La Ballade, D’Extension Européenne, Sans Lien Apparent Avec Le Genre Aristocratique Médiéval
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cccma_27_couv_broche.qxp_hc_couv_155x235 16.06.20 09:00 Page1 Liée au chant et à la danse, la ballade serait apparue au XIIIe siècle dans la littérature du Nord de la France et a joui d’un incontestable prestige dans la poésie de la fin du Moyen Âge. Proscrite par les poètes de la Pléiade, elle a cependant résisté au XVIIe et au XVIIIe siècles, pour renaître sous une forme complètement différente, non fixe, dont la thématique, empruntée notamment à la ballade anglaise, s’inspire de la légende, de l’histoire et de la complainte ; elle connaît un grand succès au XIXe siècle tant en France que dans la littérature européenne. De nos jours, la ballade a investi le domaine de la chanson, continuant une tradition populaire, La Ballade, d’extension européenne, sans lien apparent avec le genre aristocratique médiéval. Que peuvent avoir en commun, à part la dénomination, une ballade médiévale, une ballade romantique, une ballade en prose et une ballade chantée de nos jours ? histoire et avatars Avec le souci d’allier une perspective comparatiste à l’étude de cette forme poétique, dix-huit spécialistes reconsidèrent cette question, et d’autres attenantes, permettant des découvertes d’une forme poétique insolites sur les surprenantes métamorphoses de la ballade. Brigitte Buffard-Moret est professeure de langue française et de stylistique à l’université d’Artois. Ses travaux de recherche portent sur Sous la direction de Brigitte Buffard-Moret les formes de la poésie française héritées de la chanson. Elle a notamment publié un Précis de versification (Paris, Dunod, 2001, rééd. et Mireille Demaules revue et augmentée, Armand Colin, 2017), et La Chanson poétique du XIXe siècle, origines, statut et formes (Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, Prix Louis Barthou de l’Académie française 2007). Mireille Demaules est professeure de littérature française du Moyen Âge à l’université d’Artois. Spécialiste du récit de rêve dans la littérature romanesque et allégorique du XIIe au XVe siècle, elle est l’auteure d’un essai sur le sujet, La Corne et l’Ivoire (Paris, Honoré Champion, 2010), et a dirigé un volume collectif intitulé Expériences oniriques dans la littérature et les arts du Moyen Âge au XVIIIe siècle (Paris, Honoré Champion, 2016). La Ballade, histoire et avatars d’une forme poétique ISBN 978-2-7453-5364-1 Colloques, congrès et conférences 9:HSMHOF=XZX[YV: HONORÉ CHAMPION sur le Moyen Âge N o 27 PARIS CCCMA 27 CCCA_27_ballade_demaules.qxp_MB_base_155x235 10.06.20 15:26 Page 313 Joël July BALLADE EN CHANSON Travailler sur le motif de la ballade en chanson contemporaine semble bien loin d’une question d’histoire littéraire tant il est difficile d’identifier à travers les rares occurrences de cette référence dans la modernité un usage spécifique, un courant déterminé. Travailler sur le motif de la ballade en chanson contemporaine ne semble pas plus une question de poétique ou de versification : Brassens, qui la transporte d’un patrimoine à l’autre en 1954 sur son premier 33-tours avec sa mise en musique de la Ballade des dames du temps jadis de François Villon, et n’est pourtant pas le plus mauvais versificateur qui soit, n’en respecte pas les règles lorsqu’il écrit d’abord en 1962 (Disque 6)1 La Ballade des cimetières, puis en 1972 (Disque 11) une moderne Ballade des gens qui sont nés quelque part. Comme pour faire un clin d’œil à la poésie tradi- tionnelle (tout en privilégiant une de ses formes fixes les plus célèbres, donc les plus populaires), et pour la suggérer sans l’imiter, il emprunte ce mot qui décrit l’objet, l’identifie, le fige, à la place du mot « Chanson ». Or il y a tant de chansons qui s’intitulent Chanson sans que cet étiquetage métatextuel ne prête à commentaire qu’on voit mal pour- quoi ici on traiterait avec les scrupules d’un zèle académique ou, au contraire, avec la cuistrerie d’une herméneutique savante, ces chansons intitulées ballades. Il faut donc dès l’abord de notre inventaire avoir bien à l’esprit que travailler sur la ballade en chanson contemporaine ne sera qu’une question lexicale, et encore davantage une question de connotation lexicale, au mieux une question esthétique. Quelle conscience vague les auteurs de ballades en chanson ont-ils de se ratta- cher à une tradition ? Que veulent-ils indiquer ou suggérer par cette intention classifiante ? Et comment expliquer le regain que le terme connaît ces derniers temps ? 1 Nous reprenons la titration et la nomenclature discographique de l’intégrale de Brassens, parue sous le titre Georges Brassens, Poèmes et chansons, aux éditions du Seuil, collection Points, en 1993. CCCA_27_ballade_demaules.qxp_MB_base_155x235 10.06.20 15:26 Page 314 314 BALLADE EN CHANSON ENTRE 1953 ET 1958 : DÉCOUDRE LES CLICHÉS MÉDIÉVAUX, FOLKLORIQUES ET HEXAGONAUX De fait, le célèbre emploi de Brassens en reprise de Villon ne fait que succéder à trois chansons qui, en 1953, mettent le mot ballade dans leur titre sans un rapport explicite avec la forme versifiée type. C’est La Ballade des baladins2, avec une interprétation et une musique de Gilbert Bécaud, sur des paroles de Louis Amade3 dont nous copions ici les derniers vers : Ohé les baladins Vous partez ?… Emmenez-moi. La chanson de Bécaud qui utilise à foison les clichés médiévaux décrit le circuit libre et la mentalité fière des troubadours. Au bénéfice du rappro- chement thématique du voyage, de la musique et de l’univers du Moyen Âge (« bonnes gens », « châteaux », « princesses », « donjons », « rois », « mandolines »), la paronomase du titre maintient la distinction flottante entre la balade et la ballade. Le mot baladin a bien sûr la forme balladin pour son orthographe étymologique ; c’est au cours du XIXe siècle que le danseur devient exclusivement dans une mythologie folklorique un saltimbanque, amené à se produire de ville en ville, et il en a perdu son l en géminée. C’est cette fluidité des étymologies contrariées4 dont profite le parolier pour mettre de la poésie « balladine » dans le cheminement « baladin ». Or le vers a tant à voir avec la musique, son rythme, son entrain, que ce tour de passe-passe orthographique ne prête pas à consé- quence pour l’auditeur : les baladins font une balade en même temps qu’ils forment une ballade. Et les Ballades françaises de Paul Fort5 ont de toute façon assoupli voire destitué les codes. Comme en poésie depuis longtemps, la ballade chansonnière n’est plus une forme fixe. N’est préservé de cette ballade-là que ce qui ne faisait justement pas son fonde- ment : son propos plutôt que sa structure. Le propos y est même imité ou artificiellement transposé comme dans un mauvais pastiche. Il subsiste peut-être de la ballade traditionnelle un certain mode d’énonciation très 2 http://www.ina.fr/video/I07220930 3 Louis Amade, romancier et poète, est aussi l’auteur des Marchés de Provence, de L’Important c’est la rose et de Quand il est mort le poète, toutes interprétées par Gilbert Bécaud. 4 http://www.academie-francaise.fr/ballade-balade 5 Dix-sept volumes écrits entre 1922 et 1958. CCCA_27_ballade_demaules.qxp_MB_base_155x235 10.06.20 15:26 Page 315 JOËL JULY 315 favorable à l’interpellation qui donne à l’ensemble une ambiance festive et dynamique. C’est d’ailleurs davantage dans cet esprit simple et populaire que figu- rerait la Ballade, chanson de Jacques Brel qui date aussi de 1953 si l’on respecte le classement des ayant-droit6. Elle commence par un quatrain qui montre, de manière à peine un peu moins démonstrative que chez Bécaud, des accointances avec l’esprit médiéval dont s’inspire la ballade ; mais surtout cet esprit se trouve relié et assimilé à l’ethos du canteur brélien7, toujours un peu suppliant et auto-dénigrant8 et dont les désirs ressassés signifient souvent par la force des choses déception et chimère9 : Bourgeois, marchands, nobles dames, seigneurs Damoiselles jolies, grands du monde et voleurs Écoutez la prière d’un homme de vingt ans Écoutez la prière d’un manant Je voudrais un joli bateau Pour m’amuser Un beau bateau de bois doré Pour faire la pêche à la morue Je voudrais une jolie calèche Pour me promener Et pour éclabousser les filles Qui dansent dans les avenues On peut néanmoins se demander pourquoi en cette année 1953 ce vieux mot désuet réapparaît dans les enseignes de chanson et notamment chez les plus poétiquement ambitieux des paroliers de l’époque puisque le troi- sième cas que nous recensons provient d’une chanson écrite par Francis 6 Tous les poèmes de jeunesse de Jacques Brel dont il est difficile de savoir si le chan- teur leur avait prévu un accompagnement musical sont regroupés dans les anthologies sous le titre « Textes de jeunesse inédits » (1948-1953) et datés de 1953, à l’aveugle. Ce poème pourrait donc être le plus précoce de notre inventaire. 7 « Canteur : notion opératoire en cantologie pour désigner dans une chanson l’équi- valent du narrateur dans un roman. Personnage ou point de vue, il convient de le distin- guer du chanteur, à savoir l’interprète, qui, lui, prête son corps et sa voix le temps d’une chanson, et endosse un nouveau rôle de canteur au morceau suivant. » (Stéphane Hirschi, Chanson, l’art de fixer l’air du temps, Valenciennes, Les Belles Lettres/ Cantologie/ Université de Valenciennes, 2008, p. 20). 8 Voir Joël July, « Barbara vs Brel », revue électronique Malice consacrée à l’amour-propre, n° 2, Bruno Viard (dir.), CIELAM, AMU, mai 2012. http://cielam.univ-amu.fr/node/252 9 Nous indiquons cette particularité éthique du canteur brélien pour mieux faire comprendre pourquoi, nous le verrons ultérieurement, certaines chansons de Johnny Hallyday plutôt que d’autres seront assimilées par la presse à des ballades à son décès.