LES SABLES DE L'OUBLI

JERICHO-FORTITUDE

EN QUÊTE DE VÉRITÉ

MARTELLE É.D.I.T.I.O.N.S © MARTELLE ÉDITIONS B. P. 0540 80005 CEDEX 1

I.S.B.N. 2-87890-072-3

En couverture : Détail d'affiche "Buy Hat invasion Bond !" © US National Archives/Memorial CAEN Michel TALON

LES SABLES DE L'OUBLI

JERICHO-FORTITUDE

EN QUÊTE DE VÉRITÉ

MARTELLE É.D.I.T.I.O.N.S Cet ouvrage a été réalisé et rédigé avec la collaboration de sur- vivants pour les parties qui les concernent : — Madame FORESTIER-GAILLARD Lucienne — Messieurs André COZETTE, Roger GALLET, Roland JOUAULT, Serge LECUL, André POIGNANT, Pierre VAUJOIS

On trouvera, en fin d'ouvrage, la liste des autres survivants qui ont apporté leurs témoignages, ainsi que toutes les références et sources.

DEDICACE Michel TALON :

Ce livre est dédié :

— à Sœur Térésa, en souvenir de ma maman, tertiaire domini- caine et militante infatigable des activités sociales, dont le nom de jeune fille était Adrienne Dumeige ;

— à la mémoire de Fernand Bacquet, Martyr de la Résistance, resté anonyme pendant cinquante ans et à qui nous devons tous une grande partie de notre Liberté. Son sacrifice rejoint celui de l'armée des Résistants et Combattants alliés, connus et inconnus, tombés sur le sol de France ou dans les geôles ennemies, pour notre Libération. AVANT-PROPOS

Comme une épave inconnue surgissant des sables, cinquante ans après la tempête, une épopée ignorée et occultée émerge cou- rant de l'année 1994, l'année de tous les Cinquantenaires de notre Liberté retrouvée.

C'était là le résultat d'une enquête minutieuse et à surprises qui permit de délier bien des langues de survivants et de mettre au jour bien des documents étonnants. Ainsi apparurent des événements français primordiaux à l'histoire de la dernière guerre mondiale, ayant abouti et conduit au succès du débarquement des forces al- liées en Normandie et à la libération du sol national.

Enfouie dans les sables de l'oubli, voilà que vient au jour une chaîne dont les maillons ont porté les noms de Jéricho, Fortitude et Overlord, dénominations données par le Haut Commandement allié lui-même.

L'enquête se poursuivant actuellement, ce livre se limitera donc aux événements mis à jour, les noms français et étrangers n'ayant pas été changés, ceux des agents secrets alliés n'ayant pas tous été cités nominativement, quoique connus à présent pour certains. Il faut dire, ce qui justifie nos précautions, que les Anglais ont dé- cidé de repousser au centenaire l'ouverture de leurs archives concernant ces événements, les Américains semblant bien avoir détruit leurs propres archives.

Le seul but de cet ouvrage, dont une grande partie des droits iront aux Oeuvres de Vie en faveur des enfants mutilés et victimes des conflits actuels à travers le monde, est de mettre en pleine lu- mière une armée de l'ombre jusque là ignorée et de servir la Mé- moire collective de notre Pays. AVERTISSEMENT

Cet ouvrage n'est pas un roman. Il a été réalisé, d'une part avec les témoignages des survivants, d'autre part grâce un travail de synthèse, obtenu d'après des documents authentiques et biblio- graphiques référencés. Rédigé dans le seul but de mémoire, le souci a été constant de rendre accessible l'enchaînement des événements à tout lecteur non averti du fait militaire. C'est pourquoi, pour le rendre vivant, il est parfois assorti de quelques écarts de langage restés modérés. Le second souci a été de replacer les événements dans leur contexte particulier ou général. La plupart des anecdotes, qui ont illustré cet enchaînement chronologique, sont authentiques. Les conclusions et réflexions sont regroupées dans le dernier chapitre : « Epilogue : Les Sables de l'Oubli ». Elles sont imputables au rédacteur et aux survivants, anciens Résistants et Combattants ayant collaboré à cet ouvrage. DU TESTAMENT D'UNE VIEILLE DAME... À L'ARBRE, DIT « DE JÉRICHO »

A deux pas des frondaisons du bois de Boulogne, sur le territoire de Boulogne-Billancourt, flotte en permanence un drapeau trico- lore devant un immeuble neuf et propret, peuplé de personnes âgées. Les jours de grandes commémorations nationales, l'envi- ronnement de cet emblème se garnit soudain de personnalités, de porte-drapeaux et de vétérans bardés de décorations. C'est là, en effet, une des maisons de retraite des Anciens Combattants et Vic- times de Guerre.

En ce 25 janvier 1992, l'établissement était en deuil. C'est que venait d'y mourir dans la nuit, une des pensionnaires âgée de 98 ans. Evénement bien banal, me direz-vous... Et bien non... car Ma- dame Adrienne Brige, née Dumeige, était un personnage... Carrée, l'œil malicieux, ses réparties fusaient en faveur ou aux dépens de ses interlocuteurs, souvent des journalistes... Maîtresse-femme, elle était en harmonie avec l'insigne des Dragons qui ne la quittait jamais. Depuis le 11 novembre 1982, où invitée du dernier journal télévisé de TF1, Annick Beauchamp avait éprouvé ses réparties et son verbe, son image avait largement dépassé les murs de l'im- meuble de Boulogne, pour se répandre un peu partout en France. Les journalistes qui la traquaient un après-midi mémorable du 11 novembre 1986, la poursuivant depuis l'Etoile jusqu'à une bras- serie du boulevard des Capucines, avaient trouvé une vieille Dame de tempérament, ce qui avait fait la joie des lecteurs de la Presse Nationale, France Soir en particulier. De ses mains pointées en avant ou vers le ciel, elle ponctuait ses narrations descriptives, par- fois au delà du réalisme, y compris aux équipes de FR3, venues spécialement d'Amiens pour l'interroger sous les arbres de sa mai- son de retraite de Boulogne-Billancourt.

C'est que cette vieille Dame dynamique avait un passé particu- lier. Réputée « dernière Femme survivante », Ancien Combattant de la guerre 14-18, elle s'était illustrée sur le front de la Somme où elle avait été citée à l'Ordre de la Nation et de la Division en 1917... Hautes et exceptionnelles distinctions pour une femme à l'époque... Il y avait de quoi... Cette élève de l'Ecole Normale d'Amiens, Adrienne Dumeige s'était trouvée prise, par hasard, dans la première avancée allemande, sur la Somme, en août 1914. Engagée sur le tas et par nécessité comme infirmière dans les rangs du 5e Régiment de Dragons, elle avait organisé à Rosières, déjà occupée par les troupes ennemies, un hôpital clandestin. Faite prisonnière par les envahisseurs, elle avait réussi à s'évader avec tous ses blessés à bord d'une ambulance allemande et à re- gagner les lignes françaises. Elle avait ensuite soigné les blessés typhiques, hautement contagieux sur la ligne de front.

Adrienne Dumeige, un personnage ?... Dès 1912, elle n'a cessé d'être une militante souvent turbulente, engagée aux côtés de Marc Sangnier dans le célèbre « SILLON », mouvement d'émancipation sociale qui donna naissance à tant de mouvances, dont les Au- berges de Jeunesse et même un parti politique, le Mouvement des Républicains Populaires (M.R.P.). Non contente de ces engage- ments, cette pionnière féministe était également à l'origine des pre- mières micro-réalisations pour personnes âgées, et co-fondatrice de la Fédération des Loisirs de Plein Air et du Centre Intercommu- nal, ce qui lui valut d'être décorée par Joseph Franceschi, alors mi- nistre des Personnes Agées. Elle était aussi une amie de longue date du président du Sénat, Alain Poher. Voilà le personnage qui était décédé à la maison de retraite des Anciens Combattants, ce 25 janvier 1992. On ne se doutait pas, alors, que le décès de cette vieille Dame malicieuse, allait entraîner des révélations inédites sur un autre conflit plus proche, la seconde guerre mondiale...

Devant les fastes de la République, le 8 mai 1985, le président François Mitterrand décorait à l'Arc de Triomphe un résistant du nom d'André Monteux... Un petit bonhomme, au visage ridé, qui at- tendait stoïque et droit dans le vent glacial du Rond-point de l'Etoile, de recevoir la Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur. Il avait aussi une histoire particulière car il avait été arrêté par la Ges- tapo en décembre 1943 et s'était évadé de la prison d'Amiens, au cours d'un raid étonnant de l'aviation alliée, le 18 février 1944... Adrienne, l'ancienne infirmière de 14-18, présente à la tribune offi- cielle, jubilait... On verra pourquoi.

L'année suivante, mais le 11 novembre, le président de la Répu- blique décorait à son tour Adrienne Brige-Dumeige, devant le front des troupes, et l'on fit défiler à cette occasion, une antique ambu- lance militaire de 14, qui après avoir tourné autour de l'Arc de Triomphe, descendit les Champs Elysées.

Ce qui unissait André Monteux et Adrienne Brige, était qu'ils se connaissaient depuis fort longtemps. Ils avaient vécu, au même moment, des événements pénibles survenus de 1940 à 1944 à Fort-Mahon Plage, agglomération située en Picardie maritime, entre les baies fluviales de la Somme et de l'Authie, zone interdite par l'occupant allemand qui y construisait d'imposantes fortifica- tions face à l'Angleterre pour se prémunir d'un débarquement éventuel des forces alliées...

Mais revenons à la cérémonie des obsèques de Mme Brige-Du- meige, ce 25 janvier 1992. Dans la salle de spectacle de la maison de retraite, ornée de tentures, juché derrière un pupitre drapé d'un voile tricolore, un grand bonhomme, jeune pour sa fonction, faisait l'éloge funèbre au nom du Ministre, devant le cercueil, les portes- drapeaux, et toute l'assistance. C'était le directeur départemental des Hauts-de-Seine des Anciens Combattants. Dans son esprit, re- venait sans doute le souvenir des nombreux entretiens qu'il avait eus avec la défunte. De formation d'historien, comme il aimait à le rappeler, il ne manquait pas une occasion de susciter les souvenirs de la vieille Dame, au cours de ses nombreuses visites à Boulogne- Billancourt. C'est au cours de ces longues discussions qu'elle évo- qua plusieurs fois l'hébergement chez elle, à Fort-Mahon, d'agents alliés venus clandestinement en 1943. Voilà qui était nouveau, et en marge des événements reconnus de 14-18 ayant fait la notoriété d'Adrienne... Ainsi, elle sautait allègrement une guerre... Radotage ou vantardise de vielle femme?... Cependant, des détails trou- blants survenaient dans ces confidences. Ne disait-elle pas que sa propriété de Fort-Mahon avait été complètement détruite par les Al- lemands et par représailles, après le bombardement de la prison d'Amiens en 1944 ?... Ne disait-elle pas que tous les arbres du parc qui ceinturaient sa maison, n'avaient pas échappé à la rage de l'occupant qui s'était acharné à les couper, ou plutôt à les ra- ser ? L'un de ces arbres, situé au fond et dans l'axe d'une prairie derrière la maison détruite, avait repoussé en forme de coupe, composée de huit troncs, issus de la même souche. Elle avait ap- pelé cette curiosité de la nature, l'Arbre de Jéricho.

Ainsi, était soudain évoqué un des plus curieux et mystérieux épisodes de la dernière guerre mondiale : /'OPERATION JERICHO.

« AU SON DES TROMPETTES DE JOSUÉ, LES MURAILLES TOMBÈRENT » (La Bible)

L'OPERATION JERICHO

Ce 18 février 1944, il faisait un temps à ne pas mettre un chien dehors. En effet, il sévissait sur le nord de la France et le sud de l'Angleterre une violente tempête de neige qui recouvrait un sol gelé. C'était l'heure de la soupe à la prison d'Amiens qui détenait des prisonniers de droit commun, mais aussi des résistants arrê- tés, dont certains attendaient leur exécution... Oui, un temps à ne pas mettre un avion dehors... Et pourtant, une armada de cin- quante cinq appareils de la R.A.F. () surgirent et at- taquèrent la prison en rase-mottes, alors que le temps s'était mira- culeusement dégagé aux abords d'Amiens.

Composées de Mosquito, les bombardiers furtifs de l'époque, et de Typhoon, chasseurs de protection, les deux premières vagues s'en prirent, au ras des toits, aux murailles extérieures et à un angle du bâtiment principal de la prison, avec une arme spéciale, des bombes-torpilles projetées quasiment à l'horizontale. Une par- tie des prisonniers s'échappa par les brèches, et ceux-là s'épar- pillèrent dans la nature. Il y eut près de cent victimes, tuées à l'in- térieur de la prison. Que venait faire cette flotte d'avions à haute spécialisation, en de si exécrables conditions météorologiques ?... Quel était l'objectif de la troisième vague, laissée en réserve, et qui n'intervint pas ?... Ce que l'on sait, c'est que ce raid, baptisé par le nom de code « JÉRICHO », avait été décidé dans la précipitation par les plus hautes autorités alliées, dont entre autres, Churchill et Roosevelt. Il y avait aussi les grands patrons des services secrets : Allen Dulles et William J. Donavan pour les Américains, Sir Claude Dansey et Sir Stuart Menzies pour le M.I.6. anglais. C'est à l' Air Vice Marshal que revint la responsabilité de l'organi- sation, dans laquelle il voulait commander personnellement l'at- taque. Mais on jugea les risques trop grands pour celui qui devait commander les forces aériennes du futur débarquement. En fait, l'exécution sera confiée à l'As britannique, le (colo- nel) Pickard qui y laissa la vie avec son navigateur, le lieutenant Broadley. Unis dans la mort, ils sont enterrés côte à côte dans le carré militaire du cimetière d'Amiens proche de la prison. Oui, il y eut aussi des pertes cruelles chez les attaquants. Opération coû- teuse en vies humaines et en matériel pour cette entreprise unique dans l'histoire militaire : l'attaque et le bombardement d'une prison civile. Pourquoi ?...

Le motif évoqué par les Alliés fut la nécessité de libérer des ré- sistants, arrêtés par la quelque temps auparavant. Domi- nique Ponchardier, le chef des réseaux « SOSIES », une des plus importantes organisations de renseignement et d'actions de la Ré- sistance du nord de la France, n'avait-il pas alerté les Alliés sur les arrestations massives, intervenues fin 1943 et début 1944 ? Mais ces motivations ont toujours laissé sceptiques les spécialistes et bien des responsables encore vivants de la Résistance, sans comp- ter les familles de victimes. Quels secrets redoutables fallait-il pré- server ou détruire ?...

Ce qui est certain, est que la Gestapo régionale, basée à Amiens, avait réussi un coup de filet exceptionnel en arrêtant de « gros pois- sons » : des Francs Tireurs et Partisans Français (F.T.P.F.) impor- tants du Vimeu, région picarde proche de la côte : dont Maurice Hol- leville, dit Le Curé de Montparnasse, et Jean Beaurain, responsable des groupes de sabotage du réseau ferroviaire militaire. Arrêtés également, des résistants du réseau « ALLIANCE », spécialisé dans le renseignement et surtout, les dirigeants les plus notoires de l'O.C.M. (Organisation Civile et Militaire) : le docteur Mans, et prin- cipalement le sous-préfet d', Raymond Vivant. Ce haut fonctionnaire de la capitale de la Picardie maritime, qui avait la juri- diction administrative civile de la zone côtière, du côté de Fort-Ma- hon, était en fait un responsable de premier plan de l'O.C.M. Son or- ganisation comptait sous ses ordres plusieurs milliers d'agents chargés de repérer les rampes de lancement de V1, ces nouvelles armes allemandes que le Führer voulait terrifiantes, des bombes vo- lantes que l'on savait dirigées vers le sud de l'Angleterre, là où se concentraient déjà les troupes libératrices du débarquement. Lors d'une réunion antérieure, le 8 février 1944, il avait été évoqué en Angleterre à l'état-major londonien, l'importance de Raymond Vi- vant, comme clef de soutien du débarquement.

Mais voilà qu'au beau milieu de ce joli monde, enfermé dans cette prison d'Amiens, on y trouve aussi une connaissance plus mo- deste, cet André Monteux, celui-là même qui sera décoré en 1985 à l'Arc de Triomphe. Et puis, un certain Georges Watel, receveur des Postes de son état, comme André Monteux connaissance et même un grand ami de l'infirmière de 14, décédée à Boulogne-Billancourt. Ces deux hommes avaient été arrêtés à Fort-Mahon Plage, interro- gés vigoureusement par la Gestapo d'Amiens et enfermés à la pri- son. Ils s'évaderont également, tous deux, au moment du raid aé- rien et disparaîtront dans la nature jusqu'à la Libération.

Les ruines des murs éventrés à peine refroidis, une série de faits curieux succédèrent au bombardement. Une victime, de nationalité étrangère semble-t-il, avait été enterrée sous le nom de « X », alors que Braumann, chef régional de la Gestapo avait fait rouvrir tous les cercueils pour vérifier la présence de ce personnage. Bien mieux... le sous-préfet André Vivant, pourtant évadé, sain et sauf, fut enterré officiellement avec un cercueil vide. Pourquoi cette mas- carade ?

Alors, depuis cinquante ans, cet exemple unique de bombarde- ment d'une prison civile, décidé au plus haut niveau des Alliés et mené avec des moyens gigantesques malgré les risques de condi- tions météorologiques détestables, excitait bien des suppositions et donnait lieu à de nombreux écrits, à un film commercial et à maintes émissions télévisées dont celle d'Alain Decaux. Face à cette prolifération, silence complet et persistant du côté des Alliés sur les véritables motivations de ce raid. Aucun démenti, aucune approbation, mais une position de repli et de verrouillage derrière un « secret défense » qui fait long feu.

LE DESTIN INSOLITE D'UNE EXPOSITION

Le docteur Bismuth, médecin à la retraite, au nom prédestiné, et Lucien Forgeois un autre retraité, s'activaient autour de panneaux posés à plat sur des tables du Centre culturel d'Orly. En ce début d'année 1994, ils préparaient une exposition pour le compte de l'Université pour Tous, association d'éducation permanente animée par des bénévoles. Ils tiraient soigneusement les documents de plu- sieurs boîtes rectangulaires, où ils étaient empilés avec leur légende dans un ordre rigoureux, les collaient sur des cartonnages oranges, puis sur la feutrine des panneaux composant cette exposition mo- dulaire. Leurs précautions se justifiaient par la plupart de ces docu- ments qui avaient été confiés, en grande partie par Le Courrier Pi- card, le grand quotidien régional d'Amiens, et par l'E.C.P.A. Fort d'Ivry (Etablissement Cinématographique et Photographique des Ar- mées). Oui, en ce mois de janvier 1994, l'Université pour Tous inau- gurait un cycle de conférences sur l'année des Cinquantenaires qui s'ouvrait et dont l'apothéose devait être le débarquement de Nor- mandie, appelé Overlord par les Alliés. Les documents confiés par Le Courrier Picard, dont des photographies originales et des articles d'époque, concernaient tous les événements de la toute première cérémonie du calendrier des Cinquantenaires, qui devait avoir lieu à Amiens, les 18 et 19 février : celle de l'Opération Jéricho. Le docteur Bismuth et Lucien Forgeois en collant leurs documents ne se dou- taient pas du long périple inattendu de cette exposition, prévue pour quelques jours au Centre culturel d'Orly, de son extension en géné- ration spontanée, et surtout de ses conséquences.

Les premiers prémices de cette explosion virale se présentèrent sous la forme d'un grand gaillard dégingandé portant lunettes, venu spécialement des antipodes de l'hexagone pour voir cette exposition et assister à la conférence. Ce n'était ni plus ni moins qu'un certain Jean Beaurain, un des principaux détenus de la prison d'Amiens pro- mis au peloton d'exécution et libéré par l'Opération Jéricho. Il avait eu dans la Résistance la responsabilité des actions de sabotage, di- rigées contre les convois militaires allemands, sur le nord de la France... Les seconds prémices tenaient dans une révélation faite au cours de cette conférence, au départ anodine et de portée locale. On projetait une cassette audiovisuelle, en version originale anglaise, provenant en fait de l'Imperial British War Museum, le Musée de la Guerre britannique. Un technicien de l'aviation civile du nom de Frank Banner, rompu à l'anglais, traduisait au pied levé le commen- taire de cette courte et aride relation, purement militaire, du raid de la R.A.F. sur la prison d'Amiens. Une phrase, traduite par Frank Ban- ner, était lourde de conséquences. On y apprenait que la troisième vague de Mosquito, restée en réserve au large de l'établissement pé- nitencier, avait pour mission de le détruire complètement, en cas d'insuccès des deux première vagues opérant contre les murailles extérieures et l'angle du bâtiment. Un des responsables de L'Univer- sité pour Tous, prit alors la précaution de faire vérifier, avec soin, cette traduction, car cela voulait dire qu'en cas d'insuccès de libéra- tion de certains détenus, il fallait détruire toutes preuves d'éléments dangereux et compromettants pour les Alliés, enfermés dans cette prison, décidément particulière.

Dans les jours qui suivirent cette conférence, l'exposition prit la direction d'Amiens, à la demande du Courrier Picard qui voulait la monter dans son grand hall public, en plein cœur de la capitale ré- gionale. C'était là, en fait, la première station d'un long périple im- prévu, pour ces panneaux mobiles, préparés si soigneusement par deux bénévoles.

En ce début février 1994, les survivants évadés et les familles des victimes de la prison d'Amiens, étaient pleins d'espoir. Comme c'était la règle, les Alliés n'allaient-ils pas faire la lumière, au bout de cinquante ans ? Leurs archives militaires, jusque là tenues ja- lousement secrètes, n'allaient-elles pas s'ouvrir ? Enfin cette Opé- ration Jéricho livrerait ses secrets. Autant vous dire que beaucoup de monde, à Amiens, défilait devant l'exposition montée dans le grand hall du Courrier Picard, rue de la République. Ce journal re- çut des commentaires de tous ordres, un article conséquent d'un des meilleurs journalistes de ce grand quotidien fut publié et constitua d'ailleurs le premier ajout à l'exposition... Donc, ce tout proche cinquantenaire éveillait beaucoup d'espérance, mais aussi de passions, à Amiens et dans sa région.

Le vendredi 18 février, un homme distingué, à peine tassé par l'âge, portant rosette de la Légion d'Honneur, attendait paisible- ment devant la prison d'Amiens, l'arrivée imminente d'un car de touristes anglais. André Cozette, ancien déporté, présidait la F.N.D.I.R.P. Avec son compère, Maurice Thuillier, président de l'A.D.I.F., il coordonnait les cérémonies habituelles du Souvenir de cette Opération Jéricho. Son visage paisible et bienveillant qui inspirait toujours l'apaisement, ne trahissait pas l'émotion inté-

1. Fédération Nationale des Déportés, Internés, Résistants et Patriotes. 2. Association Départementale des Déportés et Familles de Disparus. furent tirées, le furent sur la région parisienne, la première détrui- sant l'église et un quartier entier de Deuil-la-Barre, au nord-ouest de Paris, la seconde rasant un quartier entier de Maisons-Alfort (Charentonneau), au sud-est de la capitale. On voit que les ar- tilleurs, encadraient la cible, avant de l'atteindre en plein cœur. Il n'y eut pas de troisième fusée sur Paris, l'avance des armées al- liées ayant obligé la rampe à prendre la poudre d'escampette. Donc, ce fut de justesse un fiasco... Quant à l'avion à réaction, ME 262, il était au point. Aussi, Hitler comptait sur lui quand il décida la contre offensive risquée de Mortain, destinée à couper la péninsule du Cotentin et à isoler l'armée Patton. La allait ainsi re- gagner la maîtrise de l'air avec ces chasseurs deux fois plus ra- pides que les appareils à hélice des Anglo-Américains. Ce fut en fait l'Arlésienne. En effet, ils furent cloués au sol et détruits avant de s'envoler vers le front de Normandie. La machine ULTRA avait prévenu les alliés sur leurs lieux de construction et de rassemble- ment, et l'aviation anglo-américaine détruisit, sans vergogne, ces oiseaux de malheur. On connaît la suite avec la poche de Mortain- Falaise. Enfin, pour la bonne bouche, l'arme absolue, la fusion nu- cléaire. Celle qui plaisait tant à Hitler. « Nacht und Nebel » (nuit et brouillard), l'apocalypse suprême, celle qui allait nettoyer toutes ces salissures qui n'étaient pas de race aryenne, celle qui allait as- surer mille ans de nazisme. Le temps pressait et les blouses blanches de Peenemünde ainsi que von Braun subissaient les as- sauts incessants du Führer qui s'impatientait. Cette pression into- lérable allait se retourner contre son initiateur. Von Braun lui-même commençait à douter et à s'inquiéter des conséquences de l'utili- sation de cette arme terrifiante. Avec ses équipes, n'étaient-ils pas des apprentis sorciers ?... D'ailleurs, il n'y avait pas assez d'eau lourde... On sait qui gagna cette course, et ce ne fut certainement pas celui qui, échappé miraculeusement d'un attentat, se référait sans cesse à son destin providentiel, mais son ennemi américain qui, comble de l'ironie, allait récupérer sans état d'âme, une grande partie de ses blouses blanches de Peenemünde, dont von Braun. Le monde civilisé l'avait échappée belle...

Ainsi la mégalomanie démentielle d'Hitler allait être la revanche posthume de la « Chapelle Noire » et de ses fantômes.

Pour qui sonne le glas ?... LA PRISON DE LA LIBERTÉ

Nous avons commencé par le tumulte des trompettes de Jéricho sur une prison, le 18 février 1944, nous allons terminer par la dis- crétion d'une autre prison... pas très éloignée de la première. A 45 kilomètres d'Amiens, plus à l'ouest vers la mer, il existe encore un autre établissement pénitentiaire, en plein cœur de la Picardie ma- ritime. Oui... à Abbeville, là où se trouvait en poste Raymond Vi- vant, le sous-préfet avant son arrestation début 44. Et Abbeville, ce n'était pas rien... Rappelons nous. C'était en quelque sorte une ville frontière, et la cité était coupée en deux par la rivière Somme, gardée comme les remparts d'une forteresse. En effet, c'est là que se trouvait la limite de la « zone rouge » une zone interdite et an- nexée qui dépendait de Bruxelles. En ce mois de juin 1944 qui avait vu en son début, la mort pleine de conséquences du coiffeur de Fort-Mahon, Fernand Bacquet, puis le débarquement en Nor- mandie, l'occupant allemand était sur les dents, plus que jamais. Là bas, en face, au large de la baie de Somme, de l'autre côté du « Channel », l'armée du F.U.S.A.G., celle du général Patton, s'agi- tait beaucoup. Cette armée, Hitler la croit forte de quarante divi- sions, « Fortitude » oblige. C'est que son conseiller Roenne, le chef de la F.H.W. (Fremde Heere West), le bureau d'évaluation et d'ana- lyse du renseignement allemand, après avoir gonflé les chiffres d'une manière encore inexpliquée, venait de déclarer au Führer : « Ceci laisse supposer que l'ennemi projette une opération ultérieure dans La Manche, probablement destinée à un secteur côtier dans le détroit du Pas-de-Calais »... Il faut dire aussi que, bien que le dé- barquement ait commencé si laborieusement en Normandie, il y a là, en face de la Picardie maritime, une concentration massive de bateaux et de péniches, animée d'une grande agitation et d'un ac- croissement anormal des transmissions. Le déminage clandestin des sables de la Picardie maritime et les mines découvertes chez Fernand Bacquet, n'ont ils déjà pas été un élément significatif ?... Et là, sur les hauteurs d'Abbeville, au Plessiel-Drucat, le célèbre général Galland, l'As légendaire de la Luftwaffe, n'est il pas resté en alerte et sur place avec ses escadrilles de chasseurs à croix gammée ?... En alerte, mais en attente aussi d'un ennemi qui va sans doute venir d'un moment à l'autre, le débarquement de Nor- mandie qui vient de commencer dans une région de falaises et de