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(Dessin KII. Cordier) Voyage à travers L'AISNE André FIETTE EDITIONS S.A.E.P. COLMAR-INGERSHEIM Château-Thierry : Mémorial de la Côte 204 (Dessin E.H. Cordier). INTRODUCTION L'Aisne, département aux visages multiples L'Aisne, entre tous, est un département sinon des mieux, du moins des plus connus. C'est que depuis la première école quelques images fortes habitent toutes les mémoires êt qu'elles appartiennent -sans qu'on les lui rapporte avec précision- à ce qu'on pourrait appeler son répertoire légendaire. Un nom évoqué et elles surgissent: Soissons et les pittoresques dé- mêlés mérovingiens; Coucy et la rudesse des temps féodaux; Laon et sa « montagne couron- née» ; Château-Thierry et son fils Jean de la Fontaine ; le Chemin des Dames et les heures tra- giques de la première guerre mondiale... Ce sont là des souvenirs un peu flous mais qui un jour ou l'autre invitent au voyage. Au vrai, l'Aisne s'ouvre largement au flux des touristes qui passent. Il y a ceux qui «remon- tent» de Paris et ceux qui « descendent» après avoir franchi les frontières, étrangers qui décou- vrent là le premier visage de la France. Sachant qu'elle est connue au travers de chacune des figures qui composent sa mosaïque, l'Aisne est prête à oublier que trop souvent on ignore ses limites. Et cependant son territoire taillé dans le tissu de plusieurs provinces d'autrefois, étiré de l'oréç de la forêt d'Ardenne aux pentes couvertes de vignes de la vallée de la Marne, possède une personnalité que la fréquenta- tion fait vite deviner et qui est le fait, sous une diversité des humeurs, d'une certaine histoire vécue en commun. Ainsi l'Aisne ne se découvre qu'à travers ses différences -comme cela est vrai sans doute pour tout espace humanisé-. Elle a conservé dans son réseau de vie, le cadre visible de ses an- ciennes cellules régionales centrées sur leur ville et définies par la qualité de leurs terroirs. La trame est encore là que n'a pas effacée la vague de banalisation liée aux contraintes techni- ques actuelles et les noms de pays continuent de correspondre à des paysages originaux. Il a toujours été ouvert aux quatre vents, cet espace inscrit par le législateur dans l'enve- loppe de ce département, picard au nord, d'Ile-de-France au sud, presque champenois sur ses confins orientaux, aussi proche de l'étranger que de Paris. Que d'armées il a vu passer! Les violences et les guerres ne l'ont jamais épargné, mais quelle région en a été exempte? La première guerre mondiale, surtout, lui a été dure. La zone rouge l'a traversé en écharpe et il lui a fallu refaire son parcellaire agricole, relever ses fermes, re- construire ses villages et des pans entiers de ses villes. Remonter dans le temps pour explorer son histoire obligerait à refaire une partie de l'his- toire nationale... Ne s'est-il pas trouvé sur le passage de César, puis accroché au destin «franc». Il a été tou- ché par le rayonnement flamand, en relation avec le domaine anglais, agité par les querelles bourguignonnes au temps de la Guerre de Cent Ans et par celles des Princes au temps des guerres de Religion. L'Espagnol posté aux Pays-Bas n'a cessé de l'envahir forçant en 1557 l'héroïque défense de la ville de St-Quentin : «Civis murus erat». Mais son destin, au terme de ces hasards était d'être intégré à la couronne de l'expansion royale et parisienne. Toujours exposé, toujours inséparable, au cœur des déchirures comme des éveils créateurs, il a traversé deux mille ans de vie quotidienne rythmée par le bruit des grandes actions. C'est à fixer le visage de chaque petite région que ce livre a voulu s'employer, sautant d'une vallée à l'autre, de l'Oise à la Somme, de celle-ci à l'Aisne pour aboutir à la Marne. Ainsi seront successivement explorés, la Thiérache, le Laonnois et ses marges, le Soisson- nais et les pays méridionnaux gravitant autour de Château-Thierry, sans perdre de vue qu'ils appartiennent à une famille unie, donc heureuse. Eglise de Jeantes : Ponts baptismaux du XIIe siècle (Dessin E.H. Cordier). LA THIERACHE La Thiérache se range à part dans le cortège des paysages de l'Aisne. Elle est le pays de l'herbe, des terres humides, des eaux courantes, après que l'on a traversé les grandes étendues des plaines à culture. D'un seul coup, derrière l'écran d'une première haie, elle s'offre comme l'image d'un autre monde, celui où la nature encore que disciplinée devient plus folle, se parfume de saveurs sau- vages. Pour celui qui lui revient fidèle, elle ne manque jamais, d'une fois sur l'autre, d'être plus attachante, plus ouverte quand on la croyait « fermée », plus secrète au moment où, avec quel- que naïveté, on allait s'imaginer la connaître. Elle répond au rêve de l'homme des villes avec une sorte d'indifférence au temps : une cam- pagne en bordure de la vie, un espace libre où les limites ne semblent là que pour le repos du regard, le lieu où l'existence confond son rythme avec celui de la terre et des saisons. S'il est d'autres régions qui possèdent ce privilège insigne, il n'en est pas qui en usent avec plus de subtile discrétion car la Thiérache n'ouvre pas au dépaysement mais à la recherche plus humaine du goût de vivre. Faut-il pour s'en convaincre relire le Journal de l'Officier-Ecrivain allemand Ernst Jùnger? Il notait à Gercy le 3 juin 1940 : « Promenade matinale à cheval, à travers prés et champs. Les hautes herbes sont pleines de sève, parsemées de composées jaune d'or, de marguerites dont les ombelles frôlent les flancs des chevaux, et de trèfle d'un incarnat clair tel qu'on n'en voit d'habitude que sur les pentes montagneuses de la Sicile». Rien d'autre que la plus banale des flores ! Et encore plus loin, le 5 juin, toujours à Gercy : « La Picardie avec ses pentes douces, ses villages sertis dans les vergers, ses pâturages bordés de hauts peupliers, que de fois ce paysage m'a enchanté ! On sent ici de façon toute élémentaire que l'on est en France, c'est pourquoi vallées et côteaux ne peuvent jamais être perdus pour la patrie. » En des circonstances si particulièrement poignantes pour nous -et l'on sait gré à l'écrivain de la dignité de son approche- Jünger a regardé à découvert le beau visage de la Thiérache. Il n'ignorait pas sous l'épiderme l'écorce plus rude, le voile des longues pluies froides, les terres collantes de l'hiver mais ce qu'il nous révèle dans sa vision poétisée, c'est ce caractère spécifi- que pris par la région pour qui vient des frontières, sa vocation à être une expression globale de la France. Porte touristique pour l'étranger ou refuge rural pour le parisien, la région semble vivre in- différente au «qu'en pensera-t-on ? De nos jours on peut le prendre pour une qualité de fran- chise, celle justement de sa population accueillante pour qui le pays est une terre de travail- et elle le voudrait d'avenir avant que d'être, désertée, un espace de loisir. La Thiérache, en gros, occupe l'arrondissement de Vervins mais elle s'étend au-delà sur le département des Ardennes et sur celui du Nord, continuée par l'Avesnois qui appartient à la même famille géographique. Elle s'inscrit sur un espace courbe tendu entre la Forêt de Mormal à l'ouest et la Grande Fo- rêt de Signy à l'est et se moule sur la terminaison occidentale du socle ancien, lequel affleure dans l'angle nord-est, sous le couvert des forêts d'Hirson et de St-Michel. Assise sur sa bordure géologique, elle appartient au bassin parisien alors que -par bien des aspects- elle annonce les terres froides et boisées du pays ardennais, mais elle est mieux qu'une zone de contact d'autant que sa densité démographique lui a longtemps assuré une forte cohésion. Excentrique en quelque sorte à l'intérieur du territoire axonien, adossée à la frontière, long- temps mal irriguée par les voies de circulation -et dans l'angle mort entre les deux axes ferro- viaires de Paris-Maubeuge et de Paris-Charleville- de plus en recul par rapport aux centres urbains déployant leurs activités sur sa lointaine périphérie, elle a pâti d'un isolement qui est resté dans la constante de sa ligne historique. Déjà aux temps anciens (de l'époque gauloise aux âges capétiens) elle a vécu d'une vie retirée, un peu sauvage : c'était la masse boisée mal pénétrée de l'antique Teorasca. Son évangélisation a été tardive voire même plus méthodique- ment reprise au milieu du Moyen Age dans la foulée de l'élan monastique. Comme elle dut être longtemps païenne, la Thiérache est restée plus longtemps fidèle aux structures et mentalités catholiques. Par ailleurs le type de ses petites exploitations rurales et l'effacement de ses activités industrielles ont été favorables à un certain conservatisme qui ne manque pas de saveur mais perpétue un risque d'ankylose contre lequel, dans le pays, l'on s'est pris à réagir. Le milieu humain -quoique appauvri par des départs qui se sont précipités- compte des éléments jeunes, attachés à la rénovation agricole, dynamiques pour ne pas dire militants et dont la réussite, ici ou là, est à mettre à l'actif d'un sens assez vif de l'effort com- mun : l'héritage peut-être du fond social religieux.