/I /l0I77~ - »i. Quaestiones Meâii Aevi Novae

vol. 12 + 2007

HISTORIOGRAPHY

Fundacja Centrum Badari Historycznych SOCIETAS VlSTULANA

Warszawa 2007

O~(fl/lS-1I QUAESTIONES MEDnAEVI NOVAE (2007)

I. HISTORIOGRAPHY·

GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA PomERS PARIS

L'HISTORIOGRAPIDE POITEVINE AU XIE SIÈCLE ET AU DÉBUT DU XIIE SIÈCLE

"Après le martyre de Adalbert, des marchands trouvèrent le saint trésor et l'exposèrent en Esclavonie. En l'apprenant, le roi d'Esclavonie nommé Boleslav, qu' Adalbert avait lui-même baptisé, leur donna de grands présents, reçut avec respect le chef et le corps, et fit construire en son honneur un très grand monastère [... ]"1. Grâce à la Chronique d'Adémar de Chabannes, les Poitevins du début du XIe siècle avaient entendu parler de la Pologne. L'article qui va suivre entend faire connaître les historiens poitevins du XIe siècle et du début du siècle suivant aux lecteurs d'une revue polonaise. Le sujet a déjà été abordé par Edmond-René Labande dans une communication aux Semaines de Spolète mais dans le cadre beaucoup plus vaste de la France de l'Ouest'. On se limitera ici au Poitou et à ses marges, car la question traitée ici a été en partie renouvelée par de nouvelles éditions des principaux textes et de nombreuses recherches. Le Chronicon d' Adémar de Chabannes a fait l'objet d'une édition critique publiée dans le Corpus

• The section edited by Tomasz jasiriski. 1 Ademari Cabannensis Chronicon, éd. P. Bourgain avec la collaboration de R. Landes et G. Pon, Turnhout 1999 (plus loin: Chronicon, éd. P. Bourgain), p. 152; Adémar de Chabannes, Chronique, trad. Y. Chauvin et G. Pon, Introduction par G. Pon, Turnhout 2003 (plus loin: Chronique), p. 238. 2 Ed.-R. Labande, L'historiographie de la France de l'Ouest aux X' et XI' siècles, dans: La storiografia altomedievale, 10-16 Aprile 1969, Settimane di Studio dei Centro Italiano di Studi sull'Alto Medioevo, II, Spolète 1970, p. 751-791. 6 GEORGES PON, SOLlNE KUMAOKA christianorum et d'une traduction en français', L'histoire du moine Pierre de Maillezais, qui raconte l'histoire de son abbaye créée à la fin du Xe siècle sur une île du Golfe des Pictons, a été également publiée", comme le sera bientôt la Chronique du moine Martin qui est un récit de la fondation du monastère clunisien de Montierneuf par le comte de Poitou Guy-Geoffroy Guillaume. Nous avons entrepris l'édition d'un autre récit de fondation, celui d'un prieuré de La Chaize-le-Vicomte dépendant de l'abbaye ligérienne de Saint-Florent de Saumur. La Chronique de Saint-Maixent, publiée et traduite par Jean Verdon en 19795, a fait plus récemment l'objet des recherches de Saline Kumaoka pour sa thèse de doctorat soutenue à Paris en 2006. L'exposé qui va suivre repose donc sur de solides bases textuelles. Toutes ces œuvres appartiennent à des genres très divers. Le Chronicon d'Adémar est une "histoire" de France autant qu'une "chronique" d'Aquitaine et une "histoire mondiale". C'est aussi de l'Historia que relève le récit de fondation du moine Pierre, une histoire en partie légendaire, alors que le moine Martin préfère qualifier son ouvrage de chronicalis descriptio. La même expression pourrait être utilisée pour la Chronique de La Chaize-le-Vicomte qui suit l'ordre chronologique et qui s'appuie sur des archives bien classées, des souvenirs et des témoignages précis. Ces trois dernières œuvres sont des "récits de fondation" d'une abbaye, mais fort différents les uns des autres tant dans la forme que dans la fonction que leurs auteurs leur conféraient. Dans de telles conditions, renonçant à fonder cette étude sur une typologie des genres historiques, nous avons choisi un plan chronologique qui permet de dégager trois moments principaux: - les années 1025-1030, qui sont les dernières années du principat de Guillaume le Grand, comte de Poitou et due d'Aquitaine (995-1030), voient la composition de la Chronique d'Adémar et d'un texte plus difficile à définir, le Conuentumr, qui retiendra assez longuement notre attention, même s'il n'est pas du tout certain qu'il appartienne vraiment à Clio; - la fin du XIe siècle et le début du XIIe siècle est le temps des récits de fondation d'abbayes et de prieurés. Bien que limités, semble-t-il, à l'histoire

3 Voir supra, n. 1. 4 La fondation de J'abbaye de Maillezais. Récit du moine Pierre, éd. et trad. Y. Chauvin et G. Pon, sous la dir. d'Ed.-R. Labande, La Roche-sur-Yon 2001 (plus loin: Le récit du moine Pierre). 5 Chronique de Saint-Maixent, 751-1140, éd. et trad. par J. Verdon, Paris 1979. 6 G.T. Beech, Y. Chauvin et G. Pon, Le Conventum (vers 1030). Un précurseur aquitain des premières épopées, Genève 1995 (plus loin: Le Conventum). Cet ouvrage comporte l'édition (p. 123-138) et la traduction en français et en anglais du texte (p. 139-153). Dans la suite de l'article, on fera référence à cette édition dont les lignes sont numérotées et à la traduction française, même si, sur quelques points, la traduction de ce texte très difficile mériterait quelques corrections. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIE SIî:CLE ET AU DÉBUT DU XIIE SIî:CLE 7 d'un établissement monastique, ces textes sont riches et apportent des informations de grand intérêt non seulement sur l'histoire des monastères mais aussi sur les rapports entre moines et laïcs dans la seconde moitié du XIe siècle. Ce siècle ne se limite pas aux œuvres conservées. Soline Kumakoa a su retrouver la trace d'annales aujourd'hui perdues qui vont nourrir au début du siècle suivant la rédaction d'une œuvre plus ambitieuse, la Chronique de Saint- -Maixent compilée en 1124 et achevée en 1141.

1. LE CONVENTUM: LE DÉSACCORD DES HISTORIENS

Bien que le Conventum ait déjà été publié par l'historien Jean Besly dans la première moitié du XVIIe siècle - c'est cet érudit qui lui a donné le titre sous lequel il est connu - ce curieux texte a été longtemps presque ignoré par les grands historiens de la société féodale: si Jacques Flach! y a fait une brève référence, ni François-Louis Ganshof, ni Marc Bloch n'en ont parlé - et seuls des travaux d'histoire régionale d'Alfred Richard", de Marcel Garaud 10, puis de George Beech!' l'ont utilisé. La parution d'une nouvelle édition par Jane Martindale" a réveillé l'intérêt des chercheurs pour ce texte, comme le montrent les pages que lui ont consacré Georges Duby!', jean-Pierre Poly et Éric Bournazel" et Stephen WhitelS• Au même moment, une "littéraire", Mary Hackett, attirait pour la première fois l'attention sur la langue du Conuentum+.

7 J. Besly,Histoire des comtes de Poictou et des dues de Guyenne, Paris 1647, p. 288-294. 8 J. Flach, Les origines de l'ancienne France, Paris 1893-1917, IV, p. 569-570. 9 A. Richard, Histoire des comtes de Poitou, l, Paris 1903, p. 157 et suiv. 10 M. Garaud, Un problème d'histoire. A propos d'une lettre de Guillaume à Fulbert de Chartres, dans: Études d'histoire du droit dédiées à Gabrielle Bras, I, Paris 1965, p. 589 et suiv.; idem, Les châtelains du Poitou et l'avènement du régime féodal, XI'-XIl' siècles, Poitiers 1967, "Mémoires de la Société des Antiquaires de l'Ouest" 4· sér., VII (1964), p. 45 et suiv. It G.T. Beech, A Feudal Document of Early l l'" Century Poitou, dans: Mélanges offerts à René Crozet, l, Poitiers 1966, p. 203-213. 12 J. Martindale, Conventum inter Guil/elmum Aquitanorum Comes et Hugonem, "English Historical Review" LXXXIV (1969), p. 528-548. Cet article a été repris par l'auteur dans: J. Martindale, Status, Authority and Regional Power. Aquitaine and France 9th to 12th Centuries, Variorum 1997, VIIb, avec une traduction du texte latin en anglais. 13 G. Duby, Le Moyen Age de Hugues Capet à Jeanne d'Arc, Paris 1987, p. t02-111. t4 J.-P. Poly, É. Bournazel, La mutation féodale, XIe-XIl' siècles, Paris 1980, p, 137 et suiv. ts S.D. White, Stratégie rhétorique dans la Conventio de Hugues de Lusignan, dans: Mélanges offerts à Georges Duby, II: Le tenancier, le fidèle, le citoyen, Aix-en-Provence 1992, p. 147-157. t6 W.M. Hackett, Aspects de la langue vulgaire du Poitou d'après un document latin du Xl' siècle, dans: Mélanges offerts à Rita Lejeune, Gembloux 1969, p, 13-22. 8 GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA

Une nouvelle édition accompagnée d'un essai de traduction en anglais et en français de ce texte difficile, a paru en 1995, précédée d'une introduction de George Beech". Ce dernier entendait démontrer que le Conventum, n'était pas, comme on l'avait cru jusque là, un texte historique, un memorandum juridique, une conuenientia, mais un "texte littéraire" assez surprenant, écrit dans un latin vulgaire farci d'oralité en même temps que très savamment construit. Avec des arguments très pertinents il risquait l'hypothèse qu'il s'agissait d'un "précurseur aquitain des premières épopées"!", pour reprendre le sous-titre de l'ouvrage, et plus précisément d'une sorte d'ancêtre des chansons de révolte du vassal fidèle contre un seigneur perfide, comme dans le Raoul de Cambrai. Cette hypothèse n'a pas été rejetée par tous les spécialistes mais elle a immédiatement suscité le courroux et les critiques de plusieurs historiens de renom, notamment Stephen White, Jane Martindale et Dominique Barthélemy. Ce dernier rejette l'hypothèse comme "inadmissible" et reproche à notre collègue "de retirer le Conventum aux historiens". Ce texte de trois cents quarante et une lignes a donc déjà fait couler beaucoup d'encre, d'autant que George Beech n'a cessé, avec beaucoup d'énergie, de subtilité et d'invention, de trouver de nouveaux arguments à l'appui de sa thèse, ce dont ses "adversaires" n'ont d'ailleurs guère tenu compte. Nous n'avons pas la prétention ici de trancher le débat et d'imposer un pacte de paix ni même un arrangement à ces vigoureux chevaliers mais de présenter le document et les différentes interprétations auxquelles il peut donner lieu. La tradition manuscrite se limite à trois copies. La plus complète et la plus ancienne a été faite avec beaucoup de soin" dans le Bibliothèque nationale de France, lat. 5927 (p. 265-280), manuscrit qui peut être daté du milieu du XIe siècle: le Conventum figure entre la copie d' Adémar de Chabannes (suivie elle-même de celle d'un diplôme de Charles le Chauve pour Saint-Cybard d' Angoulême) et la copie de la Vita Karoli d'Éginhard. La fin de la Chronique et la Vita sont de la même main, ce qui semble bien indiquer que notre texte est aussi une copie et non un original", Sans préjuger pour le moment de la

17 Le Conventum, voir supra, n. 6. 18 Il faut bien insister sur l'emploi dans le titre de l'ouvrage du rnot "précurseur". G.T. Beech n'a jamais confondu Le Conuentum et la Chanson de Roland. 19 G.T. Beech, The Contribution of Diplomaties to the Identification of an Early-Eleventh Century Aquitanian, dans: Charters, Cartulariesand Archives. The Preservation and Transmission of Documents in the Medieval West. Proceedings of a Colloquium of the Commission internationale de diplomatique, PrinctonlNew York, 16-18 sept. 1999, éd. A.J. Kosto et A. Winroth, Toronto 2002, p. 61-80. 20 Le Conventum, p. 10,113-115. Pour la description de ce manuscrit voir Chronicon, éd. P. Bourgain, p. XIV et suiv. Les autres copies procèdent du lat. 5927 soit directement (Manuscrit de Saint-Pétersbourg, Bibliothèque publique Saltykov-Schédrine, lat. F.xIVN3, L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIÈCLE ET AU DÉBUT DU XIIE SIÈCLE 9 nature du Conventum, il convient de noter que le copiste du milieu du XIe siècle n'a pas craint de placer le Conventum entre deux grands textes de caractère nettement historique. Le Conventum est centré sur le récit des conflits, plaids, pactes et accords entre le comte/duc Guillaume le Grand (995-1030) - "Aquitanorum cornes vocitatus (l. 1) Guillelmus" - et un châtelain du Poitou, Hugues de Lusignan (t 1032), appelé du qualificatif savant de "Chiliarchum" (I, 2). C'est toujours du seul point de vue de ce dernier, jamais de celui du comte, que le récit est conduit. Une vingtaine de membres de la haute aristocratie viennent se mêler à ces disputes qui ne cessent de s'aggraver jusqu'à ce qu'une crise plus sérieuse décide Hugues à défier son seigneur: ,,[... ] il se rendit alors à la cour du comte et lui demanda raison de son droit mais sans aucun résultat. Il en fut contristé et retira sa foi au comte, sauf pour la cité [de Poitiers] et sa personne: tous l'entendirent" (I, 277-280). Le récit ne se termine pas cependant sur cette rupture: après avoir attaqué plusieurs forteresses, Hugues accepte un nouvel arrangement, qui marque la fin du texte, par cette phrase en lettres capitales: "FINIUNT CONVENT! INTER COMITEM ET UGONEM" (1. 340-341). Contrairement aux sources de cette époque, les laïcs occupent presque toute la scène" et aucun des protagonistes ne songe à recourir aux procédures de la paix de Dieu, pourtant née en Poitou au concile de Charroux de 989. Le texte ne comporte aucune date. Comme l'a remarqué George Beech, aucun des événements rapportés n'est réellement confirmé par des sources indépendantes qui permettraient de serrer la chronologie. Il semble que les différents épisodes s'étalent sur une assez longue période. Ils sont forcément antérieurs à la disparition de Guillaume le Grand en 1030. La langue du Conventum n'a pas manqué d'intriguer les savants qui se sont intéressés au texte. Pendant longtemps on s'est contenté d'y voir un "latin barbare", différent de celui utilisé dans les textes contemporains, qu'il s'agisse de la Chronique d'Adémar de Chabannes ou de simples chartes écrites dans f. 89v-93, daté de la fin du XI" siècle et provenant aussi de Saint-Cybard) soit indirectement [Paris, Bibliothèque nationale de France (plus loin: B.n.F.), lat. 9767, f. 62r-66r, ms. du XV" siècle, dont le contenu est à peu près identique à celui du manuscrit de Saint-Pétersbourg); sur la description de ces manuscrits et leur généalogie, voir aussi Le Conventum, p. 115-119. Les variantes entre ces manuscrits sont essentiellement grammaticales, le copiste de la fin du XI" siècle ayant cru bon de corriger les "fautes" de langue. Il n'y a pas lieu de tenir compte d'un court fragment du XII" siècle [B.n.F., Collection Dupuy, 822, f. 177 (74)], clans lequel G.T. Beech avait cru voir une autre version du texte (Le Conventum, app. 1, p, 159-161). Mais comme l'a montré M.-C. Hubert dans sa recension cle l'ouvrage - "Francia" XXV (1998), p. 334-338, ici p. 337-338 - il s'agit d'une sorte cl'analyse faite pour la famille de Thouars à partir du lat. 5927. 21 Il est fait allusion à cleux prélats (lsembert I cle Poitiers, circa 1021 - post 1043 et Rohan d'Angoulême, 1018/1020-1032/1036) mais plus en tant que seigneurs que comme évêques. 10 GEORGES PaN, SaLINE KUMAOKA les scriptoria des grandes abbayes de Poitiers - Saint-Hilaire, Saint-Cyprien. 22 Parmi les aspects de la langue du Conventum, on retiendra ici : - un vocabulaire relativement limité, à une exception près sur laquelle on reviendra; -la confusion des cas, surtout la réduction des cas obliques à deux (ablatif/ accusatif et datif/génitif) et la faiblesse des -t finaux, la valeur flottante des démonstratifs "ille, ipse, iste" et caetera; -la pression de la langue vernaculaire, qui se manifeste dans l'emploi de l'auxiliaire "avoir" suivi d'un participe passé ("unde me habet seducturn", 1. 27, "captum habebat burgum", 1. 180), l'usage d'un vocabulaire reflétant la langue parlée ("senior" plus fréquent que "dominus", "defidere", "mescredentia", "acaptare") ainsi que par l'affleurement de mots ou de tournures de la langue occitane et caetera": Il convient cependant de remarquer avec Marie-Clotilde Hubert que "la conjugaison «tient» remarquablement bien; l'auteur manie sans erreur des formes assez compliquées (<, Il reste à expliquer pourquoi ce latin tardif, qui n'aurait rien de surprenant au VIlle siècle, se rencontre encore en Poitou au début du XIe siècle dans un écrit". Marie-Clotilde Hubert suggère que la situation linguistique de cette région pourrait être "assez proche" de ce qu'on rencontre en Italie et en Catalogne au Xe siècle et même au siècle suivant dans les serments, les convenientiae, et les chartes et notices de la France méridionale", Encore faudrait-il expliquer pourquoi le Conventum est en Poitou l'unique témoignage de ce latin tardif dans une région qui n'a pourtant pas échappé à la "reprise en main linguistique carolingienne", comme le montrent les actes des fonds

22 Voir Le Conventum, p. 71 et suiv. ainsi que les réflexions de J. Martindale dans le second article qu'elle a consacré au Conuentumi Dispute, Settlement and Orality in the Conventum inter Guillelmum Aquitanorum comitem et Hugonem Chiliarchum. A Postscript to the Edition of 1969, dans: eadem, Status, Authority, VIII, 36 p., p. 4, 23 et suiv. où elle s'inspire fort utilement des ouvrages de sociolinguistique que G.T. Beech et moi-même avions déjà utilisé. 23 W.M. Hackett, op.cit., a souligné l'emploi du barrium (I. 180) qui pourrait venir de l'ancien provençal, et d'expressions comme extra meo grado, bene seit. 24 M.-C. Hubert, Un mémoire reuendicatif. Le Conventum, dans: Le latin médiéval, par P. Bourgain avec la collaboration de M.-C. Hubert, Turnhout 2005, p. 185-191. C'est la seule étude consacrée par un spécialiste du latin médiéval à notre texte. 25 La question avait été déjà posée en 1995, voir Le Conventum, p. 72-73 et 119, n. 22. J. Mardindale l'a fort utilement reprise et précisée dans: eadem, Dispute, Settlement and Orality, p, 28. 26 J. BeImon, F. Vieillard, Latin farei et occitan dans les actes du XI'siècle, "Bibliothèque de l'Écoles des chartes" LV (1997), p. 149-183. Cette étude malheureusement ne couvre pas le Poitou qui se situe aux frontières d'oc et oïl. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIt;CLE ET AU D~BUT DU XII' SIt;CLE 11 de Nouaillé, Saint-Hilaire ou les productions de Saint-Martial de Limoges et de Saint-Cybard d'Angoulême. Faut-il alors penser que l'auteur de ce texte est un laïc travaillant pour le compte du châtelain de Lusignan à l'écart des grands centres religieux du Poitou? Il resterait dans ce cas à expliquer l'emploi par un auteur laïc d'un mot aussi savant que "chiliarchus" (1. 2) - "chef d'une bande de mille hommes" - pour qualifier Hugues et de son équivalent latin "tribunus" (1. 92) pour désigner un autre châtelain Aimeri de Rancon. Si tribunus se trouve dans la Bible, l'emploi du mot grec latinisé chiliarchus, déjà très rare dans l'Antiquité et exceptionnel au Moyen Âge, suppose, comme l'a encore montré récemment George Beech, des références culturelles qu'on rencontre plus facilement chez les moines de Saint-Martial, de Saint-Cybard d'Angoulême et les chanoines de Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers" que dans l'entourage de la noblesse laïque. C'est-à-dire que le problème reste entier et que la langue du Conuentum n'a pas fini de susciter la discussion, comme la nature du texte lui-même. Au cœur du débat se trouve la question de la structure du Conuentum, S'agit-il d'un récit "confus" comme le croit Jane Martindale, un "récit - aussi partial et confus soit-il - d'une succession de plaintes exprimées, et pour la plus grande part, littéralement exprimées par Hugues":", "un récit de pactes", une notice narrative - à vrai dire fort longue - rapportant les divers épisodes du conflit entre Guillaume et Hugues, comme le croit Dominique Barthélemy?" Ou bien faut-il y voir une œuvre, une création "littéraire", dont le latin vulgaire a trop longtemps masqué aux historiens un art savant dans le style et la construction.

27 Le Conventum, p. 62-64; G.T. Beech, The Biblical as Role Model in the Early 11,h Century Latin Narrative the Conuentum of Aquitaine, dans: Foi chrétienne et églises dans la société politique de l'Occident du Haut Moyen Age (IV'-XII' siècle), textes réunis par J. Hoareau-Dodineau et P. Texier, Limoges 2004, p. 253-269: le Conuentum s'inspire du modèle davidien. Comme David avec Saül dans le livre de , Hugues se rend compte peu à peu que Guillaume a toujours cherché à tromper son fidèle. L'adjectif Chiliarchus, qui rend l'hébreu sar elepb, pourrait venir du commentaire de Samuel par Bède, connu en Aquitaine au début du XIe siècle puisqu'on le rencontre dans l'œuvre d'Adémar. 28 J. Martindale, Dispute, Settlement and Orality, p. 10. 29 D. Barthélemy a eu le grand mérite de révéler aux historiens la "mutation documentaire" qui se produit à partir des années 1050 avec l'apparition, notamment dans les régions vendômoises et ligériennes, de notices narratives - idem, La société dans le comté de Vendôme de l'an Mil au XIV' siècle, Paris 1993, p, 102 et suiv.; idem, Une crise de l'écrit? Observations sur des actes de Saint-Aubin d'Angers (XI'siècle), "Bibliothèque de l'École des chartes" CLV (1997), p. 95-117. C'est naturellement à ce type de notices qu'il veut rattacher le Conuentum, voir idem, Du nouveau sur le Conventum Hugoni, "Bibliothèque de l'École des chartes" CLIn (1995), p. 483-495, recension critique où l'auteur expose et combat les arguments de G.T. Beech. Pour D. Barthélemy, le Conventum n'est pas le précurseur des premières épopées mais le précurseur des admirables notices narratives qui dévoilent les réalités sociales du XIe siècle, dissimulées auparavant par la langue de bois des chartes traditionnelles. 12 GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA

A l'appui de "l'historicité" du Conventum, Jane Martindale et Dominique Barthélemy font valoir que non seulement ce texte met en scène des personnages qui ont réellement existé, comme Guillaume, Hugues de Lusignan, Foulques Nerra, Aimeri de Thouars et quelques autres qu'un retrouve chez Adémar de Chabannes, dans la Chronique de Saint-Maixent ou dans les actes diplomatiques contemporains, mais aussi que le texte se réfère de manière très précise aux procédures juridiques du temps" et aux conduites sociales des grands de l'an mil". A l'inverse, George Beech insiste sur l'emploi du style direct, la vivacité des dialogues, l'ornementation rhétorique du texte, les nombreuses interventions de l'auteur pour caractériser les pensées, les motivations des acteurs, évoquer leurs sentiments et leurs émotions, la colère, la tristesse et caetera", Le texte n'est pas un récit continu suivant dans tous ses détours la complexité du réel. C'est un discours construit. Il est divisé en plusieurs épisodes de longueur très inégale" ayant en commun un certain nombre d'éléments structuraux", Le thème de chaque épisode est la revendication de Hugues, pour un honneur - celui du comte de Châtellerault Boson (1. 3-5), pour des terres disputées aux vicomtes de Thouars (1. 5-81), la succession de Hugues au château de Vivonne (1. 81-91), les revendications de Hugues sur plusieurs forteresses du Poitou et de la Marche. Chaque épisode comprend toujours les mêmes phases - exposé du différend, proposition de solution, obstacles rencontrés par Hugues du fait notamment du comte Guillaume - les mêmes motifs, parfois les mêmes mots mais avec de légères variations et inflexions qui, selon George Beech, ont pour fonction de faire progresser l'histoire jusqu'au paroxysme de la crise finale. Il me semble que ces analyses devraient entraîner la conviction du lecteur: le Conventum n'est ni un simple memorandum, ni une convenientia, ni une notice. Mais est-ce suffisant pour affirmer que c'est une "œuvre littéraire" et le précurseur du Raoul de Cambrai? Ne vaudrait-il pas mieux avec Jean-Yves

30 ]. Marrindale, Dispute, Settlement and Orality, p. 11 et suiv. montre que le texte, dans son oralité, sa gestualité "est profondément coloré" par un vocabulaire associé aux procédures légales de la résolution des conflits depuis l'époque carolingienne. 31 D. Barthélemy, Autour d'un récit de pactes (Conventum Hugonis). La seigneurie châtelaine et le féodalisme en France au XI', siècle, dans: Il Feudalismo nell'Alto Medioevo, Settimane di Spoleto, 9-12 Aprile 1999, II, Spolète 2000, p. 447-489. 32 Le Conventum, p. 29-71. 33 Ibidem, p. 30-36. 34 G.T. Beech est revenu sur cet aspect dans un article paru en 2002, Narratice Structures and Techniques in the Conventum of Aquitaine ea. 1030, Latin Culture in the Eleventh Century, proceedings of the third international Conference on Medieval Latin Studies, Cambridge, September 9-12,1998, éd. M.W. Herren, C.]. McDonough et R.G. Arthur, Turnhout 2002, p.39-56. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SI~CLE ET AU D~BUT DU XII' SI~CLE 13

Tilliette" rapproeher notre texte, si peu religieux soit-il, quoique écrit dans un style inspiré des Évangiles, des "chansons de " de la fin du Xe et du début du XIe qui mettent en scène" un Juste souffrant" (Saint Léger, Sainte Foy et caetera) ou un nouveau David. Peut-être aussi faut-il se demander si le concept de "texte littéraire" convient bien à une œuvre des années 1030 et si on peut, comme le fait George Beech, distinguer l'oralité de l'écrit, la fiction du réel, la "littérature" du récit, la notice narrative de l'histoire. Le Conventum n'a pas encore livré son secret. Quand bien même il s'agirait d'une "chanson", il ne serait pas perdu pour l'historien. Le Conventum est un texte capital pour l'histoire des principautés territoriales et de la féodalité. Il montre les efforts faits par Guillaume le Grand, descendant des comtes carolingiens, pour maintenir son pouvoir princier face à certains de ses voisins, notamment le comte d'Anjou Foulques qui essaye de s'immiscer dans les affaires poitevines, face aussi aux familles vicomtales et châtelaines. Alors qu'Adémar de Chabannes, dans un chapitre célèbre de sa Chronique", le montre soumettant "I'Aquitaine à son pouvoir au point que personne n'osait lever la main contre lui", on découvre ici un homme qui divise pour régner, promet plus qu'il ne tient et ne cesse d'abuser de la fidélité que lui témoigne Hugues de Lusignan. Il n'existait pas encore de véritable hiérarchie "féodale" mais le système se présentait plutôt sous la forme d'une "toile d'araignée" (Jean-Pierre Poly), d'un lacis de liens et de pactescomplexes dont le duc s'efforçait de tenir tous les fils et dont il adaptait constamment l'écheveau à l'évolution du rapport des forces. Bien que due d'Aquitaine et comte de Poitou, il a besoin des liens personnels que le seigneur ("senior", "dominus") tisse avec son "homme"- "vassalus" n'est employé qu'une fois à la 1. 89: "fevos vassalorum". Le Conventum ne décrit jamais de manière explicite la formation du lien entre le seigneur et le vassal mais tout indique qu'il repose sur le serment de fidélité ("jurare fidelitatem" -1. 320) ainsi sans doute que sur la recommandation mentionnée une seule fois à la 1. 90 ("fecit comes commandare Hugonem ad episcopo Ysemberto"). Le comte cependant attend beaucoup de son homme, allant jusqu'à lui dire: "Tu es mien pour faire ma volonté" (1. 73). Hugues, de son côté, compte toujours sur l'aide, le conseil, la protection de son seigneur. Mais ces liens réciproques ne sont pas encore codifiées dans des obligations fixées une fois pour toutes. Elles font constamment l'objet de nouvelles négociations, lors de rencontres ou plaids où l'on recherche des arrangements provisoires, adaptés à une situation particulière. Même s'il se réfère à des

35 "Cahiers de Civilisation Médiévale" XXXIX (1996), p. 379-382. 36 Chronicon, éd. P.Bourgain, III, 41, p. 161-163; voir B.S.Bachrach, Toward a Reappraisal ofWiIliam the Great, Duke of Aquitaine, 995-1030, "Journal of Medieval History" V (1979), 1, p.11-22. 14 GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA

normes sociales implicites, le Conventum, n'est pas écrit dans la langue de bois des juristes'". On ne s'en plaindra pas.

II. LE CHRONICON D' ADÉMAR DE CHABANNES: UNE HISTOIRE DE FRANCE ET UNE "HISTOIRE MONDIALE"

L'an Mil est le temps des moines historiens, Richer, Aimoin de Fleury, Raoul Glaber et Adémar. Ce dernier est le seul chroniqueur qui soit originaire du sud de la Loire. La famille de Chabannes" qui lui a donné son nom appartenait à la petite noblesse alleutière du Limousin dont la position sociale était pour ainsi dire rehaussée par ses liens avec l'Église séculière et régulière". Adémar évoque à plusieurs reprises ses oncles paternels "le glorieux doyen de Saint- -Martial, Adalbert, et le chantre Roger, son maître"?". Chose surprenante, ce n'est pas à Saint-Martial de Limoges que ses parents ont offert leur fils "dès sa plus tendre enfance" - peut-être circa 997-998 - mais au monastère de Saint-Cybard, fondé dans le suburbium d' Angoulême par le saint ermite, mort en 581, qui lui a donné son nom. Il n'y a pas lieu dans cet article d'évoquer tous les aspects d'une vie relativement bien connue grâce aux manuscrits, dont plusieurs autographes", qu'Adémar a déposés à Saint-Martial de Limoges avant de partir en pèlerinage à Jérusalem où il est mort en 1034. Il suffira de renvoyer à l'excellente biographie publiée il y a peu par Richard Landes", auquel une grande partie

37 Sur tous ces points voir: les travaux déjà mentionnés de J. Martindale, Dispute, Settlement and Orality; D. Barthélemy, Autour d'un récit de pactes; G.T. Beech, The Lordl Dependant Relationship. A Case Study from Aquitaine, c.l030, "Journal of Medieval History" XXIV (1998), 1, p. 1-30. 38 Lieu-dit Chabannes, commune (plus loin: cornm.) Saint-Pierre de Fursac, canton (plus loin: cant.) Le Grand-Bourg, arrondissement (plus loin: arr.) Guéret, Creuse. 39 B. Barrière, Adémar et sa famille, dans: Splendeurs de Saint-Martial de Limoges au temps d'Adémar de Chabannes, Limoges 1995, p. 55-60. 40 Chronicon, éd. P. Bourgain, III, 45, p. 165. 41 L. DelisIe, Notice sur les manuscrits originaux d'Adémar de Chabannes, dans: Notices et extraits de la Bibliothèque Nationale et autres bibliothèques, XXIV, Paris 1896, p. 241-358 à compléter par le travail de R. Landes cité à la note suivante. 42 R. Landes, Relics, Apocalypse and the Deceits of History, Ademar of Chabannes, 989-1034, Cambridge Massachusetts-Londres 1995. Cet auteur a publié auparavant plusieurs articles d'un grand intérêt que le lecteur trouvera mentionnés dans les notes et la bibliographie de l'ouvrage. Les dernières années d'Adémar, tristes et solitaires, après l'immense défaite et humiliation du 3 août 1029 échappe à notre sujet, car Adémar a abandonné son travail d'historien pour composer toute une série de fausses lettres et une cinquantaine de sermons qui n'ont sans doute jamais été prononcés. On prie le lecteur de se reporter aux articles critiques de L. Salter sur les faux d'Adémar - "Bulletin de Littérature Ecclésiastique" XXVI (1925), p. 161-186,278-302; XXVII (1926), p. 117-139 et 143-160; XXXII (1931), p. 149- L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SItCLE ET AU DÉBUT DU XII' SIÈCLE 15 de cet exposé est redevable. On se contentera ici d'essayer d'expliquer comment est né l'intérêt pour l'histoire chez un moine vif, intelligent et curieux mais formé avant tout, comme les religieux de son temps, aux arts du trivium et du quadriuium", d'abord à Saint-Cybard puis, circa 1007-1010, à Saint-Martial, le plus grand centre culturel et musical de la France méridionale autour de l'an Mil. C'est sans doute l'apprentissage du comput et la fréquentation des calendriers qui lui a donné le goût de relever ou de noter sur les marges de brèves mentions historiques. Un peu plus tard, dans la première moitié des années 1020, ila commencé à s'intéresser aux annales locales" qui vont servir d'assise chronologique à la partie carolingienne de sa Chronique", Peut-être sa vocation d'historien a-t-elle aussi été stimulée par la fréquentation des grands personnages de son temps, comme le due d'Aquitaine Guillaume le Grand (995-1030), le comte d'Angoulême Guillaume IV (988/989-1028) qui lui ont ouvert de vastes horizons géographiques et politiques, l'évêque d'Angoulême Rohon qui lui a offert les richesses de sa bibliothèque et l'abbé de Saint-Martial Odolric (1025-1040) qui l'a associé à la promotion du culte de Saint-Martial apôtre. La rédaction ou plutôt les trois versions successives de la Chronique datent des années 1025-102946• L'œuvre qui se limitait dans son premier état à une

-165 et aux études de D. Callahan, M. Frassettto, P. Bourgain et ses élèves de l'École nationale des chartes sur les sermons, voir en dernier lieu P.Bourgain, La culture et les procédés littéraires dans les sermons d'Adémar de Chabannes, dans: Saint-Martial de Limoges. Ambition politique et production culturelle (X'-XIII'siècles), actes du colloque tenu à Poitiers et Limoges du 26 au 28 mai 2005, sous la dir. de C. Andrault-Schmitt, Limoges 2006, p. 411-428, avec la bibliographie. J'ai déjà présenté dans la préface de la traduction de la Chronique (voir supra, n. 1) une synthèse qui doit beaucoup aux recherches de R. Landes et de P. Bourgain. On retrouvera dans les lignes qui suivent des traces de ce que j'ai déjà écrit dans ces pages. 43 Le fameux manuscrit de Leyde (Leiden, Voss.latin S" 15) témoigne de l'étendue de sa culture, comme une œuvre hagiographique composée dans les années 1020, voir G. Pan, La culture d'Adémar de Chabannes à la lumière de sa Vie de saint Amant de Boixe, dans: Saint- -Martial de Limoges, p. 391-410. 44 Annales Engolismenses, éd. G. Pertz, dans: Monumenta Germaniae Historica (plus loin: MGH), Scriptores. II, Hanovre 1829, p. 251-252; XVI, Hanovre 1859, p. 485-487, et la version Chronicon Aquitanicum, éd. G. Pertz, MGH, Scriptores. II, Hanovre 1829, p. 252-253; voir J. Lair, Études critiques de divers textes des X, et XI' siècles, II: L'Historia d'Adémar de Chabannes, Paris 1899, p. 92-97 et 102-104. 45 Chronique, p. 21 et suiv. 46 À la suite d'une étude minutieuse de la tradition manuscrite, qu'il est impossible de reprendre ici, P.Bourgain a distingué dans l'introduction (p. XI et suiv.)à l'édition du Chronicon trois étapes dans l'élaboration du texte: 1. une version autographe (Alpha), conservée par le B.n.F. lat. 6190 (f. 53-57), qui est une sorte de "premier jet" composée circa 1026, mais plusieurs fois retouchée par son auteur, qui intéresse l'histoire d'Aquitaine depuis Charles le Chauve, éd. R. Landes, dans: Chronicon, éd. P. Bourgain, p. 3-14; 2. une version angoumoise (Bèta), qui s'élargit à l'histoire des Francs depuis leurs origines troyennes, conservée dans 16 GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA simple chronique d'Aquitaine depuis Charles le Chauve a gagné en profondeur historique en se transformant en histoire des Francs, tout en s'élargissant dans l'espace. La division en trois livres revient sans doute à Adémar. Le premier livre couvre l'histoire des Francs jusqu'en 768, le deuxième est consacré au règne de Charlemagne, le troisième va de 814 à 1029. Les deux premiers livres ont peu retenu l'attention des historiens puisque le moine de Saint-Cybard emprunte l'essentiel du premier livre au Liber historiae Franeorum compilé circa 726-72747, la fin du premier livre, le deuxième livre et le début du suivant (c. 1-16) aux Annales regni Francorum": Il n'est cependant pas indifférent qu'un historien aquitain ait ainsi tenté de faire une première synthèse de l'histoire des Francs. Sans doute est-il allé en chercher les matériaux dans l'abbaye de Fleury-sur-Loire qui était devenue au temps d'Aimoin "le principal centre historique français" et qui entretenait des relations avec Saint-Martial de Limoges. Comme on le sait, c'est seulement à partir du troisième livre, chapitre 16, c'est-à-dire des années 830 et suivantes que la chronique d'Adémar devient originale. Encore faut-il distinguer les chapitres traitant des périodes carolingiennes et post-carolingiennes (III, 16-30), pour lesquelles Adémar est tributaire des récits annalistiques antérieurs, de ceux qui se rapprochent de la période contemporaine qui sont nourris des renseignements que le moine de Saint-Cybard a pu tirer de ses observations personnelles et des récits qu'il plusieurs manuscrits, dont le plus ancien est le B.n.F. lat. 5927, p. 1-262; 3. une version amplifiée (Gamma), représentée par deux fragments autographes, [Z, B.n.F. lat. 5943A, f. 1-4 et Vaticanum, Regesta latina (plus loin: Vat., Reg. lat.) 263, f. 231-235; voir P. Gatti, lntorno al "Chronicon" di Ademaro di Chabannes, "Studi Medievali" 3"sér., XXI (1980), p. 347-365] et une copie médiocre de la seconde moitié du XII" siècle, (C, B.n.F. lat. 5926), qui suit, non sans erreurs, la partie de la Chronique contenue dans Z, comporte diverses additions ne figurant pas dans le reste de la tradition manuscrite. Aussi avaient-elles été rejetées comme des interpolations par les éditeurs précédents, G. Waitz (MGH, Scriptores. IV, réimpr. Hanovre 1968, p. 106-148) et J. Chavanon (La Chronique d'Adémar de Chabannes, Paris 1897); J. Lair de son côté refusant à Adémar la paternité de C (idem, Études critiques). P. Bourgain, au contraire, réhabilitant C après un examen critique convaincant et des contrôles minutieux, a choisi comme texte de base la version de C, ce qui a des conséquences très importantes sur la portée de la Chronique, voir par exemple (p. LVI-LVII):la discussion de l'article de H. Beumann, Grab und Thron Karl der Grossen zu Aachen, dans: Karl der Grosse. Lebenswerk und Nachleben, IV, Düsseldorf 1967, p. 9-38. 47 Éd. B. Keusch, MGH, Scriptores rerum Merovingicarum, II, Hanovre 1888, p. 215-328. 48 Annales regni Francorum, éd. G. Pertz, revue par F. Kurze, MGH, Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum, VI, Hanovre 1895. Adémar a généralement fort bien compris les sources qu'il utilisait, récrit en "bon" latin certains passages du Liber historia Franeorum. Il n'a pas craint d'intercaler des passages intéressant de l'histoire d'Angoulême et surtout celle de saint Cybard (Chronicon, éd. P.Bourgain, I, 11, p. 27-28) et de son monastère (ibidem, II, 1, p.75-80). L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIE SIÈCLE ET AU DtBUT DU XIIE SIÈCLE 17 a recueillis sur des contrées parfois lointains de l'Est de l'Europe et du monde méditerranéen. Adémar a commis bien des erreurs dans le traitement des notes annalistiques". Certaines sont dues à ses préjugés hostiles à "la sauvagerie des chanoines" (III, 55)50. Mais le moine de Saint-Cybard a aussi le souci de collecter des renseignements dans les archives de Saint-Cybard, de recueillir des traditions orales plus ou moins sûres qui circulaient à Saint-Martial", Il s'est efforcé d'élargir son récit aux principaux événements intéressant l'histoire de France et de l'Empire aux IXe et Xe siècles". Mais c'est dans la partie contemporaine que l'appel à la tradition orale et l'ouverture au monde se manifeste avec le plus de force. Même dans la dernière partie de son œuvre Adémar reste essentiellement un historien de l'Aquitaine". Et ce sont en généralles informations concernant cette principauté qui ont retenu l'attention des érudits locaux et des historiens", Il n'évoque le peuple ("multitudo", "plebs", "pauperes") qu'à l'occasion de catastrophes naturelles, d'épidémies, de famines ou de pillages. Comme la plupart des historiens de son temps, il ne s'intéresse vraiment qu'aux puissants: le duc d'Aquitaine qu'il présente comme l'égal d'un roi dans un portrait célèbre", le comte d'Angoulême Guillaume IV mort en 1028, après son grand pèlerinage à Jérusalem, victime de pratiques de sorcellerie"; les comtes de la Marche, les vicomtes de Limoges et les "principes", entendons les "principales" familles de l'aristocratie, celles qui sont capables d'élever en quelques jours

49 Beaucoup ont été relevées par J. Gittingham, Ademar of Chabannes and the History of Aquitaine in the Reign of Charles the Bald, dans: Charles the Bald. Court and Kingdom, éd. M. Gilson et J. Nelson, Oxford 1981, p, 3-14. 50 Voir aussi par exemple le passage de III, 16 (Chronicon, éd. P. Bourgain, p. 132) où Adémar affirme faussement, que l'empereur Louis le Pieux a instauré la discipline monastique à Saint-Cybard. 51 R. Landes, Relics, p. 135. 52 Une partie de ces renseignements pourraient venir des Miracles de Saint-Genou, éd. O. Holder-Egger, MGH, Scriptores, XV, Hanovre 1888, p, 1204-1213, selon R. Landes (idem, Relies, p. 132-133) et P. Bourgain (idem, Introduction, dans: Chronicon, éd. idem, p. LXV-LXVIII). Voir aussi R. Landes, L'accession des Capétiens. Une reconsidération des sources aquitaines, dans: Religion et culture autour de l'an Mil. Royaume capétien et Lotharingie. Colloque international Hugues Capet 987-1987. La France l'an Mil, Paris 1990, p. 151-166. 53 Il connaît mieux sa patrie, le Limousin, la Marche et son pays d'adoption, l'Angoumois que le comté de Poitou proprement dit. 54 On s'en tiendra ici à trois exemples: A. Debord, Castrum et castellum chez Adémar de Chabannes, "Archéologie Médiévale" IX (1979), p. 97-113; idem, La société laïque dans les pays de la Charente, X'-XII' siècles, Paris 1984; D. Barthélemy, L'an Mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale, 980-1060, Paris 1999, notamment p, 268 et suiv. 55 Chronicon, éd. P. Bourgain, III, 41, p. 161-163. Dans quelques autres passages de son œuvre, il retouche ces éloges trop appuyés. 56 M. Blöcher, Ein Zauberprozess im Jahre 1028, "Schweizerische Zeitschrift für Geschichte" XXIX (1979), p. 533-555. 18 GEORGESPaN, SaLINE KUMAOKA sur des mottes de terre des forteresses en bois ("castra et castella"). La guerre et les violences ne cessent de les opposer, sans que le moine en soit spécialement ému. Les institutions bénéficio-vassaliques ne jouent dans le Chronicon qu'un faible rôle et la paix de Dieu, elle-même, n'y tient qu'une place limitée", Adémar ignore le concile de Charroux de 989 et ne mentionne qu'à deux reprises le "pacte de paix de justice" qui réunit le due et les grands, notamment à l'occasion de la mobilisation par les évêques des reliques des saints à Limoges en 994 contre "la pestilence de feu qui embrasait le Limousin":", Pour Adémar, iln'y a ni révolution féodale, ni véritable mutation castrale. Pour lui, le duc gouverne toujours le "regnum" avec les comtes, les grands et les évêques dans une association étroite qui prolonge le système carolingien. Adémar est aussi un excellent témoin des pratiques religieuses et des mentalités des Aquitains de son temps. Il accorde une grande attention aux signes et prodiges qui marquent la mort des souverains. Alors qu'il étudiait à Saint-Martial en 1009, "apparurent des signes dans les astres, des sécheresses nuisibles, des pluies excessives, des épidémies terribles et de très graves famines ainsi que plusieurs éclipses de soleil et de lune, et la Vienne resta à sec, pendant trois nuits, à Limoges, sur deux milles". C'est alors aussi qu'il aperçut "sur les hauteurs célestes, un grand crucifix comme planté dans le ciel avec, suspendue à la croix, l'image du Seigneur pleurant dans un grand fleuve de larmes":", Ces signes et cette vision annoncent la destruction du Saint-Sépulcre par le calife al-Hakim'" ou l'essor des hérésies manichéennes qui apparaissent en Périgord, à Toulouse et à Orléans (v. III, 49 et III, 59)61. S'il est incontestable qu' Adémar établissait de mystérieuses correspondances entre le ciel et la terre, il n'est pas certain qu'il ait écrit le Chronicon dans un climat de peur millénariste et la phrase comparant les Manichéens à des "messagers de I'Antichrist"62

57 Adémar insistera beaucoup plus sur la paix de Dieu dans les sermons composés dans les dernières années de sa vie, voir D. Callahan, Adémar de Chabannes et la paix de Dieu, "Annales du Midi" LXXXIX (1977), p. 21-43; idem, Adémar de Chabannes. Apocalypticism and the Peace Council of Limoges of 1031, "Revue Bénédictine" CI (1991), p, 32-49. 58 Chronicon, éd. P. Bourgain, III, 35, p. 157: Tunc omnes Aquitaniae episcopi in unum Lemovice congregati sunt, corpora quoque et reliquiae sanctorum undecumque sollempniter advectae sunt ibi, et corpus sancti Marcialis, patroni Galliae, de sepulchre sublatum est, unde leticia immensa omnes repleti sunt et omnis infirmitas ubique cessauit, pactumque pads et justicia a duce et principibus uicissim foederata est. 59 Ibidem, III, 46, p. 165: [...] in altitudine celi magnum cruxifixum quasi confixum in celo, et Domini pendentem figuram in cruce, multo f1umine lacrimarum plorantem. 60 Cette destruction est elle-même liée à de vives accusations portées contre les Juifs, voir R. Landes, Relics, p, 40-43, 111, 138 et passim. 61 Il ne saurait être question ici de risquer une interprétation de ces mouvements ni même d'en établir la bibliographie. 62 Chronicon, éd. P. Bourgain, III, 49, p, 170: nuncii Antichristi. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SltCLE ET AU D~BUT DU XIl' SIÈCLE 19 n'est sans doute qu'une formule", En revanche il est un ardent défenseur et promoteur du culte des reliques et des pèlerinages. Il mentionne le pèlerinage régional sur le tombeau de saint Martial" ainsi que les voyages de Guillaume le Grand à Saint-Jacques de Galice, mais c'est surtout aux grands pèlerinages à et à Jérusalem qu'il accorde une vive attention. Et sans doute est-ce surtout grâce aux pèlerins et aux récits du moine Syméorr", revenu du Sinaï, qu'en ces temps d'encellulement de la société le regard d'un moine franchit aisément la clôture de son monastère et les murailles de sa cité d'Angoulême, dépasse même les frontières des comtés et des principautés pour parcourir tout l'espace de la Christianitas ainsi que les horizons lointains du monde païen. C'est là un point sur lequel j'ai beaucoup insisté dans l'Introduction que j'ai donnée à la traduction de la Chronique et dans une cornmunication'", À vrai dire, ilne faut pas surestimer la science d'Adémar: il a tous les préjugés d'un latin pour l'Empire grec et d'un chrétien pour Musulmans qualifiés de divers noms - Maures, Sarrasins, Agarènes - mais toujours considérés comme une race perfide de païens. Alors qu'il connaît assez bien l'Espagne chrétienne et les relations de Sanche le Grand avec les pays du Nord, ilignore presque tout des rapports complexes que les États chrétiens entretiennent avec al-Andalus. Malgré des erreurs de détail relevées par les spécialistes, Adémar a beaucoup mieux saisi le grand mouvement de christianisation qui atteint l'est de l'Europe - la Hongrie, la Pologne et jusqu'à la Russie'", le monde scandinave et l'Empire anglo-danois de Knut et même l'Irlande", Il s'intéresse

63 Un point de vue différent a été développé par plusieurs historiens américains, voir en dernier lieu M. Frassetto, The Writings of Ademar of Chabannes. the Peace of 994. and uthe Terrors of the Year 1000", "Journal of Medieval History" XXVII (2001), p. 241-255. Mais je crois qu'il vaut mieux distinguer avec R. Landes plusieurs périodes dans les craintes millénaristes du moine de Saint-Cybard. Il estime cependant (idem, Relies, p. 87-91) que la vision du Christ a une signification apocalyptique, comme les événements qui l'ont suivie. 64 Chronieon, éd. P. Bourgain, III, 52, p. 171. Adémar garde encore la "tête froide", et la Chronique ne fait qu'une allusion tardive au culte de saint Martial "apôtre" (ibidem, III, 56, p. 176), à l'occasion des cérémonies organisées pour l'invention du chef de Jean-Baptiste à Saint-Jean-d'Angély en 1016. 65 R.L. Wolff, How the News Were Brought from Byzantium to Angoulême. Or the Pursuit of a Hare in an Oscart, dans: Essays in Honor of Sir Steven Runciman, "Byzantine and Modern Greek Studies" IV (1979), p. 139-189. 66 Chronique, p. 36-43; Adémar de Chabannes et l'Espagne, dans: Aquitaine-Espagne (VIll'-XIII' siècles), textes réunis par P. Sénac, Civilisation Médiévale, XII, Poitiers 1999, p, 69-82. L'exemple d'Adérnar n'est pas isolé comme le montrent les Histoires de Raoul Glaber, la Vita Gauzlini d'André de Fleury, les œuvres de Flodoard et de Richer. 67 Chronicon, éd. P. Bourgain, III, 31, p, 152. 68 Ibidem, III, 55, p. 173. Dans son enthousiasme missionnaire, il commet l'erreur de faire de Knut un roi païen du Danemark qui s'est converti au christianisme. 20 GEORGES PON, SOLlNE KUMAOKA bien davantage à l'Empire et à la Papauté qu'au royaume de France et porte plus d'estime aux empereurs ottoniens qu'aux Capétiens. Au nord de la Loire son attention est surtout attirée par Rollon et ses successeurs ainsi que par les guerriers normands dont il suit les aventures en Italie du Sud et en Espagne. C'est donc très justement que Richard Landes créé l'expression "d'histoire mondiale" pour qualifier le Chronicon d'Adémar comme les Histoires de Raoul Glaber. Le Chronicon est dépourvu des caractères littéraires appartenant au genre historique. Il n'y a ni Prologue, ni introduction géographique, ni grand discours à l'antique. Le style est plus sobre que soutenu. Mais, comme l'a relevé Pascale Bourgain, le Chronicon est loin de suivre l'ordre chronologique et de jalonner son discours de dates précises, même quand il suit au deuxième livre les Annales regni Francorum. Au fur et à mesure des versions successives la Chronique "tend à se muer en histoire't'", On a vu que la version la plus ancienne du Chroncon a été copiée à Angoulême circa 1050. La tradition manuscrite relativement riche atteste du succès de cette histoire de France des origines au début du XIe siècle. Elle a inspiré des œuvres angoumoises, limousines et poitevines. Le moine Martin l'a utilisé dans son récit de fondation de l'abbaye de Montierneuf. C'est vers ces récits de fondation qui caractérisent l'historiographie poitevine de la sconde moitié du XIe siècle que nous allons maintenant tourner notre attention.

III. LES RÉCITS DE FONDATION D'ÉTABLISSEMENTS MONASTIQUES

1. PIERRE DE MAILLEZAIS: ENTRE LÉGENDE ET HISTOIRE

C'est entre 1060 et 1072, peu après le rattachement du monastère à Cluny?", qu'un moine de l'abbaye de Maillezais, Pierre, a écrit, à la demande de "son père Goderan", le récit des "temps antiques" de son abbaye, fondée une centaine d'années auparavant dans une "île" du Golfe des Pictons", L'île ou plutôt la presqu'île existe toujours et on peut y visiter les ruines grandioses de l'abbaye. Mais le paysage a été complètement transformé par les travaux de drainage du marais poitevin et les bâtiments, connus du moine Pierre, n'existent plus de nos jours.

69 Sur tous ces aspects on prie le lecteur de se reporter aux observations de P. Bourgain, Introduction, dans: Chronion, éd. idem, p. XCIII-C. 70 Le récit du moine Pierre, voir supra, n. 4. 71 L'abbaye de Maillezais [chef lieu du canton (plus loin: ch.-I.-cant.), arr. Fontenay-le- -Comte, Vendée] est située dans le marais poitevin, à trente kilomètres à l'ouest de Niort et à treize au sud de Fontenay-le-Comte. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIE SltöCLE ET AU D~BUT DU XIIE SltöCLE 21

Les érudits du XVIIe siècle, les premiers à s'intéresser à ce texte, lui ont inventé un titre: De antiquitate et commutatione in me/ius Malleacensis insulae et translatione corporis sancti Rigomeri. Mais celui qui figure dans le seul manuscrit ancien qui nous en ait conservé le texte -le manuscrit latin 4892 de la Bibliothèque nationale de France" - est Qualiter fuit constructum Malliacense monasterium et corpus sancti Rigomer; translatum. Si l'œuvre a une structure plus complexe, ce titre en définit assez bien le contenu: un "récit des origines", suivi par la translation des reliques de saint Rigomer des faubourgs de la ville du Mans à l'abbaye de Maillezais. Le récit de Pierre a donc été publié par le Père Labbe, en 163773• Cette édition, incomplète et imparfaite, a malheureusement servi de modèle à toutes les publications ultérieures", Pierre de Maillezais a longtemps suscité la méfiance des historiens et, dans un article de 1908, un éminent représentant de l'école positiviste, Louis Halphen, a proprement "exécuté" un auteur "d'une rare crédulité, pour ne pas dire plus", dont le témoignage "est à peu près de nulle valeur'f". Élève d'Halphen mais plus sensible que son maître à l'histoire des mentalités et des sensibilités, Edmond-René Labande est à l'origine de la réhabilitation de Pierre de Maillezais. C'est lui qui a pris l'initiative d'en donner une nouvelle édition et de traduire le texte". Dans l'introduction à la nouvelle édition, Georges Pon a tiré grand profit non seulement des réflexions théoriques sur les fonctions de la mémoire"

72 Le manuscrit autographe du XI' siècle a disparu. Le texte nous a été transmis par une copie du siècle suivant, B.n.F. lat. 4892, un très gros in folio, provenant de l'abbaye de Maillezais. Il comprend surtout des œuvres historiques, notamment une Chronique universelle suivie de la Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon (f. 189b-207a; voir infra, l'étude de S.Kumaoka) et des récits concernant l'histoire de l'abbaye aux XIII' et XIV' siècles;La dévastation de Maillezais faite par Geoffroy de Lusignan [f. 207-210v, éd. et trad. G. Pon, "Bulletin de la Société des Antiquaires de l'Ouest" S' sér., XII (1998), p. 223-311] et diverses notules, parmi lesquelles, au f. br-v, le récit d'une "croisade" dirigée contre les Juifs de Niort et l'abbaye de Maillezais en 1236 (voir G. Pon, Notules sur Maillezais aux XIII' et XIV' siècles. Croisés, pastoureaux et Juifs, dans: L'abbaye de Maillezais. Des moines du marais aux soldats , sous la dir. de C. Treffort et M. Trachant, Rennes 2005, p. 157-176). Le manuscrit comprend aussi des textes de caractère géographique, voir infra, n. 198. Sur le B.n.F. lat. 4892, voir Le récit du moine Pierre, p. 9 et suiv. 73 P. Labbe, Nova Bib/iotheca, II, Paris 1657, p. 222-238. 74 Quelques passages ont été publiés d'après l'édition de Labbe par le Père Louis-Étienne Arcère, Histoire de /a Rochelle et du pays d'Aunis, l, La Rochelle-Paris 1756, p. 595 et suiv. L'abbé Migne, à son habitude, l'a intégralement reproduite dans la Patrologiae cursus completus, s. latina, éd. ].-B. Migne (plus loin: PL), Paris, CXLVI, col. 1247-1272. 75 L.Halphen, L'histoire de Maillezais du moine Pierre, "Revue Historique" XCLX (1908), p. 292-297, repris dans: idem, A travers l'histoire du Moyen Age, Paris 1950, p. 154-161. 76 Ce travail, commencé dans un séminaire du Centre d'Études Supérieures de Civilisation Médiévale (CÉSCM) de Poitiers, a été poursuivi en petit comité et achevé après la disparition d'E.-R. Labande par Y. Chauvin et G. Pon (voir supra, n. 4). 77 Je me contenterai de citer ici M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris 1925 et idem, La mémoire collective, 2' éd., Paris 1968. 22 GEORGES PON, SOLlNE KUMAOKA mais des travaux de dom Oury", de l'excellent livre d'Amy Remensnyder" et d'un article d'Élisabeth Carpentier", Le récit des "temps antiques" rapporte la fondation circa 970 par le due d' Aquitaine Guillaume Fier à Bras et sa jeune épouse Emma, fille du comte de Blois, d'un monastère dans l'île de Maillezais, à Saint-Pierre-le-Vieux", sur les ruines d'une ancienne église miraculeusement découverte à l'occasion d'une chasse au sanglier", Les travaux de construction, confiés à Emma, sont interrompus par la brouille survenue entre les deux époux. Emma s'est vengée de l'infidélité de son époux en faisant violer sa rivale, la vicomtesse de Thouars, par ses gens. Craignant la colère du due, elle s'est enfuie sur ses terres à Chinon", Après la réconciliation des époux circa 988, Emma achève la construction du premier monastère. Elle y installe treize moines venus du monastère de Saint-Julien de Tours, réformé par l'abbé Gauzbert, son parent. Une nouvelle fâcherie entre les deux époux entraîne l'éviction provisoire des moines de Saint-Julien et la soumission de Maillezais à l'abbaye de Saint-Cyprien de Poitiers. Peu de temps cependant avant la mort de Guillaume Fier à Bras, les époux se réunissent à nouveau. Sous le gouvernement d'Emma et de son fils Guillaume le Grand (circa 996-1030), on assiste au retour des moines de Saint-Julien de Tours. L'abbé Gauzbert, cependant, est trop occupé par le gouvernement de plusieurs abbayes, notamment le monastère de Bourgueil, qu'Emma vient de fonder dans lesud de la Touraine", Aussi désigne-t-ilpour diriger Maillezais un étonnant personnage, Théodelin, "juif d'origine et français de naissance", qui devient rapidement abbé de Maillezais par l'intervention directe du duc'".

78 Dom G.-M. Oury, La reconstruction monastique dans l'Ouest. L'abbé Gauzbert de Saint-Julien de Tours (v. 990-1007), "Revue Mabillon" LIV (1964), p, 69-124. 79 A.G. Remensnyder, Remembering Kings Past. Monastic Foundation. Legends in Medieval Southern France, Ithaca-Londres 1996. 80 É. Carpentier, Un couple tumultueux en Poitou à la fin du XI'siècle. Guillaume de Poitiers et Emma de Blois, dans: Mariage et sexualité au Moyen Age. Accord ou crise? Colloque international de Conques, 1998, Paris-Sorbonne 2000, p. 203-215. 81 Cant. Maillezais, arr. Fontenay-le-Comte, Vendée. 82 Le récit du moine Pierre, p, 96-101. La découverte d'une ancienne église ou d'un autel grâce à un animal-guide est un thème fréquent dans la littérature hagiographique, voir É. Bozoky, La légende de fondation de Maillezais, dans: L'abbaye de Maillezais, p. 17-27. Le sanglier révèle ici un lieu de sacralité au milieu de la nature sauvage. Pierre le dit lui-même: Jam quippe tempus imminebat quo in [erarum conuenticulis [besu Christi, Dei et Domini nostri ineffabilis misericordia condere asilum imperarat, quod miseros a diabo/i morsibus erutos, [... J celestia perduceret ad regna. 83 Le récit du moine Pierre, p. 104-105: Irruens ergo toto impetu in eam, de equo quam turpiter precipitat, [... J. Comitantes se quatinus libidinose nocte, que imminebat, tota ea abuterentur concitat. 84 Ch.-I.-cant., arr. Chinon, Indre-et-Loire. 85 Le récit du moine Pierre, p. 122 et suiv. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIÈCLE ET AU D~BUT DU XII' SIÈCLE 23

La deuxième partie du texte n'est plus un récit des origines; elle rapporte comment le monastère s'est consolidé sous l'abbatiat de Théodelin, qui a réuni sous son autorité les deux monastères de Maillezais et de Bourgueil. Selon le récit du moine Pierre, Théodelin réussit peu à peu à gagner la faveur du due par de nombreux cadeaux et flatteries, obtenant finalement en 1003, au mois de juillet à Poitiers, un diplôme concédant au monastère l'ensemble de l'île, lui accordant l'immunité et l'exemption et le plaçant sous la seule autorité de l'Église romaine du prince des apôtres, qui recevra chaque année un cens de vingt SOUS86, Le due a même consenti à détruire le castrum qui défendait l'île contre les Normands pour permettre aus moines de s'installer sur son emplacement circa 1010 - c'est du moins la date que fournit un poitevin qui a rédigé les Annales, connues par la citation dans la Chronique de Saint- -Maixent", Comme le dit Théodelin au duc: ,,[.. .] cette île contient dans sa partie la plus forte un château [.. ,] si tu n'en ordonnes pas avant de mourir la démolition, il faut craindre qu'à l'avenir il ne porte préjudice à ceux qui servent Dieu dans ton monastère'l'", Il ne reste plus à Théodelin qu'à obtenir pour le nouveau monastère de Maillezais, qui regorgeait de toutes sortes de biens, l'honneur et la protection des reliques des saints, L'abbé ne s'embarrasse pas de scrupules" et, avec la complicité du comte du Maine, il monte une expédition chargée de transférer à Maillezais les reliques de saint Rigomer un ermite manceau du VI· siècle". L'opération de commando, est effectuéede nuit, comme pour un vol de reliques", Pour terminer son récit et le conduire jusqu'au temps présent, Pierre de Maillezais évoque quelques épisodes malheureux des dernières années du gouvernement de Théodelin - notamment l'agression de deux serfs contre l'abbé'", Il ne s'arrête guère sur les quinze ans d'abbatiat de son successeur Humbert (1045-1060) et pas davantage sur l'élection de l'abbé Goderan, dont ilne mentionne même pas l'origine clunisienne",

86 Ibidem, p. 142-143. 87 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 107; concernant ces Annales, voir plus loin. 88 Le récit du moine Pierre, p, 140-141. 89 Il aurait même tenté aussi de voler une dent du chef de saint Jean-Baptiste, lors de la grande cérémonie organisée à l'occasion de l'invntion de cette illustre relique en 1016 (ibidem, p. 148-151). 90 Vita s. Rigomeri (anonyme, ca. IX· siècle), Bibliotheca hagiographica latina antiquae et mediae aetatis (plus loin: BHL) 7256, éd. Acta sanctorum, Augustus, IV, Bruxelles 1739, p.786-799. 91 Le récit du moine Pierre, p. 152 et suiv.; voir dom G.-M. Oury, La translation de saint Rigomer du Mans à Mai//ezais. La pensée refigieuse d'un moine du XI' siècle, "Province du Maine" LXXIX, 4

24 GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA

Il y a longtemps que les érudits ont déploré les faiblesses du moine Pierre. Louis Halphen a dénoncé ses fables, ses erreurs, ses inconséquences chronologiques. Il est certain que Pierre de Maillezais n'a guère consulté les actes du monastère. Lorsqu'ill'a fait, par exemple pour le diplôme de 100394, ille traduit au style direct pour placer dans la bouche du due un beau discours à l'antique. Iln'hésite pas à y introduire une allusion anachronique à l'exemption épiscopale qui ne figurait pas dans le texte qu'il avait pourtant sous les yeux. Le verdict final de Louis Halphen - "il est évident que son témoignage est à peu près de nulle valeur" - est cependant beaucoup trop sévère. Les origines presque légendaires de l'abbaye, les brouilles successives du couple tumultueux de Guillaume et d'Emma sont en partie confirmées par l'examen des actes diplomatiques, même si la chronologie manque de précision. Le De constructione n'est pas une œuvre de pure imagination et Pierre de Maillezais ne mérite pas d'être jeté aux oubliettes de l'histoire. Ne craignons pas de le réhabiliter. Pierre est aussi un assez bon témoin de la culture, des mentalités et des sensibilités de son temps et son œuvre nous offre même un remarquable exemple du rôle que peut jouer un récit de fondation dans la vie d'une communauté. Le récit du moine Pierre appartient clairement au genre de l'histoire. Il témoigne d'une bonne connaissance du latin classique et de la rhétorique des écoles. Même s'il prétend mépriser Ille pompeux feuillage des mots" dans le prologue", la simplicité n'est pas son fort, comme on le voit dans les exordes qui précèdent les deux parties de son œuvre. Comme beaucoup d'historiens de son temps, il emploie volontiers le discours direct et recourt à des mots antiques pour décrire des réalités médiévales - tyrannus pour châtelain, municipium pour bourgade. Il use et abuse de procédés sommaires, comme dans ce passage où Théodelin, assailli par deux serfs de la familia va se laisser trancher la gorge pour ne pas enfreindre la règle du silence! Mais ilsait évoquer avec talent les paysages de l'île, les marais où le pied s'enfonce, les forêts de chênes et de hêtres, les animaux sauvages et même le chant des oiseaux: "C'est ainsi qu'à matines et à vêpres il suffisait de prêter l'oreille: tantôt au bruit des bêtes sauvages, tantôt au gazouillis des oiseaux, voici que la forêt répondait en écho par un aimable tinrement=", Mais, sauf une exception, l'espace que couvre son regard se restreint à l'île de Maillezais et à ses environs. Ce moine n'a guère de sympathie ni d'indulgence pour le monde extérieur. La charité de l'abbé se limite à ses moines: ,,[... ] dans sa bonté, il fournissait parfaitement aux frères qui lui étaient soumis tout le nécessaire, en se montrant

94 Éd. et trad. dans: ibidem, pièce justificative, n° 1, p. 199-206. 95 Le récit du moine Pierre, p. 91. 96 Ibidem, p. 92-93. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIE SIÈCLE ET AU DÉBUT DU XIIE SIÈCLE 25 pour chacun d'eux si généreux et si joyeux que chaque moine pouvait se croire en son cœur mieux aimé de lui que tous les autres"?", Les laïcs sont moins bien traités, qu'il s'agisse des sauvages colliberts" ou des chevaliers goinfres et ivrognes", Même le duc Guillaume Fier à Bras n'est guère ménagé. Seul trouve grâce à ses yeux son fils Guillaume le Grand dont il réussit peu à peu à gagner la confiance en multipliant cadeaux et flatteries. Même s'il lui arrive de critiquer "la futilité féminine" d'Emma, cette dernière, la véritable héroïne de la première partie, est constamment présentée par son biographe comme une femme d'une sagesse et d'une énergie remarquables: "Elle aimait, écrit-il, la vie monastique et la sagesse la soutenait"!", Alors que beaucoup de moines de la fin du XIe siècle font preuve de misogynie, Pierre de Maillezais, peut-être influencé par la figure éminente d'Agnès de Bourgogne, par les modèles carolingiens et ottoniens, fait de la femme l'égale de l'homme. Elle vient de l'illustre famille des comtes de Blois. Grâce à la dot de ses parents et au douaire de son époux, elle dispose de moyens importants pour fonder Maillezais et Bourgueil. Dans le couple princier, chacun a un rôle à jouer. L'homme combat dans le siècle, la femme sur le front du salut. Comme elle l'explique elle-même à son mari: ,,[... ] il apparaît logique en vérité que, puisque toi tu construis près de ce monastère une forteresse pour la défense du pays, que ce soit par moi qui suis devenue ta propre chair (conférez Nouveau Testament, Première épître aux Corinthiens, 6, 16), que soit bâti un refuge pour le salut des ârnes'"?'. Que cette bifonctionnalité de l'homme et de la femme se rompe par la brouille des époux et c'est la prospérité du regnum qui s'effondre. Cette image d'une grande dame de l'an Mil, d'autant plus intéressante qu'elle a des équivalents dans l'Empire, en Angleterre et en Catalogne à la même époque, méritait d'être mise en valeur'?'. On ne la rencontre ni chez le moine Martin de Montierneuf, où la femme est presque absente, ni dans le

97 Ibidem, p. 124-125. 98 Il décrit ces serfs, qui vivent de la pêche comme pene implacabiles, inmites, crudeles, increduli [...J. 99 L'abbé accepte cependant de jouer le rôle de banquier pour un homme du château de Mareuil qui lui confie une grosse somme d'argent: "En ce temps, un homme du château de Mareuil qui n'était pas médiocrement riche et auquella renommée avait appris sa loyauté et son honnêteté, alla trouver Théodelin et lui confia une grosse somme de deniers, plus de 900 livres, dont i1lui donna le tiers à condition que l'abbé conservât le reste en dépôt pour lui- -même et pour ses enfants" - Le récit du moine Pierre, p. 134-135. 100 Ibidem, p. 96-97. 101 Ibidem, p. 102-103. 102 Ibidem, Introduction, p. 34-40. Comme l'écrit D. Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l'Église au Moyen Age (v. 800-1200), Paris 2006, p. 513: "Vingt ans de gender history nous ont appris que le Moyen Âge occidental a été sans doute moins mâle qu'on ne l'a longtemps". 26 GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA

Fragment de Chronique de La Chaize-le-Vicomte où les épouses sont seulement associées aux actes et donations des vicomtes de Thouars.

2. LA CHRONIQUE DU MOINE MARTIN DE MONTIERNEUF: LA MJ:MOIRE LITURGIQUE DU FONDATEUR

La Chronique du moine Martin ou Chronique de Montierneuf a été composée au début du XII· siècle par un moine du monastère de Montierneuf de Poitiers'?', Ce monastère avait été fondé en 1076 dans le suburbium de la cité par le due Guy-Geoffroy-Guillaume'?' et confié dès l'origine à l'abbé de Cluny qui y établit les premiers moines en 1081 et en nomma les premiers abbés'?'. Cette courte chronique, qui nous a été transmise par une copie du XV· siècle!", a fait l'objet de plusieurs éditions partielles'?", François Villard en a donné une édition critique, accompagnée d'une brève introduction'!", Une traduction commentée du texte paraîtra dans un prochain numéro des Cahiers de Civilisation médiéuale's",

103 Recueil des documents relatifs à l'abbaye de Montierneuf de Poitiers (1076-1319), publ. par F. Villard, Poitiers 1973 (plus loin: Montierneuf, éd. F. Villard), p. 421-441 (De constructione monasterii novi Pictavis). 104 Guy-Geoffroy-Guillaume, sixième comte de Poitiers et huitième due d'Aquitaine à porter le nom de Guillaume, est le fils de Guillaume le Grand et de sa dernière épouse Agnès de Bourgogne. Il a régné sur le Poitou et l'Aquitaine de 1058 à 1086. C'est le père de Guillaume IX le Troubadour. 105 Voir en dernier lieu F. Villard, La fondation de l'abbaye Saint-Jean, dite de Montierneuf, dans: Poitiers. Saint-Jean de Montierneuf, sous la dir. R. Favreau, Poitiers 1996, p. 9-23; C. Treffort, La mémoire d'un due dans un écrin de pierre. Le tombeau de Guy-Geoffroy à Saint-Jean-de-Montierneuf de Poitiers, "Cahiers de Civilisation Médiévale" XLVII (2004), p.249-270. 106 C'est un texte court qui n'occupe que cinq folios dans le troisième cahier d'un cartulaire, sur papier, d'une écriture du XV' siècle qui nous l'a conservé (Archives départementales de la Vienne, fonds de Montierneuf 1 H2 71, fol. 15-20). Les deux premiers cahiers contiennent les actes d'un établissement de chanoines réguliers, Saint-Nicolas de Poitiers, qui a été rattaché à Montierneuf (éd. L. Rédet, Cartulaire de Saint-Nicolas de Poitiers, Poitiers 1872, p. 1-51). 107 Thesaurus novus anecdotorum, par dom E. Martène et dom U. Durand, Ill, Paris 1717, col. 1209-1220, édition partielle faite sur un manuscrit aujourd'hui perdu qui a été recopiée par dom Fonteneau, Bibliothèque municipale de Poitiers, Collection dom Fonteneau, XIX. la fin a été éditée par Charles de Chergé, Mémoire historique sur l'abbaye de Montierneuf de Poitiers, "Mémoires de la Société des Antiquaires de l'Ouest" 1re sér., Xl (1844), p. 258- -261. L'éditeur a introduit une capitulation qui ne figure pas sur le manuscrit. Les seules divisions que comporte le texte sont des titres écrits de la même encre soit dans un espace libre, soit en marge. 108 Voir supra, n. 103. 109 Voir aussi la brève communication - La chronique du moine Martin. Une chronique clunisienne à revisiter- présentée par É. Carpentier et G. Pon en 2006 au Colloque d'Obazine en l'honneur de Bernadette Barrière, à paraître. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIESI~CLE ET AU DÉBUT DU XIIESI~CLE 27

Le texte a été surtout utilisé par les historiens des comtes de Poitou 110 et plus encore par les historiens d'art en raison des renseignements exceptionnels qu'il contient sur les différentes étapes de la fondation d'un monastère et de la construction de son église à la fin du XIe siècle'!', Tout récemment Dominique logna-Prat lui a consacré quelques pages!". Mais l'ouvrage mérite aussi d'être étudié pour lui-même dans la perspective qui est justement celle de cet article. On s'intéressera donc ici à la genèse et à la nature de cette œuvre, réservant pour plus tard l'étude des motivations qui ont pu amener à nouveau un moine d'une abbaye clunisienne à faire un récit des origines de son abbaye. L'auteur, le moine Martin, apparaît à neuf reprises dans les actes de Montierneuf, entre 1106 et 1125-1129113: c'est-à-dire que l'essentiel de son activité se situe pendant l'abbatiat de Marc (1101-1124), le quatrième abbé envoyé par Cluny. C'est sans doute de Cluny qu'il est venu avec Marc. Il s'agit d'un moine cultivé, auquel a été confié le soin de composer l'épitaphe en distiques élégiaques placée sur le tombeau de Guillaume VIIItt4 dans la nef de l'abbatiale. Le récit n'est pas celui d'un témoin oculaire. L'auteur a utilisé quelques actes conservés dans les archives - par exemple le diplôme du roi Philippe 1er 115 du 14 octobre 1076 - mais, comme Pierre de Maillezais, il a eu surtout recours aux récits des "anciens" du monastère, notamment un certain Robert, dédicataire de l'œuvre!", auquel il s'adresse ainsi dans le Prologue: "Je crois que votre prudence n'a pas oublié comment nous nous sommes souvent entretenus de la construction de notre monastère'T'", Il fait même appel à la mémoire gustative des vieux moines qui se souviennent que le due venait souvent visiter le monastère et s'efforçait d'améliorer l'ordinaire du réfectoire par de "meilleurs plats" que "les œufs, fromages ou menus poissons" que le cellérier avait fait préparer pour le réfectoire!".

110 A. Richard, op.cit., I, p. 266 et suiv. 111 Voir en dernier lieu les travaux de M.-Th. Camus, Un chevet à déambulatoire et chapelles rayonnantes à Poitiers, uers 1075. Saint-Jean de Montierneuf, "Cahiers de Civilisation Médiévale" XXI (1978), p. 357-384; eadem, Sculpture romane du Poitou. Les grands chantiers du XI' siècle, Paris 1992, notamment p, 179-193. 112 D. Iogna-Prat, op.cit., p. 515-518. 113 Montierneuf, éd. F. Villard, nos 40, p. 68; 43, p. 67-68; 45, p. 71; 50, p. 78; 60, p. 91; 61, p. 95; 67, p, 103; 80, p, 126. II a fini sa carrière comme sous-prieur. 114 R. Favreau, J. Michaud, sous la dir. d'Ed.-R. Labande, Corpus des Inscriptions de la France Médiévale (plus loin: CIFM), I: Poitou-Charente, 1: Poitiers, Poitiers 1974, p. 75-90, Poitiers, na 73, p, 85-86. 115 Montierneuf, éd. F. Villard, n° 1, p. 1-3. 116 F. Villard avait cru pouvoir l'identifier "presque assurément" avec le célèbre R. d'Arbrissel; D. Iogna-Prat (op.cit.) le suit. En fait, Robert est un "ancien" de Montierneuf, qui figure dans un acte de 1106 comme subprioris et precentoris - Montierneuf, éd. F. Villard, na 39, p. 62 (1106). 117 Montierneuf, éd. F. Villard, c. 2, p, 424. 118 Ibidem, c. 40, p, 430. 28 GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA

Outre la dédicace, le Prologue contient les raisons avancées par le moine Martin pour la composition de l'ouvrage - sauver la mémoire du monastère par l'écrit. Il annonce avec beaucoup de clarté, au chapitre 7, le plan de son œuvre où se succèdent différents thèmes. La première partie montre "l'illustre noblesse de naissance et de caractère de ce due" (c. 8 et suiv.): c'est une sorte de Vita Gaufredi, une hagiographie laïque qui évoque les glorieux ancêtres du comte de Poitou et due d'Aquitaine depuis Guillaume le Pieux, fondateur de Cluny'P, et les hauts faits du prince lui-même, qui rétablit l'ordre dans ses États et protège l'Église!". La deuxième partie "décrit la construction [du] monastère" (c. 25 et suiv.). Sous ce titre très général, on a un récit de fondation qui se termine par la mort prématurée du prince et se prolonge par la description minutieuse, d'inspiration nettement clunisienne, de toutes les pieuses cérémonies dédiées à la mémoire du fondateur. La troisième partie évoque en détail "la dédicace de ce monastère par le pape Urbain II" lors du célèbre voyage qu'il fit en France pour prêcher la croisade!". La dernière partie, enfin, beaucoup plus succincte (c. 93-96), présente "la succession des abbés jusqu'au temps présent". La nature de l'œuvre, on le voit, est difficile à définir. Elle se présente sous une forme chronologique. Mais les dates précises ne sont pas plus fréquentes que dans la Chronique d'Adémar de Chabannes'P. L'existence d'un prologue comme chez Pierre de Maillezais, la construction savante, le style recherché et soutenu, l'ampleur des descriptions sont plus proches de l'histoire que de la simple chroniquet-'. L'auteur lui-même en avait conscience puisque pour

119 Cette partie du texte s'appuie sur la Chronique d'Adémar de Chabannes, ou du moins une version qui circulait à Poitiers au début du XIIe siècle. Voir infra, n. 177. 120 On peut penser à la Vie de Robert le Pieux par Helgaud de Fleury, le respect du schéma permettant de passer sous silence tout ce qui ne se conforme pas exactement à une vie de sainteté, et de donner plus d'autorité à la fondation. Comme le dit Martin, il a l'ambition de "faire connaître à la génération future quelle grande autorité a construit ce monastère", voir A.G. Remensnyder, op.cit., spécialement p. 89-107. Bien évidemment, le moine Martin ne souffle mot des violences, incendies et de massacres qui ont émaillé le règne de ce prince vigoureux qui a dompté le Poitou et imposé son autorité à la Gascogne. Il ne parle pas davantage de la vie privée du due ni des difficultés qu'il a rencontrées pour faire admettre son second mariage avec Audéarde de Bourgogne et la légitimité de son seul fils, le futur Guillaume IX. 121 Montierneuf, éd. F. Villard, c. 78-92, p. 437-441. 122 L'auteur se borne à eiter la date officielle de la fondation qu'il a trouvée dans le diplôme de Philippe I - sans chercher vraiment à éclairer la préhistoire de Montierneuf - la mort du fondateur en 1086, la visite d'Urbain II en 1096, celle des trois premiers abbés - Gui, le premier abbé (c. 37 et 74), Géraud, le deuxième (c. 77 et 93), Letbald (c. 94 et 95) - ainsi que l'accession de l'abbé Marc en 1101 (c. 96). 123 Le genre "Chronique" a beaucoup évolué au cours des temps et la distinction entre J'historia et Ja chronica n'est pJus aussi nette qu'au temps où Eusèbe de Césarée écrivait J'Histoire ecclésiastique d'une manière continue et dans un style ample et présentait sa Chronique sous la forme d'un tableau de dates. La Chronique a gagné ses lettres de noblesse. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIÈCLE ET AU DfBUT DU XII' SIÈCLE 29 qualifier son travail il emploie à la fin du dernier chapitre (c. 96) l'expression au premier abord surprenante de "cronicalis descriptio" - "description en forme de chronique" (c. 96) ou "chronique descriptive" - qui exprime assez bien, me semble-toil, sous une forme synthétique les deux aspects principaux de son œuvre: la présentation chronologique et l'importance donnée aux descriptions liturgiques, aussi bien pour la dédicace de 1096 et la consécration des autels (c. 85-87) que pour la célébration de l'anniversaire de Guillaume VIII124. Sur ce point comme sur plusieurs autres, le récit du moine Martin diffère profondément du récit de fondation du prieuré de La Chaize-le-Vicomte, composé à la même époque par un moine anonyme de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur!",

3. LA FONDATION DE LA CHAIZE-LE-VICOMTE: UNE CHRONIQUE EN PARTIE INÉDITE

Un fragment - Fragmentum libri de fundatione prioratus de Casa vicecomitis - a été publié au XIX· siècle par Paul Marchegay d'après deux feuillets de vélin utilisés pour faire un sac enveloppant des titres du XVII· siêcle!", Ce fragment ne représente qu'une faible partie - moins d'un quart - du récit original. Heureusement les frères de Sainte-Marthe en ont fait au XVIIesiècle une copie plus complète mais peu soignée'F, conservée aujourd'hui dans les

124 Onze chapitres (c. 62-72) décrivent minutieusement les prières, les lectures, les chants, les ornements nécessaires pour les cérémonies du jour anniversaire de la mort du duc: "Quant à son anniversaire - écrit Martin - il est l'objet d'une telle célébration que nous le tenons chez nous pour une grande fête. En effet, pour la vigile, après les psaumes des vêpres de la férie, à la volée de toutes les cloches, nous chantons au chœur les vêpres des défunts; puis en antienne: Placebo [Domino in regione vivrum] (Ps 114, 9), Dirige [Domine Deus meus in conspectu tuo viam meam] (Ps 5, 9), avec les psaumes et pour les vêpres, les lectures et les répons des défunts, l'on dit ces trois prières: Presta Domine quesumus [dom J. Deshusses, Le sacramentaire grégorien, II, ..Spicilegium Friburgense" XXIV (1979), Sp 1429], Quesumus Domine pro tua pietate (n" 3015), Fidelium Deus omnium (Sp 1437). "Quand vient l'heure de l'office, tandis que les cloches sonnent à nouveau encore plus fort, nous allons dans la nef devant le Crucifix, et là, nous chantons l'office modulatim et distincte". La liturgie décrite par le moine Martin s'inspire du coutumier d'Ulric (PL, CXLIX, col. 635-778) et plus généralement de Cluny. 125 M. Hamon, Les origines de l'abbaye de Saint-Florent-Iès-Saumur. Histoire des monastères du Mont-Glonne et du château de Saumur, V'/VI' siècles - 1026, dans: Positions des thèses de l'École des chartes, Paris 1971, p. 95-102; G.T. Beech, Urban II, the Abbey of Saint- -Florent of Saumur and the First Crusade, dans: Autour de lapremière croisade. Actes du colloque de la Society for the Study of Crusades and the Latin East, Clermont-Ferrand, Juin 22-25, 1995, Paris 1996, p. 57-64; idem, Was the Bayeux Tapestry Made in France?, New York 2005. 126 Cartulaires du Bas-Poitou (Vendée), pub!. par P.Marchegay, Les Roches-Baritaud 1877, n° I, p. 3-8. Ce fragment est contenu sur une double feuille de velin, d'une écriture du début du XIIe siècle, conservée aux Archives départementales de Maine-et-Loire H 3371 qui a servi à faire un sac dans lequel étaient conservés des titres du XVIIe siècle, ibidem, p. 3, n. 1. 127 Le texte, souvent fautif, est comme "mité" de lacunes qui rendent certains passages très difficiles à comprendre. 30 GEORGES PON, SOllNE KUMAOKA fonds de la Bibliothèque nationale de France!", Ignorée de Paul Marchegay, cette copie a été redécouverte par George Beech et transcrite dans le mémoire de maîtrise dactylographié préparé par un élève du Professeur Olivier Guillot, Daniel Arnaud!". AvecÉlisabeth Carpentier, nous avons entrepris d'en donner une édition et de tenter d'en faire une traduction, tâche malaisée en raison des lacunes et des imperfections de la copie. Comme la Chronique de Montierneuf, dont elle est contemporaine, la Chronique de La Chaize est l'œuvre d'un moine qui lie étroitement l'histoire des débuts du prieuré de La Chaize à celle de ses fondateurs, les vicorntes de Thouars, Aimeri IV130(tl093) et son fils Herbert (tll02). L'auteur parle lui- même de Saint-Florent comme de notre "congrégation". Peut-être s'agit-il du bibliothécaire de l'abbaye, un certain Drogon, qui, selon la Chronique et les actes conservés, a été associé à plusieurs des épisodes de l'histoire du prieuré, notamment la rédaction de la première donation faite à Saint-Florent par le vicomte Aimeri: ,,[... ] l'abbé Guillaume se rendit au château de La Chaize avec cinq autres de ses frères: Auger de Verruyes, prévôt, Maurice cellérier, Drogon bibliothécaire, ainsi qu'Olivier et le susdit Engenoux; quand ily parvint après une longue route, il trouva enfin le vicomte qui l'attendait impatiemment. Le soir, veille de la Sainte-Luce [13 décembre], au coucher du soleil, le vicomte fit donation des biens qu'il voulait leur céder, avec le De Penitentia de saint

128 B.n.F., ms. fr. 20258, f. 62-65v et 74-80. Peut-être, selon l'hypothèse de S. Kumaoka, faut-il rattacher à notre chronique un texte copié dans le Livre Blanc de Saint-Florent de Saumur, H 3713, f. 57v, qui rapporte le don forcé consenti par l'abbé Sigon au vicomte de Thouars d'un missel de grande valeur dont la vente servit à financer la construction de la première église du château de la Chaize dédiée à saint Jean l'Évangéliste (Cartulaires du Bas- -Poitou, éd. P. Marchegay, n° I, p. 8-9). 129 D. Arnaud, Les vicomtes de Thouars et la fondation de La Chaize-le- Vicomte, (1069-1120), Université catholique d' Angers (dactyl.) 1992. Cet auteur a résumé les conclusions de son mémoire dans un bel article, mais sans publier le texte - Le monastère de La Chaize- -le-Vicomte (1069-1120), "Recherches vendéennes" (1995), p. 261-280. En raison d'une sérieuse affection oculaire, G. Pon n'a pas encore pu collationner personnellement cette transcription sur le manuscrit de la B.n.F. Il remercie vivement M. S. Perrault et Mme S. Kumaoka, docteurs en histoire médiévale, d'avoir bien voulu lui communiquer la copie de la Chronique qu'ils avaient faite sur le manuscrit. 130 Outre l'article pionnier de La Fontenelle de Vaudoré, Coopération des Poitevins à la conquête de I'Angleterre par Guillaume le Bâtard, "Revue franco-anglaise" I (1833), p. 36- -51; voir H. Imbert, Notice sur les uicomtes de Thouars de la famille de ce nom, "Mémoirers de la Société des Antiquaires de l'Ouest" 1" sér., XIX (1864-1865), p. 343-351; idem, Histoire de Thouars, Niort 1871; G.T. Beech, The Origins of the Family of Viscount of Thouars, dans: Mélanges Edmond-René Labande. Études de civilisation médiévale, Poitiers 1974, p. 25-31; J. Martindale, Aimeri of Thouars and the Poitevin Connection, dans: idem, Status, Authority, n° 9, p. 224-245; voir G. Damon, Vicomtes et vicomtés dans le Poitou médiéval (IX'-XII' siècle). Genèse, modalités transformations, dans: Actes du colloque" Vicomtes et vicomtés au Moyen Age", 6-8 oct. 2006, à paraître, Toulouse. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIE SltCLE ET AU DtBUT DU XII" SltCLE 31

Augustin et [le rite] d'un couteau!". Le susdit Drogon écrivit la charte dans la nuit même". Pas plus que Martin, ce bibliothécaire ne s'est pas privé de consulter les archives du prieuré'P, mais il a aussi tiré parti de ses propres souvenirs ainsi que des récits de la malheureuse croisade de Guillaume IX et d'Herbert de Thouars, successeur d'Aimeri, qui ont dû circuler dans l'entourage des vicomtes de Thouars au début du Xll=siècle. La chronique commence en 1088133; elle s'arrête avec la mort du vicomte Herbert, fils d'Aimeri, à Jaffa et le retour de son frère et héritier Geoffroy en Poitou à l'extrême fin de 1102. Dans son état actuel, le récit de fondation comprend trois parties. Dans la première, l'auteur rapporte de façon détaillée les différends auxquels a donné lieu la fondation entre la fin de 1088 et mars de l'année suivante. À la volonté d'Aimeri de Thouars, qui veut confier Saint-Nicolas aux moines de Saint-Florent, et à l'abbé Guillaume s'opposent les prétentions des moines de Marmoutier qui soutiennent que le vicomte leur avait antérieurement donné ce lieu avant son second voyage en Angleterre circa 1085134• Les épisodes de ce conflit, relatés avec une assez grande précision chronologique, sont séparés par une autre affaire opposant l'abbaye de Saint- -Florent à Pierre II, évêque de Poitiers (1087-1115)135, qui refuse de donner son assentiment à la fondation sans sa permission d'une nouvelle église. Sans évoquer ici tous les détails de ces deux affaires, on peut ajouter quelques pièces au dossier de la résolution des conflits à la fin du XIe siècle, relever l'importance et la rapidité des déplacements des moines et des abbés pendant cette courte période de quelques mois. Il y a des émissaires officiels envoyés

131 Le transfert de possession dans la vallée de la Loire est souvent marqué par l'usage d'un couteau. 132 Le récit du chroniqueur est en général confirmé par les chartes et notices de La Chaize-le-Vicomte publiées par Paul Marchegay (Cartulaires du Bas-Poitou, éd. P.Marchegay, p. 8 et suiv.) d'après les originaux conservées aux Archives de Maine-et-Loire, un des cartulaires de Saint-Florent de Saumur, le Livre Blanc, H 3713 et les originaux ainsi que les copies médiévales conservés jadis dans le chartrier du château de Thouars, aujourd'hui aux Archives nationaux, 1 AP/60S. Trois actes encore inédits ont été récemment découverts par S. Perrault, et S. Kumaoka dans le B.n.F. fr. 20258. On relèvera avec cette dernière que l'examen de certains originaux vient confirmer ce que dit la Chronique. 133 La Chronique comporte cependant des allusions aux années antérieures, notamment à un second voyage en Angleterre qu'aurait accompli vers la fin de 1085 le vicomte Aimeri qui avait déjà participé à la conquête de l'Angleterre en 1066, voir J. Martindale, Aimeri of Thouars and the Poitevin Connection, p. 227 et suiv. et G.T. Beech, The Participation of Aquitanians in the Conquest of England, 1066-1100, dans: Proceedings of the Battle Conference, "Anglo-Norman Studies" IX (1986), p. 24: G.T. Beech étudie les deux voyages d' Aimeri en Angleterre mais ne date pas le second. 134 Voir supra, n. 133. 135 Sur ce prélat réformateur voir G.T. Beech, Biography and the Study of Society. Bishop Peter II of Poitiers, 1087,1115, "Francia" VII (1977), p, 101-121. 32 GEORGES PON, SOLlNE KUMAOKA

par les deux abbés, mais aussi des initiatives locales de moines peu respectueux de l'autorité de leurs supérieurs. Les moines en mission et les abbés partent, reviennent, font rapport au chapitre. Un des principaux intérêts de ce texte est de nous faire pénétrer dans la clôture, assister à ces délibérations où les moines, du moins certains d'entre eux, pèsent d'un poids plus grand qu'on ne peut l'imaginer à la lecture des actes diplomatiques ou de Pierre de Maillezais. L'auteur de la Chronique ne s'interdit pas de reprocher à l'abbé Guillaume, célébré par les historiens comme un modèle de prélat dynamique et efficace, sa "paresse et son inertie", parce qu'il répugne à se rendre à la convocation que lui a fixée Pierre II pour la fête de la Saint-Hilaire (13 janvier) 1089. On ne sait pas très bien pour quelles raisons Pierre II rechignait à donner son assentiment canonique et celui du chapitre cathédral de Poitiers à la fondation du prieuré. Voulait-il attendre le règlement du conflit entre les deux abbayes? Ou bien ce prélat grégorien tenait-il à affirmer l'autorité épiscopale dans le ressort du diocèse face à l'offensive des grandes congrégations monastiques?':" Peu importe. Plus surprenant est le fait que ce promoteur de la réforme grégorienne, qui devrait être en principe insensible à toute forme d'hérésie simoniaque, n'a pas refusé d'accepter un cheval en cadeau des moines de Saint-Florent. Il est vrai que le diocèse de Poitiers est particulièrement vaste et que l'évêque a du chemin à faire quand il va célébrer la fête de Noël à Saint-Michel-en-l'Herm, sur les côtes du Bas-Poitou, le 25 décembre 1088. A la fin tout s'arrange: les moines de Marmoutier renoncent à leurs prétentions et l'évêque de Poitiers autorise la fondation du prieuré par une charte datée du 11 mars 1089137• Le conflit entre Marmoutier et Saint-Florent n'a duré que quelques mois alors que d'autres différends entre abbayes rivales peuvent s'étirer sur des dizaines d'années. Il s'agissait pourtant d'une sérieuse épreuve de force opposant les deux plus importantes congrégations monastiques de la France de l'Ouest. Marmoutier paraissait la plus puissante-" circa 1050. La situation a changé avec le choix de l'abbé Guillaume qui, après s'être rendu complètement indépendant de l'abbaye tourangelle, a développé une vigoureuse

136 D. Arnaud, Le monastère de La Chaize-le- Vicomte, p. 270-271. 137 Éd. P.Marchegay, n° III, p. 11-12. L'acte est daté du Vidusmartii, anno MLXXXVIIII. L'éditeur et plusieurs historiens à sa suite l'ont daté de 1090 en pensant que le Poitou dès la fin du XI"siècle avait pratiqué très régulièrement le style de Pâques. En fait, comme l'a montré A. Richard (op.cit., I, p. 398 et n. 1) à propos d'un autre acte du même fonds donné à Poitiers le 15 janvier 1092 (éd. P. Marchegay, n" IX, p. 15-16), le Poitou employait aussi le style de Noël. 138 Saint-Martin possédait une dizaine de prieurés en Bas-Poitou dont les actes ont été édités par P. Marchegay, dans: Cartu/aires du Bas-Poitou, éd. P. Marchegay, p. 59-226. Les vicomtes de Thouars avaient eux-mêmes fondé La Roche-sur-Yon, Sigournay, Treize-Vents (voir ibidem, p, 149-150,200-201; J. Martindale, Status, Authority, p. 237) qui entouraient La Chaize-le-Vicomte à l'est et à l'ouest. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIESIÈCLE ET AU DtBUT DU XIl' SIÈCLE 33 politique d'expansion dans la vallée de la Loire, l'Île de France, la Bretagne, la Normandie, l'Angleterre mais aussi l'Angoumois, le Périgord, le Bordelais, la Saintonge et le Poitou!", qui fait de Saint-Florent un "véritable empire monastique" pouvant rivaliser avec Cluny et la Chaise-Dieu!", On comprend que le vicomte Aimeri ait voulu confier le sort de l'église de Saint-Nicolas à Saint-Florent. Cette première partie apporte aussi des renseignements intéressants sur les rapports de l'aristocratie et des laïcs. Ce sont les laïcs qui continuent à prendre les initiatives, c'est Aimeri qui décide de fonder le prieuré Saint-Nicolas au pied de son nouveau château, c'est lui autant que les évêques qui juge les conflits dans son plaid castral, c'est sur lui que compte l'abbé Guillaume pour assouplir les relations avec l'évêque de Poitiers, ce qui montre bien que, même au temps de la Réforme grégorienne, le monde ecclésiastique n'était nullement fermé aux influences extérieures. C'est Aimeri également qui a commencé la construction de la nouvelle église et ce sont ses fils Herbert et Geoffroy qui vont achever les travaux. La deuxième partie du texte relate en effet avec des précisions inédites et d'un grand intérêt pour l'histoire de l'art, les différentes étapes de la construction du prieuré: la pose de la première pierre, une première grande phase de construction qui permet à Aimeri d'organiser une première grande cérémonie dans l'église inachevée avant sa mort à la fin de l'année 1093. C'est là que son corps est ramené pour y être inhumé comme celui de Guy-Geoffroy-Guillaume avait été transporté de Montreuil-Bonnin à Montierneuf. Herbert, fils aîné d'Aimeri, lui succède, achève le chœur de l'église, y installe des verrières ("vitreis") avant de faire procéder à la dédicace solennelle de Saint-Nicolas par l'évêque Pierre II en présence du due Guillaume IX, des représentants de la grande noblesse poitevine et d'une foule de vassaux qui sont priés d'ajouter quelques modeste bien à la dotation initiale du prieuré par leur seigneur. Saint-Nicoles aurait pu être consacré comme Montierneuf par le pape Urbain II - Aimeri l'a souhaité - car la Chronique nous apprend qu'au cours de son célèbre voyage en France, après le concile de Clermont de 1095, le pape a passé quelques jours dans l'abbaye de Saint-Florent avant de se rendre à Angers. Le texte découvert par George Beech mérite d'être cité à nouveau:

139 P. Marchegay, Chartes poitevines de l'abbaye de Saint-Florent près Saumur de 833 à 1060 environ, Poitiers 1873, p. 1-148. 140 Sur l'expansion de Saint-Florent voir l'étude générale de G.T. Beech, Urban II, p. 57-70, ici p. 62-63. Pour des aspects plus particuliers G. Michiels, Guillaume, abbé de Saint-Florent-de-Saumur tt 1118), dans: Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique, XX, Paris 1988, col. 1009; W. Ziezulewicz, Abbatial Elections at Saint-Florent of Saumur, ea 950-1118, "Church History" LVII(1988), p, 289-297; G.T. Beech, Was the Bayeux Tapestry, Appendix A, p. 103 et suiv. 34 GEORGES PON, SOLlNE KUMAOKA

"L'an de l'Incarnation du Seigneur 1095 (acien style) le pape Urbain [II] vint à Angers, et, cette année, du 3 des calendes de février [30 janvier] jusqu'au 4· dimanche [2 février], ildemeura dans l'église de Saint-Florent de Saumur. Il procéda à la dédicace de très nombreuses églises en certains lieux et ilinvitait en public et en privé le peuple à prendre le chemin de Jérusalem, sur lequelles païens s'étaient avancés jusqu'à Constantinople, et à relever les ruines des lieux saints. Aussi comme le vicornte songeait à demander audit pape de venir procéder à la dédicace de l'église de Saint-Nicolas!" de La Chaize, deux de ses chevaliers le détournèrent de cette idée, alors qu'il s'était beaucoup engagé". La mention de la prédication publique et "privée" de la croisade par le pape'? aurait pu inciter le vicomte de Thouars Herbert à se joindre à la première croisade. Il n'en fut pas ainsi et la troisième partie du texte nous apprend qu'Herbert a attendu 1101 pour prendre la route de Jérusalem. L'auteur de la Chronique fait un récit sobre, circonstancié et généralement exact de l'expédition 143. Ilmentionne très brièvement que le vicomte de Thouars est parti avec Guillaume IX144 mais par la suite il n'est plus jamais question

141 Cette dédicace fut célébrée le 7 décembre 1099, en présence de nombreux prélats, du due Guillaume IX, de la haute noblesse du Poitou et de nombreux vassaux du vicomte de Thouars qui furent invités à faire des donations au prieuré (éd. P. Marchegay, n° XV, p. 20-23; voir D. Arnaud, Le monastère de La Chaize-le- Vicomte, p. 270-273). L'auteur de la Chronique décrit avec presque autant de précision que le moine Martin la liturgie de la dédicace et de la consécration des autels, ce qui confirme le lien qui existe entre le récit de dédicace et le récit de fondation. 142 Sur ce point aussi, la Chronique de La Chaize se rapproehe de celle du moine Martin qui ne manque pas de rappeler en quelques phrases le grand mouvement qui a commencé à Clermont, c. 80-82, Montierneuf, éd. F. Villard, p, 438. 143 Il évoque sans fard la défaite subie devant les Turcs dans le" Vallée des Flambeaux", non loin d'Eregli, au sud-est de l'Asie Mineure et la misérable débandade qu'elle a entraînée. On peut seulement lui reprocher de s'être trompé sur l'itinéraire suivi en Asie Mineure par la troupe de Guillaume IX qui a pris la même route que les premiers croisés avant de connaître la défaite devant les Turcs. Est-il utile de signaler qu'il partage avec les autres chroniqueurs les préjugés contre les Grecs et l'hostilité à l'empereur Alexis, dont il dénonce la méchanceté (pravitatis). Le texte de la Chronique a été utilisé par beaucoup d'historiens des croisades, notamment dans les travaux récents de G.T. Beech, Urban II; J. Riley-Smith, The First Crusade and the Idea of Crusading, Londres 1993, p, 130-131 et M. Bull, The Knightly Piety and the lay Response to the First Crusade. The Limousin and Gascony, c. 970·1130, Oxford 1993, p. 166 et suiv. Signalons par ailleurs que l'Historia de Hierosolymitano itinere a été attribué par J. Besly à un prêtre poitevin, Petrus Tudebodus - originaire de Civray, en Poitou. Sur cette attribution et sur l'originalité de l'œuvre, on se contentera ici de renvoyer à Petrus Tudebodus, Historia de Hierosolymitano itinere, pub!. par J.H. Hill et L.L. Hill, Paris 1977; voir aussi infra, n. 197. 144 Sur les raisons du départ de Guillaume IX, lié à la pénitence imposée au duc à la suite du concile de Poitiers de 1100, voir J.-H. Foulon, Une conscience profane à l'aube du X1I' siècle? Guillaume IX d'Aquitaine (1086-1126), dans: Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l'Occident médiéval (Ixe-XII' siècle), éd. M. Lauwers, Nice 2002, p. 503-535, ici p. 516-526. La Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 172-173 L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIÈCLE ET AU D£BUT DU XIIE SIÈCLE 35 du due d'Aquitaine, ce qui pourrait indiquer qu'on n'appréciait guère dans l'entourage des vicomtes de Thouars la manière dont ce dernier avait conduit ses hommes au désastre. Sans doute aussi voulait-il placer au centre de son récit la personne du vicomte Herbert présenté ici plus comme un pêlerin-" que comme un croisé, un seigneur toujours soucieux de ses compagnons d'armes et qui n'oublie jamais, même à la veillede sa mort en Orient, la solidarité familiale et la dévotion qu'il porte à saint Nicolas. Victime d'un malaise après avoir participé à la bataille de Ramla en mai 1102, en apprenant la nouvelle - fausse - de la mort de son frère Geoffroy':", il est transporté à Jaffa et passe ses derniers moments à faire des donations aux églises de son pays. Il veut augmenter la dotation du prieuré de Saint- -Nicolas de La Chaize pour permettre de faire passer le nombre des moines de sept ou huit à quinze. Son corps est enseveli au bord de la mer dans l'église Saint-Nicolas de Jaffa. Le Fragmentum obéit à un ordre chronologique assez strict et non comme la Chronique du moine Martin à une composition savante. Le vocabulaire et le style ont une simplicité et un naturel"? qui rapprochent cette chronique des notices narratives qui surgissent à partir du milieu du XIe siècle, notamment dans les pays de la Loire!", C'est-à-dire que le récit de fondation qui apparaît lui aussi à cette époque comme un genre historique particulier peut prendre des formes très diverses, comme le montrent pour le seul Poitou trois œuvres aussi différentes que l'histoire de Pierre de Maillezais, le récit du Montierneuf et la modeste chronique de La Chaize-le-Vicomte. Cette dernière n'est pas née, semble-t-il, d'une crise d'identité ni même de graves inquiétudes de l'auteur sur la situation matérielle de La Chaize-le-Vicomte!". C'est l'ouvrage d'un mentionne que le due prit la croix à Limoges alors que le vicomte de Thouars, selon notre Chronique, a reçu l'habit de pèlerin à Poitiers des mains de Pierre II. 145 C'est "l'habit de pèlerin" qu'il revêt à Poitiers dans l'émotion et les larmes avant d'entreprendre "le pèlerinage de Jérusalem". Parvenu à Jérusalem, c'est en pèlerin qu'il visite les lieux saints au moment des fêtes de Pâques 1102. L'expression iter Hierosolimitanum, qu'il emploie, est commune à beaucoup d'historiens de la première croisade. 146 Son inquiétude s'explique. La fin de la Chronique nous apprend en effet qu'i1laissait un fils de trois ans, nommé Aimeri, comme son grand-père. La coutume du uiage en usage dans le Thouarsais ainsi que dans certaines familles de la noblesse du Bas-Poitou, était de confier la succession au frère pour éviter les dangers de la minorité. 147 Cette sobriété n'empêche pas le lecteur - mais qu'en était-il d'un lecteur lettré du XIIe siècle? - de ressentir assez vivement l'émotion qui sourd du récit de la croisade et de la mort d'Herbert. 148 Profitons de l'occasion pour renvoyer au travail pionnier et fondamental de D. Barthélemy dans sa thèse sur le Vendômois (p. 19-101) et dans Une crise de l'écrit? 149 Relevons cependant qu'il attribue à Herbert sur le point de mourir ces mots adressés à son frère: "II y a à La Chaize une église commencée par notre père et en partie achevée par nous; je voulais en augmenter les biens pour qu'ils suffisent à quinze moines, alors qu'il n'y avait que sept ou huit". 36 GEORGES PON, SOLlNE KUMAOKA contemporain qui a suivi toute l'affaire et en relate les épisodes avec beaucoup d'honnêteté. Alors que les archivistes et les cartularistes éliminent souvent sans vergogne presque tous les actes qui leur sont défavorables, l'auteur du Fragmentum aborde sans fard certains aspects du conflit avec Marmoutier et l'attitude au départ assez hostile de l'évêque de Poitiers. Une des fonctions principales du récit est d'exalter une lignée. Sans doute ne revient-il pas sur les origines anciennes de la famille des vicomtes de Thouars'!", comme l'a fait le moine Martin pour la lignée des Guillaume, et limite-t-il son récit à Aimeri IV, ses frères et ses descendants. Mais il insiste fortement sur la continuité d'une politique familiale qui a voulu doter la nouvelle forteresse de La Chaize de la double protection spirituelle de l'église Saint-Jean l'Évangéliste et du prieuré Saint-Nicolas. Les fils d'Aimeri, Herbert et Geoffroy, plus fidèles à leur père que Guillaume IX, continuent son œuvre jusqu'à la dédicace solennelle de 1099. Le pèlerinage à Jérusalem doit profiter au salut du père défunt comme à celui son fils. Ce dernier, même si la mer l'éloigne de sa patrie, aide et protège ses gens, prolongeant en Orient l'action que les vicomtes de Thouars n'ont cessé de mener en Bas-Poitou pour rassembler autour de leurs châteaux des groupes cohérents et fidèles de vassaux. Même si le terme de "viage" ne figure pas dans la Chronique, l'auteur fait implicitement référence à cette coutume successorale adoptée dans plusieurs familles de l'aristocratie du Bas-Poitou tSt. Les Thouars l'appliquent avec souplesse; à la mort d'Aimeri, nous dit la Chronique, c'est son fils aîné ("primogenitus") qui prend sa suite, mais lorqu'il meurt à Jaffa en 1102, ne laissant qu'un fils de trois ans, c'est à son frère Geoffroy qu'il confie la vicomté. La production historique poitevine dans la seconde moitié du XIe siècle n'a plus l'ambition d'Adémar de Chabannes d'écrire une histoire de France et une "histoire mondiale". Pierre de Maillezais, le moine Martin et l'auteur de la Chronique de La Chaize-le-Vicomte ont un projet beaucoup plus limité qui est de raconter les premiers temps de l'histoire de leur abbaye. Ce projet n'est pas isolé. Il s'inscrit dans "l'émergence d'un nouveau type historiographique, le De constructione-de consecratione ecclesiae" récemment mis en valeur par Dominique Iogna-Prat-" dont un des exemples les plus anciens est le récit de

150 Voir: supra n. 109. 151 Pour éviter le danger des minorités, la succession ne passe forcément du père au fils aîné mais de frère à frère et d'oncle à neveu, les autres membres de la famille étant associés à toutes les grandes décisions. L'étude ancienne de M. Garaud, Le viage ou retour du vieux coustumier de Poitou, "Bulletin de la Société des Antiquaires de l'Ouest" 3' sér., V (1921), p. 747-788, a été renouvelée par la thèse de C. Jeanneau, Le Bas-Poitou du X' au milieu du XIII'siècle. Organisation de l'espace, affirmation du lignage et évolution des structures de la société, (dacryl.), Poitiers 2006, III, p, 640-651 qui montre comment le viage s'adapte de manière souple aux préoccupations Iignagères. Sur les Thouars, voir notamment ibidem, III, p. 561 et IV, p. 888. 152 D. Iogna-Prat, op.cit., p. 345. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SItCLE ET AU DËBUT DU XII' SItCLE 37 la dédicace de l'abbaye de Stavelot, composé vers le milieu du XIe siêcle'P. Il faut noter cependant que la dédicace n'est dans les œuvres poitevines qu'un des moments forts!" d'une histoire commencée avant la cérémonie et qui se poursuit après elle!". Dans les trois cas, le récit de fondation est enchâssé dans l'exaltation d'une lignée. On vient de le voir pour la Chronique de La Chaize. Il en va de même chez Pierre de Maillezais qui écrit pour la plus grande gloire de la comtesse Emma et de son fils Guillaume le Grand et dans l'œuvre du moine Martin qui ouvre son récit de fondation par une pieuse et noble généalogie des ancêtres du fondateur Guy-Geoffroy-Guillaume. Dans les trois cas aussi la rédaction n'est sans doute pas sans lien avec le souci d'affirmer la vocation funéraire de l'abbaye: Guillaume le Grand est enterré à Maillezais'V; les moines de Montieneuf élèvent le tombeau de leur fondateur dans la nef de l'église près de l'autel du Crucifix!". Quant à Aimeri IV de Thouars, mort à Mareuil, il est solennellement transporté dans l'église qu'il avait fondée à La Chaize: "Son corps veillé toute la nuit dans l'église du Saint- -Sauveur, est chargé le matin sur les épaules des hommes de Saint-Nicolas et, comme ill'avait ordonné lui-même, transporté à La Chaize au milieu d'une innombrable foule d'hommes et de femmes nobles: là, avec un flot de larmes, le 12 des calendes de janvier, ilest enterré par les abbés qui étaient venus en ce lieu [... ]". La Chronique de La Chaize-le-Vicomte est peut-être à rattacher à la tradition historiographique angevine et vendômoise. Les deux autres récits de fondation ont curieusement été rédigés dans deux monastères clunisiens. Maillezais dépend à Cluny depuis 1058158, après avoir vécu dans une tradition gauzbertienne influencée par l'esprit clunisien. Montierneuf, on le sait, a été donnée à Cluny dès sa fondation. Martin lui-même pourrait être venu de Cluny comme l'abbé Marc en juin 1101. N'y a-t-il pas là quelque chose d'étonnant? Le monachisme clunisien, en effet, à l'exception de Raoul Glaber,

153 P. George, Les reliques de Stavelot et de Malmedy à l'honneur vers 1040, dedication et inuentio Stabulensis, "Revue d'histoire ecclésiastique" XCIX (2004), p. 347-370. 154 C'est le récit des cérémonies réalisées lors de la visite du pape Urbain IIà Poitiers et la grande dédicace de 1099 pour La Chaize-le-Vicomte. 155 Pierre de Maillezais conduit son récit jusqu'en 1060, le moine Martin ne s'arrête pas en 1096 et la Chronique de La Chaize-le-Vicomte raconte assez longuement le voyage d'Herbert à Jérusalem. 156 Note ajoutée d'une autre main au récit du moine Pierre: "On doit noter aussi que Guillaume, fondateur de Maillezaia. prit l'habit monastique vers la fin de ses jours; [... ] il mourut et fut enterré dans le chœur dudit monastère" (Le récit du moine Pierre, p. 169). 157 C. Treffort, op.cit., p. 249-270. 158 La dépendance de Maillezais envers l'abbaye de Cluny est pourtant mentionnée, dès le 6 mars 1058, dans une confirmation générale des possessions de Cluny envoyée à Hugue de Cluny par le pape Étienne IX: abbatiam etiam Malleacensem concedimus tibi et apostolica auctoritate firmamus (PL, CXLIII, col. 879). 38 GEORGES PON, SOllNE KUMAOKA ne s'est guère intéressé aux genres historiques!". On peut cependant relever un changement d'attitude sous l'abbatiat d'Hugues de Semur qui est personnellement intervenu dans la réforme de Maillezais et la fondation de Montierneuf. On sait qu'il a fait insérer au début du cartulaire A une chronologie des vénérables abbés de Cluny, Venerabilium abbatum Cluniacensium Chronologia'": Encore faut-il faire une place sans doute plus importante à la tradition historique proprement poitevine"" ainsi qu'aux circonstances particulières qui ont présidé à la naissance de chacun de ces récits. Une question vient alors à l'esprit: pourquoi Pierre de Maillezais et le moine Martin ont-ils pris la plume? En arrivant à Poitiers, l'abbé Marc a pu constater que quinze ans après la mort du fondateur, son fils, Guillaume IX, n'a guère porté d'intérêt à Montierneuf. Non seulement il n'a fait aucune nouvelle donation à cette abbaye, ni même confirmé les actes de son père, mais il semble bien que, comme le dit le moine Martin lui-même au chapitre 58, "Pour ce qui est des possessions, la mort qui surprit [ledue Guillaume VIII] l'empêcha d'en concéder beaucoup; mais il en donna tant cependant qu'elles auraient même pu suffire à cent moines s'il y en avait eu autant au monastère; mais le jeune âge du fils qui lui survécut permit d'en arracher quelques-unes au monastère" (c. 58). L'évêque de Poitiers Pierre II comme Guillaume IX et sa mère s'intéressent aux nouveaux mouvements monastiques et d'abord à Robert d'Arbrissel et à Fontevraud'<'. C'est sans doute pourquoi le moine Martin a été chargé par son abbé de réveiller la sollicitude du due pour la fondation clunisienne de Guy-Geoffroy-Guillaume en rédigeant un récit de fondation tout à la gloire de ses ancêtres et de son illustre pêre':". Le récit du moine Martin a donc pour fonction principale d'exalter dans un style soutenu la dynastie des Guillaume

159 B. Guenée, Histoire et culture historique dans l'accident médiéval, Paris 1980, p. 43, 62, 113; voir aussi P. Lamma, Momenti di storiografia Cluniacense, Rome 1961. 160 D. Iogna-Prat, La geste des origines dans l'historiographie clunisiennes des X'-XlI'siècles, "Revue Bénédictine" CIl (1992), p. 135-191; idem, La confection des cartulaires et l'historiographie à Cluny (XI'-XII' siècles), dans: Les cartulaires, actes de la table ronde organisée à l'École nationale des chartes et le G.D.R. 121 du CN.R.S (Paris. 5-7 décembre 1991), réunis par O. Guyotjeannin, L. Morelle et M. Parisse, Paris 1993, p. 27-44. 161 Le moine Martin a utilisé une des versions du Chronicon d'Adémar et l'abbaye de Maillezais possédait sans doute dès le XI"siècle une assez riche collection d'ouvrages historiques. 162 Voir en dernier lieu Les deux vies de Robert d'Arbrissel. fondateur de Fontevraud. Légendes, écrits et témoignages, [éd. des sources et traductions françaises et anglaises] par J. Dalarun et al., Turnhout 2006. 163 Dans son récit il fait une claire allusion au mouvement de croisade auquelle duc vient de participer en 1101. Et c'est au même moment qu'il compose en distiques élégiaques une belle épitaphe pour le tombeau du duc. Guillaume IX n'est pas resté sourd puisqu'en 1119 il confirme enfin les donations et privilèges de Montierneuf en même temps qu'il affirme son désir d'être enterré dans cette abbaye. Le don est fait in manu Marchii. predicti monasterli abbatis [... ] et Martini monachi (Montierneuf, éd. F. Villard, n° 61, p. 92-95). L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIÈCLE ET AU DÉBUT DU XII' SIÈCLE 39

à travers le fondateur du nouveau monastère clunisien dans le suburbium de Poitiers, afin de rappeler à ses devoirs un fils - Guillaume IX - peu enclin, semble-t-il, à parachever l'œuvre paternelle. Le récit de Pierre de Maillezais est de nature différente. Il obéit à des exigences plus complexes qui sont encore plus difficiles à discerner. Ilne s'agit pas naturellement, comme l'aurait voulu Louis Halphen, d'une histoire du Poitou. L'auteur a rédigé son ouvrage après l'élection en 1060 à la tête de l'abbaye de Maillezais d'un abbé venu de Cluny, Goderan, présenté comme l'"homme de la réconciliation à l'heure de la colère (Ancien Testament, L'ecclésiastique, 44,17)"164. Phrase mystérieuse difficile à interpréter: fait- -elle allusion aux tensions que le précédent abbé, Humbert, avait laissé s'accumuler ou la colère s'explique-t-elle par le rattachement de Maillezais à Cluny, l'introduction des usages clunisiens dans l'île et la crise qui en est résultée. C'est surtout pendant ces périodes de crise, de bouleversement qu'une communauté a besoin de se convaincre qu'elle n'a pas changé. Elle ne peut y parvenir qu'à la condition de revenir à ses origines et de faire revivre quelques bribes d'un passé glanés dans la légende et la mémoire collective pour les transformer en histoire. Cette histoire est une histoire locale. Malgré l'intérêt que présente à nos yeux ces récits de fondation, ils n'ont ni la profondeur dans le temps ni la largeur de vue dont témoignait l'histoire mondiale d'Adémar de Chabannes. Ne croyons pas cependant que le Poitou, au temps de la grande principauté d' Aquitaine, vivait replié sur lui-même. Les éléments réunis pas Soline Kumaoka montrent qu'on se préoccupait non seulement de rassembler les matériaux d'une histoire universelle mais de collecter des notices annalistiques qui sont à l'origine de la Chronique de Saint-Maixent. (Georges Pon)

IV. Aux ORIGINES DE LA CHRONIQUE DE SAINT-MAIXENT

1. LES ANNALES PERDUES DE POITOU: UNE HYPOTHÈSE

Comme Louis Halphen l'a supposé!", le chroniqueur de Saint-Maixent'é" disposait d'une certaine quantité des sources rédigées autour de Poitiers et aujourd'hui perdues. C'est dans l'une d'entre elles qu'auraient été contenues

164 Le récit du moine Pierre, p. 168-169. 165 L. Halphen, Note sur la Chronique de Saint-Maixent, "Bibliothèque de l'École des chartes" LXIX (1908), p. 405-411. 166 Chronique universelle de Saint-Maixent, éd. partielle et trad. J. Verdon; Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon. 40 GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA des informations précieuses sur l'histoire du Poitou, notamment au XI' siècle167• En dégageant de cette Chronique les données fournies par les sources que nous connaissons, c'est-à-dire la Chronique d'Adémar de Chabannes, les Annales de Vendôme, les documents des archives de Saint-Maixent, le récit de croisade de Pierre Tudebode, ainsi que les notices susceptibles d'avoir été rédigées par le moine chroniqueur de Saint-Maixent, nous pouvons tenter de reconstituer l'état de ces Annales lorsque le chroniqueur les a consultées au début du XIIe siècle. a. Premier rédacteur, IX' siècle- circa 1070: transcription des Annales angevines avec les ajouts

Les abbayes angevines ont laissé, au cours du XI' siècle, une série d'Annales, recueil de notices historiques, qui semble être composé à partir d'un modèle identique, rédigé sans doute autour de l'église Saint-Maurice d' Angers et largement diffusé dans les monastères ligériens à la fin du XIe siècle':". Selon le manuscrit le plus ancien que nous pouvons consulter actuellementv", le document contient un tableau de concordance de plusieurs éléments chronologiques: l'année de l'Incarnation, l'indiction, le chiffre de l'épacte, les concurrents, le cycle lunaire, le terme pascal, le jour de Pâques et l'âge de lune à Pâques ("luna diei Pasche"), en marge duquel sont écrites lesnotices concernant les événements compris entre 687 et 107517°. Ces notices sont rattachées par des signesde renvoi à l'année de l'Incarnation. À partir de cette source commune, les moines de chaque monastère transcrivent les notices historiques avec le tableau du comput, puis ils y ajoutent les autres notices rédigées par eux- -mêmes d'après les sources qu'ils possèdent dans leur bibliothèque!" ou d'après leur mémoire collective. Enfin, après 1075, chaque monastère continue à ajouter des notices de manière indépendante.

167 Nous traiterons ici de la genèse de la Chronique de Saint-Maixent et non de l'intérêt évident qu'elle peut avoir pour les historiens des XIe-XIIesiècles. Ils l'ont souvent utilisée. On se contentera ici de citer travaux de J. Verdon: Intérêt archéologique du "Chronicon Sancti Maxentii", ..Cahiers de civilisation médiévale" 1960, p. 351-358; Une source de la reconquête chrétienne en Espagne. La" Chronique de Saint-Maixent", dans: Mélanges offert à René Crout, I, op.cit., p. 273-282; La chronique de Saint-Maixent et J'histoire du Poitou au [Xe-XIIe siècle, "Bulletin de la Société des Antiquaires de l'Ouest" 4e sér., XIII (1976), p. 437-472 _ l'auteur de cet article attribue tous les travaux de rédaction historique au chroniqueur de Saint-Maixent; nous ne pouvons pas le suivre. 168 Éd. L. Halphen, Recueil d'annales angevines et vendômoises, Paris 1903. 169 Oxford, fonds Bodleienne, 309, provenant de la Trinité de Vendôme; fac-similés, planehe de l'École des chartes, NF (Nouveau Fonds). 170 L. Halphen, Introduction, dans: Recueil d'annales, p. XXXIX-XLIX. 171 L'abbaye de Saint-Florent, par exemple, semble posséder une Chronique de Bède ou de Jérôme qui lui a permis d'enrichir les événements du VIlle siècle dans ses Annales. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIE SI~CLE ET AU DÉBUT DU XIIE SI~CLE 41

Il est bien possible qu'un des manuscrits de ces recueils des notices historiques soit parvenu jusqu'en Poitou et ait été transcrit avec les ajouts d'un scribe poitevin. Ce dernier a probablement utilisé celui de la Trinité de Vendôme, à partir de l'an 841 jusqu'en 1060 ainsi sans doute que la notice de 1067. En effet, le manuscrit d'Oxford, qui est considéré comme le manuscrit le plus ancien des Annales de Vendôme, atteste une césure nette de main et de mode de datation entre la notice datée de 1067 et celles qui sont notées entre 1067 et 1075, à savoir les notices concernant plusieurs événements de 1067 et de 1068, commençant toutes par "Ipso anno [... l" ou "In sequenti anno [... ]", qui semblent être rédigées après coup. C'est donc cette partie qui se termine en 1067 que l'auteur poitevin a pu consulter'P. On constate qu'il y a quelques différences de date entre les Annales de Vendôme et la transcription faite par l'auteur poitevin. Elles sont probablement dues à la difficulté de déchiffrer les signes de renvoi qui relient les notices et les chiffres des années de l'Incarnation dans le tableau de comput, qui sont des petits dessins de diverses formes placés en tête de chaque notice et à côté des chiffres de l'année de l'Incarnation. Ce rédacteur est sans doute un moine de Nouaillé, puisque la première notice qui rapporte un événement concernant le Poitou est celle qui annonce

172 D'abord, sept notices concernant les événements de 841 à 858 ont été transcrites fidèlement. Au-delà de cette date, avant la notice de 911, à l'exception de la notice concernant la mort de Charles le Chauve en 879, l'auteur poitevin ne montre aucun intérêt pour les événements politiques. En revanche, il note fidèlement tout ce qui concerne les phénomènes extraordinaires ou catastrophiques: l'apparition des comètes, les éclipses de lune et de soleil, la famine, la sécheresse, les grêles et l'incendie. À partir de la notice de 911 qui mentionne la bataille de Chartres contre les Normands, l'auteur commence à intercaler quelques faits politiques, au milieu des informations sur les phénomènes extraordinaires, qui sont toujours transcrits entièrement sans aucune exception. Les critères concernant le choix des notices ne sont pas clairs. Celles qui sont omises sont relatives aux événements qui concernent uniquement l'Anjou et son comte, qui sont fragmentaires ou peu compréhensibles ou encore celles qui ne comportent pas de fait historique. Il y a une notice bien curieuse qui annonce la mort de Fulbert de Chartres avec des éloges. Le chroniqueur de Saint-Maixent, au lieu de la donner sous la date de 1028, l'année de la mort de ce savant évêque, la présente sous la date de 923. La raison tient sans doute à la confusion de Fulbert de Chartres mort en 1028 et de son homonyme, porte-enseigne de Charles le Simple à la bataille de Soissons: après avoir tué le roi Robert, il meurt sur le champ de bataille le 15 juin 923. De 1032 à 1060, toutes les notices sont transcrites, à l'exception de trois qui traitent d'événements purement angevins. Il semble que l'auteur ait lu la dernière notice des Annales de Vendôme qui relate l'apparition de la comète, suivie par celle concernant la conquête de l'Angleterre sous la date de 1067. Il savait pourtant par une autre source écrite et par la tradition orale que l'expédition de Guillaume datait de 1066 mais, dans sa passion à rechercher les signes du ciel, il n'a pas voulu laisser de côté la notice des Annales de Vendôme qui relate l'apparition de la comète. 42 GEORGES PON, SaUNE KUMAOKA la dédicace de la basilique de Nouaillé et le transfert du corps de saint Junien en 830173• Il donne en outre au fur et à mesure la succession abbatiale à Nouaillé à partir de la mort de l'abbé Rainald en 917 jusqu'à celle d'Immo ainsi que la succession de l'abbé Pierre en 1040174• Par la suite, lesévénements sont présentés dans de petites notices d'une ou deux phrases, selon le style typique des annales. Elles vont sans doute au-delà de 1100, voire de 1110. Elles ont probablement été écrites par plusieurs rédacteurs successifs. b. Le deuxième rédacteur (- circa 1070): Amplification par addition et introduction de la Chronique d'Adémar de Chabannes (-1030)

Il s'agit d'un Poitevin, puisqu'il appelle saint Hilaire "notre patron"!". Saint Hilaire, évêque de Poitiers circa 350, fut enseveli près de sa cité, et son tombeau fut veillé par les chanoines. Par ailleurs, l'abbaye de Nouaillé le compte parmi les saints patrons de la communauté. Il a cependant pu appartenir à une autre communauté de Poitiers, puisque n'importe quel habitant de cette ville et même du diocèse pouvait ainsi désigner son premier évêque. Cette narration est plus ample et plus éloquente que celle de son prédécesseur. Elle se rapproehe du style en usage dans le genre historique. Il révise d'abord le travail du premier auteur et il ajoute quelques textes qui apportent des précisions pour la période antérieure à 1030176• II semble avoir disposé du texte de la Chronique d'Adémar de Chabannes!" et il en introduit presque tout le contenu dans l'œuvre primitive des Annales

173 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 44: Anno ab lncarnaione Dei 830, basilica Sancti Hilarii Nobi/iaco dedicatur et corpus sancti Juniani i/luc transfertur a Mariaeo vil/a; quam translationem [ecerunt abbas Godo/enus, adjuvante Sigibranno episcopo et Fulcone abbas Saneti Hi/arii. Huic Sigibranno episcopo success it Ebroinus episcopus. Cf. Vulfino Boetio, Translatlo Nobiliacum (BHL 4564). 174 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 44, 80, 92,108,114, 118. 175 Ibidem, p. 126. À la notice de la dédicace de la basilique en 1049, il écrit: Extitit autem et hec dedicatio admirabilis amore patroni nostri beati Hilarii. 176 Nous proposons de lui attribuer les textes qui concernent: l'énumération des monastères dévastés par des invasions en Poitou, sans date (p, 68); la reconstruction de l'abbaye de Marmoutier, eo tempore (entre 994 et 996 - p, 98); les disciples de Gerbert d'Aurillac à partir de Fulbert de Chartres jusqu'à Eusèbe Bruno, évêque d'Angers (p. 102) - cf. O. Guillot, Le comte d'Anjou et son entourage au XI' siècle, Paris 1972, I, p. 250 et II, p. 115; la fondation de l'abbaye de Maillezais en 1010 (p. 106/108); le mariage de Guillaume le Grand avec Agnès de Bourgogne: interea [entre 1016 et 1025 (1026) - p. 110]. 177 Parmi les versions de l'œuvre d'Adémar, le rédacteur a pu consulter un manuscrit d'Adémar, aujourd'hui perdu, mais proche du manuscrit de Vat., Reg. lat. 692 (éd. P. Gatti, op.cir.). C'est une copie du XII' siècle d'un recueil où Adémar lui-même a rassemblé des renseignements d'origines diverses, dans le but de les utiliser dans son œuvre historique. Le manuscrit que le chroniqueur a consulté est pratiquement identique à celui du Vatican. Sur ce manuscrit voir Chronicon, éd. P. Bourgain, p, LXIX-LXXII. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIE SI~CLE ET AU DÉBUT DU XII' SI~CLE 43 poiteuinesï", Il y ajoute parfois quelques phrases lorsqu'il juge nécessaire de compléter sur tel ou tel point les notices qu'il a tirées de l'œuvre d'Adémar'?", Il s'attache ensuite à la période qui suit la mort de Guillaume le Grand (janvier 1030) et il décrit les événements dans le style narratif d'Adémar de Chabannes. C'est ce deuxième rédacteur poitevin qui a laissé la source la plus explicite de l'intervention du comte d' Anjou en Poitou après la mort de Guillaume le Grand. Il rapporte le bref règne de Guillaume le Gros, sa guerre contre Geoffroy-Martel, comte d'Anjou, son échec à la bataille de Mont- -Couer, ce qui lui vaut d'être capturé le 23 septembre (p. 116); enfin, le rédacteur raconte comment Guillaume le Gros a regagné sa liberté contre rançon, peu avant de mourir (p. 116). L'auteur semble proche des événements, puisqu'il écrit à propos de la mort du comte Guillaume le Gros en 1036: "Les Poitevins remplis d'une grande angoisse et d'une grande anxiété à cause de la mort de leur seigneur [... ]"180. Il relate par la suite la mort d'Eudes, frère du comte défunt et deuxième fils de Guillaume le Grand, l'arrivée d'Agnès, veuve de Guillaume le Grand qui a épousé en secondes noces le comte d'Anjou, Geoffroy Martel, ses fils Pierre, le futur comte de Poitou sous le nom de Guillaume Aigret, et Guy- -Geoffroy, comte de Gascogne, puis de Poitou après son frère (p. 122). Il donne aussi quelques informations qui ne concernent pas la lignée comtalel'".

178 Cette hypothèse provient de l'observation sur le travail de Martin de Montierneuf (Montierneu(, éd. F. Villard) qui a probablement connu la Chronique d'Adémar à travers ces Annales poitevines en 1106/1107. Adémar témoigne du mariage du comte de Poitou, Ëbles (sic, Guillaume Tête d'Étoupe), avec Adèle, fille de Rollon, duc de Normandie, puis il évoque les deux ducs de Normandie suivants, Guillaume et Richard (éd. P. Gatti, op.cit., p. 361-362); l'annaliste poitevin cite cette partie de l'écrit d' Adémar avec son erreur et y ajoute une énumération des dues successeurs de Normandie, de Richard Il jusqu'à Guillaume le Bâtard (Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p, 86/88) et il décrit par la suite la conquête de l'Angleterre en 1066, au temps de Guy-Geoffroy; d'après ces données, le moine Martin affirme la parenté entre la famille comtale de Poitou et celle du roi d' Angleterre (Montierneu(, éd. F. Villard, p. 425). À l'issue de l'union du comte de Poitou et d' Adèle de Normandie, Adémar de Chabannes ne relate que

la naissance du fils aîné Guillaume, surnommé Il Tête d'Étoupe" (éd. P. Gatti, op.cit., p. 361); l'annaliste poitevin y ajoute "et Èbles, évêque", le deuxième fils, qui sera évêque de Limoges, trésorier de Saint-Hilaire, abbé de Saint-Maixent et de Saint-Michel-en-l'Herm (ibidem, p. 84); Martin suit l'annaliste et présente les deux fils du comte (Montierneu(, éd. F. Villard, p. 427). 179 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 70, après la notice de la bataille de Fontenoy: Anno 842 [uit hoc bellum post mortem Ludovico; p, 94, après la notice concernant le mariage de Guillaume Tête d'Étoupe et Emma de Blois: Que nobilis comitissa extruxit monasterium in dote sua, Burgulium, in honore sancti Petri apostoli, ubi primus abbas extitit Guitbertus; p. 108 après la notice qui présente les deux fils de Guillaume le Grand, Guillaume [le Gros] et Eudes: Tetbauâum videlicet, qui puer mortuus est, et alter consul et dux Gasconie eleuatus est. 180 Ibidem, p. 118: Pietauenses in magno angore et ancxietate positi de morte principis [...]. 181 La mort de Théodclin, abbé de Maillezais en 1045, la dédicace de Saint-Sauveur de Charroux en 1047 et l'incendie qui a détruit l'abbaye en ce même année (ibidem, 44 GEORGES PON, SOLlNE KUMAOKA

C'est à partir de 1058 que les notices deviennent régulières par leur fréquence et par leur taille. Il est probable que l'auteur décrit alors des événements contemporains. Le fil directeur devient le comte de Poitou 182. C'est à cet auteur poitevin qu'on doit peut-être tout ce qui concerne l'histoire des abbayes de Saint-Florent et de Cluny!", C'est lui enfin qui insère une notice bien curieuse: il s'agit d'un procès ou d'un débat entre Espagnols et Français, au palais du roi Alphonse et de son épouse, fille du comte Guy-Geoffroy (p, 138/140). Le deuxième auteur est donc un poitevin. Il vivait dans les années 1060, puisqu'il connaissait les dates de la mort de Hugues V de Lusignan le 8 octobre 1060 (p. 134), de la bataille remportée par Guillaume le Conquérant contre Harold, roi des Anglais le 14 octobre 1066, de la remise du château de Saumur le 25 février en 1067 et de l'incendie de ce château le 27 juin de l'année suivante (p. 138). Il disposait d'informations précises sur la période antérieure, 1030-1060, qu'il rapporte de manière assez détaillée, contrairement à son successeur qui ne livre que des notations plus sèches. c. Les continuateurs et le chroniqueur de Saint-Maixent (circa 1070-1124)

Au-delà de 1070, les notices sont plus brèves. Les continuateurs reprennent la formule des annales, bien qu'en usant de phrases plus longues que celles du premier rédacteur et avec un souci plus net de préciser les datations. En effet, un sondage sur les notices portant sur la date exacte permet de p. 124), la dédicace de Saint-Hilaire de Poitiers en 1049 (ibidem, p. 126), la consécration de l'abbaye de Saint-Jean-d'Angély en 1049. En outre, il est bien au courant de ce qui se passe en Anjou, notamment à Angers: il mentionne la fondation de Saint-Nicolas d' Angers et les événements qui suivent (ibidem, p. 114, 122, 135), le grand incendie de la ville d'Angers en octobre 1036 (ibidem, p. 118), la fondation de l'église de la Trinité d'Angers en 1040 (ibidem, p.124). 182 II est question de la guerre du comte Guillaume Aigret contre Geoffroy Martel en 1058 et de la mort du premier (ibidem, p, 130), puis de son successeur Guy-Geoffroy (ibidem, p. 132) et de ses guerres contre le comte de Toulouse en 1060, contre Hugues VI de Lusignan en 1061, contre les Angevins en 1061, 1062, 1067 et 1068 (ibidem, p. 134, 136, 138). 183 Concernant l'abbaye de Saint-Florent: ibidem, p. 88, 110, 128/130, Cluny: ibidem, p. 86, 90, 92, 126. La dernière notice qui porte sur Saint-Florent narre longuement la vie de l'abbé Frédéric (mort en 1055), puis celle de son successeur l'abbé Sigon mort en juin 1170 (ibidem, p. 128/130). La notice suivante qui concerne cette abbaye est plus brève et plus sèche, se contentant de mentionner sans aucun commentaire la mort de l'abbé Guillaume et son remplacement par Étienne en 1117 (ibidem, p. 186). De même pour Cluny, les séries de notices sur cette abbaye se terminent par celle de la mort de l'abbé Odilon en 1048 soigneusement relatée avec la référence habituelle au roi David: in senectute bona dierum in pace (ibidem, p. 126, 1 Ch 29, 28) déjà utilisée pour la mort de Guillaume le Grand (ibidem, p. 114), tandis que la mort de son successeur Hugues de Semur en 1109 (ibidem, p. 180) est rapportée dans un style très différent. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIÈCLE ET AU D£BUT DU XII' SIÈCLE 45 distinguer trois périodes: 1095-1102,1105-1109 et 1118-1124 (voir le tableau, p. 47) et de proposer trois continuateurs possibles de cette œuvre, le premier circa 1070-11 02, le deuxième circa 1103-11 09 et le troisième circa 1110- -1124. Nous pouvons espérer trouver parmi eux le chroniqueur de Saint- -Maixent. Le premier continuateur, c'est-à-dire le troisième rédacteur, n'est pas originaire de Saint-Maixent: quand ilrelate le passage du pape Urbain II en 1096, il narre les détails du séjour du pape à Poitiers!", mais ne mentionne pas son arrivée à Saint-Maixent le 31 mars de cette année!". Il vit à Poitiers ou à proximité, et s'intéresse aux événements qui ont trait à l'église de cette cité: les conciles en 1075, en 1079, en 1096 et en 1100, la consécration épiscopale de Pierre II en 1087 et les de prêtres en 1090. Les notices qu'il rédige deviennent, au fil du temps, de plus en plus exactes. C'est ainsi qu'il se trompe de date pour la bénédiction pontificale des autels de l'église Montierneuf en 1096 et écrit: "le 27 janvier" ("VI kalendas februarii"), alors que les inscriptions de cette église datent la cérémonie du 22 janvier ("XI kalendas februarii")!", En revanche, pour le concile de Poitiers en octobre 1100, non seulement il donne la date exacte, les noms des cardinaux qui président, mais il rapporte aussi un miracle, l'apparition de saint Hilaire!", Il est également au courant des événements liturgiques et des affaires ecclésiastiques de la région 188, du décès d'hommes illustres, laïcs comme

184 Ibidem, p. 152. 185 Deux actes d'Urbain II sont rédigés à Saint-Maixent: l'un concernant la restauration de Saint-Maur-de-Glanfeuille 31 mars 1096 [P. Jaffé, S. Loewenfeld, Regesta pontificum romanorum, Leipzig 1885 (plus loin: JL) 5635], l'autre, de la même date pour Beaulieu-Iès- -Loche (JL abs., éd. J. Ramackers, Papsturkunden in den Niederlanden Belgien, Luxemburg, Holland und Französisch-Flandern, V, Göttingen 1956, p. 87, n" 24). 186 R. Favreau et J. Michaud, CIFM, I, 1, p, 82-83, n° 72, les inscriptions de l'autel matutinal de Montierneuf: Xl KALENDAS FEBRVARI/ [••• ] IPSA VERO DIE HAC SED LONGE POST ANNO DOMINICAE INCARNATIONIS MILLESOMO XCVI PAPA VRBANVS Il CUM TRIBUS ARCHIEPISCOPIS TOTIDEMQUE EPISCONS TEMPLO [••• ] VENERABIluTER) CONSECRAVIT; cf. Montierneuf, éd. F. Villard, p. 439- -440. 187 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 172: HÀ Jean - écrit-i1- l'un de ces deux prélats, apparut saint Hilaire qui lui dit pour l'encourager: "Jean, ne crains rien, agis courageusement, je serai avec toi demain» H. Cet épisode est rédigé et conservé dans un recueil des miracles de saint Hilaire (BHL 3908). Mais c'est probablement ce rédacteur poitevin qui, le premier, met par écrit cet événement. Concile de Poitiers, 1100, Mansi, XX, col. 1117-1126; C.J. Héfélé, Histoire des conciles d'après les documents originaux, trad. en français avec des notes critiques et bibliographiques par dom H. Leclercq, V, 1, nouv. éd. New York 1973, p. 469-470 et p. 507. 188 1076, la donation de Montierneuf aux clunisiens (Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 142); 1080, le concile de Bordeaux; 1082, la dédicace de Charroux (ibidem, p, 144); 1083, le concile de Saintes (ibidem, p. 146); 1089, le concile de Saintes (ibidem, p.148); 1091/1092, la bénédiction de Saint-Pierre de Lesterps (ibidem, p. 150); 1093, concile de Bordeaux 46 GEORGES PON, SOllNE KUMAOKA clercs!", Enfin, comme l'auteur des Annales de Vendôme, il se montre attentif aux signes du ciel, aux phénomènes climatiques et aux catastrophes, notamment les incendies!", Le deuxième continuateur, dont nous supposons qu'il œuvra entre 1103 et 1110, suit les traces de son prédécesseur tant pour le choix des événements que pour le style d'écriture. Il parle du concile de Poitiers de 1106191, rapporte les incendies, les signes du ciel ainsi que les décès. Le troisième continuateur en revanche a un point de vue différent. Il s'intéresse non seulement à l'évêché de Poitiers, mais aussi à celui de Saintesl92• Sortant des remparts de la ville de Poitiers, il porte ses regards sur les grandes familles de la noblesse poitevine, les Lusignan, les Parthenay et les Thouarsw-, Cet élargissement géographique n'est pas sans lien avec l'abbaye de Saint- -Maixent dont le temporel s'étend largement dans le diocèse de Saintes. Les seigneurs susdits apparaissent fréquemment dans les actes de Saint-Maixent. La famille vicomtale de Thouars est la première à traiter avec l'abbaye entre 988 et 1011; le sire de Lusignan fait de même en 1069 et le celui de Parthenay 194 en 1114 • On constate que l'intérêt de ce continuateur s'étend même au-delà du Poitou et des territoires voisins, en direction des grands monastères de la Gaule: le Mont-Saint-Michel, Vézelay, Saint-Laumer de Blois, Saint-Front de Périgueux, Saint-Martin de Tours, Saint-Martial de Limoges!". Les monastères sont toujours invoqués à propos d'incendies catastrophiques qui provoquenr la compassion de notre historien. Sans doute était-il moine lui aussi. Peut-être dans l'abbaye de Saint-Maixent.

(ibidem, p. 150); 1095-1096, le voyage d'Urbain II (ibidem, p. 152/154); 1098, la découverte du corps de sainte Pécinne (ibidem, p, 164); 1099, la dédicace de Sainte-Radegonde et de Saint-Nicolas de la Chaize-le-Vicomte (ibidem, p. 170); 1100, la dédicace de Saint-Pierre d'Airvault (ibidem, p. 172). 189 1086, le comte Guy-Geoffroy, Goscelin, archevêque de Bordeaux, Isembert II,évêque de Poitiers (ibidem, p. 146); 1087, le pape Victor III, 1088, Audebert, comte de la Marche (ibidem, p. 148); 1091, Boson, comte de la Marche, Eudes, abbé de Saint-jean-d'Angély, Bertrand, abbé de Nouaillé, Guy, abbé de Montierneuf [1092], Geoffroy, abbé de Notre-Dame de Luçon [après 1095] (ibidem, p. 150); 1095, Gérard de Corbie (ibidem, p, 152); 1096, Audebert, archevêque de Bourges (ibidem, p. 156); 1099, le pape Urbain II(ibidem, p. 170); 1100, Guillaume II,roi d' Angleterre, Simon, évêque d'Agen, Renaud, abbé de Saint-Cyprien, Bernard, abbê de Marmoutier (ibidem, p. 1701172); 1101 [1102), Amat, archevêque de Bordeaux (ibidem, p. 174). 190 Ibidem, p. 144, 146, 152, 154, 156, 158, 160, 164, 174. 191 Ibidem, p. 178. 192 Ibidem, p. 182,186. 193 Ibidem, p. 182 (Lusignan, cf. Actes de Saint-Maixent, éd. A. Richard, Archives historiques du Poitou, XVI, n° 210, 238 et 246), p.188, 190, 192 (Parthenay), p. 192 (Thouars). 194 Actes de Saint-Maixent, éd. A. Richard, n° 56, p. 71-72, n" 123, p. 155,257, p. 282- -283. 195 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 182,184, 190, 192. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIÈCLE ET AU D~BUT DU XIIE SIÈCLE 47

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2. CHRONIQUE UNIVERSELLE DE SAINT-MAIXENT, LE PROCESSUS DE RÉDACTION DU MOINE CHRONIQUEUR

Au cours du XI" siècle, l'abbaye de Saint-Maixent non seulement commence à classer ses documents du chartrier mais à référencer aussi le passé plus lointain. Les recherches porteront leurs fruits au siècle suivant qui verra la confection d'un cartulaire et de la composition d'une Chronique universelle. Par ailleurs, le goût pour l'histoire a été réveillé par deux facteurs venant de l'extérieur du monastère: la libération de Jérusalem par la première croisade en 1099 et l'apparition d'un nouveau monachisme. Le texte original de la Chronique universelle de Saint-Maixent est perdu. Il a été transmis par deux manuscrits médiévaux: l'un est une copie faite au début du XIIe siècle et conservée à l'abbaye voisine de Maillezais.aujourd'hu] à la Bibliothèque nationale de Paris, sous la cote lat. 4892, l'autre est une transcription faite plus tardivement, sans doute au XV" siècle, et conservée actuellement à la Bibliothèque Vaticane (sous la cote Reg. lat. 554)196. Ces deux manuscrits montrent que la Chronique faisait partir d'un ensemble, aujourd'hui perdu, comprenant le récit de la première croisade par Pierre Tudebode"" ainsi que les divers écrits géographiques et êtymologiques'w, composé peu après la rédaction de la Chronique, probablement à l'abbaye de Saint-Maixent. Le volume jadis conservé à l'abbaye de Maillezais contient en outre les ajouts par les moines de ce monastère au XIII" siècle de quelques textes concernant l'histoire locale de cette abbaye!", Ce sont ces documents

196 Le codex de Vatican semble avoir été exécuté dans un atelier monastique, peut-être à Saint-Maixent, par plusieurs scribes intéressés à la conservation de l'œuvre. Malgré son état lacunaire (manquent les cahiers 19 et 26), il témoigne de l'existence d'un volume primitif contenant la Chronique universelle avec les textes géographiques et étymologiques, qui a été probablement utilisé comme modèle commun pour les deux manuscrits postérieurs. 197 Petrus Tudebodus, Historia de Hierosolymitano itinere, dans: Recueil des historiens des croisades. Historiens occidentaux, III, Paris 1866, p. 9-119 (texte bas);J.H. Hill et L.L. Hill, Documents Relatifs à l'Histoire des Croisades, XII, Paris 1977. 198 Anonyme, De Jherusalem et de locis sanctis, c. 1-7 (éd. T. Töbler, Theodorici libel/us de locis sanctis, Innominatus I, c. 1-7, Saint-Gall-Paris 1865, p. 113-117); Theodosius, De situ Terrae Sanctae, [Clavis Patrum Latinorum, éd. E. Dekkers, A. Garr, Turnhout 1995 (plus loin: CPL) 2328]; Isidore, Etymologies, XV, c. 1, 23 (CPL 1186), suivi par Bède, De locis sanctis, c. VII, II, VI, VIII, (CPL 2333); Anonyme, Liber de auctoribus civitatum: texte compilé à partir des Étymologies d'Isidore de Séville; Anonyme (c. 883), De proprietatibus gentium (liste des peuples et leurs caractères, rédigé circa 883, éd. T. Mommsen, MGH, Auctores antiqui, XI, p. 389-390); Isidore, Etymologies, XIV, c. 2-5; Anonyme, Epistola de rebus in oriente mirabilibus [cf. éd. E. Faral, "Romania" XLIII (1914), p. 202-215]; Nomina XII montium qui sunt in circuitu Iherusalem (texte non identifié); Anonyme, Alius sermo cujusdam (éd. P.Gautier- -Dalché, Cartes et enseignement de la ..géographie" durant le haut Moyen Age. L'exemple d'un manuel inédit, dans: Mélanges A. Vernet, Paris 1998, p. 55-57). 199 Voir supra, n. 72. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIÈCLE ET AU DtBUT DU XIIE SIÈCLE 49

adventices qui ont parfois fait donner à notre Chronique le nom de Chronique de Maillezais. Mais tous ceux qui ont pris soin d'étudier le texte depuis Philippe Labbe'?" jusqu'à Louis Halphen-?' l'ont restituée à l'abbaye de Saint-Maixent.

a. L'histoire du monde

Parmi les deux cents sept folios du codex de Paris, seuls les vingt derniers (fol. 189b-207a) ont attiré I'atrèntion des historiens; cette partie a été éditée trois fois: par Philippe Labbe en 1657202, par Paul Marchegay et Émile Mabille en 1869203, enfin par Jean Verdon en 1968 d'abord dans sa thèse du troisième cycle, puis en 1979 dans la collection des Classiques de l'histoire de France au Moyen Âge2°4• Quant aux cent quatre-vingt-neuf premiers folios, seul Philippe Labbe en a présenté quelques extraits. Les autres historiens n'y ont vu qu'un "fatras" sans intérêt. Cependant, un examen attentif, folio par folio, de cette Chronique universelle depuis la création du monde jusqu'au VIIIesiècle montre au contraire qu'il s'agit d'un recueil d'extraits scrupuleusement choisis qui témoigne de la variété des sources disponibles au XIIesiècle dans les monastères poitevins'?'. Comme l'auteur de la Chronique l'indique dans son prologueë", l'idée qu'il se fait de la victoire des croisés en 1099 est un temps fort dans l'histoire du monde chrétien: après la création du monde, arrive le temps de l'Incarnation et de la Passion; après les persécutions, vient la paix de Constantin; après des siècles de dégénérescence, voici que la libération de Jérusalem en 1099 est comme un dernier éclat glorieux avant la dégradation qui conduira auJugement dernier. Pour sa recherche, l'auteur a rassemblé plus de quarante ouvrages historiques, sans compter d'innombrables notices de légendiers, de martyrologes historiques et de Vies de saints qu'il a dû lire207• II y puise les événements marquants de chaque époque, en fait des extraits qu'il va ensuite recomposer et agencer suivant son plan pour décrire l'histoire universelle depuis la création du monde jusqu'en 1124 en un seul volume.

200 P. Labbe, op.cit., p. 190. 201 L. Halphen, Note sur la Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, voir supra, n. 165. 202 P. Labbe, op.cit., p. 190-221. 203 P. Marchegay, É. Mabille, Chroniques des églises d'Anjou, Paris 1869, p. 351-433. 204 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon. 205 Chronicon, éd. P.Bourgain, p, LXXII, n. 113 (introduction pour l'édition d'Adémar de Chabannes Chronique). 206 B.n.F., lat. 4892, f. la, I. 1-1b, I.23; éd. partielle par M.1. Allen, Corpus Christianorum Continuatio Medievalis, CLXIX, p. 160", n. 329. 207 Jusqu'au milieu du VIII· siècle, il utilise comme sources principales pour obtenir les événements principaux de chaque époque les œuvres de: Fréculf, Chronicon, d'Orose, Historiarum adversum paganos (CPL 571); Eusèbe de Césarée, Historia ecclesiastica;Jordanès, 50 GEORGES PON, SOLlNE KUMAOKA b. L'histoire de la communauté et les événements récents

La rédaction directe du moine chroniqueur de Saint-Maixent qui a travaillé jusqu'en 1124 semble bien limitée. Après le travail de recomposition des extraits des sources qu'il a rassemblées, ily insère ensuite les données puisées dans les documents des archives conservés dans son monastère dont certains sont aujourd'hui perdus, ainsi que ceux qu'il obtient par la tradition orale et peut- -être par les sources épigraphiques. En effet, il faut attendre le troisième quart du XIe siècle pour trouver des événements qui pourraient provenir de sources perdues, de la tradition orale ou enfin de ce que l'auteur a vu lui-même'?", Il complète ainsi la source qui fournit les informations les plus récentes, les 209 Annales poitevines, de 1110 jusqu'au milieu de l'an 1124 • À cette date, sa chronique se termine brusquement.

Les documents d'archives En lisant les actes conservés dans le chartrier, le but du chroniqueur a été d'abord de dresser la liste des abbés de son monastère. Il a repéré ainsi les noms des abbés des IX· et X· siècles-", Pour la période de la première moitié du XIe siècle, il poursuit le même objectif, mais en commençant à insérer quelques événements à côté des noms des abbésê!'. Dans trois cas cependant, nous observons l'emploi de documents qui n'ont rien à voir avec le but premier de l'entreprise. Ces trois cas concernent des conciles (Poitiers en 1028 et en

De summa tempo rum vel origine actibus gentis Romanorum (CPL 912); Cassiodore, Historia ecc/esiastica tripartia; Bède le Vénérable, Historia ecc/esiastica gentis Anglorum (CPL 1375). II arrive ainsi au temps des invasions lombardes, qu'il connut grâce sans doute à l'œuvre de Paul Diacre, Historia Langobardorum (CPL 1179). Parvenant à la période des IX'-XI' siècles, le chroniqueur semble avoir travaillé à partir de multiples sources: Aimoin de Fleury, De gestis regum Franeorum; Adrevald de Fleury, Miracu/a sancti Benedicti; Eginhard, Vita Karoli. Par la suite, en plus des Anna/es poitevines aujourd'hui perdues qui fournissent l'essentiel de l'information. II utilise aussi l'œuvre de Pierre Tudebode concernant la première croisade. 208 1074, 24/25 juin: Concile tenu à Saint-Maixent (Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 142); 1093, avant le 17 juin: Reconstruction du bâtiment conventuel. (ibidem , p. 150); 1099, avant le 15 mars: Découverte du corps de saint Agapit et rénovation de l'église Saint-Saturnin à Saint-Maixent (ibidem, p. 164); 1113,5 décembre: Consécration de l'autel Saint-Gilles [de Saint-Maixent] par l'évêque de Poitiers, Pierre II (ibidem, p. 182); 1116, 4 juillet: Incendie de la ville de Saint-Maixent, autour de l'église Saint-Saturnin (ibidem, p. 186); 1118, 19 mars (dimanche): Consécration de l'autel Saint-Étienne [de Saint-Maixent] par Aimeri, évêque de Clermont (ibidem, p. 186). 209 Voir supra, p. 47. 210 Les abbés: Abbo en 823 (sic [848], Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 44), Adémar (ibidem, p. 68 et 78), Ermenfred (ibidem, p. 82), Ëbles (ibidem, p. 86), Eudes, Ramnulf, Constantin et Girbert (ibidem, p. 94). 211 Les abbés: Bernard (ibidem, p. 98 et 108), Girbert (ibidem, p. 104), Rainald (ibidem, p.108). L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIE SIÈCLE ET AU DÉBUT DU XII' SIÈCLE 51 décembre 1030, Saintes en 1081). C'est dans la notice datée de 1026 concernant la nomination d'un abbé de Saint-Maixent que nous rencontrons pour la première fois un événement qui n'a pas laissé de trace dans les actes conservés et qui nous fait supposer le recours à une source aujourd'hui perdue. Pour les onze abbés du XIe siècle après 1026, le chroniqueur a pu repérer la date de la nomination de six abbés-", Illivre l'année de la fin de l'abbatiat pour trois d'entre eux2l3• Quant à la date de leur mort, il ne la connaît que pour deux abbés":', ce qui permet d'affirmer que la source perdue utilisée par le chroniqueur de Saint-Maixent n'était pas un nécrologe. En effet, à l'exception des deux derniers abbés, la fin de l'abbatiat est toujours annoncée dans la notice de nomination du successeur. Le souvenir des abbés est donc conservé par la date de leur l'élection et non par celle de leur mort ou celle de la fin de leur abbatiat. Il semble bien que la solennité de l'élection abbatiale commence à être considérée au cours du XIe siècle comme un fait historique qui vaut la peine d'être conservé dans la mémoire collective de la communauté.

Les sources épigraphiques La Chronique de Saint-Maixent contient parmi les notices du XIe siècle quatre textes versifiés dont la source est vraisemblablement de nature épigraphique. L'inscription était utilisée non seulement pour commémorer un défunt mais aussi pour en garder éternellemet la mémoire-", Nous constatons que quatre textes ont été rédigés à partir d'inscriptions et qu'une notice semble même avoir été écrite devant l'inscription elle-même. Parmi ces quatre cas, deux concernent l'histoire de l'abbaye et de la ville de Saint-Maixent: la fin des travaux d'une partie du bâtiment abbatial (1080) et l'incendie de la ville de Saint-Maixent (25 mai 1082)216, deux cas sont relatifs à des événements poitevins: la "bataille de Chef-Boutonne" (1061)217 et l'épitaphe du tombeau 218 de Pierre II, évêque de Poitiers, mort en 1115 • Le chroniqueur inscrit ces

212 Les abbés: Gouffier (1026, ibidem, p, 112), Amblard (ibidem, p. 112 et 118), Emmo (c. 1027, ibidem, p. 118), Benoît (1070, ibidem, p. 140), Anségise (1080, ibidem, p. 144), et (l087, ibidem). 213 Les abbés: Gouffier (c. 1027, ibidem, p. 112), Aimeri (1068, ibidem, p. 138) et Robert (1093, ibidem, p. 150). 214 Les abbés: Aimeri (1068, ibidem, p. 138), Anségse (1091, ibidem, p. 150). 215 R. Favreau, Fonctions des inscriptions au moyen âge, "Cahiers de Civilisation Médiévale" XXXII (1989), p. 203-232, notamment p. 214-218 et Épigraphie médiévale, Turnhout 1997, p. 43-44. 216 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 132 et 144. 217 Chef-Boutonne, Deux-Sèvres, arr. Niort, eh-I, cant.; reconnaissons ici qu'il ne s'agit que d'une hypothèse fragile (G. Pon). 218 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 136, 184; pour ce dernier cas, l'auteur lui-même avoue qu'il est en face d'une épitaphe, en écrivant, avant de citer le texte inscrits: epitapbio super eum descripto. 52 GEORGES PON, SOLINE KUMAOKA textes dans son œuvre à l'endroit qu'il juge chronologiquement justifié. Lorsque les inscriptions comportent des dates, comme celles de la bataille de Chef- -Boutonne, de la fin des travaux de l'abbaye et de l'incendie de la ville de Saint-Maixent, illui suffit de les insérer dans le contexte chronologique de son œuvre. L'épitaphe de Pierre II est présentée après la notice qui annonce sa mort.

Face aux événements récents Gest à partir des notices des années 1110 et suivantes que l'auteur de la Chronique de Saint-Maixent, après avoir consulté et transcrit les Annales antérieures, fait œuvre personnelle et rapporte ce qu'il a vu en utilisant les grilles de ses prédécesseurs. Il note donc: les conciles!", les ordinations épiscopales, les dédicaces'"; les obits'", les hauts faits des croisés en Palestine et en Espagnes", les guerres-", les signes du ciel et les catastrophes-", l'évolution monétaire-" ainsi que des faits diversê", Il ajoute, par ailleurs, de nombreux renseignements concernant la fondation des abbayes, les abbés des monastères et les noms des hommes les plus illustres depuis les temps apostoliques jusqu'à son temps. Le moine chroniqueur de Saint-Maixent est en effet contemporain de l'apogée du mouvement du monachisme nouveau, qui commence à la fin du XIe siècle avec les ermites-prédicateurs venus du milieu canonial ou monastique-", tels

219 Ibidem, p. 182 (Vienne, 1112), p. 184 (Rome, 1116), p. 186 (Toulouse, Angoulême, 1118), p. 188 (Toulouse, Reims, 1119), p. 192 (Rome, 1123), p. 194 (Chartres, Clermont, Beauvais, Vienne, 1124). 220 Ibidem, p. 182,186,192,194. 221 Ibidem, p. 182 (Hugues de Lusignan, Pierre de Subise, évêque de Saintes), p. 184 (Pierre d'Étoile, Pierre II, évêque de Poitiers, Robert d'Arbrissel), p. 186 (Bernard de Tiran, Guillaume, abbé de Saint-Florent, pape Pascal II), p. 188 (Arnulf, évêque de Jérusalem, pape Gélase II, Géraud de Sales), p. 190 (Giraud l'Hospitalier), p. 192 (Simon de Parthenay), p. 194 (Guillaume Gilbert, évêque de Poitiers, Girard, saint moine de Saint-Aubin d'Angers). 222 Ibidem, p. 182, 184, 188, 190, 194 (en Palestine); p. 184, 188 (en Espagne) voir: J. Verdon, Une source de la reconquête. 223 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 182 et 192. 224 Ibidem, p. 182, 184, 186, 192,194 (rapports sur 14 incendies, 3 miracles, 2 tremblements de terre, 2 apparitions des signes dans la nature, une famine et une éclipse de lune, 1110- -1124). 225 Ibidem, p. 182 et 192. 226 Ibidem, p. 186 (les naissances des enfants difformes), p. 194 (rapport sur un culte singulier des Juifs de Rouen). 227 Cf. J. von Walter, Die ersten Wanderprediger Frankreichs, Studien zur Geschichte der Theologie und der Kirche, IX, 3, Leipzig 1903; J.-H. Foulon, Solitude et pauvreté volontaire chez les ermites du Val de Loire, dans: Mélanges Pierre Toubert, Genève 2003, p.393-416. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIt;CLE ET AU DtBUT DU XII' SIÈCLE 53

que Robert d'Arbrissel>", Gérard de Corbie-", Pierre de l'Étoile230, Vital de Mortain-", Bernard de Tiron-" et Girard de Sales-", Ces saints hommes attirent par leur prédication des foules immenses, et finissent par fonder des . communautés en grand nornbre-". Si l'opinion est souvent divisée, l'auteur de la Chronique admire la sainteté et le rayonnement de ces hommes qui attirent les foules et leurs fondations si nombreuses. C'est sans doute dans ce climat de "revival" et de réveil de la sainteté que le chroniqueur de Saint- Maixent a déployé les plus grands efforts pour insérer à leur place dans les notices de la Chronique universelle les noms des martyrs, des confesseurs avec leurs compagnons qui ont brillé en leur temps: "Hoc tempore c1aruerunt [... ]". Ils sont au total huit cents cinq. Il note avec attention les fondations qui sont particulièrement nombreuses en son temps, ainsi que les noms des fondateurs et de leurs continuateurs. C'est ainsi qu'il énumère onze noms de lieux où Robert d'Arbrissel a fait installer ses disciples, quinze où le chroniqueur croit situer les créations de Giraud de Sales, avec l'indication des "pagi" où ils sont situés, le nom des abbés ou des prieurs et des saints patrons-". Par ailleurs, ilsemble s'intéresser

228 Robert d'Arbrissel, mort en 1116, fondateur de l'abbaye de Fontevreaud, BHL 7259-7260dj cf. J.-M. Bienvenu, L'étonnant fondateur, Robert d'Arbrissel, Paris 1981; J. Dalarun, Robert d'Arbrissel fondateur de Fontevraud, Paris 1986; idem, Les deux vies de Robert d'Arbrissel, fondateur de Fontevraud, légendes, écrites, témoignages, Paris 2006. 229 Gérard de Corbie, mort en 1095,5 avril, fondateur de l'abbaye de la Sauve-Majeure (Gironde, arr. Bordeaux, cant. Créon), BHL 3417-3419. 230 Pierre de l'Étoile, mort en 1114, fondateur de l'abbaye de Fontgombault (Indre, arr. le Blanc, cant. Tournon). 231 Vital de Mortain (bienheureux), fondateur de l'abbaye de Savigny, BHL 8707. 232 Bernard de Tiron, moine et abbé de Saint-Cyprien, puis fondateur de l'abbaye de la Trinité de Tiron (Eure-et-Loire, arr. Nogent-le-Rotrou, ch.-I.-cant.), BHL 1251; cf. B. Beek, Saint Bernard de Tiron, l'ermite, le moine et le monde, Cormelles-le-Royal 1998. 233 Giraud de Sales (bienheureux), mort en 1120, BHL 3546-3547. 234 Il rapporte également sur: Robert de Turlande, mort en avril 1067, fondateur de l'abbaye de la Chaise-Dieu, BHL 7261-7263 (Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 120); Herluin, mort en 1078, fondateur de Bec-Hélouin, BHL 3836-3837 (ibidem, p. 136); Gérard (bienheureux), moine de Cluny, mort en 1087 ou en 1102; prieuré clunisien de la Charité-sur-Loire (Nièvre, arr. Cosme, ch.-I.-cant.); Gautier de Lesterps, fondateur de l'abbaye Saint-Pierre de Lesterps (Charente, comm. et cant. Confolens), BHL 8802; Pierre Igné, BHL 6714 (ibidem, p. 140); Alipran (ibidem, p. 176/178); Léothéric, moine de Cormery, cf. Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, dom Luc d' Achery, dom Jean Mabillon, Paris, 1668-1701 (2"éd. Venise, 1733-1740), VI, 2, p. 904-905 (ibidem, p. 146); Girard, moine de Saint-Aubin d'Angers (ibidem, p. 192 et 194); "Guilenus", moine de l'abbaye Notre-Dame de la Charité (ibidem, p. 194). 235 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 172 et 190/192; parmi ces 15 communautés dites de Giraud de Sales, trois d'entre elles cependant ne sont pas de Giraud, l'une, Corbasin, qui semble une communauté éphémère, reste non identifiée. Concernant les fondations de Girard de Sales, voir C. Andrault-Schmitt, Des abbatiales du ..désert" les églises des successeurs 54 GEORGES PON, SOLlNE KUMAOKA aux engines et à la prospérité des communautés voisines. Peut-être a-t-il enquêté en envoyant à plusieurs établissements ecclésiastiques et monastiques une sorte de questionnaire concernant leurs origines, leurs abbés et les hommes vénérables. L'existence d'une intense communication entre les établissements ecclésiastiques ainsi que la circulations des informations ont été parfaitement démontrées par la publication du recueil des rouleaux des morts-", Le monastère de Saint-Maixent a probablement reçu des rouleaux annonçant les noms des défunts envoyés par les communautés voisines ou lointaines sur lesquels il a pu lire dans les tituli les noms des dignitaires défunts des abbayes que le porte- -rouleau avait visitées avant d'arriver à Saint-Maixent+", Peut-être le moine chroniqueur, a-t-il utilisé le même canal pour interroger les religieux des établissements voisins sur l'histoire de leur érablissernent-". C'est ainsi, semble- -toil, qu'on peut expliquer un certain nombre de notices de fondations-" et de listes d'abbés tenues à jour jusqu'au temps présent-". Cette hypothèse est de Géraud de Sales dans les diocèses de Poitiers, Limoges et Saintes (1160-1220), "Bulletin de la Société des Antiquaires de l'Ouest" 5" sér., VIII (1994) p. 91-172. 236 Éd. J. Dufour, Recueil des rouleaux des morts (VIII' siècle- uers 1536), J, Paris 2005, on y trouve deux tituli rédigés par les moines de Saint-Maixent: n° 63, sans date [988-1004] Saint-Martial de Limoges, Titulus 2 (ibidem, p. 78), n" 114, sans date [1113, après 6 juillet- -1114] Mathilde, abbesse de la Trinité de Caen (morte le 6 juillet 1113; p. 396-502), Titulus 132 [141]. 237 On voit dans la formule typique du titulus, après la promesse de prière pour le défunt, l'établissement récepteur ajoute une liste des défunts de sa communauté en disant par exemple: Petimus pro nostris nuper defunctis, ut vestris orationibus suffulti in celestis regni cubilibus ualeant gaudere cum omnibus sanctis. Amen (éd. J. Dufour, op.cit., p. 78). 238 Par exemple le rouleau mortuaire d'Oliba, abbé de Ripoll et de Saint-Michel de Cuxa, évêque de Vic (mort le 30 octobre 1046, éd. J. Dufour, op.cit., n. 236, n° 72), révèle l'itinéraire de communication à travers le voyage du porte-rouleau: [oo.] Charroux-Ligugé- -Nouaillé-église de Poitiers-Saint-Hilaire-Saint-Cyprien-Sainte-Radegonde-Marmoutier- -Cormery-Villeloin [oo.]; certes le chroniqueur rapporte l'histoire des trois monastères que le porte-rouleau visire en sortant la ville et ses alentours de Poitiers: Villeloin, Chronique de Saint-Maixent, partie inédite, B.n.F.,lat. 4892, fol. 188d; Cormery, Chronique de Saint-Maixent éd. J. Verdon, p. 54, 74, 146; Marmoutier, p. 98, 150, 152. ' 239 Les notices de fondation: B.n.F., lat. 4892, fol. 188 (Charroux, Redon, Villeloin), Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 54 (Cormery, cf. ibidem, p. 74), p. 60 (Parçay), p. 66 (Saint-Michel-de-Cleuse, cf. ibidem, p. 74 et 88), p. 78 (Preuilly, Déols), p, 80 (Saint- -Géraud d' Aurillac), p. 92 (Saint-Liguaire, Saint-Léger d'Ébreuil), p. 94 (Saint-Pierre de Bourgueil), p. 104 (Notre-Dame de Payern, Suisse), p. 114 (Saint-Nicolas d'Angers), p. 120 (Trinité de Vendôme, Chaise-Dieu), p. 124 (Trinité d'Angers, Noyers, Sainte-Croix de Quimperlé, Sainte-Croix de Talmond, Saint-Benoît de Nanteuil), p. 126 (Notre-Dame de Saintes), p. 136 (Saint-Martin de Battle en Angleterre, Saint-Étienne de Caen, Bec-Herloïn), p. 138 (Charité-sur-Loire, Montierneuf, Sainr-Sévrin, Saint-Vincent de Nieul), p. 142 (Sauve- -Majeure), p. 148 (Chazal-Benoît), p. 150 (Fontgombault), p. 172 (les fondations de Robert d'Arbrissel), p. 180 (Tiran), p. 182, 190 et 192 (fondations dites de Giraud de Sales). 240 Les notes des listes abbatiales: B.n.F., lat. 4892, fol. 169 et 176 (Fontenelle), fol. 189 et Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 6 (Saint-Florent), p, 98 et 172 (Marmoutier), L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XI' SIl:CLE ET AU D£SUT DU XII' SIl:CLE 55 confortée par le fait que les listes abbatiales de chaque communauté vont jusqu'aux abbés contemporains du chroniqueur. C'est aussi pourquoi la Chronique de Saint-Maixent a recueilli une date de fondation plus ancienne que la date réelle - par exemple Charroux en 769 - car ses informateurs" avaient intérêt à repousser leur naissance dans un passé reculé'!'. Sion accepte cette hypothèse, il faut reconnaître que ce que le chroniqueur nous restitue l'histoire des origines de plusieurs établissements religieux est tel que chaque établissement veut se présenter par lui-même au début du XIIe siècle. c. Le continuateur (mai 1141-1142)

Après la notice de 1124, dernier travail de l'auteur principal de la Chronique de Saint-Maixent, ont été ajoutées par une main postérieure trois longues notices-": la première concernant les comtes de Poitou depuis la mort de Guillaume IX le 10 février 1126 jusqu'à la succession de Louis VII, fils du roi de France en juillet 1137; la deuxième concernant les évêques de Poitiers depuis la mort de l'évêque Guillaume Alleaume le 6 octobre 1140 jusqu'à l'installation de son successeur Grimoard dans la cité épiscopale le 18 mai 1141; la troisième concernant les abbés de Saint-Maixent, la mort de l'abbé Geoffroy le 9 janvier 1134 et la succession de Pierre Raymond. La deuxième notice revêt un grand intérêt pour nous et sans doute pour l'auteur des ajouts. Nous pouvons même dire que cette affaire de l'évêque Grimoard est à l'origine de cette continuation. Ces notices ont été rédigées après le 18 mai 1141, l'événement le plus récent qui est l'installation de l'évêque Grimoard à Poitiers, et sans doute avant la mort de cet évêque en 1142, probablement le 27 juillet-", " Ce continuateur porte la même admiration que son prédécesseur au monachisme nouveau. Le "schisme d'Anaclet", surgi après la mort du pape Honorius II en février 1130, a jeté le trouble sur le comté de Poitou et divisé les grands de la région entre partisans d'Anaclet - Girard d' Angoulême, l'archevêque de Bordeaux, le comte Guillaume X avec le clergé conservateur p. 102 (Limoges, les évêques), p. 104 Saint-Pierre de Bourgueil), p. 120 (Chaise-Dieu), p. 122 et 144 (Maillezais), p. 124 (Noyers), p. 126 (Saint-Michel-en-l'Herm), p. 128 et 150 (Saint- -Jean-d'Angély), p, 142 (Déols, Montierneuf), p. 144 (Saint-Liguaire), p. 146 (Cormery, Trinité de Vendôme, Lyon-évêques), p. 148 (Chazal-Benoit), p. 150 (Nouaillé), p. 150 (Notre-Dame de Luçon), p. 152 (Saint-Maur-de-Glanfeuil, Sauve-Majeure), p. 170 (Agen-évêques), p. 172 (Saint-Cyprien), p. 180 (Cluny), p. 184 (Fontgombault). 241 Le chroniqueur présente ainsi en tout 108 communautés ecclésiastiques. 242 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 194/196/198. 243 La mort de Grimoard n'est connue que par la biographie tardive de Girard de Sales, son frère supposé, BHL 3547, qui donne la date 27 juillet et l'enterrement à Fontevraud, sans précision de l'année: Transiit autem sexto kaiendas augusti, sepultus apud moniales Fontis Ebraldi (Acta sanctorum, Octobris, X, Bruxelles 1861, p. 257). Sa présence en 1142 est affirmée par un acte de Saint-Maixent (éd. A. Richard, op.cit., n. 193, n° 319). 56 GEORGES PON, SOllNE KUMAOKA

- et les partisans d'Innocent II, promoteurs du nouveau monachisme sous la direction de Bernard de Clairvaux-", Finalement, les partisans d'Innocent II avec saint Bernard ont remporté la victoire avant 1138. Dès lors, ils occupent les siègesépiscopaux de Bordeaux avec Geoffroy Babion, issu de I'érémitismeè+s ~ et d'Angoulême avec Lamberr'". C'est le cas aussi de Grimoard, frère de Giraud de Sales, héros du nouveau monachisme et abbé des Alleuds, une des nouvelles communautés, qui est ordonné évêque de Poitiers en janvier 1041. Ilsemble que le clergé traditionaliste de Poitiers se soit opposé à son élection et lui ait fermé la cité épiscopale. Grimoard choisit de se retirer au monastère de Saint-Maixent: il y demeura jusqu'en mai 1041. C'est sans aucun doute à cause de cette affaire qu'un des moines de Saint- -Maixent a eu l'idée d'ajouter quelques notices à la Chronique universelle terminée après 1124247• Le continuateur avait été fort impressionné par la messe chrismale du Jeudi saint, célébrée dans son monastère par le nouvel évêque, qui symbolise la victoire du nouveau monachisme en même temps que le rétablissement de l'autorité épiscopale marqué par le rassemblement des représentants des établissements poitevins et la distribution du saint chrême de l'année dans tout le diocèse. Il ne sait pas encore le sort prochain de ce mouvement: la disparition de nombreuses communautés et le regroupement de celles qui avaient subsisté dans les réseaux cisterciens. (Soline Kumaoka)

CONCLUSION

La Chronique universelle de Saint-Maixent dans le Bibliothèque nationale de France, lat. 4892 témoigne que les bibliothèques monastiques du Poitou disposaient à cette époque d'un nombre d'ouvrages de caractère historique plus important que les deux œuvres -le Liber historiae Franeorum et les Annales regni Franeorum - qui avaient permis à Adémar de composer les deux premiers livres du Chronicon. La Chronique de Saint-Maixent elle-même témoigne d'une large ouverture. L'annaliste poitevin, l'auteur des Annales perdues, doit sans doute à ses modèles angevins et vendômois, mais aussi à l'œuvre du moine de

244 Cf. J.-H. Foulon, Les ermites dans l'ouest de la France, les sources, bilan et perspectives, dans: Ermites de France et d'Italie (XI'-XY' siècle), sous la dir. A. Vauchez, Rome 2003, p, 81-113. 245 J.-H. Foulon, L'anticléricalisme dans la prédication de Geoffroy du Loroux, dit Babion, archevêque de Bordeaux (1136-1158), "Cahiers de Fanjeaux" XXXVIII (2003), p.41-75. 246 Lambert, fondateur et ancien abbé de la Couronne, communauté des chanoines réguliers qui envisagent la vie érémitique; voir R. Favreau, Series episcoporum Engolismensium (dactyl., p, 20-21, à paraître). 247 Chronique de Saint-Maixent, éd. J. Verdon, p. 196. L'HISTORIOGRAPHIE POITEVINE AU XIE SItCLE ET AU DlôBUT DU XIIE SIÈCLE 57

Saint-Cybard Angoulême dont il a repris certaines informations. L'œuvre d'Adémar est connue à Poitiers à la fin du XIe siècle: elle exerce une influence directe ou indirecte sur le moine Martin. Au début du XIIe siècle comme après l'an Mil, l'historiographie poitevine reste une historiographie monastique. Il n'y a pas à insister particulièrement sur ce point qui n'a rien d'original. Ce qui caractérise le plus la production historiographique poitevine dans la seconde moitié du XIe siècle et au tout début du siècle suivant, c'est une histoire éclatée qui naît à l'ombre de trois cloîtres pour conserver la mémoire des origines, de la fondation, des fondateurs, et des cérémonies de dédicace qui consacrent, pour reprendre le titre de l'ouvrage de Dominique logna-Prat, l'achèvement de la construction d'une "Maison Dieu". (GeorgesPon)