Thierry Pécou Français P
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Thierry Pécou Français p. 5 Solitude English p. 16 Index p. 30 « La terre a cessé d’être essence, elle devient relation. » ‘The earth has stopped being an essence and is becoming a relation.’ Édouard Glissant Photo : Cyrille Guir. Français Menu partie organique de l’œuvre, tels le Ländler chez Thierry Pécou Schubert ou la valse chez Strauss ; ils viennent de Vous êtes ici au mauvais endroit… si vous Cuba, d’Amazonie, des hauts plateaux des Andes, pensez trouver l’ordinaire notice, avec ses du bassin méditerranéen, de Chine, d’Indonésie. indications sur le compositeur, l’œuvre, Ils annoncent une mondialisation autre que celle, le style, le contexte… que sais-je encore ? lourde et superficielle, de l’industrie du luxe, code Pourquoi diable des renseignements écrits narcissique planétaire de l’individualisme à succès. sur une œuvre dont seule l’écoute peut nous La mondialisation de Pécou est organique, ancrée renseigner ! On raconte qu’à la question : dans la réalité de ces gens qu’une monstruosité « que cherchez-vous à exprimer à travers cette sémantique désireuse de leur enlever décidément sonate », Beethoven se remit au piano, rejoua tout nous a habitués à appeler les gens modestes. sa sonate en entier, après quoi répondit : Mondialisation qui rétablit le lien entre la partie et le « Ça ! » Et beethovénien, Thierry Pécou l’est tout, combinaison du rationalisme athée occidental assurément, dans la violence et dans la et du paganisme rituel de Dieu sait où. tendresse, toutes deux dans un état cru, Les cérémonies du corps, la transe, semblent qui s’accordent peu à la bienséance de la si étrangères à la culture occidentale que l’on « notice ». a tendance à les considérer comme le fait de civilisations extra-européennes, avec toute la Où, quand est-il né ? Dans quel milieu ? Quel panoplie des images Technicolor de tribus en plein est son parcours ?… Gardons-nous donc de cet délire sacrificiel, en prise avec les esprits. Rien ordre de considérations : une biographie (toujours n’est plus erroné : la transe est bel et bien présente parcellaire) ne saurait introduire à une œuvre, c’est à l’assise même de la culture occidentale ; il suffit l’œuvre même (toujours entière) qui donne accès à de considérer les rites dionysiaques dans le théâtre la biographie du créateur, à son époque, à sa vie, classique grec. Et nier le corps, l’emprisonner, à la nôtre. Et cette œuvre est à 100 % française, à comme des siècles de culture chrétienne nous a 100 % occidentale, à 100 % « venant d’ailleurs », habitués de le faire, ne nous a-t-il pas menés à la quand la plupart des tentatives d’incorporation névrose et à la pornographie, inextricablement d’éléments extra-occidentaux ou de musique liées ? traditionnelle se soldent dans l’orientalisme La pornographie existe-t-elle dans la musique ? pittoresque (Ravel), l’humour bienveillant (Mozart) Voilà la question inattendue qu’osa un jour poser ou le clin d’œil de carte postale (Csárdás, dans un journaliste français à Alfred Brendel. Et le maître, la Fledermaus de Strauss), quand ce n’est pas provocateur, au goût sûr et érudit, de répondre l’œcuménisme new age, végétarien et abscons en citant l’œuvre phare du compositeur français – il y en a tant d’exemples parmi les jeunes le plus ouvertement catholique, Olivier Messiaen : compositeurs. Chez Pécou, ces éléments sont « Certainement, voyez la Turangalîla-Symphonie ! » 5 Sur ce qui différencie art et pornographie, Umberto engagement corporel intense mais n’est jamais Eco disait que si entre deux scènes de sexe c’était agressive pour leur corps : « c’est très physique à le plombier qui arrivait pour offrir ses services, jouer » est le commentaire le plus souvent exprimé. nous étions dans la pornographie, et que si Et puisqu’on parle du corps… comment est-il nourri, entre ces deux scènes prenait place une histoire celui d’un compositeur de musique « classique plus structurée que celle provoquée par une contemporaine » (remarquez la difficulté de canalisation d’évier, alors c’était de l’art. En somme, nommer la chose) ? Parler d’argent (oui ! celui du la qualité narrative de la partie totalement dénuée loyer, de l’électricité, des courses à Franprix !) au de sexualité est décisive. sujet d’un compositeur vivant, et a fortiori dans Chez Pécou tout est art (complexe, structuré, une notice de CD, pourrait mettre l’éditeur le résultat d’un métier immense, on ne peut plus plus compréhensif dans la gêne qu’éprouverait cérébral), mais en même temps, tout est érotico- un hôte si son comptable venait à se manifester eurythmie. « Je ne connais encore personne qui devant les invités pour détailler, factures à l’appui, sache parler du corps. On balbutie des vulgarités le coût de la réception… pourtant, sachez que ou des fadeurs », écrivait le philosophe Kostas notre compositeur n’enseigne pas dans un Axelos en 1977. Entre la fadeur de la « sensualité » conservatoire (filet de sécurité pour la plupart de en art (bon nombre d’académiciens se vantent ses confrères), qu’il n’écrit pas pour la pub ou les dans les talk-shows de pratiquer cette qualité dans firmes de téléphones portables, ne fait pas les leur œuvre) et la pornographie, vulgaire parce orchestrations du dernier Johnny (peut-être a-t- qu’encore plus conformiste que la « sensualité » il bien tort : cabriolet et vacances à Courchevel précitée, la voie de Pécou est unique dans la assurées), ne compose pour le cinéma… Il vit de ses création musicale contemporaine ; Pécou parle de compositions (commandes d’État ou d’institutions ça et uniquement de ça de manière qui ne soit ni privés) et de ses cachets de pianiste au sein de fade ni vulgaire. Les compositeurs de l’école de l’ensemble Variances. Mais la réalité économique Darmstadt et leurs épigones revendiquent, dans du milieu de la musique « contemporaine » n’est leur quasi-totalité, un athéisme militant d’un côté pas la même que celle de la musique « classique », tout en pratiquant une écriture musicale on ne peut laquelle, malgré la crise de ces quinze dernières plus « religieuse intégriste » de l’autre, tellement le années peut encore garantir des revenus mensuels corps en est absent, tellement il y est inconcevable à six chiffres à ceux qui, en tant qu’interprètes de chanter, danser, déconner (qualité omniprésente ont la même notoriété que Pécou en tant que chez Mozart). Tout le contraire de Pécou, qui lui compositeur. compose pour le corps et ses excès – il n’est pas Les compositeurs de « contemporaine » font face de corps sans excès – ; le chant, la danse et sa suite aux mêmes difficultés que toute une catégorie naturelle, la transe, sont au cœur de son œuvre. d’intellectuels quasi prolétaires (chercheurs aux Son écriture demande certes aux interprètes un multiples doctorats et au salaire à peine supérieur 6 au smic) et surtout au même paradoxe : une même, musique de soutien-gorge pour une nuit de grande valorisation sociale d’un côté (il vaut noces au Japon, pourraient lui rapporter de quoi mieux les avoir comme convives dans un dîner amplement racheter toute l’Autriche. en ville qu’une star de téléréalité ou un footballeur, Mais c’est un CD que nous avons en main, et pourtant tous deux millionnaires), une grande l’on aimerait enfin pouvoir lire sur cette musique dépréciation économique de l’autre ; ainsi ne serait- qu’on va entendre. Laisser le compositeur parler ? ce que pouvoir acquérir les livres, les partitions et Quelle excentricité ! Je partage votre étonnement : les disques indispensables à leur travail devient les écrits des compositeurs sont bien suspects, totalement impossible. Il n’est guère politiquement leurs textes ne feraient qu’une apologie de leur correct de le dire, mais les plus grands fraudeurs, création. Et alors ? Rassurons-nous, quoi qu’on ceux qui téléchargent illégalement, ne sont pas fasse, quoi qu’on pense, quoi qu’on dise, ils les ados mais les intellectuels, les chercheurs, les resteront, par ces temps profondément incultes compositeurs, les universitaires. mais d’une abondante comptabilité intellectuelle, Et c’est là un des paradoxes dans la vie de Thierry bien moins audibles que les textes des intellectuels Pécou : composer « comme cela lui chante » lui commentateurs, apologie quant à eux de leur non- est chose chère, qu’il paye avec une angoisse création. Écoutons, enfin, Pécou parler cuisine . permanente pour la commande suivante, quand c’est en claquant des doigts qu’un compositeur Dionysios Dervis-Bournias possédant son métier se voit offrir un pont d’or dans l’industrie du cinéma ou de la variété. En refusant toute concession qui aurait pu lui garantir une vie plus facile, ce compositeur du corps et de sa liberté doit de fait s’imposer une vie monacale vouée à la seule composition. Dans Mystérieux Mozart, Sollers parle de cette schizophrénie économique qu’entretient depuis des siècles la société occidentale avec les créateurs : Mozart, le plus grand parmi les compositeurs du corps a vu le sien jeté dans une fosse commune, quand deux cents ans plus tard les droits de ses « mélodies » (on se protège du corps comme on peut) changées en sonneries de téléphone portable, musique d’ascenseur, muzak de grandes surfaces, musique d’attente des millions de standards téléphoniques à travers le globe, et 7 Les Liaisons magnétiques Sextuor (2011) Henri Dutilleux en mémoire (2013) pour flûte, clarinette, hautbois, cor, basson et piano pour six instruments à vent, percussions Pour composer cette pièce, je me suis inspiré très et douze cordes librement des sonorités des gamelans de Bali et de Mai 2013, je travaille à la composition de ce qui Java. Je n’ai pas vraiment cherché à m’approprier deviendra Les liaisons magnétiques.