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Entre coopération et répression: la défense des droits humains en Union soviétique sous Brejnev. Étude du Groupe Helsinki de Moscou

Mémoire

Zoé Allen-Mercier

Maîtrise en histoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Zoé Allen-Mercier, 2018

ii Résumé

Ce mémoire porte sur le Groupe Helsinki de Moscou et son évolution au sein de l’Union soviétique dans les années 1970 et 1980. Celui-ci y est présenté en tant qu’association dissidente originale de par son pouvoir de convergence parmi les sources d’opposition et son succès à mobiliser les instances étrangères à la cause des droits humains en URSS. L’étude se penche plus spécifiquement sur la portée de ses activités à la fois sur la conduite du gouvernement à l’intérieur du pays et sur la création d’un réseau d’activisme au-delà des frontières du régime. En maintenant une approche orientée selon ces deux perspectives, à savoir celle de la politique intérieure de l’URSS et celle de l’évolution du contexte international, il s’agit de mettre en évidence la contribution du groupe à la montée d’une opposition au régime soviétique et à ses pratiques humainitaires, mais également d’en souligner les limites. À travers cette narrative, se révèleront donc les contours du régime soviétique sous Léonid Brejnev, sa , ses priorités et son caractère répressif.

iii Abstract

This thesis focuses on the Helsinki Group and its in the during the 1970s and 1980s. The Group’s work is presented as an original form of dissidence due to its ability to converge the sources of opposition and its success in mobilizing foreign advocacy groups to the cause of human rights in the USSR. This study deals more specifically with the influence of its activities both on the government’s course of behavior domestically as well as on the creation of an activism network beyond the borders of the regime. By focusing on these two perspectives, namely on the USSR’s internal politics and on the shifting international context, the research highlights the Group’s contribution to the growing opposition to the Soviet regime and its humanitarian practices, but also emphasises the limits of this strategy. This thesis hence uses these perspectives as a framework to reveal the outlines of the regime under , its nature, its priorities and its inclination towards repression.

iv Table des matières

RÉSUMÉ ...... III ABSTRACT ...... IV TABLE DES MATIÈRES ...... V REMERCIEMENTS ...... VII LISTE DES ABRÉVIATIONS ...... IX INTRODUCTION GÉNÉRALE ...... 1 A. UNE COOPÉRATION AUX SOURCES DE LA CONTESTATION ...... 1 B. PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSE : UN GROUPE AUX MULTIPLES FACETTES ...... 6 C. ENTRE TOTALITARISME ET DROITS HUMAINS : UNE HISTORIOGRAPHIQUE À LA CROISÉE DES COURANTS ...... 8 D. CORPUS DE SOURCES ...... 17 E. METHODE D’ANALYSE ...... 21 1. Le Groupe Helsinki de Moscou : son rôle et sa quête de légitimité ...... 21 2. Une analyse de la répression ...... 24 F. PLAN DE LA PRESENTATION ...... 25 CHAPITRE 1: DE L’ÉVEIL À LA PRISE DE PAROLE : LES PRÉMISSES DU MOUVEMENT DES DROITS CIVIQUES EN UNION SOVIÉTIQUE ...... 26 1.1. KHROUCHTCHEV ET LE RÉVISIONNISME CONTROVERSÉ ...... 26 1.2. BREJNEV ET LE RETOUR À LA RIGIDITÉ IDÉOLOGIQUE ...... 29 1.3. UNE RÉPRESSION AUX EFFETS CATALYSEURS : LA MONTÉE DU MOUVEMENT DE PROTESTATION ...... 32 1.4. ENTRE MARASME ET RENOUVÈLEMENT CONTESTATAIRE ...... 37 CONCLUSION ...... 43 CHAPITRE 2: L’AVÈNEMENT DU PROCESSUS D’HELSINKI ...... 45 2.1. COOPÉRATION, SÉCURITÉ ET PRESTIGE: LES MOTS D’ORDRE SOVIÉTIQUES À HELSINKI ...... 45 2.2. L’OCCIDENT À HELSINKI : ENTRE INTÉRÊTS ET DÉTACHEMENT ...... 50 2.3. LES DROITS HUMAINS À LA CROISÉE DE DIFFÉRENTS PARADIGMES ...... 57 2.4. « NOUS SOMMES LES MAÎTRES DANS NOTRE PROPRE MAISON » ...... 61 CONCLUSION ...... 66 CHAPITRE 3: LE GROUPE HELSINKI DE MOSCOU : UN GROUPE, DEUX CONTEXTES ...... 68 3.1. UNE EMPRISE INTÉRIEURE ...... 68 3.1.1. Aux origines de la fondation ...... 68 3.1.2. Une mission fédératrice ...... 71 3.1.3. Le fonctionnement du groupe ...... 76 3.2. UNE EMPRISE EXTÉRIEURE ...... 79 3.2.1. L’avènement d’un réseau de surveillance et de support transnational ...... 80 3.2.2. La « tactique du boomerang » ...... 86 3.2.3. Jimmy Carter : les droits humains au cœur de la diplomatie américaine ...... 91 CONCLUSION ...... 96 CHAPITRE 4: RÉACTION DE L’ÉTAT ET LE POIDS RÉEL DU GROUPE SUR LA CONDUITE DU GOUVERNEMENT ...... 98 4.1. UNE PERSISTANTE ILLÉGITIMITÉ ...... 98 4.1.1. Entre rigidité et insécurité ...... 99 4.1.2. Le Groupe Helsinki de Moscou à la merci des lois soviétiques ...... 102

v 4.2. LES LIMITES DU PROCESSUS ...... 107 4.2.1. Une répression exacerbée ...... 107 4.2.2. Une discussion impossible ...... 110 4.2.3. Manque de cohésion et de cohérence ...... 112 4.3. L’INÉVITABLE DÉPENDANCE AUX RELATIONS DIPLOMATIQUES ...... 117 4.3.1. La Fatigue de la Détente ...... 117 4.3.2. L’expiration du mouvement Helsinki en Union soviétique ...... 119 CONCLUSION ...... 123 CONCLUSION : UN GROUPE CLOITRÉ À SES LIMITES INTÉRIEURES ...... 124 BIBLIOGRAPHIE ...... 128 ANNEXE ...... 138 TABLEAU 1: GROUPES AYANT COSIGNÉ LES DOCUMENTS DU GHM ET NOMBRE DE DOCUMENTS SIGNÉS ...... 138 TABLEAU 2: DISTRIBUTION DES THÈMES PAR ANNÉE ...... 138 TABLEAU 3: NOMBRE DE DOCUMENTS DÉDIÉS SPÉCIFIQUEMENT AU GROUPE HELSINKI DE MOSCOU, SES ANALOGUES NATIONAUX ET LES GROUPES ASSOCIÉS SELON LES ANNÉES ...... 139

vi Remerciements

Ce mémoire est la somme de nombreuses années d’étude dans le domaine de l’histoire, mais surtout, le fruit d’un long parcours de persévérance et de dévouement. Il convient donc de donner crédit à ceux et celles qui m’ont insufflé cette ténacité et sans lesquels ce mémoire n’aurait probablement pas vu le jour.

Mes remerciements vont d’abord à Renéo Lukic, mon directeur de recherche, pour m’avoir intéressée à l’histoire de l’Union soviétique dès le début du baccalauréat et pour son soutien au cours de cette recherche.

Je tiens également à remercier Pierre-Yves Saunier et Johanne Daigle, pour leurs précieux conseils dès les premières étapes de la maîtrise. Merci à Alexandre Sadetsky et Tania Moglievskaya de m'avoir donné l’occasion de m’immerger dans la culture russe pendant un an à travers un programme d’échange qui fut immensément bénéfique pour mes recherches. Pour leur soutien durant ce programme d’échange, je tiens également à remercier Ekaterina Isaeva du centre Moscou-Québec de l’Université d’État des sciences humaines de Russie et l’institut de russe comme langue étrangère de РГГУ.

Merci au society (Международное историко-просветительское, правозащитное и благотворительное общество «Мемориал»), qui m’ont accueillie chaleureusement dans leur centre, conseillée dans mes recherches et qui ont mis à ma disposition l’entièreté de leurs collections d’archives. Merci de continuer de diffuser le savoir et de permettre la recherche dans le domaine pour, je l’espère, encore plusieurs années à venir.

Merci à Svetlana Savranskaya pour ses conseils, à Bart de Sutter, Andrei Zagorski, Robert Brier, Jacek Czaputowick et Douglas Selvage pour la transmission de leurs travaux.

Sur une note plus personnelle, je tiens à remercier ma famille pour leur amour et support inconditionnel qui m’ont guidée dans tous les accomplissements académiques, mais aussi personnels, et sans qui rien de cela n’aurait été possible. Je remercie particulièrement mon petit-frère, Arnaud, pour son intérêt, sa vivacité, ses conseils, sa disponibilité à tout heure du

vii jour et sa contribution personnelle à rendre ce travail meilleur.

Merci également à ma belle famille, Marsilia, Stan et Laura pour leur immense support et leur constant intérêt pour mes progrès.

Je remercie Stéphanie Audet, Cynthia Marmen et Alice Vermandele, mes inestimables amies, pour leur amour, quels que soient la distance ou mes états d’âme et pour leurs innombrables messages d’encouragement.

Je tiens aussi à souligner l’aide d’Emanuel Delicostea, Catherine Guisso et Mihail Ruotsi, dont la présence et les conseils m’ont permis de surmonter mon isolement et les longues périodes d’incertitude.

viii Liste des abréviations

PCUS: Parti communiste de l’Union soviétique CC: Comité central TASS: Agence télégraphique de l’Union soviétique MDV: Ministère des Affaires intérieures de l’URSS KGB: Comité pour la sécurité de l’État GHM: Groupe Helsinki de Moscou CSCE: Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe CIA: Agence centrale de renseignement des États-Unis KOR: Comité de défense des ouvriers de Pologne CEE: Communauté économique européenne ROPCiO : mouvement de défense des droits humains et civiques de Pologne RSFSR : République socialiste fédérative soviétique de Russie

ix Introduction générale

A. Une coopération aux sources de la contestation

« En URSS, il y a des évènements que vous ne pouvez pas ignorer. Des personnes sont arrêtées et jugées (membres du Groupe Helsinki et d'autres défenseurs des droits de l'homme), pour des activités à fins purement humanitaires. Le pays fait preuve de mépris envers les normes humanitaires universelles, ainsi qu’envers ses propres obligations internationales »1

Après des années d’acharnement et d’investissements dans l’industrie militaire, l’Union soviétique avait, dans les années 70, finalement atteint une certaine parité militaire avec les États-Unis. Cet accomplissement important fut toutefois suivi par une crise de l’économie soviétique largement mise à mal par cette compétition soutenue et nécessitant ainsi une approche inédite des relations entre les deux rivaux. Suivant la stratégie élaborée au milieu des années 1960 que l’on nommera plus tard « socialisme développé » (развитой социализм) 2 , les dirigeants soviétiques délaissèrent la poursuite de l’édification du socialisme et aspirèrent plutôt au développement de la maturité du régime misant ainsi sur une stabilité dans les sphères politiques intérieures et extérieures.3 Le paysage politique international de l’époque fut alors marqué par une coopération dans divers domaines tels que la science, les technologies, le commerce, la limitation de l’armement et la gestion de conflits. Au-delà des précédents efforts de « coexistence pacifique »4, l’ère de « Détente » permit une diminution de l’hostilité entre les deux blocs jusqu’à donner lieu à la signature de différents traités et accords. L’année 1972 vit ainsi l’aboutissement des négociations sur la limitation des armes stratégiques, mieux connues par l'acronyme SALT 1, limitant la mise en place d’un système de défense antimissile de même que la production desdits missiles balistiques

1 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 63: Конференция в Белграде. О досудебном содержании Орлова, Гинзбурга и Щаранского », 25 décembre 1977. 2 Cette notion fut d’abord élaborée dans les années 1960 en Europe de l’Est. Elle fut seulement employée de manière officielle en 1971 par les membres du PCUS pour qualifier l’orientation déjà entreprise par le Parti depuis 1964. Considéré comme le deuxième stage dans la transition entre socialisme et communisme, le concept repoussait alors l’accession à une véritable société communiste au profit d’une consolidation des fondements du régime et de son équilibre. Thompson, Terry L. Ideology and policy. The politcal uses of Doctrine in the Soviet Union, Boulder, CO : Westview Press, 1989, p. 17 3 George W. Breslauer, Khrushchev and Brejnev as leaders. Building Authority in Soviet Politics, George Allen and Unwin, Londres, p. 138 4 Énoncé d’abord par Staline, puis repris par Khrouchtchev, ce concept établit la possibilité de coexistence pour les deux blocs ennemis, contrairement au principe de lutte constante entre les forces capitalistes et communistes, et promeut une réduction de l’hostilité face à la menace nucléaire.

1 pour une durée de 5 ans. Cette même année, les efforts de coopération furent d’autant plus concrétisés par des ententes en matière de santé publique, de médecine, d’environnement, d’espace et de prévention d’accidents navals. En octobre, les États-Unis et l’Union soviétique s’entendirent sur un accord commercial offrant à ce dernier le statut NPF 5 et crédits en échange du paiement partiel du programme Prêt-Bail de la Deuxième Guerre mondiale. Malgré les tensions continues entre les deux blocs et leurs alliés dans le Tiers-monde6, les deux puissances maintinrent leurs efforts sur la voie de la Détente. Encouragées par l’achèvement de l’intervention américaine en Indochine, celles-ci élaborèrent 11 autres accords à l’occasion d’un sommet entre Nixon et Brejnev aux États-Unis en 1973, incluant l’accord de prévention d’une guerre nucléaire lequel prévoyait la tenue de consultations d’urgence dans le but d’apaiser les tensions en cas de risque d’un tel conflit.

Ce fut également au cours de l’année 1973 que se tint à Helsinki un autre évènement important issu du processus de Détente, c’est-à-dire la première Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Les négociations ayant duré plus de 24 mois et impliquant 35 pays, dont les États-Unis, le Canada et l’URSS, se conclurent par la signature en 1975 de l’Acte final entérinant l’intention des signataires de collaborer en matière de sécurité internationale, d’économie, de science, d’environnement, de droits humains, etc. Pour Léonid Brejnev, secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, cette conférence était l’occasion de consolider l’inviolabilité de la sphère d’influence soviétique en Europe de l’Est et ses nouvelles frontières établies au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale grâce aux dispositions conclues dans la première « corbeille » de l’Acte final relatives à l’inviolabilité

5 Statut de nation la plus favorisée. Celui-ci permettait à l’URSS de payer les nouvelles technologies et importer en provenance des États-Unis. Robert H. Donaldson et Joseph L. Nogee, Foreign Policy of . Changing Systems, Enduring Interests, M.E. Sharp, 2009, p. 84. Cet accord fut toutefois subséquemment annulé suite à l’adoption en octobre 1973 d’un Acte de réforme commerciale par le Congrès américain imposant des conditions à l’obtention du statut NPF relativement au traitement des et du droit à l’émigration lequel était nié à la minorité juive soviétique. Ibid, p. 85 ; Stanley D. Metzger, « Most Favored-Nation Treatment of Imports to the from the USSR », Journal of International Law and Policy, 5, 251 (1975), pp. 253- 256 6 La période de Détente fut en effet marquée par différents conflits lesquels eurent pour corollaire de complexifier les rapports entre l’URSS et les États-Unis ; la guerre du Vietnam, la guerre du Bengladesh en 1971, la guerre israélo-arabe de 1973, la guerre civile en Angola en 1975, etc. Bien que l’URSS se soit engagée à collaborer avec les puissances occidentales dans certains domaines, il n’était pas prévu que le concept de Détente soit un obstacle à l’établissement de régimes communistes à travers le monde. Au contraire, pour les dirigeants soviétiques, les bénéfices économiques de cette coopération permettaient de créer des conditions favorables à la poursuite de leurs ambitions révolutionnaires mondiales. Robert H. Donaldson et Joseph Nogee, Op. Cit., pp. 86-88

2 des frontières.7 La question allemande et est-européenne était en effet un enjeu majeur pour l’Union soviétique pour laquelle Vyacheslav Molotov, alors ministre des Affaires étrangères, tenta d’obtenir une entente de reconnaissance de ses frontières dès 1954 par la proposition d’un « traité de sécurité collective en Europe ».8 Conscients de l’impopularité et du manque de légitimité des « démocraties populaires » établies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de telles ententes pouvaient induire une meilleure stabilité de la sphère d’influence soviétique. 9 D’autant plus, la première corbeille permettait de matérialiser le projet soviétique de relaxation militaire par l’inclusion entre autres de clauses engageant les États participants à notifier préalablement les manœuvres militaires d’envergure et à prendre des mesures concrètes visant un désarmement complet. Le désir de l’Union soviétique d’entreprendre une telle conférence portait également sur l’importance de conclure des ententes de coopération dans le domaine commercial, scientifique et technologique tel qu’elles allaient figurer dans la deuxième corbeille.

D’abord rejetée en raison de l’unilatéralité des intérêts soviétiques, elle fut toutefois reconsidérée à la fin des années 1960 à la faveur du contexte de Détente. À la suite de l’imposition de conditions initiales par les pays de l’Ouest telles que la participation des États-Unis et du Canada10, le processus d’Helsinki finalement prit forme. En dépit du désir des dirigeants soviétiques de maintenir les négociations brèves tout en concédant le moins possible, celles-ci s’avérèrent longues et fastidieuses, couvrant une multitude de sujets. Ayant déjà dédié une large campagne publicitaire à l’avènement de ces gains diplomatiques et soucieux du prestige qui en découlerait, ils maintinrent toutefois lesdites négociations nonobstant leur orientation hasardeuse.11 Progressivement les pays de l’Ouest avaient en

7 « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, p. 3, consulté le 4 décembre 2014. Cependant, ces dispositions avantageuses pour l’URSS étaient également vues comme une contestation de la « doctrine Brejnev » et de l’intervention militaire soviétique dans les pays satellites telle la Tchécoslovaquie en 1968. 8 Victor-Yves Ghebali, La diplomatie de la Détente. La CSCE, 1973-1975, Bruylant, Bruxelles, 1998, p. 4 9 Richard Davy, « Helsinki Myths: Setting the Record Straight on the Final Act of the CSCE, 1975 », Cold War History, 9-1(2009), p. 2 Réaffirmer l’emprise de l’Union soviétique dans les affaires de l’Europe de l’Est était en effet au cœur de l’agenda de Léonid Brejnev selon lequel le mandat de son prédécesseur aurait compromis la primauté du Parti dans le monde communiste. 10 La proposition initiale de l’URSS ne prévoyait en effet pas de participation active pour les États-Unis et le Canada, de sorte à ainsi réduire l’influence américaine en Europe et induire un plus grand contrôle sur les négociations. Au contraire, réduite à un poids égal aux autres pays participants en majorité issus du camp occidental, l’URSS se retrouva avec un faible pouvoir de négociation. Ibid, p. 3 11 Ibid, p. 3

3 effet alors réalisé le potentiel de ces négociations comme outil dans la compétition est-ouest de même que pour l’introduction de normes occidentales dans la conduite des affaires soviétiques. Si l’URSS comptait consolider son emprise sur les pays de l’Est, ces mêmes dispositions étaient vues par l’Ouest de sorte à prévenir de subséquentes interventions militaires soviétiques en Europe sous le couvert de la doctrine de Brejnev12 en plus d’élargir le mode de vie occidental aux pays de l’Est et réduire leur isolation. De surcroit, profitant de la volonté des diplomates russes d’écourter les négociations, celles-ci avaient préalablement été élargies afin d’inclure des dispositions en matière de droits humains; considérant ces derniers comme une partie intégrante de l’identité européenne.13 Ainsi, bien que les accords finaux furent largement vus comme un succès diplomatique pour l’Union soviétique, jusqu’à susciter une virulente critique au sein de l’opinion publique occidentale 14, ces ententes prévoyaient également engager les signataires au « respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction », de même qu’à l’établissement de meilleurs contacts entre les personnes et l’accès à la presse.15 Or, si l’Union soviétique était disposée à maintenir les politiques de Détente, la situation des droits humains s’était toutefois dégradée depuis 1964, alors que Léonid Brejnev entrait en fonction à la tête du PCUS et réaffirmait le caractère coercitif du régime.

Conformément à une tradition de non-respect des normes internationales relatives aux droits humains, l’URSS continuait de faire infraction aux différents accords concernant la question des droits humains lesquels elle avait ratifiés antérieurement à la signature de l’Acte final d’Helsinki. Si la « corbeille » humanitaire de cet Acte s’avéra très importante,

12 Établie par Léonid Brejnev et , tel qu’énoncé dans un article de la Pravda en 1968, elle stipule le droit de l’Union soviétique d’intervenir dans les affaires intérieures des pays alliés afin de protéger les principes du communisme. Son application la plus illustre constitue l’invasion militaire soviétique à l’occasion du Printemps de Prague en août 1968. S. Kovalev, «Суверенитет и интернациональные обязанности социалистических стран », Pravda, Septembre 26, 1968, p. 4. 13 Daniel C. Thomas, The Helsinki Effect. International Norms, Human Rights, and the Demise of Communism, Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 45 14 Victor-Yves Ghebali, Op. Cit., p. 12 Parmi les pourfendeurs de l’Acte final, on compte le diplomate américain George Ball selon lequel cet accord aurait gracieusement offert à l’Union soviétique une division consacrée de l’Europe. George W. Ball, « Capitulation at Helsinki », The Atlantic Quarterly, 13-3 (1975), pp. 286-288. 15 Tel que présenté sous le nom de principe VII et énoncé dans la corbeille III de l’acte final. « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, p. 3, consulté le 4 décembre 2014.

4 ses dispositions n’étaient toutefois pas innovatrices ou particulièrement détaillées en comparaison à celles de la Déclaration universelle des droits humains signée en 1948 ou du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 adopté par l’URSS en 1973. Bien que sur la scène internationale, le souci grandissant pour les questions humanitaires s’était déjà traduit par l’avènement de différents accords et organismes non gouvernementaux, l’Union soviétique demeurait fermée à quelconque initiative de promotion des questions humanitaires et refusait de reconnaitre l’autorité de la Cour européenne des droits de l’homme établie en 1959. 16 À l’intérieur comme à l’extérieur du pays, le mouvement de défense des droits fondamentaux se butait à l’intransigeance de l’État soviétique, lequel réprimait toute tentative de promotion des droits humains parmi ses citoyens. En dépit de ce refus prolongé d’adhérer aux normes internationales, l’Acte final d’Helsinki permettrait donc de transcender cette stagnation grâce à la liaison des intérêts économiques de l’Union soviétique au respect des droits humains, faisant de ces derniers un enjeu de négociation dans les subséquentes rencontres de révision. Au-delà des précédents accords, les droits humains relevaient alors des relations interétatiques et se voyaient associés au maintien « de la paix, de la justice et du bien-être nécessaires pour assurer le développement de relations amicales et de la coopération entre [les pays signataires], comme entre tous les États. » 17

À la suite de la signature de l’Acte, on assista à l’émergence d’un groupe de dissidents de renom ayant pour objectif la surveillance du respect des clauses relatives aux droits humains que l’URSS s’était officiellement engagée à adopter. Rassemblés sous l’initiative de , spécialiste de la physique nucléaire et correspondant de l’Académie des sciences d’Arménie, 18 les membres du Groupe Helsinki de Moscou entendaient ainsi dénoncer les cas de violation de ces droits auprès de la communauté internationale de manière

16 Andrei Zagorski, « Human Dimension of the CSCE 1975-1990 : A Driver and Hostage of Multilateral Diplomacy », Conférence Helsinki 40 Years After : International Reordering and Societal Change, 1975— 1990. Université Sorbonne Cité, 10-12 décembre 2015. 17 « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, p. 3, consulté le 4 décembre 2014. 18Ayant embrassé la cause des droits humains publiquement dans un discours au cours d’une réunion du Parti, Orlov fut renvoyé de celui-ci et mis à pied. Le groupe comprenait également à sa création Ludmila Alexeyeva, Mikhail Bernshtam, Elena Bonner, Alexandre Guinzbourg, Pyotr Grigorenko, Alexandre Korchak, , , Vitaly Rubin et Anatoly Shcharansky. Cécile Vaissié, Pour votre liberté et pour la nôtre: le combat des dissidents de Russie. R. Laffont, Paris, 1999, p. 80

5 à ce que les autres pays signataires fassent pression auprès des dirigeants soviétiques pour une meilleure application de ces mesures. Pour ce faire, le groupe veillait au recensement des cas de persécutions à travers l’URSS et la transmission des rapports vers les ambassades des pays de la CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe). Ces documents étaient destinés à servir de base pour les rencontres ultérieures prévues à Belgrade, Madrid et Vienne afin de faire le suivi sur la mise en pratique des accords signés à Helsinki. En plus de compromettre l’image de l’URSS sur la scène internationale, le groupe permettait également d’unir les différents types de contestation sous un même mouvement de sorte à accroître sa représentativité, son influence et la cohésion entre les dissidents. Sans faire de distinction quant à la nature des droits menacés, le groupe réunissait à la fois des démocrates, des sionistes, des nationalistes russes, les catholiques, des baptistes, des adventistes, etc. Dans la continuité du groupe moscovite, une série de groupes similaires en Tchécoslovaquie, Pologne, , Lituanie, Arménie et Géorgie virent le jour créant ainsi un concert de revendications à travers les pays du bloc de l’Est de même qu’un vaste réseau transnational de surveillance des accords d’Helsinki.

B. Problématique et hypothèse : un groupe aux multiples facettes

Le présent mémoire s’articulera donc autour de la place bivalente du Groupe Helsinki de Moscou à la fois à l’intérieur des mécanismes du pouvoir en Union soviétique et au cœur d’un mouvement transnational de défense des droits humains. Dans une perspective centrée sur les affaires intérieures de l'URSS, mais s’inscrivant dans un contexte de coopération internationale, il s’agira de vérifier si la dualité de la nature du Groupe lui permit de se conférer une certaine légitimité à l’intérieur d’un régime ne permettant aucune existence légale à la contestation et si elle eut une incidence sur la conduite des relations étrangères soviétiques. Au-delà des groupes de contestation précédents défiant l’orthodoxie idéologique du Parti et le monopole associatif en URSS 19, le Groupe constituait une forme inédite d’opposition politique dans le sens où il fonda ses doléances sur des accords internationaux liant l’URSS et 34 autres pays. Ceux-ci réitéraient en effet « le droit de l'individu de connaitre ses droits et devoirs dans le [domaine des droits de l’homme et des libertés fondamentales]

19 Tel qu’expliqué dans le premier chapitre, plusieurs groupes de dissidents virent en effet le jour après la prise du pouvoir par Brejnev.

6 et d'agir en conséquence »20 légitimant ainsi ce genre d’entreprise. En reposant son existence et ses récriminations sur une organisation en dehors des limites de l’appareil législatif soviétique, le Groupe Helsinki se trouva donc au cœur de l’incompatibilité entre les dispositions de l’Acte final d’une part, et un régime coercitif, voire d’aspiration totalitaire, d’autre part. Or, tout en se donnant pour mission la dénonciation des violations aux droits humains en Union soviétique, le Groupe se présentait comme une association entièrement loyale au régime ne visant qu’à assister l’État dans l’implantation de ces dispositions.21

Il sera question de comprendre comment le groupe, à travers son discours et ses méthodes d’action, arrivait à mettre à profit sa position ambigüe pour faire valoir ses revendications. S’adressant principalement aux dirigeants de pays étrangers, le Groupe se rendit tributaire de leur influence internationale tout en constituant un groupe de dissidence à l’intérieur de l’URSS et une fenêtre sur la situation sociale du pays. L’assise internationale du groupe Helsinki et son incidence sur le développement des relations étrangères de l’URSS étaient d’autant plus accrus à partir de la création de la « U.S. Helsinki Commission » en 1976 de même qu’à partir de l’élection de Jimmy Carter à la tête du gouvernement américain en 1977 pour lequel la lutte pour les droits humains devait être au centre de la politique internationale des États-Unis. Or, malgré l’engouement de la communauté internationale pour le Groupe Helsinki, sa visibilité et l’importance que lui conférait l’Acte final, il appert que ledit Acte, par ses dispositions niant le droit à l’ingérence dans les affaires intérieures des pays signataires, l’isolait toutefois dans son milieu coercitif; accentuant ainsi son emprise bivalente.22 Ce caractère particulier du Groupe se manifesta d’autant plus par ses interactions avec l’État soviétique; à travers les mesures de répression et menaces auxquelles les militants des droits de l’homme faisaient face sur la base de ses activités jugées subversives, ces mêmes activités de dénonciation auprès de la communauté internationale devenaient ainsi plus légitimes et alimentées de manière à engendrer un cycle de « répression-dénonciation ».

20 « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, p. 6, consulté le 4 décembre 2014. 21 Paul Goldberg, The Final Act. The Dramatic, Revealing Story of the Moscow Group, , William Morrow & Company Inc, 1988, p. 18 22 Tel qu’expliqué dans le deuxième chapitre, il est toutefois important de noter que l’Acte final d’Helsinki ne comportait pas de notion d’obligation. Ses dispositions étaient plutôt vues comme des objectifs à atteindre. L’incidence de ces accords, et indirectement du Groupe, résidait ainsi dans l’importance que les dirigeants soviétiques accordaient à l’Acte et au maintien de la paix. Charles Rhéaume, « Human Beings over Systems: The Cue from Helsinki », International Journal, 63-4 (1998), pp. 979-989

7 Bref, à travers une analyse de l’assise internationale du Groupe, il s’agira de comprendre comment ce contexte particulier contribua à l’émergence de cette forme originale de dissidence à l’intérieur de l’Union soviétique.

C. Entre totalitarisme et droits humains : une historiographique à la croisée des courants

Afin de comprendre la place du Groupe Helsinki de Moscou, il convient de mieux définir la nature du régime dans lequel il évolue. L’URSS fut en effet l’objet de nombreuses analyses, lesquelles ne font pas l’unanimité quant à la manière dont on doit concevoir le pouvoir étatique. Au cœur du domaine de la soviétologie, se trouve la notion d’«État totalitaire»; une notion qui continue encore aujourd’hui de dominer l’historiographie. Le concept de « totalitarisme » fait d’abord son apparition pour condamner le régime de Mussolini au début des années 1920. Néanmoins, ce sont les fascistes eux-mêmes qui consacreront l’entrée de totalitario23 dans le vocabulaire politique. Si le terme avait été sommairement élaboré au cours des années 30 et 40, c’est toutefois à partir de 1947 que le débat entourant le concept atteint son apogée. En effet, le « totalitarisme » devient alors l’instrument d’une guerre idéologique au gré de l’accroissement des tensions qui opposent l’URSS et les États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. La première étude d’ensemble de la notion totalitaire est élaborée par Hannah Arendt en 1951.24 Exilée aux États-Unis en 1941, cette philosophe allemande voit dans ce nouveau type de régime une rupture avec la tradition politique et prône une nouvelle appellation qui rendrait justice à leur volonté de domination. Plus qu’un régime fixe à parti unique, le totalitarisme aurait ainsi constitué un mouvement dynamique de domination en révolution permanente. Ces mouvements totalitaires aspireraient à la transformation de la population en masse dépourvue d’opinion et d’intérêt dans les affaires publiques. Pour ce faire, ils créeraient des individus soustraits à leurs structures sociales traditionnelles, atomisés, isolés et déracinés. Ces populations privées de leurs liens civiques et de quelconques solidarités n’acquerraient de

23L’article « fascisme » paru dans le volume XIV de l’Enciclopedia italiana a été écrit par Benito Mussolini et Giovanni Gentile, mais fut seulement signé par Mussolini. Benito Mussolini et Giovanni Gentile, « La doctrine du fascisme » (1932), Enzo Traverso, Le totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Seuil, 2001, p. 20 24 Hannah Arendt, Le système totalitaire. Volume 3 : Les origines du totalitarisme. Nouvelle édition, Paris, Éditions du Seuil, 2002 [1951], 376 p. Paru initialement sous le titre The Burden of our Time, l’analyse d’Hannah Arendt est en fait divisée en 3 volumes traitant respectivement de l’antisémitisme, l’impérialisme et les origines du totalitarisme.

8 pouvoir que dans la force de leur nombre; la politique n’y existerait plus que sous la forme primitive d’un besoin d’unité et deviendrait l’instrument d’un asservissement inédit. Selon Hannah Arendt, c’est cette isolation qui permet l’émergence du régime politique dit totalitaire. Une fois organisées autour d’une loyauté illimitée et inconditionnelle justifiée par l’idéologie, ces masses serviraient de levier pour l’établissement d’un véritable régime totalitaire. Dès lors, on assiste à la consolidation de ce pouvoir par l’éradication de toute instance sociale, juridique, politique et économique traditionnelle. Le Parti se substitue ensuite à l’État pour ainsi créer ses propres institutions dont l’étendue englobe l’ensemble de la société.

Cette approche fut subséquemment reprise par plusieurs penseurs25 et historiens de l’Union soviétique dans une perspective « from above », concevant la société uniquement dans le cadre de l’influence du régime et de son pouvoir absolu.26 On réaffirmait ainsi la primauté du politique et de l’idéologie pour une analyse fidèle de l’Union soviétique; « un

25 Ceux-ci élaborent toutefois une typologie sur la base de six traits communs relevés chez les régimes fascistes, nazis et soviétiques. Les régimes totalitaires seraient ainsi caractérisés par une domination absolue du parti de masse unique sur l’appareil de l’État qui utiliserait toutes les technologies de communication afin d’établir un contrôle complet des médias. Cette domination serait assurée par le recours à une police politique pléthorique exerçant des activités de répression et de surveillance en plus d’exercer un contrôle complet des forces armées. L’économie serait également entièrement contrôlée à travers une coordination bureaucratique d’entités corporatives auparavant indépendantes. Le tout serait légitimé par une idéologie totalisante et messianique mise au service de la mobilisation des masses et leur transformation. Cette approche qui influença grandement les politologues américains fut toutefois grandement critiquée dans les années 1960 pour son caractère normatif. Les thèses de Raymond Aron sont similaires à celles de Friedrich dans le sens où elles définissent le totalitarisme par la négation des libertés modernes : libertés intellectuelles, liberté de presse, de parole, liberté scientifique, liberté de mouvement, etc. Si, dans la pratique de l’État démocratique anglais l’opposition devient un mot admirable et remplit un service public, dans les États totalitaires, l’opposition devient alors un crime. Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme. Paris, Gallimard, 1965, 374 p. Voir également Carl Joachim Friedrich et Zbigniew K. Briezinski Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cambridge, Harvard University Press, 1965, 439 p. 26 Il s’agit notamment de Martin Malia, Stéphane Courtois et Richard Pipes. Connus pour leur analyse politique de l’URSS, ces auteurs mettent le rôle du Parti au cœur de leurs études et y attribuent les causes des souffrances de la population. Ce courant s’est d’ailleurs prolongé au-delà de la chute du mur de Berlin en 1989. Dans tous les pays d’Europe de l’Est, la fin de cette ère communiste s’est accompagnée d’un besoin de révéler l’ampleur des crimes commis par les régimes. La mise en exergue de la terreur communiste et l’usage mémoriel de l’histoire se prête ainsi très bien à l’approche totalitaire des années 1950. Le démantèlement de l’Union soviétique et la fin de la Guerre froide semblaient d’autant plus annoncer la victoire de la démocratie libérale sur le communisme. D’ailleurs, la rapidité du délitement institutionnel soviétique donnerait crédit à l’interprétation du totalitarisme en tant que monolithe non réformable, tel que présupposé par les tenants du « totalitarisme ». Stéphane Courtois (dir). Le livre noir du communisme : Crimes, terreurs et répression. Paris, R. Laffont, 1997, 846 p. ; François Furet. Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle. Paris, R. Laffont, 1995, 580 p. ; Martin Malia. La tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie, 1917- 1991. Paris, Seuil, 1999, 686 p. Coll. Points. Histoire; H257 ; Richard Pipes. Russia under the Bolchevik regime. New York, A. A. Knop, 1993, 587 p.

9 monde où l’idéologique et le politique constituaient l’infrastructure et non la superstructure. Un monde où nous n’avons jamais eu affaire à une société, mais toujours à un régime, et à un régime idéocratique »27. Si cette approche eut largement préséance au cours de la guerre froide, les années 1970 auront cependant vu l’émergence d’un courant révisionniste au sein des historiens de l’Union soviétique. Rejetant les déterminismes politiques et la vision monolithique du régime soviétique, des historiens tels que Sheila Fitzpatrick28 voulurent mettre l’accent sur la dimension sociale de l’URSS. C’est donc en étudiant de l’histoire du quotidien, des femmes, de la vie privée, de la famille, des paysans, etc., que les adeptes du « révisionnisme » tentèrent de démontrer le phénomène social sous-jacent au système politique. Faisant abstraction de la politique dans leur analyse, ils mirent l’accent sur les dysfonctionnements de l’administration et sur les conflits au sein des organes dirigeants jusqu’à affirmer la faiblesse du pouvoir central.29

La notion d’« État totalitaire » étant typiquement associée à l’époque de Staline, le débat historiographique se poursuit toutefois au-delà de la mort de l’artisan de la Grande Terreur. Alors que pour plusieurs historiens le totalitarisme est également inhérent à l’ère post-staliniste, d’autres affirment que les changements subséquents auraient bouleversé les fondements du régime et de sa nature totalitaire. Considérant l’incapacité réformatrice de ce type de système, certains tenants du totalitarisme et contestataires soviétiques considèrent en effet que la déstalinisation introduite par Khrouchtchev en 1956 et la dénonciation des crimes commis par son prédécesseur n’avaient pas changé la nature du régime; l’État soviétique serait demeuré totalitaire jusqu’à l’avènement des réformes de Gorbatchev.30 Malgré qu’il reconnaisse une diminution de la sévérité dans l’application de la répression sous Brejnev, prône un concept de « steady-state » en opposition au

27 Martin Malia, Op. Cit., p. 19 28 Notable pour son approche « vue d’en bas », elle analyse la révolution de 1917 en tant que mouvement populaire. Sheila Fitzpatrick (ed.), Cultural Revolution in Russia (1928-1931), Bloomington, Indiana University Press, 1978. Parmi les plus connus de ce courant « révisionniste », on compte également Leopold Haimson, Stephen Cohen, Moshe Lewin, Jerry Hough et John Arch Getty. 29 Cette opinion est surtout défendue par John Arch Getty après la mise en évidence de structures locales de pouvoir incontrôlées et de nombreuses violences sociales latentes. John Arch Getty et Roberta Thompson Manning (eds.), Stalinist Terror, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 17-18. 30 Jay Bergman. « Was the Soviet Union Totalitarian? The View of and the Reformers of the Gorbachev Era », Studies in Eastern European Thought, 50-4 (1998), pp. 247- 281

10 « transformationist totalitarianism » typiquement stalinien.31 L’absence de grands projets de réformes sociales aurait au contraire conféré aux répressions brejnéviennes une plus grande efficacité. Similairement, Vladimir Boukovsky insiste sur la prolongation de la rigidité idéologique et la recherche des intérêts de la classe dirigeante après la mort de Staline et y voit même une influence grandissante. « Propaganda replaced achievements, coercion replaced belief, fear and apathy replaced revolutionary fervor, while subversion, manipulation or military expansion were employed to promote " inevitable" socialist revolutions abroad ».32 Pour d’autres historiens cependant, l’URSS aurait perdu son caractère totalitaire dès les tentatives de libéralisation de Khrouchtchev puisqu’il y était alors possible d’occuper certains espaces d’autonomie. En effet, la simple existence d’activités dissidentes et leurs critiques du régime impliquent nécessairement que le pouvoir et son incidence sur la société n’étaient pas absolus. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle arrive François Furet selon lequel « l’Union soviétique passe sous [le règne de Khrouchtchev] d’État totalitaire au stade policier. »33

Sans avoir la prétention de pouvoir définir adéquatement la nature du régime post- staliniste ou de prendre position dans ce complexe débat, il est toutefois raisonnable de reconnaitre que, malgré la persistance, voire l’effervescence de la police politique sous Brejnev, il n’en demeurerait pas moins que seule l’expression contestataire était proscrite. Selon l’article 70 du Code pénal de la République socialiste fédérative de Russie (RSFSR) créé en 1964 et qui servit de base légale à la majorité des arrestations relatives à la contestation politique, on condamnait alors « l’agitation et la propagande menées pour saper ou affaiblir le pouvoir soviétique ou pour commettre des crimes d’État particulièrement dangereux ; la diffusion, dans ces mêmes buts, d’allégations diffamatrices dénigrant le système politique et social soviétique, ainsi que la diffusion, la préparation ou la possession, dans ces mêmes buts, de texte d’un tel contenu »34. Tout en réitérant de manière claire la notion de crime d’opinion, il ne s’agissait toutefois plus d’un État paranoïaque soucieux de

31 Valentin Turchin. The Inertia of Fear and the Scientific Worldview, Columbia University Press, New York, 1981, p. 5. 32 Vladimir Boukovsky. « Totalitarianism in Crisis: Is There a Smooth Transition to Democracy? » in Ellen Frankel Paul, Totalitarianism at the Crossroads, Transaction Books, London, 1990, 217 p. 33 François Furet, Op. Cit., p. 774 34 Cécile Vaissié, Op. Cit., p. 46

11 traquer la moindre pensée dissidente chez la population de même que chez les plus hautes instances dirigeantes. De même, la libéralisation relative qui suivit l’élection de Khrouchtchev avait mis fin à la peur universelle laquelle était garante du silence universel.35 Or, bien que ces conditions aient favorisé son existence, la dissidence continua cependant de se heurter à la répression implacable et systématique d’un État ayant maintenu ses aspirations totalitaires. Si la pensée dissidente était alors possible, elle était néanmoins confinée à la clandestinité.

Pour bien rendre compte de cette spécificité du régime de l’époque, il convient donc de faire une histoire indissociablement politique et sociale de l’expérience soviétique. Au contraire des historiens appliquant une grille d’analyse idéocratique et monolithique, il ne s’agira pas de voir la société comme un produit artificiel de l’action du Parti, mais plutôt telle qu’une « société traversée par la domination »36. Sans néanmoins nier l’aspiration totalitaire du régime, « le recours à la notion de totalitarisme devient [au contraire] utile pour travailler finement les modalités de la domination comme pour en souligner les limites. […] Dans cette optique, la référence aux approches totalitaires est un cadre structurel au sein duquel se déploient des analyses sociohistoriques de la domination politique ». 37 Conformément à une approche interrelationnelle, Jean-Paul Depretto propose une double démarche alliant l’analyse des bases sociales d’un processus politique à la mise en évidence des conséquences sociales des décisions prises par les autorités.38 Ce paradigme nécessite donc de procéder à une histoire des modes de domination et des relations de pouvoir en tant qu’élément formateur et qui influence la domination elle-même. Selon Michel Foucault, le pouvoir s’enracine dans le nexus social sans nécessairement constituer une structure supplémentaire39. La « microphysique » du pouvoir nécessiterait de comprendre comment le pouvoir traverse les sujets, mais également, comment il prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce

35 François Furet, Op. Cit., p. 775 36 Jean-Paul Depretto. « Pour une histoire sociale de la dictature soviétique », Le Mouvement social, 196, (Jul. - Sep., 2001), pp. 3-19. 37 Sandrine Kott, « Le totalitarisme », Historiographie. Concepts et débats, volume 1, Paris, Gallimard, 2010, p. 1268 38 Jean-Paul Depretto. Op. Cit. 39 Michel Foucault. Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 35.

12 sur eux.40 L’analyse du mouvement sous Brejnev se prête d’ailleurs très bien à cette vision éminemment interactive des relations de pouvoir. Sans affirmer que la domination étatique et l’expression contestataire s’affirment à leurs dépens mutuels, il s’agit plutôt de démontrer que les deux phénomènes s’alimentent et se confèrent une légitimité réciproque.

Selon Max Weber, il existe trois types de légitimité du pouvoir. D’abord, les instances du pouvoir dites « traditionnelles » trouvent leur légitimité dans leur longévité dans le sens « qu’elles ont toujours existé ». Le pouvoir charismatique repose sur les capacités mobilisatrices du chef tandis que l’autorité légale relève d’un système de lois. Dans ce type de société, l’obéissance n’est pas rendue à une personne, mais aux règles. Le commandement provient d’une règle impersonnelle et non d’une autorité personnelle. On considère légitime ce qui est légal. Toujours selon Weber, le concept de domination légitime repose sur « la corrélation entre la croyance en la légitimité des décisions et leur potentiel de justification d’une part, et leur validité effective de l’autre. ». Or, au-delà de la croyance à la légitimité, celle-ci relève également de la peur et la soumission devant les sanctions dont on menace les individus si ceux-ci ne respectent pas les normes. Ces derniers doivent en effet être dociles et n’y voir aucune alternative. 41 Pour Christel Lane, la légitimité du pouvoir soviétique pourrait être basée sur la conception « traditionnelle » wébérienne; les instances décisionnelles de l’époque se représentant comme les héritières du mouvement révolutionnaire à la base de l’ordre contemporain. De même, ces instances s’appuient sur les impératifs de l’idéal communiste qui sont à la base de la régulation sociale et politique. Cette légitimité idéologique est d’autant plus réaffirmée par un système de rituels politiques pour les masses, prenant la forme de parades et de commémorations diverses, de manière à consolider les modèles de relation au pouvoir et stabiliser l’ordre social. 42 Quant aux organisations non gouvernementales et les groupes de droits humains, la légitimité reposerait sur une perception à la fois légale et morale. Se conférant leurs propres mandats, ces organisations tireraient en effet leur reconnaissance par leur inscription dans un système légal

40 Michel Foucault. « Le sujet et le pouvoir » dans dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, volume IV, pp. 222- 243; 41 Reinhard Bendix, Max Weber: an intellectual portrait, Berkeley, University of California Press, 1977, p. 294- 297 42 Christel Lane, « Legitimacy and Power in the Soviet Union through Socialist Ritual », British Journal of Political Science, 14-2 (1984), pp. 207-217

13 à la fois international et national. Tout particulièrement pour les organisations de défense des droits humains, la question de la reconnaissance morale est au cœur du processus de légitimation. Cette dimension éthique s’acquiert en effet par la promotion de valeurs telles que l’égalité, la dignité humaine, la liberté, l’impartialité, la justice et la responsabilité collective et personnelle.

La première conceptualisation séculaire des droits de l’homme fut d’abord élaborée par John Locke en 1690 dans Two Treatises of Government43, dans lequel il plaide en faveur de l’accès à certains droits naturels propres à tout être humain aux dépens des gouvernements ; ces derniers ayant donc la fonction d’assurer le respect de ces droits et libertés. En 1762, Jean-Jacques Rousseau étaya le concept jusqu’à proposer le concept de « contrat social » basé sur un consentement populaire de sacrifier les libertés naturelles au profit d’un gouvernement dont le devoir est de maintenir les droits de sa population.44 Dans la même lignée, les théories de John Stuart Mill attribuèrent aux instances du pouvoir le rôle de protéger et servir sa population tout en limitant les dérives de ses fonctions.45 Si les devoirs de l’État dans l’application des droits humains sont établis, il existe toujours différents courants relatifs à la notion de droits humains. Selon Marie Bénédicte Dembour, les droits humains acquièrent une dimension protestataire par la revendication de droits pour les plus démunis dont l’oppression est rendue possible par le statu quo des instances décisionnelles. 46 Tel que démontré par l’exemple du mouvement activiste en Union soviétique, l’application des droits humains se fait donc à travers un constant mouvement de revendications lequel doit transcender la simple mise en place de lois humanitaires.

La question des droits humains en Union soviétique fut l’objet de plusieurs études. Elle fut en effet bien traitée dans les ouvrages généraux sur la dissidence tels que Pour votre liberté et pour la nôtre. Le combat des dissidents en Russie de Cécile Vaissié47 et souvent approchée sous l’angle de l’implication personnelle d’ tel que dans

43 John Locke, Two Treatises of Government, Paris, J. Vrin, 1997 [1690], 282 p. 44 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique et autres écrits autour du Contrat social, Paris, Livre de poche, 1996 [1762], 224 p. 45 John Stuart Mill, De la liberté, Zürich, Éditions du Grand Midi, 1987 [1859], 277 p. 46 Marie-Benedicte Dembour, « What are Human Rights - Four Schools of Thought », Human Rights Quarterly, 32-4 (2010), pp. 1-20 47 Cécile Vaissié, Op. Cit., 440 p.

14 l’ouvrage collectif Andrei Sakharov and Human Rights48 dans lequel on dresse un portrait de l’évolution de l’idée des droits humains en URSS et les liens entre le physicien et les autres activistes de droits humains – notamment les membres du Groupe Helsinki. Une grande partie de l’historiographie est également attribuable aux anciens dissidents ayant eux-mêmes écrit sur le sujet. C’est d’ailleurs le cas de Ludmilla Alexeyeva, historienne et membre du groupe Helsinki de Moscou, laquelle relate en détail l’émergence du mouvement des droits humains dans ses livres Soviet Dissent: Contemporary Movements for National, Religious, and Human Rights et The Thaw Generation: Coming of Age in the Post-Stalin Era.49 En plus de dépeindre son expérience au sein du groupe Helsinki, elle offre un compte rendu utile relativement au développement du mouvement dissident avant l’avènement dudit groupe.

Les négociations et le déroulement de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe firent l’objet d’une étude de John J. Maresca dans To Helsinki: The Conference on Security and Cooperation in Europe 1973-1975.50 L’ancien chef député de la délégation américaine à la conférence et doctorant en relations internationales y offre un portrait détaillé de l’évolution de la conférence et de la nature des négociations. La dimension humanitaire du processus d’Helsinki fut traitée en détails dans Human Rights Activism and the End of the Cold War : A Transnational History of the Helsinki Network.51 En effet, Sarah Snyder y offre un apport considérable à la compréhension du sujet dans une perspective internationale. S’intéressant à la contribution du Groupe Helsinki à un vaste réseau transnational issu de l’Acte final et à ses conséquences sur le déroulement de la guerre froide, l’auteur utilise une grande variété de sources telles que des entrevues, des archives personnelles des membres, les publications du groupe, les archives du KGB concernant les membres, les archives de plusieurs groupes de dissidents et organisations non gouvernementales militant pour les droits humains, etc. Bien que le présent mémoire se penchera davantage sur la politique

48 Andrei Sakharov and human rights, Strasbourg, Council of Europe Publishing, 2010, 192 p. 49 Ludmilla Alexeyeva, Soviet Dissent: Contemporary Movements for National Religious and Human rights. Middletown, Wesleyan University Press, 1985, 544 p.; Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, The Thaw Generation : Coming of Age in the Post-Stalin Era, Boston, Little Brown, 1990, 352 p. 50 John J. Maresca. To Helsinki: The Conference on Security and Cooperation in Europe 1973-1975, Durham, Duke University Press, 1987, 330 p. Cet aspect est également étudié dans les écrits de Mevlyn P. Leffler, For the Soul of Mankind : the United States, the Soviet Union, and the Cold War, Farrar, Straus and Giroux, 2008, 608 p. et Leopoldo Nuti, The Crisis of Détente in Europe : From Helsinki to Gorbachev, 1975-1985, London, Routledge, 2009, 285 p. 51 Sarah B. Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War. A Transnational History of the Helsinki Network. Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 244 p.

15 intérieure de l’URSS, ce livre est essentiel à la compréhension de l’importance politique du Groupe Helsinki et son ancrage international.

Daniel C. Thomas, dans son livre, The Helsinki Effect: International Norms, Human Rights, and the Demise of Communism52, trace les effets de la signature de l’Acte final d’Helsinki sur l’équilibre du régime soviétique. Convaincu de l’importance de ces accords pour les instances du pouvoir en URSS soucieuses d’affirmer leur légitimité sur la scène internationale, l’auteur expose sa théorie selon laquelle ceux-ci auraient grandement contribué à créer une brèche dans le maintien des politiques de régulation de la dissidence de manière à créer un espace de liberté pour la contestation jusqu’à compromettre l’entièreté du système politique communiste. Proposant une nouvelle perspective à l’explication de la chute de l’URSS, Thomas met en exergue l’apport de l’Acte final d’Helsinki et de sa dimension humanitaire dans la fin de la guerre froide. Or, si ce livre s’avère une référence incontournable pour l’étude de la quête de légitimité des activistes des droits humains de l’époque, il importera de nuancer cette théorie en conduisant une analyse plus approfondie des mécanismes de répression ainsi que des relations entre l’État et la société ; ce dont il sera question dans ce mémoire. Tel qu’il sera présenté à travers cet exposé, les accords d’Helsinki, bien qu’ils aient fourni un vocabulaire légal aux dissidents soviétiques, n’ont pas enrayé la dimension coercitive de l’État soviétique et furent même à certains égards instrumentalisés pour justifier des fins répressives.

En 1988, Paul Goldberg écrivait The Final Act. The Dramatic, Revealing Story of the Moscow Helsinki Watch Group,53 un ouvrage entièrement dédié à la formation et l’évolution du Groupe Helsinki de Moscou. Bien que l’auteur utilise les publications du groupe, son analyse est principalement basée sur les entrevues et les archives personnelles des membres de manière à produire une étude intériorisée et plutôt « sensible » du Groupe. L’auteur dispose en effet de plus de 100 heures d’entrevue avec Ludmilla Alexeyeva en plus d’entretiens avec 33 autres personnages, dont Yuri Orlov, Anatoly Sharansky, Valentin Turchin et Millicent Fenwick (instigatrice de la US Helsinki Commission).

52 Daniel C. Thomas, Op. Cit., 320 p. 53 Paul Goldberg, The Final Act. The Dramatic, Revealing Story of the Moscow Helsinki Watch Group, New York, William Morrow & Company Inc, 1988, 320 p.

16 D. Corpus de sources

Pour l’élaboration de ce mémoire, il sera question d’utiliser principalement les publications que le groupe a produites au cours de sa période d’activité, c’est-à-dire entre 1976 et 1982. Il s’agit d’un corpus de 214 éléments constitués de rapports sur la violation de droits humains, de lettres ouvertes, de déclarations et de messages destinés à différents acteurs internationaux les exhortant d’agir de manière à influencer la politique soviétique. 195 de ces documents sont des rapports formels alors que les autres sont plutôt des déclarations. Presque l’entièreté des documents est constituée de recensements de cas de persécutions pour lesquels l’origine de l’information est mentionnée et ayant parfois fait l’objet d’enquêtes par le groupe même. Ces documents étant au cœur de l’analyse, ils permettront de rendre compte de la nature des activités du groupe, son évolution, ses perceptions et des répressions auxquelles il fait face; beaucoup de ces documents concernent en effet la persécution envers les dissidents en Union soviétique, mais également envers ses propres membres. Le groupe ayant repris ses activités en 1989 et étant toujours actif, ses archives ont été entièrement reproduites et sont facilement accessibles à partir de ses sites internet. 54 En complément à ces documents, s’ajouteront également les documents accessibles au centre Memorial de Moscou (Международное историко- просветительское, правозащитное и благотворительное общество «Мемориал»), un organisme de défense des droits humains offrant une vaste documentation sur l’histoire de la répression et de l’opposition politique en URSS. Le centre dispose en effet d’un fonds d’archives dédié au groupe Helsinki de Moscou contenant, en plus des copies originales de ses publications, de nombreux documents annexes et correspondances. Les fonds d’archives de Yuri Orlov et autres membres du groupe fournissent également plusieurs documents personnels relativement au groupe, lesquels contribuent grandement à la compréhension du sujet.

De même, les Mémoires de divers acteurs permettront d’étayer cette analyse de la perception du groupe et de sa place occupée dans les affaires intérieures et extérieures de l’Union soviétique en plus de renseigner davantage quant à son fonctionnement. Il s’agira en

54 http://mhg-main.org/ et http://www.mhg.ru/history/13DFED0. À noter que nous utiliserons dans cette présente étude la numérotation des documents suivant celle de l’ancien site internet du groupe, laquelle nous semble plus logique : http://www.mhg.ru/history/13DFED0

17 effet d’étudier les écrits d’Elena Bonner (dont la participation s’est fortement accrue à partir de l’arrestation de Yuri Orlov jusqu’à la dissolution du groupe en 1982), Pyotr Grigorenko, Yuri Orlov, Anatoli Scharansky, , Alexandre Guinzbourg et Malva Landa.55 Au même titre, les écrits et entrevues de Ludmila Alexeyeva, membre éminent du Groupe, seront étudiés comme des analyses contemporaines et intériorisées qui, bien qu’ils ne soient pas entièrement autobiographiques, sont les témoins d’une interprétation personnelle des évènements.56 En préface à la publication des archives du groupe en 2006, Alexeyeva publia d’ailleurs un relevé des activités du groupe, de ses documents et de ses méthodes.57 L’étude de mémoires s’avère toutefois complexe étant donné leur subjectivité et la fréquente absence de cadre référentiel propre aux études historiques.58 Souvent écartés au profit de sources plus neutres, les mémoires sont pourtant une source importante pour l’analyse des mouvements sociaux et des idées. Il est d’ailleurs possible de surpasser son caractère peu fiable en s’attardant autant à sa forme qu’à son contenu. De même, chaque document fera l’objet d’une critique d’exactitude - portant sur la situation objective et la position de l’auteur -, une critique de sincérité - portant sur les intentions, avouées ou non, du témoin – et une critique d’interprétation - s’intéressant au sens des textes (en particulier, à la terminologie, aux procédés stylistiques, etc.).59

55 Pyotr Grigorenko, Memoirs, trad. Thomas P. Whitney, New York, W.W. Norton and Company, 1982 ; Yuri Orlov, Dangerous Thoughts : Memoirs of a Russian Life, New York, William Morrow and Company, 1991, 462 p.; , Fear no Evil, New York, Random House, 1998, 464 p.; les mémoires des membres du groupe sont disponibles sur le site du Groupe. http://mhg-main.org/iz_vospominaniy, consulté le 10 février 2016. 56 Incluant notamment, Ludmilla Alexeyeva, Soviet Dissent : Contemporary Movements for National Religious and Human rights; Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, The Thaw Generation : Coming of Age in the Post- Stalin Era; Entretien avec Ludmilla Alexeyeva enregistré en décembre 2015 dans le cadre du projet « Itinéraires de dissidence » par les Sociétés plurielles. http://societesplurielles.fr/itineraires-de-dissidence/, consulté le 7 juillet 2016 57 Ludmilla Alexeyeva, « O Документах Московской Хельсинкской Группы », 1980 (Washington), 2001 (Moscou) in Groupe Helsinki de Moscou, « Документы Московской Хельсинкской группы 1976-1982 », Moscou, 2006 58 Philippe Lejeune rappelle par ailleurs, dans Le pacte autobiographique, la spécificité des récits auto- biographiques par rapport aux récits historiques: l’autobiographe raconte généralement ce qu’il est le seul à pouvoir dire (ce qui rend d’autant plus difficile la vérification des faits avancés), et il peut s’écarter du « pacte référentiel » (contrat de lecture passé implicitement entre l’auteur et ses lecteurs, par lequel le premier s’engage à donner des informations vraies, voire vérifiables) sans remettre en question la valeur référentielle de l’ensemble de l’œuvre (sa validité comme source). Autrement dit, l’auteur peut se tromper, mentir, omettre des faits, déformer la réalité, sans que l’énonciation perde son «authenticité». Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996 [1975], p. 36-37. 59 Cette approche critique des documents autobiographiques est proposée par Antoine Prost. Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 59-64.

18 Le gouvernement américain et la Commission américaine Helsinki se révélant les principaux défenseurs internationaux du mouvement dissident soviétique, les archives de ces instances quant à celui-ci permettent de rendre compte de l’importance de la question des droits humains en URSS à travers les relations de bilatérales et dans le cadre de la CSCE. En plus d’analyser l’état des relations entre les deux blocs, il s’agira d’identifier le degré de support pour les membres du groupe et de la portée de leur revendications. 60 De tels documents sont disponibles grâce au centre National Security Archive de l’Université Georges Washington, lequel rassemble de nombreux documents numérisés relatifs à la dissidence en URSS principalement issus de la bibliothèque présidentielle Jimmy Carter située à Atlanta. Quatre dossiers contiennent les documents essentiels à cette étude, à savoir les dossiers « Soviet Dissidents and Jimmy Carter », « The Yuri Orlov File », « The Alexeyeva File » et celui spécialement dédié au groupe « The 30th Anniversary: From the Secret Files »61.

La stratégie discursive soviétique et la perception de la Détente seront relevées grâce aux discours de Léonid Brejnev disponibles dans différents recueils62 en plus des mémoires d’Anatoly Dobrynin et Andrei Gromyko, respectivement ambassadeur soviétique aux États- Unis et ministre des Affaires étrangères.63 Finalement, les quelques archives institutionnelles disponibles concernant le groupe et ses membres permettront de rendre compte de l’attitude de l’État soviétique à l’égard de l’organisation et les mesures entreprises pour endiguer ses activités. En effet, ces documents seront au cœur d’une analyse de la représentation du groupe parmi les hautes instances soviétiques. La plupart des documents du KGB étant toujours

60 Cet aspect de l’analyse sera toutefois principalement basé sur les ouvrages de Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War. A Transnational History of the Helsinki Network et Daniel D. Thomas, The Helsinki Effect. International Norms, Human Rights, and the Demise of Communism. En effet, cette dimension du phénomène ayant été largement étudiée, la présente analyse se veut davantage centrée sur la dimension domestique de l’Union soviétique dans ce contexte de coopération internationale. 61 Respectivement Electronic Briefing Book No. 391, 482, 387 et 191, National Security Archive, George Washington University, Washington. Disponible sur le site http://nsarchive.gwu.edu/NSAEBB 62 Léonid Brejnev, Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), Moscou, Progress Publishers, 1975, 582 p.; Léonid Brejnev, Peace, Détente, and Soviet-American Relations. A Collection of Public Statements, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1979, 256 p.; Léonid Brejnev, Our course, peace and socialism, Moscou, Novosti Press Agency Pub. House, 1981, 214 p.; Léonid Brejnev, Peace, detente, cooperation, Consultants Bureau, New York, 1981, 198 p.; Léonid Brejnev, To Uphold the ideals of Helsinki. Security and Cooperation, Moscou, Novosti Press Agency Publishing House, 1982, 110 p. 63 Anatoly Dobrynin, In Confidence: Moscow's Ambassador to Six Cold War Presidents, Washington, University of Washington Press, 2001, 688 p. ; Andrei Gromyko, Memoirs, Doubleday, New York, 1989, 414 p.

19 indisponibles à la consultation malgré l’ouverture des archives en 1993, nous disposons uniquement de documents adressés au Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique. Les documents auxquels nous avons accès font état des enquêtes du KGB, de ses recommandations et des mesures entreprises. La consultation de ces documents est également attribuable au centre National Security Archive. Il s’agira ainsi d’analyser les documents de ce type parmi les dossiers d’archives précédemment mentionnés en plus de ceux dédiés aux journaux d’Anatoly S. Chernyaev, député en chef du département international du Comité central du PCUS, pour les années 1976 et 1977. 64 Certains de ces documents ont fait l’objet d’une traduction en anglais ce qui facilite leur compréhension.65 Malgré l’accès limité aux archives, ces documents combinés aux rapports du Groupe quant au traitement coercitif de ses membres constituent un corpus révélateur de l’attitude de l’État à son égard. De même, les rapports de l’administration américaine permettent également de relever l’attitude soviétique vis-à-vis des tentatives de pression quant aux droits humains. En 2006, le Groupe Helsinki de Moscou reconstitué depuis 1989 publiait d’ailleurs un document de 275 pages intitulé Власть и диссиденты: Из документов КГБ и ЦК КПСС (Pouvoir et dissidence: d’après les documents du KGB et du Comité central du PCUS)66 et rassemblant divers documents relatifs au traitement de la dissidence par les instances étatiques. Ces documents, lesquels sont accompagnés de commentaires des éditeurs, sont issus de l’ouverture des centres d’archives depuis 1993 et de recherches de plusieurs membres du groupe.

Les archives institutionnelles nécessitent toutefois une circonspection particulière. En effet, il appert que celles-ci manifestent un langage homogène et codifié couramment utilisé par l’apparatus dans leurs traces écrites et qui traduit le contrôle exercé par le pouvoir autoritaire. Selon Sandra Kott, si le degré d’homogénéité est moins extrême que celui rencontré dans les archives de la RDA, « il n’en demeure pas moins qu’[elles] portent tou[tes] fortement l’empreinte des normes imposées par la hiérarchie, que la nature et le traitement des observations sont étroitement cadrés par les objectifs fixés par le centre et que la langue

64 National Security Archive Electronic Briefing Book No. 550 et 594, National Security Archive, George Washington University, Washington. 65 Nous utiliserons toutefois simultanément la version russe et anglaise pour s’assurer de la qualité de la traduction et éviter la perte d’informations. 66 Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , Moscou, 2006, 282 p.

20 utilisée et les catégories d’analyse mobilisées répondent aux injonctions de la hiérarchie. »67 Référant aux archives du Parti communiste tchécoslovaque, Muriel Blaive rappelle que la présentation policière est subjective en soi et qu’il convient donc d’écarter l’illusion selon laquelle les documents vont révéler une « vérité » univoque, immédiatement déchiffrable.68 Pour Nicolas Werth, historien de l’URSS, « il faut toujours faire la part de l’attente et des demandes du Pouvoir, mais aussi de la vision propre de ses représentants, des typologies apprises (« koulaks », « éléments antisociaux », « clérico-monarchistes », etc.) et de la permanence des schémas explicatifs répétés à l’envi ». 69 Une analyse adéquate des documents nécessitera donc de bien étudier les mécanismes du pouvoir en Union soviétique de manière à ainsi éviter de limiter la compréhension des rapports au premier degré de lecture.

E. Méthode d’analyse

La présente analyse se déclinera en 2 volets ; l’un axé essentiellement sur la compréhension du Groupe Helsinki de Moscou et son poids politique, l’autre s’attardant à la place dudit groupe dans le milieu coercitif soviétique. Essentiellement qualitatives, les méthodes d’analyse employées seront néanmoins adaptées et dépendantes de la nature de la source employée.

1. Le Groupe Helsinki de Moscou : son rôle et sa quête de légitimité

Le premier volet de l’analyse aura pour objectif de comprendre le fonctionnement du Groupe, ses intentions, ses revendications, ses méthodes d’action, sa visibilité internationale, ses interactions avec différents acteurs et surtout ses procédés discursifs de légitimation. D’abord, pour bien comprendre le type d’activités du groupe, nous procéderons à une analyse catégorielle sur l’ensemble de ses publications pour chaque année. Une observation exhaustive des documents a justifié la division du contenu en 10 catégories : les 9 différents types de violation des droits humains, conformément aux clauses de l’Acte final, et les

67 Cette observation est tirée des recherches de Gilles Favarel-Garrigues, un politologue français dont l’intérêt porte sur le système pénal en Russie soviétique et contemporaine. Sandrine Kott. « Pour une histoire sociale du pouvoir en Europe communiste », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 49-2 (juin 2002), pp. 5-23 68 Muriel Blaive, Une déstalinisation manquée : Tchécoslovaquie 1956. Éditions Complexe, 2005, 281 p. Coll. Histoire du temps présent. 69Nicolas Werth, « Une source inédite : les svodki de la Tchéka-OGPU », Revue des études slaves, 66-1(1994), pp. 17-27

21 documents de recommandations pour les rencontres de révision de la CSCE.70 Une telle méthode permettra donc de structurer les informations contenues dans les publications et d’organiser leur analyse. Si cela ne constitue pas une analyse en soi, la classification nous renseigne toutefois sur l’évolution des priorités du groupe dans le choix de cas à documenter et les abus des droits humains en URSS. En effet, cela nous indique à la fois l’intérêt que le Groupe portait à certains types d’enfreintes aux droits humains et l’évolution des mesures coercitives du gouvernement. Ces documents une fois classés feront chacun l’objet d’une analyse détaillée. À travers une grille d’analyse, cette méthode permettra d’identifier divers éléments tels que les destinataires et les personnes représentées c’est-à-dire les personnes au nom desquelles le groupe fait état de persécution ou pour lesquelles il manifeste son support. Ce procédé permettra ainsi d’évaluer la représentativité du Groupe, le type de population leur faisant appel, en plus des liens que le Groupe entretenait avec certains dissidents et autres groupes de la société. L’identification des destinataires renseigne également sur les instances jugées susceptibles d’intercéder en faveur du Groupe de même que les objectifs visés lors de la rédaction du rapport ; le choix des destinataires étant lié aux intentions de l’auteur, à savoir de s’inscrire dans un réseau international de défense des droits humains. De même, nous relèverons la présence de signataires puisqu’elle est révélatrice de leur conviction envers la légitimité du processus. Les cosignataires seront également identifiés dans cette grille d’analyse pour cette même raison et parce qu’ils témoignent de la collaboration et du support d’autres dissidents individuels ainsi que des autres groupes contestataires. Plus amplement, il sera question de déterminer les fondements moraux et légaux invoqués pour la dénonciation. Il s’agira donc de mettre en évidence les bases légales alléguées ; c’est-à-dire les lois enfreintes par l’État ou les clauses de l’Acte final d’Helsinki qui n’ont pas été respectées. En effet, celles-ci se déclinent vraisemblablement en trois temps à savoir les clauses des accords internationaux, la constitution soviétique et le Code pénal de l’URSS. La dénonciation de l’Union soviétique par une combinaison de ces différents aspects permet

70 Contrairement aux recommandations de Laurence Bardin concernant le critère d’exclusion mutuelle des catégories stipulant qu’un objet ne devrait pas se retrouver dans plus d’une catégorie dans le cadre d’une telle analyse, nous avons souvent classé un document dans plusieurs catégories. Nous avons décidé de procéder de la sorte afin de ne pas perdre d’information pertinente étant donné la densité du contenu de certains documents et l’allusion à plusieurs cas de persécution dans un seul et même document. Pour éviter l’ambiguïté et le biais des données, nous avons spécifié le nombre de personnes touchées par un type de persécution entre parenthèses. Par ailleurs, la création de sous catégories permettra de distinguer les cas de persécution et ainsi éviter le biais. Laurence Bardin, L’analyse de contenu, Paris, PUF, 1993, pp. 208-222

22 ainsi au groupe de se conférer davantage de légitimité au profit des dirigeants politiques. Afin de juger de la rigueur des documents, il s’agira également de relever les sources sur lesquelles les allégations d’abus des droits humains furent basées. Finalement, l’objet de revendications de chaque document sera identifié de manière à connaître les intentions du Groupe ainsi que ce qu’il réclame des instances interpelées. À travers cette analyse, seront également étudiés les indices à l’intérieur du message à proprement parler pour ainsi relever les méthodes rhétoriques utilisées en plus des mythes, des craintes, des symboles et des valeurs véhiculées ; ce qui peut nous renseigner davantage sur le Groupe et sa réalité.

Les archives de l’administration américaine seront analysées de manière qualitative afin d’y identifier les méthodes employées par ses représentants afin de supporter les dissidents soviétiques que ce soit dans les discours, dans les rencontres avec les diplomates soviétiques, dans la mise en place de sanctions ou dans les contacts directs avec ces dissidents. À travers cette analyse, il importera de relever l’importance du groupe même dans la stratégie américaine, la fréquence d’évocation de la question par les diplomates, le ton employé de même que les limites de cette stratégie.

De même, les Mémoires seront d’abord approchées selon le projet autobiographique et la posture narrative de l’auteur dans le récit. Ainsi, une posture autobiographique implique une représentation de soi, une posture de témoin constitue un support pour un regard particulier vis-à-vis de certains évènements alors qu’une posture de savant illustre l’état des connaissances du narrateur. Il importera d’identifier le statut générique de l’œuvre à savoir s’il s’agit d’une autobiographie, d’un témoignage, d’une chronique, d’un essai, etc. Ce premier degré de compréhension de l’œuvre permet de relever les intentions de l’auteur et ainsi mieux envisager sa subjectivité. Dans un deuxième temps, les Mémoires seront analysés de façon à en dégager un sens implicite par une étude du discours employé dans l’œuvre en s’intéressant notamment à la terminologie, les réseaux d’opposition et de substitution, etc.71 L’exercice de l’analyse propositionnelle du discours impliquera de relever les « modèles argumentatifs » par l’identification des référents-noyaux (les substantifs ou pronoms

71 Kaïs Ezzerelli, « L’analyse narratologique des récits autobiographiques au service de nouvelles interprétations historiques : l’exemple des Muḏakkirātde Muḥammad Kurd ʿAlī » Arabica, 59 (2012), pp. 53- 86

23 structurant le discours) et des propositions (lesquelles qualifient ces référents-noyaux) puis leur codification standardisée selon la polarité et l’intensité. 72 Ceci permettra, tel que l’indique Antoine Prost, d’effectuer une lecture au second degré des informations que l’œuvre contient.73 Ultimement, ceci devrait nous éclairer quant à la perception de l’auteur vis-à-vis du rôle du Groupe, sa nature, son fonctionnement, ses liens avec les organisations internationales, etc.

2. Une analyse de la répression

Les indices relevés dans cette première partie seront dans un deuxième temps mis en relation avec une analyse de la dynamique coercitive de l’État envers le groupe et la perception de ces instances du pouvoir ; les relations internationales étant étudiées dans la perspective de leurs impacts sur le groupe à l’intérieur du pays. L’étude de cet aspect se déclinera également en deux volets. D’abord, toujours centrée sur les archives du Groupe, l’analyse catégorielle précédemment conduite permettra de nous renseigner sur l’évolution de la répression à travers le temps en s’attardant principalement à la catégorie « droit de connaître ses droits et d’agir en conformité » à savoir celle qui s’applique au traitement de la dissidence. Malgré qu’ils ne soient pas exhaustifs ni représentatifs de l’ensemble de la persécution, ces documents témoignent néanmoins de l’intensification de la persécution des dissidents. Dans le cadre de cet exercice, les répressions dont les membres du Groupe font l’objet seront identifiées et plus amplement étudiées ; celles-ci étant exhaustivement répertoriées. Les documents du KGB seront soumis à une analyse similaire de sorte à identifier les procédés discursifs et propagandistes à l’encontre du groupe, la justification de la répression, les préjudices que le Groupe peut prétendument porter au système de même que les méthodes employées et les articles de loi invoqués. Ceux-ci permettront également un regard plus approfondi sur le traitement des cas de persécution des membres énoncés dans les archives du Groupe. D’autant plus, la comparaison des documents relatifs aux mêmes cas permettra de mettre en opposition des processus discursifs pour légitimer d’une part les activités de contestation et d’autre part les mesures de répression.

72 Laurence Bardin, Op. Cit., pp. 243-254 73 Antoine Prost, Op. Cit., p. 59-64.

24 F. Plan de la présentation

Le présent mémoire se divisera en quatre chapitres. Le premier chapitre portera sur la trame générale du mouvement de dissidence en URSS avant la formation du groupe de sorte à relever son caractère inédit et à mieux le contextualiser en lien avec le caractère coercitif du régime. Le deuxième chapitre s’attardera au développement des relations entre l’Union soviétique et l’Ouest de même qu’à l’avènement des accords d’Helsinki tout en soulevant la question des négociations et de l’attitude des pays signataires envers ces accords.

À la suite de cet exposé des conditions antérieures à la formation du groupe Helsinki de Moscou, deux chapitres suivront, lesquels s’attarderont plus précisément au cœur de cette analyse ; la nature hybride du groupe. Le troisième chapitre sera dédié au Groupe même et à l’analyse de sa mission, de ses méthodes d’action, de leurs stratégies, etc. À travers cette analyse, nous tenterons de relever sa quête de légitimité et son ancrage extérieur. Le dernier chapitre portera sur les répressions auxquelles le Groupe fit face de même que l’impact réel de sa démarche sur la conduite des relations internationales et du respect des normes en matière de droits humains à l’intérieur du pays. Ce dernier chapitre fera donc la somme des informations exposées à travers l’ensemble de l’étude pour nous éclairer sur la nature du groupe.

25 Chapitre 1 De l’éveil à la prise de parole : les prémisses du mouvement des droits civiques en Union soviétique

Afin de mieux comprendre la nature du Groupe Helsinki de Moscou, il convient de tracer l’émergence du mouvement dissident depuis l’époque khroutchévienne, laquelle, marquée par une série de réformes qui bouleversèrent le bloc socialiste, constitua un moment d’éveil politique pour plusieurs citoyens soviétiques incluant les membres du groupe. La nécessité de créer ce dernier ne peut en effet être expliquée que par les deux décennies précédant l’Acte final d’Helsinki, caractérisées par l’évolution de la nature répressive de l’État entre Nikita Khrouchtchev et Léonid Brejnev. À travers la définition des contours de la politique brejnévienne à l’égard de la dissidence, s’était progressivement consolidée une stratégie contestataire inédite pavant la voie à la formation Helsinki à venir.

1.1. Khrouchtchev et le révisionnisme controversé

Les divers abus commis perpétrés au nom de la direction stalinienne avaient laissé le parti dans un état nécessitant le renouvèlement de sa légitimité par l’élimination de ses excès policiers. Dès son accession au pouvoir en 1953, Khrouchtchev s’engagea sur une voie de réformes touchant tous les domaines : agriculture, industrie, relations internationales, le fonctionnement du Parti, etc. Parmi celles-ci, le renouvèlement des postes au sein du praesidium au Comité central du PCUS de même que dans les raïkoms et les gorkoms, où la moitié des postes devaient être remplacés, furent perçus comme une menace pour les membres de la nomenklatura qui craignaient pour la stabilité de leur position.74 De même, l’influence du Ministère des Affaires intérieures (MDV), dont on reprochait l’implication dans les répressions des années 50, diminua grandement jusqu’à sa suppression en janvier 1960. Quant au KGB, presque la moitié de ses membres furent licenciés en 1959 et ses fonctions furent rattachées à celles du Comité central du PCUS.75 Au-delà des frontières soviétiques, le nouveau premier secrétaire avait également entrepris différentes mesures

74 Rudolf G. Pikhoia, URSS. Histoire du pouvoir. Volume 1 : Quarante ans d’après-guerre, Longueuil, Les éditions Kéruss. 2007, p. 388 75 Louise I. Shelley, « Policing Soviet Society. The Evolution of State Control », Law and Social Inquiry, 15, 3 (1990), pp. 501-503

26 visant à instaurer une plus grande autonomie, bien que très limitée, au sein du bloc communiste en Europe de l’Est, incluant l’abolition du Cominform en 1956.76

De manière à se distinguer de son prédécesseur, Khrouchtchev lança de surcroit une campagne de déstalinisation. 77 Au XXe Congrès du PCUS tenu du 14 au 25 février 1956, Khrouchtchev fit part de son rapport secret dénonçant le culte de personnalité de Staline et la cumulation des pouvoirs sous un chef unique qu’il qualifia de contraires aux principes marxistes-léninistes. En 1961, au cours du XXIIe Congrès, Khrouchtchev acheva de désacraliser l’ancien chef en dénonçant les crimes commis par Staline tels que les grandes répressions des années 1936-1937, le Goulag, etc. Cette diatribe qui sera rendue publique par la radio fut suivie d’une décision de retirer le corps de Staline du mausolée de la Place Rouge.78 Les processus de déstalinisation et de dégel devaient s’accompagner d’une certaine libéralisation dans le domaine scientifique, littéraire et culturel. Dans un souci de stimuler les recherches académiques, la classe scientifique et intellectuelle bénéficiait désormais de meilleures ressources et d’une plus grande liberté d’échange. 79 À partir de 1956, un engouement envahit les milieux littéraires où cette libéralisation fut interprétée comme une invitation à revisiter le passé et à faire un travail de mémoire. C’est ainsi que vit le jour, en 1962, le roman Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne qui venait de quitter le camp d’Ekibastouz. Racontant les conditions de vie dans les Goulags au début des années 50 et mettant en scène la souffrance du peuple, ce roman reçut l’aval du Politburo et fut même louangé par Khrouchtchev. Dès lors, on assista à la parution de plusieurs ouvrages mettant en scène l’ère stalinienne et condamnant de plus en plus hardiment l’ancien secrétaire général. À travers la revue Novy Mir de même que Literatournaya et Moskva de nombreux écrivains eurent l’occasion de diffuser leur critique. La revue Novy Mir, qui fut très active

76 Terry L. Thompson, Ideology and policy. The politcal uses of Doctrine in the Soviet Union, Boulder, CO : Westview Press, 1989, p. 18 77 Issue du discours officiel de Khrouchtchev, ces mesures étaient toutefois vraisemblablement motivées par un désir de consolider sa position par la discréditation des anciens alliés de Staline. De plus, la situation étant intenable dans les Goulags et le système étant devenu trop coûteux politiquement et économiquement, il fallait protéger le Parti en faisant paraître l’éclatement de la vérité comme une initiative de la nouvelle direction avant que les zeks nouvellement libérés ne lèvent le voile eux-mêmes. Martin E. Malia, La tragédie soviétique : histoire du socialisme en Russie, 1917-1991. Paris, Éditions du Seuil, 1999 (1995), P. 407 78 Concernant le déroulement des XXe, XXIe et XXIIe Congrès du PCUS, voir Ibid, pp. 407-412 79 Jeremi Suri, « The Promise and Failure of “Developed Socialism”: The Soviet “Thaw” and the Crucible of the , 1964-1972 », Contemporary European History, 15-2 (2006), p. 136

27 entre 1957 et 1958 ainsi qu’entre 1962 et 196380, permit notamment la parution de L’homme ne vit pas seulement de pain de V. Doudintzev et des Mémoires d’Ehrenbourg.81

Or, si la littérature antistalinienne était tolérée et même parfois mise à profit par Khrouchtchev 82 , elle donnait lieu également à une remise en question du Parti et des conditions présentes. Parmi les intellectuels de Moscou et Saint Pétersbourg, se créèrent des cercles de discussions privés, kompanias, composés de gens partageant des affinités idéologiques. Rassemblés dans leurs appartements, ceux-ci échangeaient librement de la poésie et de la littérature de telle sorte qu’il s’y développait progressivement un éveil politique et social.83 Afin d’échapper à la persistante censure imposée par l’État et de briser l’isolement intellectuel, plusieurs écrivains s’adonnèrent dès lors à la production et la publication clandestine de littérature non conformiste grâce à une méthode d’autopublication non censurée appelée . D’abord essentiellement littéraire, cette démarche permettait aux écrivains d’écrire en toute liberté et de faire circuler des œuvres de littérature prérévolutionnaire suscitant un intérêt nouveau pour la culture russe.84 À travers l’avènement des kompanias et du samizdat, des idées divergentes commencèrent progressivement à pénétrer plus largement les groupes d’intellectuels de l’URSS. Se développa alors un embryon de société civile réclamant des discussions libres et empruntant une voie de plus en plus contestataire et jugée subversive. Les tentatives d’instaurer des réformes graduelles et contrôlées avaient ainsi engendré des revendications pour des changements profonds et globaux. Ce fut d’ailleurs le cas de Yuri Orlov, futur fondateur du Groupe Helsinki de Moscou, qui réclama en 1956 « une totale démocratisation de l’État sur une base socialiste » à l’occasion d’une réunion partisane de l’Institut de physique théorique et expérimentale.85 Alors que son prédécesseur avait usé de répression contre tout ennemi politique, réel ou

80 Jean Chiamat et Jean-François Soulet, Histoire de la dissidence. Oppositions et révoltes en URSS et dans les démocraties populaires de la mort de Staline à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 263 81Ibid, pp. 264-265 82 Il convient cependant de rappeler que le mandat de Khrouchtchev ne fut pas dépourvu de répression à l’égard des écrivains. À titre d’exemple, on peut évoquer l’incarcération de Michel Naritza pour la publication en Occident d’une oeuvre interdite de même que l’encadrement accru des écrivains de Novy Mir en 1962. Ibid, p. 265 83 Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, The thaw Generation: Coming of Age in the Post-Stalin Era. , University of Pittsburgh Press, 1990, pp. 82-90. 84 Cécile Vaissié, Op. Cit., p. 42 85 Yuri Orlov fut en conséquence renvoyé de l’Institut et du Parti communiste. Jusqu’en 1973, il dû travailler pour l’Académie des sciences d’Arménie à Yerevan. Yuri Orlov, Op. Cit., pp. 118-122

28 imaginé, Khrouchtchev avait compromis cette crainte qui maintenait le Parti hors d’atteinte et prémuni de toute critique ou moquerie. Selon Rudolf G. Pikhoia, le pouvoir avait été désacralisé.86 Ajoutée aux différents motifs de mécontentement, l’issue des politiques de déstalinisation finit d’effriter la confiance des membres du Parti envers le premier secrétaire.

1.2. Brejnev et le retour à la rigidité idéologique

La nature des évènements qui ont conduit à la destitution de Khrouchtchev explique le peu de sources disponibles sur le sujet. D’autant plus, les sources principales qui nous sont parvenues ont été écrites au moment où Gorbatchev lança la perestroika, c’est-à-dire lorsque Khrouchtchev fut réhabilité en tant qu’adepte d’un socialisme plus humain au détriment de la réputation de Brejnev qui fut désormais présenté comme l’instigateur principal de la « révolution de palais ». Néanmoins, la découverte du projet de rapport qui devait être prononcé au nom du praesidium du CC du PCUS lors du plénum nous éclaire sur les griefs des membres de la nomenklatura à l’encontre de Khrouchtchev. 87 En plus d’accuser le premier secrétaire d’avoir déstructuré le pays par une multitude de réformes, ses adversaires qualifièrent lesdites réformes d’une longue suite d’échecs. Le 13 octobre 1964, lors d’une séance du praesidium, Khrouchtchev fut soumis à un lynchage au cours duquel on critiqua la situation économique du pays, la coexistence pacifique, la perte d’influence et de prestige dans le monde communiste, la division des obkoms, les constantes réorganisations du Parti et son pouvoir que l’on qualifia d’autocratique. Devant ce flot de récriminations, Khrouchtchev n’eut d’autre choix que de signer un acte de démission préparé d’avance stipulant « qu’en raison de l’apparition de défauts personnels et liés à son travail, de son âge avancé et son état de santé qui se détériore, le camarade Khrouchtchev n’est pas en mesure de corriger les erreurs commises et les méthodes antiparti dans son travail. »88

Dès le lendemain, le 14 octobre 1964, Léonid Brejnev fut élu Secrétaire général du Comité central du PCUS, avec pour principaux collègues Alexei Kossyguine, Mikhail Souslov et Nokail Podgorny, et fut instaurée la nouvelle direction collégiale. Celle-ci traça

86 Rudolf G. Pikhoia, Op. Cit., p. 475 87 À propos du contenu de ce rapport, voir Ibid., p. 454 88 Ibid, p. 467

29 d’emblée les contours de ce qu’on appellera plus tard le « socialisme développé ». C’est donc avec des mots d’ordre tels que constance et stabilité que la direction de Brejnev entama son mandat. Ainsi, lors des plénums qui suivirent, on se mit à la tâche d’éliminer les réformes khrouchtchéviennes. Notamment, le parallélisme institutionnel issu des réformes de Khrouchtchev fit place à une réinstauration de la verticale du pouvoir au sein du Parti et on signa une série de traités avec les pays du bloc soviétique afin de réaffirmer le centrisme et le leadership soviétique.89 En plus de restituer le MVD et de rétablir l’autorité du Parti sur les instances policières, on élargit les responsabilités de la milice de sorte à induire un plus grand contrôle économique et social sur la population.90 Toutefois, c’est à la déstalinisation que les nouveaux dirigeants du Kremlin s’attaqueront le plus durement. La destitution de Khrouchtchev fut accompagnée d’un durcissement idéologique que l’on qualifie souvent de retour au stalinisme91. En effet, la tolérance dont fit preuve Khrouchtchev à certains égards fut remplacée par un nouveau conformisme idéologique et une interdiction formelle de critiquer le Parti. En conformité avec les impératifs du statu quo politique et de la stabilité sociale, la nouvelle direction soviétique entendait ainsi réaffirmer l’autorité du PCUS, au sein de l’Union soviétique de même que dans l’ensemble du bloc communiste, et endiguer les sources de désordre social par la réhabilitation des mécanismes répressifs.

Alors que le KGB avait précédemment subi une importante perte d’influence, la direction de Brejnev établit un nouveau statut pour le Comité de Sécurité d’État et y plaça à sa tête . En effet, celui qui allait succéder à Brejnev à la tête du PCUS était alors diplomate en poste au Comité central et bénéficiait donc d’une certaine influence. On assista également à une croissance notable du KGB qui comptait désormais des agents plus instruits en plus de bénéficier d’une modernisation de l’organisation des opérations et de campagnes de propagande afin de restaurer la réputation de l’organisme. Parmi les nouvelles instances, on compte notamment la cinquième direction mise en place par Andropov spécifiquement chargée d’enquêter sur la dissidence. Au contraire de Staline qui s’était servi

89 Ibid, p. 475 90 Louise I. Shelley, Op. Cit., p. 507 91 Il faut toutefois être prudent avec ce genre de comparaison. Les réformes de Khrouchtchev n’étant pas constantes et nécessairement libérales, on peut difficilement parler d’un retour au stalinisme. De même, tel qu’expliqué précédemment, il existe des différentes importantes entre l’ère stalinienne et brejnévienne, notamment à l’égard de l’usage de la répression.

30 du KGB pour assurer la soumission du Parti, Brejnev et Andropov travaillèrent en tandem pour contrôler la société. 92 De même, si Brejnev évita soigneusement le sujet de la réhabilitation de Staline au XXIIIe congrès, les premières paroles favorables à son égard furent prononcées dès l’occasion de la restauration du jour de la Victoire en 1965, au cours duquel on présenta les exploits héroïques de Staline en tant que commandant de la Grande Guerre patriotique. Il s’agit alors pour Brejnev d’une occasion de transformer à nouveau ce traumatisme social et la tragédie de 1941, dont la critique avait émergé sous Khrouchtchev, en une célébration nationale encensant la supériorité du communisme.93 De même, le 50e anniversaire de la révolution d’Octobre et la frénésie qu’il engendrait permirent aux dirigeants de rétablir discrètement les positions Stalinistes et la réputation du chef dans les livres scolaires réformés sous Khrouchtchev.94 Le Parti réinstaurait donc progressivement les mesures lui permettant de réaffirmer la crainte et la supériorité morale du Parti.

Toujours dans le but de rétablir l’autoritarisme du Parti et de soumettre l’intelligentsia, Brejnev s’adonna à une réforme légale et remplaça l’article 58, à la base des inculpations sous Staline et qui avait été supprimé par Khrouchtchev. L’article 70 du Code pénal de la République socialiste fédérative de Russie (RSFSR) vit alors le jour permettant à la nouvelle direction de se prévaloir d’une justification légale pour réprimer « l’agitation et la propagande menées pour saper ou affaiblir le pouvoir soviétique ou pour commettre des crimes d’État particulièrement dangereux ; la diffusion, dans ces mêmes buts, d’allégations diffamatrices dénigrant le système politique et social soviétique, ainsi que la diffusion, la préparation ou la possession, dans ces mêmes buts, de texte d’un tel contenu »95. Formulé de manière suffisamment floue afin d’y inclure arbitrairement un large éventail d’activités, cet article devint alors le principal outil légal à l’encontre de la dissidence. Tout en conservant une apparente impartialité et un semblant de légalité, l’État réitérait ainsi l’interdiction de se prononcer contre les autorités de quelque manière que ce soit, vague ou explicite.

92 Martin E. Malia, Op. Cit., p. 478 93 Jones Polly, «Between Post-Stalinist Legitimacy and Stalin's Authority: Memories of 1941 from Late Socialism to the Post-Soviet Era », Canadian Slavonic Papers, 54, ¾ (2012), p. 4 94 Rudolf G. Pikhoia, Op. Cit., pp. 489-493 95 Cécile Vaissié, Op. Cit., p. 46 et Миф о застое, Moscou, 1991, pp. 70-71 dans Rudolf G. Pikhoia, Op. Cit., p. 488

31 1.3. Une répression aux effets catalyseurs : La montée du mouvement de protestation

C’est en contrevenant prétendument audit article 70 qu’Andrei Siniavsky et furent arrêtés le 5 décembre 1965. Bien que la diffusion de textes à l’étranger sous des pseudonymes ne fut pas un crime en soi, les autorités soviétiques firent une analyse détaillée et approfondie de leurs œuvres afin d’en exposer le caractère subversif. D’une manière qui rappelait l’ère des procès spectacles, elles procédèrent à une virulente campagne de propagande médiatique à l’encontre des deux écrivains dans le but d’endiguer l’émergence de ce mouvement et d’inspirer la soumission. Ce procès, à l’issue duquel les auteurs furent condamnés à 7 et 5 ans respectivement dans des camps à régime sévère, fut un véritable catalyseur pour le mouvement dissident naissant.96 La condamnation arbitraire de ces deux écrivains signifiait un retour à l’oppression de la liberté d’expression qui était si chère à l’intelligentsia de même qu’une attaque claire envers celle-ci. Le gouvernement renouait en effet avec la méfiance envers cette classe dont la place cadrait difficilement dans un monde mu par les intérêts du prolétariat. Néanmoins, au lieu de soulever la crainte, le procès suscita une opposition de plus en plus organisée. La prise de conscience engendrée par les réformes de Khrouchtchev se concrétisait alors en un mouvement que l’on appellera plus tard celui « des droits humains » 97 et dont les revendications se déclinèrent en une multitude de récriminations incluant celles de nature nationale et religieuse. Celles-ci s’unissaient désormais sous le couvert de la demande du respect des droits citoyens tel que stipulée dans la constitution soviétique, à savoir la liberté de pensée, d’expression, de réunion et de manifestation.98 La mise en exergue des droits civiques avait ainsi permis une plus grande cohésion parmi les contestataires dont les réclamations et les orientations politiques étaient très diverses. Faisant preuve d’un haut niveau de support et de tolérance, ceux-ci purent dès lors entreprendre des actions concertées en faveur d’un but commun. Alexander Esenin- Volpin fut parmi les premiers à exprimer ce concept, lequel deviendra central pour le mouvement dissident en émergence. Déviant des traditionnelles formes d’opposition

96 Concernant le procès Siniavski-Daniel, voir Cécile Vaissié, Op. Cit., p. 57 ; Jean Chiamat et Jean-François Soulet, Op. Cit., pp. 320-325 ; Rudolf G. Pikhoia, Op. Cit., pp. 487-488 ; 97 On lui attribua d’abord les appellations « mouvement démocratique », « mouvement libéral » et « mouvement de protestation civique » avant d’être finalement définitivement associé à la lutte des droits humains. 98 Jean Chiamat et Jean-François Soulet, Op. Cit., 1982, p. 325

32 consistant en la désobéissance civile, celui-ci réclamait au contraire un respect strict des lois par l’État.99

[…] Laws ought to be understood in exactly the way they are written and not as they are interpreted by the government, and the government ought to fulfill those laws to the letter. […] What would happen if citizens acted on the assumption that they have rights? If one person did it, he would become a martyr; if two people did it, they would be labeled an enemy organization; if thousands of people did it, they would be a hostile movement; but if everyone did it, the state would have to become less oppressive.100

Selon Ludmilla Alexeyeva, dont les premières activités dissidentes s’inscrivent dans le cadre de la gestation du mouvement, bien qu’il y ait eu des luttes analogues dans le reste du monde, à savoir le mouvement des droits civils aux États-Unis, l’isolation imposée aux citoyens de l’Union soviétique explique l’originalité de ce mouvement lequel ne fut ni inspiré du mouvement international des droits humains, ni des intellectuels de l’époque tsariste. La défense des droits humains en URSS était plutôt issue d’une expérience de violation continue des droits fondamentaux, de cruauté et d’atteinte à la personnalité au nom de l’intérêt collectif. Le mouvement émergea donc simplement en opposition à cette approche « collective » et en support à la légitimité de la valeur d’un individu et de ses droits. 101

En conformité avec un sentiment de légitimité légale et d’impératifs moraux, le mouvement entreprit de suivre les dispositions de la constitution, incluant la liberté de parole, et se livrèrent dès lors à une opposition ouverte, rejetant l’expression clandestine de revendications. Les notions de zakonnost – légalité – et de – transparence – se retrouvèrent donc au cœur des nombreuses initiatives dissidentes ponctuant l’ère brejnévienne. En faisant appel à l’opinion publique, plusieurs intellectuels s’élèveront contre le Parti par le biais de lettres et pétitions ouvertes envoyées aux instances gouvernementales, à la cour de justice et aux journaux. Relativement au procès Siniavsky-Daniel, 80 personnes, dont 70 étaient membres de l’Union des écrivains, signèrent de telles lettres et ainsi

99 Benjamin Nathans, « The Dictatorship of Reason. Aleksandr Vol'Pin and the Idea of Rights under "Developed Socialism" » Slavic Review, 66-4 (2007), p. 630 100 Discours d’Alexandre Esenin-Volpin rapporté par Ludmilla Alexeyeva dans Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit., p. 108. 101 Ludmilla Alexeyeva, Soviet Dissent, p. 265

33 déclarèrent ouvertement leur opposition au gouvernement.102 En contraste avec la stratégie de dissimulation auparavant adoptée par les dissidents, ces appels aux instances gouvernementales traduisent l’intégration de ces concepts et constituent en soi un aspect innovateur. Forts de cette conscience civique et juridique et convaincus de la légitimité de leur lutte, les accusés refusaient de surcroit d’admettre leur culpabilité et de supplier la clémence de l’État soviétique tel qu’il était précédemment coutume.

Au cours de cette période d’effervescence contestataire, le samizdat avait alors quitté le domaine exclusivement littéraire pour finalement englober toutes les publications ne correspondant pas au discours officiel. Ce samizdat désormais plus politique devint alors témoin de cette nouvelle relation à la parole en plus de permettre une meilleure cohésion entre les dissidents et briser leur isolation. 103 Rassemblant de nombreuses plaintes individuelles et collectives, de lettres et pétitions dénonçant les manquements aux droits de l’homme, on y trouvait également des essais, poèmes et écrits politiques en plus d’une abondante documentation sur des cas de discrimination envers des communautés religieuses et nationales.104 C’est également au nom des concepts de zakonnost et de glasnost que se tint la première manifestation dissidente. Le 5 décembre 1965, à l’occasion du jour national de la constitution, à la place Pouchkine de Moscou, se réunirent environ 50 manifestants et 200 sympathisants ayant répondu à l’appel de Volpin afin de réclamer le respect de la constitution soviétique et du droit d’accès au procès Siniavsky-Daniel. Bien que la manifestation n’ait duré que 20 minutes, elle constitua néanmoins un symbole important pour le mouvement de défense des droits civiques et inaugura la tradition du « rassemblement de glasnost » à la même date pour plusieurs années subséquentes.105 La coopération entre les dissidents de différentes appartenances de même que la promotion de ce concept avaient de surcroît pavé la voie à un accroissement des manifestations à partir de 1965.106

102 Cécile Vaissié, Op. Cit., p. 60 103 Ibid, p. 45 104 Jean Chiamat et Jean-François Soulet, Op. Cit., p. 115 105 Le déroulement de la manifestation est rapporté de première main par Ludmilla Alexeyeva dans Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit. pp. 122-124 106 En ce qui concerne l’évolution de l’intensité de la protestation, la diversité de son appartenance sociale et l’étendue des méthodes employées, incluant les manifestations, voir David Kowlewski, « Human Rights Protest in the USSR. Statistical Trends for 1965-78 », Universal Human Rights, 2-1 (1980), pp. 5-29

34 C’est d’ailleurs l’ambigüité du procès Siniavski-Daniel et la réaction contestataire qu’il engendra qui poussèrent le gouvernement à élargir leurs dispositions légales par l’ajout de l’article 190 s’attaquant notamment à la « diffusion d’interventions notoirement fausses dénigrant l’État soviétique et l’ordre social, de même que la fabrication et la diffusion par écrit d’œuvres de contenu coupable […] » en plus de « l’organisation ou participation active à des actions de groupe violant l’ordre social ».107 Ainsi, quelconques propos de nature diffamatrice, quel que soit le contexte ou l’intention, pouvaient justifier un emprisonnement jusqu’à 3 ans.108 Fort des provisions des articles 70 et 190, en plus de l’article 206 concernant les actes d’hooliganisme, l’État achevait de définir les contours de son orientation coercitive. En août 1967, Vladimir Boukovsky, et Eugène Kouchev firent face à des accusations relatives à la parution de la revue clandestine Rousskoe Slovo. Pour la parution de son Livre blanc visant à rétablir les faits sur l’affaire Siniavsky-Daniel, imposer la transparence sur le déroulement dudit procès et offrir un plaidoyer pour la liberté d’écriture, Alexandre Guinzbourg dû comparaitre à huis clos en janvier 1968 aux côtés de Youri Galanskov, Alexis Dobrovolsky et Véra Lachkova. L’organisation de la manifestation du 4 mars 1966 contre le retour au stalinisme, la publication et la diffusion des revues clandestines Syntaxes et Phénix 61 et 68, de même que la participation aux protestations du procès de Siniavski-Daniel justifièrent ainsi le tristement célèbre « procès des quatre ». Cette affaire, de même que la réaction contestataire qu’elle suscita, fut l’occasion pour le Parti d’amorcer une large campagne de diffamation et d’associer les dissidents aux agences d’espionnage étrangères. L’évidence des activités antisoviétiques au sein de l’intelligentsia et l’expression de son support pour les accusés furent donc instrumentalisées afin de mettre en exergue une dégradation idéologique des représentants du mouvement de telle sorte que la nécessité d’un durcissement était justifiée. 109 Dès le plénum d’avril de la même année, une nouvelle vague de répression frappa les proches des accusés et leurs sympathisants. De même, dans un effort d’épuration du Parti, les podpisanty - signataires des nombreuses lettres ouvertes – furent

107 Rudolf G. Pikhoia, Op. Cit., p. 489 108 Grâce à l’usage de « décrets spéciaux » (постановление), il était toutefois courant d’attribuer aux dissidents des sentences plus sévères que celles prescrites par la loi. La prolongation des sentences était ainsi un moyen de prévenir la poursuite d’activités dissidentes et maintenir l’isolation des activistes. John T. Evrard, « Human Rights in the Soviet Union: The Policy of Dissimulation », DePaul Law Review, 29-3(1980), p. 856 109 Jean-Jacques Marie et Carol Head, L’affaire Guizbourg-Galanskov, les nouveaux procès de Moscou, Paris, Éditions du Seuil, 1969, pp. 13-21

35 presque systématiquement soumis à de nombreuses interrogations, à l’exclusion des instances du Parti, à la perte de leur emploi et à l’isolation du reste de la société.110 Entre 1967 et 1975, le KGB rapportait ainsi 1 583 sentences sous les articles condamnant les activités antisoviétiques auxquelles s’ajoutaient les nombreux autres cas de harcèlement.111

Malgré la peur de subir des représailles, l’intelligentsia continua de se mobiliser pour contrer un retour au stalinisme. Alors que l’étau se resserrait autour des contestataires, plusieurs dissidents cherchèrent à élargir la visibilité de leurs récriminations. Les appels à la communauté internationale devinrent dès lors une stratégie de plus en plus prisée par le mouvement dissident dont les liens avec les journalistes de l’Ouest se concrétisaient à mesure que se multipliaient les procès politiques.112 Ainsi, le 12 janvier 1968, et Larissa Bogoraz-Daniel firent parvenir à l’opinion publique mondiale à travers les radios étrangères une dénonciation des conditions dans lesquelles se déroulait le procès de Galanskov, Guizbourg, Dobrovolsky et Lachkova.

Nous nous adressons à tous ceux dont la conscience est encore éveillée, à tous ceux qui ne sont pas dépourvus de courage. Exigez que ce procès honteux soit publiquement désavoué et que les coupables soient punis ! Exigez la mise en liberté des accusés. Exigez que soit organisée une nouvelle instruction judiciaire où seraient respectées toutes les normes du droit et qui se dérouleraient en présence d’observateurs internationaux. […] Ce ne sont pas seulement les trois inculpés que l’on juge qui sont aujourd’hui en danger. Car ce procès ne le cède en rien aux fameux procès des années 30 qui nous couvrirent de tant d’ignominie et nous coutèrent tant de sang, au point que nous n’en sommes pas encore revenus.113

110 Ludmilla Alexeyeva, Soviet Dissent, p. 281 111 Dans son rapport, Andropov annonce en fait une diminution du nombre d’arrestations sous ces motifs, laquelle serait un signe de l’efficacité des mesures prophylactiques entreprises sous sa direction. « Yuri Andropov Report to the CC CPSU », Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, Georges Washington University, Washington, 29 décembre 1975 112 Ludmilla Alexeyeva rapporte d’ailleurs la naissance de ces contacts à l’occasion de la tenue du procès de Siniavsky et Daniel où s’étaient attroupés une foule de protestataires réclamant un procès ouvert tel que garanti par la constitution de même que plusieurs journalistes étrangers. « The alliance that was forged on that day enabled Western reporters to obtain information from the public rather than just from the governement. And by virtue of its closeness with the Press, the public movement in the USSR became one of the world’s best covered ongoing political stories ». Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit., p. 136 113 Distribué personnellement aux représentants de la presse étrangère à Moscou devant la salle d’audience où se déroulait le procès de Guinzbourg, Galanskov, Dobrovolsky, et Lachova. Pavel Litvinov (ed), La Russie contestataire : documents de l’opposition soviétique. Paris, Fayard, 1971, p. 150

36 En réponse à cette plaidoirie, une série de lettres anonymes furent envoyées aux auteurs afin de signifier leur appui parallèlement à l’envoi de nombreuses lettres de protestation aux différentes instances gouvernementales et médiatiques. Ainsi, ces tribunaux qui avaient pour but de faire de ces écrivains des boucs émissaires inspirant l’obéissance et décourageant toute tentative d’expression contestataire confirmèrent plutôt l’importance politique de la littérature et entérinèrent le rôle de critiques sociaux des intellectuels qui poursuivirent leur protestation de plus belle.

1.4. Entre marasme et renouvèlement contestataire

C’est à travers ce tumulte de répression en URSS que survint en 1968 le Printemps de Prague où l’élaboration de l’idée de « socialisme à visage humain » fit écho aux aspirations de l’élite intellectuelle soviétique pour une démocratisation des régimes communistes contemporains. En effet, la Tchécoslovaquie était emportée par un vent révisionniste depuis l’arrivée d’Alexandre Dubcek à la tête du gouvernement en 1968 succédant à Antonín Novotný jugé trop étroitement lié à Khrouchtchev selon Moscou. Après l’insurrection à Berlin en 1953, les révoltes hongroises en 1956 et les émeutes en Pologne, c’était au tour de la Tchécoslovaquie de réclamer une plus grande transparence dans la pratique politique. Dès 1967, un vent de contestation agitait le pays se manifestant surtout chez les étudiants et traduisait une « dégénérescence idéologique » au sein de la population et du gouvernement.114 Les réformes entreprises par le gouvernement pour établir une plus grande liberté de presse et d’expression, une décentralisation de l’économie et une meilleure entente entre les Tchèques et les Slovaques inspirèrent les révisionnistes des autres pays du pacte de Varsovie. En URSS, des manifestations de soutien à la Tchécoslovaquie éclatèrent parallèlement à la parution de lettres par Iakir, Essenine et d’autres écrivains qui furent envoyées à l’étranger et remises à la BBC.115 Or, si cette expérience de réforme socialiste majeure avait inspiré l’espoir de réformes démocratiques, l’entrée des chars d’assaut soviétiques à Prague le 21 août 1968 suscita toutefois un véritable mouvement de consternation chez les dissidents à travers le bloc soviétique pour qui il devenait clair que de

114 Rudolf G. Pikhoia, Op. Cit., p. 510 115 Ibid, p. 516

37 telles réformes initiées au sein de la classe dirigeante relevaient de l’utopie. 116 Soucieux de réaffirmer le leadership de Moscou à l’intérieur du pacte de Varsovie, s’esquissait alors la Doctrine de Brejnev justifiant l’intervention de Moscou dans les questions d’orientation politique des pays membres du pacte sous motif qu’une menace pour le socialisme dans un pays constitue une menace pour tous. Parallèlement, on procéda, en mars 1968, à la création d’une commission du Politburo pour des questions fondamentales du travail idéologique et à l’élaboration d’une campagne de propagande afin de discréditer le mouvement révisionniste tchécoslovaque.117 Le Printemps de Prague avait en effet établi clairement les limites des efforts de démocratisation et de la tolérance du PCUS pour les sources d’instabilité politique.

En URSS comme en Tchécoslovaquie, l’invasion par les troupes soviétiques et le durcissement de l’appareil répressif engendra une période de marasme pour plusieurs dissidents qui choisirent un retour à la critique passive. Pour d’autres, toutefois, la démonstration de l’intransigeance du Parti induit une plus forte cohésion parmi les dissidents et justifia la recherche de nouvelles méthodes de pression. Si les appels aux autorités soviétiques avaient jusqu’à lors permis de démontrer la présence de franges contestataires au sein de la population, ces lettres avaient perdu leur pertinence face à l’absence de réponse du gouvernement118 et laissèrent plutôt place à la recherche de support international déjà initiée par quelques dissidents tels que Litvinov et Bogoraz-Daniel. Dès lors, le mouvement cessa d’être circonscrit à l’intérieur de l’Union soviétique.

Les contacts avec l’Ouest quant à la situation à l’intérieur de l’Union soviétique firent toutefois l’objet de différentes perceptions au sein des cercles dissidents, lesquelles persistèrent au-delà des évènements de 1968. Les premières années du mouvement de contestation témoignent d’une certaine réticence en ce qui concerne les contacts extérieurs, en partie issue d’une méfiance inculquée par l’État envers l’Occident de même que d’une culture politique favorisant une gestion « secrète » d’enjeux problématiques. 119 La

116 Hyung-Min Joo, « Voices of Freedom: Samizdat », Europe-Asia Studies, 56, 4 (2004), p. 576 117 Rudolf G. Pikhoia, Op. Cit., p. 516 118 Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit., p. 252 119 Richard N. Dean, « Contacts with the West- The Dissidents' View of Western Support for the in the Soviet Union », Universal Human Rights, 2-1 (1980), p. 50. La préférence pour une protestation plus discrète peut également être expliquée par la croyance qu’elle engendrerait moins de représailles de la part du gouvernement.

38 publication d’œuvres critiques à l’Ouest au début des années 1960 par Siniavsky et Daniel fut d’ailleurs réprouvée par plusieurs dissidents qui favorisaient plutôt un règlement de la question directement auprès du gouvernement soviétique.120 Une telle réserve provenait également d’une incompréhension des dynamiques internationales et des intérêts occidentaux, tel qu’expliqué par Andrei Sakharov en 1973 : « have a very poor understanding of what the foreign world is doing... And if we speak of the West, then it is difficult each time to tell whether they want to help us or whether, on the contrary, there is some kind of capitulation, a game involving the internal interests of the people of the West in which we merely play the role of small change ».121 Or, à mesure que s’amincissait l’espoir d’ouverture chez le Parti et que les médias étrangers faisaient preuve de sollicitude envers la cause humanitaire en URSS, se développa une attitude plus favorable quant à l’implication de l’ouest dans la lutte pour les droits humains. Celle-ci se traduisit notamment par la création de la Chronique des évènements en cours, laquelle contribua grandement à la visibilité des violations des libertés fondamentales à l’étranger. On pouvait ainsi retrouver un recueil de l’éventail des initiatives contestataires de même que les cas de violation des lois par les organes du pouvoir et de répressions politiques dissimulées par le Parti dans ce bulletin paru sous le couvert du samizdat à partir d’avril 1968 avec un numéro dédié au procès Guinzbourg-Galanskov. 122 Considérée comme l’un des plus grands accomplissements dissidents de l’époque, la Chronique se voulait une consécration du concept de transparence de même qu’un efficace instrument de transmission d’informations à l’intérieur de l’URSS et à l’Ouest où les rapports de transgression des libertés civiles étaient fréquemment traduits. Ainsi, grâce à ces médiums, le public occidental prenait de plus en plus conscience de l’état des droits humains en Union soviétique, notamment à travers le cas du mouvement d’émigration juif auquel l’Ouest accordait une attention particulière.123 En plus de nuire au prestige international de l’URSS, ces rapports étaient subséquemment retransmis par

120 Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit., pp. 117-118 121 Andrei Sakharov, Sakharov Speaks, Alfred A. Knopf, New York, 1974, p. 171. 122 Cécile Vaissié, « "La Chronique des évenements en cours". Une revue de la dissidence dans l'URSS brejnévienne ». Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 63, 1999, pp. 108 123 Abraham Brumberg, « Dissent in Russia », Foreign Affairs, 50-4 (1974), p. 785. Pour un plus ample aperçu de l’évolution du mouvement d’émigration juif, de sa persécution par les autorités et sa lutte afin d’affirmer l’identité juive, voir Gal Beckerman, When They Come for Us, We'll Be Gone, Houghton Mifflin Harcourt, New York, 2010, 598 p.

39 l’intermédiaire de radio à onde courte à travers le pays. D’abord limitée aux cercles dissidents moscovites, l’information relayée par la Chronique engloba rapidement l’ensemble des républiques soviétiques et groupes d’intérêts, jusqu’à rapporter 424 procès politiques et 753 condamnations en 10 ans.124

À la fin des années 1960, les dissidents ne faisaient plus seulement référence aux provisions de la constitution soviétique pour légitimer leurs plaintes, mais également aux traités internationaux relatifs aux droits humains.125 Ainsi, à la place de l’épigraphe pour chaque édition de la Chronique des évènements en cours, on retrouve plutôt l’article 19 de la déclaration universelle des droits de l’homme relative à la liberté d’opinion et d’expression.126 C’est toutefois la création du Groupe d'initiative pour la défense des droits de l'homme en URSS (Инициативная группа по защите прав человека в СССР), qui incarna le plus clairement cette nouvelle stratégie en plus de marquer une transition vers un mouvement de nature associative. Conformément au rejet des canons de la collectivité et à la valorisation de l’individualité, les initiatives dissidentes se manifestaient jusqu’en 1969 par des actions commises au nom seul des individus et de leurs convictions personnelles.127 De même, sous peine de représailles, la société avait été jusqu’à lors maintenue isolée et encadrée uniquement par les institutions partisanes, toute autre formation étant jugée contrerévolutionnaire. 128 Or, face à la nécessité de renouveler l’organisation des cercles dissidents, il devint apparent pour plusieurs que la coordination de ces actions individuelles sous le couvert d’un groupe s’avèrerait plus efficace. Encouragée par l’arrêt de l’instigateur du groupe, Pyotr Grigorenko 129, la formation vit officiellement le jour le 19 mai 1969 par

124 Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit., p. 207 125 La déclaration universelle des droits de l’homme avait auparavant été évoquée par les dissidents tels qu’Alexandre Guinzbourg dans une lettre ouverte au président du conseil des ministres Aleksei Kossygin à l’occasion du procès Siniavski-Daniel, or ces références étaient jusqu’à lors rares et de second ordre. Léopold Labezd et Max Hayward (eds), On Trial : The Case of Siniavsky (Tertz) and Daniel (Arzhak), Londres, Collins and Harvill Press, 1967, p. 87. 126 Хроника Текущих Событий (Chronique des événements en cours); http://www.memo.ru/history/diss/chr/, consulté le 23 mars 2016 127 Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit., p. 251 128 Robert Horvath, « Breaking the Totalitarian Ice : The Initiative Group for the Defense of Human Rights in the USSR », Human Rights Quarterly, 36-1 (2014), p.150 129 Celui qui s’était déjà fortement opposé aux vices du gouvernement de Khrouchtchev s’était également penché sur la légalité des procès intentés contre Boukovsky, Khaoustov, Galanskov, Guinzbourg, Dobrovlsky et Lachkova. Dénonçant les transgressions légales commises au cours desdits procès auprès de l’opinion publique, Grigorenko en vint à conseiller juridiquement les dissidents contre qui pesaient les accusations du Parti. C’est d’ailleurs pour soutenir les Tatars de Crimée réclamant le droit de retourner sur leur territoire que

40 l’union de 15 dissidents déjà actifs et aux orientations politiques diverses. En plus de défier le monopole associatif du Parti, le mouvement expérimentait alors pour la première fois la stratégie visant à susciter une pression extérieure tel que reprise de manière plus approfondie par le GHM. En effet, alors que les contacts précédents avec l’Ouest avaient pour but principal la publicisation des abus dans le domaine des droits humains, on tentait dès lors d’établir un dialogue avec des instances occidentales dans le but d’induire une pression sur le gouvernement de l’Union soviétique. Dans une lettre envoyée au « Comité des droits humains des Nations unies », le groupe énonça plusieurs enfreintes aux droits humains précédemment commises en Union soviétique et appela l’organisation à y investiguer la situation des abus politiques, invoquant la responsabilité du Comité d’assurer le respect des droits humains dans les pays membres. 130 Ce document transmis par l’intermédiaire de journalistes occidentaux reçut une grande couverture médiatique par les radios étrangères.131

Cependant, malgré le caractère novateur de l’entreprise, le groupe, de même que l’ensemble du mouvement dissident de l’époque, avait une connaissance lacunaire du concept des droits de l’homme de même que des structures des Nations unies. Ainsi, tel que l’avait mis en exergue Alexandre Volpin peu après l’envoi de la première lettre, les Nations unies n’avaient alors pas de Comité des droits de l’homme, mais plutôt une Commission.132 De même, les Nations unies n’étaient en fait pas en mesure d’entreprendre quelconque action liée au non-respect des dispositions de la déclaration universelle tel que stipulé lors de la première rencontre de la Commission en 1947. Les pouvoirs de la Commission se limitaient plutôt à transférer les plaintes au gouvernement concerné, processus qui s’était d’ailleurs bureaucratiquement alourdi en 1959.133 De surcroît, l’alliance de l’Union soviétique avec

celui-ci se rendit, le 3 mai 1969, à Tachkent où il fut arrêté par les autorités soviétiques pour infraction à l’article 70 et 190 du Code pénal. À l’issue de son procès en 1970, il fut reconnu coupable et déclaré irresponsable pour déficience mentale puis condamné à un traitement forcé à l’hôpital psychiatrique pénitentiaire de Kazan. « Арест Петра Григоровича Григоренко », Chronique des évènements en cours, 8-3(1969) ; « Суд над П.Г.Григоренко », Chronique des évènements en cours, 12-2 (1970) http://www.memo.ru/history/diss/chr/ consulté le 23 mars 2016. De telles sentences étaient en effet fréquentes parmi les représentants du mouvement de dissidence. À ce sujet, voir Sidney Bloch et Petter Reddaway, Psychiatric Terror : How Soviet Psychiatry is Used to Suppress Dissent, New York, Basic Books Inc, 1977, 510 p. 130 Документы Инициативной группы по защите прав человека в СССР (documents du Groupe d’initiative pour la défense des droits humains en URSS) http://www.memo.ru/history/diss/ig/docs/igdocs.html 131 Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit., p. 252 132 Tel que le rappelle Aleksandre Lavut, membre du groupe. Aleksandr Lavut, « Как я стал биологом » , информационный бюллетень, 26 (2002), http://www.memo.ru/about/bull/b26/33.htm. 133 Robert Horvath, Op. Cit., p. 159

41 plusieurs pays nouvellement indépendants freinait davantage la mise en lumière de l’état des droits humains dans les pays socialistes. Ainsi, lorsque l’ambassadeur américain, Arthur Goldberg, avait tenté d’exposer le manquement aux droits humains dans le traitement des auteurs Siniavski et Daniel, la délégation soviétique et ses alliés firent subséquemment retirer son discours des archives de la Commission. On passa également sous silence le sort des dissidents dans le bloc communiste lors de la rencontre des Nations unies à Téhéran chargée de réviser les progrès dans le domaine des droits humains depuis l’adoption de la déclaration universelle. 134

Malgré l’envoi de plusieurs lettres, le groupe d’initiative pour la défense des droits de l’homme en URSS n’obtint ainsi aucune réponse des Nations unies. Parallèlement, les membres du groupe faisaient face à une répression sévère compromettant son fonctionnement. Dès le 12 juin 1969, le KGB avait arrêté Vladimir Borisov et Genrikh Altunyan, bientôt suivis de 5 autres membres. Les membres jusqu’alors épargnés étaient toutefois soumis à plusieurs interrogations, fouilles de domicile et harcèlement de la part des officiers du KGB et de citoyens soviétiques. Fortement affaibli, le groupe maintint néanmoins son existence jusqu’en 1979. La réaffirmation du droit d’association par le groupe en dépit de l’interdiction de l’État avait d’ailleurs inspiré d’autres dissidents qui établirent de similaires organisations. Ainsi, les années qui suivirent la création du Groupe d’initiative virent également la formation d’autres groupes tentant d’établir des liens plus concrets avec des organisations extérieures. Notamment, le Comité des droits humains en URSS formé de plusieurs dissidents de renom, tels qu’Alexandre Soljenitsyne, Andrei Sakharov et Alexandre Galich, fut affilié à la Ligue internationale des droits humains et à l’institut des droits humains de Strasbourg. De même, en 1973, plusieurs dissidents soviétiques créèrent une organisation qui permit de joindre le réseau d’Amnistie internationale répandu à travers le monde.135 De ce fait, sans toutefois induire quelconque pression sur le gouvernement soviétique, le Groupe d’initiative pour la défense des droits humains avait ouvert la voie à la recherche de liens concrets avec des instances occidentales, inspirant ainsi les futurs membres du Groupe

134 Ibid, p. 160 135 Richard N. Dean, Op. Cit., p. 52

42 Helsinki de Moscou, dont certains avaient d’ailleurs endossé les derniers communiqués à la veille de la formation de ce dernier. 136

Conclusion

En définitive, la nouvelle de la mort de Staline et les premiers signes de « dégel » sous Khrouchtchev avaient favorisé une vague de revendications que l’on avait longtemps réduites au silence. En RDA, en Pologne et en Hongrie ce fut ainsi l’occasion de protester contre les répressions et réclamer une plus grande libéralisation à travers une série de révoltes. En URSS, ce mouvement se traduisit également par l’avènement d’une littérature antistalinienne chez les écrivains nouvellement investis d’un devoir de mémoire. La permission d’une certaine liberté de parole limitée à la critique de l’ancien secrétaire général stimula l’émergence de cercles d’intellectuels chez qui cette ouverture laissa place à la découverte d’un esprit critique et de la libre pensée. Cette hasardeuse compromission de l’inaliénabilité du Parti et de son appareil répressif fut toutefois remplacée en 1964 par une nouvelle direction soucieuse de consolider son autorité morale et politique. À travers le renouvellement des fondements légaux de la répression et le rétablissement des instances policières, le Parti entendait alors museler les demandes de démocratisation. Néanmoins, le durcissement idéologique et juridique, l’accroissement de la propagande et les tentatives de censure induisirent l’effet inverse chez l’intelligentsia dissidente consciente des implications d’un retour aux méthodes staliniennes. Les abus politiques eurent en effet pour corollaire de radicaliser le mouvement contestataire naissant dont les récriminations se précisèrent autour des questions de droits civiques et de conduite morale. En accord avec les principes de glasnost et de zakonnost, le mouvement établit ainsi une série de stratégies contestataires suivant l’évolution du caractère autoritaire du Parti et qui continueront de teinter les efforts

136 L’instigateur du groupe d’initiative, Pyotr Grigorenko joignit d’ailleurs le Groupe Helsinki suivant sa remise en liberté. Yuri Orlov, Malva Landa et Ludmilla Alexeyeva avaient d’autant plus cosigné les documents 25, 28, 29 et 30 du Groupe d’initiative pour la défense des droits humains en Union soviétique. http://www.memo.ru/history/diss/ig/docs/igdocs.html. L’implication de futurs membres du Groupe Helsinki remonte d’ailleurs à l’élaboration du document numéro 2 rédigé sous l’initiative de Ludmilla Alexeyeva de concert avec Natalya Gorbanevskaya. Ce numéro consacré à la réarrestation d’Anatoly Marchenko au terme de sa sentence dans un camp de travail institua de surcroît la persistance du groupe au-delà de sa première publication. « Письмо “В Комиссию по защите прав человека при ООН” о предстоящем новом суде над А.Т. Марченко и продолжающейся в СССР практике карательной психиатрии », Документы Инициативной группы по защите прав человека в СССР, 2, 30 juin 1969; Robert Horvath, Op. Cit., p. 163 ; Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit., p. 253

43 de démocratisation en URSS. Le contexte particulier du régime ne permettant aucune critique du pouvoir eut néanmoins tôt fait d’exposer la stérilité des protestations circonscrites à l’intérieur du pays. Ce fut la démonstration de son intransigeance qui aura initié la poursuite d’appuis extérieurs à la lutte des droits humains en URSS de même que la formation d’associations dissidentes. Ces développements ouvrirent ainsi la voie à l’émergence du groupe Helsinki de Moscou lequel, à la faveur du contexte de « Détente », fit la somme de ces diverses stratégies et dont les effets seront élaborés subséquemment dans cette étude.

44 Chapitre 2 L’avènement du processus d’Helsinki

Les mesures répressives auxquelles firent face les contestataires du régime soviétique au lendemain de la destitution de Khrouchtchev s’inscrivaient dans la poursuite par Léonid Brejnev d’une stabilité sociale et politique favorable à une revitalisation économique. Tel que mentionné précédemment, l’ère Khroutchévienne avait non seulement compromis la suprématie du pouvoir de l’élite politique soviétique, mais avait également laissé le pays dans une précarité économique à travers une compétition effrénée avec l’Ouest dans le domaine militaro-industriel et une série de réformes ambitieuses incapables d’induire un accroissement de la productivité ou une satisfaction chez les consommateurs. La croissance de l’écart des conditions de vie et du progrès technologique entre l’Ouest et l’Est de même que l’insatisfaction de la population quant aux biens de consommation que la production intérieure ne pouvait combler créaient d’autant plus un contexte favorable à davantage d’agitation sociale. La nouvelle direction de Brejnev rejeta ainsi les promesses audacieuses d’édification du communisme et de transformations sociales sans précédent afin de maintenir les objectifs économiques dans le cadre de plans quinquennaux misant sur une augmentation pondérée de la sécurité matérielle. À cet effet, le désir de surpassement des capacités économiques du capitalisme laissa place à l’instauration d’une orientation inédite dans le domaine économique et international axée sur la coopération avec l’Ouest. Combinant un contrôle autoritaire et une certaine libéralisation socioéconomique ; le « socialisme développé » se révéla tel un socialisme aux dépens du capitalisme. 137

2.1. Coopération, sécurité et prestige: les mots d’ordre soviétiques à Helsinki

Au contraire de l’ancien secrétaire général dont les mesures mirent l’accent sur la production intérieure de produits agraires et manufacturés, Brejnev, Souslov, Kossyguine et Podgorny mirent sur place une stratégie misant sur l’expansion des relations économiques entre le bloc de l’Est et les pays de l’Ouest. La tenue de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe s’inscrit ainsi dans une longue série de mesures entreprises par

137 Jeremi Suri, Op. Cit., pp. 143-146

45 Brejnev dès son accession au pouvoir afin de revitaliser l’économie soviétique sur les bases d’une collaboration avec les puissances de l’Ouest laquelle permettrait un accès à leurs prêts, leur commerce et leurs technologies. Grâce à ce forum, l’Union soviétique visait notamment l’élaboration d’un cadre approprié pour le développement d’une coopération scientifique et technique permettant de moderniser ses infrastructures et mettre en valeur ses ressources naturelles par l’obtention de crédits pour l’achat de biens d’équipement et de matériel de haute technologie.138 De même, les dirigeants soviétiques entendaient se faire octroyer le statut de nation la plus favorisée et abolir les pratiques commerciales restrictives à leur égard. En plus de faciliter le développement du commerce en Europe et aux États-Unis et d’alléger leurs coûts, cette clause aurait permis la reconnaissance d’une certaine égalité de traitement dans le domaine commercial.139

En outre, le projet soviétique quant aux accords d’Helsinki s’articulait autour de la reconnaissance des modifications territoriales et politiques issues de la Seconde Guerre mondiale. Par l’obtention d’accords sur les principes d’inviolabilité des frontières, de l’intégrité territoriale, de renonciation de l’usage de la force dans les relations interétatiques et de non-intervention dans les affaires intérieures, on souhaitait ainsi consolider l’emprise soviétique sur les pays de l’Europe de l’Est dont la fragilité fut démontrée à l’occasion du Printemps de Prague. Alors que les relations avec la Chine continuaient de se détériorer, l’Union soviétique entendait ainsi sécuriser sa zone d’influence en Europe et apaiser le sentiment de menace occidentale, particulièrement à l’égard de la République fédérale allemande.140 La définition de ces principes au cours d’un tel forum international conférait en outre une sanction multilatérale solennelle aux acquis bilatéraux de l’Ostpolitik ouest-

138 Tel qu’explicité par Brejnev dans un discours au sein du PCUS. Ibid, p. 131-144 ; Victor-Yves Ghebali, Op. Cit., p. 227 ; Daniel C. Thomas, Op. Cit., p. 166-167 139 Victor-Yves Ghebali, Op. Cit., p. 228. Sans garantir l’obtention de la clause, l’Acte final d’Helsinki mentionne plutôt la « [reconnaissance des] effets bénéfiques qui peuvent résulter de l'application du traitement de la nation la plus favorisée pour le développement des échanges », « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, p. 17, consulté le 4 décembre 2014. 140 Jacques Andréani, Le piège : Helsinki et la chute du communisme, Odile Jacob, Paris, 2015, p. 24

46 allemande lesquels incluaient un rapprochement entre l’URSS et la RFA de même qu’une reconnaissance de la division de l’Allemagne.141

La conférence d’Helsinki, de par la diversité de ses participants et de ses enjeux, constituait également une occasion pour l’Union soviétique de se tailler une place d’importance dans les forums internationaux. En plus d’effriter la cohésion interne entre l’Europe et l’OTAN, on cherchait à s’octroyer un droit de regard dans les affaires ouest- européennes et mondiales. Si l’objectif de l’Ouest était la préservation du statu quo stratégique, pour l’Union soviétique, l’Acte final était plutôt une réflexion de la parité des pouvoirs sur la scène internationale.142 En effet, en plus du désir d’être traité comme un partenaire économique égal, l’URSS aspirait à être reconnue comme une nation à part entière, un État légitime, ayant un rôle politique important dans les instances internationales. La participation soviétique à la CSCE s’inscrivait notamment dans la poursuite d’un objectif général du processus de Détente, c’est-à-dire l’obtention d’une reconnaissance de l’Union soviétique telle d’une superpuissance; une puissance globale sans laquelle on ne peut faire d’ententes internationales.143 C’est d’ailleurs la recherche d’un certain prestige qui fut au coeur de la stratégie soviétique dans ses efforts de promotion de la paix. À travers les discours à la fois sur la scène internationale, dans les rencontres entre nations, mais aussi dans les évènements intérieurs, Brejnev mettait en exergue le constant dévouement des pays socialistes à la cause de la coopération internationale.144 Utilisant de nombreuses références aux écrits de Lénine et à l’ensemble de l’orientation de la politique extérieure soviétique - à savoir les efforts d’expansion du communisme, la lutte contre le fascisme et l’endiguement de l’impérialisme américain -on présente la promotion de la paix et du désarmement comme une composante intrinsèque de l’idéologie communiste et telle une simple continuation de la stratégie internationale inspirée de Lénine.

141 Victor-Yves Ghebali, Op. Cit. p. 71 ; Pour Willy Brandt, chancelier fédéral de la RFA, cette diminution de la tension entre l’Est et l’Ouest contribuait à long terme au projet de réunification de l’Allemagne. Mike Bowker et Phil Williams, Super Power Detente : a Reappraisal, Sage, Londres, 1988, pp. 39-40, 91-92 142 Daniel C. Thomas, Op. Cit., p. 199 ; Sarah B. Snyder, Op. Cit., pp. 15-16 143 Jeremi Suri, Op. Cit. p. 135 ; Sarah B. Snyder, Op. Cit., p. 16 144 Tiré de l’analyse de différents discours de Léonid Brejnev entre 1972 et 1976 rassemblés dans les ouvrages : Léonid Brejnev, Peace, Détente, and Soviet-American Relations. A Collection of Public Statements, Harcourt Brace Jovanovich, New York, 1979, 235 p. ; Léonid Brejnev, Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), Progress Publishers, Moscou, 1975, 582 p. Par souci de concision, les citations à venir constituent des exemples de la rhétorique employée à travers ces nombreux discours.

47 « Relations between participating states have been placed on the solid basis of the fundamental principles, which are to determine rules of conduct in relations between them. These are the principles of peaceful coexistence for which V. I. Lenin, the founder of the Soviet state, fought with such conviction and consistency and for which our people are fighting to this day »145

« You can depend on the Soviet people, who have always - in the early years after the great revolution, in the years of building socialism, in the battle against fascism, in the postwar decades, and at the present time - stood and will continue to stand in the front line of the struggle for the interest of humanity »146

« The very first foreign-political actions of Soviet power, based on the platform of the peaceful coexistence of states with different social systems, showed the peoples of the world, as Lenin put it “the only correct way out of the difficulties, chaos, and danger of wars”.147 Invariably mindful of this platform, and acting on Lenin’s behest and the half-century’s experience of its foreign policy of peace, our Party advanced the Peace Program at its 24th Congress. This Program showed the realistic way to end the “cold war” and set clear objectives in the struggle to replace the danger of wars with peaceful co-operation. »148

En outre, l’avènement d’un contexte favorable au désarmement est répétitivement présenté comme un phénomène tributaire à l’augmentation de l’influence socialiste à travers le monde et dans les relations internationales alors que les initiatives de coopération constitueraient alors seulement une tendance en émergence à l’ouest, où persisterait une mentalité conservatrice et antagoniste caractéristique de la Guerre froide de même qu’une orientation impérialiste. En opposition à l’attitude bienveillante de l’Union soviétique, l’Ouest est vu comme un obstacle à la paix mondiale; la guerre du Viêtnam étant notamment exemplifiée à répétition afin d’illustrer le triomphe de l’opposition aux tentatives de

145 Discours à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, Helsinki, 31 juillet 1975. Léonid Brejnev, « In the Name of Peace, Security and Cooperation », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 579 146 Discours au Congrès mondial des forces pacifiques, Moscou, 26 octobre 1973. Léonid Brejnev, « For a Just, Democratic Peace, for the Security of Nations and International Co-operation », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 329. La poursuite de tels objectifs depuis la formation même du régime fut également avancée au cours de la réunion du comité central du PCUS en décembre 1972 et à la rencontre du Comité central du Parti communiste d’Ouzbékistan et du Soviet suprême de la RSS ouzbèke en 1973. Discours devant le CC du PCUS, le Soviet suprême de l’URSS et de la RSFSR, 21 décembre 1972, Léonid Brejnev, « The Fiftieth Anniversary of the Union of Soviet Socialist Republics » ; Discours à la rencontre du Comité central du Parti communiste d’Ouzbékistan et du Soviet suprême de la RSS ouzbèke, , 24 septembre 1973. Léonid Brejnev, « Loyalty to the Great Union of Fraternal Republics », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 386 ; 289 147 Vladimir Ilitch Lénine, Collected Works, vol. 33, p. 357 148 Rapport au 25e Congrès du PCUS, Moscou, 24 février 1976. Léonid Brejnev, Peace, Détente, and Soviet- American Relations. A Collection of Public Statements, p. 104

48 domination américaine comme prélude à un désir de paix et de liberté à travers le monde. Tout au plus, les cercles occidentaux de promotion de la Détente sont relayés au rôle de support d’une entreprise entièrement attribuable aux États socialistes.

« It would be hard to exaggerate the role played by the socialist forces, the socialist community, in the positive changes now under way. The Soviet Union is working for a better and more solid peace together with the other countries of the socialist community, its good friends and associates. […] We are also aware of the struggle in the Western countries between the supporters and opponents of international Détente, and of certain inconsistencies in the attitude of some countries or others on various issues. This means that considerable efforts are still required to ensure further progress towards a more durable peace. Speaking for ourselves, we are prepared to make them. »149

« Today we can say that thanks to the growing might and international influence of the Soviet Union and of the entire socialist camp, thanks to our active foreign policy and to the actions of the peace forces, the cause of detente has been advanced and international security has become more reliable. »150

Bref, grâce à l’élaboration d’une telle rhétorique, il appert que Brejnev tentait de se conférer le mérite du dirigeant qui aura mis fin à l’ère de la Guerre froide et de précurseur de ce nouvel ordre dans les relations internationales. Le prestige issu d’une telle réalisation historique établissait non seulement la supériorité du secrétaire général vis-à-vis de son prédécesseur, mais permettait d’autant plus à cette époque de consolider sa propre prééminence au sein de l’apparatus à mesure que s’effritait la direction collective.151 En tant qu’instigateur de la CSCE et de différentes ententes relatives à la collaboration interétatique, il aspirait à être présenté comme celui qui aura assuré la paix, évité une catastrophe nucléaire et garanti des conditions de vie paisible pour l’ensemble de l’Europe. De par l’accent mis sur la nécessité de la réduction des forces militaires dans les discours de Brejnev, on comprend don qu’on tente de s’attirer le prestige de ce changement de ton dans les relations et dans la

149 Discours au Congrès mondial des forces pacifiques, Moscou, 26 octobre 1973. Léonid Brejnev, « For a Just, Democratic Peace, for the Security of Nations and International Co-operation », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 303 ; Voir également : Rapport au 25e Congrès du PCUS, Moscou, 24 février 1976. Léonid Brejnev, Peace, Détente, and Soviet-American Relations. A Collection of Public Statements, p. 109 ; Rapport présenté à une réunion du comité central du PCUS, du Soviet suprême de l’URSS et du Soviet supême de la RSFSR, Moscou, 21décembre 1972, Léonid Brejnev, « The Fiftieth Anniversary of the Union of Soviet Socialist Republics », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 88 150 Discours à la rencontre du Comité central du Parti communiste d’Ouzbékistan et du Soviet suprême de la RSS ouzbèke, Tashkent, 24 septembre 1973. Léonid Brejnev, « Loyalty to the Great Union of Fraternal Republics », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 287 151 Jacques Andréani, Op. Cit., p. 102-104

49 fin d’une ère qui aura suscité une profonde angoisse quant au risque d’une guerre nucléaire. Au regard de la nouvelle orientation des relations internationales, il présente l’Union soviétique et le bloc de l’Est comme les éternels défenseurs de la paix ayant toujours eu une aversion profonde pour la guerre et dont la stratégie politique extérieure fut toujours gouvernée par des considérations de cet ordre. Ce fut d’ailleurs en raison de cette fierté et de cette notoriété issues du processus d’Helsinki que l’Acte final fut largement distribué à travers l’Union soviétique. D’autant plus, au sein même du pays, la signature d’un acte entérinant les gains de la Seconde Guerre mondiale constituait en soi une importante source de popularité; la mémoire de la Grande Guerre patriotique et des sacrifices encourus ayant toujours un grand potentiel mobilisateur au sein de la population.152

2.2. L’Occident à Helsinki : entre intérêts et détachement

La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe était notamment l’occasion pour les pays de l’ouest, principalement les pays membres de la Communauté économique européenne (CCE), d’obtenir certains avantages économiques. En effet, en plus de promouvoir une coopération dans le domaine de l’environnement, du tourisme, des communications et des transports, ces derniers portèrent leurs préoccupations notamment sur l’adoption de mesures pratiques de sorte à introduire une plus grande transparence quant à l’état des marchés et de meilleurs contacts entre les agents économiques respectifs en plus de mesures sur l’amélioration de la commercialisation des produits d’importation.153 Au-delà des questions économiques, le processus d’Helsinki s’avérait pour l’Occident une opportunité de prévenir de nouvelles interventions soviétiques sous le couvert de la « doctrine de Brejnev » tel que celle de Prague en 1968. Paradoxalement, les clauses de non-interférence dans les affaires intérieures, de respect de l’intégrité territoriale et de renonciation de l’usage de la force étaient perçues par l’Ouest comme un instrument afin de limiter les tentatives de préservation des intérêts soviétiques dans les pays alliés. 154 À travers une stratégie

152 Anatoly Dobrynin, In Confidence: Moscow's Ambassador to Six Cold War Presidents, University of Washington Press, Washington, 2001, p. 351 153 Victor-Yves Ghebali, op. Cit., p. 228 154 James E. Goodby, Europe Undivided: the New Logic of Peace in US-Russian Relations, United States Institute of Peace, Washington, 1998, pp. 52-53

50 essentiellement défensive visant à modérer les acquis soviétiques155, les pays occidentaux voyaient donc dans ces ententes un moyen de briser l’isolement de l’Europe de l’Est et ainsi atténuer la division du continent. Grâce notamment à de meilleurs échanges commerciaux de même qu’une ouverture culturelle, technologique et scientifique, ceux-ci entendaient en outre diminuer l’ascendant soviétique sur les membres du bloc de l’Est et élargir leur marge de manœuvre diplomatique.

La perspective d’une diminution de l’influence soviétique dans les pays du Pacte de Varsovie s’accompagna d’un intérêt pour l’amélioration des conditions de vie pour lequel la Conférence d’Helsinki se révéla un outil pertinent selon certains pays d’Europe de l’Ouest désireux d’introduire les droits humains dans la plateforme de discussion. Ce projet porté essentiellement par les membres de la Communauté européenne 156 se heurta toutefois d’abord aux réticences des États-Unis. 157 Déjà engagée dans plusieurs négociations bilatérales avec l’URSS, l’équipe diplomatique américaine afficha, au cours des rencontres préliminaires de Dipoli à Genève, un certain effacement, témoin de leur manque d’intérêt.158 En effet, pour Henry Kissinger, conseiller à la sécurité nationale et chef de la délégation américaine, cette conférence constituait « an exercise at best significant for public opinion, but certainly not as an essential component of the substantial make up of the process of Détente »159. De surcroit, Richard Nixon et ce dernier ne croyaient alors pas à la pertinence

155 Notamment, il s’agissait de tempérer le principe d’intangibilité des frontières par une disposition garantissant la possibilité de changements territoriaux par voie pacifique de même que de souligner le caractère universel des principes. Victor-Yves Ghebali, op. Cit., p.71 156 Parmi les principaux protagonistes de ce projet, on compte les Pays-Bas qui avaient en effet une position assez sévère à cet égard, espérant que cette conférence permette de libérer l’Europe de l’Est de la domination soviétique. Richard Davy, « Helsinki Myths: Setting the Record Straight on the Final Act of the CSCE, 1975 », Cold War History, 9-1 (2009), p. 14 ; Sarah Snyder, Op. Cit., p. 26. Les représentants britanniques, malgré un certain scepticisme, reconnurent également l’importance d’inclure des considérations humanitaires et allèrent jusqu’à affirmer que les Russes devaient payer le prix de l’acceptation de l’ouest de participation à la conférence. Daniel C. Thomas, Op. Cit., p. 43 157 Ce fut aussi initialement le cas de la République fédérale allemande, de la et de la Grande-Bretagne, soucieuses de ne pas créer un clivage pouvant compromettre l’ensemble des ententes. Daniel C. Thomas, Op. Cit., p. 43 ; Richard Davy, Op. Cit., p. 14 ; Jan Eckel, « The Rebirth of Politics from the Spirit of Morality : Explaining the Human Rights Revolution of the 1970s », in Jan Eckel et Samuel Moyn, The Breakthrough Human Rights in the 1970s, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, pp. 244-245 158 Victor-Yves Ghebali, op. Cit., p. 43 ; Samuel Moyn, « The Return of the Prodigal: the 1970s as a Turning Point in Human Rights History » in Jan Eckel et Samuel Moyn, Op. Cit., pp. 11-12 159 Selon le chef adjoint de la délégation italienne à la CSCE. Luigi Vittorio Ferraris, Report on a Negotiation: Helsinki-Geneva-Helsinki 1972-1975. Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales, Sijthoff & Noordhoff, Alphen aan den Rijn-Genf, 1979, p. 66, coll. Relations Internationales 7 ; Sarah Snyder, Op. Cit., p. 22

51 des droits humains au sein de la diplomatie internationale.160 La Conférence sur la sécurité et la sécurité en Europe s’inscrivait toutefois dans un cadre d’effervescence en matière de droits humains parmi les pays de l'Ouest. Alors que les questions humanitaires étaient auparavant circonscrites à quelques groupes élitistes, les années 1960 et 1970 furent le théâtre de l’émergence de divers organismes non gouvernementaux de défense des droits humains. Sur une trame marquée par la décolonisation, la relaxation des tensions internationales et la fin de la guerre au Vietnam, les droits humains devenaient de plus en plus importants au sein de la population en Europe et aux États-Unis où le mouvement des droits civils prenait d’ailleurs de l’ampleur. 161 Ce phénomène contribua donc à créer certaines attentes à l’intérieur du pays à l’égard des initiatives gouvernementales sur la scène internationale.162 De même, si le Département d’État américain faisait toujours preuve d’une certaine réserve, les droits humains commençaient progressivement à être perçus comme un outil pour la réalisation d’un important objectif américain, à savoir l’expansion de l’influence occidentale à l’Est et la mise en évidence de la supériorité des conditions de vie. James Goodby, alors membre de la mission américaine à l’OTAN, affirme le désir grandissant du Département d’État « […] of changing the status quo in Eastern Europe, using the issue of human rights as a mean of challenging Soviet dominion over that area »163. Ainsi, bien qu’elles étaient incluses dans la liste préliminaire de considérations à discuter dès 1969, les considérations humanitaires obtinrent progressivement le support de l’ensemble de l’OTAN grâce à la ténacité des membres de la Communauté européenne insistant de surcroît sur la nécessité de faire de celles-ci non seulement l’objet de coopération, mais également une norme fondamentale parmi tous les États européens, incluant ceux du bloc communiste.164 À partir de 1972, les membres de la Communauté européenne prirent ainsi les devants des négociations en matière des droits humains et obtinrent finalement leur signature à la faveur de l’impatience de l’URSS de conclure les pourparlers.165

160 Daniel C. Thomas, Op. Cit., p. 44 161 Samuel Moyn, « The Return of the Prodigal: the 1970s as a Turning Point in Human Rights History » in Jan Eckel et Samuel Moyn, Op. Cit., pp. 4-5 162 Daniel C. Thomas, Op. Cit., pp. 42-43 163 James E. Goodby, Op. Cit., pp. 52-53. 164 Daniel C. Thomas, Op. Cit., pp. 49-53 165 Victor-Yves Ghebali, op. Cit., p. 45 ; Sarah Snyder, Op. Cit., pp. 23-30 ; Jacques Andréani, Op. Cit., pp. 88- 92

52 L’intégration de clauses humanitaires dans l’Acte final ne se réalisa toutefois pas sans une opposition ferme des dirigeants soviétiques. Face à la compromission de l’orientation voulue pour la Conférence, il appert que l’Union soviétique et ses alliés se trouvaient dans une position négociatrice difficile alors que l’ensemble de l’OTAN s’unissait sur la question des droits humains.166 Comme celle-ci se faisait inéluctable, le camp communiste tenta en vain d’introduire différentes modalités visant à réduire la portée de ces clauses. On proposa notamment de référer simplement aux dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques lequel précise une exception concernant des soucis de sécurité publique, d’ordre, de santé et de morale ou d’inclure de telles exceptions aux clauses élaborées dans le cadre de la CSCE. De même, on tenta d’établir une hiérarchie des principes de sorte à conférer aux dispositions humanitaires un degré de moindre importance. 167 Une autre stratégie consistait à discréditer l’entreprise de protection des droits humains en général en la présentant comme une tentative de miner les efforts pour la Détente. Le mouvement de défense des droits humains est ainsi présenté comme un signe de l’engagement partiel des États-Unis envers la paix mondiale et du vestige d’une mentalité axée sur la dichotomie entre les deux blocs. La promotion des droits humains à Helsinki relèverait d’une tentative de sabotage des efforts pour établir une coopération et du système social de l’URSS. Cet amalgame fut ainsi utilisé à de nombreuses reprises à l’occasion de discours publics par Brejnev durant la période de négociation de la CSCE et ultérieurement.

« In this connection one cannot help noting that in the recent period some Western circles have been in effect trying to circumvent these principles by proposing something like a new edition of the « cold » or, if you prefer, “psychological” war. I am referring to the campaign conducted under the hypocritical slogan “defending the human rights” in the socialist countries. […] With all this talk of freedom and democracy and human rights this whole strident campaign serves only one purpose: to cover up attempts to interfere in the international affairs of the socialist countries, to cover up the imperialist aims of this policy. »168

« Far from promoting mutual confidence and international cooperation, a considerable section of the mass media in western countries is inciting distrust

166 Richard Davy, Op. Cit., p. 3 167 Ibid, p. 12 168 Discours au Congrès mondial des forces pacifiques, Moscou, 26 octobre 1973. Léonid Brejnev, « For a Just, Democratic Peace, for the Security of Nations and International Co-operation », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 322

53 and hostility toward the socialist countries. Certain quarters are trying to emasculate and distort the very substance of the Final Act adopted in Helsinki and to use this document as a screen for intervening in the internal affairs of the socialist countries, for anti communist and anti soviet demagogy in cold war style. »169

En contrecarrant la réalisation d’une entière coopération, l’Ouest s’opposerait ainsi à l’essence même du projet mise valeur des droits humains et à l’avènement d’une véritable amélioration des conditions humaines; celle-ci étant, dans la rhétorique soviétique, intimement liée à lutte pour la paix et la sécurité internationale. Un tel argumentaire, jumelé à la prétention d’être le véritable défenseur de la paix, placerait du même coup l’Union soviétique en tant que véritable défenseur des droits humains si bien qu’il serait mal vu de soumettre ses politiques intérieures à l’examen.

« By promoting the principles of peaceful coexistence, we are working for something that billions of people all over the world cherish most of all: the right to life itself, and deliverance from the danger of its destruction in the flames of war. At the same time, we are thereby also working to ensure favorable international conditions for social progress of all countries and peoples. »170

« Those who have adopted delaying tactics should ask themselves this question: exactly what alternative to a successful completion of the conference can they propose? A return to the past, to the tensions in the relations between states of which peoples of Europe grew thoroughly tired during the cold war years? Do these politicians understand the responsibility they will bear if things should take such a turn? This would run counter to the vital interests of the peoples, who want to live in peace and, therefore, expect from the conference important decisions that would straighten peace and security in Europe. »171

Cette stratégie discursive fut d’ailleurs reprise par Grigory Tunkin, professeur de droit international, selon lequel le poids de l’amélioration des conditions humaines reposerait essentiellement sur la politique extérieure des puissances impérialistes et non pas sur la modification des politiques intérieures de l’URSS :

« The further development of the international protection of human rights depends upon many circumstances, primarily upon improving the international

169 Rapport au 25e Congrès du PCUS, Moscou, 24 février 1976. Léonid Brejnev, Peace, Détente, and Soviet- American Relations. A Collection of Public Statements, p. 106 170 Ibid, p. 321 171 Discours dans le cadre d’une réunion avec l’électorat du district électoral de Baumansky. Léonid Brejnev, « Everything for the Benefit of the People, for the Sake of Soviet Man », Moscou, 14 juin 1974, Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 454

54 situation, terminating the aggressive activities of the imperialist powers, the arms race they have engendered, and the aggravation of international relations. »172

Le document final, incluant les clauses relatives aux droits humains et dépourvu des amendements proposés par les représentants soviétiques, suscita un émoi parmi l’apparatus. Tel que le rappelle Anatoly Dobrynin, alors ambassadeur soviétique aux États-Unis, « as the opening day drew closer, the Politburo engaged in heated debates over the documents Brezhnev was to sign [...] Many in the Politburo (Podgorny, Suslov, Kosygin, and Andropov) had grave doubts about assuming international commitments that could open the way to foreign interference in our political life »173. Ce fut finalement Andrei Gromyko, ministre des Affaires étrangères et chef de la délégation soviétique à Helsinki, qui convainquit le Politburo de signer les accords en affirmant que les avantages en termes de sécurité et de potentiel économique surpassaient les inconvénients et que la clause de non-ingérence dans les affaires intérieures assurait leur souveraineté dans la sphère politique intérieure. 174 La longue campagne de promotion de la Conférence d’Helsinki et l’ostentation du dévouement de l’Union soviétique à la paix mondiale rendaient un recul à la toute fin du processus d’autant plus ardu; particulièrement sur la base d’un refus d’adhérer à des considérations d’ordre humanitaire. Cette conférence étant censée être l’apogée de la carrière de Brejnev, un retrait aurait constitué une considérable perte de prestige.175 Finalement, tel que suggère Svetlana Savranskaya, les dirigeants soviétiques étant convaincus de l’efficacité de la répression à

172 Grigory Tunkin, Theory of International Law, Harvard University Press, Cambridge, 1974, p. 83 173 Anatoly Dobrynin, Op. Cit., p. 351 174 Si le résultat final fut plutôt conforme aux objectifs soviétiques, il appert néanmoins que l’Acte final n’ait en somme pas constitué une victoire diplomatique particulière pour le bloc communiste en dépit de l’avis de plusieurs critiques occidentaux. La décision de Gérard Ford de signer le document final fut en effet fortement contestée par ceux qui y voyaient notamment un assentiment à l’annexion des pays baltes et à la domination soviétique en Europe de l’Est. En vérité, la question du statu quo territorial ayant déjà été conférée bilatéralement à travers les dispositions de l’ostpolitik, le document final d’Helsinki n’offrait que peu de garanties supplémentaires en plus de contester la légitimité des interventions soviétiques en Europe de l’Est. Au contraire, l’introduction d’une clause permettant des changements territoriaux s’ils étaient réalisés dans un cadre pacifique diminuait considérablement l’apport de l’Acte final à ce statu quo. De même, les accords octroyaient des avantages économiques considérablement moindres à celles espérées par les instigateurs de la conférence. Richard Davy, Op. Cit., p. 10 ; Sarah Snyder, « ‘Jerry, Don't Go’: Domestic Opposition to the 1975 Helsinki Final Act », Journal of American Studies, 44-1 (2010), pp. 67-81 175 Melvyn P. Leffler, For the Soul of Mankind: The United States, the Soviet Union, and the Cold War, Hill and Wang, New York, 2007, p. 234 ; Jacques Andréani, Op. Cit., p. 97

55 l’encontre du mouvement de défense des droits civils en URSS, n’étaient alors pas inquiets de l’impact de telles provisions.176

Les représentants des 35 nations participantes se réunirent donc à Helsinki le 1er août 1975 pour signer les accords issus de ces 3 années de négociations. En dépit d’une méprise commune associant les questions humanitaires essentiellement à la troisième corbeille177, il appert que celles-ci firent l’objet d’ententes à la fois dans la première et la troisième corbeille respectivement désignées sous les titres « questions relatives à la sécurité en Europe » et « coopération dans les domaines humanitaires et autres ». C’est en vérité dans la première corbeille que figurent les 10 principes de base des accords d’Helsinki incluant le principe 7 intitulé « Respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction ». À travers huit énoncés, celui-ci engage les États participants à favoriser l’exercice effectif des « libertés et droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels », de « la liberté de l'individu de professer et pratiquer, seul ou en commun, une religion ou une conviction en agissant selon les impératifs de sa propre conscience », de même que du droit des minorités nationales. Par ailleurs, le principe érige le respect de ces droits, dits « universels » en tant que « facteur essentiel de la paix, de la justice et du bien-être nécessaire pour assurer le développement de relations amicales et de la coopération entre eux, comme entre tous les États ». Le principe se conclut également sur la réaffirmation de l’effectivité des autres ententes internationales relatives aux droits humains, à savoir notamment la Charte des Nations unies et de la Déclaration des droits de l’homme, en plus de reconnaitre « le droit de l'individu de connaitre ses droits et devoirs dans ce domaine et d'agir en conséquence »178. C’est toutefois dans la troisième corbeille que

176 Svetlana Savranskaya, « The Battles for the Final Act: the Soviet Government and Dissidents’ Efforts to Define the Substance and the Implementation of the Helsinki Final Act », Conférence « European and Transatlantic Strategies in the Late Cold War Period to Overcome the East-West Division of Europe ». Copenhague, 30 novembre-1er décembre 2007. L’impression que la question des dissidents était alors bien contrôlée fut d’ailleurs énoncée par Yuri Andropov dans une rencontre du conseil des ministres soviétiques. Celui-ci considérait en effet que les mesures répressives entreprises depuis 1967 avaient considérablement diminué la récurrence des crimes envers l’État. Rapport au Conseil des ministres de l’Union soviétique. Youri Andropov, « About Some Results of Preventive-Prophylactic Work of the State Security Organs », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington, 31 octobre 1975 177 Voir Richard Davy, Op. Cit., p. 5 pour des exemples de confusion quant au contenu des corbeilles de l’Acte final parmi différents auteurs. 178 « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, pp. 5-6, consulté le 4 décembre 2014.

56 se trouvent les dispositions concrètes en matière de développement humanitaire. Se déclinant en 4 points principaux, cette corbeille visait à améliorer la coopération dans le domaine de l’éducation et de la culture de même qu’à favoriser les « contacts entre les personnes » - incluant notamment le droit de déplacements à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’État – et à développer l’accès à l’information sous différentes formes.179

2.3. Les droits humains à la croisée de différents paradigmes

Afin de mener à bien une analyse du respect des droits humains en Union soviétique, il convient de mettre en évidence le rapport à la question à travers le prisme idéologique marxiste-léniniste et le fonctionnement du régime. En effet, il appert que l’intégration de références aux droits humains et des principes énoncés dans la troisième corbeille eurent pour effet de prescrire une notion occidentale de la question alors qu’elle faisait l’objet de conceptions tout à fait divergentes au sein des États socialistes. De manière analogue aux différentes ententes internationales d’ordre humanitaire depuis la Deuxième Guerre mondiale, les provisions de l’Acte final d’Helsinki reposent sur la notion d’État de droit selon laquelle les instances publiques sont tenues de respecter une hiérarchie des normes organisée de sorte qu’au sommet figure un ensemble de droits individuels inaliénables et universels, à savoir notamment : le droit à la vie, à la libre expression, à la propriété et à la liberté politique et morale. Inspirés de différents courants des Lumières, mais surtout de la théorie des droits naturels de John Locke, ceux-ci se distinguent des autres droits légaux dans le sens où ils sont inhérents à chaque individu et ne peuvent être ni abrogés ni ignorés par l’État; ces droits étant supérieurs à la juridiction des gouvernements. Les relations entre l’État et les individus s’articulent donc sur la responsabilité légale de l’État envers ses citoyens limitant ainsi l’exercice arbitraire du pouvoir. 180

En Union soviétique, la notion de droits de même que les relations entre les citoyens et l’État suivaient une tout autre logique. Alors que les ententes internationales mettaient

179 Ibid, pp. 44-65 180 Ellen Messer, « Pluralist approaches to Human rights », Journal of Anthropological Research, 53-3 (1997), pp. 295-296; Alison Dundes Renteln, « The Concept of Human Rights », Anthropos, 83-4./6. (1988), pp. 343- 364; John T. Wright, « The Human Rights in the West: Political Liberties and the Rule of Law » in Adamantia Pollis et Peter Schwab (ed), Human Rights. Cultural and Ideological Perspectives, Praeger Publishers, New York, 1980, pp. 19-24

57 l’accent sur les droits personnels inhérents à tout être humain, la doctrine marxiste-léniniste accorde plutôt prééminence aux intérêts collectifs; la notion d’individualité étant en soi contradictoire à l’idéologie même. Suivant ce principe, les droits seraient ainsi conférés non pas sur la base d’une éligibilité naturelle, mais sur l’appartenance à un groupement social. En outre, tandis que les droits fondamentaux en Occident reposent sur des considérations d’ordre civiles et politiques, le système soviétique relèguerait ces droits à une importance moindre puisque leur pleine réalisation serait plutôt conditionnelle à l’établissement de certaines conditions socioéconomiques.181 Ces droits dits « fondamentaux » à l’Ouest ne seraient en effet pas garantis équitablement pour tous les membres de la société aussi longtemps que persiste la domination de classes sur d’autres par l’appropriation de pouvoirs économiques.182 Les « intérêts vitaux » des citoyens devraient donc être garantis par un système socialiste assurant l’abolition de l’exploitation inhérente au capitalisme et la consécration d’une véritable égalité. Si les citoyens soviétiques bénéficiaient également de certains droits analogues à ceux des démocraties occidentales tels que la liberté d’expression, de réunion, de presse et de manifestation, ceux-ci étaient toutefois garantis seulement dans la mesure où ils s’articulaient en conformité avec la consolidation et le développement du système socialiste. 183 À l’occasion du Congrès mondial des forces pacifiques en 1973, Brejnev rappela d’ailleurs l’inadéquation de la pensée libérale à la conception soviétique de l’égalité et des droits fondamentaux lesquels seraient plutôt d’ordre socioéconomique: « Our revolution, the victory of socialism in our country have not only proclaimed but have secured in reality the rights of the working man whatever his nationality, the rights of millions of working people, in a way that capitalism has been unable to do in any country of the world »184. Ces droits se déclineraient ainsi de sorte à assurer le partage des profits issus de l’ensemble des forces de production, l’accès au travail de même qu’aux services offerts par

181 Louise I. Shelley , « Human Rights as an International Issue », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 56 (1989), pp. 47-48; Charles Rhéaume, « Human Beings over Systems: The Cue from Helsinki », International Journal, 63-4 (2008), p. 980; Dimitri K. Simes , « Human Rights and Détente », Proceedings of the Academy of Political Science, 33-1 (1978), pp.137-138 182 Susan Eva Heuman, « A Socialist Conception » in Adamantia Pollis et Peter Schwab (ed), Op. Cit., pp. 46- 48 183 Voir l’article 50 de la constitution de l’Union des républiques socialistes soviétiques de 1977. http://www.departments.bucknell.edu/russian/const/1977toc.html, consulté le 22 novembre 2015. 184 Discours au Congrès mondial des forces pacifiques, Moscou, 26 octobre 1973. Léonid Brejnev, « For a Just, Democratic Peace, for the Security of Nations and International Co-operation », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 323

58 l’État, à savoir, la sécurité sociale, les soins de santé et l’éducation.185

Ces droits socioéconomiques s’inscrivent toutefois dans une structure sociale spécifique permettant l’accès même à ces derniers et dont la marche cohérente en est une condition essentielle. Les droits citoyens et l’État s’imbriqueraient donc dans une dynamique indissociable. En d’autres termes, au contraire de la notion occidentale faisant de tout individu un Détenteur de droits fondamentaux, l’éligibilité aux droits socioéconomiques soviétiques est subordonnée à l’accomplissement de devoirs réciproques envers l’État; les droits sont obtenus à travers le fonctionnement de l’État plutôt qu’en dépit de celui-ci.186 Ainsi, tel que le réitère la constitution de 1977 à l’article 59, l’exercice des droits citoyens est inséparable de leurs devoirs, ceux-ci pouvant d’ailleurs parfois se confondre si bien que le travail, par exemple, constitue à la fois un droit (article 40) de même qu’un devoir essentiel requérant discipline et honneur (article 60)187. S’apparentant ainsi plutôt à des privilèges que des droits, ceux-ci peuvent en effet se voir niés à quiconque ne remplit pas ses devoirs, sous présomption de parasitisme. Suivant cette logique subordonnant ces droits à la place occupée par les citoyens dans les structures sociétales et à l’accomplissement des responsabilités associées, il appert que la priorité soit accordée à la survie de ce système et que ces droits soient relayés à un second rang. La protection de l’État soviétique, de son autorité et de ses intérêts était d’ailleurs considérée comme un devoir sacré des citoyens selon l’article 62 de la constitution de telle sorte que le manquement à ce devoir s’avérait le crime de plus haute importance.188

En définitive, la survie du système social s’établit en tant que primauté suprême alors que les droits, même les plus fondamentaux, se voient limités par la loi. De telles relations entre l’État et l’individu manifestent ainsi un fonctionnement tout à fait opposé à la notion

185 Susan Eva Heuman, Op. Cit., p. 51 186 Jack Donnelly, « Human Rights and Human Dignity: An Analytic Critique of Non-Western Conceptions of Human Rights », The American Political Science Review, 76-2 (1982), pp. 309-311 ; John Quigley, « The Soviet Union as a State under the Rule of Law: An Overview », Cornell International Law Journal, 23-1 (1990), pp. 206-209 ; Arie Bloed et Fried van Hoof, « Some Aspects of the Socialist View of Human rights » in Arie Bloed et Peter van Dijk, Essays on Human Rights in the Helsinki Process, Martinus Nijhoff Publishers, Dordrecht, 1985 pp. 32-36 187 Constitution de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques de 1977. http://www.departments.bucknell.edu/russian/const/1977toc.html, consulté le 22 novembre 2015. 188 Ibid

59 d’État de droit occidental189, à savoir celui d’un État contrôlant l’ensemble de la légalité et qui n’en subit aucune contrainte. Selon la constitution soviétique, le Soviet suprême de l’Union soviétique constituait la plus haute instance de l’autorité étatique laquelle était, au demeurant, contrôlée par le Parti communiste.190 Ainsi, le chevauchement du Parti et du gouvernement crée un État de légalité socialiste, Государство социалистической законности, selon lequel la loi serait un instrument de transformation sociale en conformité avec les idéaux communistes. 191 L’autorité législative soviétique était conséquemment indissociable des objectifs communistes et ne pouvait ainsi pas permettre la garantie de droits à quiconque contrevenait à ces fins.

Il serait certes naïf de simplement apposer les considérations socioéconomiques pour la population au maintien du système social; la pérennité de l’État étant en soi la plus haute priorité justifiant toute décision, jusqu’à celle d’entamer le processus de Détente. Tel qu’il fut précédemment mis en lumière, la Détente faisait en vérité partie d’une stratégie visant à consolider le système communiste notamment en stimulant une stabilité sociale et une soumission au statu quo politique de sorte à ainsi éviter quelconque réforme sociale.192 Il était donc simplement inconcevable pour les dirigeants soviétiques de compromettre l’intégrité du régime par l’introduction de mesures de libération sociale imposées par l'Ouest. Tel que le rappelle Anatoly Dobrynin, malgré les intérêts soviétiques de la Détente, l’État parti n’était en aucun cas disposé à altérer le fonctionnement social du pays.193 Dès lors, l’évocation même de ces différences idéologiques constitua une stratégie d’évitement à l’occasion des négociations à Helsinki de même qu’au cours des rencontres ultérieures. Selon la perspective de l’Est, l’implémentation des droits humains devait être comprise à travers les spécificités du système social propre à chaque pays dont il importe de respecter les limites.194

189 En URSS, le concept d’État de droit serait perçu comme « an unscientific concept » et « a demagogic way by the bourgeoisie of many countries [used] in its class interest in order to inculcate harmful illusion in the masses, to mask the imprerialist essence of the contemporary bourgeois state and its laws ». P. Kudriavtsev, Юридический словарь/legal dictionary, Гос. изд-во юрид. лит-ры, Moscou, 1956, p. 196 190 Voir l’article 108 de la Constitution de l’Union des républiques socialistes soviétiques de 1977. http://www.departments.bucknell.edu/russian/const/1977toc.html, consulté le 22 novembre 2015. 191 John Quigley, Op. Cit., pp. 206-209 192 Dimitri K. Simes , Op. Cit., p.135 193 Anatoly Dobrynin, Op. Cit., pp. 217-218 194 Jhabvala Farrokh, « The Soviet-Bloc's View of the Implementation of Human Rights Accords », Human

60 2.4. « Nous sommes les maîtres dans notre propre maison »195

Ce fut en outre prétendument afin de protéger les droits acquis par les citoyens soviétiques que les dirigeants appelèrent à endiguer les tentatives d’ingérence dans les affaires intérieures lesquelles étaient vues comme une menace pour le système social soviétique.

«Let us call a spade a spade, dear friends. With all the talk of freedom and democracy and human rights, this whole strident campaign serves only one purpose: to cover up attempts to interfere in the internal affairs of the socialist countries, to cover up the imperialist aims in this policy. They talk of “liberalization”, but what they mean is elimination of socialism’s real gains and erosion of the sociopolitical rights of the people of the socialist countries. […] For this reason, Soviet people will not tolerate any encroachment on the sovereignty of our state, the protector of their socio-political gains. This sovereignty is not an obstacle to contacts and exchanges; it is a reliable guarantee of the hard-won rights and freedoms of our people. Soviet laws afford our citizens broad political freedoms. At the same time, they protect our system and the interest of the Soviet people from any attempts to abuse these freedoms » 196

En plus des clauses humanitaires, les accords d’Helsinki incluaient toutefois le principe VI, intitulé « Non-intervention dans les affaires intérieures », stipulant que « les États participants s'abstiennent de toute intervention, directe ou indirecte, individuelle ou collective, dans les affaires intérieures ou extérieures relevant de la compétence nationale d'un autre État participant, quelles que soient leurs relations mutuelles »197. Ce principe cher aux dirigeants du bloc socialiste consistait en une reprise de l’article 2, paragraphe 7, de la Charte des Nations unies198, qui s’inscrivait alors dans la croyance que la non-intervention

Rights Quarterly, 7-4 (1985), p. 478-479; Cet argument fut ainsi constamment mis de l’avant dans les années à venir tel qu’il fut clairement énoncé dans les instructions du Comité central du PCUS à l’ambassadeur soviétique à Washington en 1977: « We firmly believe, therefore, that the questions of domestic development that reflect the differences in ideologies and social political systems should not be the subject to inter-state- relations », « About the instructions to the soviet Ambassador in Washington for his conversation with Vance on the question of “human rights” », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington, 18 février 1977. 195 « We are masters in our own house », Andrei Gromyko, ministre des affaires étrangères et chef de la délégation soviétique à Helsinki, été 1975. Anatoly Dobrynin, Op. Cit., p. 346 196 Discours au Congrès mondial des forces pacifiques, Moscou, 26 octobre 1973. Léonid Brejnev, « For a Just, Democratic Peace, for the Security of Nations and International Co-operation », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 321-323 197 « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, p. 5, consulté le 4 décembre 2014. 198 « Aucune disposition de la présente Charte n'autorise les Nations unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un État ni n'oblige les Membres à soumettre des affaires

61 dans les affaires d’un autre État constituait un garant pour la stabilité de l’ordre internationale. Pour l’Union soviétique, la non-intervention dans les affaires intérieures représentait historiquement un rempart assurant la sécurité nationale contre un monde extérieur hostile aux idéaux communistes et constituait un élément important de sa politique extérieure depuis que les objectifs de la révolution mondiale avaient fait place à ceux du « socialisme dans un seul pays » 199 . De même, ce principe s’avéra un aspect essentiel de la doctrine de « coexistence pacifique » régissant les relations entre les pays socialistes et les puissances capitalistes. L’incorporation de ce principe dans l’Acte final de la CSCE aux côtés de ceux des droits humains créait conséquemment une contradiction interprétée par les pays du bloc socialiste comme une révocation de la portée du principe VII.200 Quelconque tentative de pression quant au respect des droits humains deviendrait ainsi illégitime en vertu du principe de non-intervention. Cette déduction est encore une fois largement réitérée dans les discours de Léonid Brejnev qui, tout en souscrivant à l’importance du respect des droits humains et de l’amélioration des échanges, circonscrit toutefois systématiquement ces derniers au principe de souveraineté de chaque pays. La prééminence de ce principe constitue d’ailleurs la conclusion principale du discours de Brejnev à la Conférence et la condition du succès de cette dernière :

« The main conclusion, which is reflected in the Final Act, is this: no one should try, from foreign policy considerations of one kind or another, to dictate to other peoples how they should manage their internal affairs. It is only the people of each given state, and no one else, that have the sovereign right to decide their own internal affairs and establish their own internal laws. Any other approach would be precarious and perilous ground for the cause of international cooperation. »201

de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte ». « Charte des Nations unies », San Francisco, 24 octobre 1945. http://www.un.org/fr/sections/un-charter/chapter-i/index.html, consulté le 25 janvier 2016 199 Arie Bloed et Peter van Dijk, « Human Rights and Non-Intervention », in Arie Bloed et Peter van Dijk, Op. Cit., pp. 63-65 200 Cette contradiction fit d’ailleurs l’objet de critiques de la part de certains dissidents de l’Union soviétique qui y voyaient un obstacle à l’amélioration des conditions humaines dans leur pays jusqu’à désigner le principe par l’expression « funeral of Eastern Europe ». Dans un discours adressé notamment au secrétaire à la défense des États-Unis et à l’ambassadeur des Nations unies, Alexandre Soljenitsyne enjoignit plutôt les puissances occidentales à intervenir le plus possible dans les relations entre l’État soviétique et ses citoyens. Alexandre Soljenitsyne, Warning to the West, Farrar, Straus and Giroux, New York, 1976, p. 48 201 Discours à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, Helsinki, 31 juillet 1975. Léonid Brejnev, « In the Name of Peace, Security and Cooperation », Following Lenin’s Course. Speech and articles

62 La CSCE mit ainsi en exergue la divergence quant à l’appartenance des droits humains entre la vision de l’Union soviétique et celle de l’Occident pour qui ces droits, bien qu’ils aient trait à la gestion intérieure propre à chaque État, ne constituent pas une question entièrement limitée aux affaires intérieures puisqu’ils sont prescrits par un ensemble de normes internationales. Selon les dirigeants soviétiques, il appert que cette question soit toutefois purement limitée au cadre national des États lesquels demeurent entièrement souverains.202 Les normes internationales n’auraient ainsi aucun effet à moins qu’elles ne soient incorporées au système sociolégal du régime. De même, les règles internationales, lesquelles s’appliquent uniquement aux États mêmes, ne pouvaient conférer de droits aux individus ni ne pouvaient modifier la relation entre les citoyens et leur gouvernement. La préséance des lois nationales ferait ainsi en sorte qu’un individu ne puisse avoir recours à quelconque loi internationale lors d’une comparution devant les autorités locales.203 De sorte à appuyer cette logique, les dirigeants soviétiques se référaient d’ailleurs au premier principe du décalogue de l’Acte final, lequel, sous le titre «Égalité souveraine, respect des droits inhérents à la souveraineté », réitère « le droit de chacun [des États participants] de choisir et de développer librement son système politique, social, économique et culturel ainsi que celui de déterminer ses lois et ses règlements ». 204 De manière analogue aux différentes ententes en terme de droits humains, les provisions de la CSCE ne permettaient pas de surmonter les limites de « l’implémentation intérieure ». L’autorité des instances de la CSCE en termes « d’implémentation internationale » était donc restreinte à la surveillance de l’application des normes et à l’encouragement à respecter ces dernières ; ces deux éléments étant toutefois également considérés comme une enfreinte à la souveraineté nationale par les pays du bloc de l’Est. Selon ces derniers, quelconque effort d’implémentation internationale dissimulerait des motifs politiques et serait donc jugé inacceptable.205

Au-delà de la préséance des lois intérieures en matière des droits humains, la question

(1972-1975), p. 580. Le rappel du principe de non-intervention est toutefois présent à presque chacune des évocations des droits humains à travers les discours du dirigeant politique dans les deux ouvrages analysés. 202 Grigory Tunkin, Op. Cit. p. 83 ; Farrokh Jhabvala, Op. Cit., pp. 484 203 Arie Bloed et Fried van Hoof, « Some Aspects of the Socialist View of Human rights » in Arie Bloed et Peter van Dijk, Op. Cit., p. 43 204 « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, p. 3, consulté le 4 décembre 2014. 205 Farrokh Jhabvala, Op. Cit., pp. 484-489

63 de l’applicabilité des provisions de l’Acte final se réduit à la nature même du document. Les accords d’Helsinki ne constituaient en vérité ni un traité ni une convention et n’avaient donc pas de valeur légale selon les lois internationales en plus d’être non éligibles à l’article 102 de la Charte des Nations unies, tel qu’il était clairement explicité dans l’acte.206 C’est en effet sa nature non contraignante qui permit sa signature même puisque la plupart des nations représentées ne souhaitaient pas conférer le statut de traité à un document faisant l’objet d’autant de contentieux.207 À défaut d’être reconnu comme tel, l’Acte final d’Helsinki ne pouvait ainsi pas être évoqué auprès des organes des Nations unies, à savoir notamment la Commission des droits de l’homme des Nations unies, et ne requérait pas une ratification des clauses au sein de la législature nationale. De même, n’étant pas soumise au principe de pacta sunt servanda (les conventions doivent être respectées), une enfreinte aux provisions de l’Acte final ne donnerait pas lieu à des représailles judiciaires.208

Le non-respect des provisions d’ordre humanitaire par l’Union soviétique s’avéra par conséquent inéluctable dès l’ouverture de la Conférence d’Helsinki et aurait d’ailleurs été informellement accepté par les États-Unis. En effet, malgré le rôle prédominant que les représentants américains allaient jouer dans la suite du processus d’Helsinki, il appert que Richard Nixon et Henry Kissinger, qui avaient déjà manifesté un manque d’intérêt pour l’intégration des questions des droits humains, voire une réticence envers de telles sources de tension, auraient contribué à déprécier l’importance de ces enjeux auprès des diplomates soviétiques. Nixon aurait en effet encouragé Brejnev à faire des concessions quant à la

206 « Le Gouvernement de la République de Finlande est prié de transmettre au secrétaire général des Nations unies le texte du présent Acte final, qui n'est pas recevable pour être enregistré au titre de l'article 102 de la Charte des Nations unies, en vue de sa diffusion à tous les membres de l'Organisation comme document officiel des Nations unies », « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, p. 68, consulté le 4 décembre 2014. L’article 102 stipule : 1. Tout traité ou accord international conclu par un membre des Nations unies après l'entrée en vigueur de la présente Charte sera, le plus tôt possible, enregistré au Secrétariat et publié par lui. 2. Aucune partie à un traité ou accord international qui n'aura pas été enregistré conformément aux dispositions du paragraphe 1 du présent article ne pourra invoquer ledit traité ou accord devant un organe de l'Organisation. « Charte des Nations unies », San Francisco, 24 octobre 1945. http://www.un.org/fr/sections/un- charter/chapter-i/index.html, consulté le 25 janvier 2016 207 Mala Malory in Anne F. Bayefsky, Ludmilla Alexeyeva, Max M. Kampelman, Mala Tabory, John J. Maresca and Alice H. Henkin, « Human Rights: The Helsinki Process, Proceedings of the Annual Meeting », American Society of International Law, 84 (1990), pp. 119-120 208 Ibid, pp. 119-121 ; Charles Rhéaume, Op. Cit., p. 984 ; John T. Evrard, « Human Rights in the Soviet Union: the Policy of Dissimulation », DePaul Law Review, 29-3 (1980), pp. 830-832

64 troisième corbeille en évoquant la portée uniquement théorique de ces provisions.209 De même, selon le traducteur de russe, Viktor Sukhodrev, les « Soviets had been conditioned by Henry Kissinger to treat the whole thing as something of no practical importance ».210 Le chef de la délégation américaine se serait d’ailleurs entretenu avec Gromyko en ces termes: « Mr. Minister, why are we quibbling over these forms of words? No matter what goes into the final act, I don’t believe that the Soviet Union will ever do anything it doesn’t want to ».211 Les deux dirigeants avaient d’ailleurs signé à Moscou en mai 1972 les principes de base des relations entre les États-Unis et l’URSS dont le premier article faisait obstacle à l’institutionnalisation des droits humains sur le plan international. 212 Celui-ci prévoyait en effet que les « differences in ideology and in the social systems of the USA and the USSR are not obstacles to the bilateral development of normal relations based on the principles of sovereignty, equality, non-interference in internal affairs and mutual advantage. »213 Cet accord, en plus du principe VI de l’Acte final, allait d’ailleurs être souvent énoncé pour supporter les accusations d’intervention dans les affaires intérieures soviétiques par les États- Unis.

Malgré tout, l’Acte final d’Helsinki constituait une déclaration commune d’intentions et un programme de coopération imposant des obligations morales et politiques à défaut d’être légales. Tel qu’exprimé par Brejnev même, pour qui d’ailleurs le prestige issu de la conférence revêtait un poids politique certain, « the special political importance and moral force of the understandings reached at the conference lie in the fact that they are to be sealed with the signatures of the top leaders of the participating states ».214 Sans nécessairement

209 Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, p. 32 ; Richard Davy, Op. Cit., p. 3 ; Dans un discours public du 5 juin 1974 à Annapolis, Nixon aurait d’ailleurs supporté la mise en valeur du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures: « Nous n’apprécierions pas l’intervention de pays étrangers dans nos affaires et nous ne pouvons pas attendre [des Soviétiques] qu’ils soient plus coopératifs lorsque nous cherchons à intervenir directement dans les leurs ». Jacques Andréani, Op. Cit., p. 76. 210 Viktor Sukhodrev dans « SALT II and the Growth of Mistrust Transcript of the Proceedings of the Musgrove Conference of the Carter-Brezhnev Project », St. Simon’s Island, 7-9 mai 1994, p. 44-45. Disponible sur le site du National Security Archive. http://nsarchive.gwu.edu/carterbrezhnev/C-B%20-%20SALT%20II%20- %20Musgrove%20master%20transcript.pdf, consulté le 23 novembre 2016 ; 211 Ibid, p. 45 212 Daniel C. Thomas, Op. Cit., p. 48 213 « Basic Principles of Relations between the United States of America and the Union of Soviet Socialist Republics », The American Journal of International Law, 66-5 (1972), p. 920 214 Discours à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, Helsinki, 31 juillet 1975. Léonid Brejnev, « In the Name of Peace, Security and Cooperation », Following Lenin’s Course. Speech and articles (1972-1975), p. 579

65 engendrer de sanctions judiciaires envers les États ni procurer d’instrument légal pour les individus, ces accords demeuraient néanmoins contraignants dans la mesure où leur non- respect pouvait porter préjudice aux relations interétatiques. Au sein de la trame de la Détente, cette déclaration d’intentions n’était effectivement pas une finalité en soi, mais plutôt un processus concrétisé par les rencontres de révisions prévues afin d’évaluer l’application des clauses signées à Helsinki. Conséquemment, ces rencontres ouvraient la porte à une notion que le non-respect des accords aurait un impact sur les relations entre les pays signataires. Les relations Est-Ouest et les gains diplomatiques subséquents seraient ainsi liés au respect des provisions humanitaires.

Conclusion

La Conférence d’Helsinki endossa différentes significations pour les États participants. Si les États-Unis avaient d’abord fait preuve d’un certain détachement envers le processus, celui-ci était néanmoins une occasion pour les pays membres de la Communauté économique européenne d’étoffer les bases des échanges économiques et culturels à travers l’Europe et d’atténuer l’isolement des pays de l’Europe de l’Est. Pour ses instigateurs soviétiques, la CSCE revêtait une grande importance de par sa capacité à entériner la division de l’Europe issue de la Deuxième Guerre mondiale et à pourvoir aux besoins économiques et technologiques de l’Union soviétique. Elle était d’autant plus l’occasion de consolider la place du pays au sein des discussions paneuropéennes et de s’attribuer un prestige certain au sein de la communauté internationale. Le poids de ces bénéfices pour l’URSS justifia ainsi la concession de clauses concernant les droits fondamentaux et de développement des contacts humains réclamés par les pays européens de l’Ouest. La signature de ces provisions allait de ce fait ouvrir la voie à l’intégration de considérations humanitaires dans le développement de la Détente et l’obtention de ses fruits par l’Union soviétique dont la conception des droits de l’homme et des relations État-citoyens était alors en opposition complète avec la nature de ces clauses. Cependant, en plus d’éluder ces contradictions idéologiques, l’Acte final comportait d’autres clauses, à savoir celle de la non-intervention dans les affaires intérieures, qui entravaient grandement la portée des ententes humanitaires en plus d’être de nature non contraignante. En somme, malgré l’incorporation de ces provisions, rien ne laissait alors présager quelconque amélioration des droits humains en

66 Union soviétique grâce à l’Acte final d’Helsinki.

67 Chapitre 3 Le Groupe Helsinki de Moscou : un groupe, deux contextes

Les deux précédents chapitres auront permis de comprendre les conditions à l’intérieur de l’Union soviétique de même que sur la scène internationale dont la somme fut à l’origine de l’émergence d’une nouvelle initiative dissidente en 1976. En effet, tel que nous l’avons vu dans le premier chapitre, l’orientation répressive et intransigeante du régime en Union soviétique força la recherche de support international pour les revendications dissidentes lequel était rendu possible par le développement de la Détente et l’incorporation des droits humains dans le processus d’Helsinki. À travers un renouvèlement stratégique, l’influence du Groupe Helsinki de Moscou s’étendit au sein de l’Union soviétique de même qu’au-delà des frontières du bloc de l’Est jusqu’à créer un effet à la fois « vers le haut » et « vers l’extérieur ».

3.1. Une emprise intérieure

Galvanisés par ce que plusieurs appelèrent une victoire unilatérale pour l’URSS, les dirigeants soviétiques procédèrent à la publication de l’Acte final d’Helsinki dans son intégralité dans plus de 20 millions de copies dans les journaux Pravda et Izvestia distribués à travers le pays.215 Le document fut d’abord accueilli avec indifférence et scepticisme au sein des cercles dissidents du bloc de l’Est pour qui les articles humanitaires ne constituaient qu’une pâle copie de ceux des précédentes ententes et ne valaient donc pas les concessions de l’Ouest.216 Il en fut néanmoins autrement pour Yuri Orlov et Anatoly Sharansky selon lesquels l’importance qu’accordaient les dirigeants à la légitimation de la sphère soviétique et à la revitalisation de l’économie pouvait servir à créer un effet de levier pour les vestiges du mouvement de défense des droits civils ; si les dirigeants accordaient de la valeur à la CSCE et à leurs gains, ils ne pourraient ainsi écarter les dispositions humanitaires.217 3.1.1. Aux origines de la fondation

215 Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, p. 55 216 Daniel C. Thomas, Op. Cit, p. 96 217 Yuri Orlov, Op. Cit, p. 188-189 ; Alexandre Guinzbourg, « One year of Russian freedom. Russian thought » 16 mai 1986 ; Nathan Sharansky, Op. Cit., p. 43-48

68 Cette idée se matérialisa le 12 mai 1976 par la création d’un groupe public non officiel composé de 11 dissidents renommés - Yuri Orlov, Anatoly Sharansky, Ludmilla Alexeyeva, Alexander Korchak, Malva Landa, Vitaly Rubin, , , Anatoly Marchenko, et Mikhail Bernshtam – ayant pour objectif d’investiguer et de rapporter les violations des provisions humanitaires des ententes internationales signées par l’URSS. Cette initiative suivait notamment le principe de « politique informationnelle »218 tel que mis en pratique par plusieurs dissidents avant eux dont la stratégie reposait sur la propagation d’information liée à la violation des droits civils et politiques. Se présentant comme une organisation loyale au régime, le « groupe public d’assistance à l’implémentation des accords d’Helsinki en URSS » entendait également appliquer les principes de « responsabilité » soutenant que les dirigeants demeurent inextricablement responsables des engagements qu’ils ont signés et contraints de s’y conformer. 219 Ayant pour seul motif le soutien au respect des clauses humanitaires de l’Acte final, le groupe ne se voulait ainsi pas une organisation politique ni un mouvement d’opposition, mais plutôt une formation mue exclusivement par des considérations morales et par le simple but de promouvoir les dispositions envers lesquelles l’État s’était volontairement engagé.220 L’absence de désir de porter atteinte au régime même en plus d’une impartialité idéologique présupposait ainsi une stratégie visant à atténuer l’hostilité apparente de leurs actions de telle sorte que les membres seraient potentiellement épargnés par l’État.221

218 Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink. Activists beyond Borders. Advocacy Networks in International Politics. Londres, Cornell University Press, 1998, p. 16. Ce principe est l’un des quatre principes élaborés par ces théoriciennes des mouvements sociaux pour expliquer la stratégie de promotion et défense transnationale d’intérêts. 219 Ibid., p. 17 220 Tel qu’affirmé par le groupe dans le document 59. En témoignage de son désir de « collaboration », le groupe proposa d’ailleurs de créer une commission officielle chargée de vérifier la véracité de l’information contenue dans ses documents. Groupe Helsinki de Moscou, « document 59: Главам правительств стран-участниц Совещания по безопасности и сотрудничеству в Европе. Новые репрессии и новый этап правозащитного дивжения в СССР », 1977. 221 Sur la stratégie non politique des organismes non gouvernementaux, voir : Jan Eckel, « The Rebirth of Politics from the Spirit of Morality: Explaining the Human Rights Revolution of the 1970s », in Jan Eckel et Samuel Moyn, Op. Cit., p. 258 ; Concernant la stratégie du groupe et l’espoir d’une diminution de la répression, voir le témoignage de Pyotr Grigorenko publié sur le site internet du groupe en 1997. http://mhg-main.org/petr- grigorenko. Consulté le 10 février 2016.

69 Cette stratégie avait d’autant plus pour objectif de mettre en évidence une présomption de légitimité au regard des lois soviétiques, tel qu’avancé par les membres du groupe à plusieurs occasions, 222 au nom de laquelle l’État n’aurait pas de bases légales pour la perturbation de leurs activités ; dépourvu d’hostilité envers l’État, le groupe se proclamait en effet innocent de quelconque accusation d’activité antisoviétique.223 Le bien-fondé des activités du groupe était d’autant plus entériné par l’Acte final même selon la section VII du décalogue instituant le « droit de l'individu de connaitre ses droits et devoirs dans [le domaine des droits humains] et d'agir en conséquence » en plus des articles liés à l’échange d’information de la troisième corbeille et de ceux des ententes en matière de droits humains précédemment signés par l’URSS.224 Pour les membres du Groupe Helsinki de Moscou, ces dispositions constituaient donc un appel aux citoyens à surveiller la mise en application de l’Acte final 225 ; « la population des pays participants aux réunions d'Helsinki n’est pas seulement mandatée, mais également obligée de souligner les violations [aux droits humains] et d’exiger leur cessation » 226 ; prohiber les activités de surveillance d’application des provisions humanitaires serait une « atteinte à la base même de l'accord, le priver du contenu réel et de sa logique interne ».227 L’affirmation de leur légitimité de même que leurs critiques

222 Ludmila Alexeyeva et Nicholas Bethell. « Dignity or Death: How they Plant Dirty Pictures and Dollars on Men Who Fight for Freedom ». The Daily Mail, London, 21 mars 1977; Groupe Helsinki de Moscou, « document 69 : Заявление по поводу долговременного незаконного содержания профессора Юрия Орлова в тюрьме », 9 février 1978. ; Groupe Helsinki de Moscou, « document 206 : Арест члена Московской группы "Хельсинки" Ивана Ковалева », 29 août 1981. Les membres du groupe étaient bien entendu conscients de la perspective divergente de l’État, laquelle sera élaborée dans le prochain chapitre, mais était néanmoins résolus d’agir comme si une démocratisation état possible. Yuri Orlov, Op. Cit., p. 195-197 223 Groupe Helsinki de Mosou, « Специальное уведомление », 2 décembre 1976, Общество «Мемориал» (Memorial Society), Moscou, Archive de l’histoire des dissidents, Fond 101, opis 1, Boîte 2-3. Cet argument fut également présenté par Pyotr Grigorenko auprès du directeur du TASS suivant une déclaration d’avertissement émise le 15 mai 1976. Témoignage de Grigorenko publié sur le site internet du groupe en 1997. http://mhg-main.org/petr-grigorenko, Consulté le 10 février 2016. Dans le document 206 consacré à l’arrestation d’Ivan Kovalev, un membre du groupe, on ira jusqu’à considérer ces arrestations criminelles en vertu des l’article 176 et 177 du Code criminel relativement aux procès injustes contre des personnes innocentes. Groupe Helsinki de Moscou, « Document 206 : Арест члена Московской группы "Хельсинки" Ивана Ковалева », 29 août 1981. Les membres du groupe s’obstinèrent d’ailleurs à nier la légitimité et la légalité des charges portées contre eux au cours de leur procès. Yuri Orlov, Op. Cit., p. 227. Déclarant également l’usage inadéquat de soins psychiatriques un acte criminel, le document 38 du groupe appela à entamer des procédures criminelles contre les auteurs spécifiques de ce crime. 224 « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, p.6 ; pp. 48-50. 225 Yuri Orlov, Op. Cit., p. 189 226 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 51 : Заявление », 16 mars 1977. 227 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 5 : Обращение к правительствам и парламентам стран, подписавших Заключительный акт Совещания по безопасности и сотрудничеству в Европе », 27 mai 1976.

70 reposaient donc sur un ensemble de normes et dispositions reconnues par la communauté internationale et, plus l’Acte final servait à légitimer l’autorité soviétique, plus il servait de levier aux récriminations du mouvement des droits humains. De ce fait, conformément à cette prétention de légitimité de même qu’au rejet des pratiques étatiques souvent exécutées en secret, les actions du groupe étaient entièrement menées selon un principe de transparence de sorte que les noms et adresses de ses membres étaient formellement divulgués.228

3.1.2. Une mission fédératrice

Au-delà de ce qu’on avait précédemment expérimenté au sein du mouvement des droits humains, le Groupe Helsinki de Moscou se dota d’une mission très large permettant d’unifier de nombreuses récriminations sous le couvert des provisions de l’Acte final d’Helsinki de sorte à surmonter les différends religieux, nationaux et idéologiques. Adoptant une approche neutre, celui-ci relayait ainsi les plaintes reçues sur la base de leur véracité et sans égard pour le jugement personnel des membres.229 Si le mouvement était jusqu’à lors marqué par la formation de différents groupes aux intérêts spécifiques, ce cadre inclusif et diversifié permit une meilleure représentation de la question des droits humains, de donner plus d’ampleur au mouvement en plus de faciliter les contacts entre les groupes d’opposition. Auparavant en marge du mouvement des droits civils, de nombreuses minorités religieuses, à savoir les baptistes, les pentecôtistes, les témoins de Jéhovah, les catholiques et les orthodoxes, purent exprimer leurs revendications à travers ce nouveau groupe jusqu’à parfois s’unir dans des déclarations communes. 230 Il en alla de même pour les divers groupes nationaux dont les récriminations trouvèrent leur place sous le couvert des fonctions du

228 Yuri Orlov, Op. Cit., pp. 213-231 ; Groupe Helsinki de Moscou, « Document 1 : Об образовании общественной группы содействия выполнению Хельсинкских соглашений в СССР », 12 mai 1976 229 Témoignage de Ludmilla Alexeyeva. « Basket III: Implementation of the », Hearings before the Commission on Security and Cooperation in Europe. Ninety-Fifth Congress, First Session on the Implementation of the Helsinki Accords. Volume IV: Soviet Helsinki Watch Reports on Repression. 3 juin 1977. U.S. Policy and the Belgrade Conference, 6 juin 1977 ; Andrei Amalrik, Записки диссидента, 1982. Extrait disponible sur le site internet du groupe. http://mhg-main.org/andrey-amalrik. Consulté le 2 février 2016. Sans devenir un membre officiel du groupe, Andrei Amalrik contribua toutefois à son élaboration. 230 Ludmilla Alexeyeva, Soviet, p. 341

71 GHM.231 En son sein, le groupe donnait d’ailleurs lieu à la collaboration entre les démocrates russes et les juifs, lesquels s’opposaient pourtant sur de nombreux enjeux.

Jusqu’en 1976, le mouvement des droits humains, essentiellement constitué d’intellectuels, ne parvenait pas à représenter les masses de travailleurs de par ses préoccupations largement hermétiques aux enjeux socioéconomiques. Le Groupe d’Orlov se révéla ainsi la première organisation de promotion des droits humains à articuler les doléances de la classe ouvrière. L’inclusion des enfreintes aux droits socioéconomiques revêtait d’autant plus un caractère symbolique étant donné leur primauté vis-à-vis des droits civils et politiques dans le discours officiel soviétique en plus de leur importance dans la stratégie propagandiste. Faisant fi des affirmations de protection absolue des droits ouvriers en Union soviétique et de l’atteinte conséquente au prestige du régime, le groupe entreprit de documenter les problèmes liés notamment aux salaires insuffisants et inégaux, au travail en âge avancé, à la discrimination dans le domaine de l’emploi, aux conditions de travail déplorables, à l’abus de main d’œuvre gratuite, aux manquements quant à la liberté de choisir son occupation, au chômage, à l’absence d’unions ouvrières libres, aux arrestations d’ouvriers réclamant le respect de leurs intérêts, au manque d’aide aux personnes handicapées, âgées et familles dans le besoin, à la pénurie de logements, au choix du lieu de résidence, etc.232

De ce fait, grâce à l’élargissement de l’éventail de leurs considérations, l’intérêt populaire envers le groupe s’accentua considérablement jusqu’à susciter de nombreuses tentatives d’appel à ses membres. Le nombre élevé de plaignants était d’ailleurs favorisé par la nouvelle de la création du groupe transmis à travers les quatre plus populaires canaux étrangers de radio - Radio Liberty, , BBC et - lesquels étaient écoutés par un adulte sur cinq jusqu’aux confins du pays selon les calculs de Yuri Orlov. 233 Les membres commencèrent rapidement à rencontrer de nombreux visiteurs

231 Ce fut en effet le cas notamment des Tatars de Crimée, des Meskhètes, les Ukrainiens, Géorgiens, Lituaniens, etc. 232 Voir les documents 14, 27, 46, 58, 71, 72, 73, 80, 81, 97, 104, 108, 109, 110, 115, 118, 120, 129, 131 du groupe. Le document 118 constitue d’ailleurs un résumé des problèmes socio-économiques persistant dans le pays. 233 Témoignage de Ludmilla Alexeyeva. « Basket III: Implementation of the Helsinki Accords », Hearings before the Commission on Security and Cooperation in Europe; Ninety-Fifth Congress, First Session; on the Implementation of the Helsinki Accords; Volume IV: Soviet Helsinki Watch Reports on Repression June 3,

72 cherchant à transmettre les évidences de leurs propres expériences, celles d’un proche ou d’un groupe entier.234 Ceux-ci, appelés « les marcheurs » (ходоки) appartenaient à la fois à la classe ouvrière, paysanne et intellectuelle et pouvaient souvent provenir de régions très éloignées de Moscou. 235 Bien que plusieurs de ses documents soient voués à des cas particuliers, le groupe représentait souvent l’expérience de nombreux individus à la fois dont la liste était jointe à leur déclaration.236 Sans pour l’instant examiner l’impact du relai de ces récriminations auprès de l’Ouest, il appert toutefois que le GHM stimula l’activisme individuel au sein de l’Union soviétique en plus d’élargir considérablement le mouvement au-delà des limites de Moscou et Léningrad, tel qu’il y était auparavant circonscrit. La signature de l’Acte final d’Helsinki et la création d’un groupe dédié à sa promotion offrirent aux citoyens un soutien et une référence pour leurs revendications et, par le fait même, favorisèrent la croissance d’une conscience légale et démocratique au sein de la population. En outre, si la population était de plus en plus informée quant à ses droits et les engagements de l’Union soviétique grâce à la diffusion de l’Acte final par le gouvernement, le travail du GHM contribuait d’autant plus à mettre en évidence la mauvaise foi de l’État et, par conséquent, à stimuler une perte de confiance parmi les citoyens.

En plus de donner voix aux multiples strates de la population, le groupe permit la création et l’union de nombreux groupes collaborants à la surveillance des accords d’Helsinki au sein de l’Union soviétique lesquels contribuèrent davantage à la défiance du monopole étatique de l’espace public. Dès novembre 1976, le mouvement s’étendit encore plus loin jusqu’à inspirer la formation de groupes « Helsinki » dans les républiques d’Ukraine,

1977, U.S. Policy and the Belgrade Conference, 6 Juin 1977. ; Entretien avec Ludmilla Alexeyeva enregistré en décembre 2015 dans le cadre du projet « Itinéraires de dissidence » par les Sociétés plurielles. http://societesplurielles.fr/itineraires-de-dissidence/ consulté le 7 juillet 2016 234 Orlov affirme d’ailleurs que ces visites pouvaient s’élever à 2 ou 3 par jour de sorte que tout autre activité était impossible. Yuri Orlov, Op. Cit., p. 199-200 235 Ludmilla Alexeyeva, « O Документах Московской Хельсинкской Группы », 1980 (Washington), 2001 (Moscou) in Groupe Helsinki de Moscou, « Документы Московской Хельсинкской группы 1976-1982 », Moscou, 2006; Pyotr Grigorenko, Memoirs, W, p. 443 ; Malva Landa dans un témoignage publié exclusivement sur le site du groupe. http://mhg-main.org/malva-landa consulté le 5 février 2016. 236 Par exemple, le document 44 consacré à la situation des Meshkètes fut élaboré sur la base d’une pétition de 1 100 signatures des chefs de famille, représentant environ 7 500 personnes. Groupe Helsinki de Moscou, « Document 44. О положении месхов », 14 janvier 1977.

73 Lituanie, Géorgie et Arménie.237 En plus d’accroitre l’emprise du mouvement « Helsinki », ces groupes permirent de relayer un vaste de nombre de rapports concernant les problèmes spécifiques à ces régions qui étaient jusqu’à lors hors de la compréhension des membres du groupe moscovite. 238 Tout en maintenant leur indépendance, ces groupes collaborèrent intimement dans l’échange d’information, la transmission de documents239 et l’expression de support mutuel. De nombreux documents du GHM furent en effet rédigés en collaboration ou en défense de ces groupes nationaux. 240 De surcroît, le GHM mis en place des organisations affiliées et dédiées à d’autres thèmes importants. Le 5 janvier 1977, il annonça donc la formation de la « Commission de travail chargée d'enquêter sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques » laquelle fut assistée par le GHM et comptait en son sein un de ses représentants officiels, Pyotr Grigorenko. À travers cette commission, les cas de répression psychiatrique étaient ainsi identifiés, documentés puis divulgués.241 Le groupe d’Orlov collabora également avec le « Comité chrétien pour la protection des droits des croyants en Union soviétique » sur les questions spécifiquement liées à la liberté de conscience.242 L’attention du groupe était de même souvent portée sur les conditions de détention des prisonniers dans les camps de travail dont les suppliques parvenaient fréquemment aux membres du Groupe puis étaient retransmises en détail.243 Suivant leur arrestation, Yuri Orlov et Alexandre Guinzbourg créèrent des groupes « Helsinki » dans les camps de Perm et Mordovie de sorte à contribuer à la connaissance de ces conditions.244 En

237 Les groupes lituanien et ukrainien furent formés presque simultanément alors que le Groupe Helsinki de Géorgie fut créé en janvier 1977, suivi du groupe arménien en avril 1977. Ludmilla Alexeyeva, Soviet Dissent, p. 120-138 238 Tel qu’expliqué par Alexandre Guinzbourg dans une rencontre avec la « Commission on Security and Cooperation in Europe ». « Basket III: Implementation of the Helsinki Accords » Hearings before the Commission on Security and Cooperation in Europe; Ninety-Fifth Congress, First Session; on the Implementation of the Helsinki Accords; Volume X: Aleksandr Ginzburg on the Human Rights Situation in the U.S.S.R., 11 Mai 1979. 239 Les ambassades étant situées à Moscou, le GHM agit donc en tant qu’intermédiaire pour les groupes nationaux dans le passage des documents à l’Ouest. Yuri Orlov, Op. Cit., p. 203 240 Les documents 6, 7, 12, 26, 27, 42, 66, 81, 94, 95, 101, 111, 112, 115, 136, 138, 165, 191 et 197 sont ainsi consacrés à l’Ukraine, les documents 31, 90, 136 et 145 sont dédiés à la Lituanie tandis que les documents 81, 111, 136, 139 et 175 abordent spécifiquement la répression envers les membres des groupes géorgien et arménien. 241 Voir le document 38 intitulé « сообщение ». 242 Ce groupe servit subséquemment de model à un autre groupe : le Comité catholique pour la défense des droits des croyants. Ludmilla Alexeyeva, Soviet Dissent, p. 340 243 Malva Landa dans un témoignage publié exclusivement sur le site du groupe. http://mhg-main.org/malva- landa consulté le 5 février 2016 244 Tel qu’expliqué par Alexandre Guinzbourg dans une rencontre avec la « Commission on Security and Cooperation in Europe ». « Basket III: Implementation of the Helsinki Accords » Hearings before the

74 plus de l’échange d’information, la collaboration et le support mutuel entre groupes se manifestaient souvent par la cosignature des documents du groupe moscovite par différentes associations de même que par de nombreux individus incluant plusieurs dissidents connus tels qu’Andrei Sakharov, dont les signatures s’élèvent au nombre de 12. Le tableau 1 représente d’ailleurs les groupes ayant signé les documents du Groupe Helsinki de Moscou et le nombre de signatures respectives selon une étude de tous les documents émis en son nom. L’appui pour le GHM se manifestait également par des initiatives citoyennes de support moral à l’occasion de l’arrestation de ses membres. Au début de l’année 1977, la vague d’arrestation dont les membres faisaient alors face avait en effet donné lieu à une campagne de pétitions de taille similaire à celle de l’année 1968 et dont 73% de leurs signataires résidaient à l’extérieur de Moscou. 245 De même, à l’occasion de leur procès, plusieurs individus auraient relayé des déclarations en défense des accusés.246 Suivant l’émission du verdict contre Yuri Orlov en 1978, Alexandre Liapine aurait tenté un suicide par immolation sur la Place rouge afin d’exprimer sa protestation.247

Ainsi, à travers toute l’Union soviétique, l’initiative du Groupe Helsinki de Moscou avait créé un pont entre les différents groupes d’intérêts de telle sorte que la structure sociale du mouvement des droits humains s’en trouva fortement agrandie et diversifiée. Si celui-ci avait durement souffert lors de la vague de répression suivant le Printemps de Prague, le lendemain de la création du GHM avait vu un renouveau de l’effervescence dissidente.248 Stimulant la mobilisation dans l’ensemble des strates sociales du pays, ceci inspira également l’implication de nouvelles personnes autant dans le processus de revendication que dans le

Commission on Security and Cooperation in Europe; Ninety-Fifth Congress, First Session; on the Implementation of the Helsinki Accords; Volume X: Aleksandr Ginzburg on the Human Rights Situation in the U.S.S.R., 11 Mai 1979; Yuri Orlov, Dangerous Thoughts, p. 200-202; voir les pages 241 à 244 pour les appels personnels d’Orlov dans les camps de travail. 245 Ludmilla Alexeyeva, Soviet Dissent, pp. 345-346 246 Alexandre Guinzbourg dans une rencontre avec la «Commission on Security and Cooperation in Europe ». « Basket III: Implementation of the Helsinki Accords » Hearings before the Commission on Security and Cooperation in Europe; Ninety-Fifth Congress, First Session; on the Implementation of the Helsinki Accords; Volume X: Aleksandr Ginzburg on the Human Rights Situation in the U.S.S.R., 11 Mai 1979. ; Yuri Orlov, Op. Cit., pp. 224-230 247 Tel que rapporté par l’Agence centrale d’intelligence américaine. Central Intelligence Agency, National Foreign Assessment Center, « Human Rights Review: August 18-31, 1978, », 1er septembre 1978, National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington 248 David Kowlewski, Op. Cit., pp. 5-29

75 groupe même permettant un renouvèlement de ses membres malgré les arrestations et assurant ainsi la persistance du groupe jusqu’en 1982.249

3.1.3. Le fonctionnement du groupe

Entre les années 1976 et 1982, le groupe publia un total de 213 documents. Les thèmes abordés par le groupe peuvent être divisés en neuf et correspondent essentiellement à ceux établis dans l’Acte final. Tel qu’expliqué précédemment, le thème de l’égalité des droits et l’autodétermination des peuples est fréquemment abordé en raison de la nature multiethnique du pays et des nombreuses persécutions envers les minorités nationales. Le premier rapport du groupe fut dédié au thème de la liberté de choisir un lieu de résidence, lequel était nié notamment aux Tatars de Crimée et Meskhètes. Un autre important thème était celui du droit de quitter le pays et d’y revenir dont aucun citoyen soviétique ne bénéficiait pleinement. Trois membres du groupe, à savoir Sharansky, Rubin et Slepak, souhaitaient émigrer et connaissaient donc ce sujet en détail. De nombreux cas de demandes provenaient de Juifs souhaitant émigrer vers Israël sur la base de réunification familiale et pour lesquels Sharansky constitua un représentant majeur.250 La liberté d’émigration était en effet fréquemment niée aux minorités religieuses dont les droits constituèrent un autre thème récurent dans les documents groupe. Le cinquième sujet d’importance pour le groupe était le droit de connaitre ses droits et d’agir en conformité lequel inclut toutes les tentatives de taire les revendications et de réprimer les dissidents. Ce thème était intimement lié à ceux du droit à un procès équitable et des prisonniers politiques. Enfin, le droit aux contacts entre personnes et les droits socioéconomiques firent l’objet de multiples plaintes auprès du groupe et occupèrent ainsi l’attention de ses membres. Le tableau 2 représente d’ailleurs la fréquence d’apparition de ces différents thèmes dans les documents du groupe à travers les années. Si la récurrence d’un thème fut influencée par le nombre de plaintes reçues, elle représente également la tentative du groupe d’atteindre un maximum d’effet politique par le choix de sujets exposant le mieux le non-respect des provisions de l’Acte final.251 Le tableau 2 expose

249 Témoignage de Pyotr Grigorenko publié sur le site internet du groupe en 1997. http://mhg-main.org/petr- grigorenko Consulté le 10 février 2016. 250 Nathan Sharansky, Op. Cit., p. 43-48 251 Joshua Rubenstein, Soviet Dissidents: Their struggle for Human Rights, MA Beacon Press, Boston, 1980, p. 228

76 d’autant plus un nombre substantiel de documents dédiés au droit de connaitre ses droits et d’agir en conformité, lequel s’explique notamment par la volonté de susciter un support pour les défenseurs des droits de l’homme.

Tel qu’annoncé dans sa déclaration de formation, le groupe basait la plupart de ses dénonciations sur les clauses de l’Acte final d’Helsinki. Or, de sorte à renforcer le poids de ses revendications, on faisait également référence à divers articles précis issus de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention no.29 de l’ONU sur le travail forcé, la Convention de l’ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide252 et la Convention internationale de l’ONU sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Si la plupart des documents font référence à la contradiction entre les lois et pratiques du pays et ses engagements internationaux253, plusieurs dénonciations d’abus se rapportent de surcroit aux lois soviétiques dans les cas où lesdites lois sont adéquates, mais non respectées. Tel qu’avancé dans le document 108, « tout État revendiquant le statut d'un État fondé sur la loi, exigeant des citoyens le respect des lois existantes, doit lui-même honorer ses propres lois ».254 Sous les conseils de Sofia Kallistratova, avocate et membre du GHM au nom duquel elle rédigea de nombreux documents, le groupe cita un éventail de lois intérieures pour appuyer leurs revendications. 255 Celui-ci comprenait ainsi la Constitution soviétique256, la législation sur le travail correctif257, les régulations sur la détention préprocès258, l’article 34 des principes des procédures criminelles et l’article 74 du Statut sur les communications en

252 Voir le document 60 relatif à la poursuite de la répression et des déportations des Tatars de Crimée. Groupe Helsinki de Moscou, « document 60 : Дискриминация крымских татар продолжается », 4 novembre 1977 253 Sur la base d’une incompatibilité avec les ententes internationales ratifiées par l’URSS, le groupe réclama en effet l’abrogation des articles 64, 70, 190-1 et 209 du Code pénal de la RSFSR. Groupe Helsinki de Moscou, « document 116 : Суд над Иосифом Зисельсом », 5 avril 1979. Dans le cas du droit à l’émigration, ce fut plutôt l’absence de loi claire établissant les critères d’acceptation des demandes de visas qui fut dénoncée. Groupe Helsinki de Moscou, « Document 124 : Об эмиграции из СССР », 4 juin 1979. 254 Dans le document 108 dédié aux procès spéciaux. Groupe Helsinki de Moscou, « document 108 : О спецсудах », 20 janvier 1979 255 Pour ses connaissances en matière juridique, Sofya Kallistratova procéda à l’évaluation légale de plus de 150 documents et occupa non-officiellement les fonctions principales au sein du groupe après l’arrestation de Yuri Orlov. Elena Bonner. Постскриптум. Книга о горьковской ссылке [Postscript: A book about the Gorky exile], Интербрук, Moscou, 1990, 272 p. ; Témoignage de Margarita Kallistratova publié sur le site internet du groupe en 1997. http://mhg-main.org/margarita-kallistratova consulté le 11 février 2016. 256 Les articles 34, 40, 43,44, 48, 56, 125 et 158 sont notamment mentionnés bien que la constitution soit souvent évoquée de manière générale. 257 Référant notamment aux articles 1, 100 et 225. 258 Référant aux articles 12, 13 et 18.

77 URSS. L’ajout de fondements légaux en plus de références aux ententes internationales visait précisément à faire pression auprès du gouvernement soviétique même, lequel fut un destinataire de tous les documents publiés. À diverses occasions, le groupe communiqua également ses dénonciations de pratiques contraires aux droits citoyens et humains à l’Agence télégraphique de l'Union soviétique et aux procureurs de la RSFSR et de l’URSS.259

Les documents élaborés par le groupe se voulaient très factuels et rigoureux. Utilisant un grand nombre de sources, les membres se présentaient avant tout comme registraires d’informations et désiraient donner à leurs suppliques un ton scientifique de sorte à accroitre leur fiabilité.260 À titre d’exemple, le document 7 consacré aux conditions de détention des prisonniers de conscience est appuyé par un éventail de documents tels que des témoignages de premières mains obtenus clandestinement, ceux de parents de prisonniers d'opinion détenus à la prison Vladimir et dans les régimes stricts des camps de Mordovie et de l'Oural, les plaintes de parents de prisonniers auprès de différentes instances soviétiques et de la communauté internationale, des lettres ouvertes et non ouvertes de prisonniers, les transcriptions de multiples sentences, des ordres secrets non publiés, une liste de 31 prisonniers condamnés au lendemain de la signature de l’Acte final et une liste de 87 témoins. La somme de ces documents permit de donner un aperçu très précis de la composition de ces camps, de la routine des prisonniers, de leur régime alimentaire, de leurs restrictions et de leur traitement physique et psychologique par les gardes.261 Ajoutés à plusieurs autres types de sources, incluant de nombreuses sources officielles, ceux-ci pouvaient parfois donner lieu à l’élaboration d’analyses plus générales souvent illustrées par des données statistiques.262 Dans plusieurs cas, des enquêtes furent menées par les membres mêmes afin de corroborer la véracité des allégations parfois aussi loin que le nord du Caucase, l’Extrême est, la Lituanie, l’Ukraine et divers endroits en Sibérie.263

259 Voir le témoignage de Pyotr Grigorenko publié sur le site internet du groupe en 1997. http://mhg- main.org/petr-grigorenko. Consulté le 10 février 2016. 260 Yuri Orlov, Op. Cit., p. 196 261 Groupe Helsinki de Moscou, « document 7 : Об условиях содержания узников совести », 17 juin 1976 262 Par exemple, le document 15 stipule que 12 personnes par jour seraient envoyées par la police dans des hôpitaux psychiatriques sous l’ordre du Soviet suprême auxquelles s’ajoutent entre 2 et 3 autres personnes ayant tenté de visiter les ambassades étrangères. Groupe Helsinki de Moscou, « document 15 : О злоупотреблениях психиатрией », 12 octobre 1976 263 Voir notamment les documents 16, 24, 26, 28, 31, 41, 58 et 79. Yuri Orlov, Op. Cit., pp. 201-202 ; Nathan Sharansky, Op. Cit., p. 50 ; Ludmilla Alexeyeva, Soviet Dissent, p. 348

78 Malgré cette rigueur et l’attention à la véracité de l’information, le groupe procédait également à une stratégie de « politique symbolique » laquelle visait à rendre les expériences rapportées plus compréhensibles, personnelles et éloquentes pour une audience distanciée. 264 Tout en maintenant un ton neutre, la représentation détaillée de la souffrance, de l’injustice et de l’oppression de plusieurs citoyens permettait d’évoquer un sentiment d’empathie susceptible de susciter un support. Cette stratégie se manifestait notamment par le choix de nommer les personnes persécutées afin de créer un effet d’identification avec ces individus. Par ailleurs, ce choix s’inscrivait dans un processus d’affirmation de l’individualité lequel est nécessairement lié à la notion des droits humains et à une longue tradition dissidente. 265 Issues d’une opposition aux représentations sociales soviétiques, ces manifestations d’individualité constituaient une menace pour le fonctionnement du régime.

3.2. Une emprise extérieure

Si le mouvement Helsinki faisait preuve d’une capacité mobilisatrice inédite, celle-ci ne constituait toutefois pas le cœur de son originalité ni ne pouvait constituer en soi un obstacle suffisant au régime afin d’induire un changement de ses pratiques. L’originalité de l’initiative reposait plutôt sur la transformation de la signature de l’Acte final en « politique de levier »266 tel que l’explique Orlov: « I understood very well, however, that the Helsinki Accords were very important for the USSR because they actually took the place of a peace agreement and fixed the post war boundaries in Europe - which were advantageous to the soviet bloc in exchange for human rights and other obligations »267. Misant à la fois sur l’atteinte au prestige international de même qu’à la valeur accordée à l’Acte final, l’impact du groupe se matérialisait ainsi par l’avènement d’un support extérieur susceptible d’exercer une influence sur l’Union soviétique sur la scène internationale et à travers les relations diplomatiques.

264 Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, Op. Cit., p.16 ; Jan Eckel. « The Rebirth of Politics from the Spirit of Morality: Explaining the Human Rights Revolution of the 1970s », in Jan Eckel et Samuel Moyn, Op. Cit., p. 248 265 Yuri Orlov, Op. Cit., p. 43 266 Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, Op. Cit., p.16 267 Yuri Orlov, Op. Cit., p. 189

79 3.2.1. L’avènement d’un réseau de surveillance et de support transnational

Alors que le mouvement Helsinki acquérait de l’ampleur au sein de l’URSS, sa visibilité se déployait également au-delà des frontières du pays. Celle-ci se manifestait d’ailleurs par l’accroissement progressif de l’attention médiatique dans les pays de l’Ouest. Dès sa création, le groupe fut en contact avec plusieurs journalistes étrangers lesquels assistaient régulièrement à leurs conférences de presse.268 Néanmoins, la première année d’existence du groupe éveilla très peu d’attention dans les médias occidentaux selon lesquels cette association de dissidents ne constituait alors pas un mouvement original.269 Suivant son exil aux États-Unis, Alexeyeva constata en effet que le peu d’articles dédiés à son groupe étaient jusqu’à lors publiés à la fin des journaux.270 Ce fut ironiquement lorsque l’État entama ses mesures de répression envers les membres du groupe que ceux-ci commencèrent à occuper l’attention des journaux occidentaux. Alors que le début de l’année 1977 vit l’amorce des arrestations au sein du groupe Helsinki ukrainien et la conduite de fouilles chez les membres du groupe moscovite, les articles consacrés au mouvement commencèrent à faire les manchettes des journaux américains. Ainsi, entre janvier et mars 1977, le New York Times publia 143 articles dédiés aux dissidents soviétiques tandis que Washington Post en émit 77 et le en publia 55. 271 À titre de représentante étrangère du groupe, Alexeyeva publia également des articles consacrés à la promotion du mouvement soviétique de défense des droits humains dans les journaux britanniques et américains. 272 En plus d’accroitre la connaissance du mouvement au sein de l’Union soviétique même, cette publicité permettait de susciter un support au sein de l’opinion publique mondiale pour les

268 Selon Ludmilla Alexeyeva, les journalistes américains et hollandais étaient systématiquement présents en plus de Bob Evans de l’UK Reuters agency. Entretien avec Ludmilla Alexeyeva enregistré en décembre 2015 dans le cadre du projet « Itinéraires de dissidence » par les Sociétés plurielles. http://societesplurielles.fr/itineraires-de-dissidence/, consulté le 7 juillet 2016 269 Paul Goldberg, Op. Cit, p. 269 270 Ibid., p. 91 271 Ibid., pp. 267-268. 272 Ludmila Alexeyeva et Nicholas Bethell. « Dignity or Death: How they Plant Dirty Pictures and Dollars on Men Who Fight for Freedom ». The Daily Mail, London, 21 mars 1977 ; Ludmila Alexeyeva et Nicholas Bethell. « Dignity or Death: My Phone was Dead and All Night the KGB Waited Silently at My Door », The Daily Mail, Londres, 22 mars 1977 ; Ludmila Alexeyeva et Nicholas Bethell, « Why Brezhnev Must Never be Believed », The Daily Mail, Londres, 23 mars 1977 ; Ludmila Alexeyeva, Andrey Amalrik, et Vadimir Bukovsky, « Soviet Human Rights from Mrs. and others », The Times, Londres, 26 avril 1977 ; Ludmila Alexeyeva, Aleksandre Guinzbourg, Pyotr Grigorenko, Yuri Mnyukh et Valentin Turchin, « A Helsinki Clue to Moscow's Salt II Intentions », , 18 juin 1979.

80 membres du groupe dont la notoriété s’en voyait fortement accrue. Leurs revendications de même que leurs appels à exercer une plus forte pression sur l’Union soviétique se voyaient ainsi diffusés et repris par la population des États susceptibles d’influencer la conduite de l’URSS.273 Or, la publicisation de la condition déplorable des droits humains en Union soviétique constituait avant tout une atteinte supplémentaire à son prestige international. Pour ces dissidents du régime soviétique, cette publicité était ainsi vue comme un vecteur capable d’engendrer une protection contre l’État dont on attendait une réaction moins coercitive par souci de préserver sa réputation. Selon Alexeyeva, « there [was] only one thing that limit[ed] the KGB’s cruelty – the fear of bad publicity in the West »274

Dans son cinquième document, le groupe Helsinki avait d’autant plus appelé à la création de groupes de surveillance similaires dans les autres pays participants à la CSCE sur la base de l’hypothèse « qu'il est improbable que les violations des accords d'Helsinki ne soient possibles que dans l'Union soviétique ».275 L’écho du mouvement Helsinki de l’URSS atteignit ainsi l’Europe de l’Est incluant la Tchécoslovaquie où 242 personnes, issues de différents groupes d’intérêts dont plusieurs avaient participé au Printemps de Prague, s’unirent dans la signature de la « Charte 77 ».276 Ce document, publié le 6 janvier 1977, constitua une supplique pour le respect des ententes en matière de droits humains et reçut sans équivoque l’aval du groupe moscovite.277 En Pologne, une initiative similaire vit le jour sous le nom du Comité de défense des ouvriers (KOR) et évolua en un mouvement organisé travaillant à promulguer une assistance juridique, financière et morale en plus d’une visibilité aux victimes de persécutions gouvernementales. Ce groupe, en plus du mouvement de défense des droits humains et civiques (ROPCiO) contribua plus tard à l’essor du syndicat Solidarność et reçu également le support du groupe moscovite dans un télégramme en juillet

273 Richard N. Dean, Op. Cit., pp. 53-55. 274 Ludmila Alexeyeva et Nicholas Bethell. « Dignity or Death: How they Plant Dirty Pictures and Dollars on Men Who Fight for Freedom ». The Daily Mail, London, 21 mars 1977 275 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 5 : Обращение к правительствам и парламентам стран, подписавших Заключительный акт Совещания по безопасности и сотрудничеству в Европе », 27 mai 1976 276 En effet, Vaclav Havel, un des instigateurs de cette pétition, affirma en 1990 que la création du Groupe Helsinki de Moscou eut une forte incidence sur l’élaboration du ce document. Rencontre de Vaclav Havel avec les membres du le 22 février 1990. « Czechoslovakia: Havel, Vaclav: Havel Day [at Helsinki Watch] », 1990, Box 17, Country files, Jeri Laber Files, Record Group 7, HRWR 277 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 48 : В поддержку "Хартии-77" », 12 février 1977.

81 1978.278 D’autres initiatives personnelles eurent également lieu ailleurs en Europe de l’Est279, particulièrement dans la République démocratique allemande où les accords d’Helsinki constituèrent un référant à plus de 100 000 demandes d’émigration, dont le nombre augmenta de 54% au cours de l’année suivant la signature des accords.280 À travers ces initiatives, s’établissait un réseau de support mutuel et d’échange dissident à travers le bloc de l’Est accroissant le poids du mouvement Helsinki et favorisant des actions concertées. Dans son télégramme adressé au groupe KOR, le groupe moscovite affirma d’ailleurs que « les mouvements sociaux en URSS, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l'Est et dans les autres pays d'Europe de l'Est font partie d'un seul mouvement pour le respect des obligations internationales assumées par nos gouvernements pour les droits de l'homme et pour la paix ».281 De même, considérant le profond souci de l’URSS pour le maintien son autorité dans les pays de l’Est, les initiatives similaires au GHM dans ces pays constituaient également un profond irritant pour la direction communiste et une atteinte supplémentaire à son prestige international. Cet irritant n’en fut que plus accru lorsque la notion de respect des droits humains trouva écho parmi certains partis communistes européens qui allèrent jusqu’à exprimer leur support aux activités de ces dissidents soviétiques et européens de l’Est de même que leur opposition aux pratiques répressives.282 Cet « eurocommunisme » proposé par les partis communistes espagnol, italien et français offrait une alternative au communisme intransigeant et sévère de l’URSS établissant ainsi un pont conceptuel entre les principes socialistes et la vision de plusieurs dissidents. La résonance de leurs intérêts chez ces partis suscita d’ailleurs un appel des membres du Groupe Helsinki de Moscou à joindre la pression auprès du gouvernement soviétique quant à la libération de Vladimir Boukovsky. 283 En

278 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 92 : Комитету самообороны Польши», 26 juillet 1978. 279 Ces initiatives, incluant par exemple l’émission de quelques appels dénonçant les violations aux droits humains en Roumanie et en Bulgarie, ne donnèrent toutefois pas lieu à la création de mouvements plus organisés. Daniel C. Thomas, Op. Cit., pp. 186-189 280 Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, p. 71 ; Jacques Andréani, Op. Cit., p. 115 281 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 92 : Комитету самообороны Польши », 26 juillet 1978. 282 Ce fut le cas du comité exécutif national du Parti ouvrier britannique et des partis communistes italiens qui condamnèrent la persécution des signataires de la Charte 77 et réclamèrent que le gouvernement tchécoslovaque se soumette à ses engagements envers les droits humains. Daniel C. Thomas, Op. Cit., pp. 181-182 ; L’arrestation de Yuri Orlov suscita également une controverse au sein du Parti communiste belge. « Central Committee Decree », 30 mai 1978. Russian and Eastern European Archive, National Security Archive, George Washington University, Washington. 283 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 20 : Обращение к коммунистам Запада в поддержку освобождения Буковского и Корвалана », 16 novembre 1976.

82 raison de son potentiel de mobilisation au sein du bloc de l’Est et de l’outil qu’il pouvait se révéler pour les puissances de l’Ouest 284 , l’eurocommunisme constituait une source de contrariété pour l’Union soviétique dont l’empressement à affirmer son autorité témoigne de son sérieux.285

Parallèlement à la formation du Groupe Helsinki de Moscou, le Congrès américain entamait les démarches afin de créer la Commission sur la sécurité et la coopération en Europe. Issue du voyage de Milicent Fenwick en Union soviétique, où celle-ci fit la rencontre de dissidents incluant Yuri Orlov, l’idée de cette commission visait à faire pression sur les branches exécutives du gouvernement américain afin de mieux promouvoir le respect des articles humanitaires de l’Acte final.286 Conséquemment, les groupes Helsinki de l’Union soviétique bénéficiaient d’un lien informel avec cette commission laquelle contribuait à relayer leurs doléances, accroitre leur diffusion et les présenter plus efficacement auprès des instances pertinentes. Si les initiatives dissidentes précédentes avaient bénéficié d’une certaine audience étrangère grâce à la presse, la Commission Helsinki offrait en revanche une plateforme beaucoup plus fiable et plus influente. Afin de mieux conseiller le gouvernement sur la question, la Commission non seulement recevait et étudiait chacun des documents du Groupe Helsinki de Moscou, mais procédait également à la tenue d’audiences sur l’implémentation des corbeilles humanitaires auxquelles prenaient régulièrement part des représentants du mouvement soviétique des droits humains.287 Dans le cadre de celles-ci, Alexandre Guinzbourg et Ludmilla Alexeyeva furent invités à prendre part aux discussions avec différents membres du congrès et activistes, à expliquer davantage la condition des droits humains en Union soviétique et à transmettre des documents inédits.288 En plus d’agir

284 De sorte à attaquer la cohésion du bloc de l’Est, Arthur Goldberg, ambassadeur américain à la conférence de Belgrade, cita en effet un article du journal communiste français l’Humanité, afin de supporter ses critiques du gouvernement tchécoslovaque pour son refus de permettre l’accès aux journalistes étrangers à l’occasion de procès d’activistes des droits humains. Daniel C. Thomas, Op. Cit., p. 147 285 Frédéric Heurtebize, « The CSCE, Eurocommunism, and the Failure of Superpower Détente », Conférence Helsinki 40 Years After : International Reordering and Societal Change, 1975—1990. Université Sorbonne Paris Cité, 10-12 décembre 2015 ; Anna Melyakova (tr), Anna Melyakova et Svetlana Savranskaya (ed), « Anatoly S. Chernyaev Diary – 1976 », Electronic Briefing Book No. 550, National Security Archive, Georges Washington University, Washington, 2016, pp. 62-63 286 Ludmilla Alexeyeva et Paul. Goldberg, Op. Cit., pp. 283-285; Charles Rhéaume, Op. Cit., p. 988 287 Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, p. 45-50 288 Ce fut en effet le cas à deux reprises. « Basket III: Implementation of the Helsinki Accords » Hearings before the Commission on Security and Cooperation in Europe. Ninety-Fifth Congress, First Session on the Implementation of the Helsinki Accords. Volume IV: Soviet Helsinki Watch Reports on Repression. 3 juin

83 auprès du gouvernement américain, les membres de la commission tentèrent à diverses occasions d’exercer une pression sur les représentants soviétiques à travers des correspondances et rencontres.289 On compte d’ailleurs parmi ces initiatives des nombreuses lettres requérant la libération d’Alexandre Guinzbourg et d’autres activistes lesquelles contribuèrent vraisemblablement à sa remise en liberté.290

À partir de 1978, le travail de la Commission fut supplémenté par la création de la Helsinki Watch laquelle consistait en une version américaine des groupes de surveillance dédiés aux accords d’Helsinki. Initiée par Arthur Goldberg, le chef de la délégation américaine de la Conférence de Belgrade en 1977 et 1978, cette organisation demeurait indépendante du gouvernement et visait essentiellement à surveiller la conformité des États- Unis à l’égard de l’Acte final de même que celle des autres pays signataires, à sensibiliser le public aux ententes et à établir des relations avec les comités Helsinki existants. En dépit de sa nature privée, la Helsinki Watch était vraisemblablement conçue pour supporter le rôle des États-Unis au sein de la CSCE. 291 Progressivement, son attention se tourna essentiellement vers le respect des accords en Europe de l’Est et en Union soviétique et vers les groupes Helsinki de ces pays. La transition partielle de sa raison d’être se manifesta d’ailleurs par la création d’un sous-comité spécialisé sur le bloc communiste sur lequel siégeait notamment Ludmilla Alexeyeva et d’autres spécialistes de l’Union soviétique. 292 Parallèlement, des groupes de surveillance similaires s’étaient formés en Europe de l’Ouest lesquels se joignirent aux appels à une meilleure attention pour les droits humains à la CSCE et à une dénonciation du bloc de l’Est.293 Alors que le Groupe Helsinki de Moscou faisait

1977. U.S. Policy and the Belgrade Conference, 6 juin 1977 ; « Basket III: Implementation of the Helsinki Accords » Hearings before the Commission on Security and Cooperation in Europe; Ninety-Fifth Congress, First Session; on the Implementation of the Helsinki Accords; Volume X: Aleksandr Ginzburg on the Human Rights Situation in the U.S.S.R., 11 Mai 1979. 289 Tel que rapporté notamment par Robert Dole, membre de la Commission au cours de l’audience de juin 1977. ; Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, p. 48 290 Voir le discours de Millicent Fenwick au cours de l’audience de mai 1979. 291 Bart De Sutter, « The paradox of virtue Helsinki human rights activism during the Cold War (1975-1995) ». Thèse de doctorat, Anvers, Université d’Anvers, 2015, pp. 58-63. ; Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, pp. 116-117. Notamment, la création d’une organisation non gouvernementale de la sorte aux États-Unis permettait aux diplomates américains d’éviter les accusations de ne pas veiller à l’application des accords dans leur propre pays. 292 Bart De Sutter, Op. Cit., p. 61. 293 Au moment de la création de la Helsinki Watch, on retrouvait des groupes similaires en Norvège, en Hollande et en France. En 1985, la Fédération internationale Helsinki pour les droits de l’homme comprenait alors également des groupes d’Autriche, du Canada, de la Suisse, du Danemark, de la République fédérale

84 face à des difficultés compromettant ses activités, on assista également en 1982 à la création de la Fédération internationale Helsinki pour les Droits de l'Homme unissant les nombreux comités Helsinki ayant vu le jour à travers les pays de la CSCE et ainsi créant une meilleure cohésion de leurs activités et de leur stratégie. S’inscrivant dans une continuité des objectifs de la Helsinki Watch à l’égard des pays de l’Est, la fédération comptait d’autant plus influencer les États neutres à s’engager dans la dénonciation des manquements aux droits humains et à élargir le spectre de support pour les groupes Helsinki souffrant de répression. Tel que l’affirme Aryeh Neier, membre fondateur de la Helsinki Watch, sur l’importance de créer la fédération ; « it seemed urgent to demonstrate that concern about Moscow’s treatment of the Helsinki monitors and other dissenters was not confined to the United States ».294

Un autre aspect important du travail de ces organisations consistait en la création de connexions entre les groupes Helsinki soviétiques et d’autres organismes non gouvernementaux occidentaux en plus d’activistes individuels en marge de la sphère d’activités de la CSCE. Dans ses documents, le Groupe Helsinki de Moscou fit en effet appel non seulement à l’ensemble de la communauté mondiale, mais également à de nombreuses organisations afin de joindre la dénonciation du traitement des citoyens soviétiques. Se déclinant à travers un large spectre d’activités, ces organisations incluaient notamment les unions ouvrières du Canada et des États-Unis et des pays européens, l’American Federation of Labor - Congress of Industrial Organizations, le PEN club international, le comité danois des « Sakharov Readings », Amnistie internationale, la Ligue internationale des droits humains, l’Association mondiale de psychiatrie, le Comité olympique international, l’Organisation mondiale du travail, différentes organisations religieuses incluant le Conseil œcuménique des Églises et des regroupements judaïques, la Croix rouge, différentes organisations médicales, des organisations de défense du droit des femmes de même que plusieurs regroupements de scientifiques, travailleurs, écrivains, artistes, etc.295 Ces appels suscitèrent à différentes occasions une réponse d’associations exprimant leur support envers

d’Allemagne et de la Suède en plus des groupes précédemment mentionnés. Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, p. 102 ; 131 294 Aryeh Neier, Taking Liberties: Four Decades in the Struggle for Rights, Public Affairs, New York, 2003, p. 158. 295 Selon une analyse détaillée de l’ensemble des documents du groupe.

85 le groupe même ou envers les causes qu’il promouvait. Par exemple, la cause des scientifiques juifs persécutés pour leurs tentatives d’émigration fut reprise par le Committee of Concerned Scientists de Washington lequel fit de nombreux appels auprès de la délégation américaine à Belgrade.296 De même, la question de la répression psychiatrique et celle des droits socioéconomiques firent l’objet d’une condamnation par le Congrès international de psychiatrie réuni à Honolulu en 1977, de même que par l’Organisation mondiale du travail.297 L’arrestation de Yuri Orlov provoqua également la protestation de nombreux représentants de la communauté scientifique engagée dans des échanges avec l’Union soviétique.298 Ceci entraina une réaction similaire du chef de la Ligue internationale des droits humains qui écrivit à Anatoly Dobrynin en faveur de Yuri Orlov, Alexandre Guinzbourg et , membre du groupe Helsinki ukrainien.299

3.2.2. La « tactique du boomerang »

Tel que l’explique Youri Orlov, la nature du régime soviétique rendait quelconque appel direct vers l’État essentiellement inutile : « We do not have the means by which to reach our government. […] The crucial question is what means are there for a Soviet citizen to approach his own government, other than indirectly through the governments of other countries »300. À travers ces nombreux appels, le Groupe Helsinki de Moscou tentait ainsi de surmonter les limitations de l’activisme au sein du régime par l’application de pression sur celui-ci par l’entremise de forces extérieures. La « politique de levier », tel qu’élaboré par les théoriciennes des mouvements sociaux Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, définit la méthode du groupe par l’appui sur une figure influente pour défendre les intérêts d’un réseau

296 Elisabetta Vezzosi, « The Committee of Concerned Scientists and the Helsinki Accords: "" Scientists, Détente, and Human Rights », Conférence Helsinki 40 Years After : International Reordering and Societal Change, 1975—1990. Université Sorbonne Paris Cité, 10-12 décembre 2015 297 Voir respectivement Ludmilla Alexeyeva, Soviet Dissent, p. 348 et le document 114 298 Tel que rapporté dans « Central Intelligence Agency, National Foreign Assessment Center, "Human Rights Review, 16-22 June, 1978" », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 23 juin 1978 299 « Baldwin to Dobrynin », 11 février 1977, General Correspondence USSR 1977, Boîte 62, International League for Human Rights Records, Manuscrits et archives, Humanities and Social Sciences Library, the New York Public Library, New York. 300 Walter Parchomenko, Soviet Images of Dissidents and Nonconformists, New York, Preager, 1986, p. 156

86 lorsque celui-ci se bute à une influence directe limitée.301 Or, non seulement cette figure devait-elle être influente de par son implication dans un forum cher aux dirigeants soviétiques, elle devait également provenir de l’extérieur des limites du pays. S’élaborait ainsi une stratégie générale que Keck et Sikkink appelèrent la « tactique du boomerang ». La création d’un large réseau de support parmi les organismes non gouvernementaux s’inscrivait ainsi dans une stratégie d’application indirecte de pression par ces organisations sur l’État visé de même que par l’influence qu’exercent ces organismes sur leur propre gouvernement, lesquels bénéficient d’outils de négociation auprès de celui-ci.302 Dans la même lignée, Thomas Risse et Kathryn Sikkink tentèrent ultérieurement de mieux rendre le dynamisme du phénomène de socialisation d’un État grâce à l’activisme transnational en proposant le « modèle spiral » selon lequel le processus se décline en différentes phases d’emploi de pression extérieure et en multiples degrés de réceptivité ou réactions de l’État visé.303 Selon eux, le réseau d’organismes de support est crucial dans l’application d’un poids moral non seulement sur l’État persécuteur, mais également sur les États libéraux en faisant appel à leur identité de promoteur des droits humains. D’autant plus, il permet de renforcer et légitimer les revendications des mouvements intérieurs en plus de leur offrir une certaine protection.304 En effet, cette stratégie visait à transcender l’obstacle de la répression qui avait simplement mis fin aux précédentes initiatives dissidentes. L’existence d’un réseau extérieur, hors de la portée de l’Union soviétique, permettait de porter la cause des droits humains au-delà de la mise à l’arrêt de ses représentants au sein du pays. En outre, les tentatives de réduire ces derniers au silence avaient pour effet de donner davantage de poids à leurs récriminations et de créer une image de martyrs facilitant d’autant plus la mobilisation extérieure.305

Ainsi, si le groupe faisait appel, tel que nous l’avons vu, à de nombreuses organisations, ses documents étaient néanmoins principalement adressés aux États

301 Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, Op. Cit., p. 16. 302 Ibid., pp. 12-14 303 Thomas Risse et Kathryn Sikkink, « The Socialization of International Human Rights Norms into Domestic Practices » in Thomas Risse, Stephen C. Ropp, Kathryn Sikkink (ed), The Power of Human Rights: International Norms and Domestic Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, coll. Cambridge Studies International Relations, pp. 17-33 304 Ibid., p. 5 ; Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, p. 7 305 Douglas Selvage, « The Limits of Repression: Soviet-Bloc Security Services vs. Transnational Helsinki Networks, 1976-1986 », Conférence Helsinki 40 Years After : International Reordering and Societal Change, 1975—1990. Université Sorbonne Paris Cité, 10-12 décembre 2015

87 signataires de l’Acte final. C’est en effet à travers les rencontres de la CSCE que l’impact de la stratégie du groupe devait se manifester; cette plateforme offrant les outils de négociation nécessaires à une réponse de l’État. Bien que la question de la non-intervention dans les affaires intérieures était connue des membres du groupe, ces derniers considéraient que la violation des droits humains ne constituait pas une forme d’exercice des droits inhérents à la souveraineté de l’État; ces violations ne pouvant relever uniquement de la sphère intérieure grâce aux accords mêmes.306 Concernant les cas où l’État enfreignait également ses propres lois, le premier appel du groupe stipulait d’autant plus que « la violation des lois soviétiques rend impossible l'application de la disposition de non-ingérence dans les affaires intérieures de l’Acte final, car ces articles exigent le respect des lois des pays signataires, et non pas le respect de l’illégalité dissimulée par des falsifications. »307 Les membres convièrent ainsi les pays signataires à ne pas endosser les violations aux droits humains sous le couvert du principe VI et à réitérer fermement la nature internationale de la question humanitaire dont le respect devait être essentiel au développement de la Détente. À plusieurs occasions, ceux- ci affirmèrent que le respect de cette question et la libération des représentants des groupes Helsinki sont des conditions indispensables au maintien de la paix mondiale et à l’établissement d’un niveau de confiance nécessaire pour la signature d’ententes en matière de désarmement tel que SALT II.308

Suivant leur souhait que la CSCE soit un forum de révision précise des violations aux provisions humanitaires, les membres du groupe élaborèrent environ 50 documents pour la Conférence de Belgrade et approximativement 170 pour la Conférence de Madrid. Ces documents, contenant pour la plupart une description détaillée des conditions humanitaires, comptent toutefois 14 documents spécifiquement consacrés à des propositions pour les conférences et à la révision de leurs résultats.309 Parmi ces propositions on compte celles de la création d’une commission internationale de vérification préliminaire des cas d’enfreinte

306 Tel qu’expliqué à répétition à travers ses documents. Voir par exemple les documents 7, 10, 49, 62, 74, 165 307 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 2 : О преследовании Мустафы Джемилева », 18 mai 1976. 308 Voir notamment les documents 126 et 147 de même que les articles de journaux rédigés par les membres du groupe. Ludmila Alexeyeva, Andrey Amalrik, et Vadimir Bukovsky, « Soviet Human Rights from Mrs. Lyudmila Alexeyeva and others », The Times, Londres, 26 avril 1977 ; Ludmila Alexeyeva, Aleksandre Ginzbourg, Pyotr Grigorenko, Yuri Mnyukh et Valentin Turchin, « A Helsinki Clue to Moscow's Salt II Intentions », The New York Times, 18 juin 1979 309 Voir les documents 49, 50, 54, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 66, 70, 74, 165 et 214

88 aux droits humains de sorte que les conférences ne se limitent pas à une « querelle vide basée sur des accusations vagues ».310 De même, le groupe considérait essentielle l’élaboration de critères précis quant au respect des droits humains.

Le gouvernement soviétique ne reconnait peut-être pas les faits de la violation de ses obligations, mais il ne peut manquer de reconnaitre qu’en présence de deux points de vue opposés sur les mêmes faits, la seule façon de sortir de l'impasse consiste à établir des critères convenus afin d’évaluer les faits. Si le gouvernement soviétique refuse de s'entendre sur des critères vérifiables et spécifiques sur le respect des obligations en matière de droits de l'homme, cela équivaut à rompre les Accords d'Helsinki.311

En vue de reconnaitre l’importance de l’information libre et ainsi dresser un portrait fidèle du respect des accords, le groupe réclamait en outre de créer une conférence internationale sur le déclassement de l’information liée notamment aux conditions de vie à l’intérieur des pays signataires et à celles des droits humains en plus de précéder chaque discussion sur le sujet par la requête de libération immédiate des membres des groupes Helsinki.312 Selon le groupe, ces discussions devaient se dérouler sur un ton ferme et décisif et mener à une l’élaboration de concrètes et larges mesures afin de régler chaque manquement aux droits humains.313 Ces propositions s’ajoutaient à un ensemble d’autres réclamations exprimées à travers ses documents tels que la protection des membres Helsinki, la libération de l’ensemble des prisonniers de conscience, le support aux différents citoyens persécutés par l’État, le support aux différentes causes promues par le groupe de même que la création de diverses commissions incluant notamment une commission internationale indépendante pour l’examen des conditions de détention des prisonniers de conscience de la prison Vladimir, une commission américano-soviétique permanente mixe pour l’étude de l’information

310 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 49 : Правительствам стран-участниц Хельсинкских соглашений », 20 février 1977. 311 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 54 : Итоговый документ Группы содействия выполнению Хельсинкских соглашений к совещанию в Белграде », 8 février 1977 312 Voir les documents documents 62 et 214 313 Toutes ces demandes furent également renouvelées par Alexeyeva au cours de la rencontre avec la Commission américaine Helsinki. « Basket III: Implementation of the Helsinki Accords » Hearings before the Commission on Security and Cooperation in Europe; Ninety-Fifth Congress, First Session; on the Implementation of the Helsinki Accords; Volume IV: Soviet Helsinki Watch Reports on Repression June 3, 1977, U.S. Policy and the Belgrade Conference, 6 Juin 1977.

89 relative à la répression psychiatrique et une commission indépendante sur la question du droit à l’émigration.314

Ainsi, à travers l’évolution du processus d’Helsinki, il appert que le Groupe Helsinki de Moscou joua un rôle important dans l’avènement de cet activisme transnational. Tel que le rappellent Robert Brier et Sarah Snyder, la signature seule de l’Acte final ne provoqua pas en soi une discussion autour de l’état des droits humains dans le bloc communiste.315 Si les instigateurs des provisions humanitaires souhaitaient induire un changement en Union soviétique, celui-ci devait toutefois se produire dans le cadre d’un renouveau économique et d’un processus de modernisation de sorte à accélérer une transformation sociale et éventuellement le délitement du régime. Selon les plans de Willy Brandt, la coopération économique avec l'Est n'était ainsi pas destinée à être conditionnée par la conformité des droits de l'homme au sein des pays du Pacte de Varsovie, mais plutôt à favoriser le processus de modernisation et de libéralisation progressive. Ce projet ne prévoyait donc pas l’exercice de pression diplomatique après la signature de l’acte et, tel qu’expliqué dans le deuxième chapitre, l’Ouest s’était alors de facto résigné à l’absence d’intention des pays de l’Est à se soumettre aux provisions humanitaires. Ce fut plutôt l’initiative du groupe Helsinki de Moscou, avec le support d’autres organismes non gouvernementaux, qui remodela le processus en une plateforme de rebond pour leurs revendications. 316 En effet, pour le fondateur du groupe, l’objectif était avant tout de changer cette approche de la Détente en Occident. 317 Au-delà des précédentes tentatives de sollicitation de la communauté

314 Presque chaque document énonce une réclamation de la sorte. Pour les appels à créer des commissions, voir les documents 3, 6, 7, 13, 15, 38, 43, 53 et 59. 315 Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War. ; Robert Brier, « The Rise of Soviet and East European Dissent: How Important was the Helsinki Final Act? », Conférence Helsinki 40 Years After : International Reordering and Societal Change, 1975—1990. Université Sorbonne Paris Cité, 10-12 décembre 2015 316 Rober Brier, Op. Cit. Cette théorie est en opposition à celle du « piège occidental » proposée par Daniel C. Thomas selon laquelle la signature de l’Acte final donna naissance à une opposition dans le bloc de l’Est contribuant progressivement à la chute du communisme suivant une stratégie poursuivie par l’Ouest dès la signature de ces ententes. Or, tel qu’expliqué dans le premier chapitre, le mouvement Helsinki constituait plutôt une continuation des tentatives d’internationalisation de la cause dissidente. De même, il appert que les auteurs de l’Acte final, particulièrement Henry Kissinger, ne prévoyaient alors pas faire des rencontres de révision un procès pour l’Union soviétique sur la question des droits humains. Daniel C. Thomas, Op. Cit. 317 Yuri Orlov, Op. Cit., p. 194 ; Dante B. Fascell reconnaissait d’ailleurs que l’initiative de ces citoyens soviétiques était à l’origine de la réponse de la Commission. Discours du représentant Dante B. Fascell devant le Chicago Council on Foreign Relations « Commission on Security and Cooperation in Europe, The Belgrade CSCE Follow-Up Meeting: A Report and Appraisal, Appendix C: "Human Rights Policy: The United States at Belgrade," », February 24, 1978, p. 72.

90 internationale, celui-ci avait par ailleurs acquis un ton beaucoup plus revendicateur et une position plus offensive à l’égard de l’Ouest. À travers ces nombreux appels et ses recommandations quant au déroulement des conférences de révision, il appert que le rôle du groupe n’était pas relégué à celui de bénéficiaire passif, mais plutôt à celui de participant actif dans l’avenir de la CSCE.

3.2.3. Jimmy Carter : les droits humains au cœur de la diplomatie américaine

Si Gerarld Ford et Henry Kissinger avaient peu d’intérêt à changer leur approche de la Détente, la sollicitation des dissidents de l’Est obtint cependant une meilleure réceptivité à partir de 1977. L’émergence des initiatives de promotion des accords d’Helsinki aux États- Unis s’inscrivait en effet dans un contexte de changement de pouvoir à la Maison-Blanche où l’activisme pour les droits humains était alors en accord avec l’orientation du nouveau cabinet gouvernemental de Jimmy Carter. Afin de rétablir la réputation du gouvernement à l’intérieur et à l’extérieur du pays aux suites de la Guerre du Vietnam et du scandale de Watergate, celui-ci s’engagea dès son discours inaugural à poursuivre la défense des droits humains à travers ses relations bilatérales et multilatérales et ainsi rompre avec la « diplomatie discrète » et de la realpolitik des précédents gouvernements.318 « Because we are free, we can never be indifferent to the fate of freedom elsewhere. Our moral sense dictates a clear-cut preference for those societies which share with us an abiding respect for individual human rights ». 319 Non seulement cette orientation permettait de rétablir la position morale des États-Unis, la notion de droits humains élargissait également leurs considérations au-delà des principes de « liberté » typiques du conflit idéologique de la Guerre froide. Cette approche élargie présentait ainsi un plus grand attrait et permettait d’incorporer des considérations d’ordre socioéconomiques lesquelles lui conféraient une plus grande flexibilité et une défense aux critiques soviétiques.320

318 Jan Eckel. « The Rebirth of Politics from the Spirit of Morality: Explaining the Human Rights Revolution of the 1970s », in Jan Eckel et Samuel Moyn, Op. Cit., p. 254.; John M. Howell, « The Carter Human Rights Policy as Applied to the Soviet Union », Presidential Studies Quarterly, 13, 2 (1983), p. 292 319 Discours inaugural de Jimmy Carter, U.S. Department of State bulletin, 76, 14 février 1977, p. 122 320 « White House, Memorandum, Brzezinski to the President, "Weekly National Security Report #7," Top Secret/Sensitive/Codeword », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 1er avril 1977; « White House, Memorandum, Brzezinski to the President,

91 De manière similaire à l’opinion du Groupe Helsinki de Moscou sur la clause de non- intervention, la direction américaine soutenait alors que la signature d’un pacte international tel que l’Acte final impliquait une renonciation à l’exclusivité de leur juridiction interne quant aux questions couvertes par le document. 321 Celle-ci entendait donc mettre l’accent sur l’aspect coercitif de interventions prohibées par l’acte.

[Les États participants] s'abstiennent en conséquence de toute forme d'intervention armée ou de la menace d'une telle intervention contre un autre État participant. Ils s'abstiennent de même, en toutes circonstances, de tout autre acte de contrainte militaire ou politique, économique ou autre, visant à subordonner à leur propre intérêt l'exercice par un autre État participant des droits inhérents à sa souveraineté et à obtenir ainsi un avantage quelconque. Ils s'abstiennent en conséquence, entre autres, d'aider directement ou indirectement des activités terroristes ou des activités subversives ou autres visant au renversement violent du régime d'un autre État participant.322

L’ambigüité de la nature non-légale du document et des termes de l’Acte final même permettait ainsi aux États-Unis d’affirmer la légitimité d’activités telles que la discussion publique des questions humanitaires d’un pays, le partage de recommandations et les appels à l’action. Cette vision fut ainsi réitérée par Arthur Goldberg à la Conférence de Belgrade :

Respect for one another’s social systems and the principle of non-intervention should not be given to mean that this exchange shall be restricted to assent and joint declarations. Frank criticism must also be allowed in the face of phenomena such as oppression of dissidents, torture and racial discrimination. […] What we seek to discuss cannot be regarded as improper intrusion into the internal affairs of any country. Human rights are a matter of the Final Act and of international law as set forth in the UN Charter, the Universal Declaration of Human Rights and other international documents and agreements.323

Malgré que les rencontres de révision, tel que proposé par l’URSS, aient initialement eut pour but de faire un court échange sur les expériences positives et de nouvelles propositions, il en alla autrement pour le nouveau gouvernement américain. Résolu à faire de

"Weekly National Security Report #9," Top Secret/Sensitive/Codeword », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 16 avril 1977. 321 John M. Howell, Op. Cit., p. 291 322 « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Acte final », 1er août 1975, www.osce.org/fr/mc/39502?download=true, p. 5, consulté le 4 décembre 2014 323 « American Embassy Belgrade to Cyrus Vance, Secretary of State, Text of Speech Given by Ambassador Arthur Goldberg at the Belgrade Conference on Security and Co-operation in Europe Meeting », Electronic Briefing Book No. 387, National Security Archive, George Washington University, Washington, Novembre 1977

92 l’évaluation du respect des droits humains un enjeu d’importance, Goldberg arriva à Belgrade avec des statistiques et récits détaillés de l'Est compilés par le groupe Helsinki de Moscou, la Commission américaine d’Helsinki et d'autres organisations non gouvernementales intéressées. Au sein de la Maison-Blanche même, on avait également nommé un responsable, Joyce Starr, à la surveillance de toute information provenant des pays de l’Est quant à la question humanitaire et mandaté plusieurs observateurs diplomatiques à suivre le déroulement de procès politiques en URSS.324 On portait ainsi attention aux différentes violations des droits humains en Union soviétique, incluant le droit à l’émigration,325 et particulièrement à la persécution des membres du GHM dont l’évolution était régulièrement compilée dans les rangs du département d’État et par l’Agence centrale d’intelligence.326 La troisième corbeille et la question des droits humains furent ainsi longuement discutées au cours de la Conférence où, en dépit du traditionnel tabou diplomatique à l’égard de la mention de noms, Goldberg entreprit de délaisser les déclarations générales pour plutôt viser directement les États accusés de violation de ces clauses. Adoptant une position très ferme face à l’opposition soviétique, la délégation américaine énonça également de nombreuses victimes de discrimination et persécutions dans le bloc de l’Est incluant spécifiquement Orlov, Sharansky et Guinzbourg dont les activités seraient pleinement en accord avec l’Acte

324 « White House, Memorandum, Joe Aragon to Hamilton Jordan, "Human Rights," No classification », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 7 juillet 1978 ; « Department of State. Memorandum for Dr. Zbigniew Brzezinski. "US Government Initiatives on behalf of Human Rights in the USSR" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 17 avril 1980 325 « Memo from Secretary of State Cyrus Vance to President Jimmy Carter », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 14 février 1977. Cet enjeu touchant principalement la communauté juive était en effet particulièrement cher à Goldberg, étant lui-même d’origine juive. Selon une entrevue avec Alfred Friendly Jr. du 6 mai 2008 rapportée par Sarah Snyder. Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, p. 103 326 « White House, Memorandum, "Situation of Ginzburg and Orlov," Top Secret/Sensitive/Codeword », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 10 février 1977; « Memo from Joyce Starr to Arthur Goldberg, "Update on Sharansky and Kuznetsov cases" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 31 janvier 1978; « Central Intelligence Agency, National Foreign Assessment Center, "Human Rights Review, 5- 11 May, 1978" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 12 mai 1978 ; « Central Intelligence Agency, National Foreign Assessment Center, "Human Rights Review, 12-18 May, 1978," », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 19 mai 1978.; « Central Intelligence Agency, National Foreign Assessment Center, "Human Rights Review, 26 May-1 June, 1978" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 2 juin 1978.

93 final. 327 Bien qu’elle n’ait pas mené à quelconque concession de la part de l’Union soviétique, l’introduction de révision des performances en matière de droits humains dans un forum interétatique créa un précédent pour les prochaines rencontres. Dans la même veine que la stratégie de Goldberg, Max Kampelman, ambassadeur américain à la rencontre de Madrid en 1983, dressa un réquisitoire sévère contre l’URSS quant à la situation des droits humains basé sur une vaste documentation de cas d’abus. avait en effet entrepris de poursuivre une stratégie similaire à celle de Jimmy Carter à l’égard de la CSCE, voire encore plus énergétique, insistant sur la persistance des droits humains comme enjeux diplomatique prioritaire. Cette fois cependant, l’empressement de la délégation soviétique de conclure des ententes dans le domaine du désarmement permit d’approfondir les ententes humanitaires.328

Si l’implication du gouvernement américain pour la défense des droits humains se concrétisa principalement à l’occasion des rencontres de la CSCE, celle-ci se manifesta également dans le cadre des relations bilatérales avec l’URSS et dans d’autres forums internationaux. Notamment, la dénonciation des manquements aux ententes humanitaires en Union soviétique se poursuivit à travers les allocutions publiques du président de même que plusieurs autres représentants américains. Un rapport gouvernemental dénombre ainsi plus de 40 déclarations publiques au nom des droits humains dans le bloc de l’Est entre janvier 1977 et avril 1980. 329 Plusieurs de ces déclarations furent consacrées aux membres du Groupe Helsinki de Moscou dans des termes traduisant un support sans équivoque. Il en fut ainsi de la déclaration du Secrétaire d’État Cyrus Vance dans une conférence de presse suivant la condamnation d’Orlov en mai 1978 :

The United States strongly deplores the conviction and sentencing by a Soviet court of Dr. Yuri Orlov, the leader of the Moscow Public Group to Promote

327 « State Department, Briefing Memorandum, Goldberg to the President, "Interim Report on the Belgrade Conference," No classification », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 18 novembre 1977; « American Embassy Belgrade to Cyrus Vance, Secretary of State, Text of Speech Given by Ambassador Arthur Goldberg at the Belgrade Conference on Security and Co-operation in Europe Meeting », Electronic Briefing Book No. 387, National Security Archive, George Washington University, Washington, Novembre 1977 328 Victor-Yves Ghebali, Op. Cit., pp. 27-29; Bart De Sutter, Op. Cit., pp. 81-88 ; Jacques Andréani, Op. Cit., pp. 152-154 329 « Department of State. Memorandum for Dr. Zbigniew Brzezinski. "US Government Initiatives on behalf of Human Rights in the USSR" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 17 avril 1980

94 Observance of the Helsinki Final Act in the USSR. […] To punish as « subversive » activities aimed at increasing free expression of opinion and at promoting governmental observance of formal obligations solemnly undertaken is a gross distortion of internationally accepted standards of Human Rights set forth in such document as the Universal Declaration of Human Rights, the Covenant on Civil and Political Rights and the CSCE Final Act.330

Il en alla de même pour les autres membres du groupe visés par l’État, dont Sharansky au nom duquel on fit de nombreuses déclarations entre 1977 et 1978 afin de communiquer l’indignation du gouvernement américain et réfuter les accusations d’espionnage au nom de ce dernier.331 Un souci similaire pour les questions humanitaires fut de surcroit soulevé à plusieurs reprises au cours de rencontres privées avec des représentants soviétiques auxquels on rapporta, entre juin et décembre 1979 seulement, 27 cas de persécutions et d’abus des droits humains, 40 représentations de cas liés à la réunification familiale et plus 60 cas d’enjeux tels que le droit de voyage, de mariage et à une juste représentation médiatique.332 Aussi, à l’occasion de diverses rencontres avec Andrei Gromyko, Carter mit l’accent sur le souci des États-Unis pour les droits humains et pour le sort des membres du groupe Helsinki de Moscou et sur l’importance de cet enjeu dans l’évolution de leurs relations en réitérant la menace que constituerait le déni de ces droits pour l’avenir de leur confiance mutuelle et des échanges dans le domaine commercial, scientifique et culturel.333 L’engagement des États- Unis se traduisit d’autant plus par des mesures punitives incluant l’annulation de diverses

330 « Secretary of State, to American Embassy Moscow, "Statement on Orlov," », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 18 mai 1978. Transcription envoyée par câble à l’ambassade américaine de Moscou et au consulat de Léningrad. 331 « State Department, "Major Executive Statements on Behalf of Anatoliy Shcharanskiy," ranging from June 2, 1977 through July 23, 1978, Unclassified », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 16 juillet 1979; « Office of Senator Jackson, News Release, "Remarks by Senator Henry M. Jackson," Unclassified », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 1er octobre 1978. Discours au diner commandité par la Coalition For a Democratic Majority Human Rights tenu le 30 septembre 1978. « "Background Memorandum: Shcharanskiy Case" and "Statement By Department Spokesman: Shcharanskiy Trial," », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, Juin 1978. 332 « Department of State. Memorandum for Dr. Zbigniew Brzezinski. "US Government Initiatives on behalf of Human Rights in the USSR" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 17 avril 1980; « State Department, Memorandum of Conversation, "Vance-Gromyko Private Meeting," Secret/NODIS », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 13 juillet 1978; « State Department, Memorandum, Muskie to the President, Secret, "UN Meeting with Gromyko" », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 13 septembre 1980. 333 Voir notamment : « White House, Memorandum of Conversation, Jimmy Carter and A.A. Gromyko, "SALT, CTB, Africa, Human Rights », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 27 mai 1978

95 visites officielles en URSS, l’annulation de vente d’ordinateurs à l’agence TASS et celle de pétrole et d’équipement pétrolier et le boycotage des Jeux olympiques de Moscou.334 De surcroît, le gouvernement entreprit une série d’actions plus concrètes afin de maintenir les contacts avec les dissidents et leur fournir une assistance. Celles-ci comprenaient d’ailleurs l’accès à l’ambassade américaine de Moscou, l’aide à l’octroi de visas d’immigration et à la relocalisations d’émigrés soviétiques, le refuge de familles pentecôtistes à l’ambassade de Moscou, des échanges directs avec les dissidents, 335 la mise en place d’une entente garantissant la libération et l’émigration de 5 dissidents incluant Guinzbourg de même que différents autres programmes d’aide aux groupes privés de droits humains.336

Conclusion

L’année 1976 vit la création du Groupe Helsinki de Moscou réunit sous le couvert de l’Acte final d’Helsinki et résolu à faire de ce document un levier pour un changement des pratiques de l’État à l’égard de ses citoyens. Le groupe devint rapidement un vecteur de revendications à l’Est où le mouvement autrefois divisé s’unifiait sous cette stratégie inclusive. De même, si les précédentes initiatives dissidentes en URSS étaient parvenues à mobiliser la presse étrangère, le mouvement Helsinki donna lieu à un activisme transnational aux proportions décuplées renforçant les efforts dissidents à l’intérieur du pays même. À l’Est comme à l’Ouest, on assistait à la formation d’un réseau de support inédit procédant à la surveillance des accords et à la dénonciation des abus grâce auquel le groupe Helsinki

334« Statement by Secretary of State Vance, Carter Presidential Library », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 8 juillet 1978 ; « Department of State. Memorandum for Dr. Zbigniew Brzezinski. "US Government Initiatives on behalf of Human Rights in the USSR" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 17 avril 1980 ; « White House, Memorandum, Brzezinski to the President, "NSC Weekly Report #144,". Secret », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 6 juin 1980 ; John M. Howell, Op. Cit., p. 290-291 335 Incluant notamment Sakharov, Boukovsky, Vital Sharansky, la femme d’Anatoly Sharansky et d’autres dissidents émigrés. « State Department, Memorandum, Vance to the President, Untitled, Secret », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 13 août 1979; « Department of State. Memorandum for Dr. Zbigniew Brzezinski. "US Government Initiatives on behalf of Human Rights in the USSR" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 17 avril 1980 336 Edward Walsh, « Soviets Exchange 5 Dissidents for 2 Spies », Washington Post, 28 avril 1979 ; « Department of State. Memorandum for Dr. Zbigniew Brzezinski. "US Government Initiatives on behalf of Human Rights in the USSR" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 17 avril 1980; « National Security Council, Memorandum, Paul B. Henze to Brzezinski, "Dissidence in Eastern Europe and the USSR - Are We Doing Enough?," Secret », Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 17 avril 1980.

96 bénéficiait de plusieurs plateformes pour partager ses doléances et d’un poids grandissant vis-à-vis de l’État. Suivant l’initiative de ces activistes de l’Est, la CSCE était devenue une instance de revendications, contrairement à ce qui était prévu au moment de la signature des accords. Les dissidents, en tentant d’échapper à la fermeture d’un gouvernement qui ne laissait aucune place à l’opposition et en saisissant l’opportunité de faire entendre leurs récriminations au-delà de leurs frontières, réussirent à orienter le processus d’Helsinki et à faire des droits humains une question centrale de la CSCE et des relations bilatérales entre les États-Unis et l’URSS.

Ce chapitre contribua à formuler le cadre de la stratégie conjointe des dissidents de l’Est et des activistes occidentaux vis-à-vis de l’Union soviétique sans toutefois analyser son impact réel sur la conduite de l’État et sur le groupe Helsinki. Plusieurs historiens voient dans l’émergence d’un activisme transnational et la transformation subséquente du processus de révision de la CSCE un élément clé de l’évolution de la Guerre froide et de l’éventuel déclin de l’Union Soviétique.337 Bien qu’intéressantes, ces théories tendent néanmoins à surestimer les effets de cet activisme transnational du fait qu’elles ne tiennent pas suffisamment compte des limites de l’expérience d’Helsinki et du cadre intérieur dans lequel évoluaient les groupes de dissidence. En conséquence, il importe maintenant d’examiner la portée de l’influence de cet activisme sur l’évolution du mouvement dissident.

337 Pour des exemples de ce type d’analyse du processus de la CSCE, voir Daniel C. Thomas et Ki-Joon Hong. Daniel C. Thomas, Op. Cit. ; Ki-Joon Hong, « The unintended consequences of the Helsinki Final Act. A path theory perspective », Revue internationale de science politique, 34-3(2013), pp. 310-325

97 Chapitre 4 Réaction de l’État et le poids réel du groupe sur la conduite du gouvernement

L’absence d’arrestation parmi les membres au cours des six mois suivant la création du Groupe Helsinki de Moscou témoigne d’une certaine tolérance de la dissidence parmi les rangs du pouvoir. En effet, l’année 1976 aurait vu seulement 60 emprisonnements de dissidents alors que le chiffre s’élevait à 176 en 1974 et 96 en 1975. 338 Cette relative relaxation aura ainsi permis au mouvement de s’organiser et d’étendre son influence. Vraisemblablement convaincus du poids de leur entreprise, les membres du groupe faisaient alors preuve du certain optimisme et ne croyaient alors pas à l’imminence de leur persécution par le KGB.339 Or, bien que l’État ait fait jusqu’à lors preuve de plus de retenue, il appert que son attitude vis-à-vis la dissidence soit demeurée inchangée et que le processus d’Helsinki n’ait pas eu l’effet de protection escompté.

4.1. Une persistante illégitimité

Malgré les clauses de l’Acte final, le groupe ne bénéficiait ainsi toujours pas de légitimité légale selon les lois soviétiques et fut dénoncé par l’État dès le début de l’entreprise.340 Si le groupe fut d’abord épargné par souci de préserver de bonnes relations avec l’Occident et selon la croyance que cette tentative d’internationalisation de leur cause soit aussi infructueuse que les précédentes, ce fut toutefois le succès de l’initiative de mobilisation qui poussa l’État à réaffirmer son autorité et réitérer son interprétation des

338 Selon une analyse statistique de . Rov Medvedev, Юрий Андропов: неизвестное об известном, время, Moscou, 2004, p. 147. Un rapport du KGB pour l’année 1976 fait toutefois mention de 69 arrestations. Ce rapport relève également de nombreuses fouilles, saisies de documents, perturbations de manifestations et harcèlement de différentes natures. Yuri Andropov devant le Comité central du PCUS, « Document 28 : Об итогах работы за 1976 год по розыску авторов антисоветских анонимных документов », 2 mars 1977 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , Moscou, 2006, pp. 161-164 339 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 10 : Оценка влияния Совещания по безопасности и сотрудничеству в Европе в части, касающейся прав человека в СССР », 1er août 1976 ; Paul Goldberg, Op. Cit., p. 276 ; Selon Orlov et Grigorenko, ceux-ci furent en effet surpris par l’arrestation de Guinzbourg et du fondateur du groupe en 1977. Yuri Orlov, Op. Cit., p. 213 ; Témoignage de Pyotr Grigorenko publié sur le site internet du groupe en 1997. http://mhg-main.org/petr-grigorenko. Consulté le 10 février 2016 340 Yuri Orlov, Op. Cit., pp. 190-191

98 accords.341

4.1.1. Entre rigidité et insécurité

Tel qu’expliqué dans le chapitre 2, l’État soviétique avait en effet une approche diamétralement opposée quant aux droits humains et n’avait aucune intention d’honorer les ententes humanitaires de l’Acte final. On refusait de reconnaitre l’applicabilité de ces ententes et réduisait systématiquement ces dernières à un seul point – celui de l’émigration – pour lequel on fit de minces améliorations d’artifice.342 Du temps de Brejnev, l’URSS serait ainsi restée dans la phase de déni du « modèle spiral » élaboré par Thomas Risse et Kathryn Sikkink durant laquelle on non seulement réfute les accusations précises d’abus des droits humains, mais nie également la validité de l’ensemble des normes internationales dans la sphère intérieure.343 Sans pourtant disputer l’importance des droits humains, on soulignait plutôt la préséance des lois internes et de la pleine souveraineté de l’État. Devant le refus obstiné de l’État d’admettre la valeur légale des provisions de l’Acte final au sein du pays, le mouvement des droits humains ne bénéficiait ainsi pas de la protection ni de légitimité sur la base de ces ententes. Les recours des représentants de ce mouvement étaient d’autant plus limités par la perspective soviétique de responsabilité des ententes internationales selon laquelle, même dans l’éventualité où ces ententes soient légalement contraignantes, celles-ci lient uniquement les États dans leurs relations mutuelles, mais ne pourvoient aucun droit aux citoyens vis-à-vis des instances intérieures.344 Ainsi, les revendications du Groupe Helsinki

341 David Kowalewski et Cheryl Johnson , « Cracking Down on Dissent: Bureaucratic Satisficing in the USSR », Public Administration Quarterly, 10-4 (1987), p. 420 342 Les demandes d’émigration étaient toutefois fréquemment rejetées par refus de reconnaître la validité des ententes. Par exemple, le bureau de visa aurait répondu à un dissident pentecôtiste « All the Helsinki Accords are only promises to us - for us they are not law ». Pour ceux auxquels on n’avait pas octroyé le droit d’émigrer, on constatait d’ailleurs une aggravation des conditions sociales. « Basket Three: Hearings before the Commission on Security and Cooperation in Europe, 1-7 », Washington DC, US Congress, 1977-78, v.2 p. 270; Sandra L. Gubin, « Between Regimes and Realism.Transnational Agenda Setting : Soviet Compliance with CSCE Human Rights Norms », Human Rights Quaterly, 17, 2(1995), pp. 285-289. Le Groupe Helsinki de Moscou nota également un progrès en ce qui concerne la question du déni des droits parentaux aux familles religieuses, mais insista néanmoins sur le caractère superficiel de ces améliorations. Groupe Helsinki de Moscou, « Document 107 : О заявлении представителя Госдепартамента США по делам печати », 25 janvier 1979 ; Yuri Orlov, Op. Cit., p. 200. 343 Thomas Risse et Kathryn Sikkink, « The Socialization of International Human Rights Norms into Domestic Practices » in Thomas Risse, Stephen C. Ropp, Kathryn Sikkink (ed), Op.Cit., pp. 22-24 344 Arie Bloed et Fried van Hoof, « Some Aspects of the Socialist View of Human rights » in Arie Bloed et Peter van Dijk, Op. Cit., p. 43

99 de Moscou et son existence même étaient fondamentalement incompatibles avec l’interprétation soviétique des droits humains, de l’Acte final et de sa portée juridique. Conformément à cette interprétation, le groupe serait en contradiction avec l’acte même de par ses appels à l’ingérence des pays signataires dans les affaires intérieures soviétiques.345 De surcroit, dans le cas où ses récriminations étaient basées sur les provisions de la constitution soviétique, ces dernières ne conféraient pas de poids devant les instances judiciaires en l’absence de référence à d’autres actes législatifs spécifiques et, tel qu’expliqué dans le chapitre 2, étaient nécessairement subordonnées aux intérêts du régime.346

Dès l’automne 1975, l’État mit ainsi en œuvre une campagne de propagande afin de rectifier la signification des accords et endiguer le ralliement de l’opposition autour de ces ententes; à commencer avec le discours de Brejnev prononcé à l’occasion du septième congrès du Parti ouvrier unifié polonais au cours duquel on rappela notamment : « […] it is most important to see and understand the significance of this document as a whole, of all its parts, and to resist the temptation of picking out bits or pieces of it that may, for some people, be tactically convenient » 347 . Les tentatives de minimiser l’importance des provisions humanitaires et réitérer la position de l’État se poursuivirent à travers des articles de journaux, les discours publics et les instructions aux différents représentants soviétiques à l’étranger.348 Ces allocutions s’adressèrent d’autant plus aux partis communistes d’Europe de l’Ouest à l’encontre desquels on usa de diverses tactiques de pression afin de rétablir l’autorité soviétique dans le monde communiste.349 Cette campagne de rectification des limites des

345 Cet argument fut d’ailleurs utilisé contre un membre du groupe, , lors d’un interrogatoire avec le KGB. Groupe Helsinki de Moscou, « Document 134 : Угрозы Московской группе "Хельсинки"», 17 septembre 1979 346 Arkady I. Vaxberg, « Civil Rights in the Soviet Union », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 506 (1989), p. 111. 347 Discours au 7e Congrès du Parti ouvrier uni polonais tenu à Varsovie le 9 décembre 1975. Léonid Brejnev, To Uphold the ideals of Helsinki. Security and Cooperation, p. 17 348 Dans un article publié dans Pravda le 13 février 1976, on affirma ainsi clairement l’invariabilité des normes intérieures en dépit des accords d’Helsinki et l’intention du gouvernement de protéger le régime par tous les moyens possibles. Journal de Anatoly S. Chenyaev, entrée du 22 février 1976, National Security Archive Electronic Briefing Book No. 550, National Security Archive, George Washington University, Washington, pp. 25-26. 349 L’attitude à adopter et la réponse à convier aux représentants des partis communistes de l’Ouest furent discutées à de nombreuses reprises au sein du Comité central du PCUS. Voir notamment les « Document 21 : Постановление № Ст-22/15с Секретариата ЦК КПСС (черновик) и выписка из протокола заседания Секретариата ЦК КПСС об утверждении текста ответа ЦК КПСС Генеральному секретарю ИКП Э. Берлингуэру (на его письмо от 6 августа 1976 года на имя Л. И. Брежнева) с просьбой о помиловании Буковского) и о внесении данного постановления на утверждение Политбюро ЦК КПСС. », 24 août 1976

100 libertés en Union soviétique se traduisit d’autant plus par le renouvèlement de la constitution soviétique en 1977 lequel permit également de réitérer la légitimité légale de l’État afin de procéder à la contention de la dissidence.350

Dans le contexte d’un régime axé essentiellement sur le maintien de sa sécurité et de ses intérêts, la pression extérieure devient alors inefficace lorsqu’elle est perçue comme une atteinte au contrôle de l’État et instrumentalisée afin de consolider le pouvoir. L’idée de compromission de l’ordre social à travers ces « tentatives d’ingérence » donne ainsi lieu à un sentiment d’urgence puis à la persécution de dissidents qui, bien qu’on puisse théoriquement plaider en faveur de la légitimité de leur mission, représentent néanmoins une menace envers l’État justifiant ainsi pleinement leur mise en arrêt :

It is clear that refraining from active counteraction against the politically harmful actions of the « dissidents » and other hostile elements, as the French and Italian comrades would want us to do, could lead to the most serious negative consequences. It seems to us that one cannot make principle concessions in this issue, because they would inevitably lead to additional demands unacceptable to us. […] the struggle against the so-called « dissidents » for us represents not an abstract question about democracy in general, but a vitally important need to defend the security of the Soviet state.351

La perception de l’État quant aux activités dissidentes et la justification légale pour leur endiguement sont ainsi expliquées par Andropov au cours d’une réunion du Politburo dédiée à la stratégie discursive à employer par l’Ambassadeur soviétique aux États-Unis relativement aux droits humains.

Conformément aux lois soviétiques, ceux qui se sont engagés dans la propagande et l'agitation antisoviétiques visant à miner ou affaiblir le système social et politique établi dans notre pays ou à se livrer à la diffusion systématique de falsifications délibérément fausses qui diffament l'État et le système social soviétiques, sont tenus responsables. Ainsi, il ne s'agit pas de persécution pour les croyances, mais de punitions pour les actes délibérément commis prévus aux et « Document 22 : Записка № 25-С-2025 зам. зав. Международным отделом ЦК КПСС В. В. Загладина ‘Об информации совпослов в некоторых странах в связи с антисоветской кампанией на Западе’. Приложен текст информации совпослам », 25 octobre 1976 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 119-125 350 Evgenia Obitchkina, « La troisième corbeille: casse-tête ou outil de la diplomatie soviétique? », Conference Helsinki 40 Years After : International Reordering and Societal Change, 1975—1990. Université Sorbonne Paris Cité, 10-12 décembre 2015 351 Rapport d’Andropov au Comité central du PCUS. National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington, 29 décembre 1975

101 articles 70 et 190 du Code criminel de la RSFSR et aux articles pertinents des codes pénaux des républiques syndicales. […] Ainsi, il a été prouvé de manière irréfutable que les individus sont passibles de la responsabilité pénale non pas pour leur dissidence, mais pour des actes criminels pratiques dirigés contre l’État, pour des activités antiétatiques menées sous diverses formes (jusqu’au terrorisme).352

Sous les conseils de Mikhail Suslov - membre du Politburo et idéologue en chef du Parti - et Yuri Andropov, l’État entreprit donc une série de mesures afin de contrer l’expansion du mouvement dont les contours se définissaient dès le lendemain de la signature de l’Acte final.353

4.1.2. Le Groupe Helsinki de Moscou à la merci des lois soviétiques

Dès avant sa formation, Yuri Orlov fut informé de l’illégalité de son initiative par le KGB dont l’avertissement fut rendu public à travers le TASS le 15 novembre 1976.354 6 mois après la création du groupe, son succès à unifier les groupes d’opposition autour des provisions de l’Acte final suscita le premier de plusieurs rapports à son sujet présentés au Comité central du PCUS et au terme duquel on annonçait la mise en place de mesures afin de compromettre ses activités.355 À travers ces différents rapports à son sujet, le groupe était présenté comme une formation subversive et hostile356 ayant pour but de mettre en doute la sincérité de l’État, compromettre les efforts de la Détente et la paix mondiale, diffuser de la propagande antisoviétique à travers le monde et travailler à renverser l’État sous le compte

352 « Document 31 : Выписка из протокола № П56/68 заседания Политбюро ЦК КПСС об утверждении подготовленных МИД и КГБ при СМ СССР указаний совпослам "в связи с шумихой на Западе по вопросу о правах человека". Приложен текст указаний совпослам и приложение к указан », 19 mai 1977 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 175-176. 353 Rapport d’Andropov au Comité central du PCUS en date du 29 décembre 1975 et rapport du KGB intitulé « About Some Results of the Preventive-Prophylactic Work of the State Security Organs » en date du 31 octobre 1975. National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington. 354 Celui-ci, intitulé « Avertissement aux provocateurs », fut retranscrit dans le livre de Paul Goldberg. Paul Goldberg, Op. Cit., pp. 53-54 355 La discussion du cas précis du GHM au sein du Politburo témoigne d’ailleurs de son importance politique. « KGB Memorandum to the CC CPSU, "About the Hostile Actions of the So-called Group for Assistance of Implementation of the Helsinki Agreements in the USSR" », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington, 15 novembre 1976. 356 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 162 : Документ № 135», 9 juin 1980

102 des forces capitalistes.357 La stratégie discursive de l’État consistait également à présenter les membres du groupe comme des criminels récidivistes dont les actions contre l’État remontaient à plusieurs années. De même, on dressait le portrait d’individus malhonnêtes, en marge de la conscience collective et parasitaires.358 Ces accusations de parasitisme étaient d’autant plus significatives puisqu’elles établissaient l’absence de leur « utilité sociale » nécessaire à la garantie de leurs droits par la constitution soviétique. À défaut de faire preuve de « personnalité socialiste » (личность), ces individus devenaient ainsi des antagonistes vis-à-vis du système social et se voyaient dépourvus de valeur et de droits, de sorte que leurs récriminations elles-mêmes s’en trouvaient d’autant moins légitimes. 359 Ainsi, si on ne remettait pas officiellement en question le droit à la surveillance de l’application des accords, il appert toutefois que la composition du groupe, sa nature non officielle et la réfutation de la bonne foi du gouvernement étaient suffisantes pour déclarer l’ensemble de leurs activités inconstitutionnelles.

En conformité avec les pratiques du KGB, l’application des premières mesures punitives envers les représentants des groupes Helsinki se produisit en Ukraine où on procéda à une suite d’arrestations et à l’expérimentation de différentes méthodes d’incrimination subséquemment appliquées dans le reste du pays. À Moscou, le harcèlement de l’État, s’étant alors limité à une campagne de diffamation, une constante surveillance, de multiples interrogations et différentes fouilles préventives, se transforma en une vague d’arrestations à commencer avec Alexandre Guinzbourg et Yuri Orlov en février 1977. Bien que les articles

357« KGB Memorandum to the CC CPSU, "About the Hostile Actions of the So-called Group for Assistance of Implementation of the Helsinki Agreements in the USSR" », 15 novembre 1976 ; « Memo from Andropov to CC CPSU, "On Measures for Stopping Hostile Activities of the So-called Group for Assistance of Implementation of the Helsinki Agreements in the USSR" », 5 janvier 1977 ; « Resolution of secretariat of CC of CPSU, "On Measures for Stopping Criminal Activities of Orlov, Ginsburg, Rudenko, and Ventslova" », 20 janvier 1977 in National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington ; « Document 31 : Выписка из протокола № П56/68 заседания Политбюро ЦК КПСС об утверждении подготовленных МИД и КГБ при СМ СССР указаний совпослам "в связи с шумихой на Западе по вопросу о правах человека". Приложен текст указаний совпослам и приложение к указан », 19 mai 1977 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 179-180 358 « Document 24 : Сопроводительное письмо № 2857-А председателя КГБ при СМ СССР Ю. В. Андропова к справке № 5/9-1311 начальника 5 управления КГБ Ф. Д. Бобкова "О некоторых впечатлениях, связанных с выдворением Буковских" », 20 décembre 1976 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 128-132 359 Mary Hawkesworth, « Ideological Immunity: Soviet Response to Human Rights Criticisms », Universal Human Rights, 2-1(1980), p. 72

103 7, 70, 190-1 et 206-2360 du Code pénal de la RSFSR offraient une formulation suffisamment vague pour condamner un vaste ensemble d’activités « subversives » et furent invoqués contre plusieurs membres361, on procéda également à des condamnations sous des motifs criminels plutôt que politiques afin d’aggraver des accusations politiques ou dans le but de discréditer les dissidents, éviter un outrage international et affaiblir leur support. Par exemple, Guinzbourg fut accusé de diriger une entreprise d’icônes volées et on dédia plus d’un an à la recherche de preuves permettant d’incriminer Orlov de conduite d’échange de devises étrangères et de spéculations. 362 Dans leur tentative de discréditer les représentants du mouvement des droits humains, l’État alla jusqu’à blâmer ces derniers dans un article du TASS pour l’explosion survenue dans le métro de Moscou le 8 janvier 1977 puis à fréquemment associer leurs activités au terrorisme. 363 Dans plusieurs cas, on accusait également les membres d’immoralité à la suite de fausse collecte d’objets compromettants lors de fouilles par le KGB tels que des armes, de la monnaie étrangère, de larges sommes de monnaie locale, de la drogue et de la pornographie. Plusieurs articles de diffamation furent ainsi distribués à propos des lacunes morales des membres afin de susciter l’approbation des mesures punitives à leur égard. 364 D’autant plus, des accusations d’espionnage étaient récurrentes envers les membres auxquels on reprochait notamment d’être des agents de

360 Respectivement associés à des actions de diffamation envers l’URSS ; l’agitation, la propagande, la diffusion et possession de documents menées pour saper ou affaiblir le pouvoir soviétique ou pour commettre des crimes d’État particulièrement dangereux ; diffusion d’interventions notoirement fausses dénigrant l’État soviétique et l’ordre social, de même que la fabrication et la diffusion par écrit d’œuvres de contenu coupable ; l’hooliganisme malveillant. 361 Incluant, Guinzbourg, Sharansky, Orlov, Felix Serebrov, Viktor Nekipelov, Tatyana Osipova, Ivan Kovalevet Leonard Ilitchëv. Voir notamment Groupe Helsinki de Moscou, « Document 52 : О нарушении прав граждан на эмиграцию», mars-avril 1977; « Document 33 : Выписка из протокола № П92/65 заседания Политбюро ЦК КПСС "О лишении гражданства Григоренко П. Г.". Приложен текст проекта указа Президиума Верховного Совета СССР », 9 février 1978, « Document 39 : Выдержка из рабочей записи заседания Политбюро ЦК КПСС "Информация тов. Андропова Ю. В. по делу Щаранского"», 22 juin 1978 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 184- 185, 204-205 ; « Extract from Politburo Meeting of CC CPSU on the Deprivation of Citizenship and the Eviction from the USSR of G. P. Vins, E. S. Kuznetsov, M. U. Dimschitsa, V. I. Moroza, and A. I. Ginsburg », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington, 24 avril 1979. ; Témoignages des membres publiés en 1997 et disponibles sur le site du groupe : http://www.mhg.ru/history/13DFEDA consulté le 10 février 2016. 362 Karl Helicher, « The Response of the Soviet Government and Press to Carter's Human Rights Policies », Presidential Studies Quarterly, 13-2, (1983), p. 300 ; Yuri Orlov, Op.Cit., p. 222. 363 Yuri Orlov, Op. Cit., p. 204 364 Groupe Helsinki de Moscou, « Пропагандистская кампания дискредитации правозащитного движения в СССР », 18 octobre 1978. Précédant l’arrestation d’Orlov, on vit par exemple la parution d’un article dans Literaturnaya gazeta inculpant le fondateur du groupe de négligence parentale et Guinzboug de marchander de la propagande antisoviétique avec des prêtres pentecôtistes. Yuri Orlov, Op Cit., p. 206

104 l’organisation d’émigrés antisoviétique NTS (Union des solidaristes russes) sous les ordres de représentants à Paris.365 Selon le KGB, le groupe serait d’autant plus une façade à la conduite d’activités d’espionnage et de sabotage par les pays capitalistes, particulièrement par la CIA, tel qu’invoqué au cours du procès de Sharansky.366 En dépit des nombreuses réfutations publiques du gouvernement américain quant à ces réquisitoires, la poursuite de Sharansky sous de tels motifs constituait une occasion pour l’URSS de montrer son intransigeance envers le mouvement de promotion des droits humains et d’ébranler son support, tel qu’explicité par Andropov devant le Comité central:

La publication de matériel incriminant dans le journal Izvestia et l'arrestation subséquente de Sharansky ont mis les Américains dans une position délicate. Si cette situation est étayée par de nouvelles preuves du recours par les États-Unis aux « dissidents » à des fins d'espionnage, cela compliquera sérieusement la propagande de l'Occident dans la « protection des droits de l'homme » en URSS et renforcera la position de Moscou sur cette question.367

Cette stratégie se concrétisa donc par une condamnation d’une gravité exceptionnelle, à savoir celle de « traitrise de la patrie », pour laquelle le refusenik fut astreint à 3 ans de prison puis 10 ans dans un camp à régime strict sous les articles 64 et 70 du Code pénal. Conformément aux pratiques établies depuis le début du mandat de Brejnev, les procès des membres étaient fermés au public, précédés par de longues détentions préventives, dépourvus de défense pour les accusés et conduits selon un verdict décidé d’avance par le Politburo.368 Ces tribunaux donnaient d’autant plus lieu à une provocation susceptible de justifier une

365 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 40 : Заявление членов Общественной группы содействия выполнению Хельсинкских соглашений в СССР по поводу обысков, проведенных 4–5 января 1977 г. у членов Группы, допросов и других репрессий », 7 janvier 1977 366 « Document 39 : Выдержка из рабочей записи заседания Политбюро ЦК КПСС "Информация тов. Андропова Ю. В. по делу Щаранского" », 22 juin 1978 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 204-205 367 « Document 30 : Записка № 647-А председателя КГБ при СМ СССР Ю. В. Андропова в ЦК КПСС О реагировании посольства США в Москве и иностранных журналистов на принимаемые в СССР меры в отношении "диссидентов" », 29 mars 1977 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , p. 168 368 Différents relevés de rencontres du Politburo témoignent en effet de la prise de décision quant aux modalités des procès des membres du mouvement Helsinki et du verdict à adopter. « Resolution of secretariat of CC of CPSU, "On Measures for Stopping Criminal Activities of Orlov, Ginsburg, Rudenko, and Ventslova" », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington, 20 janvier 1977 ; « Document 39 : Выдержка из рабочей записи заседания Политбюро ЦК КПСС "Информация тов. Андропова Ю. В. по делу Щаранского".», 22 juin 1978 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , Moscou, 2006, pp. 204-205

105 aggravation arbitraire de la sentence sur la base de mauvaise conduite en cour tel qu’il fut le cas pour celle d’Orlov, prolongée de 4 ans de détention puis d’un exil de 5 ans.369

D’autres tactiques étaient employées par l’État afin d’isoler les représentants du mouvement et les réduire au silence. Parmi celles-ci on compte le recours à la pression à l’exil tel qu’appliqué dans les cas de Ludmilla Alexeyeva, Anatoly, Marcheko, Vitaly Rubin, Sergei Polikanov, Yuri Yarim-Agaev, Yuri Mnyuh et Mikhail Bernshtam. D’autres membres furent également astreints à l’exil suite à l’ordre du tribunal incluant , Malva Landa et Pyotr Grigorenko, dont on retira la citoyenneté soviétique lors d’un voyage médical à l’étranger.370 Afin de forcer l’arrêt de leurs activités, le KGB procéda de plus à diverses méthodes de chantage incluant la menace de la perte d’emploi des membres du groupe ou de proches.371 Ces démarches s’avérèrent fructueuses dans le cas d’Alexandre Korchak lequel fut forcé de se dissocier du groupe en 1977. En 1982, seulement 2 des 22 membres étaient toujours actifs et les groupes analogues furent déjà liquidés. La vague de répression compromit les activités du groupe, mais également sa mission. À partir du début de la vague de persécution, le groupe dédia de plus en plus de documents à la cause des dissidents et à leurs propres membres. Le tableau 2 démontre en effet une augmentation du nombre de documents consacrés à la « liberté de connaitre ses droits et d’agir en conséquence » à partir de 1977. Cette tentative d’attirer l’attention sur leur groupe et de se prévaloir d’une protection compromit en effet sa représentativité et son objectif de se faire un représentant de toutes violations des droits humains et des groupes d’activisme. À partir du tableau 3 représentant le nombre de documents dédiés spécifiquement au Groupe Helsinki de Moscou, ses analogues nationaux et les groupes associés, on peut ainsi constater un fort accroissement de documents consacrés à leur propre cas à partir de 1977 dont le nombre demeura constant jusqu’à sa dissolution.

369 Ibid., p. 205 370 « Document 33 : Выписка из протокола № П92/65 заседания Политбюро ЦК КПСС "О лишении гражданства Григоренко П. Г. ". Приложен текст проекта указа Президиума Верховного Совета СССР », 9 février 1978 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 184-185 371 Malva Landa témoigne en effet de la pression exercée sur elle à travers son fils auquel on voulait retirer l’emploi. Ceci s’ajoute à un incendie suspect dans son appartement en décembre 1976 attribuable vraisemblablement au KGB. Voir le témoignage publié en 1997, disponible sur le site internet du groupe. http://mhg-main.org/malva-landa, consulté le 24 février 2016

106

4.2. Les limites du processus

Le sort des membres du groupe Helsinki démontre l’intransigeance du gouvernement soviétique et de l’absence de changement quant au système politique et ses dynamiques internes en dépit de la pression de l’Ouest. Le support dont bénéficiait le groupe ne le prévalut donc pas de reconnaissance ni de protection inédite, mais aura à certains égards plutôt exacerbé l’attitude punitive de l’État. En effet, la campagne de Carter eut pour corollaire d’attiser la tension entre les deux blocs, de sorte que plus on faisait de la pression sur l’Union soviétique, plus on compromettait les incitatifs du procédé diplomatique et moins l’État ressentait le besoin de plaire aux pays de l’Ouest. La commotion et le soutien que suscita l’arrestation de Sharansky constituèrent ainsi une occasion pour le gouvernement soviétique de réitérer sa position intransigeante à la veille de la Conférence de Belgrade et fournirent un substrat précieux pour les accusations d’espionnage. Cet activisme transnational devint en conséquence un couteau à double tranchant dans un contexte où la sécurité de l’État s’élevait au-dessus de toute autre considération.

4.2.1. Une répression exacerbée

Le début de la vague de répression envers les membres du GHM et ceux des groupes analogues coïncide en effet avec l’avènement de la nouvelle direction américaine et de sa campagne de défense des droits humains au début de 1977. Le support promulgué aux dissidents par le cabinet de Jimmy Carter suscita ainsi une évolution de la perception du groupe par le gouvernement soviétique en un danger croissant. Cette impression de danger évolua de surcroît en parallèle avec une frustration grandissante vis-à-vis du manque de progrès dans d’autres sphères des relations américano-soviétiques. À la relativisation des gains du processus d’Helsinki, s’ajouta également la croissance d’un mécontentement populaire dû au manque de ressources alimentaires dans le pays. La critique américaine des droits humains, couplée à la pression des eurocommunistes et l’expansion du mouvement Helsinki au-delà des frontières de l’URSS, acheva de renforcer l’anxiété inhérente au régime et le sentiment d’urgence quant à la consolidation de la sécurité nationale. Devant cette montée de la pression, l’État fut donc placé devant le choix entre la préservation de son

107 prestige international ou celui de réinstaurer son contrôle sur ses citoyens à l’intérieur du pays. À la veille de la Conférence de Belgrade, la délibération du gouvernement se porta donc sur la décision de réduire les Groupes Helsinki au silence et de réitérer la fermeté de sa position devant la communauté internationale. On entreprit donc de compromettre la portée des dénonciations du groupe dès janvier 1977 par une large saisie de ses documents dans les résidences des membres. Ce fut également le concours de ces circonstances qui mena à la vague de répression parmi ceux-ci traduisant le désir du gouvernement de « commencer sérieusement à mettre fin aux activités du Groupe Helsinki de Moscou »372. La stratégie du gouvernement fut ainsi exprimée en ces termes le 20 janvier 1977 à l’occasion d’une rencontre du Comité central :

By taking such measures, we are depriving them (especially Orlov and Rudenko) of the ability to cause controversy in the West and a negative reaction in some communist parties. As listed above, the leaders of the so-called « dissidents » are depending on such an outcome. Even taking into consideration the aforementioned possible outcome, we have no other choice, since Orlov, Ginsberg, Rudenko and others (not to mention Sakharov) are becoming increasingly strident and are setting a very dangerous and negative example for others. Together with the proposed measures, the ruling circles of Western countries should be shown the ineffectiveness of their policy of sabotage and pressure towards the Soviet Union. We should emphasize that in keeping with the policy of Détente, we will decisively stop any attempts at interference in our internal affairs and denigration of the socialist achievements of the working class.373

Plusieurs documents du groupe attestent d’autant plus de la vague de persécution à la veille de la Conférence de Belgrade et préviennent la communauté internationale de la stratégie soviétique.374 À la conclusion de Belgrade en mars 1978, le nombre d’arrestations au sein du mouvement Helsinki s’élevait alors à 16 sans compter les nombreux cas de harcèlement, de

372 « Memo from Andropov to CC CPSU, "On Measures for Stopping Hostile Activities of the So-called Group for Assistance of Implementation of the Helsinki Agreements in the USSR" », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington, 5 janvier 1977 373 « Resolution of secretariat of CC of CPSU, "On Measures for Stopping Criminal Activities of Orlov, Ginsburg, Rudenko, and Ventslova" », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington, 20 janvier 1977 374 Ce fut notamment le cas des documents 36, 40, 47, 50, 126 et 134

108 pression et d’émigrations « volontaires ».375 Dans la foulée de cette vague, l’État entreprit d’autant plus de restreindre l’accès des correspondants occidentaux à l’URSS afin de limiter les contacts avec les dissidents soviétiques en plus d’amorcer un assaut à l’encontre des radios étrangères telles que Radio Free Europe et Radio Liberty – « centres de sabotage idéologique de la CIA »376. Ce durcissement de ton vis-à-vis de la dissidence s’étendit parallèlement en Europe de l’Est où les dirigeants, sous la pression de l’URSS, entreprenaient de mettre fin aux initiatives similaires.

La décision de contrôler la dissidence persista au-delà de la Conférence alors que l’expérience négative de Belgrade contribua d’autant plus à son calcul stratégique. En effet, l’enthousiasme de l’Union soviétique quant à la Conférence d’Helsinki s’était considérablement détérioré à mesure que l’envers du processus s’était durement manifesté.377 Ce fut donc dans ce climat de tensions exacerbées au lendemain de la conférence que l’État élabora de strictes sentences contre les membres du groupe arrêtés en 1977 et poursuivit de plus belle la persécution contre le mouvement des droits humains de même qu’à travers le spectre de dissidence en URSS. Dans une attitude de défiance, quiconque fit spécifiquement l’objet de support de la part d’instances de l’Ouest, tel que Sharansky, devint alors susceptible de subir des représailles particulièrement dures. Le Groupe rapporta d’ailleurs le cas de Semyon Gluzman, psychiatre activiste ukrainien arrêté en 1972, dont les conditions de détention s’alourdirent suivant la campagne d’Amnistie internationale en son honneur.378 Les années 1977 et 1978 virent de plus l’adoption de « mesures supplémentaires visant à améliorer davantage la vigilance politique du peuple soviétique » et un accroissement des investissements dans la police politique afin de pourvoir les troupes du KGB avec plus de personnel de même que plus de fournitures matérielles et techniques.379 Quelques mois

375 On y inclut les groupes Helsinki d’Ukraine, Arménie, Géorgie et Lituanie en plus de la Commission de travail chargée d'enquêter sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques. Groupe Helsinki de Moscou, « Document 79 : Преследования адвентистов», 16 avril 1978 376 « Document 27 : Записка № 414-А председателя КГБ при СМ СССР Ю. В. Андропова Генеральному секретарю ЦК КПСС Л. И. Брежневу «Отчет о работе Комитета гос- безопасности за 1976 г », 28 février 1977 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , p. 155 377 Les mémoires de Nikolai Leonov, chef du département d’intelligence étrangère du KGB, sont d’ailleurs empreintes du changement de perception du processus d’Helsinki. Nikolai S. Leonov, The Troubled years : Secret Missions, Международние отнощения, Moscou, 1995, pp. 131-132 378 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 113 : Преследование врача Семена Глузмана », 1er février 1979 379 « Document 35 : Записка № 577-А/ОВ председателя КГБ при СМ СССР Ю. В. Андропова Генеральному секретарю ЦК КПСС "Отчет о работе Комитета госбезопасности за 1977 год" », 27 mars

109 suivant la conclusion de la Conférence de Belgrade, les membres du GHM annonçaient donc l’atteinte d’un « sommet tragique » quant à l’intensité de la répression. 380 Si ceux-ci demeuraient néanmoins convaincus de l’importance du support actif de l’Ouest, d’autres dissidents commençaient toutefois à critiquer l’impact de ces initiatives et à faire appel à un retour à la « diplomatie discrète ».381

4.2.2. Une discussion impossible

Malgré les progrès de la Détente, il demeurait alors exclu que quelconque tentative de pression verbale de l’Ouest à se soumettre à une conception libérale des droits humains puisse être fructueuse en raison de la persistance du caractère antagoniste inhérent à l’Union soviétique et de la priorité toujours accordée aux intérêts socialistes; phénomène que Mary Hawkesworth appelait une « immunité idéologique ». 382 Trois mois après l’élection du nouveau président américain, Jimmy Carter, Brejnev réitérait l’impossible incidence de l’activisme transnational sur la conduite de son gouvernement : « Washington’s pretensions to teach others how to live are, I am sure, unacceptable to any sovereign state. […] We will not tolerate interference in our internal affairs by anyone, no matter what the pretext. Any normal development of relations on such a basis is, of course, unthinkable »383. Pour les dirigeants soviétiques, cette campagne constituait un acte de provocation traduisant la persistance de l’hostilité des États-Unis envers l’URSS et de son caractère démagogique.384

1978 ; « Document 41 : Записка № 646-А/ОВ председателя КГБ СССР Ю. В. Андропова Генеральному секретарю ЦК КПСС Л. И. Брежневу "Отчет о работе Комитета госбезопасности за 1978 год" », 2 avril 1979 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 190-197, 208-214 380 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 90 : По поводу приговоров Гинзбургу, Щаранскому, Пяткусу », 15 juillet 1978 381 L’ambassade américaine à Moscou rapporte en effet une déclaration de cette nature de la part de la femme de Guinzbourg de même qu’une baisse d’enthousiasme dans l’ensemble de la communauté dissidente. « Central Intelligence Agency, "The Soviet View of the Dissident Problem Since Helsinki," Top Secret/UMBRA, », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 1er mai 1977. 382 Mary Hawkesworth, Op. Cit., pp. 67-81 383 Discours à l’occasion du 16e Congrès des syndicats de l’URSS en date du 21 mars 1977. Léonid Brejnev, Peace, Détente, and Soviet-American Relations. A Collection of Public Statements, p. 157 384 Pour un aperçu de la perception soviétique de la campagne américaine des droits humains, voir : « Document 31 : Выписка из протокола № П56/68 заседания Политбюро ЦК КПСС об утверждении подготовленных МИД и КГБ при СМ СССР указаний совпослам "в связи с шумихой на Западе по вопросу о правах человека". Приложен текст указа- ний совпослам и приложение к указан. », 19 mai 1977 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 169-180 et Andrei Gromyko, Memoirs, Doubleday, New York, 1989, pp. 288-293

110 L’insistance sur le respect des droits humains aurait dissimulé une tentative de bafouer la Détente par l’imposition de conditions impossibles à respecter et par la complexification des négociations, le tout afin de maintenir la supériorité de l’armement américain et d’encourager la perversion du peuple soviétique. On entreprit donc d’opposer les dénonciations publiques d’abus des droits humains par une large campagne médiatique visant à révéler « la véritable stratégie de Washington ».385 Celle-ci prit la forme d’une attaque virulente envers Carter à travers les conférences de presse, les discours officiels, les déclarations de TASS et nombreux journaux, tels que Izvestia, Pravda, Red Star et Za Rubezhom, 386 mettant en évidence les défauts de la direction américaine, sa mauvaise foi et la supériorité morale de l’Union soviétique, de même que par le biais de lettres de citoyens soviétiques à l’Ouest supportant la position soviétique vis-à-vis la « subversion des pays capitalistes »387. On alla même jusqu’à dénoncer les abus des droits humains au sein des États-Unis et à louanger les victimes de ces abus, de sorte qu’Andrew Young, Ben Chavis, John Harris et James Baldwin devinrent les figures de l’opposition rhétorique soviétique.388

La disposition défavorable de l’Union soviétique se manifesta également par un refus systématique de poursuivre quelconque discussion à propos des droits humains dans les rencontres diplomatiques, tel que le rappellent Gromyko, Dobrynine et différents représentants américains. 389 Les tentatives de soulever les cas d’abus des droits humains se soldèrent en effet par un constant rappel de la clause de non-intervention dans les affaires intérieures et de l’impertinence de la question pour les négociations en des termes clairement

385 Pour les résolutions du Politburo de lancer cette campagne voir les documents 29, 32, 35 et 45 dans Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 169-180 et Andrei Gromyko, Op. Cit., pp. 290-293 386 Pour un résumé de cette campagne médiatique, voir Mary Hawkesworth, Op. Cit., pp. 74-83 387 « Document 35 : Записка № 577-А/ОВ председателя КГБ при СМ СССР Ю. В. Андропова Генеральному секретарю ЦК КПСС "Отчет о работе Комитета госбезопасности за 1977 год" », 27 mars 1978 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , p. 195 388 La plupart des figures instrumentalisées par l’URSS étaient des défenseurs du mouvement des droits civils aux États-Unis bien que d’autres tels que Johnny Harris étaient simplement des criminels. Karl Helicher, Op. Cit., p. 301. 389 Andrei Gromyko, Op. Cit., pp. 293-294, 298 ; Anatoly Dobrynine, Op. Cit., pp. 390-391; « White House, Memorandum of Conversation, "The President's Meeting with USSR Foreign Minister A.A. Gromyko" », Secret, 23 septembre 1977; « White House, Memorandum of Conversation, Jimmy Carter and A.A. Gromyko, "SALT, CTB, Africa, Human Rights," Secret/NODIS », 27 mai 1978; « State Department, Memorandum of Conversation, "Vance-Gromyko Private Meeting," Secret/NODIS », 13 juillet 1978 in National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington.

111 indiqués par le Politburo.390 Ces mêmes stratégies d’évitement furent également employées au cours des rencontres de révision de Belgrade et Madrid. Malgré l’ardeur de la délégation américaine et l’appui des nombreux documents des groupes de surveillance, la Conférence de Belgrade ne donna lieu à aucune concession soviétique en matière de droits humains ni même à quelconques autres ententes relatives aux autres corbeilles; le désir de l’Union soviétique d’approfondir les ententes de la deuxième corbeille ne constituant pas un levier suffisant devant le sacrifice de la sécurité du régime. 391 Si le document de clôture reconnaissait que « l’échange de vues constitue en lui même une contribution de valeur pour atteindre les objectifs fixés par la CSCE »392, le processus n’avait toutefois mené à aucune amélioration des conditions humanitaires au sein de l’Union soviétique et suscita plusieurs critiques incluant celles du Groupe Helsinki de Moscou :

Le document final ne reflète pas le débat de cinq mois sur divers aspects de la mise en œuvre de la loi d'Helsinki et, en particulier, sur la mise en œuvre de ses aspects humanitaires. Le document qui en résulte ne contient aucune mention des droits de l'homme et constitue un pas en arrière par rapport à l'acte même, qui a affirmé le lien inextricable entre le respect des droits de l'homme, la sécurité et la coopération.393

4.2.3. Manque de cohésion et de cohérence

Dans un document ultérieur, le groupe poursuivit sa critique de l’Ouest jugeant son approche « timide », dépourvue de « fermeté » et de « clairvoyance ». 394 Selon celui-ci,

390 Voir par exemple : « Extract from CC CPSU Politburo Meeting, "On Instructions to Soviet Ambassador in Washington, DC for Conversation with Vance on 'Human Rights' Issue." », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 191, National Security Archive, George Washington University, Washington, 18 février 1977 391 Jacques Andréani, Op. Cit., p. 148 ; Discours du représentant Dante B. Fascell devant le Chicago Council on Foreign Relations « Commission on Security and Cooperation in Europe, The Belgrade CSCE Follow-Up Meeting: A Report and Appraisal, Appendix C: "Human Rights Policy: The United States at Belgrade," », February 24, 1978, p. 72. 392 « Document de clôture de la réunion de Belgrade 1977 des représentants des États ayant participé à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, tenue conformément aux dispositions de l'Acte final relatives aux suites de la conférence », Organization for Security and Co-operation in Europe, 9 mars 1978, p. 2. Disponible sur le site internet de la OSCE : http://www.osce.org/mc/40865, consulté le 18 avril 2016 393 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 74 : О совещании в Белграде », 14 mars 1978 394 Groupe Helsinki de Moscou [membres du groupe en exil], « On the Madrid Conference on Security and Co- operation in Europe », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 387, National Security Archive, George Washington University, Washington, été 1980; Le témoignage de Pyotr Grigorenko rend également compte de sa virulente critique de l’indulgence de l’Ouest vis-à-vis de l’Union soviétique. Témoignage publié sur le site internet du groupe en 1997. http://mhg-main.org/petr-grigorenko. Consulté le 10 février 2016

112 l’indulgence dont auraient fait preuve les délégations occidentales et leurs concessions témoigneraient d’une « réconciliation tacite avec les violations des droits humains », laquelle aurait en soit renforcé le régime en plus d’avoir contribué à l’impudence de l’Union soviétique et à l’aggravation de ses abus.395 De pareilles inquiétudes faisaient également surface au sein de l’administration américaine quant à l’étendue des moyens mis en place afin d’imposer le respect des accords humanitaires. En dépit de la pugnacité des États-Unis dans les conférences de révision, il devenait évident que l’engagement américain était essentiellement cloitré au domaine discursif et impliquait très peu de sanctions et de mesures concrètes de support aux dissidents.396 En avril 1980, on notait d’ailleurs un manque de ressources humaines et monétaires consacrées aux programmes d’aide à la dissidence dans le bloc de l’Est. Ceci s’ajoutait également à l’absence de nouveaux mécanismes opérationnels afin de mettren en oeuvre les politiques humanitaires, soutenir les efforts de recherche, canaliser et coordonner les initiatives personnelles en matière de droits humains.397 Dans un mémorandum sur le sujet rédigé en 1978, Joyce Starr explique notamment ce laxisme par un manque de cohésion et de coordination au sein de l’administration américaine :

On a more general level, we have failed to consolidate control and coordination for our over-all human rights policy within the White House. At a secondary level, and a consequence of the above, we have failed to assume political authority for those human rights commitments contained within Baskets I and III of the Helsinki Accords, and international agreement of far-reaching consequences. 398

395 Groupe Helsinki de Moscou, « Угрозы Московской группе "Хельсинки" », 17 septembre 1979. Le manque de fermeté de l’Ouest et les gains unilatéraux de la Détente furent d’autant plus grandement critiqués par les deux dissidents les plus notoires, Alexandre Soljenitsyne et Andrei Sakharov. Ceux-ci s’entendent en effet sur l’impact tragique d’un support partiel des pays de l’Ouest sur le traitement de la dissidence en Union soviétique. Richard Dean, Op. Cit., pp. 56-59 396 Pour un relevé des initiatives américaines pour la défense des droits humains en URSS, voir : « Department of State. Memorandum for Dr. Zbigniew Brzezinski. "US Government Initiatives on behalf of Human Rights in the USSR" », Electronic Briefing Book No. 482, National Security Archive, George Washington University, Washington, 17 avril 1980 397 « White House, Memorandum, Brzezinski to the President, "Options for Responding to the Shcharanskiy and Ginzburg Trials," Secret », 10 juillet 1978 ; « National Security Council, Memorandum, Paul B. Henze to Brzezinski, "Dissidence in Eastern Europe and the USSR - Are We Doing Enough?," Secret », 17 avril 1980, National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington. 398 « White House Memorandum from Joyce Starr to Robert Lipshutz and Stuart Eizenstat, "Human Rights Policy and Coordination","CSCE: Failure of U.S. Diplomacy" and "Ambassador Arthur Goldberg", National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 19 juin 1978

113 En effet, la priorité accordée aux droits humains aurait été minimisée par le personnel du National Security Council - organe spécialement structuré par Carter afin de mener à bien les politiques internationales et plus ou moins égal au département d’État - au sein duquel on ferait preuve d’un manque d’expertise et d’intérêt pour la question, de sorte que plusieurs rencontres avec les représentants soviétiques se soient déroulées sans mention du sort des membres du groupe Helsinki. Concernant le domaine de la diplomatie locale, les critiques de Joyce Starr faisaient également état d’un manque de coordination entre le gouvernement et les ambassades américaines des pays de l’Est où on aurait constaté un retrait de l’engagement à défendre les ententes humanitaires. Alors que les hauts rangs de l’administration faisaient de vives condamnations des abus des droits humains, les ambassades se seraient abstenues de transmettre les attentes américaines en vue des rencontres de révision et d’exiger le respect des droits humains dans le cas des membres des groupes Helsinki, voire jusqu’à restreindre les contacts entre les ambassades et les dissidents. L’échec de la campagne sur le plan de la diplomatie locale fut subséquemment réitéré par Joe Aragon : « The president’s own commitment is being diluted or frustrated by diplomats who have “finessed” the issue through low level contacts and a coolness towards the dissents that borders on neglect ».399 Ce manque de cohésion se perpétuait d’autant plus entre la Commission Helsinki et les autres organismes non gouvernementaux nationaux lesquelles offrirent un support minimal à la stratégie de la Commission. Tel que le rappelle de Sutter, l’instrumentalisation des dispositions relatives aux droits humains de l’Acte final d'Helsinki pour cibler les pays adversaires aux États-Unis avait en effet rendu l'initiative suspecte selon de nombreuses organisations de la société civile des droits humains et ainsi découragé leur adhésion à un mouvement uni.400

Si le laxisme dont firent preuve les États-Unis en matière d’implémentation concrète de sa campagne fit l’objet de critiques, d’autres voix s’élevaient plutôt pour condamner l’effet polarisant d’une stratégie belliqueuse envers le bloc de l’Est. De telles inquiétudes firent notamment surface au sein de l’agence d’intelligence américaine et à l’ambassade de Moscou

399 « Memorandum from Joe Aragon to Hamilton Jordan, "Human Rights" », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 7 juillet 1978. 400 Bart de Sutter, Op. Cit., pp. 37-38

114 lesquelles annonçaient le danger que la montée de la pression envers l’Union soviétique puisse avoir sur un éventuel durcissement idéologique et sur l’érosion des relations Est- Ouest.401 En effet, plusieurs journaux américains relayaient la critique comme quoi une telle approche compromettait la Détente et avait plutôt pour effet de porter préjudice au mouvement des droits humains en Union soviétique.402 Ces critiques étaient d’autant plus celles de la majorité des délégations ouest-européennes de la CSCE décuplant ainsi le problème de cohésion de la stratégie de défense des droits humains.403 Suivant un appel à une approche plus sobre et réaliste publié en 1977 par Willy Brandt en réponse au lancement de la campagne humanitaire de Carter, celles-ci avaient plutôt tendance à aborder les problèmes des droits humains de manière généralisée sans se référer aux cas d’abus spécifiques de manière à ne pas compromettre le travail de la réunion et l’état des relations internationales. Par souci de préserver l’unité au sein des membres de l’OTAN et éviter une mise à profit de leur division par le bloc communiste, la délégation américaine procéda donc à une modération de son approche compromettant ainsi le succès de la démarche, tel que l’explique Arthur Goldberg dans un compte-rendu des négociations:

We were often unable to back up initiatives by the more aggressive Allied and Neutral countries that were consistent with our own policy objectives out of deference to others who were not so sympathetic to our interests. In other words, while the U.S. objective in maintaining Allied unity may have been a « strong front » and a clear statement of differences with the Eastern European bloc, the actual result was a dissolution of leadership and consensus within our own.404

401 « Central Intelligence Agency, "The Soviet View of the Dissident Problem Since Helsinki," Top Secret/UMBRA », mai 1977; « White House Memorandum, Untitled, Top Secret/Sensitive/Codeword », 24 juin 1977, National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington 402 Voir par exemple, Joseph Kraft, « Soviet Dissidents on the Run », , 2 juin 1977; « White House, Memorandum, Brzezinski to the President, "Weekly National Security Report #7," Top Secret/Sensitive/Codeword », 1er avril 1977; « Central Intelligence Agency, "Impact of the US Stand on Human Rights," Secret, (with cover note from International Issues Division) », 20 avril 1977, National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington 403 À l’exception des délégations hollandaise, canadienne, britanniques et scandinaves à Belgrade. La délégation française, bien qu’elle ait soutenu en principe la stratégie américaine, fit également preuve de timidité dans son application concrète. Voir Jacques Andréani, Op. Cit., pp. 135-140. Néanmoins, le nombre de délégations soutenant l’initiative américaine augmenta considérablement entre les rencontres de Belgrade et Vienne. Andrei Zagorski, « Human Dimension of The CSCE 1975-1990: A Driver and Hostage of Multilateral Diplomacy », Conference Helsinki 40 Years After : International Reordering and Societal Change, 1975—1990, Université Sorbonne Paris Cité, 10-12 décembre 2015 404 « White House, Memorandum, Joyce Starr to Robert Lipshutz, "Belgrade CSCE trip, February 15 - February 24: observations and recommendations," Administratively Confidential », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 3 mars 1978.

115 Selon ce dernier, cette approche non concertée serait ainsi à blâmer pour l’absence de résultats substantiels à la Conférence de Belgrade. Cette position ambigüe fit également l’objet de critiques du Groupe Helsinki de Moscou : « Les grandes puissances occidentales n'ont pas encore pris de position cohérente, ce qui entrave les efforts des pays qui insistent sur le plein respect des articles humanitaires de l'Acte final ». 405

Parmi les rangs de l’administration américaine de même qu’au sein du front occidental à la CSCE, différents facteurs portaient donc atteinte à la portée de la campagne des droits humains et des revendications des activistes à l’intérieur de l’Union soviétique. Lorsqu’il s’agit d’analyser l’aspect extérieur du groupe de dissidents soviétique, il importe de considérer la place laissée aux organismes non gouvernementaux dans les instances de révision de la CSCE. En effet, tel que le rappelle Andrei Zagorski, il appert que ceux-ci n’aient pas bénéficié de place réelle dans les négociations et que leurs voix soient demeurées aux dépens des États participants.406 L’incidence de ces organismes chargés de relayer les revendications des dissidents se limitait à l’émission d’appels aux États participants; aucune instance de la CSCE n’était en vérité tenue de répondre ou prendre en charge au-delà de leur mise à la disposition des États participants. Au cours de la Conférence de Belgrade, les acteurs non gouvernementaux étaient en outre seulement autorisés à assister à la conférence d’ouverture et de conclusion. De même, bien qu’on ait octroyé le droit de présence de ces acteurs à partir de l’ouverture de la Conférence de Madrid, ceux-ci ne bénéficiaient toutefois pas de droit de parole en dehors du couvert d’une délégation étatique. Le débat de la société civile sur les questions discutées au sein de la CSCE demeurait donc réduit au champ d’activités parallèles, tandis que les négociations au sein des différentes réunions de suivi sont restées exclusives aux États participants. De ce fait, au cours de la période considérée, le processus d'Helsinki demeurait essentiellement fermé aux acteurs de la société civile autrement que par l'intermédiaire des gouvernements intéressés ; le relai des détails quant aux abus des droits humains en Union soviétique et des propositions du GHM était ainsi entièrement à la discrétion des États participants lesquels, tel que nous l’avons vu, y étaient souvent indisposés. L’absence de véritable implication du mouvement civil de droits humains

405 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 62 : Белградскому совещанию по проверке выполнения Соглашения в Хельсинки », 21 novembre 1977 406 Andrei Zagorski, Op. Cit.

116 et d’une voix indépendante pour représenter ses récriminations au sein de la CSCE démontre l’inadéquation de ce forum afin de véritablement prendre en main ces enjeux en dehors de la dépendance des enjeux interétatiques. En conséquence, lorsque la Commission Helsinki et le Département d’État américain rencontrèrent des tensions 407 de même que lorsque les circonstances diplomatiques ne permirent pas la mention de la question humanitaire, le mouvement des droits humains soviétique perdait alors son emprise extérieure. Il en alla par exemple de même lorsque les représentants américains durent apaiser les relations avec l’Union soviétique à la veille des négociations de SALT II au détriment de l’évocation de la persécution des membres du groupe.408

4.3. L’inévitable dépendance aux relations diplomatiques

Si l’Union soviétique avait dès 1977 démontré la persistance de son caractère répressif, il appert toutefois que jusqu’en 1979, on avait limité la répression aux dirigeants du mouvement des droits humains tout en épargnant les plus notoires, tels que Sakharov, afin de néanmoins préserver une certaine bonne entente. Or, cette bonne entente entre les deux blocs se dégrada progressivement à mesure que l’activisme des droits humains accentuait les divisions au sein de la CSCE. La protection minimale que certains dissidents obtinrent grâce au levier des relations diplomatiques avec l’Ouest finit donc de s’effriter lorsque la Détente arriva à sa fin en 1979.

4.3.1. La Fatigue de la Détente

Plusieurs sources attestent en effet d’un refroidissement des relations entre les États- Unis et l’Union soviétique au lendemain de l’élection de Carter. Dès 1977, le centre d’intelligence américain rapportait ainsi une aggravation des tensions lesquelles allaient perdurer en dépit des efforts de négociation de SALT II. 409 Tel que nous l’avons vu,

407 À ce sujet, voir : Sarah Snyder, Human Rights Activism and the End of the Cold War, p. 51 408 « Office of Senator Jackson, News Release, "Remarks by Senator Henry M. Jackson," Unclassified » National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 1er octobre 1978 ; William Korey, The Promises We Keep: Human Rights, the Helsinki Process, and American Foreign Policy, St. Martin’s Press, New York, 1993, p. 298 409 « Central Intelligence Agency, "Impact of the US Stand on Human Rights," Secret, (with cover note from International Issues Division) », 20 avril 1977; « Central Intelligence Agency, Intelligence Assessment, "The Soviet Perception of the Carter Administration, January-October 1977", Secret », janvier 1978, National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University,

117 l’insistance d’une part, sur la question humanitaire et d’autre part, sur le respect de la clause de souveraineté nationale, avait mené la Conférence de Belgrade à une impasse en plus d’accroitre les frustrations dans le cadre des relations bilatérales. Au-delà de la question même des clauses de l’Acte final, celle-ci contrevint d’autant plus à la résolution des sources de conflits au cours de cette période, notamment l’implication de l’Union soviétique dans le tiers-monde, tel que le suggère un compte-rendu d’une conversation entre Dobrynine et Brzezinski: « [Dobrynin] suggested that it was soviet irritation over human rights issue that made the soviet leaders so unresponsive to President Carter’s repeated expressions of concern regarding the escalating Soviet/Cuban involvement in Africa ».410 En 1979, la complexité du débat quant à la ratification du traité SALT II, le sentiment de menace issu de la crise des euromissiles de même que la confiance des dirigeants soviétiques en leur capacité économique et militaire411 constituèrent un prélude à la fin de la Détente en tant que cadre structurel des relations entre les deux blocs. Cette période se conclue donc en décembre 1979 alors que l’Union soviétique entamait une intervention militaire en Afghanistan laquelle allait alors faire ombre à toutes tentatives de préserver la Détente. Dès lors, les relations bilatérales connurent une dégradation brusque tel que l’atteste une étude de la perception américaine de l’Union soviétique et de leurs conflits conduite par Sveltana Savranskaya.412 La contestation américaine relativement à l’invasion soviétique se matérialisa en une série de sanctions incluant le délai de l’établissement de nouveaux consulats, la suspension de la plupart des échanges culturels et économiques, un embargo sur les grains, une aide miliaire et économique au Pakistan, le retrait des négociations de SALT II et un boycottage des Jeux olympiques de Moscou. Finalement, le mécontentement soviétique que suscitèrent ces sanctions, particulièrement celles liées à l’interruption des échanges technologiques, en plus de l’imposition de la loi martiale en Pologne à l’encontre du mouvement Solidarność et des

Washington 410 « White House, Memorandum of Conversation, Dobrynin and Brzezinski, Untitled, Secret », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 20 septembre 1978. 411 En effet, selon Svetlana Savranskaya, il appert qu’entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, l’Union soviétique ne considérait alors pas leur économie en déclin et ne percevait pas ses problèmes économiques comme une entrave à sa position internationale ni à ses capacités de telle sorte que le besoin de coopération se faisait moins urgent. Svetlana Savranskaya, « Democracy and balance of power : Alternative Explanations of Change in United States-Soviet Relations, 1977-1991 », thèse de doctorat, Georgia, Emory University, pp. 46-53 412 Les tableaux disponibles dans cette analyse attestent en effet d’un accroissement des conflits et des sentiments négatifs des États-Unis à l’égard de l’URSS. Ibid. p. 47.

118 remous causés par l’attaque soviétique sur un avion sud-coréen en septembre 1983 accentuèrent la perte d’intérêt envers la collaboration entre les deux puissances.413

Ce fut ainsi dans un contexte de renouvèlement de la tension issue de la Guerre froide que se déroula la Conférence de Madrid. Le possible détriment des relations ne constituant plus une entrave au ralliement des délégations ouest-européennes à la stratégie américaine, les pays de l’OTAN firent alors preuve d’une forte unité à l’encontre de ceux dont les récentes actions avaient suscité une consternation générale. Conformément à la tactique d’énonciation de cas spécifiques d’abus des droits humains établie à Belgrade, 14 pays exprimèrent leur support aux citoyens soviétiques persécutés par l’État, pour un total de 123 mentions de cas particuliers. 414 En revanche, si l’accroissement de la cohésion parmi les délégations occidentales permettait une meilleure défense des dissidents soviétiques, celle-ci se buta à une perte d’influence vis-à-vis d’un régime alors privé des incitatifs à la collaboration et d’autant plus enclin à mettre fin à l’expérience des groupes Helsinki.

4.3.2. L’expiration du mouvement Helsinki en Union soviétique

Pendant qu’à l’Ouest on assistait à une montée de l’activisme par la création de la Fédération internationale Helsinki et d’une série de groupes analogues au GHM, ce dernier faisait toutefois face à des difficultés croissantes. Le 1er novembre 1979, le KGB avait entamé une nouvelle offensive envers les associations dissidentes par l’arrestation de 3 dissidents notoires impliqués dans le Comité chrétien pour la défense des droits des croyants, le Groupe d’initiative pour la défense des droits de l’homme en URSS, la Chronique des évènements en cours et la production d’une revue littéraire lituanienne.415 2 jours plus tard, le GHM annonçait les premiers signes de cette « forte augmentation de la persécution du mouvement des droits de l’homme » laquelle, on prévoyait, « [irait] bien au-delà de la poursuite des défenseurs des droits humains et vise[rait] clairement à compléter la suppression des

413 Sarah B. Snyder, « The CSCE and the Atlantic alliance : Forging a New Consensus in Madrid », Journal of Transatlantic studies, 8-1 (2010), pp. 56-68 414 Ibid., p. 62 ; Déclaration de Max M. Kampelman en date du 15 juillet 1983 in Leonard R. Sussman, Three Years at the East-West Divide: The Words of U.S. Ambassador Max M. Kampelman at the Madrid Conference on Security and Human Rights, Freedom House, New York, 1983, p. 115. 415 Ludmilla Alexeyeva, Soviet dissent, pp. 366-373

119 mouvements des droits des humains, nationaux et religieux dans [le] pays »416. L’État ayant laissé tombé quelconque prétention de respect des normes humanitaires, les persécutions se poursuivirent ainsi simultanément contre l’ensemble du réseau de dissidence à travers un décuplement des méthodes de répression précédemment élaborées jusqu’à atteindre un total de 144 arrestations de dissidents au cours de l’année 1979.417 En 1980, sans égard pour l’outrage international, on alla jusqu’à condamner Andrei Sakharov à un exil interne sans procès. Au cours de cette même année, les représentants des mouvements religieux et nationaux non russes firent également l’objet de sévères répressions de sorte que le nombre d’arrestations atteignit des proportions inégalées depuis la mort de Staline.418 Parallèlement, le mouvement d’émigration juif connut un resserrement rapide et drastique à partir de 1980, lequel perdura jusqu’en 1989. 419

La relative retenue avec laquelle on avait jusqu’à lors conduit la répression des dissidents avait laissé place à une persécution n’épargnant personne, incluant les femmes et les personnes âgées. En contraste avec les dix dernières années au cours desquelles on avait arrêté seulement 9 femmes au sein du mouvement des droits humains, l’année 1982 connut la détention de plus de 100 femmes dans les camps de travail. De même, on procéda au prolongement arbitraire des sentences, aux réarrestations des prisonniers politiques ayant alors complété leur précédente sentence et à l’élaboration de condamnations particulièrement sévères.420 Au sein des camps, la vague de répression s’accompagna d’un durcissement des conditions de détention tel que le rapporte Yuri Orlov.421 Les Jeux olympiques constituèrent d’autant plus une occasion pour l’État de raffermir son contrôle sur la population ; les jeux étant vus comme un évènement politique glorifiant les accomplissements de l’Union soviétique. Cette période, en raison de l’importance des jeux et de l’aggravation des tensions internationale, connut une intensification de la perception de menace que constituaient les

416 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 141: Резкое усиление преследований правозащитного движения в СССР », 3 novembre 1979 417 Les rapports du KGB pour la période de 1979, 1980, 1981 et 1982 témoignent en effet de l’intensification des tactiques de répression. Voir les documents 44, 46, 48, 49, 50 et 53 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС . 418 Paul Goldberg, Op. Cit., p. 278 419 Entre 1979 et 1980, l’émission de permis d’émigration passa en effet de 51 320 à 21 471 et connut une dégradation progressive jusqu’à atteindre un total de 896 en 1984. Sandra L. Gubin, Op. Cit., p. 285 420 Relativement aux prolongements de sentences, voir les documents 165, 169, 181, 185, 189 et 200 du Groupe Helsinki de Moscou. 421 Yuri Orlov, Op. Cit., p. 237

120 groupes non officiels et la campagne des droits humains tel que le suggèrent les rapports du KGB à cet égard.422 Les canaux de la Maison-Blanche chargés d’enquêter la persécution de dissidents en URSS rapportaient ainsi un total de 60 arrestations et procès sous des motifs politiques entre septembre et juin 1980 de même que le recours à plusieurs tactiques d’intimidation visant à prévenir quelconque manifestation d’hostilité envers le régime.423 La tenue du 26e Congrès du PCUS au cours de la même période contribua similairement à l’alourdissement de la répression envers les représentants du mouvement des droits humains.

Au sein du mouvement Helsinki, la nouvelle vague de répression se porta d’abord sur Viktor Nikepelov à Moscou en plus de Yaroslav Lesiv et Vitaly Kalinnichenko en Ukraine. Les groupes Helsinki nationaux souffrirent rapidement de cette persécution.424 En 1979, on annonçait le début de persécutions disproportionnées dans l’ensemble de l’Ukraine dont le groupe Helsinki national dû bientôt cesser ses activités. 425 L’arrestation d’Eduard Harutyunyan le 13 juillet 1979 priva également le groupe arménien de son dernier membre.426 Au cours du printemps 1981, l’arrestation de 4 membres du groupe lituanien avait rendu la survie du groupe impossible. Le début de l’année 1981 vit d’autant plus la mise en échec de la Commission de travail chargée d'enquêter sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques à la suite de l’arrestation de son dernier membre, Felix Serebrov, lequel était également membre du GHM. Au sein de ce dernier, ce fut au tour de Malva Landa qui, à l’âge de 65 ans, fut forcée à 5 ans d’exil interne suivi par l’arrestation de Tatiana Osipova, Alexandre Lavut, Anatoly Marchenko et Ivan Kovalev.427 Au cours de l’année 1981, le premier député du KGB déclarait alors leur victoire sur le mouvement: « As a result of

422 « Au cours de la première moitié de [l’année 1980], le Comité de sécurité d'État a dirigé les principaux efforts des organes subordonnés afin d’accroître l'efficacité du travail préventif et pour supprimer de manière résolue les crimes extrêmement dangereux envers l'État dans la situation internationale aggravée. » « Document 44 : Записка № 245-Ц зам. председателя КГБ СССР С. К. Цвигуна в ЦК КПСС "Об итогах работы по розыску авторов антисоветских анонимных докумен- тов за 1979 год" », 31 janvier 1980 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , Moscou, 2006, p. 225. Voir également les documents 38, 42 et 48. 423 « White House, Memorandum, Brzezinski to the President, "NSC Weekly Report #144," Secret », National Security Archive Electronic Briefing Book No. 391, National Security Archive, George Washington University, Washington, 6 juin 1980 424 À savoir les groupes Helsinki d’Ukraine, Lituanie et Arménie. Le groupe géorgien avait déjà mis fin à ses activités à la suite de l’arrestation de ses membres en avril 1977. Ludmilla Alexeyeva, Op. Cit., pp. 115-116. 425 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 135 : К событиям на Украине. Уголовный террор против правозащитного движения », 30 octobre 1979 426 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 136 : Арест Эдуарда Арутюняна », 7 octobre 1979 427 Voir les documents 145, 152, 157, 160, 181, 187 et 206 du Groupe Helsinki de Moscou

121 mesures taken by the KGB, implemented in strict accordance with the law and under the leadership of Party organs, the anti-social elements, despite the West’s considerable material and moral support, did not succeed in achieving organized cohesion on the platform of anti- sovietism »428. En 1982, le total s’élevait à la détention de 47 membres des groupes Helsinki alors que 5 autres avaient été forcés à l’exil. À mesure que la pression sur ses membres s’intensifiait, les documents du groupe se faisaient plus rares et plus brefs. La sévérité des persécutions à l’encontre des dissidents rendait d’autant plus le renouvèlement des membres impossible. Ainsi, lorsque Sofia Kallistratova, âgée de 76 ans, fut menacée d’arrestation par le KGB, les trois derniers membres du groupe convinrent de l’impossibilité de poursuivre les activités du groupe :

Le 23 décembre 1981, une affaire pénale a été intentée contre l'un des trois membres restants du groupe - S. V. Kallistratova. Le 6 septembre 1982, elle a été inculpée en vertu de l'art. 190.1 du Code criminel de la RSFSR, sur la base de sa participation aux documents nos. 69 à 181 du Groupe Helsinki de Moscou. Dans cette situation, le groupe ne peut s'acquitter de ses responsabilités et, sous la pression des autorités, doit cesser son travail.429

Un peu plus tard, Elena Bonner, jusqu’à lors épargnée en raison de sa notoriété, fut également envoyée en exil interne à Gorky. Entre l’ouverture de la Conférence de Madrid en 1980 et sa conclusion en 1983, le KGB avait arrêté plus de 500 personnes sur la base d’activités sous le couvert du mouvement Helsinki et parvint à décimer presque entièrement les cercles de dissidence à travers l’URSS.430 Selon Ludmilla Alexeyeva, les quelques dissidents toujours en liberté en 1983 référaient alors au mouvement à l’imparfait.431

428 A Chronicle of Human Rights in the USSR, 44, Khronika Press, New York, Octobre-décembre 1981, pp. 30- 34 429 Groupe Helsinki de Moscou, « Document 219 : О прекращении работы Московской группы "Хельсинки" », 6 septembre 1982 430 U.S. Commission on Security and Cooperation in Europe, « The Madrid CSCE Review Meeting », Washington DC, Government printing office, 1982, p. 3 ; De pareilles allégations furent portées dans le rapport des activités du KGB pour l’année 1982. « Document 53 : Записка № 547-Ч/ОВ председателя КГБ СССР В. М. Чебрикова в ЦК КПСС и Генеральному секретарю ЦК КПСС Ю. В. Андропову "Отчет о работе Комитета государственной безопасности СССР за 1982 год" », 15 mars 1983 in Groupe Helsinki de Moscou, Власть и диссиденты. Из документов КГБ и ЦК КПСС , pp. 253-259 431 Ludmilla Alexeyeva et Paul Goldberg, Op. Cit., p. 297

122 Conclusion

Alors que l’activisme transnational atteignait de larges proportions à partir de la reprise des intérêts du Groupe Helsinki de Moscou par les organisations des pays occidentaux, il appert que cette stratégie n’était néanmoins pas dépourvue de lacunes. Tel que nous l’avons vu, l’impact de cet activisme demeurait essentiellement cloitré au cadre des rencontres de la CSCE lesquelles ne permettaient pas l’expression des revendications des ONG en dehors de leur relai par les délégations intéressées. Ainsi, le refus initial des délégations ouest-européennes de participer à la défense active des droits humains en Union soviétique fit en sorte que le poids de leur défense fut laissé sur les épaules des diplomates américains. En outre, ceux-ci faisaient parallèlement face à un manque de cohésion au sein de leurs propres rangs de sorte que la campagne humanitaire de Carter ne fut pas uniformément mise de l’avant et demeura dépourvue de mesures concrètes.

Cependant, le succès de cette campagne reposait avant tout sur la position de ses homologues soviétiques. Pour qu’elle soit fructueuse, la défense diplomatique des droits humains requérait que l’URSS soit, d’abord, encline à reconnaitre la légitimité des normes internationales quant aux droits humains, qu’elle accepte le rôle de défenseurs des droits humains que s’étaient conféré les États-Unis puis, ultimement, qu’elle soit disposée à revoir le fonctionnement social et politique de son régime. Ainsi, la logique défendue par les adeptes de l’activisme transnational n’était alors pas unilatérale; un décuplement de la pression internationale ne signifiait pas nécessairement plus de soumission aux normes humanitaires. Dans le contexte de l’Union soviétique sous Brejnev, la pression appliquée par les forces extérieures se buta systématiquement à un déni de sa légitimité et mena au contraire à un appauvrissement de la condition des droits humains puis à une dégradation des relations internationales entrainant davantage de répressions. Peu importe ce que l’on reprochait aux puissances occidentales, qu’elles aient trop provoqué l’Union soviétique ou qu’elles ne pas l’aient pas assez fait, il semble néanmoins qu’on ne pouvait alors pas influencer le traitement des dissidents en Union soviétique ni leur légitimité vis-à-vis de l’État.

123 Conclusion : Un groupe cloitré à ses limites intérieures

Le Groupe Helsinki de Moscou est reconnu comme une association dissidente de renom à travers l’histoire de l’Union soviétique. Cette perception de l’importance du groupe n’est pas sans fondement. Tel qu’expliqué dans le chapitre 3, ce regroupement de dissidents parvint à redonner vie aux vestiges du mouvement de défense des droits humains alors pratiquement décimé par les répressions de 1968 et réussit à lui conférer des proportions jusqu’à lors inégalées. La force de mobilisation de ce mouvement et la plate-forme d’expression qu’ont constitué les conférences de la CSCE pour les dissidents auront permis de faire connaitre leurs récriminations et de largement discréditer l’URSS dans des proportions inédites. La connaissance des abus des droits humains fut ainsi largement répandue à travers l’Occident, mais également au sein du pays où le groupe réussit à élargir la discussion des droits humains à l’intérieur du pays, à y partager la conception occidentale des droits fondamentaux et à approfondir la conscience légale. En somme, on réussit à étendre l’emprise intérieure du mouvement au-delà des limites des cercles intellectuels moscovites jusqu’à inclure les revendications de citoyens de part et d’autre du pays et du spectre socioéconomique. De même, sur la base d’une tactique « boomerang », le groupe parvint à ériger les bases d’un activisme transnational et à mobiliser divers acteurs en son nom, de sorte qu’on puisse perpétuer la connaissance de la condition des droits humains en Union soviétique et des récriminations de ses dissidents. Par le biais de ce vaste réseau de support, la persécution des dissidents engendrait alors un accroissement de la pression sur l’État au lieu de simplement mettre fin aux sources d’opposition politique.

Néanmoins, en dépit du succès de l’expansion de son emprise intérieure et extérieure, le groupe échoua à induire une révision de l’approche soviétique des droits fondamentaux au sein du pays et encore moins celles de ses politiques en matière de liberté d’association ou d’expression. Tel qu’expliqué tout au long de cet exposé, les conditions intérieures dans lequel évoluait le groupe rendaient quelconque tentative de pression essentiellement vaine. Ainsi, le premier chapitre rendit compte de la nature du régime soviétique sous Brejnev et de son évolution. L’expérience du dégel de Khrouchtchev et les conséquences qu’elle encourut

124 sur le développement d’une opposition politique, jusqu’alors maintenue essentiellement silencieuse, avaient ouvert la voie à un retour du conservatisme politique au sein du Politburo. En dépit de l’insistance de ce mouvement dissident en émergence à élaborer de nouvelles stratégies d’opposition, la nouvelle administration soviétique était résolue à contenir l’expression d’hostilité envers le régime à travers l’élaboration d’une stratégie répressive dont les contours se dessinaient à mesure que la dissidence se faisait plus bruyante dans le bloc communiste. À partir de 1968, l’État avait résolument démontré son intransigeance vis- à-vis de la dissidence et sa fermeture complète quant à quelconque changement de son régime.

Si l’avènement de la Détente et de la Conférence d’Helsinki conféra une opportunité pour les intellectuels de l’Union soviétique d’unir leur voix à nouveau, le chapitre 2 aura toutefois démontré les limites théoriques du document final. En effet, malgré l’inclusion de provisions visant à favoriser l’introduction de normes humanitaires au sein des pays signataires, il appert que la portée de ces provisions fut nécessairement limitée par la nature non obligatoire de l’Acte final. De même, bien qu’elles puissent être invoquées dans le cadre de rencontres de révision de la CSCE, l’absence de consensus quant à la clause de non- intervention dans affaires intérieures restreignait systématiquement leur défense active par un tiers État. L’inclusion d’une clause quant au respect du fonctionnement interne des États participants rendait d’autant plus stérile quelconque tentative d’uniformiser la compréhension des droits fondamentaux au sein d’un regroupement d’États aux idéologies foncièrement différentes. En effet, l’insistance sur les droits socioéconomiques en Union soviétique faisait en sorte que les droits citoyens demeuraient conditionnels à l’accomplissement de devoirs envers le système dont la pérennité constituait la priorité ultime. Dans un tel contexte où la survie du régime était placée au-delà de toute autre considération, l’absence de légitimité d’un mouvement cherchant à altérer le fonctionnement social persistait, et ce, peu importe le poids de ses récriminations sur les relations internationales.

Tel que mis en évidence dans le chapitre 4, l’État, sans égard pour la montée de l’opposition de la communauté internationale, poursuivit sa répression des dissidents laquelle devint plutôt exacerbée sous l’effet de la campagne de défense des droits humains de

125 l’Occident. Celle-ci contribua en effet à accentuer l’insécurité du régime et la perception d’une véritable menace à son intégrité en plus de procurer une rhétorique argumentaire nécessaire à la répression des dissidents à l’intérieur du pays. L’espoir qu’avait le groupe d’exercer une plus grande influence et d’acquérir davantage de protection à l’occasion d’évènements d’importance politique s’affaiblit rapidement alors que ceux-ci constituèrent plutôt une occasion de réitérer l’inflexibilité du régime et son imperméabilité face aux tentatives de dénonciation publique.

À long terme, les sanctions occidentales qui suivirent l’invasion de l’Afghanistan auront accentué les difficultés économiques de l’URSS qui avaient justement motivé la signature de l’Acte final. Les instances de la CSCE s’étant perpétuées au-delà de la fin de la période de Détente auront donc permis de poursuivre la pression quant aux droits humains alors que la situation en URSS laissait place à une plus grande réceptivité, à savoir à partir de l’élection de Gorbatchev. À la faveur de ce changement de direction en Union soviétique, la Conférence de Vienne, tenue entre 1986 et 1989, avait en effet donné lieu à un échange plus ouvert en matière des droits humains et un approfondissement de ces ententes en plus de l’élaboration d’un mécanisme de révision et de médiation en 4 étapes. Les membres du groupe Helsinki y étaient alors souvent pris en exemple par les diplomates de l’ouest demandant la libération des prisonniers de conscience et insistant toujours sur la pertinence de ce sujet dans les relations diplomatiques. À partir de janvier 1987, on annonçait d’ailleurs la libération des membres du groupe dont les activités reprirent en 1989. Enfin, l’activisme des droits humains contribua à cette époque à un changement de culture politique au sein de la direction soviétique permettant une amélioration progressive du traitement de la société civile.432

Or, bien que son emprise internationale persista au-delà de l’année 1982, le groupe perdit son emprise intérieure dès que l’État résolut de mettre fin à son expérience. L’étendue internationale de ce mouvement de dissidence n’aura ainsi pas affecté la vulnérabilité du groupe devant l’implacabilité du régime soviétique sous Léonid Brejnev. Malgré les enjeux de la Détente favorisant une promotion des droits humains inédite, l’Union soviétique

432 Gal Beckerman, « How Soviet Dissidents Ended 70 Years of Fake News », New York Times, 10 avril 2017 ; Jacques Andréani, Op. Cit., pp. 174-176

126 continua de prioriser la sécurité intérieure au-delà des intérêts économiques. Le désir de collaboration avec l’Ouest étant avant tout motivé par la volonté d’assurer la survie du régime sans recours aux réformes sociales, l’URSS sous Brejnev n’était ainsi absolument pas disposée à introduire une démocratisation nécessaire à la poursuite des négociations sous le couvert d’Helsinki. L’impasse des conférences de révision, l’absence de progrès des négociations relatives aux droits humains et la poursuite des répressions à l’intérieur de l’Union soviétique sont ainsi éloquentes quant à la fermeté des dirigeants soviétiques et l’inefficacité de la pression extérieure; les efforts des groupes de dénonciation étaient ainsi voués à demeurer stériles tant que l’Union soviétique ne soit encline à réviser la nature de son régime. L’incidence du groupe étant d’ailleurs liée à l’état des relations entre deux blocs hostiles, le délitement du groupe fut d’ailleurs inévitable dès la perte d’intérêts soviétiques dans le processus de Détente.

Ainsi, malgré l’opinion de certains historiens, tels que Daniel C. Thomas, attribuant au mouvement Helsinki un impact considérable dans l’évolution de l’Union soviétique, il appert donc que les groupes Helsinki n’aient pas échappé à la dimension intérieure du régime - un environnement incessamment répressif. Dans un tel cas, la théorie selon laquelle un État se soumettrait nécessairement à une relaxation de ses pratiques abusives en réponse à l’accroissement de l’activisme international se révèle inadéquate. Il aura fallu d’abord attendre un changement drastique de la perception des besoins du régime et de ses priorités au sein même de l’apparatus pour que les efforts de ces groupes aient un impact sur la conduite des affaires soviétiques. Seulement à la faveur d’une évolution dans ce sens parmi les rangs du pouvoir, menant ainsi à la glasnost, la pression extérieure initiée par les groupes de dissidence put-elle véritablement influencer la situation humanitaire à l’intérieur du pays. L’actuelle dégradation des droits humains et la menace des organismes non- gouvernementaux en Russie mettent d’ailleurs en évidence la corrélation entre les changements au sein du gouvernement et les conditions humanitaires. Si la pression appliquée par les instances d’Helsinki ait pu engendrer un changement de l’attitude de l’État envers ses citoyens sous Gorbatchev et contribuer à la fin du régime, il importe toujours de se questionner à savoir si cela aura véritablement donné lieu à un changement de culture politique résistant au retour d’un gouvernement centré sur les impératifs de sécurité de l’État.

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Présentations

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137 Annexe

Tableau 1 Groupes ayant cosigné les documents du GHM et nombre de documents signés

Commission de travail chargée d'enquêter 8 sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques Amnistie internationale section URSS 5 Groupe ukrainien Helsinki 5 Groupe géorgien Helsinki 5 Groupe d’initiative pour la défense des 4 droits de l’homme en URSS Comité chrétien pour la protection des 3 droits des croyants en Union soviétique Groupe lituanien Helsinki 2 Le « mouvement juif pour l’émigration 1 vers Israël » Le « Groupe géorgien-meskhète 1 d’assistance » Groupe de représentants des Adventistes 1 libres Autres individus sans groupe affilié 17

Tableau 2 Distribution des thèmes par année

1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 Égalité des 3 4 2 2 2 2 1 droits et autodétermination des peuples Liberté 4 2 4 1 0 1 0 de choisir sa résidence Droit à l’émigration 9 5 11 5 3 15 1 Liberté de conscience 4 7 5 8 4 3 1 Droit de connaitre ses droits et 14 18 24 25 24 22 3 d’agir en conformité

138 Prisonniers politiques 5 2 10 10 4 7 2 Contacts entre personnes 1 0 3 0 0 0 0 Droit à un procès équitable 1 0 6 5 11 11 2 Droits socioéconomiques 5 2 8 9 0 0 0  un document peut faire l’objet de plusieurs thèmes.  Les activités du groupe se conclurent en 1982. Cette année vit ainsi la parution de seulement 5 documents.

Tableau 3 Nombre de documents dédiés spécifiquement au Groupe Helsinki de Moscou, ses analogues nationaux et les groupes associés selon les années

1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982

Nombre de 5 17 19 17 17 11 4 documents

139