OUVRAGES DE MARCEL LANDOWSKI

Honegger (Éditions du Seuil, 1957) Les Instruments de l'orchestre (Éditions « Que sais-je ? », 1951, 1960) Batailles pour la musique (Éditions du Seuil, 1979) La musique n'adoucit pas les mœurs (Éditions Belfond, 1990)

OUVRAGES D'ANTOINE LIVIO

Étoiles et ballerines (Éditions du Panorama/Vilo, 1965) Béjart (Éditions L'Âge d'Homme, Lausanne, 1969) Préface et compléments pour l'édition française du Dictionnaire du ballet de Mario Pasi (Éditions Denoël, 1981) L'Œuvre lyrique de Richard Wagner (Éditions du Chemin-Vert, 1983) Préface, notes et appareil critique de La Dame aux camélias (Livre de Poche classique, 1983) Notes et appareil critique de Don Giovanni (Livre de Poche classique, 1986) Préface, traduction, notes et appareil critique de Falstaff (Livre de Poche classique, 1987) Tania Bari (Éditions Le Cri, Bruxelles, 1998) MARCEL LANDOWSKI

ANTOINE LIVIO Collection CONVERSATIONS AVEC... dirigée par Cynthia Liebow

© 1998, by Éditions Denoël 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris ISBN 2.207.24369.9 B 24369.8 Lettre à Marcel Landowski

Monsieur le Chancelier de l'Institut de France,

Si je ne suis pas surpris que vous ayez accepté ce jeu du dialogue — après tout, ce n'est pas la première fois que vous vous y livrez — je suis en tout cas honoré que vous m'ayez choisi comme interlocuteur. Car cette fois le propos est plus vaste, puisqu'il s'agissait au départ des « Grands Entretiens de France-Musique », que nous allons poursuivre, étendre, approfondir en vue du présent livre. L'histoire de la musique en France, périodiquement, se résume à la lutte de deux clans. Il y eut la querelle des bouffons. Il y eut celle des gluckistes et des piccin- nistes. Aujourd'hui il y a vous contre certains autres... Je sais que vous refusez cette réduction à deux clans et pensez que c'est beaucoup plus banalement un conflit politique de pouvoir. Cependant il y a au départ un jeune homme en colère des années 50-60 contre un grand commis de l'État... alors en herbe, mais qui est compositeur, à moins que ce ne soit le compositeur qui soit en passe de devenir grand commis de l'État. Mais cette opposition se présente également comme la lutte du sérialisme contre la tonalité ou la pluritonalité. En fait, situer l'opposition à ce niveau me paraît plus exact, car si les mélomanes, les hommes de musique et la presse musicale même, dont on eût été en droit d'attendre plus d'objectivité, se sont vus, un jour ou l'autre, enfermés dans tel clan, nul esprit de bonne foi ne peut refuser les qualités indéniables de comme un des plus éminents chefs d'orchestre d'aujourd'hui, ni de Marcel Landowski comme grand réorganisateur de la Musique en France. Nous fûmes quelques-uns à avoir tenté de suivre la règle de l'objectivité sur tous les plans - selon l'exemple de Francis Poulenc -, à refuser l'obédience, voire la soumission aveugle, sourde serait plus juste. Et vous acceptez donc de poursuivre ce jeu du dia- logue, et de scruter le passé, en toute objectivité. Vous venez de célébrer votre quatre-vingt-unième anniver- saire, c'est à dessein que je mentionne ce chiffre, car il conditionne nos propos. Vous avez derrière vous une longue existence, riche en péripéties diverses, en œuvres tout aussi diverses, alors que l'histoire de l'humanité nous apprend que les années qu'il nous reste à vivre ensemble seront moins importantes en nombre. En novembre 1984 paraissait un triple numéro de cette Revue musicale, fondée en 1920 par Henry Pru- nières et dirigée avec tant de passion par Albert Richard. Ces deux hommes nous ont quittés, nous les avons trop vite oubliés, mais heureusement demeure cette collection inappréciable de La Revue musicale, qui donc vous consacrait un triple numéro (372-3-4), sous le titre choisi par Pierre Ancelin : « Marcel Landowski, musicien de l'espérance. » Certes, les mots espoir, espé- rance... se retrouvent souvent sous votre plume : le premier des Quatre Préludes pour l'Opéra des Bastilles se nomme L'Espoir, l'oratorio pour les X Choralies de Vaison-la-Romaine est Le Pont de l'espérance... Un jour, il faudra bien que je vous demande ce que vous espérez encore! Salzbourg, le 15 août 1997 Antoine Livio

Réponse à Antoine Livio

Mon cher Antoine, si nous allons regarder en arrière, c'est d'abord pour mieux espérer en l'avenir. Pour essayer de dire, malgré tous les cabossages de la route, comment, hier comme demain, il faut tenter d'être fidèle au tracé de cette voie qui, inévitablement, s'enfonce dans le mystère. Le mystère de notre condition humaine tout au long de cette route, parcourue cahin-caha, parfois avec trop d'orgueil, parfois trop d'humilité. Dans mon opéra La Vieille Maison, mon héros, l'enfant Marc agressé par des adultes cupides et fourbes, se demande à lui-même, alors qu'il se trouve seul un instant : Est-ce très long, la vie ? Et de loin, la fée Mélusine lui répond : As-tu préparé dans ton cœur une place pour le bonheur ? C'est la tragique et heureuse Marie Noël qui interroge ainsi son destin, dans un de ses poèmes d'amour, pour elle, introuvé... Et je regarde et j'écoute en moi les étapes d'hier, d'aujourd'hui et celles que j'espère encore pour demain. À quinze ans, à quarante ans, beaucoup plus tard même, demain est toujours la vision et l'espérance d'autre chose, même si l'on a eu la chance d'avoir une vie heu- reuse. Chacun de mes opéras l'a ponctuée de questions qui, au fil des ans, m'ont paru de plus en plus essentielles. Pourquoi faut-il que le visage de Dieu prenne si souvent le visage de la mort? (Zoé Oldenbourg), s'interroge Jordane de Montaure, avant de monter sur le bûcher de Montségur. Quelques années auparavant, mon savant Peter Bel, peut-être hélas prophète, dit sa cer- titude que si rien ne change...... la science adulte va dévorer l'esprit resté enfant! Et en remontant les années, et mes ouvrages lyriques, je revois Nils Halerius qui, après avoir réussi à rire sa mort avec ses disciples, perdu dans ce que j'imaginais être l'infini, chante abandonné : Ô temps, père des hommes, amifidèle de ceux qui passent... Jusqu'à la Galina d'aujourd'hui, qui s'épouvante de ce que dans un régime totalitaire : Celui qui n'est pas avec moi est contre moi! Comme quoi une parole du Christ peut devenir, dans certaines bouches, creuset diabolique de tous les crimes.

Au fil des années, comme chacun d'entre nous, j'ai ren- contré l'amitié, l'indifférence, l'amour, des sentiments contradictoires, extérieurs et intérieurs, des trésors de ten- dresse, mais aussi un beau jour, au milieu d'une vie heu- reuse, parfois dure, la vague noire de la haine, celle-ci emportée, puis effacée par mon amour de la musique et la confiance de tant d'âmes honnêtes et simples. Ainsi se déroule une vie. La mienne - j'ai eu cette chance -, conduite sans trop de détours par mon besoin incoercible d'écrire des notes (telle une drogue pure ?) sur des portées. Paris, le 16 janvier 1998 Marcel Landowski 1

L'espérance

Marcel Landowski, vous souvenez-vous à quel moment et pourquoi vous avez décidé de devenir compositeur?

Sans doute est-ce parce que dès l'enfance, avais-je six ans, sept ans ? je pressentais qu'à travers la musique - ce langage immense et sans parole que j'aimais déjà - exis- tait pour moi une espérance inconnue. C'est pourquoi je ne peux répondre tout à fait honnêtement et clairement à votre question, après soixante-seize ans! Je me la suis souvent posée. Quand on est enfant, on vit parfois sans le savoir des moments clés, même très jeune. Moments de lumière, alternant souvent avec des moments d'ombre. Aussi suis-je certain que cette décision profonde, je l'ai prise alors que je venais d'avoir sept ans. C'était lors d'un concert de fin d'année de l'école . J'étais sur le podium de cette Salle Erard - qui hélas n'existe plus! - et, dans la salle, il y avait mes camarades, nos parents. Il y avait surtout Marguerite Long, la terrible Marguerite... et je jouais une page de l'opus 68 de Schu- mann, L'Album pour la jeunesse, Erster Verlust, que nous appelions « Premier chagrin ». Marguerite Long laissa tomber un : « Comme il est doué ce petit ! » Tout en jouant mon morceau, j'entendais ces paroles extrêmement flatteuses. C'était pour moi un conte de fées. Je me suis dit, ce jour-là : « Je serai compositeur! » Non pas « Je serai pianiste », ce qui eût été compréhen- sible, mais « Je serai compositeur ». Je m'en souviens par- faitement. Et cette certitude n'a jamais varié. Si... le seul moment où il m'est arrivé d'avoir comme une hésitation, ce fut à l'heure de l'adolescence, je devais avoir quinze, seize ans, et — j'ignore pourquoi — je me suis mis à penser un jour que si je ne devenais pas compositeur, je pourrais être conseiller d'État! C'est infiniment cocasse, puisque le hasard de la vie a fait que, pendant dix ans, je me suis trouvé à un poste qu'occupent souvent des membres du Conseil d'État. Mais en réalité, j'ai toujours voulu être compositeur et je le suis devenu. J'ai eu cette chance, car je vois beaucoup d'adolescents qui ne savent pas très bien ce qu'ils sou- haitent devenir. Moi, dès l'âge de sept ans, j'ai eu cette conscience d'une finalité irréversible. Évidemment, à sept ans, ça ne veut pas dire grand-chose. Ou plutôt si, cela indique qu'il y avait chez moi un regard, une oreille : j'avais envie d'écrire de la musique pour dire quelque chose.

Vous parlez du regard avant de parler de l'oreille. N'est-ce pas révélateur ? Car vous êtes le fils du sculpteur Paul Landowski. Or vous n 'êtes pas devenu sculpteur, vous êtes devenu musicien et lui ne l'était pas. Comment l'expli- quez-vous ?

Mon père était à demi polonais. Les Polonais sont tous plus ou moins habités par la musique. Mais il ne faut pas oublier le côté maternel. Ma grand-mère, remarquable musicienne, tenait un salon qui fourmillait de musiciens au début de ce siècle. C'est elle qui a fait connaître en grande partie Moussorgski aux mélomanes français. Elle connaissait très bien Ravel, Fauré. Marguerite Long était de ses intimes. Je n'étais pas encore né à l'époque glo- rieuse du salon de ma grand-mère, mais j'ai été élevé dans un bain musical. La suite est l'affaire du hasard. Dieu décide qu'un tel fera ceci et ne fera pas cela. Au fond, je ne me suis jamais posé la question. Seulement le soir, au moment de m'endormir - je devais avoir douze ou qua- torze ans -, il m'arrivait de songer qu'à cet âge Mozart avait déjà écrit plusieurs opéras. Je constatais amèrement que j'avais bien du retard!

Une fois de plus vous avez évoqué vos racines polonaises, que révèle votre nom. Qu'en est-il exactement? En réalité, je n'ai qu'un quart de sang polonais, puisque mon grand-père paternel avait épousé en secondes noces une demoiselle Vieuxtemps, la propre fille du célèbre violoniste et compositeur belge. De ce côté-là, il y a donc un atavisme musical important. Mais disons que je suis un subtil mélange (j'ignore si c'est aussi subtil que ça, c'est en tout cas un mélange essentiel) de Polonais, de Belge et de Toulousain! Car mon grand- père maternel, Jean Cruppi, fut sénateur de pendant près de cinquante ans. Il fut même ministre. Il appartenait à ces radicaux-socialistes du Midi qui man- geaient du curé, mais faisaient baptiser leurs enfants et étaient enterrés à l'église! Ce que je vous raconte date d'avant la guerre de 1914. Mais ils sont toujours là, ces radicaux-socialistes ! Il doit aussi y avoir chez moi un peu de sang cathare, sans doute est-ce la raison pour laquelle j'ai composé Montségur! Pour vous dire la vérité, je me sens chez moi dans le Sud-Ouest, bien que j'aie maintenant une propriété en Haute-Provence. Mais je préfère Toulouse, les bords de la Garonne, où mon grand-père avait un petit château dont les terres descendaient jusqu'au fleuve, et qui s'appelait le château de Lamaguère, entre Saint-Gaudens et La Barte-Isnard. Ce n'était en fait qu'une modeste demeure qui n'avait pas grande valeur, mais elle me paraissait fantastique. À mes débuts dans la musique - avant que je n'entre dans l'école de Marguerite Long - je devais avoir quatre ou cinq ans, je ne passais pas tout mon temps à solfier. Mon grand plaisir était de m'asseoir sur les marches du perron qui me semblait imposant, et, comme beaucoup de gosses, j'attrapais les mouches et puis, très mauvaise nature, je leur arrachais les pattes. Un beau jour, ma grand-mère m'a surpris et s'est mise en colère... « Cet enfant est un monstre ! Jamais il ne sera capable de faire du bon solfège ! On n'est pas un artiste quand on martyrise les plus petits que soi ! » Pour ma punition, j'écris maintenant avec des pattes de mouches. Il m'arrive même de ne pas pouvoir me relire ! Donc les bords de la Garonne sont sans doute mes racines inconscientes. En revanche je me sens moins chez moi, tout au moins autrement, lorsque je me rends en Pologne. J'y fus deux ou trois fois, car on y a donné notamment mon opéra, Le Fou, à l'opéra-studio de l'Opéra de Varsovie. La principale raison sans doute est que je ne parle pas polonais. C'est ainsi que lorsque j'ai rencontré le pape Jean-Paul II - je lui avais apporté une réplique du Christ de Rio de Janeiro, à l'occasion du cin- quantenaire de sa réalisation par mon père - il m'a aussi- tôt parlé polonais et je fus bien incapable de lui répondre. J'avoue que j'ai été aussi gêné que honteux... Pourtant l'atavisme polonais est incontestable. Mon grand-père paternel Landowski et mon grand-oncle ont appartenu à la résistance polonaise contre les Russes. Mon grand-oncle a même été le chef d'une bande de poi- gnardeurs, quand il avait vingt ans. Il était à cette époque étudiant en médecine à Varsovie. Et pour avoir tenté d'empoisonner le grand-duc, il fut emprisonné. (Les Polonais ont du reste publié un livre sur sa vie.) Alors sa mère, qui appartenait à l'aristocratie, est allée se jeter aux pieds de la tsarine, qui prenait les eaux en Suisse, pour implorer la grâce de son fils. Hautaine, la tsarine l'a lais- sée pleurer et n'a donné aucune réponse à sa requête. Mon grand-oncle a donc été condamné à mort, avec cinq de ses camarades. Ils ont été emmenés à Moscou. Et, devant lui, ses cinq camarades ont été pendus. Lui aussi, mais le dernier. Seulement ordre avait été donné de cou- per aussitôt la corde. Il ne s'est rendu compte de rien. Il s'est donc réveillé à l'hôpital, avec une douleur épouvan- table, mais en vie ! Il fut déporté en Sibérie. Or, à cette époque, on pouvait s'en évader, ce qu'il fit. Et par la Tur- quie il est arrivé en France, où il a retrouvé son frère, mon grand-père, tous deux jeunes médecins.

Vous aviez combien de frères et soeurs ?

Nous étions quatre enfants. J'étais le troisième mais, malgré notre différence d'âge, je me sentais particulière- ment proche de ma sœur aînée qui était philosophe et peintre. Mon frère, garçon courageux et entreprenant, s'était spécialisé dans l'agriculture. Il partit pour l'Algé- rie, quelques années avant la Seconde Guerre mondiale. Ma plus jeune sœur faisait du piano. Elle était au Conservatoire, où elle a obtenu un brillant premier prix. C'est du reste grâce à elle, et dans l'entourage de Margue- rite Long, que j'ai fait la connaissance de ma femme, Jac- queline Potier, qui commença très vite une carrière brillante de concertiste - une carrière internationale - mais qui soudain hélas s'est arrêtée net, à cause d'un grave problème de tendinite à un doigt.

Nous n 'en sommes pas encore à votre mariage. Pour l'ins- tant, ce n' est pas votre épouse qui est au piano, mais bien vous. Vous aviez quel âge quand vous vous êtes assis pour la première fois sur un tabouret de piano ?

Cinq ans. L'âge normal. J'ai commencé d'apprendre avec les assistantes de Marguerite Long. La terrible Mar- guerite aux doigts de perle qui faisait trembler tout le monde ! Je n'ai jamais entendu des doigts pareils. Dans la Ballade de Gabriel Fauré, elle était extraordinaire, incomparable. Il y avait des traits qu'elle était seule à pouvoir rendre de cette façon. La Ballade n'est peut-être pas une des meilleures œuvres de Fauré, mais sous les doigts de Marguerite Long c'était un enchantement, un étonnement permanent. Quel personnage que notre Marguerite Long! Com- ment oublier par exemple que lors d'un concert avec la Société des Concerts du Conservatoire, où elle jouait sous la direction de Philippe Gaubert le Concerto en sol de Ravel, s'emberlificotant dans le deuxième mouvement, elle n'en joua pas une note mais fit semblant. Eh bien, dans la sacristie, après le concert, elle s'exclamait devant ses admirateurs que jamais, non jamais, elle n'avait inter- prété ce deuxième mouvement avec une telle poésie et une telle émotion. « Oh ! quelle œuvre ! » et le chœur des admirateurs : « Oh! quelle pianiste... » Depuis, je me méfie des sacristies! Votre enfance s'est déroulée à Boulogne?

J'ai toujours habité Boulogne. Jusqu'à vingt-cinq ans, nous habitions au numéro 12 de la rue Max-Blondat. Mon père avait acheté une petite maison qui se trouvait à côté de la sienne, parce qu'elle possédait un jardin, ce qui lui permit d'agrandir ses ateliers. Lorsque je me suis marié, il m'a donné cette petite maison. J'y suis resté pendant cinquante ans ! Ensuite, les enfants étant partis, Jacqueline et moi avons traversé la rue et nous habitons au numéro 11. C'est-à-dire que j'ai vécu au numéro 12, au 10 et au 11. Ainsi je me trouve juste en face du jardin- musée où sont les œuvres de mon père. Ce ne furent donc pas des déménagements lointains : 12, 10, 11, étrange destinée géographique... Tourner en rond en fidélité ?

Si nous évoquions cette jeunesse, entre le marbre et la musique! Votre père n'a jamais souhaité faire de vous un sculpteur ?

Mon père avait un respect total de la liberté des autres, en premier lieu de ses enfants. La seule contrainte à laquelle il nous ait soumis fut son exemple : le travail et la discipline dans le travail. Ainsi jusqu'au baccalauréat, nous n'avions le droit de sortir que le samedi soir. Les temps ont changé! Quand, vers mes douze ans, me sentant assez sûr de moi, je lui ai confié que je voulais faire de la musique, il a accepté, à la condition que ce soient ses amis musiciens qui décident si mon choix était juste. Il m'a présenté à Raoul Laparra et à Henri Rabaud, pour savoir si j'avais des dispositions. Le premier m'aima, m'aida, me galva- nisa. Le deuxième... rien. Rien du tout! La chaleur de l'artiste bohème d'un côté, une sorte de Beckmesser de l'autre. Étrange et souvent cruelle diversité de la vie : Laparra désemparé par la guerre, d'Espagne notamment, et victime de sa nature passionnée mourut tragiquement et disparut dans le quasi-dénuement. Henri Rabaud, couvert d'honneurs, eut une vieillesse imposante et res- pectée. En musique, chacun possédait un vrai talent. De La Habanera de Laparra à La Procession nocturne de Rabaud, il y a l'immense fossé entre les passions qui sub- mergent et la technique, bien contrôlée, que l'on res- pecte. Au demeurant deux belles œuvres, chacune traduisant des âmes presque opposées. Quoi qu'il en soit, je devais d'abord terminer mes humanités. Pour mon père, il était nécessaire d'étudier à fond la langue française et les grandes œuvres, au moins un peu de latin, indispensable au maniement de la pen- sée. Ma mère était du même avis, si elle était un peu moins stricte sur le plan de la discipline. C'est elle qui nous faisait réciter les leçons, avec beaucoup de soin. Ainsi avons-nous fait tous les quatre nos humanités à Paris. Sauf ma sœur Françoise, la plus jeune, qui était partie pour Rome avec mon père, lorsqu'il fut nommé directeur de la Villa Médicis. C'est à Rome que Françoise a terminé ses études.

Enfant, qu'aimiez-vous particulièrement, le français, le latin ? Ou votre seul jardin secret était-il la musique ?

J'avais un autre jardin secret. Secret? J'avais en tout cas un jardin, et pas au figuré! Un jardin dans lequel je plantais des tomates, des radis. Il est vrai que le jardin de mes parents était suffisamment grand pour que nous puissions disposer d'un petit coin pour nous et y faire ce que bon nous semblait. J'ai une âme de paysan. Je l'ai gardée. Ma passion d'alors était de voir pousser salades et légumes divers. Et quand quelque chose était mûr, j'allais le vendre à notre vieille cuisinière. Je lui disais : « Tiens, voilà une botte de radis, qu'est-ce que tu m'en donnes ? »

Faisiez-vous de la musique de chambre en famille? Chantait-on dans la maison ?

De la musique de chambre, non. Mais souvent, avec ma sœur Françoise, nous déchiffrions avec passion, à quatre mains ou à deux pianos, les réductions des sym- phonies de Beethoven et des ouvertures des opéras de Wagner. Chez mon père, tout en haut, il y avait un immense atelier, tout en vitrage. Dans notre enfance, cet atelier était un peu mystérieux. Et l'hiver très froid. C'est là souvent que je travaillais mon piano. C'est là aussi que vers mes seize ans je me suis mis à la scie musicale. Cette grande lame parfois enchantée, déchirante, mais abominable quand elle est mal jouée! C'était pour moi une innovation sonore qui me sédui- sait fort.

Enfant, la joie de la musique venait-elle de vos doigts sur le piano ou par les oreilles ?

D'abord par ce goût mystérieux que j'avais pour la poésie et par la joie des sonorités multiples du piano. La forme et le fond sont inséparables. C'est très curieux, quand on y pense, et vous m'y faites soudain songer, mais à dix ou onze ans, lorsque j'aimais un poème, il fallait que je le mette en musique. C'était une néces- sité, inexplicable. Au début, ce fut évidemment Ver- laine, puis Rimbaud, Baudelaire... Mon père avait une grande admiration pour Mallarmé, mais j'avoue que je n'ai jamais mis un poème de Mallarmé en musique. Ses vers étaient déjà fort difficiles pour moi, hermé- tiques. Ce besoin de mettre la poésie en musique m'a occupé longtemps, jusqu'au Conservatoire et même après. Certains souvenirs sont restés gravés en moi. Celui essentiel où j'ai joué « Premier chagrin », à la Salle Erard. Un autre me revient souvent en mémoire. C'était un peu plus tard, je devais avoir quatorze ans. J'étais dans le Midi, où mes parents possédaient une propriété au bord de la Méditerranée, près de Sanary, au Brusc. À cette époque, l'endroit était peu construit. On traversait des forêts de pins. Un jour, alors que je me rendais de la pro- priété à l'église du village, par un petit chemin où alter- naient l'ombre et le soleil, soudain au milieu d'une tache de lumière j'ai vu un très joli papillon noir, rouge, avec des larmes d'or : un vulcain. Ce papillon était posé là. Il respirait avec ses ailes. Cette image m'a troublé. Ce fut pour moi comme une ouverture sur l'ineffable. L'amour ! Ce papillon était devenu la respiration de l'amour. Je me souviens qu'il y avait un peu de mistral. Le tout a duré deux, trois minutes. C'était long. Eh bien, c'est un de mes souvenirs d'adolescent les plus forts. À cet instant-là, j'ai pris conscience qu'il y avait une musique dans cette vision, une musique « dictée par les anges » comme dit si joliment, à propos de Schubert, le professeur Raymond Latarjet, qui fut directeur de l'Institut Curie. Cette musique, il faut l'entendre, sinon peut-être n'y a-t-il pas de musique. À propos d'anges, quel rôle a joué l'Église, dans votre enfance ?

Nous n'étions pas des croyants dogmatiques. Mes parents se disaient libres penseurs. Certes ma mère avait été élevée dans la stricte observance de la religion catho- lique. Mon père un peu moins. Pour moi l'Église, c'était la petite chapelle du Brusc. C'est celle qui a le plus compté pour moi. Ma sœur aînée, Nadine, y a réalisé une très belle, très grande fresque. Ensuite mon père a offert un bas-relief et Françoise, ma sœur cadette, y a exécuté égale- ment une fresque, puis a doté la chapelle d'un émouvant chemin de croix. Cette église pour moi, c'était l'orgue évi- demment. Un mauvais orgue, sympathique, sur lequel nous jouions à tour de rôle. Mais comment définir ce que je ressentais alors ? Pour moi la musique, c'était l'espé- rance. L'espérance qui, avec l'amour, crée la transcen- dance, l'éternité. Donc cette petite église, avec son orgue et quelques rayons de soleil à travers les vitraux, était un des éléments de notre raison d'être, de notre raison de vivre. Je ne puis pas en dire davantage. Je n'y passais pas des heures. J'en passais bien davantage sur la mer, la nuit, en barque avec mon père ou mon oncle Benjamin, l'avo- cat, à pêcher la langouste ou de gros poissons. Les soirs de lune, nous allions relever les filets. J'entends encore mon père me dire : « Regardez comme c'est beau ! » Un autre souvenir de mon père me revient. Beaucoup plus tard, alors qu'il était déjà très âgé — il avait plus de quatre-vingts ans -, il a planté un pin parasol. Un de ces arbres qui vivent des siècles mais qui poussent si lente- ment ! Je me souviens de sa réflexion. Il a murmuré : « Et dire qu'un jour il faudra quitter tout ça ! », en regardant au loin la mer. Il est vrai que de notre propriété nous avions une vue extraordinaire sur la Méditerranée et les caps entourant le cap Sicié. Paul Landowski vous a-t-il inculqué le goût du beau ?

Non, il ne parlait pas tellement de ce qui était beau ou ne l'était pas. Il parlait avant tout du respect du travail. Il disait toujours qu'il n'y a pas de détail en art. Il disait aussi - et je crois que ça transparaît dans tout son travail — qu'une œuvre d'art n'a de sens que si elle est portée par la spiritualité. Le Christ du mont Corcovado, qui domine la baie de Rio, en est une des expressions. C'était une commande, après un concours international qu'il a gagné. La statue de sainte Geneviève à Paris, à l'extrémité du pont Marie, également. La plupart des œuvres de mon père sont portées par cette spiritualité. Une surtout qu'on ne connaît pas assez, le monument aux morts (un des plus beaux qui soient) qui s'appelle les Fantômes et qui domine les buttes de Chalmont, près de Château- Thierry dans l'Aisne, à la mémoire des victimes de la seconde victoire de la Marne. On voit sept ou huit poi- lus, comme on disait alors, qui s'envolent vers le ciel. Le monument est fait de telle manière que l'immense esca- lier au haut duquel il est édifié et qui s'adosse à la colline, descend jusqu'à une image sculptée de la France. Je conserve tant de souvenirs de mon père et de ma mère. De leur respiration face à la création. Nous, les quatre enfants avons tous été nourris, plus ou moins consciemment (surtout quand on est gosse), de cette vision spiritualiste de la matière s'élevant vers le ciel. Et la musique, c'est ça! Parce que le papier à musique, le crayon et l'encre sont aussi de la matière qui permet de chanter. Vers 1932, mon père fut nommé directeur de la Villa Médicis, à Rome. En ce temps-là, ce n'étaient pas des fonctionnaires ni des énarques qui dirigeaient les grandes écoles d'art, mais des artistes. Je sais bien que les avis sont très partagés sur le sujet. Je trouve invraisemblable que, par exemple, l'École des beaux-arts soit dirigée par un inspecteur des finances ! Il faut que ce soit un peintre, un architecte, un sculpteur ou un graveur. C'est tellement évident qu'on l'a complètement oublié. Toujours est-il qu'en 1932 mon père est nommé à Rome, en plein fascisme mussolinien. Or ma mère, qui avait été nourrie par son père, Jean Cruppi, dans l'esprit radical-socialiste démocratique, ne pouvait supporter le totalitarisme mussolinien. Mon père était évidemment obligé d'avoir une position diplomatique — à la Villa Médicis étaient reçus beaucoup d'artistes certes, mais aussi nombre d'ambassadeurs, de personnalités inter- nationales qui passaient par Rome - et ma mère ne réus- sissait pas à cacher suffisamment son opposition au régime, ce qui n'arrangeait pas toujours mon père! Celui-ci racontait souvent sa réception au Quirinal par Mussolini... Sans doute est-ce une chose que le Duce fai- sait avec tout le monde. Il était assis à une petite table, dans le fond d'une immense pièce, et les visiteurs arri- vaient par une porte opposée. Ils devaient avancer d'au moins cinquante à soixante mètres sans que le Duce lève la tête, car il était en train d'écrire ou d'étudier quelque chose d'évidemment très important! Le visiteur restait debout, devant la table. Mussolini ne disait pas un traître mot, puis tout à coup il levait la tête et, sans même invi- ter son visiteur à s'asseoir, il se lançait dans une diatribe exaspérée. Donc ma mère ne pouvait pas supporter cette atmo- sphère, ces hurlements, ces « Viva il Duce ! », au point que, dans les cercles politiques de l'époque, et même dans ma famille, on disait que Lily — c'était son prénom — était quasiment communiste! Mon père est resté quatre ans directeur de la Villa Médicis, parce qu'il l'aimait. Il était si heureux d'avoir retrouvé l'atmosphère de ses vingt ans. Car, Grand Prix de Rome en 1900, il avait été pensionnaire à la Villa, grâce à l'une de ses plus belles œuvres, le David combat- tant. Cette statue est actuellement (il y en a certes plu- sieurs répliques, mais celle-ci me touche le plus) devant l'entrée principale du collège Paul-Landowski, à Bou- logne, ainsi nommé grâce à notre ami Georges Gorse qui était à ce moment-là maire de Boulogne et à un proviseur tout à fait sympathique. Il fut cependant très long de donner - ce qui était plus que justifié — le nom de mon père à ce collège de Boulogne, ville où il avait passé toute sa vie. Car il y eut longtemps un proviseur qui était égale- ment sculpteur, qui se voulait d'avant-garde, « progres- siste » ! Il refusait par conséquent que l'on accorde au collège le nom d'un sculpteur forcément réactionnaire, parce qu'il faisait de la sculpture figurative. Passons! C'est la vie et nous retrouverons cet état d'esprit tout au long de ces entretiens. J'aimais beaucoup Georges Gorse, ancien ministre du général de Gaulle. Il était normalien et avait conservé un esprit potache. Un jour, comme j'arrivais dans son bureau — j'étais alors conseiller municipal, lui était maire -, il me dit : « Écou- tez ça et dites-moi si c'est bien. Voilà le titre de l'article que je termine : " Non, je n'irai pas à mon enterre- ment ! " »

Revenons à la Villa Médicis, quand donc votre père est-il rentré en France ?

En 1936, quand il fut nommé directeur de l'École des beaux-arts. Funeste idée (dans l'esprit actuel) de nommer un artiste à la tête de l'École des beaux-arts ! Je crois qu'il fut un grand directeur. Il fut très aimé. Je le constate maintenant encore avec certains de mes confrères à l'Aca- démie des beaux-arts qui l'eurent comme directeur et qui lui gardent une grande affection et une vive admiration. Le dimanche matin, portant toujours un petit costume blanc, avec par-ci par-là quelques taches de terre glaise ou de plastiline, il recevait les élèves qui souhaitaient le voir. Il était fort intimidant, mais en même temps très aimé et très proche des jeunes élèves, même de ceux qui ne sui- vaient pas ses cours.

Votre vie à Rome, vous n'en parlez jamais?

Je n'ai pas vécu à Rome. J'y ai simplement passé des vacances. Seule ma sœur Françoise, plus jeune que moi, a fait ses études au lycée français de Rome. Mais pendant les quatre ans où mon père fut directeur de la Villa Médi- cis, je m'y suis rendu souvent. Je me revois monter à che- val avec les deux filles Charles-Roux, Cyprienne, qui a épousé un intime du comte Ciano, et la délicieuse Edmonde, qui est devenue une amie et l'est restée, mal- gré certains de ses engagements politiques un peu surpre- nants à mes yeux!

Quel est le premier compositeur que vous ayez rencontré ? Qui se soit intéressé à vous ?

Je vous l'ai dit : je devais avoir treize ans lorsque mon père demanda à Raoul Laparra de me consacrer quelques instants en jetant un coup d'œil sur mes pre- mières compositions. Raoul Laparra était en partie d'origine espagnole. Il a écrit, en 1908, un opéra- comique qui obtint à l'époque un très grand succès, La Habanera. Je regrette qu'on ne donne plus cet ouvrage qui, dans mes souvenirs, demeure très beau, très émouvant, très sauvage. Raoul Laparra vivait dans le haut du presbytère qui jouxte l'église de Saint- Germain-des-Prés. Il m'y accueillait très souvent, avec une gentillesse, une chaleur toutes méridionales, très espagnoles. Il avait une vraie passion pour la musique et passait tout son temps à . Nous avons tout de suite été amis, si j'ose dire, car il avait cinquante- deux ans et moi treize. Il a commencé par m'indiquer certains exercices qui permettent de se familiariser avec la composition. Par exemple, celui-là qu'aujourd'hui encore je trouve épa- tant : à partir d'un quatuor ou d'une symphonie de Mozart, écrire une autre œuvre, avec d'autres thèmes mais en respectant scrupuleusement les modulations et les carrures. On obtient ainsi une œuvre qui nous est propre, mais qui doit s'inscrire dans un cadre absolument mozartien. C'est un exercice difficile, mais formidablement porteur. Raoul Laparra m'a obligé à exécuter cet exercice durant des années. De cette façon, j'ai beaucoup appris. En défi- nitive, c'était donc grâce à mon père ! Celui-ci avait un autre ami qui était, comme je l'ai déjà mentionné, l'opposé de Raoul Laparra, Henri Rabaud. Un maître très respectable. Henri Rabaud incarnait exactement l'idée que l'on se fait d'un membre de l'Institut, ce qu'il était, avec sa jolie barbe blanche. Avec lui, on ne plaisan- tait pas. Aussi ne nous sommes-nous jamais très bien entendus. Si je jouais du piano devant lui, il me trouvait médiocre... Marguerite Long par contre m'aimait beau- coup. Je puis même dire que je faisais partie de ses rares intimes, mais quand elle a insisté pour que j'entre dans sa classe de piano, c'était bien tard. Était-ce vraiment si tard, lorsque vous êtes entré au Conservatoire ?

Tard pour le piano, pas pour l'écriture, surtout à cette époque. J'avais dix-sept ans, il me fallait encore passer mon second bac et travailler une bonne année, si je vou- lais entrer en classe de piano. Je jouais assez bien, mais pas suffisamment. Il m'aurait fallu beaucoup travailler et j'aurais eu alors dix-huit ans... et puis je voulais être compositeur. Je devais être fidèle à moi-même. C'est ainsi que je suis entré dans la classe d'harmonie de ce bon Paul Fauchet, qui me comprenait mal, car j'étais un élève récalcitrant, étant déjà agacé par tout ce qui était moule, dogme. Choses fort respectables en soi, mais qui me paraissaient un carcan dangereux. Je finissais par en rêver la nuit de ce carcan tyrannique. Et j'ai tout rejeté, comme plus tard j'ai rejeté le dogme du dodécapho- nisme. Pour les mêmes raisons. Par besoin de liberté, de prise directe sur l'intuition et le cœur. J'étais donc un élève considéré comme révolutionnaire par certains, comme nul par d'autres, si bien qu'au bout de deux ans de classe d'harmonie j'en suis parti sans récompense ; ce qui m'a mis dans les plus mauvais termes avec le directeur du Conservatoire, c'est-à-dire Henri Rabaud. Toujours lui. J'ai préféré entrer alors dans la classe de composition. Ce fut celle d'Henri Busser, qui lui ne trouvait pas mes travaux si mauvais ! J'irais même jusqu'à dire qu'il les appréciait. Seulement je ne passais pas par les bonnes portes. Mais Henri Busser m'a tou- jours témoigné de l'amitié, une amitié un peu inquiète. Il m'a même légué son habit vert, sans le savoir, puisque c'est moi qui lui ai succédé à l'Académie des beaux-arts. Dans la classe d'Henri Busser, j'ai rencontré Henri Dutilleux, Claude Pascal, Jean-Jacques Grünenwald et même Pierre-Petit, plus jeune que nous. Il y avait aussi un garçon qui était un musicien exceptionnel, mais qui est mort hélas trop tôt et encore inconnu, Alfred Desen- clos. Je suis heureux que son beau Requiem vienne d'être enregistré. J'ai passé également dans la classe de Noël Gallon, qui enseignait le contrepoint et la fugue. Je me suis donc fait au Conservatoire une quantité de cama- rades, qui tous évidemment n'ont pas fait carrière, car la vie, qui est dure pour tout le monde, l'est particulière- ment pour les compositeurs. Qui m'a appris les fondements du métier ? Pas Henri Busser, assurément, malgré sa gentille affection. Mais Raoul Laparra d'abord. En effet au Conservatoire à cette époque - mais je crois que c'est encore la même chose aujourd'hui, peut-être même est-ce aggravé ! -, à partir du moment où on avait fait de l'harmonie, de la fugue et du contrepoint, on devait être compositeur, ça allait de soi! Lorsqu'on avait terminé ses classes de fugue, on s'entendait dire qu'il fallait désormais « faire » de la composition, comme on dit « faire » de la cuisine ! Absur- dité totale. Il fallait également être chef d'orchestre. Combien de fois n'ai-je pas vu des garçons très bien, bardés de premiers prix, arriver sur le podium face à l'orchestre des élèves du Conservatoire, devant notre professeur Philippe Gaubert, assis dans la salle. Les plus didactiques racontaient comment il fallait jouer, les pointilleux expliquaient les nuances, etc. Puis le garçon levait le bras, avec courage il le baissait pour marquer le premier temps... L'orchestre partait, et jamais l'apprenti chef ne battait le second temps, tellement il était stupé- fait, affolé d'avoir fait partir un orchestre, d'un seul geste! Cela me fait penser à ces conducteurs qui font démarrer leur voiture et rentrent dans le mur directe- ment ! Philippe Gaubert se levait, venait taper dans le dos de l'élève en bougonnant : « C'est difficile, difficile... » Il y a des choses que nul ne vous apprend, ni ne peut vous apprendre ! Le chef Lukas Foss, qui a fait plusieurs stages de direction au C.N.S.M., à la Villette, m'a confié récemment qu'à son avis aucun de ses stagiaires ne serait chef d'orchestre ! « Ils sont sans doute très forts, mais aucun n'a le sens ni l'inspiration pour devenir chef d'orchestre. Le don, c'est autre chose. » Notre professeur, Philippe Gaubert, était un chef remarquable, mais il a fait partie de ces artistes qui, à cette époque où les voyages étaient rares, sont restés trop sédentaires. Gaubert fut directeur de la Musique à l'Opéra, pendant de nombreuses années. Il eut une des plus belles morts que puisse rêver un compositeur : mou- rir à son piano, un crayon à la main, en écrivant de la musique ! Il a composé entre autres de belles partitions de ballets pour l'Opéra, dont Le Chevalier et la Damoiselle. Comme professeur de direction d'orchestre, je ne crois pas que Gaubert m'ait appris grand-chose, sauf l'essen- tiel : avoir le don. Mais j'avais eu la chance de connaître , à qui je dois tout sur le plan technique et avec qui — grâce à des amis communs — j'ai eu le bon- heur de travailler en profondeur. Pierre Monteux ressem- blait un peu à mon père, avec cette grande rigueur. Il nous recevait chez lui, au 189, rue Ordener, dans cet immeuble qu'on appelle « Montmartre aux artistes ».

Pourquoi travailler avec Pierre Monteux ? Était-ce pour mieux vous préparer au métier de compositeur que vous vou- liez devenir chef d'orchestre ?

Non. Les choses se font parfois d'étrange façon. Nous avions une vieille amie, Jeanne Daniels, dont la fille était camarade de ma sœur aînée. Or cette amie étudiait la direction d'orchestre avec Pierre Monteux. C'est elle qui m'a dit un jour que je devrais travailler avec lui. Il se trouve que, par un hasard extraordinaire, Pierre Mon- teux avait fait son service militaire avec mon père. Mais ils s'étaient perdus de vue depuis cinquante ans. Ce qui n'a pas empêché mon père de lui faire signe pour qu'il s'intéresse à moi. Or Pierre Monteux, qui avait fondé l'Orchestre symphonique de Paris vers 1930, donnait des cours de direction d'orchestre et organisait des stages d'été aux Baux-de-Provence. À l'époque, l'endroit était désert, vivable, agréable et financièrement abordable. Il n'y avait pratiquement pas de tourisme. Il n'y avait qu'un petit hôtel qui avait été loué ou acheté - je ne me sou- viens plus très bien — par un des fils de Mme Monteux, sa deuxième épouse, qui était américaine. Grâce à cette organisation, tous les jeunes chefs d'orchestre y habi- taient. Aujourd'hui, de tels stages n'y seraient plus pen- sables! Je me suis donc rendu à partir de 1937 aux Baux-de-Provence, pour étudier avec Pierre Monteux, chaque été jusqu'à la guerre. Tous les matins, les jeunes chefs d'orchestre - il en venait d'un peu partout, notamment des États-Unis - choisissaient une maison en ruine à leur convenance, pour y travailler leurs partitions. J'y ai travaillé les sym- phonies de Beethoven, de Brahms, La Mer de Debussy... Mais cet endroit de rêve m'a valu un des grands regrets de ma vie, qui n'a pas de rapport direct avec la musique : il y avait sur l'esplanade qui surplombe les Baux un petit escalier en contrebas. Quelques marches pour atteindre une demeure troglodyte, avec deux pièces et une vue à pic sur l'immensité de la Camargue. Le propriétaire, avec son bon accent, me l'offrait pour trois cents francs! À l'époque je me demandais bien ce que j'aurais pu en faire. Mais aujourd'hui je regrette fort de ne pas l'avoir acheté. Cela pour vous prouver que les Baux n'étaient pas très courus! C'était en 1938. Ainsi, chaque année, nous travaillions un mois aux Baux-de-Provence, puis Pierre Monteux donnait ensuite ses cours à la Salle Pleyel, résidence de son O.S.P. (l'Orchestre symphonique de Paris). Donc parallèlement aux cours du Conservatoire avec Philippe Gaubert, que j'aimais tout autant, je travaillais avec Pierre Monteux. Je dois reconnaître que si j'ai réussi mes premières œuvres, c'est grâce à Raoul Laparra et à Pierre Monteux. Il s'agit de deux chœurs - pour voix de femmes et orchestre - que j'ai composés en 1937 : Les Sept Loups, sur un poème de Goethe, et Les Sorcières, d'après Macbeth de Shakespeare. J'avais tout mis au point avec Raoul Laparra, qui m'a aidé, avec un grand respect pour l'esprit et la lettre de ces premiers essais, mais un regard sévère pour l'orchestra- tion. Quant à Pierre Monteux, il a programmé mes deux chœurs et me les a fait diriger. Ce qui m'a valu une alga- rade glacée d'Henri Rabaud, qui m'aurait mis à la porte du Conservatoire s'il n'avait été le collègue de mon père à l'Institut. Tel un justicier, Henri Rabaud m'a reçu dans son bureau. « Alors tu diriges un concert symphonique, et qui plus est des œuvres de toi ? Puisque tu sais tout, tu n'as plus rien à faire au Conservatoire ! » Et il est sorti sans se retourner, son chapeau sur la tête, pour aller à l'Institut, car c'était un mercredi, jour de l'Académie des beaux-arts. J'étais dans de beaux draps. Il est vrai qu'en principe un élève du Conservatoire qui n'avait pas encore obtenu son diplôme n'avait le droit de se considérer ni comme chef ni comme compositeur, sur- tout pas moi, un élève qui sentait le soufre! D'autant plus que j'avais eu l'outrecuidance, vu les relations qu'il avait avec mon père, de présenter à Henri Rabaud une partition qui n'était pas écrite comme lui écrivait. Or il écrivait très bien... mais en son genre, qui n'était pas le mien ! La Procession nocturne est une belle œuvre, je me dois d'être objectif! Mais je me souviens lui avoir rétor- qué, pour ma défense, que Giono n'écrivait plus comme Racine, que Honegger et Milhaud... je n'ai pas pu termi- ner ma phrase : « Ne prononce jamais ces noms devant moi ! » Comme j'avais tout raconté à Pierre Monteux, celui-ci décida de diriger lui-même mes deux chœurs, mais en faisant une annonce au public. Cela n'aurait fait qu'aggraver les choses. En définitive, c'est moi qui les ai dirigés, et si je n'ai pas été mis à la porte du Conserva- toire, c'est uniquement grâce à mon père.

N'est-ce pas révélateur que vos deux premières œuvres aient été des chœurs ? Déjà la voix humaine s'imposait à vous ?

Évidemment. Je suis toujours resté fidèle à une cer- taine esthétique qui est ma façon de vivre la musique, de la respirer. Même si on ne donne plus ces deux chœurs, ils sont déjà dans la ligne de ce que j'écris aujourd'hui. En effet, déjà pour moi la poésie appelle la musique. Le verbe doit être magnifié par la musique. La poésie est l'art de l'ineffable. La musique, pour moi, plus encore. Les mettre ensemble, les conjuguer... c'est un acte d'amour qui en décuple la beauté. C'est la raison pour laquelle, sans le vouloir consciemment, j'ai écrit tant d'opéras. Et à les écrire, j'ai passé tant d'années de ma vie ! C'est exactement la même démarche. Quand il y a un texte ou un sujet que j'aime, qui me porte, il doit être tout naturellement mis en musique. Il me faut d'abord servir les voix.

Quelle formation orchestrale aviez-vous choisie pour accompagner les deux chœurs dont nous avons parlé et qui faillirent vous faire exclure du Conservatoire ?

J'avais pris l'orchestre que je connaissais le mieux. Un peu l'orchestre Mozart, parce que l'Orchestre sympho- nique de Paris, qui était un ensemble privé, n'était pas une très grande formation. Les bois et les cuivres par deux. Ce dont je me souviens surtout, c'est d'avoir dirigé ces deux œuvres moi-même. J'avais vingt-deux ans. J'étais amoureux, et déjà mobilisé.

Mais cette fascination de la voix, d'où venait-elle ? C'est la raison pour laquelle je vous ai demandé si l'on chantait dans votre famille.

Non, nous n'avons jamais chanté en famille. Ma mère, qui aimait beaucoup la musique, ne chantait pas. En revanche ma grand-mère chantait, même très bien, disait-on. Mais elle est morte quand j'avais huit ans. Je ne l'ai donc pas vraiment connue, ni entendue chanter. On la disait très bonne musicienne. C'est elle qui a fait connaître à Paris Les Chants et Danses de la mort, de Moussorgski. On ne connaissait pratiquement pas les compositeurs russes, en 1900. Elle recevait dans son salon de nombreux musiciens, dont Roger-Ducasse qui était un assidu, Fauré, et Ravel, qui fut très lié avec un autre de mes oncles, dont je porte le prénom car il était mon parrain. Ravel vénérait ma grand-mère et toute la famille. Il a dédié les diverses pièces du Tombeau de Cou- perin à des jeunes gens qui étaient morts durant la guerre de 1914, dont la Fugue à mon oncle Jean Cruppi, que je n'ai donc jamais connu.

Et Claude Debussy?

J'imagine qu'il est venu dans le salon de ma grand- mère, mais je ne me souviens pas que ma mère me l'ait raconté. Elle m'a surtout parlé de Ravel, de Fauré et de Roger-Ducasse. C'était le temps des salons, ce temps est révolu - il n'en existe pratiquement plus ! Entre les deux guerres, il y eut encore celui de Marie-Blanche de Noailles, la princesse de Polignac...

Ces salons ont eu une influence sur l'histoire de la musique, grâce aux mélodies ou tout au moins à leur diffu- sion !

Absolument. C'était une époque où on interprétait beaucoup de musique de chambre, notamment des mélodies. Entre les deux guerres, il y eut un duo célèbre, Francis Poulenc au piano accompagnait Pierre Bernac. Avant la guerre de 1914 également, ma grand-mère chantait dans son salon. Reynaldo Hahn chantait en s'accompagnant lui-même. Louise Cruppi est un cas assez étonnant. Pendant près de quarante ans, elle a échangé une correspondance quo- tidienne avec Romain Rolland. Ils s'écrivaient chaque jour. Leurs lettres s'entrecroisaient. Cette correspon- dance, qui dut être passionnante, nous avons voulu la Marcel Landowski, musicien, créateur, directeur de la Musique sous Malraux, aujourd'hui chancelier de l'Institut de France... dans cette longue carrière, quel personnage l'emporte, l'artiste-compositeur ou le haut fonctionnaire de la Culture? Son credo pourrait se résumer ainsi : l'État au service de la musique et la musique au service de l'espérance. Telle paraît être la raison d'être de sa vie, son honneur d'être compositeur. Donner aux autres un chant qui enchante, et lutter dans notre société pour apporter à tous, et d'abord aux enfants de France, le monde ineffable de la musique. Sa propre création a été l'enjeu d'une sorte de querelle entre anciens et modernes. Jamais il n'adhérera aux ruptures formelles. À ceux qui lui reprochent d'être trop traditionaliste, il répond que l'humilité devant le mystère de la création doit l'emporter sur les fureurs dogmatiques. Au fil des années, entre charge publique et création musicale, Marcel Landowski a su imposer ses idées. Aujourd'hui, il laisse une empreinte profonde aussi bien comme serviteur de l'État que comme compositeur dont les œuvres sont jouées un peu partout dans le monde.

Antoine Livio, écrivain, conférencier et producteur à France Musique, est l'auteur de la première biographie de Maurice Béjart, d'une étude sur l'œuvre lyrique de Richard Wagner et d'essais sur La Dame aux camélias, Don Giovanni et Falstaff. Il a réalisé en 1981, pour les éditions Denoël, l'édition française du Dictionnaire du Ballet. Actuellement, il prépare une nouvelle traduction de L'Anneau du Niebelung. Il est président de l'association Presse musicale internationale (International Music Critics). Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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