Collection Vérités et légendes

LES FRANCS-MAÇONS ET LE POUVOIR DE LA RÉVOLUTION À NOS JOURS, par Jean-André Faucher. HISTOIRE DE L'AFRIQUE DU SUD DE L'ANTIQUITÉ À NOS JOURS, par Bernard Lugan. LE COÛT DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, par René Sédillot. ENQUÊTE SUR LE MASSACRE DES ROMANOV, par Marina Grey. ENQUÊTE SUR L'ÉCHEC DE VARENNES, par Michel de Lombarès. LE SABORDAGE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS PLON

Jean Moulin, une vie, 1980.

EN PRÉPARATION Le « Parlement » de Pétain. La nature du mal - essai. La psychologie de la soumission chez l'homme politique. HENRI CALEF

LE SABORDAGE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

Collection Vérités et Légendes

Librairie Académique Perrin 8, rue Garancière Si vous désirez être tenu au courant des publications de la LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN, vous pouvez nous écrire (8, rue Garancière, 75006 PARIS), pour demander notre catalogue. Il vous sera adressé gratuitement.

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© Librairie Académique Perrin, 1988 ISBN : 2-262-00519-2 ISSN 0981-7859 Vous ne pouvez ignorer les parlementaires, vous aurez dans beaucoup de cas à les appeler auprès de vous... (Instructions confidentielles aux Commis- saires de la République 1944.)

Qu'il y ait un danger de la vérité, j'en conviens. Est-ce une raison pour la fuir en le fuyant? Maurice CLAVEL

Mais je voulais comprendre : comment ces gens avaient-ils fait pour composer avec le régime meurtrier qui était le leur? Elie WIESEL Vous pouvez tromper tout le monde quel- que temps et un peu de monde tout le temps mais vous ne pouvez pas tromper tout le monde tout le temps. Abraham LINCOLN

CHAPITRE PREMIER

L'ESPOIR TOUJOURS RECOMMENCÉ...

Le 10 mai 1940 la drôle de guerre cède la place à la vraie guerre. Le 18 mai 1940, huit jours après le début de l'offensive allemande, marquée par la violation de la neutralité de la Belgique et la terrorisation de la Hollande, le maréchal Pétain, rappelé de son ambassade de Madrid, entre dans le gouvernement de la République en qualité de ministre d'État. Il apporte sa caution au conflit engagé le 3 septembre 1939 par l'Angleterre puis par la France contre l'Allemagne hitlérienne. Répudiant ses engagements internationaux, reniant sa parole, Hitler avait attaqué la Pologne. Au terme d'une campagne foudroyante, il l'avait rendue à merci, lui imposant, au surplus, une occupation impitoyable de concert avec son alliée la Russie soviétique. Le Maréchal est coutumier de visites inopinées dans la capitale. Il aimait venir se retremper dans une atmosphère de respect, d'adulation, qui lui manquait en Espagne; son dernier séjour datait d'une dizaine de jours. Il avait été reçu par , président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, le 7 mai dans la matinée. Avait-il été déjà question de son entrée dans le gouvernement ? Le lendemain 8 mai, dans l'après-midi, le général Sikorski, chef du gouvernement en exil de Pologne, lui rendait visite. Le Maréchal au cours de l'entretien s'était vivement intéressé à la réorganisation de l'armée polonaise sur le sol français. Il avait exprimé sa satisfaction pour les résultats obte- nus. C'est la troisième fois que le maréchal Pétain devient ministre de la République. Sa première apparition sur les bancs gouvernementaux s'était produite en février 1934, dans le cabinet de Gaston Doumergue, au lendemain des troubles provoqués par le déchaînement des ligues cherchant à déstabiliser le régime de la France, dans l'espoir de le remplacer par un pouvoir s'inspirant des principes politiques du fascisme mussolinien. Il avait accepté le portefeuille de la Guerre. Il avait ainsi vécu l'application des règles régissant les rapports entre responsables du pouvoir exécutif et ceux du pouvoir législatif. Il avait appris que le président du Conseil des ministres se devait de se présenter devant les représentants de la nation. Il avait constaté le devoir d'exposer un programme de gouvernement et d'obtenir la confiance du Parlement. Il avait découvert le sens de la légitimité démocratique. Pendant ses neuf mois de fonction - du 9 février au 8 novembre 1934 - il avait eu toute liberté d'appliquer ses conceptions et de mettre en place la réorganisation de l'armée, tant au point de vue des effectifs qu'à celui du matériel. Le 28 juin 1934, au Sénat, il rendait hommage public au travail parlementaire : « Je suis frappé des soins et de la conscience que l'on apporte dans cette enceinte à l'étude des problèmes de la défense nationale et de la compétence technique des orateurs. » Pour sa seconde expérience ministérielle, il s'était fourvoyé dans l'aventure gouvernementale de Fernand Bouisson, d'une durée éphémère - trois jours -, du 1 au 4 juin 1935. Il se retrouvait en compagnie de , , Joseph Caillaux, Louis Rollin, Ludovic-Oscar Frossard, Georges Mandel, et aussi d'Édouard Herriot. Ces hommes avec qui il partageait la quête des suffrages des députés étaient tous des parlementaires éprouvés, dont il connaissait la carrière. Entrer dans une équipe ministérielle c'est reconnaître la valeur de ses équipiers; c'est, pour le moins, adhérer à certaines de leurs idées. Quelles raisons expliquaient sa présence? Visait-il, bien qu'il s'en défendît, la présidence de la République dont le renouvelle- ment de titulaire s'annonçait à l'horizon de la vie politique intérieure de la France ? A-t-il été sensible à la séduction et à l'habilité manœuvrière de Pierre Laval ? Mais alors, comment ne pas s'étonner de son absence dans le cabinet du même Pierre Laval du 7 juin 1935? Quels arguments lui avait-on fait valoir pour emporter son acceptation ? Le maréchal Pétain avait surpris les arcanes de la vie parle- mentaire. Il s'était plié aux impératifs et aux exigences, parfois aux caprices et aux humeurs des députés et sénateurs. Il a bénéficié de leur part d'une considération toute particulière. Respect et égards avaient été réservés à ses titres de gloire. Il devait cette faveur au fait que la majorité des parlementaires étaient des combattants de la guerre 1914-1918, lorsqu'ils n'avaient pas directement servi sous ses ordres dans les unités qui s'étaient illustrées puis épuisées dans la résistance absolue aux « boches ». Le jour de son entrée officielle dans le gouvernement de Paul Reynaud, sur le front des opérations militaires, « l'intérêt se concentre toujours dans la région centrale du front où l'ennemi pousse son exploitation en flèche avec son audace qui bouleverse toutes les prévisions de l'état-major français 1 ». Ce même 18 mai 1940 le général Weygand, alerté par Paul Reynaud depuis la veille, quitte Beyrouth où il exerce le com- mandement en chef des armées d'Orient, pour se voir investi du commandement général des Armées alliées en remplacement du général Gamelin. Le général Weygand avait, le 2 avril, fait une déclaration au Journal de Genève, disant notamment : « Nous devons être prêts à toute éventualité. » Le 4 avril, il avait rendu visite au général polonais Sikorski et avait eu avec lui un « entretien prolongé ». A peine arrivé à Paris, le général Weygand se rend auprès du maréchal Pétain pour une réunion de « réflexion ». Leur unisson, à ce moment, s'ancre sur deux positions de base, l'une d'ordre militaire, l'autre d'ordre historique. La première consiste à s'ériger en arbitres dans le conflit qui oppose, en pleine bataille et à un moment où se joue peut-être le destin du pays, le commandant en chef des armées du nord-est, le général Georges, au commandant en chef des armées alliées, le général Gamelin. Dans leur esprit le choix est déjà fait : ils sont décidés à se prononcer en faveur de Georges. La seconde se traduit par la recherche des points de « concor-

1. Lyet, la Bataille de France, Payot, p. 68. dance » avec les événements de la Première Guerre mondiale, pour trouver des raisons d'espoir. Pour tous deux, les leçons du passé doivent éclairer et guider l'action présente. Mais une intervention miraculeuse ne pallie pas les faiblesses d'une doc- trine militaire. Au lieu d'opposer à la ruée nazie un sursaut de volonté, la France cherche la solution dans le changement de maître d'œuvre de sa défense nationale, sans même se concerter avec son alliée. Les annales glorieuses de la guerre précédente servent de support à la foi des Français dans la puissance de leur armée. Cette foi est entretenue par une presse quasi unanime. Le cri de lors du défilé du 14 juillet 1938 aux Champs- Élysées : - Cette armée est imbattable! résonne dans toutes les mémoires avec d'autant plus d'écho que l'homme d'État anglais est devenu Premier ministre. A cette expression admirative s'est ajoutée l'appréciation de l'ambassadeur Phipps : - En Allemagne j'ai vu des parades. Ici je vois une force. Elle est morale autant que matérielle. Personne n'en aura raison. » Ces deux opinions ont été exprimées devant le maréchal Pétain, leur voisin sur l'estrade officielle d'où ils assistaient au spectacle triomphal donné par l'armée française. Stupéfaits par les premiers revers de leur armée prestigieuse, les Français retrouvent l'apaisement en apprenant que, dans la pleine possession de ses responsabilités, le chef du gouvernement Paul Reynaud a appelé à ses côtés les deux hommes considérés comme les plus aptes à redresser la situation et à élaborer la tactique qui doit repousser les armées hitlériennes. Tout le monde est per- suadé que les effondrements survenus en Europe centrale et celui de la Pologne ne se répéteront pas; que la France ne sera pas la neuvième nation à tomber sous le joug nazi 1 Simultanément, des dispositions sont prises ce 18 mai 1940 pour mettre un frein au travail sournois de désagrégation qui s'effectue dans le domaine de la politique intérieure. Georges

1. Autriche : mars 1938 - Tchécoslovaquie : mars 1939 - Pologne : septembre 1939 - Norvège et Danemark : avril 1940 - Hollande, Belgique, Luxembourg : mai 1940. Mandel - jouissant d'un prestige de même facture sinon de même épanouissement que celui des deux chefs militaires - est nommé au poste clef de ministre de l'Intérieur. Se joignant au concert d'actions de grâces accueillant les mesures gouvernementales, l'amiral de la Flotte Darlan lance un ordre du jour éclatant à la Marine française, à ce qu'il prétend, dans son for intérieur, être SA marine : « Je sais que je peux compter sur vous pour que la marine française, fidèle à ses vieilles traditions de courage et de patrio- tisme, assure, en collaboration étroite avec la marine britannique, le succès de nos armes sur mer et en coopération avec les armées alliées, le triomphe de notre cause qui est celle de la civilisa- tion. » Les débordements triomphalistes de la presse française anesthé- sient les inquiétudes de l'opinion. L'hebdomadaire Gringoire, le 23 mai, imprime en page fronta- le, en caractères d'affiche : « Confiance en vos chefs! La France ne peut pas mourir. Vive la France. » Proclamation flanquée de deux dessins représentant à gauche le général Weygand, à droite le maréchal Pétain, et en seconde page un dessin de Georges Mandel souligné par la légende : « M. Georges Mandel sur qui le pays compte pour anéantir la cinquième colonne. » Le député de la Gironde Philippe Henriot publie un article où il laisse sa mauvaise conscience délirer. Ce délire le conduit à laisser remonter à la surface d'étranges relents : « L'homme de la rue que l'on croisait après que les postes de radio lui avaient transmis ses paroles (celles de Paul Reynaud à la tribune du Sénat) se louait en dépit de son émotion angoissée de cette franchise brutale : " La France, disait naguère le maréchal Pétain, est un pays qui a le droit de savoir la vérité. " Cette vérité, elle la sait. Certains de ses enfants la découvrent tardivement. Ils sortent tout à coup à demi hébétés du rêve optimiste où les avait plongés le culte des chimères. D'autres, plus clairvoyants, se désolent d'avoir en vain tenté d'ouvrir les yeux obstinément fermés. » Quant à Raymond Recouly, potiche du même hebdomadaire, il proclame : « Nous représentons - et chacun dans les deux hémisphères le sait bien - le dernier bastion des libertés, de l'indépendance politique dans le monde... la victoire nous la remporterons. Nous le devons et nous le pouvons. Il faut aujourd'hui, plus que jamais, se rappeler le mot légendaire du maréchal, le grand vainqueur de la dernière guerre " une bataille perdue est une bataille qu'on croit perdue " » Deux chefs prestigieux prennent donc en main le destin de la France. Ils le font en toute connaissance de la situation. Ils ne se préoccupent pas de politique, affirment-ils, uniquement de la recherche de la victoire. Pourtant, curieusement, le maréchal Pétain passe le principal de son temps à consulter ou à écouter des hommes politiques ou des professeurs de législation politique dont le plus retors est Raphaël Alibert, grand ami de Jacques Bardoux, sénateur du Puy-de-Dôme, qui avait écrit : « Personne ne voit, personne ne veut voir, que l'heure est venue de cesser le jeu des partis et de confier le pouvoir à Pétain2. » Il se produit une cristallisation politique autour d'un homme de quatre-vingt-quatre ans qui vient de refuser le portefeuille de la Guerre et de la Défense nationale, charge contraignante, évidem- ment trop lourde, pour celui plus indépendant, plus autonome, de vice-président du Conseil. Il peut ainsi distribuer son temps entre le bureau du président du Conseil et le sien, aux Invalides. Dans le premier, il est présent à toutes les visites du nouveau généra- lissime rendant compte du développement de la situation militai- re, de ses décisions et de ses contacts avec les principaux responsables des théâtres d'opérations. Il écoute le récit de la rencontre à Ypres, le 21 mai, avec le roi des Belges Léopold, au cours de laquelle rien n'a été dissimulé de la gravité de la situation. Le général tempère sa description en exposant le plan d'action qu'il a arrêté. Ce plan a soulevé de sérieuses réserves du général belge Van Overstraeten, chef du cabinet militaire du roi. Dans le second bureau, le maréchal-vice-président reçoit les hommes politiques auxquels il accorde attention - une attention épisodique. Un de ces proches occasionnels constate avec admi- ration «la prodigieuse et prestigieuse sérénité du maréchal! Peu de précisions, des impressions! Il n'a pas de doute sur 1. Le général de Gaulle déclarera sur les ondes de Londres le 24 juin suivant : « Il faut qu'il y ait un idéal. Il faut qu'il y ait une espérance. Il faut que quelque part brille et brûle la flamme de la résistance française. » 2. L'Ordre nouveau face au communisme et au racisme, Hachette, 1939. l'issue. Il faut agir comme si l'action était encore efficace 1 » Le 22 mai, les membres de la commission de l'Armée du Sénat se réunissent sous la présidence de Daniel Vincent, sénateur du Nord. Au même moment, le nord de la France devient champ de bataille et ploie sous les assauts furieux des unités hitlériennes. Ils sont là vingt-deux hommes, presque tous anciens combat- tants de la Première Guerre mondiale. Ils savent la portée des revers que peuvent connaître des armées. Mais, confrontés à leur propre expérience, confortés par elle, ils demeurent confiants dans la victoire. Ils abordent avec discernement l'examen de la situation. Ils constatent que « l'homme qui est à la tête de l'armée française donne une impression d'activité, de lucidité, de posses- sion de soi à quoi se reconnaît un vrai chef ». « C'est là, ajoute le président, un élément possible d'heureux succès », mais une voix vindicative s'élève, celle du sénateur de Seine-et-Oise Charles Reibel. Il pense « que le jour viendra de rechercher les responsa- bilités », il ne précise pas le sens qu'il donne à ce mot ambigu qui porte en lui des menaces de tous ordres. Un autre commissaire emboîte le pas et s'exprime dans le même sens, Jean Fabry, ancien ministre de la Guerre, candidat malheureux dans une circonscrip- tion parisienne aux élections législatives de 1936, battu par Lucien Bossoutrot, aviateur prestigieux, porté à la présidence de la Commission aéronautique de la Chambre des Députés. Jean Fabry a pour particularité de faire précéder son nom de son grade de colonel, ce qui lui confère une certaine réputation d'expert en matière militaire. Mettant à profit tous les avantages du régime parlementaire et républicain, il s'est fait élire, après son échec à Paris, sénateur du Doubs. Il a, en 1939, voté les pleins pouvoirs à Edouard Daladier pour la durée des hostilités. Le 2 septembre 1939 il a, comme l'unanimité de ses collègues, voté pour la proclamation de l'état de guerre et applaudi aux propos du président du Sénat Jules Jeanneney déclarant : - Vous avez, mes chers collègues, juste fierté du scrutin que je viens de proclamer De toute la foi patriotique qui nous est

1. A. de Monzie, Ci-devant, Flammarion, 1941, p. 239. 2. Voici les résultats du scrutin proclamés : nombre de votants 310 majorité absolue type="BWD" Pour 310 Contre 0 commune, je salue notre unanimité. N'est-ce pas l'âme même de la France qui s'y est exprimée... Un forfait nouveau contre l'humanité vient d'être entrepris. La discussion révèle la densité de la sourde inquiétude qui étreint les commissaires. Le sénateur Jacques de Chammard, de la Corrèze, intervient. Son corps porte la marque de trois blessures reçues sur le front de guerre. Il arbore le ruban de la - avec sept citations - et celui de la Légion d'honneur. Radical-socialiste convaincu, élu député en 1924 sur la liste d'Henri Queuille, ce qui lui confère une réputation inaltérable de républicanisme, il a « une conscience aiguë de sa dignité et de son rôle de parlemen- taire 1 ». Il dévoile de troublantes vérités. Il parle des effroyables pertes de matériel - avions, tanks, etc. -, il s'émeut des lacunes graves apparues dans le comportement de l'administration préfec- torale, dont la discipline défaillante contribue au développement d'un climat d'épouvante à l'approche des avant-gardes de l'enne- mi. Il dénonce enfin l'impuissance de la réaction française face aux entreprises téméraires de l'aviation nazie se permettant, comme elle l'a fait à Tulle, ville dont il est le maire et où se trouve une manufacture d'armes « de venir trois jours de suite, prendre des photographies et repérer leurs objectifs ». Henry Benazet parle de situation similaire à Châteauroux. Camille Rolland mentionne le bombardement de l'aérodrome lyonnais de Bron où « plusieurs vagues successives d'avions allemands ont pu venir sans être inquiétés par la chasse française; les officiers étaient absents et les pilotes logés en ville ». Si aucun des membres de la commission n'exprime entière- ment sa pensée, ils sont unanimes à dire que la position du pays semble être celle d'un navire qui prend eau de toutes parts. Mais une commission, serait-ce celle de l'Armée, peut formuler des remarques, exprimer des avertissements, alerter l'attention du gouvernement, elle ne peut interpeller celui-ci. C'est ce que n'ont pas pris part au vote 2 - Albertin (Hérault) - Sclafer (Charente-Inférieure) absents 3 - Le Pelletier (Mayenne) - Henry Elby (Pas-de-Calais) - Auguste Potié (Nord) - décédé non remplacé. 1. Suzy Bourliaguet : « En Corrèze les hommes de la Troisième République », Limousin magazine n° 191, février 1978. traduit l'ordre du jour par lequel s'achèvent ses délibérations : « Considérant que l'heure est à l'action unanime et totale, sûre du destin de la Patrie, [la Commission] salue les soldats de la France, fait une absolue confiance au Gouvernement et au Commande- ment pour défendre le Pays avec une indomptable énergie contre l'ennemi à l'extérieur et les ennemis de l'intérieur. » Les commissaires reçoivent, sans l'avoir sollicité, l'appui d'un hebdomadaire connu pour ses prises de position nationalistes et antidémocratiques : « Nous avons souvent affirmé ici... que la France devrait d'abord se donner un commandement gouvernemental où dominerait ouvertement la primauté du militaire sur l'esprit de l'électoral et de l'administratif », ajoutant : « La personnalité du maréchal Pétain imprimera certainement aux décisions ministérielles le caractère qu'elles doivent avoir dans la période grave que nous traversons... Le peuple et les chefs qui ont gagné la Marne et Verdun l'emporteront finalement. » Le surlendemain 24 mai 1940, c'est au tour de la commission des Affaires étrangères du Sénat de se réunir. Ils sont vingt-cinq notables, comptant parmi eux un ancien président de la Républi- que (), trois anciens présidents du Conseil, nombre d'anciens ministres, d'anciens ambassadeurs et des hom- mes dévoués à la chose publique, tous républicains déclarés, soucieux du prestige et de l'avenir de leur pays. Trois d'entre eux ont assisté à la séance de la commission de l'Armée : MM. Paul- Boncour, Charles Reibel et René Besnard. Ils écoutent leur président, Henry Bérenger, dont les plus éminentes personnalités de la politique, de l'économie, de la diplomatie, de la presse, du gouvernement - Georges Bonnet, Charles Pomaret - avaient célébré, le 14 décembre 1938, le jubilé de sa vie parlementaire Presque tous font preuve de maîtrise. Leur calme n'est pas indifférence. A l'égal de leurs concitoyens, le doute ne les a pas contaminés.

La ligne de partage entre eux passe par leur conception

1. Choc, article de G. K. Guillaume : « Tous, sans réserve », 23 mai 1940. 2. Une plaquette, éditée par le Comité des 500 amis de Henry Bérenger, donnera la liste complète de ceux-ci et reproduira les allocutions prononcées au banquet. respective du rôle de l'État. La question du régime républicain ne fait l'objet d'aucune contestation. C'est le choix des hommes au pouvoir qui les divise, sans toutefois les dresser dans un combat inopportun. Il en est ainsi de deux hommes que tout sépare politiquement. Les épreuves vont les unir dans l'adversité, sans pourtant créer leur unisson : Milliès-Lacroix sénateur des Landes, Paul Fleurot sénateur de la Seine. Le premier, conservateur, taxé homme de droite, est considéré comme réactionnaire. Le second, « très attaché aux idées de progrès et de justice sociale », homme de gauche, est tenu pour subversif. Milliès-Lacroix se félicite de la venue de Pétain au gouverne- ment parce qu'il est l'homme qui maintiendrait la France sur le chemin de la gloire et de l'honneur. Il connaîtra le choc douloureux d'une réalité qu'il n'avait pas assez d'imagination pour prévoir. Il répudiera très vite certains concepts avancés par la Révolution nationale, transgressera les réglementations d'excep- tion édictées avec l'assentiment du Maréchal, par son délégué aux Affaires juives, aidera des amis à se soustraire à des mesures que sa conscience réprouve. Arrêté, emprisonné au fort de Hâ à Bor- deaux, maintenu au secret pendant de longs mois, il sera refoulé en zone non occupée et deviendra un des chaînons d'une organisation d'évasion de France. Paul Fleurot est un ancien journaliste de la presse républicaine. Combattant de la Première Guerre mondiale au cours de laquelle il fut volontaire dans l'armée d'Orient commandée par le général Sarrail, il est fait, en 1919, commandeur de la Légion d'honneur par le maréchal Lyautey. Il a, déjà, refusé d'accorder les pleins pouvoirs à Édouard Daladier. Il ne les reconnaîtra pas à Pétain Arrêté dès 1941, un tribunal militaire allemand le condamnera à la prison. Clairvaux, Fresnes, Dijon marqueront les étapes de la répression exercée à son encontre pour sa participation à la Résistance.

1. Il signait le 14 juillet 1935 le « Serment du Rassemblement antifasciste » dont la formule était la suivante : « Nous faisons le serment de rester unis pour défendre la Démocratie, pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour mettre nos libertés hors d'atteinte du fascisme. Nous jurons, en cette journée qui fait revivre la première victoire de la République, de défendre les Libertés démocratiques conquises par le Peuple de France, de donner du pain aux Travailleurs, du travail à la Jeunesse et au monde la grande Paix Humaine. » Henry Bérenger a cru devoir convoquer les commissaires bien que le Sénat ne fût pas en session, afin de procéder à un examen de la situation. Il dit avoir rencontré par deux fois Paul Reynaud pour lui demander des explications 1 : - Il ressort de ces deux entretiens que le haut commandement n'avait pas, depuis plusieurs mois, réalisé la gravité et la nou- veauté (sic) des moyens dont l'Allemagne peut disposer... Com- ment, ai-je observé, n'a-t-on pas tenu compte des enseignements des guerres d'Espagne et de Pologne, qui étaient connus ? Il paraît qu'on en était resté à des conceptions bureaucratiques de la guerre précédente. M. Paul Reynaud juge aussi que l'action de notre diplomatie n'a pas été assez énergique ces derniers temps et c'est pour la rendre telle qu'il a changé le titulaire du Secrétariat général des Affaires étrangères Le Vatican s'était publique- ment prononcé pour la cause du droit, et la position de M. Roo- sevelt n'étant pas douteuse, j'ai exprimé notre désir d'être rensei- g sur les deux points qui restent les plus sensibles : Italie et Russie... L'Italie, actuellement, incline fortement vers la guerre dans le camp allemand... A l'égard des Soviets, vous savez que l'Angleterre ne veut pas rompre, non plus que ceux-ci, d'ailleurs; on frappera seulement les communistes à l'intérieur, ce qui est indifférent à Moscou. La France, non plus, n'a pas intérêt à une rupture... Alors, ai-je dit, que pensez-vous du rapport des forces, et où en sommes-nous du redressement français ? M. Reynaud a demandé, là aussi, que nous ne fassions pas connaître ce qui se prépare ou doit être déjà en mouvement... Le président du Conseil a confiance, il a vu Weygand à l'œuvre et approuve entièrement son programme dont il prend la responsabilité. Ce sera une des plus grandes batailles de l'histoire... par la gravité des enjeux... je veux dire que moi aussi j'ai confiance, confiance dans la France, dans l'armée, dans ses nouveaux chefs et je crois exprimer le sentiment de beaucoup d'entre nous en affirmant que quelles que soient les critiques à adresser aux uns ou aux autres,

1. La réunion précédente de la commission sénatoriale des Affaires étrangères s' était déroulée le 20 avril. Elle avait demandé à Paul Reynaud, qui était alors Président du Conseil et seulement ministre des Affaires étrangères, de venir répondre aux questions de Charles Reibel, Boivin-Champeaux, Aimé Berthod, Henry Bérenger, Marcel Plaisant et à une intervention impromptue de Pierre Laval. 2. Il a remplacé Alexis Léger (alias Saint-John Perse) par Charles-Roux. nous devons marquer notre solidarité à l'heure où le destin de la France est engagé et où il serait trop tard pour changer les chevaux. Cette communication introductive rassure. Aussitôt, Charles Reibel s'empare de la parole pour exposer le résultat de son enquête sur la corrélation des questions militaires et diplomati- ques. Dans un pamphlet publié fin 1938 1 il exprimait les plus sérieuses réserves sur la politique du Front Populaire, se félicitant de la signature des accords de Munich et fustigeant le gouverne- ment qui pourtant était le même, mais qu'il trouvait trop autoritaire : « Nous subissons un régime parlementaire sans parlement et un régime dictatorial sans dictateur, si bien que nous accumulons les inconvénients des deux régimes sans connaître les avantages d'aucun d'eux. » Son systématisme réactionnaire apaisé, il exprime sa satisfac- tion des mesures prises par le général Weygand tendant à « couper les armées allemandes. Si cette bataille réussit, nous pouvons espérer le rétablissement de la situation... Nous pouvons avoir maintenant une confiance inébranlable dans la nouvelle organi- sation. Les Armées du Nord sont intactes, dans le Sud je crois qu'il y a des armées françaises fraîches... Tout pesé, aujourd'hui nous pouvons avoir une entière confiance dans l'issue des événements en cours Charles Desjardin, sénateur de l'Aisne, intervient avec l'autorité que lui donne son passé de déporté par les Allemands pendant la guerre de 1914-1918. C'est « un homme fin et sensible... qui a prouvé que le dévouement à l'esprit de liberté et à une patrie, sanctuaire de cette liberté, peut servir de support à toute une existence et fonder une indépendance qui est peut-être la plus belle forme du courage 3 ». Il faut en effet du courage pour déclarer ce 24 mai 1940, devant un aréopage où l'on compte des hommes qui ont assumé les plus hautes charges de la politique de la troisième République : - Je viens de partager le calvaire, le long calvaire, des populations

1. « Pourquoi nous avons été à deux doigts de la guerre » avec des documents inédits du maréchal Foch et du maréchal Lyautey, Arthème Fayard. 2. Compte rendu de la commission sénatoriale des Affaires étrangères, Archives du Sénat. 3. Édouard Herriot, 7 février 1951, Journal officiel, p. 861-862. qui sont envahies parce que la France a été insuffisamment armée. On a changé le personnel ministériel, on a reconnu d'incroyables fautes. Vous nous dites que nous sommes au point le plus dramatique de notre histoire, mais que la parole est à la bataille. Je sais bien qu'ici nous n'avons aucun contrôle sur la matière militaire... Je pose la question qu'on m'a posée tout au long de la route sanglante que je viens de parcourir : aucune sanction ne sera-t-elle prise contre celui qui a compromis le sort de notre pays... en ne choisissant ni les chefs ni les moyens dont dépendait la victoire ? L'allusion de Charles Desjardins vise la présence d'Édouard Daladier à la tête des Affaires étrangères du nouveau ministère. Jacques Bardoux accentue l'attaque : - Je regrette que, dans les circonstances actuelles, celui qu'il visait n'ait pas renoncé de lui-même à diriger les Affaires étrangères... Nous avons un droit : être informés et un devoir : contrôler. Pierre Laval prend alors la parole : - Le Président du Conseil a incriminé le haut commandement. Je trouve très fâcheux, quand un malheur arrive, de désigner un responsable qui n'est pas le vrai responsable. Nous sommes une démocratie, un régime parlementaire : le vrai responsable c'est le gouvernement. Nous voici dans une situation plus tragique que le pays n'en a jamais connue. L'enjeu c'est la France, c'est nous. Malgré les affirmations de la radio allemande, si nous étions vaincus, nous subirions le sort le plus rigoureux. Ceci connu, les questions de personnes, les politesses habituelles c'est périmé, il n'y a plus qu'une seule considération : chercher le salut de notre pays. Certes, nous avons confiance, nous croyons en la victoire, et nous le disons. Mais mieux vaut encore chercher les moyens de la victoire... J'aurais voulu voir Pétain chef du Gouvernement français, où d'ailleurs M. Reynaud aurait eu sa place. J'ai pensé qu'il était encore utile de faire entendre cette parole. Le Président du Conseil a dit : les personnes ne comptent pas. Ce qui compte seul, c'est la France. On change tout ce qu'il faut changer quand le sort du pays est en jeu. Que le chef de l'État comprenne son devoir : c'est la dernière minute. Le débat, cependant, se transforme en piétinement. Boivin- Champeaux, sénateur du Calvados, pose une question qui trahit l' impuissance organique dans laquelle ces hommes se trouvent : - N'y a-t-il pas une suggestion positive qui se dégage de notre débat, et qui pourrait être transmise au chef du gouvernement? Celle du choix du ministre des Affaires étrangères? Mais le président de la commission Henry Bérenger soulève la question des attributions : - La Commission peut-elle intervenir dans le choix des minis- tres 1 Pendant que délibèrent les sénateurs, le président Paul Rey- naud reçoit une note apportée par l'ambassadeur d'Angleterre sir Ronald Campbell faisant état des manquements dans la collabo- ration entre commandements français et anglais. Ils s'ajoutent aux frictions survenues à l'échelon le plus élevé entre le généralissime et le général Gort, commandant les unités britanniques présentes sur le front continental. Dans la nuit du 24 au 25 mai, la situation militaire s'aggrave. Le général Weygand, dans un télégramme au général Blanchard, dit : « Nous n'ignorons rien de la situation. Vous demeurerez seul juge des décisions à prendre pour sauver ce qui peut être sauvé et avant tout l'honneur des drapeaux dont vous êtes le gardien » Le général Blanchard l'avait informé du repli des unités franco-anglaises placées sous son commandement. Le 25 mai, à 19 heures, sous la présidence d'Albert Lebrun se réunit à l'Élysée le comité de guerre de la France. Sont présents les plus hauts personnages civils et militaires du pays, MM. Paul Reynaud, Campinchi, Laurent-Eynac, Louis Rollin, le maréchal Pétain, ministres, les généraux Weygand, Villemin, Buhrer, l'amiral Darlan. Il doit entendre un exposé présenté par le nouveau généralissime qui a eu la faculté d'inspecter l'ensemble des fronts d'opérations, sur les grandes lignes du plan imaginé pour arrêter l'avance victorieuse des troupes nazies, afin de traduire dans les faits l'apostrophe resurgie dans toutes les mémoires françaises dès l'annonce de sa nomination, lancée moins d'un an auparavant à Lille, le 2 juillet 1939 : 1. Paul Reynaud dans La France a sauvé l'Europe, t. II, interprète la discussion des sénateurs d'une façon différente. Il écrit : « Henry Bérenger était venu me dire officiellement que sa commission, unanime, se refusait à entretenir désormais aucun rapport avec Daladier, dont j'étais donc obligé de me séparer (p. 261). » On peut penser que le p.-v. de la séance de la commission est plus fiable que ne le sont les interprétations relatées dans des souvenirs-plaidoyers. 2. Gl Weygand : Rappelé au service p. 121. n 2. - L'armée française a une valeur plus grande qu'à aucun moment de son histoire. Personne chez nous ne désire la guerre mais j'apprends que l'on nous oblige à gagner une nouvelle guerre, on n'a qu'à la déclarer 1 Au sein de ce comité où les hommes politiques présents n'attendent pas des redondances destinées à une opinion crédule mais un tableau réel des faits, le général Weygand déclare : - J'ai le devoir d'envisager le pire, c'est-à-dire ce qui se produirait si nous ne disposions plus des troupes qui constituent le groupe d'armée du Nord. J'ai envisagé cette hypothèse dans mes conver- sations avec le Président du Conseil. Avertissement peu encourageant! La maîtrise d'exposition, la formulation élégante sinon académique, l'autorité que lui confère son auréole de proche collaborateur du maréchal Foch forcent l'attention. Mais sa conclusion provoque la surprise lorsqu'il dit: - La France a compris l'immense erreur d'entrer en guerre en n'ayant ni le matériel qu'il fallait ni la doctrine militaire qu'il fallait. Comme le généralissime se pique de moralisme et même de prophétisme, il ajoute : - Il est probable qu'elle devra payer cher cette coupable imprudence Aucun politique ne relève le propos! Afin que sa pensée ne puisse subir l'outrage d'une interpréta- tion déformée, le généralissime parachève le sens de sa déclara- tion : - On ne doit penser qu'au relèvement du pays et le courage avec lequel il sera défendu sera un élément décisif de son redressement futur. Le président de la République soulève aussitôt la question d'une « paix séparée », rappelant toutefois l'existence d'engage-

1. Sans être textuel, le propos, sous cette forme, a été authentifié et certifié conforme à son esprit par le général Weygand lui-même (Actes du Procès du maréchal Pétain, audience du 31 juillet 1945). Par ailleurs, n'y a-t-il pas lieu de trouver la formulation pour le moins équivoque ? « On n'a qu'à la déclarer » veut-il signifier « on n'a qu'à nous la déclarer » ou bien « déclarons-la » ? Cependant, la première partie de la phrase demeure dans toute sa force conquérante. 2. C'est, là encore, une de ces formulations équivoques dans lesquelles un homme se réfugie afin de ménager l'avenir. ments interdisant une telle extrémité. Si le général Weygand comprend parfaitement la préoccupation ainsi traduite, «... le maréchal Pétain se demande s'il y a réciprocité complète de devoirs entre la France et l'Angleterre ». Avare de paroles depuis son entrée au gouvernement - six jours -, c'est presque la première fois que le maréchal s'exprime. Une voix dénonce et rejette l'idée qui chemine un peu trop à l'aise dans l'esprit des militaires; celle de César Campinchi, ministre de la Marine de guerre, homme de haute probité, doté d'un courage civique et intellectuel incontestable, républicain infaillible, tenace et efficace artisan de l'épanouissement de la Marine nationale. Il a, le 5 février précédent, déclaré : « Nous connaîtrons des heures pénibles, graves peut-être, mais l'issue du duel gigantesque dont dépend la civilisation occidentale n'est pas douteuse. L'Allemagne sera vaincue et son orgueil, sa cruauté, son mépris des valeurs morales seront châtiés » Il repousse jusqu'à l'allusion à une désolidarisation de l'alliée britannique. Il se déclare en désaccord avec certaines opinions du maréchal Pétain Cependant, le généralissime ne démord pas de l'idée essentielle inscrite en filigrane de son exposé et qu'il finit par expliciter : - Il faut conserver le moyen de tenir le pays en ordre. Quels troubles ne se produiraient pas si les dernières forces organisées, c'est-à-dire l'armée, venaient à être détruites? Les préoccupations politiques se dévoilent. L'ordre dans le pays, que rien ne menace, relève de l'autorité du ministre de l'Inté- rieur - on sait avec quel soulagement unanime a été accueillie la nomination de Georges Mandel à cette charge -, nullement de celle du responsable de la conduite des opérations militaires. Comme tant de réunions précédentes, ce comité de guerre se sépare dans l'indécision. Il a, au surplus, été laissé dans l'igno- rance de l'occupation par les Allemands, le jour même, de Boulogne-sur-Mer.

1. Conférence faite à l'Université des Annales. Citée par M. André Vallat dans son article de la Revue maritime, septembre 1945, p. 627. 2. Le compte rendu de la séance du Comité a été rédigé par son secrétaire Paul Baudoin. Ce texte s'est revélé entaché d'erreurs fondamentales. Louis Rollin, devant la Commission d'enquête parlementaire, s'indignera et accusera P. Baudoin d'avoir tronqué les propos de C. Campinchi dont il défendra avec vigueur la mémoire (audition du 28 juillet 1949). Albert Lebrun exprimera ses Le 27 mai, alerté par un télégramme du général Champon, le général Weygand informe Paul Reynaud et le maréchal Pétain de l'imminence d'un événement susceptible de bouleverser les don- nées de la guerre : l'armée belge se disposerait à renoncer à la lutte. Le roi Léopold, se solidarisant avec le sort de ses troupes, serait décidé à rester sur le sol national, refusant de suivre le conseil de ses ministres de se rendre en Angleterre pour poursui- vre la lutte 1 La nouvelle ne suprend pas Paul Reynaud qui sait que le roi des Belges a, dans la journée, envoyé un parlementaire auprès du commandement allemand. Il convoque, en pleine nuit, les minis- tres belges repliés sur le sol français, MM. Pierlot et Paul-Henri S pour leur signifier avec une froide colère sa décision de stigmatiser dès le lendemain, sur les ondes radiophoniques, le comportement de leur souverain. C'est avec l'assentiment de ses ministres civils et des deux chefs militaires prestigieux que Paul Reynaud annonce aux Français, en termes vifs où le mépris s'insinue à travers le blâme, la décision du roi des Belges de capituler sans en avoir référé à ses alliés accourus à son secours. Jean Giraudoux fera, quelques jours plus tard l'exégèse suivante : « Il n'est qu'une trahison : le doute dans le triomphe final de sa cause. A partir de l'heure où cette foi est ébranlée, on est un traître. L'éclat jeté la semaine dernière sur un roi qui trahit ne doit pas nous faire illusion sur ce point... Il nous donne l'image d'Épinal de la trahison pour les écoles de l'ère future. » Cette condamnation sans appel, prononcée par un des esprits les plus dispos de la réflexion contemporaine, était précédée de celle de l'académicien André Chaumeix qui, au terme de son analyse consacrée à la capitulation, faisait tomber son couperet : « C'est une félonie. » Cet écrivain, personnage protéiforme et folliculaire, gravite dans l'orbite du maréchal Pétain, son intime confrère, qui pour- tant quelques mois plus tard déclarera à un journaliste flamand : réserves, déclarant n'avoir jamais reçu communication dudit texte. Paul Rey- naud, enfin, mentionnera, lui aussi, les « inexactitudes » et affirmera n'en avoir Pas eu connaissance. 1. P.-H. Spaak : Combats inachevés, t. I, Fayard, p. 97-102. 2. « Sur une trahison », Figaro du 3 juin 1940. 3. Article reproduit par le Petit Parisien du 10 octobre 1941. «Je tiens à affirmer que l'honneur et la droiture du roi Léopold III ne sont pas amoindris par les événements de mai 1940. Je lui ai sans cesse conservé mon estime et mon amitié... Le roi Léopold a sauvé l'honneur de son pays... La Belgique et son roi sont moralement inattaquables. Le déplorable malaise qui est né de ces circonstances tragiques doit être considéré comme complètement dissipé. » En cette circonstance, la violence extrême est l'apanage du commentateur de Gringoire Henri Béraud dont la plume polémi- que, abandonnée à elle-même, atteint le niveau de l'anathème : « Si le maître de l'Allemagne avait une âme de soldat, ce serait par une salve de douze balles que s'achèverait l'odyssée du roi déserteur... Au bourreau de son peuple le lâche tendra la main; et l'homme à la petite moustache prendra cette main qui signe l'acte le plus dégradant de l'histoire... Dans les espoirs du traître, de son nouveau maître et de leurs amis, elle (la trahison) devait mettre hors de combat l'Armée poignardée et qui sait? peut-être abattre une fois pour toutes cette France intrépide et coriace qui, d'un bout à l'autre de son histoire, n'a jamais succombé que par trahison. » On retrouve dans cette virulence le même tragique que dans l'affaire Salengro. Ici comme alors, autant en emporte le vent de l'actualité! Les cyniques ont cette chance de bénéficier de la faculté d'oubli de leurs lecteurs. Au surplus, la France est « un pays libre » composé de « défenseurs d'une juste cause » et les Français « savent qu'à cette guerre, il n'y a d'autre issue que la défaite des hommes de proie ». Le trouble provoqué par la défection de l'armée belge, l'inquié- tude nouvelle qui vient de poindre du côté de la mer du Nord à Dunkerque détournent l'attention des premiers deuils dans le monde parlementaire. Félix Gras, député de la Mayenne, membre du groupe de la Fédération républicaine, parti conduit au Parlement par Louis Marin, récemment décoré de la Croix de guerre, vient de faire à la France don de sa personne en tombant à la tête de son groupe franc en avant des lignes. Il était parti comme volontaire. Ancien professeur à la Sorbonne, spécialiste des questions internationales, c'était un homme d'une grande probité, « passionné pour la défense du bien public... vivement préoccupé du sort de ses soldats, de ses " petits gars " comme il disait, qu'il entraînait dans les missions les plus périlleuses. Il s'était voué lui-même au sacrifice 1 ». Léon Blum, le 27 mai, lui rend un émouvant hommage : « J'ai appris avec une profonde tristesse la mort de Félix Gras. J'entends encore le discours qu'il prononça à l'un des derniers comités secrets. Revenu du front pour quelques heures il avait ému et saisi la Chambre entière en faisant vivre devant elle l'existence, le travail, les dangers de nos avant-postes... Je m'in- cline devant sa tombe » Un autre parlementaire, socialiste, fera également le don de sa personne à la France dans la nasse de Dunkerque : Léo Lagrange, ancien sous-secrétaire d'État, chargé de l'organisation des Loisirs et des Sports dans le ministère de Léon Blum, est tué. Sa mort ne sera connue que plusieurs semaines plus tard. Le comportement héroïque des représentants du peuple est à l'image de celui de leurs électeurs; leur sacrifice à l'égal de celui de la population française. D'autres élus, d'autres politiques, édiles municipaux, accom- plissent leur devoir en demeurant auprès de leurs concitoyens. Nombreux, aussi, ceux qui font leur devoir dans les unités combattantes. Tel Emile Fouchard, député de Chelles (Seine- et-Marne), refusant de bénéficier de la circulaire dégageant certains parlementaires de l'astreinte militaire, père de trois enfants, emprisonné pendant vingt-sept jours à la Santé à la suite des décrets Édouard Daladier relatifs aux positions prises par les députés communistes à l'égard du pacte germano-soviétique. Bénéficiaire d'un non-lieu, il partait le 11 novembre 1939 pour passer sur le front tout l'hiver au 621 régiment de pionniers. Il se retrouvera, le 25 juin 1940, à Saint-Justin dans les Landes, avec son unité. Tel Gustave Saussot, député de la Dordogne. Celui-ci, dès le 25 août 1939, avait demandé au cours d'une réunion du groupe communiste la constitution d'une délégation chargée de deman- der des explications sur le pacte Staline-Hitler à l'ambassade des Soviets à Paris. Son initiative avait été étouffée Il avait

1. Édouard Herriot, hommage prononcé le 9 juillet 1940, Journal officiel du 10 juillet 1940, Débats n° 42, p. 813. 2. Le Populaire. 3. Maurice Thorez, présent à la réunion, a répondu : « que ceux qui veulent y aller y aillent, moi je n'irai pas » (Témoignage à l'auteur). préféré démissionner du parti afin d'accorder son soutien au gouvernement dans son effort de guerre. Mobilisé le 3 février 1940 au camp de Nouatre en Indre-et-Loire, il est informé par son lieutenant commandant de compagnie « qu'il n'y avait pas de député au camp mais des hommes mobilisés et qu'il espérait que je ne l'obligerai pas à me le rappeler1 ». Tel, encore, Jules Fourrier, député de la Seine, fils de carrier, syndicaliste actif, mis deux fois en prison pour cette raison, animé de la plus belle foi dans le destin de l'humanité, violemment anti-Munichois, déchiré par l'annonce du pacte germano-soviéti- que, décidant le 17 septembre 1939 de rompre avec le parti qui se refuse à élever la moindre critique sur cette alliance contre nature. Mobilisé en janvier 1940, il est victime dès son incorpo- ration de répression et de sévices de la part des officiers de sa compagnie qui affichent des idées réactionnaires. Son unité se retrouvera retraitée dans le Lot, à Gramat. Tel le marquis Lionel de Moustier, député du Doubs, père de dix enfants. « Après avoir lutté sur la Sambre, à Charleroi, à Mons sur l'Escaut - et partout remporté des succès locaux - la formation de reconnaissance motorisée qu'il commandait fut envoyée devant Cambrai. Elle s'y battit trois jours sans arrêt. L'ordre de repli arrive. On fait 110 kilomètres2 d'un seul trait, sans perdre un homme, sans un traînard. Mais à Lille les Allemands débordent de toutes parts. Le groupe de reconnaissance est encerclé. Alors le commandant de Moustier réunit ses hommes. Ils sont trois cents... Il leur dit qu'ils sont invités à se rendre, que leur reddition serait parfaitement régulière mais qu'il est prêt, quant à lui, à s'échap- per avec ceux qui voudront le suivre. Personne n'hésite. Tout l'escadron fonce avec lui; dix officiers, trois cents cavaliers, à travers les lignes ennemies. Et tous ont passé » Par dizaines, les parlementaires ont exigé d'être affectés aux

1. Témoignage de M. Saussot à l'auteur. 2. A l'audience du 17 mars 1942 du procès de Riom, le marquis de Moustier précisera : « 70 kilomètres ». 3. Wladimir d'Ormesson, le Figaro, 21/22 mars 1942. 4. « Plus de cent cinquante députés sont mobilisés : les moins de quarante ans ont suivi conformément à la loi le sort de leur classe; beaucoup, parmi les plus de 40 ans, se sont engagés. Certains députés sont officiers, d'autres sous-officiers; certains sont soldats de deuxième classe. Ils se soumettent tous aux mêmes unités combattantes, ne concevant pas de tirer bénéfice de leur condition pour se soustraire à leur responsabilité nationale. Mais la clairvoyance et l'esprit d'observation ont très vite fait d'eux des témoins gênants qu'il faudra discréditer le plus rapidement - individuellement ou en bloc - afin d'annihiler leur éventuelle influence sur les témoins que commencent à devenir les Fran- çais. Les plans successifs de redressement élaborés par le nouveau généralissime se révèlent défaillants : la défaite ne s'attache pas aux seules basques du général Gamelin. Weygand en est à son tour la proie. Il ne peut empêcher la manœuvre allemande qui enferme inexorablement dans la région des ports du Pas-de-Calais des centaines de milliers de combattants français et anglais, et des quantités de matériel telles que leur perte pèsera irrémédiable- ment sur la suite des combats. Les principales villes du Nord tombent les unes après les autres. Les Alliés sont acculés dans l'impasse du réduit. Le 30 mai commence une des plus grandes prouesses du temps, l'opération d'évacuation de 339 000 hommes - 200 000 Anglais, 139 000 Français 1 - vers les côtes anglaises, au prix de sacrifices sublimes et d'un élan de solidarité de la population civile britannique traversant la Manche dans un concours d'embarca- tions les plus diverses et les plus hétéroclites pour se porter à l'aide de combattants intrépides et fiers qui refusent de se laisser capturer, luttant jusqu'à l'épuisement. Le même jour Henri Béraud, dans sa tribune habituelle, publie un de ses articles où l'inconscience le dispute à la flagornerie, consacré à « Eux » : « Le jour de gloire, quelqu'un l'a prévu. Quelqu'un l'a par avance écrit. Qui donc, ô soldats? Vous le demandez? Eh bien, c'est lui, c'est Weygand, c'est votre chef qui fut le nôtre. Voici ce que, voilà dix ans, votre général écrivait des soldats qu'il a menés à la victoire : Si la France était de nouveau menacée, ils se lèveraient comme en 1914 pour la défendre et sauraient briser l'effort de l'ennemi. Comme en 1918, ils seraient victorieux. Comme en 1919, ils obligations que les autres mobilisés et ne sollicitent point de faveurs. » La Lumière, 6 octobre 1939. Chiffres donnés dans : Maréchal Alexander, Mémoires, Pion, 1963. 2. Savoir : Pétain et Weygand. passeraient sous la voûte glorieuse. Ce jour-là, le soldat inconnu serait, nouveau Lazare, sorti de son tombeau, et c'est en saluant les restes de leur immortel ancien que les légions victorieuses de nos descendants s'engageraient dans l'allée triomphale. » Déjà, le général Weygand se préoccupe de la mise en place d'une ligne de résistance sur la Somme. Une dépêche de l'Associated Press, datée de Paris du 2 juin 1 annonce : « Reynaud a fait dimanche une visite sur le front de la Somme en compagnie du vice-président du Conseil, le maréchal Pétain et Raoul Dautry ministre de l'Armement. Un communiqué émanant de la présidence du Conseil dit " les ministres ont félicité le commandement pour l'énergie et la rapidité avec lesquelles ont été réalisées l'organisation de la défense et l'adaptation remarqua- ble aux nouvelles conditions de la guerre ". » Cette satisfaction officielle à laquelle le vainqueur de Verdun2 donne son adhésion, au moment même où les type="BWD" français se débattent dans l'enfer de feu attisé par la fureur impatiente nazie, alors qu'il ne subsiste aucun doute sur l'issue de la bataille des Flandres, trompe l'opinion publique. Nonobstant les circonstances dramatiques, la polémique ne perd pas ses droits. La presse de droite, à l'affût d'une revanche sur ceux qui lui firent vivre en 1936 la plus grande peur de son existence, met à profit la suppression de la censure politique. Elle s'ébat avec délices dans la passion partisane, prenant à partie les socialistes et plus particulièrement Léon Blum contre qui elle édifie une campagne calomnieuse. En outre, elle se met à reprocher ouvertement à l'Angleterre d'être non seulement responsable de la guerre dans laquelle la France « s'est laissé entraîner », mais de ne pas tenir ses engagements et de retenir ses forces loin des zones d'opérations. Elle élargit ses accusations en prenant pour cible la « City », c'est-à-dire la finance internationale. Tous ces courants se rejoi- gnent au point de conjonction déshonorant de l'antisémitisme et

1. Cette dépêche est publiée dans le Chicago Tribune du 3 juin. 2. Dans la Nouvelle Histoire de France illustrée Hachette, 1922, Albert Malet p. 497 titre : « Les sauveurs de Verdun », sous trois photos représentant le Gl de Castelnau, le Ml Pétain et le Gl Nivelle et il écrit (même page) : « Pourtant la victoire de Verdun, pas plus que la victoire de la Marne, n'aboutit à des résultats décisifs; c'est par ses conséquences morales surtout qu'elle fut grande. » on voit se conjuguer les imprécations de l'Action française et de Je suis partout d'une part, de l'Humanité clandestine de l'autre, de la propagande nazie enfin. Lorsque le rédacteur du Populaire, le 30 mai 1940, s'écrie « Assez! » et « Silence aux impudents! » il soulève un autre voile sur les raisons profondes du déchaînement de la haine : « Nous ne laisserons plus les ennemis du régime insulter et salir impunément les démocrates, les socialistes. » Ainsi, en plein drame de Dunkerque, en pleine crise nationale : « La Patrie est en danger ! » s'impose la nécessité d'unir dans une défense commune patrie et régime, France et République. Les problèmes qui assaillent les dirigeants de la France s'aggravent. Aux préoccupations d'ordre militaire, dont la direc- tion est laissée au général Weygand, s'ajoutent celles d'ordre international avec le sort des relations franco-italiennes. Édouard Daladier, ministre des Affaires étrangères suit la question. Il s agit, en fait, de développer une nouvelle tentative de tempori- sation à l'égard de Benito Mussolini pour dissuader l'Italie d'entrer dans la guerre. Cette question est de celles qui divisent les milieux politiques français. Pierre Laval, se réclamant d'une amitié scellée avec le dictateur italien lors de sa visite de janvier 1935, prétend détenir une sorte de préséance et de primauté sur tout ce qui concerne la pensée intime du Duce et, de ce fait, être le seul capable d'exercer une influence sur ses décisions. C'est Pourquoi il se considère personnellement agressé par la politique du gouvernement depuis l'accession au pouvoir du Front Popu- l qu'il accuse obstinément d'avoir précipité le dictateur italien dans les bras du dictateur nazi. Il a ressenti comme une injure à son endroit l'envoi à Rome, pour une mission d'information, de Paul Baudoin, et l'a dénoncée comme une insigne maladresse. Ses diatribes contre Édouard Daladier, Paul Reynaud et l'ensemble du gouvernement se sont intensifiées. En septembre 1938, au lendemain de Munich, un an avant le déclenchement des hostilités, Pierre Brossolette écrivait de lui « Lié par ses acquiescements aux projets éthiopiens du Duce, il se trouve bientôt broyé entre les exigences de son " secret " italien et 1. Edouard Daladier sera déchargé de sa fonction de ministre des Affaires étrangères le 5 juin 1940. 2. Europe nouvelle, 3 septembre 1938. celles de l'amitié franco-britannique, du système collectif indis- pensable à la sécurité française et de l'honneur tout court. De là sa tortueuse attitude à Genève... De là l'accord Hoare-Laval et la tempête de mépris qu'il souleva en Angleterre comme en Fran- ce...; de là l'orientation ouverte des sympathies de la droite française vers la dictature italienne, et, à travers elle, vers la dictature allemande; de là l'idée (particulièrement séduisante à la veille d'élections générales) d'opposer le pacifisme d'une chimé- rique doctrine de rapprochement avec les dictatures au " bellicis- me " des tenants de l'amitié franco-britannique et de la fidélité au système collectif; de là, enfin, la naissance de ce défaitisme de droite qui sera l'étonnement du siècle et dont M. Pierre Laval a directement assumé la paternité... » Portrait auquel répond celui brossé par Alfred Mallet : « D'idéologie point. Il se tient éloigné des doctrines et des systèmes. Signe des générations d'après-guerre : trop ardentes à l'action pour s'attarder à la théorie synthétique, elles ne s'arrêtent pas sur le pont, elles préfèrent se baigner dans le cours du fleuve. Il ne nourrit de préférence pour aucune nation : il regarde chacune en fonction de l'intérêt de la France, donc suivant l'opportunité du moment. » La préoccupation du moment de Pierre Laval, en cette fin de mai 1940, c'est moins le drame de Dunkerque, ou l'entrée assurée dans la guerre de l'Italie mussolinienne aux côtés de l'Allemagne nazie - il a ses informateurs - que la mise à mal du gouvernement de la France. A cet effet, il attise toutes les formes d'hostilités qui se manifestent. Plus que jamais il justifie le surnom de « sphinx » que lui ont attribué les sénateurs qui « se posent constamment cette question : que cache le sourire de Pierre Laval... Il poursuit ses plans, ses luttes, ses combinaisons doucement, doucement... Son calme même paraît offensif à certains. »

1. Alfred Mallet : La République, 31 décembre 1938. 2. Le comte Ciano relate dans son Journal politique (27 et 28 mai 1940) les péripéties de ses entrevues avec l'ambassadeur de France A. François-Poncet, notamment : « Je lui ai répondu qu'il était trop tard... » Le 1 juin il précise lui avoir dit : « le choix de Mussolini s'est fixé sur l'épée ». Les positions italiennes sont donc connues dès cette date sans aucune ambiguïté. Le gouvernement français doit être au courant. S'il ne l'est pas, c'est que se produit, quelque part sur la ligne ambassade de France-Quai d'Orsay, une coupure. 3. Le Cri de Paris, 27 août 1937, n° 2109. Il est un des rares hommes politiques - hors les membres du gouvernement et les grands responsables du parti socialiste SFIO - de quelque notoriété à ne pas emprunter le chemin du boulevard des Invalides. Mais il a suffisamment d'amis qui se chargent, si besoin est, de rappeler au Maréchal le profond respect qu'il éprouve pour le vainqueur de Verdun. Simultanément, ce dernier continue de penser que s'il est quelques parlementaires méritant son estime, Pierre Laval est du nombre; pour ce qui est des autres il compose avec eux, seraient-ils ses collègues. Ainsi, il n'a pas le 22 mai refusé l'invitation à déjeuner de Georges Mandel. Déjeuner de travail ayant pour objet de lui faire admettre une amélioration de l'organisation du maintien de l'ordre sur tout le territoire, en acceptant de se voir confier cette responsabilité. Georges Mandel s'est entendu répondre : - Un maréchal de France n'a à se mêler ni de près ni de loin d'une besogne subalterne et de routine. Le 3 juin, le maréchal rend l'invitation. La situation, on le sait, s'est aggravée. Le désastre de Dunkerque est consommé. Sur la Somme les attaques allemandes menacent de déborder. Partout ailleurs les troupes françaises battent en retraite. Ce tête-à-tête au Café de Paris a-t-il été troublé par les informations que les deux hommes détiennent? Il ne le semble pas, puisque le déjeuner n'a comme seule conséquence que l'échange des menus, rehaussés de dédicaces On ne peut dire qu'un courant de sympathie unisse les deux ministres. Leur nationalisme ne se nourrit pas à la même recherche de la primauté française. Leur conception de l'honneur diffère. Pour l'un, le maréchal, tout est subordonné à la hiérar- chisation de la France. Pour l'autre, Georges Mandel, tout part de la dignité de l'homme pour aboutir à la sauvegarde de la République française. Le premier s'identifie à la Providence. Le second se préoccupe de la protection des acquisitions du patri- moine national humain. S'ils parlent la même langue, leurs mots ne recouvrent ni le même sens ni la même étendue. Il y a de la condescendance chez l'un; de l'impatience polie chez l'autre. Le maréchal trouve normal d'être encensé et considère l'hommage comme un dû; Georges Mandel se méfie des propos flatteurs et observe les courtisans avec méfiance.

1. Georges Wormser : Georges Mandel, l'homme politique, p. 257-259, Plon. Aux yeux de Pétain, Georges Mandel porte la tache originelle de sa fidélité à la pensée de Georges Clemenceau. A ceux de Georges Mandel, Pétain subodore l'énigme et l'ambiguïté. En dépit de sa fonction, le ministre de l'Intérieur ne sait pas que le Maréchal a déjà commencé à organiser son départ de Paris et que ses officiers d'ordonnance emballent ses papiers pour les mettre en lieu sûr 1 Alors que le gouvernement se débat dans les tourments et les épreuves, alors qu'insensiblement des fissures se produisent en son sein on tente encore d'entretenir les Français dans l'espoir de l'invincibilité et de la victoire. Elie J. Bois - célèbre journaliste -, qui conservera sa dignité contrairement à d'autres de ses confrères, écrit : « Weygand c'est la victoire d'il y a vingt-deux ans. » Un autre rappelle que « L'équipe Foch-Weygand à Rethondes faisait plier les genoux de l'Allemagne », et le député de Paris, Fernand Laurent, joint sa voix au choeur : « Weygand n'a jamais perdu une bataille... Le destin veut que le sort du conflit gigantesque qui eut pour origine l'invasion de la Pologne soit réglé dans les jours qui viennent par le sauveur de la Polo- gne 3 » La France reste calme mais se sent envahir d'une inquiétude diffuse. Elle cherche des raisons de se rassurer dans les déclara- tions officielles, les ordres du jour martiaux ou les formules à l'emporte-pièce où on lui dit soit que « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », soit que « ceux qui misent sur l'Allemagne auront des surprises ». Elle ignore que, dans le même temps, la Gazette de Cologne écrit sans vergogne : « Ce qui à l'heure actuelle doit se passer dans les pays occupés, s'accomplit sous le souffle embrasé de la guerre qui écarte toute autre considération. Où le joug de fer de la guerre s'est appesanti sur les territoires occupés, les exigences militaires rendent inévi- tables des rigueurs. » L'alliée britannique fait, en revanche, une analyse réaliste de la situation. Le gouvernement anglais non seulement découvre que le nouveau généralissime n'est pas plus efficace que le précédent, 1. Charles-Roux : Cinq mois tragiques aux Affaires étrangères, p. 18-19, Plon, 1949. 2. Vendémiaire, 29 mai 1940. Article signé « Le Furet ». 3. Le Jour-Écho de Paris, 3 juin 1940. mais surprend ses véritables intentions à travers les critiques de plus en plus acerbes qu'il exprime sur la contribution à la lutte commune (tant au point de vue de la quantité qu'à celui de la qualité), critiques qui tendent à reporter sur lui une lourde part de la défection des unités armées. Si les exigences incessantes et répétées de renforts se justifient quant à la stricte application d'accords formels, elles prêtent à contestation à partir du moment où font surface les signes avant-coureurs de l'acceptation par le commandement français de la victoire de l'adversaire hitlérien. Le pouvoir politique français, inapte à procéder à un examen aussi rigoureux, se refuse à affronter la vérité de la situation. C'est pourquoi Paul Reynaud transmet à Winston Churchill les récri- minations de Weygand. Il se produit un va-et-vient de personna- lités entre les deux pays, doublé d'échanges de télégrammes, de notes, de communications dénués d'efficacité. Comme si on assistait à un dialogue de malades, chacun parlant de son mal avec conviction et bonne foi sans parvenir à s'intéresser à celui de son interlocuteur. Interpellés, les États-Unis font savoir qu'ils ne sont pas en mesure de participer à la guerre. Le président Roosevelt ne serait pas suivi par son opinion publique pour un tel engagement. L'Italie ne se prononce pas encore ouvertement. Ses atermoie- ments permettent à la fraction italophile du monde parlementaire français de croire qu'elle peut encore « éviter son entrée dans la guerre après son entrée dans l'Axe 1 », quoique le comte Ciano ait déclaré à l'ambassadeur de France « que les plus riches cadeaux ne changeraient rien ». Malgré cela : « le gouvernement français, le 30 mai remet à l'ambassadeur d'Italie une note pour le Duce constatant la menace d'un conflit franco-italien et affirmant qu'il n'existe entre les deux pays aucun litige pouvant justifier le recours aux armes et offrant à nouveau des négociations directes pour examiner un statut méditerranéen en établissant un accord définitif de sécurité avec la seule pensée d'empêcher une guerre sacrilège qui risque d'anéantir la civilisa- tion occidentale. Le Duce reste sourd. » 1. Anatole de Monzie, Ci-devant, p. 245. 2. Cette date est donnée par le sénateur Henry Bérenger lors de la réunion du 7 juin 1940. Charles-Roux, dans son livre, dit que ce fut le 31 mai. Celui qui tient ce propos, le président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères, ajoute la déclaration suivante dont on peut mesurer la gravité : « Le 1 juin, le comte Ciano fait savoir à M. François-Poncet que Mussolini aime mieux s'abstenir de toute réponse qui ne pourrait être conçue qu'en termes désagréables, que sa décision d'entrer en guerre est définitive, la date seule restant incertaine. » La commission sénatoriale de l'Armée se réunit le 31 mai. Elle entend MM. Pierre Chaumié et de La Grandière rendre compte de leur mission portant sur l'inspection des travaux de défense de la région parisienne. Ils réconfortent leurs collègues en leur annonçant que Paul Reynaud et le maréchal Pétain se sont personnellement rendus sur le terrain pour inspecter le dispositif par lequel la ligne de défense de la capitale a été mise en état de bon fonctionnement. Les deux sénateurs remarquent toutefois, pour la regretter, l'absence de contacts entre autorités militaires et autorités civiles qui auraient pourtant à collaborer. La vague de l'exode s'amplifie. Aux Hollandais, Belges, Luxembourgeois succèdent des Français du Nord et du Nord-Est fuyant ceux qu'unanimement on nomme les barbares. Il n'est personne pour considérer autrement les forces hitlérien- nes. Pour chacun mieux vaut la fuite, l'abandon de tous biens, le dépouillement même, plutôt que le joug du conquérant impitoya- ble. La survie devient l'avenir parce qu'à son terme il y a la certitude de pouvoir recommencer. Car les Français ont une foi indestructible en leur faculté de redressement. Elle est immanente à leur nature. Une maison démolie se reconstruit, un champ abandonné se recultive, des granges vidées par la rapine se réapprovisionnent. Tout un cortège d'espoirs soutient leur désarroi du moment. L'accueil reçu sur le chemin de douleur n'est pas totalement négatif, quoiqu'ils l'auraient voulu plus solidaire. Pour l'instant, dans les grappes humaines lancées sur les routes, personne n'imagine arrivé l'extrême. La rencontre de colonnes armées constitue un réconfort parce qu'elle laisse prévoir la contre-attaque qui provo- quera le miracle du redressement annoncé avec tant de persis- tance. Lorsque d'autres colonnes les dépassent, ils sont persuadés qu'elles se replient sur des positions « prévues » pour occuper de nouveaux points de résistance. Les communiqués officiels ne continuent-ils pas d'entrenir l'illusion ? Le bruit court que le général Weygand a entrepris une bataille décisive sur la Somme par laquelle les nazis seront non seulement stoppés mais repoussés et reconduits à leur ligne de départ. Quel serait l'effet produit si, au lieu de dispenser la drogue apaisante du miracle, on les informait de la réalité, si dure soit-elle; si on leur disait que, dans l'esprit du haut commande- ment, on est déjà résigné à la défaite et que l'on se bat pour l'honneur. Mais le pouvait-on? Consommée la tragédie de Dunkerque, le commandement allié sait que les Allemands ne se satisferont pas d'une victoire inachevée et qu'ils chercheront à l'obtenir, déterminante, sur le continent même. Le docteur Goebbels, ministre de la Propagande de Hitler, a prophétisé : « Paris sera pris dans la première quinzaine de juin et la paix sera signée le 1 juillet Dès le 4 juin, le général Weygand est persuadé qu'approche l'heure de vérité. Il prépare l'ordre du jour qu'il lancera le moment venu pour stimuler les courages : « conscient des sacrifi- ces que je lui (au soldat français) demanderai »... Le malaise latent qui étreint toutes les couches sociales du pays s'aggrave le 5 juin lorsque Paul Reynaud procède au remaniement de son ministère. Édouard Daladier, l'homme que la France entière a acclamé vingt mois auparavant à son retour de Munich, que le Parlement dans sa presque unanimité a soutenu huit mois plus tôt en lui accordant les crédits nécessaires pour faire face à la guerre, dépossédé de sa charge de ministre des Affaires étrangè- res, disparaît du gouvernement. Albert Sarraut, ministre de l'Intérieur, est sacrifié. Pour des motifs de dosage politique, Marcel Héraud est prié d'abandonner son portefeuille de ministre de la Santé. Et, par « mesure de salut public », Anatole de Monzie est rejeté. Le maréchal Pétain n'a jamais éprouvé de sympathie pour Edouard Daladier. Il lui a refusé sa collaboration en septembre 1939, lorsque l'idée de constituer un ministère de haute Unité nationale a été envisagée. Et, s'il a fait de Monzie son confident,

1. Le journal l'Ordre du 9 avril 1940 a publié une dépêche de Berne du 7 avril mentionnant cette déclaration. Il l'a fait précéder de l'apostrophe : « Sans blague... » il n'avait pas assez d'estime pour lui pour en faire un ami que l'on défend dans les moments d'épreuve. Bref, Édouard Daladier devient une sorte de bouc émissaire. Il n'est cependant pas le seul. L'évolution du sort des armes provoque la dénudation, si non encore la décomposition, de certaines consciences. Les refoule- ments les plus infamants, étrangement libérés, apparaissent à la surface des eaux politiques. Paul Reynaud ne réunit pas le Parlement pour expliquer les raisons du remaniement. Si l'hémicycle reste vide, en revanche il se tient dans les communs une étonnante réunion rassemblant de nombreux membres du groupe des anciens combattants parmi lesquels on compte Xavier Vallat député de l'Ardèche, Gabriel Lafaye de la Gironde, Henri Ponsard des Bouches-du-Rhône, Jean Desbons des Hautes-Pyrénées. Son président, Georges Scapini, aveugle de la Première Guerre mondiale, député de la Seine, est un membre éminent du comité France-Allemagne. Le 7 décembre 1938 il a présidé, en présence de deux ministres : Anatole de Monzie et Charles Pomaret, et d'un ancien ministre François Piétri, le déjeuner offert à von Ribbentrop ministre des Affaires étrangères du Reich en visite à Paris 1 Après un « rapide tour d'horizon » de la situation et sans manifester d'émotion particulière pour le drame qui atteint la France, ces hommes consacrent un temps précieux à disserter sur Léon Blum. Ils s'abandonnent aux plus fallacieuses spéculations. L'un laisse entendre que le chef du parti socialiste SFIO aurait fui Paris; l'autre qu'il aurait l'intention de partir pour les États-Unis avec la complicité de Paul Reynaud qui lui confierait une mission illusoire; un troisième qu'il s'est fait attribuer un passeport diplomatique pour mieux s'échapper. Ils cautionnenent, ce fai- sant, à la fois les injures épandues par certains publicistes d'extrême droite et les accusations d'une presse clandestine qui, pour être de nature différente, n'en sont pas moins indignes. Ils contribuent à renforcer la déconsidération dans laquelle on veut précipiter les députés ne partageant point les mêmes opinions

1. Ce n'est pas une des moindres singularités de la confusion des esprits qui mine le monde politique français que de préciser que ce déjeuner a été payé par le ministère des Affaires étrangères dont Georges Bonnet était le titulaire. sociales et politiques; ils ouvrent la porte à la défaite morale de la France avant qu'elle ne connaisse la défaite militaire. Car aucun d'eux ne peut ignorer la résolution du Conseil national du parti socialiste, adoptée à l'unanimité le 12 mai précédent, dont Léon Blum était le rapporteur : « Le Conseil national, réuni en un pareil moment, ne veut penser qu'à la France qui, dans la bataille engagée, joue son destin en même temps que celui de la civilisation... Il affirme sa confiance dans les destinées de la patrie, sa foi dans les valeurs humaines qu'elle représente. Il proclame la volonté du parti de participer tout entier à l'exaltation des forces françaises rassemblées pour briser l'agression, pour protéger le territoire national, pour assurer l'indépendance des peuples, pour réaliser les justes desseins de la France éternelle. » Différence d'inspiration. Différence de langage. Générosité d'un côté. Insidieuse hostilité de l'autre. Aux manœuvres des parlementaires anciens combattants, il faut opposer le don que font à leur pays d'autres élus chez qui le courage ne manque pas. Ainsi du sénateur de l'Aube Fernand Monsacré, capitaine dans l'aviation, objet d'une citation compor- tant l'attribution de la Croix de guerre; du député Jacques Masteau de la Vienne, capitaine d'état-major, blessé à la tête; de ceux, enfin, qui partagent le sort de leurs camarades de combat dans les camps improvisés de prisonniers de guerre. Le même jour - 5 juin - du confluent de l'Ailette et de l'Aisne jusqu'à la mer, les Allemands déclenchent l'offensive qui embrase le nouveau front de la Somme, dont l'issue va décider du sort du pays. Weygand a tenté d'organiser la résistance de l'armée en position de la Somme à la Meuse. Mais les défenses françaises vont être rapidement forcées. Dès avant l'engagement de cette bataille, a été prévue pour le 7 juin une réunion de la commission de l'Armée du Sénat pour entendre les explications de Paul Reynaud. La commission des Affaires étrangères a été invitée à se faire représenter par une délégation. Quarante-cinq hommes, pour la plupart anciens combattants, sont avides de recueillir de la bouche du chef du gouvernement un exposé sans fard. Nombre d'entre eux savent que quelques heures auparavant Paul Reynaud a reçu du géné- ralissime un rapport oral sur la situation militaire, qu'il a rencontré le général Héring, gouverneur militaire de Paris, et qu'il a vu le général de La Laurencie, rescapé de Dunkerque, un des derniers à avoir quitté le sol français pour y revenir par le détour de l'Angleterre. Il y a parmi eux des esprits prévenus. On les connaît par les rumeurs qu'ils laissent courir dans les couloirs du palais du Luxembourg. Censeur rigoureux, le sénateur de la Martinique Henry Leme- ry. En avril 1940, il écrivait : « Le contrôle permanent de la nation, par ses représentants, sur les affaires publiques est un bien indéniable : il n'y a qu'à considérer les bévues des dictatures pour s'en convaincre 1 », et réclamait avec insistance la réunion du Conseil supérieur de la Défense nationale. Critique du régime, il ne se prononçait pas contre lui. Ses remarques portaient sur les modifications à apporter à la Consti- tution, il ne la répudiait pas. Créateur et président de l'Union française, il s'engageait dès octobre 1938 dans une campagne pour le Salut public, lançant un appel au pays dans lequel il fustigeait «... les fautes et les crimes accumulés par les politiciens de droite comme de gauche qui ont ruiné la France et... dressé les Français les uns contre les autres », proclamant en conclusion : « Français et Françaises, le maréchal Pétain nous a donné son mot d'ordre : Unis et éclairés, les Français défendront avec succès la fortune de leur pays. L'heure a sonné du Rassemblement du Salut public... Tous unis pour donner à la France un Ordre Nouveau... garant de son avenir. » Le 30 octobre, il écrivait au maréchal Pétain à l'ambassade de France à Saint-Sébastien, et lui révélait : « On parle de conflits entre le gouvernement et le commande- ment... On parlait hier dans les salles de rédaction du remplace- ment du général Gamelin... Le malaise est très réel au Parlement et dans le pays... La presse annonce que vous êtes allé à Vigo. Quelle décision allez-vous prendre après ce voyage? Prévoyez- vous que vous deviez venir à Paris? » Dix jours avant cette séance conjointe du 7 juin des commis- sions sénatoriales, Henry Lemery écrivait : « Hitler a déchaîné ces horreurs. On voit aujourd'hui que son esprit diabolique n'a cessé d'être au travail pour inventer des formes indéfiniment nouvelles de traîtrise et de terrorisme infâmes. On est tenté de considérer cet homme comme un fou

1. Le Petit Bleu, 14-15 avril 1940. démoniaque, parce qu'il est difficile d'imaginer qu'un tel monstre puisse, à quelque titre que ce soit, jouir des facultés normales d'un cerveau sain » Pierre Laval est un autre censeur. Adversaire déclaré du Front Populaire, il rumine son dépit d'être écarté des postes gouverne- mentaux. Depuis 1935 il cherche à réunir, sous le couvert du bien national, les conditions d'une revanche personnelle. A ce manichéisme politique se rattache le concept archaïque de « vraie France ». Il se forme de la sorte une doctrine hybride qui finit par amalgamer des groupements hétéroclites imprégnés de nostalgie totalitaire. Pierre Laval rassemble autour de lui quelques sénateurs moins turbulents mais tout aussi convaincus et décidés à promouvoir sa dimension d'homme d'État. D'autres sont réfractaires à ses manières; parmi eux on compte les socialistes Camille Rolland et Joseph Depierre du Rhône, les radicaux Jacques de Chammard, René Besnard d'Indre-et-Loire, Paul Maulion du Morbihan, André Maroselli de Haute-Saône et, depuis peu, Eugène Chas- saing qui vient de découvrir sa duplicité Il en est qui se déclarent ses adversaires, pour qui toute idée de composition avec lui est exclue. Tels Pierre Chaumié, Joseph-Paul Rambaud de l'Ariège, Paul Fleurot et Alexandre Bachelet de la Seine. Lorsque, le 6 janvier 1935, Pierre Chaumié avait été élu sénateur, il avait signifié le sens de son entrée dans la vie politique active en affirmant son «... désir d'union de tous les républicains dans l'ordre et la discipline contre toute dictature de droite ou d'extrême gauche, aussi dangereuses l'une que l'autre... ». A un journaliste il avait précisé son engagement moral : « ... une des conquêtes les plus précieuses de notre régime est la liberté de conscience qu'il doit faire régner dans toutes ses institutions » Tout le monde s'était accordé pour reconnaître que, ce qui lui

1. Le Petit Bleu, 28 mai 1940. Article intitulé «Terrorisme hitlérien ». 2. Témoignage du Dr P. H. Chassaing, fils du sénateur, à l'auteur : « Le dernier entretien entre Laval et mon père date de mai 1940, le soir de la fameuse déclaration de Paul Reynaud : la route du fer est coupée... A dater de ce jour mon père n'a plus jamais adressé la parole à Laval. » 3. La Dépêche de Toulouse, 9 janvier 1935. 4. R. Banabera in la France, du 9 janvier 1935. avait valu «un éblouissant succès, ce furent la netteté de ses déclarations, sa loyauté, son accent de sincérité... ». Pierre Chaumié avait été élevé dans un milieu où la politique était partie de la vie familiale. Son père Jacques Chaumié, sénateur, avait été ministre de la Justice dans les cabinets Rouvier de 1905 à 1906, ministre de l'Instruction publique et des Beaux- Arts dans le ministère Combes de 1902 à 1905. Dès sa validation, Pierre Chaumié avait développé une très grande activité, assumant sa charge avec un dévouement et une compétence qui lui attiraient l'estime et le respect de ses collègues les plus chevronnés. Il devenait très vite un élément solide sur qui ses pairs pouvaient compter. Il conservait une lucidité vigilante pour tous les problèmes dans lesquels pouvaient se trouver impliquées les questions nationales et humaines, et débattus les principes d'un républicanisme sourcilleux. Accueilli à la commis- sion de l'Armée dès 1936, il en était devenu rapidement un des vice-présidents. En novembre 1939, il se rendait, avec quelques collègues, en inspection auprès de la III Armée. De ses contacts avec une unité de tanks il avait rapporté la constatation que «entre chefs et chasseurs, la confiance, la collaboration, l'âme commune est entièrement réalisée ». Rendant compte de la mise à disposition des unités blindées de chars d'un modèle représentant le dernier mot de la technique, résultat de vingt-cinq années de recherches, de tâtonnements et d'expérience pratique, il précisait que « ce matériel inspire au commandement et à la troupe la plus grande confiance; tous pensent que son intervention dans les batailles produit des effets matériels et moraux considérables, ils estiment qu'il surclasse tout autre matériel connu ». Lorsque Joseph Rambaud s'était présenté aux suffrages des électeurs sénatoriaux de l'Ariège, le 20 octobre 1929, il décla- rait : « Républicains, nous voulons une république forte maintenant la paix dans la dignité, tolérante dans les idées, mais aussi éloignée de la persécution contre ses adversaires que de la duperie dont ils profiteraient. » En octobre 1931, à l'inauguration du monument aux Morts de

1. A. Carrière, la Dépêche de Toulouse, 7 janvier 1935. 2. Commission de l'Armée du Sénat, séance du 15 novembre 1939. la guerre 1914-1918, il exaltait « la France, c'est-à-dire le pays qui, à travers des difficultés gigantesques... n'a établi sa puissance que pour apporter au monde ébloui la splendeur de sa devise républicaine : Liberté-Égalité-Fraternité ». En octobre 1937, un différend l'opposa à Vincent Auriol, ministre de la Justice du gouvernement de Camille Chautemps, défendant son action comme ministre des Finances du cabinet précédent - celui de Léon Blum - à propos de l'utilisation qui avait été faite des huit milliards et demi de l'emprunt de la Défense nationale. J.-P. Rambaud affirmait avec force « les droits sacrés de la liberté de la presse » et rappelait, une fois encore que « cette vieille maison (le Sénat) est encore le meilleur bastion de la République ». Début 1936, devant l'évolution de la politique internationale, son attention se fixait sur les propos tenus par le président des Etats-Unis F. D. Roosevelt. Il rédigeait une suite de « Réflexions sur les dangers courus par la Démocratie » dont le postulat essentiel se résumait ainsi : « Les dictatures n'ont pas leur origine dans les gouvernements forts et capables mais dans les gouvernements faibles et incapa- bles. La démocratie a disparu de plusieurs grandes nations non parce que les peuples ne l'aimaient pas mais parce qu'ils se sont lassés du chômage et de l'insécurité... Pour préserver les institu- t démocratiques nous devons agir ensemble... Le gouverne- ment démocratique est à la hauteur de sa tâche qui consiste à protéger la sécurité du peuple 1 » Quelques jours plus tard J.-P. Rambaud recevait en sa ville de Pamiers, dont il était le maire incontesté, les 4 000 participants du congrès de la Fédération radicale-socialiste de l'Ariège. De nombreuses personnalités parlementaires apportaient leur con- cours, appelant les radicaux vieux et jeunes à maintenir la lutte pour le triomphe des vertus républicaines. Le sénateur Delthil du Tarn-et-Garonne, Gaston Riou député de l'Ardèche, membre de la commission des Affaires étrangères de la Chambre, prenaient la parole pour exposer les problèmes délicats dans lesquels se débattait le gouvernement d'Édouard Daladier, vers qui alla la retentissante approbation des applaudissements unanimes. 1 600

1. Archives de J.-P. Rambaud communiquées à l'auteur par Mlle Mathilde Rambaud, fille du sénateur (1981). convives se retrouvaient au banquet présidé par Lucien Lamou- reux député de l'Allier, entouré d'un aréopage prestigieux. Paul Laffont, le second sénateur de l'Ariège, se taillait un succès en annonçant son retour au bercail radical-socialiste et en rappelant sa contribution dans la mise à mal du gouvernement de Léon Blum, sans toutefois réclamer la remise en question des lois sociales « votées, acquises et dont il est opportun de confier le soin d'en assurer l'application au ministère Daladier qui entraîne la confiance entière du pays ». Les sénateurs Clément Raynaud et Jacques Guilhem de l'Aude, Fernand Lavergne et Pierre Loubat du Tarn, Léopold Presseq du Tarn-et-Garonne, les députés Georges Potut de la Nièvre, Fran- çois Delcos des Pyrénées-Orientales, Ernest Malric du Tarn, Daille du Tarn-et-Garonne, enfin Léon Castel de l'Aude approu- vaient propos, déclarations, actes de foi en faveur du régime républicain, du parlementarisme, du suffrage universel. Jean Mistler, président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre, prononçait une « sincère apologie de la politique de non-intervention dans l'affaire d'Espagne; s'est félicité de l'en- tente actuelle franco-britannique et a souligné le gros intérêt qu'il y a pour la France de reprendre le cours des conversations amicales avec Rome 1 ». C'était le temps où certains croyaient que le concept de la cohésion de la latinité était un ciment plus fort que celui de l'idéologie, et spéculaient sur l'incompatibilité des totalitarismes fasciste et nazi. D'autres étaient convaincus de l'indéfectibilité des amitiés historiques, notamment celle de la France et de la Russie, que cette dernière fût tsariste ou soviétique. En réplique à la manifestation du parti radical-socialiste à Pamiers, le parti socialiste SFIO organisait le 17 juillet 1938, un rassemblement à La Tour-du-Crieu, en présence de deux des trois députés socialistes du département : François Camel et Daniel Soula, soutenus par Marcel Guerret du Tarn-et-Garonne, Louis Noguères des Pyrénées-Orientales. Vincent Auriol, qui n'était plus ministre, venu inopinément, prononçait un discours impor- tant consacré à un historique du passage au pouvoir du parti, faisant acclamer à plusieurs reprises le nom de Léon Blum.

1. Rapport n° 1249 du commissaire spécial de Foix au préfet de l'Ariège du 25 avril 1938 - Archives départementales. Qui aurait ce jour-là contesté leur qualité de Français à part entière aux 2 000 participants? Vincent Auriol stigmatisait, aux applaudissements de son audi- toire, « l'attitude équivoque de ces faux radicaux qui y prirent part (au congrès de Pamiers) et qui contrairement aux directives du parti sont adversaires du Front Populaire. Cette situation ne saurait durer. Un parti a une ligne; il doit être homogène; tous ses membres doivent se conformer aux décisions du président et du Bureau; sinon, ils doivent le quitter... Il faut qu'il en soit ainsi dans tous les partis, surtout dans le parti radical qui a signé le serment du 14 juillet, qui fait partie du rassemblement populaire, dont cependant un grand nombre de membres, notamment les sénateurs de l'Ariège, continuent à faire cause commune avec les adversaires de droite 1 » L'ordre du jour qui clôturait la manifestation flétrissait l'atti- tude du sénateur-maire de Pamiers. Homme de caractère, J.-P. Rambaud est en mesure d'affronter des ennemis aussi bien sur sa gauche que sur sa droite et de s assurer des amitiés tant à droite qu'à gauche. En époque de liberté républicaine cela ne peut porter à conséquence, sauf à se trouver en concurrence lors d'une prochaine compétition électo- r Sa forte personnalité est reconnue de tous ses collègues; ses compétences lui attirent l'estime de tous au sein de la commission de l'Armée. Le vendredi 7 juin 1940 à 15 heures, Paul Reynaud fait son entrée dans la salle des commissions. Des hommes graves scrutent ses traits. Ils attendent la vérité. Ils se sentent, ils se savent assez forts pour apprendre le pire. Ils ont glané beaucoup d'indications mais ne possèdent aucune certitude. Leur passé d'héroïsme se double d'une foi solide dans la force de redressement de leur pays. Parmi eux, il est des laïques comme des croyants. Tous sont Persuadés qu'un miracle se produira. Pour la plupart d'entre eux, ce miracle est en marche depuis le 18 mai. Ils en attendent le déclenchement. Que dit Paul Reynaud? que leur apprend-il? Il débite des généralités. Il fait un historique psychologico-militaire, se livre à l' étude, devenue banale, de l'armement allemand, dresse l'état des

Rapport n° 2287 du commissaire spécial de Foix du 18 juillet 1938 - Archives départementales. forces en présence le 10 mai précédent, brosse le tableau des positions tenues de part et d'autre, esquisse un plaidoyer person- nel pour se disculper de l'échec de l'expédition prévue pour aider la Norvège, se hasarde à un exposé de tactique militaire qu'il pousse jusqu'à la critique : - C'est parce qu'il n'y avait pas d'échelonnement en profondeur, parce que nous avons vécu le visage tourné vers la guerre précédente qui était une guerre linéaire, alors que nous sommes aujourd'hui en face d'une formule de guerre en quinconce. C'est pour cette raison que la grande catastrophe s'est produite. Imperturbable, il poursuit par une leçon de choses sur l'utili- sation des chars dans la guerre moderne et dégage une première conclusion tendant à minimiser le résultat de l'opération alle- mande : - Ce qui devait être une secousse morale qui aurait pu être fatale à l'esprit de résistance si le pays ne s'était pas ressaisi, si nous n'avions pas assisté à un redressement moral qui aura été sans doute l'une des plus grandes surprises de l'état-major allemand. Il ne peut nier que la bataille de Flandre s'est soldée par des pertes considérables en hommes et en matériel, tout en infligeant à l'ennemi des destructions de matériel susceptibles de l'ébranler. Mais il ne perd pas l'espoir : - A 14 heures, j'ai eu du général Weygand le renseignement suivant : nous sommes en plein accrochage et la situation paraît évoluer favorablement. Il n'hésite pas; il ne craint pas d'affirmer : - L'armée allemande s'use considérablement à travers les chica- nes dont je vous parlais tout à l'heure. En particulier, tous les renseignements qui nous parviennent nous indiquent que la situation économique et morale du peuple allemand est très mauvaise. Il faut croire que les sources de renseignements dont dispose Paul Reynaud sont particulièrement défectueuses, à moins qu'il ne cherche à atténuer la portée de ses propos pour gagner la confiance des sénateurs 1 Les paroles encourageantes sont contre- balancées par des avertissements : 1. Cette séance, qui eût dû constituer un événement politique capital par suite des circonstances, a été considérée par Paul Reynaud comme une manœuvre. Il n'est, pour s'en assurer, qu'à voir l'importance qu'il lui accorde dans ses Mémoires : trois lignes et une note (t. II, p. 280). - Il ne faut pas que nous apparaissions comme un peuple fléchissant sous le poids de l'adversité, comme un peuple décou- ragé... J'ai affirmé au président de la commission de l'Armée récemment qu'il y a une volonté commune qui n'est pas seule- ment la volonté du gouvernement, mais qui est aussi celle des grandes commissions du Sénat, la volonté commune de mener la bataille jusqu'au bout, de ne pas concevoir d'autre issue à la guerre que la victoire... Pour ma part, je garde l'espoir ferme que nous gagnerons la guerre si nous sommes capables de nous élever à la hauteur des circonstances. La déclaration est « habile et adroite 1 » mais vague et générale. La phraséologie du président du Conseil est dépourvue du panache dont il orne ses discours; elle n'en est pas moins lénifiante. Elle ne laisse rien percer de la vérité du moment et du fossé qui se creuse entre lui et le général Weygand. Mais avouer la dissension n'eût été ni opportun ni judicieux. Pierre Laval tente d'intervenir. La parole lui est refusée par le président de la commission Henry Bérenger. Il s'insurge : - Je trouve lamentable que deux commissions étant réunies, sans même attendre la réflexion qu'aurait pu faire naître dans l'esprit du président du Conseil ma question, ce soit le président de la commission des Affaires étrangères qui m'impose le silence. Dans ces conditions je ne parlerai pas Pas une voix, pas même celle d'amis, ne se fait entendre pour remarquer qu'étant donné les circonstances exceptionnelles, on Pourrait déroger à certaines règles formelles. La leçon ne sera pas oubliée. Pierre Laval est homme de mémoire, capable de passer outre à bien des avanies hormis celles qui blessent son amour- propre. L'incident ne met pas fin aux questions. Robert Belmont, sénateur de l'Isère, s'inquiète de savoir si Paris, le cas échéant, serait considérée comme ville ouverte ou si elle serait défendue. Paul Reynaud répond : - C'est une question qui n'a pas encore été tranchée. Je puis seulement dire que les instructions générales que le gouverne- ment responsable de la conduite de la guerre a données au

1. Termes employés par Henry Benazet, président de la commission de l'Air. 2. La position d'Henry Bérenger s'explique par le fait que les membres de la commission des Affaires étrangères étaient invités pour information à la séance de celle de l'Armée. haut commandement responsable des opérations consistent à livrer une lutte à mort pour défendre Paris. Toute la confusion du moment se trouve illustrée par ces deux dernières phrases d'un exposé de près d'une heure. Déclarer le 7 juin que la question de Paris ville ouverte n'a pas été encore tranchée, n'est-ce pas reconnaître qu'elle a été envisagée, exami- née, mais non résolue? Dire, d'autre part, que les instructions générales consistent à ordonner de livrer une lutte à mort pour défendre Paris, n'est-ce pas jouer sur les mots, car deux interpré- tations sont possibles : l'une consiste à comprendre que cette défense se produira devant Paris en épargnant tant que faire se peut la capitale elle-même, l'autre à laisser entendre que Paris sera défendue dans une « lutte à mort », ce qui laisse supposer une bataille de rues pouvant entraîner la destruction de la ville. L'heure n'est pas aux exégèses. Le président de la commission de l'Armée, Daniel Vincent, sénateur du Nord, conclut : - Nous connaissons ce qu'il y a de ferme en vous et aussi de loyal et de droit à l'égard du Parlement. Vous vous épaulez sur lui. Nous sommes sûrs que vous continuerez. Vous trouverez auprès de la commission de l'Armée, interprète du Sénat, l'appui cordial et confiant que vous chef de l'armée, chef du pays, vous méritez. Cela n'a rien d'une oraison funèbre. Cela pourtant en tiendra lieu, car c'est la dernière fois que cette commission se réunit. Pourquoi Paul Reynaud n'a-t-il pas mentionné la suggestion qu'aurait faite la veille le général Weygand de demander l'armis- tice 1 ? Est-ce parce que cette rumeur constitue, comme beaucoup d'autres en ces jours de dispersion, une de ces folles fausses nouvelles volant de bouche en bouche dans un monde politique désarçonné ? Il n'en reste pas moins que les administrations se préoccupent de l'évacuation de leurs archives, indication qui ne trompe pas sur l'état d'esprit qui sévit. On veut bien espérer. Mais déjà on désespère. Alors, avant de penser à sauver les personnes, on tient à mettre les biens à l'abri. Le bien le plus précieux des organisations publiques c'est leur histoire, c'est-à-dire leurs archives; elles sont le témoignage de leur vitalité et souvent leur justification future. 1. La sténographie de cette séance est un document de 34 pages dactylogra- phiées se trouvant aux Archives du Sénat. Qu'il nous soit permis de remercier, ici, le service des Archives de la Haute Assemblée pour l'accueil qu'il nous a réservé grâce à l'intercession de M. Maurice Schumann. Une autre réunion importante devait se tenir ce même jour du 7 juin. Elle a été décidée la veille, 6 juin, au cours de la séance de la Commission administrative permanente (CAP) du parti socia- liste SFIO. La CAP a délibéré sous la présidence de Just Évrard sur les dispositions à prendre pour sauver les archives du parti et mettre à l'abri les drapeaux des sections de la région parisienne. Elle a discuté du remaniement ministériel. Pour pouvoir se prononcer sur l'attitude à avoir à cet égard, elle a jugé impératif de se concerter avec la délégation exécutive du groupe parlemen- taire. Quoique le parti socialiste fût le seul à conserver une cohésion apparente, tous les autres ayant volé en éclats, il est apparu des différences dans les analyses et un flottement dans les esprits des membres présents à la réunion de la commission : Brack, Suzanne Buisson, Germaine Degrond, Marx Dormoy, Paul Faure, Gail- lard, H. Lebas, Fernand Roucayrol, titulaires, auxquels s'étaient joints C. Thivrier et Marcel Vardelle, suppléants; les députés Allemane, Arnol, Pierre Bloch étaient aux Armées, Salomon Grumbach, L'Héveder et Léon Blum s'étaient excusés. Mais la réunion prévue pour le 7 juin ne se tient pas. Le Populaire du lendemain 8 juin n'en donne pas la raison, ni celui du lundi 10 juin qui sera le dernier numéro à paraître à Paris. En première page figure le dernier article de Léon Blum, intitulé « La raison suprême de notre espoir », à côté de l'ordre du jour du général Weygand déclarant : « Nous sommes au dernier quart d'heure, tenez bon! » Au sortir de sa comparution devant les commissions sénato- r Paul Reynaud reçoit le colonel Bourget, dépêché spéciale- ment par le généralissime pour « ne pas le laisser dans l'ignorance d'un épisode de la bataille qui pouvait entraîner de graves conséquences1 ». Le samedi 8 juin, la situation sur le front de la Somme est inquiétante, du fait de la rupture de la X Armée en deux tronçons et de la prise de Forges-les-Eaux par les hitlériens. Néanmoins « les communiqués officiels sont toujours optimistes ». Pourtant les généraux Georges et Besson envisagent le dépla-

1. Gl Weygand, Mémoires, t. III, p. 181. 2. Note inédite du député de Nantes Auguste Pageot extraite de ses archives communiquées à l'auteur par sa fille, Mlle Suzanne Pageot. Ni incapables, ni ignorants, ni lâches, ni irresponsables, les parlemen- taires de la III République, représentants légaux du peuple français, soucieux du destin de leurs compatriotes et de l'honneur de leur pays, accueillent, le 18 mai 1940, avec foi et espoir, l'entrée du maréchal Pétain dans le gouvernement de Paul Reynaud et, le 19 mai, la nomination du général Weygand à la tête des armées françaises dont la situation paraît déjà désespérée. Ils croient, comme beaucoup, que le miracle français opérera. Comme en 1914. Mais, avec des millions de Français, ils prennent le chemin de l'exil, s'arrêtant à Tours puis à Bordeaux, dans l'attente d'être convoqués par le gouvernement pour attester de leur participation à la lutte contre l'ennemi et de leur foi en la République. A Bordeaux, le maréchal Pétain est appelé, le 16 juin, par le président Lebrun à former ce qui sera le dernier gouvernement de la III République. Dans l'ignorance des pourparlers, coupés de tout contact avec le gou- vernement, députés et sénateurs se voient transformés en boucs émissaires de la défaite. Emigrés à Vichy, dans des conditions précaires, ils assistent impuissants à la désagrégation des structures républicaines. Nul parmi eux ne se posant en chef politique capable d'offrir une solution de rechange, débordés en outre par l'habileté de Pierre Laval, ils accordent, le 10 juillet 1940, au maréchal Pétain, à une très large majorité — 569 voix contre 80 —, "tous pouvoirs à l'effet de promulguer une nouvelle constitution de l'État français" dans le respect des institutions républicaines. Confiance sans lendemain pour nombre d'entre eux qui participeront à la Résistance et paieront de leur vie leur attachement à la liberté et à la République. Henri Calef — c'est ce qui fait la nouveauté de son livre — a mené une enquête minutieuse au jour le jour sur les circonstances de cette auto- destruction de la République et s'est attaché à brosser d'une manière très vivante le portrait, l'itinéraire et les états d'âme de ces parlementaires aux prises avec le désarroi national.

Henri Calef, qui fut journaliste, metteur en scène cinématographique, écrivain, se veut avant tout témoin de son temps. Quatorze films, dont le célèbre Jéricho, qui eut une audience internationale, deux "Dossiers de l'Écran" à la télévision: "Jean Moulin 1940-1943" et le "Procès de Riom 1942", une étude biographique Jean Moulin, une vie (Plon, 1980), en sont la preuve. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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