Qui Parle Pour Les Noirs De France ? Une Brève Histoire Du CRAN
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Qui parle pour les Noirs de France ? Une brève histoire du CRAN Samuel GHILES-MEILHAC En 2005, le Conseil représentatif des associations noires de France fait son entrée sur la scène politique. Accueillie avec bienveillance par une majorité d’intellectuels, de médias et de partis politiques, l’organisation censée incarner une alternative modérée au Parti des indigènes de la République souffre aujourd'hui de son manque de représentativité. Cet essai est suivi d’une réponse de Louis-Georges Tin. En novembre 2005, le Conseil représentatif des associations noires de France, ou CRAN, voit le jour sous le regard curieux et intéressé des médias. Sa naissance est annoncée en première page du Monde et de Libération et les reportages dans la presse écrite, radio et télévisée se comptent par dizaines. Sa première réunion publique, dans une salle de l’Assemblée nationale, rassemble plusieurs centaines de participants dont Patrick Lozès, président, et Louis-Georges Tin, porte- parole, ainsi que l’ancien footballeur Basile Boli, la députée Christiane Taubira, un ancien porte- parole des Verts, Stéphane Pocrain, l’ancien président de SOS-Racisme Fodé Syla, et le chanteur Manu Dibango1. Revendiquant plus d’une cinquantaine d’associations membres, ce nouvel acteur de la vie publique déclare vouloir favoriser « l’émergence d’une conscience noire » et dire « le besoin de reconnaissance et de mémoire » des Noirs de France. Une décennie plus tard, l’anniversaire de cette organisation passe complètement inaperçu. La semaine de conférences et débats organisée par le CRAN à cette occasion n’est mentionnée par aucun média national. Est-ce le signe de l’échec d’une communauté noire française à s’organiser politiquement ? Pour répondre à cette question, cet article présente et étudie les stratégies identitaires du CRAN, en France comme à l’étranger, et évalue sa capacité à incarner la représentativité qu’il revendique ainsi qu’à peser sur la scène politique. Dans la perspective d’une grammaire des communautés en République, il s’agit ici de présenter un panorama historique du CRAN, acteur dont on parle beaucoup mais qu’on étudie peu. La fenêtre d’opportunité de 2005 Le CRAN est officiellement créé le 26 novembre 2005. Un colloque organisé le 19 février 2005 par le Cercle d’Action pour la Promotion de la Diversité en France (CAPDIV) à l’École des hautes études en sciences sociales avait marqué la première étape de ce rassemblement. Le thème indiquait alors clairement la volonté de rendre visible un groupe ethno-racial et de l’affirmer comme acteur légitime de la vie publique : « Les Noirs de France, anatomie d’un groupe invisible ». Le contexte politique est alors marqué par la polémique suscitée par l’adoption, le 23 février 2005, d’une loi portant notamment sur la nécessité d’enseigner les « aspects positifs de la colonisation », ainsi que par les trois semaines d’émeutes qui ont secoué les banlieues françaises entre le 26 octobre et le 17 novembre de cette même année. Ces événements constituent une fenêtre d’opportunité politique favorable à la naissance du CRAN. L’émergence dans l’espace public d’une 1 La une de Libération des 26-27 novembre titre « Bleus Blancs Noirs » et Le Monde du 26 novembre indique en premier page « 50 associations de Noirs se regroupent ». 1 voix collective se définissant comme noire se réalise dans un contexte où les débats sur les discriminations raciales et le passé colonial occupent une large place dans l’espace public2. Dans le monde politique, on remarque une certaine bienveillance du gouvernement de Dominique de Villepin. François Baroin, Ministre de l’Outre-mer, estime que le CRAN peut jouer un « utile » « rôle d’alerte »3. Dans l’opposition, le Parti socialiste regrette que cette fédération se fonde « sur le seul critère de la couleur de la peau », « choix [qui] révèle une volonté d’ériger un communautarisme mélanique », selon les termes de Victorin Lurel, alors secrétaire national PS à l’Outre-Mer4. Les médias se font aussi l’écho de l’opposition affichée par des représentants de Français antillais, comme Patrick Karam qui déclare que « le CRAN développe une thématique de guerre raciale »5. Soutiens intellectuels et bienveillance des pouvoirs publics Les soutiens au CRAN viennent notamment du monde universitaire. Pour le sociologue Michel Wieviorka, la nouvelle fédération noire « marginalise Dieudonné », dont le discours imbrique revendications liées à l’esclavage et antisémitisme. Le directeur du Centre d’analyse et d’intervention sociologique (CADIS) de l’EHESS, voit dans le CRAN un « espoir » dont la naissance « tombe à pic » car elle « annonce une plus grande capacité de lutte contre le racisme et les discriminations »6. L’émergence du CRAN remplirait un double objectif de légitimation d’une catégorie ethno-raciale et de lutte contre les discriminations, notamment en favorisant l’usage des statistiques ethniques, tout en évitant qu’un discours noir structuré dans l’hostilité n’occupe l’espace de la revendication de descendants d’esclaves. Pour l’historienne Florence Bernault, les soutiens au CRAN sont le miroir du rejet du Mouvement des Indigènes de la République, auquel la publication de son appel, le 19 janvier 2005, avait conféré une visibilité médiatique. Le CRAN aurait été soutenu car il représentait « des risques négligeables pour les mythes républicains de l’appartenance »7. Michel Wieviorka prend la tête du conseil scientifique de l’association, auquel participe l’historien Pap Ndiaye qui consacre plusieurs pages de La condition noire à la création du Conseil. S’interrogeant sur les mécanismes de mobilisation collective sur des bases ethno-raciales, il voit dans « l’expérience sociale commune des discriminations subies par les personnes noires » le fondement de la nécessité d’une structure comme le CRAN. Ce n’est pas une « communauté de culture » mais une « communauté d’intérêts » qui doit être défendue, à travers la lutte contre les discriminations8. La revendication d’une identité collective noire et la mobilisation en faveur des statistiques ethniques correspondent au « nommer pour agir », théorisé en 1993 par le sociologue Patrick Simon : c’est l’affirmation d’une catégorie qui permet de lutter contre l’indifférenciation face aux discriminations raciales9. Cet engouement éditorial pour le CRAN se poursuit au sein de plusieurs revues. Esprit joue aussi un rôle important dans la légitimation intellectuelle des objets et acteurs en organisant en 2007 une table ronde à laquelle participent notamment le président du CRAN et Pap Ndiaye10. Cet échange en rappelle un autre, organisé par la même revue après la guerre des Six Jours, avec entre 2 Sur le concept de fenêtre d’opportunité politique : John W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little, Brown and Co, 1984. 3 « Baroin : le CRAN (associations noires de France) “utile” dans un rôle d’ “alerte” », AFP, 28 novembre 2005. 4 « Le PS regrette que le CRAN retienne comme critère “la couleur de la peau” » AFP, 2 décembre 2005. 5 Le Monde, 6 décembre 2005. 6 Michel Wieviorka, « Ghettoïsation : un Cran d’arrêt », Libération, 19 décembre 2005. 7 Florence Bernault, « Colonial Syndrome : French Modern and the Deceptions of History », in Charles Tsgimanga, Didier Gondola et Peter J. Blomm (dir.), Frenchness and the African Diaspora, Bloomington, Indiana University Press, 2009, , p. 128-129. 8 Pap Ndiaye, La condition noire : essai sur une minorité française, Paris, Calmann Levy, 2008, p. 416-420. 9 Patrick Simon, « Nommer pour agir », Le Monde, 28 avril 1993. 10 « Les “Noirs” de France, une invention utile ? », table ronde avec Jean Boulègue, Jean-Pierre Chrétien, Agnès Lainé, Patrick Lozès et Pap Ndiaye, propos recueillis par Marc-Olivier Padis et Nicolas Masson, Esprit, juin 2007, p. 86-98. 2 autres, Emmanuel Levinas, Pierre Vidal-Naquet, Richard Marienstras et Wladimir Rabi11. Dans les deux cas, ces dialogues portent sur les catégories de définition d’un groupe minoritaire. Les affichages et partenariats avec des universitaires et des personnalités politiques se multiplient, comme en témoigne encore le colloque « Faire des égaux », organisé en décembre 2009 à Évry. La journée porte essentiellement sur la question des statistiques ethniques et réunit le député-maire socialiste de la ville, Manuel Valls, les sociologues Michel Wieviorka, Hervé Le Bras et Michèle Tribalat12. Dès les premiers mois de son existence, le CRAN organise des événements permettant de rendre visibles ses relations avec le personnel politique. Le premier dîner du CRAN a lieu le 27 janvier 2006, soit à peine deux mois après la création de l’organisation et rassemble alors quelques personnalités politiques mais aucun ministre. La même année se tiennent les premiers « États généraux des populations noires », en présence notamment de Roselyne Bachelot (secrétaire nationale de l’UMP, chargée des questions de société), et des députés Patrick Devedjian (UMP) et Christiane Taubira (PRG). La deuxième édition de ce rassemblement se tient le 7 avril 2007, en pleine campagne présidentielle. « Je soutiens totalement l’action que mène le CRAN » déclare alors Dominique Strauss- Kahn, porte-parole de Ségolène Royal, au sujet de la campagne de l’association en faveur de la mise en place de statistiques. Les dîners annuels se poursuivent. En 2008, Rama Yade y prononce un discours et en février 2009, deux ministres du gouvernement Fillon sont présents, Roger Karoutchi, secrétaire d’État chargé des Relations avec le Parlement, et Éric Besson, Ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, ainsi que Yazid Sabeg, Commissaire à la diversité et à l’égalité des chances. Pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, l’État dispense plusieurs gratifications symboliques au CRAN, comme lorsqu’en octobre 2009, les ministres Brice Hortefeux et Bernard Kouchner chargent Patrick Lozès et Michel Wieviorka d’une réflexion sur les « moyens de combattre efficacement les replis communautaires et toutes les formes de racisme »13. Le rapport est rendu public en août 2010.