BUCARD et le FRANCISME @ Editions Jean Picollec,1979 ISBN 2 - 86477-002-4 Alain" Deniel - 1

BUCARD et le FRANCISME

Editions Jean Picollec 48, rue Laborde - 75008 PARIS Tél. 387.02.53

A Marie Lan Orlac'h...

AVANT-PROPOS

Le 4 novembre 1942 à Paris, sur la scène du Gaumont-Palace, devant ses partisans en uniforme — chemise bleue et brassard frappé des trois lettres «P.P.F.» —, proclamait : «Nous voulons faire de la un pays totalitaire. (...) Cela signifie : national, socialiste, impérialiste, européen, autoritaire (1).» La tribune, ce jour-là, aurait pu être occupée par Déat ou par Costantini. Les sigles des brassards, la couleur des vêtements eussent différé. Non le passage du discours rapporté ici. A l'époque, les professions de foi fascistes étaient monnaie courante. Cette situation irritait passablement d'autres hommes en uniforme bleu : les francistes. Eux seuls, faisaient-ils remarquer, n'« avaient jamais eu à changer la couleur de leur opinion et de leur chemise». Le fait est que depuis sa création par en 1933 — Doriot, alors, appartenait encore au P.C.F. et Déat venait de quitter la S.F.I.O. pour fonder le Parti socialiste de France — le francisme n'avait pas cessé de se réclamer du fascisme : «Oui, titrait régulièrement son - organe de presse, il existe un fascisme en France : c'est le francisme. » Certes, lorsque avant-guerre les militants des partis de gauche défilaient en scandant : «Le fascisme ne passera pas !» leur propos ne s'adressait pas tant aux francistes — peu nombreux : 12 ou 13 000 — qu'aux , aux et surtout aux Croix-de- Feu. Seulement, à la différence des hommes de Bucard, les membres de ces organisations rejetaient les accusations proférées à leur endroit. Et, aujourd'hui, nombreux sont les historiens qui inclinent à leur donner . raison. Un des premiers, René Rémond a affirmé qu'il fallait voir dans les ligues non pas le «fascisme», mais la «réaction» : «S'imaginer voir dans les ligues un fascisme français, écrit-il, c'est prendre un épouvantail au sérieux : elles n'ont emprunté que le décor du fascisme, revêtant ses oripeaux mais dépouillant son esprit (2). » Poser ainsi le problème n'est cependant pas sans danger : l'on risque de perdre de vue tout ce que la «réaction» et le «fascisme» peuvent avoir de commun. En ce domaine, l'étude du mouvement fondé par Marcel Bucard offre certainement matière à réflexion. Les chercheurs dont nous évoquions les thèses admettent sans difficulté le caractère fasciste du francisme. Tous les éléments constitutifs du fascisme, font-ils justement remarquer, s'y trouvent représentés. Or quiconque se penche sur l'histoire du francisme prend sans doute rapidement conscience de ce qui le différenciait des ligues. Mais en même temps il se rend compte que «fascisme» et «réaction» ne sont nullement deux notions «irréductibles». Franciste, Bucard se présentait comme un authentique «révolutionnaire», son mouvement multipliait à l'adresse du prolétariat les charges contre le système capitaliste. Mais quoi ? Bucard n'avait-il pas auparavant fréquenté Tardieu ? Et Coty, le milliardaire ? Et Cassagnac, qui profes- sait que la base du régime économique était la «propriété et la sécurité de la propriété» ? Et Hervé, qui affirmait vouloir «maintenir» le «merveil- leux régime capitaliste» ? N'avait-il pas failli bénéficier du soutien des milieux d'affaires lors du lancement du francisme ? Enfin — nous faisons là un bond dans le temps mais l'objet du débat reste le même — Bucard appuiera la Révolution nationale de Vichy en 1941 et 1942. Alors ?... L'étude du francisme permettra éventuellement de mieux appréhender un second problème qui concerne l'évolution du sentiment patriotique chez les nationalistes durant les années trente et sous l'Occupation. Parti volontairement au feu en 1915, Bucard sert jusqu'à la fin de la guerre «avec un éclat incomparable». Quand sonne l'armistice, il est, à vingt-trois ans, l'un des plus jeunes capitaines de l'armée française, l'un des plus jeunes officiers de la Légion d'honneur. En 1930, il estime encore que face à l'Allemagne il est impossible pour la France de se dessaisir des quelques garanties qu'elle détient des traités. Mais en 1933 Hitler devient chancelier. Anticommuniste de toujours, fasciste fraîche- ment converti, Bucard ne veut plus voir dans l'Allemagne qu'un adversaire de l'Union soviétique. Alors, en 1934, il se réjouit du rattachement de la Sarre au Reich. Deux ans plus tard, il entérine la remilitarisation de la Rhénanie. Il est munichois en 1938 et, en 1939, il refuse de mourir pour Dantzig. Enfin, en mai 1944, il se déclare disposé à périr en combattant aux côtés des Allemands. Itinéraire «exemplaire» qui nous donne la mesure de l'altération que les affinités idéologiques ont fait subir au nationalisme de certains nationalistes entre 1933 et 1945. Pour le reconstituer, nous nous sommes livrés au dépouillement de plusieurs collections de journaux : dépouillement partiel lorsqu'il s'agis- sait de titres qui s'étaient attachés passagèrement la collaboration de Bucard (Le Nouveau Siècle, L'Ami du Peuple, L'Autorité, La France Combattante), dépouillement complet dans le cas des organes de presse créés par celui-ci (Le Franciste, L'Unitaire français). Pour apprécier l'écho produit par certains événements marquants de la vie du francisme, nous nous sommes aussi parfois reporté à divers numéros du Temps, de L'Humanité, de L'Œuvre ou du Petit Parisien... Les livres publiés par Bucard, ceux de ses collaborateurs, les diverses brochures éditées par le mouvement ont été étudiés, tout comme les principaux ouvrages se rapportant à la période 1914-1945 et consacrés aux groupements de droite et aux fascismes. Nous avons aussi consulté, parmi les archives allemandes microfil- mées déposées au Comité d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale, celles qui intéressaient directement la vie du francisme. De même avons-nous pu utiliser, avec l'aimable autorisation de Claude Levy, les premiers résultats de l'enquête effectuée par les correspondants départementaux du comité sur les mouvements de la collaboration. Soulignons, pour terminer, que ce travail doit beaucoup aux différentes personnes qui ont bien voulu nous apporter leur témoignage — anciens du francisme ou observateurs privilégiés des milieux «nationaux» ou fascistes.

(1) Cité par Dieter Wolf : Doriot, p. 368, Fayard. (2) La Droite en France. tome 1. p. 215, Aubier.

D'UNE GUERRE A L'AUTRE 1914 - 1939 1. DES DÉBUTS PROMETTEURS

Onze heures du soir en ce 29 septembre 1933. Sous les voûtes de l'Arc de Triomphe, vingt-six hommes réunis se recueillent devant le tombeau du Soldat inconnu. Mais déjà, rompant le silence, une voix s'élève au premier rang du petit groupe : «Je fonde ce jour, publiquement, un mouvement d'action révolutionnaire. Son but, c'est de conquérir le pouvoir, d'arrêter la course à l'abîme où nous emportent les luttes fratricides des partis et des classes et l'exploitation scélérate des dissentiments entre les peuples. C'est de rendre à la France le sens de la grandeur, de construire son avenir et d'établir la vraie paix. Je donne à ce mouvement le nom de Francisme (1).» L'homme qui vient de prononcer ces paroles, c'est Marcel Bucard. Il avait vu le jour quelque trente-huit ans auparavant (le 7 décembre 1895) à Saint-Clair-sur-Epte, une bourgade située aux confins de l'Ile- de-France et du Vexin. Comme ses ancêtres fixés depuis plus de deux siècles dans le pays, son père, Adolphe Bucard, exerçait la profession de maquignon. Dans cette riche région agricole, les revenus procurés par une telle activité n'étaient certes pas négligeables, et c'est à bon droit que l'on a pu parler d'«une famille de la petite provinciale (2).» Le jeune Marcel fréquenta d'abord l'école laïque de Saint-Clair. De son instituteur, «patriote radical», il gardera un bon souvenir : «Je (lui) dois d'avoir appris l'abécédaire et la première formation de l'intel- ligence (3).» L'enfant présentant «des dispositions (4)», ses parents décidèrent de l'orienter vers l'enseignement secondaire. Cela n'alla pas sans provoquer des disputes entre l'instituteur et le curé du village, chacun des deux hommes considérant qu'il n'était de meilleure éducation que celle dispensée par «son» école. Finalement le prêtre l'emporta — les Bucard étaient très pieux : l'église de Saint-Clair leur devait trois de ses vitraux — et l'école normale chrétienne de Buzenval accueillit le jeune Normand. Là, « il reçut l'empreinte, dans le cadre du classicisme, de préceptes vivants qui, en vous laissant le cœur satisfait, entraînent, au-delà des chimères individualistes, vers la libération de tout matérialisme (5).» À quinze ans, il s'inscrivit au collège catholique de Grand-Champs, à Versailles. Sous l'influence de «maîtres zélés», «son inclination à l'aventure intérieure propre aux évasions dans le spirituel (6)» trouva matière à se renforcer, et il décida d'embrasser la carrière ecclésiastique. Il entra au petit séminaire, et y achevait ses études lorsque le premier conflit mondial éclata. Rien, dans sa «jeunesse pieuse et studieuse (7)», ne semblait prédisposer l'apprenti clerc à jouer les héros. D'autant que, physique- ment, on l'imaginait mal exceller au maniement des armes : sa «santé fragile, compromise par une fièvre typhoïde qui (l')avait tenu pendant vingt-cinq jours sans connaissance (8)», donnait bien des inquiétudes à ses proches. Seulement Bucard, comme tous ceux de sa génération, avait été élevé dans l'idée de la revanche à prendre sur les «Prussiens». Emporté par la vague guerrière qui fondit sur le pays à l'été 1914, il revêtit l'uniforme. Il avait dix-huit ans et demi. A Auxerre, il effectua ses classes au 4e régiment d'infanterie. Celles-ci n'étaient pas encore terminées qu'il se portait volontaire pour partir au front comme simple soldat.

«La grande leçon de choses (9)» Dès son arrivée dans les tranchées «les horreurs sans nom (10)» des combats le choquèrent profondément. Il ne put pourtant se résoudre à n'y voir que d'absurdes tueries. Il lui fallut donner un sens à cette guerre qui en avait si peu. À ce moment, et quoi qu'il ait pu en dire par la suite, l'atmosphère religieuse qui avait baigné son adolescence l'aida à magnifier certains aspects de la vie des combattants. Et sans doute la présence à ses côtés d'un prêtre, l'abbé Léandre Marcq (11), son aîné de deux ans, avec lequel il s'était lié d'amitié, ne fut pas étrangère à la vision très particulière qu'il se forgea du conflit. Quelques années après la fin de la tragédie, revenu sur les lieux de ce qui avait été le front, il songeait : «Ah ! comme on voudrait que la guerre, pour être plus inutile, plus exécrable, plus maudite, ne fit que du mal, rien que de la laideur et du mal. Mais la guerre (...) a fait de la grandeur et de la beauté. Jamais on n'a su aussi pleinement, aussi bien vivre dans ces étranges pays du front, parce que jamais on n'a su aimer aussi bien, aussi juste. C'est le temps où le bon de l'homme est mis à nu — où l'on a peur moins pour soi-même que pour les autres — où l'on aime le bonheur étranger comme le sien propre. A commercer familièrement chaque jour avec la mort sur le champ de bataille, on apprend toute l'importance et la douceur enivrante de la vie. On devient inapte au banal et aux petites méchancetés. La générosité et l'héroïsme sont le pain quotidien des hommes qui défendent leur mère, la terre nourricière (12).» Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que Bucard ait servi «avec un éclat incomparable(l 3). » Le grand courage dont il fit preuve au cours des affrontements l'amena à gravir rapidement les échelons de la hiérarchie militaire. Entré dans les tranchées le 1er mai 1915, il est caporal le Il juin, sergent-major le 27 juillet. En décembre 1915, première blessure : l'éclatement d'un obus lui crève le tympan de l'oreille gauche. Le 26 mars 1916, il est promu au grade de sous-lieutenant. En avril 1917, le généralissime Nivelle lance une offensive entre l'Oise et Reims. Le 16, à 6 heures, «l'aube blafarde déchire l'ombre (14)» sur le Chemin des Dames. Le bataillon dans lequel Bucard combat — le premier du 4e régiment d'infanterie — «bondit de ses parallèles de départ». «C'est l'assaut». «Les obus s'acharnent sur les grappes d'hom- mes près de la route 44. Du bois des Boches, de Juvincourt, des mitrailleuses invisibles fauchent les rangs. La terre, le sang, la chair se mêlent effroyablement». Le lieutenant Marcq, commandant la 2e compagnie, entraîne ses hommes vers les lignes allemandes. Soudain il s'écroule : «Sa poitrine se soulève, horriblement trouée, sa gorge est ouverte. » Bucard se précipite auprès de son ami. «Les balles sifflent rageusement autour de nous, trouant dix fois nos capotes. Le caporal Hérold, l'agent de liaison Jamais, sont fous d'héroi*sme ; tué Giboin, tué Garnet, tué Bonnety, tué Harivelle, tués, tués, tués! (..). Les grands arbres du bois des Boches s'abattent en gémissant, les pierres de la route ont l'air de crier leur souffrance : on se bat dans cet enfer avec un enthousiasme fou, une peur atroce, un courage surhumain. Partout on crie, on hurle, on chante, on prie, on gueule, on maudit». Marcq, avant de mourir, confie à Bucard le commandement de la 2e compagnie. Celle- ci s'empare d' «un ouvrage fortifié défendu par des mitrailleuses et recueil(\e) un matériel considérable (15)». Mais l'offensive Nivelle échoue : en quarante-huit heures, 30 000 soldats français ont été tués, 80 000 blessés. Le 19 avril, les survivants de la «deuxième» — «trente à peine» — «se traînent vers le repos, hâves, amaigris, loqueteux, pitoyables, titubant de misères». Ensemble, ils se rendent au cimetière de la Miette et déterrent le corps de Marcq : ils veulent le transporter à l'arrière du front, pour lui donner «une sépulture plus digne» et le protéger de la menace des obus. «Ils l'entourent dans leurs capotes» et de nuit parcourent 15 kilomètres, du bois des Boches à Montigny-sur- Vesles (16)... Nommé lieutenant, Bucard remplace son ami à la tête de l'unité. Reformée, celle-ci est envoyée devant Juvincourt. Bucard donne à la tranchée qu'il occupe le nom de Marcq. Elle restera inviolée, il en fait le serment. Effectivement, la tranchée résiste à tous les assauts. En septembre, devant les régiments de la 9e division rassemblés pour la circonstance, Pétain passe en revue les combattants de la 2e compagnie. Il épingle la croix de guerre sur leur fanion rouge et blanc. Puis, se tournant vers Bucard, il lui dit : «Je sais votre conduite héroïque et ce que vos hommes pensent de vous, ce sera votre plus belle récompense ( 17)». Le 8 avril 1918, à vingt-deux ans, Bucard reçoit les galons de capitaine. Le 19 juillet, il est ypérité pendant l'attaque du bois du Roy : c'est sa troisième blessure. Comme pour les deux précédentes il revient volontai- rement au front sans être guéri. Quand sonne le clairon de l'armistice, Bucard, «par son héroïsme légendaire et ses brillantes qualités de jeune chef, s'est taillé une réputation et une place à part dans l'armée victorieuse (18)» : dix fois cité, décoré par les hommes de sa compagnie de la croix de chevalier de la Légion d'honneur, il fait véritablement figure de héros. Reste que si, par «les enthousiasmes inouïs qu'elle a engendrés», la guerre a amené le jeune homme à combattre avec bravoure, elle a aussi — du moins le prétend-il — «complètement bouleversé, jusqu'à l'absurde, (sa) notion de la vie ( 19).» La caserne avait déjà désorganisé ses idées de collège ; «dans la zone infernale (...) tout s'écrou(la) dans le fracas d'un obus (20).» Il lui fallut, avec l'aide de Léandre Marcq, se former du monde à venir «une nouvelle conception spirituelle (21 ).» Le nom des maîtres qu'ensemble ils évoquaient — Péguy et Psichari (22), Lagrange (23) et Cassagnac (24) — ne laissent pourtant pas d'intriguer. Car, enfin, aucun d'entre eux n'aurait été désavoué par les religieux de Buzenval et de Grand-Champs. Non plus d'ailleurs que les principes sur lesquels les jeunes gens entendaient faire reposer leur nouvelle philoso- phie : l'ordre, la discipline des sentiments, la hiérarchie des valeurs, opposés respectivement à la liberté, à la fraternité et à l'égalité. Sans doute faut-il admettre que l'idéal des bons pères n'avait pu totalement effacer chez Bucard les leçons de l'instituteur radical de Saint-Clair. Autrement, on ne comprendrait pas son obstination à répéter que «dans le mélange des tranchées » (25) de nouvelles doctrines s'étaient imposées à son esprit. Marqué pour la vie par ses quatre années de combat, Bucard ne pourra jamais s'accoutumer au monde d'après 1918. Six ans après la fin des hostilités, il s'interrogeait : «Nous, les vrais de la guerre (..), sommes- nous jamais redescendus» du front (26) ? La société nouvelle, qui lui pèse, il voudra la régénérer par l'application des principes que la «grande leçon de choses» avait ancrés — ou fortifiés ? — en lui. L'armistice signé, Bucard ne se lança pas tout de suite dans la vie politique. Ayant perdu sa vocation religieuse, il demeura sous l'uniforme. Désigné par Clemenceau pour servir à l'armée du Rhin, il fut placé à la disposition de Paul Tirand, haut-commissaire de la République, qui le nomma délégué adjoint aux généraux Gelin et Bessey du Boissy. Il participa alors aux travaux de la haute commission interalliée. En 1923, il démissionna de l'armée pour raisons de santé (ses blessures avaient laissé des séquelles jugées peu compatibles avec le métier des armes), mais resta en fonction à Bonn près d'un an encore. S'il considérait l'Allemagne comme responsable du déclenchement du conflit, Bucard, au cours de son séjour outre-Rhin, n'adopta jamais une attitude qui pût le faire taxer de germanophobie. D'ailleurs, quand il quitta le pays en février 1924, le journal régional Deutsch Reich Zeitung publia un article dans lequel on lisait : «Bien que M. Bucard fût un des plus jeunes capitaines de l'armée française, il a su, pendant son séjour à Bonn, résoudre avec beaucoup d'habileté et de tact les questions les plus difficiles. Il préférait la méthode de l'entente politique à l'imprudente méthode du sabre militaire (27).» Apprentissages Revenu en France, l'occasion s'offrit à lui d'entrer en relation avec André Tardieu. À cette époque, le futur président du conseil ne manifestait pas à l'égard du régime parlementaire une hostilité compara- ble à celle qui devait le conduire à se dépouiller de son mandat de député en mars 1936. Mais déjà il estimait nécessaire une réforme des institutions qui assurerait l'autorité du pouvoir exécutif (droit de dissoudre la Chambre — retrait de l'initiative des dépenses au législatif). Grand bourgeois conservateur, il s'affirmait par ailleurs hostile à la lutte des classes et prétendait dépasser les divisions de droite et de gauche en réalisant l'union des Français. Tardieu fut séduit par la prestance de Bucard, et, comme il préparait les élections législatives de mai 1924, il jugea que le jeune héros était tout désigné pour figurer sur sa liste électorale en tant que représentant des an- ciens combattants. Bucard, qui dans l'ensemble partageait les vues de son interlocuteur, accepta la proposition sans se faire prier. Aux côtés de Tardieu, de plusieurs politiciens proches de Raymond Poincaré et d'Aristide Briand— Maurice Colrat, Charles Reibel, Leredu (28) — il sollicita les suffrages des citoyens de l'Oise. Las ! le jour du scrutin, ceux-ci, insensibles à son glorieux passé de soldat, préférèrent élire le communiste André Marty, ancien mutin de la mer Noire. Sur la façon dont Bucard accueillit son échec, on ne sait rien : dans ses écrits, il ne s'est guère étendu sur cet épisode de sa carrière politique. Cependant, il n'est pas sans intérêt de noter qu'après cette mésaventure électorale il n'éprouvera jamais plus le besoin de briguer un mandat... N'ayant pu entrer au Palais-Bourbon, Bucard se replia sur le «terrain ancien combattant». Dans bien des domaines, la victoire remportée par le (29) aux législatives lui paraissait grosse de périls. Et d'abord, ancien séminariste, il s'inquiétait fort des discours que les dirigeants de la nouvelle majorité consacraient au problème de la laïcité : leur intention non dissimulée de restaurer les lois laïques et de les introduire dans les provinces recouvrées — l'Alsace et la Lorraine — n'annonçait-elle pas une reprise de la politique anticléricale pratiquée à l'époque du «petit père» Combes ? Une déclaration d'Edouard Herriot surtout révoltait Bucard. Le président du conseil avait annoncé son intention d'appliquer à nouveau la loi de 1901 concernant les ordres religieux (30). La suspension de cette loi en 1914 avait permis aux moines de rentrer en France. Parmi eux, beaucoup s'étaient empressés de revêtir l'uniforme. Qu'on puisse à nouveau envisager de les expulser paraissait à Bucard un déni de justice : « Un jour, à cause de leur foi, on les chassa de leur patrie (...). Quand la guerre éclata, sans y être forcés (on leur refusait tous les droits du citoyen, ils ne devaient plus en accepter les charges) ils revinrent des colonies, de l'étranger, débarquè- rent à Bordeaux, ne s'y arrêtèrent point... et coururent aux frontières. Avec nous, les péquenots de la tranchée, ils firent la guerre. Beaucoup en revinrent amochés, yeux crevés, pattes coupées, plomb dans la tête ou dans les poumons, beaucoup y restèrent... «La cendre des morts qui créa la Patrie» est faite des ossements des moines et des gars qui, croyant à l'amour et à la paix, se sont courbés, avant de trépasser, sous la bénédiction des moines... On ne peut pas balayer cette cendre-là : il y a des sacrilèges qu'on ne commettra plus, foi de combattant ! (31 ).» Un mouvement de «défense des religieux anciens combattants» — D.R A.C.— s'étant créé (32), Bucard y adhéra. Aux côtés du RP.Doncœur, du cardinal Binet, du sous-secrétaire d'État Alfred Oberkirch, il participa à de nombreuses réunions organisées par la D.R. A.C. Amené, au cours de ces meetings, à prendre la parole devant des auditoires relativement nombreux, Bucard se révéla bon orateur et s'appliqua à cultiver le précieux talent qui venait de lui être révélé. L'évolution de la situation dans les domaines politique et économique ne le laissait pas non plus indifférent. Unies par un accord électoral, les organisations qui composaient le Cartel ne possédaient pas de pro- gramme de gouvernement. Les divergences entre les grands partis de la coalition s'étaient manifestées dès le début de la législature, aussi bien à l'occasion de l'élection du président de la République (Gaston Doumergue — un «modéré» — avait été élu grâce à la conjonction des voix de la droite et de celles de nombreux radicaux-socialistes) que lors de la constitution du premier gouvernement (les socialistes refusant de participer au ministère formé par Herriot). Bucard ne doutait pas qu'une période d'instabilité gouvernementale et de carence politique s'annon- çait A vant 1914, le parti radical — ce «parti plus ou moins teinté de rouge, se disant tour à tour national, radical, socialisant, pacifiste» avait «présidé aux destinées du pays (...) pendant vingt ans (33).» Qu'en était-il résulté ? «Des dizaines de ministères, des centaines de ministres (avaient) saboté, en pleine paix, les finances, l'armée, les forces matérielles et morales de la France (34)». Pourquoi penser qu'il en irait autrement cette fois ? Le franc, menacé en mars 1924, demeurait fragile. Sans doute le «Verdun financier» opéré par Poincaré le mois d'avril suivant avait-il permis d'éviter la dévaluation ; il n'avait pas vraiment assaini la situation des finances. Or il n'était question, au sein de la composante socialiste du Cartel, que de mesures propres à effrayer les détenteurs de monnaies et de valeurs : nationalisations, impôt sur le capital, taxations... Tout cela ne risquait-il pas, en fin de compte, de favoriser les partisans du régime «bolchevique» ? Les «événements» de novembre 1924 portaient Bucard à s'interroger : le gouvernement ayant décidé de transférer les cendres de Jean Jaurès au Panthéon, les communistes avaient organisé leur première grande manifestation de masse. Empruntant les Champs-Élysées, le boulevard Saint-Germain, les ouvriers des banlieues du nord et de l'est de la capitale avaient défilé par milliers, le poing tendu, chantant l' Internationale.. Des propos de Maurice Colrat assaillaient sa mémoire. Lors d'une réunion organisée dans une bourgade de l'arrondissement de Rambouillet quelques jours avant les élections législatives du 11 mai, «huit pauvres bougres fleurant le bon vin (35)» avaient contraint l'ancien garde des Sceaux de Poincaré à abandonner la tribune. Dans l'auto qui le ramenait à Paris, il s'était adressé à Bucard sur un ton désabusé : « Voyez-vous, ce qu'il y a aujourd'hui, ce n'est pas une crise des intelligences, ce n'est pas une crise des volontés, ce n'est même pas une crise des âmes, c'est tout simplement, il faut avoir le courage de le reconnaître : une crise de régime». Puis, paternel, il avait ajouté : «Il appartient à votre généra- tion, à celle des jeunes qui ont fait la guerre de remédier à ce mal (36)». De plus en plus convaincu de la justesse du diagnostic de Colrat, Bucard s'affligeait de voir la «génération du feu» tenue à la lisière du pouvoir. Le ministère Herriot comprenait dix-neuf ministres et sous-secrétaires d'Etat, mais «seulement quatre combattants !». Onze membres du gouvernement, «quoique d'âge mobilisable, n'avaient jamais mis les pieds dans la zone dangereuse, un avait fait la guerre dans de lointains états-majors, un autre était général ; deux s'étaient trouvés non mobilisables (37)». Les combattants se devaient de réagir. Parce que, pendant quatre ans, ils avaient vécu en rapportant tout à la France, ils étaient seuls capables d'éviter au pays de sombrer. L'État mis à mal par les partis serait restauré par l'application des principes en vigueur de 1914 à 1918 : autorité, responsabilité, stabilité. Le pouvoir exécutif retrouverait les prérogatives dont s'était indûment emparé le Parlement. Mais d'abord il fallait que les «poilus» se préparent à accéder aux postes- clés. Profitant de ses relations dans les milieux anciens combattants (38), Bucard s'efforça alors de mettre en place des «noyaux» de «camarades fermement décidés à intervenir dans la vie publique (39)». Avec Valois Que les anciens combattants aient une mission de redressement à accomplir, un autre homme, à l'Action française, en était persuadé : . De son vrai nom Alfred Georges Gressent, cet ouvrier du livre avait d'abord milité au sein du mouvement anarcho-syndicaliste. En 1908, il s'était rallié à la ligue dirigée par . Devenu royaliste, il avait tenté de réconcilier le monde du travail et la royauté en fondant en 1911 le : là, des intellectuels maurrassiens et des responsables syndicalistes purent se rencontrer. À cette époque, «l'en- tente avec la classe ouvrière» lui paraissait «la chance historique de la bourgeoisie — classe d'ancien régime — de dépasser le cadre révolu du capitalisme concurrentiel (40)». En 1912, il s'était vu confier la direction de la Nouvelle Librairie nationale. Mobilisé en 1914, il avait commandé un corps franc avant d'être placé hors cadre à la fin de 1917, suite à une blessure maladroitement soignée. Après la guerre, il était devenu l'économiste officiel de l'Action française. En février 1925, afin de mieux développer des vues qui s'écartaient chaque jour davantage de celles partagées dans l'entourage de Maur- ras (41), Valois avait décidé de lancer un hebdomadaire, Le Nouveau Siècle. Dès le premier numéro, une déclaration signée par vingt-huit personnalités du monde politique et de la presse — anciens de 1914- 1918 dans leur majorité — fut publiée pour préciser l'optique du nouveau journal. Elle soutenait que la victoire avait été «brisée», que sur l'État en butte à toutes les «convoitises» planait la double menace de la ploutocratie et du bolchevisme ; qu'enfin seuls les anciens combattants, parce qu'ils ne connaissaient «qu'un parti, celui de la France», pouvaient redresser la situation en appliquant la politique de la Victoire (42)! Dans la petite équipe formée autour de Georges Gressent, Bucard voulut reconnaître les siens : quand, au mois d'avril, Valois passa du - stade de la propagande à celui de la mise sur pied d'une organisation de combattants, l'ancien colistier de Tardieu l'avait déjà rejoint. Dans Le Nouveau Siècle du 16 avril, son nom figure au bas de l' «Appel» pour la création de «Légions (43) ».Ce texte, très proche de celui inséré dans le premier numéro du journal (44), insistait sur la mission incombant aux soldats de la Grande Guerre : «On nous a dit que nous ne devions pas faire de politique parce que la politique divise. Oui, la politique quefont les politiciens ; oui, celle-là divise. Mais celle que nous avons faite du 2 août 1914 à l'armistice, cette politique-là rassemble toutes les forces du pays et sauve la France. Les champs de bataille nous ont enseigné sa loi ; loi de fraternité nationale, animée par l'esprit héroïque, agissant sous le commandement d'un chefpour la grandeur de la Patrie. Il faut la reprendre et agir (...). Nous n'avons pas fait la guerre pendant quatre ans, construit jour à jour, sang à sang, la victoire pour nous enfouir dans des organisations où se défendent des intérêts particuliers ; nos intérêts particuliers, combattants, ce sont ceux de nos familles, de nos métiers, de nos régions. Mais comme combattants nous avons une âme et un destin à défendre. L'âme est haute, c'est celle des morts ; le destin est magnifique, c'est celui de la France (...). Levons-nous donc, les victorieux ! (45)». Rapporté à Bucard, le texte est important : jusqu'à la fondation du francisme en 1933, le nouveau «légionnaire» ne s'écartera guère des principes définis dans cet appel. Le 11 novembre 1925, Valois, soucieux de développer son action, annonça, lors d'une grande réunion organisée à la salle Wagram, la création d'un nouveau mouvement, le . Dans le discours qu'il tint ce jour-là, il reprit les thèmes si souvent exposés aux lecteurs du Nouveau Siècle, et qui constituaient l'essentiel de la doctrine du groupement : impuissance du parlementarisme «

DES DÉBUTS PROMETTEURS ( 1 ) Sommaire du francisme. (2) , Partis, journaux et hommes politiques, p. 114. (3) Marcel Bucard, «À vous les jeunes», La Victoire n° 6254, 19 avril 1933. (4) Ibid (5) Ibid (6) Ibid (7) Ibid (8) Ibid Quand sonne l'armistice de 1918, Marcel Bucard est, à 23 ans, l'un des plus jeunes et brillants capitaines de l'armée victorieuse. En 1933, il fonde le Francisme, et d'emblée, le mouvement se proclame fasciste. Ses membres ne veulent voir dans les Ligues rien d'autre que la « réaction » et entendent être reconnus comme les seuls fascistes français. Cette distinction entre « réaction » et « fascisme » était promise à un bel avenir. A étudier l'histoire du Francisme, il apparaît cependant que les deux notions ne sont nullement irréductibles. Hitler devenu chancelier, Bucard ne voulut plus voir dans l'adversaire de 1914-1918 qu'un ennemi de l'U.R.S.S., et, jusqu'en 1939, il avalisa tous les coups de force du Führer. Ses prises de position en faveur de la Collaboration ne peuvent donc nous surprendre. Quelles furent les positions de Bucard face à l'Allemagne pendant la guerre ? Quelles furent ses activités pendant l'Occupation ? Comment peut-on expliquer qu'il àit été fusillé en 1946 ? Autant de questions auxquelles répond ce livre... Itinéraire « exemplaire », en effet, que celui de Bucard : il nous donne la mesure de l'altération que les affinités idéologiques ont fait subir aux nationalismes de certains entre 1933 et 1945.

Alain Déniel est un jeune historien breton.

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