ignore ou qu'on oublie les avancées et les reculs. Certes, les synthèses, interprétations globales de larges événements, peuvent présenter un grand intérêt, parce qu'elles proposent des explica• tions d'ensemble. Mais cet intérêt est plus philosophique qu'his• torique. La seule véritable histoire est l'histoire de première main. Ce qu'Armand Bérard nous fournit, ce sont quatre volu• mes d'histoire de première main. « UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT » 73

yant tenté de bien « situer » l'ouvrage, je voudrais A maintenant en évoquer quelques temps forts. Il y a d'abord François-Poncet. Ce grand homme, ce grand écrivain, était animé par la passion de connaître. De 1931 à 1936, Armand Bérard l'a aidé à informer le Quai d'Orsay sur la menace hitlérienne. La description de l'ambassade, les portraits des collaborateurs — Roland de Margerie, en particu• lier — permettent de bien juger le patron. « II me traita un peu en cadet et un peu en fils... En tête à tête, il admettait mon franc-parler, le recherchait même...» Mais, «écrivain-né», il écrivait trop pour le Quai, qui ne réussissait pas à absorber cette vaste correspondance. Admirable germaniste, l'ambassadeur était, plus que ses collègues étrangers, reçu par Hitler qui lui témoignait quelque déférence. On le saluait sur Unter den Linden. Peut-être était-il trop optimiste, croyait-il excessivement à l'immi• nence d'une catastrophe économique pour l'Allemagne. Mais il savait, bien mieux que les instables gouvernements d'alors, faire respecter la France. Armand Bérard multiplie les portraits et sait les réussir. Goering, par exemple, vient dîner à l'ambassade de France. « // fut quelque peu en retard. Dès qu'il laissa tomber sa cape, je fus stupéfait et dus retenir un rire en haut de l'escalier. Il avait revêtu la tenue de soirée d'un général de l'Air dessinée suivant ses instructions. Un spencer blanc, lourdement chargé sur la poitrine par les plaques dont les grands cordons pendaient sous sa veste très courte, se terminait dans le dos par une pointe qui, à hauteur de la taille, dirigeait le regard vers un pantalon blanc à bande d'or dont rien ne dissimulait la taille monstrueuse. Je courus avertir l'ambassadeur de cet étonnant spectacle, pour que son monocle n'en tombât pas de surprise. » Mais au portrait des hommes s'ajoute aussi la description des scènes, souvent atroces, qui agitent les rues, le pays, et c'est dans une atmosphère d'angoisse qu'Armand Bérard quitte Berlin en 1936. Il retrouve François-Poncet, muté à Rome sur sa demande, en 1939-1940. Détesté de Mussolini, l'ambassadeur s'y sent moins à l'aise qu'en Allemagne. A nouveau, il le retrouve, lorsque après l'accord de Washing• ton d'avril 1949 François-Poncet est nommé haut-commissaire 74 EN MARGE DES LIVRES

de France en Allemagne, Bérard devient son adjoint. Le conflit de la France avec la nouvelle République fédérale allemande à propos de la Sarre, le plan Schuman du 9 mai 1950, vigou• reuse tentative pour résoudre ce conflit, l'action tenace d'Ade• nauer, l'échec de la C.E.D. et la « solution de fortune » destinée à la remplacer, sont étudiés en détail, avec quantité de détails inédits. Notons qu'Armand Bérard juge avec sévérité le leader socialiste Schumacher, à ses yeux excessivement nationaliste. Il préfère ses adjoints Ollenhauer et Carlo Schmid. Les relations, toujours pénibles, avec les Soviétiques, occupent également une grande place, le tout dans le cadre d'une Allemagne à la fois ruinée, courageuse parfois inquiétante.

De 1936 à 1938, autre temps fort. Armand Bérard dirige le cabinet ministériel de Pierre Viénot, sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères du Front populaire, plus spécialement chargé des protectorats et des mandats. Il passe ensuite au cabinet du ministre, Yvon Delbos, excessivement préoccupé de la non-inter• vention en Espagne et, enfin, il est le chef du cabinet de Paul- Boncour, qui dirige le Quai d'Orsay lors de l'éphémère deuxième gouvernement Léon Blum, en mars 1938. Que le Front popu• laire ait déçu Armand Bérard par l'échec de ses généreuses illu• sions, cela ressort du texte. Au moins cela nous vaut-il une remarquable galerie de portraits : de Pierre Viénot, gendre de l'industriel luxembourgeois Mayrisch, animateur du rapproche• ment franco-allemand lorsqu'il paraissait possible, qui devait mou• rir d'épuisement à Londres en 1944, d'Yvon Delbos, « travail• leur consciencieux», de ses collaborateurs Henri Laugier et André Ganem, de Charles Rochat, futur secrétaire général à Vichy où il pensa pouvoir rester jusqu'au bout. « C'était un administrateur-né. C'était d'ailleurs toute la vie de cet homme sans enfants. Il possédait à fond les dossiers, les tenait admira• blement pour le ministre, avait toujours dans l'instant sous la main la pièce voulue, gardait en mémoire les précédents, prépa• rait ses rencontres diplomatiques. » Enfin, voici Paul-Boncour. « A la vérité, la politique intérieure occupait le ministre la majeure partie du temps ; son éloquence, à laquelle il se laissait volontiers aller, d'autres longs moments. L'homme était d'ailleurs intelligent, plein de bonté et de charme. Les services, son cabinet et son neveu faisaient le reste. » « UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT » 75

De ce séjour dans les cabinets ministériels, retenons un journal détaillé de la grande tournée qu'accomplit Yvon Delbos en décembre 1937 en Pologne, après avoir traversé Berlin, en Roumanie, en Yougoslavie. Je note au passage qu'Armand Bérard, grand voyageur par profession et par goût, possède un talent particulier pour raconter les expéditions, qu'elles soient politiques comme c'est ici le cas, touristiques comme au Japon — où la visite d'Hokkaido est particulièrement pittoresque — jusqu'aux voyages risqués — le départ pour Washington en décembre 1944, par un convoi qui mit vingt-neuf jours à attein• dre New York ; et par-dessus tout, le dramatique passage de la frontière espagnole, au début de la même année, pour atteindre Alger où René Massigli le réclamait. Après un premier séjour à Washington en 1938, un premier séjour à Rome, déjà évoqué en 1939-1940, le gouvernement de Vichy envoie Armand Bérard à la délégation française auprès de la commission d'armistice allemande de Wiesbaden. Il y accomplit un énorme travail d'information, sous la direction de deux hommes qu'il respecte profondément, les généraux Doyen puis Beynet. Comme l'administration de l'Allemagne nazie est aussi désordonnée que possible — les diverses féodalités s'y disputant l'influence — la commission de Wiesbaden finit par dépérir. La S.S. et la Gestapo s'installent en France. La délégation de Fer- nand de Brinon, beaucoup plus que l'ambassade d'Abetz, attire à Paris les négociations essentielles. L'économiste de Wiesbaden, Hemmen, s'installe à Paris. Wiesbaden s'effrite et disparaît. A Vichy, un homme mène la résistance des Affaires étran• gères, Jean Chauvel ; son bureau clandestin regroupe des études que nous retrouverons aujourd'hui dans les archives. Armand Bérard le suivra à Alger. Il y trouve Massigli, devenu dès février 1943 commissaire national aux Affaires étrangères. Il y constate une lourde atmosphère : les gaullistes de vieille souche manifes• tant une certaine arrogance à l'égard de ceux qui, par suite des circonstances, n'ont rejoint Alger que tardivement. De Gaulle est «prévenu» contre Chauvel. «Aux Affaires étrangè• res, dominent les résistants de Fijth Avenue, de Buenos Aires ou de Montevideo. » Au surplus, de Gaulle sentait mal Massigli. L' « esprit de chapelle » règne partout. Vient ensuite le poste de ministre conseiller à Washington. L'ambassadeur est Henri Bonnet : « A cinquante-six ans, ce 76 EN MARGE DES LIVRES

grand et maigre paysan des hauts plateaux limousins, au pas long et souple, agitant le long du corps ses grands bras, respi• rait la loyauté, la sincérité, la gentillesse... Mis avec une recher• che à laquelle veillait l'ambassadrice, il se concilia très vite les dirigeants du département d'Etat et les principaux hommes politiques. Jean Monnet l'y aida. La place de celui-ci à Washing• ton était considérable. Il avait l'oreille de Roosevelt. Henri Bonnet suivait ses conseils. » A Washington, puis à Bonn, Armand Bérard est encore le second. A Tokyo, le voici comme ambassadeur. J'ai déjà évoqué le charme particulier de ce volume. Les grandes affaires politiques du Japon sont les revendications à l'égard des Soviétiques (pêcheries des Kouriles du Sud) et des Américains (Okinawa). Au surplus, le Japon a déjà entrepris l'immense effort économique qui l'amènera plus tard au troi• sième rang — sinon au second — dans la production mondiale. Mais cela ne se sait pas encore, et surtout, cela ne se sait pas trop. Ce qui enlaidit le Japon, ce sont encore plutôt les ruines que le béton. D'où les agréables descriptions de jardins, de fleurs, de villages, de monuments, de costumes, de mœurs — avec pour finir un merveilleux et authentique témoignage d'une paysanne japonaise traditionnelle et pleine d'esprit. Pour l'histo• rien, l'auteur récolte les portraits de quelques hommes impor• tants, toujours difficiles à saisir : l'Empereur, mais surtout Yos- hida, Hatoyama, Shigemitsu et les premiers ministres Ishibashi et Kishi. A mon avis, c'est dans le tome III que le susdit historien trouvera la moisson la plus riche : deux phases de l'O.N.U., bien contrastées : la première coïncide avec les débuts du gaullisme et la guerre d'Algérie. La France y lutte en première ligne, car le Général, s'il se refuse aux basses manœuvres pour la conquête de quelques petits pays, entend que la France soit respectée. C'est mettre son représentant dans une situation constamment exposée. Or cette diplomatie des Nations unies, collective, bavarde et lourde, présente dans le monde actuel une exception• nelle importance. Lors du deuxième séjour d'Armand Bérard à New York, le problème est résolu. Ce n'est plus la France qui subit les attaques, mais les Etats-Unis, engagés dans la guerre du Vietnam : redoutable désillusion dont ils mettront des années à se consoler. Le prestige du Général est immense aux Nations « UN AMBASSADEUR SE SOUVIENT » 77 unies. Tout en suivant de près les affaires, et notamment la négociation à quatre que le Général tente, sans grand succès, pour résoudre le conflit du Moyen-Orient, le délégué de la France peut mener des combats plus fructueux et en particulier celui qui consolide l'usage du français comme langue de travail. Le fait de suivre pas à pas les problèmes donne à tous les événements un éclairage nouveau. On a immensément écrit sur la politique au sommet, celle du Général. Maurice Couve de Murville, principal témoin, y a largement contribué. Mais lors• qu'on illumine une cathédrale ou un château, il ne suffit pas d'admirer la vision d'ensemble. Se rapprocher permet de décou• vrir les détails. Placé donc au front, Armand Bérard, dont on admire sans cesse la discrétion et la retenue, ne peut s'empêcher d'avoir la dent dure. C'est le Tunisien « dont l'intelligence l'emportait sur la franchise », le Saoudien, « un butor dont la violence de lan• gage était bien connue », c'est le Soviétique Zorine qui, « ancien agent de l'agit-prop dans la Ruhr, chargé des coups durs, avait dirigé celui de Prague ». C'est surtout l'Indien, l'ineffable Krishna Menon. « Le ministre indien était aussi prolixe que peu bâtis• seur. Inspiré par une incroyable vanité et par une ambition sans scrupules, fier de convictions qu'il estimait révolutionnaires, il ne faisait que compliquer ou exacerber tous les problèmes qu'il touchait. On pouvait, lorsqu'il débutait, s'éloigner pour deux heures, les vingt dernières minutes où il se répétait suffisaient à connaître sa thèse. » Comme les affaires sont fréquentes et ardues, surtout dans la première phase, on jouit aussi du spectacle des ténors, Lumumba, Fidel Castro, le « cirque Khrouchtchev », ce dernier traitant Kennedy de « milliardaire analphabète et ignorant ». L'histoire des Nations unies n'est pas toujours drôle. Ici, elle devient vivante, humaine. On en saisit l'importance parce qu'Armand Bérard, qui l'a profondément sentie, sait l'exprimer et la faire comprendre.

'expression « grand commis de l'Etat » a été si gal• L vaudée que j'ose à peine la proposer pour définir la carrière de l'ambassadeur Armand Bérard. Le grand commis est celui qui conseille l'autorité dans ses décisions, mais n'est 78 EN MARGE DES LIVRES pas habilité à les prendre lui-même. II est celui qui les met en œuvre à travers les complexités et les résistances des choses. Il adoucit les coups inutiles et arrondit les angles qui blessent inutilement. Mais, lors des drames, il affronte lui-même les attaques. Alors, il tient haut et ferme la position qu'on lui a fixée. Le grand commis ne partage pas toujours en totalité les points de vue de l'autorité. Il doit néanmoins les défendre tant que cela est compatible avec son honneur. Parmi les grands commis, l'ambassadeur occupe, à l'étran• ger, la première ligne. Aux Nations unies, où la passion s'ex• prime parfois sans frein, il faut savoir choisir entre le dédain ou la riposte. Lorsqu'on dépend d'un général de Gaulle plein de mépris pour le « machin », cela doit donner lieu à bien des cas de conscience, et par conséquent, à des décisions difficiles dans les affaires courantes. A la différence du gouvernement dont il dépend, l'ambas• sadeur occupe un secteur, suit les affaires dans un Etat ou une institution internationale. Avant 1920, il restait parfois plus de vingt ans dans le même poste : Paul Cambon à Londres, Jean- Jules Jusserand à Washington, Camille Barrère à Rome. Ce dernier s'était durement opposé à Clemenceau, lequel était animé d'un fort préjugé anti-italien, et avait passablement maltraité l'Italie lors de la conférence de la paix. Lorsque Clemenceau démissionna, en janvier 1920, Barrère lui écrivit une très belle lettre, où il déclarait que, malgré leurs divergences, il le consi• dérait comme le sauveur de la patrie et lui garderait donc une reconnaissance éternelle. Clemenceau lui répondit sur un ton affectueux, et expliqua ainsi leur querelle : « Vous n'aviez qu'un seul son de cloche. Moi, j'avais tout le carillon. » Depuis qu'on déplace davantage les ambassadeurs, ils finis• sent, au cours de leur carrière, par voir un peu tout. Us ont aussi tout le carillon. Il existe ainsi au sommet de la carrière, des « généralistes » capables de dominer l'histoire de leur temps. Et, puisqu'ils dominent l'histoire, ils ont bien raison de l'écrire. Armand Bérard a su leur en donner l'exemple.

JEAN-BAPTISTE DUROSELLE de l'Institut