Introduction et table des matières de De la Métrique à l’interprétation, Essais sur Rimbaud B. de Cornulier, Classiques Garnier, 2009 1

Introduction

Soucis de rythme C’est dans une anthologie scolaire défraîchie qu’enfant ou adolescent j’ai connu des vers de Rimbaud dans un Bateau ivre réduit à quelques quatrains et vigoureusement incrusté d’appels de notes par « L. B., agrégé de l’Université, Proviseur du lycée Henri IV » : Et, dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend … Une note dictait que c’est le bateau qui est infusé. Mes nombreuses incompréhensions sémantiques ne m’arrêtaient pas, mais, la mémoire bourrée de vers de La Fontaine et de « poésies choisies » de Hugo, je trébuchais sur des vers comme : Fileur éternel des immobilités bleues nouveauté pour moi, où le traitement rythmique en 6-6 « des – immobilités bleues » sonnait bizarrement et où tout autre traitement rythmique sonnait faux, comme s’il y avait une erreur. Puis la fréquentation d’autres vers de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé m’a familiarisé avec ce style, et par suite avec l’idée que le rythme métrique pouvait s’écarter sensiblement du rythme syntaxique favorisé par la lecture, et par exemple détacher dans ce

1 Dans le présent fichier extrait pour mise en ligneen 2017, il y a quelques corrections de détail et quelques bugs dans la Table des matières par rapport au fichier de publication 2009. vers, en second hémistiche, la notion d’immobilités bleues. Mais alors, nouvelle difficulté d’un autre ordre, cette nouvelle évidence était contredite par mes maîtres ; car on enseignait généralement, du collège à l’université, une autre « évidence » suivant laquelle de tels vers n’ont pas une césure 6e (6-6), mais une « césure déplacée » (5-7) « Fileur éternel – des immobilités bleues » beaucoup plus naturelle. Il est vrai que j’entendais parfois les mêmes maîtres (jusqu’ « en Sorbonne »), citer des vers carrément faux en les attribuant à Corneille, Racine, etc2. Une évidence contredite par une autre évidence est obligée de se justifier. Encouragé par des remarques justement sceptiques, je me suis amusé ensuite à rechercher des configurations verbales dont, le cas échéant, le caractère systématique du placement au milieu du vers fournirait un indice en faveur de la pertinence du rythme 6-6 dans des cas non évidents. Je soupçonnais, par exemple, que dans de nombreux vers du type : Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême une prédilection (exprimable « statistiquement ») pour le placement d’un adjectif de couleur en fin de syntagme après la 6e voyelle fournirait un tel indice, et justifierait l’analyse suivant laquelle l’adjectif « verts » est distingué en rejet après la césure 6-6, plutôt que l’analyse plus « évidente » suivant laquelle ce vers avait tout simplement une « césure déplacée » après « les azurs verts », en rythme 7-5 : en admettant le mètre 6-6, le rejet de l’adjectif détaché après la césure apparaissait comme un trait de style métrique parnassien. Cette piste, et quelques autres de ce genre, ne m’ont pas conduit à grand chose sur le plan de la démonstration, faute peut-être d’avoir travaillé avec des critères d’observation assez précis et sur un corpus assez étendu et homogène historiquement. Ce n’est qu’au terme de divers essais et tâtonnements qu’en combinant plusieurs sortes d’observations distributionnelles (méthode d’observation dite métricométrique), j’ai pu construire quelques arguments en faveur de l’idée qu’à une certaine période critique de l’évolution du vers, pendant laquelle l’élève Rimbaud

2 Pour exemple d’un alexandrin de Racine scandé en dix syllabes dans le corrigé d’un rapport de jury d’agrégation, voir Van Licorne (2007). 2 avait été exposé à la poésie et s’y était assidûment exercé, certains poètes s’étaient accoutumés à corser le rythme du texte poétique au point de placer, par exemple, un article en suspens à la césure, et cela sans intention comique ou parodique. Cette méthode et ce mode d’analyse argumentée sont exposés et illustrés dans le chapitre 8 par application aux vers qui ont 12 voyelles métriques (12-voyelles) et dont on peut se demander si ce sont des alexandrins, et de quel type. Ce chapitre a pu bénéficier des progrès réalisés depuis plus d’une dizaine d’années par divers chercheurs dans la connaissance du corpus des vers de Rimbaud et de leur chronologie, et dans leur analyse. La méthode employée s’inscrit dans une argumentation que j’ai présentée de manière plus large dans Théorie du vers3, centrée autour de l’idée que, dans la poésie littéraire française, la métrique des vers repose sur des équivalences exactes de longueur caractérisables en nombre de voyelles. Comme, pour des raisons de psychologie élémentaire, ces longueurs ne peuvent être « sensibles » – ou plus exactement faire rythme – que si elles ne sont pas supérieures à 8 (loi des 8 syllabes), une analyse rythmique ne peut reposer que sur des nombres inférieurs à 9 ; et constater que deux lignes sont des 12-voyelles n’est pas constater qu’elles aient une propriété rythmique commune quelconque et par conséquent un mètre (rythme régulier). Une conséquence de la loi des 8 syllabes est que des vers de longueur métrique supérieure à 8 peuvent avoir un nombre régulier (systématique) de voyelles « métriques » sans pour autant être réellement métriques ; par exemple deux vers qui n’auraient en commun que d’avoir le même total, intellectuellement vérifiable, de 12 voyelles métriques, n’auraient pas un même mètre, cette longueur abstraite ne faisant pas rythme ; il ne suffit pas d’être un 12-voyelles pour être un alexandrin. Analyser des 12-voyelles n’est donc pas seulement se demander quel mètre ils ont, par exemple s’ils sont tous rythmables en 6-6 et ainsi équivalents entre eux et même conformes au modèle traditionnel (alexandrin) ; c’est même se demander, le cas échéant, si, à défaut du rythme 6-6 (exclu ou

3 Théorie du Vers ; Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, 1982. Seconde édition prévue en Classiques Garnier (Poche). 3 douteux), ils ont un rythme commun ou conforme à un modèle établi quel qu’il soit. Cette question est soulevée dès le chapitre 8 à propos de deux textes relativement tardifs de Rimbaud, Mémoire et « Qu’est-ce pour nous, mon cœur … » ; l’analyse distributionnelle suffit à y distinguer des vers, comme Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris dont on peut se demander s’il était pertinent, du temps de Rimbaud, de les rythmer selon une régularité quelconque. La mise en question de la métricité même ne se pose pas seulement pour des 12-voyelles. Elle peut concerner tous les vers de longueur supérieure à 8, par exemple les 11-voyelles de Larme (« Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises… »), ainsi que les vers ne présentant pas une longueur contextuelle constante évidente comme dans Bonne pensée du matin. Ce problème est abordé au chapitre 12 dans une discussion de la notion de vers impair, notion par laquelle on a souvent cru pouvoir caractériser essentiellement les « derniers » vers de Rimbaud, en oubliant que les 5 ou les 7-voyelles avaient été parfois employés de manière tout à fait métrique par des auteurs réputés classiques. Ce chapitre tend à montrer que les deux notions – abondamment utilisées en analyse stylistique – de vers (ou mètre) pair et de vers impair n’ont pas de pertinence directe et, de toute manière, ne suffisent pas à partager l’œuvre connue de Rimbaud en deux sous-ensembles chronologiquement ou stylistiquement pertinents.

Le chapitre 9 resitue les analyses de mètre dans une perspective plus générale en proposant une analyse d’ensemble succincte de la métrique non seulement des vers, mais des groupes de vers dans les « premières » poésies de Rimbaud, antérieures à sa venue à Paris. Il y apparaît, globalement, comme un poète très régulier. Quelques singularités, toutefois, semblent déjà manifester un travail critique de la structure de la strophe ou du vers. Depuis plus d’une vingtaine d’années, quelques chercheurs ont découvert et montré que, sous une apparence anodine, certains des premiers vers français (ou même latins) de Rimbaud étaient beaucoup moins innocents qu’il ne paraissait. Sans prétendre ainsi

4 renouveler le domaine, le chapitre 10 tend à apporter, à l’occasion de quelques exemples, un peu d’eau « métrique » à ce moulin.

Vers 1872, dans ce qu’on appelle souvent ses « derniers » vers, Rimbaud a-t-il écrit, ou voulu écrire, des vers sans mètre, ou des vers dans de nouveaux mètres ? Ce problème, abordé dès les chapitres 8 et 10 à propos de certains vers, est encore soulevé par l’idée, avancée par divers auteurs (dont Jacques Roubaud) qu’à partir d’un certain moment Rimbaud aurait voulu se débarrasser définitivement du mètre alexandrin, voire, plus généralement, « de la tunique de Nessus de la versification » (Antoine Fongaro), mais n’y serait pas tout à fait parvenu. En témoignerait notamment le fait que dans les poèmes en prose de ses Illuminations se seraient encore glissés bon nombre d’alexandrins (les vers s’y mettent…). Ce dernier argument est discuté et contesté dans le chapitre 11 : la plupart de ces alexandrins me paraissent être la propriété exclusive de leurs lecteurs ou analystes, et s’il s’en trouve peut-être une poignée de plausibles dans la prose « tardive » de Rimbaud, cela ne prouverait évidemment pas qu’il ne pouvait pas se débarrasser du mètre alexandrin, mais qu’il lui aurait parfois convenu d’en glisser un dans la prose, exceptionnellement. Nous lisons les vers de Rimbaud ; ils se présentent à nous par leur forme graphique, et ainsi nous sommes enclins à les interpréter et analyser comme des produits purement littéraires. Pourtant il existe une tradition orale dans laquelle des paroles scandées ou chantées ont une métrique différente à certains égards. L’incidence de cette tradition sur la poésie en vers de Rimbaud est étudiée dans le chapitre 13, où est introduite – à partir d’un exemple de Baudelaire – la notion de style métrique de chant.

De l’analyse métrique à l’interprétation Le rythme contribue au sens ; cela paraît (quoi qu’on en pense parfois) dans les critères mêmes de l’analyse distributionnelle « métricométrique » (chapitre 8), car en impliquant des notions telles que préposition, proclitique (comme l’article), ou voyelle prétonique de mot, ces critères distinguent des voyelles qui tendent à être sémantiquement suspensives plutôt que conclusives (une

5 pause après elles risque de donner une impression de suspens). Par exemple, repérer à la fin d’un même quatrain du Bateau ivre ces deux vers dont la voyelle 6e est prétonique de mot, Je courus ! Et les Péninsules démarrées N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants conduit, par méthode, à s’interroger sur l’éventualité d’une césure 6-6, puis, si on en fait l’hypothèse, sur la valeur sémantique des sous-vers pouvant y correspondre, et enfin sur la portée d’une telle césure. A cet égard, il n’est pas indifférent, pour le sens, de savoir si le rythme 6-6 divise le vers en « Je courus ! Et les Pé – ninsules démarrées » ou en « Je courus ! Et les Pén – insules démarrées » (v. chapitre 8) : le détail en métrique – pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Daniel Arasse sur Le détail en peinture – peut être poétiquement décisif. De fil en aiguille, les hypothèses sur le traitement rythmique d’un vers, d’une strophe, peuvent entraîner des interrogations et hypothèses à l’échelle du poème.

Depuis qu’ont été publiées les premières versions des chapitres de « métrique » présentés ci-dessus, l’étude littéraire et documentaire de ce qui nous reste de cet écrivain a sensiblement progressé. Certains manuscrits ont été rendus publics, d’autres ont été mieux analysés. Voici deux exemples de détail, mais qui me paraissent significatifs, tous deux dus au travail de Steve Murphy dans son édition des Poésies chez Champion (1999). Alors que le manuscrit du Bateau ivre, de la main de Verlaine, était connu depuis longtemps, l’édition Champion (1999) est la première qui édite comme suit un vers que nous avons déjà cité plus haut sous une forme légèrement différente : Dévorant les azurs vers, où, flottaison blême Telle était en effet la graphie, « vers », dans l’unique manuscrit ancien de ce texte, de la plume de Verlaine. Tous les éditeurs précédents avaient édité « verts », soit en toute innocence, par ignorance du manuscrit ; soit pour corriger Verlaine, qui, pensaient-ils sans doute, avait mal compris ou mal écrit ; et cela le plus souvent sans prévenir le lecteur qu’entre lui et Rimbaud qu’il

6 croyait lire s’interposaient non seulement Verlaine, ami de Rimbaud et poète, mais le « savant » éditeur. En l’occurrence, cette « amélioration » apparemment anodine, orthographique, était au moins potentiellement une correction sémantique, car elle privait le lecteur d’apercevoir, sous le trait de couleur verte, l’éventualité de l’idée qu’en se baignant dans le « Poème / De la Mer », donc dans la mer, poème, le sujet dévore les azurs, vers ; où les « azurs – vers » chevauchent la frontière (césure) des demi-vers de rythme 6 exactement comme, juste avant, le « Poème / De la Mer » chevauche la frontière des vers de rythme 6-64. Ces enjambements parallèles – si on les dénature pas dès l'édition – peuvent entrer en résonance avec ceux qui suivent dans la même phrase, en variations, métriquement scandées, d’une métaphore de la plongée en poésie :

le Poème / De la mer Poème… infusé + d’astres ] dévorant les azurs + vers ] où flottaison… / … ravie ] un noyé + pensif ]

Ces questions dépendent notamment, bien entendu, de l’hypothèse d’une coupe 6-6 ; elles ne se posent pas à qui ne se soucie pas de la métrique interne du vers. Autre exemple : J’ai longtemps cru qu’il y avait un e 6e grammaticalement posttonique (ou « féminin ») dans un 12-voyelles de Rimbaud antérieur à la fin de 1871 et à sa période parisienne. On lisait ce vers dans toutes les éditions des Poètes de sept ans : Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait Cette donnée était cruciale pour l’analyse métricométrique : ou bien à cette époque, donc avant la période parisienne de Rimbaud, la division 6-6 était constante dans les 12-voyelles, et alors le rythme 6 du premier hémistiche s’appuyait sur la voyelle grammaticalement posttonique distinguée ici en gras dans « rives ». Ou bien il avait pu, si exceptionnellement que ce soit, ne pas traiter

4 Voir sur ce problème l’édition Champion des Poésies (1999) p. 537-538. 7 rythmiquement un 12-voyelles en 6-6. Compte tenu du caractère absolument exceptionnel de l’appui rythmique sur voyelle féminine5, en l’absence de motivation apparente d’une telle exception dans ce vers, et en présence de la possibilité de rythmer naturellement ce vers en 4-4-4, la seconde hypothèse – disparition dans ce vers du mètre 6-6 – paraissait alors assez plausible. Conséquence analytique : l’hypothèse d’un rythme 4-4-4 (par exemple) sans rythme 6-6 devenait tout à fait plausible dans d’autres vers d’ antérieurs à la fin de 1871, au moins dans des cas où le traitement rythmique en 6-6 paraissait franchement problématique et le rythme 4-4-4 tout à fait naturel. Mais l’intérêt de l’hypothèse d’un mètre 6-6 constant chez Rimbaud avant 1872 même en cas d’entrave assez forte a un intérêt renforcé depuis que le manuscrit de la main de Rimbaud, daté par lui de mai 1871, et jusqu’alors possédé par des particuliers, a été rendu public en mars 1998 ; il fallait lire6 : Forêts, soleils, rios, savanes ! – Il s’aidait Rétroactivement, la disparition de la fausse donnée justifie un surcroît d’attention à l’hypothèse d’une métrique 6-6 jusque dans des vers où elle paraît absurde à un lecteur de notre époque sollicité par la plausibilité évidente d’un rythme tel que 4-4-4 : pourquoi s’évertuer à sentir péniblement en 6-6 ce que d’emblée on sent naturellement en 4-4-4 ? Un exemple en est ce vers du sonnet « Morts de Quatre-vingt-douze… » : Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie, À ma connaissance, l’hypothèse d’un traitement rythmique 6-6 n’avait jamais été examinée pour ce vers ; n’était-ce pas, tout simplement, évidemment, un « trimètre romantique » 4-4-4 ? Ce n’est qu’après la disparition des fausses « rives… » que je me suis rendu compte que l’hypothèse d’une division métrique « Morts de Valmy, Morts de – Fleurus, Morts d’Italie » était potentiellement pertinente et suggérait une interprétation inséparable d’une analyse globale du sonnet, esquissée au chapitre 1. Cette analyse reste

5 V. notamment Théorie du vers et Jean-Michel Gouvard (2000). 6 Comme signalé par Steve Murphy à l’occasion de la vente à l’Hôtel Drouot. 8 hypothétique, mais le point est que sa simple plausibilité paraît dépendre ici à la fois de l’analyse métrique (méthodique) et de l’établissement du corpus total. Le détail métrique d’un point d’un texte suppose, pour son analyse métrique, l’examen méthodique d’un corpus plus vaste et peut avoir des implications sémantiques pour le texte entier. Et on sent, dans de tels cas, l’importance décisive du travail d’établissement des corpus – trop souvent négligé au profit de surabondantes spéculations théoriques.

C’est souvent par Le Dormeur du val et Ma Bohême que, de nos jours, on découvre Rimbaud : un garçon bien sympathique semble- t-il. En lisant ce vers du jeune fugueur : Comme des lyres, je tirais les élastiques… nous pouvons, nous – au XXIe siècle – nous laisser bercer du doux bercement « lyrique » de « l’alexandrin ternaire » en 4-4-4 : petite musique qui nous est familière. L’analyse dans une perspective historique, tenant compte des habitudes métriques de l’époque et de l’ensemble du sonnet, n’est pas si rassurante (chapitre 2).

Le problème du détail métrique interfère avec la validation de l’établissement du texte dans le poème des Premières Communions, poème antérieur à la période parisienne, aujourd’hui peu compris, mais que Verlaine, mieux placé que nous pour en juger, considérait, lui, comme un chef d’œuvre. On ne le connaît que par des copies de Verlaine. Or il présente, dans une de ses strophes, ce que les analystes considèrent souvent comme une irrégularité métrique, à savoir le retour d’un même mot à la rime, « catéchistes » ou « Catéchistes » ; et, de plus, comme si la faute métrique ne suffisait pas, nos commentateurs trouvent que ce mot est ici improprement employé : Le Prêtre a distingué parmi les catéchistes, Congrégés des Faubourgs ou des Riches Quartiers, Cette petite fille inconnue, aux yeux tristes, Front jaune. Les parents semblent de doux portiers « Au grand Jour, le marquant parmi les Catéchistes, Dieu fera sur ce front neiger ses bénitiers. »

9 De là, soupçon parfois sur l’établissement du texte même ; par exemple : Rimbaud n’a pas pu écrire ça ; c’est encore la faute à l’homme qui boîte parce qu’il boit, Verlaine ! Le chapitre 4 est issu de l’analyse métrique de ce problème. À un examen plus approfondi, la strophe incriminée apparaît comme complexe plutôt que défectueuse, mal comprise par nous plutôt que mal transcrite par Verlaine ; mais cette appréciation implique une analyse sémantique solidaire de la strophe et de l’ensemble du poème, et fait apparaître une grande distorsion entre les intentions de l’écrivain de 1871 et l’effet produit sur des lecteurs plus d’un siècle plus tard.

Un problème de métrique, ou de métrique et de sémantique mêlées, peut se cacher derrière un simple problème de ponctuation rencontré par les personnes qui se chargent de nettoyer un texte pour l’éditer. Faut-il bien, comme on l’a souvent fait, effacer la virgule placée après « marié » dans le manuscrit autographe, très soigné, de Jeune ménage : Le marié, a le vent qui le floue Pendant son absence, ici, tout le temps. Pourtant, l’examen métrique révèle que cette virgule intervient dans l’instant même où le poème présente son seul hiatus métrique, qui est étymologiquement un bâillement, une ouverture ; or, dès les premiers mots, le poème dit que la chambre du jeune ménage est « ouverte » au ciel. L’interprétation globale du poème confirme la pertinence de cette notion, et de cette petite virgule (chapitre 5).

Envoyé dans la célèbre lettre du 15 mai 1871 pendant que les troupes gouvernementales assiégeaient la Commune, le Chant de guerre parisien surprend par une écriture tendant par divers procédés à donner, d’une réalité terrifiante, une vision festive (chapitre 3).

Les questions métriques, idéologiques et historiques interfèrent dans l’analyse du poème qui commence et se termine ainsi : Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris De rage (…)

10 Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond, Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours. Est-ce que le rythme, malmenant l’alexandrin, et le sens, parfois jugé chaotique, sont ici l’expression directe d’une fureur révolutionnaire inspirée à chaud par la Commune ? on a parfois aimé imaginer cela. Les données biographiques ne permettent pas de dater ce texte, mais une analyse attentive aux détails énonciatifs permet d’y distinguer deux voix dialoguant suivant une progression cohérente, et tend plutôt à justifier les éditeurs qui ne le considèrent pas comme inaugural, juste après la Commune, de la série des « derniers » vers de Rimbaud. Une lecture aussi « littérale » que possible m’avait initialement conduit à proposer de ce poème une interprétation plutôt étrange, à laquelle la plupart des commentateurs continuent à préférer une, ou plutôt des interprétations plus proches de leurs préoccupations quotidiennes – parfois polémiquement à cause d’enjeux politiques ou idéologiques réels ou supposés –, et à cause de l’intérêt singulier que suscite la figure incontournablement mythique de Rimbaud. Pourtant, en développant cette étude littérale, il m’a semblé possible d’approfondir certaines de ses analogies métriques et sémantiques avec le texte mystérieux de Mémoire (chapitre 7).

On peut parler de métrique comparée à propos de la Chanson de la plus haute Tour, dont on connaît deux formes métriques sensiblement différentes, l’une indépendante, en série de sixains (manuscrit de 1872), l’autre en auto-citation dans Une saison en enfer avec des couplets et ce refrain : Qu’il vienne, qu’il vienne, Le temps dont on s’éprenne. Une anecdote biographique appelle un troisième élément de comparaison : l’ancien professeur de rhétorique de Rimbaud raconte que, plusieurs années auparavant, celui-ci, alors son élève, avait un jour chanté devant lui une chanson dont le refrain était à peu près : Avène, avène, Que le beau temps t’amène.

11 où « avène », forme dialectale, signifie « avoine ». Les commentateurs ont fait peu de cas de ce rapprochement, de source biographique et d’apparence superficielle. Le chapitre 6 essaie de suggérer le parti que l’analyse littéraire pourrait en tirer, non seulement pour l’appréciation de la « chanson » de Rimbaud, mais pour l’analyse comparée de ses deux variantes.

*

Le présent ouvrage rassemble des études s’étalant sur plus d’une vingtaine d’années, plus ou moins profondément remaniées. Celles qui combinent l’analyse du rythme et du sens, chacune à propos d’un poème particulier, composent la première partie, Analyses ; ces chapitres peuvent être lus indépendamment les uns des autres. Les autres chapitres, centrés sur l’analyse métrique, portent, par méthode, sur des ensembles de vers et composent la partie Métrique ; on peut les consulter en priorité, mais comme certains préfèreront s’en dispenser, je les ai mis en seconde partie de ce volume. Les études « métriques », quoique plus méthodiques, supposent une part d’interprétation et sont parfois une occasion d’aborder des problèmes d’interprétation. Les « analyses » de poème s’appuient largement sur les conclusions des études métriques, et laissent parfois apparaître une démarche qui m’a conduit, comme naturellement et parfois presque métho- diquement, de l’étude d’une particularité rythmique à l’étude du sens. La terminologie est largement mise à jour en conformité avec le Glossaire introduit à la fin du recueil ; ce glossaire vise notamment à éclaircir des notions qui ont paru utiles pour l’analyse d’un poète ayant autant travaillé le vers que Rimbaud.

Cet ouvrage atteindrait son but si le lecteur en retirait l’idée que l’analyse du rythme, ou même simplement l’analyse de ces rythmes réguliers qu’on distingue sous le nom de métriques, ne devrait pas se fonder uniquement sur des impressions subjectives sans contrôle méthodique, et peut quelquefois apporter une

12 contribution non purement anecdotique à notre compréhension du poème. Fin de l’introduction

Table des matières

INTRODUCTION Soucis de rythme De l’analyse métrique à l’interprétation Remerciements Abréviations ou notations I ANALYSES

1 SUR MA BOHEME, FANTAISIE 1. Libération marquée par des implications négatives 2. Un petit Poucet 3. La Peur du Loup 4. Ma Bohême et Les Poètes de sept ans 5. Influence du ciel et son effet. Distinction du sixain 6. Et ta lyre ? 7. Dynamique du sonnet

2 UNE CESURE PARTICULIERE Un 4-4-4 à « de » 6e chez Banville, 1868. Indications du manuscrit sur le nom « de Cassagnac ». Les « N de N » dans le sonnet Paterne et ces Messieurs Pertinence des Cassagnac et des titres Ce qui indigne Alors quoi ?

13 3 FETE DE LA GUERRE : LE CHANT DE GUERRE PARISIEN 1. La guerre comme Printemps 2. Bienvenue aux assiégeants 3. Faux soldats 4. Accueil festif 5. Un assaut érotique 6. Trahison et menace 7. Les soins : on en redemande 8. Les Ruraux accroupis

4 LE RIMEUR ETOURDI DES PREMIERES COMMUNIONS 1. Défense du manuscrit (sixain 8 des « catéchistes ») 1.1. La faute de versification (répétition) 1.2 La faute de français 2. Le sixain du Curé de campagne 3. Le sixain des catéchistes en perspective 3.1 Analyse superficielle 3.2 Première analyse structurale 3.3 Analyse structurale progressive 4. Le changement de strophes, indice formel inquiétant ? 5. La répétition comme figure 6. La voix ou la Voix 7. Quelle(s) communion(s) ? 8. Aspects des deux religions 9. Pertinence anti-chrétienne des Premières Communions Annexe 1 La conception de Jésus selon l’évangile de Luc Annonce de l’ange Visite de Marie, après l’annonce, à sa cousine Élizabeth elle aussi enceinte Annexe 2 Souvenirs de première Communion de Thérèse de l’Enfant Jésus Annexe 3 Petit essai de stylistique métrique À propos des mots conclusifs des sixains

14 5 LA CHAMBRE OUVERTE D’UN JEUNE MENAGE 1. Ouverture 2. Premières intrusions 3. L’esprit souffle où il veut 4. Le Rimbaud corrigé 5. Coup du vent, suite 6. Lune de miel 7. Tardives intrusions 8. Prière d’aller charmer ailleurs

Annexe

6 CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR 1. Simple réminiscence d’une chanson populaire ? 2. Une chanson de travail alimentaire 3. Structure du chant traditionnel 4. Transposition métrique dans la Saison 5. Littérarisation métrique 6. Substitutions de sens… 7. … et de valeurs 8. Évangile selon Verlaine

7 « QU’EST-CE POUR NOUS… » COMME DIALOGUE DRAMATIQUE DE L’ESPRIT ET DU CŒUR 1. Une vengeance totale 1.1 L’alexandrin et son couac 1.2. Début du second quatrain 1.3. Première réponse : Rien 1.4. Réplique de « mon Cœur » 1.5. Qu’est-ce qui pour nous est, ou n’est pas, rien ? 1.6. Les Incendiaires de Vermersch 1.7. Qui dialogue ? 1.8. Quel sujet ? 1.9. Une volonté totalisante 1.10 Schémas rimique et cadentiel 1.11. Troisième strophe, la Morsure 1.12. Disparition des républiques de ce monde

15 1.13. Quatrième strophe, une possible fraternité 1.14. Appel du Cœur à la guerre 1.15 La disparition promise du travail et la malédiction originelle 1.16. Cinquième strophe, victoire totale… 1.17. Double bilan de la victoire 1.18. Estimation provisoire et hypothétique… 2. « Allons ! » 2.1 Cataclysme annoncé 2.2 Réticence et menace 2.3 Qui parle encore ? 2.4 Apostrophe aux « frères » et « amis » 2.5 Dernière strophe, appel à « aller » 2.6 Ponctuation d’une longue série finale 2.7 Écrasement 2.8 Fantasme nihiliste ou rêve d’anéantissement ? 2.9 La fin du monde selon Rimbaud 2.10 Fin du poème : dernier vers ? 2.11 Fin du monde selon Hugo 2.11 Sens de la dernière ligne 2.13 Les fins du monde de Rimbaud 2.14 Double sens des fins du monde 2.15 Moi de plus en plus à vous Annexe métrique et comparative avec Mémoire 1. Remarques sur l’ensemble 2. Sur les cadences féminines 3. « Qu’est-ce… » et Mémoire 4. Famille maudite « d’Edgar Poe » II METRIQUE

8 L’ALEXANDRIN 1. Critères d’observation distributionnelle 2. Distinction des « derniers vers » relativement à 6+6 3. Les premiers M6 et le Système 3 4. Distinction des derniers 12v relativement au Système 3 5. Le 12-voyelles d’avant les « derniers vers » 6. Détachement de proclitique à la césure avant 1872

16 7. CP6 à hémistiche 2 consistant ou inconsistant 8. Discordance aggravée en rejet ou contre-rejet de rythme 1 9. Handicap cumulé CP.i6 et X8 10. Du Système 1 au Système 3 ? 11. Division du mot par le mètre 6 6 ? 12. Métrique d’ensemble des vers avant le printemps 1872 13. Tête de faune crevant la métrique. 14. Particularités métriques de « Qu’est-ce… » et de Mémoire 15. « Césure déplacée » ou sous-vers boiteux 16. Régularité métriques de « Qu’est-ce… » et de Mémoire 17. L’amétrique 18. Compatibilité

Annexe Listes d’observation distributionnelle

9 METRIQUE DE RIMBAUD AVANT MAI 72 1. Suites uniformes de strophes 2. Sur les structures de strophes – a-a, ab-ab, aab-ccb – ab ab ab d’alexandrins (Les Premières Communions) – ababa d’alexandrins (Accroupissements, L’Homme juste) – abbacc (Les Corbeaux) – ab-aa ab-ab (Le Cœur volé) – ab-ba poème (« L’étoile a pleuré rose… ») 3. Superstructures 4. Répétitions 5. Sur les mètres

10 BIZARRERIES METRIQUES DU JEUNE RIMBAUD 1. Césures bizarres sur e masculin 1.1 Une césure échappée ? 1.2 Césures relâchées 2. Mètres contrastifs bizarres 3. Ordre et désordre des rimes 3.1 Un maître corrigé 3.2 Inversion rimique dans

17 11 ILLUMINATIONS METRIQUES : DES VERS DANS LA PROSE ? 1. Lire des vers dans la prose de Rimbaud 2. Fongaro et moi 3. Hugo et les autres

12 LE METRE IMPAIR ET L’INSAISISSABLE DANS LES « DERNIERS VERS » 1. Les vers du printemps 72 au début 73 2. L’hypothèse « du » mètre impair 3. Sur la prétendue règle du mètre pair : l’exemple de Hugo 4. Pairs, impairs et 9-voyelles chez Rimbaud 5. Le mythe de l’insaisissable 6. Hypothèse du relâchement de la métrique : cas de la Chanson de la plus haute Tour 7. Le témoignage d’Une Saison en enfer 8. Autres insaisissables 9. Autre hypothèse : abandon de la métrique savante

Annexe 1 Les Corbeaux et « L’Enfant qui ramassa les balles… » Annexe 2 Forme de Larme

13 STYLE METRIQUE DE CHANT EXEMPLES CHEZ BAUDELAIRE ET RIMBAUD 1. Métrique littéraire et métrique de tradition orale 2. Un poème en style métrique de chant chez Baudelaire. 3. Deux chants pieux du jeune Rimbaud. 4. Style métrique de chant à Charleville. 5. Métrique de chambrée 6. Comédie de la Soif

GLOSSAIRE

BIBLIOGRAPHIE

INDEX DES POEMES

18