Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

25 | 2012 La vie d’artiste

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/272 ISSN : 2235-7688

Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2012 ISSN : 1662-372X

Référence électronique Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, « La vie d’artiste » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 06 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/272

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Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. 1

« La vie d’artiste » envisagera le statut social du musicien, et plus particulièrement du musicien professionnel. Dans certaines sociétés, ce statut est reconnu de longue date, et il fait l’objet de codifications qui déterminent son rôle, ses prérogatives et ses devoirs ; en d’autres cas, la professionnalisation de l’activité musicale est une donnée récente, qui s’est imposée sous l’influence de divers facteurs : nouveaux contextes de performance, nouveaux débouchés, tournées à l’étranger, tourisme, médiatisation, instrumentalisation de la musique... Dans quelle mesure la professionnalisation de l‘activité du musicien influence-t-elle les divers paramètres de son expression : les répertoires, les contenus esthétiques, le comportement des musiciens, leur rapport à leurs auditeurs, etc. ? Ce dossier propose d’examiner ces questions à partir d’une série d’études de cas et de réflexions générale sur le devenir de la musique dans un contexte marqué par l’interculturalité, le syncrétisme et la mondialisation des marchés.

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SOMMAIRE

Dossier : La vie d'artiste

Entre deux mondes Redéfinitions contemporaines du statut de Gnawi Jean Pouchelon

Cesaria Evora Des biographies aux autobiographies, un art vocal encore impensé Sandrine Teixido

Doudou Ndiaye Rose, l’artiste caméléon Luciana Penna-Diaw

Artistes en mouvement Styles de vie de chorégraphes burkinabè Sarah Andrieu

Construction nationale et mouvements évangéliques Deux facteurs de professionnalisation musicale en Éthiopie (de 1860 à nos jours) Hugo Ferran

La cause du rap Engagements d’un musicien palestinien au Liban Nicolas Puig

Du Trio de zarb aux « créations transculturelles » La création musicale du percussionniste Keyvan Chemirani : une globalisation parallèle ? Élina Djebbari

En marge de la scène Trajectoires de musiciens musulmans dans la ville de Varanasi (Inde du Nord) Julien Jugand

Le virtuose Conte de l’Inde carnatique Fabrice Contri

Le samba d’une forêt imaginaire Des fêtes du Nordeste brésilien aux festivals européens Lúcia Campos

Affirmation artistique et critères d’appréciation des chanteurs revivalistes au Salento Flavia Gervasi

Faire profession de la tradition ? Équivoques en Pays Basque Denis Laborde

Entretien

Une histoire ethnomusicologique Entretien avec Luc Charles-Dominique Bruno Messina et Luc Charles-Dominique

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Livres

Jacques BOUËT et Makis SOLOMOS, dir. : Musique et globalisation : musicologie, ethnomusicologie Paris : L’Harmattan, 2011 Guillaume Samson

Monique DESROCHES, Claude DAUPHIN, Marie-Hélène PICHETTE, Gordon E. SMITH eds/ dir. : Territoires musicaux mis en scène Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2011 Yves Defrance

Marc-Olivier GONSETH et al. : Bruits – Echos du patrimoine culturel immatériel Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 2011 Jean-Charles Depaule

Gerhard KUBIK : Theory of African Music Vol. I et II. Chicago : University of Chicago Press, 2010 Hugo Ferran

Nathalie FERNANDO : Polyphonies du Nord-Cameroun Paris : Peeters, Selaf 441, 2011 Marie-Hélène Pichette

Aurélie MONGIS : Le chant du masque. Une enquête ethnnomusicologique chez les Wè de Côte d’Ivoire Paris : L’Harmattan, 2011 François Borel

Richard C. JANKOWSKY : Stambêlî : Music, Trance and Alterity in Tunisia Chicago : University of Chicago Press, 2010 Jean Pouchelon

Razia SULTANOVA : From Shamanism to Sufism : Women, Islam and Culture in Central Asia London & New York : I.B. Tauris, 2011. 243 p. Mukaddas Mijit

Prithwindra MUKHERJEE : Thât/Mélakartâ. Les échelles fondamentales de la musique indienne du Nord et du Sud Paris : Éditions Publibook Université, 2010 William Tallotte

Catherine SERVAN-SCHREIBER : Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice, chutney indien et séga Bollywood Paris : Riveneuve éditions, 2010 Denis-Constant Martin

CD

Trois CDs indonésiens Chants de Biboki (Timor occidental)Chants des îles de Flores et SolorTerompong Beruk : Le Gamelan de Bangle Michael Tenzer

German & Claudia Khatylaev : Arctic Spirit. Music from the Siberian North – Sakha People 1 CD Borealia, 2011 Henri Lecomte

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Italie. Musiques des Albanais de Calabre 1 CD, 2011 Antonello Ricci

Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie 1 CD Les Chemins Productions, 2011 Jean Pouchelon

Congo. Polyphonies pygmées du nord-Congo 1 CD, 2011 Michel Plisson

Colombie : Adoration à l’enfant-Dieu (Département du Cauca) 1 CD, 2011 Natalia Parrado

Films | Multimédia

Dana RAPPOPORT : Chants de la terre aux trois sangs. Musiques rituelles des Toraja de l’île de Sulawesi, Indonésie Paris : Epistèmes/Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2009 Marc Chemillier

The Heart of Qin in Hong Kong Hong Kong : Deyin Qin Society, 2010 Henri Lecomte

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Thèses

Nolwenn BLANCHARD : Identité culturelle et patrimoine immatériel : La collection sonore constituée par Herbert Pepper au Gabon (1954-1966) Thèse de doctorat en sociologie – anthropologie, soutenue le 27 septembre 2011 à l’Université Lumière Lyon 2.

Laurent LEGRAIN : S’attacher à transmettre et transmettre un attachement. Les Darhad, leur répertoire et le continuum sonore en Mongolie contemporaine. Thèse de doctorat en anthropologie soutenue le 6 décembre 2011 à l’Université Libre de Bruxelles

Hassan TABAR : Le santur iranien et ses maîtres : une approche organologique et ethnomusicologique Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 16 décembre 2011 à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV)

Jeanne SAINT-SARDOS : S’affronter pour mieux unir : danseurs et musiciens de trois danses d’Ayacucho (Pérou) Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 17 décembre 2011 à l’université Paris‑Sorbonne

Tommaso MONTAGNANI : Je suis Otsitsi : musiques rituelles et représentations sonores chez les Kuikuro du Haut-Xingu Thèse de doctorat en Anthropologie, soutenue le 17 décembre 2011 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

Aliénor ANISENSEL : Le sens d’une tradition élitiste dans le Viêt-Nam contemporain : pratiques, apprentissages et esthétiques du chant « Ca trù » Thèse de doctorat en ethnologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 5 janvier 2012 à l’Université Paris Ouest Nanterre – La Défense

Flavia GERVASI : Ethnomusicologie et esthétique : de la réflexion épistémologique à la recherche de terrain. Une étude comparative de la vocalité de tradition orale au sud de l’Italie Thèse de doctorat en musicologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 16 avril 2012 à l’Université de Montréal, Canada

SHON Eun Kyung : Le Sinawi, évolution et artistisation : études analytiques des caractéristiques musicales (Corée) Thèse de doctorat en musicologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 31 mai 2012 à l’Université Paris- Sorbonne

LÊ Ylinh : Le maître et les génies. Musique et rituel dans le culte de possession hâ`u bóng (Viê·t nam) Thèse de doctorat en musicologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 15 Mai 2012 à l’Université Paris- Sorbonne

Publications reçues

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Dossier : La vie d'artiste

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Entre deux mondes Redéfinitions contemporaines du statut de Gnawi

Jean Pouchelon

1 Les Gnawa (m. sg. : Gnawi, f. sg. : Gnawiyya) sont connus pour être une communauté de musiciens, d’officiants et d’adeptes d’origine subsaharienne pratiquant les danses de possession au sein d’un rituel appelé lîla. Présents également en Algérie, ils ont surtout été étudiés au Maroc (Chlyeh 1999, Fuson 2009, Hell 2002, Langlois 1998, Lapassade 1998, Pâques 1991, Schuyler 1981, Sum 2011). Depuis une cinquantaine d’années ceux-ci ont connu des bouleversements notables : entrée sur des scènes modernes, ouverture de la confrérie aux étrangers. Ces bouleversements posent la question de la redéfinition des statuts.

2 Traditionnellement au Maroc, le statut de maître artisan (maallem) est réservé. Chez les Gnawa, il désigne à la fois un bon percussionniste (crotales), un bon luthiste, un bon tambourinaire, un bon danseur, un bon chanteur, mais aussi celui qui maîtrise le répertoire, la gestion des danses de possession, ainsi qu’un officiant qui, au même titre que la prêtresse (moqaddma), peut effectuer le culte.

3 Bertrand Hell raconte qu’autrefois le maître était intronisé par ses aînés à l’occasion d’une cérémonie (la gasaa1) où il devait jouer le répertoire au sein du sanctuaire (zaouiyya) 2 (2002 : 352).

4 Le maître Mahmoud, âgé aujourd’hui d’une soixantaine d’années, raconte dans un entretien avec Abdelqâder Mana, comment, alors qu’il était jeune homme, les Gnawa d’Essaouira lui firent une cérémonie (Mana 2012).

5 Sliman, un informateur privilégié descendant d’une famille de Gnawa oujdis qui a repris la tradition familiale, me parle d’un enfermement nocturne dans un abattoir, lieu prisé par les génies, où le prétendant maître devait jouer toutes les cohortes de génies3 jusqu’au petit matin et par là même triompher de la mort pour achever le long apprentissage que demandait cette vocation.

6 Je n’ai jamais assisté à des telles cérémonies. À peine ai-je vu une prêtresse marrakchie plaisanter sur le fait, pour qui veut devenir maallem, qu’il est requis de se rendre au mausolée de Sidi Jaaber4, près de Bab Taghzout à Marrakech, et d’entrer « un peu » en transe.

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7 Mes observations sont semblables à celles de Bertrand Hell (op. cit.) : ces intronisations ne se pratiquent plus. J’ai plutôt l’impression que les jeunes vont au métier progressivement, apprenant simultanément les crotales, le luth, le tambour et la danse. Si l’occasion se présente en rituel alors ils se partageront le luth. Mais point de passation formelle de l’instrument comme le racontent les anciens. Le maître Mahmoud le dit, non sans être critique envers la jeune génération, dans l’entretien cité ci-dessus : C’est de cette manière qu’ils m’avaient reconnu en tant que maître par la gasaa. Ce n’est pas le premier venu qu’on recrutait ainsi. N’importe quel profane qui apprend sur cassette se prétend maintenant maâlem. Pour le devenir vraiment, il faut l’avoir mérité à force de peines. Maâlem, cela veut dire beaucoup de choses. Il faut être vraiment initié à tout ce qui touche aux Gnaoua : apprendre à danser Kouyou [les danses liminaires des musiciens pendant le rituel], à jouer du tambour, à chanter les Oulad Bambara [un moment de la partie liminaire du rituel], à bien exécuter les claquettes de la noukcha [un autre moment de cette partie liminaire]. Il faut savoir tout jouer avant de toucher au gunbri, qu’on doit recevoir progressivement de son maître. Maintenant, le tout venant porte le gunbri et le tout venant veut devenir maâlem. (Mana : op. cit.)

8 Est-ce à dire qu’aujourd’hui n’importe quel bon luthiste peut s’introniser maître ? N’y a-t- il pas, pour prétendre à ce titre, d’autres obligations auxquelles il faut toujours souscrire ? Si des changements ont eu lieu, sont-ils uniquement générationnels ? Comment cela se passe-t-il dans la diaspora ?

9 La vocation de cet article sera de préciser les contours d’un statut que nous penserons en pleine redéfinition, de manière diachronique (entre les générations), et, synchronique (entre le pays et la diaspora). Pour ce faire, j’illustrerai mon propos en confrontant quatre portraits de musiciens gnawa de trois générations différentes vivant respectivement à Paris, à Montréal et à Marrakech.

Sliman de Paris

10 Sliman, aujourd’hui âgé de 37 ans, est un ami et un des premiers Gnawa que j’ai rencontrés à Paris en 2003. Cet élégant Noir m’a laissé sa carte en me disant qu’il organisait des lîla5 chez sa mère. À cette époque, j’avais également fait la rencontre d’immigrés marocains qui étaient gnawa ou amateurs de cette musique. Je fis la connexion : les « Gnawa de Paris » étaient nés.

11 L’appartement de sa mère, situé dans le 14e arrondissement, dispose d’un diwân, c’est-à- dire des instruments permettant de conduire un rituel6. La possibilité que nous avons de nous y réunir pour jouer en fait un véritable petit sanctuaire, une petite zaouiyya.

12 C’est véritablement là-bas que j’ai commencé à pratiquer de manière régulière les instruments des Gnawa. Autant le dire tout de suite : le niveau n’est pas celui du bled. Mais qu’importe, il y a tout pour organiser des rituels : des musiciens et des possédées, en premier chef « Nanak », la mère de Sliman7.

13 Une brouille met fin aux « Gnawa de Paris » en 2005, mais d’autres Gnawa arrivent du bled, qui renouvellent – sans compter les fidèles « français » – le contingent marocain de la troupe éphémère que Sliman convoque pour ses lîla. Le niveau musical s’améliore. Enfin, les cousines oujdies viennent renforcer le rang des possédées.

14 Le parcours de Sliman dans le monde des Gnawa est tumultueux. Né en France, il se voit, petit garçon, poser sur les jambes la tête du taureau sanguinolant après le sacrifice (l-aâr)

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lors d’un retour au pays oujdi de la famille. À l’adolescence, les Gnawa viennent le tourmenter : il souffre d’hallucinations, à tel point que sa mère l’emmène consulter un guérisseur traditionnel (un fqih). Jeune adulte, il va décider d’apprendre les instruments des Gnawa et, au premier chef, l’instrument formulant les devises aux génies, le luth guimbri, tout en débutant parallèlement l’apprentissage de possédé rituel (jaddâb).

15 Il se rend au Maroc plusieurs fois, séjourne dans sa famille oujdie mais se rend également au mausolée du saint Moulay Ibrahim (dans la région de Marrakech) où une prêtresse lui dit qu’il devra choisir entre suivre une vocation de possédé ou de maallem. Sliman choisira celle de maallem, mais continuera en fait de danser régulièrement sur l’aire de possession. Il se rend alors chez deux maîtres afin qu’ils lui « ouvrent la porte » : Abbes B. à Marrakech et surtout Mahmoud G. à Essaouira.

Fig. 1. Sliman chez Nanak à l’occasion d’un rituel.

Photo : Stephanie Bakouche.

16 Dans sa famille, où l’on vit dans le monde des Gnawa depuis au moins deux générations, il ne saurait s’agir d’un legs heureux. Gnawa, c’est un nom lourd à porter et Sliman assume le choix d’avoir repris le flambeau8. Il y a évidemment des raisons personnelles à cela – lesquelles ne relèvent pas de la mystique, mais de la stratégie familiale : petit dernier, Sliman a pressenti que devenir maître, ce qu’aucun de ses trois grands frères n’a fait, lui assurerait un avantage certain dans une famille de fortes personnalités où le nom Gnawa fait peur. Parallèlement à ce combat interne, il s’est imposé parmi « les autres », ceux du bled.

17 Comment Sliman, qui n’a somme toute pas passé beaucoup de temps au Maroc, a-t-il géré son image auprès de natifs marocains ? Comment s’est-il fait accepter comme Gnawi et, par-dessus tout, comme maître ? Car dès ses débuts, bien que conscient de certaines insuffisances techniques, celui-ci n’hésita pas à se proclamer jeune maître.

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18 Pour tracer sa voie, Sliman a joué de plusieurs atouts : le premier est indubitablement sa technique de jeu tout à fait honorable dont (aujourd’hui) il maîtrise les grandes articulations. Mais à ses débuts, il lui a fallu user d’autres stratagèmes pour s’attirer les faveurs de musiciens marocains : son diwân constituait un faire-valoir certain pour ces musiciens partis sans leurs prêtresses. Ceux-ci trouvaient chez la mère de Sliman un endroit où jouer aussi en situation rituelle – les femmes y entraient en transe. L’héritage et les pratiques familiales de Sliman ont donc été centraux dans cette consécration. Enfin, le fait que Sliman soit noir a joué également pour être considéré comme Gnawi. Sans doute parce que les Gnawa noirs suscitent à la fois de la curiosité et du respect, mais un respect transgressif vis-à-vis de l’idéal esthétique dominant, un respect pour ce qui vient d’ailleurs, un respect pour ce qui est étranger au modèle de l’Arabe9.

Ftah et Rachid de Montréal

19 J’ai connu Ftah et Rachid lorsque je résidais comme étudiant à Montréal. À l’hiver 2011, je passais ma première soirée dans le quartier de Longueil en compagnie de mes nouveaux amis marocains. Nous nous réunissions chez Mohamed pour jouer Gnawa, un peu à la manière d’une lîla, mais entre hommes : habillés et exécutant une partie des couleurs10 dans leur ordre rituel. Mais il est vrai, point de transes (très peu de femmes), ni de sacrifice, ni d’encens.

20 Mohamed était venu me chercher avant de passer prendre celui qu’il appelait le « maallem » dans notre quartier de Villeray Saint-Michel, sur le boulevard Jean Talon Est. Je vis arriver Ftah, un jeune homme métis, vigoureusement charpenté, la vingtaine passée. Très discret, donnant l’impression de jouer avec un coup d’avance.

21 Puis Rachid revint du Maroc. Je le connaissais. J’avais passé une partie des fêtes de Chaabâne11 en 2007 en compagnie de sa troupe à Casablanca. À l’époque, Rachid, qui était parmi les jeunes du groupe, donnait déjà toute sa voix au chœur.

22 Nouvelle invitation des amis montréalais marocains. Tout le monde était là : Nazir, qui nous recevait dans ce quartier de Villeray Saint-Michel, Mohamed, Khalil, Rachid, Smaïl ; mais cette fois-ci pas de Ftah. J’apprendrai que, la dernière fois que les deux jeunes maîtres étaient réunis, c’était à l’automne précédent, à l’occasion d’un concert un peu terne en cette fin de Ramadan. Leurs amis n’avaient pas réussi à réconcilier Rachid et Ftah après une brouille.

23 Puis, par l’entremise industrieuse de Khalil et à cause du malheureux décès de Nazir, la réconciliation verra enfin le jour. Il n’est pas étonnant d’ailleurs qu’une dispute ait éclaté entre les deux jeunes lions : à un âge où il est difficile de partager la gloire (25 ans environ), ils sont aussi les seuls « vrais » Gnawa du groupe – en tout cas ceux qui se définissent comme tels. Khalil a certes vécu avec les Gnawa dans sa ville de Fès, mais il a d’autres horizons esthétiques, notamment son groupe de rock, Bambara Trans. Nazir a toujours rêvé d’être Gnawi, mais sur scène, pour jouer. Mohammed se fait appeler « Gnawi » dans le café du quartier où il a ses habitudes, mais son rôle est avant tout celui d’organisateur, d’accompagnateur, de chauffeur etc. Enfin, Smaïl, a un emploi confortable et joue de la musique pour son plaisir. Alors que Rachid et Ftah « sont » gnawa.

24 Rachid a fait ses classes dans la troupe de Hassan B. de Casablanca. Dans sa famille, son oncle maternel, un mejdoub (possédé mystique), invitait les grands maîtres de Casablanca ou d’Essaouira. Certes, Rachid exerçait un travail de nuit (emballeur de fruits) lorsque je

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l’ai revu à Montréal, mais ce à quoi il pensait, ce à quoi il rêvait, c’était bien de devenir un maître. Il joue bien du luth guimbri et du tambour, chante et connaît le répertoire.

25 Ftah est marrakchi et a également commencé au Maroc. Sa grand-mère, L-houaouiyya (la galante) était une mejdouba connue à Marrakech. Dans la famille, on faisait des lîla où Ftah jouait les instruments des Gnawa. Remarquant très tôt l’avantage d’internet, il a aussi tourné et diffusé un certain nombre de réunions où l’on jouait dans des rituels. Ftah rêve lui aussi d’être maallem, de sortir un disque, de faire des tournées et il a comme atout d’être un excellent joueur de guimbri.

26 Rachid et Ftah ont une approche « light » (les avantages sans les inconvénients), moderne, du métier. Un jour, nous sortions du café et nous nous rendions dans la voiture de Khalil. Je me mets à côté du conducteur et Rachid vient m’en déloger : « c’est la place du maallem », me serine-t-il. Je lui réponds qu’il n’est pas maître : il n’est ni Hmida B., ni Ould Sidi Amara12. « Oui, ça c’était le sens d’avant, me répond-il, mais je l’entendais dans le sens actuel ». Rachid a donc conscience que le statut se démocratise : aujourd’hui est maître celui qui joue du luth guimbri.

Fig. 2. Rachid (à gauche) et Ftah (à droite) au festival Nuits d’Afrique 2011 (Montréal) accompagnant aux crotales le groupe Bambara Trans.

Photo : Ahmad Kenya.

27 Mais, en dépit de ces aspirations communes, leurs personnalités s’opposent : Ftah est marrakchi, mondain, costaud, parle anglais, soigne son apparence. Rachid est casablancais, famélique, ténébreux, ne fréquente que des marocains à Montréal. Quoi de mieux, me direz-vous, pour sceller une alliance entre le luthiste (Ftah a indéniablement un style plus fleuri) et le chanteur soliste (Rachid a une voix) ? Cette alliance demeure néanmoins fragile : bien souvent ils se relaient, assurant eux-mêmes le luth et le chant solo. Mais ce qui explique la résistance de celle-ci, c’est sans doute la petitesse du milieu gnawi à Montréal. La communauté marocaine comptant dans cette ville à peu près 30000 âmes13, il n’y a pas de mal à imaginer ce que représente l’infime pourcentage de Gnawa dans ce milieu. Dans ces conditions (un réseau de diffusion unique), il est meilleur

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d’être ensemble que d’être contre et de diviser le nombre – très restreint – de musiciens pouvant vous accompagner.

Aziz « Rasta » de Marrakech

28 Aziz a quarante-cinq ans. Nous nous sommes rencontrés en 2010. Je cherchais où loger à Marrakech et le fils du maître Abdeltif « Ould Sidi Amara » me l’a présenté. Aziz est à la fois un musicien accompli et un collaborateur du vieux Abdeltif. Sa garde-robe, qui va d’un blouson de cuir cintré à une djellaba de laine à la mode de Tanger, illustre bien sa faculté à se fondre dans deux univers : le Marrakech cosmopolite et celui des Gnawa, qui cultive un certain traditionalisme. Il y a plus d’une dizaine d’années, celui-ci s’est installé en Espagne alors qu’il faisait déjà carrière comme Gnawi dans des groupes de fusion (Nass Marrakech14 puis 0800115). Il avait déjà une solide réputation dans le milieu traditionnel lorsqu’il est parti du Maroc. Sa femme est catalane. Pourtant, il le dit lui-même, « difficile de changer de disque » entre le Maroc et l’Espagne.

Fig. 3. Maallem Aziz « Rasta ».

Photo : Jean Pouchelon.

29 Comment se définit-il ? « Comme un musicien », affirma-t-il lors d’un échange vif que nous avions sur sa légitimité à prendre des décisions comme Gnawi – laquelle était paradoxalement affirmée en amont de la discussion. Et le fait est qu’Aziz, avec une modestie parfois travaillée, ne se présente jamais comme « maître ». Celui qu’il désigne ainsi, c’est Abdeltif – sans pour autant se présenter comme son apprenti non plus. Pour lui, les règles on d’ailleurs changé, notamment du point de vue financier : aujourd’hui tout le monde est payé à parts égales et non plus selon le bon vouloir du maallem, qui se réservait traditionnellement « une part et demie » (qesma o ns).

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30 Pourtant Aziz a une activité rituelle régulière mais en « free-lance » si j’ose dire. Un jour que je lui demandais pourquoi il n’avait pas de groupe attitré, il me répondit qu’il pouvait en monter un quand il voulait, sur un simple claquement de doigt. Même s’il affirme constamment sa différence avec les autres Gnawa, il reste définitivement l’un d’entre eux, mais qui aurait autre chose à côté : il traîne peu dans les endroits où les autres vont, il traîne peu après la lîla ; en somme, il remplit avec excellence l’exercice primordial de Gnawi (jouer), tout en minorant ce qui est secondaire (traîner entre Gnawa). C’est peut- être cela la définition du Gnawi moderne…

Abdeltif « Ould Sidi Amara » de Marrakech

31 Nul ne pourrait contester la qualité de grand maître à cet homme âgé de 68 ans, qui est un des derniers témoins des bouleversements survenus dans la vie des Gnawa à partir des années 1970. Pourtant, il joue peu – quelques concerts dans l’année, dont parfois au festival d’Essaouira, et quelques lîla. Nous nous sommes rencontrés une première fois en 2002 à l’occasion d’un concert à Palaiseau puis retrouvés en 2008 à l’occasion d’un concert à Ris Orangis. Depuis je vais le voir régulièrement à Marrakech.

32 Chaque matin, il part voir où en sont les travaux de sa maison à Tamesloht, à côté de Marrakech. Le soir, on peut le trouver dans son petit studio du quartier du Mouqf. Il reçoit avec affabilité, fait tout avec temps et précision : le thé, la gamila, le kiff16. Il ne sort jamais l’instrument et se contente de vous passer des enregistrements sauvages de lui en lîla, en concert, ou même du Abdelwahab17. Parfois, il se met à parler et consent à partager, avec folie et emportement, un peu du trésor historique et symbolique qu’il cultive en toute humilité depuis son adolescence, lorsque les Gnawa accueillirent ce jeune orphelin qui vivra dans les quartiers du centre ville historique de Ryâd Laarouss, puis de Sidi Amara – d’où son surnom de « fils de Sidi Amara ».

33 Ce maître occupe une position singulière chez les Gnawa : vivant seul, séparé de sa famille, il n’a pas voulu transmettre ce qu’on nomme parfois une « piqure » ou une « contagion » à ses fils. Sans doute a-t-il estimé qu’ils n’auraient pas les épaules assez solides pour intégrer ce monde, jour et nuit. Car à l’évidence, ce marginal est habité et vit tout le temps avec ses esprits (mlouk). La nuit, son visage bienveillant laisse entrevoir quelques éclats sataniques. Il est un maître, il connaît le bien et le mal.

34 Celui qu’on surnomme hmaq ej-jinn (« celui qui rend le jinn fou ») a un style marginal, parfois difficile au luth guimbri, mais il a dédié ses plus belles heures à la maîtrise parfaite de l’instrument. Connu pour être un des seuls à jouer Bala Bala Dima, un des morceaux les plus dangereux des génies noirs de la forêt, il n’est pourtant guère visité par ses pairs. Il est d’ailleurs très critique vis à vis de la génération actuelle qui « ne connaît rien. « Tous s’improvisent maîtres, clame‑t‑il en puissance. Ils se mettent une tunique et hop ! ils sont maallem ! Mais ils ne connaissent rien, ils mélangent tout. »

35 On aura tous recueilli sur nos terrains des critiques semblables provenant des générations antérieures. Toujours est-il que les Gnawa ont dû affronter d’importantes transformations sociologiques en à peine un demi-siècle : avant les années 1970, les Gnawa exerçaient d’autres métiers et considéraient « la voie des Gnawa » (tagnawît) comme un mode de vie à part entière. Aujourd’hui, Gnawi est d’abord un métier, certes ambivalent puisqu’il doit être exercé à la fois sur les scènes modernes et dans les maisons. Mais, ce vieux maallem parle d’un temps où les Gnawa n’étaient pas encore devenus des

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ambassadeurs du Maroc18, où ne restaient dans les lîla que les gens concernés par le soin. D’un temps où les sphères mondaines et traditionnelles ne se confondaient pas.

Comment est employé le mot de maallem dans ces quatre contextes ?

« Nostalgique » et « opportuniste » ?

36 Pour Sliman, le mot est d’autant plus connoté d’ésotérisme qu’il est importé du Maroc sans sa gangue contextuelle. Dès le début de sa formation, il affirme qu’être Gnawi reste avant tout une thérapie, et ce malgré le changement du statut des musiciens. Cette définition repose largement sur son vécu : Sliman a été malade et se « soulage » en jouant Gnawa, mais aussi en entrant en transe. Il était sans doute objet de médisances en catimini, mais nul ne pouvait lui objecter, en public (c’est à dire dans la sphère où l’honneur se joue), de vouloir faire les choses « à l’ancienne », d’inviter les génies et d’observer les « règles » qui leur étaient dues à la moindre manifestation musicale.

37 Chez Ftah et Rachid, le mot revêt au contraire une connotation pragmatique. Est maallem, peu importe le contexte, celui qui assure d’abord le luth guimbri. Bien sûr, pour ces jeunes Gnawa le contexte rituel a autant d’importance que la scène et ils ne confondent pas les deux – à l’instar d’un Ftah qui me disait que pour le travail de scène le tambour apparaît toujours en premier, contrairement à la lîla. Mais l’influence de l’une sur l’autre est flagrante : qui imaginerait aujourd’hui ne pas mettre les fameuses tuniques colorées, les qachaba, avant d’aller jouer sur scène ou en rituel ? Il y a trente ans, les Gnawa mettaient leurs djellabas pour jouer et nul n’avait cette injonction de porter ce nouvel uniforme. Ce dernier va évidemment de pair avec la professionnalisation d’une musique qui est passée d’un recrutement exclusivement initiatique à un engagement professionnel. Aujourd’hui, les jeunes tels Ftah et Rachid aspirent à ne faire que cela : jouer sur scène et en rituel. Car, je le répète, on n’imagine pas l’un sans l’autre si l’on veut être Gnawi, comme l’atteste la lîla que Ftah donnait pendant son dernier séjour à Marrakech, en invitant des Gnawa de la génération précédente.

38 Une ligne de fracture se dessine, qui est celle de la « nostalgie » contre « l’opportunisme ». Aziz, Ftah et Rachid ne sont pas nostalgiques d’une époque antérieure. Ils sont de plein pied dans cette réalité qui veut faire alterner concerts et travail rituel. Ce n’est pas le cas d’Abdeltif – qui a connu l’ancien temps – et de Slimane – qui s’estime heureux d’avoir pu au moins « sentir l’odeur de l’encens après la lîla » c’est-à-dire d’avoir pu toucher le souvenir d’une époque où l’on pratiquait la « discipline », comme dit le maître Abdeltif.

Mystique ou possédé ?

39 De la génération suivante, Aziz, a d’une certaine manière entériné cette double activité comme incluse dans les prérogatives du Gnawi moderne. D’un côté il a déjà réussi à intégrer d’autres musiques, et, de l’autre, à s’imposer comme un (futur) maallem à Marrakech. Ceci explique sans doute qu’il se sente d’autant plus libre vis-à-vis du statut de maître – il ne se définit jamais comme tel – qu’il n’a plus rien à prouver. Aziz a des qualités musicales exceptionnelles auxquelles il doit (aussi) son succès : bon interprète de

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chant, il est également bon danseur et excellent luthiste – sans oublier sa faculté d’adaptation à d’autres musiques.

40 Mais son rapport au monde des Gnawa n’est pas si ouvertement lié à sa propre thérapie. Comme pour Ftah et Rachid, c’est également vrai de la plupart des musiciens gnawa : la majorité d’entre eux ne dansent pas les possessions19. Pourtant Ftah et Aziz connaissent les pas associés au rituel : un soir après une répétition, Ftah nous a montré, sur le guimbri de Rachid, la danse des Moussaouiyyîne (les « génies bleus de la mer ») qui consiste d’abord a entrer dans une ronde puis à danser seul, un bol sur la tête, et ensuite à faire des mouvements de brasse au sol avec ce bol avant de stopper le morceau en l’adressant au maître ; quant à Aziz, il m’a montré les mêmes pas chez lui. Mais ces musiciens ne se risqueront pas à « se lever » et à laisser leur luth à autrui en contexte de lîla. C’est une différence fondamentale avec Sliman et avec le maître Abdeltif.

Fig. 4. Le maallem Abdeltif chez lui, 2012.

Photo : Jean Pouchelon.

41 Je n’ai jamais pu observer le maître jouer en lîla et l’ai vu uniquement dans des concerts empruntant au rituel20. Mais son attitude était déjà double en ce qu’il ne pouvait rester que d’un côté de la place, si j’ose dire. Que le maître danse – ce que font tous les Gnawa – dans les parties dévolues aux danses des musiciens, est normal. Mais qu’il « remplisse l’aire des danses » (aammar er-rahba), le place hors de la simple catégorie de maître. Car, sur le répertoire des Mlouk (génies), Abdeltif se lève, donne son luth à un musicien l’accompagnant et va danser, une paire de crotales à la main. En cela il est un mejdoub, un illuminé, un mystique. Et Sliman en est aussi un, lui qui peut passer son luth à un autre musicien et aller « transer » sur les génies noirs Sergou.

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42 Est-ce à dire qu’Aziz va animer les rituels comme il irait à un concert ? Je ne le crois pas. Tout d’abord, il affirme qu’il faut aussi bien « entrer » que « laisser entrer » pour être maître. Il insiste bien sur le fait qu’il faut être « possédé » pour jouer et pour danser21. C’est donc comme habitant et comme habité, comme possesseur et comme possédé que le maître doit s’imposer. À cela il ajoute que le vrai maître est « ailleurs » pendant son jeu, qu’il n’est pas là pour draguer les filles ni pour chercher de l’argent.

43 Sans doute, les anciens acceptaient-ils de prendre le risque de « se lever » plus facilement que les modernes22. Toujours est-il que le lien à l’état mystique (hâl) ne semble pas s’être altéré d’une génération à l’autre : il faut être en transe au luth pour faire entrer en transe les possédés.

Conclusion

44 Malgré des divergences qui ne sont pas toutes imputables, nous l’avons vu, uniquement à la génération et à l’éloignement du pays, les « lois » de la passation du titre ont-elles foncièrement changé entre hier et aujourd’hui ? Ne suffit-il pas d’être bon instrumentiste pour être maître aujourd’hui ?

45 Certes, le statut s’est démocratisé parmi les Gnawa. En particulier à l’étranger, où la concurrence est réduite. Le niveau des compétences apparaît alors comme supérieur à ce qu’il pourrait paraître au pays : ceux qui ne pouvaient encore prétendre à un statut de maître au Maroc peuvent se positionner comme tels en France ou au Canada.

46 Mais on voit bien à travers ces quatre exemples que l’activité musicale, seule, ne suffit pas. Certains instrumentistes s’avèrent d’un aussi bon niveau – voire meilleur – que certains des musiciens présentés ici (au tambour, au luth, aux crotales ou en danse) mais ils ne jouent jamais en lîla. Il faut savoir animer ces dernières pour devenir maître, c’est- à-dire, conduire des possessions dans un ordre précis. Et même s’il se dessine parmi les personnages dépeints ici une ligne de fracture entre les « nostalgiques » (Abdeltif et Slimane) et les « opportunistes » (Aziz et sans doute Ftah et Rachid), ces cinq protagonistes ont un lien direct avec le milieu cultuel et jouent tous en lîla.

47 L’avis des pairs et la constitution d’un réseau sont également essentiels pour prétendre au statut de maître : les autres musiciens qui n’étaient pas gnawa au pays peuvent moins le revendiquer dans la diaspora. Mais si le fait d’avoir du sang gnawi n’en fait pas une condition suffisante – d’autant moins dans le cas de mauvais musiciens – elle demeure un avantage certain sur ceux qui sont « entrés » dans le but de porter l’épithète soudanais.

48 Mais alors à quel niveau y a t-il changement ? Au niveau du rituel lui-même. Les exhibitions extra-rituelles des Gnawa existent de longue date – sans compter l’aumône ( krima) qui ne se pratique qu’aux crotales et au tambour – mais celles-ci sont bien plus nombreuses qu’avant, au point qu’elles représentent aujourd’hui près de la moitié de l’activité d’un musicien23. Comment ne pas en subir l’influence dans les rituels ? Ce qui aurait changé, c’est donc le regard que l’on porte sur les musiciens dans les lîla où ne viennent plus seulement ceux qui désirent être soignés (comme cela ressortait des témoignages du maallem Abdeltif), mais aussi des aficionados ( mouhîb) de musique gnawiyya.

49 Ces jeunes (hommes) sont un peu comme les bourgeois qui venaient s’encanailler au son du jazz à Harlem à partir des années 1920 (Gennari 2006 : 19-34)24 : leur présence est signe d’ouverture, mais aussi de changement de paradigme d’une musique25. Pourtant, je ne

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pense pas qu’on arrêtera de danser sur la musique des Gnawa comme on a arrêté de danser sur le jazz, ni même d’y entrer en transe. Mais aujourd’hui, en se présentant sur scène, les Gnawa sortent des marges où les confinait la société dominante : des « nègres » qui agissent sur les esprits, dignes de mépris mais dont il fallait tout de même se méfier. Leur activité rituelle, loin d’être en désuétude rappelons-le, s’ouvre et se modifie dans le même sens que leur entrée en scène : les Gnawa ont franchi un seuil de respectabilité qui, paradoxalement, leur ôte un peu de leur secret et de leur ésotérisme, et c’est peut-être en soi un nouveau paradigme.

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NOTES

1. La gasaa est le nom donné au plat dans lequel on sert le couscous. 2. Lieu de réunion d’une confrérie. 3. Les Gnawa invoquent des esprits qu’ils appellent mlouk et qui sont réunis à l’heure actuelle en 7 familles de couleurs différentes : Blancs, Bariolés, Noirs, Bleus, Rouges, Verts, Jaunes (ordre donné par Viviana Pâques pour Marrakech, d’après J. Willemont 2012). Chacune de ces familles, le mhella, possède un répertoire précis. 4. Connu dans les textes comme « moul el-gnâber » (« maître des guimbri »). 5. Le rituel (lîla) suit un ordre précis : sacrifice (dbiha) puis danses des musiciens (kouyou) puis génies (mlouk). Ces derniers ont chacun un encens leur correspondant. 6. Le diwân (litt. l’assemblée) désigne les objets du rituel à Oujda : panier d’osier où sont posés les encens nourrissant les sept familles (tbiqa), voiles de couleur (hmâl), accessoires utilisés pendant la transe (couteaux, fouet en nerfs de bœuf boulalât…), et enfin les instruments de musiques canoniques : luth (guimbri), crotales (qrâqeb) et tambours (tôbôl). 7. Ces rituels « extradés » peuvent apparaître hétérodoxes aux yeux du puriste. Au Maroc, il y aurait certainement une prêtresse et ses assistantes (aarifât). Mais à Paris, le groupe des musiciens et le groupe des possédées viennent d’eux-mêmes aider à la liturgie : passer les voiles de couleurs, mettre le bon encens lorsque une couleur est jouée, soutenir un possédé etc. Or ici, nous sommes dans un cadre domestique. Nanak est la mère de la fratrie et reçoit ses hôtes. Et lorsqu’elle tombe en transe sur Jilala, quelqu’un d’autre va automatiquement veiller sur elle. Il s’agit d’un soulagement, d’un « soin » fait en famille comme se plaisait à le répéter Sliman. 8. Son père était possédé et chanteur soliste aux côtés d’un maître (en Algérie et à Oujda : kouyoubongo). 9. Jankowsky distingue très bien les deux interprétations de la négritude en Tunisie. D’un côté elle est objet de mépris (société dominante) et de l’autre objet de valorisation et de réconciliation (2010 : 198) : il semble que dans le contexte très métissé des réunions publiques gnawa, ces deux appréhensions coexistent au Maroc. 10. Cf. note 3. 11. Fêtes rituelles du mois de Chaabâne : pendant lesquelles les Gnawa renouvellent leurs alliances avec leurs génies avant la retraite du Ramadan. 12. Il s’agit de grands maallem historiques (le second est toujours en vie – cf. supra). 13. Les données concernant la population immigrée marocaine proviennent des sites gouvernementaux suivants : Statistique Canada, Recensement de 2006, numéro 97-564-XCB2006007 au catalogue et compilation spéciale du MICC, Statistique Canada, Recensement de 2001, 97F0010XCB01040, et Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, Direction de la recherche et de l’analyse prospective. 14. Fondé en 1991, d’après la page qui lui est consacré, et installé à Barcelone en 1998 (). 15. Voir le site du groupe 16. La gamila désigne le contenant (la « gamelle ») dans lequel on prépare un plat à base de viande (parties nobles ou maigres du bœuf, pieds de moutons etc.), mais qui est décliné de mille façons. Le kiff désigne des fleurs de cannabis séchées, broyées et mélangées à du tabac que les gnawa fument dans une pipe (le sibsi). 17. Mohammed Abdelwahab (1902-1991) est un compositeur et chanteur égyptien très populaire dans le monde arabe. 18. Avec ce paradoxe que le pays a choisi la musique la plus « étrangère » – subsaharienne (et longtemps déconsidérée) – pour s’exporter. Je m’appuierai notamment sur le

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duo – politiquement fort quand on sait que les frontières terrestres sont fermées entre les deux pays depuis 1994 – entre le Gnawi marocain Hâmid El Qasri et le chanteur de raï algérien Cheb Khaled autour de morceaux gnawa algériens. 19. Si je me remémore les lîla auxquelles j’ai assisté (une bonne trentaine), je n’ai vu des musiciens entrer ainsi en transe que deux fois à Fès (en deux occasions différentes), deux fois à Casablanca (en deux occasions différentes) et une fois à Paris. Citons également deux exceptions parmi les maîtres historiques : Hmida B. et Mahmoud G. 20. En reprenant l’ordre des couleurs et le brasero où brûlait de l’encens. 21. Hisham, un autre ancien « gnawi de Paris » me rapportait que son propre père (un moqaddem célèbre de Asfi) insistait sur le fait qu’un maître devait entrer en transe s’il voulait animer une cérémonie. 22. C’est une vraie question à laquelle je ne peux répondre définitivement en l’état actuel de mes recherches. 23. Lapassade (1982 : 25) signale déjà une pratique du guimbri sur la place Jemaa El Fna, qu’il juge « touristique » – mais pour quels touristes ? Les marocains ou les étrangers ? 24. Je fais le parallèle pour la recherche d’exotisme avec la réserve que l’on ne s’encanaille théoriquement pas dans une lîla (on ne peut y boire, ni fumer). 25. En l’occurrence, la vogue du swing dans les années 1930 dans la jeunesse américaine (Hallen : 265 et sq.).

RÉSUMÉS

Chez les Gnawa du Maroc, le maallem (le maître) est traditionnellement à la fois un bon percussionniste, un bon luthiste, un bon tambourinaire, un bon danseur, un bon chanteur mais aussi celui qui maîtrise le répertoire des danses de possession ainsi qu’un officiant capable de gérer le culte. En quoi le statut de maître a-t-il changé depuis cinquante ans ? Cet article tente de répondre à cette question en envisageant quatre portraits de musiciens gnawa représentant trois générations (–40 ans, +40 ans et +60 ans) et dans trois villes différentes (Paris, Marrakech, Montréal). Il existe bien des différences entre les différents musiciens approchés, mais celles-ci ne sont pas (seulement) dues à leur âge ou leur position géographique. En définitive, il semble que les règles se soient modernisées – comme le culte – mais qu’elles fonctionnent toujours sur l’appartenance au milieu cultuel – et non uniquement sur le niveau musical.

AUTEUR

JEAN POUCHELON Jean Pouchelon est doctorant en Ethnomusicologie (Université de Paris Ouest Nanterre et Université de Montréal). Il travaille chez les Gnawa du Maroc. Son approche est double puisqu’à une ethnomusicologie classique il ajoute un questionnement sur la danse. « Quels sont les rapports entre danseurs et musiciens? » est une des questions fondamentales qu’il pose dans ce travail. Jean Pouchelon s’intéresse également au jazz, et en particulier au pianiste Erroll Garner et à ses déplacements rythmiques.

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Cesaria Evora Des biographies aux autobiographies, un art vocal encore impensé

Sandrine Teixido

1 Écrire sur Cesaria Evora, c’est rencontrer une « vérité », celle de la voix qui, immédiatement, émeut. Cette vérité nous est présentée comme l’attribut d’une chanteuse, une marque de fabrique qui se construit sur la reconstruction d’un destin hors norme. Néanmoins, celle-ci n’est pas à considérer comme une vérité qui n’attendait que nous – journalistes, critiques, musicologues – pour être découverte. Il ne s’agit pas non plus de prendre cette découverte pour donnée, mais d’envisager comment ce donné se construit comme une découverte. Au lecteur et à l’auditeur, ce donné parvient au travers de dispositifs de médiation (le concert, le disque), explicités par une série de « présentifications » (release, biographies, articles, émissions radiophoniques et télévisuelles) qui orientent notre perception de manière plus ou moins homogène.

2 La « vérité » de la voix de Cesaria est le véhicule entre elle et nous. Cet article a pour objectif d’interroger l’institution de cette catégorie à travers les cadres dans lesquels Cesaria est présentifiée (Laborde 2001 : 141). Pour cela, nous nous concentrerons sur un type d’activation, celle déployée dans ce que l’on dit d’elle dans les reportages, interviews et critiques de concerts. C’est la « vérité de la voix » de Cesaria telle qu’elle est instituée dans les cadres de la pratique journalistique que je veux ici explorer.

3 Dans la biographie que je consacrais à Cesaria Evora en 2008, je concluais « la morna1 est une pâte qui se modèle et prend la forme que les compositeurs ont bien voulu lui donner au fil des époques. Mais pour apprécier ces innovations, quelqu’un doit nous faire croire que la morna ne changera jamais et c’est le rôle de Cesaria Evora » (Teixido 2008 : 103). Est-ce son rôle à elle ? Je n’en suis plus si sûre… Il serait plutôt à chercher dans les dispositifs de présentification qui prennent en charge Cesaria. Ce rôle, que j’appellerai « véhicule » car il fait la navette entre elle et nous, entre ce qui nous est présenté d’elle et ce que nous voulons en croire, s’inscrit dans une tension : tension entre des mornas (de différentes origines, de différentes époques) et une interprétation présumée inchangée2 (celle de Cesaria), entre la « vérité d’une voix qui émeut » et nos vérités que Cesaria accepte, indifférente : « moi je ne trouve rien à dire, ils disent tellement de choses sur moi que je ne sais plus, les gens disent comme ils le sentent » (ibid. : 99).

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4 Le mythe de Cesaria Evora s’installe peu à peu. Dès 1983, le quotidien capverdien Voz do Povo la compare aux grandes figures du jazz : « La vulgarité de l’expression a chez cette femme un autre poids. Elle est capable de vérité. Me reviennent en mémoire Billie Holiday, Bessie Smith, les racines du jazz nord-américain que cette femme ne connaît pas. Elle sait à peine que cela existe et elle a une passion pour les mornas » (ibid. : 62). C’est son ignorance qui instaure cette vérité, l’ignorance garantit la présence de quelque chose de transcendant qui lui donnerait une qualité particulière. Qualité que l’on ne tarde pas à lui attribuer, via l’emploi du mot diva, sur le premier album enregistré en France en 1988, La Diva aux pieds nus, chez Buda Musique. Puis, suite aux deux concerts présentés au Théâtre de la Ville, les 11 et 12 décembre 1992, ce qui restera définitivement lié à l’image de Cesaria est posé pour la postérité. Dans tous les articles de presse, il est fait référence au compositeur B. Leza, au goût immodéré de Cesaria pour le whisky et le grogue3 (même si elle arrête définitivement de boire en 1994), à sa mère aveugle et à ses enfants, à ses pieds nus et ses verrues plantaires, mais aussi aux bars de Mindelo, à la splendeur perdue de son port, aux nuits capverdiennes typiques et à l’île de São Vicente.

5 La comparaison de Cesaria avec Billie Holiday nous sert à rattacher la première à la catégorie des divas. Cette action est une insertion – par la comparaison, elle accède à ce statut – et une modification de cette même catégorie – par les attributs que nous considérons comme particuliers à elle, Cesaria enrichit ce que nous entendons par « diva ». Si nous avons accès à Cesaria par toute une série de médiations qui vont de la production à la biographie, en passant par les concerts, le disque et les technologies utilisées pour enregistrer et produire, le nom de Cesaria Evora s’accompagne d’une suite de termes et de références (diva, âme du Cap-Vert, pieds nus…) qui fondent un corpus pouvant évoquer Cesaria. Ce corpus, le journaliste choisit de le reprendre à son compte et de le faire circuler. Il construit ainsi un espace sémantique commun qui charge Cesaria Evora de la possibilité d’être « Cesaria ». En faisant cela, je sais que je peux partager avec d’autres – confrères, lecteurs – quelque chose de l’appréhension que j’ai de Cesaria, un espace commun de connaissance où j’affirme que nous savons ensemble quelque chose d’elle, que nous sommes des initiés et qu’en parlant de « Cesaria », nous n’avons pas besoin de dire cet « implicite » qui la définit comme telle. En montrant par la connivence que je peux me passer de cette explicitation, je donne à penser cet « implicite » comme un principe de « vérité » qu’il suffisait de découvrir dans un premier geste de déchiffrage qui ne serait plus à refaire. Or c’est bien tout le contraire, il m’appartient de redéployer sans cesse ce qui fonde ma relation – moi auditeur, amateur de musique – à Cesaria, cette alliance qui me relie à elle en m’alliant, par ma croyance, à ceux qui la présentifient. Pour porter ce redéploiement nécessaire de l’espace commun créé autour de Cesaria, je voudrais commencer par examiner les conditions et l’enchaînement des actes qui m’ont conduite à écrire une biographie. Puis je reviendrais sur la construction d’un mythe, d’une figure entre guillemets, « Cesaria », d’un mystère qui nous est rendu proche. « Appelez-moi Cize », lance Cesaria dans l’intimité d’une longue interview à Mindelo ; mais le déploiement de tout ce que contient cette simple formule reste une épreuve des mots, un travail de langue où la tentation fictionnelle n’est pas loin. Enfin, j’analyserai l’emploi du terme de « diva », dans ce que celui-ci charrie de croyance en une « vérité de la voix qui émeut », une authenticité et une immédiateté de l’émotion ressentie.

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Fig. 1. Cesaria Evora en concert.

© Constantin Opris | Dreamstime.com.

Les conditions d’une commande éditoriale

6 Lorsqu’en 2007, on m’a demandé d’écrire la biographie de Cesaria Evora4, j’étais alors journaliste et critique musicale freelance pour différentes revues. L’exercice de la biographie, comme celui d’une synthèse sur un genre musical particulier, fait partie du parcours professionnel du journaliste musical, soulignant souvent une spécialité reconnue par ses pairs et par les lecteurs. Dans mon cas, j’étais repérée comme « spécialiste » de musique brésilienne, celle-ci m’incluant peu à peu dans la sphère plus large et plus floue des « musiques du monde », puis, par contagion, dans l’aire dite lusophone. C’est donc par ces biais, par ces frottements et ces glissements que je me suis vu proposer l’écriture de cette biographie. Le genre biographique s’insère dans une sphère polymorphe qui comprend l’autobiographie écrite par le musicien lui-même5 ou avec l’aide d’un journaliste, la biographie proprement dite d’un musicien disparu, la vulgarisation d’un genre musical par le biais d’une figure artistique particulière, ou encore l’écrit littéraire et fictionnel6. Certains musiciens font l’objet d’une importante série de biographies qui vont du travail historique aux différentes vulgarisations7 et notices encyclopédiques.

7 Un premier ouvrage a été publié en 1997 par Véronique Mortaigne, critique au journal Le Monde. Après l’imposante vague d’intérêt qu’a suscité la « découverte » de Cesaria Evora au début des années 90, il s’imposait de décrire cette femme dont le parcours étonnant prenait à contre-pied le « jeunisme » de l’industrie musicale, autant qu’il s’insérait parfaitement dans la vague de mise en valeur de musiciens « oubliés », dont l’entreprise de redécouverte la plus connue reste le Buena Vista Social Club. Cet ouvrage sur Cesaria

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s’inscrit dans la veine des récits de voyage, donnant à voir une femme pittoresque et insaisissable et faisant découvrir au public français un pays, le Cap-Vert. Dix ans plus tard, ce n’est plus la « découverte », ni seulement la « curiosité » qui motive une nouvelle biographie.

8 Pour les éditeurs qui créent alors une nouvelle collection de biographies musicales dans le domaine des musiques du monde, il faut avant tout des « noms ». Cesaria Evora prend place sur les présentoirs aux côtés de Caetano Veloso, Nusrat Fateh Ali Kahn et Youssou N’Dour. Une même génération les réunit et chacun d’eux est vu par beaucoup – et par les éditeurs – comme l’« ambassadeur » d’un style, d’un pays. Pourtant, ce qui me frappe lorsque je m’attelle à cette biographie8, c’est que Cesaria est connue et présentée comme interprète de la morna capverdienne. Je ne pouvais sous-estimer le fait que Caetano Veloso avait déjà écrit une autobiographie et des articles où il développait une réflexion sur sa pratique musicale. De même, Nusrat Fateh Ali Khan s’inscrit dans une lignée du qawwali qui lui permet d’affirmer un certain nombre de vérités musicales sur lesquelles il peut se reposer lors d’une interview. Enfin Youssou N’Dour, musicien, chanteur, entrepreneur et politicien est un fin communiquant. D’un autre côté, la position de Cesaria, son refus de réfléchir sur sa pratique de chanteuse, me protégeait d’interviews biaisées et orientées. La réflexivité de certains artistes est-elle la garantie d’une description juste de leurs pratiques ? Rien n’est moins sûr et le journaliste n’est jamais à l’abri d’une proximité intellectuelle et humaine parfois trompeuse.

9 Face à des artistes qui ont eux-mêmes beaucoup écrit ou explicité leur pratique, le journaliste possède une marge de manœuvre de taille. Il lui appartient d’enquêter sur les différentes versions d’un même événement, d’en débusquer les anecdotes cachées, quitte à porter son choix sur une version ou une autre. Parfois il peut révéler des faits inconnus en interviewant un nouveau témoin, dont les déclarations remettent en cause la vision que l’on avait de tel ou tel événement. C’est souvent le cas pour des artistes sur lesquels il existe déjà de nombreuses biographies. Le journaliste peut aussi faire le choix de mettre en lumière certaines anecdotes plus que d’autres, un pan déterminé de la vie du musicien, selon ce qu’il souhaite mettre en lumière. Il peut enfin orienter sa recherche sur le contexte s’il sent que cela n’a pas été suffisamment fouillé, ou au contraire centrer son texte sur l’homme ou la femme, montrant une certaine intimité pouvant aller jusqu’au voyeurisme.

10 Toujours est-il que le journaliste se situe par rapport à ce qui a déjà été écrit, et je n’échappais pas à la règle, écrivant après Véronique Mortaigne et ayant à ma portée tous les articles et émissions consacrés à Cesaria. Devais-je alors rechercher une « vérité » des faits, fouillant pour vérifier si telle version racontée par l’un était encore vraisemblable ? Devais-je juxtaposer les témoignages au risque de perdre mon lecteur, ou me fallait-il exposer une vision « ancrée, authentique, vivante » de l’artiste ? D’autant que plus on s’éloignait des débuts de Cesaria dans le monde de l’industrie musicale occidentale, plus les anecdotes variaient, plus l’histoire se racontait et se reconstruisait de façons diverses, proliférant et capitalisant à partir de ce qui avait déjà été raconté.

11 Je m’inscris dans la réflexion proposée par Denis Laborde sur un renversement de perspective qui tente de « partir de l’activité concrète de production de connaissance de ceux qui ont la musique pour objet » et non « du sommet de l’organisation institutionnelle du savoir musicologique » (Laborde 2011 : 1). Cet article est donc un essai de réflexivité9 sur une pratique, celle du journaliste qui contribue, comme c’est le cas pour les professionnels de la recherche, à construire un savoir sur la musique. Pour

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reprendre Denis Laborde, « les analyses des professionnels de la recherche […] font elles- mêmes partie du mobilier de ce monde de musiques qu’elles entendent rendre intelligibles » (ibid. : 9). Je propose donc de revenir sur l’action de ceux – dont je fais partie – « qui font exister ces personnages institutionnels » (ibid.)

12 La réflexion sur « une » biographie de Cesaria prend place dans une controverse de disciplines qui, selon que l’on se place selon une perspective sociologique, historique, musicologique ou journalistique, privilégie une époque productrice ou un siècle consommateur, ou, pour le dire autrement, en reprenant la formule utilisée par Antoine Hennion au sujet de la musique baroque : « le XXe siècle est-il humblement allé à la découverte du ‹véritable› XVIIIe ou s’est-il taillé sur mesure un XVIII e de circonstance pour relancer le marché moderne de la musique ? » (Hennion 2007 : 223). À ceci près que, dans le cas de Cesaria Evora et de la morna capverdienne, nous ne sommes pas face à deux siècles d’oubli dont la transmission traditionnelle aurait été rompue. Pour autant, Cesaria Evora incarne dans la morna, sa partie la plus insaisissable, une interprétation « comme on l’a toujours fait » dans les bars de Mindelo. N’est-ce pas à partir de cette croyance, ou plutôt de l’articulation entre cette croyance et un certain goût de la critique, que José da Silva, producteur de Cesaria, organise en 1991 une session d’enregistrement : José (réserve) un studio pour le lendemain soir à Paris avant la date du 7 juin au New Morning. Il convoque les amis qui sont chargés d’amener le grogue. Les musiciens sont installés confortablement dans le studio, la séance rappelle les heures passées dans les bars où, sous l’emprise de la nuit et de l’alcool, les accords accompagnaient la voix profonde de Cesaria. Remises au goût du jour par les immigrés de retour sur l’archipel, les Noites Cabo- Verdianas sont synonymes de spontanéité. Pour beaucoup, cette époque où les musiciens ne jouaient pas pour de l’argent devient mythique et signe d’authenticité. Pour l’heure, le groupe s’amuse et Cesaria se sent vraiment à l’aise. C’est ainsi que s’enregistre Mar Azul. José fait écouter les bandes à François Post10, qui lui-même les fait passer à un petit groupe de journalistes. La réaction est immédiate, il y a quelque chose de spécial. Cette immédiateté est trompeuse et, comme nous allons le voir, elle appuie son apparente évidence sur une construction non ordonnée qui articule l’action de passeurs ou médiateurs (producteurs, journalistes, disques, etc.) avec une volonté de croire11 et des horizons d’attentes qui font qu’« on n’aime pas directement une musique inconnue, contrairement aux romantiques élections affectives qu’on se réécrit après coup, une fois que l’on aime, autrement dit après que la musique est devenue son propre répondant à travers le goût de l’amateur qui la reconnaît » (Hennion 2007 : 228).

De la critique musicale à la biographie : des pratiques éditoriales qui orientent la perception

13 De la même manière qu’un auditeur fait la connaissance d’un artiste de manière diverse et éclatée, que ce soit par une critique de disque, un bac chez un disquaire, un programme radiophonique, un concert, le journaliste « spécialisé » ne se retrouve pas du jour au lendemain à écrire une biographie. Celui-ci doit être reconnu par ses pairs, mais aussi par les professionnels de l’édition comme « capable » et compétent pour écrire la biographie d’un artiste. Pour cela, son parcours professionnel traverse souvent une série de passages obligés qui vont de la chronique de disque au reportage, en passant par la critique de concert et l’interview. De même, il construit sa connaissance d’un genre musical ou d’un

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artiste de manière progressive par l’écoute de disque, la lecture des livrets et des releases12 envoyés par les maisons de production, les interviews, les reportages.

14 Dans ce travail d’actualisation permanente, il s’agit de se créer la possibilité de « parler de », de prendre en charge la présentification de Cesaria Evora, d’accéder à un langage commun pour en parler, par lequel nos idées reçues sur les musiques du monde, les femmes, les chanteuses, trouvant à s’investir dans une figure réelle et vivante, s’enrichissent et se décalent.

15 « Se créer la possibilité » englobe des notions hétérogènes comme « légitimité », « habileté », « opportunité », qui font que le critique, le journaliste ou le spécialiste se retrouve en position de prendre en charge cette présentification. Pour cela, il accepte l’utilisation d’un langage commun, qui le donne apte à appartenir au monde des musiques du monde, il s’inscrit dans « une manière commune » de parler de Cesaria Evora, même et surtout s’il met en valeur les variations autour d’un même point de vue. C’est ce corpus commun auquel on ne peut complètement échapper qui fonde l’adhésion nécessaire à la reconnaissance du travail de critique.

16 L’exercice de traduction fonctionne parce que je cherche à interpeller le lecteur ; je me donne les moyens d’être entendue, je m’initie à un vocabulaire qui me permet de « parler de », par des opérations telles que l’interview, l’écoute d’enregistrements sonores, la lecture de critiques et de livrets, le reportage, la discussion avec les pairs. Et, à partir de cette adhésion, je me mets dans les conditions – par la médiation d’un corpus commun – de repérer la « diva » chez Cesaria Evora : « le musicologue nous prend en charge sur ce seuil qu’il fréquente d’expérience et où la supériorité de compétence qui lui est prêtée prend forme d’évidence. Il est ce guide qui saura nous conduire dans les arcanes de la vie et l’œuvre (ainsi sont construites les biographies) » (Laborde 1997 : 68).

17 Mais avec le terme « diva », la notion de culture partagée ne peut faire sens que parce que chacun fait sienne l’une des variations que nos constructions esthétiques ont contribué à façonner au fur et à mesure de l’emploi du terme dans les biographies. Chaque occurrence du mot marque une piste de comparaison bientôt possible. Car sinon, comment comprendre que le mot qui s’applique normalement aux cantatrices ou, selon le Petit Robert, aux « chanteuses professionnelles d’opéra ou de chant classique », puisse être utilisée de manière évidente et naturelle pour Cesaria Evora ? Dans le cas de la chanteuse capverdienne, la catégorie « diva » s’appuie sur un principe de variabilité qui n’est pas exempt de tentatives de fixation et de légitimation.

Dispositifs de fixation, dispositifs de légitimation

18 Les pratiques éditoriales participent comme le disque à fixer des « vérités » de la perception et de la réception de ces musiques. « Le disque permet la fixation de la tradition, il permet d’en garder la trace sur des supports communicables à l’ensemble du globe » (Da Lage 2009 : 23). L’organisation d’une session d’enregistrement dans les conditions « naturelles », dans le sens d’un « comme si » on était à Mindelo, même et surtout si Cesaria Evora n’a plus chanté dans un bar depuis belle lurette, réunit autour d’une « authenticité » proclamée, producteur, musiciens, journalistes et amateurs. À partir du moment où Cesaria accède à la reconnaissance sociale, son passé va être revisité. Les humiliations deviennent une souffrance nécessaire pour transmettre l’essence de la morna ; la marginalité, l’alcool et la pauvreté permettent de comparer sa

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vie à celles de certaines artistes de jazz, tandis que le manque de rétribution financière devient le signe d’une musique vécue pour le plaisir et dans l’authenticité.

19 Bien plus qu’un principe de vérité énoncé et sur lequel on se mettrait d’accord au moyen d’ajustements plus ou moins réfléchis, l’association entre le monde des journalistes et la sphère de la production est nécessaire aux uns et aux autres pour construire en même temps que celle de l’artiste la légitimité de chacun : « l’authenticité agit comme tiers symbolisant, notion construite qui occupe une position de référence pour les acteurs du monde des musiques du monde [sic !]. Il est le fruit d’une élaboration collective permanente et l’enjeu pour les acteurs est d’influer sur sa construction pour pouvoir occuper une position légitimante au sein de ce monde » (Da Lage 2009 : 23). En écrivant « sur », au moyen de vérités instituées et non questionnées (ici la morna, le Cap-Vert, l’authenticité, l’émotion immédiate), le journaliste légitime sa pratique autant qu’il participe à construire l’authenticité de l’artiste.

20 Si on s’accorde avec Denis Laborde que, « du point de vue de l’auditeur, l’évaluation se fait en fonction d’un critère d’authenticité qui présuppose un savoir partagé, une référence commune » (Laborde 1997 : 81), on peut s’interroger sur le contenu de cette référence commune. Dans les « musiques du monde », on se trouve presque toujours face à des collections, des revues ou des sites internet qui s’acharnent à classer les artistes et les enregistrements par genres et surtout par aires géographiques. Cesaria Evora n’échappe pas à la règle. La biographie écrite par Véronique Mortaigne était intitulée Cesaria Evora, La voix du Cap-Vert. Dès l’avant-propos, l’auteur expose le prisme par lequel elle va explorer la vie et la destinée de Cesaria : « Tout comme Amalia Rodrigues a incarné le Portugal, ou du moins l’idée que le pays se fait de lui-même et de son histoire poétique, tout comme Oum Kalsoum symbolisait l’indépendance d’une Égypte à la frontière du monde moderne et du monde paysan, puis l’unité panarabe, Cesaria Evora est la voix du Cap-Vert, quatre cent mille habitants dedans, autant dehors » (Mortaigne 1997 : 13). Cette « incarnation » repose sur une fidélité à elle-même : « celle que la presse internationale a surnommée ‹la diva aux pieds nus› est restée profondément elle-même : une femme du peuple de Mindelo » (ibid.), une fidélité à son lieu de vie : « Cesaria Evora habite toujours Mindelo » (1997 : 14) et enfin une fidélité à l’âme capverdienne : « Cesaria est la voix du Cap-Vert, parce qu’elle en a hérité le génie, cette sorte de résistance à toute épreuve », (1997 : 14).

21 Dix ans plus tard, lorsque j’écris une nouvelle biographie de Cesaria Evora, nous décidons d’intituler le livre Cesaria Evora, la diva du Cap-Vert. Nous reprenons à notre compte le terme de diva, la référence géographique reste, mais devient une toile de fond pour réfléchir aux implications de la notion de diva depuis la longue interview réalisée par le journal capverdien Voz de Povo dès 1983, à la suite de laquelle le journaliste la comparait à Billie Holiday et Bessie Smith, jusqu’aux gigantesques tournées des années 2000, pour lesquelles Véronique Mortaigne se demandait en 2007 dans le journal Le Monde, si l’affaire ne tournait pas au « stakhanovisme ».

22 Avec l’autobiographie publiée deux ans plus tard (Evora & Boudsocq 2009), on est dans la connivence, Appelez-moi Cize. La connivence est renforcée par le dispositif, « Conversations avec Stéphane Boudsocq », qui n’est pas sans rappeler l’autobiographie de Billie Holiday (2003). Ainsi, on peut l’entendre parler, user de ses expressions colorées, entrevoir sa nonchalance et son franc-parler. Il n’est plus besoin de rappeler la référence au Cap-Vert, y compris dans l’avant-propos où le journaliste met en avant son rapport à l’artiste, sa découverte, ses rencontres et ce qu’elle évoque pour lui. On ne revient plus

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non plus sur l’immédiateté de l’émotion, un implicite partagé d’emblée avec le lecteur : « Par simple curiosité, j’étais allé écouter quelques titres de l’artiste et son répertoire nostalgique, nonchalant et chaloupé m’avait séduit instantanément » (ibid. 2009 : 9). Une fois dégagés ces préalables, la voie est libre pour le récit, une trame narrative se dessine, qui sans doute sera reprise plus tard dans une biographie-fiction, les fragments de conversation fonctionnent comme des matériaux bruts, même s’ils sont avant tout des données construites comme telles : « Plus j’y pensais, plus il devenait clair que le personnage dégageait une aura de douceur et de rugosité. […] J’en étais désormais sûr et certain : il y avait là comme un destin, un scénario presque. En tout cas, un récit à suivre et à rapporter » (ibid. 2009 : 10). Pour autant, l’immédiateté de la séduction, son caractère « instantané » reste un impensé de ces trois essais. Il procède d’un savoir partagé et légitimé en tant que tel, qui nous permet d’apprécier, plus de douze ans après la première biographie consacrée à Cesaria, des clins d’œil et des allusions qui créent avec le critique une connivence : celui-ci n’est plus le garant précaire d’une découverte fragile qu’il s’agit de consolider, mais l’entremetteur d’une rencontre intime, qui s’apprécie dans cette culture partagée en laquelle une « part de nous-même » veut bien croire (Laborde 2001 : 152). Quels processus de traduction faut-il mettre en place pour passer d’une chanteuse ringarde à la diva internationale ? Comment cette « part de nous-même », avec un nécessaire abandon, en arrive-t-elle à croire dans la transcendance d’une voix ?

Traductions et malentendus

23 Pour tenter de saisir le passage d’une Cesaria, chanteuse de bar qui interprète des mornas devant un public bruyant et plus ou moins attentif, à son entrée dans les circuits de production occidentaux des « musiques du monde », où elle est sacralisée « diva aux pieds nus » par un ensemble d’acteurs respectueux de ce parcours étonnant tout autant qu’édifiant, je proposais dans la biographie publiée en 2008 d’examiner les différentes chaînes de médiation, toute une série de « passeurs » de cultures qui peuvent aller des bateaux du port de Mindelo aux producteurs occidentaux, en passant par les différentes vagues d’émigration des capverdiens mais aussi l’alcool, le rapport de la musique occidentale aux standards, les différentes interprétations de la morna en fonction des époques et de ce qu’elle pouvait représenter de la nation capverdienne, la nostalgie et la sodade, l’industrie phonographique, les premières divas africaines de la world music, jusqu’à la comparaison de Cesaria Evora avec Billie Holiday. L’un des vecteurs le plus important de cette transformation concerne l’influence des immigrés capverdiens sur le goût de la morna qui correspond pour beaucoup à un retour au pays et à la reconstruction d’une authenticité capverdienne supposée, qui fait de Cesaria Evora une figure emblématique de la nostalgie nécessaire d’un monde dont les populations sont sans cesse en mouvement alors qu’elle-même n’a jamais émigré. C’est son immobilité apparente – tant sur le plan géographique qu’interprétatif13 – qui garantit l’authenticité de la morna ainsi reconstruite et voulue par la communauté immigrée capverdienne.

24 Pour autant, aussi détaillée soit cette chaîne de médiation, ainsi mise à jour, elle reste « instable, fugace, jamais fixée une fois pour toute » (Laborde 2001 : 143) et d’autres en formeront de nouvelles à chaque nouvelle biographie. Elle n’explique rien du processus de traduction qui nous permet d’adhérer au terme de « diva » communément donné à Cesaria. Nous avons vu plus haut que le terme désignait, selon Le Petit Robert, « une cantatrice de renom », définition qui désigne autant une pratique professionnelle, le

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chant, un genre esthétique, l’opéra et le chant classique, et enfin une qualité, celle d’être connue et reconnue, plus communément « célèbre ». En poursuivant notre recherche dans le Thesaurus, un dictionnaire dont l’objectif est de décortiquer les associations d’idées et de mots, on retrouve le terme sous deux occurrences. Dans la section « chant », le terme de diva se trouve rangé parmi d’autres statuts, « artiste lyrique, chanteur, interprète, soliste, cantatrice, prima donna ». Dans la section « cinéma », on le rencontre à la jonction entre divers métiers, « acteur, comédien, figurant », et une qualité particulière de reconnaissance, « diva, monstre sacré, star, starlette ». En deux listes brèves, on entrevoit le spectre étendu des idées auxquelles le terme « diva » fait référence. D’une pratique – celle du chant – et d’un genre musical – la musique classique –, le terme évoque des notions de valeur et de renommée, une vie hors du commun, terreau pour une future trame narrative. De l’extraordinaire et d’un univers distant (star), on passe aussi rapidement aux caprices de la starlette qui n’en fait qu’à sa tête et sape le travail de son entourage. De la Callas à Billie Holiday ou Bessie Smith, pour lesquelles il est fait explicitement référence dans le cas de Cesaria, on pense aussi aux ambassadrices d’un genre (Miriam Makeba, Mercedes Sosa, Oum Kalsoum, Amalia Rodrigues), comme aux vies tumultueuses de certaines stars du rock, tout autant qu’à un scénario hollywoodien. Ce « dit » explicité au moyen d’allusions ou d’associations d’idées nous éclaire aussi sur ce qui n’est pas dit : le fait d’apprendre, à plus de cinquante ans, à construire un set d’une heure et demie pour le Théâtre de la Ville, une timidité maladive, un entourage et pas seulement une femme seule en scène.

25 Ce n’est donc pas la précision du terme de diva qui, par une certaine définition, nous rendrait Cesaria plus proche ; ce n’est pas non plus par les continuités que ce terme contribuerait à faire surgir, mais bien par le flou et l’ambiguïté que son emploi induit. Il existe avec l’usage de diva un malentendu premier qui laisse la place à une multiplicité d’interprétations et d’appropriations. La simplicité apparente du terme permet à chaque acteur d’y construire son image de « Cesaria ». Le large spectre sémantique induit par l’idée de diva permet à « cette part de nous qui y croit », d’incorporer les quiproquos tels que les rapports de pouvoirs, raciaux ou de productions qui jalonnent la vie de Cesaria, au doute qui accompagne la croyance comme une comparse nécessaire. Notre entreprise n’est pas ici de mettre à nu les manipulations d’un monde post-colonial, posé comme manichéen, mais de poursuivre le lent travail des mots qui aiguise le regard et l’entendement.

26 « Si les chaînes de médiation n’expliquent rien, elles ont permis la promotion théorique de l’intermédiaire » (Laborde 2001). Elles aident également à « ne pas se laisser prendre au piège de la transparence des phénomènes » (Da Lage 2009 : 18). C’est cet intermédiaire qui nous intéresse ici, non pas seulement parce qu’il nous permet d’appréhender le parcours de Cesaria Evora comme une action collective, mais aussi parce qu’il est un premier pas pour se dégager de la gangue d’un certain vocabulaire, celui du journalisme spécialisé. Il nous autorise à définir un champ d’appréhension par le langage et par les opérations d’aller-retour entre description et institution d’une réalité, la réputation de Cesaria Evora, plutôt qu’une vérité de Cesaria. Pour reprendre Denis Laborde à propos de Thelonious Monk (2001 : 141) : « j’écris sur ce que Monk a l’air d’être et non sur ce qu’est Monk ». Ce travail est d’autant plus nécessaire qu’au terme de ce tour d’horizon d’un acte biographique, le nombre des pratiques médiatrices destinées à produire une image cohérente et homogène de Cesaria Evora n’enlève pas à l’artiste la capacité de toucher le public.

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Tentative d’abordage de l’inintelligible

27 Cette capacité reconnue à Cesaria de toucher le public, possède une propriété maintes fois véhiculée, l’immédiateté. C’est ce que raconte José da Silva, qui, après l’avoir découverte un soir d’été 1987 au Monte Cara de Lisbonne, deviendra son producteur. José se dit que, s’il est touché par la voix de cette dame, d’autres le seront tout aussi spontanément. Le mystère reste entier : comment une interprétation produit-elle une émotion chez l’auditeur ?

28 A ce stade de l’investigation, l’adhésion et la croyance deviennent empathie, l’interprétation de Cesaria, une routine. Mais une routine sans travail. À aucun moment, il n’est fait allusion au travail, qu’il soit échauffement, répétition, déchiffrage. En écho résonnent les paroles de Billie Holiday, « il y a maintenant des jeunes qui veulent savoir d’où vient mon style, comment il a évolué, etc. Je ne sais que leur dire : ‘si un air vous émeut, il n’y a pas à faire évoluer quoi que ce soit. Il suffit que vous ressentiez quelque chose, et quand vous le chantez les gens éprouvent la même chose que vous. Pour moi, ça n’a rien à voir avec le travail, l’arrangement, ou les répétitions. Qu’on me donne une chanson qui me prend aux tripes et il n’y a pas de travail qui tienne » (Holiday 2003 : 33). Des arrangements, il y en aura et c’est même sur ce point que repose une partie du succès de Cesaria, selon José da Silva : « Les gens m’envoient des trucs, je lui propose, elle dit ‹ça oui, ça non› et je la suis dans ses choix car tu n’imposes rien à Cesaria, c’est une femme très libre. Ce qu’elle veut c’est choisir ses chansons, les enregistrer comme elle a l’habitude. On enregistre la base rythmique avec sa voix comme si nous faisions une nuit capverdienne. Une fois qu’elle a enregistré ça, elle me laisse libre de faire ce que je veux », et plus loin, « une morna, une fois que la base rythmique est posée et bien assise, on peut y rajouter n’importe quoi, des violons, des saxophones, on peut inviter n’importe qui, on s’en sort toujours » (Teixido 2008 : 100-101). L’invariant est bien Cesaria, à nous de nous arranger « avec l’idée que l’on se fait tout à la fois de l’émotion et d’une musique considérée » (Laborde 1997 : 97) comme art du spleen, la fameuse « sodade ».

29 Dans un article consacré aux standards de jazz, Patrick Williams écrivait : « Louis Armstrong, Billie Holiday sont simplement eux-mêmes, leur interprétation transfigure l’œuvre qu’ils ont choisie » (Williams 2006 : 21-22). On peut penser que Cesaria aura été elle-même, comme on peut le voir dans ces propos recueillis par Véronique Mortaigne : « Ce que je voudrais que l’on raconte sur moi ? D’abord j’ai toujours voulu être libre et célibataire, et que je n’ai jamais accepté officiellement de vivre avec un homme. Bien sûr, j’avais ma vie, mais la maison de ma mère était sacrée. J’ai eu trois enfants de pères différents. La critique des autres existe toujours. Que l’on boive, que l’on se marie ou que l’on divorce. Je n’y accorde pas d’importance. Quand je prenais un whisky dans un bar et que j’entendais jaser, j’en reprenais un double, comme ça, au moins, ils savaient quoi dire » (Mortaigne 1997 : 12). Interprète de la morna, elle l’immortalisera dans le même mouvement qu’elle offrira au monde la découverte d’un style, à travers les standards du genre comme les créations contemporaines. Avec les deux premiers disques de Cesaria Evora produit en France, Mar Azul et Miss Perfumado, le public découvre « Sodade », « Miss Perfumado » et la (autre genre propre à Mindelo), « Angola ». Depuis, ces morceaux, en grande partie composés par B. Leza et chantés par beaucoup d’interprètes, sont devenus indissociables de l’interprétation qu’en a donné Cesaria, ce qui nous fait dire, à l’instar de Patrick Williams « un standard est un morceau qui n’appartient pas, qui

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n’appartient plus. Pourquoi tel morceau devient-il un standard ? Cette question n’a pas de pertinence puisque ce sont les multiples interprétations successives qui le font standard. Mais si la carrière n’a pas de début, elle peut avoir une fin » (Williams 2006 : 43). Comme Georgia pour Ray Charles, Sodade appartient désormais à « Cesaria ».

30 Cesaria Evora associe son nom à des standards de la musique capverdienne en étant elle- même. Mais, être « soi-même » n’implique pas qu’il existe une seule version du « soi » de Cesaria sur lequel nous pourrions investiguer, ni même que la « vie » explique le moi qui chante, ou encore que l’autobiographie, ce « ‹je› qui se dit ‹moi› », selon la formule de Jean Jamin à propos de « l’acharnement biographique » consacré à Billie Holiday (Jamin 2006 : 185 et 179). D’ailleurs, si Jamin intitule l’article qu’il consacre à la chanteuse, « Sonner comme soi-même », ce n’est pas pour légitimer la thèse d’une vie qui expliquerait l’œuvre « car ce n’est pas un seul et même moi, qui dans toutes les chansons qu’interprète Billie Holiday, sonne comme soi-même » (Jamin 2006 : 195). Ni la biographie contextuelle (Teixido), ni une biographie impressionniste (Mortaigne), non plus l’autobiographie (Boudsocq), malgré l’apparente proximité, n’abordent l’art vocal de Cesaria Evora. Cette analyse, dégagé de la tentation d’expliquer l’œuvre par la vie, reste encore à faire.

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NOTES

1. Chant mélodique triste et sentimental, au rythme lent, c’est le genre musical typique des îles du Cap-Vert et en particulier de Mindelo. Dans son répertoire, Cesaria Evora interprète principalement des mornas, ainsi que des coladeras, au rythme beaucoup plus allègre et aux paroles satyriques. 2. Du moins est-ce comme cela que José da Silva, producteur de Cesaria, présente le travail interprétatif de celle-ci. 3. Le rhum local. 4. Je remercie Emmanuel de Baecque de m’avoir proposé l’écriture de cette biographie dans le cadre de la collection Voix du Monde, alors en pleine création, pour les éditions Demi-Lune. 5. Caetano Veloso. 6. Je pense ici aux ouvrages de François Bon sur les Rolling Stones et Led Zeppelin. 7. Bob Marley, par exemple. 8. L’enquête et l’écriture de cette biographie se sont inscrites dans une période de huit mois. Si j’avais déjà interviewé Cesaria dans le cadre de mon métier de journaliste, je n’avais jamais encore été chez elle à Mindelo, ce que j’ai fait en octobre 2007. L’enquête s’appuie sur des interviews de Cesaria Evora, mais également de membres de son entourage et d’acteurs professionnels, ainsi que sur la consultation d’articles de presse, l’écoute et le visionnement d’émissions radiophoniques et télévisuelles (INA), ainsi que l’analyse de la discographie. 9. En ce sens, cet article est un début de réflexion sur une pratique qui navigue entre différentes disciplines, communautés et savoirs professionnels. 10. François Post travaille alors au label Celluloid-Mélodie. 11. Croire selon la conception de Michel de Certeau reprise par Antoine Hennion : « cette adhésion s’appuie sur une longue série de répondants en enfilade » ; (note 8) : « dans le sens d’un rapport au monde rempli de ‹répondants› sur lesquels on doit ‹compter› » (2007 : 228). 12. Présentation de l’artiste et/ou disque faite dans le cadre de la sortie d’un disque ou de la production d’un concert. Habituellement conçu par les chargés de communication ou de production, celui-ci est souvent écrit par un journaliste, rajoutant par ce biais une « valeur ajoutée » et une « crédibilité » à ce texte destiné à circuler. 13. Le producteur de Cesaria, José da Silva, lui-même issu d’une immigration passant par Dakar avant d’arriver en France, déclare à ce propos : « quand on lit parfois les critiques qui écrivent « ah, là, Cesaria a changé », on se marre, elle a jamais changé, elle ne changera jamais, elle le dit elle-même : « je ne sais pas changer ». Les techniciens qui bossent avec nous depuis des années sont impressionnés, ils n’ont jamais vu quelqu’un qui en vingt ans chante de la même façon » (Teixido 2008 : 101).

RÉSUMÉS

Cet article revient sur les conditions d’une commande éditoriale au sujet de la chanteuse Cesaria Evora. Par la biographie qui en a résulté, il est possible de penser le corpus sémantique commun créé autour de Cesaria. L’adhésion à ce corpus commun par le critique musical fonde autant sa capacité à prendre en charge la « présentification » de Cesaria Evora que la légitimité de cette

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dernière. La reconnaissance de Cesaria Evora repose en grande partie sur « l’immédiateté de la séduction » que procure sa voix et ses interprétations ou plutôt sur ce qu’il en est dit. Ce caractère instantané de l’art vocal de Cesaria Evora se construit par la comparaison avec d’autres chanteuses comme Billie Holiday et l’emploi du terme « diva ». Pour autant, la capacité reconnue à Cesaria de toucher le public reste un impensé des biographies qui lui ont été consacrées.

AUTEUR

SANDRINE TEIXIDO Sandrine Teixido a obtenu un DEA en Ethnologie et Sociologie comparative à Paris X en 1999. Après un parcours en tant que critique musical, elle entame une thèse d’ethnologie sous la direction de Denis Laborde, où elle explore la manière dont les musiciens s’engagent dans des pratiques relevant du domaine des « musiques du monde ». En 2008, elle écrit une biographie de Cesaria Evora ; en 2009, elle rédige les actes des États généraux des musiques du monde organisés à Sciences Po par l’association Zone Franche ; et en 2010, elle participe au Master d’expérimentation Arts et Politique, créé à Sciences Po par Bruno Latour.

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Doudou Ndiaye Rose, l’artiste caméléon

Luciana Penna-Diaw

Entendez-vous le vent ? Entendez-vous l’océan ? Entendez-vous le bois de la table qui craque ? Et les arbres, les feuilles Tout cela, c’est la musique du monde À nous de nous laisser porter Par le chant de la terre Et de nous y insérer, d’y ajouter notre petite partition Doudou Ndiaye Rose

Une vie hors du commun

1 Doudou Ndiaye Rose a traversé son temps non seulement en témoin, mais aussi en acteur d’événements historiques et culturels de premier plan. Il a connu l’époque du colonialisme, puis l’indépendance du Sénégal en 1960, assistant ainsi aux changements politiques qui ont marqué le pays, notamment les élections de quatre présidents : Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall. Il a partagé les idéaux de la Négritude, courant de pensée marqué par la revendication des identités africaines et l’accession à l’indépendance des pays d’Afrique noire. Dans son domaine, la musique, il garde l’empreinte des mouvements profonds qui ont agité et animé l’Afrique, depuis la célèbre période à laquelle on a donné le nom d’une chanson, Indépendance cha cha1, en passant par une évolution déterminante, l’amplification de la musique, jusqu’à la période actuelle, qui voit un artiste de renommée mondiale tel Youssou Ndour être nommé ministre de la Culture du Sénégal.

2 Doudou naît à Dakar le 28 juillet 1930. À cette époque, cette ville fait partie des quatre communes 2 du Sénégal, colonie française alors en plein essor économique et culturel. Il

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est issu d’une famille de griots wolof. Si ses arrière-grands-pères étaient tous deux des percussionnistes, son père, El Hadji Ibrahima Ndiaye rejette la musique et exerce le métier de comptable. Il est donc interdit à Doudou de jouer du tambour. Bien malgré lui, il apprend le métier de plombier, qu’il exercera jusqu’en 1960. Mais dès l’âge de sept ans, sa passion est autre : ce qu’il aime avant tout, ce sont les tambours de l’ensemble sabar3. Gamin, il en joue en cachette, quitte à faire l’école buissonnière. La suite est racontée par Doudou en ces termes : On m’a donc confié à mon oncle pour me faire entendre raison […]. Mon oncle a commencé a me flanquer des terribles volées dès que je n’allais pas à l’école. Un jour, il m’a même cassé la clavicule. Il faut dire que j’étais resté vingt jours sans aller à l’école… Mais il y a été tellement fort qu’après il a eu des remords, et il a finalement compris que je ne voulais rien faire d’autre. Il m’a laissé tranquille et, même si j’ai appris le métier de plombier que j’ai exercé jusqu’à l’Indépendance, je n’ai plus jamais cessé de jouer du tam-tam, me renseignant sans arrêt pour connaître la signification de tous les rythmes […]. À l’époque, à Dakar, il y avait chaque jour des cérémonies de mariage, de baptême, de circoncision, de tatouage. Sur le chemin [de l’école], j’entendais le tam-tam… c’était fini pour moi : je suivais les sons portés dans tous les sens par le vent, je courais, je cherchais jusqu’à trouver la maison où il y avait la fête. En grandissant, la famille a fini par me laisser tranquille (Tafsir Ndické Dieye 2005 :10).

3 Doudou se forme au tambour auprès de El Hadji Mada Seck. Ce comptable et animateur de radio, qui est aussi un batteur très connu, quitte à trente ans le Sénégal pour la Côte d’Ivoire. Doudou est désormais en mesure de diriger un groupe de percussionnistes – et il a aussi des idées.

4 Il décide de doubler certains instruments de l’ensemble : au lieu des quatre tambours prévus habituellement, sa formation en comptera sept. L’incompréhension des « anciens » est grande. Ils n’apprécient guère cette entorse à la tradition. Menaces, agressions verbales et physiques, moqueries des autres griots accueilleront son innovation. Cela ne l’empêche pas de se consacrer à sa recherche, sillonnant le Sénégal et beaucoup de pays d’Afrique pour appréhender de nouveaux rythmes. C’est ainsi qu’il fait la connaissance de Julien Jouga, directeur de la chorale paroissiale Saint-Joseph du quartier de la Médina à Dakar, mais aussi du « Chœur Sénégalais ». Ensemble, ils mèneront une démarche de longue haleine, étalée sur plusieurs décennies : œuvrer à la diffusion de différents répertoires traditionnels des populations du Sénégal conjuguant chant choral et percussions.

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Fig. 1. Doudou Ndiaye Rose au festival de Jazz de Montreux.

Photo Dany Gignoux, 1989.

5 En 1959, Doudou croise la route de Joséphine Baker. Lors d’un concert à Dakar, il assure avec son groupe la première partie de son concert. Éblouie par son jeu, la star ne doute pas de son avenir : « Tu seras un grand batteur ! »

6 La rencontre avec le président Senghor coïncide avec l’ascension de Doudou. Ces deux hommes, tout en agissant dans des domaines différents, sont dans une même dynamique : la mise en valeur de leur culture et l’aspiration au changement. Leurs actions exceptionnelles, menées parfois main dans la main, sont restées dans l’Histoire.

7 Tout commence avec la célébration de l’indépendance du pays. Le Président veut un défilé de majorettes, mais il n’est pas question de le calquer sur le modèle occidental : il tient absolument à son caractère africain. C’est ainsi que Doudou conçoit le « rythme des majorettes ». Les jeunes filles, habillées en pagne traditionnel, défilent au son d’un imposant orchestre de sabar : « Un jour, après l’Indépendance, Senghor m’a demandé d’africaniser les majorettes. On a donc changé le costume, supprimé la fanfare. Mais on a gardé les bottes… et j’ai trouvé le rythme de la parade » (Tenaille 2000 : 117).

8 Depuis plus de quarante ans, Doudou anime cet événement, qui est également un grand moment musical : de nouveaux rythmes y sont présentés, qui seront repris par les griots percussionnistes du pays.

9 Sa contribution à la vie culturelle du Sénégal ne s’arrête pas là : sous la coordination de l’ethnomusicologue Herbert Pepper 4, il participe à la création de l’hymne national. Les paroles sont tirées d’un poème de Senghor et plusieurs artistes en élaborent la musique ; Doudou est en charge de la partie rythmique. Il répond encore présent pour l’inauguration du Théâtre national Daniel Sorano en 1965 : cette salle pouvant accueillir

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jusqu’à mille spectateurs, Senghor y réunit les meilleurs artistes sénégalais. Dans ce théâtre résident l’ensemble lyrique, les ballets la Linguère et Sira Badral. Une année plus tard, c’est encore Doudou qui assure le défilé d’ouverture du premier Festival Mondial des Arts Nègres (FESMAN). Il fera de même pour les deux autres, organisés en 1977 au Nigeria et en 2010 au Sénégal.

10 Dans un pays en pleine effervescence culturelle, Doudou Ndiaye Rose est nommé professeur de rythme à l’Institut national des arts de Dakar et chef tambour majeur du Ballet national du Sénégal, qui attire des spectateurs prestigieux, au nombre desquels figure Maurice Béjart, en 1977. Ce dernier va embarquer Doudou dans une nouvelle aventure. Le président Senghor vient en effet de fonder à Dakar, avec Béjart, une école de danse, Mudra Afrique, dirigée par une grande dame de la danse africaine, Germaine Acogny. Un système de bourses destinées aux jeunes danseurs traditionnels a été mis en place à cet effet. Doudou accepte d’être le batteur de cette école.

Fig. 2. Ensemble des tambours sabar.

De gauche à droite : ndeer, goroŋ mbabas, làmb, goroŋ talmbat et mbëŋ-mbëŋ. Photo Christophe Rosenberg, 2011.

11 Ses activités se diversifient. Il se tourne vers les médias, compose le générique de l’indicatif du journal télévisé de la Radio Télévision du Sénégal et anime des émissions culturelles à la radio – sans délaisser son activité au sein de diverses formations musicales.

12 En 1981, il crée le premier groupe de femmes percussionnistes d’Afrique, initiant tout d’abord sa fille aînée Rose (qui porte le même nom que sa mère, Coumba Rose Niang), puis ses autres filles et belles-filles (quatorze filles et neuf belles-filles). Le groupe s’appelle « Les Rosettes », en l’honneur de sa maman. Or, dans la tradition wolof, les femmes chantent ou jouent de la calebasse, mais le tambour leur est strictement interdit. Doudou bouscule une fois encore les traditions ; mais, cette fois, les anciens l’encouragent.

13 En 1984, les scénaristes Béatrice Soulé et Éric Millot réalisent un film documentaire sur Doudou. L’enregistrement musical est assuré par Éric Serra, compositeur de Luc Besson et bassiste de Jacques Higelin. Ce film lui permet de se faire connaître sur la scène internationale.

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14 On le retrouve au festival de Jazz de Nancy, en 1985. Il multiplie alors les collaborations : avec France Gall, les Rolling Stones, Peter Gabriel, Miles Davis, Dizzy Gillespie, Mory Kante, Youssou Ndour… Il est accueilli sur les scènes les plus prestigieuses. À partir de 1987, il enchaîne les tournées mondiales avec sa formation de percussionnistes, « Doudou Ndiaye Rose et les tambours sabar » (entre quinze et trente personnes), composée exclusivement des membres de sa famille.

15 À Paris, en 1989, lors des célébrations du Bicentenaire de la Révolution française, il est à l’honneur sur les Champs-Élysées, où il défile avec son groupe.

16 Doudou poursuivra son travail de transmission en se consacrant à la formation de ses petits-fils. Il constitue « Les Roseaux », un groupe d’enfants âgés de quatre à douze ans. Ils se produisent en 1996 en Belgique, au festival Couleur café, à côté d’enfants percussionnistes venus d’autres pays africains, avant de tourner dans le monde entier.

17 Doudou a toujours conjugué ses goûts personnels et les causes qu’il défend avec son art. Sa passion pour le sport le conduit à animer régulièrement les tournois de lutte traditionnelle, le làmb – sans oublier les matches de foot. Avec ses tambours, il s’est fait le porte-parole de la paix au Rwanda et a participé à la lutte contre le SIDA. Il s’est encore montré très actif lors de la dernière campagne électorale au Sénégal, manifestant ainsi sa volonté de changement.

18 Les reconnaissances officielles ne se sont pas fait attendre : le président Mitterrand le promeut Chevalier des Arts et des Lettres, le président Abdou Diouf l’élève au même titre, relayé par son successeur, Abdoulaye Wade, qui le nomme chevalier dans l’Ordre national du lion et grand croix de la Légion d’honneur. Et puis c’est au tour de l’Unesco, Doudou est désormais « Trésor humain vivant »5.

Un artiste aux multiples facettes

19 Afin de mieux comprendre le statut de Doudou, revenons sur ce qu’est la figure du griot wolof, le géwél. Il fait partie du groupe social endogame des artisans, les ñeeño. Chaque géwél, homme ou femme, a une spécialité musicale : le chant, le luth xalam, les tambours sabar ou encore le tambour tama.

20 Autrefois, le géwél de cour mettait ses compétences au service de la souveraineté. Il chantait les louanges de la famille royale en s’accompagnant du luth xalam, il annonçait au peuple les sorties du roi et ponctuait de ses chants les moments de sa journée : le réveil, les repas, l’endormissement… Lors des guerres, son rôle était fondamental : il jouait du tambour, exécutait des chants d’encouragement, exhortait les hommes au combat. La disparition de la royauté a considérablement réduit l’activité du géwél de cour.

21 Les autres géwél étaient respectivement attachés, depuis des générations, à des familles nobles. Le lien entre géer (non artisan) et géwél, fondé sur le respect mutuel, demeure aujourd’hui encore très fort. Le géwél peut également prêter ses services aux personnalités religieuses et politiques.

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Fig. 3. Doudou Ndiaye Rose et son fils El Hadji Moustapha à la Cité de la musique.

Photo Christophe Rosenberg, 2007.

Fig. 4. Doudou Ndiaye Rose à la Cité de la musique.

Photo Christophe Rosenberg, 2007.

22 À propos de la formation de l’apprenti griot, l’anthropologue Isabelle Leymarie indique : « Les connaissances sont fréquemment transmises par des personnes du même sexe que

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lui : le père enseigne à ses fils, la mère à ses filles. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la musique instrumentale » (Leymarie 1999 : 122).

23 Si ce n’est le père, c’est l’oncle paternel qui se charge de l’enseignement. En effet, dès que quelqu’un a acquis une expérience reconnue, il est autorisé à suivre l’apprentissage des plus jeunes. L’enfant fait ses premiers pas en frappant un tambour qu’il a fabriqué lui- même, constitué d’une boîte de conserve et d’un sac en plastique en guise de peau. Les connaissances de l’apprenti musicien peuvent être validées, soit lors de répétitions, soit lors de l’échauffement des musiciens au cours des manifestations musicales (Penna-Diaw 2005 : 206).

24 Pour Doudou Ndiaye Rose, il n’en a pas été ainsi, puisqu’il a été formé par une personne étrangère à sa famille, d’où sa propre conception du griot, tout à fait atypique au regard des codes sociaux wolofs. Il s’en explique : « Je ne me considère pas comme un griot parce que les vrais griots sont des quémandeurs, ils dépendent des autres, et ce n’est pas ma nature. Je ne dépends que de Dieu » (Dieye 2005 : 9).

L’ensemble des tambours sabar

25 Comme nous l’avons dit plus haut, Doudou a grandi parmi les griots au sein des orchestres sabar. Il est utile de faire une courte présentation de ces tambours, à l’évolution desquels cet artiste hors pair a activement contribué. L’orchestre sabar se compose aujourd’hui de cinq tambours de forme conique, de tailles différentes, dont certains se jouent debout et d’autres assis. Ces instruments se jouent en alternance avec la main et une baguette très souple nommée galaŋ. Chaque frappe a un nom qui renvoie à un type de son particulier. Les rythmes sont appris et mémorisés en désignant les frappes par des onomatopées.

26 Autrefois, l’orchestre sabar était formé de quatre tambours : le làmb, le ndeer, le goroh talmbat et le xbe xbe (de forme intermédiaire, entre le ndeer et l’actuel mbëŋ-mbëŋ). Le làmb jouait la partie soliste, les autres assuraient l’accompagnement. L’orchestre a ensuite évolué jusqu’à la formation que l’on connaît aujourd’hui 6. Et Doudou Ndiaye Rose a conçu, autour des années 1950, le goroŋ mbabas, un tambour de plus petite taille chargé du solo : il occupe désormais la fonction du tambour ndeer, un instrument effilé et long, qui se joue debout. Doudou étant de petite taille, le ndeer le gênait dans ses mouvements. Le goroŋ mbabas se joue assis, et si sa forme est celle d’un goroh talmbat, il produit les sons du ndeer. Les autres tambours – làmb, ndeer, goroŋ talmbat et mbëŋ-mbëŋ – assurent l’accompagnement.

27 Un tel ensemble peut être multiplié par deux, trois ou quatre ; il peut compter jusqu’à vingt tambours. Le groupe est toujours dirigé par un chef. Il est important de noter que tous les musiciens doivent savoir jouer des différents tambours.

28 Les tambours sabar animent des événements dansés, nommés eux aussi sabar. L’organisation du sabar incombe aux femmes. Il s’agit d’une circonstance de divertissement qui peut être organisée à tout moment et qui dure plusieurs heures. Si l’événement se déroule de jour, après la prière de l’après-midi, il s’appelle sabar ; s’il a lieu le soir, il se nomme tànnëbéer (Penna-Diaw 2005).

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« La leçon de 10 »

29 Lorsqu’il enseignait les percussions à l’Institut national des arts de Dakar, Doudou Ndiaye Rose s’est initié au solfège. Sa conception du rythme, nourrie par l’expérience des Ballets nationaux, a évolué. L’exemple reproduit ci-dessus (« La leçon de 10 ») est extrait de l’une de ses premières compositions orales. Il nomme ces créations « rythmes composés » ; ils s’articulent sur différentes figures cycliques, pour l’essentiel entrecroisées, donnant lieu à un ensemble sonore multi-timbrique. Le tutti joue un unisson rythmique soutenu par deux autres rythmes : celui du mbêŋ-mbëŋ et du goroŋ talmbat.

30 Dans ce contexte, le tambour soliste ne joue pas l’appel annonçant le changement rythmique imminent ; c’est le chef du groupe qui l’indique par des gestes.

Fig. 5. « La leçon de 10 » (extrait).

Transcription de Luciana Penna-Diaw

Le concert

31 Ces « rythmes composés » ont amené Doudou à élaborer un concert conçu comme une suite de tableaux dans le monde entier (fig. 6). Dans ce contexte, chaque « tableau » correspond à un changement de plateau : • Le premier propose un voyage à travers les cultures musicales du Sénégal ; y figurent les tambours sowrouba et bougarabou des Diola et des Sossé, les djembé et dundun des Malinkés et les sabar des Wolof. • Le deuxième explore l’univers religieux avec les tambours xiin et les chants zikr de la confrérie mouride. • Le troisième donne au public un aperçu des rythmes sabar dans leur dimension synchronique, avec les rythmes « composés » par Doudou, puis diachronique avec les rythmes traditionnels. La présence de la danse est alors indispensable.

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Fig. 6. Présentation schématique du concert conçu par Doudou Ndiaye Rose

Noms des tableaux Tambours Rythmes Chant Danse

Bougarabou

Sowrouba Rhapsodie Djembé « composés » Dundun Ensemble sabar

Xiin Xiin traditionnels et « composés » ×

Sabar Ensemble sabar traditionnels et « composés » ×

32 Lorsque j’ai demandé à Doudou pourquoi il tenait à jouer à l’étranger et avec des artistes qui pratiquent d’autres genres musicaux, il m’a répondu : Jouer c’est aussi rencontrer l’autre, le découvrir et le comprendre. J’ai envie de parcourir le monde et de montrer la culture de mon pays. Parmi mes collaborations, certaines ont mieux marché que d’autres… Parfois nous disposons d’un temps très court et la rencontre n’aboutit pas comme on le voudrait. Le tambour est aussi porteur de paix, je joue pour communiquer la paix dans le monde.

Récapitulation

33 Le déroulement d’un concert de Doudou Ndiaye Rose diffère sensiblement de celui d’un événement traditionnel. Les différences concernent avant tout le public et le jeu des tambours. Dans un cadre traditionnel, le public forme un cercle autour des batteurs et des danseuses ; dans une salle de concert, il est face aux artistes ; sa participation y est donc moindre, car la disposition des lieux crée une distance entre artistes et public. Quant aux tambours dans les cadres traditionnel et moderne ils exécutent des figures rythmiques cycliques entrecroisées. Indissociable de la musique en contexte traditionnel, la danse est absente lors du jeu des « rythmes composés ». Enfin, Doudou dirige le groupe et se positionne en chef à la manière des chefs d’orchestres classiques.

34 Tous les codes de l’environnement musical traditionnel, validés et reconnus par la communauté, se trouvent ainsi chamboulés et recodifiés.

35 Comment et pourquoi ces nouveaux rythmes sont-il crées ? Voici ce que m’en a dit El Hadji Moustapha Ndiaye : « Chaque percussionniste du groupe propose des idées rythmiques, le groupe les accepte ou les refuse. Si le rythme est approuvé par l’ensemble du groupe on répète pour le mémoriser […] Les gens ne peuvent pas comprendre les rythmes traditionnels car il y a beaucoup de choses à retenir. Les rythmes composés sont plus simples car il y a un thème et un accompagnement… le public trouve ainsi des repères ».

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Fig. 7. Traits distinctifs et communs aux rythmes composés et traditionnels.

Rythmes Rythmes

composés traditionnels

Scène/ Intérieur ×

Rue (cour d’une maison ou place du village)/Extérieur ×

Public passif ×

Public actif ×

Public assis (face à face artistes/public) ×

Public en cercle ×

Unisson ×

Figures rythmiques cycliques entrecroisées ∆ ∆

Danse ×

Direction du groupe par la gestuelle ×

Direction du groupe par le tambour ×

La relève et le défi des nouvelles générations

36 Dans le respect de la tradition des griots wolof, Doudou a préservé le savoir au sein de sa famille. Il a de toute évidence assuré sa relève : il a trente-huit enfants, tous percussionnistes ou danseurs, éparpillés dans le monde entier. La mise en œuvre de son projet innovant a bénéficié de circonstances qui ont incontestablement joué en sa faveur. C’était une période de prise de conscience, identitaire et générationnelle. Les nouvelles générations de griots vivent des temps plus complexes. Les conditions politiques sont moins favorables et leur statut s’est notablement modifié.

37 Au Sénégal, comme dans bien d’autres régions du monde, les occasions de jouer sont variées : les griots peuvent exercer leur art aussi bien pour les touristes, notamment dans les lieux de villégiature, que dans leur propre communauté. En Occident, ils vivent des situations similaires. Certains sont à la fois musiciens et enseignants. Ils collaborent avec des artistes issus d’autres cultures musicales, ils animent des événements traditionnels de leur communauté d’origine, ils partagent leur savoir avec toutes sortes de publics. Ils portent un regard différent sur leur culture et sur leur patrimoine musical, ce qui donne lieu à de multiples réflexions sur leur art.

38 Parmi les fils de Doudou Ndiaye Rose, El Hadji Moustapha, le manager du groupe, est un artiste et pédagogue d’exception. Le discours qu’il porte sur sa propre culture est mesuré, réfléchi ; il a compris les nouveaux contextes de production musicale, mais aussi les différents objectifs possibles, à partir d’une tradition musicale, selon le type d’auditoire. Il

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dit toujours : « Je ne donne pas de la même façon à tout le monde ! » Cette phrase masque peut-être un esprit responsable, attentif et, pourquoi pas, suspicieux à l’égard du questionnement touchant au partage de son patrimoine musical avec les « autres », qui sont aussi, souvent, les « dominants ».

39 La forte relation qu’il a tissée avec son père a certainement contribué à lui donner une vision transculturelle sur l’utilisation du tambour et sur la conception du rythme.

40 Expliciter des codes implicites dans une culture n’est pas facile. L’exercice demande une sélection très méticuleuse des termes à adopter sur sa propre culture et sur soi-même. Tous les artistes ne s’y prêtent pas, sans compter que les mécanismes des circonstances de production musicale sont loin d’être toujours simples à pénétrer.

41 Les années ont passé, mais Doudou Ndiaye Rose garde sa vitalité et son énergie. Le tambour fait partie de son quotidien au point d’affirmer qu’il ne peut pas s’arrêter car jouer du tambour est un don de Dieu. El Hadji Moustapha Ndiaye ajouterait : « Eh oui, c’est ça la vie d’artiste ! ».

BIBLIOGRAPHIE

ACOGNY Germaine, 1984 La Danse africaine, Dakar : Les nouvelles éditions africaines.

AUBERT Laurent, 2001 La musique de l’autre. Les nouveaux défis de l’ethnomusicologie. Genève : Georg éditeur.

DIEYE Tafsir Ndické, 2005 Doudou Ndiaye Rose. Le grand tambour-major du Sénégal. Rufisque : Ciga Éditions.

DIOP Abdoulaye Bara, 1981 La Société wolof : tradition et changement. Les systèmes d’inégalité et de domination. Paris : Karthala.

DIOUF Jean-Léopold, 2003 Dictionnaire wolof-français et français-wolof. Paris : Karthala.

LEYMARIE Isabelle, 1999 Les Griots Wolof du Sénégal. Paris : Maisonneuve et Larose.

PENNA-DIAW Luciana, 2005 « La Danse sabar, une expression de l’identité féminine chez les Wolof du Sénégal », Cahiers de musiques traditionnelles 18 : 201-215.

TANG Patricia, 2007 Master of the sabar. Wolof griot percussionists of Senegal. Philadelphia : Temple University Press.

TENAILLE Franck, 2000 Le swing du caméléon, Paris : Actes Sud.

Discographie

1986, Sabar, Doudou Ndiaye Rose. 1 CD Mélodie (Paris).

1992, Diabote, Doudou Ndiaye Rose. 1 CD Real World (Wiltshire).

1999, Le Lac rose, Doudou Ndiaye Rose Percussion Orchestra. 1 CD Crépuscule au Japon Co.

2004, Mix, Doudou Ndiaye Rose avec l’orchestre de Basse Normandie et les percussions claviers de Lyon. 1 CD Ornorm/Codæx France (Caen).

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Filmographie

BOUFFAULT Françoise, 1997 Guew bi – Sabar dances of Sénégal. New York : African Film Festival, Inc. (AFF).

GAÏ RAMAKA Joseph, 2001 Karmen Gëi. Paris : Les ateliers de l’Arche/Euripide Production.

JANSSEN Jean-Pierre, 1987 Doudou Ndiaye Rose, tambour majeur. Boulogne : Europe Images International/M5.

MILLOT Éric et Béatrice SOULE, 1992 Doudou Ndiaye Rose – Djabote. Boulogne : Europe Images International/M5.

PENNA-DIAW Luciana et Christophe Rosenberg, 2003 Les Tambours et la danse sabar des Wolof du Sénégal. Paris : Cité de la musique.

Sitographie

Interviews de Doudou Ndiaye Rose : http://doudou_ndiaye_rose.mondomix.com/fr/itw749.htm

Unesco/Trésors humains vivants : http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?pg=00061&lg=FR

NOTES

1. Chanson créée en février 1960 par Joseph Kabaselé avec son groupe l’African Jazz, qui célèbre l’indépendance de la République démocratique du Congo. Indépendance cha cha devient la chanson emblématique des quatorze pays africains qui obtiennent l’indépendance cette même année. 2. Les autres villes sont Saint-Louis, Gorée et Rufisque. 3. Chez les Wolof, le terme sabar est un terme générique qui désigne à la fois la circonstance, l’ensemble des tambours de forme conique qui servent à l’animer et l’un des rythmes qui y sont joués. 4. Directeur des Archives culturelles du Sénégal entre 1967 et 1972. 5. Les trésors humains vivants sont des personnes qui possèdent à un haut niveau les connaissances et les savoir-faire nécessaires pour interpréter ou recréer des éléments spécifiques du patrimoine culturel immatériel ». Source tirée du site de l’Unesco, , consulté le 05/04/2012). 6. Communication personnelle de El Hadji Moustapha Ndiaye, fils de Doudou Ndiaye Rose (25.03.2012).

RÉSUMÉS

Figure historique et musicale incontournable, artiste éclectique entre tradition et modernité, le percussionniste sénégalais Doudou Ndiaye Rose nourrit le lien entre l’Afrique et l’Occident. Selon les situations et les circonstances, il est en mesure de se comporter en griot ou en artiste. Cet article est structuré en trois volets : une biographie de Doudou Ndiaye Rose, indissociable des événements historiques les plus marquants du Sénégal contemporain ; les analyses

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contextualisées d’un « rythmé composé » et d’un concert créés par Doudou Ndiaye Rose ; enfin, une courte description de l’environnement musical actuel, qui voit les jeunes générations de griots confrontées à des modes de production inédits, mais aussi à de nouveaux questionnements sur leur patrimoine.

AUTEUR

LUCIANA PENNA-DIAW Luciana Penna-Diaw, titulaire d’un doctorat en ethnomusicologie, travaille à la Cité de la musique (Paris) en tant que coordinatrice pédagogique, chargée des musiques de tradition orale. Elle est responsable de la collection éditoriale « Traditions chantées ». Africaniste, sa recherche porte sur les répertoires vocaux et instrumentaux des Wolof et des Sereer. Elle a participé à des colloques internationaux (Europe, Afrique, Proche-Orient, États-Unis) et publié plusieurs articles et CD. Actuellement, elle prépare deux ouvrages sur les musiques wolof.

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Artistes en mouvement Styles de vie de chorégraphes burkinabè

Sarah Andrieu

Introduction

1 Aéroport international de Ouagadougou (Burkina Faso). Xavier Lot, chorégraphe français venu travailler avec des danseurs burkinabè, tend la fiche d’information d’usage au douanier. En face de la case « profession », il a écrit « danseur ». À la lecture du papier, le douanier éclate de rire et lui répond : « Danseur ! Moi aussi, je suis danseur ! Tout le monde ici est danseur1 ». La scène se déroule en 1996 mais, malgré la rapidité avec laquelle se sont mises en place plusieurs structures dédiées à la professionnalisation de la danse à Ouagadougou en moins d’une dizaine d’années, cette scène pourrait très probablement se répéter aujourd’hui. En juillet 2011, Marius Sawadogo, jeune danseur en formation au Centre de Développement Chorégraphe de Ouagadougou expliquait : « Ici, si quelqu’un te demande ‹Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?›, tu dis ‹je danse›, il va te dire ‹faut chercher du boulot2 !› ».

2 Tandis que le Burkina Faso est, à l’échelle du monde de l’art international, réputé pour être une plateforme de la création chorégraphique africaine, localement le métier de danseur peine à être reconnu. C’est à l’intérieur de cette situation paradoxale qu’évoluent les chorégraphes professionnels burkinabè qui seront au centre de ma réflexion. Le recours aux travaux de Foucault (1983) sur les « arts de l’existence », ramassés par Deleuze (1990) sous la notion de « style de vie », m’est apparu intéressant pour saisir dans leur globalité ces vies d’artistes singulières. En effet, être et se dire chorégraphe burkinabè aujourd’hui implique un ensemble de pratiques, de règles et de conduites morales qui débordent largement le cadre du travail artistique stricto sensu. Ainsi, choisir de faire de la danse son métier dans un pays où la profession de danseur n’existe pas nécessite l’élaboration de « techniques de soi » et de « conduites de vie » (Foucault 1983) intimement imbriquées à un quotidien fait de va-et-vient entre des mondes esthétiques et sociaux éloignés. C’est à l’ensemble de ces techniques de soi par lesquelles les chorégraphes burkinabè se rendent « sujet » de leur danse et de leur style de vie que ce texte sera consacré3.

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Choisir un métier qui ne va pas de soi

3 Lors de mes premières recherches dans le monde des « danses traditionnelles4 » spectacularisées à Ouagadougou, les discussions avec les fonctionnaires du Ministère de la Culture me firent penser que les danseurs de troupes jouissaient d’un statut social reconnu et constituaient, aux yeux de la population, des « nouvelles figures de la réussite » (Banégas et Warnier 2001). En effet, mes interlocuteurs présentaient souvent les politiques culturelles menées par l’État depuis le début des années 1980 comme des initiatives ayant contribué à des changements majeurs quant aux regards portés par les burkinabè sur leur « culture » et sur ceux qui l’incarnent : les musiciens, chanteurs et danseurs. L’organisation de festivals5, la mise en œuvre de concours artistiques nationaux 6 et la création d’une école nationale des arts7 auraient été des facteurs déterminants tant pour la professionnalisation des artistes que pour la reconnaissance de ces nouveaux métiers par le corps social. Ainsi m’expliquait un cadre du ministère de la culture : De plus en plus, les métiers du spectacle commencent à avoir [sic] de l’engouement alors que dans l’ancien temps c’était être enseignant, être docteur, être ingénieur. Il y a des danseurs qui ont formé leur compagnie, ils ont des contrats, ils gagnent leur vie. Alors que vous pouvez être titulaire de la Licence ou de la Maîtrise sans avoir d’emploi. La plupart de ces artistes, c’est des gens qui voyagent, qui ont un revenu mensuel dix fois supérieur que ceux qui ont le même diplôme qu’eux. Ça permet d’avoir un chez soi. Dans certaines professions, il faut attendre quinze ans, vingt ans pour avoir un chez soi8.

4 Dans un contexte de crise économique et sociale généralisée, marqué entre autres par la fin de l’équivalence entre études et travail salarié, la réussite de l’artiste, en s’opposant à l’échec de l’étudiant, est souvent présentée par les intellectuels du Ministère de la culture comme un exemple inédit d’ascension sociale que l’État aurait contribué à faire émerger. « Aujourd’hui, les artistes ont des voitures », indique le directeur du Centre National des Arts du Spectacle et de l’Audiovisuel, en poursuivant : « Jamais, dans l’histoire du pays, on n’avait vu ça. Des artistes qui peuvent offrir à boire à des amis, des artistes qui voyagent… Ça c’est extraordinaire, c’est toute une politique !9 ».

5 Lorsque mon regard se déplaça vers les danseurs et, d’une manière plus générale, vers des gens extérieurs au petit cercle des « hommes de culture » ouagalais, je me rendis rapidement compte que ces paroles étaient fort éloignées des représentations courantes. En effet, pour la majorité des habitants de la capitale, la danse n’est pas considérée comme une activité professionnelle, et les cas de réussite sont avant tout conçus comme des exceptions qui confirment cet énoncé souvent entendu : « On ne devient pas quelqu’un en étant danseur ». La réussite est mise sur le compte de la « chance », postulat évacuant le mérite individuel de celui qui, par ses capacités et connaissances, est parvenu à acquérir un statut professionnel. L’absence de reconnaissance, vécue quotidiennement par ceux qui ont choisi de faire de la danse un métier, me fut maintes fois exposée. Cette dépréciation généralisée de la profession s’appuie sur l’idée que les danseurs ne s’inscrivent pas dans les normes et conventions sociales acceptées et acceptables. Ces derniers sont généralement taxés de paresseux, de « pagailleurs », de voleurs, de drogués… Cette stigmatisation se double, pour les danseuses, d’une remise en question de leur moralité sexuelle.

6 Au-delà de ces accusations morales, les danseurs doivent surtout faire face à l’absence de reconnaissance de leurs compétences singulières. Si, dans le contexte des danses sociales,

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le fait d’être un bon danseur participe de la réputation de l’individu, cette activité n’en est pas moins considérée comme une pratique distincte du travail « véritable ». À ce principe s’ajoute l’idée communément partagée selon laquelle la danse est « quelque chose que l’on trouve en naissant10 ». Cette conception du savoir danser comme savoir partagé par tous empêche la prise en compte de la spécificité des compétences des danseurs de métier. Dès lors, si le processus de spectacularisation des danses locales, qui n’a cessé de croître et de se diversifier depuis les années 1960, a entraîné la constitution d’un corps de danseurs experts, cette spécialisation ne s’est guère accompagnée d’une transformation des représentations courantes entourant le savoir danser. Être un bon danseur « traditionnel » n’est pas considéré comme l’apanage des danseurs de troupes. Quant au statut du savoir des danseurs « contemporains », celui-ci est plus assimilé à des contorsions étranges qu’à une véritable expertise professionnelle.

7 On comprend aisément que cette relégation du danseur à la marge des normes sociales et dans le champ des savoirs non valorisés implique, pour ceux qui ont choisi d’exercer ce métier, d’affronter l’entourage, et en premier lieu la famille proche. Dans les récits, recueillis auprès de danseurs aujourd’hui professionnels, ce moment de vie occupe souvent une place centrale. Pour la plupart, le goût pour la danse se manifeste durant l’enfance ou l’adolescence et rencontre très vite la désapprobation familiale. Le fait de délaisser l’école pour aller danser, d’intégrer une troupe ou de participer aux concours informels qui ont lieu dans les quartiers de la capitale, déclenche souvent de violents conflits débouchant parfois sur l’exclusion de la concession familiale. Blandine Yaméogo, chorégraphe et danseuse aujourd’hui réputée, se souvient qu’après sa première tournée en France, sa tante, chez qui elle logeait à Ouagadougou, lui dit : « Tu ramasses tes bagages, tu pars ! On t’a dit de venir faire des études pour être quelqu’un mais pas la danse parce que quelqu’un n’a jamais réussi dans la danse ! ». Quelques mois plus tard, Blandine retrouvera ses affaires personnelles devant la porte de la cour. « J’avais 22 ans. Donc ça veut dire maintenant débrouille toi, tout le monde t’abandonne… Je t’assure que la famille n’osait pas me dire bonjour. Ça veut dire que j’étais devenue seule11 ».

8 Les conflits familiaux, l’exclusion de la sphère des solidarités familiales et l’insécurité émotionnelle et matérielle qui accompagnent le choix de faire de la danse son métier émaillent les discours. Ces souvenirs partagés lient entre eux des individus qui, précocement, ont expérimenté une prise de distance vis-à-vis de l’autorité et des normes sociales en vigueur. S’opposer à la décision d’un père ou d’un logeur, choisir une voie autre que celle prévue par l’entourage et, au-delà, s’engager dans une activité professionnelle qui, aux yeux de la plupart, n’existe pas, constituent autant de sous- bassement d’une individualisation qui marquera la trajectoire future des danseurs professionnels. Dès lors, même si elle se présente souvent sous le signe d’une « individualisation subie » (Marie 1997), cette première prise d’autonomie est a posteriori hautement valorisée par les acteurs. Faire le choix de son propre métier envers et contre tous devient le signe d’un engagement individuel au fondement de l’identité professionnelle. Plus encore, ce refus de se laisser dicter son avenir par l’entourage représente le point de départ d’un processus de subjectivation marqué par la mise en œuvre de techniques de soi au sein desquelles le désir de contrôler son corps et d’en faire un outil de travail occupera une place centrale.

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Se mouvoir entre les danses : les chemins de la professionnalisation

9 Pour de nombreux experts du monde de l’art européen, la « danse contemporaine africaine » serait née de la rencontre entre des danses traditionnelles d’Afrique dont la forme serait restée inchangée depuis des générations et la danse contemporaine occidentale caractérisée par une innovation esthétique constante. Dès lors, il est admis que les danseurs contemporains africains seraient passés brusquement du champ du rituel à celui de l’art, d’une vision collective de la danse à une vision individuelle. Cette lecture dichotomique opposant deux régimes chorégraphiques antinomiques ne résiste pas à l’examen des trajectoires des acteurs. En effet, celles-ci ne se résument aucunement à un brusque passage du « traditionnel » au « contemporain » mais dessinent plutôt des cheminements complexes entre des esthétiques chorégraphiques diverses, couplées à des circulations entre des « mondes de l’art » (Becker 1988) hétérogènes. Au delà de la complexité interne de ces trajectoires faites de « passages » entre des répertoires et des espaces (d’apprentissage, de production et de diffusion), s’ajoute la relative diversité de chacune d’entre elles. En effet, l’absence d’instances officielles légitimant le métier de danseur à l’échelle locale et l’augmentation récente de l’offre de formations au Burkina et, plus largement, en Afrique de l’Ouest, obligent les aspirants danseurs à multiplier les expériences d’apprentissage.

10 La précocité de l’« entrée » dans la danse est une constante des récits. Le goût pour la pratique dansée est généralement considéré comme un trait de caractère hérité, doublé d’un don qui distingue le jeune danseur des autres enfants. Ce modèle vocationnel, structurant de nombreuses pratiques artistiques de par le monde, permet « d’inscrire l’identité (du danseur) dans une nature et pas seulement dans une culture » (Heinich 2000 : 66). Dès lors, devenir danseur professionnel consiste à devenir qui l’on est, plutôt que devenir qui l’on n’était pas (ibid. : 63). Pour une large partie des danseurs, ce n’est guère l’univers prétendument fermé de la « coutume » qui accompagna les premiers pas de danse, mais plutôt la radio, la télévision et les modes musicales et chorégraphiques transnationales. Nés autour des années 1970-80, nombreux sont ceux qui évoquent les moments passés à observer les vidéoclips d’artistes américains (Michael Jackson en particulier) ainsi que les concours informels auxquels donnaient lieu ces danses dites « modernes ». Cette capture de danses étrangères débouchait sur l’élaboration de chorégraphies inventives, au sein desquelles les jeunes interprètes devaient rivaliser d’ingéniosité pour donner à voir « du nouveau » à l’auditoire, composé des membres de la famille ou des habitants du quartier. On retrouve cette logique d’invention chorégraphique, mais cette fois-ci davantage tournée vers les répertoires locaux, dans les discours de certains. Ici ce ne sont pas les vedettes de la télévision qui constituent des ressources pour l’imagination, mais les danses que l’on observe aux abords des cabarets12 ou celles qui ont lieu dans le cadre des fêtes familiales. Enfin, les répétitions de troupes de danses « traditionnelles » sont aussi évoquées comme des lieux où, dès le plus jeune âge, on s’arrête, on regarde pour ensuite tenter de reproduire les chorégraphies.

11 Cette pratique dansée informelle, souvent individuelle, se poursuivra durant de nombreuses années. Pour la plupart cependant, ce goût de la danse aboutira à l’entrée dans une troupe. L’inscription dans ce collectif structuré est souvent décrite a posteriori comme le passage d’une danse d’amusement à une danse sérieuse. Les danseurs évoquent

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ce moment de vie comme un temps consacré à l’apprentissage des « danses traditionnelles », qui relèvent plus précisément d’une « tradition parallèle » (Shay 2002 : 13). Les répertoires des troupes de danses dites traditionnelles sont en effet composés de danses régionales qui, depuis les années 1980, font l’objet d’une requalification esthétique. Porté par les politiques culturelles, ce mouvement d’artification (Shapiro 2004) des danses, reposant sur les logiques à priori antinomiques de l’hybridation et de l’ethnicisation, a abouti à la création d’un répertoire assez homogène de « danse traditionnelle burkinabè » que l’on retrouve désormais d’une troupe à l’autre. Constamment re-chorégraphiées en des variantes sensiblement différentes, ces danses sont mises en scène sous la forme de ballets, genre spectaculaire où les danseurs exécutent de manière parfaitement synchronisée différentes danses en réalisant de multiples déplacements dans l’espace scénique (diagonales, lignes…). La troupe est donc un lieu où le danseur accède à un stock de danses diversifiées, souvent désignées par l’ethnonyme de la population conçue comme détentrice (gourmantché, peul, gurunsi13) ou par sa dénomination initiale (warba, liwaga, kigba, binon14…), mais aussi un lieu où l’on apprend à maîtriser cet espace de performance qu’est la scène.

12 Si, pendant de nombreuses années, les troupes de danse mais aussi certaines compagnies de théâtre, constituèrent les seuls espaces de formation à la danse scénique au Burkina Faso, la création de lieux spécifiquement dédiés à l’apprentissage du métier à partir de la fin des années 1990 modifia profondément les modes de transmission. Aujourd’hui, un jeune ouagalais souhaitant devenir danseur peut s’inscrire à l’Institut National de Formation Artistique et Culturel et obtenir un CAP-danse, ou participer aux formations du Centre de Développement Chorégraphique La Termitière, ou encore s’inscrire à la formation professionnelle de l’École de Danse Irène Tassembedo (EDIT). Dans ce contexte, il est fréquent aujourd’hui de rencontrer de jeunes danseurs en formation n’ayant pas commencé leur apprentissage du métier au sein d’une troupe. Quant aux danseurs dont nous examinons ici les trajectoires, ils sont pour la plupart passés successivement ou simultanément de l’univers de la troupe à celui des formations.

13 À la fin des années 1990, sous l’action de deux chorégraphes, Salia Sanou et Seydou Boro, se mettent en place à Ouagadougou des sessions de formation en « danse contemporaine » à destination des danseurs burkinabè. Ces deux artistes s’investiront fortement dans la transmission de techniques chorégraphiques nouvelles à Ouagadougou avec comme visée principale d’œuvrer à la professionnalisation des danseurs dans leur pays natal. Branchés sur des circuits de financements internationaux, résidant une large partie de l’année en France, ils créeront des ponts entre l’Europe et le Burkina mais aussi entre Ouagadougou et différentes capitales africaines en invitant des chorégraphes kenyan, sud-africain, béninois, français, hollandais à venir animer des stages à Ouagadougou, d’abord dans le cadre du festival Dialogues de Corps créé en 2001, puis dans l’enceinte du Centre de Développement Chorégraphique La Termitière, structure qu’ils inaugureront en décembre 2006. Dans ces deux espaces, l’offre de formation se caractérise par un éclectisme qui dépend tout autant de l’origine géographique variée des formateurs que d’une valorisation de la singularité inhérente à ce genre chorégraphique.

14 Ces espaces de formations seront particulièrement investis par les jeunes danseurs ouagalais, soucieux de saisir toutes les opportunités pouvant contribuer à un élargissement des compétences et, dans le même temps, à la réussite dans le métier choisi. Lors des entretiens, mais aussi à la lecture des curriculum vitae des artistes (disponibles sur les blogs ou sites internet personnels), il apparaît que la plupart d’entre

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eux ont participé plusieurs années de suite à Dialogues de Corps, bénéficiant ainsi des enseignements de nombreux chorégraphes reconnus par le monde de l’art international. Les liens tissés, l’entrée dans une dynamique spécifique d’acquisition de savoirs toujours plus diversifiés et l’institutionnalisation de bourses (allouées généralement par les services culturels des ambassades européennes), conduisent nombre d’entre eux à poursuivre cet itinéraire hors des frontières du Burkina. En août 2002, Omer Yameogo et Auguste Ouédraogo, tout deux habitués de Dialogues de Corps, partent à Nantes pour participer à un « laboratoire de création » dirigé par les chorégraphes Claude Brumachon et Benjamin Lamarche. Emmanuel Toé, quant à lui, s’inscrit en 2001 à l’École des Sables de Toubab Dialow (Sénégal), dirigée par Germaine Acogny, puis participe l’année suivante à « l’Académie de l’interprète » encadrée par le chorégraphe Bernardo Montet et le dramaturge Frédéric Fisbach à Brest. D’autres danseurs habitués de Dialogues de Corps se rendent en 2001 au Centre chorégraphique national de Montpellier pour participer à une formation nommée « Ateliers du monde ». La liste des espaces parcourus par ces danseurs, avides de « nourritures » chorégraphiques, d’expériences nouvelles et de rencontres, pourrait être allongée à l’envi. Récemment, Aguibou Sanou, chorégraphe originaire de Bobo-Dioulasso, s’est rendu six mois en Corée du Sud pour participer à une formation en danse contemporaine tandis que les jeunes danseurs du programme « Je danse donc je suis15 » du CDC La Termitière, s’initiaient au Kathakali et au Kalaripayatt avec deux danseurs indiens venus à Ouagadougou dans le cadre d’un projet dirigé par le chorégraphe français Michel Lestréhan16.

Fig. 1. Centre de développement chorégraphique La Termitière. Ouagadougou. Juillet 2011.

Photo Sarah Andrieu.

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Fig. 2. Soirée de remise des attestations de stage au CDC.

Formatrice : Carolyn Carlson. Ouagadougou, décembre 2007. Photo : Sarah Camara.

15 Marquées par d’incessants passages d’un style de danse à un autre, ces trajectoires sont faites de ruptures d’habitus (Bourdieu 1980) qui obligent les danseurs à apprendre de nouvelles techniques, mais aussi à se défaire d’habitudes corporelles ancrées et, en ce sens, à désapprendre. Ces passages, éprouvant pour le corps et l’esprit, forment l’armature de « techniques de soi » (Foucault 2001) visant à augmenter « l’efficacité de soi sur soi » (ibid.). Ce cheminement entre des techniques de danses qui font intervenir des rapports différents à la musique et aux rythmes, des centres de gravité distincts, des relations hétérogènes aux autres danseurs, des occupations de l’espace scénique multiples, entraîne une maîtrise de plus en plus poussée de son corps et l’accroissement de ses possibilités d’action. Aux yeux des danseurs multipliant les formations, le corps se transforme en outil de travail de plus en plus plastique. Il s’agit avant tout de se former encore et encore, de se frotter à des techniques que l’on ne connaît pas, de réaliser des mouvements inconnus quelques jours auparavant, de prendre toutes les clefs disponibles à l’échelle locale et globale.

16 L’apprentissage de ces techniques chorégraphiques est pensé sur le mode de l’accumulation17. En ce sens, se former, c’est accumuler sans jamais oublier ce que l’on a appris auparavant afin de reformuler des savoirs, dont l’ancrage corporel est plus ancien, à l’aune de nouveaux et vice-versa. Dès lors, accumuler ce n’est pas uniquement maîtriser une diversité de techniques chorégraphiques, mais plutôt se donner les moyens de devenir sujet de sa danse. Ainsi expliquait Seydou Boro aux jeunes danseuses participant au projet « Engagement féminin18 » : « ‹Danse contemporaine›, ça ne veut rien dire aujourd’hui. […] Il n’y a pas une seule vérité. La vérité c’est la formation, après chacun a une danse à inventer. […] Il faut que tu puisses prendre en toi, dans ta démarche, dans ce que tu as envie d’engager, sinon il n’y a pas une manière de faire. C’est faux ! Il n’y a que des milliers et des milliers de manières, donc des milliers d’êtres pour faire19 ».

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17 Conçue comme une étape indispensable du processus de subjectivation artistique, la formation devient un espace permettant d’acquérir une palette d’outils que doit nécessairement maîtriser l’artiste engagé dans la recherche de « sa » propre danse.

Savoir interpréter, savoir créer : les ficelles du métier de danseur

18 Lorsque les danseurs burkinabè évoquent l’itinéraire par lequel ils sont devenus professionnels, ils mettent l’accent sur deux processus concomitants : la maîtrise de techniques chorégraphiques hétérogènes et l’acquisition d’un « savoir créer ». Ces deux registres de pratiques, bien que distincts l’un de l’autre, renvoient tout autant à la fonction de danseur interprète qu’à celle de chorégraphe, métiers dont les frontières sont bien plus poreuses au Burkina Faso qu’en France20. Être danseur de métier correspond, en contexte burkinabè, tout autant à l’exercice de l’interprétation pour un autre chorégraphe, qu’à celui de la création pour soi (dans le cadre du solo) ou pour d’autres (dans le cadre des pièces collectives). On observe en effet qu’une large majorité de danseurs professionnels burkinabè sont interprètes dans une ou plusieurs compagnies, collaborent de manière ponctuelle avec des chorégraphes étrangers tout en créant des pièces au sein de leur propre troupe. La plasticité corporelle et la technicité acquises durant les formations se révèlent ici indispensable car elles permettent de s’adapter rapidement à des demandes artistiques provenant de mondes éloignés. Au-delà de cette capacité d’adaptation, l’expertise acquise doit permettre au danseur de proposer du « matériel gestuel » au chorégraphe qui l’emploie, procédé très utilisé dans les processus de création au niveau des compagnies tant burkinabè qu’européennes. Ici, le danseur n’est pas un exécutant mais un co-créateur, même si le chorégraphe retouche, transforme ou combine cette matière gestuelle selon sa propre sensibilité. La maîtrise d’une large palette de techniques chorégraphiques permet au danseur de ne pas être considéré comme un simple objet que le chorégraphe manipulerait à sa guise. En effet, comme l’indique Irène Tassembedo, première danseuse du Burkina formée à l’extérieur du pays (en intégrant l’école de danse Mudra Afrique en 1977) : « Si on me parle de jazz, je sais ce que c’est, un chorégraphe qui parle de hip-hop, je sais ce que c’est, un qui me parle de danse traditionnelle, je sais ce que c’est. Ce n’est plus seulement être là comme un objet et faire ce qu’on te dit de faire21 ». Ne plus être un objet mais un sujet capable de s’affirmer comme maître de son corps et auteur de sa danse, telle est l’ambition première des danseurs burkinabè.

19 Le « savoir-créer » est, aux yeux des danseurs professionnels burkinabè, une qualité qui marque une frontière entre eux, possesseurs de ce savoir qui peuvent se prévaloir du titre d’artiste, et les autres, les danseurs qui évoluent dans les troupes de « danses traditionnelles », auxquels ce savoir est dénié. Dans ce contexte, les troupes de ballet dont les danseurs sont davantage placés dans une posture d’interprètes d’un style gestuel régional ou national, font l’objet de sévères critiques. Ainsi, explique Ahmed Soura, « les ballets, je pense que c’est trop vu ! Si c’est ça la danse, moi je pense que les militaires sont des danseurs. Ceux qui font les montages de ballets, bien calés, bien cadrés, eux, ils considèrent que les soldats sont des chorégraphes et moi je dis non ! Moi je dis non à ceux là !22 ». À l’opposé du danseur soldat contraint de s’aligner sur le pas de celui qui est devant lui, le danseur contemporain revendique son autonomie de créateur.

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20 Il ne s’agit pas, précisent les chorégraphes, de faire du « couper-coller ». L’acte créateur n’est pas synonyme de mélange tous azimuts, mais doit reposer sur un processus de sélections et de métamorphoses des danses. À ce titre, il est unanimement admis que le chorégraphe doit faire une recherche des gestes qui correspondent à l’idée ou à l’émotion qu’il souhaite transmettre dans sa pièce. Celle-ci est fondée sur une personnalisation de mouvements appris aux cours de sa trajectoire. Le plus fréquemment, ce sont les danses dites traditionnelles qui constituent le répertoire source tandis que les autres techniques chorégraphiques sont conçues comme des outils permettant de le métamorphoser. Cette transformation peut s’appuyer sur une modification du tempo et plus généralement sur une déconstruction de la relation ténue entre musique et danse qui structure les répertoires chorégraphies locaux. Cette technique est utilisée dans un passage de « Weeleni-L’appel », pièce de la compagnie Salia ni Seydou. Dans cette œuvre, une danse initialement pratiquée par les populations gourmantché, très présente dans le répertoire des troupes de « danses traditionnelles » burkinabè, est interprétée dans un tempo lent alors qu’il s’agit initialement d’une danse rapide au cours de laquelle les jeunes hommes témoignent de leur force physique. On retrouve cette même danse dans la pièce « À suivre » de la compagnie Teguerer danse. Ici, le tempo initial est conservé, mais les danseurs exécutent le mouvement dans un silence complet. Plus précisément, ce sont les trois danseurs portant des perruques « afro » et chaussés de claquettes qui produisent le support musical lors des frappes de pieds au sol. Au-delà du travail de décomposition de la relation musique/danse, un jeu créatif est réalisé autour de l’hybridation et du détournement des styles chorégraphiques.

Fig. 3. Teguerer danse. « A suivre ».

Rencontres chorégraphiques de Ouagadougou Dialogue de Corps. Décembre 2010. Photo : Sarah Andrieu.

21 Relectures, « branchements » (Amselle 2001), juxtapositions : le savoir-créer mis en œuvre par les chorégraphes burkinabè repose aussi sur une déconstruction de la frontière scénique danseurs/spectateurs. Aguibou Sanou choisit dans sa pièce « Anhumanus » de faire asseoir les spectateurs à la fois côté cour et jardin de l’espace scénique. En outre, au début et à la fin de la représentation, ces derniers sont invités à envahir la scène pour danser sur des rythmes reggae et coupé-décalé.

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Fig. 4. Compagnie Tamania. « Anhumanus ».

Rencontres chorégraphiques de Ouagadougou Dialogue de Corps. Décembre 2010. Photo : Sarah Andrieu.

22 Dans « Concert d’un homme décousu », Seydou Boro désacralise lui aussi l’espace scénique en invitant le public à venir le rejoindre à la fin du spectacle. En sollicitant l’action du public et en l’impliquant dans la création, ces deux chorégraphes jouent sur les frontières entre « performance présentationnelle » et « performance participative » (Turino 2008) et expérimentent des formes de participation du public qui ne sont guères courantes dans le monde des danses scéniques burkinabè23.

Fig. 5. Seydou Boro, « Concert d’un homme décousu ».

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Rencontres chorégraphiques de Ouagadougou Dialogue de Corps. Décembre 2010. Photo : Sarah Andrieu.

23 Le processus d’appropriation, à la base du savoir-créer des chorégraphes burkinabè, donne naissance à des cultures chorégraphiques neuves qui n’imitent pas les techniques venant d’ailleurs ni ne répètent les répertoires scéniques locaux. La métaphore de l’alimentation, fréquemment utilisée par les chorégraphes pour évoquer les différentes danses dont leurs corps se nourrissent, implique un processus de « digestion » qui relève de l’individualité de chacun. Néanmoins, des normes collectives structurent ce savoir- créer. Fondé sur la tension productive entre innovation et filiation, volonté de capturer les danses des autres et nécessité de s’inspirer de danses conçues comme faisant partie de « sa » culture, ce savoir-créer s’inscrit plus largement dans des dynamiques identitaires propres à la globalisation, au sein desquelles ouverture aux imaginaires globaux et réinvention de la différence vont de pair (Bayart 1999). Cette dynamique d’ouverture et de repli englobe les styles de vie, vécus ou idéalisés, des chorégraphes pour qui circulation et ancrage ne doivent guère être conçus comme deux processus incompatibles l’un avec l’autre.

Mouvement global, engagement local

24 Aujourd’hui, une trentaine de danseurs burkinabè sont reconnus sur la scène internationale. Si la moitié d’entre eux réside à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso, les autres vivent en France, en Suisse ou aux États-Unis tout en continuant à s’investir fortement dans leur pays natal sous la forme d’actions dans le domaine de la formation, de la création et de la diffusion. Entre les tournées internationales des premiers et les retours au pays des seconds, le monde de la danse contemporaine burkinabè se

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caractérise par l’intense circulation de ses acteurs. La mobilité géographique, nous l’avons vu, commence dès la période d’apprentissage du métier. Elle se poursuit ensuite au gré des rencontres (les collaborations avec des artistes du Nord) et des tournées se concluant pour certains d’entre eux par une installation à l’étranger. Cette vie faite de voyages est fortement valorisée par les danseurs qui, dans leurs discussions quotidiennes, évoquent fréquemment leurs tournées et les espaces traversés24. Les artistes extériorisent ces modes d’existence hors du commun en adoptant des habitudes langagières, des attitudes corporelles et des modes vestimentaires qui les distinguent de ceux restés au pays.

25 Cependant, force est de constater que l’émigration n’est guère conçue par les chorégraphes comme une fin en soi. Elle fait même fréquemment l’objet d’une stigmatisation tant dans les propositions artistiques que dans les discours entourant le métier de danseur. Pour exemple, si dans les clips de danse « coupé-décalé25 », omniprésents sur les écrans de télévision de Ouagadougou, l’Occident est systématiquement présenté comme un eldorado, un ailleurs où tout devient possible, dans les spectacles de danse contemporaine, il constitue à l’inverse un lieu de souffrance et d’écartèlement identitaire. A Bengue, pièce du chorégraphe Serge Aimé Coulibaly, est tout entière centrée sur le désenchantement de ce là-bas fantasmé. Le spectacle, combinant coupé-décalé, hip-hop et gestuelles traditionnelles, met en scène la notion de « double-absence » conceptualisée par Abdelmalek Sayad dans ses travaux sur la migration (Sayad 1999). Il évoque, dans un premier tableau, ceux qui ne vivent que dans le rêve de partir au loin, puis, dans une seconde partie, ceux qui au loin ne rêvent que de revoir leur pays natal. « Aucun d’eux ne vit dans le présent. Tous ont démissionné de leur vie, de leur rôle social », indique le chorégraphe dans la note d’intention qui accompagne le spectacle. Ces propos sont très proches de ceux tenus par Seydou Boro dans son solo « C’est à dire » lorsqu’il proclame, après avoir réalisé une marche saccadée le dos courbé en tenant entre ses mains une corde attachée à son cou : « Certains africains vivent dans l’imaginaire des autres. Ils ne se rêvent plus et quand on leur dit d’aller à droite, ils y courent mais à peine arrivés, les autres sont à gauche bien à l’opposé et eux, ils n’ont plus de repères pour revenir ». Bien entendu, cette dévalorisation du désir de migration et, plus généralement, du désir d’Occident, doit être envisagée au regard des possibilités de circulations dont jouissent ces chorégraphes et danseurs professionnels. Néanmoins, elle s’inscrit dans l’idéalisation d’un style de vie partagé de tous : rester ancré tout en étant mobile.

26 Du point de vue de l’acte créateur lui-même, l’idée d’ancrage fait référence aux imaginaires mobilisés par le danseur. Malgré leur maîtrise de styles chorégraphiques très divers, la grande majorité des chorégraphes défendent l’idée que la première source d’inspiration doit venir du local. Emmanuel Toé indique à ce propos : À un moment, moi, j’étais tenté de m’installer en Europe pour le gain. Je me suis dit : ‹Ah mais tiens, là-bas, on travaille. Si je fais cinq ans là-bas, je vais pouvoir faire ça, construire ça, acheter ça›. Maintenant quel engagement ? Sur quoi est-ce que je m’appuie ? Parce qu’étant là-bas, je suis vraiment loin de plein de choses ici. J’ai choisi de m’installer ici dans ma culture, avec les trucs autour de moi, les enfants qui marchent, les gens qui circulent, je m’inspire de ça pour créer.

27 Au-delà du quotidien comme matière de la création, ce sont aussi les défis sociaux et politiques propres à la société burkinabè que les chorégraphes souhaitent interroger dans leurs pièces. Il est en effet unanimement admis qu’être danseur, ce n’est pas faire de « jolis spectacles » destinés à une audience étrangère. Le danseur doit interpeller,

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critiquer, être un messager afin de s’impliquer dans le développement de son pays. L’une des dernières pièces du chorégraphe Serge Aimé Coulibaly , « Babemba », met en scène la figure du combattant africain26 afin « de montrer à la jeunesse que la réussite et le développement ne résultent pas d’un coup de chance ou de baguette magique, mais plutôt d’un acharnement quotidien, d’un travail obsessionnel et d’une passion27 ». Cette volonté de parler à la jeunesse burkinabè, une jeunesse qui est souvent présentée par les chorégraphes comme « sans avenir » et « sans repères », se retrouve dans nombre de spectacles. Le chorégraphe se fait régulièrement porte-parole des pensées des grands combattants du Continent à l’image d’Auguste Ouédraogo qui, dans « Tourments noirs », danse le discours prononcé par Thomas Sankara au siège de l’ONU en 1984 afin de montrer à la jeunesse que « la liberté se conquiert28 ». Redonner confiance, inciter à l’action, pointer du doigt les dérives politiques et avertir de l’occidentalisation menaçante, telles sont les missions que les chorégraphes s’assignent.

28 Parcourir le monde, mais toujours revenir, s’installer au loin mais investir « au pays », être un artiste reconnu sur la scène internationale mais parler et agir pour « sa » société, tel est l’idéal que tous souhaitent atteindre. Néanmoins, cette double présence permettant au danseur « d’être d’ici et de là-bas à la fois » (Tarrius 2000 : 6) n’est guère aisée à réaliser. Si certains chorégraphes parviennent à cet idéal, de nombreux danseurs dont la carrière n’est pas suffisamment internationalisée sont certes sur place, au plus près de leur société, mais n’ont guère les moyens de mettre en place des projets tandis que d’autres, partis au loin, n’ont pas eu accès à la reconnaissance souhaitée et ne disposent guère de ressources pour s’engager au pays.

Conclusion

29 La dynamique entre « roots » et « routes » indissociable de la notion de voyage, analysée par James Clifford (1997), est au cœur des trajectoires, des pratiques créatives, des discours et des imaginaires des chorégraphes burkinabè. Pour ces artistes, l’échappée débute par une décision précoce : faire de la danse son métier. À l’image des jeunes aventuriers ivoiriens étudiés par Eliane de Latour, pour ces jeunes danseurs, « le voyage ne commence pas par la traversée de la terre, de la mer ou des airs. Il commence aux premières ruptures avec la famille » (De Latour 2003 : 174). Ce premier voyage sera suivi d’autres traversées : celles qui amèneront le danseur à éprouver son corps en cheminant entre des techniques chorégraphiques hétérogènes ; celles qu’il effectuera entre des lieux de formation éloignés et enfin celles qui le mèneront sur les scènes internationales. Néanmoins, ces différents cheminements ne feront pas du danseur un « ‹homme sans qualité›, sans passé, sans famille, sans réseau ni patrie » (Assayag 1998 : 213), à l’image des individus cosmopolites décrits par certains anthropologues post-modernes. En effet, les routes et les racines, comme l’a montré Clifford, forment un continuum et interagissent constamment. Dans leurs créations, les chorégraphes souhaitent avant tout donner une nouvelle vie à « leurs » danses, celles qu’ils conçoivent comme faisant partie de leur patrimoine culturel, un héritage qui se conjugue pour certains au passé et pour d’autres au présent. Les danses burkinabè « traditionnelles » ou les danses africaines « modernes » continuent d’être considérées par ces jeunes artistes comme les bases à partir desquelles s’élabore le processus créatif. Dès lors, ce n’est guère dans une culture chorégraphique globale que ces artistes souhaitent s’inscrire, mais plutôt dans une culture chorégraphique locale ouverte sur le monde. Au même titre, ils ne se conçoivent pas

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comme des individus déterritorialisés, mais comme des artistes amenés à circuler certes, mais sans se perdre dans les dédales du monde. Savoir d’où l’on vient et y revenir fréquemment renvoie, dans ce contexte, à plusieurs processus. À l’échelle de la création, cela fait écho à la question du public. Si, à l’heure actuelle, le public de leurs pièces se trouve avant tout au Nord, les chorégraphes s’investissent dans la création d’un public local, en particulier un public jeune, et mobilisent, à ce titre, des imaginaires susceptibles de « parler » à cette jeunesse. À une échelle qui déborde le contexte de l’acte artistique stricto sensu, les danseurs s’engagent pour le développement de leur pays en mettant en œuvre des projets mêlant pratiques chorégraphiques et actions sociales. Cet engagement permet au danseur de reconquérir une place dans une société qui, encore aujourd’hui, ne considère pas l’artiste comme un individu respectable. Plus profondément cet engagement permet aux chorégraphes de promouvoir une nouvelle forme de subjectivité au sein de laquelle se côtoient l’affirmation de soi et le souci de l’autre, la recherche d’une créativité individuelle ouverte à de multiples influences et l’ancrage dans des héritages collectifs localisés, le désir de parcourir le monde tout en demeurant « chez soi » au Burkina Faso. Ici se trouve atténuée la tension entre « réussite individuelle et responsabilité sociale » (White 2007 : 74) avec laquelle doivent composer de nombreux artistes africains.

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NOTES

1. Anecdote rapportée dans Bongo bongo (Publication du Théâtre contemporain de la danse), mars 1997. 2. Entretien avec Marius Sawadogo, Centre de développement chorégraphique. La Termitière, Ouagadougou,13-07-2011. 3. Cette étude s’inscrit dans le projet de recherche ANR GLOBAMUS « Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global ». Je remercie particulièrement Emmanuelle Olivier, coordinatrice de ce projet, et Nadine Sieveking, anthropologue au Center for Area Studies (Université de Leipzig) pour leur relecture attentive de ce texte. 4. D’un point de vue émique, l’expression « danse traditionnelle » renvoie soit aux danses non scéniques pratiquées lors des cérémonies familiales lorsqu’elles sont animées par des musiciens jouant sur des instruments reconnus comme locaux, soit aux spectacles réalisés par des troupes de danse professionnelles accompagnées de percussions. À l’opposé, la danse est conçue comme « moderne » si elle est étrangère au pays ou si la musique qui l’accompagne est réalisée sur des

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instruments de facture occidentale. Des catégories intermédiaires viennent complexifier ce schéma comme celle de « danse tradi-moderne », qui désigne la réalisation de gestuelles « traditionnelles » sur des musiques « modernes ». Enfin, la catégorie « danse contemporaine » désigne des spectacles créés à l’aune de ressources créatives extrêmement diversifiées. Pour les chorégraphes inscrits dans ce mouvement, le terme « contemporain » renvoie d’avantage à « l’actuel » et à la « création » qu’au champ de « l’art contemporain » occidental. Pour plus de détails sur cette dynamique catégorielle, voir Andrieu, 2009. 5. En particulier la Semaine Nationale de la Culture, festival d’État créé en 1983 qui réunit, tous les deux ans à Bobo-Dioulasso, les troupes de musiques et danses « traditionnelles » présentes sur le territoire national. 6. Le Grand Prix National des Arts et des Lettres, événement central de la Semaine Nationale de la Culture, est la compétition artistique la plus importante au Burkina Faso. 7. L’Institut National de Formation Artistique et Culturelle fut créé en 1985 durant la Révolution Démocratique et Populaire en vue de favoriser l’émergence d’un « art burkinabè de qualité ». Elle dispense une formation diplômante en danse, musique et arts plastiques. 8. Entretien avec T.L.Kafando, Ouagadougou, 20.11.2003. 9. Entretien avec J. Daboué, Ouagadougou, 15.11.2003. 10. En moore, langue des populations moose, la notion de tradition s’exprime par l’expression : rog-miki, littéralement « né trouver ». 11. Entretien avec Blandine Yaméogo, Ouagadougou, 25.04.2006. 12. Lieux où l’on consomme de la bière de mil. 13. Ethnonyme désignant des groupes de populations présents sur le territoire national. Notons que ces termes, abondamment utilisé tant dans le lexique officiel de l’État que par les Burkinabè, sont souvent des exonymes forgés à l’époque coloniale. 14. Les termes moore (langue des moose) warba, liwaga et kigba renvoient à des danses initialement pratiquées par les populations moose. Le warba est une danse emblématique des Moose du centre du pays, tandis que le liwaga renvoie aux Yadcé, les habitants du Yatenga (nord du pays). Le kigba est une danse féminine pratiquée par l’ensemble des populations moose. Enfin, le binon est la danse emblématique des Gurunsi ( populations du centre-ouest du pays). 15. « Je danse donc je suis » est un programme de formation à la danse qui s’adresse aux jeunes en difficultés du Burkina Faso et du Mali. Financé par l’Union Européenne (programme Investing in People – EuropeAid), ce projet initié par le CDC la Termitière de Ouagadougou et L’espace (centre de danse situé à Bamako et dirigé par la chorégraphe haïtienne Kettly Noël), se déroule sur trois ans et vise à professionnaliser quarante jeunes artistes burkinabè et maliens. 16. Projet intitulé « Tropisme. Dialogue entre les langages rythmiques et dansés de l’Inde et de l’Afrique ». 17. Je reprends ici un terme fréquemment utilisé par les acteurs pour désigner ce processus de capitalisation de compétences chorégraphiques. 18. Programme de formation professionnelle créé par les chorégraphes Auguste Ouédraogo et Bienvenue Bazié en 2008, « Engagement féminin » réunit chaque année durant un mois une vingtaine de danseuses originaires de différents pays d’Afrique de l’Ouest. 19. Rencontre entre Seydou Boro et les stagiaires du programme « Engagement féminin », Ouagadougou, 22.07.2011. 20. Sur le métier de danseur en France et les relations hierarchisées entre danseur et chorégraphe, voir Sorignet 2010. 21. Entretien avec Irène Tassembedo, Ouagadougou, 15.12.2010. 22. Entretien avec Ahmed Soura, Ouagadougou, 06.05.2006. 23. Si cet usage renouvelé de l’espace scénique est inédit au Burkina Faso, cette dissolution de la frontière scène/salle est abondamment travaillée par les chorégraphes occidentaux. La source d’inspiration de cette technique créative est donc européenne et nord-américaine. Pour une

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analyse de ces procédés chorégraphiques dans le champ de la danse contemporaine européènne voir Montaignac 2007. 24. Pour une analyse détaillée de ces migrations artistiques, voir Despres 2011. 25. D’origine ivoirienne, le « coupé-décalé » s’est imposé depuis une dizaine d’années comme l’une des principales musiques populaires en Afrique francophone. Pour une analyse stimulante des imaginaires véhiculés par ce style choréographico-musical, voir Kohlhagen 2006. 26. Dans cette pièce, cette figure s’incarne sous les traits de différents grands personnages historiques : Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Kwamé Nkrumah, Nelson Mandela, mais aussi Samory Touré et Shaka Babemba. 27. Extrait de la note d’intention du spectacle visible sur le blog < http:// www.myspace.com/384741403>. 28. Titre donné par le leader de la Révolution Démocratique et Populaire burkinabè à son discours.

RÉSUMÉS

À l’échelle du monde de l’art international, le Burkina Faso est réputé pour être une plateforme de la création chorégraphique africaine. Mais à l’échelle locale, le métier de danseur peine à être reconnu. C’est à l’intérieur de cette situation paradoxale qu’évoluent les chorégraphes professionnels burkinabè placés au centre de ce texte. À travers l’examen, de leurs trajectoires de formation, de leurs pratiques créatives et de leurs actions de développement artistique, cet article s’intéresse aux processus par lesquels ils promeuvent de nouvelles formes de subjectivité. La description ethnographique du style de vie de ces jeunes artistes met en lumière la manière dont ils parviennent à conjuguer l’affirmation de soi et le souci de l’autre, la recherche d’une créativité individuelle ouverte à de multiples influences et l’ancrage dans des héritages collectifs localisés, le désir de parcourir le monde tout en conservant des attaches fortes au Burkina Faso.

AUTEUR

SARAH ANDRIEU Sarah Andrieu a soutenu un doctorat en anthropologie en décembre 2009 portant sur le processus de spectacularisation des danses « traditionnelles » au Burkina Faso. Actuellement post-doctorante dans le cadre du projet ANR « GLOBAMUS. Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global », elle poursuit ses recherches sur les pratiques chorégraphiques burkinabè en s’attachant plus particulièrement à l’analyse des trajectoires des créateurs inscrit dans le champ de la « danse contemporaine africaine ».

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Construction nationale et mouvements évangéliques Deux facteurs de professionnalisation musicale en Éthiopie (de 1860 à nos jours)

Hugo Ferran

1 Si la présence de musiciens professionnels est attestée de longue date en Éthiopie1, leur statut a connu de profondes mutations depuis la fin du XIXe siècle. Ces changements socio-musicaux semblent liés à plusieurs facteurs tels que : • le projet de modernisation nationale amorcé par dans les années 1940, • l’influence des musiques européennes et américaines, que l’on décèle dans nombre de genres éthiopiens, tels que l’Ethio-jazz ou l’Ethiopian Groove des années 1960-1970 ou encore le rap, la pop, le hip-hop et le reggae éthiopien des années 1990-2000, • l’électrification des instruments de musique (guitare, lyre, synthétiseur), • le développement des outils de communication (cassettes, CDs, radio, télévision, Internet), • et l’évangélisation protestante de l’Éthiopie, qui est à l’origine de nouvelles pratiques musicales dès les années 1860.

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Fig. 1. De l’Abyssinie à la « Grande Éthiopie ».

2 Cet article vise à retracer l’histoire de ces transformations majeures, en se plaçant tour à tour du point de vue de l’historien, de l’ethnologue et de l’ethnomusicologue. À travers l’analyse des politiques culturelles menées en Éthiopie des années 1940 à nos jours, je commencerai par montrer comment la musique fut utilisée à des fins de construction nationale. Il en ressortira que l’uniformisation culturelle, prônée successivement par Haile Selassie et Haile Mariam Mengistu, conduisit à l’édification d’un patrimoine standardisé, joué par des fonctionnaires de la musique. Il sera ensuite démontré que l’adoption d’une constitution ethno-fédérale, en décembre 1994, provoqua l’effet inverse. En valorisant la diversité musicale de la Nation et en démocratisant l’exercice des musiques nationales, cette constitution favorisa l’élaboration d’un patrimoine composite, pratiqué par des musiciens – professionnels et amateurs – indépendants.

3 Mon attention se portera alors sur les musiques évangéliques éthiopiennes, qui ont régulièrement été combattues par l’État, majoritairement orthodoxe. À partir de mes enquêtes de terrain et de l’ensemble des sources disponibles, je m’attacherai à reconstituer l’histoire de ces musiques, des années 1860 à nos jours. Du travail d’inculturation musicale, réalisé par les missionnaires, à l’émergence de musiques pop évangéliques ethniques, en réponse à l’ethno-fédéralisme, je tenterai de dresser un état des lieux de nos connaissances sur ce répertoire méconnu, qui n’a cessé d’évoluer pendant plus d’un siècle, en situation d’évangélisation, d’émigration et de construction nationale.

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Projet de construction nationale

4 Au XIXe siècle, l’Éthiopie se réduisait à sa partie septentrionale. Elle acquit ses frontières actuelles au cours de trois conquêtes successives, menées par l’empereur Menelik II entre 1879 et 1904. En incorporant des territoires qui se situaient en dehors de toute autorité étatique, Menelik fonda ce qu’il est convenu d’appeler la Grande Éthiopie (Greater ). Cette expansion territoriale souleva aussitôt le problème de la construction nationale. Pour maintenir son autorité, le pouvoir central allait devoir construire une unité nationale qui reconnaisse dans le même temps la diversité fondatrice de ce nouvel espace éthiopien.

5 Les autorités impériales ont peu utilisé la religion pour établir cette unité. Des communautés chrétiennes orthodoxes virent néanmoins le jour dans chacun des groupes conquis. Le christianisme orthodoxe (Tewahedo) et ses musiques liturgiques (zema) et paraliturgiques (mazmur) établirent une forme d’unité nationale qui transcende encore aujourd’hui les particularismes ethniques. Certaines musiques sont toutefois restées spécifiques à un lieu et continuent ainsi à faire office de marqueurs régionaux. Au Sud, par exemple, les chrétiens orthodoxes de la société dorze utilisent une majorité de chants dorze et une minorité de chants nord-éthiopiens.

6 Il fallut attendre les années 1940 pour voir apparaître la première politique musicale liée au projet de construction nationale, car jusqu’alors, la musique n’était pas la priorité de l’empire, trop occupé, au début du XXe siècle, par la succession conflictuelle de Menelik II. Après le règne chaotique de son petit-fils Iyassou (de 1913 à 1916) puis de sa fille Zewditu (de 1916 à 1930), son neveu Haile Selassie réussit à s’imposer. Mais le règne de ce dernier fut brutalement interrompu par l’occupation italienne, de 1936 à 1941. Lorsqu’il récupéra son trône, après cinq ans d’exil en Angleterre, Haile Selassie décida de réformer en profondeur le système impérial et projeta de bâtir un État-Nation moderne. C’est dans ce contexte de construction nationale que l’État éthiopien créa les premiers orchestres nationaux, seuls habilités à se produire sur scène, dans les théâtres et à l’étranger. Parmi ces orchestres officiels, composés de musiciens payés par l’État, on trouvait des ensembles symphoniques, des orchestres de musique « moderne » et des groupes folkloriques.

Processus de « modernisation » musicale

7 Les orchestres dits modernes (zemenawi orchestras) avaient pour mission de produire des musiques censées refléter la modernité de la Nation. Composés de musiciens professionnels, ces orchestres étaient rattachés à des institutions aussi variées que l’Aguer Feqer Mahber ou le National Theater, dans lesquelles ils se produisaient. L’originalité de leurs musiques résultait de la rencontre entre plusieurs genres, tels que le jazz, le rock, le funk, la musique cubaine et diverses musiques du Nord de l’Éthiopie. Ce mélange donna le jour à ce que Francis Falceto appelle « l’âge d’or » de la musique éthiopienne, qui va des années 1960 au début des années 1970. C’est en effet à cette période que des musiciens comme Mahmud Ahmed, Telahun Gessese ou Bezunesh Bekele ont publié la plupart de leurs albums. C’est également dans les années 1970 que le pianiste Mulatu Astatqe inventa un nouveau genre, l’Éthio-jazz, après avoir reçu une formation musicale à l’étranger (Shelemay 2009 : 1155, n. 3).

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Fig. 2. Izra Folk Music and Dance Group, l’actuel orchestre folklorique du National Theater

Source : site web du Ministère de la culture éthiopien.

8 Force est de constater que la majorité des musiciens concernés venaient du centre historique de l’Éthiopie. Mis à part Mahmud Ahmed, issu d’une famille musulmane, la plupart des chanteurs « modernes » étaient chrétiens orthodoxes, à l’instar des autorités impériales. Tous les chanteurs modernes chantaient en amharique, la langue nationale, et utilisaient des rythmes et modes musicaux issus du Nord. Autrement dit, la musique moderne nationale fut construite en milieu urbain, dans la capitale de l’empire, Addis Abeba, par des artistes professionnels payés par l’État pour moderniser les musiques du Nord de l’Éthiopie. Cette modernisation passa par l’utilisation d’instruments importés (comme la guitare, la batterie, le piano, les cuivres, etc.) et par l’appropriation de musiques européennes et américaines (Falceto 2001 : 52-66 et 2002 : 725, note 20). Dans ce contexte, de nouvelles catégories ont émergé, comme celles de musiciens (muziqäñña), chanteurs (demtsawi), instrumentistes (täch’awach) ou artistes (artist) (Bolay 2004 : 823).

9 Après l’arrivée au pouvoir de Mengistu en 1974, le mot d’ordre était toujours le même : jouer une musique moderne nationale éthiopienne, qui continue à transcender les différences ethniques, à condition que les paroles des chants n’aillent pas à l’encontre du pouvoir et soient compatibles avec les valeurs marxistes-léninistes véhiculées par le nouveau régime, dirigé par le Derg2. Dans ce contexte, certains musiciens ont continué à se produire sur scène, au sein de formations telles que Ethio Stars ou Roha Band, qui jouaient encore dans les hôtels éthiopiens dans les années 1980. Mais cette période se caractérisa surtout par le départ de nombreux musiciens à l’étranger. Cherchant à fuir le régime dictatorial de Mengistu, la majeure partie d’entre eux s’est installée à Washington, où s’est formée la plus importante communauté de la diaspora éthiopienne (Shelemay 2009 : 1155).

10 Les musiques modernes éthiopiennes ont continué à évoluer dans ce contexte. L’utilisation du synthétiseur s’est généralisée et on assista à l’émergence d’une musique pop éthiopienne et de nouveaux corps professionnels (producteurs, arrangeurs,

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diffuseurs, etc.). La catégorie des nouvelles musiques (addis musica) s’est très vite diversifiée par l’intégration de nouveaux genres, tels que le reggae, la soul, le rap, le RnB et la techno, renouvelés sous une forme éthiopienne. Généralement chantées en amharique et enregistrées dans des studios américains, ces musiques circulent aujourd’hui en Éthiopie et au sein de sa diaspora, sur des supports aussi variés que des cassettes, CD, DVD, la radio, la télévision ou Internet. Ce faisant, elles participent à la construction d’une identité éthiopienne transnationale. Dans ce contexte, un phénomène de mode quasi institutionnalisé est intéressant à relever. Presque tous les ans, un album se démarque des autres et investit l’espace public, où il est écouté « en boucle » dans les bars, restaurants, bus et taxis éthiopiens.

11 Depuis la chute de Mengistu en 1991 et la ratification de la constitution ethno-fédérale en 1994, les musiques et langues chantées se sont peu à peu diversifiées. Un nombre croissant d’artistes pop proviennent aujourd’hui des moyennes et grandes périphéries, et chantent dans leur langue d’origine, autre que l’amharique. L’immense majorité d’entre eux demeure néanmoins originaire du Nord. Parmi eux, certains chanteurs continuent de mener une carrière internationale à l’extérieur de l’Éthiopie, comme Aster Aweke ou Gigi, qui ont enregistré la plupart de leurs albums aux États-Unis. D’autres musiciens tels que Mulatu Astatqe mènent une carrière transnationale partagée entre l’Éthiopie et les communautés de la diaspora éthiopienne (Shelemay 2007 : 1085-1086).

12 La collection de disques Éthiopiques, qui a réédité de nombreux enregistrements des années 1960 et 1970, a également contribué au renouveau de la musique « moderne » éthiopienne, tant en Éthiopie qu’à l’étranger. Après avoir quasiment disparu sous le régime révolutionnaire, les musiques de l’« âge d’or » trouvent aujourd’hui une seconde vie dans les pays du Nord et en Éthiopie, où elles sont jouées par des Occidentaux et des musiciens éthiopiens. Malgré leur succès international, les Éthiopiens continuent à considérer ces musiques comme relevant du passé ou du répertoire classique (Ethiopian oldies).

Processus de folklorisation musicale

13 Les orchestres folkloriques3 ont également vu le jour dans les années 1940, sous l’impulsion du régime impérial d’Haile Selassie. Ils étaient censés représenter la diversité ethnique de l’Éthiopie tout en la renouvelant sous une forme nationale. Les musiciens qui composaient ces orchestres provenaient généralement du centre historique de l’Éthiopie et ne connaissaient pas grand chose, si ce n’est rien, aux musiques des groupes conquis. C’est ce qui explique que, sur les quatre-vingt groupes ethnolinguistiques recensés à l’échelle nationale, seuls une dizaine furent représentés par ces ensembles folkloriques. Ces derniers ont entièrement recomposé certaines musiques du Nord, du Centre voire même du Sud, souvent méconnu et méprisé. Pour ce faire, ils ont eu recours à deux procédés : un procédé d’homogénéisation, qui consistait à utiliser un même instrumentarium4 et une même langue pour les paroles des chants 5 ; et un procédé de différenciation, qui visait à exprimer la diversité ethnique par-delà ces constantes nationales.

14 Chacune des régions représentées s’est ainsi vue attribuer un ensemble de rythmes, de mélodies, de paroles, de danses et de costumes, complètement réinventés pour la scène, mais qui ont néanmoins contribué à façonner l’imaginaire national des groupes ethniques

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éthiopiens. À titre d’exemple, on peut citer le costume rouge, jaune, orange et noir des Wolayta, la danse spectaculaire des Gurague ou la crinière des Oromo.

15 Dans les années 1960, les premiers orchestres non officiels ont commencé à se produire dans les hôtels, bars, clubs, restaurants et salles de concerts, pour le plus grand plaisir des touristes et des élites éthiopiennes, qui ont entretenu le mythe des ethnies réifiées que l’on donnait à voir sur scène.

16 Au milieu du XXe siècle, les musiciens itinérants du Nord éthiopien ( azmari) ont progressivement changé de statut en se sédentarisant dans les villes et en intégrant les orchestres folkloriques nationaux : « La vie quotidienne de nombreux azmari se trouva ainsi transformée par l’attribution d’un travail régulier et rémunéré. À travers ce statut de fonctionnaire, ils acquirent également une reconnaissance nouvelle : le musicien ‹marginal et vagabond› se transforma alors en un élément actif du patrimoine culturel éthiopien » (Bolay 2004 : 823).

17 Si les azmari se produisaient dans les théâtres nationaux, ils ont très vite ouvert des cabarets (azmari bet) pour jouer leurs propres musiques folkloriques6. Sous le Derg, leur participation aux orchestres kinet a encore modifié leur statut. En effet, le régime utilisait ces ensembles folkloriques à des fins de propagande pour diffuser les valeurs marxistes- léninistes de la révolution (Eshete 2008 : 443).

18 Tous les types de musiques folkloriques ont fait l’objet de nombreux enregistrements et ont largement été diffusés par les médias. Depuis les années 1960, elles sont enseignées dans les écoles de musiques, comme la Yared School, qui a ouvert ses portes en 1967. Dans les années 1970, l’utilisation massive du synthétiseur tend aujourd’hui à remplacer les instruments acoustiques. On trouve enfin depuis quelques années des cours, manuels et DVDs destinés à l’apprentissage de ces musiques et danses. La Yared School a également diversifié ses enseignements et produit maintenant des musiciens professionnels, aussi bien de musique classique que folklorique, de jazz ou de pop éthiopiens.

19 Pour expliquer le succès des musiques folkloriques dans les grandes villes et certaines zones rurales, on peut mettre en avant l’autoritarisme de l’État éthiopien, mais aussi la politique d’uniformisation culturelle, qui a été menée par Haile Selassie puis Haile Mariam Mengistu, sous une forme impériale d’abord, dictatoriale ensuite. Le tourisme a lui aussi joué un rôle central dans la formation des musiques folkloriques de la Nation. Si ces orchestres sont toujours en vigueur aujourd’hui, la situation a changé depuis la chute de Mengistu et l’adoption d’une nouvelle constitution en 1994. En reconnaissant aux peuples d’Éthiopie le droit d’exprimer, de promouvoir et de préserver leurs cultures musicales, cette constitution ethno-fédérale affiche une volonté de rupture à l’égard des politiques antérieures d’uniformisation culturelle. Elle eut pour effet de faire émerger, sur la scène éthiopienne, des groupes folkloriques issus de toutes les régions du pays, et non plus seulement du Nord et du Centre de l’Éthiopie. De fait, les musiques, danses, instruments, paroles des chants et langues utilisées se sont considérablement diversifiées, et ne se limitent plus aux seuls langues et instruments des régions amhara et tigray7.

Ethno-fédéralisme et organisations internationales

20 L’ethno-fédéralisme a également créé les conditions favorables pour la mise en place de projets pilotés par des organisations de patrimonialisation, telles que l’Unesco ou la fondation américaine Christensen. Dans le cadre de la Convention pour la sauvegarde du

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patrimoine culturel immatériel, qui fut ratifiée en 2006 par le gouvernement éthiopien, l’Unesco a piloté pendant quatre ans (de 2005 à 2008) un projet financé par la Norvège et destiné à sauvegarder les musiques dites traditionnelles d’Éthiopie. J’ai moi-même participé à ce projet avec une vingtaine d’ethnomusicologues européens, américains, japonais et éthiopiens. Ce programme, initié et dirigé par l’ethnomusicologue Olivier Tourny, comportait quatre volets : le premier consistait à identifier, documenter et inventorier les musiques rencontrées sur le terrain ; le second visait à archiver les enregistrements ; le troisième s’attachait à renforcer les capacités locales, en formant des Éthiopiens à l’ethnomusicologie et à l’enquête de terrain ; le quatrième visait à promouvoir les musiques traditionnelles d’Éthiopie, en sensibilisant les instances gouvernementales et l’opinion publique sur la nécessité de préserver ce patrimoine8.

Fig. 3. Les onze régions-États à base « ethnique » de l’Éthiopie fédérale.

21 La Fondation américaine Christensen, qui travaille au maintien de la diversité bioculturelle à l’échelle planétaire, a soutenu, ces six dernières années, quatorze projets visant à promouvoir les cultures musicales du Sud-Ouest éthiopien. Dans la ville d’Arba Minch, elle a financé la mise en place d’un festival de musique traditionnelle. L’association britannique Global Music Exchange fut à l’initiative de ce festival. Pour le mener à bien, elle développa un partenariat local avec l’association éthiopienne GIAMA et le Bureau de l’Information et de la Culture, tous deux basés à Arba Minch. Selon les organisateurs, les objectifs du festival étaient triples : mettre en scène la diversité musicale de la région, permettre aux sociétés voisines de mieux se connaître et d’atténuer les conflits ethniques, et faire découvrir aux Occidentaux ces musiques encore méconnues, en les enregistrant, mais aussi en développant une nouvelle forme d’ethno- tourisme musical.

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Fig. 4. Flûtistes maale. Chefferie de Irbo, Éthiopie méridionale.

Photo Hugo Ferran, août 2006.

22 Lors du festival, les sociétés du Sud-Ouest éthiopien se mettent en scène en jouant des musiques « traditionnelles ». En réalité, ces musiques sont toutes « folkloriques », dans le sens où elles sont décontextualisées et subissent un formatage formel et structurel pour être jouées sur scène. Mais le degré de folklorisation de ces musiques varie d’une société à l’autre. Les spécialistes de l’Éthiopie contemporaine s’accordent à dire que, plus les sociétés sont proches du centre éthiopien, plus elles subissent les influences du pouvoir central (Clapham 2002). Ceci est également vrai pour la musique. Plus les sociétés sont proches du centre politique, plus leurs musiques font l’objet d’une folklorisation importante, dans le contexte ethno-fédéral. Les Wolayta, par exemple, ont complètement folklorisé leurs musiques dans les années 1990, contrairement aux Ari qui commencent tout juste à entreprendre ce travail.

23 Ceci étant, la proximité géographique avec le Centre ne suffit pas à expliquer ces différences. Il faut également prendre en considération les routes et circuits touristiques. Les Mursi, qui se trouvent dans l’extrême Sud de l’Éthiopie et qui sont peu influencés par le pouvoir central, ont par exemple folklorisé leurs pratiques dans les années 1990, quand ils ont compris qu’ils étaient devenus une véritable attraction touristique et qu’ils pouvaient en tirer profit. À l’inverse, les Maale, qui vivent plus au Nord, mais qui restent à l’écart de ces réseaux touristiques, n’ont pas encore entrepris ce travail.

24 Naturellement, le festival d’Arba Minch a fait ressortir ces différences. Lorsqu’ils y ont participé, en 2005, les Mursi ont cherché à répondre aux attentes des touristes, en mettant en avant des éléments désuets de leur culture, comme le plateau labial des femmes, les combats de bâtons masculins, les peintures corporelles ou encore les peaux

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de léopard et de zébu. Quant aux Maale, qui sont intervenus en 2007, ils ont plutôt cherché à affirmer leur place dans le paysage ethno-politique du Sud éthiopien.

25 Comment expliquer alors que le festival d’Arba Minch ait été interdit par le gouvernement en 2009 ? Selon le gouvernement, le certificat d’enregistrement de l’association organisatrice, GIAMA, ne serait plus aux normes. En réalité, les instances régionales ont subi de fortes pressions de la part des évangéliques du Sud, qui se sentaient menacés par ce festival. Après avoir combattu pendant de longues années les pratiques dites « traditionnelles », comme la polygynie, le culte des ancêtres et les musiques rituelles, ils n’ont pas accepté la promotion de répertoires qu’ils qualifient de « païens » ou de « sataniques ».

26 Il ressort que la politique d’uniformisation musicale menée par Selassie puis Mengistu a donné naissance à différents types de musiques nationales : symphonique, moderne et folklorique. Ces dernières se sont progressivement électrifiées, en Éthiopie et dans sa diaspora. Dans le cadre de la nouvelle constitution ethno-fédérale, ces répertoires ont continué à évoluer. Des musiques pop ethniques ont vu le jour et un folklore musical diversifié s’est constitué sous l’impulsion de diverses populations locales et organisations, qui doivent néanmoins composer avec les lobbies évangéliques. Les musiques chrétiennes orthodoxes ont, elles aussi, contribué à bâtir l’unité musicale de la Nation, avec des variantes régionales, tandis que les musiques dites « traditionnelles », toujours en vigueur dans les zones rurales, n’ont jamais cessé d’exister, de s’adapter à ces nouveaux contextes et d’exprimer des identités locales en perpétuel renouvellement.

Mouvements évangéliques

27 Les musiques évangéliques éthiopiennes, dont il sera question maintenant, sont difficiles à saisir tant elles ont évolué dans le temps et l’espace. Apparues à la fin du XIXe siècle sous l’impulsion initiale de la Swedish Evangelical Mission, ces musiques ont commencé à se développer dans le Nord éthiopien. Dès lors, elles n’ont cessé de circuler et d’interagir, entre elles ou avec d’autres, sur un territoire toujours plus grand, dépassant rapidement les frontières nationales. Je m’attacherai à retracer ici l’histoire de ce répertoire méconnu, qui représente pourtant 18,5 % de la population éthiopienne9 et une large partie de sa diaspora.

La Swedish Evangelical Mission

28 Au XVIIIe siècle, l’Église évangélique luthérienne de Suède fut traversée par un mouvement piétiste de renouveau engagé par le prédicateur laïque Carl Olof Rosenius. Un siècle plus tard, ce mouvement fonda, en 1861, la Swedish Evangelical Mission, une société missionnaire vouée à porter le message évangélique dans le monde. Cinq ans après sa fondation, la SEM s’implanta dans le Nord de l’Éthiopie, avec l’accord de Menelik II10. Postés à Massaoua, au bord de la mer Rouge, les missionnaires de la SEM furent les premiers à travailler à l’élaboration de musiques évangéliques éthiopiennes et à introduire des instruments exogènes, tels que l’accordéon ou l’harmonium, pour accompagner les nouveaux cantiques éthiopiens (Nilsson 2003 : 14). Les sources ne disent pas si les missionnaires ont essayé d’enseigner tels quels les chants liturgiques suédois. En revanche, elles nous apprennent qu’ils étaient à la fois soucieux de mettre fin aux musiques « traditionnelles » – associées au monde païen – et désireux de trouver des

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musiques adaptées au service religieux. Les missionnaires ont alors entrepris un travail de traduction des chants suédois en amharique. Ces chants étaient issus d’hymnaires classiques (apparus en Suède aux XVIIe et XVIIIe siècles) ou contemporains (composés par les compositeurs du « Réveil », comme Lina Sandell ou Oskar Anhelf). Les missionnaires de la SEM traduisirent aussi des chants tirés de l’hymnaire américain Sacred songs and solos composé par le méthodiste Ira D. Sankey (Nilsson 2003 : 92). Dans les deux cas, ils ne touchèrent pas à la musique, qui conserva sa forme chorale à trois ou quatre voix.

29 Ce travail aboutit à la publication en 1881 d’un recueil de chants, appelé « Les hymnes de la congrégation » (Yegubae Mezmurat), dans lequel la musique était notée à l’aide de partitions. Les Suédois ont très vite compris que la notation musicale et la forme contrapuntique des chants constituaient des freins à la réception des hymnes. Ils changèrent alors de stratégie, en réduisant le nombre de voix, en introduisant des rythmes et des mélodies du Nord éthiopien et en adoptant un mode de transmission oral de la musique. C’est ce qui explique l’absence de partitions dans la seconde édition du Yegubae Mezmurat publiée en 1887. Dans les hymnaires qu’ils produisirent par la suite, les missionnaires ont toujours cherché à s’approcher au plus près de la culture musicale de l’Éthiopie septentrionale.

30 Dans ce travail de traduction musicale, certains Éthiopiens ont joué un rôle considérable en créant notamment de nouvelles hymnodies par la fusion des éléments de musiques éthiopiennes et des cantiques importés. C’est le cas d’Onesimos Nesib, un ancien esclave oromo, qui se convertit en 1871 auprès de missionnaires de la SEM. Après avoir séjourné en Suède, de 1876 à 1881, il retourna en Éthiopie en qualité de traducteur de la Bible dans les langues amharique et oromo. Également compositeur, Nesib publia plusieurs hymnaires dans ces deux langues (Eide 2000 : 51).

31 La SEM gagna rapidement l’Ouest et le Sud du pays, avant d’atteindre Addis Abeba en 1903. Au cours du XXe siècle, elle continua à produire plusieurs hymnaires, dont le plus connu, le Sibhat LeAmlak (« Louange à Dieu »), parut à Asmara en 1925. Cet hymnaire fut utilisé par de nombreuses congrégations, jusque dans les années 1960, où son utilisation commença à décliner (Balisky 1997 : 449). La circulation de ce recueil s’accompagna souvent d’une traduction des chants en langues locales, l’amharique n’étant pas maîtrisé dans toutes les régions.

La Interior Mission

32 La SEM est longtemps restée la principale mission évangélique implantée en Éthiopie11, jusque dans les années 1920, où elle fut rejointe par de nouvelles missions, qui contribuèrent chacune au développement des musiques évangéliques éthiopiennes (Charter 2006 : 2). Le cas de la Sudan Interior Mission est intéressant à étudier en terme d’inculturation musicale. Cette société missionnaire fut fondée à Toronto en 1893 par les Canadiens Rowland Bingham, baptiste, et Walter Gowans, presbytérien, avec le concours de l’américain congrégationaliste Thomas Kent. Elle avait pour but d’évangéliser les soixante millions d’Africains « encore non atteints » vivant au Sud du Sahara. En 1927, le docteur américain et presbytérien Thomas Lambie fonda une branche éthiopienne de la SIM, l’Abyssinian Frontiers Mission. En décembre de la même année, neuf missionnaires atteignirent l’Éthiopie. En l’espace de neuf ans, la SIM devint la plus importante mission évangélique d’Éthiopie. Entre 1928 et 1936, elle ouvrit seize centres, principalement

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parmi ceux qu’elle appelait les « peuplades païennes et musulmanes du Sud ». Les premiers convertis furent baptisés vers 1932-1933.

33 La SIM ayant recruté des missionnaires d’obédiences et de nationalités diverses, issus de traditions hymnologiques différentes, il est difficile de savoir quelles musiques furent employées sur le terrain éthiopien. Selon Lila Balisky (2012 s.p.), les missionnaires commencèrent par utiliser les hymnaires luthériens de la SEM. Mais ces musiques ne connurent pas le succès escompté, puisque les populations du Sud ne parlaient pas l’amharique et pratiquaient des musiques sensiblement différentes de celles rencontrées dans le Nord. Face à cet échec, les populations méridionales développèrent leurs propres hymnes, qui prirent souvent la forme de chants responsoriaux : un soliste entonnait le chant, et la congrégation lui répondait. En réalité, ces hymnes étaient généralement des chants de travail ou de divertissement « traditionnels », dont les paroles avaient été modifiées pour les rendre compatibles avec le message évangélique (Davis 1966 : 79).

Musique évangélique et politique

34 En 1936, tous les missionnaires furent chassés d’Éthiopie par les autorités coloniales italiennes, laissant derrière eux environ soixante-quinze croyants baptisés. À leur retour en 1942, un an après le départ des Italiens, ils découvrirent que le nombre de convertis avait considérablement augmenté en leur absence et que, de ce petit début, un mouvement avait vu le jour, ayant pour résultat des milliers de conversions et plus de cent congrégations. La SIM accorda son soutien aux congrégations ainsi fondées et le mouvement continua à se développer dans le Sud-Ouest éthiopien. Dès 1956, des noms amhariques furent donnés aux antennes éthiopiennes des missions occidentales. C’est ainsi que la SIM fut baptisée Kale Heywet (« La parole de la vie »), la SEM Mekane Yesus (« La place de Jésus ») et la mission mennonite Mulu Wongel (« Tout l’évangile »), pour ne citer que ces exemples. Chacune de ces dénominations produisit de nouveaux hymnaires qui connurent une diffusion plus ou moins grande.

35 La vie des évangéliques devint plus difficile sous le régime révolutionnaire, de 1974 à 1991. Nombre d’évangéliques furent opprimés, emprisonnés voire même assassinés par les milices du régime. Il leur était interdit de pratiquer leur religion, leur musique et, surtout, de publier des ouvrages religieux. Cette dernière interdiction eu un effet considérable sur les modes de composition et d’apprentissage de la musique. En effet, avant la révolution de 1974, seuls les missionnaires occidentaux ou éthiopiens étaient habilités à composer les musiques destinées au culte. Ces chants étaient ensuite consignés à l’écrit dans des hymnaires et circulaient d’église en église, à travers l’Éthiopie. Mais sous le Derg, les évangéliques sont passés de l’écriture à l’oralité pour contourner les directives du pouvoir. L’acte de composition s’est également démocratisé, tout le monde pouvant désormais composer des chants. Au début, la congrégation s’appropriait les hymnes qu’elle appréciait le plus. Par la suite, certaines églises ont formé des comités de contrôle, dont le rôle consistait à examiner le contenu doctrinal des chants, avant d’en autoriser ou non l’utilisation publique. Avec le temps, toutes les congrégations éthiopiennes se sont dotées de chorales et de compositeurs, bénévoles ou professionnels12 . Au moins une fois par semaine, les compositeurs enseignaient les nouveaux chants à la chorale et aux instrumentistes de la congrégation, qui les soumettaient ensuite aux fidèles lors de la messe dominicale.

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Fig. 5. Chorale évangélique. Congrégation de Koybe, Pays maale, Éthiopie méridionale.

Photo Hugo Ferran, août 2006.

36 Ce mode de transmission est toujours en vigueur dans les congrégations éthiopiennes. J’ai pu l’observer à maintes reprises sur le terrain maale dans le Sud-Ouest éthiopien. À cette occasion, il est frappant de voir à quel point les réactions des fidèles peuvent nous renseigner sur le devenir des compositions. Lorsque l’assemblée se met à battre des mains, frapper les tambours et répéter les paroles du refrain, l’avenir du chant est en général assuré. En revanche, lorsqu’un chant suscite très peu de réactions, voire aucune, il est le plus souvent voué à disparaître rapidement. C’est dire qu’il y a des chants plus « contagieux » que d’autres, pour reprendre l’expression de Sperber (1996), et il serait intéressant d’identifier les paramètres (musicaux ou non) qui font l’efficacité d’un chant dans chaque congrégation.

37 L’utilisation d’accordéons et de guitares se généralisa dans les années 1970, aux dépens des instruments traditionnels, qui furent progressivement délaissés dans le culte évangélique. On assista enfin à l’électrification des musiques évangéliques en milieu urbain et à l’émergence d’une pop évangélique éthiopienne. Celle-ci s’est largement diffusée à l’échelle nationale et diasporique, où elle est consommée par de nombreux Éthiopiens, toutes confessions confondues, dans des lieux aussi bien publics que privés. La période marxiste-léniniste se caractérisa par le départ de nombreux Éthiopiens évangéliques, qui cherchaient à fuir le régime. Les évangéliques de la diaspora adoptèrent de nouvelles dénominations et développèrent de nouvelles musiques. Des réseaux inédits de circulation musicale virent aussi le jour entre les diasporas et l’Éthiopie, ou encore au sein des diasporas elles-mêmes.

38 Depuis une dizaine d’années, on assiste au développement de nouvelles musiques évangéliques ethniques, inspirées des musiques traditionnelles. L’ethno-fédéralisme a également fait émerger des musiques pop ethniques évangéliques. Dans ce dernier répertoire, les chanteurs insistent sur leur identité locale et utilisent leur langue maternelle plutôt que l’amharique. Les clips vidéo qui les mettent en scène font non seulement ressortir leur amour pour Dieu, mais aussi des aspects réifiés de leur culture, le

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thème de la nature et des éléments chorégraphiques inspirés des danses « traditionnelles ».

Conclusion

39 Trois types de musiciens professionnels ont donc émergé au cours du siècle dernier. Le statut de fonctionnaire de la musique est apparu avec les orchestres nationaux (classiques, modernes et folkloriques) dans les années 1940, sous le règne de Haile Selassie. La catégorie de musicien professionnel indépendant a commencé à se développer dans les années 1960, au sein d’orchestres non officiels. Quant au statut de musicien évangélique « professionnel », il a évolué dans le temps. Les premiers compositeurs, comme Onesimos Nesib, étaient payés par les missions pour lesquelles ils travaillaient. Mais les chorales qui se sont formées dans le contexte répressif des années 1970 ont recruté des chanteurs, instrumentistes et compositeurs bénévoles. Seuls les compositeurs les plus connus réussirent à tirer profit de leur musique, par la vente de leurs albums ou la réalisation de « concerts » dans les paroisses intéressées.

40 Des études ultérieures mériteraient d’être menées à l’échelle locale pour comprendre les conséquences sociales de ces changements statutaires dans les congrégations urbaines et rurales. Par manque de place, cet article s’est contenté d’esquisser le « tourbillon des influences » (Mallet 2007) dans lequel les musiques évangéliques éthiopiennes se sont constituées. Si la phase initiale d’inculturation musicale donna le jour à des synthèses originales entre musiques suédoises, nord-américaines et éthiopiennes, les hymnologies d’Éthiopie ont rapidement intégré d’autres genres pour toucher un plus large public. Par leur caractère prosélyte, ces musiques se sont progressivement immiscées dans toutes les sphères de la société. C’est ainsi qu’on a vu apparaître des musiques évangéliques ethniques ou encore du rock, du rap, du reggae et de la pop évangélique éthiopienne. Les hymnologies éthiopiennes suivent donc les modes musicales et évoluent au rythme des autres répertoires. Seules comptent les paroles, garantes de l’identité évangélique des chants. Les congrégations ont également adapté leurs musiques aux contextes politiques éthiopiens et se sont progressivement structurées, jusqu’à former des ministères, séminaires et écoles de musique, comme celle de la Mekane Yesus Church13, dédiée à la formation jazz de musiciens professionnels évangéliques. L’objectif avéré est bien de diffuser le message universel des Évangiles au moyen de musiques diversifiées, susceptibles de toucher l’ensemble de la société éthiopienne et sa diaspora.

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NOTES

1. Les Chrétiens orthodoxes et les Juifs éthiopiens se sont dotés de chantres professionnels, dabtara, respectivement aux VIe et XVe siècles (Shelemay 1992). Les sources écrites font mention de chanteurs-mendiants, lépreux (hamina) ou non (lalibeloch), dès la fin du XVIe siècle (Mesele 2010 : 72). Au XIXe, on trouve la trace de musiciens itinérants, azmari, vivant de leurs performances musicales dans le Nord éthiopien (Bolay 2004). En marge des sociétés agro- pastorales du Sud, les groupes d’artisans tirent depuis longtemps profit de leurs activités musicales lors des cérémonies funéraires (Freeman & Pankhurst 2003). Depuis plusieurs siècles, certains rites de possession nécessitent la présence de musiciens rémunérés pour calmer les esprits malins (zar des Hauts-plateaux, ayana du Sud-est éthiopien). Les devins-joueurs de lyre sont également payés dans certaines sociétés méridionales pour entrer en communication avec les ancêtres. À cette liste non exhaustive, il faudrait encore ajouter les chanteuses professionnelles, w?li, qui animent les mariages harari depuis plusieurs générations (Sartori 2010 : 121). 2. Ce substantif, qui signifie « comité » en amharique, est utilisé ici en référence à la junte militaire éthiopienne qui administra le pays de 1974 à 1991. 3. Littéralement « orchestres traditionnels » (yebahile orchestras). 4. Vièle (masinqo), flûte (washint), lyre (krar), tambour (kabaro). 5. L’amharique, la langue nationale. 6. Aujourd’hui, certains azmari mènent aussi une carrière internationale. 7. On trouvera un exemple oromo bien documenté dans Qashu 2011. 8. Pour de plus amples détails sur ce programme, cf. Tourny 2006, Ferran 2006 et Ohinata 2009. 9. Contre 43,5 % de Chrétiens orthodoxes, 33,9 % de Musulmans sunnites, 2,65 % de « Traditionnels », 0,72 % de Catholiques et 0,64 % de Syncrétiques et autres confessions (CSA 2008 : 109). 10. Précisons que cette région fait désormais partie de l’Érythrée depuis son indépendance en 1993.

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11. Les autres missions connurent généralement des échecs, comme ce fut le cas de la London Society for Promoting Christianity amongst the Jews, qui entama ses activités missionnaires en 1859, auprès des communautés juives du Nord éthiopien (Tourny 2009 : 11). 12. Les compositeurs notaient les paroles des chants dans des cahiers individuels. Ces recueils n’avaient pas la même fonction que les hymnaires, puisqu’ils servaient plus d’aide-mémoire que de moyens de diffusion. Seuls certains recueils individuels ont fait l’objet d’une publication. 13. Pour se faire une idée de la formation proposée, je renvoie le lecteur à la page web de l’école : http://www.myes.org/music.html, consultée le 14 juin 2012.

RÉSUMÉS

Cet article analyse l’impact des politiques culturelles et des mouvements évangéliques sur les musiques et le statut des musiciens éthiopiens de la fin du XIXe siècle à nos jours. Suite à l’expansion territoriale de l’Éthiopie, accomplie par l’empereur Menelik II à l’aube du XXe siècle, le pouvoir central adopta deux stratégies opposées pour construire l’unité musicale de la Nation. La politique d’uniformisation culturelle, qui fut d’abord menée de 1941 à 1991, conduisit à l’édification d’un patrimoine musical standardisé, qui était donné à voir sur scène par des fonctionnaires de la musique au sein d’orchestres officiels. En rupture avec la politique antérieure, la valorisation de la diversité culturelle, prônée par la constitution ethno-fédérale de 1994, favorisa l’élaboration d’un patrimoine composite, pratiqué par des musiciens – professionnels et amateurs – indépendants. L’article envisage alors les musiques évangéliques éthiopiennes, qui ont régulièrement été combattues par l’État, majoritairement orthodoxe. En retraçant l’histoire de ce répertoire méconnu, des années 1860 à nos jours, il ressort que les musiques, modes de composition et statuts des musiciens évangéliques n’ont cessé d’évoluer en situation d’évangélisation, d’émigration et de construction nationale.

AUTEUR

HUGO FERRAN Hugo Ferran est titulaire d’un doctorat en anthropologie sociale et ethnologie (EHESS, 2010) portant sur les musiques maale du Sud-Ouest éthiopien. Actuellement boursier du Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (CRSH) et chercheur postdoctoral à l’Université de Montréal, au sein du laboratoire de Musicologie Comparée et Anthropologie de la Musique (MCAM), il étudie la fabrique musicale des protestantismes éthiopiens, de la fin du XIXe siècle à nos jours. Son travail a fait l’objet de plusieurs articles, disques et films ethnographiques. Il a enseigné l’ethnomusicologie dans les Universités de Saint-Étienne, d’Addis Abeba et de Montréal, ainsi qu’au Pôle d’Enseignement Supérieur de la Musique de Dijon.

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La cause du rap Engagements d’un musicien palestinien au Liban

Nicolas Puig

1 La « cause palestinienne » (al-qadiya al-filastiniyya) désigne le combat pour l’obtention d’un État selon des conditions justes et acceptables et son corollaire, la reconnaissance du droit au retour des réfugiés. La revendication est soutenue par les rappeurs palestiniens au Liban ; ils placent même leur art au service de cette exigence. Mais en parallèle, ils ont le souci de légitimer une pratique entachée d’immoralité dont les qualités artistiques et le caractère exogène sont critiqués par des acteurs culturels locaux. Au Proche-Orient depuis les années 2000, ils explorent en pionniers les contours d’un rap palestinien arabe, proche des préoccupations des réfugiés. Ils le conçoivent comme une arme musicale pour recouvrer des droits inaliénables, tout en développant des contenus moins directement politiques. La forme musicale est alors adaptée aux ambiances que l’on souhaite installer. En promouvant la « cause » de cette musique, les rappeurs affirment et tentent de faire valider leur statut d’artiste à part entière.

2 Les enjeux de reconnaissance, les tensions que provoquent les divers recoupements et dissensions entre les destinations de la musique (artistique, politique, commerciale), la difficulté de la professionnalisation ou encore les transactions sur les conventions esthétiques sont abordés à travers les engagements d’un chanteur et compositeur palestinien au Liban.

3 Amru a pour nom de scène Uslub (« style »). Il est l’un des cinq membres du groupe Katibé Khamsé (phalange 5) qui vivent dans le camp de Burj al-Barajné ou dans son voisinage direct, dans la banlieue Sud de Beyrouth1. Le flow incisif délivrant un message de critique sociale et de réforme politique s’insère dans des boucles musicales obtenues par l’échantillonnage de musiques orientales, occidentales, et de productions palestiniennes de diverses époques. Les emprunts concernent autant des discours politiques et poétiques (notamment de Mahmoud Darwich) que des musiques ou des dialogues extraits de films de fiction. Ce matériau est mixé dans les compositions musicales, avec des inserts provenant de l’environnement sonore quotidien, dont ceux enregistrés dans les ruelles du camp de réfugiés.

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Fig. 1. Aux manettes dans le studio…

Photo Nicolas Puig (2012).

4 Amru conçoit le rap comme une pédagogie destinée à éduquer les nouvelles générations pour lesquelles le retour en Palestine est une échéance si éloignée qu’elle est renvoyée à un horizon eschatologique. Il s’agit de rappeler, à ceux qui l’auraient oublié, qui ils sont et d’où ils viennent. En attendant d’évaluer les effets de ce rap « performatif » – car il est censé produire des effets sociaux –, constatons que les voies de la professionnalisation tardent à s’ouvrir ; la situation économique s’en ressent. La location d’un local aveugle au premier sous-sol d’un immeuble situé aux abords immédiat du camp de Burj al-Barajné et son aménagement en studio semi-professionnel doivent permettre à terme de toucher les dividendes de la fabrique des beats2, à laquelle Amru/Uslub consacre désormais la majeure partie de son temps.

5 Entre reformulation culturelle et esthétique inédite, le parcours de ce musicien dessine le contour des vies d’une nouvelle génération d’artistes palestiniens et met en lumière le renouvellement en cours des codes partagés et des contenus discursifs. Le rap enrichit les paysages musicaux des camps de réfugiés palestiniens au Liban dont la description est un préalable à l’examen des engagements de Amru, qu’ils soient politiques, sociaux, esthétiques ou professionnels. La notion de mouvement, que celui-ci mobilise pour décrire sa musique, embrasse l’ensemble des déplacements induits par la pratique musicale.

Répertoires musicaux

Les scènes musicales des camps

6 Dans les camps, les associations et les partis politiques exercent une grande influence sur les scènes musicales. Les organisations, vertement dénoncées par Katibé Khamsé dans une chanson très appréciée par la frange de la jeunesse où elle circule3, encadrent la

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production culturelle en lui assignant un rôle de maintien de l’identité dans l’exil et de soutien à la cause.

7 Le plasticien Kamel Boullata note que plus les artistes palestiniens s’éloignent des camps, plus leurs créations se démarquent des esthétiques figuratives aux contenus politiques explicites popularisés par la rhétorique nationaliste4. L’approche est alors plus personnelle et expérimentale et les références aux expériences politiques s’amenuisent, voire s’effacent (Boullata 2003 : 23). Si l’assertion est encore recevable s’agissant des arts plastiques5, l’application de cette idée à la musique mérite une discussion. J’ai argué dans un article précédent (2008) qu’il existe dans les camps des espaces desquels émergent des contenus affranchis de la dimension politique que supportent les orchestres de musique palestinienne évoluant dans la dépendance des organisations politiques et associatives. Nombre de moments musicaux durant lesquels l’ambition esthétique se suffit à elle-même prennent place dans les cadres formels des répétitions, ainsi que dans les espaces domestiques où l’inspiration s’exprime librement. Il est vrai que, sans être clandestine, cette production n’est pas destinée à un public. Mais il en va tout autrement du vigoureux courant dénommé shaabi (« populaire »), qui se développe depuis une dizaine d’année au service de la dabké, une danse collective présente dans l’ensemble du Proche-Orient à laquelle les jeunes s’adonnent avec enthousiasme, notamment durant les fêtes de fiançailles et de mariage. Il s’agit d’une musique électrifiée aux tempos rapides jouée par un clavier (qui remplace le oud) équipé de boîtes à rythmes, une ou des percussions et un chanteur. Le shaabi intègre des plages d’improvisation vocale 6 et des salutations aux convives. On peut entendre également les chants spécifiques des processions de fiançailles et de mariage (zaffé) lorsque parents et connaissances accompagnent à pied le mari de son domicile jusqu’à l’appartement d’un ami où, rasé puis coiffé, il se lave et revêt le costume d’apparat pour la noce à venir.

8 Les camps abritent donc des répertoires relativement diversifiés, autant de « provinces musicales » qui se recoupent partiellement – les musiciens voyageant souvent de l’une à l’autre7 – au sein desquelles les performances publiques sont soit à dominante politique – elles apparaissent alors sous une forme relativement fixée – soit directement festives quand il s’agit d’animer les cérémonies familiales.

9 Dans ce paysage, le rap contraste encore, même s’il trouve progressivement une place dans les espaces de la musique politique, plutôt sous l’aile de courants « laïques et progressistes » tel que le Front Populaire de Libération de la Palestine, mais pas uniquement. Il prolonge de la sorte l’important courant de musique politique et nationaliste qui existe depuis les années 1970, tout en en modifiant la forme et les contenus (Puig 2007). Plus médiatique que populaire à ses débuts8, il commence à trouver un espace de performance dans les camps de Beyrouth.

10 Malgré cela, le rap fait encore l’objet du rejet de certains entrepreneurs culturels qui lui reprochent sa faible valeur artistique, son extranéité et au final son inutilité pour la cause. Ces délibérations sont pour l’instant surtout le fait d’acteurs religieux, mais elles émanent aussi d’autres responsables appartenant aux courants laïques qui usent d’un registre artistique pour le discréditer : « ceux qui font ça ne savent rien faire d’autre, ils ne savent pas jouer d’un instrument ou chanter »9.

Fig. 2. Amru dans le café culturel Zico House à Hamra, Beyrouth (devant le portrait de Mohamed Abdel Wahab).

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Photo Nicolas Puig (2012).

11 D’autres insistent sur son caractère exogène et sur le fait qu’il est importé de l’Occident : Amru le reconnait quand il explique que « le Hamas et le Jihad (islamique) ne nous aiment pas, ils trouvent qu’on ressemble à des étrangers ».

12 Or, la participation politique est centrale à ses yeux. Il estime que le rap est investi d’un rôle de mobilisation des plus jeunes qui ne disposent pas des clés leur permettant d’analyser leur situation. Les chansons de Katibé Khamsé entrelacent les considérations prosaïques sur la vie des camps, la dénonciation de la condition des réfugiés et les rappels du droit au retour. Elles prennent la forme de chroniques du quotidien, de narrations des problèmes de services urbains ou de la vétusté des camps ; narrations qui témoignent, au détour de quelques formules poétiques, de l’attachement que les habitants éprouvent à l’égard de leur lieu de vie. Ces créations investissent différemment le politique, elles en proposent une version déconnectée des grands récits nationalistes, plus individualisée, ludique et localisée.

13 Amru modifie, avec les rappeurs locaux, la formule qui lie la production culturelle au registre politique en renouvelant les standards de la chanson politique. Il développe en parallèle un espace spécifique pour des créations politiques par dérivation, voire totalement apolitiques. Cette démarche est le fruit d’une pratique vieille d’une dizaine d’années.

De Rapname à Katibé Khamsé

14 Amru débute dans le rap en montant un groupe avec Nader, qui a depuis adopté le nom de scène Shahid Ayan (« témoin visuel »). Ils font connaissance sur les bancs d’une école de l’Unrwa10. Le groupe se nomme Rapname, et son inspiration provient des vidéoclips diffusés par les chaînes satellitaires qui commencent à se multiplier. Fascinés par ce

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nouveau langage et par l’énergie qu’il dégage, les deux rappeurs débutent l’apprentissage de la scansion particulière au rap et se mettent à en acquérir les différentes techniques. Amru obtient une collection de CD que lui cède un voisin qui quitte le Liban. Il les écoute avec beaucoup de plaisir, sans savoir qu’ils sont du rappeur américain Tupac !

15 La rencontre de Amru et Nader met en présence deux personnalités au profil différent. Le premier est issu d’une famille relativement aisée au regard des standards des niveaux de vie des réfugiés. Avec son grand frère, qui écrit de la poésie, et sa mère, écrivaine, il vit dans un grand appartement tout proche du camp, mais hors de ses frontières, que leur prête un oncle vivant à l’étranger ; son père a été tué durant la guerre du Liban (1975-1990). Attiré très jeune par une carrière artistique, il a été acteur dans l’une des troupes de théâtre du parti Fatah. Nader quant à lui vient d’un milieu plus modeste. Il réside dans le camp de Burj el-Barajné et s’y employa un temps comme DJ tout en poursuivant des études de psychologie à l’Université arabe.

16 Puis, ils rencontrent les autres membres du groupe Katibé Khamsé ; ils se reconnaissent d’ailleurs dans un premier temps à leur commune observance des codes vestimentaires du hip-hop. Les premières chansons de Rapname ou de Katibé sont dénuées de charges politiques, elles traitent du showbiz arabe (figure classique de la dénonciation du star system) ou du centre-ville de Beyrouth comme d’un lieu gangrené par l’argent.

17 Progressivement, le groupe adopte un angle politique et place sa sagacité critique au service de la dénonciation de la discrimination et du « racisme de nationalité » à l’encontre des Palestiniens. S’attaquant au clientélisme régnant dans les camps sous la domination des organisations, il outrepasse les thèmes habituels de la chanson politique. Son premier album était placé directement sous l’égide de cette antienne : « Bienvenue dans les camps ». Il est d’abord produit avec l’aide d’une association dans un petit studio de Beyrouth, puis retravaillé et distribué par le producteur Incognito de Beyrouth. En cherchant à écrire une chanson sur la Palestine, l’inspiration des rappeurs les amène plutôt vers ce qui symbolise leur situation présente, à savoir les camps de réfugiés. Le deuxième album est financé par les revenus provenant des concerts et de la vente du premier opus. Il a pour vocation d’intéresser un public plus large dans les pays arabes, en mettant en avant le sujet plus général du droit au retour qui concerne l’ensemble des réfugiés. Le titre de l’album reflète cette volonté : « La route [pour le retour en Palestine] est toute tracée » (at-tariq wahid marsum). Cette phrase constitue le leitmotiv du disque, elle ouvre le CD sur fond d’un ancien discours de Georges Habache (créateur avec Ahmad Jibril du Front populaire de libération de la Palestine) à l’occasion de l’élargissement de détenus palestiniens par Israël, et apparaît régulièrement dans les différentes chansons.

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Fig. 3. Concert de Katibé Khamsé dans le centre de Beyrouth. Fête de la musique 2008.

Photo Nicolas Puig.

18 Régulièrement médiatisés, les membres du groupe développent un rôle social en rapport avec leur nouveau statut. Ils enchainent les concerts et contribuent à diffuser le rap dans les camps, par leur audience comme par le biais de quelques concerts donnés à Chatila, dans la salle du peuple du club de jeunesse située au milieu du camp, que quelques Beyrouthins et étrangers sensibles à la cause, fréquentent à l’occasion pour assister à des spectacles et des concerts11.

19 Katibé Khamsé jouit désormais d’une petite réputation dans le milieu musical local ; il se produit régulièrement dans les salles de Beyrouth. Mais le groupe est maintenant à géométrie variable, et les projets musicaux qu’orchestre Amru depuis le studio impliquent différentes configurations et non plus nécessairement les cinq rappeurs ensemble. Il achève la musique d’un morceau continu de 23’39 minutes intitulé « séparation » (« rythmes pour briser les frontières » 2012) dans lequel se succèdent des groupes et des chanteurs palestiniens originaires de l’ensemble du Proche-Orient (Ramallah, Jérusalem Est, Gaza, Amman, Irbid) et des rappeurs libanais12. En réunissant sur une même plage musicale des musiciens séparés, cet enregistrement défie les logiques géopolitiques de morcellement des populations palestiniennes.

20 Il a également écrit la musique d’un pilote pour une série documentaire traitant des Palestiniens dispersés à la demande de la chaine al-Jezira. Il s’agit de l’échange épistolaire de deux amis qui se tisse autour du café comme emblème de l’appartenance et source de la nostalgie (Lettres de la diaspora palestinienne).

21 Ainsi, Katibé Khamsé devient une idée ou un principe, un groupe initiateur et prosélyte, qui a pour ambition d’initier des vocations tandis qu’Amru poursuit des projets artistiques diversifiés sollicitant des participations variées. À l’instar des rappeurs

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algériens dix années plus tôt, il se trouve dans une « phase d’élaboration d’une identité musicale plus tournée vers la professionnalisation » (Miliani 2002 : 766).

22 Celle-ci prend appui sur le studio qui est aussi, surtout, un espace de rencontre, de répétition et de création pour le groupe qui dispose d’un lieu à partir duquel il est à même de gérer ses relations sociales, qu’elles soient amicales ou professionnelles. Il constitue un « propre » (De Certeau 1990 : 59) où se construisent les compétences à l’origine des dynamiques collectives à venir. Il peut même devenir un « chez-soi », un hébergement, pour quelques heures, une nuit ou davantage. Loué depuis 2010, il a été entièrement aménagé ; il est situé dans le même pâté d’immeubles que l’appartement de la famille d’Amru, dans la partie du quartier de Haret Hrayk qui jouxte le camp de Burj al-Barajné.

23 Au final, le studio représente, à ce moment du parcours d’Amru, un lieu où les différents engagements du compositeur se conjuguent et sont mis en pratique.

Engagements

De la subjectivation à la construction d’un rôle social

24 D’usage courant dans la sociologie américaine qui a produit déjà en 1960 un article de fond sur ses significations (Becker 2006 pour la traduction française), la notion d’engagement est appropriée pour décrire la conduite de vie d’Amru. En effet, plus qu’un simple positionnement politique, l’engagement désigne une façon de s’insérer dans les mondes sociaux par une démarche volontaire. En ce sens, il correspond à un effort pour mettre en cohérence les activités poursuivies au quotidien. Ce positionnement constitue certainement une clé de lecture du parcours d’Amru. Il doit s’appréhender dans sa profondeur temporelle : une évolution sur plus d’une dizaine d’années où se mettent en place les orientations personnelles et la formation technique et artistique.

25 Intervenant au moment de l’adolescence, la passion pour le rap, à l’instar de celle suscitée par d’autres musiques dans les générations précédentes, est pour les jeunes hommes13 un vecteur de subjectivation, une façon de s’approprier des codes et une esthétique qui permettent de s’inscrire dans son temps, de façon satisfaisante, créatrice et ludique. Le rap est alors une matrice de formation et d’insertion dans le monde, aux échelles locale et transnationale. Puis, la pérennité de l’engagement dans le hip-hop, c’est-à-dire l’ensemble des activités artistiques et techniques qui s’y rapportent, construit progressivement un rôle social. Celui-ci détermine une façon d’apparaître aux autres en vertu du mode de participation aux ordres collectifs : rappeurs, graffeurs et compositeurs palestiniens, producteurs de textes, artistes et performeurs, personnages bénéficiant d’une certaine aura ou suscitant de l’indifférence, provoquant admiration ou mépris, intérêt ou dédain. Dans la construction de son rôle social, Amru souhaite légitimer sa musique au sein des milieux culturels palestiniens du Liban. L’aspect exogène du rap, musique d’invention américaine, même si elle continue d’être la source d’une contre- culture ici et là, n’est pas sans soulever des interrogations. La dénonciation de l’impérialisme sioniste et occidental au moyen d’un média artistique parfois perçu comme totalement extérieur aux traditions palestiniennes paraît en effet paradoxale. Une partie du lexique est anglaise, à commencer par le terme lui-même dont l’origine étrangère est manifeste ; ainsi de la périphrase : « il chante du rap » (bighannî rab), des termes musicologiques (beats, loops, drums…) ou des logiciels comme le fameux fruity loops. De surcroît, ce courant véhicule des images négatives qui renvoient à l’univers gangsta rap :

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drogues, femmes dénudées, belles voitures… Les rappeurs ne cessent de se différencier de cette tendance. S’ils adoptent à l’occasion des postures belliqueuses, ils affichent volontiers leur respect des traditions et des valeurs familiales.

26 Le point essentiel de la démarche est résumé par Amru, qui énonce une conception militante du rap arabe. Lors de ses prises de position dans les médias, il le distingue clairement des versions occidentales qu’il juge futiles. Le rap doit être résistant et combattant, et pour cela répondre à trois caractéristiques : la sincérité, la vérité et la défense d’une véritable cause. Dans le cas contraire, il est n’est pas légitime. À l’occasion d’une émission de télévision en décembre 2011, sur la chaîne « Palestine aujourd’hui », il enjoint à celui qui tomberait dans la facilité d’une musique apolitique de partir et de faire autre chose. Cette production normative renvoie à une conception qui arrime intrinsèquement le politique à la vie quotidienne et débouche sur un effet de légitimation endogène du rap, en montrant sa capacité à prendre en compte les préoccupations des nouvelles générations de réfugiés tout en s’inscrivant dans la lignée de la chanson politique. Il propose ainsi un nouveau découpage des objets politiques par lequel s’exprime l’expérience contemporaine des réfugiés.

Créations et validation économique

27 L’allégeance à la cause ne garantit pas une intégration en tant que musicien dans la société réfugiée. Ce serait plutôt le contraire, tant les musiciens insérés dans les cadres de la production musicale institutionnelle s’en démarquent quand il s’agit de mettre en avant une compétence artistique. Mais, en restant à l’écart des organisations associatives et politiques, les rappeurs n’accèdent pas aux rémunérations, certes très modestes, qu’elles dispensent.

28 Or la valorisation économique de la pratique se révèle particulièrement difficile. Les scènes sont rares et permettent tout juste de financer l’autoproduction de l’album suivant, une partie des frais du studio et des acquisitions de matériel. Les ventes du CD commercial de Katibé Khamsé sont peu importantes : d’une part le marché du disque est très étroit, et d’autre part le public cible du groupe n’est de toute façon pas en mesure de l’acheter. On ne trouve d’ailleurs leur production que de façon exceptionnelle parmi les copies d’albums de variétés locales et internationales arabes et les compils (on les appelle « cocktails ») sur les étals des détaillants dans les camps, tandis qu’y figurent invariablement les musiques palestiniennes dites patrimoniales, nationalistes ou politiques.

29 Une solution envisageable consiste à se tourner vers une activité connexe permettant de valider les apprentissages en autodidacte effectués dans le camp et à investir des espaces de professionnalisation. Yassin, l’un des deux musiciens du groupe I-Voices, du camp de Burj al-Barajneh à Beyrouth, poursuit depuis deux ans des études d’ingénieur du son au Canada. Il y développe un savoir empirique, acquis avec des moyens techniques limités, et acquiert une connaissance plus systématique qui lui permettra d’investir des circuits professionnels. Loin de ces stratégies de validation académique d’un savoir, Amru poursuit une voie alternative en investissant le studio afin d’y proposer ses propres services pour des enregistrements et des montages. Depuis l’année 2010, il s’y consacre entièrement et a cessé ses autres activités professionnelles : d’abord en tant que cuisinier – il est diplômé d’une école hôtelière –, puis comme manutentionnaire – il acheminait les bonbonnes d’eau potable dans les appartements de la ville. Le studio

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tourne modestement grâce aux quelques jeunes rappeurs qui viennent graver une chanson ou deux qu’ils pourront ensuite faire circuler auprès de leurs amis, en direct, au moyen des smartphones, ou en la mettant en ligne sur le web. Ils apportent avec eux leur propre sample, la plupart du temps téléchargé de sites internet, des « beats d’occasion » comme les désigne Amru. Lui a bien l’ambition de commercialiser les siens, mais tant qu’il ne parvient pas à les vendre à un prix juste, « je ne sais pas, dans les dix mille dollars » – il lance le chiffre un peu au hasard – il aime autant les partager gratuitement dans le cadre de ses différents projets artistiques. Car, dit-il en toute sincérité, c’est difficile de composer des beats et cela demande du temps (et certainement du talent) ; de plus, il vient de s’équiper d’un matériel coûteux, même s’il a pu l’obtenir à prix réduit, et il n’envisage donc pas de les brader. Il entend répondre à son ambition esthétique en élargissant sa palette créative, en multipliant les projets et en espérant des retombées économiques. Cette diversification musicale est permise par une spécialisation professionnelle qui, bien que précaire, est assez rare pour être soulignée. La grande majorité des musiciens, rappeurs ou pas, exercent une activité sans aucun rapport avec la pratique artistique, ce qui n’est guère surprenant : en matière musicale, les frontières entre amateurisme et professionnalisme étant, au Liban comme ailleurs, très floues.

Fig. 4. Couverture de la mixtape « Séparation » (2012).

Dessin de Wissam Qleylat.

30 La rencontre avec une flûtiste française d’origine syrienne avec laquelle il a travaillé à l’occasion de la production du premier album commercial de Katibé Khamsé est pour lui une source de nouvelles expérimentations, dont certaines sont uniquement instrumentales. Tout comme les fonds sonores qu’il compose depuis peu pour accompagner les poésies que son frère, Abdel Rahman, écrit et déclame.

31 La multiplication des projets, qui apparaît comme banale dans la vie d’un artiste, prend une autre résonance dans le contexte des réfugiés palestiniens au Liban. En se développant dans le sillage d’une pratique qui tire sa légitimité de son soutien à la cause, elle est l’occasion d’explorer des ambiances différentes, « plus mélancoliques » par exemple, et de proposer des esthétiques en accord avec ces thématiques.

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Mouvements

Une esthétique appliquée

32 Amru définit le rap comme une matière en mouvement : « tu prends une chose et tu en fais du rythme, ce n’est pas fixé ; tu prends ce qui existe et tu le transformes en rap ». Il se voit volontiers comme un compositeur d’un type particulier, un créateur de sample et un chercheur de sons. Il parcourt parfois le camp muni d’un enregistreur pour capter la sonorité matinale d’un petit café du camp – quelques chaises en plastique dans une ruelle entourent un comptoir en contreplaqué où sont disposés quelques boîtes de conserves et un percolateur manuel – le vrombissement des scooters, le klaxon de la charrette du vendeur de galettes de pain aux épices, ou encore des bribes de discussions entre deux habitants. Il vient d’acquérir un lot de 33 tours chez un brocanteur de la banlieue pour une bouchée de pain. « Il n’imaginait pas qu’on puisse encore en faire quelque chose », confie-t-il satisfait de sa trouvaille. Différents moments sonores sont ainsi amalgamés aux rythmes et aux mélodies des compositions.

33 Chaque membre écrit son propre couplet au sein du groupe Katibé, et les narrations suivent les règles propres à l’écriture du rap, en visant à contribuer de façon efficace au sentiment esthétique et à l’énergie de la musique. La morphologie de l’arabe se prête particulièrement bien à la scansion musicale dans la mesure où elle permet de multiplier les paronomases, les assonances et les rimes, qui constituent les procédés stylistiques dominant de l’écriture14. Les effets de style soulignent le rythme et renforcent l’efficacité musicale.

34 Dans le rap « résistant », le beat doit coller aux paroles pour donner un élan spécifique et établir une correspondance entre la musique et sa destination. Pour cette raison, le chant des rappeurs est toujours accompagné dès les premiers mots par le battement de la grosse caisse : « Dans les chansons de Katibé, ça ne va pas de commencer la chanson sans beat ; si tu veux suivre des ambiances plus variées ou mélancoliques, alors c’est possible ».

35 Le découpage d’objets politiques retranscrits de façon sensible dans une forme musicale répond à une logique éthique selon laquelle « les formes de l’art et celles de la politique s’identifient directement les unes aux autres » (Rancière 2008 : 72). De ce point de vue, le rap palestinien au Liban s’inscrit dans des tendances souvent observées. Décrivant la situation en Algérie, Hadj Miliani constate son adéquation au schéma global suivant : « le rap naît dans des situations sociales critiques et, dans la plupart des cas, dans les espaces urbains stigmatisés (quartiers populaires, banlieues, etc.) », il « inaugure des modalités musicales nouvelles : manières de faire de la musique et manières de construire une esthétique musicale », enfin, « il est un « outil politico-social. Il véhicule d’une manière affirmée des valeurs et des attentes sociales […] » (2002 : 767). C’est d’ailleurs bien ainsi que les rappeurs l’identifient : comme la musique universelle de la contestation et de la subversion des ordres établis.

36 L’adéquation de la forme à la fonction est plus généralement le propre des musiques nationalistes. Les marches militaires orientalisantes ou les chansons faisant appel à des chœurs martiaux font résonner la forme avec le contenu du message. Une correspondance immédiate est établie entre une convention esthétique et une expressivité particulière. Cet assujettissement de la musique au message politique et social ressortit à une esthétique appliquée. Elle qualifie ce type particulier d’exercice par

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lequel la fonction que l’on attribue à une musique (ou à une œuvre en général) détermine sa forme. Cette œuvre est aussi celle par laquelle le musicien – ici le rappeur – négocie sa présence sociale, le rôle principal par lequel il se définit et se manifeste aux autres. Amru insiste sur l’aspect performatif de la musique, elle doit mettre la société en mouvement, elle est considérée comme un instrument d’éducation et de réforme sociale.

Généalogies musicales

37 Les jeunes musiciens partagent la volonté de s’inscrire dans une généalogie musicale palestinienne, laquelle n’est pas elle-même exempte d’emprunts multiples. Amru cite le cas de l’orchestre al-Ashiqin, qui utilisait des percussions latines, pour souligner que le recours à des instruments ou des sons de diverses provenances ne lui pose pas de problème particulier. La question de l’authenticité, quasiment consubstantielle au rap (Martin 2007) comme aux musiques en général (Le Menestrel et al. 2012), est investie d’une dimension stratégique supplémentaire dans le contexte réfugié. Le respect des formes culturelles – comme celui de la morphologie urbaine du camp – fut longtemps considéré comme le rappel inaltérable de la condition du Palestinien en exil et la garantie de la pérennité du combat pour les droits. La mémoire est ainsi cristallisée dans des cadres dont la fixité la préserve de l’oubli par la dispersion. Les cérémonies de commémoration sont le lieu privilégié de présentation d’œuvres rejouant sans cesse les scènes de perte, de dépossession et d’exil. La reproduction de ces discours conduit à une ritualisation des performances et instaurent un sentiment de communauté forgé autour d’une nostalgie structurelle (Herzfeld 2007 : 174)15. Le discours des rappeurs renouvelle la rhétorique de la lutte en intégrant les questions relatives aux droits sociaux, à la stigmatisation et aux ségrégations dans le pays hôte, comme celles inhérentes au clientélisme dans les milieux politiques et associatifs palestiniens. Les chansons et les positions du groupe Katibé redessinent ainsi les modes d’expression du nationalisme. L’apport du rap, et son ambition, est d’actualiser les contenus des discours et de redéfinir les contours de l’entre-soi, c’est-à-dire les différents éléments culturels qui créent une familiarité et un sentiment de proximité entre les personnes qui le partagent. Michael Herzfeld appelle « intimité culturelle » cet espace collectif ouvert dans l’entre-soi des nations dans lequel s’échangent des significations formant un « continuum sémantique qui inclut le silence, les gestes, la musique, l’environnement construit, et les valeurs économiques civiles et sociales » (2007 : 18). Cette intimité n’implique pas une unanimité : l’installation du rap dans les milieux réfugiés fussent-ils arabes et résistants, instaure une « disémie musicale »16. La « disémie » désigne la tension formelle ou codée entre l’auto- représentation officielle et ce qui se passe dans le secret de l’introspection collective. Herzfeld indique qu’elle est probablement plus adapté pour les « pays entretenant une relation ambiguë avec les images idéales d’une culture puissante […] » (ibid. : 17).

38 On peut tout aussi bien appliquer le terme à l’écart qui existe entre les formes culturelles officielles et le rap palestinien. Le regard ironique que portent les rappeurs de Katibé Khamsé sur la répétition des symboles de l’identité palestinienne dans les chansons patrimoniales et nationalistes rend manifeste cette distance. D’une part, ils ne se sentent pas réellement concernés par la réitération des images d’un passé agreste, d’autre par la chanson nationaliste leur paraît figée dans des standards dépassés. Comme le constate Amru, en souriant, « nos responsables sont restés paralysés dans les années quatre-vingt, ils ne sont pas arrivés jusqu’à aujourd’hui, c’est ça le problème […], ils ne comprennent

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plus rien à ce qu’il se passe ». Le discours nostalgique sur l’exil et la dépossession et le rappel d’un mode de vie imaginé autour de quelques emblèmes tels que les oliviers, les orangers, les rythmes de la vie villageoise sont perçus comme anachroniques par rapport au cadre de vie à Beyrouth et aux aspects urbains du rap, solidement ancré dans la ville.

39 Cette distanciation souligne une transition générationnelle mais ne signifie pas l’abandon de la cause, bien au contraire. Amru et l’ensemble du groupe estiment incarner la chanson politique sous une forme modernisée à laquelle les jeunes générations sont plus sensibles. C’est donc, dans ce cas, moins la force d’une autorité publique, que son décalage par rapport à l’expérience d’une jeunesse urbaine qui crée la disémie musicale. Les rappeurs défrichent ainsi de nouvelles conventions, sans se situer dans une confrontation. Ils s’inscrivent plutôt dans la continuité de la musique nationaliste palestinienne en insérant dans leurs samples des extraits des groupes emblématiques de ce courant.

40 Leur position est en effet de revendiquer une filiation culturelle palestinienne et, au-delà, arabe, ce dont témoigne le recours à la chanson égyptienne du XXe siècle. L’insertion dans le patrimoine national se fait ainsi par métonymie : par la citation des œuvres du passé – films, musiques ou poésie – actualisées par le mode de composition rap et électro.

Style

41 Le nom d’artiste adopté par Amru est en adéquation avec l’évolution de ses goûts personnels et de sa conception du rap. Il reflète la volonté de trouver une signature personnelle dans la composition et souligne la recherche d’une élégance ; il répond à l’objectif d’arabiser le rap et de l’adapter aux contingences locales. Parfois rejetée, le plus souvent ignorée, cette musique représente pour les rappeurs une façon de s’accorder à leur temps en participant à un courant musical planétaire17. Puis ce mode de référencement cède progressivement la place à une autre forme d’accroche, par laquelle il s’agit de s’approprier le rap conçu comme une matrice expressive de la rébellion et de la contestation, tout en développant une expressivité plus intimiste. La critique de l’occupation, de l’impérialisme ou du sionisme s’efface alors au profit de délibérations sur la personne humaine, de tours et détours de l’amour ou de sujets mêlant échappées surréalistes et considérations sur le quotidien.

42 En tant qu’artiste engagé, Amru bénéficie d’un statut auprès d’une partie de la société des camps. Il constate avec lucidité que « les gens n’écoutent pas de rap, ils écoutent Katibé Khamsé parce qu’on traite de sujets qui leur sont proches ». Mais, la qualité artistique du rap fait débat.

43 Lors d’une pluvieuse soirée de l’hiver 2007-2008, dans un studio de Beyrouth se déroule une session d’enregistrement du premier CD de Katibé Khamsé. À cette occasion, Amru explique patiemment à l’ingénieur du son qui manifeste son scepticisme que le rap ressortit aux disciplines artistiques. Le rappeur insiste sur le travail que la création des boucles et la maîtrise du flow impliquent, et sur le temps nécessaire pour parvenir à un résultat satisfaisant. Dans l’univers esthétique de l’ingénieur, où les planètes mélodiques s’agencent délicatement autour des étoiles de la musique arabe, le rap fait l’effet d’un trou noir.

44 La reconnaissance du caractère artistique de l’activité de création des samples, quelle que soit la destination de la musique, reste à discuter. Les contenus de la pratique de

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composition demandent à être fixés, les différentes opérations à être explicitées : le choix des emprunts et leur légitimité, leur modification et insertion dans la boucle, l’élaboration des rythmes, la technicité (ou la virtuosité) sonore et surtout, in fine, la place de l’inspiration et du talent. La validation artistique est donc tributaire de ces critères d’évaluation qui se superposent à ceux liés à la contribution à la cause.

45 La question de la reconnaissance est évidemment centrale dans les professions artistiques. Elle se décline spécifiquement dans les mondes réfugiés au Liban. Sans doute les connexions établies par Amru avec les rappeurs de la région, à commencer par ceux des territoires palestiniens et ses différentes explorations musicales participent-elles de la recherche d’une ouverture des possibles. Il reste à tracer la route qui mène, non pas tant à la Palestine qu’à une vie d’artiste inédite, celle d’un compositeur palestinien au Liban, créateur de samples, de musique électronique et chanteur de rap ; les années qui viennent nous en dirons l’issue.

BIBLIOGRAPHIE

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CHAABAN Jad, Ghattas Hala, Habib Rima, Hanafi Sari, Sahyoun Nadine, SALTI Nisreen, SEYFERT Karin, NAAMANI Nadia, 2011, « Socio-Economic Survey of Palestinian Refugees in Lebanon », report published by the American University of Beirut (AUB) and the United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East (UNRWA). [http://www.unrwa.org/ userfiles/2011012074253.pdf]

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LE MENESTREL Sara, ARGYRIADIS Kali, APPRIL Christophe, MALLET Julien, PUIG Nicolas, SAMSON Guillaume, SEGRÉ Gabriel, 2012, Des vies en musique. Parcours d’artistes, mobilités, transformations. Paris : Hermann.

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MILIANI Hadj, 2002, « Cultures planétaires et identités frontalières. À propos du rap en Algérie ». Cahiers d’études africaines 168 : Musiques du monde (B. White, dir.) : 763-776.

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PUIG Nicolas, 2007, « Bienvenue dans les camps ! L’émergence d’un rap palestinien au Liban : une nouvelle chanson sociale et politique » in N. Puig & F. Mermier, dirs : Itinéraires esthétiques et scènes culturelles au Proche-Orient. Beyrouth : IFPO : 147-171.

PUIG Nicolas, 2008, « Le monde entier dans un seul instrument, Itinéraires hors les camps d’artistes Palestiniens au Liban ». Asylon(s) 5 : Palestiniens en/hors camps ; Formes sociales, pratiques des interstices, (K. Doraï et N. Puig, dirs). Revue en ligne : réseau scientifique TERRA (Travaux, Études, Recherches sur les Réfugiés et l’Asile) [http://terra.rezo.net/article803.html].

RANCIÈRE Jacques, 2008, Le spectateur émancipé. La fabrique : Paris.

Discographie et webographie

Katibeh Khamseh, Ahla fik bil-moukhayamat, 2008, Incognito, Beirut (Bienvenue dans le camps)

Katibé Khamsé, At-Tariq wahid marsum, 2011, Beirut (la route est toute tracée)

Web : chaîne de Uslub sur youtube : http://www.youtube.com/user/osloob20

NOTES

1. Sauf mention contraire, les faits rapportés et les paroles relatées dans ce texte proviennent des différents entretiens que nous avons eus avec Amru et des observations que j’ai effectuées sur le rap palestinien au Liban depuis 2006. 2. Au-delà du sens habituel du terme (rythme, battue…), il est employé dans le sens plus large de boucle musicale. 3. « Associations » (Jama’iyat). Extrait du refrain : « Les associations ! Ils disposent de l’argent de l’État – Les associations ! Ils reprennent ce qu’ils donnent – Les associations ! Proxénètes des temps modernes (×?2) – Les associations ! Mais les gens sont en train de crever » […]. 4. Le Liban compte douze camps et plusieurs groupements abritant selon un comptage récent 260 à 280?000 réfugiés palestiniens (Chaaban et al. 2010). 5. Le récent succès sur le marché de l’art arabe d’un artiste originaire de Sabra semble indiquer une inflexion de la tendance. Ses sculptures proposent un retournement du stigmate apposé sur le camp en érigeant les matériaux de construction symbolisant la précarité de l’habitat, comme la tôle ondulée (zinco), en support du langage artistique. Ce processus d’exposition du camp à l’extérieur de ses frontières est repérable dès 2007, quand le groupe Katibé Khamsé compose une chanson intitulée « Bienvenue dans les camps ». 6. Dénommées mawal (pl. mawawil), le terme désigne dans plusieurs pays arabes la poésie chantée. On n’omet pas lors de ces sessions de dire les louanges de responsables politiques selon l’obédience de l’organisateur de la fête (Abu Amar – Yasser Arafat –, Georges Habache, etc.). 7. De nombreux parcours témoignent de ces déplacements qui alternent cadre nationaliste, politique et/ou patrimonial de performance et circuit professionnel. Par exemple, on passe du clavier de l’orchestre al-Karmel du Front Palestinien de Libération de la Palestine à l’animation d’un restaurant d’une ville libanaise ou encore de l’orchestre Guirab (Cornemuses), du camp de Burj ash-Shamali, aux processions de mariage ; l’association « Guirab » se donne pour objectif de « préserver l’identité palestinienne en faisant vivre la culture et le patrimoine du peuple palestinien ». 8. On note, dès son apparition, l’important intérêt suscité par le rap palestinien, au Liban comme en Palestine. Il a donné lieu à nombreux sujets dans la presse écrite (al-Akhbar, as-Safir), à la télévision (Al-Jazira, al-Jazira english, Palestine aujourd’hui, MBC) et il a été l’objet de reportages sur le web.

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9. Entretiens avec le compositeur arrangeur des chansons du groupe al-Waad du Hamas (2007) et avec le chef d’orchestre et musicien affilié au FDLP (2007 et 2008). J’ai pu constater lors de conversations avec des musiciens palestiniens que, sans le condamner, nombreux sont ceux qui ne connaissent pas le rap ou le confondent avec le rock. La faible pénétration de ce style dans les milieux réfugiés doit être mise en regard avec son développement et sa popularité en Palestine (Cisjordanie et Gaza). De ce point de vue on peut se demander pourquoi les camps les plus éloignés de la capitale, au Nord et au Sud du Liban, sont aussi ceux où le rap est le moins présent. 10. The United Nations Relief and Works Agency : l’organisme des Nations Unies en charge des réfugiés palestiniens. 11. La relation des intellectuels, artistes et militants libanais avec les mondes des camps existe de longue date. Elle fut particulièrement intense pendant la « révolution » (ayam ath-thawra) qui désigne la période de lutte nationale palestinienne prenant fin en 1982 avec le départ de Beyrouth des troupes de Yasser Arafat. Progressistes libanais et militants de la cause palestinienne se rejoignaient alors dans la promotion du nationalisme arabe à laquelle était associée une intense activité culturelle (entretien avec Paul Matar, Beyrouth, juillet 2011). 12. http://soundcloud.com/katibe-5/fasel. 13. On dénombre très peu de rappeuses à l’heure actuelle. Par ailleurs si certaines palestiniennes assistent aux concerts donnés dans leur camp, elles ne se déplacent qu’exceptionnellement pour les évènements organisés à l’extérieur, dans les salles de Beyrouth. 14. Pour une synthèse sur la langue du rap français voir Martin 2010 (chapitre III : « Le français du rap ») ; Auzanneau pour une étude sociolinguistique des raps gabonais et sénégalais (2001). 15. La notion désigne « la représentation collective d’un ordre édénique – d’un temps avant le temps – ». Je propose de la prolonger par celle de nostalgie institutionnelle pour signifier l’entretien de ce sentiment par les productions culturelles encadrées par les organisations palestiniennes. 16. Herzfeld renvoie aux travaux de Dorn et de Turino, pour ce qui est de la dimension musicale de cette disémie. (ibid. : 18, note 12). 17. Jean-Noël Ferrié indique que « l’encodage [des objets transnationaux] installe […] le local dans l’ailleurs, c’est-à-dire qu’il l’accommode à la différence » (1996 : 15). Plus spécifiquement à propos du rap, Hadj Miliani évoque une « culture planétaire et des identités frontalières » (2002).

RÉSUMÉS

La « cause palestinienne » désigne le combat pour l’obtention d’un État selon des conditions justes et acceptables. La revendication est soutenue par le rap palestinien au Liban, les rappeurs placent même leur art au service de cette exigence. Mais en parallèle, ils ont le souci de légitimer leur pratique artistique dans des contextes où elle est peu reconnue. Amru est l’un des cinq chanteurs du groupe Katibé Khamsé (phalange 5) qui délivre un message de critique sociale et politique scandé dans des boucles musicales obtenues par l’échantillonnage de musiques orientales, occidentales et de productions palestiniennes ressortissant à diverses époques. Au terme d’un parcours d’une dizaine d’année, Uslub (« style », son nom de scène), se définit désormais volontiers comme un compositeur de « samples ». Entre reformulation culturelle et esthétique inédite, sa trajectoire met en lumière le renouvellement en cours des codes partagés et des contenus discursifs dans les productions des réfugiés palestiniens. Elle suggère de reconsidérer les frontières distinguant ce qui est du domaine de la création de ce qui ne l’est pas.

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Au final, les engagements sociaux, esthétiques et professionnels de Amru dessinent les contours d’une vie d’artiste telle qu’elle s’invente en ce début de siècle.

AUTEUR

NICOLAS PUIG Nicolas Puig, anthropologue à l’IRD (URMIS), étudie les relations entre dynamiques culturelles et expériences sociales dans différents contextes urbains des pays arabes. Il s’est intéressé aux musiciens de mariage au Caire du point de vue de leur culture professionnelle et de leurs insertions dans les microcosmes citadins. Il poursuit un projet d’anthropologie des milieux musiciens dans les camps de réfugiés palestiniens. Dernier ouvrage publié : Farah. Musiciens de noce et scènes urbaines au Caire, Actes Sud (Sindbad), 2010.

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Du Trio de zarb aux « créations transculturelles » La création musicale du percussionniste Keyvan Chemirani : une globalisation parallèle ?

Élina Djebbari

1 S’il existe des musiciens pour le moins atypiques dans le paysage musical français, il s’agit bien des membres de la famille Chemirani. D’origine iranienne, Djamchid Chemirani a transmis à ses fils, Keyvan et Bijan, l’art du zarb1 ou tombak2, tambour de la musique classique persane, tandis que ses deux filles, Maryam et Mardjane, se sont plutôt orientées vers le chant.

2 Les hommes de la famille excellent dans la technique du zarb qu’ils ont largement contribué à faire connaître en France, tout en se distinguant par leurs démarches artistiques empreintes d’échanges avec des musiciens issus de tous horizons. En outre, leur apport dans l’évolution du jeu de l’instrument est considérable. À leur contact, le zarb a acquis un statut particulier et inédit, notamment à travers la création de leur formation familiale : le Trio Chemirani. Le travail mené autour de cet instrument a conduit à de nombreuses innovations, tant dans la manière de le confronter à d’autres univers musicaux que sur le plan technique, au niveau des types de frappes et des métriques utilisées.

3 Après avoir décrit ce contexte familial, je m’intéresserai plus particulièrement ici au parcours de Keyvan, l’aîné des deux fils Chemirani. La trajectoire de ce percussionniste franco-iranien oscille entre la volonté de perpétuer un héritage, celui de la musique persane transmise par son père et maître, et la mise en œuvre d’un important travail de création au sein de pratiques musicales très diverses. Outre sa prestigieuse filiation, ce percussionniste prolifique et talentueux se distingue aussi par sa capacité à composer pour différents genres musicaux (du jazz à la musique bretonne), à s’intégrer à des musiques pour le moins éloignées de l’univers du zarb (musique baroque par exemple), et aussi à diriger des ensembles musicaux hétérogènes. Passé maître dans l’art de la rencontre entre cultures, Keyvan Chemirani apparaît désormais en France comme une figure incontournable de la percussion.

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Fig. 1. Keyvan Chemirani jouant du zarb.

Photo Gilles Abegg.

4 Favorisée par une connaissance personnelle approfondie de la famille Chemirani et de leur travail musical, et renforcée par des entretiens que j’ai réalisés, la rédaction de cet article s’appuie également sur la collecte de nombreux matériaux disponibles (productions discographiques aux livrets souvent instructifs, interviews et articles dont ils ont pu faire l’objet dans la presse et sur internet, sites web etc.). Par ailleurs, cet article bénéficie d’un travail de terrain que j’ai mené en collaboration avec Violeta Joubert- Solano, autour de la création Du Slam à l’Atlas en 2010. Initié par le Département des Musiques Orales et Improvisées de la Fondation Royaumont, ce projet mêlait des artistes européens à des musiciens marocains et incluait la participation de doctorants de l’EHESS. Nous avions pu suivre l’intégralité du projet : les deux résidences de création (à Agadir et Royaumont), les concerts, etc. Après cette expérience, j’ai également pu suivre au plus près la résidence de création et les différentes phases (concerts, ateliers pédagogiques…) du projet Melos dirigé par Keyvan Chemirani en 2011.

5 À l’aune des données recueillies dans ce contexte ethnographique particulier, dont il s’agira de déterminer les enjeux, l’analyse de la trajectoire musicale de Keyvan Chemirani et des différents pans de son activité artistique permettra de poser un double regard, à la fois sur les problématiques inhérentes à la vie d’un musicien aujourd’hui et sur celles liées à la musique élaborée dans un contexte globalisé, en abordant plus particulièrement ces créations appelées « transculturelles »3.

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Une histoire de famille

6 C’est à l’âge de huit ans que Djamchid Chemirani, né à Téhéran en 1942, commence à apprendre le zarb auprès du grand maître Hossein Teherani. Djamchid arrive en France en 1961 et commence rapidement à enseigner le zarb au Centre d’Étude de la Musique Orientale à Paris. Les conditions de l’enseignement en France l’obligent à transmettre autrement et, selon ses termes, « [le poussent] à développer particulièrement l’enseignement de l’aspect soliste de [s]on instrument » (Chemirani 2005 : 80). Ces conditions particulières lui permettent paradoxalement de perpétuer l’œuvre de son maître, qui avait poussé le zarb à quitter le rôle d’accompagnateur auquel il était jusqu’alors cantonné. En outre, c’est en dispensant l’enseignement du zarb à de nombreux élèves qu’il va être amené vers d’autres musiques : musique contemporaine, jazz, musique médiévale, mais aussi vers le domaine du théâtre et de la danse4. Dans un contexte français favorisé par la méconnaissance de cet instrument, Djamchid devient vite une figure recherchée par des musiciens issus de toutes sortes de formations musicales. De plus, c’est à la même époque que le grand marché des « musiques du monde » va se développer, en France et bien au-delà. Le zarb va donc bénéficier de cette conjoncture favorable et trouver un public attentif aux possibilités de cet instrument en même temps que les faveurs de certaines institutions.

7 La participation de Djamchid Chemirani à des projets de grande envergure tel que le Mahabharata de Peter Brook et d’autres créations dans lesquelles il mêle les sonorités du zarb aux instruments du jazz ou à des répertoires de musiques anciennes a certainement favorisé l’ouverture ultérieure des enfants Chemirani à de multiples expressions musicales. Parallèlement, Djamchid continue à jouer avec des musiciens iraniens renommés, de passage ou installés en France, comme Majid Kiani ou Dariush Tala’i. Entre ses mains, le zarb apparaît d’emblée comme un instrument protéiforme, adaptable, capable de se mêler à différentes pratiques artistiques et à diverses esthétiques musicales5 . Dans un entretien que j’ai conduit avec lui, Djamchid Chemirani nous explique cette faculté du zarb à s’adapter à différents contextes de jeu : Je pense que c’est dû au zarb, à l’instrument en lui-même. Le zarb a une sonorité et une technique, et une tessiture qui permettent de jouer avec, de coller avec pas mal d’instruments différents. Et donc ça facilite l’accompagnement de différentes musiques. (1er novembre 2011).

8 Ce caractère protéiforme va être intégré très tôt par les enfants Chemirani comme une qualité quasiment indissociable du zarb avec lequel ils vont grandir.

9 Né à Paris en 1968 d’une mère française et d’un père iranien, Keyvan Chemirani baigne dès son enfance dans un univers façonné par cette double culture. La pratique du zarb représente une sorte de symbole de la culture persane pour le jeune garçon, qui voit son père Djamchid jouer régulièrement à la maison avec d’autres musiciens iraniens6. L’apprentissage se fait donc d’abord par imprégnation avant qu’il ne commence à aborder directement la technique de ce tambour vers l’âge de huit ans. Mais ce n’est que plus tard, après avoir fait de la batterie à l’adolescence, qu’il se consacre réellement à cet instrument qui deviendra une sorte de sceau familial.

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Un travail autour du zarb : les innovations du Trio Chemirani

10 Même s’il se concentre pendant de nombreuses années sur l’apprentissage du zarb, Keyvan Chemirani s’intéresse également à d’autres types de percussions, prend quelques cours de piano et d’harmonie jazz, apprend les modes du radif persan au setar, joue du ney, tout en effectuant parallèlement des études supérieures de mathématiques jusqu’au niveau de la maîtrise. Loin de se cantonner au zarb, le musicien se forme à d’autres percussions, le udu7, le daf8 [Fig. 2] et toutes sortes de tambours sur cadres et tambourins : riqq, bendir9, etc. Il enrichit ainsi au fur et à mesure son éventail de percussions et y introduit de plus en plus de matériaux, notamment lorsqu’il se produit avec des musiciens de jazz. Il s’ouvre aussi aux instruments métalliques : cymbales, cloches… et se lance dans certaines expérimentations en créant notamment un prototype instrumental hybride inspiré du cajon flamenco qu’il croise à la forme du zarb : le zarbon. Il se plait par ailleurs à monter le daf sur un pied, détournant l’instrument de son usage habituel.

Fig. 2. zarb, daf, udu : les instruments de Keyvan Chemirani.

Photo Élina Djebbari.

11 Sa passion pour la technique des percussions digitales et pour la complexité des métriques l’entraîne vers l’Inde, l’Inde du Sud en particulier, « ce paradis du percussionniste » comme il l’appelle. Il y apprend les principes métriques des tala de l’Inde du Sud et ceux du tihai et du chakradar spécifiques à l’Inde du Nord, ainsi que les onomatopées rythmiques appelées bol au nord et konnakol au sud : autant d’éléments qu’il va intégrer ensuite dans son travail rythmique et instrumental10.

12 Armé de ces nouvelles ressources techniques, il les transpose et les adapte au zarb. Il développe ainsi en famille, d’abord en duo avec son père, puis en trio avec son frère Bijan, le benjamin de la famille, la polyrythmie, les métriques et les techniques de frappe de cet

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instrument. Le Trio Chemirani [Fig. 3] met en avant la technique du zarb, bien sûr, mais le révèle surtout dans un rôle qu’il n’avait jamais eu jusqu’alors. Le zarb, décliné en trois exemplaires sur une même scène, produit une musique polyrythmique inédite et acquiert un nouveau statut, bien éloigné de l’univers de la musique persane dont il est issu. Le Trio s’inspire notamment des poètes mystiques persans (Rumi, Hafez, Khayyam…) dont la prosodie leur inspire des rythmes qui servent de base à leurs improvisations. En effet, outre le développement de savantes compositions rythmiques et d’innovations techniques au niveau des frappes, les Chemirani sont également reconnus pour leurs grands talents d’improvisateurs. Ils donnent ainsi libre cours à leur dextérité pour évoluer de manière complexe au sein de métriques diverses, qui servent de cadre à leurs circonvolutions régulées par une grande rigueur métronomique.

Fig. 3. Le Trio Chemirani, de gauche à droite : Bijan, Djamchid, Keyvan.

Photo Catherine de Clippel.

13 Le Trio Chemirani n’est pas replié sur lui-même. Bien au contraire, il a collaboré à diverses formations : avec Ross Daly, l’Ensemble Gilles Binchois, etc. De plus, le Trio accueille parfois Maryam, l’aînée de la famille. Tout autant marquée que ses frères par la culture persane, elle a appris le répertoire de chants du radif auprès de Hossein Omoumi. Cette formation familiale en quartet [Fig. 4] est appréciée des scènes des festivals et leur permet de nouvelles recherches liées aux arrangements de thèmes traditionnels. À ces occasions, Bijan laisse de temps en temps les percussions pour accompagner au saz turc les ornementations vocales de sa sœur.

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Fig. 4. Le Trio devient Quartet avec Maryam Chemirani au chant.

Photo Jacques Thomas.

14 Si elle est solide et pérenne11, la forme du Trio n’en est pas moins à géométrie variable et les artistes souhaitant collaborer avec les Chemirani puisent à loisir parmi les membres de cette famille de musiciens. Ainsi, c’est parfois le père qui est sollicité, parfois l’un des frères, parfois les deux, tous pouvant se remplacer les uns les autres selon leurs disponibilités : le guitariste de jazz Sylvain Luc se produit avec « les frères Chemirani », la chanteuse mongole Urna s’entoure de Djamchid et Keyvan tandis que Bijan apparaît dans l’album de Sting, If On a Winter’s Night… (2009). Si le Trio Chemirani forme une entité scénique harmonieuse, il n’annihile pas pour autant les individualités de chacun. Le lien familial n’est pas le seul prétexte de leurs collaborations mutuelles, bien au contraire, il s’agit de convoquer des personnalités artistiques originales. Ainsi Keyvan invite Bijan et Maryam sur son troisième projet en tant que directeur artistique (Battements au cœur de l’Orient, 2007), Bijan en fait de même pour ses propres réalisations : il convie toute la famille dans l’album Eos (2002), tandis que Maryam est seule intégrée au groupe Oneira qu’il fonde en 2006.

15 Le profil de Keyvan Chemirani illustre une double tendance : porteur d’une certaine « tradition » se réclamant de la culture persane autant qu’ouvert à toutes sortes d’innovations sur l’instrument, qu’elles soient techniques (frappes, organologie…), esthétiques12, métriques, et contextuelles. À bien des égards, le parcours de ce musicien présente certaines similitudes avec celui du percussionniste indien Zakir Hussain (Bourgeau 2010 : 176-179), ce qui permet de mettre en perspective les modalités de ces trajectoires de musiciens marqués par l’ouverture et la créativité.

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D’un parcours ouvert sur le monde à l’émancipation créatrice

16 Comme le remarque Laurent Aubert, « Dans le monde contemporain, où le champ musical est pratiquement illimité, les choix individuels se déterminent, consciemment ou non, en fonction de l’éducation, de la sensibilité et d’un faisceau d’affinités artistiques, sociales, politiques et idéologiques. » (Aubert 2001 : 9).

17 Par la description de ces éléments biographiques, il s’agit de montrer l’environnement particulier dans lequel s’est fait l’apprentissage musical de Keyvan Chemirani, nécessaire pour comprendre le développement ultérieur du percussionniste. Dès le départ, le contexte familial dans lequel se fait l’apprentissage du zarb est en effet propice à toutes sortes d’innovations et à une grande ouverture vers diverses pratiques musicales. Au fur et à mesure de son évolution, Keyvan va traverser différents univers musicaux, le premier étant celui de la maison familiale au sein de laquelle s’élabore le langage développé par le Trio Chemirani. Il va peu à peu évoluer en dehors de ce cercle restreint, d’abord en s’intégrant au paysage musical du sud de la France (il grandit dans les Alpes de Haute- Provence), puis l’horizon s’élargit et les voyages l’emmènent de plus en plus loin. Le parcours de Keyvan est marqué par différentes rencontres qui le mettent au contact de musiques autres que celle de son père : le guitariste de flamenco Juan Carmona est d’Aubagne, près de Marseille, la chanteuse Françoise Atlan (chants sépharades) habite à l’époque Aix-en-Provence (elle vit maintenant à Marrakech depuis plusieurs années…). Il est également intégré à l’Ensemble Méditerranéen dirigé par Pedro Aledo qui lui fait côtoyer de nombreux musiciens du bassin méditerranéen. Par son activité musicale, le jeune percussionniste fait l’expérience directe d’une société multiculturelle, à l’histoire marquée par différentes vagues de migrations dont il est lui-même en partie issu. Ce contexte favorise une conception de la musique marquée par une grande diversité d’expressions, dont la mise en relations achoppe à l’établissement de catégories fermées.

18 D’abord dans une phase d’apprentissage et d’expérimentation, Keyvan est sollicité pour intégrer de nombreux ensembles allant du jazz à la musique bretonne en passant par les musiques turque, grecque, flamenca, etc. Ce n’est qu’au tournant des années 2000 qu’il commence réellement à prendre la tête de projets ambitieux visant à réunir des musiciens considérés comme porteurs de différentes cultures musicales. En jetant un regard rétrospectif sur son parcours au cours de notre entretien, Keyvan Chemirani explique que sa confrontation avec d’autres musiques n’était pas gagnée d’avance, inquiet de la posture à adopter pour espérer convenir au genre musical au sein duquel il était invité à intervenir. Après ces premières expériences et l’acquisition d’un statut et d’un savoir-faire musical, il réalise le chemin parcouru : Il m’a fallu du temps pour comprendre que la musique ce n’est pas ça, c’est-à-dire qu’on n’a pas à se poser la question d’appartenir à un style, à une branche de musique, la musique, elle n’est pas du tout cloisonnée. Il y en a qui s’évertuent à la décloisonner, mais ce n’est pas un acte politique, une revendication, c’est naturel, la musique, elle n’est pas du tout cloisonnée, elle n’a pas à être rangée dans un bac : jazz, musique du monde, musique traditionnelle, musique contemporaine… (22 novembre 2011).

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19 S’il est aujourd’hui revendiqué et clairement assumé, cet éclectisme n’a pas toujours été une démarche artistique volontaire. Comme l’exprime Djamchid Chemirani, il est aussi le résultat des contraintes du milieu musical dans lequel ses fils ont évolué : C’est un peu par eux-mêmes et c’est un peu aussi par la force des choses. Puisqu’ils ne sont pas en Iran maintenant, ils jouent cet instrument en France, en Europe, et donc ils sont en quelque sorte obligés de travailler avec des musiciens européens ou d’autres cultures que la musique iranienne. Donc ils essaient de s’adapter et de travailler et de trouver des solutions à chaque musique, à chaque culture avec laquelle ils jouent, ils travaillent. Et c’est très bien ainsi. (1er novembre 2011).

20 Dans cette situation particulière, c’est assez naturellement que Keyvan Chemirani réalise en 2004 son premier projet13 rassemblant une dizaine de chanteurs avec lesquels il collabore régulièrement14. Le Rythme de la Parole offre de fait un éventail des musiques rencontrées par Keyvan depuis le début de sa carrière. Il décrit l’idée de ce projet en ces termes : À un moment donné, je me suis dit : bon, je me mets au service de toutes ces musiques différentes, j’apprends plein de choses, c’est magnifique. Pourquoi ne serais-je pas à un moment donné la personne qui invite tous ces gens-là, séparément, comme ça, pour faire un disque qui rendrait compte aujourd’hui de mon travail ? Comment rendre compte de mon travail dans un disque ? C’est la question que je me suis posée. L’une des manières était d’inviter tous ces chanteurs issus de cultures différentes, toutes ces cultures auxquelles je me serais intéressé d’une manière ou d’une autre et qui me toucheraient, soit avec des gens avec qui j’ai l’habitude de travailler, soit avec des musiques qui me touchent vraiment et des gens que j’ai envie de rencontrer. Et on a fait ce disque, Le Rythme de la parole I, avec dix chanteurs. (22 novembre 2011).

21 Dans ce premier projet, qui n’est pas encore porté par un véritable propos artistique en termes de rencontre musicale, Keyvan Chemirani se pose néanmoins comme le lien entre ces différents styles musicaux. Ce premier opus constitue le point de départ d’une recherche musicale qui va être favorisée par plusieurs opérateurs culturels.

Les créations « transculturelles » : le « branchement » des cultures comme expérience directe de la globalisation

22 Confronté à des univers musicaux très variés, Keyvan Chemirani a acquis une connaissance des principes musicaux de différentes cultures du monde. De ce savoir-faire obtenu au fil de ses collaborations, il perçoit autant les similitudes que les singularités propres à chaque famille musicale dont il est amené à travailler le matériau.

23 De ce point de vue, la trajectoire de l’artiste entre directement dans les nouvelles orientations de la politique culturelle française en matière de musique, telles qu’elles ont pu être définies par la circulaire ministérielle du 9 décembre 2005 visant à soutenir la création musicale et à encourager le décloisonnement des pratiques15. L’acquisition de nouveaux répertoires, l’innovation dans l’approche et l’interprétation des répertoires existants, les rencontres entre genres musicaux nécessitant une mise en œuvre particulière, la recherche de nouvelles formes de concerts et de relation avec les publics, le croisement entre les disciplines artistiques (lyrique, théâtre musical, etc.) sont autant d’aspects privilégiés par cette politique de soutien à la création musicale (Mayrand 2007 : 33). Cette nouvelle orientation privilégie notamment la mise en place et le

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subventionnement de résidences artistiques de création. Elle accompagne également la diffusion de la notion de diversité culturelle, très médiatisée depuis la signature de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle en 2001, et plébiscitée au niveau des « créations transculturelles ».

24 Comme le remarque à juste titre Henri-Pierre Jeudy, « Il est étonnant de voir comment les préfixes utilisés devant l’adjectif « culturel » désignent ou non une évolution des approches et des modes de gestion politique des phénomènes culturels dans le contexte actuel de la globalisation. « Inter », « multi », « trans »… ne désignent sans doute pas les mêmes manières d’interpréter de tels phénomènes, et surtout, les modalités de leur interférence. » (Jeudy 2007 : 8).

25 Dans un contexte politique favorisant toutes les déclinaisons opérables avec le terme « culturel », le travail de Keyvan Chemirani va trouver un écho institutionnel qui va lui permettre de mettre en œuvre ses projets.

26 Le parcours de Keyvan est en effet lié à un certain nombre d’institutions qui l’ont soutenu ou orienté vers différentes voies de recherche musicale. La Fondation Royaumont et son département des musiques orales et improvisées dirigé depuis 1999 par Frédéric Deval ont en effet joué un rôle important dans la carrière musicale de Keyvan16. En 2005, comme une suite à son premier projet, Le Rythme de la parole II voit le jour à Royaumont après plusieurs résidences de création. Réunissant le Trio Chemirani et des artistes maliens, iraniens et indiens, ce nouveau projet a été décisif pour cet opérateur culturel investi dans la création artistique. Suite à cette expérience célébrée par la critique comme un grand succès, la Fondation Royaumont continue à explorer toutes les formes possibles de ces « créations transculturelles », en développant notamment de nombreux projets autour du slam17.

27 Dans ce contexte spécifique, le terme « transculturel » évoque la possible abolition des frontières entre les genres, entre les « cultures », réaffirmant l’idée selon laquelle la musique est un langage universel, compréhensible et partagé par tous18. Il suffirait donc de savoir manier les paramètres musicaux comme des éléments linguistiques pour permettre le « dialogue des cultures », propice à l’harmonie du monde. Prônant la rencontre interculturelle, la volonté de dresser une image apaisée, pacifiée, de ces mélanges des genres apparait en filigrane. Cette vision irénique de la musique est exacerbée au sein de ces créations transculturelles, s’intégrant inévitablement dans le contexte de la world music où « l’hybridation est érigée en dogme » et où les musiciens doivent « se soumettre sans réserve au diktat de l’interculturel » (Aubert 2001 : 104). La musique comme agent pacificateur du monde est l’un des enjeux induits par la world music dans le contexte plus général de la globalisation. Martin Stokes relève d’ailleurs que ces notions de dialogue et d’échange servent d’arguments commerciaux à l’industrie de la world music, discours qu’il qualifie de mystificateurs et par rapport auxquels il s’agit de prendre du recul (Stokes 2004a : 372).

28 Cependant, les artistes évoluant dans ce contexte n’adhèrent pas forcément à cette idéologie, s’abstenant de tenir de grands discours humanistes à propos de leur démarche musicale qui reste à leurs yeux une recherche artistique et esthétique avant d’être érigée en manifeste politique. Tel est le cas de Keyvan Chemirani. Même s’il nourrit sa démarche de ce désir de concorde, il tient également à ce qu’elle ne soit pas une opération de « lissage », voire de « polissage », des éléments musicaux qui pourraient se révéler problématiques pour la réussite du projet. Il dit à ce propos :

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Cela ne m’intéressait pas de faire un travail dans une recherche d’harmonie. L’important c’est qu’effectivement, il y a une singularité de chaque tradition et de chaque chant. Cette singularité-là, il ne faut pas essayer de la tuer. Il faut accepter qu’on puisse entendre des choses qui frottent, [comme vous disiez,] ou qui soient différentes. C’est ce qui m’intéresse, ce n’est surtout pas de polir chaque culture et chaque son, ou chaque chant, de manière à ce que chacun soit ressemblant à l’autre, puisque là on perd la force de chaque culture ou de chaque chant. (2004 : 24).

29 En ce sens, certains aspects de sa recherche musicale sont conçus pour s’inscrire en opposition à ce qui a été considéré comme les dérives du développement commercial de la world music en termes de nivellement esthétique et d’occidentalisation des échelles et des rythmes. Keyvan Chemirani entend par son travail, non pas participer à une sorte d’universalisation musicale qui passerait par une homogénéisation des paramètres musicaux, mais plutôt mettre en valeur la singularité de chaque culture musicale, qui ne les empêche pas de dialoguer entre elles. À cet égard, la démarche de Keyvan se situe plus dans « la promotion d’identités (où l’on considère que le style musical originel doit rester identifiable, malgré le métissage) » que dans « la déconstruction des identités » (Bachir- Loopuyt 2008 : 18), ces deux pôles qui, pour Talia Bachir-Loopuyt, sont les deux extrêmes entre lesquels oscillent l’interprétation et la mise en scène de la diversité culturelle telle qu’elle peut être entreprise dans les festivals. Cependant, il ne s’agit pas non plus de mettre en exergue certains clichés culturalistes propres à réifier une identité supposée. Bien au contraire, la recherche du percussionniste s’inscrit plutôt dans la volonté d’échapper aux pièges du collage et de la rencontre facile, de « ce qui marche tout seul » comme il le dit, et participe d’une logique de défi à laquelle il soumet sa créativité. Pour Stokes, ce type de positionnement esthétique, qui est l’une des alternatives offerte par la globalisation musicale, ne serait peut-être qu’une manière de « générer le frisson de la différence » (Stokes 2004b : 61).

30 Hormis cette recherche sur les « identités musicales » et leur confrontation au sein de ses projets, les créations de Keyvan Chemirani ne sont pas portées par un projet politique formulé dans lequel la musique deviendrait le support d’une revendication ou la démonstration d’un possible, d’une utopie, d’un idéal. Cependant, nombreux sont les journalistes ou autres intermédiaires à vouloir faire de ces créations musicales un postulat qui viendrait (re)mettre en cause ou au contraire valoriser les paradigmes du métissage, de la question identitaire, de la diversité culturelle. À ce titre et dans une certaine mesure, ces créations musicales peuvent être considérées comme des OPNI (Objets Politiques Non Identifiés) selon la proposition de Denis-Constant Martin (2002), manipulées et instrumentalisées par les personnes et les institutions qui les créent, qui en parlent, qui les diffusent, plutôt que par les musiciens eux-mêmes qui en sont pourtant parties prenantes.

31 Si l’usage du terme « transculturel » est évidemment problématique et pour le moins réducteur à propos de ces créations musicales, il n’en demeure pas moins opérant dans les discours de certaines institutions qui en font le fil rouge de leur politique interne. C’est le cas de la Fondation Royaumont et du festival dirigé par Benoit Thierbergien à Grenoble, Les 38e Rugissants. Consciente de cet écueil, la Fondation Royaumont accompagne ainsi certaines des créations qu’elle met en œuvre d’une réflexion théorique menée par des chercheurs de l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) avec laquelle elle a signé une convention de partenariat depuis 2006. Les résidences artistiques sont envisagées comme autant de nouveaux terrains de la recherche en sciences sociales19

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, tandis que des colloques sont régulièrement organisés, dont certains ont abordé spécifiquement cette problématique de la « transculturalité » (2004, 2006).

32 S’appuyant sur l’expérience du Rythme de la parole mené par Keyvan Chemirani au sein de l’Abbaye, Jean-Loup Amselle et son équipe de doctorants ont analysé les enjeux et les limites de ces créations. Si les travaux d’Amselle n’envisagent plus les cultures comme des ensembles homogènes, mais les observent au contraire sous l’angle de « logiques métisses » (1999), puis en termes de « branchements » (2001), il se demande si l’avènement de ces créations ne contribue pas justement à réifier les cultures mises en présence en les essentialisant : S’agit-il de mixer, de métisser, de greffer des cultures musicales les unes sur les autres ou de faire quelque chose de sensiblement différent ? Prenons tout d’abord l’exemple du « Rythme de la parole ». Nous nous trouvons placés devant un éventail de cultures musicales comprenant l’Inde du Sud, l’Iran et le Mali et on est bien là dans ce que j’ai nommé le rôle de Royaumont comme « opérateur d’universalisation ». Mais Royaumont, en présentant ce cycle comme la rencontre de trois cultures musicales différentes, comme leur hybridation, n’a-t-il pas en un sens, simultanément, soudé les différentes composantes de chacun de ces différents ensembles culturels ? (Amselle 2006 : 8).

33 Keyvan Chemirani n’est cependant pas dupe des conséquences des stéréotypes culturalistes qui peuvent être véhiculées par ce type d’échanges : On travaille plus avec des artistes qu’avec des régions, on travaille plus avec des artistes, des hommes et des femmes, qu’avec une culture. Et donc c’est bien la rencontre des hommes et des femmes et non pas la rencontre des cultures, qui se fait ou ne se fait pas. (22 novembre 2011).

34 La notion d’individu est essentielle à prendre en considération pour analyser tous les enjeux de ce type de création, alors qu’elle est justement oblitérée par les discours (trans)culturalistes.

35 À juste titre, la Fondation Royaumont peut être considérée comme un « opérateur d’universalisation » (Amselle 2006 : 8), comme une succursale agissante de la globalisation musicale, comme une fabrique de mondialisation, « un laboratoire de transculturalité musicale » (Deval 2007-2008 : 22). À cet égard, Keyvan Chemirani serait à la fois le reflet et le produit d’une globalisation en marche, à moins qu’il ne soit plutôt acteur d’une globalisation parallèle. En effet, son travail concentre les problématiques inhérentes au contexte de la globalisation en termes d’accélération et de multiplication des circulations et des échanges, aboutissant à la définition de Veit Erlmann qui considère la world music comme « une nouvelle forme esthétique de l’imagination globale » : « World music is a new aesthetic form of the global imagination, an emergent way of capturing the present historical moment and the total reconfiguration of space and cultural identity characterizing societies around the globe » (Erlmann 1996 : 468).

36 Les créations « transculturelles » participent directement de cette reconfiguration de « l’imagination globale », et la résidence artistique apparait comme l’un des lieux où s’articulent le global et le local, complétant l’interrogation d’Erlmann sur la matérialité des espaces de la création musicale : « If, then, some metaphorical expression is needed to describe the space in which world music is situated, it would perhaps more adequately have to be the ubiquitous nowhere of the international financial markets and the Internet. » (Erlmann 1996 : 475).

37 Cette globalisation musicale à échelle réduite est insérée dans un contexte de globalisation plus large, dans lequel elle évolue en parallèle. À ce titre, ces rencontres

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musicales constituent autant de « nouveaux archipels musicaux aux contours mouvants qui ne sont pas repérés sur les vieilles cartes marines » (Thiebergien 2005 : 185). Erlmann parle de « zone-frontière » (1996 : 474), tandis que Slobin évoque l’idée d’une « quatrième dimension » : « Like falling into the fourth dimension, a music can suddenly move beyond all its natural boundaries and take on a new existence » (Slobin 1992 : 10)20. Keyvan Chemirani est l’un des artisans de ces îlots globalisants de la création musicale. Le percussionniste est par ailleurs conscient qu’il ne fait que perpétuer ce qui a de tout temps existé, même s’il le fait dans un contexte de circulation musicale bien différent, et qui plus est, complètement arbitraire.

38 La notion de « transculturalité » est aussi impropre à désigner efficacement ce type de création musicale, de par son incapacité à rendre compte d’un travail de recherche musicale qui ne consiste pas seulement en un croisement, à un point précis, de territoires géographiques plus ou moins éloignés, mais qui crée aussi des ponts entre des périodes historiques parfois distantes de plusieurs siècles. Les expériences de Keyvan Chemirani avec la musique médiévale (Ensemble Gilles Binchois dirigé par Dominique Vellard)21 mais aussi avec la musique baroque (La Chapelle rhénane, La Cappella mediterranea)22 sont autant de formes possibles de croisements musicaux qui décloisonnent les pratiques en même temps qu’elles déconstruisent certaines temporalités. Il s’agit sans doute là encore « du potentiel d’esthétiques alternatives » dont dispose « la diversité des traditions musicales » (Nouss 2004 : 10) qui peut être ainsi mise en œuvre dans un « jeu inédit de temporalités superposées » (Hennion 2011).

L’influence des festivals sur la création musicale : le règne de l’éphémère

39 La Fondation Royaumont n’est pas la seule institution à avoir favorisé la mise en œuvre des projets de Keyvan Chemirani. Dans un contexte de production musicale en partie régi par les réseaux des festivals, ceux-ci sont désormais partie prenante de la création musicale. Les festivals de musique du monde (Les 38e Rugissants de Grenoble, Les Suds à Arles, etc.) ont ainsi fait la part belle aux propositions des Chemirani. Le format du festival est en effet propice à diffuser les produits de « l’imagination globale » (Erlmann 1996) puisqu’il favorise selon Slobin la création d’un « monde musical sans frontières » : « A given city, festival, or shop can create a musical world without frontiers that seems to exist across, or somehow suspended above, national lines » (Slobin 1992 : 49).

40 Keyvan Chemirani est généralement enthousiaste à l’idée de travailler en collaboration, même si certains projets ne sont pas directement le fruit de son imagination23. Il en est ainsi du projet réunissant les joueurs de balafon maliens de la famille Neba Solo et le Trio Chemirani, finalisé par l’album Falak en 2002. Ce projet a été initié par Philippe Conrath, directeur du festival Africolor, après avoir proposé à Keyvan un panel d’artistes africains avec qui une collaboration était envisageable. Sensiblement de la même manière, Benoit Thierbergien encourage Keyvan à lui proposer un projet de création avec des musiciens mauritaniens à l’occasion de son Festival international des musiques nomades de Nouakchott. Invité en tant que spectateur en 2005, Keyvan y rencontre l’artiste mauritanien Mohamed Salem Ould Meydah. L’embryon d’un nouveau projet émerge et se poursuivra en résidence aux 38e Rugissants. La création Tahawol (2008) naît de cette conjonction

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favorable à la mise en place d’un projet de rencontre entre les percussions iraniennes, mauritaniennes et les danses flamenca et indienne.

41 De multiples intermédiaires créent autant d’interfaces entre les musiciens et la réalisation de projets musicaux. Tous ensemble façonnent le paysage musical français : directeurs de festivals, programmateurs, producteurs, journalistes, attachés de presse etc. ; un monde avec lequel il faut apprendre à composer et acquérir un sens de la diplomatie et des relations afin de constituer un réseau que l’on pourra activer en temps voulu24. Pour que les projets aboutissent, il est nécessaire d’obtenir des subventions auprès de différents organismes25, de chercher des partenaires pour obtenir des coproductions, et de trouver les artistes qui permettront de donner forme à un projet élaboré en amont.

Fig. 5. L’ensemble des musiciens de la création Melos dirigée par Keyvan Chemirani (tout à droite).

Concert à Aubervilliers dans le cadre du festival Villes des Musiques du Monde, octobre 2011. Photo Daniel Meyer Assayag.

42 Fort de cette expérience en matière de « création transculturelle » et de son inscription pérenne dans le réseau des festivals, Keyvan Chemirani prend désormais la direction artistique de projets de plus en plus ambitieux.

43 Après une réalisation plus personnelle basée sur un échange entre le zarb et le tabla de Pandit Anindo Chatterjee (Battements au cœur de l’Orient, 2007), Keyvan Chemirani se voit confier par Saïd Assadi, directeur d’Accords-Croisés et du Festival Au fil des voix, la direction artistique d’un projet de grande envergure : Melos. Créé pour la première fois en 2009 au Festival des musiques sacrées de Fès, ce projet vise à réunir des musiciens grecs, espagnols et marocains. Après plusieurs déclinaisons, le « casting » se recentre finalement sur la Tunisie, qui devient en 2011 l’un des partenaires principaux de ce vaste projet financé en partie par l’Union Européenne. Keyvan Chemirani doit composer et arranger un « répertoire méditerranéen » pour un ensemble de onze musiciens grecs, espagnols, tunisiens et marocains [Fig. 5], tout en respectant un cahier des charges en partie imposé par les orientations des différentes parties prenantes du projet (festivals partenaires, coproducteurs etc.). Au terme de la résidence de création et des différentes phases du projet, cette commande s’est avérée difficile à mener tant les contraintes étaient grandes26 et cela se ressent dans la composition du répertoire27.

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Le temps de la rencontre : une redéfinition de l’espace de la création musicale

44 Des lieux comme la Fondation Royaumont constituent de nouveaux espaces de création musicale qui déterminent en un espace-temps restreint la période de la rencontre. Loin d’être fortuite et spontanée, la rencontre dans ce cadre-là est, bien au contraire, artificielle et préméditée. De plus, ses acteurs sont prédéfinis, choisis par un « casting » selon diverses modalités. En ce sens, la résidence artistique de création concentre en elle- même les problématiques relevées par Erlmann en termes de reconfiguration spatio- temporelle induite par la world music : « the reconfigured time-space relationship in world music does away with time and place altogether » (Erlmann 1996 : 482).

45 Réunis le temps d’une résidence, parfois moins, des musiciens montent ensemble un répertoire pour créer un spectacle. Ce programme sera exécuté au cours d’un concert et peut-être enregistré, mais ce n’est pas le cas de toutes les créations, loin de là. Le répertoire créé pourra éventuellement être joué à d’autres occasions mais il est aussi susceptible de rapidement tomber dans l’oubli peu après sa création28. Au mieux, une tournée le fera vivre pendant un an ou deux. Ces projets sont donc marqués par leur caractère éphémère. Cela n’empêche pas que les différents artistes impliqués dans les projets en retirent certains éléments qu’ils réutiliseront dans d’autres entreprises. Cependant, dès leur conception, Keyvan Chemirani considère plus ces projets comme une étape dans une carrière musicale que comme une fin en soi. Une fois le projet monté et montré dans quelques salles, il s’agit déjà de penser au suivant. Cela correspond encore à la logique induite par les festivals et la mise en festival des musiques qui, pour ne pas lasser un public, doivent renouveler leurs programmations d’une année sur l’autre. Dans une stratégie de carrière professionnelle, les artistes doivent s’adapter à ce format des festivals et s’engager à proposer de nouvelles créations. Dans le cas contraire, ils doivent s’attendre à en être absents, au moins quelques années, avant de pouvoir être à nouveau programmés. Le phénomène de consommation des produits culturels a des incidences certaines sur la création musicale. Celle-ci a désormais une date de péremption qu’il s’agit de ne pas dépasser !

46 Ce phénomène pointe aussi du doigt l’une des problématiques de ces rencontres musicales éphémères. Sitôt leurs acteurs dispersés et de retour à leurs activités habituelles, le projet n’a plus d’existence effective. Il continue certainement à vivre en eux d’une manière ou d’une autre, mais il reste clairement lié aux conditions de l’espace- temps particulier qui a permis de le faire naître. En dehors des périodes de création, de répétitions et de concerts, ces répertoires, s’ils ne sont pas relayés par des vidéos postées sur internet, ont une visibilité quasiment nulle29. La création musicale s’affranchit désormais d’une appartenance à un territoire, à une localité, et le chercheur doit tenir compte de ces nouveaux paramètres.

47 Comme le remarque Erlmann, « the tropes of locality, authenticity, and identity, increasingly originate from within a total hyperspace whose rules and codes may still be enigmatic at numerous levels and thus defy conventional modes of analysis […] challenge us to conceive of new ways of ‹mapping› this space. » (Erlmann 1996 : 484).

48 Outre la dématérialisation de cet « hyper-espace », les scènes des festivals et les résidences de création représentent de nouveaux terrains de recherches, procédant d’une

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reconfiguration, d’une recontextualisation des espaces de la création musicale. Ces nouveaux « lieux » suscitent néanmoins des questionnements méthodologiques. Il ne s’agit plus de prendre le temps de s’intégrer auprès d’une communauté de musiciens et de voir surgir progressivement les problématiques de la recherche. Bien au contraire, dans le cadre d’une résidence de création, le temps est très limité et il s’agit tout à la fois de collecter les matériaux, de mener les entretiens et de participer à l’action collective pour s’intégrer au groupe artificiellement déterminé. Il faut aller « droit au but », rompant ainsi avec certains préceptes essentiels du terrain en ethnomusicologie qui suppose notamment de s’appuyer sur une relation de confiance gagnée au fil du temps avec les acteurs. Cette fugacité du terrain, où il s’agit d’être productif en termes tout autant empiriques que théoriques, peut cependant s’accompagner d’une mise à disposition des différents acteurs en présence, avertis de faire l’objet d’une recherche, et d’une accessibilité rendue plus facile par le lien avec l’institution qui abrite la résidence30.

49 Une temporalité limitée, un territoire en pointillé, ces créations éphémères et nomades sont désormais des éléments majeurs dans la vie musicale des artistes. Aux prises avec ces nouveaux enjeux, ils doivent constamment se renouveler sous peine d’être peu à peu oubliés et remplacés. Même si, depuis l’avènement du téléchargement sur internet, le contexte actuel privilégie le spectacle vivant au détriment de la vente de disques, la crise économique remet en cause cette tendance des dernières années. En attendant, ces créations retrouvent une nouvelle vie par leur utilisation dans les ateliers pédagogiques mis en place dans les festivals qui les produisent, assurant ainsi une autre diffusion aux œuvres produites et peut-être, par-là, une autre forme de pérennisation.

50 Ces créations à durée limitée, qui ne sont ancrées dans aucun territoire précis autre que celui des scènes sur lesquelles elles sont produites, représentent cependant une ressource pour des créations musicales personnelles ultérieures. Si elles ne peuvent prétendre rester vivaces dans la mémoire d’un large public, elles apportent néanmoins aux artistes impliqués l’acquisition d’un savoir-faire spécifique, qu’ils pourront éventuellement réutiliser et recycler. Cependant, même si les artistes participant à ces rencontres se nourrissent mutuellement et s’enrichissent de ces partages, relativement rares en sont les évolutions ultérieures. Dans le parcours de Keyvan Chemirani, le projet Falak ne s’est pas prolongé au-delà de la production de l’album et de quelques concerts, et le Trio Chemirani n’a plus collaboré par la suite avec la famille de Neba Solo. Il en est de même des collaborations avec les chanteuses Nahawa Doumbia et Sudha Ragunatan dans le cadre du Rythme de la parole II, du joueur de tabla indien Anindo Chatturjee (Battements au cœur de l’Orient). En revanche, la collaboration peut aussi se poursuivre dans d’autres contextes avec certains des artistes rencontrés lors de ces projets. C’est le cas du joueur de kora malien Ballaké Sissoko, qui a participé au dernier album du Trio (Trio Chemirani invite…), justement consacré aux relations privilégiées entretenues depuis de longues années avec certains musiciens (Titi Robin, Sylvain Luc, Ross Daly…).

51 Ainsi que l’exprime à ce sujet Keyvan Chemirani : « Même s’il y a des collaborations qui ne se renouvellent pas ultérieurement, il se crée quand même des familles musicales qui nous permettent de nous retrouver. Depuis le temps que je travaille avec Sylvain Luc par exemple, ou avec Ballaké [Sissoko], on a élaboré, on tient là quelque chose qui n’appartient qu’à nous. » (23 novembre 2011).

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De la tradition orale à… la tradition orale

52 Outre sa virtuosité de percussionniste et ses qualités de compositeur, Keyvan Chemirani est aussi considéré comme un « passeur », un « médiateur », capable de jeter des ponts entre des musiques différentes, mais aussi de tisser des liens avec toutes sortes de publics. Pédagogue averti, le musicien aime transmettre son savoir lié au zarb et ses connaissances des rythmes et des techniques de percussion de diverses régions du monde. Keyvan s’adonne volontiers à l’enseignement et dispense avec plaisir stages et autres master- classes. Pour l’avoir vu évoluer dans ce contexte particulier, il y est à n’en pas douter aussi à l’aise que sur scène. Il s’adapte à toutes sortes de publics et sait aussi bien intéresser les enfants aux métriques impaires qu’évoquer les théories et concepts de disciplines des sciences sociales dans les colloques auxquels il est régulièrement invité. Il est sensible à la théorisation qui peut être faite de son activité artistique, comme cela fut le cas dans le cadre des créations qu’il a menées à l’Abbaye de Royaumont. Et ce d’autant plus qu’il doit être à même de formuler et de conceptualiser des hypothèses de recherches lorsqu’il élabore des projets qui seront ensuite soumis à la recherche de subventions.

53 Cet aspect est important à prendre en compte puisqu’il s’agit là encore d’appréhender, à travers le parcours de cet artiste singulier, certaines réalités de la vie d’un musicien en France aujourd’hui. Le musicien ne doit pas seulement savoir jouer d’un instrument : en tant que professionnel porteur de projets, d’autres tâches lui incombent. Acquérant un statut semblable à la définition de ce qu’est un « intellectuel organique » selon Gramsci (1971), le musicien doit tout à la fois savoir parler de son art, prendre une distance critique et un recul réflexif sur les activités qu’il entreprend, expliquer ce qu’il fait, dans quel but etc. Et ce pas seulement pour répondre aux questions orientées des journalistes sur certains sujets en fonction de l’actualité – dans le cas de Keyvan Chemirani, l’accent est souvent mis sur son origine iranienne, sa nationalité française étant souvent complètement oblitérée – mais aussi pour le faire parler de l’immigration, de la religion (l’islam), de l’intégration, de l’exclusion, du multiculturalisme, dans l’intention qu’il tienne des propos politiques au sujet de ses créations. Mais il doit aussi pouvoir répondre aux questions des universitaires qui s’interrogent sur les processus de la création musicale ou sur certains phénomènes contemporains comme le métissage ou la « transculturalité ».

54 En acceptant d’intervenir dans des colloques ou des lieux de transmission pédagogique, Keyvan peut en retirer un matériau lui permettant d’approfondir ultérieurement ses propres recherches. Ses différentes confrontations musicales le conduisent vers l’élaboration de projets toujours plus ambitieux et complexes. Sa quête artistique s’accompagne d’une maturité grandissante que, dans un juste retour des choses, sa rencontre avec les sciences sociales lui a peut-être conférée en partie lors de ses principaux projets. Le Rythme de la parole II fut en effet un temps l’objet d’études d’anthropologues de l’EHESS impliqués dans la Fondation Royaumont, et par la suite le support d’un discours théorique portant sur l’évaluation de ce produit musical labellisé « transculturel » par Royaumont. De cette collaboration intellectuelle qui peut s’apparenter à « une belle opération de communication […] rentable en discours et propre à appâter ‹l’homme instruit› » (Peillon 2008 : 210), Keyvan en a cependant retiré un certain nombre de questionnements qui ont fait avancer sa réflexion artistique et sont

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désormais des outils de travail dans l’élaboration de ses projets. Il remarque en effet qu’il lui est désormais plus facile de formaliser son discours à propos de sa démarche artistique.

55 Cet aspect introduit un autre axe majeur de la politique culturelle française actuelle visant à démocratiser l’art et à le rendre accessible aux publics par divers dispositifs. C’est le cas de la résidence artistique au cours de laquelle l’artiste accepte de présenter son travail au public sous des formes diverses : première ébauche du concert, répétition, séance de travail etc. Keyvan Chemirani est donc aussi l’un de ces artistes qui évoluent sous l’œil de nombreux observateurs extérieurs : journalistes, anthropologues, programmateurs…31

La création musicale à l’aune de la globalisation

56 Avant même la démarche personnelle de Keyvan, l’engouement pour le zarb, instrument de prédilection et marque de la famille Chemirani, est concomitant à la diffusion des musiques du monde et, de ce fait, est à mettre en perspective dans le cadre des politiques culturelles françaises, et au-delà, dans le contexte plus large de la globalisation. Keyvan Chemirani présente un parcours singulier par son éclectisme mais, harmonieux dans son évolution. Il a su faire de sa personne et de son instrument, le zarb, le lieu de rencontre de différents langages musicaux. Le profil de Keyvan Chemirani donne au statut d’artiste toute sa complexité au regard des multiples facettes de son parcours professionnel. Son parcours est en effet marqué par la polyvalence des tâches qu’il assume (interprète, compositeur, accompagnateur, directeur artistique…), tout autant que par le grand éventail des musiques auxquelles il se confronte en tant que musicien et auquel il confronte son instrument. Même s’il se considère porteur d’une tradition, léguée par son père et maître Djamchid Chemirani, il ne tolère aucune contrainte dans sa démarche artistique résolument tournée vers la création. Rien ne l’empêche de jouer avec toutes les musiques possibles et d’apporter de nombreuses innovations dans la technique du zarb . La musique apparaît en ce cas comme un vecteur de la diffusion de la « transculturalité », elle-même reflétant le phénomène de la globalisation.

57 Son appréhension sensible des musiques mises en présence au sein de ses créations semble l’avoir empêché de « tomber dans l’écueil de la fausse rencontre pavée de bonnes intentions » (Deval 2007-2008 : 23). Pourtant, même si elles sont portées par un propos artistique et musical argumenté, certaines rencontres présentent une allure semblable aux croisements musicaux les plus improbables qui fleurissent sur les scènes des festivals de musiques du monde et dans les bacs des rayons world music des grands distributeurs. Le travail de la matière musicale effectué par Keyvan Chemirani dans ses propositions artistiques, puisqu’elles ne prétendent pas être plus que cela, échappe malgré tout aux risques de dérives que ce genre de pratiques pourrait occasionner.

58 Dans un monde où « les frontières culturelles s’estompent, toutes les musiques deviennent accessibles et toutes les expériences sont désormais possibles : métissages forcés, fusions interculturelles, appropriations réciproques, démarches transculturelles » (Aubert 2005 : 115), la démarche de Keyvan Chemirani, née de ce contexte globalisé, n’en est pas moins originale. Jean-Loup Amselle l’exprime en ces termes : Je crois que le mérite de l’entreprise de Keyvan Chemirani, c’est de ne pas se confondre avec ce phénomène de masse qui est en train de devenir un phénomène de mode. Ce n’est pas une entreprise qui relève des musiques du monde, c’est une

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autre entreprise, qui participe d’un tout autre espace conceptuel. Il s’agit d’une véritable recherche expérimentale de laboratoire (Amselle 2004 :16).

59 Ces créations musicales, telles qu’elles peuvent être conçues par différents opérateurs culturels (institutions, festivals…), entrent en résonance avec différentes problématiques intéressant le champ des sciences sociales : l’analyse des processus de création, la problématique de la « transculturalité », la question identitaire, les rapports à l’oralité… De plus, au-delà du caractère artificiel de ces rencontres musicales, il n’en demeure pas moins que, si certains projets sont abandonnés peu après leur mise en œuvre, d’autres collaborations plus fructueuses créent de nouvelles communautés musicales susceptibles de transcender les terrains habituels des anthropologues et des ethnomusicologues.

60 En effet, comme l’écrit Slobin, « The implications of this worldscape for a view of music are worth considering for an ethnomusicology that is itself unmoored from older ideologies, adrift in the movement of technologies and media, and confused by constant deterritorialization of music- makers. » (Slobin 1992 : 6).

61 Les créations de Keyvan Chemirani offrent donc un nouveau défi pour le chercheur, et ces « esthétiques alternatives » (Nouss 2004 : 10), en tant que nouveaux objets de recherches, participent du même coup au renouvellement d’un champ disciplinaire en pleine mutation, comme l’est celui de l’ethnomusicologie.

62 L’observation du parcours de Keyvan Chemirani, de l’élaboration du Trio de zarb familial aux multiples créations « transculturelles » auxquelles il a pris part, permet de porter un regard multiple sur la pratique musicale d’un artiste à l’identité marquée par une double culture, iranienne et française, dans un contexte général privilégiant l’exaltation de la diversité culturelle et du dialogue interculturel. Son profil permet d’appréhender la manière dont la mise en œuvre d’une musique est dépendante d’un contexte institutionnel favorisant ce type de démarche et s’inscrivant plus largement dans le champ d’action des festivals, devenus des piliers de la création et de la diffusion musicale. L’institutionnalisation de ces pratiques musicales permet de les faire accéder à un autre niveau de visibilité et, partant, l’on peut se demander si cela ne contribue pas à créer une certaine élite dont Keyvan Chemirani ferait partie ? Si le percussionniste ne peut être considéré directement comme un agent de la globalisation, puisqu’il est à la fois reflet et produit d’une situation largement préexistante à son action, ses créations musicales entrent en interaction avec ce contexte globalisé et deviennent les sources d’une globalisation parallèle. À ce titre, elles permettent d’accéder à ce que Felice Dasseto appelle « la mondialisation en épaisseur » (2006). Favorisant la notion d’échanges et de dialogue entre les cultures, ces créations musicales interrogent cependant les modalités de ces rencontres.

63 Cet article souhaitait rendre compte, à travers le portrait d’un artiste atypique, les réalités auxquelles est confronté un musicien aujourd’hui en France, aux prises avec des questionnements pragmatiques32 tout autant qu’artistiques. Cette trajectoire permet également d’opérer une redéfinition de certains paradigmes liés à la conceptualisation des espaces de la création musicale, des flux et lieux de la circulation musicale où il s’agit plus encore d’une déterritorialisation que d’une reterritorialisation de « musiques migrantes » (Aubert 2005).

64 Enfin, ce parcours original évoque le contexte plus large dans lequel évolue la musique à notre époque, qui se situe à la jonction d’orientations déterminées par des politiques culturelles nationales et des pratiques artistiques globalisées.

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TRIO CHEMIRANI, 1998, Trio de zarb, Al Sur, ALCD 241

TRIO CHEMIRANI, 2002, Qalam Kar, Iris Music, 3001 854

TRIO CHEMIRANI, 2004, Tchechmeh, Emouvance, émv 1019

TRIO CHEMIRANI, 2011, Trio Chemirani invite…, Accords-Croisés, AC 143

TRIO CHEMIRANI & NEBA SOLO TRIO, 2002, Falak, Cobalt, 09352-2

KEYVAN CHEMIRANI, 1997, Zarb duo, zarb solo, Al Sur, ALCD 231

KEYVAN CHEMIRANI, 2004, Le Rythme de la parole, Accords-Croisés, AC 104

KEYVAN CHEMIRANI, 2005, Le Rythme de la parole II, Accords-Croisés, AC 112.13

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KEYVAN CHEMIRANI, 2007, Battements au cœur de l’Orient, Accords-Croisés, AC 121

KEYVAN CHEMIRANI, 2012, Melos, Accords-Croisés, AC 146

NOTES

1. Le zarb ou tombak est un tambour en forme de calice en bois tourné, recouvert d’une peau de chèvre collée. L’instrumentiste, en général assis en tailleur, joue le tambour posé horizontalement sur la cuisse, en frappant la peau avec tous les doigts des deux mains dans des combinaisons de frappes très variées. 2. Zarb est le nom arabe de l’instrument tandis que tombak en est le nom persan. Alors que le premier désigne à la fois la « frappe », la « mesure », le « temps », le second est pour sa part une contraction des deux onomatopées désignant deux frappes sur l’instrument : « tom », son grave effectué au centre de la peau, et « bak », son aigu produit sur le bord de l’instrument. En Iran et au-delà, l’usage entérine plutôt le terme persan tombak, mais la famille Chemirani lui préfère le terme zarb. En France, l’instrument est de ce fait plus connu sous ce nom, les nombreux élèves de Djamchid Chemirani en ayant diffusé l’appellation. 3. Pour une analyse étymologique du terme, nous renvoyons à l’article de Chantal Forestal (2008) dans lequel elle analyse comment les deux sens du préfixe « trans », qui peut signifier « à travers » ou « au-delà », déterminent deux acceptions du terme « transculturel », et partant, deux notions idéologiques différentes, qui ont toutes les deux leur sens dans le contexte musical évoqué ici. 4. Il participe en effet au Mahabharata mis en scène par Peter Brook en 1985 au Festival d’Avignon, et collabore avec la chorégraphe américaine Carolyn Carlson. 5. En revanche, comme Djamchid l’explique lui-même, il n’a jamais réellement cherché à intégrer son instrument dans ces projets musicaux, mais il a plutôt été sollicité pour y participer : « Je n’ai jamais cherché vraiment les rencontres mais les rencontres sont venues à moi » (1er novembre 2011). 6. Keyvan parle volontiers de la façon dont, petit, il s’endormait, bercé par les sons du zarb et des autres instruments de la musique persane pendant que les adultes veillaient et jouaient dans le salon familial. 7. Le udu est une cruche en terre cuite dont on frappe la panse, de manière équivalente au ghatam de l’Inde. 8. Le daf est un tambour sur cadre muni de chaînettes d’anneaux métalliques. 9. Le riqq est un petit tambour sur cadre muni de cymbalettes ; le bendir, autre tambour sur cadre, est agrémenté d’un timbre de fines cordes tendues contre la peau. 10. Depuis 2009, il s’est mis à l’apprentissage du santur indien, dont il se sert également comme d’un véritable outil de composition. 11. Le premier album du Trio est sorti en 1998 et le dernier en date Trio Chemirani invite… est paru tout récemment, en 2011. 12. Il aime coller des peaux plus fines que cela ne se pratique en Iran, mettant ainsi en valeur les harmoniques qu’il va aussi chercher à produire sur le corps en bois du zarb. 13. S’il s’agit bien de son premier projet réunissant de nombreux artistes, Keyvan a déjà signé sous son nom un disque intitulé Zarb solo, Zarb duo en 1997. 14. Ces chanteurs viennent des régions suivantes : Mali, Inde du Sud, Pakistan, Bretagne, Turquie, Maroc, Provence, Iran… 15. D’un point de vue plus général, la pratique, la diffusion et l’enseignement des musiques traditionnelles sont soutenues par les politiques culturelles françaises par un certain nombre de

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dispositifs depuis le début des années 1980 (Estival 1999). Le zarb est aujourd’hui enseigné dans deux conservatoires nationaux de région (Nice et Rueil-Malmaison). 16. Les liens que les artistes et les institutions peuvent tisser entre eux leur apportent des bénéfices réciproques : « le déploiement d’une carrière, pour les premiers, la construction de l’identité d’un lieu culturel, pour les seconds » (Jouvenet et Rolle 2011). 17. Keyvan a été partie prenante d’un certain nombre de projets autour du slam initiés par la Fondation Royaumont : Slam et Percussions ( Zarbologie) en 2005, Slam et Souffle en 2006 ; il intervient de manière générale régulièrement à Royaumont. 18. Nous laissons volontairement de côté les notions de métissage et d’hybridité qui sont également véhiculées à propos de ces créations « transculturelles », dans la mesure où nous considérons que ce dernier terme les englobe inévitablement, mais d’une certaine manière, aussi impropre soit-il, les dépasse. Ce terme sous-tend une vision certes culturaliste mais, tel qu’il est utilisé dans ce contexte de la création musicale, il tend aussi à aller au-delà des notions convoquées par les termes de métissage ou d’hybridité, pour justement s’approcher de ce que Jean-Loup Amselle désigne par le terme de « branchements ». Dans ce projet du Rythme de la parole, il s’agit en effet d’envisager certains paramètres musicaux comme autant d’éléments permettant de « brancher » les musiques en présence les unes aux autres, le propos étant une recherche artistique et non l’établissement d’une sorte de cartographie historique susceptible de valider cette proposition musicale. Au final, ce terme est aussi inopérant que l’expression « world music », mais tout comme cette dernière, il permet dans une certaine mesure de combler un champ sémantique encore vide d’une notion qui éviterait l’écueil idéologique. 19. Ce travail fut un temps supervisé par Jean-Loup Amselle avant d’être laissé aux mains de Denis Laborde. 20. À Paris, au cours du dernier festival Au fil des voix (2012), une soirée entière a été consacrée au travail de Keyvan Chemirani avec deux concerts : Trio Chemirani invite Ballaké Sissoko et Omar Sosa et Melos. Les organisateurs du festival avaient intitulé cette soirée « le sixième continent ». Cette dénomination indique là encore la volonté d’affranchir la création musicale de zones géographiques précises tout en constituant pour l’imaginaire un nouveau territoire qui serait à la fois la somme d’une addition et la définition d’un ailleurs où tout semble possible. 21. En 2011, il participe notamment au projet Entre terre et ciel mêlant des musiciens indiens et marocains à l’ensemble Gilles Binchois. 22. Il enregistre Les Psaumes de David de Schütz sous la direction de Benoit Haller en 2009 puis en 2010-2011, il est invité comme soliste par le chef argentin Léonardo Garcia Alarcon pour créer Il Diluvio Universale de Falvetti à Ambronay. 23. Cependant, il n’accepte pas toutes les propositions qu’il reçoit. 24. Le Trio ou le Quartet Chemirani se produisent régulièrement dans ces grands marchés des musiques du monde que sont les Womex. Et depuis 2009, Keyvan est un artiste signé en exclusivité par le label Accords-Croisés, qui est à la fois son producteur, son agent et son tourneur. Le Trio et le Quartet Chemirani sont également produits par le label Accords-Croisés 25. Keyvan Chemirani a déjà obtenu une commande d’État et une aide à l’écriture de la part de la SACEM, autant de dispositifs soutenant la création musicale française. 26. De plus, alors que devait commencer la première résidence de création en février 2011 en Tunisie, c’est au même moment que la révolution éclatait dans le pays. Ce contexte a entraîné un certain nombre de bouleversements : décalage du calendrier, changement des institutions partenaires… 27. Ce travail reste à faire mais une analyse fine de cette création révélerait tous les enjeux induits par ce type de commande musicale financée par différents partenaires institutionnels et servis par un certain nombre d’artistes dont les intérêts et les points de vue ne convergent pas forcément. 28. A l’inverse, certaines productions n’existent que sous forme enregistrée.

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29. Un projet comme Tahawol, qui n’a ni vraiment tourné ni été enregistré, n’a guère laissé de traces pour le chercheur, alors même que Keyvan Chemirani le considère comme une étape importante de son travail. 30. Malgré ces avantages, le lien avec l’institution partenaire peut cependant se révéler problématique sur certains points (obligation de rendus, désaccords…). Cela rejoint la difficulté de la posture que le chercheur doit adopter, et ce quel que soit son terrain. 31. Le profil du percussionniste se distingue ainsi par une polyvalence toujours plus grande. En plus d’organiser colloques, tables rondes et ateliers pédagogiques, les festivals proposent toujours plus d’activités extra-musicales en marge de leurs programmations. C’est ainsi que Keyvan a notamment été amené à proposer la réalisation d’une recette de cuisine iranienne dans le cadre du dernier festival Villes des Musiques du Monde (2011). 32. En effet, la spécificité française de l’intermittence du spectacle a aussi des incidences sur la vie d’un artiste aujourd’hui en France. Hormis les avantages que ce statut lui confère, les critères pour conserver ce statut oblige le musicien à faire preuve d’une activité régulière matérialisée sous forme de cachets à déclarer. Cet aspect contribue certainement à élargir les ressources potentielles vers lesquelles un artiste peut (être obligé de) se tourner pour obtenir le nombre fatidique des 43 cachets. Et malgré ses prestigieuses collaborations et ses projets ambitieux, c’est aussi le lot de Keyvan Chemirani de se débattre régulièrement avec l’administration des Assedics, de la même manière qu’il doit négocier sa part des cachets avec son agent.

RÉSUMÉS

Cet article a pour objectif d’observer le parcours du percussionniste franco-iranien Keyvan Chemirani. Le travail de ce musicien oscille entre la perpétuation de l’héritage de la pratique du zarb reçu de son père et une démarche artistique résolument tournée vers la création et l’innovation, tant au niveau de l’instrument que des contextes dans lesquels il le fait interagir au contact de musiques très différentes. Le parcours de Keyvan Chemirani conduit à analyser les scènes des festivals et certaines institutions comme nouveaux lieux de la création musicale contemporaine, favorisant les entreprises de « transculturalité ». Ce parcours original s’inscrit dans un contexte plus large, à la jonction d’orientations déterminées par des politiques culturelles nationales et des pratiques artistiques globalisées.

AUTEUR

ÉLINA DJEBBARI Elina Djebbari est doctorante en ethnomusicologie à l’EHESS. Elle s’intéresse à la mise en place des politiques culturelles au Mali à travers la patrimonialisation et la spectacularisation des musiques et des danses « traditionnelles » au sein du Ballet National et des troupes privées. Elle participe également à l’ANR Globamus « Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global » coordonné par Emmanuelle Olivier.

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En marge de la scène Trajectoires de musiciens musulmans dans la ville de Varanasi (Inde du Nord)

Julien Jugand

Je tiens à remercier mon directeur de thèse Gilles Tarabout ainsi que Françoise Delvoye pour leurs relectures détaillées de cet article. Merci également à Simon Borja pour ses conseils sur sa conceptualisation. Enfin, un grand merci à Zarin Ahmad pour sa collaboration lors de l’enquête ethnographique qui a rendu possible ce travail et pour son aide à la transcription des entretiens.

1 Ce texte prend sa source dans le constat d’une absence, celle de musiciens musulmans qui semblaient avoir disparu d’un paysage dans lequel ils occupaient jadis une place de choix. Ils sont pourtant toujours là. Vivant dans des conditions économiques souvent difficiles, certains sont nostalgiques d’une époque révolue quand d’autres acceptent résolument les bouleversements vécus. Tous partagent avec leurs alter ego hindous la tradition musicale « savante » nord-indienne : la musique hindoustanie, et un lieu de vie commun : la ville de Varanasi. À partir de l’analyse de deux trajectoires individuelles, cet article propose d’étudier les dynamiques qui ont abouti à la marginalisation des musiciens musulmans de Varanasi.

2 Également connue sous le nom de Bénarès, Varanasi est à la fois un haut-lieu de l’hindouisme et un centre économique, politique et culturel majeur de l’Est de la plaine gangétique. Bien qu’éclipsée sur le plan politique et économique depuis plusieurs décennies par les mégapoles comme Delhi et Mumbai, elle est toujours considérée comme un des centres de la culture indienne et abrite un grand nombre de musiciens. La « saison musicale », qui s’étend de début novembre à fin mars, propose une multitude de concerts organisés par des sociétés musicales, des amateurs de musique fortunés et les Départements de la culture et du tourisme de l’État d’Uttar Pradesh. Le département de musique de la Banaras Hindu University (BHU)1 forme de nombreux étudiants à la musicologie ainsi qu’à la pratique et à l’enseignement. Plusieurs centres proposent aux touristes des concerts payants (les concerts dans la ville étant généralement gratuits) ainsi que l’acquisition d’instruments de musique et l’apprentissage de leur pratique. En dehors de ces institutions, la plupart des musiciens de la ville enseignent aussi à domicile à des disciples indiens et occidentaux. Une des caractéristiques de ces réseaux de

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production et de transmission de la musique à Varanasi est que tous les musiciens sont, à de très rares exceptions près, hindous.

3 Pourtant, jusqu’au début du XXe siècle, la tradition musicale hindoustanie était essentiellement portée par des familles de musiciens musulmans rattachés aux cours princières et aux salons de l’aristocratie. Cette présence fut particulièrement importante dès l’époque du Sultanat de Delhi au XIIIe siècle (Trivedi 2010 : 65-67) sans pouvoir toutefois en déduire l’émergence d’une culture « hybride » (Bor & al. 2010 : 16). Les souverains des dynasties indo-musulmanes dominant le Nord de l’Inde au cours des siècles suivants patronnèrent également des musiciens venus de Perse, de Turquie et d’Asie centrale, ainsi que des musiciens du sous-continent indien convertis à l’Islam2.

4 Au XIXe siècle, une partie de ces musiciens musulmans s’organisèrent en gharānā : une unité familiale et stylistique qui rassemble un ensemble de musiciens autour d’une figure fondatrice. Les gharānā permettaient ainsi de conserver les savoirs musicaux au sein de la famille étendue et de protéger le statut de spécialiste de ses membres (Neuman 1990 [1980] : chapitre 5). Cependant, ils s’ouvrirent progressivement à des personnes extérieures aux familles musulmanes, souvent de caste brahmanique, dont l’importance s’accrut tout au long du XXe siècle. On vit ainsi s’opérer un basculement de la mainmise de familles musulmanes de spécialistes sur la production et la transmission de la musique hindoustanie vers la domination de musiciens hindous, même si des musulmans continuent de se produire sur les grandes scènes nationales et internationales3.

5 Varanasi, qui accueille une importante population issue d’une caste de musiciens hindoue, les kathak4, est caractérisée par une réalisation singulière de ce processus historique plus large, qui se traduit dans la ville non seulement par une domination, mais par un monopole hindou sur le milieu musical. Cette dynamique n’est cependant pas spécifique à Varanasi. On constate par exemple des processus similaires de marginalisation dans la ville de Lucknow, la capitale politique et culturelle des sultans de l’Awadh entre 1775 et 1856 (Katz 2010 : chapitre 4). De nombreux témoignages et des archives locales attestent la présence de musiciens musulmans à Varanasi entre le XVIIIe siècle et le début du XXe siècle5. Leur disparition de la scène contemporaine banarsie en apparaît d’autant plus frappante. Entre 2005 et 2011, à l’exception de joueurs de śahnāī6, je n’ai vu qu’à une seule reprise un musicien musulman de Varanasi sur scène. C’est finalement en 2010, à l’occasion d’une enquête ethnographique dans les anciens quartiers de résidence des courtisanes7, réalisée avec l’anthropologue Zarin Ahmad8, que j’ai enfin pu rencontrer ces musiciens et leurs familles. La précarité de leurs conditions de vie, comparée à celles des autres musiciens de la ville, et leurs relations complexes à la musique en tant qu’activité professionnelle – certains ayant mis un terme à leur carrière, d’autres exprimant de grandes difficultés à en vivre – étaient révélatrices de situations d’exclusion vis-à-vis du milieu musical.

De la scène à la marginalisation : deux « vies d’artistes »

6 J’ai rencontré Faiyaz Ali Khan et Sharafat Ali Khan9 à plusieurs reprises, le premier en octobre 2009 et mars 2010, le second en mars et avril 2010. Nos échanges furent toujours animés, menés sous la forme de récits de vie entrecoupés d’anecdotes sur les musiciens qu’ils avaient côtoyés et de leurs points de vues sur le milieu musical. Faiyaz Ali Khan et

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Sharafat Ali Khan sont issus de deux des principales familles de musiciens de la communauté ḍhāṛhī-mīrāsī10 à Varanasi. Leurs trajectoires et leur rapport à la musique sont cependant bien différents.

7 Sharafat Ali Khan a plus de 80 ans, mais il garde une apparence jeune et vigoureuse, renforcée par sa stature imposante. Il nous reçoit dans sa maison de Dal Mandi – un quartier de la vieille ville autrefois célèbre pour ses courtisanes – avec la courtoisie et le sérieux qui conviennent à un grand maître de musique. Pourtant, Sharafat Ali Khan a cessé il y a plus de trente ans de jouer de son instrument de prédilection, l’harmonium11. Lors de deux longs entretiens, il raconte son parcours de musicien et décrit le monde dans lequel il a grandi. Il est le fils d’un des plus célèbres joueurs de sāraṇgī12 de la ville : Shammu Khan qui forma notamment la fameuse courtisane Rasoolan Bai (1902-1974). Malgré cette filiation prestigieuse, Sharafat Ali Khan décrit son entrée dans le milieu musical professionnel presque comme le fruit d’un hasard : Quand j’étais enfant, j’avais une très bonne voix. Ainsi j’appris les ragas. Je me suis marié vers 1950. Ce n’est qu’après mon mariage que je fis de la musique ma profession et que j’adoptai l’harmonium. […] J’avais d’abord appris le métier d’horloger. J’avais trouvé un petit magasin et je gagnais un peu d’argent. Mais j’avais un ami qui était dans la musique. À cette époque, il y avait des courtisanes ( tawā‘if) dans tout Dal Mandi et elles chantaient très bien. Mon ami s’appelait Ibrahim. C’était un bon joueur d’harmonium, mais il ne connaissait pas si bien le chant. Il m’a ainsi emmené avec lui auprès de ces filles qui voulaient apprendre des compositions. « Apprends-moi ce chant, enseigne moi ceci… » J’ai commencé à leur expliquer et cela m’a plu. Ainsi, j’ai quitté le magasin et je suis aussitôt tombé dans la musique.

8 Dans les années 1950 et 1960, Sharafat Ali Khan accompagna Rasoolan Bai à l’harmonium, aussi bien dans son salon de Dal Mandi que dans de nombreux concerts à travers toute l’Inde. Il entama ensuite une collaboration avec le célèbre joueur de śahnāī de Varanasi, Bismillah Khan, avant de mettre fin quelques années plus tard à sa carrière de musicien pour se consacrer à la composition et à la récitation de mariya13. Il explique ainsi ce choix : Après 1978, j’ai cessé de jouer avec [Bismillah Khan] et j’ai tout bonnement arrêté la musique. […] Je me suis investi dans la religion (mahzab), dans la religion et la prière ; la musique était mal vue et c’était pour moi quelque chose de très délicat14.

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Fig. 1. Le salon de Rasoolan Bai à Dal Mandi, Varanasi.

Photo Julien Jugand, 2010.

9 Faiyaz Ali Kan, quant à lui, paraît un peu plus vieux que ses soixante ans. Il vit dans une grande simplicité à Shivala Ghat, au bord du Gange, dans une maison jadis acquise par sa famille. Ses ancêtres étaient musiciens auprès du prince moghol Jahandar Shah (1749-1788), fils de l’empereur Shah Alam II (r. 1759-1806), qui fut exilé avec sa famille et sa cour à Varanasi en 1787 suite à une guerre de succession. Ils sont ensuite pensionnés par le pouvoir britannique et se voient accorder des terres et un ancien palais du Maharaja de la ville (Kasturi 2012). La famille de son oncle paternel comprend de nombreux joueurs de bīn15 et de sitār. Son grand père, son père et ses trois frères aînés sont quant à eux joueurs de sāraṇgī. Il commença la sāraṇgī à l’âge de cinq ans, apprenant de son père et de ses frères. Il partit vers l’âge de huit ans pour Kolkata (Calcutta) où il se maria et résida pendant de nombreuses années. Il ne revint à Varanasi qu’à la suite d’un litige familial. Faiyaz Ali Khan est aujourd’hui le seul de sa fratrie à vivre dans la maison de famille et il peine à gagner sa vie en tant que musicien.

10 Il se dépeint comme un musicien talentueux et précoce, racontant non sans fierté ses premiers concerts dès l’âge de douze ans. Il évoque également avec passion les salons de courtisanes de Varanasi dans lesquels il s’était produit. Tout en se décrivant comme un musicien à succès, Faiyaz Ali Khan semble ne pas avoir connu la carrière à laquelle il aspirait. Ses trois frères aînés, joueurs de sāraṇgī réputés, furent employés dans d’importantes branches de la radio d’État (Kolkata, Gorakhpur et Varanasi). Mais lui- même n’occupa jamais un tel poste, ce qu’il explique, non sans regret : J’avais beaucoup d’offres de travail [salarié : naukrī] mais je les fuyais. Je n’aimais pas le travail [salarié], le « service »16. […] Ainsi, j’ai gagné beaucoup d’argent, beaucoup d’argent. Mais si j’avais accepté un emploi, cet argent serait encore là.

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11 Aujourd’hui, seules quelques écoles de musique à destination des touristes, souvent décriées par les autres musiciens, font ponctuellement appel à ses services. Ainsi, bien que Faiyaz Ali Khan soit l’un des rares joueurs de sāraṇgī de la ville, l’accès à la scène lui semble fermé. Cette marginalisation des musiciens musulmans locaux doit être mise en perspective avec les fréquentes venues de grands artistes de même confession mais extérieurs à la ville tels Bade Ghulam Ali Khan (chant, 1902-1968) et Vilayat Khan (sitār, 1928-2004), qui étaient dès les années 1940 les musiciens vedettes des grands festivals banarsis. Comme le remarque Faiyaz Ali Khan :

FAIYAZ ALI KHAN : « C’est comme cela partout. Ils ne peuvent se passer des grands Ustads [maîtres de musique musulmans]. Vous voyez, Alla Rakha Khan [un joueur de tablā de Mumbai, 1919-2000] est venu ici. Il est invité par les mêmes personnes qui invitent les grands Thakur, Pandit17, etc. Alla Rakha Khan, Sultan Khan [1940-2011], Zakir Hussain Khan [1951-] viennent ici, ils se rendent même au temple de Vishwanath18. Ils y vont et on vient les voir. » ZARIN AHMAD : « Et ils n’invitent pas les artistes locaux ? » FAIYAZ ALI KHAN : « Ils ne les invitent pas. »

12 Seul le joueur de śahnāī unanimement reconnu Bismillah Khan semble pouvoir transcender cet état de fait. Il est le membre d’une communauté de joueurs de śahnāī de bas statut, jouant traditionnellement dans les temples, les processions de mariage et aux portes des maisons de l’aristocratie.

13 Les trajectoires de Faiyaz et Sharafat Ali Khan permettent de commencer à saisir la complexité des enjeux qui sous-tendent la marginalisation des musiciens musulmans de Varanasi. Afin d’appréhender plus avant ce processus, il est tout d’abord nécessaire de prendre en compte la construction historique de Varanasi comme haut-lieu de l’hindouisme et son interaction avec une montée du communautarisme religieux en Inde du Nord.

Effets de lieu et communautarisation

14 Varanasi est communément considérée, en Inde comme en Occident, comme le bastion historique de l’orthopraxie brahmanique. Elle est un important centre d’étude, de pratique et de transmission des savoirs associés à la langue sanskrite. Du XVIIIe au début du XIXe siècle, la légitimité de la ville comme centre religieux se voit renforcée. À la recherche d’une connaissance précise du droit hindou et de « traditions hindoues authentiques », le pouvoir anglais et les orientalistes, travaillant avec des informateurs brahmanes, contribuent à standardiser le récit mythique de cette ville fondée par le dieu Shiva et à asseoir son image de centre de l’hindouisme (Dalmia 1996 : 55-58). Cette construction coloniale s’élabore en interaction avec la réinvention d’une culture hindoue par des groupes alors politiquement et économiquement dominants : la secte des Gosain, la dynastie des Maharajas de Varanasi (établie en 1738) et de puissantes familles de marchands et de banquiers (Freitag 1992 : 9-11) ; ces deux derniers étaient également les principaux patrons de la musique hindoustanie pendant cette période.

15 Les commentaires de musiciens de la ville, musulmans comme hindous, soulignent des tensions entre hindous et musulmans dont l’influence sur le milieu musical serait croissante tout au long du XXe siècle. On peut cependant faire remonter cette évolution plus avant. En effet, la construction de Varanasi comme haut-lieu de l’hindouisme aux XIXe et XXe siècles est contemporaine de nombreuses tensions entre les communautés

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hindoue et musulmane qui aboutissent parfois à des émeutes sanglantes (Casolari 2002). Aux violences religieuses accompagnant dans le sous-continent le processus d’indépendance et de partition de l’Inde et du Pakistan en 1947 succèdent des tensions récurrentes, qui culminent lors de la destruction en 1992 de la Babri Masjid (une mosquée d’Ayodhya) perpétrée par des nationalistes hindous ainsi que des violences entre hindous et musulmans au Gujarat en 2002. Varanasi fut aussi souvent un des lieux de propagation de ces violences. Aujourd’hui, malgré les attentats à la bombe attribués à des mouvements islamistes dans des lieux publics et de culte de la ville, les tensions communautaires sont devenues moins marquées.

16 Mais le prisme des tensions communautaires tend à construire une opposition binaire entre hindous et musulmans qui ne reflète pas fidèlement la réalité sociale de Varanasi. Dans les années 1980 et 1990, des travaux anthropologiques et historiques souvent inspirés par les « Subaltern Studies »19 ont mis en évidence l’existence d’une identité, de pratiques et d’un rapport au monde partagés (Kumar 1995). Par ailleurs, des écrits plus récents semblent montrer que les lignes de partage confessionnel se seraient renforcées lors des vingt dernières années (Lee 2005 : 189-190). Ces représentations, en dépeignant Varanasi comme lieu d’une culture partagée ou comme un des grands centres de l’hindouisme, laissent transparaître des enjeux identitaires délimitant un « espace social réifié » (Bourdieu 1993 : 161), ancré dans un territoire, celui de la ville, et investi physiquement et symboliquement de manière conflictuelle.

17 Ainsi, le processus de redéfinition de l’hindouisme à Varanasi s’accompagna d’un renforcement des frontières communautaires (Raman 2010 : 141) qui toucha également le milieu musical. Faiyaz Ali Khan regrette par exemple la transformation de la politique de patronage des temples hindous, qui n’invitent plus de musiciens musulmans à se produire à leurs festivals annuels : Vous voyez, à cette époque… il n’y avait pas de discrimination entre musulmans et hindous. Quelle qu’en soit la raison, il n’y avait pas la discrimination qu’il y a aujourd’hui […]. À cette époque, nous jouions dans les temples, on nous invitait, on venait nous chercher, on nous donnait du prasād (nourriture offerte aux dieux) et nous jouions toute la nuit.

18 D’autres interlocuteurs étendent ce constat à l’ensemble de la scène musicale banarsie. Bien que Faiyaz n’évoque pas directement ces politiques de patronage, il fait fréquemment allusion à une époque passée où les musiciens hindous et musulmans se côtoyaient, se respectaient, se rendaient chez les uns et les autres et pratiquaient ensemble. Quelles que soient les raisons qu’on lui attribue, l’éloignement entre les deux communautés de musiciens est considéré comme une dynamique récente, remontant au plus tôt à l’indépendance de 1947.

19 Les travaux récents sur l’histoire de la musique hindoustanie laissent entrevoir un processus plus ancien de marginalisation des musiciens musulmans de Varanasi. Les recherches traitant du « mouvement de réforme de la musique » en Inde du Nord décrivent un ensemble d’initiatives individuelles, entre la seconde moitié du XIXe siècle et l’indépendance, qui furent marquées par leur caractère communautariste20.

20 L’institutionnalisation de la musique qui en résulta passa par la création d’écoles et de cercles de musique organisant des concerts publics. Bien que certaines de ces institutions aient eu des objectifs purement commerciaux, la plupart adoptèrent souvent une position communautariste s’inscrivant dans le mouvement national d’unnati (« progrès ») (Rosse 2010 : 327). Les écrits des réformistes, comme ceux des orientalistes, dressaient le constat

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d’une « décadence » de la musique hindoustanie dont ils imputaient la responsabilité aux musiciens musulmans présentés comme des illettrés gardant jalousement les secrets de leur art (Kobayashi 2003 : 146-148). Les musulmans furent également les grands absents de ces institutions profondément ancrées dans l’hindouisme (Rosse 2010 : 315 ; Bakhle 2004 : 170, 173).

21 L’institutionnalisation du milieu musical à Varanasi reflète bien ce processus de communautarisation. En 1906 fut fondé le Kashi Sangit Samaj (« société musicale de Varanasi ») qui organisa des concerts privés et instaura une école de musique réservée aux enfants d’une élite marchande et foncière dont étaient issus ses fondateurs. À l’exception de quelques rares joueurs de śahnāī, les musiciens musulmans ne trouvèrent pas de place dans cette institution, ni dans la majorité des sociétés et écoles de musique qui furent créées par la suite. Ils n’obtinrent pas non plus de poste dans le département de musique de la Banaras Hindu University, fondé en 1950 par Omkarnath Thakur (1897-1967), un chanteur et musicologue disciple de l’un des fers de lance du mouvement de réforme : Vishnu Digambar Paluskar (1872-1931)21. À sa création, le curriculum du département était calqué sur celui des écoles fondées par Paluskar qui reposaient sur une conception hindoue de la musique hindoustanie (Kobayashi 2003 : 116-118).

22 Initiés dans les années 1910, les « All India Music Conferences » étaient de grands rassemblements qui réunissaient les principaux acteurs du mouvement de réforme. Ils illustraient particulièrement bien le statut des musiciens héréditaires, le plus souvent réduits au simple rôle d’exécutants. La troisième Conférence est organisée en 1919 à Varanasi. Encore une fois, à l’exception de joueurs de śahnāī, tous les musiciens locaux invités sont hindous, la plupart de caste kathak (anonyme 1920 : 59). Mais ces derniers ne bénéficient pas non plus d’un statut particulièrement privilégié, ne participant pas aux séminaires ni aux groupes de réflexion organisés lors de la conférence. Quelques décennies plus tard – et bien que bénéficiant de conditions économiques bien plus favorables que leurs homologues musulmans – les musiciens kathak ne sont pas pour autant mieux considérés. Ils sont souvent perçus par leurs patrons comme moins respectables que des musiciens qui ne sont pas issus de ces familles. Au département de musique de la BHU, aucun kathak n’exerce le rôle de professeur. Ainsi, au-delà des lignes d’appartenance religieuse émerge la question du statut social des musiciens héréditaires.

Statut social et critères moraux

23 Il est possible de déterminer trois critères qui permettent d’appréhender le statut des musiciens musulmans de Varanasi aux yeux du reste de la société : (1) leur appartenance à une communauté héréditaire de spécialistes ; (2) leur statut d’accompagnateurs ; (3) leur affiliation historique aux courtisanes.

Une communauté de spécialistes

24 Sharafat et Faiyaz Ali Khan, comme tous les membres de leurs familles avec lesquels il m’a été donné de converser, se présentent comme appartenant à la communauté des ḍhāṛhī- mīrāsī. Reconstruire l’histoire de ce groupe social est une tâche fort complexe, en particulier de par le caractère polysémique de ces deux termes dont le sens diffère selon l’époque et la région. La littérature médiévale et les chroniques des cours indo-persanes décrivent respectivement les ḍhāṛhī comme des bardes et généalogistes originaires du

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Rajasthan ou des musiciens militaires associés à l’armée moghole (Vaudeville 1999 [1996] : 293-294). Les recensements effectués par l’administration britannique ajoutent également à la difficulté de définir précisément les termes de ḍhāṛhī et mīrāsī, ceux-ci étant parfois associés et le second pouvant être considéré comme une sous-catégorie du premier. Suivant les contextes, ils peuvent également désigner une caste ou, de manière générale, tout professionnel de la musique et de la danse. L’ethnomusicologue Daniel Neuman a dédié une grande partie de son travail à l’étude de ces musiciens (1990 [1980]). Il considère qu’à partir de la fin du XIXe siècle, une partie importante des ḍhāṛhī s’est progressivement présentée comme mīrāsī ; reflet d’une volonté d’être identifié à un statut social pouvant être considéré comme supérieur ainsi qu’à la pratique de la musique hindoustanie (2010 : 260 et 264). Quel qu’en soit l’usage, ces termes sont constamment associés à un bas statut social. Les mīrāsī sont parfois considérés comme des intouchables dom convertis à l’islam (Turner 1933 : 631-633). Selon l’indianiste Charlotte Vaudeville, les ḍhāṛhī sont quant à eux perçus dans l’opinion populaire comme des individus cupides et de mauvaises mœurs (1999 [1996] : 292)22.

25 Cette dévalorisation du statut de musicien est vivement ressentie au sein de la communauté musulmane d’aujourd’hui. Sharafat et Faiyaz Ali Khan font tous les deux, de manières différentes, état de pressions sociales vis-à-vis de leur occupation traditionnelle. Sharafat Ali Khan, qui commence au début des années 1970 à composer et réciter des mariya, finit par mettre un terme à sa carrière de musicien : la peur que son activité musicale ne finisse par être découverte par quelque personne pieuse de son entourage ayant fini par l’emporter sur son amour de la musique. Sa femme et sa fille, souhaitant que leur famille ne soit plus stigmatisée, participèrent également à cette décision. Les entretiens réalisés avec Sharafat Ali Khan suggèrent qu’il a dû composer avec la dévalorisation de la profession de musicien par la communauté musulmane : Aujourd’hui encore, si je croise quelqu’un [du milieu musical] qui me connaît, il me touchera les pieds, il me respectera. Mais dans ma communauté, la musique n’est pas respectée. C’est pour cela que, pris dans ce dilemme, j’ai arrêté la musique.

26 Faiyaz Ali Khan, en tant que musicien en activité, gère tout autrement la question religieuse. Il souligne fréquemment la dévotion dont font preuve les musiciens de sa famille, en particulier par le strict respect de la prière et des jours où la musique est proscrite, comme lors des célébrations de Muharram23.

Le statut d’accompagnateur

27 Un second facteur de discrimination sociale est celui distinguant l’accompagnateur de son soliste. Jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle, le statut d’accompagnateur rythmique ou mélodique était fortement dévalorisé par rapport à celui de chanteur ou d’instrumentiste soliste. Une ancienne pratique de patronage impliquait par exemple de payer l’accompagnateur le dixième du soliste24. Ce statut s’articule autour d’une hiérarchie des pratiques musicales valorisant bien plus la pratique vocale et la musique instrumentale soliste que le jeu du tablā, de la sāraṇgī et de l’harmonium. Certains des instruments pratiqués furent également dévalorisés du fait du bas statut social de leurs interprètes comme les ḍhāṛhī-mīrāsī. Alors que le tablā bénéficia d’un important engouement international, en grande partie suscité par les tournées en Occident de Ravi Shankar (sitār), Alla Rakha et Zakir Hussain (tablā), la sāraṇgī demeure fortement stigmatisée et n’est toujours pratiquée que dans le cercle restreint des musiciens

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héréditaires (Qureshi 2007 : 13-15). Mais cette hiérarchisation des instruments ne peut pas uniquement être attribuée à une logique interne aux pratiques musicales ou à l’appartenance à un groupe social subalterne. Elle s’ancre également dans ce qui constitue sans doute une des clés de compréhension de la marginalisation des musiciens musulmans à Varanasi : leur association avec les salons des courtisanes.

L’association aux courtisanes

28 Le rapport des musiciens ḍhāṛhī-mīrāsī aux courtisanes constitue sans doute le critère à la fois le plus important et le plus complexe afin d’appréhender ce phénomène de marginalisation. Dès la première moitié du XIXe siècle, les ḍhāṛhī de Lucknow (alors la grande capitale culturelle du Nord de l’Inde) étaient les principaux accompagnateurs des courtisanes (Mc Neil 2009 : 52). À Varanasi également, les ḍhāṛhī -mīrāsī étaient associés aux salons des courtisanes. Comme évoqué plus haut, Shammu Khan, le père de Sharafat Ali Khan, fut le maître de musique de Rasoolan Bai. Sharafat Ali Khan l’accompagna pendant de nombreuses années et, tout comme une grande partie de sa famille et comme autrefois son père, vit encore à Dal Mandi, qui était le lieu de résidence emblématique des courtisanes de Varanasi jusque dans les années 1960. Bien qu’il fût alors très jeune, Faiyaz Ali Khan évoque cette époque avec passion : La musique de Dal Mandi était liée aux grands Ustads et Gurus25. […] De grands maîtres de musiques [baḍe khān sāhab] sont issus de ce lieu. [Les courtisanes] chantaient et jouaient [des instruments] et les Ustads leur apprenaient de telle manière qu’elles se donnaient ‘corps et biens’ [tan man dhan, littéralement « corps, âme et biens »]. […] Elles s’occupaient de leurs maisons, de leurs conditions de vie. Elles mettaient les maisons qu’elles leur donnaient à leur nom.

29 Les courtisanes les plus célèbres étaient prisées par les riches patrons de la ville qui les faisaient bénéficier de leurs largesses. Ils envoyaient également leurs enfants dans les salons de ces femmes – qui étaient alors des hauts lieux de raffinement social et artistique – pour y apprendre l’étiquette de cour et de mehfil, des rassemblements poétiques et musicaux où les comportements étaient hautement codifiés.

30 Aujourd’hui, Dal Mandi est considéré par les habitants de la ville comme le lāl bazār (« quartier rouge ») historique et les salons des courtisanes comme d’anciens bordels26. Les musiciens musulmans qui furent liés aux salons ont souvent à cœur de réhabiliter ces lieux. Ils présentent les courtisanes comme des kalākar (« artistes ») parfois plus douées que leurs propres maîtres. Sharafat Ali Khan précise ainsi, au détour d’une phrase, qu’« elles ne gagnaient leur vie que par la musique », les dissociant ainsi de toute activité qui pourrait être moralement réprouvable. La fréquentation des salons par la haute société constitue également un élément de légitimation de leur association en tant que musiciens. À ce titre, Faiyaz Ali Khan rapporte des propos particulièrement illustratifs, qu’il attribue à son père : C’est un lieu tel que la honte n’y existe pas. C’est un lieu tel que s’y rendent des gens de grandes familles pour y être éduqués. C’est un lieu tel que les gens y connaissent la façon de s’asseoir, de saluer et de parler.

31 Ces stratégies discursives peuvent être interprétées comme des réponses à un long processus de diffamation de ces salons. En effet, dès la fin du XIXe siècle, en parallèle autant qu’en lien avec le mouvement de réforme de la musique, de nombreuses critiques émergent à l’encontre des courtisanes. Ces femmes artistes, considérées par leurs détracteurs comme des prostituées, furent décrites comme amorales. Les hommes de

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« bonnes familles » étaient appelés à ne plus les fréquenter et plusieurs initiatives légales furent entreprises afin de déplacer en périphérie des villes, voire de fermer purement et simplement les salons. Pendant les décennies que dura ce mouvement, un fort courant de stigmatisation se propagea des classes moyennes urbaines à l’ensemble de la société, visant aussi bien les courtisanes que leurs accompagnateurs : Dans un souci de réputation morale, les tawā‘if devaient être boycottées, de même que les musiciens les plus étroitement associées et dépendants d’elles, c’est à dire les joueurs de tabla et de sārangī, qui furent étiquetés comme parias. (Kippen 2005 [1988] : 24)

32 Malgré l’intervention de la police de Varanasi pour fermer les salons en octobre 195827, quelques courtisanes ont continué d’exercer leur activité jusqu’à aujourd’hui, souvent dans des conditions difficiles. Leur association avec certains accompagnateurs s’est également poursuivie, comme c’est le cas de la chanteuse Sairah Begum28 avec plusieurs musiciens de Dal Mandi, dont Sharafat Ali Khan. Ce dernier l’accompagnait avant qu’il ne cessât d’exercer son métier. Récemment, elle le sollicitait afin qu’il lui enseigne la musique.

Le champ des possibles

33 À l’instar des ḍhāṛhī-mīrāsī, de nombreux musiciens hindous de caste kathak formaient et accompagnaient les courtisanes au tablā et à la sāraṅgī. Mais contrairement aux familles de Sharafat et de Faiyaz Ali Khan, ils opérèrent une nette séparation avec le milieu des courtisanes à partir des années 1940. En se revendiquant comme brahmanes, une affirmation souvent contestée, et en étant bien plus nombreux que leurs alter ego musulmans29, ils s’inscrivirent plus aisément dans les dynamiques locales d’institutionnalisation en créant des écoles de musique30, en postulant aux fonctions d’accompagnateurs et de professeurs dans les départements de musique des écoles et universités. Ils incitèrent également leurs enfants à suivre des formations dans l’enseignement supérieur en parallèle avec leur apprentissage musical de maître à disciple. De fait, qu’ils soient de musique ou d’une autre discipline, les diplômes fonctionnent avec une bonne maîtrise de l’anglais comme un capital culturel essentiel pour évoluer dans le milieu musical contemporain, en Inde comme dans ses ramifications à l’étranger. Les représentations véhiculées par les institutions issues du mouvement de réforme favorisèrent ainsi ces musiciens qui pouvaient mettre en valeur leur statut dans la hiérarchie hindoue et l’acquisition de diplômes universitaires. Les musiciens ḍhāṛhī- mīrāsī ne furent pas en mesure de procéder à de tels ajustements. En conservant leurs liens avec les courtisanes, comme Sharafat Ali Khan, ou en se reposant principalement sur les postes offerts par les structures étatiques, comme la famille de Faiyaz Ali Khan, ces musiciens accentuèrent un déséquilibre entre leurs possibilités d’agir, leurs dispositions sociales et la rapide évolution des formes de patronage et des contextes musicaux.

34 Forts de ce constat, Sharafat et Faiyaz Ali Khan n’enseignèrent à aucun de leurs enfants, arguant souvent de leur manque d’intérêt pour la musique. Un emploi dans un commerce local, même modeste, offre une sécurité financière bien supérieure à une carrière musicale. Les quelques cours et concerts que donne Faiyaz Ali Khan dans le circuit touristique ne lui permettent que difficilement de subvenir aux besoins de sa famille. Le blog établi en janvier 2011 par un de ses étudiants étrangers31 reflète les difficultés rencontrées par Faiyaz Ali Khan pour investir les moyens de communication et se lancer

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dans des opérations de démarchage qui s’avèrent désormais incontournables pour ouvrir la voie à des apports financiers substantiels par le biais de stages, de tournées à l’étranger et même d’enseignement à distance via le logiciel skype. Apparaît clairement ici une inégalité de dispositions sociales dans l’ajustement des conduites et stratégies à adopter avec la nouvelle donne du milieu musical.

Fig. 2. Séance d’enregistrement du chanteur de dhrupad Pallab Das.

Les accompagnateurs étaient présents à titre gracieux. De gauche à droite : Faiyaz Ali Khan, Vijay Ram Das et Pallab Das. Photo Julien Jugand, 2009.

35 Ainsi, les trajectoires de Faiyaz et de Sharafat Ali Khan peuvent être analysées sur trois niveaux : 1. un contexte général de communautarisation du monde indien et des pratiques musicales, qui prend son essor dans la seconde moitié du XIXe siècle ; 2. la réification de Varanasi en tant que haut-lieu de l’hindouisme, qui devient ainsi au XXe siècle un espace particulièrement peu favorable aux musiciens musulmans ; 3. une dissymétrie des dispositions sociales entre musiciens kathak et ḍhāṛhī-mīrāsī à sublimer leur bas statut de communautés de spécialistes ; ces derniers ne disposent ni des attributs implicites (capital social, intégration des nouvelles « règles du jeu », familiarité avec les réseaux de patronage), ni des attributs explicites (diplômes universitaires, maîtrise de l’anglais) permettant d’évoluer au sein d’un milieu musical transfiguré.

36 Décriés au sein de leur propre communauté religieuse, exclus de contextes de performance hindous auxquels ils étaient autrefois associés et portant le poids de leur association avec les courtisanes, ces musiciens ont été amenés à rompre la chaîne de transmission de leurs savoirs et savoir-faire. L’histoire de la musique hindoustanie passe ainsi également par une histoire de ces musiciens en marge de la scène, qui révèle les conditions de transformation, parfois violentes, d’une musique devenue l’emblème de toute une nation.

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NOTES

1. La Banaras Hindu University a été fondée en 1916 par Madan Mohan Malviya, un intellectuel et indépendantiste désireux de faire se côtoyer l’apprentissage des savoirs « traditionnels » de

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l’Inde avec les disciplines des universités occidentales. L’établissement est initialement conçu comme une institution « hindoue » (cf. Renold 2005). 2. Cette conversion à l’Islam de musiciens hindous constitue encore un sujet évoqué par de nombreux musiciens et musicologues. Miyan Tansen, le célèbre chanteur de la cour de l’empereur moghol Akbar au XVIe siècle, est souvent présenté comme l’exemple typique du musicien hindou converti à l’Islam, bien que la réalité et les raisons de cette conversion donnent lieu à de multiples interprétations retranscrites dans les chroniques et les récits hagiographiques en persan et dans les langues vernaculaires du Nord de l’Inde (Delvoye 1990 : 160, 182-188, 203-215). 3. Pour une étude de cas nuançant ce processus souvent présenté de manière schématique, cf. Scarimbolo 2009. 4. Les musiciens kathak retracent souvent leurs origines aux kath?v?cak qui chantaient les grands récits mythologiques de l’hindouisme. Ils forment la seule caste hindoue de spécialistes de la musique hindoustanie et sont aujourd’hui les musiciens les plus nombreux et les mieux implantés à Varanasi. 5. On pourra entres autres se référer aux recensements coloniaux ainsi qu’aux travaux de l’ethnomusicologue Allyn Miner (1996 [1993]) et des musiciens Kameshwar Nath Mishra (1997) et Debu Chaudhuri (1993). 6. La taille limitée de cette étude ne me permettra pas de prendre en compte le cas spécifique des joueurs de ?ahn?? ; un hautbois considéré comme hautement auspicieux, mais dont les joueurs sont issus de communautés de très bas statut. 7. Les courtisanes sont des figures emblématiques de la culture des élites nord-indienne, expertes en musique, en danse, en poésie et en étiquette de cour. 8. Zarin Ahmad est une anthropologue spécialiste des Qureishi, communauté musulmane de bouchers en Asie du Sud. Nous avons réalisé cette enquête en mars-avril 2010 dans le cadre de mon travail de thèse et de son terrain exploratoire sur la communauté musulmane de Varanasi. Tous les entretiens ont été réalisés en hindi-ourdou. 9. Le terme de Khan (khān) est un titre de la noblesse musulmane. Il est de nos jours couramment utilisé par les musiciens musulmans. 10. Sur ce terme, cf. infra, pp. 10-11. 11. Instrument à vent à anche libre, clavier à soufflerie utilisé pour l’accompagnement de nombreux genres de musique vocale. 12. Vièle accompagnant, entres autres, la musique vocale hindoustanie. Elle est de plus en plus supplantée par l’harmonium. 13. Des récits chantés à l’occasion de Muharram, marquant la commémoration chiite du martyre d’Hussain à la bataille de Kerbala. J’emploie ici le terme de récitation comme traduction du terme employé par les interprètes de marșiya. En utilisant ce terme, Sharafat Ali Khan illustre une volonté de ne pas considérer les marșiya comme de la musique et ce bien que les textes soient entonnés sur des motifs mélodiques parfois présentés, entre autres par Sharafat Ali Khan, comme basés sur des raga. 14. Il est cependant difficile d’évaluer l’importance de la reconstruction que Sharafat Ali Khan opère sur son récit autobiographique. Ce changement d’activité pourrait également être motivé par des difficultés à subvenir aux besoins de sa famille en tant que musiciens ; cette seconde explication, bien que compatible avec la première, n’offre pas la possibilité d’une justification religieuse, plus légitime. 15. Une cithare sur bâton sur laquelle est joué le genre dhrupad. 16. Terme original en anglais. 17. Le terme de Thakur désigne une caste Kshatriya de haut rang. Il est également couramment utilisé pour désigner un propriétaire terrien. Le terme de Pandit désigne un érudit. Il est aujourd’hui souvent accolé aux noms des musiciens hindous les plus renommés.

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18. Grand temple de Shiva dont l’entrée est réservée aux seuls hindous, à l’exception de Bismillah Khan. 19. Les « subaltern studies » désignent un groupe de recherche fondé dans les années 1980, principalement composé d’historiens du sous-continent indien, qui propose de sortir d’une vision historique marxiste « par le haut » des sociétés et de considérer l’autonomie d’action des groupes dominés. 20. Il existe un vif débat sur les conditions de réalisation et les conséquences de ce mouvement. Pour une synthèse récente sur le sujet, cf. Katz 2010. 21. Paluskar est un chanteur qui eut un rôle pionnier dans l’organisation de concerts payants et la création d’institutions d’enseignement : les Gandharva Mahavidhyalaya. Il est considéré comme un des plus fervents partisans d’une musique indienne conçue comme millénaire, hindoue et dévotionnelle (Kobayashi 2003 : chapitre 3 ; Bakhle 2006 : 137-139). 22. Cette opinion est en fait un stéréotype couramment répandu au sujet de nombreux groupes de musiciens professionnels en Asie du Sud. 23. Les familles de Sharafat et Faiyaz Ali Khan se disent chiites. Cependant, plusieurs mariages avec des sunnites sont attestés dès le milieu du XXe siècle. 24. Conversation avec Navnit Raman, avril 2008. 25. Titres respectivement donnés aux maîtres de musique musulmans et hindous. 26. De nombreux travaux d’historiens s’attachent à montrer comment ces conceptions prennent leur source dans la confusion produite par le pouvoir colonial anglais entre les catégories de courtisanes et de prostituées (cf Ballhatchet 1980 : chapitre 6, Dang 1993 et Wald 2009). 27. Cf. Āj, 28 octobre et 31 octobre 1958. 28. Sairah Begum est un des personnages principaux d’un documentaire de la réalisatrice Saba Dewan qui traite de la fin de la tradition des courtisanes de Varanasi à travers la trajectoire de Rasoolan Bai. Cf. Saba Dewan 2009. 29. Les recensements coloniaux ne permettent pas de chiffrer précisément cette différence qui est cependant clairement attestée par les recoupements entre les entretiens et les sources secondaires citées en note 6. 30. Entretien avec Kameshwar Nath Mishra, Mars 2010. 31. Cf.

RÉSUMÉS

« En marge de la scène » explore les processus qui ont amené à la marginalisation des musiciens musulmans professionnels dans la ville de Varanasi, en Inde du Nord. Les trajectoires de vie de deux musiciens sont mobilisées afin d’expliciter les multiples questions que leur absence de la scène musicale locale soulève : la communautarisation du milieu musical, le bas statut social héréditaire des musiciens, ainsi que leur affiliation historique aux courtisanes. L’analyse proposée inscrit les spécificités de Varanasi dans une perspective plus globale sur l’histoire moderne du sous-continent indien. Ces entrecroisements permettent ainsi de saisir le champ des possibles de ces musiciens qui ont aujourd’hui cessé de transmettre leur art.

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AUTEUR

JULIEN JUGAND Julien Jugand est doctorant en ethnologie à l’université Paris Ouest Nanterre, sous la direction de Gilles Tarabout. Son travail de thèse porte sur le patronage de la musique hindoustanie dans la ville du Varanasi de la fin du XIXe siècle à nos jours.

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Le virtuose Conte de l’Inde carnatique1

Fabrice Contri

« Il fit cette offrande chantée avec beaucoup d’art. Mais, se demanda-t-il, pourquoi ce chant ? » 2 S. Rāmanujam

1 Le prêtre baissa le voile devant l’image divine. La nuit venait de tomber. La pūjā3 était achevée. Les récitations et les chants qu’avait entonnés Hariprasād laissèrent bientôt place au vrombissement des hautbois et aux roulements des tambours. L’énergie du rituel s’était transmise dans leurs sons mats et éreintants. Odeurs moites et entêtantes des offrandes, fumée opaque de l’encens : la cérémonie avait captivé tous les sens.

2 Sur la fresque du sanctuaire, Viṣṇu, étendu sur l’immortel serpent, dormait. Immergé dans l’oubli du sommeil, il goûtait le rasa4 du monde à venir qui, bientôt, jaillirait de son rêve. Aux portes du temple, la foule des dévots regagnait déjà l’âpre quotidien des hommes.

Comment le musicien de temple s’abandonna à l’appel des sens et de la mémoire…

3 Hariprasād retrouva la vie grouillante de la ville. Il enfourcha sa moto en toute hâte car il était attendu pour chanter à quelques kilomètres du temple. Il slalomait à présent entre les camions, les charrettes, les rickshaws et les voitures. De tous côtés, telle une armée de singes, les klaxons glapissaient. Les pluies abondantes des dernières semaines avaient inondé les rues. Un marchand ambulant poussait péniblement une carriole qui lui servait de boutique. Du bout de sa canne, un vieil homme semblait tâter l’eau d’une flaque pour en sonder la profondeur.

4 Encore abasourdi par les outrances du rituel, Hariprasād tentait lui aussi d’avancer, à tout prix. Après quelques centaines de mètres, il dut s’arrêter. Sur un petit pont, deux camions se faisaient face comme deux énormes insectes phosphorescents et multicolores. L’un comme l’autre avaient cherché à forcer le passage et aucun d’eux ne voulait reculer.

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5 Ce soir-là avait quelque chose de particulier : Henry Higgins, après une longue absence, était rentré la veille d’Angleterre et, pour célébrer son retour, il avait souhaité qu’eût lieu, dans son ancienne maison, un concert. Comme en ses lointains temps de gloire, sa demeure allait de nouveau retentir des plus enchanteresses mélodies. Hariprasād avait toujours été émerveillé par ces prodigieux musiciens, ces voluptueuses danseuses qui, à chaque période de fêtes, peuplaient le salon de musique de l’Anglais. Seule la vision de la divinité dans le temple, lors du rituel, lui paraissait surpasser l’irréelle beauté de ce spectacle.

6 Vingt ans plus tôt, Higgins avait quitté l’Inde après avoir vendu une grande partie de ses terres, de ses biens, laissé vide sa maison et abandonné sa jeune épouse indienne… Aucun de ses proches, pas même Hari, n’avait pu le retenir. Soudain, sans la moindre effusion, ni adieu, il était rentré en Angleterre.

7 Hariprasād allait-il se retrouver bloqué toute la soirée devant ce pont ? Aucun des camions n’avait bougé d’un centimètre. Aucun ne se résoudrait-il jamais à faire marche arrière ! Le pauvre garçon se sentait comme un fauve en cage. Cette fois, c’était lui qui allait accompagner les gracieuses danseuses, emplir de ses chants le salon de musique d’Henry, car c’était lui que le vieil Anglais avait réclamé ce soir pour être le soliste du concert, lui, le « petit Hari », que le vieil homme aurait pourtant dû définitivement oublier ! Serrés contre les hautes rampes du pont, les deux engins ne lui laissaient aucune chance d’aller plus loin.

8 Il devait encore rendre visite à son maître, car il ne jouait jamais sans que ce dernier lui eût accordé sa bénédiction. Il décida finalement de prendre une autre route, que les trombes de la mousson avaient recouverte de leur écume. C’était un dédale de ruelles, mais il en connaissait chaque pierre, la moindre ornière. Le jeune musicien avait si souvent parcouru les multiples chemins qui menaient à la maison de son maître ! Cette école où il avait vécu comme un fils, durant toutes ses années d’apprentissage, chantant, depuis l’aube jusqu’au soir, les poèmes enivrants des saints poètes.

9 Hari était maintenant sorti de la ville ; il roulait à toute vitesse au milieu des rizières. La terre et l’eau se confondaient dans les lueurs lunaires qui baignaient la plaine et les montagnes voisines. Ce soir-là, la divinité avait elle aussi brillé dans le garbhagṛha5 d’un reflet particulièrement intense. Hari aurait voulu naviguer, glisser, sur cet immense miroir nocturne. Il roulait aussi vite qu’il le pouvait, poussant le pauvre moteur de sa moto à ses limites.

10 Soudain, il y eut un bruit sec, un choc métallique, une forte étincelle. Il parcourut encore quelques mètres, luttant contre le sort, puis fut projeté sur le bas-côté, face contre terre. Il sentit un froid vif pénétrer le bas de son corps. Un coup rapide et net, puis plus rien, comme s’il s’était simplement allongé pour se reposer là, à même le sol. Il huma la terre : elle était humide. Il avait toujours aimé cette odeur de l’après-mousson.

11 Un autre lieu apparut alors en sa mémoire, une autre rizière, resplendissante. Il se rappela qu’il avait attendu durant des heures sur ses bords, bien des années auparavant, avec Henry Higgins et son fils Carol, qu’un véhicule vînt les secourir. Ce jour-là, à l’aube, tous trois avaient quitté les montagnes des Ghâts et pris la route de Tañjāvūr6. Une route chaotique, pleine d’embûches. L’essieu de leur voiture malmenée avait fini par percer le plancher de l’habitacle sous les coups des redoutables nids de poule qui criblaient la chaussée et auxquels même la plus endurante des jeeps n’aurait pu résister.

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12 Hari eut soudain la vision de ce paysage oublié. Il fut meurtri par ce souvenir aussi brutalement que par sa chute. Les membres ankylosés, une joue prise dans l’épaisse glaise du sol, il ne réussissait toujours pas à se relever. Il entendait encore le ronronnement de la moto qui, bien que faible, ne s’était pas arrêté. Il était épuisé. Quelques minutes passèrent. Finalement, le moteur céda et laissa place au silence…

Fig.1. « Sur une fresque du temple, Viṣṇu, étendu sur l’immortel serpent, dormait. Immergé dans l’oubli du sommeil, il goûtait le rasa du monde à venir qui bientôt jaillirait de son rêve ».

Viṣṇu Nārāyaṇa, temple de Śrī Rangānathasvāmi, Tiruchirappalli (?). Photo Fabrice Contri, 1997.

13 Hari se serait endormi si, au loin dans la forêt, un kokila7 ne s’était mis à chanter. Dans sa confusion, l’étonnante mélodie de l’oiseau surgit avec clarté. Ce n’étaient pas là seulement quelques notes perdues au milieu d’une course folle, mais, soudain, comme le rappel d’un chant plus essentiel. Hari éprouva alors l’étrange sentiment que tous ces événements imprévus et contradictoires s’étaient conciliés pour le guider vers cette secrète musique. Il y goûta et songea : « Kokila, Kokila… ».

14 Kokila, l’Amoureux… tel était le surnom qu’il avait donné à Carol, son compagnon d’enfance, l’espoir d’Henry, il y avait bien des années…

Comment le jeune artiste apprit les secrets du métier…

15 Hari, encore enfant, venait à peine de commencer son apprentissage lorsqu’il vit un matin arriver Carol accompagné de son père. Ce dernier voulait que son fils apprît la musique carnatique8. Il était rare qu’un Européen se lançât dans l’étude de cet art si complexe, plus extraordinaire encore qu’un maître d’exception le prît comme disciple. Mais il s’agissait du fils de Higgins ! Henry Higgins, cet érudit, cet esthète unanimement

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apprécié que l’on appelait familièrement « l’Anglais » jouissait d’une haute réputation auprès de la communauté indienne, parmi ces gens du Sud encore profondément hindous. Sans doute devait-il une grande partie de cette notoriété à ses vastes connaissances, son exquise sensibilité plutôt qu’à sa fortune. Ce ne fut ainsi une surprise pour personne lorsque le maître de Hari accepta Carol, sans aucune réticence. Ce geste du vidvān9 était la marque d’un profond respect et scellait une longue amitié.

16 Les jeunes garçons furent initiés côte à côte à toutes les subtilités de la tradition carnatique. Dès les premières leçons, l’un et l’autre manifestèrent d’incroyables facilités. On eût dit qu’ils possédaient en eux l’harmonie secrète du rythme et de la mélodie et, malgré leurs origines différentes, ils finirent par se ressembler, en musique comme dans la vie quotidienne.

17 Hari était issu d’une famille d’officiants de temple, musicienne de fait. L’appartenance à cette caste vénérable était sa seule fortune. Quant au père de Carol, il s’était attaché à cette région de l’Inde pour de plus profondes raisons que le seul bénéfice de ses plantations de thé : ne lui semblait-il pas, à tout instant, percevoir dans les gestes quotidiens, mais pleins de ferveur, de « ce peuple du bout du monde » les plus merveilleuses expressions de l’art ? D’autres marchands se seraient contentés de superviser leur domaine depuis une grande ville de l’Inde ou de l’Europe. Higgins, lui, était resté dans les montagnes du Sud, « les marches de Hanumān ».

18 Conformément à l’ancienne tradition du gurukula10, Hari et Carol passèrent une grande partie de leur enfance chez leur maître, ne regagnant leur famille que lors de certaines fêtes. Mais durant ces périodes, ils n’étaient guère davantage séparés. « Hari, Hari, demain, je viendrai te chercher ! » : le lendemain, aux premières heures du jour, une luxueuse automobile attendait devant la porte de la maison de Hari. « Hari, nous devons répéter ! » Durant ces journées de vacances, Carol se montrait presque plus zélé que son petit compagnon de jeu. Dans le calme du matin, le salon de musique de la maison de Higgins résonnait de leur concert : « un jour, toi et moi, nous serons des artistes, les rois de l’assemblée ! » Ils se délectaient des applaudissements et des éloges d’un public imaginaire. Même le plus érudit des vidvān n’éprouva sans doute jamais un tel plaisir ! Et Carol, le soir, comme effrayé par le silence, ne voulait pas laisser s’en aller son ami. Depuis la fenêtre du premier étage, il regardait l’auto partir et, avant qu’elle ne disparaisse derrière l’épais rideau de la forêt, il s’écriait : « Hari, Hari, où que tu sois, je t’entendrai chanter… ».

19 Les deux disciples franchirent avec aisance tous les difficiles obstacles de la technique et de l’art. Les poèmes qu’ils chantaient célébraient invariablement l’amour des dieux et des hommes. La mère de Hari voyait en ces gamins l’innocence et la grâce de Hanumān qui, répétant le nom de Rāma, franchit l’océan d’une seule enjambée, porta dans ses bras une montagne entière. Parfois, lorsqu’elle les observait gesticuler en tout sens dans la cour de la maison, elle plaisantait, les comparant de nouveau au petit animal. Cette vie extraordinaire qui les unissait aurait pu transformer les pires épreuves en un jeu plaisant et sans fin.

20 Peu à peu, Hari et Carol se produisirent en-dehors du cercle magistral. Ce furent d’abord les gens de la famille et de la maisonnée, puis ceux du voisinage qui les entendirent. On les sollicita toujours plus loin, plus expressément, comme si un charme singulier attirait vers eux un public sans cesse grandissant. Ils avaient à peine treize ans.

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Suite de l’ascension des jeunes virtuoses…

21 Un jour, Henry reçut une enveloppe : K.S. Padmanābha, le plus fameux joueur de vīṇā11 du pays, à qui l’on avait maintes fois vanté les dons fabuleux de ces prodiges, invitait Hari et Carol à venir chanter chez lui, à Tañjāvūr, l’ancienne capitale musicale du Sud de l’Inde. Hari avait fait un rêve dans lequel il s’était senti irrésistiblement attiré par les secrètes mélodies qui s’échappaient du grand temple de Bṛhadīśvara. Ce sanctuaire figurait pour lui le centre véritable du monde, son nombril musical.

22 Les deux amis partirent un matin, de bonne heure. Henry, qui connaissait fort bien les difficiles routes de l’Inde, avait préféré les accompagner plutôt que de les confier à l’un de ses domestiques. À mi-chemin, tandis qu’ils ressentaient les premières fatigues du voyage, leur voiture tomba en panne, si bien qu’ils se retrouvèrent immobilisés sur le bord de la route, en pleine campagne, à plusieurs heures encore de Tañjāvūr. La glorieuse Ambassador12 n’était plus qu’une antique carcasse. Le soleil était dur et cuisant, l’air gorgé d’humidité, étouffant. Carol aurait été prêt à tout pour qu’un bus ou un taxi les prît tout de suite ; il se voyait déjà le lendemain soir devant son public, sale, essoufflé, incapable de murmurer le moindre mot ou d’ânonner la plus banale des chansons.

23 Henry voulait arrêter la prochaine voiture qui arriverait, mais il fallait d’abord évacuer la sienne. Le trafic était rare. Un homme qui les observait depuis quelques minutes finit par aller vers eux et leur adresser la parole ; il les invita à le suivre, dans son village, « tout près ». Henry lui expliqua l’urgence de la situation, la longueur de leur trajet, l’invitation à Tañjāvūr… L’homme n’était pas vieux, mais il avait l’air épuisé. Il ne répondit pas à Henry. Néanmoins, il lui fit signe de l’accompagner. Sous la chaleur du début d’après- midi, Hari et Carol peinaient. Henry s’apprêtait à prendre les bagages lorsqu’un porteur accourut. L’homme ouvrit un grand parapluie noir pour les abriter du soleil. La petite troupe, marchant à petits pas, ressemblait à l’une de ces processions royales dont les nobles personnages progressent lentement sous d’imposantes ombrelles.

24 Bien qu’ils ne fussent attendus que le lendemain, Henry s’impatientait. La maison de leurs hôtes était exiguë. Elle ne pouvait guère abriter plus de deux ou trois personnes. On convia les invités à s’asseoir sur un banc de bois : face à eux, un petit autel au-dessus duquel trônaient les portraits des aïeux et des divinités tutélaires ; les murs, d’un bleu délavé, leur tenaient lieu de ciel. Une vieille femme arriva avec des boissons et quelques sucreries ; les enfants n’y prêtèrent pas attention.

25 Henry se leva : ce qu’il lui fallait, c’était deux ou trois gaillards solides ou bien un buffle pour tirer son véhicule ! Il entendit gémir dans la chambre voisine. Il allait pénétrer dans la pièce lorsque l’homme se précipita à ses pieds : — Babu, babu, si vous vouliez bien nous venir en aide ! Comme vous nous voyez là, nous ne sommes que des pauvres paysans… Ma fille est si malade, ma pauvre petite… et je suis moi-même bien fatigué. Et ce soleil…

26 Henry ne savait que répondre. En vérité, il n’avait aucune envie, pour l’heure, de s’attendrir sur la détresse de cette famille. Il sortit furtivement quelques roupies de sa poche, mais l’homme lui saisit aussitôt la main pour qu’il les reprît : — Vos deux fils… si vous pouviez seulement accepter de rester jusqu’à demain matin parmi nous et de chanter pour ma fille. Elle ne désirait qu’une chose : être danseuse, pour nous autres, pour les dieux. Ici, nous ne pouvons plus rien pour elle.

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Et le médecin… Il n’y a plus que les dieux. Si vos fils voulaient bien chanter… cela la soulagerait peut-être un peu…

27 Henry, pourtant rompu aux plus difficiles transactions que lui imposait le commerce, se sentait bien embarrassé. Carol tirait sur le pantalon de son père : « Papa, papa, nous allons manquer le concert ! » Au-dehors, un des villageois arrivait avec une vache et une corde. Hari, plus insouciant peut-être, fredonnait et Henry n’aurait su dire si c’était là une marque d’impatience ou de compassion pour la jeune fille. Il pensa que, de toute façon, ils ne pouvaient attendre davantage. Il laissa de l’argent pour la surveillance de la voiture, puis promit de repasser sur le chemin du retour. Alors il verrait comment venir en aide à ces gens.

Fig. 2. « Hari avait fait un rêve dans lequel il s’était senti irrésistiblement attiré par les secrètes mélodies qui s’échappaient du grand temple de Bṛhadīśvara. Ce sanctuaire figurait pour lui le centre véritable du monde, son nombril musical ».

Temple de Bṛhadīśvara, Tañjāvūr. Photo Fabrice Contri, 2002.

28 L’homme et son épouse, cachant leur détresse, les regardèrent s’éloigner. L’Ambassador fut soigneusement mise de côté et un camionneur prit Henry et les deux jeunes virtuoses dans sa cabine.

Où Hari se laissa séduire par les éclats de la vie d’artiste…

29 Le lendemain matin, les trois infortunés voyageurs parvinrent enfin à Tañjāvūr. Ils furent accueillis dans l’immense demeure de Śrī K.S. Padmanābha tels de véritables princes. La préparation du concert requérait l’attention de toute la maisonnée qui s’activait autour

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de ses invités, comme une mère auprès d’un enfant émergeant de son sommeil. Les garçons furent emmenés dans leurs appartements tandis que l’on convia Henry à rencontrer le maître des lieux.

30 Hari et Carol déjeunèrent seuls puis se reposèrent quelques heures. Après s’être baignés dans le bassin d’un petit temple voisin, ils remontèrent dans leur logement. Impatients de la soirée à venir, ils échauffèrent leur voix et leur esprit par de complexes phrases rythmiques qui, à elles seules, auraient suffi à dégourdir le plus taciturne des publics. Tadhim-kenatom takete tadhim… Les percussionnistes et le violoniste qui avaient été choisis pour les accompagner lors du récital les rejoignirent peu après. Ils appartenaient à la fine fleur des musiciens du Sud de l’Inde. Henry avait un moment redouté que la présence de tels maîtres ne troublât ses deux protégés, mais il n’en fut rien. Ce concert, dans leur commune intimité, Hari et Carol l’avaient maintes et maintes fois répété. Il leur semblait même, pendant qu’ils en réglaient les plus infimes détails comme l’on enfile les perles d’un collier, que tout leur apprentissage les y avaient menés.

31 Henry fut impressionné par la somptuosité des lieux. La demeure, plutôt une sorte de palais, resplendissait encore des feux des anciennes dynasties nāyak et marathes dont les rois esthètes durent leurs principales victoires à l’ardeur de leur dévotion et à leur raffinement artistique plus qu’à leur puissance militaire. Il éprouvait une affinité profonde avec les précieux objets que recelait cette maison et dont le prestigieux propriétaire était en quelque sorte le fleuron. Enveloppé dans son dhoṭī de cotonnade blanche, ce dernier brillait comme une antique lampe rituelle dont l’étain, bien que terni par les piqûres du temps, paraissait refléter quelque monde merveilleux. L’Anglais avait apporté dans ses bagages des feuilles de son thé le plus rare ; à cinq heures, on servit la boisson sur l’ample terrasse à colonnade. Les deux hommes, qu’un subtil accord unissait, avaient l’air de monarques surgis d’un autre âge.

32 Hari et Kokila – Carol avait adopté ce surnom pour la scène – prirent finalement place dans le salon de musique. Les invités s’étaient assis devant la petite scène que l’on avait éclairée, pour l’occasion, de torches et de lampes à huile, « à la manière ancienne ». On vérifiait la juste intonation de la taṃpūrā lorsque Śrī K.S. Padmanābha fit son entrée.

33 Les deux musiciens commencèrent par une brillante composition qui révéla leur impressionnante technique. Ils poursuivirent par une longue et savante improvisation qui, partie d’un son unique, prit peu à peu forme, se développa, s’anima – dessinant avec toujours plus de netteté les contours du rāga13. Ainsi croît, se métamorphose la graine avec une patiente lenteur, suivant sa propre nature. Le temps lui-même, captif de cette science, paraissait se contracter et se dilater au rythme de leur invention. Un réseau de délicates mélodies et de rythmes subtils naissait de la rencontre des voix et des instruments aux timbres riches d’infinies nuances. La parole et la musique s’étaient fondues dans le bhāva14. Telle était la justesse, la suprême saveur de cette musique. Śruti15. Portés par un irrésistible élan de vie, les sons emplirent bientôt tout le salon qui parut ne plus pouvoir les contenir. Le ślōka16 qui conclut le concert, simple et humble prière, ramena l’auditoire à la sérénité des premières notes. Śrī K.S. Padmanābha sentait pourtant que vibrait toujours en lui l’énergie du concert et attendait, secrètement, que le silence dans lequel bientôt elle se concentrerait, le menât ailleurs.

34 La taṃpūrā se tut. Le commanditaire du concert, s’apprêtait, selon la tradition, à honorer de son offrande les solistes quand un vieillard, qui s’était tenu jusqu’alors dans l’ombre,

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interrompit son geste, sans crainte de l’outrage, et, désignant du doigt Hariprasād, demanda à ce dernier de chanter une ultime composition : — Ce jeune Ghandarva17 nous ferait-il l’honneur d’interpréter pour nous cet insurpassable kṛti18 que l’on nomme Akṣayaliṇga19 ?

35 Certes, l’incongruité de la demande surprit Hari mais le fait que cet homme sût qu’il avait été instruit de ce chant, connu seulement de quelques rares initiés, l’étonna plus encore.

36 Hari n’ignorait pas que l’on prêtait d’étranges pouvoirs à cette œuvre20. Akṣayaliṇga… C’était là un chant qui ouvrait les portes de tous les temples, écartait le voile qui dissimule la divinité s’il jaillissait de la bouche et du cœur d’un sage véritable. On rapportait qu’il parvenait à dissiper les pires maux et que le saint bhakta21 qui l’avait composé dans un état d’extase avait atteint l’ultime libération22. Cette louange à l’impérissable Liṅga, à Śiva, le Maître du temps, pouvait aussi avoir de désastreuses conséquences, ajoutait-on, lorsqu’elle n’était pas motivée par un complet don de soi. Le jour et la nuit ne sont jamais séparés que par d’indistinctes frontières… Hari comprit que le vieillard qui venait de lui lancer ce défi cruel ne pouvait être un individu ordinaire. D’ailleurs, le noble Svāmi23 ne s’offusqua pas de l’attitude de cet être singulier, bien au contraire, il s’adressa à Hari pour le prier à son tour de chanter cette redoutable composition.

37 Hari se trouvait désormais face à deux mondes opposés : celui de cette communauté indienne, si attentive à ses prouesses, et celui de Kokila et de Henry, les deux étrangers qui ignoraient l’enjeu véritable de ce kṛti. Il regarda ses auditeurs qui, il y a quelques minutes à peine, lui apparaissaient encore si proches, mêlés, mais qui semblaient maintenant appartenir à deux univers qui se heurtaient comme si la violence du conflit intérieur auquel il était en proie se projetait hors de lui.

38 Hari avait tant rêvé de ce concert ! Lui et Kokila avaient si bien répondu aux attentes de leur maître, de leur famille et, jusqu’à cet instant, de leur auditoire ! Une vie brillante d’artiste leur serait sûrement offerte après un si mémorable succès ; qui aurait pu venir obscurcir ce triomphe ? Hari savait fort bien qu’ils vivaient un moment crucial de leur existence. Il ne devait pas faillir. Comment se serait-il permis de refuser ce qu’exigeait le maître des lieux, celui qui tenait entre ses mains leur carrière de musiciens, ce descendant des plus prestigieuses lignées de Mahārāja de Tañjāvūr qui avait le loisir d’ouvrir toutes grandes les portes de leur réussite ou de les fermer, définitivement peut- être, d’un simple tour de clé ! Mais Hari ne pouvait prévoir précisément les conséquences de son chant : il était certes déjà un artiste accompli et devait essayer de combler le Svāmi, mais, en l’occurrence, n’était-ce pas à la sagesse de lui dicter son action ? Il n’avait que treize ans et n’était ni Annamācārya ni Jñanadeva24… Peu lui importait en fait ce qui pouvait arriver au public de ce concert, à ces inconnus dont il ignorait tout, dont il n’avait pas même discerné les visages. Oserait-il, cependant, mettre en péril Kokila et Henry ?

39 Il se souvint alors avoir assisté à l’un de ces rituels où l’on dessine sur le sol, avec des poudres colorées, le corps de la déesse-mère25. Lorsque l’officiant avait aperçu Carol, n’avait-il pas préféré commettre une erreur volontaire dans la fabrication de l’image, qu’il savait pourtant parfaitement reproduire, afin de ne pas compromettre la sécurité du petit Anglais ? — Une telle figure est dotée de puissants pouvoirs. Nul ne connaît tous les effets qu’ils pourraient avoir sur une personne étrangère à nos croyances, avait-il confié à Hari26.

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40 Qu’en serait-il du charme de ce chant ? Hariprasād, guetté de tous côtés par ces esthètes, dans la maison du plus célèbre vidvān de Tañjāvūr, pouvait-il se permettre le moindre écart ?

41 Kokila attendait, il fixait Hari des yeux : « Hari, Hari, où que tu sois, je t’entendrai chanter… Chante, chante maintenant, Hari ! », semblait-il implorer. « Peu importent les dorures, la magnificence de ces seigneurs, la gloire des salles de concert et leurs richesses… », ajouta une mystérieuse voix que seul perçut Hari. Un messager intérieur qui le mettait en garde contre les dangers de ce chant : « Sauve-toi, protège-les ! » Il aurait voulu sortir en courant de l’écrin maléfique de cette salle, aussi vite que ses jambes le pouvaient et, une fois à la lumière du dehors, tout recommencer, revenir au premier jour, celui de la première leçon.

42 Henry se leva et s’approcha de la scène : — Alors Hariprasād, serais-tu devenu muet ? Veuillez bien patienter, Svāmi, notre soliste a seulement besoin de quelques instants pour se concentrer. La chose n’est assurément pas facile, même pour le plus habile des virtuoses…

43 Hari vit le grand lustre de cristal vaciller. Il attendit encore un peu, puis décida malgré tout de se lancer : Ô Akṣayaliṅga ! Toi que nul n’engendra ! Ô, Maître de myriades de mondes…

44 Il porta ce chant à son plus haut degré de perfection.

Fig. 3. « Une telle figure est dotée de puissants pouvoirs. Nul ne sait quels pourraient en être tous les effets sur une personne étrangère à nos croyances ».

Rituel du Bhadrakāli-Thiyyaṭṭụ, kaḻam de Bhadrakāli par V. Sasidhara Sarma, Vaikom, Kerala. Photo Fabrice Contri, 2000.

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Ce qui advint aux auditeurs captifs des charmes du chant…

45 Sur la route du retour, Henry retrouva sa voiture dans le petit village où il l’avait laissée deux jours plus tôt. Malgré l’ampleur des dégâts, elle avait été impeccablement réparée. Juste à côté, une vache ruminait l’herbe fraîchement coupée. La jeune fille et sa famille s’en étaient allés sans laisser de traces.

46 Henry et les enfants repartirent. Carol était encore enthousiasmé par la prodigieuse soirée qu’il venait de vivre, riche des présents et des promesses de l’estimable Svāmi. Hari regardait au loin les rizières miroiter. Il réalisait maintenant qu’il n’avait accepté de chanter le kṛti que pour briller devant son public.

47 Quand il regagna le salon de musique, celui-ci n’avait pas changé.

48 Une semaine s’écoula…

49 Le huitième jour, Henry apprit le décès soudain de Śrī K.S. Padmanābha, terrassé durant son sommeil par une attaque cérébrale. Hari fut presque rassuré par cette nouvelle : n’était-ce pas la fin la moins cruelle possible de sa sourde angoisse ? Le charme du kṛti, n’avait-il pas agi ? Le Svāmi, après tout, n’était-il pas le principal responsable du sacrilège ! — Cela ne paraît pas te désoler ! Tu n’es même pas surpris ! lui dit Carol. Qu’allons- nous faire ? Que vont devenir tous nos beaux projets ?

50 Carol fut dérouté par le sourire de Hari. Il regarda son ami avec dépit. — Et notre concert ? Et les présents du Svāmi ? Ce succès, ce voyage, tout cela pour rien, subitement évanoui ?

51 Carol sortit brusquement du salon de musique où ils avaient prévu de répéter. Hari songea que c’était la première fois qu’ils se disputaient ou, du moins, qu’un différend les séparait.

52 Le soir qui suivit cette amère rencontre, Carol fut pris d’une forte fièvre. Ses parents n’y prêtèrent guère attention : ce devait être là les effets de la déception et de la colère. Une bonne nuit de repos et quelque médecine feraient sans doute l’affaire.

53 Seul dans sa chambre, Carol mourut à son tour, au petit matin. Le médecin, désemparé par une mort si précoce, conclut à une crise foudroyante de paludisme.

54 Henry quitta quelques semaines plus tard les montagnes des Ghâts et partit au loin. Hari resta dans la région mais cessa de chanter, excepté lors des services religieux.

Ce que l’artiste découvrit…

55 Hari était toujours allongé sur la route, au milieu des rizières. Il réussit enfin, avec peine, à se redresser puis à s’asseoir. La lune était maintenant passée derrière la crête des montagnes. L’oiseau s’était tu. Seule la ville éclairait encore de ses lueurs lointaines le paysage. Après qu’il eut repris ses esprits, le pauvre voyageur regarda sa montre : elle s’était brisée lors de l’accident. Il ne pouvait déterminer combien de temps il était resté ainsi assoupi, à mi-chemin entre le souvenir et le rêve. Il ne se trouvait probablement qu’à quelques kilomètres de la maison de Higgins… Peut-être une voiture ou même une simple mobylette finirait-elle par arriver ? Peut-être réussirait-il à rejoindre à pied le

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prochain village puis à trouver quelqu’un pour l’aider… Il essaya de se lever mais il ne put y parvenir.

56 Soudain, il crut entendre des cris. Il pensa tout d’abord à un animal, puis il comprit qu’il s’agissait de pleurs. Ceux d’un jeune enfant… Il les sentit lentement se rapprocher et perçut aussi des bruits de pas. Il appela : — Holà, holà ! Par ici ! S’il vous plaît, j’ai besoin d’aide !

57 Les pas cessèrent. Personne ne répondit. — Par ici, n’ayez pas peur ! J’ai eu un accident, je ne veux rien de plus que votre aide…

58 lança Hari d’un ton qui se voulait rassurant. — J’ai glissé. Je suis tombé. Je dois aller chanter pour un concert. Henry Higgins… Dans la maison de Henry. Vous connaissez ? Où allez-vous ? Ma moto est hors d’usage. Y a-t-il quelqu’un tout près d’ici qui aurait un véhicule ?

59 Hari distingua une femme tenant un nourrisson dans ses bras. Le gamin piaillait de plus en plus fort, sa mère s’efforçait de le calmer par de douces paroles. Ce n’était pas de colère qu’il criait : il paraissait souffrir. La femme, enfin, s’adressa à Hari : – Qui êtes-vous ? Pardon, Monsieur, je ne vous voyais pas… chut, chut, Śankhu, ne pleure pas ! Là, là, tout ira bien… Désolée, Monsieur, je vais dans l’autre direction, vers la ville. Si j’avais une voiture, j’aurais déjà emmené mon fils chez le médecin. Excusez-moi !

60 Dans la pénombre, elle s’approcha de Hari et s’accroupit pour se mettre à sa hauteur. Celui-ci tendit les mains et les posa sur le nourrisson. Il dégagea un pan du sari qui enveloppait le petit corps, brûlant, humide de fièvre et crispé par la douleur.

61 La femme voulut fuir. Hari chercha à la retenir. Il avait osé poser ses mains sur elle et son fils et il craignait de l’avoir à nouveau effrayée. Malgré sa propre inquiétude, malgré les sanglots de l’enfant, Hari se mit à chanter. Une composition dans le rāga Nīlambari, la plus ancienne qu’il connût. Mais ce n’était pas ce qui lui importait. Nīlambari… le rāga que chantent les mères pour bercer les nouveaux-nés et les prêtres pour endormir les statues divines : O Rāma ! Puisses-tu danser comme je t’ai bercé ! O doux Rāma ! Puisses-tu danser comme je t’ai fait danser dans le berceau de mes chants27…

62 Lorsqu’il eut terminé, il leva les yeux vers cette femme. Il n’avait pas encore véritablement regardé son visage, il fut surpris par la radieuse beauté qui en émanait. Elle n’osait pas bouger. Peut-être ne le voulait-elle plus ? Il chercha à se lever. Il avait envie de les enlacer, elle et son fils.

63 Elle posa délicatement l’enfant sur les genoux de Hari et s’assit à côté de lui.

64 Hari écouta le silence de la nuit. Sans doute le hasard seul avait-il causé la mort du Svāmi et de Kokila…

65 L’enfant, paisiblement, s’était endormi.

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BIBLIOGRAPHIE

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SUBBA RAO B., 1996, Raganidhi, A Comparative Study of Hindustani and Karnatak Raga, 4 vol. Madras : The Music Academy.

NOTES

1. Bien que basé sur plusieurs enquêtes de terrain, ce récit associe des éléments de fiction à l’observation ethnographique. Par ce moyen, peu ordinaire dans une revue d’ethnomusicologie, mon but a été de rassembler différents événements dont l’expérience m’a fortement fait ressentir la coïncidence. En ce sens, l’univers du conte – si propre à la mémoire de la tradition – m’est apparu opportun pour relater les faits et exprimer certaines émotions qui forment aussi une part de la réalité. J’ai, par ailleurs préalablement consacré plusieurs articles à caractère scientifique aux évènements réels que je cite ici ; ces derniers sont issus tant de l’univers de la musique classique de l’Inde du Sud que de divers rituels de temple du Tamil Nadu et du Kerala, en lien ou non avec l’univers de la tradition carnatique. 2. S. Ramanujam, décembre 2004, à propos du rituel Kaiśika Nātakam, Tirukkurunkudi, Tamil Nadu (communication personnelle). Ce rituel, qui renaît depuis 1999 sous le patronage de Anita Ratnam et S. Ramanujam, tire sa substance du Varāha Purāṇa. Dans ce dernier, Viṣṇu narre un épisode de la vie d’un dévot, Nambāduvan, venu le vénérer au temple de Tirukkurunkudi (montagnes des Ghâts, Tamil Nadu). Sur le chemin de son pèlerinage, Nambāduvan se fait arrêter par un rākṣasa (ogre) qui désire le dévorer. Il obtient néanmoins un sursis de sa part : le rākṣasa lui laisse le temps d’aller prier au temple. Nambāduvan lui a promis de revenir ! L’insensé dévot

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se rend au temple, chante devant l’idole de Viṣṇu … « Il fit cette offrande chantée avec beaucoup d’art. Mais, se demanda-t-il, pourquoi ce chant ? ». Nambāduvan recevra par la voie de ce chant interprété avec ferveur, la bénédiction du dieu. Puis, après avoir douté de la décision qu’il devait prendre, il remettra finalement ce bien subtil au rākṣasa. Suite à ce don, Nambāduvan sera épargné par l’ogre qui, à son tour, sera délivré de sa malédiction… On apprendra, en effet, que le rākśasa était, en fait, un brâhmane à qui l’on avait jeté un sort et qui attendait de rencontrer un dévot sincère pour l’en libérer (Contri 2005). 3. Pūjā : rituel d’offrande. 4. Rasa : saveur, essence, suc. 5. Garbhagṛha : saint des saints d’un temple hindou. 6. Tañjāvūr ou Tanjore qui, du XVIIe au XIXe siècle, a été la capitale culturelle, et notamment musicale, du Tamil Nadu. 7. Kokila : « coucou noir ou indien ; fréquemment évoqué dans la poésie hindoue, son cri musical étant censé inspirer de tendres émotions » (Monier-Williams 1990 : 312). 8. Musique carnatique : musique classique du Sud de l’Inde. 9. Vidvān : celui qui sait. Dans la tradition musicale, ce terme désigne un maître accompli en son art. 10. Gurukula : littéralement, maison du maître. 11. Vīṇā : luth indien. 12. Ambassador : voiture spacieuse, surtout employée comme taxi, emblématique d’un certain standing automobile indien, il y a quelques années encore. 13. Rāga : mode mélodique de la musique indienne. 14. Bhāva : état, émotions liés, notamment, à une expérience esthétique. 15. Śruti : l’audition. Ce terme désigne plus spécifiquement, en musique, la justesse de fréquence : celle-ci passe aussi par la justesse de l’intention émotionnelle. Une seule note d’un grand maître, jouée avec le parfait śruti, est censée valoir toutes les musiques. Tel était ainsi considéré le sa (premier degré du mode) de début des concerts de T.R. Mah?li?gam ou de M.S. Subbulakshmi. 16. Ślōka : ici, vers sanskrits chantés. 17. Gandharva : musicien céleste. 18. Kṛti : catégorie de composition musicale du répertoire carnatique. 19. Akṣayaliṇga : de akṣaya, impérissable, indestructible, et liṅga, signe, phallus ; Śiva désigné comme « Celui qui possède un liṅga indestructible » (Dominique Wohlschlag, communication personnelle). Plusieurs compositions des grands saints poètes et musiciens de l’Inde du Sud sont parfois reconnues pour être dotées de pouvoirs extraordinaires. Il convient évidemment de « bien savoir les chanter ». Les biographies des grandes figures de l’histoire musicale carnatique sont ainsi, traditionnellement, emplies de miracles. Un kṛti de Muttusvāmi Dīkṣitar est intitulé Akṣayaliṅga vibhō. La tradition rapporte que ce fameux compositeur parvint, en chantant cette composition, à ouvrir la porte du saint des saints de Kīvalur auquel un brâhmane lui refusait l’accès. Muttusvāmi Dīkṣitar reçut le darśana (la vision) de la divinité, fruit de sa prière. Dans ce cas, une composition est directement associée à un fait miraculeux. 20. Selon de similaires croyances, certaines compositions de la tradition carnatique posséderaient des vertus curatives, alors que d’autres seraient investies de charmes néfastes pour qui ne saurait pas convenablement les interpréter. « On raconte qu’un jour, un grand musicien qui maîtrisait plusieurs centaines de kṛti refusa de chanter l’une de ces compositions emplies d’une étrange puissance. S’il connaissait toutes les grandes œuvres que comprenait le répertoire, il ignorait encore certaines intentions que contenait son propre coeur » (P.N. Raghava Kurupp, chanteur de sōpāna, Kerala, communication personnelle). 21. Bhakta : adepte de la bhakti, courant dévotionnel de l’hindouisme.

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22. Tyāgarāja aurait composé le kṛti Nā jīvādhāra, qui célèbre l’extase mystique, afin de soigner un homme souffrant de graves maux d’estomac – selon la tradition la plus commune, Śarabhōjī II, un des rois de Tañjāvūr, aurait été le patient. On prête de même à Muttusvāmi Dīkṣitar certains pouvoirs de guérison. Ce dernier aurait ainsi composé le premier de ses célèbres Navagraha Kṛti dans l’intention de guérir l’un de ses disciples en lui demandant de l’interpréter. 23. Svāmi : marque de respect, titre honorifique signifiant maître, seigneur. 24. Annamācārya (1408-1503) : compositeur de l’Āndhra Pradesh. Jñanadeva (1275-1296) : poète du Maharashtra. Ces deux génies furent extraordinairement précoces. 25. Il s’agit ici, plus précisément, du rituel du Bhadrakāḻi-tiyyaṭṭụ, au Kerala, qui est sans lien direct avec la tradition carnatique. Dans ce rituel, la réalisation du kaḻam, ou dessin à base de poudres colorées, constitue une étape importante dans la manifestation progressive de la déesse ( cf. Contri 2003). 26. Lorsque je décidai de consacrer un article sur le Bhadrakāḻi-tiyyaṭṭụ, rituel où l’on dessine un kaḻam représentant la déesse Bhadrakāli, l’un de ses principaux officiants (V. Sasidhara Sarma) me confia devoir commettre une erreur dans son dessin quand je lui annonçai mon projet de faire publier certaines de mes enquêtes, avec photos, dans le cadre d’un colloque (www.reseau- asie.com). 27. Uyyāla lgavayya, kṛti de Tyāgarāja (Rao 1999 : 523).

RÉSUMÉS

Cet article aborde la question des relations entre musique et croyance, plus largement entre art et dévotion religieuse, dans le contexte de la tradition carnatique (Inde du Sud). Il revêt la forme d’un court récit qui mêle la réalité – celle des faits observés, des paroles entendues, des documents collectés lors de voyages de recherche en Inde – et la fiction. L’invention littéraire a avant tout permis, à travers la création d’une histoire, de relier plusieurs expériences de terrain dans une même trame narrative, de leur donner corps et, par le jeu de la description objective et de l’interprétation, naturellement subjective, de poser la problématique de l’art, de sa nature et ses usages. Dans ce texte, un musicien, nommé Hari, sera irrésistiblement attiré par une carrière de virtuose et amené à prendre une cruelle décision : satisfaire ses désirs musicaux et les attentes de son auditoire, au péril de la vie de ses proches. Dans divers rituels, certains actes peuvent avoir des effets néfastes s’ils ne sont pas correctement réalisés. On rapporte également, au sein de la tradition carnatique, que plusieurs compositions musicales du répertoire seraient dotées de pouvoirs surnaturels. Ainsi, les musiciens qui choisissent d’interpréter ces œuvres, ou de renoncer à le faire, doivent être instruits d’un savoir particulier et emplis d’humilité comme de sagesse.

AUTEUR

FABRICE CONTRI Fabrice Contri est ethnomusicologue et musicien. Conjointement à l’étude de la musique classique occidentale (CNR de Boulogne-Billancourt et CNSMD de Paris ; Université Sorbonne- Paris IV), il s’est consacré aux musiques traditionnelles et notamment à celles de l’Inde du Sud et

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d’Italie. Après avoir occupé le poste de professeur chargé de la programmation au CNR de Boulogne-Billancourt et enseigné l’ethnomusicologie dans ce conservatoire et en Université (Poitiers, Angers – UCO), il est depuis janvier 2001 professeur au CNSMD de Lyon. Il collabore en outre régulièrement avec les Ateliers d’ethnomusicologie de Genève.

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Le samba d’une forêt imaginaire Des fêtes du Nordeste brésilien aux festivals européens

Lúcia Campos

1 Dans cet article, je m’intéresserai aux médiations1 qui transforment le jeu quotidien des musiciens du maracatu de baque solto et de la ciranda, au Pernambouc, en une prestation artistique une fois transposé sur scène, dans des festivals en Europe. Pour ceux qui le vivent ce transfert implique plusieurs types de gestion du sens de l’expérience musicale, passant par la professionnalisation et l’apprentissage de la discipline musicale, par l’adaptation à divers contextes, pour des publics différents, dans un mouvement constant de transformation.

2 Le passage à la scène d’une pratique musicale vécue originellement dans des contextes très spécifiques, où elle manifeste de nombreux traits de la vie communautaire, est une question délicate. Cette question met non seulement en lumière des enjeux fondamentaux de l’ethnomusicologie2, mais elle est également en relation directe avec le débat contemporain sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Dans cet article, j’aborderai ces questions à travers l’exemple du groupe musical Siba e a Fuloresta.

3 Les membres de l’ensemble Fuloresta habitent la Zona da Mata, région du Pernambouc marquée par la monoculture de la canne à sucre. Ils participent activement aux « traditions locales »3 telles que le maracatu de baque solto, la ciranda et les fanfares de frevo . Le directeur du groupe, Sergio Veloso, surnommé Siba, est un musicien professionnel né à Recife, la capitale de l’État. Dès les années 1990, Siba a développé une carrière internationale sur le marché de la world music4. Contrairement aux autres membres de l’ensemble Siba e a Fuloresta – qui sont des musiciens dits « traditionnels », ayant traversé toutes les étapes nécessaires à l’acquisition du statut de professionnels – il s’est intégré aux « traditions » du maracatu de baque solto et de la ciranda en accomplissant plusieurs rituels de passage, au point d’en devenir un maître.

4 Nous avons donc, d’une part, des musiciens « traditionnels » devenus professionnels, et, d’autre part un musicien professionnel devenu « traditionnel »5 : ce jeu de miroirs se révèle pertinent pour réfléchir sur les frontières et les perméabilités entre les différents « mondes »6 de la musique7.

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Fuloresta do Samba

5 Fuloresta do Samba8 peut être traduit par « Forêt du Samba ». C’est le titre du CD enregistré en mai 2002 par l’ensemble Siba e la Fuloresta, dans un engenho (moulin à sucre) à Nazaré da Mata. Dans le texte de présentation, Siba dit avoir réuni une équipe de musiciens ayant tous en commun le lien avec les « traditions locales » de la ciranda et du maracatu de baque solto. La ciranda est à la fois un rythme, une danse en cercle et un style poétique populaire originaire de la région de la Mata Norte. Originaire de la même région, le maracatu de baque solto est un cortège de carnaval constitué de nombreux personnages et animé par de la musique et de la poésie. La Fuloresta pratique une sorte de synthèse entre ces deux formations musicales. Dans l’ensemble, le tarol (une caisse claire), le mineiro (ou ganzá, un hochet métallique) et le bombo (un tambour grave) constituent la base rythmique de la ciranda ; s’y ajoutent la póica9 et le gonguê10 pour composer le terno, la formation percussive typique du maracatu de baque solto. Les joueurs de trombone et de trompette, appelés localement les musiqueiros, forment « l’orchestre » du maracatu11 et de la ciranda.

6 Biu Roque12, Mané Roque et Manoel Martins sont les trois musiciens qui apparaissent avec Siba sur l’image de couverture du CD (Fig. 1). Telle une ancienne photo de famille, celle-ci met en évidence la rencontre des générations. Le texte de Siba dit qu’ils « représentent la vieille garde d’un samba dont la reconnaissance n’a jamais dépassé ses frontières géographiques originales ».

Fig. 1. Couverture du CD Fuloresta do Samba.

7 Le mot samba a plusieurs acceptions au Pernambouc : il désigne notamment une des formes poétiques les plus utilisées dans le maracatu de baque solto. Il est pratiqué lors de joutes appelées sambada de pé de parede, qui opposent deux maîtres représentant chacun son groupe respectif. Dans cette dispute, il y a une succession de genres poétiques plus ou moins établis, allant du samba em dez, sur des sujets variés, au samba curto et au samba curtinho, plus agressifs (Veloso et Astier 2008). Le verbe sambar est aussi utilisé dans le sens de « danser » : sambar maracatu. Pendant que les poètes chantent leurs vers, les percussions et les cuivres restent silencieux, les brincantes13 (participants, danseurs)

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s’arrêtent et écoutent. Dès que la rythmique reprend, les brincantes recommencent à danser.

8 Sur la couverture du CD Fuloresta do Samba, le mot samba désigne « tout type de réunion impliquant la musique, la danse ou la fête », avec une importante remarque : il ne s’agit pas du « rythme-roi de l’axe Rio-São Paulo ». Dans le texte de couverture du CD, le compositeur Siba s’interroge pour savoir combien de mots et d’explications il faut pour décrire une musique qui n’a pas de nom ? Il se concentre sur cette collaboration créative avec « des musiciens qu’il avait l’habitude de côtoyer » dans « la chaleureuse ambiance de la musique de rue traditionnelle de la Zona da Mata Norte de Pernambouc », expliquant qu’il s’agit « d’une collaboration différente pour certains d’entre eux » car l’attention « est portée exclusivement sur la musique », et non sur « la fête, la rue, le samba ». Alors le défi se présente : comment transposer cette ambiance dans un autre domaine, un autre monde ?

« Musicien n’est pas un produit générique »

9 « Siba présente son samba rare » est à la une du supplément culturel du 10 août 2002 du Jornal do Comércio, le principal quotidien de Recife14. L’article invite au lancement du CD Fuloresta do Samba qui aura lieu le soir même, avec un concert du groupe. Dans l’article, sous le titre « Un partenariat avec beaucoup de respect », le journaliste explique que le CD « cherche à explorer de nouvelles possibilités pour la ciranda et le maracatu, à partir d’un partenariat avec des musiciens traditionnels de Nazaré da Mata ». Il souligne que « beaucoup d’entre eux » n’avaient jusqu’alors « aucun témoignage de leurs sonorités ». Il prévient qu’il ne s’agit pas « d’un travail de cartographie d’artistes considérés comme folkloriques, de sons exotiques », en bref « d’une espèce de Buena Vista Social Club », affirmant qu’il faut « l’encadrer » comme un CD prenant sa source dans une vieille garde dont « les manifestations sont nées dans l’espace démocratique de la rue ». Un paragraphe plus loin, c’est à Siba de le contredire : « Je ne crois pas à des musiciens génériques, en un art qui passe de père en fils, sans compositeur, uniquement destiné à divertir. Nous savons qui étaient les musiciens, qui ils sont, ce qu’ils représentent. Musicien n’est pas un produit générique ».

10 Dans le communiqué de presse du CD Fuloresta do Samba, l’anthropologue Hermano Vianna15 met en évidence la relation entre le compositeur et les maîtres et les brincantes, une relation qui « n’est ni démagogique, ni paternaliste, ni condescendante, ni éblouie » et où le respect est réciproque. Vianna souligne que « le respect que Siba a pour ces musiques n’est pas paralysant. Il sait que le secret de la vitalité de la ‹culture populaire› est l’innovation dans la tradition, innovation qui ne peut être faite que par celui qui respecte la tradition (que cela ne sonne pas comme un paradoxe : il s’agit d’une tradition novatrice) »16.

11 La conception technique et esthétique du CD est mise en relief par Vianna. Il estime que le partenariat entre Siba et Beto Villares, le directeur musical, a perfectionné « une technique plus créative d’enregistrer avec des musiciens qui n’étaient jamais entrés dans un studio auparavant – pour qui mettre un casque est une expérience d’une autre planète – et des styles musicaux qui n’avaient jamais été enregistrés décemment ». Dans ce sens, le travail artistique de Siba e a Fuloresta a en quelque sorte anticipé les politiques sur la protection du patrimoine immatériel au Pernambouc17. Il suffit de relever à cet

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égard que quelques compositions de Biu Roque ont été enregistrées pour la première fois et qu’il a été reconnu hors de la Mata Norte grâce à ce travail.

12 Plusieurs questions sont mises en évidence dans le projet, à savoir la relativisation du mot samba, la valeur artistique de la musique « traditionnelle », une nouvelle façon d’enregistrer cette musique, la créativité dans la « tradition » et le statut du musicien « traditionnel ». Siba s’y assume comme médiateur entre deux mondes musicaux : d’une part, les brincadeiras (jeux)18 de la ciranda et du maracatu de baque solto, et, d’autre part, la profession de musicien. Il se positionne face à cet écart, qui est encore plus sensible et critique dans un pays comme le Brésil, marqué par de grands contrastes sociaux. Dans cette démarche radicale, l’identité du groupe est peut-être difficile à saisir hors de sa région, car elle problématise plusieurs dichotomies et catégorisations récurrentes : urbain/rural, art/folklore, tradition/modernité. En même temps, elle met en relief des noms et des notions – maracatu, ciranda, « l’ambiance festive de la Mata Norte » – qui échappent à toute tentative de catégorisation hâtive. Ce n’est pas un label ou une catégorie musicale qui est mis en lumière par le projet, mais une ville, ses « traditions » musicales et les musiciens qui la font vivre quotidiennement.

Fig. 2. Brochure touristique de la ville de Nazaré da Mata, « La Terre du Maracatu » (2009).

Nazaré da Mata : de la culture canavieira à la Culture Populaire

13 Nazaré da Mata est une petite ville située dans le nord de l’État de Pernambouc, dans une région appelée la Zona da Mata19. À première écoute, le nom de la ville et de la région suggèrent l’existence de forêts. Cependant, tout au long de la route qui y mène, on ne voit que des champs de canne à sucre, ainsi que les effrayants treminhões, d’énormes camions

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transportant la canne jour et nuit. Autour de la ville, les grandes maisons des anciens engenhos (moulins à sucre) 20 rappellent l’époque d’une « culture canavieira assez développée21 ». La consommation du Pitú, boisson de canne alcoolisée très répandue, et les cendres, qui se dégagent des feux nocturnes et s’éparpillent sur la ville, témoignent de la permanence de la canne dans la région. Néanmoins, le terme « culture » semble avoir aujourd’hui pris d’autres connotations à Nazaré, « terre des maracatus », dont le carnaval est la principale attraction touristique.

14 Dans la brochure récemment publiée par la mairie, Nazaré da Mata est présentée comme la Terra do Maracatu (terre du maracatu). La préfecture se déclare « agent » du processus de « préservation et [de] diffusion de la Culture Populaire de l’État », avec cette « importante manifestation du folklore » appelée « Maracatu Rural ou de Baque Solto ». Les majuscules sont dans le texte original ; elles témoignent d’un processus de valorisation visant à transformer des noms communs, employés dans des contextes très spécifiques, en des noms propres, considérés comme importants et affichés comme des slogans.

15 Le sens ici donné au mot « culture » permet de comprendre la transformation du maracatu à Nazaré, d’une « conduite sociale » à une « pratique culturelle », c’est-à-dire à « une forme de comportement fonctionnant par codes consentis, justifiable, d’une prise en charge institutionnelle » (Laborde 2005 : 16), auquel participent plusieurs acteurs.

16 Tout d’abord, les maracatuzeiros ont créé en 1989 l’Association des Maracatus de Baque Solto de Pernambouc22, ce qui a contribué à leur reconnaissance officielle et leur a permis de participer aux programmations de carnaval. Depuis, les maracatus sont devenus « le principal étendard de l’identité culturelle de la région », ce qui explique la multiplication des groupes à partir des années 1990 par la mise en place d’un réseau culturel financé par les préfectures ou par l’État, dans une démarche de valorisation touristique de la région.

17 À la « culture » appartiennent ceux qui sont capables d’adapter la brincadeira23 à d’autres règles, à d’autres circonstances, ceux qui veulent et savent négocier une certaine « valeur ». Un maître dit qu’il « travaille dans la culture », l’autre souligne qu’il « brinca pas cher », un troisième chante : « je suis un artiste de la culture ». Une conduite sociale devient une pratique culturelle ; mais cette pratique est-elle une profession ? Chacun s’approprie le terme « culture » à sa manière : les uns de façon démagogique et réactionnaire, d’autres d’une manière plus active et progressiste, afin de permettre aux acteurs de la « culture » eux-mêmes de négocier leur place d’une façon plus équitable24.

À chaque pas, le monde bouge : l’artiste crée son contexte

18 Au-delà l’appropriation du terme « culture » en parlant de pratiques musicales du type des brincadeiras, ces mêmes pratiques sont reconnues comme étant « de la musique » dès lors qu’elles entrent dans les mondes de l’art professionnels. Elles appartiennent dès lors à un autre réseau de relations, de dispositifs et de valeurs. Le projet de Siba avec l’ensemble Fuloresta s’inscrit pleinement dans ce processus25.

19 Aujourd’hui percussionniste et chanteur dans l’ensemble Fuloresta, Cosmo Antônio, maître de maracatu, est un ancien travailleur des champs de canne à sucre. Dans un entretien à Nazaré da Mata, il porte l’appréciation suivante sur son travail :

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Je travaille avec Siba. Nous sommes allés partout. Je ne pouvais pas imaginer qu’à mon âge j’allais voyager en avion, que j’allais visiter tous ces endroits où je suis allé en Europe : le Portugal, la Suisse, l’Espagne, Berlin… Rien ne pourrait me faire quitter ce travail. Je suis un musicien professionnel26.

Fig. 3. Cosmo Antônio et Siba Veloso. Flyer du film Fuloresta do Samba.

20 La professionnalisation des maîtres Cosmo Antônio et Biu Roque, ainsi que celle de Mané Roque, des musiqueiros Galego do Trombone et de Roberto Manoel, semble être une question d’adaptation. Ils ont dû se plier à une conception de la « musique comme discipline »27, selon les mots de Siba, vu qu’ils étaient habitués à une conception plus informelle, liée à un « professionnalisme amateur ». Siba dit que les plus âgés « ont pris plus de temps pour comprendre le processus », mais qu’à part cela, « ça a toujours été très naturel de monter sur une scène ». En effet, la ciranda et le maracatu avaient déjà été adaptées à la scène. Avec les voyages hors de la Mata Norte, ce qui change, c’est le public, qui apporte d’autres sensibilités, des formes nouvelles d’appropriation, en un mot, d’autres contextes.

21 Déjà habitués à jouer dans n’importe quelles conditions, sur scène ou dans la rue, payés ou non, les mêmes musiciens débarquent sur une scène professionnelle européenne en 2008, à l’occasion du festival Paléo, en Suisse. Ce qu’ils y trouvent est une ambiance qui cherche à reproduire leur pays d’origine. En effet, comme dans les fêtes de la Mata Norte, il y a plusieurs scènes à Paléo : la grande scène pour le main stream, et la petite, qui n’est pas la scène de la « culture populaire », mais celle du « Village du Monde : couleur Brésil ». Ce n’est pas seulement une scène, mais toute une aire du festival qui est dédiée au Brésil. Il y a des stands de cuisine typique de plusieurs régions du pays, des façades qui imitent l’architecture baroque et même un petit espace arborisé censé évoquer l’Amazonie. La brochure atteste que « les six scènes du Festival » se destinent à « assouvir » la « curiosité culturelle » et les « envies musicales et festives ».

22 Parmi les artistes brésiliens programmés, Siba e a Fuloresta sont les premiers à monter sur scène, vers 17h30. Le public suit le concert avec attention, quelques personnes dansent, d’autres se risquent à de timides mouvements corporels. Avec d’autres Brésiliens

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du public, j’essaie de former une ronde, qui ne dure que le temps d’une chanson : les mouvements sont amples, rapides et énergiques, différents de ceux de la Mata Norte, où une ciranda (à petits pas) peut durer des heures… Après les cirandas, l’ensemble présente des maracatus. Siba chante : « Adieu, le concert va se terminer, que ceux qui veulent poursuivre la fête viennent avec nous se promener. » Les musiciens quittent la petite scène et forment un cortège qui parcourt l’espace du Village du Monde. Les gens applaudissent, maintenant tous sont réunis, musiciens et public. Les cuivres jouent fort, sans amplification, et tout le monde danse avec animation. Cuivres et percussions alternent avec le chant du poète, qui improvise un vers pour demander aux musiciens de changer de marcha, c’est-à-dire de modifier la mélodie « pour que les gens ne se fatiguent pas ». Ici le temps est autre, nous ne sommes pas à Nazaré da Mata. Laissant les musiciens jouer plus longtemps entre deux improvisations poétiques, le poète déclare en chantant : « Ceci est de la rime en direct, elle n’était pas enregistrée sur le CD. » Animés par la marcha du maracatu, musiciens et public parcourent le Village du Monde. Un drapeau du Brésil reçoit le salut du poète, qui prend congé du public : « Merci à ceux qui ont aimé, moi aussi j’ai bien aimé ! »

23 Qu’il se présente à la Mata Norte ou dans un festival en Suisse, l’ensemble est d’une cohésion sans faille. La démarche artistique radicale de Siba est assez emblématique, non seulement d’une volonté contemporaine de valorisation des cultures autochtones (et de retour aux sources), mais aussi d’un désir de participation directe, d’une volonté de communiquer qui suggère d’autres relations possibles entre l’art et la société. La scène devient une contrainte nécessaire, une limite pour la création, un format globalisé, avec tous les dispositifs qui lui permettent de fonctionner. Mais l’espace scénique ne suffit pas à la transposition de l’ambiance. À chaque concert il faut que l’ensemble sorte déambuler dans le public. Au delà de la contrainte imposée par la scène et ses dispositifs de « mise en concert », l’expression reprend sa forme originelle de déambulation au milieu du public, et c’est là qu’elle se retrouve, que les vers sont à nouveau improvisés, que la création est en marche. Certes d’une façon toujours formatée – parce qu’elle a lieu dans le cadre d’un festival –, la manifestation musicale cherche l’élan vital qui la fait bouger, la non- séparation entre l’art et la vie quotidienne.

24 Dans une autre étude, j’ai montré le rôle de l’ethnomusicologue dans cette transposition (Campos 2011). Ici c’est l’artiste lui-même qui assume le rôle du médiateur entre « la rue » et « la scène internationale ». Certes, il y a un formatage, de nouvelles contraintes qui diffèrent des circonstances du cortège du maracatu ou de la ronde de la ciranda. Mais il y a en amont un travail de création artistique et de répétition, sérieux et respectueux, qui valorise la dimension musicale et contribue à créer un nouveau contexte pour la brincadeira, sans pour autant l’affaiblir.

25 Siba dit cependant préférer l’école de « la rue » et cherche à amener « l’informalité de la rue vers la scène » : Dans la rue, la valeur est autre, elle a un rapport avec la chaleur, les gens qui sont à côté, la poussière, la cachaça28… Il y a donc un son de la rue qui lui est propre. Mais pour apporter cela à un ensemble séparé de la rue, qui va enregistrer, qui va monter sur scène, il fallait chercher un nettoyage minimum du son, sans pour autant perdre cette saleté de la rue qui est, d’ailleurs, la chose plus importante à maintenir29.

26 Sur la scène des festivals, les musiciens de la Fuloresta ne sont pas décontextualisés, bien au contraire. En tant qu’artistes, ils créent un contexte dans la mesure où ils réussissent à transposer « la chaleureuse ambiance de la musique de rue traditionnelle » dans chacune

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de leurs prestations. Après quelques tournées hors de la Mata Norte, le deuxième CD de l’ensemble porte le titre suggestif de « Toda vez que eu dou um passo o mundo sai do lugar », littéralement « À chaque pas que je fais, le monde change de place » ou simplement « À chaque pas, le monde bouge ».

La musique, la ville, le samba d’une forêt imaginaire

27 D’une sambada de pé de parede dans la Mata Norte à un cortège de maracatu au Festival Paléo, plusieurs questions ont surgi. L’une d’entre elles concerne le problème de traduction, de labellisation de la musique jouée par l’ensemble Siba e a Fuloresta (assez inconnue, même des Brésiliens). Entre le poids du terme « samba » et celui des différentes catégories musicales, commerciales ou non (musique traditionnelle, world music, pop…), le processus de traduction est finalement centré sur l’imaginaire créé autour d’un lieu et de ses traditions musicales : la ciranda, le maracatu, la ville de Nazaré da Mata, la région de la Mata Norte, qui cherche aujourd’hui à développer un tourisme culturel lié aux traditions locales.

28 Le passage d’une conduite sociale – une brincadeira – à une pratique culturelle, appelée Maracatu – avec un M majuscule – ou simplement « culture », est l’enjeu central de ce travail. J’ai pu constater qu’il y a un renversement des règles de la brincadeira, qui sont désormais indépendantes de l’espace et du temps de la « ronde » ou du « cortège ». Il y a aussi une transformation de ces règles dans le cas d’une sambada de maracatu (une joute) enregistrée sur CD : des règles différentes engendrent de différents mondes de l’art (et vice-versa). Dans la Mata Norte, les situations de jeu ordinaires sont les répétitions et les fêtes. Les répétitions sont organisées par les groupes eux-mêmes, et les fêtes par les mairies. En dehors de la Mata Norte, la Fuloresta présente une sorte de synthèse des musiques locales, développée sur l’initiative de Sergio Veloso, Siba, suite à plusieurs contacts au Brésil et en Europe.

29 Dans la mesure où il y a publicisation, une dimension politique intervient. Comment le politique s’articule-t-il pendant une ciranda sur la place publique, dans la Mata Norte, et comment s’articule-t-il quand un CD (qui est presque un manifeste) est commercialisé sur différents marchés ? Sachant que la musique de la Fuloresta ne passe pas nécessairement par une récupération nationale avant d’entrer sur le marché de la world music, comment comprendre la dimension politique de cette négociation autour d’une « tradition » qui devient « de l’art » ?

30 Un des principaux enjeux concerne la légitimation du travail artistique. Dans le travail de Siba avec la Fuloresta, la musique dite « traditionnelle » n’est pas simplement une source d’inspiration et de « couleur locale », comme elle le fut pour plusieurs compositeurs de « musique brésilienne »30. Cette musique, prise ailleurs comme « objet transcendant »31 est ici créée in situ, avec les musiciens qui la font. Transcendance et médiation semblent se fondre dans un travail quotidien, imprégné par la vitalité propre des traditions festives d’une région, d’une ville et de personnes qui ne sont pas anonymes ou, pour reprendre la remarque de Siba, « qui ne sont pas un produit générique ».

31 Si, dans la Zona da Mata, il n’y a plus de forêt, c’est l’énergie des travailleurs de la canne à sucre qui donne vie au maracatu de baque solto et à la ciranda, et cette même énergie anime Siba e a Fuloresta. L’ensemble affirme le pouvoir que la musique a de transposer des

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ambiances et de créer des contextes à travers ce que j’ai nommé ici « le samba d’une forêt imaginaire ».

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NOTES

1. Dans le sens employé par Antoine Hennion : « La médiation évoque une autre espèce de rapports. Les mondes ne sont pas donnés avec leurs lois. Il n’y a que des relations stratégiques, qui définissent dans le même temps les termes de la relation et ses modalités. À l’extrémité d’une médiation n’apparaît pas un monde autonome, mais une autre médiation. » (Hennion 2007 : 31, 32). 2. Le transfert des musiques dites « traditionnelles » est notamment discuté par Laurent Aubert dans le chapitre dédié au « Paradoxe du concert » (Aubert 2001 : 47-65). Lortat-Jacob (1999) parle d’un « malaise des ethnologues » face aux concerts de « musiques du monde ». 3. Texte de présentation du CD Fuloresta do Samba. 4. Le journaliste José Teles (2000) situe le groupe Mestre Ambrósio, le premier groupe de Siba avec lequel il a fait plusieurs tournées en Europe, comme faisant partie du mouvement mangue, qui s’est développé à Recife dans les années 1990, et dont l’icône principal était le musicien Chico Science. Teles dit que « les mangue-boys » voulaient apprendre avec les « musiciens traditionnels » ce qui ne leur était pas enseigné à l’école. En outre, ils invitaient ces musiciens à partager avec eux des concerts et des scènes de festivals. 5. Par rapport au terme « tradition », le musicien professionnel qui devient « traditionnel » est un témoin important. Siba Veloso comprend « tradition » comme un « goût commun », appris, cultivé, où il y a des règles d’appréciation, des réseaux et, donc, d’expectatives créées, ce goût dans le sens employé par Hennion (2004 : 10) : « une pratique, une activité collective avec des objets, un ‹faire ensemble›, passant par des savoir-faire et n’ayant de sens qu’à cause des ‹retours› que les pratiquants en attendent ». 6. En référence aux « mondes de l’art » de Howard Becker (1988). 7. J’ai suivi l’ensemble dans les festivals Sines (2008), Paléo (2008), Uma casa portuguesa (2009) et Europalia (2011). Cette étude fait partie de ma thèse de doctorat en cours. Au fil d’une ethnographie multi-située (Marcus 2010), au Pernambouc et dans des festivals en Europe, j’enquête sur la négociation permanente des traditions musicales brésiliennes dans ce circuit. 8. Le mot fuloresta joue avec l’idée de la forêt ( floresta, en portugais). Fuloresta est une façon régionale de prononcer floresta. 9. Une cuíca (tambour à friction) grave. 10. Une cloche en métal. 11. Au Pernambouc, il y a deux types de maracatu, le maracatu de baque solto (ou maracatu rural) et le maracatu de baque virado. Pour cette étude, je fais référence au maracatu de baque solto à chaque fois que j’utilise le mot maracatu. 12. Biu Roque est décédé le 23 avril 2010. 13. Brincante, du verbe brincar (jouer) est celui qui participe à une brincadeira, terme qui sera expliqué plus loin. 14. Carpeggiani, Schneider : « Siba apresenta o seu samba raro ». Jornal do Comércio, Recife, 10 août 2002. 15. Siba avait travaillé avec Vianna sur le projet « Música do Brasil », une cartographie des traditions musicales brésiliennes dirigée par l’anthropologue en 2000. 16. Vianna, Hermano : Release para o CD Fuloresta do Samba, 2002.

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17. Dans une démarche analogue à celle analysée par Amselle (2004) à propos de l’art contemporain africain. 18. Garrabé (2008 : 81-82) explique le verbe brincar (jouer) dans le contexte des brincadeiras du Nordeste : brincar « évoque le plaisir de jouer pour soi mais avec les autres, et le plaisir de ‘faire’, physiquement, comme on entreprend une activité de manière ludique, avec un certain détachement, mais tout aussi sérieusement ». 19. « Zona da Mata » peut être traduit par « zone des forêts ». 20. Le Nord-Est « en décadence », qui « fut en son temps le centre de la civilisation brésilienne » est l’objet du livre Nordeste, de 1937, de l’anthropologue brésilien Gilberto Freyre. Dans la préface de l’édition française de 1956, appelée « Terres du Sucre », Freyre désigne le profil de la région des engenhos : « celui d’un paysage ennobli par la chapelle, le calvaire, la casa-grande, le cheval de race, la barque à voile, le palmier impérial, mais déformé en même temps par la monoculture, le régime des latifundia et l’esclavage, stérilisé ainsi dans ses sources de vie et d’alimentation les plus riches et les plus pures, dévasté dans ses forêts, dégradé dans ses eaux ». 21. Extrait de la revue Nazareth Autônoma (1933 : 8). 22. Crée par le maître de maracatu Manoel Salustiano. 23. Le verbe « jouer » a plusieurs acceptions au Brésil : jogar dans le contexte de jeux, ou pour « jeter » quelque chose ; tocar, pour jouer d’un instrument de musique, et brincar qui, dans le sens le plus courant, se réfère aux jeux d’enfants ou au fait de « plaisanter ». Dans le contexte dont il est ici question, on utilise brincar dans le sens du verbe « jouer » – « se livrer au jeu », « s’amuser », « profiter d’un temps ou d’un espace d’action sans contrainte ». Il y a cependant des règles, des contraintes dans le maracatu et la ciranda, qu’elles soient explicites ou non. En outre, « sans contrainte » doit être relativisé : la brincadeira peut être « sans contrainte » par rapport à un autre espace et un autre temps très contraignants, ceux du travail agricole dans les champs de canne à sucre. 24. En référence à Sahlins (1997). 25. Sur la professionnalisation de la brincadeira, voir Campos 2012. 26. Entretien réalisé à Nazaré da Mata le 20 janvier 2008. 27. Entretien réalisé à Recife le 1er février 2009. 28. Boisson alcoolisée tirée de la canne à sucre. 29. Film Fuloresta do Samba, réalisé par Marcelo Pinheiro, Recife, 2004. 30. Pour n’en citer qu’un exemple, Villa-Lobos et la mythologie autour des Amérindiens et d’une forêt où il n’est jamais allé. Voir notamment Fléchet 2004. 31. Antoine Hennion parle de la « dualité entre la musique comme objet transcendant et comme médiateur de l’identité du groupe » ou, en d’autres termes, « la tension entre la musique-objet et la musique-relation » (2007 : 22, 25).

RÉSUMÉS

Un ensemble musical, une ville, un compositeur qui devient maître de maracatu de baque solto, des maîtres de maracatu reconnus comme artistes… Tels sont les personnages de cette ethnographie multi-située qui cherche à suivre le périple de l’ensemble Siba e a Fuloresta entre les fêtes de la région de la Mata Norte (Pernambouc, Brésil) et les festivals en Europe. Au-delà l’appropriation du terme « culture » en parlant de pratiques musicales également appelées brincadeiras, ces

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mêmes pratiques deviennent « de la musique » dès lors qu’elles rentrent dans des mondes de l’art professionnels. Elles appartiennent alors à un autre réseau de relations, de dispositifs et de valeurs. Le projet de Siba avec l’ensemble Fuloresta s’inscrit pleinement dans ce processus.

AUTEUR

LÚCIA CAMPOS Lucia Campos est musicienne et ethnomusicologue. Ses recherches portent sur les musiques populaires brésiliennes (choro, maracatu, ciranda, samba de roda), particulièrement dans l’interface entre différentes traditions musicales. Elle a enregistré les CD « Corta Jaca » et « Mina de Choro », et a réalisé le documentaire Na levada do choro. Diplômée de l’École de musique de l’Université fédérale du Minas Gerais (Brésil), elle prépare une thèse de doctorat à l’EHESS (Paris) sur les traditions musicales brésiliennes dans les réseaux des Musiques du Monde en Europe. Elle est boursière CAPES (BR) pour cette étude.

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Affirmation artistique et critères d’appréciation des chanteurs revivalistes au Salento

Flavia Gervasi

1 Il existe actuellement une grande quantité de domaines de l’ethnomusicologie classique où s’est opérée – ou est en train de s’opérer – une transformation des répertoires musicaux fonctionnels – rituels, religieux, reliés au travail – en produits commercialisés dans les circuits internationaux, ce « grand souk de la world music » dont parle Laurent Aubert (2001 : 105-125).

2 La musique que l’on entend aujourd’hui au Salento, un territoire à l’extrême sud de la région des Pouilles en Italie, est issue des répertoires des anciens paysans qui disposaient d’une quantité considérable de chants associés, comme c’est le cas dans la plupart des sociétés agro-pastorales sédentaires, à différents moments de la vie d’un individu (naissance, mariage, maladie, mort, travail, etc.). Les musiciens et chanteurs de la génération actuelle ont développé, quant à eux, leurs pratiques dans le contexte du revivalisme musical contemporain et des circuits de la world music, s’inspirant de la tradition musicale et surtout vocale de la paysannerie. Ces deux univers, paysan et revivaliste, en plus d’être caractérisés par deux classes d’âge différentes, s’ancrent dans deux réalités socioculturelles et économiques distinctes : d’une part le monde agro- pastoral ayant subsisté au Salento jusqu’aux années 1960 ; de l’autre la société contemporaine résultant des processus de tertiarisation, d’urbanisation et de globalisation mis en œuvre à partir de la deuxième moitié des années 1970. Les répertoires musicaux se voient ainsi adaptés aux contraintes musicales et aux exigences des nouveaux contextes de performance (concerts, festivals, projets discographiques, etc.), et le statut du musicien se modifie : le chanteur paysan de la tradition laisse la place au professionnel de la musique. Il va de soi que l’horizon esthétique des nouveaux acteurs musicaux se reconstitue sur la base de nouveaux interlocuteurs, fonctions, finalités et contextes de production, en modifiant la praxis musicale, notamment vocale, des anciens chants paysans. À travers ces stratégies d’adaptation, les héritiers de la culture paysanne menacée de disparition lui ont garanti une nouvelle forme de survivance et ils ont créé

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une figure professionnelle – celle du chanteur/musicien des pratiques musicales de la paysannerie – répondant à un statut socio-économique qui n’existait pas auparavant.

3 Reprenant les résultats d’une enquête menée entre 2007 et 2010 auprès d’un groupe d’une dizaine de chanteurs revivalistes du Salento, parmi les plus réputés, nous montrerons comment l’affirmation professionnelle des chanteurs de ce mouvement musical reflète une tension permanente entre la nécessité de l’imitation – afin d’être associés à la tradition musicale paysanne du Salento – et la volonté de se créer un profil artistique reconnaissable. Recourant à une étude des critères d’appréciation que ces chanteurs mettent en œuvre afin d’évaluer les pratiques musicales de la paysannerie, ainsi que celles de leurs collègues revivalistes, nous avons pu observer qu’il existe une relation directe entre la grille de critères esthétiques propre à chaque chanteur et leur parcours artistique et professionnel. Les revivalistes ont pu bénéficier, à partir des années 1990, d’un mouvement de redécouverte et de mise en valeur de la culture paysanne. Leurs projets musicaux ont pu être diffusés sur les plans national et international grâce aux politiques culturelles instaurées par le gouvernement régional et aux financements des institutions locales. C’est pourquoi nous voulons aborder l’étude de l’affirmation artistique des professionnels de la musique d’origine paysanne au Salento sans jamais perdre de vue le contexte sociopolitique et culturel dans lequel les chanteurs mènent leur activité artistique et musicale. Nous tenons pourtant à créer un jeu constant de renvois entre ce contexte et la dimension individuelle de ces chanteurs en prenant en compte : la biographie et la formation musicales de chacun sur la base des circuits fréquentés ; l’expérience personnelle et le rapport avec la tradition ; l’interprétation individuelle du revivalisme ; les capacités artistiques et musicales de chacun ; et enfin les enjeux du marché musical et touristique.

Les prémisses

4 Si le mouvement de redécouverte de la culture musicale paysanne s’organise à ses débuts en groupes autonomes, les représentants de la politique locale commencent, après quelques années d’activité privée et indépendante, à réfléchir aux conséquences de cette vague musicale sur le plan du marketing territorial. Ils se mettent à évaluer les effets économiques et touristiques possibles d’un projet de promotion du territoire bâti sur la musique de tradition orale. Tout en consacrant des financements publics à l’organisation d’événements musicaux, les politiciens locaux interceptent la volonté exprimée par « la base » de s’approprier l’héritage des paysans, et mettent en œuvre une stratégie culturelle adaptée ; à cette fin, ils utilisent la médiation d’un groupe de chercheurs et d’opérateurs culturels de la région et développent, autour du répertoire musical qui leur est relié, une rhétorique « glocaliste 1 » à travers laquelle des éléments particuliers de la tradition du Salento, revendiquée pour sa diversité et sa portée identitaire, sont greffés dans la culture globale.

5 Les actions les plus saillantes liées à cette opération de mise en valeur de la culture locale sont, d’un côté, un travail considérable de repérage, de réédition et de diffusion des enregistrements sonores et de la littérature relatifs aux pratiques rurales de tradition orale ; de l’autre, le financement et le soutien d’événements musicaux tels qu’un festival, Notte della Taranta, qui a désormais atteint une portée internationale.

6 Créé en 1998 dans le village de Melpignano, qui ne compte pas plus de deux mille habitants, le festival Notte della Taranta bouleverse le cours d’un mouvement initialement

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plutôt indépendant dans son développement. Depuis ses premières éditions, toute l’attention des acteurs sociaux impliqués dans le revivalisme s’est portée sur cet événement. Avec ce festival commence donc un nouveau chapitre de l’histoire des musiques de tradition orale au Salento, depuis la redécouverte de la culture paysanne au début des années 1990. Le festival devient d’ailleurs, en quelques éditions, un phénomène attirant chaque été un public d’environ cent mille personnes, et donnant à une forme musicale souterraine et marginale une portée nationale, voire même internationale.

7 Le même schéma est réemployé tous les ans : deux semaines de concerts de groupes locaux revivalistes, et un grand concert final dirigé par un chef d’orchestre invité, reconnu sur le plan international. De par son grand rayonnement suite à une couverture médiatique nationale depuis 2003, ce concert polarise l’attraction et l’intérêt du public et des touristes.

8 La création et le succès de ce festival montre jusqu’à quel point, à travers un projet d’affirmation économique de la région sur la base des ressources reliées au paysage et à la culture orale, la politique d’institutionnalisation de ce projet est devenue le trait distinctif du Salento dans les deux dernières décennies. Les intellectuels et les chercheurs en sciences sociales ont accéléré le processus de marketing territorial, jouant un rôle clé dans la constitution et l’affirmation d’une identité salentine. Ce contexte de promotion territoriale fait office de vitrine pour les projets musicaux des chanteurs et des musiciens revivalistes.

9 Cependant, dans l’univers revivaliste salentin, comme les partisans d’une attitude plus philologique le montrent, aucune modification de la tradition ne passe inaperçue, ni sans engendrer des objections. Dès que ces transformations sont pointées du doigt, un contre- courant de retour aux sources prend forme afin de préconiser la sauvegarde et la réaffirmation d’une tradition que l’on estime menacée de déviance. C’est d’ailleurs le rôle que les collecteurs-musiciens d’une première vague revivaliste, active pendant les années 1970 2, se sont donné vis-à-vis des hybridations très poussées qui sont dernièrement apparues au Salento et des solutions musicales jugées non pertinentes sur le plan conceptuel (et philologique) dans le cadre de la Notte della Taranta.

10 Il n’est pourtant pas négligeable que le répertoire de la paysannerie existe et vive aujourd’hui, et ce principalement dans les salles de concert et dans les festivals où il s’offre à de nouveaux auditoires. Mais si, pour être invités dans les cénacles des circuits internationaux, les musiciens doivent respecter principalement les règles particulières au monde du spectacle, les critères de reconnaissance auprès des Salentini sont d’une autre nature. Ces conventions concernent essentiellement ce qui relève de l’authenticité. Dans leur propre système culturel, les chanteurs et les musiciens revivalistes sont soumis à des processus de validation qui passent par une reconnaissance identitaire. Mais comment les critères de validation d’un chanteur ou d’un projet musical sont-ils construits ? Comment s’appliquent-ils à la pratique musicale ? Sont-ils partagés ?

11 Les chanteurs revivalistes sont plongés dans une réalité fortement marquée par les attitudes que l’on considère propres à une société de consommation globalisée. Dans ces conditions socioéconomiques et culturelles, ils importent une tradition qui vient du passé, mais dont on ressent encore les échos dans la société actuelle. Dans la mesure du possible, ils voudraient en sauvegarder les valeurs et les contenus symboliques. Cependant, si les chanteurs revivalistes veulent que leur musique soit vivante, ils se voient obligés d’adapter cet héritage et de développer des pratiques musicales répondant aux besoins et aux exigences de leur contexte de vie contemporain et du marché musical.

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Ils sont alors obligés d’opérer une médiation entre le maintenant et l’ avant, une négociation entre leur statut de citoyens du présent et celui de passeurs des pratiques et des valeurs d’une société paysanne qu’ils n’ont jamais vécue.

Fig. 1. La chanteuse Anna Cinzia Villani au Festival Notte della Taranta, 2010. Photo Tony Rizzo.

Un modèle d’analyse entre biographies et foyers

12 Notre ethnographie s’appuie sur une étude de cas qui, de par sa perspective volontairement restreinte, se livre à l’examen minutieux d’un groupe d’individus en contexte, dont nous cherchons à approfondir l’histoire musicale et l’expérience esthétique. Nous avons exploité le potentiel d’investigation le plus puissant que les chanteurs revivalistes salentins adoptent afin d’affirmer leur propre identité artistique : la production de discours. Quant au travail analytique, nous nous sommes occupée, en premier lieu, de déceler derrière les mots l’intrigue du fonctionnement des mécanismes propres à l’appréciation et à l’expérience esthétiques ; en deuxième lieu, d’investiguer les relations entre les discours prononcés par les chanteurs revivalistes et le monde qui les entoure, les parcours et le statut artistique de ces chanteurs, ainsi que les enjeux politiques qui pèsent sur la réalité culturelle et musicale revivaliste. Pour le dire autrement, nous avons tenté de rendre les enjeux du chanteur plus visibles, interprétant les discours esthétiques relatif à leur champ d’expérience et leur horizon culturel. Sachant qu’il est impossible de saisir la complexité d’une attitude esthétique par une analyse linéaire, nous avons procédé à un découpage du flux d’expérience en créant des contextes d’observation privilégiés tels que des entretiens et des tests d’appréciation. Nous avons notamment proposé à dix chanteurs revivalistes, interviewés de façon

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individuelle, des tests d’appréciation centrés sur l’écoute de voix d’anciens chanteurs paysans (Gervasi 2011 : 243-278).

13 L’analyse comparée des résultats de ces tests montre que les chanteurs ont des cadres référentiels plutôt diversifiés. Pour une moitié du panel, la nature de ce cadre est musicale, pour l’autre moitié elle est extramusicale. À l’intérieur de chacune de ces deux grandes catégories – musicale et extramusicale –, les réponses sont aussi hétérogènes et subjectives ; en d’autres termes, la portée subjective de l’appréciation de l’objet sonore varie de chanteur à chanteur. Pour certains, le filtre, constitué par les croyances à travers lesquelles ils apprécient une pratique vocale ou une performance, a une action régulatrice très forte, au point de leur permettre de réinterpréter les propriétés et le contenu de l’objet d’attention, indépendamment de sa réalité ontologique et contextuelle. Une chanteuse, par exemple, charge un chant polyphonique de travailleurs d’une valeur esthétique parce qu’elle envisage dans cette pratique un lien avec les chœurs de la tragédie grecque. C’est ainsi que, lors de son test d’appréciation, elle explique la nature de ce lien : L’un de mes morceaux préférés est chanté par un chœur d’hommes. J’ai l’impression d’écouter un chœur de la tragédie grecque, un chœur très loin. Je l’aime parce que la première fois que je l’ai écouté, j’ai imaginé que les chœurs de la Grèce classique chantaient de la même façon. C’était un témoin de la culture grecque, transférée au Sud de l’Italie et conservée ici jusqu’à nos jours. Je ne sais pas dire si, du point de vue musical, mon intuition est correcte ou non, mais j’ai cette sensation.

14 Un autre chanteur relie l’expressivité vocale des anciens paysans à ses principes moraux. Au cours de son test d’appréciation, son écoute semble être capturée principalement par le timbre des différentes voix, mais surtout par les qualités générales de la performance qu’il lie souvent à des facteurs d’ordre moral. S’agissant des voix, elles sont qualifiées par des adjectifs caractérisant les propriétés des sons, telles que « limpide », « complète », « résonnante », « pleine », « harmonique » ; mais elles se chargent souvent, dans l’évaluation de notre chanteur, d’une composante humaine et morale qui va au-delà de l’appréciation des formes et des qualités. Dans ce cas, les voix sont admirées parce qu’elles viennent d’une personnalité « sûre d’elle », ou parce qu’elles résonnent comme des voix « vécues » et « denses d’expérience ». De la même manière, pour qualifier une exécution de façon générale, il utilise des adjectifs tels que « profonde », « honorable », « naturelle », « non forcée », qui ne se justifient pas nécessairement en ce qui concerne les propriétés de la voix, du chant ou de la performance. En effet, il nous informe qu’il ne lui est pas facile d’expliquer les raisons de ses appréciations et que toute analyse technique constitue une attitude réductionniste pour l’appréciation d’un chant. Il déclare : J’ai l’impression d’être soumis à une sollicitation sensorielle continue avec toutes ces écoutes. C’est difficile de dire ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas et pourquoi une voix me plaît. À mon avis, les raisons sont contenues dans ce qu’une voix cache. Cette chanteuse, par exemple, arrive, en chantant, à ouvrir une fenêtre sur son monde, sur sa façon d’être. Toute la puissance de la musique de tradition orale est là. Chacun se prend un espace et, exploitant ses potentialités, transfère son être à l’autre. Mais ce passage est possible seulement lorsque tout ce que l’on a appris est en harmonie avec ses propres potentialités. Je ne sais pas dire ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas, mais je sais que tout ce que je suis en train d’écouter représente ce que je viens d’expliquer, c’est-à-dire un individu pour lequel ce qu’il a appris est en harmonie avec ce qu’il peut faire en chantant. Alors tout est correct, tout est complet.

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15 Pour qu’un chant sollicite une réaction d’ordre esthétique chez notre chanteur, il est nécessaire que l’objet sonore dont il est question représente ce qu’il attend de ce chant, c’est-à-dire qu’il soit l’expression d’un sujet qui chante en harmonie avec son être et son vécu. Mais existe-t-il des paramètres qui puissent mesurer « le niveau d’harmonie » demandé par notre chanteur ? S’agit-il de propriétés intrinsèques à l’objet sonore qui peuvent être testées et mesurées aussi par d’autres sujets ? Les paramètres d’appréciation proposés par le chanteur salentin répondent, à notre avis, à une échelle de valeurs d’ordre subjectif. D’ailleurs, comment pourrait-il établir le niveau de cohérence entre l’expression vocale et le vécu d’un chanteur paysan qu’il n’a jamais connu, dont il ne connaît ni l’histoire personnelle, ni celle de la période que ce chanteur a vécue ?

16 Les tests ont montré également que certains chanteurs réagissent vis-à-vis de propriétés (voix tendue, aiguë, émission à la limite des possibilités du chanteur, timbre rude) de la trace vocale censées être propres à la pratique vocale de la paysannerie salentine, et, par conséquent, belles à écouter. Il est alors intéressant d’observer comment leur appréciation fonctionne lorsque les critères d’appréciation sont de l’ordre du musical stricto sensu. À ce propos, le cas d’un extrait en particulier mérite notre attention, celui de Giorgio Vitale enregistré par l’ethnomusicologue italien Diego Carpitella en 1960 (in Agamennone 2005). L’exemple de Giorgio Vitale répond parfaitement au canon du chanteur typiquement salentin diffusé dans les circuits revivalistes : un chanteur avec une voix puissante, tendue, aiguë, forcée jusqu’à ses propres limites.

17 Un des chanteurs revivalistes soumis au test d’appréciation propose le commentaire suivant après avoir écouté la voix de Vitale : Voilà l’exemple du chanteur doué pour tout : une bonne émission du son, la capacité de moduler, une grande interprétation. Il est à même de changer la structure comme s’il était en train d’imaginer un arrangement musical. C’est l’extrait que je préfère parce que le chanteur est hors de tous les standards. J’ai toujours à l’esprit cette image du trainiere (conducteur de charrette dans l’idiome local) qui chante et qui se fait entendre à grande distance. En écoutant cette voix tendue, je suis touché. Le chanteur a une puissance interne qu’il ne peut pas contrôler, celle-ci ressort parce qu’elle est naturelle. En outre, je comprends le texte chanté, j’apprécie les capacités vocales, ses jeux de voix qui me font penser à une grande maîtrise des techniques vocales propres aux grandes écoles de chant.

18 En écoutant la même voix, une chanteuse revivaliste déclare : Celle-ci me plaît à mourir. J’aime la texture de la voix, le timbre, la technique vocale. Ce qu’il fait est très difficile à chanter, mais ce que j’aime le plus est sa voix. Du point de vue émotionnel, cette dernière me capture complètement. Je perçois sa façon de chanter comme libératoire, thérapeutique. Sa voix m’entoure, me fait rester immobile. J’imagine que, si quelqu’un chante en face de moi de la même façon, je reste hypnotisée. Il me plaît parce qu’il se donne avec toute la puissance qu’il possède.

19 Dans notre panel, il y a cependant un chanteur revivaliste qui nous propose une lecture opposée de ce même extrait : Cet chanteur chante en falsetto ; mais, à mon avis, il s’agit d’une interprétation fausse. Il a probablement entamé le chant avec une hauteur aiguë qu’il n’arrive pas à maintenir. La tonalité employée ne répond pas à sa tonalité naturelle, c’est pourquoi sa voix n’est pas naturelle non plus. C’est impossible qu’un chanteur puisse chanter si haut. Il a certainement voulu montrer toute la puissance de sa voix en présence de l’ethnomusicologue [Carpitella] et il a trop poussé dans les notes aiguës.

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20 Nous savons qu’en considération de son âge (il est le chanteur le plus âgé de notre panel), mais surtout de son parcours de vie, les cadres référentiels de ce revivaliste ne sont pas partagés avec les autres. Les critères de jugement mis en œuvre par ce chanteur sont empruntés à la tradition paysanne par son grand-père qui les lui a transmis de vive voix. Les critères adoptés par les chanteurs revivalistes plus jeunes – et qui n’ont pas eu un apprentissage en contexte – découlent vraisemblablement d’une reconstruction a posteriori de la pratique vocale. En outre, les commentaires portés par des anciens chanteurs paysans à l’occasion d’un test analogue à celui soumis à la nouvelle génération, rejoignent en effet les mêmes considérations que notre revivaliste (interprétation fausse, registre trop aigu et peu naturel).

21 Si nous parcourons l’ensemble des commentaires, en dépit de quelques analogies dans l’attitude vis-à-vis de l’expérience d’attention esthétique et de quelques critères que l’on retrouve évoqués par plusieurs revivalistes, l’aspect le plus significatif de l’ensemble des tests est plutôt l’hétérogénéité des critères et des conduites, ainsi que la variété des approches relatives aux voix de la paysannerie (Gervasi 2011 : 270-278). De plus, en considérant que l’étendue de notre analyse se limite à un panel de dix chanteurs, cette hétérogénéité et cette variété sont particulièrement significatives dans le cadre d’une mise en perspective des critères d’appréciation et du profil esthétique de chaque chanteur. Pour quelle raison certains profils sont-ils plus semblables que d’autres ? Et pourquoi sont-ils fondamentalement dissemblables entre eux ? Afin de bien cerner ces questions, il est en premier lieu nécessaire de pratiquer une observation analytique qui place les acteurs dans leur contexte situationnel (artistique, culturel) et, en deuxième lieu, de disposer les données récoltées de façon à maintenir un dialogue permanent entre les discours des chanteurs revivalistes glanés sur le terrain et l’ensemble de leurs expériences artistiques et culturelles.

22 Après avoir reconstruit leur biographie artistique et musicale, nous avons acquis la conviction que les critères d’appréciation des chanteurs sont étroitement corrélés à cette biographie, notamment à la formation et à l’apprentissage, à leurs expériences musicales précédentes ou parallèles à la pratique vocale salentine ; aux milieux culturels et artistiques fréquentés ; ainsi qu’à leur statut artistique et professionnel. C’est ainsi que, dans le dévoilement de toutes ces connexions implicites – que les chanteurs ne révèlent pas, puisqu’elles sont parfaitement intégrées à leur parcours de vie –, le travail du chercheur prend forme. Lorsque nous commençons à mettre en perspective les critères d’appréciation avec le parcours de formation, les milieux fréquentés, les biographies artistiques de chacun des chanteurs, nous nous apercevons qu’il y a souvent un rapport de causalité, quoique non rigide et pas nécessairement linéaire.

23 Dans l’édition française du volume Histoires des musiques européennes, le quatrième de l’Encyclopédie dirigée par Jean-Jacques Nattiez (2006), Jean Molino consacre un article aux fondements théoriques nécessaires pour écrire l’histoire de la musique occidentale à partir d’un paradigme méthodologique alternatif au paradigme classique ancré sur des notions abstraites telles que les siècles, les époques ou les styles. Dans la perspective d’un paradigme individualiste, il propose notamment de considérer, comme point de départ d’une nouvelle histoire, les actions de l’individu situé dans ce que l’historien d’art Jacques Thuillier appelle les foyers (Molino 2006). Ceux-ci sont des « lieux dans lesquels s’est déroulée sa formation [celle de l’individu] et où il a entretenu avec ses pairs des liens directs de collaboration, de compagnonnage ou de rivalité. […] Ces foyers sont au centre de sphères d’influence, de « bassins » plus ou moins étendus – région ou nation – ; mais

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entretiennent en même temps des relations avec d’autres foyers : ainsi peut se constituer une « analyse géographique plurale » qui permet de prendre en compte les déplacements des artistes d’un foyer à un autre, les réseaux d’échanges entre foyers ainsi que leur hiérarchie » (Molino 2006 : 1389).

24 Cette histoire de biographies et de foyers, tracée au présent, peut être l’histoire des acteurs de notre enquête, qu’il est nécessaire de situer dans un contexte culturel, d’apprentissage et d’échange, afin de comprendre comment ces deux facteurs – biographie (apport individuel) et foyer (influence du groupe, du contexte, de la société) – arrivent à caractériser le parcours d’affirmation artistique qui, selon notre hypothèse, se reflète sur les critères d’appréciation de nos chanteurs revivalistes.

25 Au-delà des héritages principalement familiaux, qui ont permis à deux de nos chanteurs d’avoir une connaissance directe et ponctuelle de la grammaire musicale paysanne, il nous semble intéressant, afin de comprendre le fonctionnement du système de filtrage qui affecte l’expérience esthétique de nos chanteurs, d’apercevoir également les contacts et les liens que certains d’entre eux ont entretenus avec les foyers qui ont caractérisé (ou caractérisent encore) la vie culturelle et musicale du revivalisme contemporain.

26 Nous sommes persuadée que certaines modalités de conception et de pratique de la musique de tradition orale propres à la vague revivaliste des années 1970 ont continué à circuler dans les milieux fréquentés par nos chanteurs, quoique réinterprétées aujourd’hui selon l’esprit du temps (« glocalisation », world music). Certains des sujets qui ont animé la renaissance de l’intérêt pour la culture paysanne des années 1990 sont d’ailleurs les mêmes protagonistes du mouvement idéologique des années 1970. Nous supposons notamment que ce sont surtout les chanteurs qui n’ont ni un passé directement ancré sur la pratique vocale, ni une formation musicale solide, qui s’appuient sur un langage et des attitudes empruntés au mouvement politico-culturel des années 1970. Ce mouvement possède une histoire et une identité sur lesquelles nos chanteurs se basent pour accéder à la scène musicale actuelle. Selon notre observation, l’héritage d’une idéologie teintée des couleurs de la gauche prolétaire a continué d’exercer son « pouvoir d’attraction » sur la nouvelle génération. Les principes de cette idéologie, repris, révisés et exploités aujourd’hui par les politiciens et les opérateurs culturels dans le cadre d’une dimension identitaire et de promotion touristique, permettent à nos chanteurs d’exister sur la scène de la world music (harmoniser italique ou pas) en tant qu’artistes et représentants de la culture musicale salentine.

27 L’« idéologisation subalterniste 3 » de la pratique musicale exercée par les mouvements revivaliste et de redécouverte des expressions paysannes a légué en héritage une sorte d’« anthropologie active » inspirée de la pensée gramscienne, et vouée à rendre, via l’action musicale, ces expressions « un ferment d’une nouvelle culture humaniste à vocation universelle » (Amselle 2011 : 225). La culture liée au monde agricole, et donc l’ensemble des pratiques musicales paysannes, acquièrent dans cette perspective une valeur sociale qui se transmet grâce à l’action revivaliste. Cette action peut s’affirmer sur la scène musicale contemporaine en tant qu’expression musicale « glocale » et en tant que produit d’une identité reconnaissable. La valeur sociale de cette culture apparaît en filigrane dans la plupart des commentaires et des déclarations de nos chanteurs revivalistes. Au cours des tests d’appréciation portant sur les documents ethnographiques historiques, nous avons récolté un grand nombre de formules emblématiques témoignant de la valeur socioculturelle associée aux voix paysannes écoutées par nos chanteurs. Bref, ces chants engendrent chez une partie de nos chanteurs une réaction d’ordre esthétique

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en raison de ce qu’ils représentent, c’est-à-dire les derniers témoignages de la culture ancestrale de leur terre d’origine.

Processus rhétoriques et stylisation musicale

28 Les dynamiques contemporaines de diffusion des musiques du monde permettent à n’importe qui d’avoir accès facilement à une grande quantité de musique et de s’approprier aussi aisément des styles et des langages venant d’ailleurs, mais ouverts à l’hybridation (Bohlman 2002). Dans ce sens, la Notte della Taranta constitue un contexte d’expérience incontournable pour nos chanteurs. C’est dans le cadre de cette manifestation, qu’ils ont l’occasion de collaborer avec des musiciens provenant de cultures et de genres musicaux différents et donc d’observer, d’assimiler et d’apprendre leurs pratiques, leurs langages et leurs styles. Des exemples d’hybridation musicale expérimentés dans les circuits internationaux de la world music, et appris dans le cadre du festival, ont conduit certains de nos chanteurs à se mesurer à la recherche des langages les plus variés – balkanique, dub, électronique, techno, jazz, blues, musique de banda, etc. – et propres à se mêler avec succès, à leur avis, à la grammaire et au style des répertoires paysans du Salento. Mais comment nos chanteurs soutiennent-ils alors leur attachement à la culture musicale paysanne ?

29 Leur image artistique se nourrit principalement d’une aspiration explicite, et rhétorique, à l’authenticité qui constitue l’occasion d’affirmer leur propre personnalité artistique par rapport au mouvement de mise en valeur de la culture paysanne. Cette aspiration joue un rôle crucial à la fois pour légitimer leur activité locale et pour garantir l’exportation de leurs projets musicaux à l’extérieur de la région.

30 Les différents milieux politiques et culturels qui gravitent autour du festival contribuent à orienter les goûts et à offrir des catégories d’appréciation d’ordre musical ainsi que des critères de valeur qui touchent aux domaines de l’éthique et de l’identité, et cela, par le biais de procédés rhétoriques. Les politiciens et les opérateurs culturels ont par exemple considéré la Notte della Taranta comme un projet culturel de rédemption économique du territoire. Ils ont réalisé un programme de développement culturel de la région à travers des discours construits autour d’une pratique musicale. Marcello Sorce Keller explique bien d’ailleurs comment la musique se prête aisément à de telles réaffectations symboliques. Le chercheur affirme que la musique « est un phénomène qui, au niveau du son, comme au niveau des comportements nécessaires à sa production, est tellement apte à se charger de valeurs symboliques que, en tant que symbole, elle peut fonctionner pour presque tout et, in primis, pour la politique » (Sorce Keller 2007 : 1133-4).

31 Le contenu politique des courants revivalistes au Salento est principalement passé par les discours prononcés par les musiciens directement impliqués dans la propagande des années 1970, et de nos jours par les politiciens. Ces discours ont-ils une incidence concrète sur l’expérience artistique des chanteurs revivalistes ? La force rhétorique du langage politique a permis, grâce surtout à l’ampleur médiatique de la Notte della Taranta, de construire l’objet « musique paysanne », qui n’a jamais existé sous les formes à travers lesquelles il est présenté aujourd’hui dans la pratique musicale de nos chanteurs. Grâce à cette production de discours, la musique paysanne est perçue comme authentique parce que les spectateurs la vivent comme elle se présente à eux, c’est-à-dire comme une réalité historique. Les stratégies rhétoriques en ont en fait garanti la revitalisation avant la pratique elle-même. Nous sommes persuadée que nos chanteurs

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ont assimilé – consciemment ou non – ces stratégies, arrivant à affirmer sur le marché un monde musical paysan imaginé qu’ils ont créé, chacun sur la base de sa propre expérience de la paysannerie et de ses propres valeurs apprises dans les foyers qu’ils ont fréquentés. Il va de soi que les chanteurs qui ont moins d’appuis proprement musicaux pour légitimer leur proposition vocale ont besoin pour s’affirmer de développer des stratégies et un discours convaincant.

32 La salentinité est un de ces concepts vagues, mais efficaces, construits in vitro par les politiciens et les opérateurs culturels pour mettre en œuvre la valorisation de la culture et des traditions paysannes. Sur ce concept, nos chanteurs ont fondé leur affirmation artistique, transférant également les procédés rhétoriques dans la pratique musicale. Celle-ci est souvent présentée sur scène ou même dans les projets discographiques comme une sorte d’expérience « synesthésique ». À travers un processus de sollicitation sonore, certains de nos chanteurs renvoient l’auditoire à une dimension visuelle et physique des espaces et des sonorités propres à la vie agricole (bruit des roues des charrettes, des feuilles des arbres, des sabots de chevaux, etc.). Ces renvois se réalisent grâce à un usage stylisé des sons et des bruits d’instruments acoustiques ou électroniques. Ces sons agissent en tant que connecteurs sensoriels entre l’ici et l’ailleurs, en mesure de traduire une perception sonore en image mentale. Ces sons stylisés contribuent ainsi à reconstituer l’environnement physique au sein duquel le chant paysan était exécuté. Autrement dit, ils accomplissent une fonction précise, qui consiste à relier la pratique musicale actuelle au monde paysan à travers un processus rhétorique d’évocation des atmosphères de la campagne, telles que celles décrites par les chercheurs (Lomax, de Martino, Carpitella, Agamennone) ou par les chanteurs paysans interviewés.

33 Le répertoire le mieux exploité dans le sens synesthésique est celui des pratiques vocales arie di trainiere4. Certains chanteurs salentins se sont construit une image vocale définie du « traînière », caractérisée par une hyperfonction de l’appareil phonatoire, un registre aigu, une tension dans l’émission, ainsi qu’une forte intensité, à travers lesquels s’affirme une présence vocale en relation avec l’ampleur des distances spatiales. Sur le plan musical, cette exigence expressive se traduit par une pratique vocale très peu rythmée qui favorise la puissance de la voix chantée dans un registre aigu. Ce n’est pas un hasard si les extraits musicaux d’anciens trainieri qui présentent tous ces traits sont les plus appréciés des chanteurs revivalistes. Ces extraits, aux caractéristiques vocales et musicales très reconnaissables, si bien imités, rendent par conséquent identifiable le chanteur revivaliste qui les propose en tant que chanteur salentin. C’est pourquoi les traits musicaux qui les caractérisent deviennent des paradigmes musicaux, dont le respect garantit l’appréciation de chanteurs revivalistes. Ces derniers appliquent aux chants des paysans une sorte de fragmentation des traits les plus marquants. Ensuite, ils recréent à partir des ces chants des nouvelles versions qui s’adaptent à leur propre représentation du passé. Celle-ci découle d’une sorte de négociation entre, d’une part, les attentes du public et les enjeux des autres acteurs du mouvement revivaliste (chercheurs, opérateurs culturels, politiciens, maisons de disque, directeurs de festivals, etc.) et, d’autre part, leur propre parcours musical et culturel et leurs capacités artistiques. De cette façon, les chanteurs revivalistes réifient le monde rural à travers un produit musical qui stylise jusqu’à l’exaspération les traits vocaux les plus reconnaissables. C’est pourquoi les chanteurs paysans, auxquels nous avons proposé certaines interprétations des arie di trainieri de nos chanteurs revivalistes, ne les ont ni reconnues ni acceptées en tant qu’expressions de la paysannerie salentine. En définitive, dans sa dimension revivaliste, la

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musique de la civilisation paysanne n’existerait que grâce à des stratégies rhétoriques qui en ont garanti la revitalisation au-delà de la grammaire, du style et des contenus propres à la civilisation agricole rurale. Ainsi, pour que ce mouvement musical existe et continue à se diffuser, il est vital qu’il se fonde sur des traits musicaux reconnaissables et que les projets artistiques de chacun soient accompagnés par une production de discours qui affirme, de façon rhétorique, la continuité entre ce mouvement et la tradition musicale paysanne.

34 Selon notre observation, le paradigme esthétique de nos chanteurs coïncide avec les critères musicaux (hyperfonction de l’appareil de phonation, choix d’un registre aigu, tension dans l’émission, forte intensité de la voix, pratique vocale très peu rythmée) et extramusicaux (la valeur culturelle de l’héritage musical paysan) qui sont à la base de la rhétorique revivaliste. D’autre part, un auditeur ne connaîtra jamais la tradition musicale des chanteurs paysans du Salento en écoutant nos chanteurs ; mais il sera convaincu, grâce aux procédés rhétoriques appliqués à la pratique musicale, d’être immergé dans l’environnement dans lequel se produisait un chant de travail ou d’amour paysan.

La « signature » artistique individuelle et l’hétérogénéité des profils esthétiques

35 Pourquoi les profils esthétiques de nos chanteurs, tels que nous les avons observés au cours de l’enquête, manifestent-ils une hétérogénéité quant aux critères d’appréciation, alors qu’ils partagent les mêmes procédés rhétoriques de mise en œuvre d’un projet musical ?

36 Huit des dix chanteurs de notre panel sont des musiciens professionnels, c’est-à-dire que leurs revenus proviennent exclusivement de leur activité musicale. Pour eux, donner des concerts et vendre leurs projets musicaux constituent un plaisir, une satisfaction artistique, mais en même temps une exigence de survie économique. Le festival Notte della Taranta est, par exemple, la plus importante des vitrines qui leur permet de conquérir l’attention du public, des producteurs, des opérateurs musicaux et culturels, des médias. Au cours de la kermesse musicale, ils ont des espaces pour attirer l’attention et promouvoir leurs propres projets discographiques. Il est alors inévitable que, étant donné les implications médiatiques et commerciales du mouvement revivaliste et notamment du festival, une atmosphère de forte compétition prévale, bien que, dans la plupart des cas, elle ne soit pas explicitée. Cette compétition non révélée dépasse aussi les liens d’amitié très forts, les rapports d’estime et de collaboration artistique existant entre la plupart de ces chanteurs. Comment les mécanismes de cette compétition silencieuse se mettent-ils en œuvre lors du festival, mais également en dehors de la kermesse ?

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Fig. 2. L’orchestre « La Notte della Taranta » à la quatorzième édition du Festival Notte della Taranta, 2011.

Photo Kash Gabriele Torsello.

37 Notre observation et notre analyse des comportements artistiques de nos chanteurs – choix des arrangements musicaux, des scènes où se produire, de la façon de promouvoir leurs projets, de se présenter sur scène, etc. – démontrent que ceux-ci tentent de se créer une image artistique unique et bien distinguée par rapport à celle de leurs collègues, et ce en dépit du fait que leur proposition musicale puise dans le même répertoire de chants pour les projets discographiques et les différentes scènes, à l’instar de standards de jazz. Les choix musicaux concernant les arrangements à travers lesquels nos chanteurs proposent les répertoires de tradition orale de la région constituent ce que Monique Desroches appelle la « signature individuelle », qui leur permet de se distinguer de leurs collègues et de s’affirmer sur le marché musical par rapport aux autres : « cette signature que nous avons qualifiée de ‹ singulière › s’impose en nouveau paradigme expressif. Certains jeunes artistes voient dans la scène touristique un lieu exceptionnel d’expression individuelle et d’expérimentation artistique. Le spectacle touristique se profile chez eux à la fois dans la continuité d’un lieu de mémoire et dans l’exploration ou la création musicale » (Desroches 2011 : 71).

38 L’ethnomusicologue canadienne applique cette notion à l’activité des chorégraphes martiniquais qui, à travers la mise en tourisme du patrimoine musical de leur île, édifient leur identité de Martiniquais et profitent de cette occasion exceptionnelle de proposition musicale pour se mettre en valeur. Ainsi, tout l’enjeu pour l’artiste-créateur consiste alors, écrit Desroches, « à instaurer un réel dialogue entre, d’un côté, le patrimoine musical avec ses exigences expressives et son historicité et, de l’autre, la créativité individuelle et singulière du chorégraphe » (ibid.). Ne pourrait-on pas dire la même chose de nos chanteurs revivalistes ?

39 L’image artistique de ces chanteurs se joue dans une tension permanente entre la nécessité d’être reconnaissables en tant que chanteurs salentini (l’authenticité) – d’où l’exigence d’accompagner leur pratique musicale d’un discours rhétorique qui légitime leur action musicale – et la nécessité de se distinguer par leur originalité et leur contribution personnelle par rapport aux autres (signature singulière) – d’où la recherche

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d’un style reconnaissable et la nécessité d’hybrider le répertoire du Salento avec les autres langages musicaux, selon le goût de chacun. Ils sont ainsi tiraillés entre les attentes de leurs possibles publics (local versus externe, puriste versus ouvert à l’hybridation, paysan versus non paysan, etc.) et la tentative de donner lieu à un paradigme artistique reconnu et apprécié qui s’adapte à la biographie musicale et culturelle de chacun. Il va de soi que cette tension s’inscrit dans les enjeux artistiques et commerciaux de leur statut de musiciens et qu’elle affecte l’horizon d’appréciation de nos chanteurs.

40 Ce qu’ils présentent à leur public, comme l’observe Desroches pour le cas des musiciens martiniquais, « n’est pas une éventuelle authenticité d’une culture musicale, mais la mise en scène d’une authenticité singulière » (ibid.), celle de chaque chanteur qui se distingue des autres par son projet artistique personnel.

41 Bien que cela ne soit jamais explicitement révélé, tout chanteur aspire à être considéré comme le représentant de la culture musicale paysanne du Salento. Les chanteurs ne reconnaissent que rarement ne pas apprécier le projet musical, la voix ou la façon de chanter d’un collègue (voire ami), mais ils s’engagent souvent dans des discours où ils expliquent comment la musique vocale de tradition orale devrait être jouée et qui, selon eux, de par son histoire personnelle à l’égard de la tradition paysanne, a le droit de chanter cette musique, et qui, par contre, devrait être exclu des circuits revivalistes salentins. Il va de soi que, dans la plupart des cas, ce qu’ils proposent comme modèles correspond à leurs propres pratique et histoire, ainsi qu’aux critères esthétiques qu’ils privilégient dans leur musique. Bref, pour ces chanteurs revivalistes, l’ensemble de ces éléments fait office de grille catégorielle pour la formulation d’un jugement de goût et, de façon générale, pour régler leur appréciation esthétique.

42 Pour résumer, ils se créent une image artistique bien définie qui résulte de plusieurs facteurs : la biographie et la formation musicales de chacun sur la base des foyers fréquentés ; le rapport et l’expérience personnelle avec la tradition ; l’interprétation individuelle du revivalisme ; les capacités artistiques et musicales de chacun ; et, enfin, les enjeux du marché musical et touristique. Le processus que nous venons de reconstruire nous amène à conclure que ce ne sont pas leurs goûts qui influencent leur profil artistique, mais que, au contraire, c’est l’ensemble des facteurs que nous venons d’énoncer qui concourent à influencer leur profil artistique et leurs critères d’appréciation. Les enjeux artistiques constituent – c’est notre hypothèse – le cadre référentiel à partir duquel l’appréciation des chanteurs revivalistes se modèle.

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NOTES

1. Le concept a été développé en sociologie par Barry Wellman et Keith Hampton dans les années 1990, puis approfondi par Zygmut Bauman (2004 ; 2005a ; 2005b). La glocalisation est un mouvement culturel qui utilise des outils de l’organisation sociale et des stratégies issues du système globalisé afin de mettre en valeur les aspects culturels locaux, ce qui se résume dans la formule « penser global et agir local ». 2. Les années 1970 sont marquées par une volonté de donner aux classes dominées rurales, paysannes, pastorales et parfois artisanes leur propre statut culturel en considérant leurs

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pratiques et leurs formes symboliques comme des expressions d’une humanité digne d’une attention intellectuelle et politique. Il s’agit en effet d’une période dans laquelle, en Italie, les principes idéologiques des partis politiques orientés à gauche intègrent les tensions sociales et civiles, ce dont rend compte la production culturelle (musique, théâtre, cinéma, etc.). À partir du début des années 1970, certains représentants de la culture locale en contact avec les expériences politiques et culturelles de la capitale, ainsi qu’un groupe de jeunes musiciens et universitaires, certains passionnés et d’autres intrigués par les traditions populaires, engendrent sur le territoire le mouvement revivaliste salentin (Santoro : 2009). La musique joue dans le contexte que nous venons de décrire un rôle de véhicule d’un message politique. L’essentiel tient dans l’affirmation de l’idéologie de soutien de la classe prolétaire. 3. L’adjectif « subalterniste » renvoie à la notion de « subalterne », au sens que Gramsci (1975) lui a attribué en la référant aux groupes sociaux qui demeurent en dehors des structures consolidées de représentation politique, comme les classes paysannes et ouvrières. 4. Pratique très populaire dans l’univers paysan, les trainieri représentaient une catégorie spécifique de travailleurs de la société paysanne, aptes au transport des marchandises sur des charrettes. Les conducteurs avaient l’habitude de chanter durant des longs parcours solitaires, souvent effectués pendant la nuit. Les détenteurs de la mémoire vivante de ces pratiques affirment que les trainieri pouvaient parfois voyager en groupe, dans une disposition de file indienne introduisant ainsi une distance entre eux, distance comblée par le chant lorsqu’il s’agissait de communiquer. Comme le décrit l’ethnomusicologue italien Maurizio Agamennone (2005) à partir des notes de terrain de Carpitella, le but de ces pratiques répondait premièrement à l’exigence de combler à travers la voix l’ampleur des espaces. C’est pourquoi la vocalité des chanteurs semble privilégier une hyperfonction de l’apparat de phonation, un registre aigu, une tension dans l’émission, ainsi qu’une forte intensité à travers lesquelles s’affirme une présence vocale en relation à l’ampleur des distances spatiales. Sur le plan musical, cette exigence expressive se traduisait dans une pratique vocale très peu rythmée qui favorisait la puissance de la voix chantée dans un registre aigu (ibid.).

RÉSUMÉS

La musique que l’on entend aujourd’hui au Salento, un territoire à l’extrême sud de la région des Pouilles en Italie, est issue des répertoires des anciens paysans de la région qui disposaient d’une quantité considérable de chants associés, comme c’est le cas dans la plupart des sociétés agro- pastorales sédentaires, à différents moments de la vie d’un individu (naissance, mariage, maladie, mort, travail, etc.). Les musiciens et chanteurs de la génération actuelle ont développé, quant à eux, leurs pratiques dans le contexte du revivalisme musical contemporain (world music et globalisation), s’inspirant de la tradition musicale et surtout vocale de la paysannerie. Les répertoires musicaux se voient ainsi adaptés aux contraintes musicales et aux exigences des nouveaux contextes de performance (concerts, projets discographiques, festivals, etc.), et le statut du musicien se modifie : le chanteur paysan de la tradition laisse la place au professionnel de la musique. Recourant à une étude des critères d’appréciation que les revivalistes mettent en œuvre afin d’évaluer les pratiques musicales de la paysannerie, ainsi que celles de leurs collègues, nous avons pu observer qu’il existe une relation directe entre la grille de critères esthétiques propre à chaque chanteur et leurs parcours artistique ainsi que professionnel.

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AUTEUR

FLAVIA GERVASI Flavia Gervasi a obtenu un doctorat en musicologie à l’Université de Montréal sous la direction de Jean-Jacques Nattiez. Sa thèse est une étude comparative qui porte sur l’esthétique de tradition orale de deux groupes de chanteurs (paysans et revivalistes) du sud de l’Italie (Salento). Elle est actuellement post-doctorante à l’Université Laval (Québec) où elle travaille sur la phonostylistique de la voix des chanteurs revivalistes du Salento. Chercheuse associée et coordinatrice du laboratoire MCAM (Université de Montréal), elle participe au programme de recherche CRSH Étude comparative des critères d’évaluation esthétique et du jugement de goût (2010-2013), dirigé par Nathalie Fernando.

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Faire profession de la tradition ? Équivoques en Pays Basque

Denis Laborde

1 Sans pour autant nous lancer dans un inventaire à la Lomax (1968), composons mentalement un tableau regroupant en deux colonnes les critères les plus couramment utilisés pour différencier « musiques du monde » (ou traditionnelles) et « musique savante » (ou sérieuse, ou savante-occidentale). Ces critères réfèrent à des ordres de phénomènes aussi divers que l’énoncé produit et les caractéristiques qu’une analyse de contenu permet d’en dégager (échelles, ambitus, intervalles, timbres, rythmes, mélodies, structures formelles, instrumentation), mais aussi à une organologie, à des répertoires, des techniques de jeu, des modes de présentification de musique, des formes d’organisation du travail musicien, des traits de culture, des ancrages religieux, spirituels ou politiques de la performance, des marqueurs identitaires activant des trames symboliques… Chacun de ces critères fait apparaître des couples d’opposition qui organisent un « grand partage » à l’évidence postulée : oral/écrit ; rural/urbain ; simple/ complexe ; collectif/individuel ; permanence/changement ; tradition/innovation. Ajoutons une ligne dans notre tableau mental : elle concerne la profession et place le désintéressement de la pratique amateur du côté des musiques du monde et l’engagement professionnel du côté de la musique savante occidentale. Or, dans notre monde occidental des institutions musiciennes, la professionnalisation des métiers de la culture est un indice de la valeur des œuvres produites. Voilà un argument supplémentaire justifiant l’inscription de la profession du côté de la musique savante occidentale et le désintéressement de la tradition du côté des musiques du monde.

2 C’est la croyance encore tenace de nos jours en ce grand partage que je propose d’interroger dans cet article. Je le ferai de trois manières. La première consiste en une prise en compte des grands désordres qu’a généré, sur le plan des modes d’insertion professionnelle, l’irruption de la World Music dans le panorama des pratiques musicales occidentales. La deuxième consiste en une mise en cause des tentatives de grand partage engagées avec la musique pour outil : je montrerai que ces tentatives sont idéologiques et qu’elles sont invalidées par la façon dont les pratiques musicales façonnent la vie des sociétés humaines1. La troisième consiste en une comparaison de deux pratiques traditionnelles en Pays Basque : l’improvisation chantée du bertsulari (littéralement

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« faiseur de strophes ») et le chœur d’hommes Oldarra de Biarritz. Si le tableau mental que nous venons de composer était doté de quelque valeur scientifique et permettait de dégager une loi générale des modes d’insertion professionnelle, alors la réponse apportée par « la tradition » à l’offre de professionnalisation devrait être la même dans les deux cas. Or nous verrons que, si les uns ont accepté le principe d’une professionnalisation, les autres l’ont rejeté. Dès lors, des fissures apparaissent dans le tableau idéal que nous lègue l’organisation de la musique dans nos propres sociétés, et c’est ici le cœur de mon argumentation : l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de construire une science de la musique à portée générale. Chaque observation est située et chaque cas singulier : je défends ici le parti d’une approche pragmatique qui prend la forme d’un objectivisme historicisé et contextualisé, et je reviens un court instant sur le tableau mental que nous venons de composer.

3 Ces couples d’opposition apparaissent en effet comme des marqueurs de différenciation livrés par l’évidence du monde. En réalité, ils n’ont d’efficience qu’à l’intérieur du tableau, car ils ne nous permettent pas de « trouver » dans le mobilier du monde autre chose qu’une discrimination que notre propre univers de civilisation nous avait appris à discerner au préalable. La diversité des pratiques musiciennes ne peut en effet se réduire, autrement qu’à des fins heuristiques, en types ou classes. Le « grand désordre de l’expérience esthétique » (Fabiani 2005) a raison des dispositifs taxinomiques les mieux assurés.

4 Au seuil des années 1980, l’irruption de la World Music a plongé le monde de l’ethnomusicologie, mais aussi celui des musiques traditionnelles, dans un grand désarroi critériologique. L’irruption d’un tiers terme regroupant « toutes sortes de métissages mercantiles et de courants musicaux exotiques contemporains » (Pennewaert in Aubert et al. 2000 : 10) bouscula l’assurance manichéenne du regard que l’on portait communément sur le monde des musiques. L’inquiétude touchait certes les réalisations artistiques, elle touchait aussi l’organisation professionnelle des pratiques musiciennes.

5 Alors que l’engagement dans la tradition était synonyme d’altruisme, de désintéressement, de générosité, d’humanité, voilà que la World Music venait déstabiliser les mieux intentionnés des musiciens traditionnels. Souvenons-nous des anathèmes lancés par Alain Swietlik, éminent spécialiste du secteur, dénonçant avec force cette « forme de colonisation et de mépris de l’autre. Si on lit attentivement les pochettes de disques plus ou moins étiquetés ‹World Music›, on s’aperçoit qu’il y a une condescendance paupériste omniprésente, que le rôle du fabricant est de prendre ces musiques ‹arriérées›, ringardes, pauvres, de les rendre consommables, de les rendre ‹clean›, de les rendre vendables en les rendant propres technologiquement, et donc commercialisables » (Modal 1993 : 150).

6 Souvenons-nous aussi de Simha Arom en colère dénonçant « la menace qui vient des confusions déguisées » et la corruption qui vient de ce que des « agriculteurs-musiciens passent professionnels à la suite d’une tournée en Occident »2. Onze ans plus tard, François Bensignor mit son impressionnant savoir encyclopédique au service de cette même idée, dressant le portrait acrimonieux d’une World Music en « évanescent concept formulé par les Anglo-Saxons, que la loi des marchés pose en prescripteurs uniques de la commercialisation de la musique. Certains exégètes francophones s’échinent à vouloir faire de la World Music une catégorie musicologique : produit bricolé par les machines électroniques de compositeurs sans scrupules, Occidentaux exploitant à leur seul profit des traditions qu’ils volent à quelques purs artistes et autres bons sauvages… »

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(Bensignor 2002 : 2). L’affaire Deep Forest et le succès ambigu de ses concepteurs, Michel Sanchez et Éric Mouquet, scella le divorce entre les musiques du monde et la World Music, décalquant sur ce nouveau clivage l’opposition entre l’entreprise de connaissance de l’ethnomusicologie et le monde marchand de la musique mondialisée (Zemp 1996 ; Feld 1996, 2000).

7 En mettant en série huit cas d’interférence entre la recherche ethnomusicologique et le monde marchand de la création musicale, Hugo Zemp publie alors un article qui fit date dans le monde de l’ethnomusicologie. Rappelons ici sa vertigineuse introduction : $ 30,000 to license one minute of Rajasthani music for an American insurance company’s television commercial. Sampling by two French musi-cians of a Solomon Islands lullaby, which, mixed with pop rhythms and computerized chords, results in an international success with millions of dollars in profit through CD sales and income from television commercials in France and the USA (and perhaps other countries). Note by note borrowing of another Solomon Islands lullaby (these lullabies seem to be a hit !) by a well-known French composer, jazz musician and interpreter of classical and contemporary music who declared the composition as his own. $ 8,000 (only !) proposed by a Rumanian pop musician living in Germany, for sampling an Albanian song… (Zemp 1996 : 36)

8 Ce désarroi fait désormais partie du monde commun de l’ethnomusicologie. En 2005, Vincent Zanetti reprenait les mots de Simha Arom pour faire retour sur sa propre expérience de musiciens : « On ne compte plus aujourd’hui les ensembles de percussions d’Afrique de l’Ouest qui se produisent en Suisse et dans toute l’Europe, tous se réclamant des traditions les plus authentiques, mais n’ont pu faire le voyage que grâce à l’invitation d’un ami ou d’une petite association. Hélas, en ce domaine, les critiques saintes sont rares et ce qui brille a bien souvent valeur d’or » (Zanetti, in Aubert 2005 : 101). L’entrée des musiques du monde dans le monde marchand des échanges commerciaux à l’instar de la World Music aurait-il corrompu la musique, les répertoires, les attributions statutaires de compétence ? Je propose d’ouvrir maintenant les deux dossiers que j’avais promis d’étudier dans la société basque, l’un conduisant à une forme de professionnalisation (le cas du bertsulari dont je donne une définition ci-après), l’autre menant au contraire à un refus de répondre aux sollicitations du marché (le chœur Oldarra de Biarritz). Je conduis cette analyse sur deux processus de professionnalisation équivoques, en gardant à l’esprit le conseil de Laurent Aubert nous invitant à ne pas « assimiler flux musicaux, flux humains et flux commerciaux » (Aubert 2005 : 116).

La professionnalisation des bertsulari

9 Un bertsulari est un chanteur d’un type particulier, un faiseur de vers qui improvise des vers nouveaux en les chantant sur des airs anciens connus de tous. Cet art de l’improvisation poétique est aujourd’hui un genre littéraire oral. Il s’est forgé au long du XIXe siècle, au moment où il prit peu à peu place aux côtés d’une série d’objets culturels – la langue, les coutumes, l’archéologie, la danse, les chansons – qui furent érigés en marqueurs d’une singularité basque sous les auspices du folklore. C’est parce qu’une place lui fut aménagée dans ce contexte que l’art des bertsulari prit place dans la série des pratiques qualifiées de folkloriques et qu’il y occupa, dans le dernier tiers du XIX e siècle, une place de choix. À ce moment, en effet, une conduite sociale est repérée, un organum littéraire est fixé, un cadre d’évaluation élaboré qui autorise une appréciation normative des poèmes improvisés. Promise au spectacle, évaluée comme on évalue une poésie écrite, l’improvisation orale devient une pratique culturelle, c’est-à-dire une forme

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de comportement fonctionnant par codes consentis, justifiable d’une prise en charge institutionnelle et qui procure à tout bertsulari sa motivation : « faire de la littérature ». Des concours sont organisés dès la création de l’Académie de la langue basque (1918). Une série de concours dont l’organisation épouse le cours chaotique de l’histoire politique du XXe siècle. Interrompue une première fois en 1936 quand la victoire de Franco scelle l’interdiction de la langue basque, la série des concours réapparaît au seuil des années 1960, puis elle disparaît à nouveau lorsque les affrontements entre ETA et le pouvoir franquiste montent en intensité. Jamais, pourtant, la parole ne s’est tue et, après la mort de Franco en 1975, c’est dans la pleine lumière du vélodrome d’Anoeta que ces concours poétiques sont organisés à fréquence olympique et que la parole du poète irrigue à nouveau la société basque. Je vais ici m’arrêter sur la finale de 1989, car elle marque un tournant du point de vue des thématiques qui retiennent ici notre attention.

Fig. 1. La bertsulari Maialen Lujanbio, actuelle championne du Pays Basque, lors de sa victoire devant Andoni Egaña (à l’arrière plan) en 2009.

Photo Eskual Kultur Erakundea/Institut Culturel Basque.

10 Nous sommes à Anoeta le dimanche 17 décembre 1989, jour de la finale du championnat général du Pays Basque. Dans le vélodrome aménagé pour la circonstance, les huit finalistes entrent en scène. Des thèmes leurs sont imposés. Après toute une journée de joutes poétiques, les neuf membres du jury désignent le meilleur d’entre eux, Jon Lopategi, ovationné par les 12000 spectateurs présents. Or, le succès public de cette finale et la « fabrication des grands hommes » qu’elle assume génèrent un phénomène que l’on n’attendait pas : la professionnalisation des bertsulari. De ce point de vue, ce championnat de 1989 marque un tournant dans l’histoire du bertsularisme. Le championnat suivant ouvrira en effet « l’ère Andoni Egaña », qui, à l’approche des trente ans, assure une présence discrète en 1989 après avoir été finaliste déjà en 1986, mais remportera ensuite quatre championnats successifs (1993, 1997, 2001, 2005), jusqu’à ce que, le 13 décembre

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2009, la jeune Maialen Lujanbio renvoie à son tour Andoni Egana, qui n’a pas cinquante ans, au rang d’illustre prédécesseur. Cette « ère Andoni Egaña » est marquée par l’arrivée au meilleur niveau de jeunes virtuoses formés désormais dans les écoles d’improvisation, par une explicitation des critères qui font la qualité d’un « bon bertsu », un bon poème, par une évolution vers une meilleure qualité encore des improvisations et par un rajeunissement spectaculaire de la moyenne d’âge des improvisateurs présents sur scène. De ce point de vue, on peut assez nettement distinguer un avant et un après 1989. Revenons donc à cette finale du dimanche 17 décembre 1989.

11 A l’issue de l’événement, l’association Euskal Herriko Bertsolari Elkartea (Association des bertsulari du Pays Basque), organisatrice de ce championnat, a publié le bilan financier du championnat, dossier dactylographié de 34 pages qui permet d’analyser l’organisation de la phase finale du championnat, du 1er novembre au 17 décembre 1989. Ce dossier comprend deux chapitres : un mémoire et un bilan financier. Le mémoire rappelle que l’association Euskal Herriko Bertsolari Elkarte (désormais ici EHBE) s’est chargée de l’organisation de ces phases finales, avec l’aide de nombreux bénévoles et l’appui des municipalités d’accueil. Une stratégie publicitaire fut orientée selon trois directions : des annonces régulières sur les chaînes de radio3, des encarts publicitaires dans la presse4, la diffusion de 5000 affiches et de 25000 tracts. Pour l’ensemble de ces dépenses, l’association a reçu l’aide institutionnelle de Euskal Jaurlaritza (gouvernement basque de trois provinces : Guipuzcoa, Biscaye, Alava), Nafarroako Gobernua (gouvernement de la Navarre), les Députations du Guipuzcoa et d’Alava, les mairies organisatrices : Saint- Sébastien, Gernika, Azpeitia, Lesaka, Laudio, Hendaye, Hernani. À cette aide publique s’est ajoutée celle des banques : les Caisses (Kutxa) du Guipuzcoa, de Saint-Sébastien, de Bilbao et de Biscaye.

12 Le document donne ensuite la composition des jurys, du secrétariat de la finale, celles qui élaborèrent les thèmes sur lesquels les bertsulari eurent à improviser, et les noms des deux présentateurs : Laxaro Azkune (à Hernani, Hendaye, Azpeitia et Anoeta l’après-midi) et Bernardo Mandaluniz (à Laudio, Lesaka, Gernika et Anoeta le matin). Ces experts sont professeurs de basque, journalistes ou membres de la fonction publique. Un plan détaillé du déroulement des épreuves est ensuite exposé, où l’on note que la progression vers la finale va dans le sens d’une plus grande complexité des thèmes et d’une diversification des exercices proposés aux improvisateurs. Le prix des places est détaillé et l’on note que les membres de l’association EHBE bénéficient d’une réduction, le prix d’une demi- journée leur permettant d’assister à la journée entière.

13 Je ne vais pas détailler ici l’ensemble du montage financier de cet événement. J’en retiens un aspect du bilan qui nous intéresse ici : la surprise vient de ce que, loin de faire apparaître ce déficit structurel qui caractérise les comptes d’entreprises œuvrant dans le domaine des arts du spectacle, le bilan financier du championnat est très largement excédentaire. Pour un total de dépenses de 14754709 Pesetas (soit 130262,76 Euros), il fait apparaître un total de recettes de 29888100 Pesetas (243767,96 Euros), soit un bénéfice net de 15133291 Pesetas (123505,81 Euros).

14 Les recettes couvrent deux fois le montant total des dépenses. Un examen budgétaire plus détaillé permet de repérer des orientations prioritaires. Le poste des dépenses se divise principalement en deux pôles : le montant des prix et des défraiements versés aux participants (36,3 % du total des dépenses) et les frais d’organisation et de publicité (40,7 % des dépenses). Les frais de personnel représentent par ailleurs 11 % du poste, les 12 % restant ayant permis de couvrir des frais divers (enregistrement, diffusion, édition,

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taxes diverses). Le poste des recettes comprend pour sa part deux sources principales : les produits des activités, qui représentent 44 % des recettes, et les subventions, 50,7 %. Les 5,3 % restant proviennent des droits acquittés par les éditions Elkar pour la publication des bertsu improvisés et par Euskal Telebista pour la retransmission télévisuelle de la finale.

La production des champions

15 Un aspect retiendra ici notre attention : bien que les recettes propres soustraient largement l’association aux nécessités d’un mécénat public, les institutions tiennent à soutenir ce championnat d’une manière spectaculaire. On peut s’interroger sur les raisons d’un traitement à ce point volontariste de cet art de l’improvisation poétique. Au- delà du jeu politique incitant les institutions aux mains des partis politiques réformistes à s’impliquer dans une manifestation culturelle tenue par l’autre camp, ne faut-il pas chercher ailleurs cet attachement des uns et des autres au processus de production des champions ? Dans le « monde du bertsularisme », l’organisation –tous les quatre ans – d’un txapelketa (championnat) vise à désigner les meilleurs bertsulari. Mais désigner « les meilleurs », n’est-ce pas instaurer des chefs de file ? L’investiture rituelle du txapeldun (champion à qui l’on décerne un béret) vise certes à sanctionner une excellence, à instaurer une différence d’avec le commun des bertsuzale (amateurs de bertsu). Mais cette procédure d’inscription de quelques bertsulari dans un monde du renom ne se fait pas ex nihilo : produire un champion n’a de sens que si le prestige de la position de champion est reconnu par le plus grand nombre. C’est ici tout le lien savamment travaillé par Victor Turner (1990) entre communitas et structure qui est en jeu. Produire un champion n’est possible que si suffisamment de bertsuzale sont concernés par cette production, et si les bertsulari participent en grand nombre au championnat. Produire un champion n’est possible qu’à la double condition de tisser des attentes et d’alimenter cette pratique en praticiens. Ce renouvellement permanent du vivier est le corollaire de l’intérêt ponctuel manifesté par un large public pour cette finale d’Anoeta. Or, ce jeu des contraintes donne naissance à un « système de bertsularisme » qui ancre l’improvisation poétique dans la dépendance d’une mobilisation artistique des bertsulari, d’un engagement du public et d’une politique culturelle volontariste. Cela explique que, plus qu’une aide à la production, l’engagement institutionnel se lise ici, tant est large la marge bénéficiaire, comme une subvention de fonctionnement accordée à l’association des bertsulari, une aide qui permet à l’association de développer des activités plus routinières : organisation de saio (ici, ce sont des sessions d’improvisation), publications, édition de la revue Bertsolari (dont le numéro 1 est paru au printemps 1991), constitution d’un centre de documentation sur le bertsularisme à Saint-Sébastien (le Centre Xenpelar, créé en 1992), création d’écoles d’improvisation poétique… toutes activités permettant effectivement d’alimenter cette pratique en praticiens.

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Fig. 2. Le chœur Oldarra en concert.

Photo Eskual Kultur Erakundea/Institut Culturel Basque.

16 Faut-il alors s’étonner de ce que l’enseignement soit au rang des priorités de l’EHBE ? Le fait qu’il existe des écoles d’improvisation en surprendra plus d’un parmi ceux qui voudraient encore croire en une naturalité de l’improvisation. Une école dispense un enseignement, sanctionne une formation, atteste d’un savoir-faire et s’essaie à garantir un débouché professionnel. Or, les bertsulari ne sont pas à proprement parler des professionnels. Journaliste, écrivain, enseignant ou cadre d’entreprise, chacun des finalistes du Txapelketa 89 exerce, par ailleurs, une profession. Mais une politique volontariste du bertsularisme pareille à celle qui se donne en spectacle lors de la finale d’Anoeta est dispensatrice de qualifications et, à terme, crée un « appel à l’excellence » qui débouche sur la création de filières de professionnalisation. Nommée désormais dans les lignes budgétaires des municipalités et des gouvernements régionaux, l’improvisation poétique devient partie intégrante du repérage institutionnel des activités culturelles de la société basque. Dès lors, la production des champions assigne aux chefs de file une double responsabilité : celle d’alimenter la littérature orale basque en improvisations poétiques, et celle d’approvisionner la société basque en improvisateurs. Et quel meilleur moyen d’alimenter une société en improvisateurs que de former des successeurs qui garantissent une relève ? Sur le modèle des conservatoires de musique, des écoles de bertsularisme ont donc ouvert leurs portes un peu partout en Pays Basque. Plusieurs fois par semaine, des enfants y viennent apprendre l’art de l’improvisation, un art que les champions, rémunérés désormais pour cela, se chargent de leur enseigner au moyen d’un matériel pédagogique conçu, édité et distribué par l’association EHBE (voir plus haut). L’on retrouve alors, au niveau des jeunes bertsulari, un fonctionnement de la programmation rituelle semblable à celui que nous avons jusqu’ici décrit : la maîtrise d’un savoir-faire autorise les bertsulari berri (nouveaux improvisateurs) à monter sur les planches pour participer au championnat, à leur propre championnat, Eskolarteko Bertsolari Gaztetxoen Txapelketa. C’est de cette pépinière que sont issus les jeunes bertsulari de vingt ans qui viendront à leur tour détrôner ces maîtres dont les duels alimentèrent la chronique des années 1980 et qui, par leur virtuosité, leur aura et leur engagement, avaient assuré un renouvellement du vivier qui permit de sauver cet art singulier de l’improvisation poétique.

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Le chœur Oldarra de Biarritz

17 En langue basque, le mot oldarra signifie élan, impulsion. Créée en 1946, l’association Oldarra est l’héritière d’un groupe informel constitué quelques années plus tôt par des réfugiés passés au nord (en Pays Basque de France) au moment de la guerre d’Espagne. Organisée autour de la danse, l’association s’enrichit bientôt d’un groupe vocal qui se dédie à la diffusion des répertoires traditionnels et à l’accompagnement des spectacles de danse qui font la renommée du groupe. Mixte en ses débuts, le chœur devient un chœur d’hommes à la fin des années 1970 et participe à de nombreux festivals d’Otxote (formation chorale de huit voix d’hommes). Depuis 1972, il est dirigé par Iñaki Urtizberea, professeur de txistu5 au Conservatoire à Rayonnement Régional de Bayonne-Côte Basque (aujourd’hui Conservatoire Maurice Ravel). En 1997, ce chœur amateur de quarante hommes enregistre à la chapelle Notre-Dame du Refuge, à Anglet, un disque pour la compagnie Warner-Classics : Le Chant basque6. Nominé aux Victoires de la musique en 1998, il est à l’affiche à Bercy avec le groupe corse I Muvrini en l’an 2000. Les Inrockuptibles notent alors que « la pureté et le classicisme qui se dégagent sont dignes d’un chœur grégorien », ce qui vaut compliment. Le Point s’enthousiasme : « Ces chants profanes et liturgiques sont bouleversants. Quelles voix ! Quarante, pas moins. Magnifique ». La Nouvelle République s’émeut : « Quarante voix d’hommes pour retrouver les racines d’un peuple de bergers et de marins qui n’a jamais renoncé à son âme. À l’écoute de ces chants calmes et graves, au timbre d’une poignante beauté, le cœur vous pince. Une émotion pure et totale ». Le magazine Telerama loue le « pur plaisir qui émane de ce chœur, puissant et profond ». La FNAC inscrit le disque dans sa discographie idéale, TF1 sponsorise la diffusion du disque – « La magie du chant basque » – et le chœur est l’invité régulier des émissions de TF1. Le phénomène Oldarra atteint une ampleur considérable. 60000 disques vendus dès la sortie de l’album, et j’ai eu l’occasion d’évoquer ces collègues qui me téléphonent : « Nous voudrions passer nos vacances au Pays Basque cet été. Où faut-il aller ? Où avons-nous des chances d’entendre des chœurs basques ? ». Alors, le groupe choral voyage en Europe, et aussi outre-Atlantique, invité par la diaspora basque.

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Fig. 3. Le Chœur Oldarra devant le Château Frontenac, à Québec, après son concert du 5 mai 2011.

Photo La Semaine du Pays Basque, 23 mai 2011.

18 Sur la pochette du disque, Iñaki Urtizberea explique : « Les chants qui constituent ce disque sont dans l’air que j’ai respiré depuis mon enfance, dans le vent qui souffle sur les montagnes, et dans les rivières qui descendent vers l’Océan ». Cette mystique du chant basque gagne le monde, et le chœur amateur voyage. La demande est telle cependant qu’il ne peut bientôt plus voyager comme il voudrait, ou comme il faudrait. Et c’est ici que pointe une crise de croissance, c’est-à-dire d’identité. Pour répondre à l’offre grandissante, les chanteurs du groupe devraient-ils gagner en disponibilité, Oldarra devenir un chœur professionnel ? Certains prônent l’idée des groupes folkloriques de l’Est de l’Europe et veulent en faire une référence. Mais d’autres ne sont pas disposés à tout abandonner pour chanter dans le monde entier. Ambassadeurs de la culture basque, certes, mais jusqu’à quel point ? La question devient existentielle. Qui sommes-nous ? Qui voulons-nous être ? Pourquoi chantons-nous ? Devons-nous quitter notre monde pour entrer dans le monde des musiques du monde7 ?

19 Le groupe décida de « conserver l’esprit Oldarra en restant attentif[s] aux évolutions tant de la culture basque que d’autres univers [afin] d’évoluer tous ensemble » et, pour cela, de ne pas devenir professionnel. La demande restant constante, il continue à enregistrer pour Warner, mais il limite ses concerts et mentionne dans la page de son site internet, à l’attention des candidats éventuels, que « se retrouver autour d’un bon repas est au moins aussi important que chanter » pour marquer la convivialité, la connivence et le partage. Oldarra se définit aujourd’hui comme un « choeur solidaire qui exprime une conception de l’existence » et vit son art comme une façon de vivre avec la force et la ferveur des voix »8.

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Grands partages et désordres

20 Les deux cas de confrontation à un processus de professionnalisation apportent ici deux réponses opposées. On pourrait engager une comparaison en notant par exemple que cette confrontation à la question de la professionnalisation s’opère à la suite d’un succès public, mais que les échelles mobilisées ne sont pas exactement les mêmes : les bertsulari s’ancrent dans une société bascophone, les chanteurs d’Oldarra refusent de multiplier les concerts au loin. Dans le premier cas, la demande est locale, dans le second cas elle est mondiale. Mais l’échelle n’est pas la même au sein des associations. Les bertsulari du Pays Basque forment une association présente dans l’ensemble du Pays Basque et dont les activités autour de l’improvisation poétique sont extrêmement diversifiées alors qu’Oldarra est une prestigieuse association qui gère des activités chorales et de danse à l’échelle de Biarritz. On pourrait comparer les ancrages institutionnels des deux associations. Ce que ces comparaisons nous enseigneraient, c’est l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons d’engager une montée en généralité (cf. § suivant). Retour donc, pour conclure, au tableau mental que nous avons construit en ouverture de ce dossier.

21 Nous avons eu affaire, dans cet article, à des pratiques culturelles que l’on peut rattacher sans peine à un secteur « musique traditionnelle » ou « musiques du monde ». Nous devrions trouver des constantes, notamment dans le lien à la question de la professionnalisation. Or, les réponses sont distinctes dans les deux cas. À l’intérieur d’une colonne qui devrait faire converger les critères, les improvisateurs apportent sur le thème de la professionnalisation une réponse qui n’est pas celle des choristes. Dès lors, ce que l’on aperçoit, c’est que les termes de chacune des deux colonnes que nous avons constituées – dont l’une, rappelons-le, servirait à définir une musiques du monde et l’autre une musique savante occidentale – ne s’impliquent pas plus logiquement les uns les autres qu’ils ne sont effectivement corrélés lorsqu’on considère des sociétés réelles. C’est que, comme le souligne l’ethnologue Gérard Lenclud, toute épreuve taxinomique référant aux sociétés humaines « est génétique (d’instrumentation conceptuelle) et jamais générique (de discrimination du réel) » (Lenclud 1986 : 145). Voilà qui interdit d’envisager sur de telles bases une quelconque montée en généralité qui permettrait à l’ethnomusicologie de subsumer des faits sous des lois. Cette généralisation impossible n’est pas un défaut de la démarche scientifique : elle ouvre à une casuistique de l’action qui permet aux sociétés humaines d’entretenir l’équivoque, de s’ouvrir à l’improvisation, à l’inattendu. La possibilité reconnue de l’équivoque serait en somme l’hommage à l’inventivité des sociétés humaines.

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NOTES

1. Cette étape pourra d’aillleurs se lire comme un dialogue à distance avec Marc Perrenoud dont l’ouvrage cardinal sur les musicos a permis de dégager bien des ambiguïtés quant à la mobilisation du terme « professionnel » (davantage indexé sur les processus de reconnaissance que sur les échanges salariaux) dans les discours des acteurs et, en particulier, de dresser un distingo important entre métier, profession et emploi dans le domaine des pratiques musicales (cf. Perrenoud, 2007). 2. Le Monde, 17 octobre 1991.

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3. Euskal Irratia à Saint-Sébastien et à Bilbao ; Herri Irratia à Bilbao, Saint-Sébastien et Loiola ; Segura Irratia ; Euskal Herri Irratia à Pampelune ; et les trois d’Iparralde : Gure Irratia (Labourd), Irulegiko Irratia (Basse-Navarre), Xiberoko Botza (Soule). 4. Deia, Eguna, Egin, Hemen, Argia et des annonces ponctuelles dans El Diario vasco et Arrasate Press. En 1989, le quotidien Egunkaria, seul quotidien en langue basque, et qui fut, de la parution de son premier numéro (6 décembre 1990) à son interdiction par un juge de l’Audiencia Nacional de Madrid (20 février 2003), l’une des tribunes privilégiées où l’on disputa de l’improvisation, n’existait pas encore. 5. Le txistu est une flûte à bec en bois, à trois trous, dont le txistulari, joueur de txistu, joue de la main gauche, la droite étant mobilisée pour frapper le ttun-ttun, petit tambour à cordes, ou le tamboril, petit tambour en peau. 6. Warner Classics France, PRO 1127. 7. Ces poins sont abordés dans l’interview d’Iñaki Urtizberea consultable en ligne à l’adresse : < http://www.dailymotion.com/video/xggnu7_oldarra-un-choeur-basque_music> 8.

RÉSUMÉS

Cet article examine deux cas de confrontation de groupes de musiciens à des processus de professionnalisation en Pays Basque. Dans un cas, il s’agit d’improvisation poétique chantée, dans l’autre de chant choral. La professionnalisation du métier d’improvisateur est née au seuil des années 1990 du succès considérable que la pratique remporte auprès du public basque. Les bénéfices des représentations publiques (notamment les concours) génèrent alors des bénéfices tels qu’ils permettent aux meilleurs d’entre ces bertsulari de dédier tout leur temps à l’improvisation poétique chantée et à son enseignement. La professionnalisation marque l’aboutissement du passage engagé au XIXe siècle d’une conduite sociale vers une pratique culturelle fonctionnant par codes consentis et structurant ses dispositifs consensuels d’évaluation de l’œuvre. Dans le second cas, la réponse négative que le groupe choral Oldarra apporta aux sollicitations du marché de la musique apparaît comme un défi aux lois de la mondialisation musicienne au nom d’une priorité accordée à une tradition du chant comme ferment de convivialité. Dans les deux cas, il s’agit pourtant de pratiques traditionnelles et d’une confrontation aux lois du marché. Mais ce que ces réponses différentes nous enseignent, c’est l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de dresser un modèle univoque de la mondialisation musicienne par le biais de la professionnalisation. Pour autant, l’impossibilité de cette montée en généralité n’est pas un défaut de la démarche scientifique, elle ouvre à une casuistique de l’action qui permet aux sociétés humaines d’entretenir l’équivoque, de s’ouvrir à l’inattendu : un hommage, en somme, à l’inventivité des sociétés humaines.

AUTEUR

DENIS LABORDE Denis Laborde est ethnologue, directeur de Recherche au CNRS. Il a fait ses études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris puis à l’EHESS (Paris). Après une thèse de

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doctorat sur les improvisations poétiques du bertsulari basque, il est devenu rédacteur en chef de la revue Ethnologie française. Ses recherches le conduisent ensuite en Allemagne, à la Mission Historique Française (Göttingen, 1999-2004), puis au Centre Marc Bloch (Berlin, 2008-2012) où il a structuré des équipes de recherche sur les musiques du monde. Il est membre du Comité de Rédaction de la revue Gradhiva et enseigne à l’EHESS.

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Entretien

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Une histoire ethnomusicologique Entretien avec Luc Charles-Dominique

Bruno Messina et Luc Charles-Dominique

1 J’ai rencontré Luc Charles-Dominique en 1996, à l’Université de Nice. Lui chargé de cours, moi étudiant, nous étions tous les deux à des commencements. J’ai eu la chance d’apprendre de lui les buts et les méthodes de l’ethnomusicologie. C’était une vision rigoureuse et large qui n’opposait ni l’oral à l’écrit, ni le populaire au savant. Plus de quinze années ont passé et j’ai retrouvé Luc (dont je ne suis jamais resté sans nouvelles et avec qui j’ai eu entretemps quelques belles collaborations), désormais professeur d’université, toujours aussi complexe, humain et passionné. Bien entendu, le vaste champ de ses travaux et publications ne pouvait être entièrement appréhendé dans le cadre de cet entretien, mené en novembre 2011, loin des villes. Puisse-t-il cependant donner une juste idée de sa personnalité, être une invitation à le découvrir et offrir une utile introduction à sa pensée. B. M.

Ta pudeur tout autant que ta rigueur scientifique font que, dans tes écrits ou tes cours, tu ne perds jamais de temps en parenthèses égotistes ou autres exemples anecdotiques. Mais, à l’occasion de cet entretien, étant toi-même le sujet, on ne pourra éviter le passé, qui englobe la jeunesse et les expériences qui t’ont conduit à la position importante et singulière que tu occupes aujourd’hui dans le milieu de l’ethnomusicologie. « L’objectivation scientifique n’est complète que si elle inclut le point de vue du sujet qui l’opère » disait Bourdieu. Je ne veux pas te gêner, mais je ne voudrais pas non plus manquer cette occasion de mieux te connaître. D’où viens-tu ? Je suis né dans le sud du Maroc, à Tiznit. J’y ai passé un an de ma vie, mon père était militaire. Né en 1955, parti en 56 – mon père ayant été muté à Tiaret, une ville de l’Atlas rellien –, j’ai vécu là jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, en 1962. Mon univers et celui de mes frères et sœurs, c’était l’appartement, nos chambres. Tous les gamins qui ont vécu dans des pays en temps de guerre ont connu ça. Un climat bizarre, qui fait qu’on est scolarisé pendant un moment, puis les événements se tendent, alors on ne va plus à l’école, et puis on y revient… Et ce qui m’a marqué, comme tout le monde, c’est le départ. Je dis comme tout le monde, c’est-à-dire comme tout immigré qui doit partir. Le quai, le bateau, la valise… J’ai cette image. Plus tard j’ai réfléchi à ces problèmes d’immigration, qui sont insolubles et qui nous concernent au premier chef en

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ethnomusicologie. Mon père avait demandé Montpellier, il a été muté à Tours. Les difficultés de logement, les premières grandes cités d’urgence, c’était ça le retour des Pieds-Noirs, qui étaient près de deux millions. Les conditions étaient déplorables. Nous avons été logés plusieurs mois à l’hôtel, dans deux petites chambres, tous les sept, cinq enfants dans une chambre, mes parents dans l’autre. À l’école, j’ai vite compris que je n’étais pas de la même culture que les enfants qui étaient là. J’avais certainement un accent Pied-Noir puisque je me souviens de m’être fait reprendre par l’instituteur. Cette situation m’a permis de mieux comprendre, plus tard, la situation des langues minorisées en France, qui ont été réprimées par la scolarisation en particulier. J’ai passé dix ans à Tours, de sept à dix-sept ans. C’est la période au cours de laquelle j’ai appris la musique, un peu tard, puisque j’ai commencé le violon à l’âge de neuf ans.

Fig. 1. Luc Charles-Dominique.

Photo Aurore Molina, 2011.

Y avait-il de la musique chez toi, dans ton enfance ? On a toujours eu un vieux piano droit qui trônait à la maison, et ma mère et mon frère en jouaient. Mes parents avaient de nombreux disques et j’écoutais beaucoup de violon. Je voulais vraiment faire de la musique. Alors j’ai commencé à faire du violon et j’ai eu de la chance… Trop âgé pour le conservatoire de Tours, j’ai pris des cours avec celui qui a ensuite été mon professeur de musique au collège. C’était un type extraordinaire, une des grandes rencontres de ma vie de musicien. Il m’a appris le violon comme un maître le ferait avec son disciple. Il ne vivait que pour la musique. Dès qu’il sortait du collège et prenait son violon, il était transfiguré. Au bout de huit ou neuf ans, je passais quatre heures par jour chez lui, on faisait du piano, du violon, il me servait le thé, on regardait des livres, puis on recommençait à jouer les études classiques, Kreutzer, les concertos de Vivaldi…

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Pas de référence musicale à autre chose ? Non, sauf qu’un jour, je devais être en première, il m’a dit : « J’ai entendu dire que tu t’intéresses au violon irlandais, tu peux me jouer un air ? ». J’avais une honte terrible, mais il était vraiment intéressé, pas du tout condescendant. Alors il m’a parlé de la tradition de violon dans sa région natale, il était originaire du nord de Béziers, une région de violon – le massif de l’Espinouse, Jacques Bouët y a fait des enquêtes… C’est avec beaucoup de regrets que je l’ai quitté lorsque mes parents sont venus s’installer à Montpellier. Je pense que tout musicien devrait avoir cette chance. On devrait généraliser des formes compagnonniques d’apprentissage dans l’enseignement instrumental, y compris institutionnel, et cette relation devrait s’établir dans la durée… Après mon bac, j’ai voulu faire des études de musicologie. À l’époque, les deux seules universités qui proposaient ce cursus étaient Aix-en-Provence et Toulouse. Donc je suis allé à Aix et j’ai fait une première année particulièrement décevante. On venait de créer ces sections de musique. Et les cours d’histoire de la musique se résumaient à Ravel et Debussy ! Tu sais, cette arrogance de la musicologie occidentale, en France…

Je comprends ce que tu veux dire. Toute l’histoire de la musique tournait autour du début du XXe siècle ? Oui, on a passé une année à étudier Ravel et Debussy. Tout ce qui était avant n’existait pas, tout ce qui était ailleurs n’existait pas. Puis je suis parti à Toulouse où j’ai fait une seconde année, plus décevante encore, car on a refait Ravel et Debussy ! Je n’ai pas supporté… Je suis parti en cours d’année. Nous vivions l’émergence d’une musicologie du XXe siècle qui est aujourd’hui triomphante – pratiquement tous les recrutements dans cette discipline sont en musicologie du XXe siècle. Ces études m’ont profondément déçu. La seule bonne rencontre que j’aie faite à l’université, fut celle de Jan-Nouvè Mabelly, à Aix-en-Provence, qui joua avec le groupe occitan Mont-Jòia à ses débuts. Un peu félibre, plus âgé que moi, il jouait de la guitare et c’est grâce à lui que j’ai commencé à m’initier à la musique et à la langue provençales. C’est un bon souvenir. Je commençais à jouer dans la rue, pour des raisons économiques, parce que je voulais dépendre le moins possible de mes parents.

En faisant la manche ? Oui. Je jouais dans les restaurants, dans la rue… Et c’est comme ça qu’un dimanche matin, aux puces de Saint-Sernin, à Toulouse, quelqu’un s’est arrêté, m’a écouté puis m’a dit : « Est-ce que tu connais les musiques occitanes ? Parce que moi, je les joue un peu, à l’accordéon. On peut jouer ensemble si tu veux. » C’était Claude Sicre. Je suis allé chez lui le jour même, on a fait sept ou huit heures de musique. Comme ça pendant huit jours, et le samedi suivant on a fait notre premier bal traditionnel ! Sicre était quelqu’un qui avait beaucoup de bagout, d’entregent, et finalement on a eu un autre bal, et un autre la semaine suivante… C’était en début d’été. Je lui ai dit : « En septembre, je dois partir à Brest faire des études d’ingénieur du son. » Il m’a rétorqué que cela ne nous empêchait pas de jouer tout l’été. Et on a joué. Et plus on jouait, moins j’avais envie d’aller à Brest. Il m’a alors proposé de rencontrer l’équipe du Conservatoire Occitan de Toulouse, ce que j’ai accepté bien volontiers. Et là, j’ai eu un choc. J’ai découvert des instruments que je n’avais jamais vus, jamais entendus. Des cornemuses, des hautbois, des vielles à roue, des flûtes à une main… Ce que je connaissais des musiques irlandaises, c’était surtout le violon, la guitare, le tin whistle, un peu la cornemuse. Jamais je n’aurais imaginé qu’il ait pu y avoir des cornemuses dans la région de Toulouse… J’ai découvert ces nouvelles sonorités et, à travers elles,

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l’extraordinaire travail autour de la facture instrumentale qu’avaient réalisé Bernard Desblancs et Claude Roméro, travail patient de recherche, de reconstitution. Au Conservatoire Occitan, il y avait aussi des activités de formation en musique et en danse, et déjà, à cette époque, un embryon de centre de documentation, avec des archives écrites, un peu de son, quelques enquêtes… Tout cela m’a passionné, c’était vraiment ce que j’attendais d’une pratique musicale.

Nous sommes encore dans les années 1970 ? Oui, en 1977. J’ai 22 ans. À l’époque, nous sommes vraiment dans l’utopie du folk, de la fête, et nous nous emparons de ces utopies à notre manière. Le contexte du bal s’y prête. Le bal, c’est le contraire du musicien sur un piédestal et du public consommateur. Les gens sont acteurs de leur danse, acteurs de ce moment de rencontre et de partage entre les musiciens et le public… C’était ce vers quoi je voulais diriger ma pratique. Cette rencontre avec le Conservatoire Occitan était providentielle. La Ville de Toulouse en était le principal bailleur de fonds. Il y avait différents secteurs d’activités, dont un orchestre que l’on m’a alors proposé d’intégrer, d’abord comme violoniste, puis très vite, comme hautboïste. J’étais devenu « musicien occitan ». La relation que j’ai à la culture occitane est assez paradoxale. J’en ai été un acteur, je ne m’y sens pas étranger, mais en même temps je n’ai jamais pratiqué cette musique avec l’idée d’une quête de mes racines – occitanes par ma mère –, d’une identité… Je trouvais que le combat pour la langue était un combat juste, car la langue est le support de la culture. Si la langue meurt, jouer devient artificiel. J’ai toujours eu du respect pour la revendication occitane en général, mais pas pour la revendication nationaliste. Cela dit, si la question occitane ne me laissait pas indifférent, je ressentais confusément que ma véritable identité était ailleurs, à un autre niveau, elle était méditerranéenne.

Quelle est la cohérence de ton parcours, qui t’a conduit de musicien, animateur, responsable, éditeur, collecteur, donc au cœur du champ des musiques traditionnelles, avec leur vie associative, leurs militances, à ce champ qui en semble très loin, celui de l’institution universitaire où tu te trouves aujourd’hui ? À l’origine, il y a le hasard. Le groupe que j’avais créé avec Claude Sicre avait le projet de reconstituer une musique du pays toulousain. Projet un peu naïf sans doute, mais nous étions pétris d’utopies, comme tous les musiciens folks et revivalistes. Nous nous sommes alors réparti les rôles de la façon suivante : Claude Sicre et Xavier Vidal ont entrepris un collectage spécifique en Lauragais ; quant à moi, j’avais mission de prospecter les archives toulousaines pour y débusquer tout ce qui pourrait nous amener du répertoire et renseigner cette tentative de reconstitution, ce que j’ai fait de bon cœur même si, par ailleurs, je faisais des enquêtes de terrain sur la tradition du violon. Donc, ne connaissant rien et ne sachant pas par où commencer, je suis allé aux archives départementales de la Haute-Garonne… J’ai consulté les fiches cartonnées en passant en revue une quantité de mots-clés qui me venaient à l’esprit, mais en vain. Puis, avant d’abandonner définitivement cette recherche, et par simple acquit de conscience, j’ai eu l’idée de regarder à « ménétrier », parce que j’avais entendu ce mot dans la bouche de certains violoneux gascons… Et là, surprise ! Alors que je n’avais rien trouvé à « musique », « danse », etc., il y avait une fiche intitulée « Statuts corporatifs des ménétriers de Toulouse. 1492 ». Alors – ce n’est pas ça qui nous a amené du répertoire pour notre groupe ! – j’ai commandé le document. On m’a amené un parchemin qui faisait un mètre vingt sur quatre-vingts centimètres, entièrement recouvert d’une minuscule écriture cursive, qui, une fois transcrit et dactylographié, représentait un volume de

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quarante pages environ. J’ai alors été saisi par le vertige du passé… 1492 ! Et aussi piqué par la curiosité. Je n’avais aucune formation particulière me permettant d’abord de lire ce document dans sa forme originale, puis de comprendre ce sur quoi il pouvait bien me renseigner. Mais je brûlais d’envie de savoir si les violoneux de Gascogne ou d’ailleurs étaient les lointains descendants de ces ménétriers historiques…

Fig. 2. Statuts de la corporation des ménétriers de Toulouse, datant de 1492 (120 × 80 cm).

Archives départementales de la Haute-Garonne, E 1318.

Une découverte intuitive, en somme, guidée par ta connaissance du terrain, et qui se trouve à l’origine d’une recherche de très longue durée, au départ totalement empirique. Tu entames alors une sorte de cheminement régressif, du présent ethnomusicologique vers le passé historique… Les musiciens que nous avons rencontrés dans les années 1970 étaient tous ruraux, faisaient de la musique en amateurs et jouaient de façon solitaire. Sur cette fiche cartonnée, je lis le mot « corporation », que je relie intuitivement à l’idée de métier. Donc voilà des musiciens professionnels, citadins, et qui jouaient déjà au XV e siècle. Je brûle d’envie d’en savoir plus. Au tournant des années 1970‑80, nous avons été un certain nombre à nous engager dans des études supérieures parce qu’il nous apparaissait impossible de faire un bon travail d’action culturelle et de restitution musicale sans l’apport de la recherche et du regard distancié qu’elle procure. Elle allait désormais guider notre action, comme elle avait permis de retrouver les cornemuses, les flûtes, les hautbois réhabilités par le Conservatoire Occitan. J’ai toujours eu le sentiment que ces deux activités étaient indissociables. Dans le domaine des musiques et danses traditionnelles, toute pratique musicale, toute entreprise de relance culturelle qui seraient déconnectées de la recherche seraient vouées à l’échec. À partir de ce moment-là, mon champ d’investigation fut double. Celui des enquêtes de terrain,

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sur les traditions de violon en Gascogne jusqu’à la fin des années 1980, puis, à partir du début des années 1990, sur le revivalisme occitan des musiques et danses traditionnelles. Mais aussi celui des salles de lecture et des réserves de bibliothèques, de la poussière, des liasses d’archives et des parchemins, des fonctionnaires pas toujours très coopératifs, des stratagèmes, de la patience et de la ruse indispensables si l’on veut accéder à certains documents rares. J’ai fait transcrire ce grand parchemin des statuts des ménétriers toulousains, je l’ai traduit, c’était de l’occitan ancien. J’ai essayé de comprendre sa signification parce que je n’étais pas familier de l’histoire médiévale du corporatisme. J’ai donc suivi le même cheminement que mes amis musiciens. Je me suis inscrit à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. C’est Daniel Fabre qui m’a dirigé, du diplôme – l’équivalent de l’ancienne maîtrise – jusqu’au doctorat. Il a aussi été le directeur de mon habilitation à diriger les recherches. Je lui dois beaucoup… J’ai pour lui une profonde admiration. Je me souviens que j’étais incapable de prendre la moindre note dans ses cours, tant il me fascinait, à la fois par ses thèmes de recherche – l’anthropologie sociale et historique de l’Europe, ce qui convenait très bien à mon objet de recherche –, et aussi par sa façon d’être, de s’exprimer, simplement, sans jargon… Tout le contraire de la froideur de certains de nos collègues. Il avait une chaleur et un enthousiasme communicatifs, c’était un vrai conteur…

Fig. 3. Joseph Roméo (1903-1989), musicien de bal en Gascogne agenaise de 1920 à 1932.

Photographie communiquée à Luc Charles-Dominique lors d’une séance de collectage à Auterive (Haute-Garonne).

Il y a donc beaucoup d’heureux hasards, à commencer par la découverte de ce document… C’est un peu comme si, en plantant un rosier, tu tombais sur une découverte archéologique de tout premier ordre, qui t’amènerait à t’engager alors dans un cycle d’études en histoire de l’art, pour terminer conservateur de musée ! Rien n’est

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prévisible. J’ai vraiment l’impression d’avoir construit mon objet de recherche tout autant que je l’ai subi. Car il portait en lui tous les questionnements de recherche qui sont les miens depuis plus de trente ans. L’étude en histoire sociale relative à ce métier historique de ménétrier, la question plus anthropologique de la symbolique du sonore et des instruments de musique à travers la distinction des instruments hauts et bas, ma recherche actuelle sur les Tsiganes, déjà présents en 1492… Tout est inscrit noir sur blanc dans ce parchemin. Mais encore fallait-il pouvoir le lire. Seule l’immersion de très longue durée dans cette recherche pluridisciplinaire m’a fourni les clés de son décryptage.

Est-ce à ce moment que tu commences tes activités d’enseignement ? La première charge de cours, je l’ai eue en 1994. C’était à l’Université du Mirail, à Toulouse. On m’a alors demandé de faire un cours d’ethnomusicologie pour de futurs médiathécaires. C’était une présentation des grandes traditions musicales du monde, un grand tour d’horizon, un peu à l’image de qu’a écrit Laurent Aubert pour l’encyclopédie de Nattiez, avec des exemples sonores et visuels en plus…

Tu viens d’employer le mot « ethnomusicologie », alors que tu l’utilises peu dans tes écrits et que tu fais plus souvent référence à « l’anthropologie historique de la musique ». Oui, c’est vrai, c’est une question fondamentale. Je vais y revenir, mais, puisque ta question précédente m’y invite, déroulons d’abord la chronologie. 1994, cette charge de cours à Toulouse. En 1996, je commence parallèlement une autre charge de cours en ethnomusicologie à l’Université de Nice, en reprenant la place laissée vacante par le départ de Ricardo Canzio. À la suite de quoi, trois questions successives de CAPES 1 concernent mes recherches sur les ménétriers. On m’a alors demandé, pendant six ans, de faire des conférences dans plusieurs universités, Lille, Paris-Sorbonne, Tours, Montpellier. Petit à petit, mon activité universitaire d’enseignement et de direction de recherches, en tant que chargé de cours, a pris une dimension considérable. Lorsque j’ai été nommé statutairement comme maître de conférences à Nice en 2004, les services que j’effectuais dans toutes ces universités représentaient quasiment un temps plein d’enseignant-chercheur, en plus de mes activités de directeur du centre régional des musiques et danses traditionnelles de Languedoc-Roussillon.

Parmi ces occupations qui ont peu à peu pris la place du violon, que peux-tu dire de ces publications qui ont indéniablement imposé ta place singulière au sein de la profession ? L’étape fondatrice c’est le mémoire à l’EHESS : La corporation des ménétriers de Toulouse. C’est un travail monographique qui tente de retracer cette histoire et qui s’appuie pour cela sur un très volumineux corpus de sources d’archives inédites. J’y propose quelques pistes de réflexion et d’analyse relatives au déclin et à la disparition des musiques ménétrières de l’espace urbain français, à la fin du XVIIIe siècle. Entre l’obtention du diplôme en 1986 et mon inscription en DEA en 1994, j’ai élargi cette recherche à l’espace français tout entier et aux pays voisins : Espagne, Italie, Allemagne, Angleterre. En élargissant le propos, ma vision est devenue paradigmatique. Il m’est ainsi apparu que la musique ménétrière avait une origine politique.

Musique d’origine politique ? C’est-à-dire ? Ménétrier vient du latin minister, le serviteur. Ces musiciens appartiennent désormais aux pouvoirs médiévaux qu’ils ont pour fonction de représenter, de ritualiser, en sonnant nombre de musiques protocolaires, officielles. Leur rôle est avant tout politique. Mais ils interviennent aussi sur le terrain du divertissement, du repos, du délassement du

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souverain. Avec les ménétriers, nous assistons à la naissance d’une musique de cour en Occident. Comment expliquer ce phénomène ? La féodalité et l’Église, qui sont les deux piliers du système médiéval, sont malmenées par de nouveaux pouvoirs émergents. Dans cette lutte politique acharnée que se sont livré les anciens pouvoirs pour garder leurs prérogatives et les nouveaux pouvoirs pour s’affirmer, un marqueur va être imaginé, identitaire, politique, social : le marqueur musical. Il y a donc un ancrage politique de la musique des ménétriers qui, de plus, est territorialisée, parce que les ménétriers sont enracinés dans les villes et dans les cours. Ce ne sont plus des errants comme les jongleurs. Ils vont pouvoir se regrouper en corporations, pour ceux qui vivent et exercent dans les plus grandes villes. Tous les ménétriers de France sont placés sous l’égide d’un Roi des ménétriers, qui délègue une partie de ses pouvoirs à des lieutenants qu’il place à la tête des provinces. Donc, il y a quatre niveaux différents de territorialisation : le territoire sans corporation, le territoire des corporations, le territoire des provinces sous administration des lieutenants et le territoire du Roi des ménétriers qui est le Royaume de France. Au XVIIe siècle, le Roi des ménétriers est nommé par Louis XIV, c’est un personnage tout-puissant à la cour. Et au siècle suivant, quarante grandes villes en France, déclarées à cette époque « majeures », ont des corporations ménétrières. Or, en quelques décennies, le déclin des musiques ménétrières est général, avant leur disparition du champ urbain. S’agit-il d’une fatalité liée à l’évolution historique de la musique, des musiciens et de leurs instruments ? Pas du tout. Aujourd’hui encore, dans le Nord de la Péninsule ibérique, il y a des ménétriers municipaux. Au Pays basque, par exemple, des gaiteros – joueurs de hautbois – ou des txistulari – joueurs de flûte – sont payés par les municipalités pour animer les fêtes de leurs villes. J’ai essayé d’expliquer ce déclin français en m’appuyant sur des hypothèses sociologiques et politiques, en mettant aussi en avant le rôle de l’académisme contre les pratiques populaires de tradition orale à partir du XVIIe siècle, en pointant le fait que la monarchie, au XVIIIe siècle, devient plus absolutiste et centraliste, qu’elle reprend aux grandes villes de France le peu de pouvoir qu’elles détenaient et qu’il n’y a plus alors nécessité d’entretenir des orchestres ménétriers consulaires emblématiques. Alors où se situe le champ disciplinaire de ma recherche sur les ménétriers ? C’est là que je reviens à ta question de tout à l’heure sur l’ethnomusicologie.

Tu considères cette recherche sur les ménétriers comme relevant plutôt de l’anthropologie historique de la musique, non ? Oui, je vais te dire pourquoi. On pourrait dire que mon livre sur les ménétriers est un livre d’histoire de la musique. En même temps, il traite de l’histoire d’un métier, et l’histoire des corporations est assez centrale dans le livre. C’est donc aussi un ouvrage d’histoire sociale de la musique. Cela dit, j’ai travaillé sur une catégorie de musiciens qui, si elle n’était pas traitée de manière historique, relèverait de l’ethnomusicologie. Les ménétriers ritualisent la société au service de laquelle ils jouent. Toute la société. La vie communautaire, les groupes sociaux, les métiers, les fêtes de quartier, de village, les fêtes calendaires, les rites de passage, la fête privée familiale, la danse… Ils sont partout, leur fonction est universelle. La seule chose qu’ils ne font pas, en France, à la différence de l’Espagne où les ministriles jouent à l’église, c’est de jouer dans le cadre religieux, en dehors de circonstances exceptionnelles comme la messe du sacre royal. Dans la mesure où cette recherche est diachronique, on va considérer qu’elle relève de l’histoire. Si elle s’était située dans une dimension synchronique, elle aurait dépendu de l’ethnomusicologie. Voilà encore le partage disciplinaire un peu dogmatique qui

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prévalait dans l’ethnomusicologie française des années 1990. Personnellement, j’ai du mal à faire la distinction. J’ai étudié ces musiciens exactement comme le ferait un ethnomusicologue. Je me suis intéressé à leur apprentissage, à leurs instruments de musique, au genre de cette pratique instrumentale – c’est un métier d’hommes et pas de femmes. J’ai étudié leur organisation sociale, leurs revenus économiques, comme le ferait tout ethnomusicologue dont l’approche serait anthropologique et ethnologique. Mais voilà : le fait de travailler dans une perspective historique te prive du statut d’ethnomusicologue. Je m’en suis aperçu quand j’ai publié mon livre sur les ménétriers… Je souhaitais un peu naïvement lui donner comme sous-titre : « Essai d’ethnomusicologie historique ». C’est en tout cas ce que j’avais proposé alors à François Lesure…

Fig. 4. Claude Sicre (accordéon diatonique) et Luc Charles-Dominique (violon) lors d’un bal traditionnel en 1977.

Lequel a rédigé la préface du livre. Oui. Il était directeur de la collection « Domaine musicologique », chez Klincksieck, où a été publié mon livre. François Lesure m’a reçu chez lui, très chaleureusement. Il avait bien sûr tout relu, corrigé, consciencieusement, minutieusement, virgule après virgule, vieille école, impressionnant de rigueur, de sérieux… Un vrai directeur de collection ! Et là, il m’a dit : « Pourquoi ce sous-titre ? L’ethnomusicologie n’est pas historique, elle est synchronique. Dans ma collection, il n’est pas question d’ethnomusicologie ; votre recherche est en histoire sociale de la musique. » Je n’ai évidemment pas discuté, trop heureux d’être publié dans sa collection et qu’en plus, il m’écrive une préface. Cela valait bien la concession du sous-titre ! Mais reprenons l’ordre des choses. Je faisais des études d’anthropologie avec une spécialisation ethnomusicologique, j’ai un peu fréquenté le séminaire d’ethnomusicologie de la France de Claudie Marcel-Dubois au Musée National des Arts et Traditions Populaires (MNATP), je ne parlais que d’ethnomusicologie avec mes amis du Conservatoire Occitan. Pour moi, j’étais un

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ethnomusicologue qui travaillait en partie dans une perspective historique. Avant que le livre soit accepté chez Klincksieck, je l’avais proposé à la Société française d’ethnomusicologie (SFE), qui venait d’ouvrir sa collection « Hommes et musiques ». Je l’avais envoyé à Mireille Helffer, alors directrice de cette nouvelle collection, qui a pris sur elle d’envoyer le manuscrit à François Lesure. Je lui en suis vraiment reconnaissant parce que je n’aurais jamais pensé à le faire. À la suite de quoi, Mireille Helffer m’a écrit, en me disant à peu près : « Si nous ne le retenons pas à la SFE, c’est qu’il est trop historique pour une collection d’ethnomusicologie. » Cela m’a attristé, un peu vexé aussi. Non pas le refus, mais l’incompréhension disciplinaire. Je me sentais comme exclu de la communauté ethnomusicologique. Je ne faisais aucune distinction entre mes enquêtes de terrain et mes recherches historiques. Les deux étaient complémentaires et s’éclairaient mutuellement. Simplement, les musiciens sur lesquels je travaillais étaient morts depuis trois cents ans ! Je sais bien qu’il y a d’un côté le temps de l’histoire et de l’autre le présent du terrain. Mais je crois qu’il faut maintenant remettre en cause de tels cloisonnements disciplinaires. Les ethnologues l’ont fait depuis plus de cinquante ans. Par contre, les ethnomusicologues ont encore des difficultés avec cette question. On constate parfois encore un décalage conceptuel important entre ethno- anthropologie et ethnomusicologie.

Et puis tes sources étaient des documents d’archives, que l’on a longtemps qualifiées « d’indirectes », et pas le témoignage oral, « direct », de l’informateur… Oui, tu fais bien de le rappeler. Enfin, pour ne rien arranger, j’ai travaillé sur les ménétriers de Toulouse, puis de la France, alors que je suis Français. Je transgressais donc le dogme du « regard éloigné ». Et puis, la France, ce n’est pas très sérieux comme terrain… Tout le monde sait que les ethnomusicologues qui ont travaillé sur la France ont jusqu’à une époque très récente été qualifiés de « folkloristes » par certains. Donc, pour toutes ces raisons, ma recherche était atypique, très différente des recherches classiques de l’ethnomusicologie. Lorsque j’ai passé ma thèse, qui portait sur les symboliques du sonore et était plus anthropologique, pour couper court à tout éventuel débat sur la réalité de sa dimension ethnomusicologique, j’ai décidé de la présenter comme relevant de l’anthropologie musicale historique. Daniel Fabre m’y a encouragé, pensant qu’il s’agissait d’un bon compromis, même s’il ne le trouvait pas totalement satisfaisant. J’ai appréhendé cette histoire ménétrière à l’aune de mon propre vécu de musicien. Il me semblait que je comprenais mieux ainsi ces ménétriers anciens, la perception que l’on avait eue, à leur époque, de leur jeu et de leur son, parce que je jouais dans des contextes proches – processions, mariages, banquets, bals –, même si je ne me suis jamais considéré comme un néo-ménétrier. Cela m’a procuré une intimité forte avec mon objet historique de recherche, cette sensualité dont parle Duby qui permet à l’historien « de s’extraire de son présent pour s’identifier aux témoins qu’il sollicite, pour considérer le monde par leurs yeux, établissant entre lui et ce qu’ils disent un rapport ambigu, éminemment sensuel ». Cela m’a permis aussi de mieux comprendre les violonistes que j’ai collectés dans les années 1970. Eux continuaient, au XXe siècle, à parler de ménétriers, ce qui n’est pas anodin. Cette recherche me paraissait donc avoir des prolongements ethnomusicologiques évidents.

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Ta posture scientifique est assez singulière et n’exclut ni la profondeur historique ni la question de l’écrit. La vision étroite de l’ethnomusicologie qui t’a été opposée n’est heureusement pas celle que l’institution universitaire a retenue. Sans doute parce que le champ épistémologique de l’ethnomusicologie a évolué. Aujourd’hui la plupart des jeunes chercheurs sont au carrefour de plusieurs champs disciplinaires. Cela remet en cause certains concepts fondateurs. Mais à l’époque, on était majoritairement dans la problématique du terrain, de sa synchronie, et dans l’exotisme… Ça c’est encore un autre sujet de discussion ! Nous qui avons travaillé sur la France, sur des terrains français, nous nous sommes souvent sentis en porte-à-faux par rapport à une ethnomusicologie qui s’était largement exportée et qui travaillait sur les lointains…

Pourtant certaines questions que tu poses, comme celle du haut et du bas, peuvent aussi faire écho à des traditions du lointain… Le « haut » et le « bas » musicaux et instrumentaux possèdent des connotations sociales, morales, cosmogoniques évidentes qu’André Schaeffner avait bien vues, intuitivement, mais dans une certaine indifférence… Haut/bas forme un couple universel, totalement polysémique. C’est l’opposition symbolique universelle au Moyen Âge… Le fait que les ménétriers se soient déclarés « joueurs d’instruments tant hauts que bas », prouve qu’ils inscrivaient leur pratique dans les deux catégories musicales, organologiques et esthétiques. D’un côté, la musique basse des violons, pour le divertissement et la danse ; de l’autre la musique haute des trompettes, saqueboutes, hautbois et timbales pour le faste politique… Si les ménétriers ont été éliminés de la pratique musicale publique urbaine, à la fin du XVIIIe siècle, c’est peut-être aussi parce qu’ils ont privilégié celui des deux champs, le haut, qui allait être déprécié. J’avais la conviction que l’anthropologie de cette dualité haut/bas me livrerait les clés de l’évolution esthétique musicale en Europe occidentale dans les siècles passés. J’avais forgé cette hypothèse à partir de la lecture de nombreux ouvrages d’anthropologie religieuse du christianisme, de théologie, d’anthropologie sociale et politique, du Moyen Âge à l’âge baroque. J’ai très vite acquis la certitude que ces catégories du haut et du bas figuraient le partage symbolique chrétien du son, le pôle positif de cette dichotomie, le « bas », ayant une connotation extrêmement religieuse, lorsque le « haut », pôle négatif, était largement anti-religieux.

Cette recherche t’a conduit à envisager différemment l’étude de la classification organologique internationale, question ô combien ethnomusicolog ique… En effet. À travers les deux classes médiévales des hauts et des bas instruments se profilent celles des instruments à cordes et des instruments à vent… La corde a une allégorie très religieuse. Les pères de l’Église la présentent comme faite de la chair du Christ, tendue sur le bois de la caisse à l’aide de chevilles qui sont des clous. Ainsi, l’instrument à cordes, comme la cithare, devient la métaphore de la Croix… La symbolique du vent est moins univoque car il symbolise le souffle divin de vie. Mais le vent est aussi affublé de tout un ensemble de caractères extrêmement négatifs qui le font globalement pencher du mauvais côté. Le vent c’est la folie, l’érotisme, l’orgueil, la mort… c’est l’élément du diable et des sorcières. Tout cela me fait douter de l’origine indienne que l’on prête à la classification organologique internationale. Car n’oublions pas que la triade « cordes, vents, percussions » date des V e-VI e siècles en Occident ! C’est Boèce qui théorise ainsi ces trois classes que Cassiodore nomme à la même époque « inflatilia, percussionalia, tensibilia ». La raison première, la seule en fait, de cette

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classification apparemment tripartite, c’est l’opposition de la corde contre le vent, qui est celle de Dieu contre le Diable, du religieux contre le profane. L’anthropologie religieuse et historique nous livre une tout autre approche, un tout autre décryptage, que, seul, Rouget a partiellement entrevus, lui qui a cité certains traités du XVIIe siècle dans ses écrits. Je ne rejette pas totalement une éventuelle influence indienne, mais tout d’abord elle reste à établir, ce qui n’a pas encore été fait. D’autre part, quelle est sa réalité alors qu’elle arrive quatorze siècles après la classification de Boèce, qui a profondément marqué toute la pensée musicale et organologique occidentale ? Ce postulat indianiste, que l’on lit aujourd’hui partout, me révulse car il est facile, pas suffisamment interrogé, ignorant de l’histoire culturelle occidentale… D’autre part, une lecture attentive de l’Origine des instruments de musique de Schaeffner me semble le remettre assez profondément en cause.

Une autre question intéressant l’anthropologie et que tu intègres à ton travail historique sur la musique – ou peut-être inversement – c’est la question de la mort. Les musiques qui évoquent la mort possèdent un certain nombre de codes musicaux que les musicologues n’ont pas vus pour la plupart parce qu’ils ne connaissent pas l’anthropologie des rituels funéraires et des imaginaires de la mort… Je pense par exemple à la claudication, qui est la marque du diable, des sorcières et des visions chamaniques… Or, dans un certain nombre d’œuvres funéraires ou évoquant la mort, de la Renaissance au XIXe siècle, on trouve une cellule rythmique récurrente, par exemple croche pointée-double croche ou noire-croche, en tout cas longue-brève, qui introduit l’idée de claudication, omniprésente dans l’iconographie, la littérature orale dès lors qu’il s’agit d’évoquer la mort… Un deuxième élément est le fort volume sonore, parce que le « haut » est du domaine des puissances infernales, de la mort damnée, de la mort macabre… La résonance métallique, les cloches, les clochettes sont également de grands marqueurs des rituels funéraires. Ces différents facteurs organologiques, instrumentaux ou musicologiques, présents de façon récurrente dans la plupart des œuvres qui évoquent la mort, seule l’anthropologie permet de les comprendre et de les analyser. Un autre domaine d’application sur lequel j’ai également travaillé est l’expression musicale de certains affects comme la souffrance et la déchirure. Là aussi, l’anthropologie musicale des rituels funéraires, notamment celle des lamentations ritualisées, fournit un certain nombre de clés de compréhension et d’analyse musicales. Au-delà de l’établissement d’une grille analytique à large portée opératoire, je suis convaincu que l’histoire sociale de la musique, notamment des musiques dites « populaires », et l’anthropologie sont d’intérêt général et concernent tout autant l’ethnomusicologie que la musicologie.

Par quel chemin en arrives-tu aux Tsiganes ? Le haut ? Le bas ? Mes investigations actuelles sur les Tsiganes découlent de ma recherche sur les ménétriers. En comparant les sources de l’histoire ménétrière avec les musiques tsiganes actuelles d’Europe balkanique et d’Europe centrale, j’ai acquis la conviction que la bande ménétrière de violons, qui n’existe plus en France depuis à peu près deux cent cinquante ans, s’est déportée sur un autre espace, dans une autre culture et sur un autre terrain, et que ce que l’on entend dans certaines musiques tsiganes de violon, par exemple en Transylvanie, Hongrie ou Pologne, procède du même principe… Dans les bandes tsiganes de violons, on trouve le violon, à l’image du dessus de violon ménétrier ; le bratsch que l’on peut considérer comme semblable au violon haute-contre ménétrier ; le gardon, en Hongrie, équivalent des quintes et des tailles des ménétriers,

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qui se tiennent à peu près de la même façon, ce que Bruegel l’Ancien a si bien représenté ; la contrebasse qui n’est pas sans rappeler la basse de procession des bandes ménétrières. J’émets donc l’hypothèse, solidement étayée, que la bande tsigane de violons actualise une pratique ménétrière beaucoup plus ancienne. La démonstration serait ici trop longue et fera l’objet d’un prochain livre. Les Tsiganes, présents en Europe occidentale depuis le début du XVe siècle, s’établissent parfois dans certaines cours de façon éphémère, se mêlant ponctuellement à des musiciens locaux, à des ménétriers. En France, certains Tsiganes, au XVIIe siècle, jouent des basses de violons. Ma recherche consistera donc à établir les niveaux de rencontres entre ménétriers et musiciens tsiganes. Je m’apprête donc à réexaminer entièrement ma propre vision de l’histoire ménétrière, dans une optique moins urbaine, officielle et élitiste, et plus populaire, plus rurale, gueuse et nomade, aux marges de la société de l’époque. Cette étude des inter-influences historiques entre Tsiganes et ménétriers ouvre une nouvelle recherche en anthropologie historique de l’interculturalité musicale, dont l’un des effets sera de relativiser cette fameuse théorie des sociétés « à horizons limités ».

Les zélateurs du patrimoine culturel immatériel te diraient que, si ces musiques avaient été classées en leur temps, tu n’aurais pas ces interrogations aujourd’hui... Ce n’est pas sûr… Parce que la patrimonialisation, dont l’objectif est de sauvegarder, parvient-elle vraiment à éviter le déclin des pratiques musicales ? D’autre part, le Patrimoine Culturel Immatériel a instauré divers programmes d’inscription sur listes, extrêmement pernicieux. Ces dispositifs sont très dangereux car ils nécessitent au préalable une sélection de l’objet que l’on va patrimonialiser. Sélectionner, cela veut dire choisir un fait culturel au détriment de nombreux autres qui n’auront pas cette faveur. Cela instaure une concurrence acharnée des cultures, une surenchère incontrôlée et incontrôlable.

Cette patrimonialisation instaure-t-elle de nouvelles formes de folklorisation ? Certainement… En fabriquant de nouveaux emblèmes culturels, en affirmant désormais qu’ils sont représentatifs d’un territoire et d’une population, on essentialise et la culture, et les populations et les territoires concernés. Tout cela mérite circonspection. Car soit on se situe dans les paradigmes positivistes et essentialistes identitaires, soit on se réfère aux études culturelles, à l’anthropologie, pour adopter des positions plus mesurées, tenant compte de la complexité, de la singularité, de la différence. Par exemple, on essentialise les faits culturels dans des territoires, sans avoir vraiment réfléchi à la notion territoriale. Quels territoires ? Politiques, administratifs, historiques, linguistiques ? Et que valent certaines de ces réalités territoriales lorsque l’on sait par exemple que les marges d’un territoire linguistique sont impossibles à identifier de façon précise, que les interférences dialectales sont nombreuses d’une aire linguistique à l’autre, qu’il existe de nombreuses enclaves linguistiques dans des aires adjacentes. La notion d’aire culturelle, légitimée en grande partie par celle d’aire linguistique, ainsi que la notion d’aire régionale qui lui est en partie rattachée, doivent être scientifiquement discutées.

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Fig. 5. Le groupe Riga-Raga fondé par Claude Sicre et Luc Charles-Dominique, dans la cave des Vins de l’Aude (aujourd’hui disparue), Place du Ravelin, Toulouse, 1978.

De gauche à droite : Claude Sicre (tambour), Jean-Pierre Lafitte (grosse-caisse), Luc Charles-Dominique (hautbois languedocien), Xavier Vidal (cornemuse de la Montagne Noire).

Deleuze aurait été bien malheureux de tout cela. C’est l’impossibilité des déterritorialisations et reterritorialisations qui lui sont chères… Sans doute. La plupart des faits culturels patrimonialisés aujourd’hui sont territorialisés. Dans ces conditions, que fait-on des cultures déterritorialisées ? Et puis, qu’est-ce qu’un territoire aujourd’hui, à l’heure des phénomènes migratoires à très grande échelle ou de la révolution numérique ? Plutôt que d’ériger partout de nouvelles féodalités de l’immatériel, que l’on soutienne plutôt la recherche, la création de centres de documentation, de nouveaux cadres de transmission, si c’est vraiment nécessaire, tout cela constituant le côté appréciable des politiques du PCI… Mais de grâce, que l’on arrête immédiatement « d’inscrire » ! Ces processus sont extrêmement dangereux et l’on n’a pas fini d’en constater les effets dévastateurs. Je regrette beaucoup que mes amis et ex-collègues de la FAMDT soient partis bille en tête dans ces processus d’inscription. Les musiques traditionnelles en France aujourd’hui se sont engouffrées dans la brèche de la patrimonialisation onusienne, ce qui produit une surenchère aussi fébrile que dérisoire. Cela dit, ce phénomène constitue un sujet d’étude inépuisable dans le champ de l’anthropologie politique. J’en ai fait l’un de mes axes de recherche, depuis plusieurs années, moi qui ai vécu cette histoire de l’intérieur sur les trois dernières décennies et qui ai en plus le regard historique des musiques ménétrières institutionnalisées et territorialisées.

À tes ex-collègues mais amis quand même tu as écrit un texte, lisible sur ton blog, où tu expliques combien il t’est difficile de te glisser dans les cadres de pensée et d’actions tout prêts proposés par les organisations internationales et les ONG. Tu prétends qu’il y aurait

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mieux à faire, à imaginer, à inventer, et tu avoues être resté nostalgique, au risque de paraître « has been », de ces utopies vécues dans les années 1970. Enfin, tu ajoutes : « Il est assez surprenant de constater que les musiques traditionnelles, que les tout premiers revivalistes des années 1970 et 80 souhaitaient préserver absolument de la réification (la « muséification » comme on disait à l’époque), aient dérivé petit à petit vers une hyper- institutionnalisation. Qui plus est, selon des normes établies à l’échelon mondial, ce qui pourrait sembler assez contradictoire avec la volonté, clairement affichée par beaucoup, de protection de la diversité culturelle. » Alors, quelles étaient ces utopies dont tu te revendiques et où en es-tu de tes utopies aujourd’hui ? Où j’en suis de mes utopies ? Ça, je ne sais pas. Dans les années 1970, notre engagement en faveur des musiques traditionnelles était un choix de vie et de société. C’était l’idée que ces musiques sont des musiques de la fête, du partage, de l’amour, de la fraternité, du vivre dans l’instant. Cela accompagnait aussi un engagement antimilitariste fort, une revendication écologiste beaucoup plus intéressante que la revendication actuelle et aussi une revendication féministe. Il y avait une posture libertaire qui animait nombre d’entre nous et qui fait que les vieux musiciens qui nous ont vu arriver pour les collecter ont été séduits, parce qu’eux-mêmes avaient été en rupture à leur époque… On ne doit pas perdre de vue que ces musiques ont une dimension sociale. Tu le sais, tu es un acteur culturel, tout acteur culturel passe son temps à inventer des choses nouvelles. Parce qu’en fait c’est nous qui faisons la politique culturelle, ce ne sont ni les institutions, ni les ministres, ni les politiques. Eux font des choix. La politique ce sont les acteurs qui la font eux-mêmes. Avec la patrimonialisation, j’ai l’impression que tout cela va nous échapper. On n’a pas besoin d’un programme mondial, diplomatique, institutionnel, d’une complexité incroyable, avec des conventions à n’en plus finir, des ONG, des experts…

Tu dis qu’on n’a pas besoin de rajouter de la complexité et voilà qu’à un autre niveau, notre tout petit niveau « ethnomusicocentré », tu t’associes à Yves Defrance pour créer le CIRIEF ! Et vous écrivez d’abord que le CIRIEF va s’occuper d’ethnomusicologie de la France, laissant entendre – pardon de le dire, même si ce n’était pas votre intention – que la SFE ne le fait pas. Puis on voit que, peu à peu, vous ouvrez le club à des amis du Québec, etc. Pourquoi pas ? Mais alors, quelle est la vocation du CIRIEF ? J’appartiens à la SFE depuis dix-sept ans et j’en suis un fervent défenseur. J’ai parrainé de nombreux candidats, j’ai accueilli les Journées d’études à Mèze en 2003 et, depuis 2011, je suis membre du comité d’édition de la collection de livres « Hommes et musiques ». Mais cette société est généraliste. Son objet n’est pas d’être attachée à des terrains en particulier. D’autre part, au-delà des journées d’étude et des bourses de recherche qu’elle distribue, l’une de ses actions majeures est l’édition écrite. Or, au vu du nombre limité de publications annuelles et de la multitude des terrains et des thèmes potentiels, l’espace éditorial pour des publications en ethnomusicologie de la France est très restreint. C’est pourquoi nous avons créé le CIRIEF, non pas pour nous démarquer de la SFE, mais pour nous doter d’un espace supplémentaire et spécifique d’échanges, de recherches et d’édition, en complément de la SFE.

Pourquoi un espace spécifique ? Tout d’abord, nous sommes héritiers, en France, d’une histoire étonnante qui a scindé, dans les premières décennies du XXe siècle, l’ethnomusicologie en deux branches exclusives, selon que les terrains de recherche étaient en France ou hors de France, surtout hors d’Europe. À l’époque, l’ethnomusicologie était adossée à l’institution muséale. Donc, nous avons eu nos deux forteresses antagonistes : l’ex-MNATP pour les recherches en terrain français et le Musée de l’Homme pour l’ethnomusicologie « des

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lointains ». Deux citadelles face à face, dont les hérauts postés sur les remparts se regardaient en chiens de faïence. Et personne n’avait le choix de son institution… Aujourd’hui, les choses ont positivement évolué sous l’effet d’une nouvelle génération de chercheurs aux préoccupations scientifiques plus transversales. Et peut-être aussi de ce que Jean Molino a appelé « l’ethnomusicologie rapatriée », c’est-à-dire tous ces chercheurs qui décident – ou sont obligés – d’abandonner leurs terrains exotiques pour revenir à des terrains occidentaux ou français .

Et ces chercheurs « rapatriés » n’auraient pas leur place méritée ? On constate encore que peu d’ethnomusicologues du domaine français ont décidé d’intégrer la SFE et d’y jouer un rôle actif. C’est une seconde raison de la création du CIRIEF. En fait, si un certain nombre de chercheurs en ethnomusicologie de la France se sont engagés dans des études universitaires assez poussées, beaucoup n’ont pas ce profil. Au CIRIEF, en plus de chercheurs universitaires, nous accueillons ceux qui peuvent attester d’une action significative de recherche et de publication en ethnomusicologie de la France. Sans sacrifier à l’exigence scientifique, nous souhaitons fédérer un terrain de recherche qui a été, jusqu’à une époque récente, totalement inorganisé. Enfin, une troisième raison de la création du CIRIEF réside dans le fait qu’en France, l’ethnomusicologie a découvert très tôt ce à quoi est confrontée aujourd’hui l’ethnomusicologie mondiale, c’est-à-dire la forte dynamique de changement des sociétés contemporaines et la perte rapide d’un certain type de terrains de recherche. Cela nous a amenés à repenser complètement nos thèmes et nos méthodes de recherche. La France sur laquelle nous cherchons aujourd’hui n’est plus celle de Claudie Marcel-Dubois ! C’est aussi la France urbaine et suburbaine, l’outre-mer, la francophonie en général, dans une perspective ouverte qui est au minimum européaniste. Face à de tels bouleversements, seule la pluridisciplinarité peut offrir une posture de recherche adéquate. C’est pourquoi dans CIRIEF, il y a « Interdisciplinaires » et aussi « Internationales ». Nous y tenons beaucoup.

Quelles sont les actions du CIRIEF ? Pour l’instant, notre action principale se résume à l’organisation de journées d’étude et de colloques, et à l’édition. Nous souhaitions offrir des bourses doctorales pour initier de nouvelles recherches, mais nous n’en avons pas eu les moyens jusqu’ici. D’autre part, depuis quelques années, je travaille très étroitement avec Monique Desroches, de l’Université de Montréal, dont je partage totalement la vision et la pratique de l’ethnomusicologie. Cette collaboration s’est instaurée de chercheur à chercheur, d’université à université. Mais comme Monique a pour terrains les Antilles françaises et les îles de l’Océan Indien, qui sont aussi ceux du CIRIEF, nous y associons notre société chaque fois que possible. Petit à petit, le CIRIEF s’implante et se développe, renforçant l’ensemble du champ ethnomusicologique en France.

Ce champ ethnomusicologique peut-il encore se développer, quand on pense aux changements sociétaux ou au bradage, je te cite, « de l’université française à une conception et une gestion droitières et néolibérales » ? Au-delà de sa production scientifique et de son rôle de transmetteur, l’enseignant- chercheur doit aussi être un témoin. Les jeunes n’ont pas de repères historiques, même d’une histoire récente. Ils sont dans le temps présent, dans le numérique, dans le global. La fonction sociale du chercheur et de l’enseignant, c’est d’offrir à ces étudiants la maîtrise de leur devenir, les armes de leur autonomie, personnelle et intellectuelle. Mais l’espace se restreint car l’université française n’est plus celle des humanités. Elle

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est désormais au service de la sphère économique et politique. En plus d’en être réduite à intégrer dans ses programmes de recherche les grands poncifs actuels de la pensée unique (la durabilité, etc.), elle se doit de justifier son existence par sa rentabilité et de s’adapter à des programmes de recherche qui tournent aujourd’hui essentiellement autour de l’économie et de la santé. D’autre part, elle est devenue une université de technocrates qui passent leur temps à évaluer la recherche et les formations, comme les agences de notation le font aujourd’hui des États et des dettes souveraines. Les chercheurs, en France, ne vivent que pour le A+, véritable Graal, et sont dans la peur d’être rétrogradés en B… Alors, où sont mes utopies ? Pas forcément dans le fait d’être devenu professeur des universités. Par contre, avoir exercé toute mon activité professionnelle autour de la musique était déjà une utopie. Et pas n’importe quelle musique, l’ethnomusicologie : seconde utopie ! L’ethnomusicologie, au sein de l’université française, est absolument marginale. Quand tu dis à des collègues d’autres disciplines que tu es ethnomusicologue, cela n’évoque rien pour eux… Déjà la musicologie est marginale à l’Université, mais l’ethnomusicologie, c’est la marginalité suprême ! Certains ont quand même un sursaut : « Vous étudiez les musiques du monde, alors vous allez dans des sociétés lointaines ? » « Eh bien non, j’ai travaillé en Gascogne et je me suis intéressé à la France. » La magie retombe instantanément… Cela dit, être allé au bout de mes choix – celui de l’utopie de la musique, de la musicologie, de l’ethnomusicologie, de la France qui plus est, c’est-à-dire d’avoir accumulé tous les handicaps possibles par rapport à l’orthodoxie universitaire et académique – d’une certaine manière a déplacé le niveau de ces utopies que j’assume pleinement aujourd’hui.

BIBLIOGRAPHIE

Luc Charles-Dominique : bibliographie sélective

Ouvrages

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Direction d’ouvrages et d’actes de colloques

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2009c, Préface de l’ouvrage Les archives de la Mission de folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée national des arts et traditions populaires, par Claudie Marcel-Dubois et François Falc’hun, assistés de Jeannine Auboyer, éditées et présentées par Marie-Barbara Le Gonidec. Paris-Rennes : CTHS-Dastum.

2011a, « La patrimonialisation musicale française à l’épreuve du nomadisme des Roms », in Monique Desroches, Marie-Hélène Pichette, Claude Dauphin, Gordon E. Smith, dirs. : Territoires musicaux mis en scène. Montréal : Presses Universitaires de Montréal : 147-162.

2011b, « Le poids des codes symboliques et de la prédétermination dans l’expression musicale de la souffrance et de la déchirure », Insistance, Art, Psychanalyse, Politique, no 5, « L’inconscient et ses musiques », textes réunis par Jean-Michel Vives : 83-95.

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2011c, « Les emblèmes instrumentaux régionaux du revival français », in Jeremy Price, Licia Bagini, Marlène Belly : dirs. : Langue, musique, identité, Actes du Colloque de Poitiers, 21-23 nov. 2007. Paris : Publibook : 135-151.

2012, « Sauvegarder aujourd’hui les musiques de tradition orale en France », in Makis Solomos, Joëlle Caulier, Jean-Marc Chouvel, Jean-Paul Olive, dirs. : Musique et globalisation : une approche critique. Paris : Delatour : 165-176.

Expositions

1982/1991, Les instruments de musique populaire des Pays d’Oc (exposition itinérante).

1984, 800 ans de musique populaire à Toulouse (exposition itinérante).

1995, Les Ménétriers, Musiciens de fêtes, Musiciens de danses, sous l’Ancien Régime (exposition itinérante).

1997, Participation à l’exposition Musiciens des Rues de Paris (conception du parcours « Ancien Régime »). Paris : Musée National des Arts et Traditions Populaires.

1997, Conception d’un parcours d’exposition sur les ménétriers de l’Ancien Régime. Montluçon : Cité des Musiques Vivantes de Montluçon.

2000, Commissariat de l’exposition La Musique et les arts figurés en Espagne (23 juin-8 oct. 2000). Castres : Musée Goya.

Discographie sélective

1985, Direction musicale et documentaire, conception, arrangements, de la collection Musiques et Voix Traditionnelles Aujourd’hui, coproduite par l’ARTEM (Conseil Régional de Midi-Pyrénées) et Radio-France, destinée à illustrer les traditions instrumentales et vocales des « pays » de Midi- Pyrénées.

1986, Vol. 1. Les Cornemuses (33 tours, CD). Grand Prix International de l’Académie Charles Cros 1987.

1987, Vol. 2. La Danse (33 tours, CD). Grand Prix International de l’Académie Charles Cros 1988.

1988, Vol. 3 Les Hautbois (33 tours, CD). Grand Prix International de l’Académie Charles Cros 1989.

1989, Vol. 4. Les Violons, Les Flûtes (33 tours, CD).

1990, Vol. 5 Les Voix (double 33 tours, CD longue durée).

2000, Luc Charles-Dominique, Musiques des Violoneux de Gascogne, « Cinq Planètes ».

2001, Création de la collection discographique régionale : « Atlas Sonore en Languedoc- Roussillon » (valorisation de la mémoire musicale régionale).

2001, Vol. 1. « René Chalvet, Accordéoniste Lozérien » (réal. André Ricros).

2003, Vol. 2. « André Taïeb, Chants séfarades des synagogues du Languedoc » (réal. Pierre-Luc Bensoussan).

2003, Vol. 3. « Hérault : la Bouvine. Chansons, contes et musiques de fêtes » (réal. Pierre Laurence).

2004, Direction du projet discographique anthologique « Bodega, bodegaires ! Anthologie de la cornemuse du Haut-Languedoc » et direction artistique des enregistrements (CDs 2 et 3). Coffret triple Cd, livret de 150 pages (réal. Daniel Loddo), coprod. Centre Languedoc-Roussillon des

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Musiques et Danses Traditionnelles/Conservatoire Occitan de Toulouse /Cordae-La Talvera/ Conseil général de l’Aude (Addmd 11).

NOTES

1. CAPES : Concours d’aptitude à l’enseignement secondaire.

AUTEURS

BRUNO MESSINA Bruno Messina est né en 1971 à Nice. À l’issue d’études musicales classiques (CNR de Nice, CNSMD de Paris), il étudie successivement le jazz (CNSMD de Paris) et le gamelan javanais (PPPG Kesenian, Yogyakarta), puis suit une formation doctorale en ethnomusicologie sous la direction de François Picard (Université Paris-Sorbonne). Lauréat du Prix Villa Médicis hors-les-murs en 1992, il mène conjointement des activités de chercheur, d’enseignant et de directeur artistique. Il a dirigé la Maison de la musique à Nanterre et dirige depuis 2008 le Festival Berlioz et de nombreuses manifestations artistiques en Isère. Il est professeur d’ethnomusicologie au CNSMD de Paris, ainsi que d’Art et civilisation et histoire de la musique au CNSMD de Lyon.

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Livres

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Jacques BOUËT et Makis SOLOMOS, dir. : Musique et globalisation : musicologie, ethnomusicologie Paris : L’Harmattan, 2011

Guillaume Samson

RÉFÉRENCE

Jacques BOUËT et Makis SOLOMOS, dir. : Musique et globalisation : musicologie, ethnomusicologie, Paris : L’Harmattan, 2011, 286 p.

1 Cet ouvrage, publié sous la direction de Jacques Bouët et Makis Solomos, rassemble les actes du colloque Musique et globalisation qui s’est déroulé en octobre 2008 à l’université Paul Valéry de Montpellier. Le sous-titre de l’ouvrage, « musicologie – ethnomusicologie », souligne la dimension pluridisciplinaire des débats. Rassemblant des contributions d’auteurs travaillant sur des objets parfois très éloignés les uns des autres (Bartók côtoie ainsi la bhangra et les steel bands…), l’ouvrage est constitué d’un ensemble d’études de cas et de quelques articles d’ordre plus général sur la globalisation musicale. Les deux introductions, rédigées séparément par Makis Solomos et Jacques Bouët (et présentées en vis-à-vis dans la mise en page), témoignent de deux questionnements centraux de l’ouvrage : 1) la nature et le sens du dialogue entre « musiques locales » (traditionnelles) et musiques savantes occidentales ; 2) le devenir des musiques préindustrielles et/ou « traditionnelles » dans le mouvement de globalisation actuel. Ces questionnements sont d’emblée situés par Jacques Bouët dans le cadre d’une approche déontologique et engagée, quand il reproche, dès la première page de son introduction, à « certains musicologues du patrimoine écrit » une attitude indifférente à l’égard de « la réutilisation des richesses anonymes de l’oralité à des fins de création individuelle » (p. 5).

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2 Une telle entrée en matière a le mérite d’expliciter des différences de vues qui, une fois posées, permettent de poursuivre un dialogue plus serein sur la base de différences disciplinaires. Du point de vue ethnomusicologique, elle s’inscrit dans une réflexion où les questions d’authenticité et d’ancrage culturel sont centrales, alors que, du point de vue musicologique, c’est plutôt l’œuvre, le matériau musical et sa signification qui paraissent importants. Les articles de Jacques Bouët, Jean During et Laurent Aubert interrogent à ce titre les enjeux de l’ethnomusicologie face aux bouleversements subis, à l’heure de la mondialisation, par les patrimoines musicaux anciens.

3 Bouët et During illustrent à ce propos une posture plutôt « résistante » : la globalisation, pensée dans le cadre de ses dimensions industrielles et marchandes, est considérée comme étant à l’origine de la décadence, par hybridation ou obsolescence, de savoir-faire musicaux préindustriels et du « reformatage de l’oreille du monde » (During). Face à ce constat, l’attitude des scientifiques serait de se ranger du côté de ces traditions préindustrielles dominées, pour participer à leur reconnaissance, voire à leur revitalisation, et pour « aider » les musiciens concernés « à prendre conscience de ce phénomène au lieu de le subir passivement » (During, p. 40). D’après Bouët, « l’objet prioritaire et primordial » de l’ethnomusicologie « est axé sur les pratiques musicales de l’homme pré-industriel dans ce qu’elles continuent à avoir d’actuel et de pérenne » (p. 26). Hormis l’usage du terme de « pré-industriel », qui amène quelques réserves, cette définition relègue à la marge certains développements récents de la discipline en France (représentés notamment par l’intérêt pour les « jeunes musiques »1). During dresse quant à lui un tableau de l’impact musical des processus de globalisation de l’ère préindustrielle puis de la mondialisation contemporaine où le « processus est formidablement amplifié » (p. 63). Il regrette « l’optimisme candide » (p. 66) de ceux de ses collègues qui, face aux musiques « industrielles » ou « hyperindustrielles », ne savent pas voir, derrière les « mélanges, rencontres et autres fusions agréables à des oreilles bien formatées » (p. 66), la « pollution » (p. 64) et le gommage contemporain des « références culturelles des Nations » (p. 65).

4 En contradiction avec ce constat, Aurélie Helmlinger présente les steel bands (qualifiés de « jeunes musiques ») comme des « produits de l’économie globalisée » (p. 243) et de l’industrie pétro-chimique. Le cas des Bomb Tunes, « adaptation d’une pièce non calypso, en général d’origine étrangère à la rythmique calypso » (p. 248), est analysé comme une illustration parmi d’autres d’une musique qui, bien que singulière et « ancrée » dans une situation et des « enjeux locaux », est un produit presque tout entier de la globalisation (ce qui tendrait d’ailleurs à faire de cette question un « non-thème »). On aura compris combien l’étude de la globalisation s’inscrit ici dans un débat sur les objets, les méthodes et l’éthique de la discipline face à des processus auxquels personne n’échappe. Laurent Aubert s’interroge ainsi sur cette ethnomusicologie d’aujourd’hui. Il insiste sur « le rôle de l’ethnomusicologue dans le monde contemporain » (p. 90). Incitant à dépasser les « vieux clivages entre tradition et modernité » (p. 106), il témoigne d’une position ouverte à une diversité d’orientations complémentaires, favorables à la compréhension de « particularismes musicaux » (p. 91). Il souligne à ce propos que « toute musique est toujours une manifestation sociale et une expression culturelle hautement révélatrice et qu’en tant que telle, elle mérite notre attention la plus vive » (p. 106).

5 Ce questionnement disciplinaire ne transparaît pas dans les articles musicologiques de l’ouvrage. Ceux-ci illustrent plutôt la variété des positionnements et des attitudes qui, chez quelques compositeurs contemporains (La Monte Young, Bartók, Giacinto Selsci,

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Portella, Xénakis), accompagnent au XXe siècle « la prise de conscience de la relativité culturelle » ainsi que « l’élargissement de l’horizon esthétique » en Occident (Mâche, p. 14-15). L’article introductif de François-Bernard Mâche exprime à ce sujet une position rétrospective nuancée. L’auteur y expose son parcours de compositeur, technicien, chroniqueur d’enregistrements… en soulevant quelques problématiques générales liées à l’emprunt musical par les compositeurs occidentaux : changement de sens, respect/non- respect des musiques empruntées, conditions de l’hybridation musicale, rapports entre domination politique et domination culturelle, industrialisation, consommation et émergence d’une nouvelle culture musicale… Il témoigne par ailleurs du rôle perturbateur et critique qu’ont joué les emprunts musicaux aux traditions extra- européennes dans la création musicale occidentale savante du XXe siècle. Dans le cas de La Monte Young, Philippe Lalitte présente ainsi le « tempérament équitable » (just intonation) développé par le compositeur comme « un symbole de résistance au tempérament égal, pierre d’achoppement de la globalisation du système tonal » (p. 85). L’auteur évoque par ailleurs en conclusion la perte de suprématie du tempérament égal qui, dans les musiques savantes et populaires, cohabite de plus en plus avec les « micro- intervalles », les « tempéraments inégaux », les « sons inharmoniques » (p. 86)…

6 La démarche spiritualiste de Giacinto Scelsi s’inscrit également dans les tentatives occidentales de se libérer des « archétypes » occidentaux. En soulignant le rôle de ses « pérégrinations exotiques » (p. 125), des rencontres, de l’ouverture sur les philosophies orientales (bouddhisme, yoga du son, méditation…) et les ésotérismes, et de l’écoute des musiques de l’Inde et du Tibet, Pierre Albert Castanet documente un parcours individuel qui illustre un des processus essentiels de la globalisation, à savoir la circulation des hommes et des savoirs ainsi que les appropriations, réinterprétations, bricolages, et autres reconstructions qu’ils génèrent.

7 C’est aussi à travers ces thématiques du voyage et du bricolage que Sara Bourgenot présente les créations du compositeur Patrick Portella dont la démarche, à la différence de celle de Scelsi, s’accompagne d’une posture quasi ethnomusicologique (terrain, travaux muséographiques…). Julie Brown s’interroge, quant à elle, sur l’idéologie qui transparaît des « synthèses » effectuées par Bartók, autre ethnomusicologue- compositeur, entre les registres « art music » et « folk music ». Faisant le lien avec les activités ethnomusicologiques du compositeur, elle montre que, « Dans le contexte de son projet nationaliste hongrois, cette conception montre un exemple de scission entre une paysannerie idéalisée, pure et « authentique » et une culture gitane déviante et impure » (p. 111). Bartók aurait ainsi été « influencé par les doctrines culturelles et nationalistes racialisantes » (p. 111) de son temps. Toutefois, les « accents folk » de sa musique n’en restent pas moins porteurs de « significations ambivalentes » (p. 117) : ils ne sont « jamais ni une chose ni l’autre d’une façon véritablement transparente » (p. 116).

8 La question des significations (du changement de signification et de la polysémie) paraît essentielle à prendre en considération dans le cadre de l’analyse des globalisations musicales. Pour François Borel, la nouvelle musique des Touaregs, issue des mouvements de résistance touaregs maliens des années 1980, aurait marqué une rupture importante avec les musiques touarègues traditionnelles. Porteurs d’un message révolutionnaire, ces musiques auraient elles-mêmes subies une transformation importante de leur signification dans le cadre de leur « réappropriation dans le contexte festivalier » occidental (p. 191).

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9 Dans un tout autre registre, celui du bhangra, le changement de signification constitue une condition de sa fonction diasporique. Claude Chastagner montre ainsi comment la bhangra est passé « d’une simple évocation nostalgique pour les immigrés [indo-pakistanais installés en Grande Bretagne] de la première génération » à celui d’emblème ou de référent identitaire de la diaspora indo-pakistanaise. Ce faisant, ce qui était à l’origine une danse paysanne du Panjab s’est considérablement transformé, en intégrant des éléments des musiques populaires occidentales (rap, techno, reggae, house…). Répondant à plusieurs reprises au pessimisme de Bouët, l’auteur insiste sur la dimension esthétique et sociologique de cette musique, sa « grande richesse » et sa « profonde signification » (p. 149) dans le cadre de la construction d’une identité pan-indienne dans laquelle elle fait sens (maintien du lien avec le pays d’origine, affirmation d’une double culture diasporique, usage positif des nouvelles technologies…).

10 Le rapport à l’identité et aux constructions qu’il induit est également présent dans l’ethnographie des festivals au Kerala (Inde du Sud) proposée par Christine Guillebaud. En tant qu’entreprise de promotion de l’unité dans la diversité culturelle kéralaise, les festivals urbains de folklore montrent une volonté de « créer un lien culturel entre le folk, ancré dans la société villageoise […], et le monde des arts « classiques », plus urbains et transmis traditionnellement dans les milieux de hautes castes » (p. 162). L’auteur montre par ailleurs que les compétitions artistiques sont à l’origine d’une « nouvelle transmission des musiques et des danses » (p. 166) dans un cadre scolaire, l’objectif étant de faire émerger une « nouvelle catégorie sociale, celle de la jeunesse, alternative à celle de la caste » (p. 167). Ces processus participent activement à l’entrée des répertoires dans l’espace public, notamment via les CD et VCD, favorisant en retour une « auto-promotion des savoirs de caste » (p. 170).

11 La contribution de Nicolas Elias à propos de la démarche et des analyses de Jérôme Cler auprès de musiciens turcs nomades sédentarisés atteste que certaines musiques demeurent cependant rétives à ces processus de reconnaissance institutionnelle. En évoquant ces « musiques mineures », qui font œuvre de « résistance passive » (p. 214) à l’étatisation et à la globalisation autant qu’à son inscription dans un processus de construction identitaire, il montre que la « résistance aux processus globalisants s’effectue non pas contre l’irruption du moderne mais contre l’invention du traditionnel » (p. 222).

12 Dans un registre différent, le parcours du compositeur Xénakis illustre un autre genre de position réfractaire aux processus d’identification et de classification culturelle. De fait, Xenakis « aimait se sentir étranger ». « Constamment immigré », il accompagnait son goût pour les musiques « autres », qui ont nourri fortement ses créations, d’un rejet des racines occidentales de sa musique (« sauf pour l’instrumentation ») (Solomos, p. 240).

13 Pour conclure, cet ouvrage a le mérite de rassembler une diversité d’approches du processus de globalisation. Par sa pluridisciplinarité, la variété des points de vue exprimés et la place salutaire laissée à des orientations contradictoires, il documente et questionne avec pertinence l’impact des phénomènes observés. L’ordre des articles (dont la logique pourrait être revue) et l’absence de synthèse finale rendent néanmoins peu explicite l’identification d’axes transversaux, impression renforcée par la double dimension musicologique/ethnomusicologique de l’ouvrage. La prégnance du débat sur la légitimité des approches et des objets d’étude prioritaires de l’ethnomusicologie tend à ce propos à isoler l’une de l’autre les démarches musicologiques et ethnomusicologiques. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur l’efficacité de ce débat qui semble émerger à chaque

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évocation des thématiques de la globalisation. En quoi la défense systématique de postures épistémologiques face aux processus de globalisation/mondialisation contemporains n’en vient-elle pas au final à parasiter l’analyse de ces processus et des situations qui y sont reliées ? Les injonctions et affirmations catégoriques des uns appellent de fait les justifications des autres qui (comme Claude Chastagner à propos de la bhangra) peuvent juger nécessaire d’insister, à coup d’affirmations superlatives, sur la légitimité (esthétique, sociologique…) de leurs objets. Le dépassement de ce débat, par la cohabitation équilibrée et problématisée d’approches complémentaires – comme Laurent Aubert le propose – aurait sans doute permis à cet ouvrage d’intégrer l’analyse d’un ou deux tubes de « pop » internationale globalisée et/ou de l’industrie dont ils sont issus. Car, si l’on estime qu’il est éthiquement nécessaire que les ethnomusicologues se positionnent face à la mondialisation, il est alors déterminant de considérer scientifiquement la variété des formes et des situations musicales en présence. L’intégration d’objets pris en charge plus ou moins prioritairement par des disciplines ou des tendances disciplinaires différentes (ethnomusicologie d’urgence, ethnomusicologie des « jeunes musiques », musicologie, popular music studies, urban studies… qui, rappelons- le, ont toutes leurs raisons d’être) constitue de fait une condition récurrente de l’étude des globalisations musicales.

NOTES

1. D’après l’expression de Julien Mallet.

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Monique DESROCHES, Claude DAUPHIN, Marie-Hélène PICHETTE, Gordon E. SMITH eds/dir. : Territoires musicaux mis en scène Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2011

Yves Defrance

RÉFÉRENCE

Monique DESROCHES, Claude DAUPHIN, Marie-Hélène PICHETTE, Gordon E. SMITH eds/ dir. : Territoires musicaux mis en scène, Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2011, 422 p. Actes de colloque [articles en français et en anglais].

1 Éponymes d’un colloque tenu à Montréal en automne 2009, ces actes offrent un panorama de questionnements autour de la mise en scène de la musique en général1. La majorité des exemples provient de terrains habituellement explorés par les ethnomusicologues, mais quelques communications ouvrent aussi le champ d’investigation à la musicologie historique – suite à la découverte à Montréal du manuscrit d’un opéra-comique de Gluck (Cécile Champonnois et Ghyslaine Guertin) – et à des travaux sur la production de la musique contemporaine (Yara El-Ghadban), de celles dites « actuelles » au Québec (Sophie Stévance) ou du hip-hop zimbabwéen à Londres (Andrew Mark).

2 Les vingt-huit contributions de ce livre s’interrogent sur l’impact des pratiques musicales, de la mondialisation culturelle, des nouvelles migrations humaines et du tourisme de masse. Le musical est donc abordé comme un héritage reproduit tacitement, mais aussi, ce qui semble plus inédit dans la démarche, comme un nouveau « véhicule de créativité ». En sorte que la mise en spectacle des musiques traditionnelles tend à se présenter comme un lieu de forte tension « entre expression et mémoire », exacerbées qu’elle deviennent

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sous les effets du tourisme, qui incite à de nouveaux bricolages et ajustements, souvent au service d’une survalorisation des patrimoines musicaux et culturels.

3 L’organisation interne de ces actes suit un découpage tripartite : Mise en spectacle et mise en exposition, Patrimoine et patrimonialisation, Performances traditionnelles et actuelles. Laurent Aubert ouvre la voie avec un copieux article de vingt-six pages qui soulève d’entrée de jeu la question des nouveaux terrains de l’ethnomusicologie. Il présente d’originales stratégies muséales propres à stimuler la réflexion du visiteur et offre une lecture vivante de l’exposition L’Air du temps, conçue comme un hommage à Constantin Brăiloiu, dont la figure sert ici de fil conducteur et de prétexte à une réflexion plus large sur la musique et sur les défis auxquels est confrontée l’ethnomusicologie contemporaine.

4 La mise à l’écart des traditions musicales vivantes en République Dominicaine au bénéfice de produits internationaux, volontairement formatés aux goûts des touristes afin de ne pas les dépayser, n’est pas sans effets sur les pratiques locales. C’est ce que montre Leiling Chang, qui déplore qu’en contrepartie, la dimension africaine de la société dominicaine s’en trouve occultée selon un processus bien connu de refoulement. À contrario, la stigmatisation de l’ethnicité, qui apparaît dans les musiques touristiques de La Martinique étudiées par Monique Desroches, participe à sa manière de la construction d’un patrimoine collectif, tout en favorisant la valorisation de personnalités artistiques originales. De là à promouvoir une tradition régionale au rang de produit national, le pas est souvent franchi, notamment en Afrique de l’Est, où le destin des musiques ethniques Oromo d’Éthiopie offre un cas intéressant de focalisation d’une identité locale à travers la musique (Leila Qashu). Toutes les cultures musicales ne subissent pas le même sort. Certaines, encouragées par des politiques de patrimonialisation, comme à La Réunion, favorisent des prises de conscience locales, mais se privent par là même d’une audience touristique. Madina Regnault confirme qu’à Mayotte, au contraire, une sorte de partenariat s’établit entre tourisme et culture, générant de nouvelles dynamiques sociales. C’est alors que le risque se fait sentir d’une exploitation excessive de ces produits. L’image véhiculée par internet ne correspond pas toujours aux attentes d’une aficionada de flamenco faisant le pèlerinage de Séville en quête d’une authenticité finalement déchue, comme le raconte Aurélie Suberchicot.

5 La notion de territoire musical associé à une géographie précise éclate ainsi en morceaux, et appelle d’autres définitions, ce que souligne Luc Charles-Dominique. Dans son étude sur le nomadisme des Roms de France, sans territoire fixe mais à l’identité musicale forte – à la fois expression de la différence et langage syncrétique –, il établit que le localisme de la représentation identitaire qui traversa le XIXe et le XXe siècle demande aujourd’hui une sérieuse reconsidération. Le typique du lieu disparaît, dès lors que l’intérêt se porte vers la circulation des répertoires. Pour Marlène Belly, les chansons à grand vent, raudages, terlandages ou briolages, tout comme les gavottes de danse du Poitou, dites ailleurs turlutes ou notes, sont des exemples pertinents pour étudier les processus de maintien ou d’abandon de quelques patrimoines vocaux du fonds francophone métropolitain.

6 D’autres performances, plus lointaines géographiquement, socialement et esthétiquement, n’en sont pas moins influencées par ces logiques patrimoniales. C’est ce qu’observe Emmanuelle Olivier à Djenné, au Mali, à la fois ville-musée inscrite sur la liste de l’Unesco et ville sainte musulmane. Les habitants réussissent à faire du maduhu, savoir religieux, poétique et musical ancien, un savoir contemporain toujours recréé, et participant de logiques sociales et politiques fortes. Cette adaptation régionale à une

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situation nouvelle avait pris une autre dimension lorsqu’il s’était agi de créer un ballet malien au moment de l’indépendance du pays, ce que nous rappelle Élina Djebbari. Quelques décennies plus tard, les visées nationalistes de ses promoteurs ne semblent cependant plus en phase avec les aspirations de ses acteurs.

7 « Composer avec » semble une attitude assez répandue, que ce soit dans l’auto- identification par le chant spécifique dudikotapat chez les Kodava, minorité du sud de l’Inde en résistance contre la culture dominante (John Napier), dans le renouvellement du patrimoine musical acadien « revisité » par de jeunes groupes musicaux (Anne Robineau) ou dans la création d’une association de Judéo-espagnols en France, Aqui Estamos, qui s’appuie sur un patrimoine musical séfarade épars pour renouer les fils d’un tissu social très affaibli depuis la Seconde Guerre mondiale en France (Jessica Roda). Cet article résonne en écho à celui de Judith Cohen, attentive, elle, aux évolutions musicales de la communauté juive de Belmonte, au Portugal. Elle relève que trois catégories de répertoires musicaux sont retenues comme participant à la construction identitaire : la musique interprétée comme juive par la communauté, celle reçue de visiteurs au début du XXe siècle et la musique non juive utilisée tant par les juifs que par les non-juifs. À cet égard, la recherche sur internet s’avère désormais un outil fortement exploité dans la sélection destinée à renouveler le répertoire du chant synagogal.

8 En dernière partie sont regroupées dix communications de type monographique et descriptif, plus classiques dans leur problématique, avec cependant des questionnements en écho à la thématique générale du colloque. On y apprend que même les terrains naguère encore considérés comme quasiment « vierges » d’influences extérieures sont en proie à des remises en question identitaires. Bon gré, mal gré, la recherche se doit de prendre en compte la réalité des faits et le temps est venu de porter la réflexion sur les mises en scène d’une part de plus en plus importante de nos objets d’étude. Un rituel appartient-il à un seul groupe ethnique ?, s’interroge Susanne Fürniss, qui fait état de partages et emprunts complexes entre les Baka, Nzimé, Bangando et Kwelé du Sud- Cameroun.

9 La recherche d’une identité musicale partagée entre différents groupes pygmées du Gabon préoccupe Sylvie Le Bomin et Jean-Émile Mbot. Partant de l’assertion d’une « origine génétique commune » à ces groupes2, les auteurs constatent que, sans « territoire propre » ni « communauté linguistique », les « Pygmées du Gabon présentent un état de morcellement et de diversification très prononcé » (p. 292). Cette théorie fondant l’analyse des traits musicaux communs de manière indépendante à la culture mais sur un état de « nature » reste discutable et rappelle à certains égards les sombres heures de l’anthropologie physique et leurs tragiques mises en application au XXe siècle. J’invite donc les auteurs à relire Lévi-Strauss, Albert Jacquard et bien d’autres anthropologues et généticiens, qui les inciteraient peut-être à nuancer leurs propos, à affiner leur méthodologie et à revoir leur problématique. Une telle posture, qui consiste à définir un cadre de recherche ethnomusicologique à partir d’une classification génétique, me semble peu défendable. Il en va de même avec celle, que l’on imaginait reléguée au passé, visant à rechercher des universaux dans l’émotion musicale – à supposer que celle- ci soit l’unique vocation de l’acte musical – comme le fait Nathalie Fernando, toujours avec des Pygmées, cobayes décidément bien pratiques car totalement muets – et pour cause – dans le débat scientifique international3.

10 Beaucoup de certitudes également dans la communication de Marie-France Mifune, convaincue que « l’étude de la performance constitue une approche méthodologique

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pertinente pour analyser le phénomène musical dans sa globalité » (p. 310), « à savoir le champ strict de la matière sonore dans le culte du bwiti fang », du Gabon (p. 295). L’investissement de terrain y est conséquent, mais la démonstration peu convaincante, dans la mesure où la problématique, qui veut s’attaquer à « l’un des symboles du patrimoine culturel national » (p. 295), me semble mal cernée dès le départ, ce que trahit l’extrême pauvreté de la bibliographie – trois références seulement – vu l’ambition du projet.

11 Dans son témoignage autobiographique de musicien occidental jouant du shakuhachi, Bruno Deschênes explore, lui, le concept de transmusicalisation et finit par admettre que « le plus ardu pour le musicien transmusical n’est pas l’apprentissage technique proprement dit, mais bien d’apprendre à penser, à comprendre, à intégrer et à ressentir ces musiques selon une pensée musicale qui peut largement différer de la nôtre ». Argumentation étayée par Marie-Hélène Pichette, qui entreprend de comprendre le gwoka guadeloupéen par la performance et avance que « son analyse formelle est certes importante, mais que l’analyse des éléments extramusicaux qui le composent est indispensable à la compréhension de cette musique » (p. 311). Cette posture n’offre rien de très neuf ; elle s’inscrit dans le prolongement des préceptes d’un Malinowski, dont les émules reconnaissent aujourd’hui les limites au point d’intégrer – voire de revendiquer – la part de la subjectivité dans l’analyse. Il reste que ces deux contributions d’observateurs-performeurs apportent des contre-exemples patents aux propositions précédentes.

12 Dans ce jeu de regards circulent des informations multiples et contradictoires dessinant une sorte de triangle à géométrie variable : acteurs, spectateurs, observateurs. Le musicien observe son auditoire, l’observateur, à un moment donné de l’enquête, peut être perçu comme touriste et le spectateur se retrouve en train de pratiquer à son tour une musique dont il s’approprie les codes. Ainsi, les territoires musicaux se déplacent, changent de main, prennent de nouveaux aspects tels des bancs de sable à l’embouchure d’un fleuve : un jour objets de revendications patrimoniales, le lendemain reflets d’identités reconstruites et, phénomène récurrent, de terrain de prédilection de chercheurs tentés de conserver jalousement leurs archives, au point de s’identifier à elles.

13 Comme le font remarquer les éditeurs de ces actes, l’ethnomusicologie s’est développée au début du XXe siècle par l’analyse de productions musicales dont l’essentiel émanait de groupes spécifiques encore peu marqués par la modernité. À force de parler des mutations profondes que connaissent les sociétés contemporaines, on finirait presque par oublier quels en sont les mécanismes. Loin d’être uniformes, ces derniers varient fortement selon les époques, les régions du monde, l’étendue de leurs espaces culturels ou de leurs vecteurs de diffusion. On sait combien les sociétés dont nous étudions les manifestations sonores, ont la capacité de créer elles-mêmes de nouvelles œuvres, d’opérer des emprunts, de modeler de nouveaux opéras, au sens premier du terme. Un exemple en est fourni à travers l’étude des notions de « reprise » et de cover des chansons populaires franco-canadiennes depuis les succès étatsuniens au XXe siècle, et que nous livre Sandria P. Bouliane sous un titre évocateur (Goodbye Broadway. Hello Montreal). Cette forte adaptabilité des sociétés humaines aux changements qu’elles subissent – et auxquels elles aspirent en même temps de manière assez contradictoire – apparaît, à travers de l’œuvre de plusieurs ethnologues du XXe siècle, comme une constante que les travaux de l’anthropologie historique commencent à confirmer. Les études proposées ici semblent aller dans le sens de la diversité des modèles. Si la modélisation des processus de

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changement paraît dans certains cas opérante ou, en tout cas, rassurante, il lui arrive également d’échapper à tout contrôle et de prendre des directions insoupçonnées.

14 Le concert de « musiques du monde », observant peu ou prou les règles anciennes du music-hall, en offre des exemples intéressants qui ne laissent pas de nous questionner sur la validité des modèles performanciels, attractifs pour bon nombre de musiciens. La photographie de couverture de ces actes, avec sa débauche de micros, d’enceintes de retour pour les « performeurs », de pupitres et autres jeux de lumière, résume assez bien une tendance actuelle de valorisation d’une certaine altérité qui reprend les poncifs techniques et visuels des musiques amplifiées de la deuxième moitié du XXe siècle (jazz, pop, chanson, rock, etc.). Il reste que cette présentation met sous les feux de la rampe des musiciens et chanteurs entrant dans la catégorie « artistes », nécessairement professionnels. Toute fonctionnelle qu’elle soit – elle répond à une forte demande de spectacles pour satisfaire un public, mais aussi pour occuper des salles occidentales bien équipées et souvent en mal de programmation –, une telle orientation valorise à n’en point douter des identités individuelles. Que reste-t-il des identités collectives qu’elle est censée réfléchir, voire défendre ?

15 Existe-t-il, d’ailleurs, des alternatives à la scène pour présenter des éléments de territoires musicaux ? Cette question, qui sous-tend l’ensemble des communications, n’apparaît pas posée telle quelle, mais mériterait, à mon sens, des développements appelant de nouveaux investissements de terrain. Les grands absents restent, au demeurant, les acteurs eux-mêmes et les populations dont ils sont issus. Rien ne dit que des expériences de sauvegardes autres que scéniques et performancielles ne soient pas tentées avec succès ici ou là. On peut dès lors se demander si toutes ces musiques, une fois mises en scène selon des critères assez facilement identifiables car formatés par les besoins du marché du spectacle, reflètent véritablement les territoires qu’elles sont supposées représenter ou si elles ne sont pas une construction toute occidentale, héritière directe du penchant exotique amorcé dans les cours européennes depuis la Renaissance et poursuivi sans interruption sous des formes diverses adaptées à leur temps. En ce sens ces Territoires musicaux mis en scène en définition mouvante pourraient peut-être nous renvoyer tout bonnement à nous-mêmes.

BIBLIOGRAPHIE

BROWN R.W., 1981, « Music and langage », in Documentary report of the Ann Arbor Symposium. Reston VA : 233-265.

ESTOUP Arnaud et al., 2009, « Origins and Genetic Diversity of Pygmy Hunter-Gatherers from Western Central Africa », Current Biology, 19/ 4 : 312-318.

KALLINEN Kari & Niklas RAVAJA, 2006, Emotion perceived and émotion felt : Same and different. Helsinki : School of Economics, Knowledge Media Laboratory.

TERWOGT M.M. & F. VAN GRISVEN, 1991, « Musical expression of mood states », Psychology of Music 19 : 99-109.

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NOTES

1. On précisera qu’un auteur (Aurélie Suberchicot) n’était pas présent au colloque et que près du tiers des communications ont été regroupées parallèlement dans un numéro spécial de MusiCultures, revue publiée par la Société canadienne pour les traditions musicales, en 2011. 2. Cf. programme de recherche de huit laboratoires du CNRS, du Muséum national d’histoire naturelle, de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et de l’Institut Pasteur (cf. Estoup et al. 2009). 3. Au demeurant, ce travail n’apporte rien de bien nouveau. Une expérience semblable avait déjà été menée auprès d’Occidentaux, il y a trente ans par R. Brown (1981). Elle fut reprise par Kallinen et Ravaja (2006). Plus intéressant encore fut l’entreprise de Terwogt et Van Grisven (1991) qui emploient exactement la même procédure que Fernando.

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Marc-Olivier GONSETH et al. : Bruits – Echos du patrimoine culturel immatériel Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 2011

Jean-Charles Depaule

RÉFÉRENCE

Marc-Olivier GONSETH et al. : Bruits – Echos du patrimoine culturel immatériel, Musée d’ethnographie de Neuchâtel : exposition du 2 octobre 2010 au 15 octobre 2011 ; catalogue sous la direction de Marc-Olivier Gonseth, Bernard Knodel, Yann Laville et Grégoire Mayor. Neuchâtel : Musée d’ethnographie, 2011, 323 p., ill.

1 Consacrée au bruit, au son, à la parole et à la musique, cette exposition est le premier volet d’un triple projet autour du patrimoine immatériel, programmé sur plusieurs années par le musée d’ethnographie de Neuchâtel. En un temps « où les moyens de captation n’ont jamais été aussi efficaces, compacts et répandus », c’était l’occasion de réfléchir sur la fonction du musée et sa mission qui consiste désormais à traiter et communiquer non seulement le matériel mais aussi l’immatériel (Gonseth, Laville et Mayor : 13-141 ).

2 Les scénographes ont conçu un cadre inspiré du Nautilus. Il contient bruits et/ou sons qui, sinon, risqueraient de s’échapper, et suggère un sens de la visite au public qui est invité à découvrir, comme en retournant les cartes d’un jeu, objets, archives sonores, écrites ou audiovisuelles provenant pour une large part des collections du musée, informations et micro-événements. Un catalogue fournit en outre de multiples clés et un efficace balisage de l’ensemble, qui se développe en trois séquences.

3 On y accède en traversant une plage métaphorique. Des coquillages ont été répandus sur le sol qu’écrase, bruyamment, le visiteur en avançant. D’autres, qui proviennent des collections du musée, sont disposés sur des étagères : des coquilles d’escargots des marais

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qui, pour les jeunes bergers humbe d’Angola, représentent des taureaux, des vaches, des bœufs ou des veaux, qu’ils échangent, avec lesquels ils forment des troupeaux, ou une conque des Iles Marquises devenue instrument à vent.

4 Le visiteur pénètre ensuite dans la cale du submersible où des caisses forment un plancher fonctionnant comme un grand clavier – le pédalier de l’orgue du capitaine Nemo – qui déclenche la diffusion d’échantillons empruntés aux prémisses de l’ethnomusicologie, à des musiciens qui ont puisé dans les données de celle-ci ou ont composé avec des bruits, à des musiques populaires… Louis Amstrong surjouant la sauvagerie et les onomatopées de Little Richard ; la musique du groupe Kraftwerk, électronique donc non matérialisée, dont, comme pour le rap, la prétention musicale a été souvent mise en cause ; les Japonais bruitistes Merzbau, les cris de supporteurs sportifs et, objet « classique », des appels de labour.

5 Après, c’est la salle des machines. Des bouches d’aération diffusent, accompagné par les extraits entendus dans la salle précédente, le « murmure de la théorie » émanant d’auteurs choisis pour la façon dont ils ont pris au sérieux des phénomènes tenus pour négligeables, vulgaires, voire absurdes, de Bartók à Varèse, en passant par Cage, Nik Cohn, précurseur de la rock critic, ou Alice Cunningham Fletcher, ethnomusicologue pionnière, Russolo et Raymond Murray Schafer. Mais pas Pierre Schaeffer et ses Cinq études de bruits.

6 Dans ce premier moment, il s’agit donc de la délimitation entre bruits et sons organisés, qui, on le sait, varie dans le temps et l’espace. Un bruit peut acquérir le statut de son et, pour certains « craqueurs de codes », n’importe quel bruit/son devenir musique, à condition qu’il y ait intentionnalité. Pour autant aucune position n’est assurée : le bruit « refoulé » est susceptible de faire retour (Ramaut-Chevassus : 110). En outre, l’univers des bruits est lui-même traversé par un clivage entre les indésirables, « inconvenants », inquiétants, et ceux qui rassurent (Busterveld : 64). Ces frontières cristallisent généralement une appréciation à la fois physique, esthétique et sociale ou ethnique, comme dans le cas des musiques « extrêmes », exotiques ou à divers égards exotisées, mais aussi le rock de naguère, le jazz à ses débuts, et aujourd’hui le hardcore punk ou métal, et plus largement les musiques amplifiées, auxquelles Nicolas Walzer, Jérôme Guibert et Alain Müller consacrent des articles.

7 Une petite salle de contrôle ménage un drôle d’interlude : deux artistes y signalent les sons menacés de disparition. Ils diffusent des images de fin du monde.

8 Le grand espace dans lequel on entre ensuite est à la fois salon et laboratoire. Sur les murs sont exposés quelques instruments tirés des collections du MEN. On y voit un superbe ensemble de harpes et de luths d’Afrique, qui nous fait saisir par défaut les limites d’une ethnographie muséale privilégiant l’objet matériel : on ignore encore beaucoup de l’usage musical de ces instruments et du contexte de leur utilisation. Des extraits de films documentaires et de fiction sont également présentés : un hommage à une vièle monocorde touarègue, des enregistrements dus à un groupe de La Chaux-de-Fonds qui recueille passionnément sons et bruits quotidiens, discours politiques, rock local, bruits d’usine…

9 À côté de systèmes de transcription et de photos d’ethnomusicologues au travail sont exposés des enregistreurs qui, du phonographe à rouleau de cire au Sony de poche, ont été utilisés par les chercheurs du MEN (pour qui, on le pressent, l’accès à tel ou tel appareil a été un enjeu). Pour eux, la collecte de données sonores fut longtemps

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secondaire, avant d’obéir à une visée proprement ethnomusicologique, la mutation étant marquée par une mission dans le Jura de Zygmunt Estreicher en 1952.

10 Dans un contexte économique où ces outils sont voués, en tant que biens de consommation, à une obsolescence rapide, les archivistes, qui s’évertuent à pérenniser des données menacées, doivent par souci de sauvegarde changer constamment de machines, de supports, de logiciels et de formats et même recourir à des procédés analogiques (Borel : 259). Mais il arrive aussi que sourde une inquiétude plus radicale que formulent les folkloristes John A. et Alan Lomax : ceux qui « capturent et emprisonnent une chanson folklorique, [ils] la tuent en même temps » (193).

11 Capture ou gel ? Une machine métaphorique, installée au centre de la salle, congèle les traditions, suggérant des mises en perspective ironiques. Une autre est un distillateur de collections qui « permet de poser des hypothèses et de développer des théories à partir de dimensions apparemment matérielles » (Gonseth, Laville et Mayor : 18), en produisant, goutte après goutte, des « cuvées » (limites de la métaphore : est-il bien sûr que le visiteur ne retienne pas davantage l’image du flacon plutôt que celle de son contenu ? Un risque secondaire, il est vrai, au regard du vif intérêt de l’ensemble).

12 Un cas illustre la difficulté d’une exploitation d’objets qui n’ont pas été documentés sur le terrain. Un ensemble a été récemment légué au MEN : un uniforme, des médailles, un chasse-mouche, une baguette, mais ni partition ni enregistrement. Ils ont appartenu à un instituteur vaudois, chef de fanfares, Albert Nicod, qui partit pour l’Afrique comme enseignant et fut chargé en 1929 de former la fanfare de la garde d’honneur de l’empereur Hailé Sélassié. Il est plausible que les instruments et les techniques de jeu qu’il a introduits soient intervenus dans le jazz et la musique pop locaux, il faudrait faire parler ces objets, identifier leur impact – telle serait une première « distillation ». Deuxième distillation, ironique celle-là : en 1966 le rastafari s’est rendu, avec sa garde, en Jamaïque où il a été accueilli en dieu vivant, il n’est donc pas inconcevable que la culture et, par extension, la musique éthiopiennes aient influé sur celle de l’île, le reggae. Et donc que celui-ci doive beaucoup à l’instituteur suisse !… Dernière distillation possible : l’hypothèse, plus hasardeuse, selon laquelle, le sound system ayant été diffusé par l’émigration jamaïcaine, le hip hop, ne serait pas ce qu’il est si Albert Nicod n’avait pas existé (Laville : 178-183).

13 Dans ce deuxième espace, on trouve matière à s’interroger en outre sur ce qui départage matérialité et immatérialité et sur le type de dématérialisation auquel les modes de conservation numériques soumettent le patrimoine audiovisuel qu’ils contribuent à constituer en le conservant.

14 « Dans le désert où le sous-marin patrimonial s’est échoué », sont évoqués ensuite des « phénomènes contemporains liés à la reconfiguration du passé » (Gonseth, Laville et Mayor : 18). Dans ce troisième moment, patrimonialisation immatérielle et ruses de la « mondialisation » sont abordées à travers les remplois, conversions, transpositions, détournements, réinventions ou inventions de traditions opérés par ce qu’il est convenu d’appeler les musiques du monde. On avance ici sur un terrain flou du point de vue conceptuel et juridique et idéologiquement miné, celui des dichotomies, patrimoine vs mondialisation, authenticité vs modernité, tradition vs innovation, qui défient l’ethnomusicologue et que l’exposition s’attache à désamorcer avec, par exemple, une compilation provenant de Johannesburg combinant influence américaine et retour en Afrique ; ou un clip du chanteur syrien Omar Souleyman, figure de l’artiste se prêtant à la globalisation sans répudier la tradition ; ou les festivals de musiques du monde et leurs

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ambiguïtés ; ou encore les « pianos à pouces » africains proposés, entre autres « jouets », pour l’éveil musical des jeunes enfants occidentaux.

15 On retiendra aussi le paradigmatique Moby, star électronique qui intègre à sa musique des blues prélevés notamment dans l’anthologie Sounds of the South d’Alan Lomax et les recycle dans de célèbres publicités, en franchisant, pour en faciliter l’utilisation marchande, ses morceaux qui ne lui appartiennent donc plus, ni à ceux qui, auteurs, interprètes ou capteurs, en sont la source et dont toute trace se trouve de la sorte effacée.

16 La dernière image est marine : renvoyant à l’oubli indispensable et à la préservation nécessaire, un extrait d’un des rares films sauvegardés de Jean Epstein est projeté sur le rideau que le visiteur traverse pour s’en aller. Tel est le dénouement de la première phase, ouverte et éminemment stimulante, d’un projet à suivre.

NOTES

1. Toutes les références renvoient au catalogue.

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Gerhard KUBIK : Theory of African Music Vol. I et II. Chicago : University of Chicago Press, 2010

Hugo Ferran

RÉFÉRENCE

Gerhard KUBIK : Theory of African Music, Vol. I et II. Chicago : University of Chicago Press, 2010. 464 p. et 359 p.

1 Initialement paru en 1994, le premier volume de Theory of African Music est longtemps resté sans suite pour des raisons éditoriales et informatiques. C’est donc avec plaisir qu’on accueille la sortie intégrale de cet ouvrage majeur de Gerhard Kubik aux Presses universitaires de Chicago. Subdivisé en deux volumes, de cinq chapitres chacun, ce recueil d’articles de 823 pages comporte de nombreuses illustrations, deux CDs d’accompagnement, quatre index et une bibliographie fournie. Il aborde des sujets aussi variés que le jeu des xylophones en Ouganda méridional (chap. 1), la musique de harpe chez les Azande de Centrafrique (chap. 2), la structure des polyphonies vocales en Afrique subsaharienne (chap. 3), les techniques de composition dans la musique pour xylophone kiganda (chap. 4), les concepts de mouvement et de son en Angola oriental (chap. 5), l’étude cognitive du « rythme » musical en Afrique (chap. 6), la perception auditive dans la musique africaine (chap. 7), les chantefables yoruba du Nigéria (chap. 8), la généalogie d’une famille de musiciens malawi (chap. 9) et les concepts de temps et d’espace en lien avec des idéographes angolais (chap. 10).

2 Mis à part l’introduction et les chapitres 6 et 9, qui ont été écrits spécialement pour ce livre, les huit autres chapitres ont tous fait l’objet d’une publication antérieure entre 1964 et 1989. L’auteur y a apporté quelques corrections, mais a tenu à conserver le ton de chaque texte, en les introduisant au besoin, pour rappeler le contexte dans lequel il les a rédigés. Dans la préface, il nous révèle son intention de procéder du simple au complexe. En suivant cette progression, les dix chapitres cherchent à reproduire le cheminement

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intellectuel de l’auteur, presque chronologiquement, des années 1960 aux années 1980. En proposant une théorie de la musique africaine (et non une théorie de musique africaine), il souhaite surtout apporter un cadre théorique, dont les orientations interdisciplinaires s’appuient sur sa longue expérience de terrain passée dans diverses régions d’Afrique subsaharienne. Malgré la présence de chapitres profondément monographiques, son approche, avant tout comparative, est principalement centrée sur la musique, aux dépens parfois de son contexte. Le principal objectif de cet ouvrage est de proposer une « méthodologie flexible » (p. 7), dont la transmission passe moins par l’abstraction que par une illustration de sa mise en œuvre sur le terrain.

Volume I

3 Dans l’introduction, Kubik insiste sur les corrélations avérées entre aires musicales et aires linguistiques en Afrique, d’où la nécessité de relier l’étude des musiques africaines aux cartes des langues. Il nous invite à dépasser la notion d’ethnie, parfois inopérante sur le plan musical, en l’envisageant dans le cadre à la fois plus large des clusters de populations et plus restreint des associations professionnelles ou des classes d’âge. La créativité individuelle ne doit non plus pas être négligée, les compositions musicales procédant toujours d’une idée individuelle, avant de susciter une réponse collective. Parce que les musiques africaines ont toujours évolué, il entend étudier des « traditions musicales » plutôt que des « musiques traditionnelles » (p. 20). Il expose alors le cadre théorique et méthodologique de ses travaux, qui envisagent la musique et la danse africaine comme faisant partie d’un même système gestuel. Ce système reposerait sur plusieurs principes temporels, qu’il détaille dans le chapitre 6 (cf. infra).

4 Le chapitre 1, « Xylophone Playing in Southern Uganda », entreprend l’étude de trois xylophones ougandais (amadinda, akadinda et embaire) et de leurs musiques non improvisées et peu variées (mis à part l’embaire dont le jeu semble plus libre). Tour à tour sont abordés les échelles, l’accordage, les techniques de jeu, la disposition des instrumentistes et la structure musicale, dont il parvient à dégager une « forme basique » (p. 68), sorte de modèle qui préside à toute réalisation. Certes, il aurait été souhaitable qu’il nous expose les procédures de découverte de ce modèle, mais cet article reste instructif, puisqu’on y découvre les prémices de sa théorie sur les inherent patterns (cf. chap. 7). On y apprend également que la plupart des pièces pour xylophone proviennent de la harpe. Une discussion s’ensuit pour savoir si ces pièces de harpe ne seraient pas elles-mêmes issues du chant.

5 Le chapitre 2, « Harp Music of the Azande and Related Peoples in the Central African Republic », commence par un récit de voyage. L’auteur nous raconte ses péripéties en solex qui l’ont conduit dans différents villages du quart sud-ouest de la République centrafricaine (cf. carte p. 96). Puis il focalise son attention sur les harpes zande, leur facture, leurs techniques de jeu et la phrase wili pai sa, qui semble jouer un rôle important dans l’accordage et l’apprentissage de la harpe. On entre alors de plain-pied dans l’analyse musicale et dans l’étude des relations entre parties vocales et instrumentales. Il ressort que tous les degrés chantés sont virtuellement contenus dans le « pattern total » qui combine les parties réalisées par la main gauche et la main droite (pp. 117-118). Son approche très musicologique, voire solfégique, surprend parfois. Le vocabulaire utilisé (note, tonique, barre de mesure, sensible, résolution, anticipation mélodique, quinte diminuée) et l’idée selon laquelle il y aurait des progressions harmoniques et des

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changements de tonalité (p. 120) sont symptomatiques d’un certain ethnocentrisme analytique, heureusement localisé. Kubik distingue finalement trois types de musique pour harpe. Le premier se caractérise par l’indépendance rythmique des deux mains, le second par la dépendance rythmique de la main gauche et de la main droite. Quant au troisième, il aurait été emprunté aux Banda.

6 Plus comparatif, le chapitre 3, « A Structural Examination of Multi-Part Singing in East, Central and Southern Africa », examine les polyphonies vocales dans plusieurs régions d’Afrique subsaharienne. Contrairement à ce qu’annonce le titre, ce chapitre est surtout axé sur les questions d’échelle. L’hypothèse très stimulante avancée par l’auteur est lourde de conséquences si elle s’avère vraie. Les systèmes scalaires équidistants seraient liés à la présence d’instruments dont le timbre est pauvre en harmoniques, tels les xylophones ou les lamellophones, alors que les systèmes plus « tempérés » se seraient, quant à eux, développés dans des régions où l’on trouve des instruments à cordes riches en harmoniques, comme les arcs musicaux. Pour déterminer la nature des échelles, l’auteur adopte une analyse qu’il qualifie d’« intégrative » (p. 170). Celle-ci consiste à rechercher les régularités qui surviennent dans le choix des sons simultanés et de leur ordre d’apparition dans la musique. Les régularités ainsi découvertes sont censées révéler les caractéristiques structurelles de l’échelle sous-jacente. Il en déduit alors si le système scalaire est fondé sur le principe de « partiels » ou d’« équidistance ». Selon les cas, il en résulte différents types d’échelles, tétratoniques, pentatoniques, hexatoniques ou encore heptatoniques. Les hypothèses diffusionnistes qu’il avance pour expliquer la répartition géographique de ces échelles (pp. 239-240) sont beaucoup plus discutables. Rien ne prouve en effet que deux populations qui partagent un même trait musical soient liées historiquement. Seul le recours à l’histoire pourrait valider ou infirmer les scénarios qu’il propose.

7 Le chapitre 4, « Composition Techniques in Kiganda Xylophone Music. With an Introduction into Some Kiganda Musical Concepts », porte essentiellement sur les xylophones amadinda et akadinda dont il fut déjà question dans le premier chapitre. Kubik commence par étudier le système scalaire et intervallique, en lien avec les techniques de jeu et les dispositions des lames sur le clavier (pp. 258‑264). Il constate que, dans ces musiques, une préférence est donnée à certains intervalles, qu’il nomme les quartes et quintes kiganda, et qui correspondent à un saut d’une ou deux lames (p. 267). Il dégage alors un certain nombre de « règles », « progressions typiques » et « segments consonants » pour chaque xylophone. Mais le passage le plus captivant de son analyse concerne certainement ce qu’il est maintenant convenu d’appeler des « entités musicales » (Arom et al. 2008). Partant du constat que les pièces pour xylophone peuvent également être chantées et jouées à la harpe ennanga, il en arrive à la conclusion que les différentes versions d’un même chant partagent toujours un dénominateur commun (que je nomme ici entité) et sur laquelle repose l’identité de la pièce (cf. pp. 287‑288 et transcription 111 p. 307).

8 Les trois sections du chapitre 5, « Concepts About Movement and Sound in Eastern Angolan Culture Area », portent sur les phénomènes d’« enculturation musicale » (p. 330). La première examine la répartition des activités musicales en fonction des catégories sociales. Dans la seconde, consacrée au rite d’initiation mukanda, Kubik avance l’hypothèse selon laquelle la musique ne peut, en soi, générer des états psychologiques altérés ni stimuler des effets thérapeutiques. Seul un conditionnement physiologique préalable peut provoquer ce type de réactions (pp. 363-364). Selon lui, certains patterns gestuels servent à canaliser l’émotion lors du rituel étudié. Il analyse alors le geste des

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bâtons entrechoqués et la danse des initiés, dont il propose une représentation avec des lettres et des croix (p. 368) ou des schémas (p. 370) respectivement. Son système de transcription de la danse kuhunga (pp. 379-381) est digne d’intérêt. Contrairement aux notations Laban ou Benesh, à visée universelle, il réalise une représentation de type « émique » (p. 378). Après avoir identifié et dressé l’inventaire des « kinèmes » culturellement signifiants1, il transcrit le déroulement de ces mouvements dans le temps, en se basant sur la vidéo et l’observation participante. Dans la troisième section, l’auteur analyse les procédures d’accordage du lamellophone likembe, par l’adolescent Kufuna Kandonga. La gestuelle qu’il met en œuvre pour vérifier l’accord de l’instrument révèle des informations importantes sur le système scalaire (p. 404).

Volume II

9 Dans le chapitre 6, « The Cognitive Study of African Musical ‹Rhythm› », Kubik élabore cinq notions pour entreprendre l’étude du rythme en Afrique. Les « pulsations élémentaires », isochrones et non accentuées, « constituent les plus petites unités temporelles […] qui servent de ligne de référence subjective aux musiciens lors de la performance » (p. 32). Certaines musiques sont même fondées sur deux lignes de pulsation élémentaire (p. 34), qui entretiennent un rapport 3 :4, 4 :6, etc. Il appelle « battue » l’unité de référence supérieure qui combine 2, 3, 4, 5 ou 6 unités de pulsations élémentaires (p. 35). Contrairement aux musiques européennes, la battue africaine n’est pas accentuée, mais implique néanmoins l’idée d’un regroupement en nombre fixe de pulsations. Il prétend alors que les chanteurs, instrumentistes et danseurs se réfèrent parfois à des battues différentes lorsqu’ils exécutent une même pièce. Le cycle constitue le « troisième niveau de référence interne » (p. 41) et repose parfois sur une progression « tonale » ou « harmonique » (p. 44). Il introduit enfin la notion de time-line patterns utilisée pour la première fois par Nketia dans les années 1960. Ces formules, pas toujours asymétriques, possèdent une matrice complémentaire, frappée silencieusement ou rendue audible lors de la performance (p. 50). Leur apprentissage passe souvent par l’acquisition de phrases mnémoniques, que Kubik (1972) envisage comme des « notations orales ». Selon lui, ces phrases nous révèlent des aspects de la cognition musicale, en ce qu’elles expriment la manière dont les musiciens « pensent » les patterns qu’ils jouent.

10 Tout aussi théorique, le chapitre 7, « African Music and Auditory Perception », est consacré à la psychologie de la perception auditive et aux aspects interculturels de l’étude cognitive de la musique en Afrique (p. 85). Selon Kubik, toute musique provoque des réactions auditives, culturellement et individuellement conditionnées. Ces réactions touchent différents niveaux de l’entendement, tels que l’émotion et l’identification. La première section est d’abord consacrée au geste musical, toujours formé de séquences sonores et silencieuses (p. 91). L’auteur analyse les « accents moteurs » et les patterns mnémoniques mis en œuvre par le guitariste et le joueur de hochet dans la musique . Il s’intéresse ensuite au problème de perception de la battue par un auditeur extérieur à la culture. Mais Kubik ne propose pas de méthode valable pour le résoudre. La section 2 revient sur la notion de « patterns inhérents », dont il fit la découverte pour la première fois en étudiant la musique de cour du Buganda (cf. chapitre 1). Selon Kubik, l’effet provoqué par ces patterns ne serait pas universel, mais géographiquement distribué dans certaines régions d’Afrique subsaharienne (p. 110). Pour lui, ces phénomènes de gestalt sont bien réels, intentionnels et subjectifs. Ils s’apparentent aux phénomènes d’illusions d’optique

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et révèlent une conception kaléidoscopique de la composition. Cependant, on est en droit de se demander si on ne trouve pas des inherent patterns dans toute musique polyphonique. En effet, l’esprit perçoit toujours des lignes mélodiques, qui ne sont pas réalisées telles quelles par les musiciens, mais qui ressortent néanmoins de l’imbrication des parties.

11 Le chapitre 8, « Àló·. Yoruba Chantefables : An Integrated Approach towards West African Music and Oral Literature », analyse un corpus de 172 chantefables yoruba collectées dans l’Ouest du Nigéria entre 1960 et 1963. Les transcriptions textuelles et musicales à la fin du chapitre sont bienvenues pour illustrer l’analyse formelle qui précède. Quant au chapitre 9, « Genealogy of a Malawian Musician Family : Daniel J. Kachamba (1947-1987) and His Associates », il rend hommage à un proche collaborateur et ami, Daniel Kachamba, décédé peu de temps avant la parution du premier tome de cet ouvrage. On y trouve sa généalogie, sa biographie, ainsi qu’une analyse commentée de certaines de ses compositions et une liste de ses publications.

12 Le chapitre 10, « African Space / Time Concepts and the Tusona Ideographs in Luchazi Culture », est plus philosophique, surtout lorsqu’il interroge l’universalité des concepts de temps et d’espace (pp. 278 à 282). Il entreprend également l’analyse des idéographes tusona réalisés chez les Luchazi de l’Angola oriental. Dans ces graphes éphémères, « un événement peut être représenté comme un mouvement anti-horaire grâce à un agencement de points équidistants encerclés par des lignes retournant à leurs points d’origine » (p. 278). Mais le lien entre ces procédés graphiques et les musiques africaines n’est pas exploré plus avant, ce qui fait que le lecteur, quoique fasciné par cet art figuratif à la fois ludique et ésotérique, reste un peu sur sa faim. L’auteur établit tout de même une analogie formelle avec les structures musicales mathématiquement construites que l’on trouve dans la musique de cour du Buganda (p. 314). La terminologie musicale luganda, empruntée au domaine textile, confirme aussi l’existence de ce lien. Il cherche alors des exemples analogues dans d’autres cultures musicales africaines, qui rendent compte d’un lien entre des formes musicales et des techniques de tissage, de vannerie ou encore des procédés graphiques.

13 On l’a vu, la démarche de l’auteur consiste à rendre compte du cheminement de sa pensée, en restituant les articles dans leur forme initiale et dans un ordre presque chronologique. Il s’ensuit de nombreuses redondances et un flottement terminologique qui trouble la lecture. Les textes originaux auraient donc mérité un travail de réécriture et de synthèse pour aboutir à un livre plus homogène et fluide. Les chapitres 1, 4 et 7 auraient ainsi pu former un seul et même chapitre, dans la mesure où ils portent tous sur les mêmes xylophones ougandais. Il est d’ailleurs étonnant que le chapitre 6, sur le rythme, n’apparaisse qu’au début du second volume, alors que les notions expliquées dans ce chapitre ne cessent d’être utilisées dans le premier tome. Quant aux chapitres sur les harpes zande et les chantefables yoruba, on se demande s’ils ont vraiment leur place dans ce livre, puisqu’ils se fondent sur des enquêtes de terrain plus courtes et des analyses moins poussées. Enfin, on s’étonnera de l’absence de référence aux travaux de Simha Arom. Certes, les notions, méthodes et terminologies aromiennes entrent souvent en conflit avec celles de Kubik, surtout dans le domaine du rythme, mais cela justifie-t-il une telle mise sous silence ?

14 En conclusion, ces deux volumes font preuve d’une grande érudition et d’une connaissance approfondie du continent africain, tant à travers les expériences humaines et musicales de l’auteur que ses lectures. Sa façon d’envisager les échelles comme des

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systèmes « flexibles » (p. 56), qui admettent des « marges de tolérance » (pp. 104 et 169) et des « fluctuations de hauteurs » (p. 169), est tout à fait pertinente et préfigure les études récentes sur les échelles musicales en Afrique (Marandola 2003, Fernando 2004). Même si on ne partage pas toujours son point de vue, les théories développées par Gerhard Kubik sur le rythme, les systèmes scalaires, les patterns inhérents et les gestes musicaux n’en restent pas moins passionnantes et très stimulantes sur le plan intellectuel.

BIBLIOGRAPHIE

AROM Simha, 1985, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale. Structure et méthodologie, 2 vol. Paris : Selaf (Coll. Ethnomusicologie).

AROM Simha, Nathalie FERNANDO, Susanne FÜRNISS, Sylvie LE BOMIN, Fabrice MARANDOLA et Jean MOLINO, 2008, « La catégorisation des patrimoines musicaux dans les sociétés à tradition orale », in Alvarez-Pereyre, dir. : Catégories et catégorisation : une perspective interdisciplinaire. Louvain, Paris, Dudley (MA) : Peeters-Selaf : 273-313.

FERNANDO Nathalie, 2004, « Expérimenter en ethnomusicologie ». L’Homme 171-172 : 284-302.

KUBIK Gerhard, 1972, « Oral notation of some West and Central African time-line patterns ». Review of Ethnology 3 (22) : 169-176.

MARANDOLA Fabrice, 2003, Les polyphonies vocales des Pygmées Bedzan du Cameroun : une approche expérimentale du système scalaire. Thèse de Doctorat. Paris : Université Paris IV.

NOTES

1. Les symboles utilisés par l’auteur pour représenter ces unités chorégraphiques peuvent être compris comme émiques en ce qu’ils « sont signifiants dans une culture et ne visent pas à devenir des signes standards d’une notation de la danse universelle » (p. 378).

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Nathalie FERNANDO : Polyphonies du Nord-Cameroun Paris : Peeters, Selaf 441, 2011

Marie-Hélène Pichette

RÉFÉRENCE

Nathalie FERNANDO : Polyphonies du Nord-Cameroun, Paris : Peeters, Selaf 441, 2011, 341 p. DVD-rom encarté

1 L’ethnomusicologue Nathalie Fernando nous propose, dans Polyphonies du Nord-Cameroun, une synthèse de ses recherches (menées entre décembre 1994 et janvier 1998) qui ont donné lieu à l’obtention de son doctorat. C’est dans une perspective comparatiste qu’elle effectue l’analyse des musiques vocales (a cappella et accompagnées de percussions), instrumentales (monodiques et polyphoniques) et voco-instrumentales polyphoniques de six populations vivant dans les Monts Mandara (Ouldémé, Mofou, Mofou-Goudour, Mouyang) et dans les plaines environnantes (Guiziga, Toupouri) de la province de l’Extrême-Nord du Cameroun. En sept chapitres, l’auteur s’intéresse aux « formes syntaxiques, comportements scalaires et procédés compositionnels monodiques et polyphoniques » (p. 18) de ces musiques dans le but de dégager des principes de catégorisation propres à la culture locale. « Il s’agi[t surtout] de savoir si les musiques produites avec des objets matériels identiques ou si la pratique de certains procédés compositionnels communs procèdent de stratégies cognitives identiques ou, au contraire, se distinguent les unes des autres par un savoir-faire spécifique garant d’une identité que chaque communauté cherche à maintenir » (p. XXI).

2 Le premier chapitre expose la méthodologie, largement inspirée de la linguistique et des sciences cognitives, utilisée tant sur le terrain (re-recording, entretiens individuels et collectifs) que dans la transcription et l’analyse. À tout moment, elle confronte les points de vue émique et étique des participants pour dégager la pertinence culturelle des résultats. S’ensuit un chapitre sur les instruments, qui recense par de brèves descriptions

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organologiques les aérophones, les membranophones, les idiophones et les cordophones qu’utilisent les six groupes étudiés. On y apprend que leur usage est souvent régi par le calendrier agraire et que certains d’entre eux possèdent une fonction symbolique. Le troisième chapitre aborde le contexte musical, c’est-à-dire l’organisation sociale des groupes étudiés, différente selon les zones d’habitation. Le répertoire transmis oralement d’une génération à l’autre peut s’accompagner de danses collectives et n’échappe pas à la modernité ni aux mouvements migratoires des populations ; les matériaux employés dans la facture d’instruments s’adaptent à leur temps (flûtes en PVC ou crin de cheval remplacé par des câbles de frein de vélo) et les emprunts interethniques se manifestent dans la majorité des répertoires. Dans les montagnes, les manifestations musicales, surtout instrumentales et jouées généralement par des ensembles homogènes, suivent le calendrier agricole de la culture du mil. La musique des populations des plaines, majoritairement vocale, se rattache davantage aux circonstances ponctuelles, telles l’initiation et le deuil. De nombreux tableaux synoptiques illustrant le découpage musical de l’année de chacun des groupes étudiés jalonnent ce chapitre.

3 Les trois chapitres suivants présentent l’analyse musicale du répertoire. L’auteur traite d’abord des échelles musicales (chapitre IV). Fernando nous rappelle que de nombreuses musiques d’Afrique subsaharienne reposent sur des échelles de type pentatonique anhémitonique. Plusieurs cas de figure abondamment illustrés d’exemples musicaux révèlent quelques constats pour les musiques instrumentales et vocales : le pentatonisme domine, il y a instabilité dans les degrés qui fondent les échelles hexatoniques et un nombre important d’échelles sont calibrées à partir d’un intervalle de seconde (p. 151). Outre les échelles mélodiques, la métrique et le rythme constituent des éléments essentiels de la musique des populations camerounaises étudiées (chapitre V). Il s’agit surtout de musiques cycliques « fondées sur des ostinati à variation » (p. 159). Les exemples présentés dans ce chapitre révèlent des cas de métrique isochrone, d’utilisation de l’aksak, de périodicité isométrique, de segmentation et de variation. Enfin, un sixième chapitre analyse en profondeur les processus compositionnels plurilinéaires dans la musique vocale et instrumentale. Plurilinéarité se comprend ici en tant que « modes de superposition des différentes parties instrumentales et/ou vocales qui fondent une pièce, que cette superposition ait ou non un caractère polyphonique » (p. 209). Il est alors question de la façon dont s’élabore cette plurilinéarité, à partir de la référence mentale qui constitue la base d’une pièce instrumentale et de ses procédés compositionnels (tuilage, polyrythmie, hoquet). Le dernier chapitre sert de synthèse. Il cherche à montrer les « principes qui sous-tendent l’organisation du patrimoine musical de chacune des six communautés envisagées » (p. 269) en proposant une catégorisation du répertoire étudié. Les résultats de l’analyse et des données des enquêtes témoignent de la complexité de l’organisation de ces pratiques musicales.

4 Il ne faudrait surtout pas passer sous silence le DVD-rom qui accompagne et complète cet ouvrage. Magnifiquement conçu et facile d’utilisation, il apporte des explications supplémentaires, par exemple sur les instruments ; comporte de nombreux extraits sonores et quelques extraits vidéos ; reproduit les tableaux synoptiques et les exemples musicaux de l’ouvrage avec des liens interactifs. Une cinquantaine de transcriptions musicales illustrent, en image et en son, le fonctionnement des polyphonies. Nous regrettons toutefois que le contenu du livre n’ait pas été mieux adapté à l’utilisation de cet outil si bien réussi. Plutôt que d’exploiter le contenu du DVD-rom et d’y ajouter des renvois clairs tout au long de l’ouvrage, le lecteur découvre ces renvois dans les notes de

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bas de page ou les légendes des tableaux et des schémas. Il est dommage que l’un puisse facilement se passer de l’autre.

5 Nous regrettons également le manque de descriptions ethnographiques des musiques étudiées. En choisissant de se concentrer sur l’analyse musicale du répertoire retenu, Nathalie Fernando a certes réussi à montrer, par la rigueur de sa méthode, la complexité de ces musiques vocales et instrumentales, mais l’absence de contextualisation (mise à part la description du cycle agraire annuel) nous laisse un peu sur notre faim. Comment, concrètement, se déroulent ces occasions musicales ? Quel est le rôle des interprètes lors de ces manifestations ? À quelques reprises au cours de l’ouvrage, l’auteur nous rappelle l’inutilité d’étudier la musique en dehors des circonstances. Qu’un ouvrage préconisant l’importance de l’approche anthropologique dans l’analyse du fait musical laisse si peu de place à cette même dimension, quel paradoxe ! Une mise en contexte et une description plus détaillées de certaines pièces contribueraient sûrement à étoffer une étude déjà riche de ces répertoires.

6 L’ouvrage de Nathalie Fernando apporte assurément une meilleure connaissance et compréhension des musiques polyphoniques d’Afrique subsaharienne. En allant au-delà du résultat sonore, l’auteur a dégagé des stratégies de composition musicale autant que des catégories culturelles. De plus, comme elle l’écrit, « dans une perspective comparatiste, l’accès aux stratégies compositionnelles et aux savoir-faire implicites offre des indices quant aux relations entre des populations en situation de contact et relatifs à la diffusion des patrimoines » (p. 323).

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Aurélie MONGIS : Le chant du masque. Une enquête ethnnomusicologique chez les Wè de Côte d’Ivoire Paris : L’Harmattan, 2011 1

François Borel

RÉFÉRENCE

Aurélie MONGIS : Le chant du masque. Une enquête ethnnomusicologique chez les Wè de Côte d’Ivoire, Paris : L’Harmattan, 2011. 127 p. (coll. Études africaines)

1 Petit livre intégré à la collection « Études africaines » des éditions L’Harmattan, Le chant du masque d’Aurélis Mongis « éclaire la façon dont la voix et le chant peuvent constituer le vecteur privilégié de la tradition et de la mémoire d’un peuple » (4e de couverture). Jeune diplômée en musicologie et en administration d’entreprise, l’auteure a séjourné à deux reprises en Côte-d’Ivoire, où elle a été fascinée par le rôle des masques dans la société Wè (Guéré) de l’extrême Ouest du pays, notamment au cours de funérailles et de rites saisonniers. Dès lors, elle décida de mener une enquête afin de confirmer son impression que la musique associée à ces masques n’avait pas une fonction accessoire, mais qu’elle faisait partie d’un vaste rituel, celui de la sortie du masque. Pour le comprendre, Aurélie Mongis s’est efforcée de dégager le rôle de l’environnement sonore et musical de gla (le masque en langue guéré), environnement constitué par les chœurs d’hommes et de femmes, les tambours à membrane, les tambours de bois et les effets vocaux produits par le masque. Ce faisant, elle s’est aperçue que l’étude de ces éléments la documentaient aussi sur la communauté guéré, ce qui montrait sa « valeur ethnomusicologique » (p. 10). Sa première démarche fut donc d’examiner « la voix du masque », élément donnant vie au masque, dont elle fit le sujet de son mémoire de maîtrise de musicologie.

2 Le présent ouvrage est le résultat de la seconde enquête qu’elle a menée quelques mois plus tard sur le même terrain et auprès des mêmes interlocuteurs. Cette fois, elle désirait

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étendre son étude à d’autres types de masques dans d’autres contextes de sortie, avec des répertoires différents, mais aussi étudier une catégorie particulière, le masque-chanteur, ble-gla, qu’elle n’avait pas eu l’occasion de voir à l’œuvre lors de son premier séjour et dont elle assista à la sortie quatre jours seulement avant son départ. Ceci prouve bien qu’il est souvent utile, et même indispensable, d’effectuer deux enquêtes successives à moins d’une année d’intervalle sur le même terrain et avec les mêmes interlocuteurs et que cela n’a rien d’exceptionnel. Par ailleurs, elle découvrit l’existence d’une autre institution, liée cette fois à l’initiation de jeunes filles, le kwi, dont les caractérisques présentent des similitudes avec le gla.

3 Le livre est divisé en trois parties : la première, « Ble gla, chanteur officiel de l’institution gla », explicite la notion de « masque et institution » en pays wè, fournissant ainsi le contexte dans lequel s’inscrit le masque chanteur. C’est ici qu’Aurélie Mongis présente les sources documentaires et les publications qui l’ont aidée à cerner sa problématique et à enrichir son propos sur le phénomène des masques. De nombreux ethnologues en ont déjà fait état, mais relativement peu dans le domaine spécifique de la musique associée aux masques, exception faite, bien entendu, de l’ethnomusicologue Hugo Zemp, auteur en 1971 des disques Musique guéré (Vogue) et surtout Masques Dan (Ocora), qui a marqué toute une génération d’africanistes. Entité individuelle quasi-divine qui régit l’organisation sociale des humains, le gla occupe plusieurs fonctions : masque de divertissement (mendiants ou comédiens, danseurs et chanteurs), masque de contrôle social (masque sacrée ou de sagesse), masque griot ou louangeur, masque guerrier.

4 Suit un chapitre consacré à la description minutieuse du ble gla, aux circonstances de sa sortie, à ses qualités de chanteur, à sa rareté – due aux aptitudes élevées d’historien et de généalogiste qu’on exige de lui –, aux circonstances de sa naissance, à ses caractéristiques phonatoires et vocales, à ses instruments d’accompagnement, à la dimension linguistique de son art et, finalement, à son devenir par l’apprentissage de jeunes et futurs ble gla.

5 La deuxième partie décrit et analyse les sorties et chants de deux ble gla, Bãneme et Lesegniĩ, tels que l’auteure les a vécus sur son terrain, tandis que la troisième partie s’intitule « Kwi : au service de la même tradition, un autre chant masqué ». Le déroulement des processions de sortie font l’objet d’un découpage descriptif dans lequel est fait allusion à un document filmé (dont malheureusement les références font défaut), alors que quelques photos noir/blanc sont réunies en annexe. Les textes des chants sont soigneusement notés, transcrits et traduits, alors que leur structure, leur forme et leur contenu mélodique sont également décrits. C’est ici qu’intervient le problème de l’exemplification sonore des extraits commentés qui constituent la raison d’être de l’ouvrage. En effet, il paraît aujourd’hui inconcevable de publier un ouvrage sur les résultats, même bruts, d’une « enquête ethnomusicologique », sans l’accompagner du CD contenant les exemples sonores correspondants, et sans même mentionner quelque part une adresse internet permettant d’accéder à ces documents. Dans le cas présent, heureusement qu’un moteur de recherche performant a permis à l’auteur de ces lignes de les retrouver en quelques instants sur le site des Archives sonores du CREM (Centre de recherches en ethnomusicologie, voir l’adresse internet en note), et d’auditionner ces chants dans l’ordre même de leur présentation dans l’ouvrage.

6 Dans sa conclusion, Aurélie Mongis souligne que « l’approche ethnographique ou anthropologique des phénomèmes musicaux a occupé une place essentielle dans ce travail » (p. 106), mais elle déplore aussi de n’avoir pu réaliser une transcription du répertoire musical, ne disposant pas de la technique « aromienne » du re-recording, vu la

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grande complexité de la musique guéré. À notre avis, on peut se demander si une telle approche aurait enrichi le propos dans le cadre d’un ouvrage de cette collection, qui livre, de manière descriptive très concentrée, une grande somme de précieuses informations sur un phénomène musical qui, selon Vincent Cotro, enseignant-chercheur à Tours, « interroge la transmission et la survivance d’un art et d’une culture admirables, dans un pays récemment frappé par l’horreur de la barbarie » (4e de couverture). Encore faudrait- il savoir si la transmission et le devenir de ces chants n’ont pas entre temps été compromis par le récent conflit, étant donné que les enquêtes dont il est question ici ont été menées juste avant, entre février 2001 et début 2002.

7 En annexes, le livre contient, outre les photos mentionnées, deux petites cartes, un lexique des termes guéré mentionnés et une bibliographie-discographie.

NOTES

1. Exemples sonores disponibles sur < http://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/ CNRSMH_I_2011_019/>

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Richard C. JANKOWSKY : Stambêlî : Music, Trance and Alterity in Tunisia Chicago : University of Chicago Press, 2010

Jean Pouchelon

RÉFÉRENCE

Richard C. JANKOWSKY : Stambêlî : Music, Trance and Alterity in Tunisia, Chicago : University of Chicago Press, 2010. 237 pages, glossaire, index, bibliographie, CD encarté.

1 Moins connu que le culte des Gnawa du Maroc, le Stambêlî est le nom d’un culte de possession afro-tunisien. Jankowsky y a mené une ethnographie de qualité moyennant un apprentissage musical substantiel. Il nous offre un premier livre ambitieux qui entend décrire une culture dans son intimité et dans les liens qu’elle entretient avec sa société globale, tout en théorisant ses principes dynamiques. L’ouvrage est constitué de trois parties, divisées chacune en autant de chapitres.

2 La première partie, « Histories and Geographies of Encounter », aborde la rencontre historique qui s’est produite entre les subsahariens déracinés et la société arabo- islamique tunisienne où ils se réadaptèrent grâce à l’institution des maisons communautaires (chap. 2). D’autres rencontres y sont rapportées : celle de l’ethnographe avec son terrain (chap. 1) et surtout celles des hommes, de leurs saints et de leurs génies, dont Jankowsky nous esquisse le panthéon avec concision (chap. 3).

3 La deuxième partie, « Musical Aesthetics and Ritual Dynamics », traite de la technique et de l’esthétique musicale « soudanaises » (sûdânî) et « non arabe » (‘ajmî) (chap. 1), telles qu’elles sont produites, parfois explicitées, et surtout mises en acte à l’échelle du morceau 1 (chap. 5) et du processus thérapeutique (chap. 6).

4 En faisant suivre une analyse du pèlerinage au mausolée du saint Sîdî Frej (chap. 7) par une rétrospective critique de l’entrée du Stambêlî sur les scènes non rituelles (chap. 8), la troisième partie, « Movements and Trajectories », s’arrête sur la performance et aborde les enjeux de la modernité. L’auteur conclut son ouvrage par une synthèse sur « Music, Transe

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and Alterity » (chap. 9). Suivent un épilogue sur la disparition du doyen Bâbâ Majîd, ainsi qu’une présentation sommaire d’extraits sonores essentiellement interprétés par son successeur Sâlah El Wârglî2.

5 Ce livre est d’abord un document poignant sur la vie à Dar Barnû (« la maison du Bornou »), dont Jankowsky est l’hôte privilégié. Dans cette maison communautaire du quartier populaire de Bâb Sîdî Abdeslâm, l’ethnographe est le témoin du quotidien du Maître Bâbâ Majîd, ainsi que des séances de divination, de sacrifice et des cérémonies de stambêlî qu’il donne dans la maison en compagnie des siens. Initié à la musique et à la mémoire du Stambêlî par ce maître, Jankowsky embrasse cette « ethnographie du particulier » promue par Abu-Lughod (1991) et regrette avec Kapferer (2005) que les cultes de possession aient été trop souvent réduits à des logiques qui leur étaient externes (résistance, subversion) au détriment de « leurs propres termes » (p. 6). Fort d’une approche qu’il veut à la fois théorique et pragmatique, l’ethnomusicologue entend restituer les dynamiques internes à l’œuvre dans le Stambêlî – dynamiques dont la musique n’est ni un « épiphénomène » ni même « l’expression », mais la matérialité même (p. 4).

6 L’ambiguïté qui plane autour de l’origine du nom du Stambêlî – legs des ancêtres Songhay ou Haoussa pour les initiés et/ou vestige de la domination ottomane pour la société extérieure – est, nous répète l’auteur, emblématique d’une altérité qui réconcilie culture orientale dominante et racines subsahariennes. Cette dialectique agit à plusieurs niveaux. Dans le panthéon d’abord, qui rassemble, sans en faire des catégories exclusives, saints orientaux (awliyâ’) et esprits africains (sâlhîn). Dans la performance ensuite, en particulier au pèlerinage de Sîdî Frej dont les étapes entérinent la réconciliation entre islam local et traditions soudanaises devant un public plus large que celui des cérémonies subsahariennes.

7 L’esthétique musicale « soudanaise » (sûdâniyya) manifeste éminemment cette altérité – de manière dépréciative ou valorisante selon que l’on se place dans la société globale ou dans le cercle des pratiquants. Le chant parfois incompréhensible, le bourdonnement continu du tambour (tabla) ou du luth (gumbri), les accents contramétriques et l’ambiguïté des rythmes des castagnettes métalliques (shqâqiq) sont tous, suggère l’auteur, des marqueurs musicaux de cette esthétique « autre » (p. 110), à la fois marginale et inclusive dans la société tunisienne. La réconciliation sociale et la thérapie individuelle sont d’ailleurs intrinsèquement liées : chez le patient, dont l’alliance avec un génie perturbateur est indissociable d’une négociation entre « imaginaires transnationaux » (p. 155) ; chez l’auditoire, qui, alors qu’il vit un apaisement géoculturel, expérimente la guérison du premier.

8 Au fil du rituel, les corps se répondent et se transforment. Les danseurs en transe sont « visités » par les esprits ou « ravis » par les saints – parfois les deux (p. 75 et 141-142). Pendant la sûga, motif vernaculaire désignant à la fois un climax mélodico-rythmique et une conduite musicale de transe, les musiciens s’agenouillent autour d’eux jusqu’à ce qu’ils défaillent. Mais Jankowsky va plus loin : ces corps en interaction sont proprement les véhicules d’un « savoir musicothérapeutique » dont la cognition est « incorporée » (p. 197) et la substance « musiquée » (p. 151).

9 On l’aura compris, Jankowsky attribue à la musique une place ontologique dans l’expression et l’incarnation de ces dynamiques rituelles à la fois métaphysiques, esthétiques, thérapeutiques et historiques. Perpétuant les mémoires transnationale et subsaharienne, c’est la musique qui donne matière et temporalité à l’invisible, c’est elle

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qui dilate ce temps rituel pour arracher les âmes à leur quotidien, c’est elle encore, dont les rythmes élastiques se densifient et se transforment, qui séduit et meut les esprits dans le corps des hommes. Quel avenir l’auteur prédit-il au Stambêlî alors que disparaissent les derniers témoins de l’exil subsaharien ? Il parie sur ce qui pourrait aussi compter parmi les traits caractéristiques du culte : sa plasticité et sa faculté de résilience.

10 Rien qu’à restreindre la portée de son propos aux autres confréries noires d’Afrique du Nord – auquel il fait souvent référence – on se félicite du souffle nouveau qu’apporte Jankowsky en consacrant la pratique instrumentale comme mode de connaissance ainsi qu’en promouvant le musical et l’implicite dans une anthropologie afro-maghrébine longtemps portée sur la liturgie et son exégèse.

11 Dans l’analyse qui est donnée de la performance, les potentialités heuristiques de cette monographie de l’ineffable et du musical sont également considérables. On regrettera à cet égard que l’auteur ait distillé sa thèse dans une prose dense et certes enlevée, mais enchâssant trop à notre goût le descriptif et le théorique. L’écriture de l’auteur aura sans doute été victime de son désir d’atteindre le juste milieu entre culturalisme et universalisme.

12 La deuxième critique qui pourrait lui être adressée concerne un certain assujettissement de l’exercice descriptif à des catégories binaires (couleurs blanche et noire, jnoun musulmans et esprits subsahariens, saints ravisseurs et esprits visiteurs) dont nous sentons bien qu’elles sont poreuses. Faudrait-il trouver de nouveaux outils pour penser l’inclusion et l’exclusion dans les microsociétés d’Afrique du Nord ? Le lecteur attendait de Jankowsky qu’il s’attaque à ces frontières – dont il ne nie d’ailleurs pas le caractère relatif – avec la même audace dont il a fait preuve à l’égard de la dynamique rituelle.

13 D’autres objections pourraient être formulées sur la rareté des textes ou des transcriptions3. Elles ne sauraient cependant ternir notre admiration pour cet ouvrage frais, profond et audacieux.

BIBLIOGRAPHIE

ABU-LUGHOD Lila, 1991, « Writing against culture », in R. G. Fox ed. : Recapturing Anthropology : Working in the Present. Santa Fe, NM : School of American Research Press.

KAPFERER Bruce, 2005, « Ritual Dynamics and Virtual Practice : Beyond Representation and Meaning » in D. Handelman and G. Lindquist eds : Ritual in Its Own Right : Exploring the Dynamics of Transformation- New York : Berghahn.

NOTES

1. C’est-à-dire la nûba, littéralement le « tour ».

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2. Lire dans ce même volume la critique du CD Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie, auquel a collaboré Jankowsky. Les musiciens, qui jouent ici vraisemblablement dans un cadre rituel, y sont, à une exception près, les mêmes. 3. Et ce malgré un renvoi au site www.stambeli.com, au demeurant fort intéressant.

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Razia SULTANOVA : From Shamanism to Sufism : Women, Islam and Culture in Central Asia London & New York : I.B. Tauris, 2011. 243 p.

Mukaddas Mijit

RÉFÉRENCE

Razia SULTANOVA : From Shamanism to Sufism : Women, Islam and Culture in Central Asia, London & New York : I.B. Tauris, 2011. 243 p.

1 Ce livre est le résultat d’un travail de terrain de longue durée (une vingtaine d’années) sur les femmes et leurs pratiques religieuses, principalement en Ouzbékistan, mais également dans les autres pays d’Asie centrale. L’ouvrage est divisé en onze grands chapitres et quarante-huit sous-chapitres, dans lesquels sont analysés le soufisme, le chamanisme et les rituels impliquant les femmes. La place de la femme dans ces sociétés, certes musulmanes, mais encore profondément marquées par les croyances préislamiques, est un facteur central, selon l’auteur, dans la construction et la transmission de l’identité centre-asiatique.

2 Razia Sultanova commence par retracer l’histoire religieuse de l’Asie centrale en évoquant rapidement le zoroastrisme et le chamanisme, puis en expliquant comment les peuples d’Asie centrale ont adopté l’islam tout en gardant leurs croyances anciennes. Elle montre par exemple (p. 3) que d’anciennes figures religieuses comme la mère Umay (une déesse turque) se sont transformées avec l’arrivée de l’islam dans la région pour prendre la figure de la mère Aysha (la femme du Prophète Muhammed) et de la mère Fatima (la fille du Prophète).

3 L’islam s’est implanté définitivement en Asie centrale en l’an 750, après la victoire de Khalifa Abdu’l-Abbas. En conséquence, le persan fut remplacée par l’arabe en tant que langue officielle. Plus tard, l’Asie centrale prit une importance significative dans le

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commerce et les échanges culturels. Un nombre considérable d’intellectuels, de philosophes et de musiciens sont nés dans cette région du monde. Ils ont largement contribué à l’histoire scientifique, religieuse et culturelle de l’Asie comme de l’Europe (citons Al Farabi, Avicenne, Rumî, etc.)

4 Sous l’occupation soviétique, l’islam a connu des moments très difficiles dans cette région. L’Union Soviétique a essayé de le combattre sur le terrain idéologique en imposant le dogme marxiste et en interdisant toutes les manifestations religieuses. Ainsi, les pratiques musicales, souvent liées à la religion, ont été complètement transformées. Par exemple, dans la tradition, chaque morceau comportait une partie improvisée par chaque instrument. Mais pendant la période soviétique, on a adapté les répertoires et l’accordage des instruments au système occidental, et de nouvelles œuvres ont été écrites pour glorifier « la joyeuse nouvelle vie ».

5 Puis, avec l’indépendance des États centre-asiatiques, les pratiques religieuses ont refait surface avec leurs contradictions et leurs difficultés. L’islam a cependant toujours été conservé et transmis comme faisant partie intégrante de l’identité locale.

6 Dans la suite du livre, R. Sultanova présente le chamanisme, pratique ancienne chez les Turcs qui fait toujours partie aujourd’hui de la vie religieuse. Elle insiste notamment sur la relation complexe entre chamanisme et islam, de la rivalité des débuts à la quasi-fusion actuelle. Ce chapitre est également l’occasion de décrire les rituels chamaniques et les femmes chamanes.

7 Le soufisme est ensuite présenté comme un phénomène très important dans l’histoire de l’Asie centrale. Dans le troisième chapitre, l’auteur expose les fondements et le fonctionnement des confréries soufies telles que Naqshbandiyya, Kubraviyya, Yassaviya et Qadiriya. Non seulement de grands maîtres soufis comme Rumî, Yessevi ou Naqshbandi sont nés dans cette région – les tombeaux de plusieurs de ces maîtres sont toujours des lieux de pèlerinage importants – mais de nombreuses confréries y ont également été fondées.

8 L’accent est bien sûr mis sur la place des femmes dès les débuts du soufisme ; c’est l’occasion d’évoquer les grandes poétesses d’Asie centrale comme Zebunissa, Nodra- begin, Jahonotin Uvaysiy et Anbar-otin ainsi que les histoires qu’on raconte sur elles (leur rôle auprès de grands hommes, la pureté de leur amour pour Dieu, etc.).

9 Le chapitre 5 est consacré à la relation maître/élève (ustad/shogird) en Asie centrale. Les conditions de l’initiation chez un maître sont détaillées, ainsi que les règles et les attitudes à adopter par l’élève. L’équivalent actuel de cette relation est à trouver plutôt dans le milieu familial : les enfants sont censés grandir dans les valeurs traditionnelles de la société ouzbèke. L’enfant est amené à accomplir des tâches domestiques ou agricoles en guise d’entraînement.

10 Conservatoire de ces valeurs ouzbèkes, le gap-gashtak est une forme de rassemblement qui peut aller d’une simple soirée passée entre amis jusqu’à un rassemblement spirituel des femmes ou des hommes du quartier (mahalla). Aujourd’hui, les gap-gashtak sont davantage pratiqués chez les femmes ; ils constituent un lieu et un système de réseaux d’une grande importance en Ouzbékistan. On y échange des nouvelles tout en pratiquant la musique et la danse entre femmes.

11 Certaines femmes, les otin-oy, ont un statut particulier dans ces rassemblements. Le passage qui leur est consacré est un point intéressant et essentiel du livre. Dans la société ouzbèke, ces femmes n’ont pas reçu d’« éducation » au sens moderne du terme, mais qui

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ont bénéficié d’une formation religieuse et spirituelle. Considérées comme des maîtres soufis, très actives dans la partie féminine des maisons ouzbèkes, elles sont en général d’âge mûr et ont une présence particulière ainsi qu’un fort caractère. Elles occupent donc une place privilégiée dans les activités sociales et les rassemblements de femmes. Aucune célébration ou cérémonie rituelle ne se déroulerait sans leur présence : très respectées dans la société ouzbèke, elles sont à la fois des maîtres spirituels et des maîtres de cérémonie, qu’il s’agisse de mariages ou de funérailles ; elles représentent l’autorité sociale et s’occupent de l’éducation des jeunes, tout en étant aussi capables d’être des chanteuses et des danseuses renommées.

12 L’auteur décrit les conditions et les règles à respecter pour devenir une otin-oy, et notamment les longues années d’apprentissage auprès d’un maître. Ces femmes pratiquent le zikr jahri (zikr à voix haute) et aussi bien que le zikr hufi (zikr silencieux)1.

13 Les otin-oy actuelles ne se revendiquent d’aucune confrérie spécifique. Mais l’auteur nous donne quelques éclaircissements sur l’appartenance confrérique des zikr à travers l’analyse des poèmes. Par exemple, si les poèmes de Yassavi prédominent, le zikr sera classé en tant qu’expression de la confrérie Yassaviya. La description des rituels chez les femmes constitue en outre un chapitre important du livre.

14 La description des rites de passage, de la naissance d’un Ouzbek jusqu’à sa mort, nous donne un panorama des tous les événements importants de la société ouzbèke. Dans l’exemple du mariage (toy) l’auteur montre notamment comment les textes poétiques correspondent à chaque étape de la cérémonie.

15 L’auteur poursuit par une analyse de la place des otin-oy dans la société ouzbèke moderne, en donnant l’exemple du clip vidéo He and She du groupe de pop DJ Pilgrim. Dans ce morceau, un jeune homme désespéré par l’indifférence de sa bien-aimée décide de se suicider ; une vieille femme – manifestement une otin-oy – vient lui raconter une histoire et lui récite un ancien poème soufi. L’auteur en déduit que l’otin-oy demeure une image symbolique de l’identité ouzbèke ; elle traverse le temps et l’espace en reliant les traditions islamique et préislamique de cette culture. C’est cette figure qui relie les Ouzbeks au monde et les protège.

16 Dans le dernier chapitre, l’auteur donne quelques exemples de pratiques religieuses féminines similaires chez les peuples voisins des Ouzbeks : en Afghanistan (dans une communauté ouzbek), en Azerbaïdjan ou en Turquie (avec le rituel Mersyia, basé sur la remémoration des martyrs de Karbala). Les Tatars sont aussi évoqués, mais l’exemple que l’auteur donne est celui de sa tante qui a vécu toute sa vie à Orenbourg (Russie).

17 Le livre de Razia Sultanova constitue une source d’information précieuse sur les rituels chez les femmes d’Asie centrale. Il m’a rappelé de nombreuses similitudes avec des peuples voisins, tels les chants soufis ouïgours ou encore (pour la partie ouzbèke) dans la structure des rituels, du déroulement des zikr ou des fêtes du mariage. D’ailleurs, le mot toy existe aussi dans la langue ouïgoure pour désigner les événements importants de la vie sociale. Les mêmes poèmes se retrouvent dans les deux traditions, avec les mêmes utilisations, que ce soit dans les rituels ou dans la musique classique. Toutefois, à ma grande déception, aucune référence n’est faite à l’existence de ces pratiques chez les femmes ouïgoures, alors que les Ouïgours et les Ouzbeks sont les plus proches, d’un point de vue culturel et linguistique. J’ai aussi été étonnée par l’absence de références aux travaux des chercheurs français sur le chamanisme et le soufisme.

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18 L’ouvrage comporte également quelques imprécisions qui laissent des doutes sur les intentions de l’auteur. Un aspect assez marquant, présent tout au long du livre, est la volonté de tout ramener au soufisme : toutes les activités sociales y seraient liées. Il est certes admis que l’ensemble du monde centre-asiatique a été tenu par les confréries et la pensée soufie avant l’arrivée du communisme en Union soviétique (ou en Chine dans le cas des Ouïgours). Mais, à mon sens, les arguments avancés ne sont pas suffisamment étayés pour justifier ce rattachement quasi-systématique.

19 Prenons l’exemple de la description du dutar dans le sous-chapitre 31 (p. 106). Ce cordophone est généralement décrit comme un instrument populaire utilisé dans des circonstances plutôt profanes (fêtes, concerts de musiciens professionnels), mais l’auteur insiste à plusieurs reprises sur le fait que le dutar joue un rôle important dans le soufisme. Elle en prend pour preuve l’image des femmes dans les miniatures, ou encore les musiciennes qui jouent du dutar dans les romans, laissant penser que ce dernier est un instrument soufi. Ces exemples ne m’ont pas semblé très convaincants pour comprendre comment et dans quels rituels soufis le dutar a été utilisé comme un instrument sacré.

20 Par ailleurs, une chanteuse professionnelle ouzbek, Munojat Yulchieva, est présentée (p. 83) comme une grande chanteuse soufie. Certes, Munojat interprète les poèmes classiques de maîtres soufis comme Navoiy, Fisuli, Mëshrëb, etc. Toutefois, cela suffit-il à démontrer qu’elle est une « chanteuse soufie » ? D’autant plus que c’est en principe un maître ou une école soufie, et non une chercheuse universitaire, qui donne ce titre aux initiés ! Ajoutons que M. Yulchieva a suivi toute sa formation de chanteuse au Conservatoire national de Tachkent, avec pour « maître » Shavkat Mirzaev. Ce dernier s’est rendu à Moscou pour étudier les techniques de chant de l’opéra occidental (par exemple la technique italienne du bel canto), dont il se serait inspiré pour inventer une nouvelle technique pour interpréter les chants soufis (voir p. 86).

21 Il m’a semblé que, pour l’auteur, il n’y a pas de distinction entre sacré et profane, entre musiques religieuse et populaire, fêtes populaires et rassemblements religieux. Le soufisme serait présent dans la quasi-totalité des rites décrits dans le livre, ainsi que dans tous les répertoires de musique présentés. Dès qu’un poème soufi médiéval est récité à un moment ou un autre d’une fête, celle-ci serait aussitôt à classer comme une « fête d’origine soufie ».

22 S’il faut en effet considérer que la pensée soufie, de même que les croyances anciennes, sont présentes au quotidien dans la culture des peuples d’Asie centrale, elles sont des fragments de ces grandes pensées qui sont devenues aujourd’hui des usages. Mettre cela au même niveau révèle un manque de précision scientifique, alors même qu’il existe encore, ici ou là, des cérémonies soufies qui suivent la voie des anciens et qui demandent une grande rigueur dans l’initiation, l’apprentissage et l’interprétation.

NOTES

1. L’ouvrage comporte d’ailleurs (p. 140) la description d’un zikr (remémoration).

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Prithwindra MUKHERJEE : Thât/ Mélakartâ. Les échelles fondamentales de la musique indienne du Nord et du Sud Paris : Éditions Publibook Université, 2010

William Tallotte

RÉFÉRENCE

Prithwindra MUKHERJEE : Thât/Mélakartâ. Les échelles fondamentales de la musique indienne du Nord et du Sud, Paris : Éditions Publibook Université, 2010. 492 p.

1 Cet ouvrage1 rend compte des recherches que Prithwindra Mukherjee a menées dans l’équipe du Lacito (UMR 7107, CNRS) sur la morphologie, la classification et la catégorisation des échelles musicales des traditions hindoustanie (Inde du Nord) et karnatique (Inde du Sud). S’il semble s’inscrire dans la continuité des ouvrages-catalogues publiés à partir des années 1960 sur le sujet2, un premier coup d’œil permet cependant de l’en distinguer : la majeure partie de l’ouvrage, en effet, n’est pas consacrée à une présentation des modes (rāga) et de leur échelle au regard des pratiques vivantes et des systèmes de classification en usage, mais à un inventaire gigantesque de 4304 modes présenté en deux volets distincts et complémentaires (chap. 2 et 3).

2 Dans l’introduction (chap. 1), Prithwindra Mukherjee traite successivement des travaux de recherche menés sur les échelles musicales depuis la fin du XIXe siècle, de la place de ces dernières et des modes dans la théorie musicale indienne, de son parcours personnel et institutionnel, de sa méthodologie, et des principes de fonctionnement des systèmes de classification des modes hindoustanis (système des ṭhāṭ) et karnatiques (système des melakartā) – systèmes qui, rappelons-le, s’appuient respectivement sur 10 et 72 échelles heptatoniques de base. L’ensemble se lit plutôt bien et les sujets abordés apportent sans

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nul doute un éclairage intéressant. On regrettera toutefois que l’auteur passe si rapidement sur l’apport éventuel de son travail à notre connaissance de la musique indienne et, plus généralement, aux problématiques que posent les classifications aux sciences humaines. Il ne suggère en effet que deux pistes : compléter/perfectionner, dans un souci d’exhaustivité, les données existantes ; et comprendre, dans une perspective cognitiviste, les logiques taxinomiques qui sous-tendent chaque système. La première piste est d’emblée contestable, en raison non seulement d’une forte déconnexion entre les références dans le texte et la bibliographie3, mais aussi de leur totale absence dans les pages sur les ṭhāṭ et les melakartā – alors que celles-ci auraient permis au lecteur de distinguer ce qui est original (et donc nouveau) de ce qui ne l’est pas4. La deuxième piste reste quant à elle inexploitée. La notion de « prototype » évoquée dès la quatrième de couverture – notion développée par Eleanor Rosch dans ses travaux sur la formation des concepts classificatoires5 – n’est en effet jamais discutée dans l’ouvrage, sinon de manière succincte dans la conclusion (p. 422). Aussi, les parties rédigées – introduction, conclusion et annexes – laissent-elles un sentiment mitigé. Reste à savoir si les faiblesses qu’elles dévoilent nuisent ou non au reste de l’ouvrage.

3 Le premier volet de l’inventaire (chap. 2, « Le corpus traditionnel ») recense 4304 modes, listés et classés par ordre alphabétique. Pour chaque entrée, on trouve : le nom du mode, souligné s’il appartient au système hindoustani, en lettres majuscules s’il renvoie à l’un des 10 ṭhāṭ ou l’un des 72 melakartā ; un chiffre entre parenthèses lorsqu’un nom de mode renvoie à plusieurs échelles et, inversement, un ou des nom(s) de mode(s) entre parenthèses lorsque plusieurs noms de modes renvoient à une même échelle ; un renvoi à un ou plusieurs numéros de melakartā ; enfin, l’échelle ascendante et, le cas échéant, descendante. Cette présentation permet de mettre directement en lumière quelques points de convergence et/ou de divergence entre les noms et les échelles des modes hindoustanis et karnatiques : noms distincts et échelles communes ; noms semblables et échelles distinctes, etc. On remarquera aussi la présence d’une information qui n’apparaît généralement pas dans la littérature sur le sujet : l’appartenance éventuelle – au-delà de ce qu’énonce la théorie – d’un mode à plusieurs melakartā (p. 48). On regrettera cependant que cette information n’apparaisse pas de façon systématique. Ainsi, par exemple, le mode karnatique rēvati, dont l’échelle est pentatonique (do ré b fa sol si b), est-il classé comme un dérivé des melakartā 2, 14 et 16 – et pas seulement comme un dérivé du melakartā 2 (Subba Rao 1965, vol. 4 : 38 ; Kaufmann 1976 : 17 ; Bhagyalekshmy 1990 : 293). Mais dans cette perspective, on ne comprend alors pas pourquoi rēvati n’est pas également considéré comme un dérivé des melakartā 4, 8 et 10 qui, à l’instar des melakartā 2, 14 et 16, incluent eux aussi les cinq degrés qui caractérisent son échelle (Tallotte 2007 : 189). L’auteur suit-il ici une logique particulière ? Ses choix font-ils écho à telle théorie ou telle pratique ? Une explication aurait été bienvenue.

4 Le deuxième volet de l’inventaire (chap. 3, « La nouvelle répartition des mélakartâs ») reprend les 4304 modes préalablement listés et les redistribue au sein de 72 sous- chapitres qui correspondent aux 72 melakartā karnatiques. La structure de la classification traditionnelle est scrupuleusement suivie : noms, numérotation et regroupements sont identiques. La redistribution, en revanche, est effectuée en fonction des renvois proposés dans le premier volet – renvois qui peuvent correspondre ou non à ce que préconise la théorie. Le procédé est intéressant dans la mesure où il permet de corriger certaines incohérences du système (p. 161) et d’ajouter quelques informations sur chaque melakartā : échelle et/ou mode connu ou non dans le système hindoustani ; renversement(s)

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envisageable(s) et correspondance de ce(s) renversement(s) avec l’échelle d’un autre mode. Il ne permet cependant pas de régler le problème préalablement évoqué des appartenances multiples et des renvois qu’il conviendrait d’effectuer : rēvati, pour reprendre notre exemple, reste bel et bien cantonné aux melakartā 2, 14 et 16.

5 Mais au-delà des détails d’organisation, des distances prises ou non avec les systèmes de classification en usage, et des problèmes strictement logiques et computationnels, se pose la question des sources et de leur traitement. Car les modes répertoriés par l’auteur ne sont pas toujours en lien avec les pratiques actuelles : beaucoup ne sont en effet que des noms extraits de traités musicaux anciens et médiévaux rédigés dans plusieurs langues indiennes : en sanskrit, mais aussi en hindi, bengali, télougou et tamoul. Comment, dès lors, les noms des modes sont-ils translittérés ? Selon quelle(s) convention(s) ? Et comment identifie-t-on l’origine d’un mode tombé en désuétude ? Si aucune note explicative ne définit les règles de translittération utilisées, sans marques diacritiques mais avec accents, un examen rapide montre toutefois que celle-ci a été réalisée avec soin ; dans tous les cas, elle ne nuit ni à la lecture ni au classement alphabétique des modes. L’absence de renvois entre un nom de mode (lorsque celui-ci n’appartient à aucun des deux systèmes) et une référence précise (passage de tel ou tel traité ou recueil), est quant à elle plus gênante : elle empêche tout recoupement historique et prive le lecteur d’informations précieuses. Un exemple parmi d’autres : l’entrée 3941 (« takkési ») renvoie à un autre nom de mode (« kâmbhôji ») ainsi qu’à un numéro de melakartā (« M 28 »). On retrouve donc l’échelle de takkēci – et avec elle quelques données techniques – en se reportant à kāmbhōji (p. 91) et au melakartā correspondant (p. 263). On ne retrouve rien en revanche sur l’histoire ou la géographie de takkēci. Une simple indication aurait pourtant permis de préciser que ce mode est non seulement référencé dans un texte du VIIe siècle ( Tēvāram I, 63-74), mais qu’il est, aujourd’hui encore, chanté dans les temples śivaïtes du pays tamoul.

6 L’ouvrage, un peu austère, un brin brouillon, aurait sans doute mérité un meilleur encadrement scientifique et éditorial. Il aurait alors gagné en clarté, en rigueur, notamment dans ses parties rédigées. En l’état, il relève plus, me semble-t-il, de la compilation érudite que d’un travail moderne de musicologie. Quoi qu’il en soit, il pourra être consulté avec profit en complément des ouvrages-catalogues susmentionnés (voir note 2) par tous les amateurs, spécialistes ou non, de musique indienne. Chacun y trouvera son bonheur : le musicologue quelques informations inédites, voire quelques pistes de recherche ; le compositeur quelques éléments de langage ; et le musicien, comme le suggère Ravi Shankar dans la préface, quelques échelles à expérimenter.

BIBLIOGRAPHIE

BHAGYALEKSHMY S., 1990, Ragas in Carnatic Music. Trivandrum : CBH Publications.

DANIÉLOU Alain, 1980, The Rāga-s of Northern Indian Music. New Delhi : Munshiram Manoharlal.

KAUFMANN Walter, 1968, The Rāgas of North India. Bloomington : Indiana University Press.

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KAUFMANN Walter, 1976, The Rāgas of South India. A Catalogue of Scalar Material. Bloomington : Indiana University Press.

MOUTAL Patrick, 1991, A Comparative Study of Selected Hindustānī Rāga-s. Based on Contemporary Practice. New Delhi : Munshiram Manoharlal.

ROSCH Eleanor, 1973, « Natural Categories », Cognitive Psychology 4 (3) : 328-350.

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SUBBA RAO, B., 1964-1965, Raganidhi. A Comparative Study of Hindustani and Karnatak Ragas, vol. 1, 2, 3 & 4. Madras : The Music Academy.

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TALLOTTE William, 2007, La voix du serpent. Les sonneurs-batteurs du periya mē¤am et le culte āgamique de Śiva : ethnomusicologie d’une pratique musicale au delta de la Kaveri (Tamil Nadu, Inde du Sud). Thèse de doctorat non publiée. Paris : Université Paris IV-Sorbonne.

TRAN Van Khê, 1990, « Modes musicaux », Encyclopædia Universalis, vol. 15. Paris : Encyclopædia Universalis : 562-566.

NOTES

1. Version française de Prithwindra Mukherjee : The Scales of Indian Music : A Cognitive Approach to Thât/Melakartâ. New Delhi : Indira Gandhi National Centre for the Arts/Aryan Books International, 2004. 2. Voir notamment : Subba Rao 1964-1965 ; Kaufmann 1968 et 1976 ; Daniélou 1980 ; Bhagyalekshmy 1990 ; Moutal 1991. 3. Plusieurs références n’apparaissent pas dans la bibliographie (dès la page 17, notes 5 et 6). Inversement, plus de 300 références bibliographiques ne sont pas exploitées dans le texte. 4. Je pense notamment aux tableaux synoptiques des ṭhāṭ (p. 25) et des melakartā (pp. 34-35) où l’auteur reprend la présentation de Tran Van Khê (1990 : 562-563) et celle que ce dernier nous avait inspirée (Tallotte 1999 : 18 ; ibid. 2007 : 185). 5. Voir par exemple : Rosch 1973 et 1978.

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Catherine SERVAN-SCHREIBER : Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice, chutney indien et séga Bollywood Paris : Riveneuve éditions, 2010

Denis-Constant Martin

RÉFÉRENCE

Catherine SERVAN-SCHREIBER : Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice, chutney indien et séga Bollywood, Paris : Riveneuve éditions, 2010. 404 p., bibliogr., discogr., index.

1 Dans plusieurs pays où ont été envoyés des travailleurs « engagés » indiens durant la seconde moitié du XIXe siècle sont apparus des genres musicaux originaux destinés au divertissement, dénommés chutney. À partir de répertoires et de formes pratiqués dans les zones de langue bhojpuri (Uttar Pradesh et Bihar, nord-est de l’Inde actuelle), les émigrés ont inventé, par fusion et appropriation d’éléments rencontrés dans leur pays d’installation, des musiques nouvelles qui ont été commercialisées et ont acquis une grande popularité dans la seconde moitié du XXe siècle : Trinidad et Tobago, la Guyana, le Surinam, l’Afrique du Sud et Maurice possèdent tous aujourd’hui leur propre chutney. Ces musiques, qui fournissent des exemples passionnants de mélange et de création, pour tout dire de créolisation, n’ont pourtant guère été étudiées jusqu’ici, à l’exception des travaux de Peter Manuel sur les Caraïbes (Manuel 1998, 1999, 2000a, 2000b, 2002)1.

2 C’est pourquoi l’étude de Catherine Servan-Schreiber est d’une grande importance : elle propose une histoire détaillée du chutney mauricien, accompagnée d’un examen attentif de ses rôles et significations sociales. Sur la base d’une profonde connaissance de la culture et de la musique bhojpuris d’Inde2, elle retrace l’histoire des immigrés bhojpuris à Maurice, analyse les conditions dans lesquelles ils recomposent et réinventent une

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culture dans la diaspora, détaille les rencontres musicales, les fusions et les créations qui en découlent, pour mettre en lumière les conditions de l’apparition d’un chutney moderne créolisé et aspirant à s’ouvrir encore davantage sur le monde. L’analyse des paroles de chansons et des entretiens avec de nombreux acteurs de la scène chutney mauricienne permettent de mieux comprendre les mécanismes de la créolisation, mais aussi ses limites, et de préciser sa place dans la société mauricienne, notamment à travers ses rapports avec le séga, considéré comme pleinement mauricien, mais dont des racines plongeraient en Afrique. L’ouvrage de Catherine Servan-Schreiber constitue donc une somme d’information sur l’histoire du chutney mauricien et sur ce que son examen peut apporter à la compréhension de la société mauricienne dans son ensemble ; de ce point de vue, déjà, il s’agit d’un travail pionnier. Mais il ne se contente pas d’être descriptif, il présente également des pistes de réflexions extrêmement stimulantes sur les processus de créolisation et sur les usages de la musique dans les constructions identitaires.

3 L’émigration, surtout dans les conditions de l’« engagement », a évidemment entraîné des transformations radicales dans l’organisation sociale et les pratiques culturelles bhojpuries. Le système des castes s’assouplit ; les relations hommes-femmes évoluent. Les Bhojpuris, dans les campagnes comme dans les villes, se trouvent au contact d’autres immigrés : descendants d’esclaves africains, colons européens et, de plus en plus, ceux que l’on qualifie de créoles. Ils conservent leur langue mais acquièrent aussi d’importantes compétences en créole et en hindi. Ils entendent les musiques qui se jouent à côté de chez eux : danses européennes, airs lyriques, séga où les ravannes 3 accompagnent les voix sur des rythmes particuliers. C’est dans les campagnes que les chants bhojpuris sont les mieux conservés mais ils n’en évoluent pas moins. Les répertoires originellement masculins sont, en partie, repris par les femmes qui jouent un rôle central dans les mariages, moments de transmission privilégiés des répertoires musicaux ; les chants indiens d’opposition aux grands propriétaires terriens deviennent des canaux d’expression de la révolte contre le pouvoir colonial.

4 En dépit d’un contact maintenu avec les détenteurs indiens des traditions, fréquemment invités à Maurice, la chanson indo-mauricienne s’éloigne progressivement d’elles : le chutney permet d’ouvrir à la modernité des pratiques ancrées dans la ruralité, sans pour autant les dénaturer brutalement. Les échanges avec les musiques européennes et africaines qui se sont amorcés dès le XIXe siècle vont s’accélérer après la Seconde Guerre mondiale et les rythmes chutney intègrent des formules européennes et africaines. Les croisements séga-musique indienne se multiplient à l’occasion des noces, mais aussi des kermesses paroissiales et des soirées de danse. Pour les Indo-Mauriciens, le séga extériorise une sensualité, une émotion qui conviennent à la transformation de l’atmosphère des mariages où les femmes chantent, où les couples adoptent des mouvements suggestifs sur des musiques chutney mâtinées de rythmes séga. Le mariage apparaît ainsi comme un intense foyer de créolisation : le moment des épousailles met en jeu le corps, notamment féminin, et la fertilité ; il était autrefois dans l’entre-soi des femmes, l’occasion d’affirmer la sexualité féminine et de définir les rapports avec les hommes ; il offre le lieu où les jeunes vont jouer le changement des codes de la bienséance en dansant, filles et garçons mêlés, sans inhibition ; il constitue la scène sur laquelle vont se faire entendre les efforts de modernisation de la chanson indienne. Le mariage renvoie aux valeurs partagées de la créolité, tout en restant strictement hindou : c’est là, constate Catherine Servan-Schreiber, qu’émerge la mauricianité, incarnée dans les nouveaux langages du corps qui s’y inventent et se montrent (p. 154). Dans l’autre sens, bien qu’à un

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degré moindre, le chutney influence également le séga, où l’on entend des instruments ou des instrumentistes indiens. Au total, relève l’auteur : « […] la créolisation de la musique villageoise bhojpuri va de pair avec une orientalisation des modes de composition créole » (p. 316).

5 Le chutney apparaît donc comme un instrument à la fois de construction et de projection identitaire. Il est indéniablement indien, essentiellement bhojpuri4, et en vient à être considéré comme un patrimoine que des institutions entreprennent de défendre, à l’instar de la langue bhojpurie5. Mais il manifeste également une volonté d’inclusion dans la mauricianité, complétée d’un désir d’ouverture au monde, à l’Europe, aux Caraïbes (reggae), aux États-Unis (rap) et à l’Afrique du Sud où des artistes mauriciens trouvent un public accueillant chez les Sud-africains d’origine indienne. Le chutney est né de la vitalité d’une forme d’indianité contemporaine où l’on perçoit un « écho d’un aller vers l’autre en marge des tentatives communautaristes » (p. 25). Le type de configuration identitaire qui se dessine symboliquement dans le chutney mauricien semble être cumulatif : l’indianité n’est pas antagonique à la mauricianité qui n’est pas, elle-même, exclusive d’identifications plus vastes. Pourtant, si les symboliques musicales semblent indiquer un désir de l’Autre, concrétisé par des appropriations multiples et une insertion dans des réseaux de diffusion partagés, les paroles indiquent un rapport à l’Autre plus restrictif. « En situation de diaspora, la musique est l’un des premiers marqueurs identitaires. […] Pour autant, la globalisation et la rencontre des formes musicales ne débouchent pas nécessairement sur la reconnaissance de l’autre. Plus que par une véritable quête identitaire, les Mauriciens sont absorbés par un discours sur l’identité. Plus que par le passé lui-même, ils sont intéressés par un discours sur le passé. Mais dans ce discours, et du moins au niveau de la chanson chutney mauricienne, une absence étrangement se remarque : celle du Créole » (p. 326). La relation à l’Autre créole n’est en effet jamais mise en scène dans les paroles, alors que l’Indien est, lui, présent dans les ségas, ce qui, selon Catherine Servan-Schreiber, pourrait marquer les limites de la créolisation.

6 L’invention musicale indo-mauricienne telle que décrite et analysée dans cet ouvrage soulève des questions générales qui ouvrent autant de pistes à de nouvelles recherches et invitent notamment à un travail comparatif sur les différents chutneys. À travers la création et le développement de ces genres dérivés de la même souche peuvent en effet mieux se comprendre les mécanismes de la créolisation musicale, jusque dans ses dynamiques les plus récentes. Les degrés différents de fusion avec d’autres genres locaux (interactions séga-chutney à Maurice ; fusion chutney-soca consacrée comme répertoire de compétition à part entière dans le carnaval de Trinidad), les niveaux de reconnaissance variables et les instrumentalisations identitaires pourraient jeter un éclairage nouveau sur les relations intercommunautaires dans des sociétés créoles à l’histoire et à la composition démographique différentes. Dans cette perspective, les discordances entre l’interprétation des symboliques musicales et l’analyse de contenu des paroles que relève l’auteur à propos de Maurice doivent devenir un objet d’investigation systématique, complété par un examen attentif des discours tenus sur la musique. Il convient en effet de se demander si, et comment, le dévoilement (dans l’enseignement, dans les médias) des mélanges créoles et créolisants, dont la musique porte la trace, peut être un facteur de dépassement des limites de la créolité notées à Maurice. Ce n’est pas l’un des moindres mérites de ce remarquable travail que d’inciter à poser cette question.

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BIBLIOGRAPHIE

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MANUEL Peter, 1999, « The harmonium in India and Indo-Caribbean music, from colonial tool to nationalist icon », Free-Reed Journal 1 : 45-55.

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MANUEL Peter, 2000b, East Indian Music in the West Indies. Tan Singing, Chutney and the Making of Indo-Caribbean Culture. Philadelphia : Temple University Press.

MANUEL Peter, 2002, « Indo-Caribbean ‹ local classical music ›, a unique variant of Hindustani music », Sangeet Natak 37/1 : 3-16.

MARTIN Denis-Constant, 2002, « ‹ No Pan-Dey in the Party ›, fusions musicales et divisions politiques à Trinidad et Tobago », in : Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés). Paris : Karthala, 2002 : 365-395.

SERVAN-SCHREIBER Catherine, 1989, Littérature orale villageoise de l’Inde du Nord, chants et rites de l’enfance des pays d’Aoudh et bhojpuri. Paris : École française d’Extrême-Orient (avec Richard Garcia)

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SERVAN-SCHREIBER Catherine, 1996, « Transformation et modes de transmission d’une tradition : l’exemple de la littérature orale bhojpuri », in Catherine Champion, dir. : Traditions orales dans le monde indien. Purusartha. Paris : EHESS : 85-102.

SERVAN-SCHREIBER Catherine, 2001, « Le mouvement bhojpuri, culture et revendication identitaire en Inde du Nord », in Jean Racine, dir. : La question identitaire en Asie du Sud. Purusartha. Paris : EHESS : 147-181.

NOTES

1. En français, voir aussi Martin 2002. 2. Voir, entre autres, Servan-Schreiber 1989, 1991, 1996, 2001. 3. Tambour sur cadre rond et plat recouvert d’une peau de chèvre. 4. Les descendants d’immigrés bhojpuris constituent aujourd’hui 31 % de la population de l’île Maurice et 70 % des Indo-mauriciens (58) ; voir : (consulté le 1/08/2011). 5. Le Mahatma Gandhi Institute, créé en 1976, et le Mauritius Bhojpuri Institute de Port-Louis, fondé en 1982, s’efforcent de « conscientiser » la communauté bhojpuri : d’en consolider les solidarités dans le cours même des évolutions ; dans cette perspective, ils favorisent une transmission musicale par la transformation (297-302).

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CD

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Trois CDs indonésiens 1 Chants de Biboki (Timor occidental) Chants des îles de Flores et Solor Terompong Beruk : Le Gamelan de Bangle

Michael Tenzer

RÉFÉRENCE

Trois CDs indonésiens Indonésie : Chants de Biboki (Timor occidental), Enregistrements et textes (français et anglais) : Philip Yampolsky. 1 CD AIMP CII/VDE-1351, 2011. Indonésie : Chants des îles de Flores et Solor, Enregistrements et textes (français et anglais) : Dana Rappoport, avec la collaboration de Joséphine Simmonot. 1 CD AIMP XCV/VDE-1304, 2010. Indonésie (Bali) : Terompong Beruk : Le Gamelan de Bangle, Enregistrements : Renaud Millet- Lacombe ; vidéo : Janice Siegrist ; textes (français et anglais) : Patrik V. Dasen et Sarah Mouquod. 1 CD AIMP XCIX/VDE-1331, 2011.

1 On connaît beaucoup mieux l’hétérogénéité des musiques indonésiennes depuis les années 1990, notamment grâce à la vaste anthologie Music of Indonesia publiée par Philip Yampolsky dans la collection Smithsonian/Folkways (Yampolsky 1990-2000). Cette série de CDs a posé un regard nouveau sur un domaine aux dimensions multiples, nous révélant une palette sonore d’une incomparable richesse et d’une diversité inattendue. Elle a aussi contribué à élargir le champ de la recherche sur les musiques d’Indonésie. Depuis le début du XXe siècle, la musique indonésienne « officielle » a déjà amplement été illustrée par les prestigieux gamelans de Java et de Bali. Leur intérêt et leur valeur intrinsèque sont indéniables ; ces deux traditions ont même été considérées comme analogues à la musique classique européenne, ceci dans le but de fournir des arguments à l’ethnomusicologie naissante tout en satisfaisant le besoin des élites indonésiennes d’offrir au monde une expression culturelle considérée comme « classique » et valorisante. Même si le reste de la musique du pays a longtemps été occulté, une grande partie en a heureusement survécu. Les travaux de Yampolsky ont ainsi permis de

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ramener les minorités de la périphérie au centre et d’ébranler le statu quo en démontrant que l’Indonésie était beaucoup plus riche qu’il n’y paraissait. En présentant de nombreuses cultures pratiquement inconnues, leurs techniques musicales et leur milieu social, historique et géographique, cette publication a aussi suscité des recherches inédites. Comme si, soudain, nous avions l’impression que tout restait à découvrir !

2 Mais l’Indonésie n’est ni l’Afrique, ni les Caraïbes, ni le Brésil, et les chercheurs qui y travaillent demeurent relativement peu nombreux. Rares sont ceux qui s’aventurent encore en des terres isolées à l’époque de l’ethnomusicologie urbaine. C’est pourquoi, dans un des trois CDs dont il est ici question, nous sommes rassurés de retrouver Yampolsky au travail, dans ce qui est en quelque sorte le volume 21 de sa collection. Le deuxième disque résulte des travaux de Dana Rappoport qui s’inscrivent dans le prolongement des fascinants enregistrements à Florès ayant constitué les volumes 8 et 9 de l’anthologie de Yampolsky2. Quant à la publication de Patrik Dasen et Sarah Mouquod, elle présente ce qui est probablement une des dernières traditions balinaises encore méconnue, le terompong beruk, qu’on ne rencontre que dans un seul village, et qui est probablement en danger d’extinction en raison du vieillissement de ses praticiens. Cet ensemble singulier a en tout cas le mérite de présenter une alternative au courant dominant, flamboyant et surexposé, de la production balinaise.

3 Le nouveau CD de Yampolsky propose l’intégrale d’un « concert » du Tafean Pah, un collectif de tisserandes, auquel s’ajoutent parfois quelques fermiers cultivant les matériaux servant à fabriquer les textiles sur lesquels travaillent les femmes. Le livret indique que ce collectif fut formé suite aux programmes gouvernementaux de transferts de populations, qui forcèrent une partie des Bibokiens à aller vivre dans des régions où l’accès aux facilités modernes était supposé meilleur, mais où l’agriculture traditionnelle souffrit des mauvaises conditions environnementales. Dès lors, le tissage, qui avait longtemps été une pratique profondément rituelle, fut envisagé comme une source potentielle de revenus contribuant à surmonter les difficultés. Les femmes se regroupèrent pour tisser dans le but d’améliorer leurs conditions de vie et de se stimuler mutuellement. Elles apprirent ainsi un large répertoire de chants originellement destinés à d’autres fonctions. Dans les vingt plages admirablement enregistrées par Yampolsky, les mélodies claires et robustes du chœur permettent d’entendre une grande variété de techniques et de climats musicaux. La provenance des chants reflète une encyclopédie de pratiques culturelles telles que danses en cercle, chants de moissons, rites funéraires ou chants pour une naissance… La variété des structures tonales et rythmiques – unisson, intervalles parallèles aux ambitus variés, hétérophonie, chants à répondre, contrepoint ou encore structures métriques inhabituelles et asymétriques – fait partie de ce qu’un ethnomusicologue expérimenté est en droit d’attendre lorsqu’il découvre du nouveau en provenance des marges du monde moderne. Une telle diversité est impressionnante en soi, surtout si l’on songe qu’elle émane d’un espace restreint et éloigné de tout centre de pouvoir, passé ou présent. De plus, elle donne à réfléchir sur la quantité de musiques qu’il reste à découvrir au monde. On peut désormais ajouter le Timor occidental à cette longue liste de cultures musicales, remarquables et originales, qu’on rencontre dans l’archipel indonésien.

4 J’ai déjà eu l’occasion de signaler mon enthousiasme à l’égard du CD de Dana Rappoport (Tenzer 2011). L’abîme qui sépare cette culture musicale de celle de Biboki est d’ailleurs frappant, en dépit de leur grande proximité géographique. Il s’agit de deux mondes musicaux indépendants, issus de traditions historiques distinctes et, quelle que soit la

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diversité interne de chacun, les différences entre leurs caractéristiques respectives sont fortes et clairement identifiables. Les chants de Flores et de Solor, tels que Rappoport nous les donne à entendre, sont des duos interprétés sur un ambitus restreint : c’est une musique intime, intense, aux intervalles dissonants et aux contrepoints complexes, servie par des paires de chanteuses qui ne s’associeront jamais avec d’autres une fois leur compatibilité confirmée. Le répertoire de Biboki est par contre une musique ouverte, vigoureuse et largement consonante, faite pour être interprétée en groupe ; il est en outre adaptable à des contextes inédits comme celui du collectif Tafean Pah, qui vient en stimuler la pratique en la soumettant à de nouveaux enjeux. On peut en revanche craindre pour l’avenir des chanteuses de Flores dans la mesure où, si leur ancienne manière de vivre venait à décliner, il y a fort à craindre que ce partenariat exclusif et fragile qui est le propre de leur chants subisse le même sort.

5 Situé dans la région aride et isolée du nord-ouest de Bali, entouré de terres stériles et de hautes montagnes, le village de Bangle a toujours été éloigné des grands centres de culture. Les villageois étaient si pauvres qu’ils n’avaient pas les moyens d’acquérir leur propre de gamelan pour animer leurs rituels. Pour y remédier, il leur fallait emprunter un humble instrument fait de lames de bois et de résonateurs en écorce de noix de coco appelé terompong beruk. Par la suite, ils en construisirent un plus grand nombre afin de constituer un ensemble. Ce nouveau gamelan n’avait pas de répertoire propre ; mais le village avait désormais une musique pour les cérémonies des temples et les autres occasions importantes. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 – période correspondant à la fondation des institutions artistiques gouvernementales de Bali et au boum du tourisme culturel – quelques audacieux enquêteurs au service du gouvernement furent chargés d’écumer l’île afin d’y repérer toutes les traditions culturelles susceptibles d’être célébrées et inscrites aux registres officiels. Étonnamment, le terompong beruk accéda à cette liste bien que ses utilisateurs eussent entre temps remplacé ses lames de bois par d’autres en fer. Le fait d’avoir accepté de se produire au Festival des Arts annuel contribua à mettre Bangle sous les feux de la rampe, et sa musique devint même la source d’inspiration d’une œuvre expérimentale éponyme, produite par le compositeur citadin Wayan Rai, diplômé du conservatoire, et qui fut présentée à Jakarta en 1982 dans le cadre d’un festival de musique contemporaine.

6 Motivés par cette nouvelle notoriété, même modeste, les habitants de Bangle entreprirent de promouvoir leur culture villageoise et de réunir les fonds nécessaires à l’acquisition d’un gong kebyar, gamelan moderne omniprésent sur toute l’île. À en juger par le répertoire choisi pour ce CD et le commentaire de Dasen et Mouquod, il en résulte que le modeste terompong beruk est en passe d’être abandonné ; ce sont aujourd’hui surtout les anciens qui en jouent, tandis que l’essentiel de l’énergie musicale des villageois est concentré sur l’apprentissage du kebyar. Les cinq plages de beruk incluses ici sont d’un impact modeste en comparaison avec la splendeur d’autres musiques balinaises, et elles ne se distinguent par aucune caractéristique musicale particulière. Mais elles sont ce que Bangle a à offrir. Deux pièces de kebyar proposent, l’une une adaptation d’un des morceaux du beruk, et l’autre – qui n’est ni identifiée, ni attribuée à aucun compositeur dans le livret – une œuvre célèbre du prestigieux compositeur Nyoman Windha, intitulée Gora Merdawa, qui date des années 1990. Le fait que cette information n’a manifestement pas été fournie aux auteurs du texte – que ce soit intentionnellement ou non – renforce l’idée que le pouvoir de la culture balinaise centralisée devient envahissant, tout comme, d’ailleurs, celui de la culture indonésienne officielle. La musique chorale de Biboki, les

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duos chantés de Flores et Solor et le terompong beruk de Bali n’ont manifestement pas trouvé leur place au festin…

BIBLIOGRAPHIE

RAPPOPORT Dana, 2011, Songs from the Thrice-Blooded Land : Ritual Music of the Toraja (Sulawesi, Indonesia). Paris : MSH Editions.

TENZER Michael, 2011, Compte rendu du CD Chants des Iles de Flores et Solor, Ethnomusicology 55/2 : 340-43.

YAMPOLSKY Philip, prod., 1990-2000 Music of Indonesia Volumes 1-20. Série de CDs Smithsonian Folkways.

NOTES

1. Traduit de l’anglais par Laurent Aubert. 2. Signalons que Dana Rappoport vient par ailleurs de publier son magnum opus sur les Toraja de Sulawesi (Rappoport 2011) (voir compte rendu pp. 301-306).

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German & Claudia Khatylaev : Arctic Spirit. Music from the Siberian North – Sakha People 1 CD Borealia, 2011

Henri Lecomte

RÉFÉRENCE

German & Claudia Khatylaev : Arctic Spirit. Music from the Siberian North – Sakha People. 1 CD Borealia, 2011. Enregistrements : Bert Jickty ; textes : Émilie Maj ; photos : M. Dubrovskaya, V. Bayev, E. G. Arbufayeva, N. Dyakonov, É. Maj. http:// www.borealia.eu/ed_khatylaev.html

1 Émilie Maj, qui travaille depuis de nombreuses années en République Sakha (Yakoutie), est anthropologue, titulaire d’un doctorat de l’École pratique des hautes études (Paris) sur l’utilisation et la valeur symbolique du cheval chez les Yakoutes. Elle s’intéresse également à leur musique, invitant en Europe des musiciens comme les Khatylaev ou Spiridon Chichiguine, célèbre joueur de guimbarde khomus, instrument qu’elle-même pratique. Le CD qu’elle a produit est consacré à deux musiciens sakha, German et Claudia Khatylaev, qui s’inscrivent dans un courant nommé parfois l’« ethno-folk ». German et Claudia, qui sont mari et femme, ont à cœur de transmettre leur culture, d’une part à l’étranger (ils se sont produits notamment en Belgique, en France et en Suisse), mais également au sein de la République Sakha où ils soutiennent des groupes locaux de jeunes musiciens, comme Kustuk, Tolbon ou Tekim. Ils ont également enregistré des CD distribués localement, leur seule publication en Occident étant leur participation, au sein de l’ensemble Tos-Khol ou en duo, à un CD produit par Ted Levine (1999).

2 La présente compilation, richement illustrée, permet d’entendre les principales formes vocales sakha, qu’il s’agisse de la technique du dieretti – où sont utilisés micro-intervalles, sons de gorge, passages rapides de voix de tête en voix de poitrine, accompagnés de coups

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de glotte (kylysakh), le rythme du chant et la répartition des syllabes étant fluctuant – ou de celle du degeren – qui fait appel au système tempéré ainsi qu’à une répartition régulière des syllabes et des rythmes. Les imitations d’animaux sont également présentes, notamment celle du cheval, qui est au cœur de la culture sakha.

3 Le texte donne de nombreuses informations sur les différentes techniques vocales, ainsi que la description des instruments, à commencer par la guimbarde khomus, instrument emblématique de la culture sakha (il existe ainsi un Musée du khomus à Yakoutsk, la capitale). On peut entendre également le tambour sur cadre düngür, autrefois réservé aux chamanes, le dzharga, bâton pourvu de sonnailles en bois, des hochets en sabots de rennes ou la grande trompe de bouleau aïaan, dérivée des appeaux pour la chasse, ainsi que le luth basse à deux cordes bas tangsur, sans doute d’origine récente, et une guitare acoustique.

4 J’aurais une petite réserve sur l’origine supposée mongole de la vièle kyrympa (qui serait inspirée par le morin khuur). Le texte indique que le mot ne vient sans doute pas du russe skripka (qui signifie « violon »), comme il est courant de l’entendre dire, mais du mot sakha kyl qui désigne le crin dont sont faites les cordes. Il existe en fait deux sortes de kyrympa, dont l’un est un violon monoxyle à quatre cordes, de type européen. Celui dont joue German Khatylaev comporte une caisse de résonance tubulaire qui évoque le erhu chinois à deux cordes ou des vièles monocordes de peuples toungouses, telles que le ducheké nanaï, le dudumanku orotch, le dzukyanku oudégué, le tekkere oulta, le sirpakta oultch, ou encore le tyn’gryn des Nivkh de l’embouchure de l’Amour et de l’île de Sakhaline. La technique de jeu est très différente de ces vièles comme de celle du morin khuur, puisque le manche (joué en position verticale) est celui d’un violon européen et que les deux cordes sont pressées sur la touche alors que, pour la vièle mongole, elles sont pressées sur le côté, sans appuyer sur le manche.

5 Ce CD offre l’avantage de montrer que la culture sakha est vivante et que l’on peut être né à la campagne, être imprégné de musique traditionnelle, tout en ayant une attitude nouvelle. Ainsi, plusieurs morceaux ont été enregistrés en re-recording, parfois mixés avec des hennissements de chevaux. Les imitations d’autres animaux, comme les oiseaux, plus traditionnelles, sont également présentes et voisinent avec le tchabyrgakh, sorte de « parler-précipité » proche du rap, mais d’origine ancienne contrairement aux apparences, mixé avec des imitations du cheval, si important dans la culture sakha. L’intervention d’un chœur d’enfants ajoute à la volonté de transmission de la musique sakha aux jeunes générations et nous permet de comprendre l’aspect identitaire, souvent primordial chez ces populations qui ont besoin de se définir, dans une fédération majoritairement habitée par des Européens.

6 Sont également décrits les thèmes des chansons créées par les artistes ou reprises de chants anciens généralement collectés par les Khatylaev dans les villages. Cet album atteste ainsi que le collectage n’est pas la seule manière de représenter la richesse des musiques sibériennes. En attendant le prochain CD, qui sera consacré à Spiridon Chichiguine, voici donc une excellente introduction aux musiques du centre de la Sibérie.

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BIBLIOGRAPHIE

LEVINE Theodore, 1999, Tuva, Among the Spirits. Sound, Music and Nature in Sakha and Tuva. 1 CD Smithsonian Folkways SFW 40452.

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Italie. Musiques des Albanais de Calabre 1 CD, 2011

Antonello Ricci Traduction : Georges Goormaghtigh

RÉFÉRENCE

Italie. Musiques des Albanais de Calabre. Enregistrements, textes et photographies : Fabrice Contri. 1 CD AIMP/VDE CD-1340, 2011.

1 Les Albanais de Calabre, Arbëreshë selon une appellation récente, constituent la plus importante enclave linguistique et culturelle albanaise en territoire italien, par le nombre mais aussi pour sa représentation religieuse et culturelle. Les autres régions d’implantation albanaise se trouvent dans les Abruzzes, en Molise, en Campanie, dans les Pouilles, en Basilicata et en Sicile.

2 En Calabre, outre la langue et certaines caractéristiques de leur organisation sociale ainsi que le costume féminin, dont l’usage est toutefois en déclin, les Arbëreshë ont conservé et transmis une culture musicale autonome, mais aussi partiellement mêlée à celle de la population calabraise. En raison de l’importance de la population et du caractère d’altérité culturelle qui s’y exprime surtout dans la langue, les chercheurs en folklore musical se sont toujours intéressés à ces traditions, si bien que les études, les enregistrements et les publications sur la musique arbëreshe sont nombreux. En 1954 déjà, Ernesto de Martino et Diego Carpitella enregistraient dans presque tous les villages calabro-albanais. Ces matériaux sont rassemblés dans la collection 22 des Archives Nationales de Sainte Cécile à Rome. L’ensemble de ces documents a récemment été réédité dans son intégralité en deux CD assortis d’un volume comportant un important appareil critique. (Ricci et Tucci 2007)1. En 1957, Alan Lomax et Diego Carpitella sélectionnèrent différentes pièces dans ces enregistrements pour les inclure dans la célèbre anthologie Columbia sous forme de deux disques 33 tours (Lomax et Carpitella

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1957). Plus récemment, l’intérêt pour la musique de la communauté arbëreshe a donné lieu à de nombreuses recherches et publications qui portent surtout sur les formes de la polyphonie vocale, aspect certainement le plus intéressant et le plus original de la musique traditionnelle de Calabre2.

3 Le CD réalisé par Fabrice Contri ajoute un nouvel élément au panorama déjà vaste des études consacrées à la musique et la culture arbëreshe. Ces recherches ont bénéficié de l’aide d’Anna Stratigò, une musicienne et chanteuse issue d’une famille d’érudits et d’hommes politiques de Lungro, dans la province de Cosenza, la plus importante des agglomérations albanaises de Calabre, centre religieux et siège de l’éparchie.

4 La recherche et les enregistrements ont été effectués entre 2009 et 2010 dans les agglomérations de Firmo, Frascineto, Lungro, Civita, Acquaformosa, toutes situées dans la province de Cosenza, sur les flancs du massif du mont Pollino dans une région culturellement homogène et certainement la plus riche, à l’heure actuelle, pour ce qui est des formes musicales traditionnelles. Lungro, Frascineto, Civita, sont connues pour les rituels du carnaval, du carême et de pâques, dans lesquels la musique chantée et instrumentale occupent une place importante.

5 Le but de l’auteur est d’apporter un témoignage sur la situation actuelle de la musique calabro-albanaise telle qu’elle est incarnée par certains chanteurs et musiciens de cette région. L’idée est aussi de privilégier le plus possible la qualité de l’interprétation (p. 7) des musiciens enregistrés, définis comme « amateurs ». Cette connotation est probablement un des aspects les plus divergents par rapport à ce qu’avait pu observer un chercheur comme Diego Carpitella, qui soulignait le caractère professionnel des musiciens populaires dans leur contexte culturel, se référant tout d’abord à l’autonomie culturelle du musicien, puis à sa reconnaissance sociale. Dans un contexte si différent, la question de la qualité de l’interprétation ne se pose pas en termes purement esthétiques, mais elle est aussi liée à la fonction de la musique dans une culture déterminée. La situation sociale et culturelle de la Calabre et du sud de l’Italie a aujourd’hui certainement changé : le monde paysan et son autonomie culturelle tels qu’ont pu les connaître de Martino, Carpitella et Lomax, n’existent plus. Quant à la musique traditionnelle actuelle, elle consiste en un mélange de formes et d’expressions sonores où des savoirs locaux se trouvent mêlés à des éléments appris à la télévision, dans des concerts, des disques ou encore différents cours de musique. Tout cela produit un répertoire hybride pour ce qui est de la forme, des contenus musicaux et du choix des différents musiciens, dans lesquels il est difficile de s’orienter pour opérer une sélection. Ce répertoire appartient aujourd’hui à des classes sociales non homogènes, il est de moins en moins lié aux pratiques rituelles et à la dimension symbolique, mais s’intègre toujours plus à des circuits de spectacles destinés à un public jeune. Cette situation complexe se reflète également dans le CD dont il est ici question, et il aurait été souhaitable, me semble-t-il, de la rendre plus perceptible dans les commentaires en expliquant, par exemple, la différence qui existe entre un maître de la tradition tel que Teodosio Calò et un jeune musicien prometteur comme Angelo Le Rose.

6 Dans un contexte aussi difficile, le choix de Fabrice Contri de privilégier la musique vocale et ses formes polyphoniques est certainement le bon. Les chants à plusieurs voix sans accompagnement instrumental constituent, en fait, le trait le plus typique de la culture musicale des Arbëreshë de cette région de Calabre. Il s’agit, comme l’explique l’auteur dans le livret (pp. 6-7), d’une forme de polyphonie à deux voix, même s’il y a plus de deux chanteurs, comportant différentes caractéristiques stylistiques telles que des

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accents, des coups de glotte et des glissandos. L’ensemble des ajret (littéralement des « airs »), des vjershe (« vers ») et d’autres formes chantées présentés dans le disque en sont un témoignage à la fois dense et riche, tant par la diversité des textes que par l’agencement des formes musicales. Ce qui frappe d’emblée lorsqu’on écoute ces chants est la qualité des voix, qui ressemblent certes à celles des enregistrements du passé, mais qui en diffèrent pour ce qui est de l’émission et du « grain ». Les chanteurs d’aujourd’hui, en plus du répertoire traditionnel, sont formés à l’interprétation de nombreux autres styles. Contrairement à ce qui se passait autrefois, où les ajrets étaient le seul monde musical auquel se référer, ce sont eux qui choisissent le répertoire interprété en fonction de l’occasion. Pour certains, comme Anna Stratigò, il est précisé que l’apprentissage des formes et des styles musicaux s’est fait dans le cadre d’une pratique du chant religieux, dont on peut du reste découvrir quelques exemples aux plages 15 à 17.

7 Le répertoire instrumental inclus dans le disque illustre encore mieux cette discontinuité. On y trouve des pièces pour la cornemuse karramunxat, pour l’accordéon diatonique, essentiellement à 4 et à 8 basses, avec accompagnement de tambourin, ainsi qu’un morceau chanté avec accompagnement de guitare.

8 Certaines tarantelles et autres pièces du répertoire ont été l’objet de remaniements plus ou moins importants, avec parfois de bons résultats sur le plan expressif, mais parfois aussi certains écarts de style. Parmi les pièces jouées à la cornemuse, notons celle qu’interprète Teodosio Calò, le dernier représentant d’une longue série de maîtres inoubliables de cet instrument, parmi lesquels figurent Nicola Guaglianone, Salvatore Blumetti, Orione D’Aquila di Lungro et Antonio Milione di Acquaformosa, auxquels il faudrait ajouter Gennarino Mattanò de Lungro, maître reconnu de l’accordéon. Il serait souhaitable que les jeunes qui abordent la musique traditionnelle en « amateurs » aient connaissance de ces maîtres et ressentent le besoin d’apprendre auprès d’eux le style, les techniques et les procédés de composition.

9 Dans l’ensemble, le panorama musical proposé par Fabrice Contri est ample et varié. Le livret est synthétique et comporte les informations essentielles, bien que quelques brèves références bibliographiques et discographiques aux travaux antérieurs eussent été utiles3. Les enregistrements sont toujours propres, restituant agréablement les sonorités de la musique traditionnelle arbëreshë contemporaine.

BIBLIOGRAPHIE

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Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012 267

LOMAX Alan & Diego CARPITELLA eds, 1957, Northern and Central Italy and the Albanians of Calabria, LP Columbia KL 5173, [edizione italiana, Folklore musicale italiano 1, LP Pull QLP 107, 1973].

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RICCI Antonello & Roberta TUCCI, 1997, I « Canti » di Raffaele Lombardi Satriani. La poesia cantata nella tradizione popolare calabrese. Lamezia Terme : A.M.A. Calabria, avec 2 CDs.

RICCI Antonello & Roberta TUCCI, 2004, La capra che suona. Immagini e suoni della musica popolare in Calabria, seconda edizione ampliata. Roma : Squilibri, avec 1 CD.

RICCI Antonello & Roberta TUCCI, 2007, Musica arbëreshe in Calabria. Le registrazioni di Diego Carpitella ed Ernesto de Martino (1954). Roma : Squilibri-Accademia Nazionale di Santa Cecilia, avec 2 CDs.

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NOTES

1. Voir le compte-rendu in Cahiers d’ethnomusicologie 21/2008 : 323-325. 2. Parmi les nombreuses publications, on pourra consulter : De Gaudio 1990 et 1993 ; Elmo et De Marco n.d. ; Rennis 2000 ; Ricci 1993 ; Ricci et Tucci 1997 et 2004 ; Tucci 1997. 3. Cette absence de références est imposée par la ligne éditoriale de la collection AIMP (ndlr).

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Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie 1 CD Les Chemins Productions, 2011

Jean Pouchelon

RÉFÉRENCE

Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie. Réalisation : Matthieu Hagène et alt. 1 CD Les Chemins Productions, 2011. 7 plages, livret bilingue français et anglais (48 p.), 18 photos.

1 Le disque Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie apporte un complément indispensable au livre de Richard Jankowsky sorti la même année sur ce culte de possession aux origines subsahariennes pratiqué en Tunisie1. C’est d’ailleurs l’ethnomusicologue qui, dans un livret soigné, présente les musiciens et chacun des grands pans de la culture du Stambêlî (maisons communautaires, esprits et saints, esthétique musicale).

2 Proche du molo haoussa, le luth gumbri est l’instrument principal du rituel. On y joue les airs des esprits et des saints (sg. nûba pl. nuwab) organisés en « chaînes » (silsilêt). Le maître (yinna) joue le cordophone et chante le verset soliste accompagné par les idiophones métalliques entrechoqués (shqâshiq) et les chœurs des sunnâ’ (litt. « artisans »). L’instrumentarium traditionnel du stambêlî utilise enfin un tambour à deux membranes, le tabal, qui, possédant également la propriété de « parler » aux esprits, se substitue au gumbri lorsque joué avant le coucher du soleil.

3 Ce disque, dont le titre parle d’« héritage », présente la nouvelle génération de musiciens de Stambêlî, à savoir Sâlah El Wârglî, le successeur de feu Bâbâ Majîd, accompagné par le propre fils de son maître, Belhassen Mihoub, et un fils d’ancien ‘arîf (« voyant »), Nourdine Soudani, ainsi que par Lofti el-Hamemi, un musicien venu de lui-même à cette tradition. Plus largement, ce disque présente l’intérêt de dévoiler une facette méconnue d’une esthétique sonore afro-maghrébine diffusée surtout par les Gnawa du Maroc. Celle- ci pourrait se définir d’abord par ces timbres sourds, troubles ou métalliques employés dans les trois instruments canoniques que sont le luth, les castagnettes métalliques et les

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tambours, puis les rythmes ambivalents qu’on y imprime et un certain art de l’électrochoc métrique. Mais aussi par son chant : voix apaisées ou déchirantes, voisinage des vocables soudanais et des saluts au Prophète.

4 Le disque comporte sept pièces enregistrées en studio. Quatre d’entre elles proposent une sélection de pièces (nuwab) et d’« enchaînements » de pièces (silsilêt) du répertoire, interprétées au gumbri ( Sarkin Koufa en plage 1, Boussaadeya en plage 5, Bahriyya en plage 6) ou au tabla (Sidi Saad et Sidi Frej en plage 3). Les autres pièces nous font découvrir d’autres instruments du Stambêlî, joués en prélude au rituel de possession (debdabu en plage 2) ou dans l’intimité (gambara en plage 72).

5 On recommandera particulièrement l’interprétation en solo par Sâlah El Wârglî de Sarkin Koufa, « clef » du panthéon des esprits soudanais (plage 1), pour les sonorités envoûtantes du luth3 dont le pentatonisme hémitonique est enrichi par la frappe de la peau et la vibration de la sonnaille shaqshaqa. On sera également séduit par les mises en place des shqâshiq en fin de plage 3 et l’énergie des échanges responsoriaux dans les airs consacrées aux saints (4) et aux génies marins (6).

6 La référence à un « Sidi Gnawa » dans le chant Boussaadeya (plage 5), les saisissantes parentés mélodiques qu’il existe entre les airs dédiés au saint Moulay Abdelqâder (plage 4) ou à l’esprit aquatique Baba Moussa (plage 6) et leurs homologues marocains et algériens laissent d’ailleurs présager de l’intérêt formidable que présenterait une étude transversale sur les échanges et les emprunts entre traditions noires d’Afrique du Nord.

7 En dépit de l’excellente qualité du son, on restera perplexe à l’égard de certaines incrustations en début de morceau comme ces appels à la prière mixés, ces bruits de médina – ces agencements esthétisants épousant souvent une cause contraire à l’intention de leurs auteurs.

8 On éprouvera des réticences plus franches face à l’emploi du mot « temps » (beat) pour désigner les coups régulièrement asymétriques dont sont formées les cellules rythmiques des castagnettes métalliques shqâshiq. On y retrouve la confusion, contestable, que l’auteur du livret fait dans son ouvrage à l’égard des unités minimales et de la pulsation. À notre avis, la périodicité régulière de ces cellules, à l’exclusion de leurs accents internes, réserve à celles-ci l’appellation de temps.

9 Mais félicitons-nous de cet opus qui, ne serait-ce parce qu’il présente une musique méconnue, exécutée avec brio et, d’après les auteurs, en voie de disparition, mérite tout notre intérêt et notre gratitude.

NOTES

1. Voir le compte-rendu figurant dans ce volume, pp. 270-272. 2. Le mot, féminisation de gumbri, désigne un petit luth quadrangulaire – semblable au guimbri marocain.

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3. Les cordes à vide sont : le bourdon à l’octave (kûlû), la fondamentale (shayb, litt. « vieil homme »), et la quarte (shêb, litt. « jeune homme » qu’on aura préférence à orthographier « shêbb »).

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Congo. Polyphonies pygmées du nord-Congo 1 CD, 2011

Michel Plisson

RÉFÉRENCE

Congo. Polyphonies pygmées du nord-Congo. Enregistrements (2005-2008), texte et photographies : Nathalie Fernando. 1 CD AIMP C/VDE CD-1339, 2011.

1 Le monde musical des Pygmées ne manque pas de fasciner par sa puissance émotionnelle. Malgré la fragilisation du mode de vie de ces peuples de la forêt du nord-Congo et la diminution progressive de leur espace environnemental, ces musiques restent d’une incroyable intensité tant sur le plan rythmique que vocal et la beauté de la polyphonie. Quoique les Pygmées du nord-Congo semblent moins attachés à la polyrythmie que leurs cousins du Cameroun ou de Centrafrique, ces musiques restent d’une grande force rythmique, comme le souligne Nathalie Fernando, auteur de ce beau travail de terrain. Elles ne semblent en outre pas s’être considérablement modifiées depuis les premiers enregistrements de Simha Arom (1987 [1977]), qui nous avaient fait découvrir leurs musiques.

2 Pour ces populations, les enjeux ne se situent pas « tant entre tradition et modernité comme on pourrait le croire, mais entre servage et liberté, […], vie et survie », selon l’auteur (livret p. 3). Dans la région du nord-Congo, zone de forêt tropicale humide qui ne cesse de se réduire sous les coups destructeurs des compagnies forestières, cinq groupes pygmées se répartissent autour de la rivière Sangha, affluent du fleuve Congo long de près de 800 km. Il s’agit des Mbenzélé (Aka), des Bangombé (Baka), des Mikaya (Kaya), des Balouma et des Bakola.

3 Nathalie Fernando utilise le terme de « communautés pygmées » tant l’imbrication entre ces différents groupes paraît complexe, que ce soit sur le plan de la langue, de la religion ou de traditions comme la filiation ou la cosmogonie. Chez les Pygmées, ces questions ne

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sont pas simples, et la réalité fait éclater les définitions classiques que l’on trouve dans les livres et les manuels universitaires. Quoiqu’il en soit, ces communautés se répartissent dans différentes localités, plusieurs communautés pouvant cohabiter dans le même village comme les Bangombé et les Mbenzélé, entre lesquels les intermariages ne sont pas rares.

4 Comme chez les autres groupes pygmées, ce CD permet d’entendre de splendides polyphonies vocales, magnifiées par le passage récurrent de la voix de poitrine à la voix de tête (technique du yodel) qui a rendu célèbre la musique des ces groupes. Traditionnellement liés à la chasse à l’éléphant, aujourd’hui interdite, ces chants ne sont plus pratiqués que pour le divertissement, et la transmission aux jeunes se poursuit par les femmes. Ces polyphonies peuvent être chantées de manière responsoriale, deux ou trois voix lançant le chant, ensuite repris par le chœur ; mais elles peuvent l’être également par deux ou trois voix solistes réalisant à elles seules un beau contrepoint (plage 4, Yeli). Certains chants mixtes accompagnés à la poutre percutée banda sont liés à Djengui, « un intermédiaire qu’il est indispensable de ne pas fâcher » avant le départ à la chasse, mais aussi au retour (plage 6, Djengui).

5 Ce CD permet aussi d’entendre des pièces pour arc musical (plage 7, Gamé), des chants non yodelés (plage 8, Molimo), peut-être antérieurement liés au jeu d’une trompe aujourd’hui disparue, ainsi que de joyeux « jeux d’eau » pratiqués par les enfants (plage 14), des berceuses (plage 18, Mboko), ou encore la sanza, localement appelée issanzo (plage 19), et le chant dit « de flûte » épélo (plage 20), peut-être le plus original avec ses mélodies faisant alterner la flûte à un seul tuyau et les sons émis en voix de tête par une chanteuse.

6 Nathalie Fernando connaît et étudie ces musiques depuis de nombreuses années. Ce travail ne peut se faire sans une relation forte, parfois complexe mais toujours passionnante, avec les hommes et les femmes qui les produisent. On se référera à ce propos à son livre (Fernando 2011a) et à son article récemment publié dans les Cahiers d’ethnomusicologie (Fernando 2011b), où il est notamment question du « rapport à l’autre », au-delà « des rôles, des positions sociales, des différences ethniques et culturelles » (2011b : 109), lorsque se développe une relation « de musicien à musiciens et non plus de chercheur à informateurs » (ibid.). Au fil de mois, voire d’années d’immersion dans cette culture, cette profonde expérience humaine, que l’ethnomusicologue ne soupçonnait peut-être pas au début de son terrain, lui a permis de vivre, au-delà de la passion musicale, une intense aventure humaine.

BIBLIOGRAPHIE

AROM Simha, 1987 [1977], Centrafrique. Anthologie de la musique des pygmées Aka. 2 CD Ocora, C 559012/13.

FERNANDO Nathalie, 2011a, Polyphonies du Nord-Cameroun. Louvain : Peeters / Paris : SELAF, 2011. 342 p., ill. n.b., transcriptions, 1 CD audio.

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FERNANDO Nathalie, 2011b, « Brèves de terrain. Questions sur l’éthique de la recherche en ethnomusicologie », Cahiers d’ethnomusicologie 24 : 101-122.

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Colombie : Adoration à l’enfant-Dieu (Département du Cauca) 1 CD, 2011

Natalia Parrado

RÉFÉRENCE

Colombie : Adoration à l’enfant-Dieu (Département du Cauca). Enregistrements et texte : Jérôme Cler. 1 CD AIMP CIV / VDE 1349, 2011

1 Adoration à l’enfant-Dieu est le fruit du nouveau terrain de l’ethnomusicologue Jérôme Cler. Grâce à un partenariat entre l’Université Paris Sorbonne et la Universidad del Cauca (Popayán, Colombie), le chercheur a pu effectuer depuis 2009 trois voyages qui lui ont permis de découvrir La Toma, le village où les musiques proposées dans ce disque ont été enregistrées. Les dix-sept morceaux ici présentés appartiennent à un large répertoire de musiques qui accompagnent des célébrations religieuses catholiques interprétées à trois moments de l’année : Noël, la Croix de Mai et la fête de sainte Rose de Lima, patronne du village. Cette musique s’inscrit dans une tradition vieille de 300 ans, celle des violons du Cauca : des ensembles de cordophones et de percussions formés au sein de communautés rurales d’afro-descendants habitant entre deux ramifications de la cordillère des Andes.

2 Le livret du disque nous permet de découvrir le parcours de Jérôme Cler, qui se place prudemment en tant que non-spécialiste des études afro-colombiennes ou latino- américaines. À travers sa riche description du village, des rituels, des enjeux politiques et sociaux, l’ethnomusicologue laisse percevoir son enthousiasme envers ce peuple marginalisé et ses musiques. Le but premier de ce disque est par conséquent de rendre hommage à cette tradition assez méconnue et à ses acteurs, les habitants de La Toma.

3 Les musiques du Pacifique colombien, région hautement marquée par la présence de communautés formées par la diaspora africaine, ont été longtemps ignorées en raison du monopole opéré par des genres musicaux largement européanisés comme le bambuco. Lorsqu’elles ont été « découvertes », deux manifestations principales ont monopolisé

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l’attention : la chirimía du nord de la région, dans le département du Chocó, orchestre d’aérophones et de percussions interprétant des danses d’origine européenne, et l’emblématique currulao venant du sud du littoral, genre exclusivement noir, interprété par des ensembles de marimbas (xylophones à résonateurs) et de percussions.

4 Adoration à l’enfant-Dieu nous présente une tradition musicale appartenant géographiquement à la région dite du Pacifique, mais éloignée du littoral ; La Toma est encore un « arrière pays » comme l’indique le livret. L’instrument roi est le violon, le cadre est celui du rituel catholique (et depuis peu, le festival) et les acteurs sont des villageois « afro-caucanos ». Issus du commerce esclavagiste colonial basé à Popayán (capitale du département du Cauca et ancien centre administratif et politique, avec Santa Fe de Bogotá, du Vice-royaume de Nouvelle Grenade), ces paysans noirs vivent autour des anciens sites aurifères encore exploités de nos jours. C’est dans cette région que s’est développé à l’époque coloniale le fonctionnement des haciendas d’où les maîtres gardaient le contrôle sur les exploitations minières et l’élevage de troupeaux.

5 Le disque est un bel hommage à cette tradition des violons du Cauca, dans un pays où l’exclusivité des musiques noires était jadis centrée d’un côté sur les bailes cantados de la côte Atlantique (bullerengue, chalupa, lumbalú), et d’un autre côté sur le currulao du littoral Pacifique. La musique des violons démontre l’influence de la culture dominante et des pratiques religieuses imposées. En effet, le violon arrive sur le territoire dès le XVIIe siècle, importé par les missions jésuites. Les Noirs adoptent l’instrument de la même manière qu’ils adoptent les guitares, les bandolas (adaptation locale de la mandoline ou de la bandurria) et les tiples (adaptation locale de la vihuela). Dans ces villages isolés, ils fabriquent des violons monoxyles taillés à la machette dans un bois proche du bambou, la guadua. Les ensembles de soliste, avec chœur de cantadoras, de violons, de guitares, de tamboras (membranophones à deux peaux), de tiple et de maracas, jouent des fugas ou jugas, formes musicales issues de cantiques religieux. Louanges, salves, berceuses et villancicos (chants de Noël), représentent le répertoire principal interprété dans ces villages noirs et illustrent les célébrations importantes du calendrier religieux. La musique est naturellement « moulée » par ces descendants d’Africains qui intègrent des éléments propres à leurs cultures d’origine (le modèle responsorial, la tendance à la polyrythmie, la danse).

6 Les enregistrements mettent en valeur la beauté de la musique chantée par des femmes paridas (du verbe parir, faire naître), femmes expérimentées, porteuses de savoirs multiples. Avec leurs voix sonores et puissantes, elles effectuent aussi des prières collectives et installent au sein du groupe (et de la communauté) ce que Cler appelle un « matriarcat musical ». Les textes des chansons détaillent des épisodes de la vie de l’Enfant Dieu : ils le bercent, lui donnent la bienvenue sur terre, s’apitoient sur la misère qui l’entoure : la Virgen y San José y el Niño Dios en la cuna/Por qué nace desnudito y tan solito se vé/y lo están acompañando entre la mula y el buey1 (plage 6). Le choix des morceaux nous aide également à découvrir des textes « moins pieux » comme la chanson « El liberal » (Le libéral, plage 9) ou « La suegra » (La belle-mère, plage 15). Chargés de symbolismes et mélangeant le sacré et le profane, ces textes sont teintés d’une grande tendresse, d’une extrême bienveillance et d’une curieuse vivacité d’esprit. Il est regrettable que les textes et leurs traductions n’apparaissent pas dans le livret du CD, mais ils sont en revanche retranscrits dans leur intégralité sur le site de Jérôme Cler2.

7 Les musiques des violons noirs du département du Cauca n’échappent pas à la modernité, qui instaure, parfois de manière passive, une restructuration au sein des musiques

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(intégration d’une basse électrique, arrangements musicaux, professionnalisation des musiciens, comme l’explique le livret) : les musiciens de La Toma, quant à eux, tiennent à jouer leurs musiques sans innovations. Il est agréable d’entendre dans ces enregistrements de très bonne qualité, les éléments qui rendent cette musique unique : le jeu immuable du joueur de cuillers, « innovation de La Toma », les voix rauques dans une esthétique « criée », le violon brut avec son jeu simple et efficace, la polyrythmie invariable des percussions. La rythmicité « swinguée » de ces musiques donne envie de « lever le pied », de danser, même dans un cadre sacré. C’est le cas par exemple des quatre pasacallas présentes sur le disque (plages 1, 4, 10 et 13), morceaux instrumentaux franchement festifs, qui servent d’intermèdes.

8 Bien qu’il s’agisse de musiques très semblables entre elles, leur finesse est indiscutable. Elles bercent dans une énergie vibrante qui provoque le mouvement. Les morceaux ont chacun une « allure » différente (p. 10), qui va au-delà des variations de tempo ou de rythme : une façon de mouvoir et d’émouvoir différemment. Cette joie transmise par ces musiques andines est sincèrement touchante, notamment dans le cadre de ce village victime de l’avidité des multinationales d’exploitation minière, dans un contexte de violence et d’isolement décrit amplement dans le livret. Adoration à l’enfant-Dieu nous dévoile un univers musical et humain riche, où l’exaltation religieuse se mélange tout naturellement à la musique festive, le tout dans une atmosphère de tranquillité et de douceur envoûtantes.

NOTES

1. « La vierge et Saint Joseph, et l’enfant Dieu dans le berceau,/pourquoi naît-il tout nu/et semble si esseulé/et ils l’accompagnent, entre la mule et le bœuf ». 2. http://latoma.paris-sorbonne.fr/la_Toma.html

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Films | Multimédia

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Dana RAPPOPORT : Chants de la terre aux trois sangs. Musiques rituelles des Toraja de l’île de Sulawesi, Indonésie Paris : Epistèmes/Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2009

Marc Chemillier

RÉFÉRENCE

Dana RAPPOPORT : Chants de la terre aux trois sangs. Musiques rituelles des Toraja de l’île de Sulawesi, Indonésie. 2 livres (Récit ethnographique, préface de Philip Yampolsky, 180 p. et Spicilège toraja, 180 p.) et 1 DVD-ROM (Argumentaire multimédia/Anthologie musicale multimédia). Paris : Epistèmes/Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2009.

1 L’ouvrage que vient de publier Dana Rappoport est un monument hors du commun. Présenté sous la forme d’un coffret, il se compose de deux livres et d’un DVD-ROM. Le premier livre est un récit ethnographique. Le second est un spicilège, mot désuet signifiant choix de morceaux, qui présente les textes de nombreux chants en version bilingue complétée par un appareil critique qui rappelle, par son souci du détail, les poèmes nzakara dont Éric de Dampierre avait établi de si précieuses éditions (1963, 1987). Enfin, le DVD-ROM est le résultat d’un incroyable pari consistant, d’une part à présenter sous la forme logiquement organisée d’un hypertexte multimédia, appelé « argumentaire scientifique » (avec des liens passant d’une proposition à l’autre), l’ensemble des interprétations théoriques de l’auteur, et d’autre part à proposer au lecteur une anthologie audiovisuelle multilingue d’environ 5000 vers du patrimoine chanté de la musique toraja.

2 Le récit ethnographique fournit au lecteur les informations contextuelles sur les conditions de l’enquête. Il évite une certaine complaisance des récits d’ethnographes

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racontant leurs petites misères sur le terrain, car il place d’emblée le lecteur devant un choc ressenti par l’auteur lors de ses premiers séjours chez les Toraja, confrontée à « l’outrance collective » de leurs rituels funéraires : « Ce n’était pas un buffle mais cent buffles qui étaient sacrifiés, on ne chantait pas qu’une heure mais sept jours et sept nuits, on n’invitait pas trois familles mais deux à trois milliers de personnes » (p. 26). À partir de cette « émotion esthétique » originelle, le livre retrace les étapes d’une enquête qui s’efforce de répondre à la question : « Pourquoi chantent les Toraja ? » en suivant un « long processus de compréhension qui a permis la reconstitution d’un puzzle » (p. 36). La première partie présente les différents rituels avec leurs répertoires musicaux, qui se répartissent en rituels du Levant et du Couchant, complétés par des rituels prophylactiques. Puis, dans la deuxième partie, l’auteur aborde un « essai d’interprétation » en expliquant comment elle est parvenue à comprendre ces rituels grâce à un système d’homologies. Le propos théorique et les extraits de journal de terrain sont articulés de manière convaincante, et le livre, très joliment imprimé, est abondamment illustré par de belles photos noir et blanc reproduites en pleine page.

3 Le plan général du DVD-ROM, dans sa partie « argumentaire scientifique », reprend approximativement celui du récit en le déclinant selon cinq rubriques : Principes religieux, Musiques du Couchant, Musiques du Levant, Analyse musicale, Interprétation. Chacune est constituée de propositions regroupées en sous-rubriques. Par exemple, la partie « Musiques du Couchant » consacre une sous-rubrique au rituel funéraire Sapu Randanan, qui commence par la proposition suivante : « Le rituel funéraire le plus élaboré se déroule en deux temps et deux lieux, séparés par un intervalle variant d’un mois à plusieurs années ». Des propositions complémentaires viennent expliciter la précédente en spécifiant les étapes du rituel. Elles sont illustrées par différents documents : photos, schémas, extraits sonores ou vidéos. Au cours d’une intervention au séminaire « Modélisation des savoirs musicaux relevant de l’oralité » que j’anime à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Rappoport & Blasco 2010), Dana Rappoport avait souligné l’intérêt de l’architecture hypertextuelle pour faire une « présentation dérushée d’un rituel » en organisant une succession d’extraits vidéos.

4 La première partie du DVD-ROM traite des principes religieux. Elle comporte quelques cartes géographiques situant le terrain d’étude, et des données sur le caractère hiérarchique de la société et sur son lien avec les pratiques religieuses. Elle développe ensuite l’opposition entre Levant et Couchant et le rôle des points cardinaux dans l’organisation spatiale des maisons et des villages et leur valeur symbolique, l’association du Levant avec la fécondité, celle du Couchant avec les funérailles. La « règle de l’échelle des bambous emboîtés » indique une correspondance entre les rites funéraires du Couchant et ceux, complémentaires, du Levant que l’on doit effectuer en fonction des précédents pour réaliser un équilibre entre les rituels. Puis vient une proposition qui donne une clef essentielle pour l’interprétation : « Le retournement, c’est-à-dire le nécessaire passage du couchant au levant, est le principe fondateur de la dynamique rituelle ». Cette partie se termine avec la description de la gradation des rituels et du rôle des gardiens de l’ordre rituel.

5 La partie sur les musiques du Couchant décrit les funérailles en général, puis les musiques du rituel funéraire le plus élaboré, Sapu Randanan. Celui-ci se déroule en deux temps. Les premières funérailles marquent la transformation du « malade » en défunt véritable, au cours de laquelle le sang de trois animaux est répandu (chien, coq, buffle) ; puis, après un temps qui peut aller jusqu’à plusieurs années, les secondes funérailles permettent à

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l’ombre du défunt de rejoindre les ancêtres divinisés. Les différentes composantes musicales sont ensuite analysées : ronde badong, déclamation soliste, chœur de veille, danses d’accueil, déploration élégiaque.

6 Dans la partie sur les musiques du Levant, l’auteur décrit celles du plus grand rituel de cette catégorie, qui est aussi la plus grande fête de la fécondité, en donnant le contexte de la collecte, puis les caractéristiques de ce rituel, notamment sa démesure (plusieurs milliers d’invités, nombre considérable d’animaux sacrifiés). Les musiques de ce rituel sont ensuite décrites : grand chœur, déclamation, autre chœur, petite musique des officiants. Les autres musiques du Levant accompagnent les rituels de prévention contre la maladie. On y trouve des musiques de transe dans le rituel maro, les chants du rituel bugi’, et les musiques instrumentales du rituel pakorong.

7 La partie consacrée à l’analyse musicale présente deux types d’organisation, celle des sons d’une part et celle des musiciens de l’autre. La première est déclinée selon les profils mélodiques, les échelles constituées de trois sons qui correspondent aux harmoniques 7-8-9 d’un son fondamental, le plan vertical qui repose essentiellement sur le bourdon et l’intervalle de seconde, et enfin les jeux de changement vocalique qui sont illustrés par les mouvements de la bouche et l’évolution des spectres obtenus en utilisant différentes voyelles (principalement o ou é). La section consacrée aux musiciens répartit ceux-ci en deux types d’organisation, hiérarchique d’une part, et non hiérarchique de l’autre, puis aborde le cas très remarquable des polymusiques auxquelles Dana Rappoport avait consacré un article dans L’Homme (1999), et qui sont à mettre en relation avec l’abondance des offrandes animales (argument accompagné d’une photo montrant l’hécatombe des buffles). La plupart des arguments de cette section ont déjà été présentés ailleurs dans le DVD-ROM.

8 Enfin, la partie interprétative est divisée en quatre sections : appariement des musiques, appariement des poèmes chantés, appariement des rituels et signification des homologies. Comme on pouvait s’y attendre, de nombreuses propositions de cette partie sont en fait des références à des propositions déjà énoncées, mais il n’y a pas de lien hypertexte permettant d’y accéder directement (on reviendra plus loin sur la question de la navigation hypertextuelle). La dernière section développe plusieurs sens du terme bali comme « couple », « paire » ou « renvoi » dans différents domaines (accouplement de chœurs, de pièces instrumentales, de rituels), et se termine par le schéma général du cycle rituel « construit sur un renvoi dynamique d’homologies hiérarchisées en couples et en paires ».

9 Toutes ces propositions sont logiquement organisées selon les principes du logicisme, le programme de recherche épistémologique développé par Jean-Claude Gardin auquel bon nombre d’ethnomusicologues ont été initiés dans les années 1990 lorsque son séminaire de l’EHESS « Analyse logiciste et intelligence artificielle » faisait partie du cursus de Master 2 d’ethnomusicologie (ex-DEA) à l’Université de Nanterre. L’une des visées du logicisme est d’abord pratique. Il s’agit de réfléchir aux moyens de condenser le volume des publications scientifiques à quantité d’information égale (Chemillier & Rappoport 2000). Ainsi, Jean-Claude Gardin écrivait : « Il faudra bien qu’un jour nous nous décidions à traiter le problème que recouvre communément l’expression un peu vague de crise de l’information scientifique, à savoir le déséquilibre qui s’est instauré entre le volume de production et les capacités de consommation qui sont les nôtres dans les sciences sociales » (2001 : 480). Le DVD-ROM de Dana Rappoport résulte d’un pari audacieux qui consistait à appliquer les principes du logicisme dans l’organisation même d’une

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publication mumtimédia. Les parties d’analyse musicale et d’interprétation comportent, en effet, non seulement des propositions directement issues des données, notées P0-1, P0-2, etc., mais également des propositions qui en dérivent immédiatement, notées P1-1, P1-2, etc., puis d’autres qui s’appuient sur les précédentes P2-1, etc., jusqu’à un niveau P6-1 qui couronne en quelque sorte l’édifice en proposant, dans la dernière partie, un schéma général du rituel. L’architecture des propositions est représentée dans un fichier PDF, accessible depuis la barre de menu en bas de l’écran, qui donne le schéma logiciste complet de l’ensemble de sa construction.

10 Quel est le bénéfice de cette conception logiciste de la navigation à l’intérieur d’un DVD- ROM ? C’est d’abord la clarté du parcours et la rapidité d’accès à l’information. Le lecteur pourra apprécier la fluidité de la navigation. En revanche, l’obligation de respecter la structure hiérarchique préétablie du schéma logiciste se traduit par le recours à des contenus parfois anecdotiques, servant plus à remplir l’espace prévu qu’à illustrer réellement une proposition. D’autre part, la réutilisation d’une même proposition en plusieurs endroits de la construction conduit, dans certains cas, à n’indiquer qu’un renvoi, sans lien hypertexte, pour ne pas créer de digression dans le parcours, mais en plaçant le lecteur dans une impasse qui l’oblige à rebrousser chemin. Enfin, il existe un autre problème, plus important sur le plan épistémologique parce qu’il concerne la « réutilisabilité des données ». Le choix d’imbriquer les considérations purement pratiques de navigation et les considérations d’ordre interprétatif rend malaisé pour le lecteur l’exploration des données indépendamment des hypothèses de l’auteur, c’est-à-dire hors du parcours balisé de la construction. Par exemple, l’un des répertoires musicaux étudiés, appelé maro, met en jeu une interaction de la musique et de la transe. Ce point fait l’objet d’une discussion dans le récit ethnographique (p. 109), qui mentionne les travaux de Rouget sur le sujet (1990), et Dana Rappoport lui a consacré un article (2006). Or dans la partie du DVD-ROM qui traite de ce répertoire, il est difficile d’étudier cette relation entre musique et transe du fait du morcellement des données imposé par le découpage en propositions qui sont étrangères à cette problématique de la transe.

11 Un dernier aspect de l’argumentaire multimédia mérite une attention spéciale. Il s’agit des « clefs d’écoute », ces petites animations multimédia interactives destinées à modéliser un phénomène musical. Il y en a plusieurs dans le DVD-ROM, très élaborées, qui proposent des représentations de la musique intégrant le son, l’image et l’interactivité de manière particulièrement novatrice. Il faut noter qu’à côté de ces réussites, d’autres transcriptions du DVD-ROM sont nettement moins abouties (simples notations manuscrites scannées, jointes à un fichier audio sans synchronisation de l’image et du son), et témoignent sans doute de l’existence de plusieurs strates dans la réalisation de ce projet avec des degrés différents d’achèvement. L’une des clefs d’écoute est la ronde badong qui reprend un travail ancien auquel j’avais participé pour le CREM (Chemillier 2003). Sur le plan de l’écriture multimédia, il est intéressant de comparer les deux versions. Le but de cette modélisation est d’expliquer un phénomène de spatialisation du son très remarquable : un texte morcelé en syllabes se trouve chanté en alternance par différents groupes dans un chœur disposé en cercle. L’une des idées visuelles très pertinentes ajoutées dans la nouvelle version est une « bulle de bande dessinée » qui montre le groupe du chœur en train de chanter la syllabe « te ». Dans l’ancienne version, cette relation était indiquée par un rapprochement de la syllabe du groupe en question, puis le texte se déplaçait pour que la syllabe suivante se rapproche du groupe qui va la chanter1.

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12 Une autre modélisation musicale du DVD-ROM est l’animation sur le jeu vocalique. Elle montre les mouvements de la bouche synchronisés avec le son de la voyelle correspondante, reprenant ainsi une idée qui avait été développée dans une autre clef d’écoute du CREM sur le chant diphonique, inspirée des travaux de Tran Quang Hai et Hugo Zemp2. L’une des différences du point de vue de l’écriture multimédia entre cette animation et celle sur le chant diphonique est la place faite à l’interactivité. L’animation sur les voyelles ne permet pas à l’utilisateur de choisir ce qu’il écoute (par exemple en cliquant sur une voyelle). En revanche, dans le chant diphonique, on peut cliquer sur une note pour écouter l’harmonique correspondante en observant le mouvement de la bouche qui l’a produite. D’autres modélisations interactives sont disponibles dans le DVD-ROM et certaines ont été présentées et commentées dans une autre publication (Rappoport 2008).

13 En dehors de l’argumentaire multimédia, le DVD-ROM comporte une autre partie considérable intitulée « anthologie musicale multimédia », qui regroupe un corpus de près de 40 heures d’enregistrement et environ 5000 vers chantés et/ou psalmodiés, commentés et traduits en trois langues illustrant les musiques du Levant et du Couchant. Lorsqu’on lance la lecture d’une pièce musicale, on voit défiler sur l’écran le texte versifié, des images illustrant le contenu musical (photos, fragments de transcriptions) et un appareil critique sous forme de commentaires des différents vers entendus. On peut arrêter la lecture de la pièce à tout moment, pour prendre le temps de regarder les informations disponibles sur l’écran. Mais on peut également laisser la musique suivre son cours et, à partir de ce moment-là, l’association de ce que l’on entend et du texte qu’on voit défiler sur l’écran finit par saisir l’utilisateur qui sent alors la beauté de cette poésie résonner en lui.

14 Ainsi, la partie « anthologie » a plusieurs buts et s’appuie sur plusieurs innovations que seul le multimédia permet. Hormis la lecture de la transcription en langues différentes, les bénéfices du traitement multimédia sont : 1) les possibilités de circulation fluide dans une somme énorme de données, qui sont restituées intégralement dans ce travail, 2) l’apport cognitif des notes visuelles synchronisées avec la musique, car un vers de poème est souvent incompréhensible si on ne montre pas au lecteur à quoi réfère la poésie et ce qui est nécessaire pour en éclairer le sens. Dana Rappoport considère ce travail comme essentiel pour l’avenir. Cette poésie narrative et lyrique a pour sa plus grande part disparu aujourd’hui, et le DVD-ROM a une valeur patrimoniale irremplaçable.

BIBLIOGRAPHIE

CHEMILLIER Marc, 2003, « Pour une écriture multimédia de l’ethnomusicologie », Cahiers de musiques traditionnelles 16 : 59-72.

CHEMILLIER Marc et Dana RAPPOPORT, n.d. [2000], « Pourquoi présenter des modèles musicaux sur Internet ? » Actes de la table ronde Sémantique et Archéologie : aspects expérimentaux. Renouvellements méthodologiques dans les bibliothèques numériques et les publications scientifiques, organisée par l’École française d’Athènes, 18 et 19 novembre 2000 :

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Clefs d’écoute du CREM (Centre de Recherche en Ethnomusicologie, CNRS/Université Paris Ouest Nanterre) :

DAMPIERRE Éric de, 1963, Poètes nzakara, Paris, Classiques africains.

DAMPIERRE Éric de, 1987, Satires de Lamadani, Paris, Classiques africains.

GARDIN Jean-Claude, 2001, « Entre modèle et récit : les flottements de la troisième voie », IN Jean-Yves Grenier, Claude Grignon, Pierre-Michel Menger éds. : Le modèle et le récit, Paris, Maison des sciences de l’homme : 457-488.

RAPPOPORT Dana, 1999, « Chanter sans être ensemble. Musiques juxtaposées pour un public invisible », L’Homme, 152 : 143-162.

RAPPOPORT Dana, 2006, « De retour de mon bain de tambours. Chants de transe du rituel maro chez les Toraja Sa’dan de l’île de Sulawesi (Indonésie) », Cahiers de musiques traditionnelles 19 : 93-116.

RAPPOPORT Dana, 2008, « Un livre-DVD-ROM sur les musiques Toraja : une nouvelle organisation des savoirs pour l’ethnomusicologie », Musimédiane, no 3, mai 2008 :

RAPPOPORT Dana et Philippe BLASCO, 2010, « Comment transmettre ? Choix éditoriaux et modélisations dans un livre-DVD-ROM multilingue », Séminaire « Modélisation des savoirs musicaux relevant de l’oralité », EHESS, mercredi 24 mars 2010 :

ROUGET Gilbert, 1990, La Musique et la transe, Gallimard, Tel.

NOTES

1. 2.

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The Heart of Qin in Hong Kong Hong Kong : Deyin Qin Society, 2010

Henri Lecomte

RÉFÉRENCE

The Heart of Qin in Hong Kong. Réalisation : Maryam Goormaghtigh ; prise de son : Cyril Harrison ; production : Lau Chor Wah. 1 DVD, 52 minutes, livret 32 p. en anglais et cantonais. Hong Kong : Deyin Qin Society, 2010.

1 Ce documentaire de cinquante-deux minutes présente la pratique de la cithare qin à Hong-Kong, au sein d’une communauté qui se réclame dans son ensemble de l’héritage de Madame Tsar Teh-yun1 (1905-2007), grand maître de l’instru- ment qui a su en perpétuer la pratique avec beaucoup de générosité, comme on peut le comprendre au fur et à mesure du déroulement du film. Celui-ci débute en expliquant que des amateurs de qin se sont retrouvés à Hong-Kong dans les années 1950 avec, parmi eux, Madame Tsar Teh-yun qui a enseigné pendant une quarantaine d’années.

2 Dès le début, est mis en avant le fait que le qin est l’une des composantes de la culture traditionnelle chinoise, puisque nous rencontrons un médecin traditionnel, lui-même joueur de qin, qui signale notamment que Madame Tsar Teh- yun, en vieillissant, jouait sur des cordes moins tendues afin d’éviter le stress. Le praticien poursuit en affirmant que rien ne vaut la pratique du qin pour chasser l’inquiétude.

3 Des extraits d’un concert donné pour un petit groupe de passionnés de l’instrument alternent ensuite avec des entretiens, à commencer par celui mené avec Shum Hing-shun, un collectionneur de qin qui explique comment l’instrument a évolué au cours des dynasties, comment évaluer la qualité du bois et du son, tout en mettant l’accent sur l’importance des inscriptions portées sur l’instrument.

4 Nous assistons ensuite à une leçon de chant, suivie d’un concert où le chant est accompagné par le qin de Sou Si-tai, l’un des musiciens de Hong- Kong qui poursuit l’œuvre de Madame Tsar Teh-yun avec le plus de talent (Sou Si-Tai 2007). Comme tous les membres de la communauté qui s‘était formée autour de Madame Tsar Teh-yun, il joue

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d’un instrument monté de cordes de soie, pratique devenue de plus en plus rare en Chine populaire. Sou Si-tai est égale- ment peintre et calligraphe, dans la tradition la plus pure des lettrés (on pense notamment aux Sept sages de la forêt de bambous) et, tout en nous offrant une démonstration de son art pictural, il explique que sa personnalité est différente de celle de son maître, mais qu’il en suit les grands principes, notamment dans la transmission, où le jeu face à face avec l’élève est fondamental. Il est important que ce dernier joue en même temps que le maître afin de comprendre les défauts de son interprétation.

5 Une brève allusion est ensuite faite à l’existence de tablatures, où l’on voit une élève jouer en suivant la partition que lui montre Madame Lau Chor-wah, un autre professeur de la même école. On la retrouve ensuite au restaurant avec Sou Si-tai et quelques-uns de leurs élèves, qui expriment leur point de vue et disent comment la pratique du qin a changé leur vie. Madame Lau Chor-wah explique ensuite l’importance du déchiffrage, pour comprendre le passé, mais elle met également l’accent sur le fait que les mélodies ne sont pas fixes, qu’elles sont mouvantes comme l’eau des rivières et que chacun apporte sa propre version.

6 Nous rencontrons ensuite Georges Goormaghtigh2, sans doute le meilleur connaisseur européen de la musique de qin, qui joue une pièce dans un bois, avec le soutien sonore des eaux d’un torrent. Ce lien à la nature est complété par l’histoire de Bo Ya, que son maître envoie dans une île déserte afin qu’il découvre véritablement la nature et qu’il atteigne enfin une vraie maturité artistique.

7 C’est alors que l’on peut voir un document nous montrant Madame Tsar Teh-yun, en train de jouer, puis un musicologue chinois qui évoque la situation particulière qu’a connue Hong-Kong. À l’abri des ravages de la Révolution culturelle et de l’approche de plus en plus « extérieure » de la musique en Chine populaire où s’est surtout développé un jeu de concertistes vivant de leur art sur scène, à Hong-Kong, les joueurs de qin ne vivent pas de leur art.

8 Nous assistons ensuite à une leçon donnée par Tse Chun-yan, qui nous permet de voir grâce à des gros plans (comme cela a d’ailleurs été le cas pour les séquences présentant Madame Lau Chor-wah et Georges Goormaghtigh) quelques-unes des techniques raffinées qui permettent l’étonnante étendue de la palette sonore de l’instrument. Après un autre passage présentant la fabrication du qin, nous terminons par un solo joué par une apprentie, Lau Hoying, face à un paysage de mer et de montagnes.

9 En résumé, cet excellent documentaire nous permet à la fois de découvrir l’instrument emblématique de la musique chinoise, de pénétrer à l’intérieur d’un groupe de passionnés, fidèles à l’enseignement de leur maître – apportant aussi leur propre personnalité –, tout en constatant que, grâce à l’effort de quelques-uns, une forme musicale ancienne peut survivre à bien des dangers qui la guettent. Le fait que le qin ait été promu « Chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité » par l’Unesco en 2003, s’est notamment avéré bien peu bénéfique pour le jeu traditionnel tel qu’il est pratiqué par des « amateurs » dans le meilleur sens du terme (Goormaghtigh 2007 : 302-304).

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BIBLIOGRAPHIE

AUBERT Laurent, dir., 1995, Musique à la croisée des cultures. 2 CD AIMP IX-XL/VDE 828/829.

GOORMAGHTIGH Georges, 1990, L’Art du Qin. Deux textes d’esthétique musicale chinoise commentés par G.G. Bruxelles : Institut belge des Hautes Études chinoises.

GOORMAGHTIGH Georges, 2007, « Un patrimoine intangible », Cahiers d’ethnomusicologie 20 : 302-304.

GOORMAGHTIGH Georges, 2010, Le Chant du pêcheur ivre. Écrits sur la musique des lettrés chinois. Paris-Gollion : Infolio éditions.

SOU Si-Tai, 2007, Le pêcheur et le bûcheron. Le qin, cithare des lettrés. 1 CD AIMP LII / VDE CD 1214.

TSAR Teh-yun, 2000, The Art of Qin Music. 2 CD Roi RB-001006-2C.

Van GULIK Robert, 1969 [1941], The Lore of the Chinese Lute. Tôkyô : Sophia University in cooperation with the Charles E. Tuttle Company.

NOTES

1. Il existe d’elle un double CD de ses enregistrements, augmenté de trois pièces interprétées par Shen Caonong, son maître (Tsar Teh-yun 2000). 2. On peut apprécier le jeu de Georges Goormaghtigh sur le CD de Sou Si-tai déjà mentionné, ainsi que sur Musique à la croisée des cultures (Aubert 1995). Pour en savoir plus sur le qin, on peut également consulter ses deux livres (Goormaghtigh 1990, 2010), de même que le classique de Robert Van Gulik (1969).

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Thèses

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Nolwenn BLANCHARD : Identité culturelle et patrimoine immatériel : La collection sonore constituée par Herbert Pepper au Gabon (1954-1966) Thèse de doctorat en sociologie – anthropologie, soutenue le 27 septembre 2011 à l’Université Lumière Lyon 2.

RÉFÉRENCE

Nolwenn BLANCHARD : Identité culturelle et patrimoine immatériel : La collection sonore constituée par Herbert Pepper au Gabon (1954-1966). Thèse de doctorat en sociologie – anthropologie, soutenue le 27 septembre 2011 à l’Université Lumière Lyon 2. 345 pages + 52 pages d’annexes (documents et transcriptions musicales), 1 film de 19’ projeté lors de la soutenance, 1 CD Directeur de thèse : Raymond Mayer La thèse a obtenu la mention « Très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité »

1 C’est en 1940 que Herbert Pepper (1912-2001), alors jeune musicien, effectua son premier séjour en Afrique. Mobilisé dès 1939, il s’engagea dans les services de la France libre à Londres où il rencontra le général de Gaulle qui le chargea de partir en Afrique Équatoriale française (AEF) pour étudier les musiques de ses populations. Émerveillé par leur dimension esthétique et convaincu de la nécessité de les préserver, Pepper s’orienta dès le début dans une perspective de collecte raisonnée et systématique des expressions musicales. Il créa notamment le premier fonds d’archives sonores au Gabon, à la demande du gouvernement nouvellement formé lors de l’indépendance de 1960. Puis il effectua des enregistrements dans tout le pays de 1960 à 1966 – auxquels il intégra ses collectes de 1954 –, qui furent conservés au musée de Libreville, créé à son initiative en 1963.

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2 Les possibilités de recherches apportées par l’existence de ces documents d’archives sont nombreuses. Les enregistrements réalisés il y a un demi-siècle offrent en effet une profondeur historique aux études comparatives. Une illustration en est proposée, à travers la description de certains aspects musicaux du mvet, épopée des Fang du Nord du Gabon, chantée et accompagnée d’une harpe-cithare du même nom.

3 La thèse révèle le parcours méconnu de cet ethnomusicologue peu académique, alors que les questions qu’il soulevait à son époque trouvent aujourd’hui un écho grandissant dans le souci de sauvegarder le « patrimoine immatériel ». Apparu récemment pour répondre à des préoccupations mondialisées, ce concept vise à préserver certaines pratiques et savoir-faire en voie de disparition ainsi qu’à mieux intégrer les pays non industrialisés dans la politique culturelle de l’Unesco. La démarche de Pepper en était le précurseur, tout en ayant ses propres logiques, en particulier dans un contexte de décolonisation. Une étude diachronique permet de suivre l’évolution des représentations et des stratégies englobant ce fonds d’archives sonores : volonté politique de construction d’un patrimoine national à partir de diverses expressions culturelles, relations diplomatiques du gouvernement gabonais avec l’ancienne puissance coloniale, puisque l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement), institution française, détient une copie du fonds, qui a été numérisée et sera restituée prochainement au Gabon afin de reconstituer les collections du musée national.

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Laurent LEGRAIN : S’attacher à transmettre et transmettre un attachement. Les Darhad, leur répertoire et le continuum sonore en Mongolie contemporaine. Thèse de doctorat en anthropologie soutenue le 6 décembre 2011 à l’Université Libre de Bruxelles

RÉFÉRENCE

Laurent LEGRAIN : S’attacher à transmettre et transmettre un attachement. Les Darhad, leur répertoire et le continuum sonore en Mongolie contemporaine. Thèse de doctorat en anthropologie soutenue le 6 décembre 2011 à l’Université Libre de Bruxelles 524 pages, 2 CD contenant 38 chants enregistrés entre 2001 et 2005 Directeurs de thèse : Françoise Lauwaert (Université Libre de Bruxelles) et Roberte Hamayon (École Pratique des Hautes Études) La thèse a obtenu la mention « Très honorable avec les félicitations du jury à ‐ l’unanimité » ainsi qu’une recommandation pour une publication

1 Cette thèse traite de l’attachement que les Mongols portent au chant et plus généralement à ce que j’appelle un continuum sonore, qui comprend les sons provenant du monde naturel et ceux du monde humain. La grande majorité des Mongols perçoit cet attachement comme une dimension pérenne de leur ethos culturel. J’analyse les processus de sa transmission en me situant sur deux échelles de temporalité différentes. Dans la partie intitulée S’attacher à transmettre, j’inscris mes analyses dans la temporalité longue de l’histoire socialiste mongole (1921-1991), et je rends compte de l’installation conjointe d’un répertoire darhad et d’une « ethnie » darhad attentive aux spécificités stylistiques, musicales et phonologiques de la chanson darhad. Dans la partie intitulée Transmettre un

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attachement, je replace dans la temporalité plus courte de la socialisation de l’enfant, l’émergence d’un continuum sonore d’un côté et d’une sensibilité aux sons de l’autre. J’étudie les processus grâce auxquels l’attention des enfants est éduquée à prendre en considération la texture sonore de l’environnement et les effets de leur propre voix sur le monde naturel et sur les humains qui les entourent.

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Hassan TABAR : Le santur iranien et ses maîtres : une approche organologique et ethnomusicologique Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 16 décembre 2011 à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV)

RÉFÉRENCE

Hassan TABAR : Le santur iranien et ses maîtres : une approche organologique et ethnomusicologique Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 16 décembre 2011 à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) 279 pages, 2 CD (31 extraits sonores) et 1 DVD Directeur de thèse : François Picard La thèse a obtenu la mention « Très honorable »

1 La cithare à cordes frappées est apparue en Orient et en Occident vers le XVe siècle. Cet instrument ne figure pas sur les miniatures persanes avant l’époque Qâjâr (1786-1925), si bien que son apparition dans la musique savante pourrait être relativement tardive ; il est donc bien difficile d’affirmer quoique ce soit sur la date et le pays d’origine de l’instrument.

2 Tandis que le luth târ était l’instrument majeur, le nombre de joueurs de santur était très restreint jusqu’à la fin du XIXe siècle, et nous ignorons le contenu de leurs répertoires. Le plus ancien joueur de santur connu est Mohammad Hasan Khân. Il vivait au milieu du XIXe siècle. Avant 1940 il n’y avait pas de luthier spécialisé, et les instruments étaient fabriqués par des fabricants de luths târ et setâr.

3 Si Habib Somâ’i (1905-1946) fut le dernier d’une longue chaîne traditionnelle, Farâmarz Pâyvar (1932-2009) est sans conteste le premier d’une nouvelle génération. La génération actuelle, née dans les années 1980, préfère quant à elle la composition à l’occidentale à celle de la pratique du répertoire radif.

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4 L’étude organologique, comprenant description de l’instrument et de sa facture, est complétée par une histoire de son enseignement. L’étude musicologique s’appuie sur la transcription d’enregistrements historiques.

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Jeanne SAINT-SARDOS : S’affronter pour mieux unir : danseurs et musiciens de trois danses d’Ayacucho (Pérou) Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 17 décembre 2011 à l’université Paris‑Sorbonne

RÉFÉRENCE

Jeanne SAINT-SARDOS : S’affronter pour mieux unir : danseurs et musiciens de trois danses d’Ayacucho (Pérou) 447 pages, 1 DVD d’extraits audio et vidéo Directeur de thèse : François Picard La thèse a obtenu la mention « Très honorable avec les félicitations du jury à ‐ l’unanimité »

1 Dans la capitale péruvienne, trois danses continuent de rythmer la vie des Ayacuchanos émigrés, bien que leurs contextes de performance aient subi des changements radicaux. Il s’agit de danses de compétition réservées à des artistes spécialisés : la danse des ciseaux, celle des huaylías et celle des negritos de cinta. Dans les villages de la sierra, ces expressions représentent de véritables rituels qui s’inscrivent au cœur des relations socioreligieuses de la communauté : elles les figurent, mais participent aussi à leur renouvellement et à leur équilibre. Associée à celle qui en découle dans le domaine agricole, cette action contribue à unir la communauté et à assurer sa perpétuation tout en prenant en compte les changements et les évolutions. Ce rôle est appuyé par les modèles musico- chorégraphiques eux-mêmes, puisqu’ils laissent une grande marge de liberté et incitent à la variation et à la création.

2 Fins connaisseurs des usages sociaux, les artistes offrent ainsi un reflet de la société dans ce qu’ils dansent et jouent. Le public, lui, gère la nouveauté non seulement pendant la performance, mais aussi à travers les diverses mémoires qui se construisent autour des danses. De ce fait, le milieu de Lima apporte essentiellement l’innovation et celui de la

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sierra la valide. Les trois danses agissent aussi dans ce sens sur le plan social : elles favorisent une certaine indépendance entre le milieu migrant et les villages, tout en maintenant une unité communautaire en dehors d’un territoire physique. Ainsi, malgré la migration, ces danses continuent d’assumer leur rôle, mais d’une manière adaptée à la nouvelle situation.

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Tommaso MONTAGNANI : Je suis Otsitsi : musiques rituelles et représentations sonores chez les Kuikuro du Haut-Xingu Thèse de doctorat en Anthropologie, soutenue le 17 décembre 2011 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

RÉFÉRENCE

Tommaso MONTAGNANI : Je suis Otsitsi : musiques rituelles et représentations sonores chez les Kuikuro du Haut-Xingu Thèse de doctorat en Anthropologie, soutenue le 17 décembre 2011 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris 308 pages, 1 CD contenant 23 documents audio Directeur de thèse : Carlo Severi La thèse a obtenu la mention « Très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité »

1 Les Kuikuro du Haut-Xingu possèdent plusieurs formes de musique rituelle. Celles qui font l’objet de ce travail sont la musique des flûtes kagutu, les chants féminins Tolo, la musique des clarinettes takwara et des flûtes atanga. La thèse montre la façon dont les relations sociales sont représentées sous forme de structures musicales. Les femmes possèdent un répertoire de chants dont une partie des mélodies est basée sur les thèmes de la musique Kagutu : en réalité, il existe des principes de variation musicale qui témoignent d’une affirmation d’autonomie féminine au moyen de la musique.

2 Un autre aspect des représentations de la musique des Kuikuro concerne les entités surnaturelles appelées itseke. La musique des flûtes kagutu appartient aux Itseke et elle est en mesure de reproduire le nom de l’esprit maître de la pièce, en rendant ainsi manifeste la présence de l’itseke.

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3 Un chapitre est consacré à l’apprentissage de la musique chez les flûtistes Kuikuro. Le langage y joue un rôle fondamental car la musique instrumentale est apprise sous forme de séquences ordonnées de syllabes. Les noms des esprits maîtres de la musique constituent aussi un important outil mnémonique.

4 Si, d’un côté, la musique reproduit chez les Kuikuro les relations sociales sur le plan sonore, elle est aussi, d’un autre côté, la représentation de l’interaction esprits/humains et la manifestation directe de l’agentivité des itseke. Les deux niveaux relationnels, celui entre hommes et femmes (humains-humains) et celui entre femmes, hommes et esprits (humains-non humains) forment alors un système dans lequel la musique fonctionne comme un véhicule de la communication. Le contenu sémantique ne réside pas dans la mélodie en elle même, mais dans la transformation que l’interprète opère sur elle.

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Aliénor ANISENSEL : Le sens d’une tradition élitiste dans le Viêt-Nam contemporain : pratiques, apprentissages et esthétiques du chant « Ca trù » Thèse de doctorat en ethnologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 5 janvier 2012 à l’Université Paris Ouest Nanterre – La Défense

RÉFÉRENCE

Aliénor ANISENSEL : Le sens d’une tradition élitiste dans le Viêt-Nam contemporain : pratiques, apprentissages et esthétiques du chant « Ca trù » Thèse de doctorat en ethnologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 5 janvier 2012 à l’Université Paris Ouest Nanterre – La Défense 526 pages (464 p. + 62 p.), 1 DVD et 2 CDs Directeur de thèse : Gilles Tarabout La thèse a obtenu la mention « Très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité »

1 Cette thèse a pour question anthropologique la fabrique de distinction sociale par la musique. Elle porte sur la pratique au Viêt-Nam d’une poésie chantée en sino-vietnamien appelée Ca trù, par laquelle ses amateurs expérimentent différents types d’élitismes en s’inspirant du modèle de l’élitisme lettré (qui a prévalu sous la monarchie confucéenne jusqu’en 1918) où le savoir littéraire était le premier critère de l’estime sociale.

2 La thèse repose principalement sur une ethnographie réalisée entre 2003 et 2008 au Viêt- Nam. Elle s’organise comme suit : dans un premier temps, je décris une pratique élitaire, associée à la formulation de vœux de longévité et de prospérité pour les notables au village, ou à la figuration sociale via la ponctuation du tambour par des auditeurs

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« lettrés » dans les clubs urbains (Ire partie). Puis je montre, dans les processus d’apprentissage (IIe partie) et de performance (III e partie), les moyens utilisés pour fabriquer « musicalement » de l’élitisme.

3 Les méthodes et étapes privilégiées de mon étude sont : 1) Une ethnographie de la pratique sociale de la musique avec une perspective diachronique tentant de retracer l’histoire sociale de la pratique, de son adaptation à de nouvelles conjonctures politiques, économiques et sociales, ses périodes de déclin, voire de « décadence », ou au contraire son revivalisme et sa reconquête possible par un autre groupe social que celui d’origine, détenteur ou bien en manque de capital symbolique ; 2) Une analyse musicologique du processus de transmission afin de déceler les procédés visant une « complexité » ou un « raffinement » du sonore de telle façon que la pratique musicale soit d’autant plus appréciée par une minorité cherchant à se distinguer ; 3) Enfin une analyse musicologique du processus de performance, en s’interrogeant sur les procédés de stylisation des musiciens qui visent à provoquer le plus de plaisir musical et sur les moyens d’expression et de distinction des auditeurs pendant la performance, s’il est prévu qu’ils manipulent l’objet musical et/ou poétique et de quelle façon.

4 Au terme de ces trois étapes, la thèse pose les bases d’une théorie musicale pour penser la distinction sociale.

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Flavia GERVASI : Ethnomusicologie et esthétique : de la réflexion épistémologique à la recherche de terrain. Une étude comparative de la vocalité de tradition orale au sud de l’Italie Thèse de doctorat en musicologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 16 avril 2012 à l’Université de Montréal, Canada

RÉFÉRENCE

Flavia GERVASI : Ethnomusicologie et esthétique : de la réflexion épistémologique à la recherche de terrain. Une étude comparative de la vocalité de tradition orale au sud de l’Italie Thèse de doctorat en musicologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 16 avril 2012 à l’Université de Montréal, Canada 397 pages Directeur de thèse : Jean-Jacques Nattiez La thèse a obtenu la mention « Exceptionnelle »

1 Cette thèse aborde les problématiques épistémologiques et méthodologiques relatives à l’étude esthétique des pratiques vocales traditionnelles du Salento (sud de l’Italie). Les deux premières parties développent une réflexion épistémologique concernant d’une part, le statut ontologique de l’expérience esthétique, de l’autre la pertinence d’une étude esthétique sur un terrain ethnomusicologique. La troisième et la quatrième parties exposent la recherche de terrain réalisée auprès de deux groupes socioculturels bien distincts de chanteurs du Salento : celui des paysans et celui des revivalistes. Ces deux univers, en plus d’être caractérisés par deux classes d’âge différentes, s’ancrent dans des réalités socioculturelles et économiques distinctes : d’un côté le monde agro-pastoral

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ayant subsisté au Salento jusqu’aux années 1960 ; de l’autre la société contemporaine résultant des processus de tertiarisation, d’urbanisation et de globalisation mis en œuvre à partir de la deuxième moitié des années 1970.

2 Le propos de cette thèse est d’expliquer en détail le fonctionnement de l’expérience esthétique de chacun des deux groupes de chanteurs dans leur pratique vocale. Il s’agit notamment de développer deux ethnographies différentes sur la base de caractéristiques socioculturelles et musicales propres à chaque contexte générationnel, et d’étudier différentes manifestations esthétiques, en particulier les discours de nos chanteurs. Notre conclusion ouvre le champ de la comparaison des résultats obtenus au sein des deux enquêtes distinctes. Au-delà de la variété des critères, des comportements, des réactions et des facteurs qui caractérisent l’expérience esthétique des deux générations de chanteurs, nous cherchons à envisager la présence éventuelle d’une constante paradigmatique des critères esthétiques, valable aussi bien pour les chanteurs paysans anciens que pour les revivalistes.

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SHON Eun Kyung : Le Sinawi, évolution et artistisation : études analytiques des caractéristiques musicales (Corée) Thèse de doctorat en musicologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 31 mai 2012 à l’Université Paris-Sorbonne

RÉFÉRENCE

SHON Eun Kyung : Le Sinawi, évolution et artistisation : études analytiques des caractéristiques musicales (Corée) Thèse de doctorat en musicologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 31 mai 2012 à l’Université Paris-Sorbonne 371 pages Directeur de thèse : M. François Picard La thèse a obtenu la mention « Très honorable »

1 Toute tradition oscille entre la perpétuation de l’ancien et l’évolution, le changement. C’est le cas du sinawi, une musique instrumentale populaire de Corée. Cette musique d’ensemble, caractérisée par la complexité, l’improvisation et l’hétérophonie, trouve sa racine dans les rituels chamaniques de la région dite du sinawi (le Sud-Ouest de la péninsule), dans lesquels elle accompagne le chant et la danse des chamanes. Cependant, au fil du temps, soumis à diverses influences socioculturelles et musicales, le sinawi est devenu un genre à part, une musique « d’art » et de scène, qui représente un témoignage essentiel de cette tradition et un objet culturel du pays.

2 Dans cette thèse, l’auteur propose une étude analytique des caractéristiques musicales (phrases mélodiques, formules cadentielles, forme) des divers sinawi à partir de ses propres transcriptions, afin, d’une part, de percevoir le fonctionnement et les caractéristiques de ce genre et, d’autre part, d’étudier son évolution et les processus de

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son « artistisation ». Cette reconstruction du sinawi, qui avait une signification, qui était destiné à être vécu et à faire partager des sentiments de chagrin lors des rituels chamaniques, prend un sens nouveau une fois transposé sur scène. L’étude comparative du sinawi en différents contextes circonstanciels et générationnels nous permet de constater que cette musique, qui est à l’origine de certains des genres populaires coréens les plus connus comme le sanjo ou le p’ansori, est aujourd’hui à son tour influencée par ces genres. Malgré la complexité de leur texture, les matériaux mis en œuvre demeurent simples. Cette thèse amène à conclure que le sinawi, qui était caractérisé par l’improvisation, l’hétérophonie et la simplicité, laisse aujourd’hui une plus grande place à la structure, à l’harmonie, à la quasi-composition et à la virtuosité.

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LÊ Ylinh : Le maître et les génies. Musique et rituel dans le culte de possession hâ`u bóng (Viê·t nam) Thèse de doctorat en musicologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 15 Mai 2012 à l’Université Paris-Sorbonne

RÉFÉRENCE

LÊ Ylinh : Le maître et les génies. Musique et rituel dans le culte de possession hâ`u bóng (Viê·t nam) Thèse de doctorat en musicologie (spécialité ethnomusicologie), soutenue le 15 Mai 2012 à l’Université Paris-Sorbonne, dans les locaux du Centre de recherche bio-médical des Cordeliers, Paris 5e 383 pages Directeur de thèse : François Picard La thèse a obtenu la mention « Très honorable »

1 Le rituel de possession hâ`u bóng, interdit entre 1954 et le début des années 1990, est aujourd’hui très pratiqué au Viêtnam. Ce rituel est doté d’un répertoire musical très riche, nha.c châ`u văn, indispensable au culte. La musique, considérée comme une des offrandes aux génies, est jouée en continu pendant la cérémonie, qui dure de quatre à six heures, parfois plus.

2 Ce travail, basé sur une série d’études de terrain réalisées à la fin de cette période d’interdiction (entre 1986 et 1989) tente de faire une description détaillée du rituel et l’état des lieux des pratiques de ses « maîtres musiciens » (cung văn) à travers l’étude du répertoire du plus grand maître, Pham Van Kiêm. Il propose d’explorer ensuite les questions techniques utilisées par les maîtres musiciens et leur rôle dans le rituel ainsi que les liaisons entre paroles et musique, entre le répertoire musical et le panthéon des génies.

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3 Le but de ma recherche a donc été de cerner le cœur de ce système afin de trouver la (ou les) clé(s) de son fonctionnement, de repérer la relation musique-rituel sur la base de matériaux inédits. Cette clé, découverte au fil de l’analyse musicale, m’a permis de constater que l’ensemble du rituel suit également ce mode de fonctionnement. J’ai pu ainsi répondre à plusieurs questions sur son histoire et son processus d’évolution, et donner quelques explications du phénomène tel qu’il existe, non seulement entre 1986 et 1989, mais également de nos jours.

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Publications reçues

Les publications figurant ici ont été reçues par la Rédaction et n’ont pour la plupart pas pu faire l’objet de comptes rendus. Les auteurs, éditeurs ou diffuseurs désirant voir leurs publications mentionnées dans cette rubrique sont priés de les adresser en deux exemplaires à : Ateliers d’ethnomusicologie, 10 rue de Montbrillant, CH-1201 Genève.

Livres

Laurent AUBERT, dir. : L’Air du temps. Musiques populaires dans le monde. Catalogue d’exposition, Abbaye de Daoulas. Rennes : Éditions Apogée, 2012. 192 p., ill. n.b. & couleurs. Murat AYDEMIR : Turkish Music – Makam Guide, edited and translated by Erman Dirikcan. Istanbul : Istanbul 2010 ECC Agency. 216 p., accompagné de 2 CDs. François BENSIGNOR : Fela Kuti, le génie de l’. Plogastel Saint-Germain : Éditions Demi-Lune, collection Voix du Monde, 2012. 192 p., ill. n.b. Jérôme CLER : Yayla. Musique et musiciens de villages en Turquie méridionale. Préface de Nicolas Élias. Paris : Geuthner, 2011. 354 p., ill. n.b. et coul., accompagné d’un CD. Édouard COLLOT et Bertrand HELL : Soigner les âmes. L’invisible dans la psychothérapie et la cure chamanique. Collection Tendances psy. Paris : Dunotz, 2011. 308 p. Leonardo D’AMICO : Filmare la musica. Il documentario e l’etnomusicologia visiva. Roma : Carocci editore, 2012.189 p., ill. n.b. Serena FACCI et Gabriella SANTINI : Chants d’Italie. Pour chanter ensemble de 8 à 14 ans. Paris : Cité de la musique, Les Éditions, 2012. 104 p., ill. n.b., accompagné d’un CD. Sara LE MENESTREL, coord. : Des vies en musique. Parcours d’artistes, mobilités, transformations. Préface de Jean-Luc Bonniol. Paris : Hermann, 2012. 314 p., ill. coul. Aurélie MONGIS : Le chant du masque. Une enquête ethnomusicologique chez les Wè de Côte d’Ivoire. Paris : L’Harmattan, 2011.130 p., ill. n.b.

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Antonello RICCI : Antropologia del ascolto a Mesoraca (1991-2011). Roma : Squilibri, 2012. 240 p., accompagné d’un DVD.

CD

Afrique

ALGÉRIE : un troubadour de Constantine. Cheikh Salim Fergani. Enregistrements : Henri Lecomte ; texte : Marc Loopuyt. 1 CD Buda Records 92676-2, s.d. BÉNIN. Musiques yoruba, les Voix de la mémoire. Enregistrements : Gilbert Rouget (1958, 1969), Madeleine Leclair (1996-1999) ; texte (96 p.) : Madeleine Leclair. 2 CDs Ocora C 560237/38, 2011. KHMAYYIS TARNÂN. Ensemble Takht Musical de Tunis. Enregistrement : Mondher Dimassi ; texte : Mahmoud Guettat. 1 CD Euromed Heritage, En Chordais 1917, s.d. ZANZIBAR 6. Mtendeni Maulid Ensemble. Séance soufi de Zanzibar. Enregistrements : Werner Graebner ; texte : Aïsha Schmitt. 1 CD Buda Musique 860219, 2011.

Amériques

COLOMBIE. Chants des Llaneros du Casanare. Enregistrements : Cachi Ortegón, Orlando « Cholo » Valderrama ; texte (pdf) : Cachi Ortegón. 1 CD Inédit W 260141, 2011.

Asie

ARCTIC SPIRIT. Music from the Siberian North. German & Claudia Khazylaev. Enregistrements : Bert Jickty ; texte : Emilie Maj. 1 CD Borealia, 2011. CORÉE. L’art du sanjo de gayageum, par Park Hyun-sook. Enregistrement et texte : Pierre Bois. 1 CD Inédit W 260142, 2012. DÖRVÖN BERKH. Four Shagaqi Bones. Masters of Mongolian Overtone Singing. Enregistrements et texte : Johanni Curtet.1 CD Pan Records PAN 2100, 2010. KARAKALPAK. Patrimoine épique. Enregistrement et texte : Frédéric Léotard. 1 CD Unesco (Tashkent Office)/IFEAC, s.d. (2012). KHYAM ALLAMI. Resonance/Dissonance. Enregistrement et texte : Khyam Allami. 1 CD + 1 DVD NAWA001, 2011. SOORDAS. Ashwini Bhide Deshpande. Enregistrements : Satyajit Chikhale, Saurabb Kajrekar ; texte : Ashwini Bhide Deshpande, Rajendra Deshpande. 1 CD Universal 06025 271 3757, 2009. THE FEMALE VOICE OF AYSHEMGUL MEMET. Uyghur muqams and folk songs. Enregistrements : Karsten Rentz ; texte : Mukaddas Mijit. 1 CD Dreyer Gaido CD 21067, 2011. YUE LUO. Jiangnan Sizhu Music, Chinese Classic Music. Lingling Yu & Guo Gan. Enregistrements : Fabio Barovero ; texte : Saniele Sestili. 1 CD Felmay fy 8185, 2011.

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Europe

CHANTS SACRÉS GITANS EN PROVENCE. Enregistrements : Loran Saulus et Philippe Béneytout ; texte : s.n. 1 CD OPUS 31, 2011. ESTHER ACKERMANN. A la una yo naci. Chants traditionnels judéo-espagnols. Enregistrements : Paco Chambi ; texte : Esther Ackermann. 1 CD VDE CD-1369, 2012. ITALIE. Polyphonies des Quatre Provinces. Enregistrements : Renaud Millet-Lacombe ; textes : Mauro Balma et Fabrice Contri, avec Stefano Valla et Daniele Scurati. 1 CD AIMP CV/VDE 1358, 2012. KAN HA DISKAN. Chants à danser, mélodies et marches du Centre-Bretagne : « Vive la liberté ». Yann-Fañch Kemener et Éric Menneteau. Enregistrements : Gwenole Lahalle ; Texte : Yann-Fañch Kemener. 1 CD Buda Musique 2788129, 2012. PIZZICA, CALATA, NCHJANATA… Le suonate di Luigi Nigro, musicista popolare della Calabria (Songs and dances from the Calabria region, Italy). Enregistrement et texte : Antonello Ricci. 1 CD Ethnica 36/Taranta, 2011.

Audiovisuel/Multimédia

EL BAGES. Cançons, tonades i balls populars. Ramon Vilar et Josep Crivillé, coord. 1 livre (262 p., en catalan), 1 DVD, 2 CDs. Barcelona : Generalitat de Catalunya, Departament de Cultura, 2011. Sèrie 1 : Documents testimonials, recerca directa, vol. 4. BELLA LOUISON. Chansons traditionnelles en Haute-Savoie. 100 ans de collectes de Servettaz à nos jours. : Guillaume Veillet, avec Alain Basso, Jean-Marc Jacquier et Odile Lalliard. 1 livre (64 p.) et 1 CD. Annecy : Terres d’Empreintes, 2011. NÛBA D’OR ET DE LUMIÈRE. Film d’Izza Genini. 1 DVD Ohra Soread-2M Sigma, 2007. Dana RAPPOPORT : CHANTS DE LA TERRE AUX TROIS SANGS. Musiques rituelles des Toraja de l’île de Sulawesi, Indonésie. 2 livres (Récit ethnographique, préface de Philip Yampolsky, 180 p. et Spicilège toraja, 180 p.) et 1 DVD-ROM (Argumentaire multimédia/Anthologie musicale multimédia). Paris : Epistèmes/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009.

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