Géographie et cultures

104 | 2017 Football et géographie

Jean-Pierre Augustin et Vincent Gaubert (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/gc/6014 DOI : 10.4000/gc.6014 ISSN : 2267-6759

Éditeur L’Harmattan

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2017 ISBN : 978-2-343-15049-9 ISSN : 1165-0354

Référence électronique Jean-Pierre Augustin et Vincent Gaubert (dir.), Géographie et cultures, 104 | 2017, « Football et géographie » [En ligne], mis en ligne le 15 novembre 2018, consulté le 26 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/gc/6014 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.6014

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« For the Game. For the World ». Depuis une décennie, la devise de la FIFA affiche une dimension planétaire du football, un universel qu’aucun autre sport ne semble en capacité d’égaler. En un siècle et demi, depuis sa codification en Angleterre en 1863, le football s’est répandu à travers le monde et parait repousser les limites géographiques qu’il s’était jusqu’alors fixées au travers de ses compétitions et de ses organisations. Qu’il s’agisse alors de ses oppositions internationales, où se prolongent parfois les tensions (géo)politiques, de celles, régionales ou locales, teintées de disparités sociales, religieuses ou ethniques, sanctuarisées par les derbys, de ses agglomérations connues notoirement par leur club de football de haut niveau, de ses luttes entre « petits » et « gros », magnifiées par les coupes nationales, de ses arènes qui rassemblent et font société le temps d’un match, le football occupe l’espace sportif, culturel, médiatique et géographique. Ces ancrages renforcent l’image d’une culture sportive qui se voit et se joue partout. En bien ou en mal, le football parle à tous, et fait parler. Ce numéro spécial de la revue Géographie et cultures souhaite faire rentrer de plain-pied les géographes dans la discussion, en proposant des approches inédites de cette culture monde vers lequel le football tend, comme les quelques résistances que sa globalisation rencontre.

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SOMMAIRE

Le football : une culture mondialisée et territorialisée Vincent Gaubert et Jean-Pierre Augustin

Migrations des footballeurs internationaux en direction des marchés footballistiques émergents Bertrand Piraudeau

Les footballeurs expatriés dans le monde Loïc Ravenel, Raffaele Poli et Roger Besson

Vers une nouvelle géographie du football L’investissement chinois dans le ballon rond Xavier Aurégan

Être supporter à Saint-Étienne La géographie sociale du match de football Stéphane Merle

Les territoires des supporters et la place des subcultures au Paris-St-Germain Gaël Rannou

Entre les foot-ball lillois, quelle bataille du milieu urbain ? Vincent Gaubert

Entretien

Marquer pour égaliser : quelle place pour les femmes dans l’espace du football ? Entretien avec Brigitte Henriques, vice-présidente déléguée de la FFF Vincent Gaubert

Lecture

Le sport, un outil géopolitique au service des puissances contemporaines Vincent Gaubert

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Le football : une culture mondialisée et territorialisée

Vincent Gaubert et Jean-Pierre Augustin

1 Le football est marqué par la géographie. Comme tout sport, il est la délimitation d’un espace de jeu normé, standardisé (Gay, 1997). Ce rapport entretenu avec l’espace situe nécessairement telle ou telle activité physique dans une logique culturelle spécifique, entre sport et jeu, entre système sportif et système ludo-sportif (Darbon, 2014), entre le football et d’autres jeux « balle au pied ». De par la simplicité de ses règles, y compris donc celles de son cadre d’expression, le football donne en effet l’impression de pouvoir se jouer « dans une rue, une cour, sur une place, un terrain vague, un champ, une plage où l’on a sommairement aménagé des buts » (Bromberger, 1998, p. 25). Cette propension à voir du « football » partout ne doit pas aveugler ses contemplateurs, et occulter toutes les subtilités que le ballon rond éclipse parfois. Pour autant, c’est en toute logique que les géographes ont volontiers posé leur premier regard sur le football dans ce qu’il a de plus manifeste, et ce au détriment des autres sports ou activités physiques joué(e)s « balle au pied ». En 1956, Robert Specklin ouvrait ainsi la voie en s’interrogeant dans un court article sur la provenance des clubs évoluant en première division du Championnat de France de football (Specklin, 1956), avant que Loïc Ravenel ne reprenne à son compte plus largement cette question quarante plus tard au travers de sa thèse sur le football professionnel (Ravenel, 1997). Entre-temps, le football n’est pas totalement resté au ban(c) des objets traités par les géographes. En nombre limité, ses quelques entrées sur le terrain scientifique se sont déroulées conjointement à celle d’une géographie des sports naissante (Mathieu & Praicheux, 1987 ; Augustin 1995), suivant le sillon tracé par John Bale outre-Manche (Bale, 1978, 1980). L’étude du football s’établit alors principalement selon une approche structurelle, à travers la répartition des clubs et des pratiquants, et ce, aussi bien dans un cadre régional (Walterspieler, 1982 ; Mathieu & Praicheux, 1984, 1985 ; Grosjean, 2003) que national (Ravenel, 1997), voire européen (Helleu, 2007 ; Poli, 2008). Sur ce plan, les recherches entreprises en Histoire du sport (Wahl, 1989 ; Prudhomme-Poncet, 2003 ; Goldblatt, 2006 ; Dietschy, 2010) ont largement servi les intérêts de cette approche spatiale, posant les jalons nécessaires d’une compréhension exhaustive de l’implantation de ce jeu-sportif.

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Prolongeant le récit de sa diffusion, les séries de synthétisations de recherches consacrées au football1 ont su progressivement tenir compte du contexte entourant cette expansion, en la reliant, entre autres, à des problématiques économiques, culturelles, géopolitiques ou d’aménagements dont le football, fait social total, ne saurait être déconnecté, au même titre que les autres sports (Augustin, 2016).

2 Tout en voyant sa légitimité scientifique se solidifier ces dernières décennies, le football n’en continue pas moins de poursuivre sa mutation, plus d’un siècle et demi après sa création. Le flot de questionnements géographiques qu’il draine, de même que le renouvellement des approches mobilisées pour y répondre, méritent une attention toute particulière. À cet égard, la date de parution de ce numéro spécial, en lever de rideau de la Coupe du monde en Russie, ne tient pas d’un quelconque hasard de calendrier. Celui du football a par ailleurs décidé que le rendez-vous des trente-deux meilleures nations issues des différentes confédérations continentales s’exporte dans quatre ans au Qatar. Ainsi se joindront à cette grande messe sportive deux pays, le plus grand et l’un des plus petits du monde, qui n’avaient encore jamais organisé cette compétition et dont la différence de profil témoigne symboliquement de la plasticité du football à l’échelle planétaire.

3 Par ses (dé)placements, le produit « football » entend manifestement poursuivre son emprise, et cherche pour ce faire de nouveaux vecteurs d’internationalisation, qui permettent à chaque État d’apparaître sur la carte du monde et où les acteurs du football tentent réciproquement de faire figurer le football dans chaque État. Le football, emblème d’universalisme, reste un perpétuel conquérant. Et l’épicentre sportif que constitue la Coupe du monde vient de la sorte précéder ou gratifier l’attrait suscité par le ballon rond. Les États-Unis, pays hôte en 1994, le Japon et la Corée du Sud en 2002, la Russie cette année et donc le Qatar en 2022, sont aujourd’hui des acteurs principaux du football, sans que leurs sélections nationales, leurs joueurs ou leurs clubs nationaux ne jouissent d’une notoriété égale à celle de la Seleção brésilienne, d’un Cristiano Ronaldo ou du Paris Saint-Germain. Cette période de « grandes découvertes » du football, orchestrée par ces explorateurs contemporains que forment les clubs les plus riches du Vieux Continent et leurs relais institutionnels, s’alimente également par l’ouverture de nouveaux marchés télévisuels, la constitution de bassins de supporters mondialisés, l’organisation de lucratives tournées estivales, voire hivernales, ou encore la construction de routes migratoires pour les transferts de joueurs suite à l’arrêt Bosman... Ces phénomènes, profondément géographiques, témoignent bien d’une globalisation accélérée du football à l’échelle mondiale, au moins pour son versant professionnel. Si cette mondialisation trouve ses racines à la fin du XIXe siècle par la simple diffusion des règles du jeu, celle-ci laisse désormais le champ à de nouveaux enjeux, qui concernent l’ensemble des ramifications de ce système sportif singulier. Par conséquent, les articles regroupés dans ce numéro se veulent témoin de ces nombreuses évolutions tant spatiales que culturelles du « simplest game », et démontrent l’hétérogénéité qui continue d’accompagner les recherches sur le football en géographie.

4 Attenants à cette globalisation du football par les sélections nationales que le long processus de qualification à la Coupe du monde reflète, les transferts de joueurs entre clubs matérialisent tout aussi fidèlement cette conception d’un système à dimension planétaire, en y intégrant une dimension économique certaine. L’article de Bertrand Piraudeau et celui de Loïc Ravenel, Roger Besson et Raffaele Poli, manifestent bien ce

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statut de « travailleur mondialisé » que les footballeurs de premier plan ont acquis graduellement, à mesure qu’une hiérarchie sportive – essentiellement dominée par les clubs européens – se dessinait. Elliptiquement décriées pour leur prétendue capacité à dissoudre l’identité de clubs constitués désormais de mercenaires sportifs, ces migrations sont surtout la traduction de réalités géographiques et culturelles.

5 Consciente de la logique concurrentielle que ce marché des joueurs professionnels implique, la Chine s’est donné depuis une dizaine d’années l’ambition de constituer un nouveau point de chute pour les talents expatriés européens ou sud-américains. Xavier Aurégan y fait ici référence, en replaçant cette tendance dans un contexte général de mutations profondes au sein du football chinois. Inhérente au soft-power orchestré par le pouvoir central, cette stratégie d’importation des clés du succès (sportif) illustre cette globalisation, en l’occurrence par la diffusion du modèle européen de gestion du produit « football », comme d’autres pays peuvent s’inspirer de modèles économiques, politiques ou culturels développés par leurs homologues.

6 Pour s’imprégner davantage du ballon rond, la Chine peut par ailleurs compter sur l’aménagement des grilles de diffusion des principales ligues européennes, de plus en plus concédantes vis-à-vis des intérêts asiatiques. Cette externalisation médiatique, dont on peut facilement comprendre la valeur ajoutée pour les acteurs mobilisés (détenteurs de droits télévisés, clubs, ligues, sponsors…), ne saurait encore annihiler la place des spectateurs physiquement présents dans les enceintes sportives anglaises, espagnoles ou françaises, lesquelles ont pareillement connu leur lot d’évolutions. Aux abords du stade comme en son sein, c’est bien un enjeu culturel spécifique que véhicule le football (Bromberger, 1989 ; Mangin, 2001), en accord avec la société du temps libre. Les travaux de Stéphane Merle et de Gaël Rannou, respectivement consacrés à l’environnement des publics stéphanois et parisiens, permettent de saisir la place occupée comme le rôle joué par ces contemplatifs du spectacle culturel que représente le match de football.

7 Bien que globalisé, ce produit « football » n’en est pas moins à la recherche de secteurs porteurs ou de pistes de renouvellement. Si les États asiatiques ou nord-américains constituent des territoires privilégiés pour leur capacité à se muer en pôles de consommation, la troisième section entend souligner un autre pan de la stratégie entreprise par les instances du football : la mise en exergue de la diversité et de la pluralité des formes de jeu comme des pratiques qu’elles régentent. Déjà évoqué, le « rectangle vert » n’est pas le seul lieu où un jeu-sportif pratiqué « balle au pied » se laisse voir : ainsi, le football se transformera alors en « football en salle » pour parler du futsal, en « football de plage » pour évoquer le beach soccer ou en football « de pied d’immeuble » (Travert, 1997) et « sauvage » (Mauny & Gibout, 2008) pour caractériser les pratiques auto-organisées. L’étude réalisée par Vincent Gaubert permet de rendre compte de la situation locale de certaines de ces cultures sportives « balle au pied », à travers l’analyse comparative de leur logique d’implantation au sein de l’agglomération lilloise.

8 Enfin, la dernière participation à ce numéro permet de tisser un lien avec la prochaine Coupe du monde de football en date, féminine celle-ci, qui se tiendra en 2019 dans l’Hexagone. En rapport à cet événement, l’ancienne internationale et désormais vice- présidente de la Fédération française de football Brigitte Henriques s’est prêtée au jeu de l’entretien, lequel met en exergue tant les avancées obtenues pour une meilleure intégration des femmes au sein des différentes « familles » du football (pratiquantes,

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éducatrices, dirigeantes) que les disparités, y compris territoriales, qu’il reste à gommer sur le terrain sportif, parmi tant d’autres.

9 À l’évidence, ces contributions ne sauraient dépeindre fidèlement l’état actuel du football, de même que les questions qu’elles ont soulevées paraîtront peut-être à leur tour désuètes dans les prochaines décennies, selon les évolutions qui toucheront ce sport, véritable phénomène social et culturel. C’est là le terrain que partagent chercheurs et sportifs, lorsque leurs gestes se transmettent perpétuellement, mais où conjointement tout se réinvente pour faire perdurer la discipline.

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NOTES

1. Gastaut & Mourlane, 2006 ; Champagne, 2010 ; Gillon, Grosjean & Ravenel, 2010 ; Dietschy, 2011 ; Archambault, 2014 ; Archambault, Beaud & Gasparini, 2016.

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AUTEURS

VINCENT GAUBERT

Chercheur indépendant [email protected]

JEAN-PIERRE AUGUSTIN

Université Michel de Montaigne – Bordeaux UMR PASSAGES 5319 indépendant [email protected]

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Migrations des footballeurs internationaux en direction des marchés footballistiques émergents Migrations of international footballers towards emerging football markets

Bertrand Piraudeau

Études sur les migrations des footballeurs

De l’observation à la compréhension du système migratoire footballistique

1 Rechercher, s’interroger, comprendre et analyser le système migratoire footballistique est une démarche complexe. Le football est aujourd’hui critiqué et étudié sous de multiples facettes par les médias écrits et audiovisuels ainsi que par les scientifiques (anthropologues, économistes, géographes, historiens, spécialistes du droit, managers du sport, sociologues…). La géographie ouvre de nouvelles approches et répond à des problématiques spatio-temporelles originales et innovantes. La discipline géographique « offre des outils et des méthodes qui complètent les approches historiques, sociologiques et économiques, produits des savoirs spécifiques fondés sur l’analyse des emprises territoriales et les spatialités en construction » (Augustin et al., 2008, p. 161). Les migrations des élites footballistiques que l’on peut nommer aussi la fuite des « muscles/des pieds » ou bien encore la fuite des « talents sportifs » concernent les mouvements migratoires des joueurs inscrits dans le cadre de recrutements opérés par les clubs. La compétition pour obtenir les meilleurs joueurs au sein des championnats plus ou moins renommés entraîne des migrations internationales (Piraudeau, 2017, p. 9). Comme le souligne en 2015 l’Observatoire du football du Centre international d’étude du sport (CIES) de Neuchâtel, « de tout temps, le football professionnel a stimulé les migrations internationales de joueurs. Ce constat est d’autant plus vrai aujourd’hui à l’ère de la mondialisation. Bien que des quotas limitant le nombre de joueurs étrangers continuent d’exister dans la plupart des ligues, ils sont en général

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moins restrictifs que dans le passé » (Besson, Poli & Ravenel, 2010). À l’heure de la mondialisation, les migrations des footballeurs professionnels s’intensifient et mettent en avant une variété de trajectoires entre les pays de départ et les pays de destination. Les analyses scientifiques vont ainsi se multiplier et révéler une diversité de problématiques sur le fait migratoire footballistique.

Un intérêt grandissant des sciences humaines et sociales

2 Les migrations des footballeurs commencent à être abordées timidement par les géographes au début des années 1980. Les analyses géographiques (articles, mémoires, ouvrages, thèses…) augmentent entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Le Britannique John Bale (1994), les Suisses Raffaele Poli (2004, 2005, 2008… 2017) et Roger Besson (2010) ainsi que les Français Loïc Ravenel (2005, 2008… 2017) et Bertrand Piraudeau (2003, 2009, 2011, 2013, 2015, 2017) développent de nombreux travaux sur les problématiques migratoires des footballeurs. Par ailleurs, les géographes Raffaele Poli et Loïc Ravenel mettent ainsi progressivement en œuvre au sein du Centre international d’étude du sport (CIES) dont le siège est à Neuchâtel, un observatoire du football et des transferts des footballeurs professionnels à travers l’espace européen puis international. Ils établissent chaque saison un guide numérique pour saisir les nouvelles tendances migratoires et l’état actuel du marché de travail des footballeurs en Europe et dans le monde (CIES ; Football Observatory). Les publications scientifiques sur les migrations des footballeurs augmentent considérablement au début des années 2000. D’autres disciplines universitaires (anthropologie, économie, histoire, management du sport, sociologie…) apportent ainsi des éclairages complémentaires sur la question migratoire des footballeurs : Pierre Lanfranchi et Matthew Taylor publient en 2001 Moving with the ball : the migration of professional footballers et global players ? ; Football, migration and globalization 1930-2000 (Taylor, 2006), Mc Govern publie (2002) Globalization or internationalization ? Foreign footballers in the English League, 1946-95, Van De Moortele (2003) examine les migrations en relation avec le système footballistique mondial, Paul Dietschy (2003) analyse les migrations des footballeurs à travers les enjeux historiques et politiques : Les migrations de footballeurs, un enjeu politique, Stanislas Frenkiel (2008) étudie The migration of professional Algerian footballers to the French Championship (1956-1982), Claude Lafabrègue, Arafat Tabé et Boris Helleu (2013) publient collectivement la fabrication des carrières migratoires des footballeurs africains à travers le cas des joueurs béninois partis gagner leur vie en France. D’autres chercheurs contribuent à enrichir les connaissances sur les problématiques migratoires des footballeurs : Maguire (1992), Marc Barreaud (1996), Yvan Gastaut, Jonathan Magee et John Sugden (1999, 2002), Paul Darby (2000), Jean- Philippe Dubey (2000), Carmen Rial (2008), Wladimir Andreff (2010), Claude Boli (2010), Harry P. Mephon (2010), William Gasparini et Mickaël Heidmann (2012), Christiane Eisenberg, Stéphane Mourlane, Gérard Noiriel, Victor Pereira, Didier Rey, Alfred Wahl...

3 Dans l’étude que nous portons aux migrations des footballeurs étrangers en direction des marchés footballistiques émergents, nous faisons appel également aux travaux des spécialistes des problématiques migratoires. À ce titre, nous nous appuyons sur des travaux de nombreux spécialistes des migrations internationales appartenant à différents centres de recherche (Gildas Simon et le pôle poitevin Migrinter, le pôle niçois Urmis, le pôle parisien Ceri…)1. Les travaux conduits aident à la compréhension des notions de : circulation, flux, espace, trajectoire migratoire, et cela dans le cadre

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d’une approche multiscalaire. Par ailleurs, les connaissances des géographes du sport (Augustin, Gillon, Grosjean, Poli, Praicheux, Ravenel…) présentent l’avantage d’être plus directement reliées aux questions des acteurs et des territoires du monde footballistique (joueurs, clubs, fédérations, institutions…). Dès lors, les deux univers de recherche se croisent ainsi de plus en plus significativement, conduisant, depuis le début des années 2000, à de nombreuses publications scientifiques. Les connaissances géographiques et sociologiques mobilisées reposent sur une interaction constructive entre des logiques sociales, sportives et spatiales. Nous adoptons une position originale en explorant les connaissances scientifiques sur le sujet et en inscrivant notre étude dans des logiques sociospatiales personnalisées au contexte du football professionnel masculin. Cela suppose de transposer les connaissances produites à notre objet en veillant à une rigoureuse exploitation des données.

Les migrations des footballeurs à destination des marchés émergents : enjeux et problématique

4 L’attribution des Coupes du monde de football 2018 et 2022, à la Russie et au Qatar ainsi que la volonté pour la Chine d’obtenir la prochaine préparation de cette compétition sportive internationale en 2026 ou 2030 met en lumière l’émergence de ces trois marchés footballistiques. La FIFA classe chaque année les pays en fonction des résultats sportifs de leurs équipes nationales masculines. En septembre 2017, la Chine, le Qatar et la Russie sont classés respectivement 77e, 78e et 62e très loin des meilleures nations du football mondial. Dès lors, chaque pays dessine sa propre stratégie de développement footballistique et voit apparaître une hiérarchie nationale des clubs professionnels. Alors que les championnats élites étudiés sont en phase de structuration (Chine et Qatar) et de consolidation (Russie), dans quelles mesures les migrations des footballeurs étrangers à destination des marchés émergents dévoilent une réorganisation des interactions migratoires dans le système footballistique international ? Dans le cadre des migrations d’activités professionnelles sportives aussi spécifiques que celles des footballeurs, l’étude classique en termes de distribution spatiale des joueurs à travers les clubs s’avère manifestement une première étape pour observer et décrire les flux à la compréhension du processus migratoire. Par ailleurs, les situations sont complexes et révèlent les caractéristiques propres aux parcours des joueurs dans le contexte constitutif des réseaux footballistiques.

5 Cet article se concentre notamment sur l’étude des migrations des footballeurs étrangers qui s’inscrivent dans l’espace international de transferts et jouent un rôle structurant dans le développement du football des marchés émergents. Il s’agit d’appréhender les flux internationaux de joueurs à destination des championnats élites chinois, qatari et russe et leurs multiples facettes telles que l’analyse le géographe Gildas Simon. « Les migrations se sont en effet mondialisées dans la mesure où la plupart des pays de la planète sont aujourd’hui touchés par le phénomène et surtout parce que les espaces les plus concernés par les arrivées – Amérique du Nord, Europe de l’Ouest, Australie et pays pétroliers du Golfe – connaissent une extension considérable de leurs aires de recrutement, une extension quasi planétaire pour certains » (Noin, Pinguet & Simon, 1995, p. 223). Les migrations des joueurs révèlent ainsi les espaces géographiques mis en relation et intégrés au système économique et footballistique international qui résulte de choix géopolitiques, économiques et sportifs faisant

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interagir de nombreux acteurs publics et privés. Cette contribution se donne ainsi trois objectifs. Elle se propose, dans une première partie de visualiser les flux des joueurs étrangers dans les championnats chinois, qataris et russes. Elle cherche ensuite dans une deuxième partie à apporter un regard sur les interconnexions entre les espaces footballistiques de départ et les championnats étudiés. Il est, en effet, nécessaire d’interroger l’éventuel recrutement géographique « centre-périphérie » à l’œuvre dans ces mobilités internationales. Enfin, cet article se propose dans une dernière partie, d’analyser la distribution spatiale des sportifs étrangers évoluant dans les clubs élites étudiés et d’approfondir les caractéristiques internationales des joueurs en migration.

Méthodologie et présentation des données

6 L’analyse est consacrée aux joueurs étrangers présents au cours de la saison 2016-2017 dans les effectifs des 16 clubs du championnat professionnel élite chinoise – Chinese Super League –, des 11/122 clubs du championnat élite qatari – Qatar Stars League – et des 16 équipes élites du championnat russe évoluant dans la Première ligue russe ainsi que le club du Dynamo de Moscou évoluant en division inférieure. Pour réaliser notre étude, nous nous sommes appuyés sur les données obtenues en consultant les sites Internet Lemondedufoot.fr, L’Équipe.fr et l’Observatoire du football du Centre international d’étude du sport (CIES). L’analyse comptabilise tous les joueurs étrangers ayant évolué au sein des clubs chinois (1994-2016), qataris (1982-2016) et russes (1938-2016). Elle vise à donner une image de l’insertion des 2243 footballeurs en mouvement au sein des 44 équipes étudiées (tableau 1). À notre connaissance, aucune étude fondée sur un corpus de joueurs étrangers évoluant au sein des différents clubs sur une période aussi longue n’avait été réalisée jusqu’à présent.

Tableau 1 – Périodes, clubs et joueurs étrangers étudiés

Chine Qatar Russie Total

Périodes 1994-2016 1982-2016 1938-2016

Nombre de clubs 16 11 17 44

Joueurs étrangers (stock) 636 574 1393 2603

Joueurs étrangers 598 450 1195 2243 (sans double compte)

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017.

7 Le décompte minutieux de la présence des joueurs étrangers au sein des championnats permet d’appréhender le degré d’internationalisation au sein des effectifs des clubs chinois, qataris et russes et de comprendre les « articulations spatiales » entre les pays de départ et les pays d’arrivée (Chine, Qatar et Russie). Les traitements statistiques et cartographiques des recensements des footballeurs étrangers proposent de valider ou d’invalider certaines hypothèses sur l’internationalisation des clubs analysés. La restitution des résultats obtenus prend la forme de graphiques et de représentations spatiales. En outre, les résultats cartographiques nécessitent d’être interprétés afin de

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mettre en lumière les interactions entre les différents espaces géographiques et de déceler les grandes tendances historiques des trajectoires migratoires des footballeurs étrangers à destination des marchés émergents. Notre analyse repose également sur plusieurs caractéristiques des joueurs présents dans les clubs étudiés : la nationalité ou la double nationalité, le poste sportif occupé, l’âge, la première année d’arrivée au sein d’un club, le nombre de saisons passées dans le(s) club(s), le pays et le club de départ et le(s) club(s) et pays de destination après avoir fréquenté un ou plusieurs clubs chinois, qataris et russes.

Émergence de nouveaux marchés footballistiques

Les joueurs étrangers dans les championnats russes, qataris et chinois : besoins et enjeux

8 Les arrivées de footballeurs étrangers en forte hausse ces quinze dernières années (graphique 1) s’inscrivent dans le développement sans précédent d’une politique sportive et footballistique portée par les autorités des marchés émergents. « Adulé ou haï, vecteur de passions, d’identités, d’intérêts individuels ou collectifs, le football est devenu un élément central de nos sociétés. Il est pratiqué partout, par tous et rassemble des millions de spectateurs de par le monde. Levier économique, voire véritable outil diplomatique, il offre un prisme unique pour analyser les relations internationales » (Berg, 2016). Les présidents chinois (Xi Jinping), russe (Vladimir Poutine) et l’émir du Qatar (Tamim ben Hamad Al Thani) s’investissent pleinement dans l’organisation du football (organisation d’une Coupe du monde, investissement dans des clubs nationaux et internationaux, réglementation sur le nombre de joueurs étrangers…) afin de promouvoir leur pays à l’échelle internationale. À ce titre, l’accueil de la Coupe du monde de football en 2018 en Russie ou en 2022 au Qatar répond davantage à des objectifs géostratégiques qu’à des objectifs sportifs. « Le sport [le football] est un enjeu géopolitique, faisant partie intégrante de ce que l’on nomme le soft power » (Boniface, 2016). Les migrations des sportifs s’inscrivent donc principalement dans une logique économique, géopolitique médiatique et sportive. Néanmoins, chaque migration des joueurs a sa propre histoire. Si l’arrêt Bosman en 1995 a été un accélérateur des migrations de joueurs en Europe et en Russie, les flux ont aussi nettement augmenté à partir de 2005 en Chine et en 2002 au Qatar.

9 La présence croissante des footballeurs étrangers dans le championnat chinois entre 1994 et 2016 illustre deux grandes périodes (graphique 1). Le premier temps correspond à 1994-2005. Une centaine de joueurs étrangers (141) est recrutée pas les clubs chinois. Les footballeurs étrangers sont reconnus pour leurs talents, leurs expériences en club(s) et en sélection, leurs résultats et pour les meilleurs d’entre eux par leur rayonnement médiatique et sportif à l’échelle internationale. Toutefois, au cours de cette période, les clubs chinois modifient régulièrement leur nom au regard des investisseurs-acquéreurs des structures footballistiques et n’assurent pas, parfois, les paiements des joueurs étrangers recrutés. Cette période marque également des migrations de plusieurs joueurs étrangers (européens, africains…) qui viennent terminer leur carrière professionnelle avec de bonnes rémunérations dans un championnat relativement faible. La seconde période concerne 2005 à 2016. Les migrations des footballeurs étrangers à destination du championnat chinois

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s’accélèrent entre 2005 et 2009 en raison d’investissements importants de certains clubs (Guangzhou, Shanghai…) avant de diminuer en 2010, en raison d’un système footballistique perverti à la triche et l’affairisme. Les clubs chinois affichent de nouveau leurs ambitions sportives en investissant sur de nombreux joueurs étrangers entre 2013 à 2016. Dans une volonté de dynamiser leur football au début des années 2000, le Qatar, riche émirat pétrolier et gazier du golfe Persique, a recruté des joueurs internationaux en fin de carrière. Des transferts médiatiques (Dessailly, Effenberg, Batistuta, Romario…) ont permis au championnat qatari d’être connu. Au cours de cette période, la Fédération qatarienne de football a décidé de financer le recrutement d’un sportif étranger pour chaque club participant au championnat élite afin de faire partager de l’expérience aux joueurs nationaux. Enfin, pendant de la dernière décennie en Russie, un grand nombre de clubs russes ont ouvert leurs effectifs à des footballeurs internationaux formés en dehors de leurs frontières. Alors que la Russie connaît une meilleure conjoncture économique au début des années 2000, les autorités politiques avec le soutien d’oligarques investissent à nouveau fortement dans le football. Sous l’égide du pouvoir central, les principaux sponsors des équipes professionnelles russes en 2017 sont composés de très grandes entreprises nationales russes – multinationales – opérant dans des secteurs d’activités variées : hydrocarbure (Gazprom – Saint- Pétersbourg, Orenbourg – Lukoil – Spartak Moscou), raffinerie/traitement (TAIF-NK PSC – Rubin Kazan), sidérurgie (TMK – Oural), production de verre (JSC Caspian flat glass – Anji), télécommunication (Bashinformsvyaz – Oufa), électricité (TNS energo Rostov-on-Don PJSC – Rostov), transports (RZD – Lokomotiv Moscou) et bancaire (VTB – Dynamo de Moscou). Certaines régions russes (Perm, Samarra) participent également dans le financement des clubs (Amkar, Krylia Sovetov). Ainsi, devant le manque de joueurs confirmés par un système de formation des jeunes sportifs en cours de restructuration et afin de rayonner médiatiquement et sportivement, les dirigeants des clubs russes ont multiplié les transferts. Si la Russie figure en 2015, au sixième rang des championnats européens concernant le pourcentage de joueurs étrangers présents dans les ligues (CIES, 2015), la législation russe a néanmoins réduit le nombre de footballeurs étrangers évoluant dans les équipes nationales. Le comité exécutif du football russe applique désormais la règle de 6 joueurs étrangers maximum et au moins 5 joueurs russes sur le terrain. À la veille de la Coupe du monde 2018, cette nouvelle réglementation se retrouve au cœur de nombreux débats en Russie. Malgré les évolutions réglementaires, les marchés émergents proposent des championnats composés de clubs aux effectifs multi-ethniques.

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Graphique 1 – Arrivées des footballeurs étrangers à destination des championnats émergents entre 1938 et 2016 (flux)

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017.

Des championnats émergents multi-ethniques

10 Les données disponibles et analysées en 2017 portent sur plusieurs saisons et permettent d’appréhender le degré d’internationalisation des équipes chinoises, qataries et russes (graphiques 2, 3 et 4).

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Graphiques 2-3-4 – Origines géographiques (nationalités) des joueurs étrangers présents dans les championnats émergents entre 1938-1982-1994 et 2016

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Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

11 La présence des footballeurs étrangers à destination des clubs montre des arrivées progressives tout au long des deux dernières décennies. À l’échelle des grands espaces continentaux, le contingent européen est le plus représenté dans les championnats chinois et russe avec respectivement 34 % et 68 %. Par ailleurs, le contingent africain est le mieux représenté dans le championnat qatari (35 %) (graphiques 2, 3 et 4). En analysant plus finement par nationalité les joueurs étrangers présents, les footballeurs brésiliens sont de loin les cohortes de joueurs les plus représentées dans les championnats chinois et qataris, et ils arrivent en seconde position dans le championnat russe derrière les footballeurs de nationalité ukrainienne (graphiques 5, 6 et 7). Des circuits migratoires de footballeurs brésiliens se développent ainsi à destination de l’Europe et du reste du monde. Des espaces de production (les clubs brésiliens), en passant par des espaces de reconnaissance (les clubs européens), aux « espaces de fin de carrière » (Moyen-Orient, Chine…), on découvre des trajectoires migratoires professionnelles personnalisées, diversifiées et évolutives » (Piraudeau, 2014).

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Graphique 5-6-7 – Les 10 nationalités étrangères les plus représentées au sein des championnats émergents entre 1938-1982-1994 et 2016

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Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

12 Chaque championnat étudié s’appuie sur des joueurs internationaux (cartes 1, 2 et 3) confirmés par des nationalités plus ou moins présentes. Toutefois, la représentation des joueurs étrangers ne signifie pas qu’ils partent tous de leur pays d’origine. Chaque joueur connaît sa propre trajectoire professionnelle et peut évoluer dans plusieurs pays avant de rejoindre les championnats analysés. Au regard des données traitées, les espaces géographiques de départ des joueurs étrangers présents dans les championnats élites des marchés émergents révèlent des éclairages sur les lieux de provenance des sportifs en migration.

Carte 1 – Pays d’origine des joueurs étrangers présents dans le championnat chinois entre 1994 et 2016

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

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Carte 2 – Pays d’origine des joueurs étrangers présents dans le championnat qatari entre 1982 et 2016

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

Carte 3 – Pays d’origine des joueurs étrangers présents dans le championnat russe entre 1938 et 2016

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

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Les espaces géographiques de départ des sportifs étrangers

Les principaux bassins de provenance

13 Dans le cadre de la circulation migratoire des footballeurs internationaux, chaque pays connaît ses propres bassins de provenance de joueurs étrangers3. Entre 1994 et 2016, 100 pays constituent des espaces géographiques de départ des joueurs étrangers évoluant dans les clubs chinois (graphique 8). En analysant plus finement la répartition des espaces de départ, on constate que plus de la moitié des joueurs étrangers proviennent du continent européen (52 %), 22 % d’Amérique du Sud et centrale, 15 % d’Asie de l’Est et Océanie, 9 % d’Asie de l’Ouest et centrale et 2 % du continent africain. À titre de comparaison, les footballeurs étrangers évoluant au Qatar entre 1982 et 2016 (graphique 9) viennent de tous les continents, principalement d’Europe (41 %), puis d’Asie centrale et de l’Ouest, du Moyen et Proche-Orient (33 %), d’Amérique du Sud et du Nord (11 %), d’Afrique (9 %) et d’Asie de l’Est et d’Océanie (6 %). Alors que les joueurs africains constituent 35 % des joueurs étrangers présents dans le championnat qatari, 1/6e d’entre eux transitent par le continent européen. Par ailleurs, les joueurs africains (Nigéria, Ghana, Cameroun…) sont aussi présents dans le championnat russe. « La multiplication des opportunités pour les joueurs africains de vivre de leurs talents en Europe est redevable de la libéralisation qui a touché le sport depuis quinze ans et des inégalités sociales structurant le football marchand, qui en ont été largement amplifiées » (Lafabrègue, Tabé & Helleu, 2013). La Russie s’intègre alors pleinement, au même titre que la Chine et le Qatar dans le développement de nouvelles connexions et réseaux footballistiques internationaux. « La Russie est le seul pays d’Europe de l’Est dont les clubs accueillent un fort pourcentage de joueurs internationaux. […] Le pourcentage d’internationaux importés dépasse 60 % en Angleterre, en Allemagne, en Russie et en Belgique » (Poli, Besson & Ravenel, 2008). Si l’Europe de l’Ouest et de l’Est est le premier contributeur de footballeurs étrangers à destination de la Russie, cela reflète également la relation « centre-périphérie ». Dès lors, une relation hiérarchique entre deux types d’espaces « centre » et « périphérie », fondée sur des interactions, s’est instaurée avec d’un côté des championnats attractifs et de l’autre des pays productifs de sportifs. Ce schéma explicatif s’intègre parfaitement au raisonnement du géographe Alain Reynaud (1981) pour lequel, le « centre [les championnats recruteurs] est un lieu de concentration de richesses, d’informations, de population, de capacité d’innovation, de moyen d’action et de pouvoirs de décision. Le centre est là où les choses se passent ». Les centres et les périphéries sont faits pour évoluer, les migrations des joueurs étrangers se modifient en fonction de l’attractivité et de l’évolution et de l’émergence de championnats professionnels. Les clubs internationaux jouent donc un rôle majeur dans les interactions migratoires entre les pays de départ et le pays de destination, la Russie. Ainsi, les footballeurs étrangers viennent principalement de championnats professionnels structurés (européen, sud-américain, asiatique…) formant chaque année des joueurs susceptibles d’évoluer au plus haut niveau. Le continent européen constitue donc entre 1991 et 2016, le principal bassin de départ (68 %) des joueurs étrangers en partance pour la Russie dont 15 % proviennent d’Ukraine. Le système footballistique mondial permet à de nombreux clubs internationaux d’acheter et de vendre des joueurs internationaux pour constituer des équipes compétitives dans

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le long terme, ils deviennent ainsi des lieux d’arrivée et de départ pour des milliers de joueurs en mouvement.

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Graphiques 8-9 – Répartition des aires géographiques de départ des joueurs étrangers à destination des championnats émergents (Russie non intégrée)

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

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Les clubs internationaux : lieux de départ des migrations des footballeurs

14 Dans le cadre de notre démonstration, nous nous sommes arrêtés sur les clubs exportateurs de sportifs hautement qualifiés à destination du championnat qatari. La Chine et la Russie ont leur propre spécificité, typologie de « clubs footballistiques exportateurs », même si de nombreux clubs de départ peuvent être identiques à ceux que connaît le Qatar. Entre 1982 et 2016, 257 clubs internationaux ont exporté des footballeurs étrangers à destination des clubs qataris. Les clubs sud-américains, européens, du Moyen-Orient fournissent un nombre de joueurs plus ou moins important aux clubs qataris. L’analyse plus fine des principaux clubs « exportateurs » de joueurs (carte 4) montre que les clubs de la péninsule arabique (Arabie Saoudite : Al- Ittihad, Bahreïn : Al-Muharraq et Émirats arabes unis : Al-Ahli, Al-Ain FC, Al-Nasr SC, Al-Wahda) participent activement à l’envoi de footballeurs professionnels en direction de leur voisin qatari. Par ailleurs, les clubs européens comme sud-américains exportent aussi des joueurs. À ce titre, « l’affirmation d’une industrie du football puissante en Amérique latine commence pour sa part à être mise en lumière. A ainsi été souligné le fait qu’il s’agissait d’abord d’une industrie exportatrice de joueurs, et ce depuis les années 1920, à destination de l’Europe, puis de plus en plus du monde entier » (Lanfranchi & Taylor, 2001 ; Taylor, 2006). L’analyse conduite sur la période 1982-2016 permet de dresser une typologie des clubs internationaux exportateurs de footballeurs professionnels à destination du championnat qatari. Sur les 450 joueurs internationaux étudiés, 75 d’entre eux, soit 17 % ont été transférés par un club international ayant exporté entre quatre et neuf joueurs au cours de la période étudiée.

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Carte 4 – Les principaux clubs exportateurs internationaux de joueurs à destination du Qatar entre 1982 et 2016

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

• Les trois principaux « clubs footballistiques exportateurs » (7-9 joueurs – carte 4) : un club de Bahreïn : Al-Muharraq, un club localisé aux Émirats arabes unis : Al-Nasr et un club français, l’Olympique de Marseille ont envoyé 23 joueurs au Qatar. • Les 12 clubs majeurs d’exportation (4 et 5 joueurs – carte 4) : des clubs européens (Rangers FC, Sporting Braga, Steau Bucarest…), des clubs brésiliens (Atlético Paranaense, Fluminense RJ), un club iranien (Esteghlal), un club marocain (Raja Casablanca) et des clubs du Moyen- Orient (Al-Ahli, Al-Ain FC, Al-Ittihad, Al-Wahda, Riffa SC). • Un peu plus de 240 clubs mineurs d’exportation (entre 1 et 3 joueurs – carte 4) : des clubs de tous les continents exportent des joueurs à destination du championnat élite qatari. Comme le souligne Fabien Archambault « le système d’exportation ne concerne pas uniquement les grands clubs employant des cadors repérés et révélés comme tels, lors des compétitions internationales mais également la masse des petites formations salariant des joueurs en devenir et candidats au départ à un âge toujours plus précoce » (2010, p. 28). 83 % des joueurs étrangers à destination du championnat qatari proviennent de nombreux clubs internationaux. Il existe donc une multiplication de « clubs internationaux de départ » de joueurs étrangers à destination du championnat élite qatari qui se répartissent de manière inégale dans les 11 clubs de la péninsule arabique étudiée.

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Caractéristiques et distribution spatiale des footballeurs étrangers dans les 3 championnats

Âges et fonctions sportives occupées par les footballeurs en mouvement

15 L’examen de l’ensemble des footballeurs étrangers recrutés entre 1982 et 2016 par les clubs qataris montre que leur âge est relativement élevé (27 ans et 3 mois en moyenne sur la période étudiée), légèrement moins cependant par rapport aux sportifs étrangers évoluant en Chine (tableau 2). Par ailleurs, les profils de joueurs étrangers au regard de leur position sportive occupée dans les équipes qataries (tableau 3) révèlent qu’ils opèrent le plus souvent comme « attaquant » (40 %), suivis respectivement par les « milieux de terrain » (35 %), « défenseurs » (23 %) et « gardien de but » (2 %). On remarque que les clubs russes se distinguent en ne faisant pas majoritairement appel en premier lieu à des attaquants (27 %) mais plus spécifiquement à des milieux de terrain (34 %) et des défenseurs (33 %), résultats de stratégies de recrutement conduites par les dirigeants des clubs. Les caractéristiques des sportifs étrangers en migration à destination de la Chine révèlent toutefois la réglementation définie au début des années 2000 par les autorités chinoises qui interdit aux clubs chinois de recruter des gardiens étrangers. La Fédération de football chinois estime que les portiers chinois ne sont pas au niveau international et souhaite que les clubs locaux les forment pour évoluer ainsi au plus haut niveau.

Tableau 2 – Âge moyen des joueurs à destination des championnats émergents

Championnat chinois 28 ans et 4 mois

Championnat qatari 27 ans et 3 mois

Championnat russe NC

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017.

Tableau 3 – Fonctions sportives occupées des joueurs étrangers dans les championnats émergents entre 1938 et 2016 (en %)

Gardien Défenseur Milieu de terrain Attaquant

Chine 1 26 29 44

Qatar 2 23 35 40

Russie 6 33 34 27

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017.

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Les destinations des joueurs étrangers dans les clubs chinois, qataris et russes

16 Les clubs disposent plus ou moins de joueurs étrangers au sein de leurs effectifs (cartes 5-6-7). Les grands clubs phares localisés dans les capitales (Pékin : Beijing Guoan ; Moscou : Spartak Moscou, Dynamo Moscou, CSKA Moscou, Lokomotiv Moscou ; Doha : Al-Ahli Doha, Al Duhail SC…) et les grandes aires urbaines chinoises (Guangzhou, Shanghaï…) et russes (Rostov, Saint-Pétersbourg…) recrutent de nombreux sportifs étrangers. La quasi-totalité des clubs qataris est localisée à Doha, capitale administrative, économique et politique. On distingue ensuite un second groupe de clubs, « clubs secondaires », disposant de joueurs étrangers, localisés dans des villes moyennes. À titre d’exemple, l’analyse menée à une échelle plus fine en Russie montre que plus de la moitié des joueurs étrangers présents dans les clubs russes proviennent du continent européen, excepté pour le club du FK Anji Makhatchkala. Ce dernier détient un tiers de joueurs originaires d’Asie centrale et de l’Ouest, un autre tiers provenant d’Europe et un dernier tiers arrivant d’Afrique et d’Amérique du Sud. Quatre clubs dont trois localisés à Moscou ont plus de 140 joueurs étrangers comptabilisés. Selon l’histoire économique, politique et sportive (classements, résultats, moyens financiers…), l’attractivité du club en est plus ou moins importante. La concurrence sportive entre ses clubs moscovites se poursuit encore aujourd’hui, à travers leur nouveau partenaire financier. L’État a laissé la place aux multinationales russes sous contrôle étatique.

Carte 5 – Les joueurs étrangers dans les clubs chinois entre 1994 et 2016 (stock)

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

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Carte 6 – Les joueurs étrangers dans les clubs qataris entre 1982 et 2016 (stock)

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

17 L’histoire économique, politique et sportive joue donc un rôle crucial dans la hiérarchisation des clubs russes et leur recrutement de joueurs. Dès lors, une typologie de clubs russes de destination se dessine. On recense ainsi 82 clubs russes « consommateurs » et considérés comme la première destination russe pour les footballeurs étrangers. On retrouve les « clubs internationalisés » recensant plus de 90 joueurs étrangers recrutés au sein de leurs effectifs (carte 7). Les politiques sportives, les stratégies de recrutement, les moyens économiques, l’histoire des clubs, les réglementations mises en œuvre par les autorités nationales conduisent l’ensemble des clubs étudiés à disposer d’une attractivité plus ou moins forte vis-à-vis des joueurs internationaux en mouvement.

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Carte 7 – Les joueurs étrangers dans les clubs russes entre 1938 et 2016 (stock)

Source : Le Monde du foot – L’Équipe – Observatoire du football CIES, 2017. Réalisation : B. Piraudeau, 2017. Modifié : F. Bonnaud, Sorbonne Université, 2018.

Conclusion

18 Depuis une quinzaine d’années, les marchés émergents évoluent et disposent de nombreux atouts (capacité financière, stades, centres d’entraînement…) afin d’attirer les sportifs étrangers pleinement intégrés dans le système footballistique international. Les différents championnats ont la particularité d’être sous le contrôle des instances dirigeantes des pays. Ce sont les stratégies étatiques de ces trois pays qui dictent l’investissement dans le football et impactent ainsi les migrations de joueurs. Depuis l’arrivée du président Xi Jinping à la tête de la République populaire chinoise, le pays déploie des stratégies économiques qui visent à positionner la Chine comme un acteur majeur et incontournable du système footballistique international. Si les migrations des footballeurs étrangers à destination des clubs de la Super League chinoise interrogent le grand public chinois, elles s’inscrivent néanmoins dans une logique de rayonnement économique du pays à l’échelle internationale. De nombreux débats publics émergent en Chine, entre ceux qui défendent la formation chinoise pour aguerrir et valoriser des joueurs locaux et ceux qui encouragent les migrations pour analyser et reproduire les savoir-faire des formateurs expérimentés étrangers. Les migrations de sportifs hautement qualifiés à l’image des recrutements des cadres dans les grandes entreprises visent à capter les compétences pour mieux les appréhender et les dupliquer. La volonté du gouvernement chinois est aussi de former des jeunes « made in China4 » afin qu’ils migrent à leur tour dans les grandes équipes internationales.

19 Par ailleurs, de nouveaux questionnements voient le jour sur la capacité d’attractivité « illimitée » du championnat chinois. Est-ce que les migrations des footballeurs étrangers s’intègrent dans une logique d’affaiblissement des grands championnats européens (anglais, espagnols, italiens…) ou bien alors visent à renforcer de manière pérenne le championnat élite chinois avec pour principal objectif de déplacer le

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« centre de gravité du football mondial » en Asie ? La Chine deviendrait alors dans les prochaines années le nouveau carrefour attractif financièrement, médiatiquement et sportivement pour les transferts de joueurs expérimentés et reconnus internationalement. L’intensification des migrations de footballeurs à destination de la Chine constitue une nouvelle donne au sein du système footballistique migratoire international. L’attractivité économique proposée par les clubs chinois aux footballeurs internationaux pose alors de nouveaux enjeux pour l’espace footballistique européen. Concernant les migrations des footballeurs étrangers à destination du Qatar, elles sont concentrées principalement sur Doha, la capitale qui concentre la majorité des clubs professionnels. Doha concentre en 2017 la moitié de la population qatarienne et les sièges des instances économiques, médiatiques (Al-Jazeera) politiques et sportives du pays. Troisième producteur mondial de gaz naturel et membre de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, le Qatar est un pays stratégique dans le Monde arabe et un partenaire, parfois contesté, des pays occidentaux. À cette occasion, le pays cherche à travers les migrations des joueurs internationaux à améliorer son image à l’échelle internationale, son niveau sportif, son expérience footballistique, son palmarès, son rayonnement et à s’intégrer dans le marché footballistique mondial en diversifiant ses secteurs d’activité. Autour d’une dynastie, la famille héritière joue un rôle primordial dans la venue de sportifs qualifiés afin d’améliorer l’image, l’identité et la qualité de la sélection nationale qatarienne en quête de crédibilité dans la hiérarchie du football mondial. Enfin, en Russie, les migrations sont imbriquées dans un système géopolitique complexe. Les acteurs publics et privés (Gazprom) en relation étroite avec le Kremlin interagissent activement dans le système footballistique professionnel russe. Les migrations des footballeurs internationaux, calquées sur un axe « ex-républiques soviétiques-Russie » s’inscrivent alors dans une stratégie géopolitique visant à positionner la Russie dans le milieu footballistique international. Les migrations des footballeurs reconnus pour leur qualité sportive montrent la capacité des instances dirigeantes politiques et sportives à mettre en œuvre les actions efficientes pour accueillir et valoriser les sportifs étrangers dans la chaîne de valeur ajoutée du système de transfert international. Les dirigeants russes cherchent ainsi à séduire les meilleurs footballeurs internationaux pour promouvoir le football russe et faire rayonner le pays. Malgré des événements de corruption, de dopage, de conflits territoriaux (crise ukrainienne) et l’évolution des réglementations sportives limitant le nombre de joueurs étrangers dans les clubs professionnels, la Russie dispose de nombreux atouts (championnat structuré, stades modernes, supporters fidèles, partenaires financiers…) pour envisager sereinement le développement de son football professionnel.

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NOTES

1. Formé entre 2000 et 2004 au laboratoire Migrinter (Master Migrations internationales et relations interethniques à l’Université de Poitiers) puis au laboratoire ThéMA (doctorat réalisé entre 2004 et 2008 à l’Université de Franche-Comté), mon travail croise différentes approches sociogéographiques sur le sport. 2. L’impossibilité de vérifier les données recueillies concernant le club Al-Markhiya Sports Club, localisé à Doha, nous a amené à ne pas prendre en considération ce club dans notre analyse. 3. Attention, notre étude comparative porte sur des données couvrant des périodes temporelles différentes : Chine (1994-2016), Qatar (1982-2016) et Russie (1938-2016).

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4. Gilles Festor, « En Chine, cette académie de foot frôle la démesure », Le Figaro.fr, 12 janvier 2017.

RÉSUMÉS

La question des migrations des footballeurs à l’heure de la mondialisation revêt un nombre d’enjeux (économiques, géopolitiques, médiatiques, sociétaux, sportifs, territoriaux…) considérables pour les États, les fédérations et les clubs internationaux. Elle met en lumière la géographie du sport et les déséquilibres économiques, politiques et sportifs du monde contemporain. Depuis l’Arrêt Bosman en 1995, le développement et la professionnalisation du football connaissent une progression et une diffusion constantes dans plusieurs marchés émergents (Chine, Qatar, Russie…). Économistes, historiens, sociologues… proposent une diversité d’analyses sur l’évolution du milieu footballistique. L’éclairage géographique révèle les espaces de départ (Afrique, Amérique du Sud, Asie, Europe, Moyen et Proche-Orient…), de transit et de destination à travers la circulation migratoire des sportifs. Cet article dresse un panorama comparatif des migrations des joueurs étrangers évoluant dans les championnats élites chinois, qatari et russe. Il montre quels sont les espaces, les flux migratoires, les logiques, la distribution spatiale et l’impact migratoire créés par le marché footballistique professionnel international. La présente étude se concentre notamment sur les joueurs étrangers présents dans les effectifs des équipes élites des championnats étudiés.

The subject of migrations of football players at the time of globalisation raises a number of important issues (economical, geopolitical, media, social, sporting, territorial…) for international institutions, federations and clubs. They highlight the geography of sport and the economic, political and sporting imbalance of the contemporary world. Since the Bosman Act in 1995, the development and professionalization of football throughout the world has been steadily increasing and spreading constant in several emerging markets (China, Qatar, Russia...). Economists, historians, sociologists, sport managers offer a variety of analyses on the evolution system football. The geographical analysis reveals the spaces of departure (Africa, South America, Asia, Europe…), of transit and destination through the migratory circulation of sports. This article gives an overview of the migration of foreign players based in the china, qatari and russia championships. It shows the spaces, migratory flows, logic, spatial distribution, and migratory impact created by the international football market. This study focuses on foreign players in the elite teams.

INDEX

Mots-clés : football, migration, circulation migratoire, Chine, Qatar, Russie, flux, distribution spatiale, Arrêt Bosman, marché footballistique Keywords : football, migration, migratory circulation, China, Qatar, Russia, spatial distribution, Bosman Act, footballistic market

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AUTEUR

BERTRAND PIRAUDEAU

Centre Nantais de Sociologie (CENS) [email protected]

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Les footballeurs expatriés dans le monde Worldwide expatriate footballers

Loïc Ravenel, Raffaele Poli et Roger Besson

Introduction

1 Le football est considéré comme un phénomène très lié à la globalisation. En 2000, l’historien britannique Eric Hobsbawn écrivait « qu’il n’y a rien qui illustre mieux la globalisation que l’évolution récente du football ces dernières années. Ce sport est devenu véritablement international, car les équipes ne sont plus connectées à un pays particulier, encore moins à une ville. Il existe désormais un vivier de joueurs de classe mondiale qui sont recrutés dans le monde entier, comme c’était le cas dans le temps avec les divas ou les grands chefs d’orchestre » (Hobsbawn, 2000, p. 132). Le football peut effectivement être vu comme une illustration du phénomène, amplifiant par son aspect médiatique et passionnel des faits déjà à l’œuvre dans les domaines de la culture, de l’économie ou de la mobilité des capitaux et des personnes. On peut aussi penser le football comme un des vecteurs de la globalisation. De par son échelle de référence, il participe à la construction d’une des premières grandes activités culturelles mondialisées, partagée par de nombreux habitants de la planète. Le football est capable, lors de grands événements, d’unifier le monde autour d’un match, de quelques joueurs stars et de proposer par là même une culture commune.

2 Bien que le football soit dès son origine très internationalisée (Dietschy, 2010), la globalisation fut véritablement effective à partir du début des années 2000 avec l’évolution de la régulation (arrêt « Bosman » en 1995 qui stipule l’assouplissement des quotas des joueurs « étrangers » dans la plupart des équipes), de la diffusion (développement de la TV satellite qui utilise le football comme vecteur de développement), l’arrivée d’investisseurs étrangers sur le marché européen, la médiatisation des stars internationales, etc. En 2017, une nouvelle étape a été franchie avec les records établis pour le paiement d’indemnités de transferts entre clubs (Poli et

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al., 2017). Les équipes des cinq principaux championnats européens1 ont dépensé 5,9 milliards d’euros pour construire et modifier leurs effectifs. La venue au Paris Saint- Germain de l’attaquant brésilien Neymar en provenance du FC Barcelone, pour la somme de 220 millions d’euros, a focalisé toute l’attention médiatique. Cette inflation (+ 41 % d’augmentation par rapport à 2016) résulte de la croissance d’un secteur qui se fait désormais à l’échelle mondiale, vers les nouveaux marchés que sont l’Asie et l’Amérique du Nord. Les grands clubs européens se sont engagés dans une compétition acharnée pour faire partie des quelques clubs globaux de l’élite mondialisée du football-business (Ravenel, 2017).

3 Parmi les nombreuses manières d’appréhender cette mondialisation, la question des footballeurs expatriés est majeure. Elle met en lumière à la fois l’ouverture des différents marchés nationaux, mais aussi leurs résistances, particularités ou, du moins, leurs frictions géographiques, historiques et culturelles. L’arrêt Bosman a entrainé un emploi massif de footballeurs expatriés par les clubs européens. Entre 1995 et 2005, leur taux est passé de 20 % à 40 % en moyenne dans les championnats du Big5 (Poli, 2010) pour atteindre 50 % en 20172. Dans le même temps, cette croissance générale, même si elle a multiplié le nombre de nationalités représentées, n’a pas fondamentalement modifié les grandes organisations géographiques du marché. Les nouveaux flux ont utilisé les réseaux déjà existants qui facilitent toujours l’arrivée des footballeurs brésiliens au Portugal ou celle des joueurs en provenance d’Afrique de l’Ouest dans les pays francophones européens. Même à l’heure d’une mondialisation triomphante, la plupart des équipes européennes gardent des attaches nationales, voire régionales, même si quelques clubs globaux ont déjà franchi le pas vers une internationalisation à outrance.

4 Les travaux de l’Observatoire du football3 analysent cette évolution de la main-d’œuvre expatriée depuis 2005. Au fil des années, l’échantillon s’est élargi, passant des 5 championnats majeurs européens à 36 ligues du même continent puis pour la première fois dans le cadre de l’étude présentée, un ensemble de 137 ligues réparties dans 90 associations nationales pour lesquelles des données sont disponibles (tableau 1). Environ 11 000 joueurs ont pu être identifiés comme des footballeurs expatriés, c’est-à- dire des joueurs qui ont grandi et commencé à jouer au football en dehors de l’association dans laquelle ils évoluent en tant que professionnels (Lanfranchi & Taylor, 2001). Grâce à la taille et à la couverture mondiale de l’échantillon, nous pouvons appréhender pour la première fois le marché des footballeurs dans sa globalité géographique, ne nous limitant plus au seul marché européen. De fait, cette nouvelle dimension spatiale rend délicate toute analyse de l’évolution temporelle, car nous ne disposons pas de ce type de recensements pour des périodes antérieures. Il s’agit donc d’une première étape vers une compréhension mondialisée. Nous souhaitons avant toute chose examiner l’organisation de ce marché à l’échelle globale et vérifier si l’on peut y transposer les observations réalisées à l’échelle européenne. La notion de proximité géographique ou culturelle est-elle aussi prégnante dans le football sud- américain ou asiatique ? Les principales nationalités d’expatriés sont-elles aussi constantes suivant les échelles ?

5 Pour cela, nous examinerons dans un premier temps le marché des expatriés d’une manière globale en soulignant la diversité des situations suivant les continents. Puis nous quantifierons les différentes nationalités impliquées et montrerons que des pays comme le Brésil et la France restent des exportateurs reconnus. Puis, à travers

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l’examen des principales nationalités expatriées (Brésiliens, Français, Argentins, Serbes), nous essaierons de comprendre comment et pourquoi les facteurs culturels sont toujours aussi pertinents pour appréhender cette géographie.

Qui sont les footballeurs expatriés ?

Un recensement mondial

6 Le tableau 1 présente la population utilisée pour l’analyse. Les données proviennent du croisement des données disponibles dans des sites spécialisés et du travail de recensement effectué par l’Observatoire du football CIES. L’ensemble des joueurs des 137 ligues professionnelles et semi-professionnelles couvertes ont été définis ou non comme des expatriés (voir ci-dessus). Ce critère appliqué de manière systématique permet de rendre comparables les différents espaces4. Toutefois, plusieurs remarques préalables doivent être faites. Tout d’abord, une très grande disparité géographique existe entre les confédérations qui résulte à la fois du nombre de ligues professionnelles ou semi-professionnelles présentes, mais aussi de la disponibilité des sources d’information. Centre du football mondial, les championnats européens concentrent la très grande majorité des footballeurs expatriés alors, qu’au contraire, en Afrique, seules quatre compétitions dans trois associations ont pu être recensées (Afrique du Sud, Algérie, Tunisie)5. On observe ensuite de grandes disparités entre les confédérations. Les championnats européens et d’Amérique du Nord sont les plus ouverts aux expatriés. À l’échelle mondiale, les expatriés représentent environ 20 % des effectifs.

Tableau 1 – La population de l’analyse (au 01/10/2017)

Associations % d’expatriés dans les Confédération Équipes Expatriés couvertes effectifs

Asie (AFC) 16 239 1022 16,3

Afrique (CAF) 3 62 157 11,5

Amérique du Nord et Caraïbes 10 172 1106 25,9 (CONCACAF)

Amérique du Sud (CONMEBOL) 10 349 777 8,8

Europe (UEFA) 51 1379 8099 25,5

Total 90 2201 11 161 21,3

7 Au total, 170 associations nationales ont au moins un ressortissant actif à l’étranger dans la population de l’étude (figure 1). Le Brésil est le pays le plus représenté dans l’absolu (1 185 joueurs), suivi par l’Argentine (736) et la France (700). Les ressortissants de ces trois associations constituent 23,4 % de l’ensemble des expatriés recensés. Ce chiffre monte à 53,1 % en élargissant aux dix principaux pays exportateurs. Parmi les associations comptant plus de 200 expatriés, huit sont en Europe, quatre en Amérique

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du Sud et une en Afrique. Nous retrouvons l’organisation traditionnelle du football autour d’un centre et de deux périphéries, plus ou moins intégrées (Gillon et al., 2010). Ces trois continents se partagent encore l’essentiel du marché des joueurs, ne laissant que peu de place au reste du monde. On notera toujours la quasi et totale absence des joueurs chinois et indiens en dehors de leurs frontières. Malgré l’audience croissante du spectacle football dans ces deux pays, le manque d’une « culture football » ne permet pas encore de former des joueurs capables de s’expatrier.

Une formation différentielle

8 La figure 1 examine les quantités de footballeurs expatriés à l’aune du taux de productivité des nations, à savoir le nombre de footballeurs expatriés par million d’habitants. Au-delà des valeurs absolues, la productivité indique bien plus clairement la situation exceptionnelle de certains pays et permet d’en comprendre les ressorts. Avec seulement 334 000 habitants, l’Islande a formé 61 footballeurs expatriés. Cette île de l’Atlantique Nord a depuis quelques années d’excellents résultats, elle vient de se qualifier pour la première fois à une phase finale de Coupe du monde. Bien que l’imaginaire collectif aime évoquer la « force viking » ou le tempérament « volcanique » de ses habitants, ce relatif succès sportif résulte d’abord d’une politique volontariste de formation et d’équipement mise en place au début des années 2000 pour accroître le niveau de jeu (Marchand, 2016). En l’absence de débouchés en Islande, les jeunes joueurs prometteurs doivent partir compléter leur formation et trouver un emploi sur le continent européen. La situation du Monténégro se comprend par le contexte géographique et historique. République issue de l’ex-Yougoslavie, elle a comme ses consœurs une longue tradition de formation dans les sports collectifs (Vrcan & Lalic, 2001 ; Dietschy, 2010). Pays de 650 000 habitants dont la première compétition de football reste d’un faible niveau, les meilleurs joueurs sont obligés d’émigrer. Un quart travaille chez le voisin serbe et, à l’instar des autres républiques de Yougoslavie, les joueurs monténégrins évoluent dans de très nombreux pays.

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Figure 1 – Le taux de productivité d’expatriés par origine

9 L’Uruguay est certainement le pays le plus exceptionnel, car son taux de productivité s’accompagne d’un nombre d’expatriés important (277) parmi lesquels beaucoup de joueurs reconnus tels Edinson Cavani (PSG) ou Luiz Suarez (FC Barcelona). Aux éléments déjà évoqués comme l’absence de débouchés sur le marché local, l’Uruguay est l’héritier d’une longue tradition sud-américaine envers le football et son utilisation comme constructeur d’identités (Giulianotti, 1999). Pour ce pays, coincé entre les géants argentins et brésiliens, le football a été le moyen de construire une identité collective à travers la reconnaissance internationale de la Celeste. Champions olympiques en 1924 et 1928, vainqueur de deux Coupes du monde de football (1930 et 1950), l’Uruguay a toujours cultivé l’image d’un pays formateur de joueurs talentueux qui ont très tôt, comme les Argentins, bénéficié de réseaux vers l’Europe. Avec la globalisation des échanges, la vente de joueurs est devenue le premier poste de ressources des clubs uruguayens.

10 Au-delà de ces cas exceptionnels, mais qui illustrent les processus à l’œuvre dans l’expatriation des joueurs, de nombreux pays européens ont des taux d’expatriés par habitant élevés comme la Suisse, la Belgique ou la France. Au-delà des questions de formation, il faut aussi y voir un effet lié à la proximité des principaux marchés. La libre circulation offerte par l’Union européenne facilite grandement la mobilité d’une activité professionnelle bâtie sur des contrats courts et une forte précarité de l’emploi. C’est aussi le cas pour l’ensemble des footballeurs latino-américains qui, en plus d’une culture footballistique commune, ont la possibilité de migrer vers des championnats en proximité.

L’Europe au centre du monde football

11 L’Europe est au centre de ce marché mondial (figure 2). Elle possède les clubs les plus puissants qui sont désormais en concurrence pour l’acquisition du statut de marque globale, à l’image des Manchester City, Paris Saint-Germain ou encore Real Madrid

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(Deloitte, 2017). Au-delà de l’aspect sportif, il s’agit de proposer un produit vendu sous la forme d’images (les matchs), d’objets dérivés (les maillots) et de notoriété (les « suiveurs »6). Outre la nécessité de gagner des titres, cet objectif passe par la volonté de recruter des joueurs emblématiques capables d’ouvrir le club sur de nouveaux marchés. Mais, au-delà de ces têtes de gondole, l’ensemble des clubs européens recrutent des expatriés, ce qui permet aux joueurs européens de trouver un emploi sur le continent. Les ressortissants des pays de l’UEFA jouent à plus de 90 % dans un autre pays de la confédération. Cette très forte mobilité est une conséquence directe de l’arrêt Bosman, car en validant l’existence d’un marché unique du travail pour les footballeurs au sein de l’Union européenne, il a amplement profité aux sportifs européens leur permettant d’exercer leur métier sans aucune restriction. Les 10 destinations privilégiées par les joueurs européens sont, à l’exception des États-Unis, en Europe (tableau 2).

Figure 2 – Les footballeurs expatriés dans le monde (au 01/10/2017)

12 En Afrique, les joueurs sont essentiellement attirés vers l’Europe (tableau 3). Compte tenu de la faiblesse économique et structurelle du football africain, il est impossible pour les clubs du continent de retenir leurs meilleurs éléments. Ceux-ci migrent souvent très jeunes vers l’Europe (Poli & Besson, 2011). On notera toutefois, dans le sud du continent, l’émergence d’un marché régional autour des compétitions sud- africaines, capable d’attirer des ressortissants des pays limitrophes d’Afrique australe. À l’inverse, les footballeurs d’Afrique de l’Ouest sont tournés très majoritairement vers l’Europe. Bien que bénéficiant des accords de Cotonou, les joueurs en provenance d’Afrique ont vu leur proportion diminuer parmi les expatriés avec la libre circulation européenne. Ils ont moins bien profité de cette ouverture que les joueurs européens et, surtout, sud-américains (Poli & Ravenel, 2005). Faut-il y voir leur moins bonne intégration dans les réseaux internationaux, la réticence des clubs européens à les engager par rapport à d’autres nationalités ou, encore, la difficulté d’intégrer le football de haut niveau en raison d’une formation déficiente ? Même si cela est difficile

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à mesurer par manque d’études comparatives, il nous semble en revanche que leur nombre a bien augmenté sur le continent, notamment dans les clubs du Maghreb, mais aussi au Moyen-Orient et en Asie, aidés en cela par une multitude d’agents exploitants le désir d’ascension sociale par le football.

Tableau 2 – 10 principales destinations des expatriés originaires d’Europe

Association d’emploi ENG ITA TUR GER USA POL NED BEL ESP SCO

Joueurs expatriés 591 332 295 256 215 203 196 192 173 172

Tableau 3 – 10 principales destinations des expatriés originaires d’Afrique

Association d’emploi FRA RSA POR BEL TUR USA ESP NOR ITA SWE

Joueurs expatriés 134 93 90 84 78 63 58 49 49 45

Tableau 4 – 10 principales destinations des expatriés originaires d’Amérique du Sud

Association d’emploi POR MEX ESP CHI ITA USA ARG PER JPN BOL

Joueurs expatriés 252 233 188 140 137 113 101 97 82 77

Tableau 5 – 10 principales destinations des expatriés originaires d’Asie

Association d’emploi JPN SIN HKG GER QAT IDN THA ENG KOR CHN

Joueurs expatriés 46 32 25 21 21 20 19 19 17 15

13 Les ressortissants des pays sud-américains ont un comportement migratoire plus original, car, même s’ils sont nombreux à évoluer dans les clubs européens, il existe un véritable marché régional autour de quelques compétitions phares comme les championnats argentins, brésiliens, mexicains ou états-uniens. Outre les joueurs nationaux qui y trouvent un débouché professionnel, elles attirent les footballeurs des confédérations américaines (tableau 4). L’Asie, avec des effectifs d’expatriés plus réduits, reproduit sensiblement le même modèle avec les championnats japonais, singapouriens, indonésiens, thaïlandais et des émirats qui sont une alternative à la migration en Europe (tableau 5).

Les principales nationalités des joueurs expatriés

14 Renversons maintenant l’ordre de lecture et examinons la localisation des expatriés des quatre principaux pays exportateurs, à savoir le Brésil, l’Argentine, la France et la Serbie.

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Le Brésil, le pays producteur de joueurs

15 Depuis que la libre circulation des joueurs en Europe est effective (1995), les Brésiliens représentent la première main-d’œuvre expatriée du football mondial. Plusieurs facteurs s’additionnent dans le plus grand pays d’Amérique latine pour concourir à cette domination.

16 En premier lieu, les quelque 1 185 footballeurs brésiliens recensés viennent d’un pays de plus 200 millions d’habitants, ce qui accentue sa capacité à former un nombre de joueurs conséquents. Bien évidemment, considéré seul, ce facteur démographique ne fonctionne pas à l’échelle mondiale, car les géants asiatiques ne correspondent en rien à ce principe quantitatif qui n’a de sens que dans un environnement social et culturel donné. Néanmoins, parmi les nombreux pays dans lesquels le football est soi-disant roi, le Brésil reste le plus peuplé et peut donc assurer la formation d’une quantité importante de footballeurs.

Figure 3 – Les footballeurs brésiliens expatriés

17 Inutile ici de rappeler l’importance du football comme un élément de la culture brésilienne tant à l’intérieur des frontières que comme ambassadeur du pays (Dietschy, 2010 ; Bellos, 2003). Ce sport a constitué un élément de l’identité autour d’un jeu et de figures emblématiques qui sont censés révéler une image de la société. Il est vrai que le football est partout, qu’il constitue un élément de socialisation extrêmement important même si tous les Brésiliens ne vouent pas un culte au ballon rond. Beaucoup ont d’ailleurs manifesté contre la Coupe du monde organisée dans leur pays en 2014. Au- delà de cette image d’Épinal, il convient d’évoquer bien d’autres facteurs pour envisager cette expatriation planétaire. À commencer par les fractures sociales d’un pays qui n’offre que peu d’espoir d’ascension sociale pour une partie de la jeunesse masculine des classes subalternes. L’essentiel des footballeurs brésiliens expatriés interrogés par la sociologue Carmen Rial provient de ces milieux (des pauvres à la classe moyenne inférieure) (Rial, 2015). Elle note également que les jeunes originaires

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des classes les plus pauvres ont beaucoup de mal à devenir professionnels, car ils manquent d’un minimum de ressources nécessaires (chaussures, contacts avec le milieu, tickets de bus…) et, à moins d’un talent considérable, ils ne réalisent pas leur rêve. Ce potentiel de jeunes garçons n’a néanmoins de sens que face à un système de formation footballistique bien organisé. Si l’équipe nationale, la Seleçao, peut s’enorgueillir d’une puissance sportive relativement continue, les clubs sont confrontés depuis toujours à des problèmes économiques endémiques, résultats d’une mauvaise gestion, voire d’une corruption organisée (Gordon & Helal, 2001). Les stades de football se vident en raison de la faible qualité du spectacle, des infrastructures non adaptées ou bien trop chères, des horaires variables et incohérents, de la concurrence majeure de la télévision. La Coupe du monde 2014, uniquement pensée en terme géopolitique, n’a en rien endigué ce problème récurrent. De fait, les clubs ont développé un modèle économique basé sur le transfert de leurs meilleurs joueurs et construit tout un système de production spécifique (Weishaupt & Zaia, 2014 ; Piraudeau, 2009). Il existe une hiérarchie de relations entre les grands clubs et la base qui, par un système très sélectif, va permettre de faire émerger les meilleurs talents, au détriment de la très grande masse des jeunes. À cela s’ajoutent les relations directes qu’entretiennent les clubs étrangers avec leurs homologues brésiliens, créées et entretenues souvent par des anciens joueurs. Un véritable système d’exportation a été organisé, le gouvernement brésilien allant jusqu’à écrire un guide des dangers potentiels à l’attention des migrants footballistiques (Rial, 2015, p. 64).

18 Dernier facteur, le joueur brésilien jouit d’un avantage comparatif exceptionnel. Quel que soit son niveau, son jeu est associé au beau geste, à la fête, à la qualité technique. Le style brésilien, même s’il n’est plus un élément objectif observé sur les joueurs ou l’équipe nationale (Rossing & Skrubbeltrang, 2017) continue de définir l’imaginaire associé au migrant. Les stéréotypes attachés aux footballeurs brésiliens sont clairement un argument de « vente », surtout dans les championnats de faible niveau où ils sont censés améliorer la qualité du jeu pratiqué. Ribeiro et Dimeo (2009, p. 732) citent les propos d’un agent brésilien plaçant ses joueurs aux îles Féroé et en Islande : « Il est bien plus facile de placer un footballeur brésilien qu’un footballeur d’une autre nationalité. Il y a une mode internationale du Brésilien. C’est triste à dire, mais il est bien plus facile de vendre une “merde” brésilienne qu’un brillant Mexicain. Le Brésilien a toujours l’image de gentillesse, de fête, de carnaval. Peu importe le talent, il est toujours très séduisant d’avoir un Brésilien dans votre équipe ».

19 Il en résulte que les joueurs brésiliens sont dans quasiment tous les championnats du monde7. S’ils sont très nombreux en Europe, ils exercent leur talent aussi au Moyen- Orient, en Asie et sur tout le continent nord-américain8. Ils apparaissent comme la véritable main-d’œuvre mondialisée bénéficiant des avantages décrits ci-dessus. Néanmoins, le Portugal est toujours une destination privilégiée, car dans l’analyse des flux internationaux de footballeurs, il faut aussi tenir compte des relations historiques entre les territoires (liens linguistiques, similitudes de cadre juridique…). Au Portugal, les footballeurs brésiliens peuvent, après une année de présence, demander un statut spécial qui leur permet d’être considérés comme des footballeurs nationaux, donc ne pas être soumis aux quotas appliqués aux joueurs extra-européens. Et l’obtention d’un passeport portugais, donc européen, est facilitée. Après, le joueur pourra intégrer le marché unique, facilité en cela par la stratégie des clubs portugais dans le transfert des footballeurs.

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20 L’Europe méditerranéenne reste une terre privilégiée par les Brésiliens avec quelques grandes destinations (Italie, Turquie, Espagne, Grèce) et d’autres moins prestigieuses comme Malte ou Chypre, championnats très ouverts à la main-d’œuvre étrangère. En Asie, le Japon et la Thaïlande les accueillent en nombre et ils espèrent aussi à travers cette exposition, rejoindre un jour des équipes européennes. Ces joueurs brésiliens sont un peu à l’image des basketteurs américains, à savoir une main-d’œuvre mondialisée, présente dans l’ensemble des pays, et ce, quel que soit le niveau sportif (FIBA/CIES, 2016).

Les Argentins : marché régional sud-américain

21 Les Argentins, avec 736 représentants, sont la deuxième nationalité avec le plus d’expatriés de l’échantillon. Contrairement aux Brésiliens, leur répartition géographique montre une régionalisation bien plus forte sur le continent américain. Leur première destination est le Chili (98), puis le Mexique (96) avant l’Europe où ils jouent principalement en Espagne (70) et Italie (44). Ils sont quasiment absents de l’Asie de l’Est et du Moyen-Orient. Alors qu’ils bénéficient d’un passé et d’une réputation sportive conséquente, d’un système de formation et d’exportation qui a fait ses preuves, ils apparaissent davantage comme une main-d’œuvre régionale. Quelles pistes peut-on évoquer pour expliquer cette différence ?

Figure 4 – Les joueurs argentins

22 Il y a tout d’abord une masse démographique bien moindre en Argentine9 qui limite le potentiel de joueurs formés, même si la « productivité » argentine est trois fois plus élevée qu’au Brésil (18 contre 6 expatriés par million d’habitants). Concernant les stéréotypes et les constructions identitaires, si les deux nations profitent des caractéristiques techniques des joueurs sud-américains, les Argentins bénéficient d’une représentation « européaniste » (rigueur, tactique…) alors que les Brésiliens sont plutôt investis par le « tropicalisme » (beau jeu, improvisation…) (Guedes, 2014). Dans ce cadre

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symbolique, l’hypothèse serait que, notamment en Europe, les Argentins n’apporteraient pas la singularité recherchée à travers le joueur brésilien. La rigueur, la tactique argentine serait en concurrence directe avec les footballeurs européens.

23 Toutefois, la raison principale de cette différence géographique nous semble être la communauté linguistique et culturelle. Historiquement, rappelons le rôle joué par les « oriundi », ces footballeurs sud-américains aux origines italiennes qui à partir des années 1920, ont été intégrés dans les rangs de l’équipe nationale italienne. De 1926 à 1939, dix‑sept joueurs provenant d’Amérique du Sud, Uruguayens et Argentins en particulier, ont participé aux matchs de l’Italie qui, grâce aussi à leur apport, a gagné la Coupe du monde en 1934 et en 1938 (Lanfranchi & Taylor, 2001 ; Dietschy, 2010). Facilement naturalisés, ils ont symbolisé le lien culturel fort entre l’Europe méditerranéenne et ces pays du cône sud, terre d’immigration récente. Plus tard, dans les années 1950, la figure emblématique d’Alfredo Di Stefano, joueur argentin d’origine italienne, joue un rôle prépondérable. Considéré comme l’un des meilleurs joueurs de l’histoire, il a représenté l’Argentine, puis l’Espagne au niveau international et porté, entre autres, les couleurs du Real de Madrid, vainqueur des premiers grands titres européens. Tous les grands joueurs argentins (de Maradona à Gonzalo Higuain) suivront cet exemple, venant en Europe après avoir fait leur début dans les clubs de leurs pays. Lionel Messi, recruté à l’enfance par le centre de formation du FC Barcelone, est plus l’exception qui confirme la règle.

24 Actuellement, les joueurs argentins bénéficient dans toute l’Amérique latine d’une proximité leur permettant de mieux réussir leur expérience à l’étranger. La langue est bien évidemment un facteur d’intégration avec leurs coéquipiers, mais facilite aussi la vie quotidienne. Cette culture commune participe à la création de réseaux privilégiés entre les clubs argentins et latino-américains, soutenant la recherche d’emploi. Les Argentins combinent cette proximité culturelle avec leur palmarès sportif pour se placer comme les joueurs expatriés incontournables sur le continent américain. Cette spécialisation s’observe aussi en Europe, où les destinations latines sont surreprésentées (Espagne, Italie, Grèce, Malte, Chypre) comme si, au-delà de la langue, le tropisme culturel restait prédominant.

Les Français : au centre de l’Europe

25 Au nombre de 700, les footballeurs français sont la première nationalité européenne et privilégient une migration de proximité vers les pays limitrophes. L’Angleterre, la Belgique et le Luxembourg accueillent plus de 30 % des expatriés. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne ou la Suisse sont aussi des destinations courantes. Hors d’Europe, quelques pays et régions attirent comme les États-Unis, l’Asie du Sud-Est ou les nations arabo- musulmanes (Algérie, Tunisie, Qatar). Au total, les Français sont présents dans 56 pays.

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Figure 5 – Les footballeurs français

26 Là encore, la démographie, la position centrale de la France en Europe sont des facteurs impactant le nombre d’expatriés. Mais, au-delà du palmarès sportif, c’est tout le système de formation français qu’il faut impliquer. Mis en place précocement dans les années 1970 pour améliorer le niveau des footballeurs, il est devenu une référence dans le monde entier tant pour la qualité des joueurs formés que par leur quantité. La réglementation française obligeait jusqu’à récemment les clubs professionnels à disposer de centres de formation, censés faire émerger les joueurs de demain, autant pour les clubs eux-mêmes que pour l’équipe nationale.

27 En 2017, la Fédération Française de Football reconnaît 37 centres de formation agréés et comme le rappelle Julien Bertrand « ce mode de formation se caractérise par son très haut degré de sélectivité et par la rareté des places auxquelles il destine. La systématisation à l’échelle nationale de la formation permet la production d’une réserve importante d’aspirants au plus haut niveau et donc de laissés-pour-compte. On sait, par exemple, que les centres de formation des clubs accueillent environ 1 800 apprentis alors que les trois championnats professionnels français réunissent environ 1 100 pros » (2012, 18). De ce point de vue, la libéralisation du marché européen a été extrêmement bénéfique pour beaucoup de ces joueurs qui au-delà des débouchés traditionnels dans le monde semi-professionnel français ont pu accéder aux championnats étrangers de tout niveau.

28 Le Luxembourg est un cas exemplaire avec 68 Français expatriés. S’ils touchent des défraiements bien incomparables avec ceux des stars du ballon rond10, ils y trouvent un cadre permettant de vivre de leur passion. Le joueur Julien Bertoux illustre parfaitement cette situation. Formé au Racing Club de Lens, il n’est pas passé professionnel et a évolué ensuite pendant trois saisons au CS Avion, bon club amateur du Pas de Calais. En 2015, il a rejoint la Louvière en quatrième division belge, puis Seraing en 3e division avant de signer à l’US Horstet en D1 luxembourgeoise. La

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proximité géographique et culturelle semble jouer un rôle primordial dans ses migrations sportives.

29 Outre la proximité, il existe quelques destinations spécifiques comme la Roumanie (16 joueurs) ou la Bulgarie (19), qui ont vu quelques « aventuriers » s’y installer et y faire carrière. À partir d’une expérience réussie, les clubs sont encouragés à continuer sur cette même filière alors que pour les joueurs la présence de compatriotes déjà installés joue comme une assurance dans ces pays un peu « exotiques ». Beaucoup de Français évoluent aussi aux États-Unis et participent en cela à la montée en puissance des ligues nord-américaines. Il s’agit pour leur club de recruter des joueurs d’expérience pour améliorer la visibilité de la compétition ou bien de plus jeunes joueurs, bien formés et attirés aussi par la vie américaine à l’image d’un Vincent Bézecourt, joueur amateur parti faire ses études aux USA, intégrant le football universitaire et finalement l’équipe des New York Red Bulls en 2017. On trouve aussi des joueurs français au Maghreb11 et, plus généralement, dans les pays arabo-musulmans (Qatar, Émirats, Turquie, Arabie Saoudite). En Algérie, tous ont des origines algériennes et viennent dans le pays de leurs parents (ou grands-parents) à la recherche d’opportunités de jeu. L’existence en France d’une importante communauté de joueurs originaires de pays musulmans semble faciliter ce type de migration.

Les Serbes et la tradition d’exportation yougoslave

30 À l’image des joueurs français, les footballeurs serbes sont nombreux dans des pays limitrophes ou géographiquement proches comme la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Grèce, la Hongrie ou la Slovaquie. Les premières destinations en dehors de l’UEFA sont le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, soit des anciennes républiques de l’Union soviétique. Les footballeurs serbes sont présents dans 54 des 90 pays inclus dans l’étude. Il s’agit d’un nombre presque aussi élevé que celui enregistré pour les Français, ce qui est remarquable compte tenu de la petite taille du pays (environ 7 millions d’habitants).

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Figure 6 – Les footballeurs serbes

31 Plus qu’avec les autres nationalités évoquées précédemment, la migration des joueurs serbes (mais aussi des Croates et Bosniaques) se comprend par une combinaison de facteurs sportifs (qualité de la formation yougoslave), politiques (dislocation de la Yougoslavie) et migratoires (réseaux d’anciens joueurs, d’agents et de techniciens implantés de longue date) qui montrent toutes les implications de cette géographie par le prisme des footballeurs migrants.

32 La Serbie maintient l’héritage de l’ancienne Yougoslavie qui a toujours été à la fois un grand pays de sports collectifs et d’expatriations pour ses sportifs. Sous l’ère communiste, les athlètes yougoslaves pouvaient migrer à l’étranger à partir de 28 ans et nombreux ont franchi le pas, devenant souvent des vedettes dans leurs clubs français, italiens ou allemands, à l’image d’un Safet Susic au PSG ou d’un Faruk Hadžibegić au FC Sochaux (Riva, 2017). Ces joueurs, souvent dotés de très grandes qualités techniques ont été par leur antériorité migratoire des têtes de pont de réseaux qui continueront de fonctionner par la suite. L’éclatement du pays et la guerre civile au début des années 1990 ont accentué les diasporas balkaniques déjà existantes (Dumont, 2010), renforçant les liens et les opportunités migratoires.

Conclusion : vers la mondialisation du football ?

33 La migration de joueurs n’est pas un phénomène récent dans le football. Son ampleur n’a cessé de croître lors des trois dernières décennies avec le développement de championnats professionnels aux quatre coins du globe. Si le football est un sport mondial, toutes les associations n’ont pas encore la capacité de former des joueurs d’un niveau suffisant pour attirer l’intérêt de clubs étrangers ni de rendre leurs équipes nationales durablement performantes. Dans un contexte très compétitif, tout pays où le football n’est pas un sport traditionnel a besoin de temps et de moyens considérables pour implémenter la culture nécessaire à la formation de joueurs de qualité.

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34 Car si le football est considéré comme le seul sport véritablement mondialisé, il lui reste encore des territoires à conquérir, notamment en Asie où malgré les efforts d’opérateurs privés et publics, la culture du football n’est pas encore durablement établie partout (Manzenreiter & Horne, 2004). On pense bien évidemment à la Chine où le développement d’un football professionnel encouragé par les autorités et les grands groupes industriels peine à faire émerger les joueurs chinois. L’équipe nationale brille par son absence de succès, elle ne s’est qualifiée qu’une fois pour la Coupe du monde (2002). Les académies pour apprendre le football se sont multipliées mais, pour l’instant, elles ne parviennent pas à faire émerger des joueurs reconnus internationalement comme s’il manquait, pour franchir le pas, tout un environnement culturel et sportif encore en construction. Le subcontinent indien est lui bien plus en retard. Outre la concurrence du cricket comme sport spectacle majeur (Gillon et al., 2010), des raisons bien plus anthropologiques et culturelles semblent être à l’œuvre pour expliquer cette absence notable (Darbon, 2008). Les efforts des opérateurs privés pour créer des compétitions attractives ne sont qu’à leurs débuts et les équipes nationales sont quasiment inexistantes dans le concert des nations12.

35 De ce point de vue, le rôle en matière de développement joué par les institutions comme la FIFA, les confédérations et les associations nationales sont de la plus haute importance. Il apporte une contribution décisive à la croissance du football dans une optique d’universalité. La Coupe du monde de football passera en 2026 de 32 à 48 équipes, comme elle l’avait fait antérieurement de 16 à 24, puis à 32. Les institutions suivaient en cela la diffusion du sport dans le monde qui voyait le nombre d’associations croître et proposaient ainsi le cadre d’expression de cette diversité. La future expansion se réalisera au profit de l’Afrique et de l’Asie pour ne plus concentrer autant le football en Europe et Amérique latine. Si l’on peut y voir une dilution possible du spectacle, on peut aussi l’envisager comme la continuité d’un processus visant à une véritable mondialisation de ce sport.

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NOTES

1. Bundesliga (Allemagne), Premier League (Angleterre), Primera Division (Espagne), (France) et Serie A (Italie), 2. Une cartographie mensuelle des expatriés pour 36 ligues européennes est disponible ici : http://www.football-observatory.com/IMG/sites/atlas/en/ 3. http://www.football-observatory.com. Depuis sa création en 2005 au sein du Centre International d’Étude du Sport (Neuchâtel, Suisse) par Raffaele Poli et Loïc Ravenel, l’Observatoire du football CIES s’est imposé comme une référence en matière de démographie du marché de travail des footballeurs, d’analyse de la performance technique des joueurs et d’évaluation scientifique de leur valeur de transfert. Plus généralement, les chercheurs de l’Observatoire du football CIES sont spécialisés dans les méthodes quantitatives. Les services fournis comprennent l’exploration de données, leur visualisation, la production de données par des enquêtes menées sur la base de questionnaires et leur valorisation dans le cadre de l’édition de rapports de recherche. L’expertise de l’Observatoire du football CIES a été régulièrement sollicitée dans le cadre de mandats par des institutions tels que la FIFA, l’UEFA, City Football Group, Chelsea FC, SL Benfica, etc. Des mandats sont aussi effectués sous le couvert de l’Observatoire du sport CIES pour des organisations telles que la FIBA ou le CIO. 4. À la date du 01/10/2017, ces chiffres incluent les joueurs de l’équipe première qui ont été alignés au moins une fois pendant un match de championnat durant la saison en cours. Dans les 116 compétitions recensées où la liste des remplaçants était disponible, être présent sur le banc a été aussi un critère de sélection. 5. Au 01/10/2017, le seul championnat de la confédération d’Océanie recensé (Nouvelle-Zélande) n’a pas repris. 6. Par ce concept de « suiveurs », nous entendons l’extension francisée du mot anglais « followers ». Initialement entendu comme l’abonné à un compte du réseau social twitter, le suiveur comprend ici l’ensemble des personnes qui suivent le profil ou le compte d’un club, d’un sportif. Lors du transfert de Neymar à l’été 2017, le Paris Saint-Germain s’octroyait aussi un joueur disposant de 169 millions d’abonnés Facebook, Instagram et Twitter. 7. Les Brésiliens sont présents dans 77 des 90 associations recensées. 17 associations comptent plus de 20 joueurs brésiliens. 8. L’absence de Brésiliens en Afrique s’explique par le faible nombre de championnats recensés sur ce continent. D’autres analyses réalisées à partir des chiffres officiels de la CBF (Confédération brésilienne de football) montrent qu’ils y sont aussi présents, bien que de manière marginale (Gillon et al., 2010, p.55 ; Piraudeau, 2015). 9. 43 millions d’habitants en 2016. 10. On estime qu’un footballeur venu de France peut être rémunéré (ou défrayé) jusqu’à 2000 à 3000 euros par mois, ce qui peut constituer un bon salaire en tant que frontalier. 11. 7 français ont joué en Ligue 1 algérienne depuis le début de la saison. En mai 2016, ils avaient été 33 tout au long de la saison.

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12. Au classement FIFA du 23 novembre 2017, l’Inde occupe la 105e place, le Bangladesh est 192e et le Pakistan 201e (sur 211 associations).

RÉSUMÉS

Cet article analyse, pour la première fois, à partir d’une base de données originale sur plus de 11 000 footballeurs expatriés en 2017 et répartis dans 90 associations nationales, la géographie du football mondial. Il montre une organisation centrée sur l’Europe, principal marché pour les joueurs de football et un pôle secondaire en Amérique du Sud. Le taux d’expatriés par habitant aide à comprendre la tradition et l’importance du football selon les pays et les mécanismes qui permettent l’exportation de joueurs. Les quatre principales nationalités sont étudiées en détail. Les Brésiliens constituent la seule main-d’œuvre véritablement mondialisée, alors que les Argentins sont dominants sur le marché américain. En Europe, les joueurs français sont très demandés, surtout dans les pays limitrophes, de même que les Serbes un peu plus à l’est. Au final, cette géographie montre que la planète football est toujours en expansion.

From an original database of more than 11,000 expatriate footballers in 2017 and spread into 90 national associations, the paper analyzes for the first time the geography of world football. It shows an organization centered on Europe, which is the main market for players and, secondary, a regional core in South America. The rate expatriate per inhabitant shows the tradition and importance of football across countries and the mechanisms for players’ export. The four main nationalities are studied in more detail. The Brazilians are the only truly globalized workforce, while the Argentineans are dominant in the American market. In Europe, French players are very requested, especially in neighboring countries, as well as Serbs in the Eastern part of the continent. Finally, such geography shows that football still expands worldwilde.

INDEX

Mots-clés : sport, football, expatriés, migration, joueurs de football Keywords : sport, football, expatriate, migration, football players

AUTEURS

LOÏC RAVENEL

Observatoire du football Centre international d’étude du sport Université de Neuchâtel – Suisse [email protected]

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RAFFAELE POLI

Observatoire du football Centre international d’étude du sport Université de Neuchâtel – Suisse

ROGER BESSON

Observatoire du football Centre international d’étude du sport Université de Neuchâtel – Suisse

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Vers une nouvelle géographie du football L’investissement chinois dans le ballon rond Towards a new football geography: Chinese investment in the soccer ball

Xavier Aurégan

1 En Chine comme en Europe – de l’Ouest –, la soudaineté et l’importance des investissements chinois dans le football sont liées à diverses motivations, entrainant une pluralité de risques et enjeux. Ils doivent être reliés aux contextes internes (chinois), externes (européen et international) et hybrides (impacts multiscalaires et protéiformes des présences chinoises dans le football). Entre objectifs et conséquences sportifs, culturels, économiques, politiques ou sociaux, ces stratégies chinoises sont elles-mêmes le fait d’un double changement de paradigme.

2 En Europe, le premier intervient à partir de 1995 avec l’arrêt Bosman qui a aboli les quotas de joueurs communautaires, laissant les clubs européens recruter à leur guise des joueurs suisses, russes, mais également originaires des pays Afrique-Caraïbes- Pacifique (ACP). Les clubs les plus huppés ont conséquemment pu recruter les meilleurs joueurs de la planète – ou presque1 – engendrant une concurrence accrue entre eux, avec l’intermédiation des agents de joueurs et des cellules de recrutement. Cette financiarisation du football est le prélude aux investissements états-uniens, russes ou qataris, et aujourd’hui chinois.

3 En Chine, le second a pour origine la dépendance énergétique post-1993. Dans l’obligation d’importer du pétrole, l’État chinois s’est adapté en accompagnant l’internationalisation et les investissements des entreprises à capitaux publics. Cette politique de sortie du territoire va s’intensifier jusqu’à la création, en 2003, année de l’importante réforme du ministère du Commerce, de la Commission de supervision et d’administration des actifs de l’État, la SASAC, qui regroupe les 112 plus grands groupes à capitaux publics désormais classés au Fortune Global 500.

4 Cette politique économique pluri décennale et dorénavant multiscalaire impacte tous les continents et toutes les activités, y compris le sport. Alors que le premier mandat de Xi Jinping est fréquemment associé au projet des nouvelles routes de la soie, le

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Président entend concomitamment poursuivre la politique de séduction entamée sous Hu Jintao. En diffusant la culture, la langue, les pratiques, les représentations et prétentions chinoises partout dans le monde, le gouvernement s’appuie sur de nombreux leviers, dont les Instituts Confucius. En 2015, Xi a enrichi la palette du soft power chinois avec le football. Ce sport, « universel », est artificiellement développé sur le territoire chinois. Cet investissement orienté dépasse toutefois l’espace domestique puisque des joueurs étrangers sont invités à venir développer le football local et à le populariser à l’extérieur. Ils sont accompagnés de formateurs, d’entraîneurs, et voient en sens inverse des capitaux chinois pénétrer les clubs de football européens.

5 Eu égard aux extrêmes médiatisations, tant de ce sport « populaire » et mondialisé que des investissements sortant de Chine, cet intérêt chinois pour le football doit être relativisé sans pour autant être minimisé. À la mode dans les cercles d’hommes d’affaires chinois et vendeur pour les médias occidentaux, ce phénomène peut être analysé à travers deux échelles. La première permet d’analyser les motivations, les moyens et les enjeux de ce soudain intérêt étatique chinois pour le football. La seconde, syncrétique entre Chine, Europe et international, met en perspective les flux de capitaux et d’hommes qu’incarne la mondialisation. Couplés à une planification qui vise à la promotion et à la professionnalisation du football en Chine, les investissements chinois dans le football présentent, du point de vue des acteurs européens du football comme des Chinois, de nombreux risques, défis et opportunités. Moyens comme finalités sont hétérogènes, mais tous convergent vers une réelle stratégie étatique visant à faire de la Chine populaire une « nation » du football à l’horizon 2030.

Les motivations politiques, économiques et culturelles d’une « puissante nation du sport »

6 En Chine, tout commence officiellement en mars 2015 avec la publication, par le Conseil d’État (Conseil d’État chinois, 2015), des 50 points du « Plan d’ensemble pour la réforme et le développement du football chinois » qui doivent faire de la Chine une « puissante nation du sport ». Dans les grandes lignes, la planification footballistique guide les orientations telles que l’amélioration et la réforme des structures et modèles de gestion des clubs professionnels, celle du système de compétition, le développement d’écoles et de l’équipe nationale, la construction d’infrastructures (terrains) et leur gestion, l’optimisation des mécanismes d’investissement, ainsi que le renforcement du leadership. Cette politique volontariste est essentiellement le fait d’un homme, le Président chinois Xi, qui n’hésite pas à se laisser photographier avec les footballeurs actifs ou à la retraite comme Sergio Aguero et . Pour l’État, le principe est simple : développer une industrie du football, au même titre que l’aviation ou le nucléaire. Pour ce faire, des objectifs à court, moyen et long termes sont définis, à charge des industriels et investisseurs publics comme privés de s’y atteler.

Les motivations politiques et économiques

7 Dès novembre 2014, pour pérenniser la diffusion du football à l’ensemble de la société chinoise, son enseignement est devenu obligatoire dans les cours d’écoles chinoises – chez les garçons notamment qui accusent un retard considérable par rapport aux filles. En parallèle, 20 000 écoles de football doivent sortir de terre d’ici 2020 et 50 000 en

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2025. Elles contribueront à alimenter l’équipe nationale, les clubs huppés de la ligue chinoise et faire émerger le futur Zinédine Zidane chinois, les formateurs pouvant compter sur un exceptionnel réservoir de 300 millions de jeunes hommes et femmes qui auront entre 18 et 35 ans en 2030. Cette nouvelle politique économique chinoise du football semble donc autant privilégier le « bas » que le « haut ». Néanmoins, les lignes suivantes tendent à démontrer que, partie du plus haut sommet de l’État, cet investissement dans le football est principalement Top-Down, favorisant comme dans d’autres secteurs la concentration, la distorsion et les inégalités. Si le football, à son échelle, peut pourvoir à limiter le différentiel de développement et d’intégrations transcalaires entre mondes ruraux et urbains, il risque tout de même d’alimenter le processus de dénationalisation développé par Saskia Sassen (2003) ou le transnationalisme (Basch et al., 1993 ; Faist, 2000). Plus certainement, l’État va être amené à polir « à la chinoise » ce sport symbole de modernité, du néo-libéralisme et du libre-échange – avec les dérives afférentes. De fait, le pouvoir de ce sport est plurivoque, le football engendrant des impacts économiques, sociaux, géographiques, politiques et culturels.

8 En construisant un terrain pour 10 000 habitants, le gouvernement entend artificiellement insuffler un réel engouement pour la pratique du football. Ce rattrapage suit un modèle bien connu qui s’inspire de l’étranger tout en fixant des mesures protectionnistes afin de limiter les risques, le football n’étant, par ailleurs, pas épargné par les économies non observées (OCDE, 2003 ; Poli, 2007). Devenu professionnel en 1994, le championnat national est donc tenu d’importer les « bonnes » pratiques européennes pour instaurer une bonne image du football chinois à l’international. Entre image de la Chine à l’étranger (soft power), mobilisation interne et nationalisme, création de ressources économiques et assise du pouvoir via un secteur fédérateur et a priori peu conflictuel, Xi entend amorcer son « rêve chinois » qui consiste présentement en une qualification pour la Coupe du monde, l’organisation de cette dernière en 2030, et enfin, une victoire. Respectivement classées aux 13e et 60e rangs de la Fédération internationale de football (FIFA) en novembre 2017, les Chine féminine et masculine ne devront pas ménager leurs efforts pour espérer figurer parmi les principales nations mondiales. En cela, les investisseurs, publics comme privés, entendent jouer un rôle primordial et ainsi prouver leur implication dans ce qui s’avère être un des catalyseurs de l’internationalisation des acteurs économiques chinois.

9 En termes micro-économiques et macro-économiques, les motivations de ces acteurs sont nécessairement hétérogènes. Les investissements peuvent viser à limiter la baisse et créer des relais de croissance, contribuer à l’expansion d’entreprises à capitaux publics et/ou privés, diversifier d’un point de vue sectoriel leurs activités tout en satisfaisant en haut lieu les membres influents du parti communiste, construire un crédit politique, profiter d’avantages fiscaux, dématérialiser les actifs et anticiper une éventuelle législation tendant à réguler les sorties de capitaux. Peu rentables à court terme, les prises de participation dans les clubs européens peuvent être vues comme un pied à l’étrier ; elles ne sont, par ailleurs, pas soumises aux mêmes représentations et blocages que celles réalisées dans le secteur industriel productif. D’une certaine manière, ces motivations peuvent être appréhendées comme faisant partie d’un continuum où se croisent Zones économiques spéciales (ZES) et nouvelles routes de la soie.

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10 De fait, les investissements privés et publics dans les clubs de football chinois participent de forme de création d’un véritable secteur économique autonome. Montants exceptés, il ne diffère en rien de l’écosystème d’affaires du football européen dont l’atomisation des pratiques et modes de gestion s’est diffusée sur tous les continents. Entre prolongements de la doctrine étatique et manœuvres commerciales qui renvoient aux activités respectives des entreprises, ces investisseurs peuvent également mettre en œuvre des stratégies liées à la multiplicité des revenus espérés. Ils sont relatifs aux stades (recettes aux guichets), aux importations et exportations (transferts), aux produits dérivés (dont les maillots), aux clubs de supporters (fan-clubs), à la publicité et aux contenus payants sur smartphone. Actionnaires et présidences de clubs chinois peuvent également compter sur les droits, radiophoniques, mais surtout télévisés. Ces derniers ont littéralement explosé à la faveur du regain d’intérêt national et international du championnat chinois : 1,1 milliard d’euros a été dépensé en 2015 par Li Ruigang, président de China Media Capital (CMC) pour retransmettre jusqu’en 2020 la première division chinoise (Chinese Super League, CSL). Ils restent certes inférieurs à la Premier League (2,3 milliards d’euros pour une saison), mais se rapprochent de la Ligue 1 et ses 750 millions d’euros annuels. En sus, trois autres motivations méritent d’être citées : d’une part, certains investisseurs n’en sont qu’à la première étape d’une construction sur le temps long d’un football made in China, les connaissances, savoir- faire et pratiques devant être importés afin d’envisager la mise en place, aux échelles locale et nationale, de mécanismes reposant sur la performance et la pérennité. Deuxièmement, investir dans le club OGC Nice revient à investir dans le tourisme et le jeu, soit des économies récréatives. Enfin, il est indéniable que posséder un club s’assimile à une perception nobiliaire qui n’aurait d’égal que la possession de châteaux et/ou de vignobles. Ce facteur « show off » n’est pas négligeable et apporte une légitimité très relative, qui se veut extraterritoriale et déconnectée. De telle manière que des logiques rentières se développeraient.

L’immaturité du football chinois, entre inadaptation, mimétisme et protectionnisme

11 Si, comme en Europe, les investisseurs chinois peuvent compter sur les mêmes types de recettes, les points communs sont tout de même contingentés, à commencer par la gestion des clubs.

12 Jusqu’à récemment, les clubs de football chinois étaient gérés par des organismes publics, eux-mêmes dirigés par des fonctionnaires qui voyaient le club comme le moyen de se hisser dans la hiérarchie du parti. Sans culture du sport et/ou du football, avec une ambition purement carriériste, ces présidents de club ne mènent pas de plans stratégiques sur le long terme. Le meilleur contre-exemple réside dans l’évolution du Shanghai SIPG, né d’une fusion en 2005 et qui est présidé par l’historique Xu Genbao, présenté sur le site officiel du club comme le « parrain du football ». Lui a toujours eu une réelle appétence pour le football et la formation. De plus, le turn-over dans les présidences de clubs n’a pas facilité la création d’une « culture-foot » en Chine. En voulant apposer leurs images, les présidents changent régulièrement la couleur des maillots, le logo, la dénomination, lorsque ce n’est pas le staff. Pour preuve, Beijing Renhe FC, club accédant en 2018 à la première division, fut créé à Shanghai en 1995 (Shanghai Pudong) avant d’être relocalisé en 2006 dans la province du Shaanxi (Xi’an

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Chanba International), en 2012 dans celle de Guizhou (Guizhou Renhe) et finalement entre 2015 et 2016 à Pékin, d’où son nom actuel. En 22 ans d’existence, le club a connu sept propriétaires différents et parcouru 4 500 km. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’engouement populaire soit faible, d’autant plus si certains dirigeants suppriment purement et simplement des clubs historiques, tels que le Dalian Shide, qui a ressuscité sous sept dénominations différentes avant de devenir le Dalian Yifang en 2015. Dans ce cas non isolé, ce sont les groupes à capitaux publics – et leurs propriétaires – qui entendent imprimer leurs images et leurs marques, soit un soft power personnifié et territorialisé.

13 Inimaginables à Londres ou Madrid, ces méthodes sont à associer à l’absence d’assise, d’histoire et de rivalités entre clubs qui mettent en exergue l’immaturité de ce sport en Chine ; et plus encore. Ceci favorise un système clientéliste et une croissance en dépit de toute rationalité. Dans ce cadre, en 2018, il n’existe pas de fair-play financier en Chine. Dans l’attente de la création d’une version chinoise de la Direction nationale – française – du contrôle de gestion (DNCG), le gouvernement expérimente plusieurs mesures visant à mieux contrôler la professionnalisation du football ; afin d’éviter, par ailleurs, les affaires de la décennie 1990 qui ont finalement conduit, en 2012, aux arrestations médiatiques de plusieurs arbitres, joueurs et présidents de la Fédération chinoise de football (CFA). Dressant des barrières protectionnistes, la Chine a réduit le nombre de joueurs étrangers par équipe, passé de cinq à quatre puis trois, le gardien titulaire devant également être chinois. De même, la CFA impose aux équipes de faire jouer deux footballeurs de moins de 23 ans (U23) lors de toute rencontre officielle dans les deux ligues professionnelles ; un devant être titulaire au coup d’envoi. Si ces règlements peuvent limiter la cupidité et l’arrivée de certains footballeurs-mercenaires étrangers, ils ont surtout vocation à privilégier les nationaux qui doivent gagner en qualité. La CFA a d’autres idées pour réguler l’anarchie des transferts et l’endettement des clubs : imposer des plafonds salariaux qui seront fonction des revenus du club, associer les indemnités de transfert – souvent éloignées des performances sportives – aux formations de jeunes joueurs chinois, ou faire des audits sur les situations budgétaires (y compris sur l’origine des financements). Partant, l’objectif est d’élargir la base de joueurs du cru pour connecter les footballs amateur et professionnel. Copier pour mieux apprendre ?

14 En voulant sauter les étapes, le football chinois se réfère directement à l’européen qui a mis des décennies à se structurer et fédérer. En misant sur l’extraversion, la fédération chinoise espère reproduire la théorie gestaltiste de Koffka, Kölher et Wertheimer – et appliquée au football allemand par les économistes suisses Franck et Nüesch – selon laquelle plus l’équipe est hétérogène, mieux elle fait progresser les individualités. Acheter au prix fort deux joueurs brésiliens ferait donc progresser l’équipe entière. Néanmoins, ce mimétisme se vérifierait uniquement si le niveau du onze de départ n’est pas trop disparate (Franck & Nüesch, 2008), ce qui n’est pas le cas. A contrario, deux économistes états-uniens ont démontré que les meilleures équipes européennes ont un coefficient d’hétérogénéité minimal (Anderson & Sally, 2014). En cela, seuls le collectif et sa dynamique entraineront une boucle de rétroaction négative favorisant l’autonomisation de compétences footballistiques « à la chinoise ».

15 Ainsi, l’essor encadré et orienté du football en Chine est pleinement associé aux stratégies politiques et économiques nationales. Impactant également les échelles provinciales, soit locales, ce nouvel instrument a par ailleurs vocation à étayer les

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représentations que se font les Chinois de leur nation, et les représentations extérieures qui doivent toutes converger vers ce statut de puissance internationale que Xi entend pérenniser. Le football est donc un outil du soft power.

Le football, outil en construction du soft power chinois

16 En octobre 2007, durant le XVIIe Congrès du Parti communiste chinois, Hu Jintao mentionne pour la première fois l’expression « soft power ». Considéré depuis une décennie comme un outil incontournable pour valoriser l’image de la Chine à l’étranger, il est naturellement devenu un pilier des stratégies diplomatique et commerciale chinoises. Ces pratiques et leviers non coercitifs (Nye, 2005) sont diversifiés (bourses d’études, aide au développement, cinéma, opérations de maintien de la paix, médias, laboratoires d’idées, etc.), mais ont tous pour objectif la séduction, soit le pouvoir de convaincre à travers des ressources générées et mobilisées « par le haut » en direction « du bas ». Alors que la définition chinoise (Cho & Jeong, 2008 ; Courmont, 2012 ; Renwick & Cao, 2008 ; Wang, 2008) de ce concept se veut plus large que celle proposée par Joseph Nye dès 1990 (Nye, 1991), il ne peut être question d’un modèle alternatif chinois dans ce cadre précis du football, certes mondialisé, mais surtout européocentré. Pour preuve, les transferts ou les investissements chinois dans le football européen décrits ci-dessous ne divergent pas de ceux observés ailleurs, et n’ont certainement pas vocation à créer une approche déviante du « modèle » occidental, et encore moins du capitalisme. De même, l’élaboration d’un cadre normatif connexe est peu probable.

17 Si le « poids des traditions et des différences reste encore très fort dans » le football (Lanfranchi, 2002, p. 22), de quelle manière les groupes internationalisés chinois vont- ils assimiler les footballeurs achetés à prix d’or en Europe, au Brésil, voire en Afrique ? Ces géants chinois, dont certains sont recensés et encadrés par la SASAC, agissent comme les principales FTN occidentales en employant certains des meilleurs joueurs de la planète qui se veulent l’équivalent des hauts cadres et dirigeants des groupes cotés en Bourse. Néanmoins, les principaux clubs chinois partent avec un retard conséquent vis-à-vis de leurs homologues européens. Cette forme de mondialisation située et politiquement encadrée met en exergue une nationalisation du football dénationalisée qui ne peut qu’être assimilationniste si la Chine souhaite s’imprégner du savoir-faire étranger.

18 En d’autres termes, les transferts de joueurs étrangers en Chine ainsi que la contractualisation d’entraîneurs et de formateurs non chinois doivent participer à l’apprentissage interne et à la formation des futurs entraîneurs et footballeurs locaux. En situation d’altérité entre football international et « sinisé », ces derniers auront à charge de développer un style de jeu syncrétique. Cette stratégie de séduction et de représentation chinoise par le football a volontairement déplacé la carte du sport le plus pratiqué au monde vers l’Est, d’où une nouvelle géographie du football qui suit celle de l’économie internationale. Après les Jeux olympiques de 2008 à Pékin, l’actuel Président chinois souhaite effectivement poursuive l’intégration de son territoire dans la mondialisation du sport. Dans ce cadre, le football se veut une « vitrine de la vitalité et de la grandeur des nations », soit un « instrument de propagande » (Arnaud, 1999, p. 15) douce qui se met au service de la politique extérieure et de la diplomatie économique. Pékin pourrait ainsi tirer quelques enseignements du Qatar, de sa relation

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privilégiée avec une partie de l’élite française et de son investissement au Paris-Saint- Germain (PSG).

19 La Chine, futur « centre » du football mondial ? À moyen terme, le retard accumulé semble plutôt rédhibitoire, la Chine ne pouvant que devenir une « périphérie » de l’Europe. En revanche, les nouveaux flux et échanges entre ces deux espaces vont accroître la mondialisation « du marché du travail du personnel sportif » (Poli & Ravenel, 2010, p. 33), engendrant conséquemment de nouvelles réalités sociales, spatiales, économiques et financières, avec en outre des connexions suscitées par l’ouverture de ce marché footballistique chinois. Le demandeur, qu’il soit consommateur de football ou acteur (joueur, entraîneur, investisseur, etc.), se retrouvera de plus en plus dans une situation de marché dit monopsone.

20 Afin de pouvoir un jour exporter cet outil du soft power qu’est le football – et donc les joueurs –, certains acteurs chinois entendent directement concurrencer les Européens, y compris dans la formation in situ. L’école de football Guangzhou Evergrande, du nom d’un des principaux clubs, n’a rien à envier aux plus grands clubs européens. Ce campus accueille 2 800 élèves répartis sur 50 terrains d’entraînement à 80 kilomètres au nord de Canton où réplique démesurée de la coupe du monde de football de 12 mètres et bâtiments rappelant les parcs Disney reproduisent les schèmes traditionnellement attribués au monde du football : magie, démesure et argent. Ayant pour mission d’inculquer cette « science du football » européenne aux élèves, les 150 instructeurs chinois sont eux-mêmes encadrés par 22 techniciens espagnols du Real Madrid.

21 À l’origine imposé de manière verticale par l’État, cet apprentissage pourrait d’ailleurs être accéléré par la naturalisation de joueurs étrangers évoluant en définitive dans l’équipe nationale chinoise – ces « naturalisations de circonstance » (Braun, 2000, p. 51). Les trajectoires prises et que prendront les responsables chinois auront donc des impacts sur le football chinois, mais pas uniquement. Entre protectionnisme (quotas) et ouverture (transferts et investissements), le football chinois qui reflète la politique économique depuis l’arrivée au pouvoir de Xi devra trouver un certain équilibre. Pour accélérer le processus, des investissements substantiels sont également réalisés à l’extérieur, et notamment en Europe, où une quinzaine de clubs professionnels ont été partiellement ou totalement rachetés par des hommes d’affaires et entreprises chinois.

Les composantes, conséquences et défis multiscalaires de l’essor du football chinois

22 Avec 300 millions d’actifs dans le monde (joueurs, entraineurs et arbitres) et 700 milliards de dollars générés en 2015 (Euromericas Sport Marketing, 2016), le football est une éminente cible capitalistique. Pour la Chine, trois échelles, trois dates et trois faits résument ce postulat et les flux attenants. En 2014 et en Europe tout d’abord, avec les premiers investissements chinois dans une quinzaine de clubs. En 2015 et entre Chine et Europe ensuite, avec des échanges se caractérisant par l’achat chinois de savoir-faire européen notamment. Finalement, dès 2012, la double stratégie d’extraversion et d’investissement a déplacé le marché des transferts vers l’Est de l’Eurasie : les premiers joueurs ayant évolué au plus haut niveau européen, voire mondial, s’installent dans ce qui est devenu l’un des clubs de football les plus riches du pays, le Shanghai Greenland Shenhua.

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Les investissements chinois dans les clubs européens

23 À l’image du tourisme, les investissements chinois dans le football européen répondent à plusieurs types de rentes (Magrin, 2013) : de situation, avec des revenus pour partie territorialisés et indisponibles en Chine ; de position, avec l’asymétrie entre acteurs chinois et « locaux », asymétrie renvoyant également au volontarisme ; de négociation (Bargaining Power) ; et d’innovation, qui caractérise la déferlante de capitaux chinois qui pourrait constituer un véritable maillage en Europe de l’Ouest. Mais, plus qu’une fin en soi, ces investissements semblent davantage être des moyens. Le club néerlandais de l’ADO La Haye fut le premier, en 2014, à accueillir des capitaux chinois. En l’occurrence, cet investissement est le fait de Wang Hui, propriétaire de Beijing United Vansen International Sports Co. Ltd., groupe connu pour avoir participé à la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de 2008. En Europe, les seize clubs (carte 1) où l’on retrouve des investisseurs chinois connaissent des fortunes diverses. D’une manière générale, promesses non tenues et impayés ont fait couler plus d’encre que les résultats de clubs stagnant dans les ventres mous des championnats respectifs : le bond qualitatif espéré par l’investissement chinois n’a pas eu lieu.

Carte 1 – Les investissements chinois dans les clubs européens jusqu’en 2017

24 Après une première mondialisation du football qui a vu les capitaux états-uniens, de la péninsule arabique ou d’Égypte alimenter les clubs anglais et gallois de Premier League, la deuxième, asiatique, touche presque tout le monde, Allemagne exceptée. Sa règlementation interdit à un investisseur de devenir actionnaire majoritaire. Ce système, connu à Barcelone sous le nom des « socios », fait en sorte que le club reste propriété de ses membres (50 % + 1 action minimum).

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25 En France, à Sochaux, club historiquement lié à l’un des fleurons du paternalisme social automobile, la descente en Ligue 2 durant la saison 2014-2015 fut l’occasion, pour le groupe PSA, de se désengager. Le 6 juillet 2015, Ledus (Tech Pro Technology Development) est la première entreprise chinoise à s’offrir un club européen puisque le groupe chinois a acquis 100 % des actions du Football club Sochaux-Montbélliard (FCSM). Ledus n’a pas pour autant rassuré les supporters et proches du club franc-comtois, ayant notamment été suspendu de la bourse de Hong-Kong après avoir perdu 86 % de sa valeur. Autre exemple, l’Olympique lyonnais (OL), où l’investissement de 100 millions d’euros a conduit à la création d’une coentreprise qui doit permettre à l’OL d’accéder au marché chinois et d’y construire une école de formation. Le 12 août 2016, IDG Capital est effectivement entré à hauteur de 20 % du capital d’OL Groupe ce qui lui a permis, d’une part, de réduire sa dette liée à l’inauguration du nouveau stade en janvier 2016, et d’autre part, au consortium chinois de capital-risque de se positionner dans les institutions françaises et européennes du football où le président Jean-Michel Aulas siège.

26 En Angleterre, le cas de Fulham, acheté en 1997 par l’égyptien Mohamed Al Fayed a fait jurisprudence… En 2017, sur 92 clubs évoluant dans les quatre premières ligues (Premier League, Championship, League One et League 2), 35 sont totalement ou partiellement détenus par des étrangers. Parmi eux, 5 sont Chinois. Dernière vague capitalistique, la chinoise a débuté en 2015 avec l’acquisition de 13 % du capital de Manchester City par les géants CMC et CITIC pour 360 millions d’euros, valorisant le club détenu par le Cheikh Mansour d’Abou Dhabi à 2,8 milliards d’euros. Elle s’est poursuivie et concentrée plus au Sud, dans le comté des Midlands de l’Ouest, autour de la ville de Birmingham.

27 Au total, 2,283 milliards d’euros ont été investis par des acteurs chinois dans des clubs européens jusqu’en novembre 2017. L’Italie, avec ses deux clubs milanais et 1,1 milliard d’euros investis (48,2 %), et l’Angleterre, avec cinq représentants et 775 millions (33,9 %), accaparent plus des deux tiers des montants investis. Si la République tchèque et les Pays-Bas se révèlent marginaux et décalés du centre footballistique européen et donc mondial, ceux réalisés à Milan et en Angleterre, dont 18 % dans les Midlands de l’Ouest (415 millions d’euros), en Espagne (232 millions dans 3 clubs) ou en France (133 millions dans 4 clubs) semblent au contraire réunir les conditions d’un ancrage chinois dans le sport le plus médiatisé au monde. Participant au phénomène de métropolisation du football, ces capitaux mettent en exergue une véritable concentration spatiale : à Milan et à Birmingham notamment. Quelles motivations, stratégies voire rivalités de pouvoirs chinoises se cachent derrière cette polarisation qui perpétue l’antagonisme entre les deux équipes milanaises ? Ces participations capitalistiques se doublent par ailleurs d’investissements dans des activités annexes au sport proprement dit. C’est le cas au Real Madrid, lié à Soxna, entreprise chargée de gérer en Chine les écoles de formation du Real, à Luyuan par un contrat de sponsoring, et à Alibaba, qui commercialise les produits dérivés du Real en Chine. En Espagne, la moitié des 20 clubs de Liga est concernée par ce type d’investissement. Enfin, les articles de la presse spécialisée mettent en doute certaines pratiques chinoises – potentiellement criminelles et plus certainement différentes de celles en vigueur au sein de l’OCDE –, faisant état d’une faible transparence qui attente directement à la crédibilité de ces investisseurs. L’extraversion rentière (Magrin, 2013) relative à ces flux chinois dirigés vers l’Europe génère ainsi des impacts directs en Chine puisque provenant de ce

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territoire, en Europe naturellement, mais également entre les deux. Il est probable qu’ils concernent également des paradis fiscaux.

Entre Chine et Europe, une politique de substitution à l’importation

28 Avec les licences ou les importations, les IDE sont connus pour assurer des transferts de savoir-faire (Hoeckman et al., 2005). L’achat de joueurs expérimentés évoluant dans les meilleurs clubs européens et les investissements dans ces derniers doivent être appréhendés comme des leviers à actionner en vue d’absorber compendieusement et promptement compétences, pratiques, techniques et expertises footballistiques. La troisième possibilité offerte est d’importer, directement, ceux qui détiennent la connaissance : les formateurs, entraineurs et managers.

29 En Chine, durant la saison 2017-2018, seules trois des seize équipes de la CSL sont entrainées par des entraineurs chinois ; neuf l’étant par des experts européens ou étant passés par l’Europe où ils y ont acquis une renommée internationale. L’internationalisation de la CSL cache mal le manque de compétences ressenti ou avéré du football professionnel masculin chinois et met surtout en exergue une forte extraversion des compétences. Pour y pallier, les – futurs – spécialistes se rendent fréquemment en France, pays perçu comme exemplaire en termes de formation : sur un total de 240 professeurs de sport envoyés dans le Sud-Ouest de la France pour 2 millions d’euros en 2015, 40 sont par exemple passés par la Fédération française du sport universitaire bordelaise et 80 par le Centre de ressources, d’expertises et de performances sportives (CREPS) toulousain. À terme, ils devraient être 5 000 à bénéficier de ces formations de trois mois qui visent à leur apprendre tactique, éthique et lutte anticorruption… L’« avantage compétitif durable » de la formation française (Poli & Ravenel, 2010, p. 55) se vérifie à travers ce transfert de savoir-faire franco- chinois, qui est directement importé : l’ancien sélectionneur des bleues, Bruno Bini, a dirigé entre 2015 et 2017 la sélection féminine chinoise, lorsque la masculine est actuellement entrainée par Marcello Lippi. Ils ont été précédés de José Antonio Camacho et , respectivement sélectionneurs des hommes entre 2011-2013 et 2014-2016, ou de Marika Domanski-Lyfors et de Élisabeth Loisel chez les femmes (2007 et 2007-2008).

30 Si chaque type de phénomène possède son échelle spatiale propre (Reynaud, 1975), une pratique ou une action peuvent également impacter de multiples échelles. C’est le cas du nouveau sponsor de la deuxième division portugaise, le groupe Ledman Optoelectronic Co. Ltd., qui a inclus, dans l’accord, l’intégration de joueurs et d’entraineurs chinois dans les clubs portugais concernés pour contribuer à leurs formations respectives. La Liga 2 Cabovisão a d’ailleurs été renommée Ledman Ligapro. Ce groupe spécialisé dans la technologie LED est partenaire « stratégique » de la China League (deuxième division), en sus d’être l’un des actionnaires de la deuxième société mondiale spécialisée dans le sport : Infront Sports and Media.

31 Présidée par le neveu de Sepp Blatter, l’influente société d’origine suisse Infront est connue pour avoir des intérêts dans plus de 25 sports et notamment le football : elle est chargée des droits de diffusion mondiale des coupes du monde russe et qatarie de 2018 et 2022. En février 2015, un mois seulement après avoir acquis 20 % du capital de l’Atlético de Madrid, Wang Jianlin, 18e au classement Forbes de 2017 et propriétaire du conglomérat Dalian Wanda Group , rachète pour 1,05 milliard d’euros la société de

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marketing sportif Infront. Ancien partenaire de la première division chinoise, Wanda joue sur plusieurs tableaux qui convergent tous vers les meilleures armes du soft power occidental : le sport et la culture. Précurseur du football chinois, M. Wang a également conclu des partenariats avec les Fédérations internationales de basket et de football (FIBA, jusqu’en 2030, et FIFA, jusqu’en 2033). Ainsi, la Coupe du monde de basket qui se déroule en Chine en 2019, les Jeux olympiques d’hiver de 2022 de Pékin, voire la Coupe du monde de football de 2030, sont autant d’événements sportifs internationaux qui ont influencé les investissements de Wang qui organise et partage un agenda avec les autorités chinoises. En conséquence de quoi Wang appuie l’État chinois dans sa quête de rattrapage : « Nous voulons véritablement promouvoir le football dans tout le pays et encourager la nouvelle génération à le pratiquer. Le gouvernement chinois s’engage dans cette voie et, en tant que société chinoise, nous soutenons évidemment les efforts qu’il déploie » (FIFA, 2016).

32 Un dernier fait notable dans ces flux sino-européens consiste en l’ouverture, en Chine le 16 février 2017, du bureau conjoint entre la Fédération française de football (FFF) et la Ligue de football professionnel (LFP). S’inscrivant dans la « politique de représentation et de développement du savoir-faire français » (LFP, 2017), cette enclave footballistique française à Pékin n’est pas isolée, la Liga espagnole ayant ouvert dès 2015 son bureau de représentation. Les fédérations suivent ainsi l’exemple des clubs, Manchester United et le Bayern Munich en premier lieu. D’autres, dans l’attente d’une ouverture, ont d’ores et déjà signé des accords stratégiques : le FC Barcelone est notamment lié à l’université de Pékin (Guanghua School of Management).

33 À travers ces investissements, les personnes physiques ou morales chinoises deviennent de facto détentrices d’actifs stratégiques étrangers qui présentent des opportunités plurielles, spécifiquement en termes de retombées médiatiques ou politiques. Ultra-majoritaires, les capitaux privés bénéficient d’une plus grande liberté et ne sont pas soumis aux mêmes représentations extérieures qui s’inquiètent – à juste titre ou non – des stratégies d’acteurs étatiques. Pourtant, ces participations coïncident avec l’agenda politique du Congrès national du peuple. Ces entre-deux et double-jeu desservent moins qu’ils servent ces acteurs économiques qui entendent assurer de leur loyauté les autorités publiques. Ces dernières y voient à leur tour un avantage conséquent : se servir de ces utiles intermédiaires pour développer les intérêts chinois dans les pays occidentaux et par-delà, à travers le monde. Cela n’est pas sans risque, tant en Chine qu’en Europe. Pour mener à bien ce développement du football entre et hors les murs, les acteurs chinois doivent composer avec l’un des principaux maillons de cette chaine de valeur ajoutée : le joueur, qui cumule un double statut de marchandise et d’homme.

Entre Chine et international, des migrations contractuelles très onéreuses qui posent question

34 Durant le marché des transferts estival de 2016, la Chine est un peu plus entrée dans l’histoire – économique – du football en cumulant 400 millions d’euros de transferts après 160 millions en 2015 ou 100 en 2014 (Aurégan, 2017). Des noms prestigieux ont été associés aux clubs chinois les plus aisés. Davantage que ces « consommables », c’est le rang global de la compétition nationale, la Chinese Super League, qui interpelle : fondée en 2004, elle est déjà en huitième position derrière des championnats historiques, dont

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le français (Ligue 1), l’allemand (1. Bundesliga), l’espagnol (Liga), l’italien (Serie A) et l’indétrônable anglais (Premier League). Le nombre de joueurs ayant évolué ou évoluant actuellement en Chine, soient les arrivées et départs, interpelle également (tableau 1), à l’image du rattrapage général de la CSL (tableau 2).

Tableau 1 – Les transferts au sein de la CSL depuis 2007

Années Dépenses (millions Revenus (millions Solde (millions Arrivées Départs (saisons) €) €) €)

2007-2008 0,6 3,4 2,8 62 70

2008-2009 5,7 1,2 - 4,5 72 63

2009-2010 2,6 3,6 1 129 96

2010-2011 23,6 3,1 - 20,5 142 150

2011-2012 44,6 9,9 - 34,7 153 123

2012-2013 63 18,3 - 44,7 150 127

2013-2014 90,9 28,2 - 62,7 123 155

2014-2015 145,3 35,7 - 109,6 123 160

2015-2016 413,6 114,3 - 299,3 138 128

2016-2017 535,9 138 - 397,9 159 133

Total 1325,8 355,7 - 970,1 1 251 1 205 2007-2017

Source : Transfermarkt au 06/04/2017

35 Fulgurance et récence de ce phénomène se confirment par les dix montants les plus élevés des arrivées, toutes postérieures à la saison 2014-2015 et cumulant 336 millions d’euros, soit le quart des dépenses depuis 2004. Parmi ces dix dernières, six Brésiliens qui, avec 55 joueurs au total, sont autant sollicités en Europe qu’en Chine. Les trois premières places de ce classement sont effectivement accaparées par Oscar (60 millions d’euros), Hulk (55,80 millions) et Alex Teixera Santos (50 millions).

Tableau 2 – Comparatif des cinq principales ligues européennes (Big Five) avec la chinoise

Premier CSL Ligue 1 Liga Bundesliga Serie A League

Nombre d’équipes 16 20 20 20 18 20

Nombre de joueurs 501 516 551 481 506 527

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252 216 253 302 Joueurs étrangers 83 (16,6 %) 345 (66,9 %) (45,7 %) (44,9 %) (50 %) (57,3 %)

Valeur marchande 9,51 3,18 7,58 5,21 5,46 748 000 moyenne (€) millions millions millions millions millions

374,5 4,91 1,75 3,64 2,63 2,88 Valeur totale (€) millions milliards milliard milliards milliards milliards

Source : Transfermarkt au 06/04/2017

36 Si les anciens employeurs de ces joueurs professionnels d’origine brésilienne sont divers, leurs destinations sont plus homogènes. Trois clubs ressortent : le Shanghai SIPG, le Jiangsu Suning et le Guangzhou Evergrande Taobao, sextuple champion depuis 2011. Fondé en 1954 et devenu professionnel en 1993, le club cantonnais est le plus riche avec une valeur estimée à plus de 250 millions d’euros en 2016 (Forbes, 2016). Ses moyens (NEEQ, 2015) proviennent de ses deux principaux actionnaires : Evergrande Group (56,7 % depuis 2010), spécialisé dans l’immobilier, et Alibaba (37,8 % depuis 2014), géant de l’e-commerce. L’équipe, dirigée par Fabio Cannavaro qui a remplacé Luiz Felipe Scolari est d’ailleurs la seule à avoir remporté la Ligue des champions asiatique – par deux fois. Ancien sélectionneur du Brésil (2001-2002 puis 2012-2014) et du Portugal (2003-2008), ayant managé Chelsea ou deux clubs saoudiens, le Brésilien compte sur les actionnaires pour poursuivre la montée en puissance de cette institution footballistique chinoise présidée, depuis avril 2016, par Li Yimeng.

37 Davantage que ces chiffres et noms, une analyse approfondie mériterait d’être menée sur les mécanismes de recrutement chinois. Majoritairement composée d’attaquants, la colonie brésilienne exprime-t-elle, en filigrane, des structures spécifiques, des réseaux et canaux sino-lusophones ? Quels sont les agents négociant ces transferts, quelles sont leurs nationalités, et opèrent-ils tous légalement ? Raffaele Poli (2007) rappelle que ce marché « spéculatif » fait fréquemment l’objet de conflits d’intérêts, de blanchiment d’argent, de manipulations comptables et de surfacturations, d’abus de biens sociaux, voire de traite. Entre leurs statuts de « simples travailleurs sous contrat avec un club » et de « marchandises » périssables et interchangeables, ces mercenaires du sport attirés par des émoluments substantiels2 assument de plus en plus leur rôle de produit marketing et sportif. Égocentriques et égoïstes, influencés ou non, ils tracent le sillage pour les jeunes joueurs principalement attirés par l’argent, mais prennent surtout le risque de dénaturer ce sport que certains considèrent encore comme « populaire ».

Conclusion

38 La nouvelle division footballistique et internationale du travail engendre une géographie déformée de ce sport qui était encore récemment limitée à l’Europe, l’Amérique du Sud et l’Afrique. De nouveaux intermédiaires, agents, dirigeants et surtout investisseurs originaires du Moyen-Orient, d’Amérique du Nord et d’Asie ont achevé la mondialisation du football, du moins de sa financiarisation. En Chine, entre motivations, risques et enjeux, la longue marche de l’internationalisation du football chinois reste intimement attachée aux enjeux internes, mais créé des répercussions sur tous les continents où sont achetés à prix d’or joueurs et formateurs, et notamment en

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Europe – de l’Ouest. Au sein de ce centre footballistique mondial, les IDE chinois seront- ils créateurs de richesse ? Ne vont-ils pas contribuer à amplifier ce système élitiste, une « ligue fermée » où les poids lourds des championnats deviendraient intouchables, monopolisant les meilleurs joueurs et encadrements techniques ? Une déconnexion entre clubs huppés et aux faibles ressources, déjà latente, ne va-t-elle pas s’accentuer ? Vont-ils limiter les actuels déséquilibres territoriaux en créant de nouvelles dynamiques ? Ou au contraire, les accentuer, engendrant une « économie d’enclave » dépendante (Auty, 2005 ; Baran, 1989 ; Beigel reprenant dos Santos, 2016) de capitaux transitant largement par les paradis fiscaux ? Peuvent-ils provoquer des effets d’entrainement positifs (Weisskoff & Wolf, 1977) ? Des recherches géoéconomiques seront-elles menées pour évaluer la valeur retenue des IDE chinois ? De surcroît, ces investissements doivent être appréciés à travers les différentiels footballistiques, multiscalaires, qui ne sont ni l’apanage ni le fait des Chinois, et par la crise de capitalismes nationaux (espagnol et italien ici). Pour les clubs « touchés », l’objectif tient dans la conservation d’une autonomie, même a minima, qui dépendra des capacités de négociation respectives et de l’optimisation des investissements. Instrumentaliser cette exogénéité est possible, à l’image du Real Madrid qui, en plus de ses contrats avec des groupes chinois, semble utiliser le joueur Lin Liangming comme un produit marketing et comme porte d’entrée sur le marché chinois.

39 « Nous souhaitons utiliser l’histoire d’Aston Villa et son importante base de supporters pour promouvoir les produits Lotus Health et nos services plus globalement. Le scénario idéal pour nous serait de voir les fans apprécier les produits Lotus Health au sein du Lotus Villa Park, cela ferait une très bonne publicité pour les deux marques » (The Guardian, 2016). Cette déclaration du nouveau propriétaire d’Aston Villa, qui aurait pu être celle d’Emirates pour Arsenal FC, met en exergue les stratégies à finalités multiples des investisseurs chinois. De fait, les villes de Nice et Lyon sont concernées (tourisme, immobilier, hôtellerie, bassin de population et marché, stades et résultats sportifs, etc.), mais Sochaux et Auxerre aussi. Outre la qualité des formations « à la française », ces deux clubs ont l’avantage d’être très abordables et d’incarner le terroir, le vin, le tourisme et la culture. Un investissement chez les Girondins de Bordeaux ferait sens. La typologie des investissements chinois répondrait finalement à plusieurs modalités ou volontés, en fonction du contrôle des clubs (total, majoritaire ou partiel) : acquérir un savoir-faire transposable en Chine, se forger une image et se faire connaitre (en Chine notamment), se diversifier, participer à l’effort national et footballistique chinois, et/ou poser la première pierre d’une stratégie commerciale plus vaste.

40 Si un investissement peut en cacher d’autres, le pouvoir d’attraction du football ne doit pas oblitérer un éventuel « Chinese Disease », soit la création d’une bulle spéculative. À l’échelle du football, ces investissements tous azimuts et potentiellement à perte entraineraient une grave crise en Europe à même de déstabiliser ce sport et les équipes, de plus en plus nombreuses à être sollicitées par cette forme de capitalisme sauvage. Vue comme une opportunité par certains clubs européens, l’arrivée de capitaux chinois ne le sera pas pour tout le monde, les instances et les clubs historiques spécifiquement qui restent conservateurs et déjà fort critiques avec les « nouveaux riches » de Manchester City et du PSG. Après le « fair-play financier », l’UEFA devra certainement proposer d’autres méthodes de régulation pour limiter l’inflation des transferts et salaires (Besson, Poli & Ravenel, 2016). Une inflation partiellement imputable à l’État chinois et à son nouveau levier du soft power : le sport et plus spécifiquement le football.

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NOTES

1. En France par exemple, quatre joueurs extracommunautaires au maximum peuvent jouer dans la même équipe. 2. Alex Teixera Santos, joueur brésilien évoluant au Jiangsu Suning, touche 10 millions d’euros nets par an. Ce serait le dixième salaire le plus élevé de la planète football.

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RÉSUMÉS

Cet article propose une analyse de l’internationalisation des interventions chinoises à travers le prisme du football. Récentes, elles concernent autant la Chine, l’Europe, que l’échelle internationale. Couplées à une volonté présidentielle et par conséquent officielle qui vise à la promotion et à la professionnalisation du football en Chine, ces interventions majoritairement privées sont le fruit d’évolutions internes qui ont de plus en plus d’impacts sur l’extérieur. Prises de participation, achats de joueurs et de clubs, importation de savoir-faire et de techniciens présentent, du point de vue des acteurs européens du football, mais également des Chinois, de nombreux risques, défis et opportunités. Si moyens comme finalités sont hétérogènes, ils convergent tous vers une réelle stratégie étatique visant à faire de la Chine populaire une « puissante nation » du football à l’horizon 2030.

This paper analyzes the internationalization of Chinese interventions through the prism of football. Recent, they concern China, Europe, as well as an international scale. Coupled with a presidential and therefore official desire to promote and professionalize football in China, these mostly private interventions are the result of endogenous developments that have an increasing impact outside. From the point of view of European football but also Chinese, investments, purchases of players and clubs, import of know-how and technicians present many risks, challenges and opportunities. Means as goals are heterogeneous but all converge towards a real Chinese State strategy to make China a « great football’s nation » by 2030.

INDEX

Mots-clés : Chine, Europe, football, sport, investissement Keywords : China, Europa, football, sport, investment Index géographique : Chine

AUTEUR

XAVIER AURÉGAN

CRAG (IFG-Paris 8) CQEG (HEI Laval, Québec) UCL, Lille 3 EDC Business School [email protected]

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Être supporter à Saint-Étienne La géographie sociale du match de football To be a football fan in Saint-Etienne: social geography of a festive space

Stéphane Merle

1 Reconnue dans le champ footballistique et au-delà (depuis l’épopée européenne des années 1970), la fréquentation des matches de football de l’Association Sportive de Saint-Étienne (ASSE) ne repose pas seulement sur un spectacle sportif, mais sur une culture urbaine associée à des espaces-temps particuliers, plus ou moins structurés par des groupes de supporters sociologiquement et spatialement identifiés. Le stade Geoffroy Guichard situé au cœur de la ville de Saint-Étienne constitue un terrain privilégié pour saisir cette structuration spatio-temporelle de l’espace du supporter (Merle, 2004). Le football et de façon plus générale les sports d’équipe révèlent des enjeux symboliques et identitaires forts : « En favorisant les identités collectives, les sports d’équipe participent au patriotisme local et à la symbolique du territoire. Cette symbolique est visible dans les espaces publics de la sociabilité sportive, avec le stade, le siège du club et certains lieux emblématiques » (Augustin, 1995, p. 131).

2 Cette réflexion prolonge les travaux existants sur le monde du supportérisme, néologisme porté par les travaux de Ludovic Lestrelin sur les supporters marseillais (Lestrelin, 2010). Mais les premiers travaux remontent aux années 1990, d’abord en ethnologie (Bromberger, 1995), puis en sociologie, que ce soit sur le terrain stéphanois (Charroin, 1994) ou sur d’autres terrains (Mignon, 1998 ; Hourcade, 2000 ; Lestrelin, Basson & Helleu, 2013). Nous proposons ici de saisir derrière l’image médiatique d’un spectacle sportif – au sens de mise en scène animée par le soutien fort et homogène des supporters – toute la diversité sous-jacente dans l’appréhension de la fête sportive par les groupes sociaux, principalement les groupes de supporters. Nous faisons l’hypothèse que derrière la représentation sociale courante et homogène du spectacle sportif, celle d’un public uni derrière son équipe lors des matches de l’ASSE au stade Geoffroy Guichard, il se cache des enjeux, des débats, voire des conflits entre les acteurs de ce spectacle (groupes de supporters, dirigeants de club, gestionnaires du stade). Ces enjeux concernent l’organisation du spectacle sportif, donc du soutien animé par l’appropriation de rituels dans les tribunes pendant les matches, mais parfois aussi

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avant et après les matches, autour du stade ou lors des déplacements. Le terme « rituel » rappelle les nombreuses analogies entre monde supportériste et ceux de la religion ou encore de la guerre : « Le stade est le lieu central où les joueurs, les dirigeants et le public sont acteurs dans la mise en scène des affrontements. L’aire de jeu est divisée en territoires avec deux extrémités les buts, sorte de sanctuaires où il s’agit d’introduire le ballon ou d’en interdire l’accès. L’analogie entre l’affrontement territorial et la guerre est largement suggérée et modèle les perceptions » (Augustin, 1995, p. 131). En interrogeant la diversité et l’organisation du monde supportériste (dans ce lieu fermé et sanctuarisé qu’est le stade), cet article pose donc la question du contrôle de ces formes supportéristes dans un contexte local précis. L’objet stade et son organisation géographique sont au cœur des enjeux identitaires, comme l’ont déjà étudié quelques géographes, que ce soit sur l’approche des limites et des symboliques associées dans un stade, notamment entre le terrain et les tribunes (Gay, 1997) ou sur l’approche sociale et symbolique des tribunes par des schémas cartographiques (Mangin, 2001). Pour les supporters de l’ASSE mais aussi pour les simples spectateurs d’un soir, le stade Geoffroy Guichard, dont l’histoire est intimement liée au club et à la ville (Merle, 2004), vit selon plusieurs temps forts, plusieurs types de matches, plusieurs temporalités et spatialités plus ou moins visibles, plus ou moins organisés.

Dispositif méthodologique et enquête de terrain

Ce travail de terrain en géographie sociale prend appui sur les méthodes ethnographique (reposant sur une importante observation participante lors des matches : en moyenne 5 matches par saison de 1997 à 2012 dans les 4 tribunes, puis 15 matches par saison depuis 2013 en tribune populaire) et sociologique (cinq entretiens semi-directifs avec les acteurs institutionnels responsables de la gestion du stade et du club : élus adjoints au sport, responsable de la communication de l’ASSE, responsable du Musée des Verts, gestionnaire du stade à la communauté d’agglomération). Par ailleurs, diverses sources ont été exploitées pour une analyse de discours sur un plan qualitatif (articles de la presse locale et nationale, sites Internet de groupes de supporters, publications diverses de type journalistiques ou non), mais aussi parfois sur un plan quantitatif grâce aux statistiques et enquêtes menées par l’ASSE (notamment en 1994/95 et 2003/04). Ces sources demandent une approche prudente et un recul critique important quant aux discours produits par les acteurs, mais elles peuvent être riches de sens produit sur l’espace qu’est le stade, ce haut lieu symbolique sur lequel sont portées des valeurs identitaires (Merle, 2004).

Le match de football au stade Geoffroy Guichard, un supportérisme diversifié

Le poids des supporters dans le spectacle sportif à Saint-Étienne

3 Sur un plan quantitatif, le public de l’ASSE reste l’un des plus nombreux quant au taux de remplissage des stades (près de 80 % depuis une douzaine d’années, quel que soit le niveau sportif) : cela correspond à une moyenne d’environ 30 000 spectateurs, soit autour du cinquième rang français. Même en seconde division au début des années

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2000, l’affluence moyenne du stade – 20 000 spectateurs – est l’une des premières de France, devant de nombreux stades et clubs de première division. Outre les chiffres d’affluences des dernières saisons, l’ASSE gagne entre 2006 et 2009 les trois premiers « championnats des tribunes » de la Ligue professionnelle de Football1, confirmant son statut d’appartenance aux meilleurs publics de France (basé sur la réputation des ambiances du stade). Depuis, l’ASSE a nettement reculé dans ce classement, lui-même élargi à d’autres critères : animation organisée par le club (traditionnellement limitée à Saint-Étienne, en fait dévolue aux groupes de supporters), engagement par un vote des supporters (contesté par de nombreux groupes de supporters hostiles à la LFP et son image de football marchandisé). Le stade Geoffroy Guichard, surnommé le chaudron (Merle, 2004), est associé depuis les années 1970 et l’épopée des Verts aux stades très animés. Les statistiques ci-dessous attestent d’une popularité du club.

Tableau 1 – Les spectateurs au stade Geoffroy Guichard depuis 2000 (en championnat)

Saison Division Classement final Moyenne Taux de remplissage Record de la saison

2000-01 1 17e 26 486 74 % 33 783 (Lens)

2001-02 2 13e 15 873 45 % 20 442 (Istres)

2002-03 2 9e 14 934 42 % 20 089 (Reims)

2003-04 2 1er 21 898 61 % 34 792 (Châteauroux)

2004-05 1 6e 29 875 84 % 35 070 (Marseille)

2005-06 1 13e 29 155 82 % 35 352 (Lyon)

2006-07 1 11e 29 383 82 % 35 201 (Lyon)

2007-08 1 5e 29 233 82 % 34 237 (Monaco)

2008-09 1 17e 28 171 79 % 34 734 (Marseille)

2009-10 1 17e 26 331 74 % 34 342 (Lyon)

2010-11 1 10e 25 096 70 % 35 003 (Marseille)

2011-12* 1 7e 21 478* 79 %* 26 210 (Lyon)

2012-13* 1 5e 22 966* 76 %* 26 579 (Lyon)

2013-14* 1 4e 30 595* 82 %* 37 587 (Lyon)

2014-15 1 5e 32 258 81 % 39 147 (Guingamp)

2015-16 1 6e 30 328 72 % 39 550 (Lille)

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2016-17 1 8e 27 227 70 % 37 029 (Lyon)

* statistiques faussées par les travaux du stade Source : SASP ASSE-Loire

4 Pour autant, au-delà de ces chiffres, il nous apparaît important de déconstruire les mythes locaux et nationaux liés à ces matches de football et à leur lien supposé avec le contexte social et urbain stéphanois. Ainsi, toujours sur le plan de la fréquentation du stade, il faut relativiser la fidélité du public stéphanois : contrairement à de nombreux clubs (Marseille, Paris, même Lens), le public stéphanois n’a pas eu de culture d’abonnement avant les années 2000 : entre 15 000 et 18 000 abonnés depuis une quinzaine d’années grâce à une politique commerciale nettement renforcée, mais pas plus de 1 500 avant la fin des années 1990, pas plus de 10 000 abonnés au début des années 2000 (même en Ligue 1). En fait, la fidélité est plus complexe qu’une statistique d’abonnés : fréquentation régulière sans abonnement, multiplication des places VIP en loges, fixation de quotas d’abonnements par l’ASSE pour ajuster l’offre et la demande, peut-être plus que d’autres clubs puisqu’une partie non négligeable du public ne vient pas de l’agglomération ni même du département (cf. infra).

5 La fidélité du public stéphanois est souvent exagérée dans les représentations sociales, par la presse, mais aussi par les dirigeants du club, tant sur un plan local que national. La culture du club est plus qu’ailleurs celle d’un encouragement selon le jeu et l’effort produits par les joueurs, mais aussi selon la qualité du spectacle. Dans les années 1970 seuls les matches de Coupe d’Europe attiraient plus de 30 000 spectateurs. Les médias ont largement entretenu ce discours en le cadrant sur les valeurs de solidarité, de travail et de non-renoncement, elles-mêmes héritées de l’histoire industrielle locale et d’une image de ville laborieuse et solidaire dans la difficulté (Merle, 2004). Ils supposent souvent que les supporters accordent un sens unique au club, inscrit dans une représentation affective du territoire (Fontaine, 2010). Celle-ci est particulièrement valable à Saint-Étienne où la référence territoriale est exclusive sur un plan local : très peu de Stéphanois supportent d’autres clubs (sauf quelques clubs étrangers), contrairement à de nombreuses villes où le supportérisme est multiple comme ces supporters de Montpellier qui suivent aussi le club marseillais voisin (Smith, 2001). Mais cet attachement local très fort ne doit pas réduire le public stéphanois à son image de football populaire, familial : c’est un discours très construit et entretenu depuis plus de trente ans par les acteurs locaux du spectacle sportif (club, municipalité, groupes de supporters, journalistes), mais en réalité le supportérisme stéphanois apparaît éclaté au sein de la société locale.

La diversité du soutien à l’équipe locale de football

6 Au-delà de ce discours médiatique très construit et entretenu d’un public populaire pour un club populaire, il n’existe pas d’approche unique du spectacle sportif et les motivations de fréquentation du stade Geoffroy Guichard sont très variables, tant pour les spectateurs réguliers que pour les autres. Le monde du supportérisme stéphanois est un monde très éclaté, parfois même conflictuel malgré le soutien au même club : il existe cinq groupes de supporters. Cet éclatement, dont le processus débute dans les années 1980, a été identifié par les travaux sociologiques de Pascal Charroin qui

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esquisse au début des années 1990 une typologie de l’action supportériste, basée sur deux modes : affectivo-commémoratif d’un côté (les plus anciens supporters, fidèles et souvent nomades) et hédonistico-mercantile de l’autre, les plus récents et assez versatiles (Charroin, 1994). Mais cette vision est désormais dépassée, tant la diversification supportériste s’est poursuivie, notamment quant à l’ampleur prise par le mouvement ultra : nous renvoyons aux travaux de Nicolas Hourcade (Hourcade, 2000), et sur un plan local à ceux de Bérangère Ginhoux (Ginhoux, 2013).

7 Il existe depuis les années 2000 cinq groupes constitués : deux groupes ultras, Magic Fans et Green Angels (respectivement nés en 1991 et 1992), la fédération des associés supporters (constituée au départ en associations-sections dès 1970), une association dissidente de la précédente née en 2005 (l’Union des Supporters stéphanois), enfin un groupe indépendant. Leur affirmation à partir du milieu des années 1990, dans un contexte de modernisation du stade (effet Coupe du monde, remontées du club en Ligue 1) mais aussi d’effritement du mythe des Anciens Verts, révèle le poids des tendances globales au-delà d’une image d’un club spécifique : les nouveaux rites reposent bien souvent sur une appropriation de phénomènes globaux. Ainsi, les ultras stéphanois naissent dans une mouvance nationale et s’inscrivent dans les modèles européens, selon un supportérisme ultra à la française hybride entre le modèle britannique (supporters ascétiques et/ou fanatiques qui animent le stade surtout de manière sonore) et le modèle italien (groupes constitués qui animent le stade tant visuellement que par les chants). Ils répondent d’une théâtralisation expressive des appartenances sociales (Bromberger, 1995). Depuis le milieu des années 1980, à Saint- Étienne, comme à Bordeaux et à Marseille, c’est le modèle italien qui est le plus influent2 : cela entre en contradiction avec l’image du stade à l’anglaise.

8 Plusieurs études ont approché ces phénomènes ultras sur un plan local, même si elles demandent parfois une prudence dans l’interprétation des comportements, surtout quand elles relèvent des groupes de supporters eux-mêmes3. L’exemple des Magic Fans montre un ancrage, souvent délicat, dans la radicalité du supportérisme ultra, notamment quant à leur position en tribune Nord, dans ce qui est surnommé le kop en référence aux supporters de Liverpool. Ce groupe naît en juillet 1991 à l’initiative de cinq jeunes, choisissant leur nom en référence au basketteur Magic Johnson ; il s’installe en haut à droite de la tribune Nord alors que les Fighters 88, premier groupe ultra, sont installés vers d’autres barrières au centre de la tribune, concurrencés par deux autres groupes, « fan-club » et « le barbu », posant ainsi des problèmes de sécurité (mouvement de foule, bagarre possible, parfois favorisés par un passage assez libre entre les tribunes). En fait, la dynamique ultra stéphanoise suit de manière presque banale les tendances nationales, tant sur un plan quantitatif (effectifs passant de 800 environ en 1996 à plus de 3 000 depuis les années 2000 chez les Magic Fans), que qualitatif (les messages concernant plus la critique du football-business et même du club que l’identité stéphanoise) ou organisationnel (autonomie et hiérarchie du groupe dans la vie des tribunes et dans la confection des tifos). Ainsi, les deux groupes ultras stéphanois sont parmi les plus puissants de France : ils jouent un rôle important dans la vie du club, y compris lors des relations tendues à cause des débordements (perçus comme tels par la ligue professionnelle, organisatrice du championnat, donc par les dirigeants du club pénalisés par des amendes). Leur influence semble supérieure à celle des supporters « historiques ».

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9 Ce poids de groupes de supporters « historiques » constitue l’originalité du supportérisme stéphanois, principalement le mouvement des associés supporters, né en 1970 sur l’initiative du club et gardant constamment des liens privilégiés avec tous les dirigeants (mais dont le mouvement d’origine, amicale des supporters, date de 1934, impulsé par le club l’année suivant sa création). Il a pour objectif de fédérer et rassembler les supporters de l’ASSE sur tout le territoire français et même au-delà, gardant une philosophie presque immuable, toujours proche du club (à l’image de Joannès Gignoux, une figure du club et de l’association, président de 1970 à 2004). L’expression même de membres associés rappelle d’ailleurs l’ancienne composition des membres de l’ASSE (actifs, bienfaiteurs et associés), alors que l’association est membre du conseil d’administration de l’ASSE depuis le début et aujourd’hui actionnaire de la SASP. Bénéficiant de l’engouement national lors de l’épopée des années 1970, l’association compte au début des années 1980 environ 15 000 membres pour près de 200 sections. Depuis les années 1990, les chiffres fluctuent et restent dépendants des résultats sportifs : au milieu des années 1990, les statistiques retombent à moins de 7 000 adhérents, passant à 11 000 vers 2000 et 2001 en D1, puis 5 000 vers 2002 et 2003 en seconde division, avec une nouvelle hausse depuis 2004 (9 000 membres à la fin de cette année-là, 11 000 vers 2010), avant une nouvelle baisse ces dernières années à cause des décalages horaires des matches (environ 4 500 en 2017). Les bons résultats des saisons 1998/99, 2003/04 (vainqueurs du championnat de Ligue 2) ou 2012/13 (5e place en Ligue 1 et victoire en Coupe de la Ligue) ont permis de relancer des sections lointaines comme dans les DOM-TOM (Guadeloupe, Guyane, Réunion, Nouvelle- Calédonie, etc.) ou à l’étranger4. Cela est surtout le témoin de l’entretien d’une flamme verte au regard du passé sportif, même si les associés rejettent cette patrimonialisation dans les périodes difficiles pour le club : « Saint-Étienne a déjà le musée de la Mine. Il ne faudrait pas que Geoffroy Guichard devienne le musée du football » (interview du président J. Gignoux dans L’Équipe du 18 décembre 2002, dossier intitulé « Le paradis vert perdu »). Si le caractère populaire des sections locales est une constante depuis les années 1970, il n’existe pas de portrait sociologique uniforme du membre associé, et surtout aucune étude sociologique pour le définir. Simplement, ces supporters sont en moyenne plus âgés que dans les autres groupes de supporters (souvent plus de 25-30 ans), et de toutes couches sociales (du PDG à l’étudiant en passant par l’artisan et le fonctionnaire). Des transferts de groupe sont possibles, comme ces jeunes Stéphanois des Green Angels ou des Magic Fans qui lors de leur première mutation professionnelle deviennent membres d’une section de membres associés, parfois même sans mutation géographique (seulement par « maturité » dans une action supportériste devenant moins radicale). Cette diversité sociologique suscite des tensions au sein du mouvement dans les années 2000, révélant diverses approches du spectacle sportif (en opposant une vision nostalgique du supportérisme populaire en soutien à des joueurs attachés au club et à la ville à une autre vision plus mercantile en soutien à des « joueurs mercenaires »). Précisément, l’association est transformée en 2001 en une fédération des associés supporters (laissant une certaine autonomie à chaque section prise comme une association loi 1901), gérée par un conseil d’administration auquel participent dix responsables de section, deux représentants de l’ASSE (dont l’ancien speaker du stade, Edmond Teyssier, vice-président de la fédération) et un représentant de la SASP ASSE- Loire. Surtout, en 2004 et 2005, la succession de la présidence Gignoux est très tendue, provoquant même la création d’un groupe dissident, l’Union des Supporters Stéphanois (USS). L’affirmation de ce mouvement intermédiaire entre les revendications des ultras

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et la prise de position des associés est rapide au cours des années 2005 et 2006 : l’USS passe rapidement à une vingtaine de sections pour 1 000 adhérents, puis 25 sections et 1500 adhérents en juin 2006 (stabilisé à une trentaine depuis dix ans). Le dernier groupe de supporters, également intermédiaire (sans prétention ni reconnaissance médiatique), est celui des Indépendantistes, né à l’automne 1998 dans la dynamique de la Coupe du monde. Autour du noyau d’une quarantaine de personnes se structure un groupe assez ouvert, de passionnés de tous âges. Atteignant les 350 adhérents en 2001, ils sont depuis en stagnation, voire régression d’effectifs, faute d’identité forte comme les ultras : à l’image de leur position dans le stade, hésitante (tribune nord ou ouest), il s’agit plus d’entretenir une convivialité de passionnés. Cette vision du supportérisme comme animation du stade est la plus répandue dans le stade : dans la dernière enquête des publics du stade commanditée par le club, en 2004, il ressort que les motivations des spectateurs interrogés sont, loin devant, l’atmosphère du stade et la passion des Verts, cités à respectivement 77 % et 67 %, alors que la performance et le jeu de l’équipe touchent moins de 40 % des spectateurs. Le stade Geoffroy Guichard reste depuis les années 1970 un pôle d’attraction pour le spectacle footballistique à l’échelle de la France quant à la popularité du club résident, mettant en évidence le poids des déplacements de supporters.

Le poids du supportérisme à distance : l’organisation des déplacements

10 Sur un plan quantitatif, plusieurs enquêtes de fréquentation attestent de ce poids : moins d’un tiers des spectateurs est stéphanois et près de 39 % des spectateurs sont extérieurs à la Loire dans l’enquête de 2004, en provenance de 69 départements, autant qu’à la « grande époque » du club (72 départements dans une enquête du club en 1979). Bien sûr, ce sont les départements proches et sans club phare, qui sont le plus représentés (Puy-De-Dôme, Ardèche, Savoie, Haute-Savoie, Ain, Haute-Loire) ; même le Rhône est bien représenté malgré l’Olympique Lyonnais, certainement grâce aux nombreux Stéphanois installés dans la capitale régionale. Chez les membres associés, la section lyonnaise a une cinquantaine de membres (plus trois autres dans la région lyonnaise) et, même si seule la section parisienne dépasse les 150 membres (comptant certaines années jusqu’à 300 membres, autant que la section stéphanoise), les sections sont encore disséminées sur tout le territoire français, tel un maillage presque total comme le confirme la carte 1.

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Carte 1 – Carte de la répartition régionale des sections d’associés supporters de l’ASSE en 2018

Source : http://wwww.associes-supporters.com

11 Il existe une vraie stratégie d’accueil des sections à Saint-Étienne, portée par l’organisation de la section stéphanoise et par un discours sur l’esprit de famille, selon des réalités spatiales uniques en France (à l’exception du supportérisme marseillais développé en France dans les années 1980-90 mais sans la même ampleur). Pour venir au stade Geoffroy Guichard, des cars sont organisés « en diagonale », telle une étoile centrée sur Saint-Étienne, avec un système de ramassage comme en Bretagne entre les sections de Brest et Lorient, voire Avranches en Normandie (les autres « diagonales » partent de Lens, Paris, Marignane et parfois Bayonne). Pour cet accueil, l’association dispose de 1980 à 2007 d’un local sous la tribune Nord (jusqu’aux travaux de modernisation pour la Coupe du Monde de rugby, à une époque où le gestionnaire Saint-Étienne Métropole dispose d’une influence forte sur l’aménagement du stade, indépendamment ou presque de la vie du club et des groupes de supporters). L’organisation de ce groupe de supporters est presque unique en France, notamment l’ampleur du déplacement des Stéphanois eux-mêmes lors des matches de l’ASSE à l’extérieur, provoquant dans chaque stade de France une des meilleures affluences pour les matches de réception de l’ASSE.

12 Nous pouvons même parler d’un modèle supportériste repris au niveau local par les autres groupes importants de supporters : cela est une évidence pour l’Union des Supporters Stéphanois qui reprend ouvertement cette organisation, association aujourd’hui présente dans douze régions françaises. La région Auvergne-Rhône-Alpes est logiquement sur-représentée avec 13 des 29 sections en 2017, mais la dispersion géographique est assez forte (sections près de Nantes, Chartres, Metz, Avignon, Montpellier, etc.). C’est également le cas pour les deux groupes ultras qui disposent de sections en dehors de la région : par exemple les Green Angels ont des sections à Paris,

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Clermont-Ferrand, Aurillac et surtout en Ardèche, la plus importante et la plus structurée (organisant même des tournois de football entre membres, comme chez les associés supporters)

13 Dans ces groupes ultras, les activités extra-sportives sont nombreuses et structurent les mouvements : actions humanitaires, soirées pour financer l’association (souvent rembourser des amendes liées aux animations sanctionnées par la ligue et le club, principalement les fumigènes) et d’autres simplement pour fêter le sport ou une amitié. Chez les Magic Fans, l’accueil des supporters locaux et extérieurs est prévu dans un local privé, faisant office de bar, mais ce dernier est très changeant suite à des problèmes de voisinage : il se différencie bien des bars de supporters traditionnels qui ressemblent à de petits musées sur les pages glorieuses du club. Cet accueil n’a pas l’ampleur du mouvement des associés et représente plus une sociabilité masculine, débridée, d’une partie de la jeunesse locale5. En fait, malgré l’originalité de l’ampleur stéphanoise du supportérisme à distance, ce phénomène est progressivement diffusé en France, mais à une moindre échelle et pour quelques clubs, grâce à des facteurs généraux comme la multiplication des diffusions télévisuelles, les migrations de supporters et la recherche d’identité pour ces déracinés, voire l’absence de grands clubs régionaux (Lestrelin & Basson, 2004). Cette généralisation s’inscrit également dans une marchandisation du spectacle footballistique en France, pilotée par les clubs qui lancent des opérations commerciales pour fidéliser leur public, surtout à Saint- Étienne pour le public à distance, autour d’une marque ASSE (ligne téléphonique officielle payante, chaîne de télévision en septembre 2006) et d’une politique offensive pour la location des loges avec un club de partenaires (plus de 300 aujourd’hui, développant leurs relations publiques par des prestations dans l’enceinte du stade).

14 Cette diversité des sociabilités supportéristes, faite de rituels localisés mais aussi d’appropriation de phénomènes globaux, est source de tensions lorsqu’elle repose sur un contrôle marchand et sécuritaire.

Stratégies de contrôle et tensions vis-à-vis du supportérisme stéphanois

Des tensions liées aux stratégies de contrôle sécuritaire

15 Dans le prolongement de ce positionnement social et spatial des supporters, les tensions exprimées dans le stade (selon une répartition spatiale des groupes de supporters très cloisonnée dans les tribunes), mais aussi autour du stade (surtout lors des manifestations suites aux huis clos prononcées contre les tribunes populaires), enfin parfois au siège du club au centre de formation de l’Etrat (situé en périphérie nord de la ville) reposent d’abord sur les rapports entre les groupes de supporters ultras et le club professionnel. La sécurisation des stades pose la question de la violence et des tensions autour du stade puisque les lois et les interdictions se multiplient depuis 1993 (tout comme les enquêtes des renseignements généraux et les contrôles/fouilles), sur les fumigènes et les torches, sur l’utilisation des grillages comme « tribune », voire aujourd’hui à travers de longues interdictions de stade et pas seulement des amendes, repoussant donc la violence à l’extérieur des enceintes sportives. Cette violence, indéniable car constitutive du mouvement ultra même si elle n’est pas toujours revendiquée ouvertement, génère des liens tendus avec les autres supporters (qui

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jugent l’image du club ternie) et avec la presse (critique des dérapages). Suite aux nombreuses décisions d’interdiction de stade pour certains supporters mais aussi d’interdiction de déplacements pour des groupes de supporters entiers, les tensions se multiplient : outre les chants contre la ligue professionnelle de football, la photographie (figure 1) illustre bien cette importance des déplacements pour les groupes de supporters, faisant du stade une tribune pour des revendications socio- politiques.

Figure 1 – Les tribunes populaires, un espace de revendication des supporters ultras

Photographie : Stéphane Merle, mars 2016

16 De façon plus générale, depuis le début du mouvement ultra, ces groupes de supporters se revendiquent comme garants d’une animation du stade, d’un football populaire et festif. En réaction aux logiques sécuritaires et à un stade globalement plus discipliné consécutif à ce développement du mouvement ultra (vidéo-surveillance, nouveaux grillages et surtout places assises), les matches sont animés par des tifos (ensemble d’images et de chorégraphies créant une animation visuelle, souvent à partir de feuilles colorées), des chorégraphies avec écharpes, bâches et drapeaux (masquant la vue donc générant des conflits avec les spectateurs traditionnels des tribunes), des banderoles permettant de faire passer des messages, des fumigènes, des tambours et mégaphones. Ces rituels répondent souvent au spectacle sportif des joueurs, y compris jusqu’à l’excès comme ces chevauchements frénétiques lors des buts de l’ASSE, ou les sifflements et insultes envers l’adversaire. Par ailleurs, l’ambiance créée par les ultras est souvent déconnectée du match (animations indépendantes des faits de jeu, lancées par des leaders tournant le dos au terrain). Le groupe ultra fonctionne comme un ensemble de rites de passage, basés sur des émotions débridées, passant à Saint-Étienne par une fierté localiste de soutenir un club populaire et déjà couronné. Les tifos (animations visuelles) sont l’occasion d’exacerber l’identité de ces jeunes Stéphanois : une analyse de quelques slogans accompagnant ces tifos renvoie à trois grands thèmes (les résultats sportifs, la ville et son passé ouvrier, les clubs rivaux). Ils sont complétés par une importante série de chants (une cinquantaine a été recensée sur les sites Internet de supporters, dont la majorité chantée par les Magic Fans, autour des trois mêmes thèmes). La nostalgie, le soutien inconditionnel et débridé sont valorisés par opposition

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au stade moderne, sécurisé, presque aseptisé, notamment lors des dernières transformations pour les coupes du monde de football en 1998 et de rugby en 2007, ou encore pour l’Euro 2016.

17 À Saint-Étienne, la politique de gestion de ces supporters par le club est très variable : presque inexistante sous A. Laurent jusqu’en 1993, cette politique se précise sous Y. Guichard (charte du supporter après plusieurs réunions de concertation) mais tend ensuite vers une politique de répression, jugée comme un « harcèlement » (convocations, absence de réunions concertées, problèmes de location de véhicules pour les déplacements, etc.). Depuis le tournant de 1998, les relations sont très variables, tantôt positives comme pendant les débuts de la présidence d’A. Bompard grâce à une nouvelle concertation et recherche de consensus, tantôt plus crispées comme depuis au milieu des années 2000 (limogeage de l’entraîneur F. Antonetti par le nouveau président B. Caiazzo) ou au début des années 2010 (auto-dissolution des Green Angels en septembre 2013 suite à des tensions avec le club). Les deux groupes ultras stéphanois ont tendance à se rapprocher après des années de tensions entre eux (rapprochement traduit dans le stade lui-même à travers des chants « à deux voix » par alternance des tribunes), notamment face aux logiques marchandes des années 2000-2010 qui suivent et complètent les logiques sécuritaires lancées dans les années 1990 par la transformation du stade (perçues comme une forme de répression).

Des tensions liées aux stratégies de contrôle marchand

18 À l’opposé des formes de sociabilité débridées et/ou encadrées par les groupes de supporters eux-mêmes, notamment dans le cadre du supportérisme à distance, le club professionnel exerce de plus en plus un contrôle marchand des stratégies spatiales de fréquentation du stade et de ses abords. Le club mène concrètement une politique commerciale d’encadrement du spectacle sportif, traduite par divers aménagements à la fin des années 1990 et au début des années 2000 et 2010, dans le prolongement des travaux pour la Coupe du monde et pour l’Euro 2016, en réponse à des normes contraignantes (Merle, 2011). Dès 1998, l’ASSE passe un contrat avec la structure de commercialisation ISL France (devenue Havas sport) pour la gestion de l’image (panneaux publicitaires, loges et accueil VIP, création d’événements) et la gestion des partenaires. Dans la suite logique, une grande boutique des Verts est construite en 2000 avec une cafétéria au sein d’un imposant bâtiment au sud du stade. D’un côté, la boutique moderne remplace l’ancienne boutique installée dans le stade à côté des guichets. D’un autre côté, la cafétéria se veut la complémentaire des espaces de restauration traditionnels autour du stade (cafés de supporters et vendeurs ambulants, plus populaires, moins familiaux, moins jeunes, plus dispersés, adaptés à une vente rapide en chemin, où les supporters parlent du match, avant et après). Elle remplace le bar « le Stade » (tenu par un fervent supporter Raymond Jurine, accueillant supporters, journalistes et joueurs du présent et du passé), signe d’un effacement de la sociabilité traditionnelle et surtout de la substitution d’un type d’acteur à un autre. En effet, c’est – à une autre échelle économique – la holding Exodia qui achète à travers sa SCI Jean Snella un vaste terrain occupé par un garage concessionnaire automobile (qui se déplace de l’autre côté de la rue Jean Snella), jouxtant le terrain d’entraînement, puis qui fait construire un grand bâtiment coupé en deux : d’un côté la cafétéria, concédée au groupe Casino (comme les buvettes et la restauration dans les salons du stade à la filiale restauration du groupe), d’un autre la boutique des Verts, gérée en concession

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par la société parisienne de distribution d’articles de sport made in sport, appartenant au groupe Pinault-Printemps-Redoute. Nous retrouvons là une nouvelle influence du modèle anglais (Mignon, 1998) pour des clubs de football qui gèrent tout ce qui est associé au spectacle sportif : l’expression société anonyme prend ici tout son sens puisque le club est géré comme une entreprise qui doit faire du profit. Malgré des investissements importants, ces deux services marchands sont relativement rentables, surtout la cafétéria qui fonctionne très bien les jours de match, alors que les résultats de la boutique sont plus dépendants des résultats sportifs (d’où les années difficiles en seconde division de 2001/02 à 2003/04). Même si sa variabilité est assez forte, le chiffre d’affaires est globalement en hausse, dépassant les deux millions d’euros annuels (source : ASSE) en partie grâce à la vente par correspondance pour les supporters non ligériens : une bonne part de la clientèle est constituée des supporters en déplacement pour un match à Saint-Étienne. Outre les traditionnels maillots et écharpes, la liste des produits dérivés est en large augmentation, prenant pour modèle le fonctionnement des clubs anglais : ces nouveaux produits ont parfois un ancrage local comme les cuvées des vignerons du Forez spécial ASSE (70e puis 80e anniversaires en 2003 et 2013), mais rarement (source : entretien réalisé auprès du directeur commercial du club).

19 En outre, le « pool d’activités commerciales » imaginé à partir de 1998 comprend un troisième élément : le musée de l’ASSE, finalement réalisé dans le cadre du stade modernisé pour l’Euro 2016, mais dont les enjeux sont plus complexes, liés à tout un processus de patrimonialisation qui touche le club et la société en général (Merle, 2011). Il existe une attente de la part des groupes de supporters qui, connaisseurs du passé du club mais de manière indirecte (souvent trop jeunes), souhaitent rendre ce patrimoine sportif visible. Pour le club, ce projet de musée est aussi inscrit dans des réalités économiques puisqu’il constitue une autre modalité de fréquentation du stade et de ses abords, cette fois-ci au-delà des jours de matches. D’ailleurs, accompagnant cette tendance, la ville organise depuis janvier 2005, à travers son unité Ville d’art et d’histoire (mise en place en 2001 après l’obtention du label en 2000), des visites collectives régulières du stade, répondant à une assez importante demande sociale, tant stéphanoise qu’étrangère à la région (touristes de passage essentiellement et supporters à distance). Ces visites sont aujourd’hui gérées par le musée des Verts. Mais le projet de musée a connu de longs blocages dans les années 2000 et début des années 2010, que ce soit d’ordre financier, foncier (puisqu’il fallait acquérir une autre parcelle dans un quartier déjà bien occupé) ou administratif (changements de présidence qui remettent régulièrement en cause le projet). Peut-être est-ce aussi lié à une tension en termes d’image, entre un projet sportif moderne de club qui doit tourner le dos au passé et le poids de ce passé dans la notoriété du club et du stade.

20 D’ailleurs, au-delà du patrimoine sportif, reposant sur la salle des trophées, c’est tout un patrimoine social vécu, immatériel voire idéel, que le club veut mettre en valeur, tel un contrepoint – en apparence – aux logiques marchandes qui effacent les modes de fréquentation du passé en organisant la vie autour du stade. D’un côté, avec des résultats sportifs moyens et irréguliers qui rendent le spectacle sportif moins attractif, peut-être est-ce une évolution vers une manière plus individualiste de vivre le match de football, et la constitution d’une centralité commerçante aux abords immédiats du stade (cafétéria et boutique des Verts) limiterait la visibilité du spectacle sportif dans la ville. D’un autre côté, l’évolution serait celle d’un éclatement des manières de vivre le match de football, selon des sociabilités diffuses, dans divers lieux de la ville (cafés du

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centre-ville, hôtels-restaurants). Aujourd’hui, ce ne sont pas moins de 25 bars qui sont concernés à Saint-Étienne : c’est autant le signe d’une marchandisation du spectacle sportif que la traduction d’un supportérisme renouvelé dans le cadre de la ville événementielle, confirmant d’une part que Saint-Étienne reste une ville de football, d’autre part que le spectacle sportif est « déterritorialisé ».

21 En effet, autour du club gravite un système d’acteurs – pilotant son inscription dans le champ sportif et économique local – en voie de déterritorialisation, en rupture avec l’imaginaire du club populaire façonné dans la période des années 1950-1980 (celle des dix titres de champion de France). À cette époque, le système d’acteurs, centré sur la personnalité du président Rocher, repose sur une régulation assez claire, le pouvoir sportif étant aux mains du milieu entrepreneurial local, largement soutenu par la ville qui s’engage dans la modernisation du stade, tandis que les supporters sont encadrés par l’Association des membres associés. Aujourd’hui, après l’impact de la crise affairiste du début des années 1980 (puis l’échec des gestions suivantes avec le désengagement du groupe Casino) et du virage du football marchand dans les années 1990, le système d’acteurs est plus éclaté et ne repose que sur une régulation minimum et largement dictée par le marché. Le club est dans un modèle de gestion totalement entrepreneurial, sans lien avec le milieu économique local ou presque et vend des prestations de service, tandis que le monde supportériste, éclaté en cinq groupes, se positionne de manière différente sur cette gestion. L’ASSE avant tout un club « déterritorialisé » assurant un spectacle marchand alors qu’elle était perçue, parfois à juste titre, comme un club ancré dans le local, telle une émanation du mouvement sportif local, enfin très liée au pouvoir politique local. En effet, les municipalités stéphanoises successives, de tout bord politique, soutiennent le club mais sans en faire une priorité de la politique sportive (sans réel consensus entre élus de la majorité et de l’opposition). D’ailleurs Saint-Étienne Métropole, la communauté d’agglomération gestionnaire du stade depuis 2001, promeut régulièrement d’autres usages du stade (matches de rugby, concerts). En fait, la vie du stade Geoffroy Guichard ne se limite pas à cette structuration spatio-temporelle forte du match de l’ASSE : pour de nombreux élus, la légitimation du stade comme équipement vitrine pour Saint-Étienne doit reposer sur d’autres événements sportifs qui se multiplient depuis la Coupe du monde 1998 (Coupe des confédérations de football en 2003, matches de football féminin et surtout de rugby depuis la Coupe du monde 2007, le record de fréquentation du stade rénové en 2014 étant le match de rugby du 18 avril 2015 entre le voisin Clermont et les Saracens pour la demi-finale de la coupe d’Europe avec plus de 41 500 spectateurs).

Conclusion

22 Il existe des dimensions multiples au spectacle footballistique à Saint-Étienne, où à l’apparente spécificité locale héritée de l’histoire industrielle de la ville s’oppose une réalité plurielle, faite de sociabilités hétérogènes, complexes à saisir. Ainsi, les rites de la fête sportive chez les ultras reposent sur une sociabilité débridée, revendiquant un soutien organisé et inconditionnel au club, mais positionné face à une image de groupes fanatiques. La mise en scène d’un spectacle sportif par un monde supportériste éclaté, diversifié dans ses groupes et ses actions supportéristes, est donc source de tensions, de perceptions diverses par les acteurs principaux organisant la vie sportive et sociale autour de ces matches de football (club, supporters, élus). Certes, c’est d’un côté dans

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l’entretien d’une dimension patrimoniale que Saint-Étienne reste à juste titre assimilée à une ville de football, laissant paraître une image de club populaire soutenu par de nombreux supporters à Saint-Étienne et dans toute la France. Mais, d’un autre côté, la gestion sécuritaire et marchande (au sens de contrôle des pratiques débridées et d’exploitation marchande d’une image du stade et de la ville) peut apparaître en rupture avec la dimension rituelle de la fête sportive autour de l’ASSE, suscitant des tensions entre le club professionnel et l’environnement local. Ce dernier peut être représenté par les élus stéphanois, dans un contexte socio-politique où le club n’est plus maître du stade (son siège étant depuis 2006 au centre de formation de l’Etrat, en périphérie de Saint-Étienne). Mais ce sont surtout les supporters qui n’hésitent plus, même les associés supporters, à se démarquer ouvertement des politiques sportives et commerciales du club et de la ligue professionnelle de football, quitte à s’associer lors de messages de contestation comme en 2017/18 lors de l’absence de résultats en janvier ou de l’interdiction de déplacement à Monaco en mai. Cette inquiétude des organisateurs de spectacle sportif quant à la fréquentation des stades, surtout lors des déplacements tient aussi à l’extension spatiale des formes supportéristes dans la ville. En effet, l’espace du supporter est certes structuré par le stade, surtout juste avant et après les matches, mais il se décline aujourd’hui d’autres façons dans la ville, notamment dans les lieux festifs que sont les bars, sans oublier les espaces-temps cachés, souvent éphémères, qui préparent l’événement sportif (surtout dans le cas du derby où se joue un match à distance, dématérialisé, très médiatique).

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NOTES

1. Championnat instauré pour la première fois dans un double objectif (encourager le caractère festif des matches en incitant le public à créer des animations et se rapprocher du monde des supporters pour mieux répondre à leurs attentes et favoriser les comportements positifs), selon quatre critères : taux de remplissage, animations, encouragements, événements particuliers apportant un bonus ou un malus. Source : lfp.fr 2. Premiers groupes ultras en 1984 à Marseille, par opposition à un modèle britannique – plus désorganisé mais avec toujours avec un soutien exubérant par les chants et les insignes – plus influent à Paris. Certains chercheurs se sont penchés sur ces expressions identitaires complexes (Callède, 1985). 3. Le principal groupe, Magic Fans, est celui que nous avons le plus étudié, au-delà d’une analyse des sites Internet, avec notamment le livre conçu par le groupe en 2001 Magic Fans, le livre, et trois études réalisées en 2003-04 par des étudiants en Master à l’Université de Saint-Étienne : Nicolas Bissonnier, Le spectacle dans le kop nord et l’organisation des MF, Damien Clémencon, Les MF : qui sont-

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ils ? et Pierre Cordier, Les groupes de supporters ultras en France face à la répression : exemple des MF. Plus récemment, citons l'ouvrage édité par la ville de Saint-Étienne en 2006 : Le stade G. Guichard : un club, un public, un article d'historien (Dumons, 2011), mais surtout la thèse en sociologie de Bérengère Ginhoux sur les ultras (Ginhoux, 2013). 4. Sont évoquées lors de la seconde remontée en Ligue 1 en 2004 des créations de sections à New York, Sydney et en Écosse (la seule véritablement créée) ; même le député de la Loire G. Artigues, âgé de dix ans en 1975, évoque la création possible d’une section à l’Assemblée nationale. Toutes les sections sont loin d’être dynamiques, manquant de dirigeants bénévoles stables : ce n’est pas un hasard si la section parisienne, la plus puissante en dehors de la Loire, est restée importante grâce à son président fondateur, Guy Talon, en poste de 1975 à 1998, un patron de PME né dans l’Allier et implanté à Paris, devenu secrétaire adjoint de la fédération. 5. En 2000, pour 2 000 membres (après un maximum de 3 500 en 1999, après la montée en 1 re division), l’âge moyen est très bas (lycéens et étudiants en grande majorité, peu d’adhérents ayant plus de 30 ans) et les filles sont assez rares. Quant à l’origine géographique, elle est assez large : 68,1 % des enquêtés habitent la Loire, le reste dans des départements limitrophes en général (7,2 % en Haute-Loire en 5,8 % dans le Rhône). Source : Magic Fans, le livre (2001).

RÉSUMÉS

Cet article propose une réflexion sur la géographie du supportérisme stéphanois, dans et surtout autour du stade, en interrogeant la place de ce supportérisme dans les représentations de la ville et son substrat culturel et sociologique (mythe du club ouvrier par exemple), dans sa spatialité (importance des rites comme appropriation locale de phénomènes globaux, notamment chez les ultras). Derrière l’apparente homogénéité de cet espace festif, centré sur un stade où tous supportent la même équipe, se cachent des enjeux identitaires et des tensions qui dépassent le cadre du sport, notamment quant aux logiques marchandes et aux stratégies de contrôle de cette fête sportive à Saint-Étienne.

This article is about the geography of fandom in the Saint-Etienne football club, in and especially around the stadium, questioning the importance of this fandom in the representations of the city in their cultural and sociological references (myth of a working class club for example), in its spatiality (importance of the rites as a local appropriation of global phenomenons, especially for bigoted fans). Behind the apparent homogeneity of the festive space, the stadium where everyone supports the same team, identity stakes and tensions which extend beyond the sports framework are hidden, in particular for the marketing and supervising strategies of this sport celebration in Saint-Etienne.

INDEX

Index géographique : Saint-Etienne Keywords : fan, stadium, professionnal club, commodification, social geography Mots-clés : supporter, stade, club professionnel, marchandisation, géographie sociale

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AUTEUR

STÉPHANE MERLE EVS-Isthme Université de Lyon-Saint-Étienne [email protected]

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Les territoires des supporters et la place des subcultures au Paris-St- Germain Fan's territories and subculture's place at Paris-St-Germain

Gaël Rannou

1 Cet article fait écho à un questionnement déjà posé par deux sociologues ayant travaillé sur les supporters de football : Nicolas Hourcade (2002) et Bérangère Ginhoux (2014). Leurs recherches interrogent la place des supporters au sein du football qu’ils nomment « moderne » ou « business ». Mais ces deux sociologues abordent la question de la place d’un point de vue social en traitant des rôles des supporters et de leurs pratiques parfois déviantes pour les autorités. Cet article entend traiter cette problématique de la place des supporters en l’approfondissant par le prisme spatial. En ce sens, la place sera vue ici comme « un moyen d’occuper ou de faire occuper un emplacement (assignation) pour tenir une position ou rappeler la position tenue (désignation) par un ou des acteurs dans la société » (Hoyaux, 2015, p. 100-101). Cette définition recouvre les travaux de Michel Lussault, pour qui, les places « ne sont pas de simples localisations topographiques, des coordonnées dans une étendue, mais des positions spatiales. C’est-à-dire un ensemble de relations entre un placement de l’individu dans un champ social (qui contribue à définir ce qui lui est autorisé ou non en matière d’action) et les emplacements qu’il est susceptible d’occuper dans l’espace matériel » (Lussault, 2007, p. 32). Cette dernière idée incorpore la dimension spatiale et permet d’approfondir la réflexion sur la remise en cause de la place des supporters aujourd’hui.

2 Ce travail traite plus particulièrement de deux types de supporters : les ultras, constitués en groupe ou en association de type loi 1901, qui animent le stade en mettant une ambiance plutôt festive (Hourcade, 2004) et les indépendants, constitués en bandes plus informelles (Thrasher, 1963 [1927]), portés par le hooliganisme, c’est-à- dire des formes de violences physiques et symboliques que les ultras pratiquent avec moins de systématisme. Les rapports aux clubs ne sont pas les mêmes également. Tandis que les ultras français tendent à dialoguer avec les institutions sportives, les

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indépendants n’ont pas de liens étroits avec la direction de leur club d’appartenance. Ceci est dû en partie au fait que leurs pratiques sont tournées principalement vers la violence, mais aussi que ce sont des bandes informelles qui ne veulent pas dialoguer pour la plupart. Dans les deux cas, ces collectifs constituent un monde social intégrant plus largement le monde du football (Ginhoux, 2013). Ils appartiennent également à une subculture. Celle-ci renvoie plus largement à « un mode de vie spécifique exprimant une série de valeurs et de significations » (Williams, 1965, in Hebdige [1979] 2008, p. 9). Pour Nicolas Hourcade, « les ultras considèrent qu’ils forment un “mouvement”, c’est-à-dire qu’ils appartiennent à un même monde, avec ses pratiques, ses valeurs, ses règles, ses réseaux » (Hourcade, 2004, p. 37). L’idée est alors de comprendre comment ces valeurs, règles et réseaux structurent les spatialités des ultras et indépendants et en quoi ces spatialités donnent sens à ces deux mouvements.

3 Pour cela, cette recherche aura pour cadre les supporters du Paris-St-Germain. Les situations et événements qui seront relatés sont issus d’expériences de terrain vécues avec une posture de participant observateur puisque je suis moi-même supporter du PSG, impliqué dans un groupe contestant la politique suivie par le club ces dernières années. Cette participation est intellectuellement engagée (Soulé, 2007) depuis trois ans et mes années universitaires car même si elle prend le dessus sur la réflexivité en situation, elle n’empêche pas d’en faire preuve a posteriori. Cette situation d’insider (Becker, 1985) facilite le déploiement d’une approche microgéographique. Celle-ci a pour enjeu de se rapprocher au plus près des significations qu’accordent les acteurs, ici les supporters, à leurs pratiques et au monde qui les entourent, mais aussi, de mettre en perspective ces réalités à une échelle plus globale (Petit, 2012, p. 52). Pour mettre en œuvre cette microgéographie, j’ai recours à des méthodes inspirées de la microsociologie (Lapassade, 1996, p. 98) avec l’utilisation de l’interactionnisme symbolique (Becker, 1985) et de l’ethnométhodologie (Garfinkel, [1967] 2007). De ce fait, les observations de terrain en situation sont privilégiées par rapport aux entretiens formels avec les supporters.

4 Ainsi, à la lumière des significations que les supporters peuvent accorder à leur placement et à leur territorialité, l’enjeu de cet article sera de montrer que les territoires de certains collectifs de supporters du PSG, et donc leur place, semblent remis en cause par les transformations actuelles du football. Comment les supporters ultras et indépendants du PSG peuvent-ils alors conserver leur place dans un monde qui semble parfois aux antipodes du leur ?

5 Pour répondre à ce questionnement, l’article sera organisé en deux parties. La première traitera du plan de sécurité exceptionnel qui a été mis en place par les institutions en 2010 et de ses conséquences sur la territorialité des supporters ultras et indépendants. La seconde traitera du changement de direction du club et de dimension sportive avec l’arrivée du Qatar Sport Investments à la tête du PSG. Un changement qui a un impact sur les territoires et qui met en porte à faux la place des supporters ultras et indépendants dans le monde du football.

Le plan Leproux : une réponse spatiale efficace à l’insécurité au Parc des Princes

6 La démonstration qui suit a pour but d’affirmer le rôle prépondérant de l’espace dans la constitution de l’identité des collectifs de supporters. En mettant en visibilité le rapport

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que les supporters entretiennent avec l’espace, cette partie montre les conséquences d’un plan de sécurité dans la reconfiguration des spatialités et des territorialités de ces derniers. La finalité de cette partie est d’effectuer une dialectique entre la spatialité et la territorialité des supporters. L’hypothèse qui est faite est que le passage d’un régime à l’autre chamboule la constitution de l’identité des supporters faisant de celle-ci une construction labile qui se fait avec l’espace (Petit, 2014).

Pourquoi s’attaquer aux territoires des supporters ?

7 Pour répondre à cette interrogation, il est nécessaire de montrer quelles sont les constructions territoriales des supporters ultras et indépendants et qu’est-ce qu’elles signifient pour eux. L’enjeu est de montrer qu’un passage s’opère entre la spatialité et la territorialité, la place et le territoire. La spatialité peut se définir comme l’« ensemble des actions spatiales réalisées par les opérateurs d’une société » (Lévy & Lussault, 2003, p. 866). Ici, chaque supporter opère des actions spatiales en allant au stade, en choisissant un emplacement, et en soutenant son équipe. Ces actions sont constituantes de sa propre spatialité. Cependant, le supporter ou spectateur d’un match peut ne pas donner de sens à son emplacement dans une tribune alors que pour les ultras et les indépendants la construction de sa place dans un collectif territorialisé semble essentielle dans le maintien de son identité de supporter. Pour certains supporters, exister signifie se placer dans ce collectif d’appartenance et ainsi trouver un emplacement (Lussault, 2007, p. 41).

8 Les collectifs de supporters s’approprient un ensemble de lieux qui fonde leur territorialité et constitue ainsi une identité territoriale. Le stade et les tribunes ainsi que les alentours des stades pour l’avant ou l’après-match lors de l’événement sportif ; mais aussi, au quotidien, les bars et locaux associatifs de la ville du club qu’ils supportent sont autant de points d’ancrage de cette identité (Ginhoux, 2011). En effet, « l’identité utilise le territoire comme l’un des ciments les plus efficaces des groupes sociaux ; dans la mesure, notamment, où il leur confère une véritable consistance matérielle faite de signes et de symboles enchâssés dans des objets, des choses, des paysages et des lieux » (Di Méo, 2002, p. 175). Le territoire est un ciment identitaire, car il est un espace de représentation, une scène, qui permet de se mettre en visibilité en tant que supporter. Il permet la cohésion du groupe, car les supporters qui se reconnaissent dans le collectif prennent place ensemble et se rassemblent dans des lieux qu’ils territorialisent et qui deviennent des référents spatiaux de leur identité sur lesquels ils ont des prises (Joseph, 1997). En cela, le supporter qui veut devenir ultra ou indépendant s’insère dans un collectif territorialisé en pratiquant le stade, mais surtout un secteur particulier de celui-ci tout en intégrant la vie du groupe avec assiduité afin d’être reconnu, avec le temps, comme membre à part entière. Cette appropriation de secteurs du stade délimités matériellement et symboliquement est visible au Parc des Princes où une multitude de groupes ont territorialisé les virages (figure A1). En effet, les groupes ultras ou les bandes d’indépendants s’approprient des territoires chargés de symboles. Ceux-ci sont des marqueurs du territoire (Veschambre, 2004) comme les graffitis qu’il est possible de trouver dans la ville (Ginhoux, 2015) mais aussi dans les coursives des tribunes comme c’était le cas au Parc des Princes avant 2010. Il y a également la bâche du groupe qui est apposée dans le secteur que s’approprie un groupe. Elle est un symbole d’appartenance et d’identité du groupe dont le vol, par des supporters adverses, constitue un affront et une atteinte à l’honneur qui peut mener

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jusqu’à l’auto-dissolution. Ces exemples de marqueurs territoriaux délimitatifs et symboliques se retranscrivent aussi hors du stade où des lieux sont appropriés pour les avants et les après-matchs (figure A2) mais aussi plus largement dans la ville avant de se rendre au stade ou au quotidien. En effet, certains de ces lieux servent aussi à se rencontrer amicalement en groupe dans la semaine ainsi qu’à planifier des actions d’ordre différent (déplacements, violence avec d’autres groupes, etc.).

9 En effet, ces pratiques territoriales introduisent une des dimensions du mouvement ultra ou du hooliganisme. Si ces deux catégories de supporters composent une subculture, celle-ci peut être appréhendée comme un jeu pour ceux qui y participent. Ce jeu se fait avec l’espace puisqu’il s’agit de mettre en visibilité des actions spatiales sur les territoires des supporters, c’est-à-dire dans sa défense ou en empiétant celui des « ennemis ». Ces derniers peuvent être des supporters adverses ainsi que des supporters du même club comme c’est le cas à Paris. Les forces de sécurité publique et privée sont aussi désignées comme telles par les supporters ultras et indépendants. Se rendre visible dans une ville qui n’est pas la sienne peut être perçu comme une provocation par les ultras locaux car leur territoire est empiété. Il s’agit alors de défendre sa ville d’appartenance, mais aussi sa réputation d’ultra ou hooligan. Une réputation construite dans le temps avec des faits d’armes connus et reconnus dans le monde du supportérisme violent. Même s’il s’agit de violences réelles, les significations que les supporters ultras et indépendants accordent à celle-ci tournent autour du jeu pour le territoire où il y a des victoires et des défaites et où ces dernières sont assumées sans verser dans la victimisation. En effet, les règles et les codes de ce jeu sont connus des participants en amont et il n’y a pas de hasard ni d’excuse quant à sa présence dans un rassemblement pour la violence. Toutefois, la majorité des groupes ultras en France sont ambigus concernant celle-ci. Ils la condamnent officiellement pour garder la face (Goffman, 1988) auprès des institutions qui garantissent ou non leur place en tribune.

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Cependant, en coulisse, c’est un sujet qui fascine certains ultras et qui est souvent assumé.

10 Enfin, pour qu’il y ait des actes violents, il faut qu’il y ait deux groupes. Dans la plupart des cas, cette violence a lieu lors des déplacements pour voir évoluer son équipe à l’extérieur même si des conflits entre supporters d’un même club peuvent exister comme à Paris par exemple. En déplacement, les collectifs opèrent des constructions territoriales en empiétant dans la ville adverse et en s’appropriant des lieux (bars, partie d’un stade). Ceux-ci peuvent aussi être mobiles, comme dans les bus que l’on peut assimiler à un territoire de l’entre-soi avec ses hiérarchies, règles et jeux de place (Lestrelin, Basson & Helleu, 2013). C’est en déplacement que la cohésion d’un groupe se renforce, car il constitue parfois une aventure périlleuse pour certaines destinations. Les groupes se construisent une réputation lors de ces déplacements où en sous- nombre face aux supporters locaux, ils parviennent à se mettre en visibilité, se faire entendre, mais aussi gagner des bagarres qui deviendront parfois des récits épiques qui attirent les nouvelles générations qui veulent entrer dans la culture. La territorialité est donc « un balancement continu entre le fixe et le mobile, entre d’une part le territoire « sécurisant », symbole d’identité et de l’autre, l’espace qui ouvre sur la liberté, parfois aussi sur l’aliénation » (Bonnemaison, 1981, p. 256). En effet, cette identification peut parfois constituer un paradoxe identitaire, car l’individu qui s’insère dans un collectif croit satisfaire sa quête de liberté alors qu’il est parfois aliéné en ayant recours à la violence avec d’autres supporters au nom de valeurs parfois difficiles à cerner, de la sauvegarde d’une réputation dans le monde social des supporters, mais aussi pour asseoir une hégémonie sur des territoires. Cela se concrétise par une lutte des places entre les supporters, mais aussi entre ceux-ci et les institutions. Cette lutte est double : pour le territoire par le collectif et pour la sauvegarde de la place du supporter au sein de ce collectif.

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Les constructions territoriales des supporters du PSG avant 2010 : une géographie des conflits pour l’hégémonie territoriale

11 Les années antérieures à 2010 dévoilent une géographie du Parc des Princes différente de celle d’aujourd’hui. Plusieurs groupes ultras et bandes d’indépendants se partagent des territoires au stade (figure A1) mais aussi en dehors lors des déplacements. La tribune Boulogne est longtemps restée la référence en termes de supportérisme à Paris depuis 1978. Le virage Auteuil a vu la majorité de ses groupes émerger dans les années 1990. Il y a donc une différence de génération entre les deux tribunes, mais aussi une hégémonie assurée par les plus anciens qui se désignent comme les gardiens du temple. Un conflit émerge alors entre les deux camps qui sont en lutte pour le territoire à domicile comme en déplacement. Ce conflit, qui a eu plusieurs temps, a ensuite été attisé par des franges politisées minoritaires au sein de ces deux tribunes. Du côté de Boulogne, certains indépendants d’extrême droite désignent leur tribune comme un territoire blanc et nationaliste alors que les nouvelles générations d’ultras à Auteuil défendent le multiculturalisme et affichent une idéologie d’extrême gauche dans un virage à la matrice antiraciste (Hourcade, 2000). Or, l’origine de ce conflit est bel et bien d’ordre territorial. Au Parc des Princes et ses alentours, il existe des situations de tensions entre les deux camps (provocations, insultes, racisme, etc.) mais les territoires de chacun sont globalement connus et respectés quand chacun reste à sa place. Cependant, ces territoires ne sont pas toujours fixes (figure A2). Certaines situations rebattent les cartes des alentours du stade comme lors de la venue des hooligans de Twente en 2009 où des indépendants de Boulogne se trouvaient vers Auteuil (proximité avec le secteur visiteur) pour en découdre avec les Hollandais tandis que les ultras du virage Auteuil défendaient leur territoire face aux Bataves.

12 Les principaux points de tension entre les supporters de ces deux tribunes sont les déplacements où ils sont regroupés dans un même secteur. Ainsi des supporters qui ne se côtoient pas à domicile entrent en interaction directe. C’est souvent l’occasion de régler des comptes et c’est pour Boulogne l’occasion d’assurer son hégémonie en tenant en respect les autres entités, plus jeunes. Même si leur nombre peut faiblir en déplacement par rapport aux groupes ultras du virage Auteuil en plein essor, ils détiennent toujours la force avec des bandes d’indépendants qui assurent le coup de poing en interne parfois, mais surtout contre les groupes adverses. Le dicton de l’époque dévoile cela : « Auteuil chante, Boulogne cogne ». Cependant, hormis une pression exercée par certains membres de la tribune Boulogne sur les ultras d’Auteuil, les conflits majeurs prennent forme tardivement. Le premier commence avec les Tigris Mystic (TM), groupe qui était situé dans le virage Auteuil (figure A1), avec pour point d’orgue le déplacement au Mans en 2005 où une bagarre éclate entre les TM et des membres de la tribune Boulogne après deux ans de guerre froide entre les deux entités du fait de provocations diverses entre les deux camps. À partir de là, c’est l’effet boule de neige où une action répond à une autre pour mener à l’auto-dissolution des TM en 2006.

13 Cependant, l’éviction des TM n’a pas stoppé l’ascension du virage Auteuil qui grâce aux nouvelles générations a pu être représenté en nombre. Avec l’arrivée des Authentiks en 2002, le virage Auteuil s’unit et grandit tandis que la tribune Boulogne s’essouffle par manque de renouvellement de ses effectifs. En effet, les ultras du groupe Boulogne Boys voient leur place fragilisée après la mort d’un de leur membre, abattu par un policier,

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aux abords du Parc des Princes le 23 novembre 2006 ; puis avec la banderole anti-ch’tis en finale de coupe de la ligue en 2008 (« Pédophiles, chômeurs, consanguins : bienvenue chez les Ch’tis ») qui a suscité l’indignation de l’opinion publique par le biais des médias jouant ainsi un rôle déterminant dans la dissolution du groupe par le ministère de l’Intérieur. Les déplacements voient alors les groupes du virage Auteuil majoritaires alors que peu d’indépendants se déplacent avec régularité. Lors de la saison 2009/2010, les tensions sont exacerbées au stade, en particulier lors des déplacements. Les idéologies politiques prennent le pas sur la passion sur le football entre la tribune Boulogne, désignée par les autorités et les médias, mais aussi par certains de ces membres comme d’extrême droite et le Virage Auteuil où apparaissent des groupuscules d’extrême gauche.

14 À Bordeaux, un supporter proche de la tribune Boulogne qui arborait un symbole d’extrême droite est passé à tabac par des ultras du virage Auteuil. Suite à Bordeaux, les indépendants de la tribune Boulogne organisent une vengeance en déplacement à Lille en se mobilisant contre des membres du virage Auteuil, en particulier les Supras Auteuil et les Authentiks. La situation est sous tension et le conflit prend une autre ampleur, car il débouche sur la mort d’un indépendant de la tribune Boulogne lynché par des pensionnaires du virage Auteuil le 28 février 2010 en marge du match PSG/OM. En effet, malgré un dispositif policier conséquent, un groupe de hooligans de la tribune Boulogne parvient à se rendre auprès du virage Auteuil et à l’attaquer. Les ultras d’Auteuil défendent alors leur territoire. Les indépendants prennent la fuite vers leur tribune, mais un des leurs, dont il n’est pas certain qu’il fut dans la rixe, est pris à partie non loin du virage Auteuil et décédera trois semaines plus tard. À partir de ce moment- là, les pouvoirs publics et le club se saisissent de la guerre des territoires entre Boulogne et Auteuil afin que le Parc des Princes ne soit plus un espace d’insécurité.

Un plan de sécurité exceptionnel qui découpe les territorialités et les spatialités des supporters

15 Tout d’abord, les pouvoirs publics et le club ont adopté des mesures de sécurité au Parc des Princes suite aux problèmes relatés plus haut. Les mesures mises en place ciblent les ultras et les indépendants mais reconfigurent, également, les spatialités des autres supporters. La figure A1 montre la répartition géographique des groupes ultras et indépendants au Parc des Princes avant 2010, tandis que la figure B dévoile l’effet de ces nouvelles mesures dans la reconfiguration de l’espace du stade et de la territorialité des différents collectifs de supporters.

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16 En effet, les pouvoirs publics et la direction du PSG annoncent un nouveau plan de sécurité le 18 mai 2010. Il consiste à supprimer les abonnements en virage, où sont situés les ultras et indépendants ; d’encadrer les déplacements en mettant en place une carte « Tous PSG » obligatoire pour se déplacer en secteur visiteur ; et le placement aléatoire pour les matchs au Parc des Princes. Ce placement aléatoire remet en cause le régime d’allocation des places dans les deux virages du stade. En effet, il est désormais impossible pour un groupe de personnes d’être à plus de quatre dans un même virage car les places sont distribuées aléatoirement pour éviter les regroupements. Cette mesure doit permettre la mixité sociale en réunissant des individus qui n’appartenaient pas au même virage, et qui étaient pour certains en conflit (Hourcade, 2016). Ce plan chamboule alors l’ordre spatial instauré par les collectifs de supporters qui s’étaient approprié leur partie de tribune pour en faire un territoire avec leurs propres limites symboliques. Le plan de sécurité vise, donc, à déterritorialiser et à fragmenter les groupes ultras et les bandes d’indépendants afin d’enrayer la violence dans le Parc des Princes et ses alentours. Une déterritorialisation qui s’accompagne de la destruction des marqueurs territoriaux qui symbolisaient et délimitaient le territoire des ultras comme les fresques peintes par les supporters dans les coursives du virage Auteuil. De ce fait, le stade est passé d’un régime de territorialités et de territoires à un régime de spatialités et de places, distribuées de manière coercitive. Cette mesure reconfigure les spatialités des supporters car ceux-ci ne peuvent plus choisir une tribune et sont assignés aléatoirement à un emplacement. Ce n’est pas seulement leur capacité à agir sur l’espace qui est impactée par cette mesure, mais aussi leur liberté de choisir d’où ils veulent voir le match. Ce plan de sécurité s’accompagne alors de la contestation des « supporters historiques », désignation utilisée par les supporters contestataires des deux tribunes lors de la saison suivante.

17 La décision des différentes entités de supporters est de boycotter le Parc des Princes et les déplacements encadrés par le PSG lors des matchs à l’extérieur pour la saison

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2010-2011 afin de montrer que le club ne peut vivre sans ses « supporters historiques ». Leurs revendications sont de mettre fin au placement aléatoire, au programme « Tous PSG » et leur retour au stade dans les conditions antérieures. Une lutte pour l’espace et de pouvoir s’instaure alors entre les supporters et les institutions. Les supporters contestataires qui se mettent trop en visibilité reçoivent des interdictions de stade qui s’accompagnent souvent d’une amende et de l’obligation de « pointer » au commissariat lors de chaque match du PSG. Par exemple, il y a eu deux cents interdictions administratives de stade prononcées après le match PSG/Saint-Étienne en août 2010 car les supporters de la tribune Boulogne faisaient un sit-in (s’asseoir pour contester) devant l’entrée de leur ancienne tribune d’appartenance. Il en est de même pour les anciens abonnés du virage Auteuil qui ont multiplié les actions contestataires tout en étant réprimés. Cette répression accentue alors la volonté des collectifs de supporters de ne plus aller au stade supporter un club qui ne veut plus d’eux.

Le Qatar au PSG, une nouvelle géographie des territoires des supporters ultras et indépendants

18 Cette partie montre en quoi l’arrivée du fonds d’investissement du Qatar à la tête du PSG a eu un impact sur les spatialités des supporters en maintenant les mesures coercitives du plan Leproux mais aussi par son changement de dimension économique et sportive en attirant de nouveaux supporters à la place des ultras et des indépendants. Cependant, la direction du Paris-St-Germain a ensuite voulu réintégrer certains ultras contestataires afin que le spectacle soit aussi en tribune. Ce retour ravive des tensions qui datent de la période antérieure à 2010 et questionne la place du mouvement ultra au sein du monde du football.

Un contexte sécuritaire et économique qui accentue la mise à l’écart des ultras et des indépendants de 2011 à 2016

19 La venue du fonds d’investissement (Qatar Sport Investments) marque de nouvelles ambitions pour le club au niveau sportif. Le PSG entre dans une nouvelle dimension économique dès la saison 2011/2012. Les affluences augmentent alors qu’elles étaient faibles du fait du boycott des ultras et des indépendants en 2010/2011. Le spectacle sportif et l’attractivité des joueurs stars y sont pour beaucoup. Dans le même temps, les anciens pensionnaires des virages que sont les ultras et les indépendants continuent de boycotter le Parc des Princes afin de contester la politique du PSG envers eux. C’est là que réside la limite du boycott puisque en ne se réabonnant pas au moment où le club l’a de nouveau permis et en continuant à déserter les gradins, leur place a été prise par d’autres types de supporters qui viennent consommer le spectacle attrayant que procurent les nouveaux joueurs. Une nouvelle politique tarifaire est adoptée avec des prix multipliés par quatre par rapport à la saison 2010/2011 pour les billets à l’unité et par deux pour les abonnements en virage. Le Parc des Princes devient alors un lieu que l’on pourrait qualifier de métaphore de la gentrification. En effet, cette notion « présente l’intérêt de mettre l’accent à la fois sur la dynamique des divisions sociales de l’espace et sur la complexité de leur agencement, entre changement social et changement urbain. Elle désigne une forme particulière d’embourgeoisement des quartiers populaires qui passe par la transformation de l’habitat, voire de l’espace public et des commerces » (Clerval, 2010, p. 2). Si

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l’on retranscrit le raisonnement de l’auteure à l’espace du Parc des Princes, l’on peut voir que le stade serait une carte de la ville en réduction (Bromberger, 1989) ou un miroir de la ville (Mangin, 2001) car il contient les mêmes dynamiques socio-spatiales métropolitaines que Paris (Clerval, 2013). De même, le stade avant 2010 représentait également l’espace métropolitain parisien avec un virage Auteuil assimilable aux banlieues franciliennes contemporaines (multiculturelles) et la tribune Boulogne caractérisant la première génération de banlieusards et le péri-urbain. Le conflit entre les deux camps peut alors être, hypothétiquement, vu comme un échec du vivre ensemble et un symbole des fractures sociales françaises actuelles au sein de ce que l’on peut appeler les classes populaires (Guilly, 2014).

20 Avec un Parc des Princes qui se gentrifie et où il est bon de se mettre en visibilité (les stars dans les loges, les supporters en « selfie » sur les réseaux sociaux), la distance entre les anciens pensionnaires du stade avant 2010 et la nouvelle direction s’accroît encore, car les ultras et indépendants ne semblent plus trouver de sens à supporter un club qui continue à les mettre à l’écart et qui favorise l’émergence d’un nouveau modèle de supportérisme tourné vers la consommation d’un spectacle. Cela va à l’encontre de ce qu’ils désignent comme le football populaire. Il s’agirait ici d’un football accessible au niveau du prix des billets, où les supporters ont un minimum de liberté dans leurs pratiques et peuvent donner leur avis sur la direction et certaines évolutions actuelles que rencontre ce sport concernant l’aspect économique mais aussi quand il est utilisé à des fins géopolitiques. Les nouveaux pensionnaires des virages du Parc des Princes semblent disciplinés et « docilisés » (Foucault, 1975) par le régime coercitif des places mis en place par la nouvelle charte du PSG : l’interdiction de se lever trop longtemps et l’obligation d’être assis sont utilisées par le club comme un moyen de pression sur leurs supporters afin qu’ils restent à leur place sans visée contestatrice. Cela est en contradiction avec l’usage qu’ont les ultras du stade car ceux- ci se muent en contre-pouvoir des décisions que prennent les clubs et animent les tribunes de manière folklorique avec l’usage de drapeaux, de chants et en étant debout. Le modèle économique de la nouvelle direction renforce donc le mouvement de déterritorialisation des supporters déjà opéré par les dispositifs mis en place par les institutions à leur encontre. La contestation portée par le groupe « Liberté pour les abonnés » (regroupant des anciens abonnés des deux virages) puis par d’autres courants s’identifiant davantage à leurs anciennes tribunes d’appartenance continue en diversifiant ces formes. Le rachat du PSG par le Qatar permet de relancer celle-ci en faisant des questions identitaires et d’authenticité des chevaux de bataille pour les supporters notamment concernant les aspects financier et éthique.

21 Dans un contexte où les supporters parisiens sont très contrôlés, voire interdits par des mesures d’exception qui leur sont consacrées, cette contestation trouble l’ordre public. Les arrêtés préfectoraux et ministériels, pour les matches en France et en Europe, interdisant ou restreignant le déplacement des supporters, ont augmenté exponentiellement entre 2011 et 2014 faisant du PSG un laboratoire, pour le ministère de l’Intérieur, de sa politique sécuritaire dans le monde du football. Il s’agit alors quasiment des seuls supporters frappés par ce type d’interdictions ce qui explique leurs pratiques territoriales atypiques car ils se voient interdits d’accès à un périmètre particulier qui déborde sur la ville voire au-delà (les barrières de péage, périphéries). Durant quatre années, ces supporters ont dû faire avec l’espace en déployant des tactiques de contournements pour répondre aux stratégies des pouvoirs publics (De

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Certeau, 1980, p. 60-61) en tentant d’occuper d’autres territoires du fait de leur éviction du Parc des Princes mais aussi des secteurs visiteurs des autres stades. C’est le cas lors des matches de l’équipe féminine ou des équipes de jeunes du PSG ou, plus originalement, lors de matches qui n’ont pas de lien avec le PSG. Par leur placement, ces supporters n’ont pas manqué de ruse pour contourner les dispositifs de sécurité en se plaçant dans des secteurs où ils n’ont pas l’habitude de se rendre (en tribunes familiales ou latérales) forçant ainsi les institutions à s’adapter et durcir leurs législations afin de les dé-placer ou de les re-placer. Pour illustrer cela, voici ci-dessous un extrait d’un carnet de terrain tenu lors de la saison 2014-2015, pour le match Lens- PSG qui avait lieu au stade France à Saint-Denis où les supporters contestataires parisiens étaient indésirables. « Nous décidons d’être discrets et de passer par groupes de 4 personnes sans signes distinctifs de supporter. La précipitation et les stadiers débordés par la foule me font être dans le stade sans avoir subi de fouilles ni même de contrôles de ticket. C’est dans l’enceinte qu’il fut difficile de se rassembler ayant des places à des endroits différents. Les stadiers qui contrôlent les places aux entrées de chaque porte sont bien plus organisés, et il n’y a aucun passe-droit. Nous réussissons tout de même à nous rassembler après cette opération de contrôle par la connaissance que nous avons du lieu en anticipant un point de rencontre en bas de la tribune ».

22 Les supporters du PSG ont également tenté de braver les interdictions de déplacement en devenant plus indépendants dans leur logistique (arriver en petit groupe, en jouant sur la discrétion sans adopter de signes distinctifs de supporters) et en se plaçant différemment dans le stade comme il a été montré ci-dessus. Du fait de leurs pratiques, les supporters parisiens sont des précurseurs contre leur gré puisque peu d’autres supporters français ont connu le même sort hormis après les attentats de 2015 et la mise en place de l'état d’urgence.

Le PSG autorise le retour d’une partie des ultras. Une reterritorialisation et de nouveaux conflits ?

23 En 2016, le Collectif Ultras Paris (CUP) regroupant les groupes ultras contestataires qui s’identifient, pour la majorité, à l’ancien virage Auteuil voit le jour. Il parvient à échanger avec le club afin que le Parc des Princes retrouve des supporters ultras. Le club décide d’ouvrir le dialogue avec les supporters à l’encontre des pouvoirs publics peu consentants à cet égard. Cette ouverture montre que le club veut construire une nouvelle identité avec des supporters plus fervents afin de donner une image spectaculaire des tribunes en adéquation avec celle donnée ou à produire sur le terrain de jeu.

24 Cela n’était pas le cas depuis 2010 avec un manque d’ambiance progressivement dénoncé par des médias mainstream (l’Équipe, RMC) et qui semblait nuire, à la longue, à l’image du club. Les ultras réinvestissent alors les gradins au Parc des Princes lors du match PSG/Bordeaux en octobre 2016 mais aussi lors des matchs à l’extérieur. Le virage Auteuil est redevenu sectorisé symboliquement (figure C) par les différents groupes ultras qui appartiennent au CUP dont la majorité des membres se reconnaissent dans l’identité du virage Auteuil d’avant 2010 même si la plupart des groupes ont été créés après le plan Leproux hormis la K-soce Team (KST). Ce groupe est important dans la constitution du CUP par son nombre et son implication dans sa création. Il a vu le jour en 2007 et faisait partie de la nouvelle génération des Supras Auteuil. Une génération

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qui a été impliquée dans les incidents avec la tribune Boulogne. Ce groupe a désormais pris le contrôle du bas du virage alors qu’il était situé dans la partie haute auparavant montrant ainsi que ce groupe occupe une place singulière et autonome dans le CUP. De plus, ce territoire appartenait aux Tigris Mystic, ce qui semble avoir joué un rôle dans le rapprochement de ces deux entités puisque certains TM ont réintégré le virage Auteuil avec la KST. Il est possible de voir en cela des jeux de places symboliques qui s’incarnent dans les territoires puisque de la même manière que les TM étaient coupés du reste du Virage Auteuil avant 2006 ; la KST est coupée du CUP aujourd’hui de manière visible au Parc des Princes même si cela ne semble pas le cas en coulisse.

25 Cependant, si le placement aléatoire a été levé par le club et les pouvoirs publics et que les abonnements ont été ré-ouverts, ce retour s’effectue sous étroite surveillance avec une liberté de choix et d’action limitée du fait de la méfiance des pouvoirs publics à l’égard des supporters. De ce fait, avant de parler de reterritorialisation, le CUP doit négocier sa place progressivement avec les institutions en étant irréprochable au niveau de ses pratiques. En ce sens, le CUP semble en tension entre son idéal ultra et son souci de ne pas trop transgresser les règles fixées par le PSG, la Ligue de Football Professionnel et les pouvoirs publics même si l’usage d’engins pyrotechniques est fréquent depuis leur retour.

26 De plus, ce retour ne fait pas l’unanimité au sein du mouvement ultra français et parisien, en particulier pour les supporters ultras et indépendants qui étaient présents dans le virage Auteuil et la tribune Boulogne et qui continuent de boycotter le stade depuis 2010. Pour ces supporters, le retour du Collectif Ultras Paris est vu comme une trahison car il fait des concessions à une direction qui les contrôle et leur permet un retour selon leurs règles et pour leurs intérêts d’avoir un spectacle en tribune. Il s’agit pour eux d’un paradoxe que d’être un ultra au Parc des Princes, antre de la sécurité, de la coercition et du football marchand même si ce dernier existait bien avant l’arrivée du Qatar à la tête du PSG avec des investisseurs comme Canal+ dans les années 1990 ou

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Colony Capital à la fin des années 2000. Il y a donc des jeux de désignations sociales entre les collectifs de supporters gravitant autour des questions d’authenticité. Ici, les anciens groupes de supporters tendent à s’auto-désigner comme les plus authentiques répondant à l’essence d’une culture et un système de valeurs tournant autour la défense d’un football populaire. De ce fait, alors que les nouvelles générations veulent construire et vivre leur propre histoire dans un contexte différent des années 1980 et 1990, les plus anciens refusent tout retour au Parc des Princes. Pour illustrer cela, un extrait du dernier communiqué de la tribune Boulogne datant du 2 octobre 2017 est explicite dans un contexte où des supporters veulent s’installer dans la tribune pour y mettre l’ambiance : « Pour nous, le boycott demeure d’actualité. La Tribune Boulogne a toujours été animée d’éléments composites et indépendants. Si certaines factions de la tribune se retrouvaient dans un mode de supporterisme organisé, d’autres se retrouvaient dans un mouvement libre de toutes structures. Il est inconcevable de se plier aux desiderata du club. Le PSG impose des conditions d’animation de la tribune à rebours de notre vision du supportérisme. Il est inconcevable par exemple de voir ses banderoles examinées par un comité de “censure”. La Tribune à toujours été réunie autour de deux piliers l’amour du PSG et notre liberté. Ces principes sont intangibles pour nous. L’un ne peut aller sans l’autre. Devenir des supporters officiels régis par une série de mesures arbitraires, très peu pour nous. Sans liberté, la tribune Boulogne n’a pas de raison de vivre […] ».

27 Ce communiqué montre que les pratiques des anciens supporters de la tribune Boulogne, mais aussi d’une partie des anciens ultras du Virage Auteuil, semblent obsolètes du fait de structures coercitives restreignant la liberté des supporters, une valeur à laquelle les « supporters historiques » sont attachés avec la problématique que cela comporte quand il y a des débordements d’ordre violent ou politique. Pour ces supporters, qui se sentent déterritorialisés, il faut abandonner leur passion pour le PSG, du moins ne plus pratiquer le stade, ou se reterritorialiser dans un ailleurs plus conforme aux valeurs et aux pratiques des individus en question, souvent dans d’autres clubs européens en tissant des amitiés personnelles avec d’autres ultras. La négociation de la place ou la perte de celle-ci montrent que les recompositions des spatialités et des territorialités ont un impact sur l’identité d’un individu ou d’un groupe. En choisissant de délaisser leur ancien territoire, ces supporters délaissent aussi une part de ce qui faisait leur identité et de ce qui permettait d’exister au sein de leur monde social spécifique.

Conclusion

28 Cet article montre que les supporters ultras et indépendants construisent des territoires qui cimentent leur identité, donc leur existence dans le monde du football. En opérant un passage conceptuel entre la spatialité et la territorialité, puis entre la place et le territoire, il est possible de voir qu’ils mettent en sens leur monde, mais que cette mise en sens semble remise en cause aujourd’hui. En effet, les collectifs de supporters forment un mouvement car ceux-ci évoluent dans le temps au gré des conflits. Cette notion de mouvement permet d’aborder les changements sociaux aussi bien que spatiaux que connaissent les ultras et indépendants. En étant remis en cause (et en place) par les institutions du fait de pratiques parfois violentes, ce mouvement évolue socialement car il doit s’adapter aux nouvelles normes imposées par celles-ci.

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Cette adaptation s’opère avec l’espace par des jeux de placement et de re-placement, puis des mouvements de territorialisation, déterritorialisation et reterritorialisation qu’effectuent les supporters en interaction avec les institutions (Raffestin, 1986). Cette lutte des places qui se généralise entre les supporters et les institutions, montre que la place des ultras et des indépendants est mise en cause voire menacée dans ce monde du football en pleine mutation.

29 L’exemple du Paris-St-Germain a permis de dévoiler au moins deux réalités qui entourent le monde du football et qui posent problème aux supporters ultras et indépendants. Une sécurisation croissante du stade associée à une nouvelle ère économique a entraîné une lutte des places entre les collectifs de supporters ultras et les institutions dans un contexte où les conflits entre les supporters du PSG avant 2010 étaient ingérables. Cette lutte a été une opératrice de nouvelles territorialités, notamment, dans les pratiques de contournements des supporters. La coercition des places qui a lieu par la mise en place de dispositifs depuis 2010, couplée à un changement de dimension du club avec l’arrivée du Qatar à la direction du PSG, entraîne une remise en question, par les supporters, de leurs pratiques débouchant, parfois, sur leur re-mise en place dans d’autres lieux. Dans chacun des cas, ces collectifs justifient leurs choix autour d’un système de valeurs ayant trait à l’authenticité. Chacun désigne l’autre comme ayant des valeurs frelatées et chacun s’auto-assigne à une place qu’il tient comme cohérente au sens qu’il donne à ses pratiques. Il y a, d’un côté, des groupes qui s’auto-assignent à ne plus aller au Parc des Princes en s’auto- désignant comme garants de la « véritable » identité des supporters à Paris, celle-ci étant opposée selon eux à celle qu’essaie d’insuffler le club. D’un autre côté, des jeunes ultras sont prêts à discuter avec le club et tentent de reterritorialiser le virage Auteuil après que les anciennes générations d’ultras de ce virage aient été déterritorialisées, afin de vivre leur propre histoire mais d’une manière et à une époque différentes. Chacun des collectifs et des individus qui y appartiennent donnent donc un sens au monde du football aujourd’hui et choisissent ou non de négocier une place en son sein afin de construire une identité collective et territoriale stable, mais qui reste labile du fait des jeux de pouvoir avec les autres acteurs.

30 Ici, les subcultures liées au supportérisme ne peuvent se maintenir dans le monde du football qu’au prix d’une négociation de la place et de l’identité avec les institutions. Concernant ceux qui se désignent comme les « puristes », leurs jours semblent comptés car ils seront de plus en plus écartés des stades du fait de pratiques étiquetées comme déviantes (Becker, 1985) en délaissant une part de leur identité. S’ils veulent conserver celle-ci, ils devront alors négocier leur place avec les institutions comme c’est le cas du Collectif Ultras Paris qui est en tension entre plusieurs exigences à savoir l’usage de codes transgressifs de la culture ultra tout en respectant les règles mises en place par le club et les pouvoirs publics.

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RÉSUMÉS

Cet article prend pour objet les subcultures liées au monde des supporters à savoir les ultras et les hooligans du Paris-St-Germain. Par une approche microgéographique, il s’agit de montrer que leurs constructions territoriales ainsi que leur place sont remises en cause par les institutions. À partir d’un travail empirique effectué au sein des supporters du PSG en tant que participant observateur, le matériau constitué ici démontre que les recompositions spatiales induites par des mouvements de déterritorialisations/reterritorialisations ou de dé-placements/ re-placements effectués par les institutions mettent en jeu l'existence de ces subcultures dans le monde du football mondialisé et constituent un problème social.

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This article deals with subcultures related to the world of football fans, mainly, the ultras and the hooligans of Paris-St-Germain. Through a microgeographic approach the aim is to show that their territorial constructions and their place are challenged by the institutions. Based on an empirical work carried out with Paris-St-Germain fan's as a participating observer, the material constituted here demonstrates that the spatial recompositions induced by acts of deterritorializations/ reteritorializations or displacements / relocations carried out by institutions jeopardize the existence of these subcultures in the world of globalized football and are a social problem.

INDEX

Keywords : Paris-St-Germain, football, stadium, fans, place, identity, territory Mots-clés : Paris-St-Germain, football, stade, supporters, place, identité, territoire Index géographique : Paris

AUTEUR

GAËL RANNOU

Université Bordeaux Montaigne UMR 5319 PASSAGES [email protected]

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Entre les foot-ball lillois, quelle bataille du milieu urbain ? Football codes and the “midfield battle” in urban space

Vincent Gaubert

1 L’évolution du monde sportif offre un véritable terrain d’étude aux chercheurs. Ce phénomène, régulièrement soutenu par de multiples innovations, touche de nombreuses « familles » sportives. En résultent la création ou le développement accru d’activités physiques et sportives, qui subissent alors un processus de sportification ou maintiennent – parallèlement ou exclusivement – leur dimension ludo-sportive, entretenue alors par des sponsors et des entreprises privées, au détriment d’associations et de fédérations.

2 La « famille du football » n’échappe pas à cette tendance. Les intégrations du futsal et du beach soccer dans les instances régulatrices du football en témoignent, tout comme la persistance des formes autorégulées de jeu « balle au pied » ou l’apparition de nouvelles pratiques ludo-sportives telles le Jorkyball, le football indoor, le futnet, le teqball, le footgolf, le snookball, le walking football... Cette fécondité invite davantage à parler de « famille des foot-ball1 ». Pour autant, cette filiation n’est pas gage d’une uniformisation des situations respectives. Ainsi, l’essentiel de ces foot-ball gravite toujours autour du système sportif (Darbon, 2014) et aussi bien ces pratiques « satellites » que le trio institutionnalisé football-futsal-beach soccer, ces différents foot-ball n’évoluent pas dans la même division et la géographie permet de rendre compte de ce gradient.

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Photographie – Terrain de football indoor

3 En s’appuyant sur leurs pratiquants, leurs organisations ou leurs équipements, les outils et les méthodes géographiques permettent de hiérarchiser certaines cultures sportives, de les classer, de même que celles-ci distinguent entre eux les athlètes, les nations ou les clubs, comme l’ont montré à différentes échelles les études comparatives2. Or ces entreprises n’ont pas encore concerné les foot-ball3. La difficulté de cette tâche réside principalement dans l’éclatement de cette famille sportive, lequel, au-delà de l’hégémonie du football et du caractère juvénile d’autres pratiques « balle au pied », ne permet pas un traitement comparativement viable entre toutes. Le football indoor ou foot 5 va au-delà d’un tel constat. S’il se rapproche en certains points d’autres small-sided football (futsal et beach soccer en tête), le football indoor s’en distingue essentiellement par la nature de son offre4. Celle-ci demeure majoritairement assurée au sein de structures privées du secteur marchand, dont le nombre s’élève à un peu plus de trois cents unités en 2017 sur le territoire français.

La pluralité sportive, une problématique étroitement liée au milieu urbain

4 L’apparition de ce nouvel acteur accentue tant la multiplication que la diversification des prestataires sur le marché du ballon rond, entraînant par là même une redistribution des cartes. L’espace géographique devient alors un terrain où le développement d’une culture sportive passe nécessairement par un déploiement optimal de celle-ci, dès lors qu’elle fait l’objet d’une offre de services. Une certaine conquête territoriale est admise entre les cultures sportives, qu’elles soient issues ou non d’une même famille, le géomarketing se muant pour ce faire en un outil déterminant (Ravenel, 2011). Au regard du contexte socio-culturel actuel (Montchaud & Dantin, 2011), et compte tenu des dynamiques propres à chaque foot-ball, la mise en valeur de la notion de pluralité du jeu « balle au pied » semble dorénavant une question prégnante.

5 Par conséquent, cette étude souhaite mettre l’évaluation du football, du futsal et du football indoor au cœur de son questionnement, particulièrement quant à la manière dont leur offre de services se situe et se coordonne sur le terrain géographique. Dans ce

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match, ces foot-ball ont-ils fait, ou font-ils office : d’adversaires, face au modèle sportif fédéral ? De coéquipiers, par leur disposition à s’intégrer au système sportif ? D’arbitres, en assurant un chaînon manquant entre les sports et les pratiques autorégulées ? Ou d’entraîneurs, vers une conception du sport moins basée sur la compétition ?

6 La sélection de ces trois cultures sportives se justifie par les possibilités que propose l’existence de prestataires de services aisément identifiables. Chacune de ces pratiques implique en effet un espace et une structure d’accueil (le complexe et le club) clairement définis et quantifiables, à l’inverse d’autres foot-ball. Le maillage territorial de ces « lieux sportifs » laisse alors entrevoir un niveau d’équipements et de clubs qui varie selon la place au sein de la hiérarchie urbaine (Bale, 1989, p. 78-79) et de la sorte, « [l’] explication des localisations se trouve d’abord dans le système des villes, dans les relations que celles-ci entretiennent au sein d’une hiérarchie multi-échelle » (Augustin, Bourdeau & Ravenel, 2008, p. 71). Théoriquement, les espaces situés en haut de cette hiérarchie sont censés concentrer les équipements les plus rares et les équipes de premier rang, bien que des écarts à cette règle, notamment en termes de performance, soient légion d’une discipline à une autre, la « glorieuse incertitude du sport » faisant sporadiquement son œuvre. Néanmoins, dans un environnement homogène, et indépendamment du niveau sportif, il serait particulièrement étonnant de retrouver un club de football et de futsal dans un village de deux cents habitants. Cette question de l’équipement et a fortiori de l’implantation de la pratique se cristallise pour le football indoor. De par leur positionnement, les sociétés ou entrepreneurs qui investissent ce marché, en qualité de prestataires marchands, ont des objectifs et des finalités qui divergent de celles des associations sportives. Ils sont à la recherche d’un positionnement rentable économiquement et la création d’un point de service est dictée par des conditions d’apparition précises. Aussi, si une dizaine de jeunes ont envie de créer leur club dans une commune, l’ouverture d’un complexe de football indoor est une « affaire » qui mobilise d’autres enjeux, extra-sportifs, nécessaires à son bon fonctionnement. L’évaluation du potentiel d’un espace est partie intégrante de ce service. Or ces opportunités de développement se retrouvent principalement dans les principaux bassins de vie (Gaubert, 2015).

7 Dès lors, il est facile d’observer la propension de cette présence conjointe (offre de football, de futsal et de football indoor) à se localiser dans les agglomérations les plus peuplées, celles qui figurent au sommet de la hiérarchie urbaine (figure 1). Ce triptyque, qui concerne soixante-six agglomérations, est globalement absent en deçà du seuil de 50 000 habitants quand il devient la norme pour les agglomérations quatre fois plus peuplées.

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Figure 1 – Cultures sportives « balle au pied » et hiérarchie urbaine

8 En raison de la présence conjointe, et en nombre, des prestataires des trois offres étudiées, une unité urbaine comme celle de Lille constitue de ce fait un terreau favorable à l’analyse comparative en milieu urbain de ces cultures sportives, avec ses 95 sections football, 21 sections futsal et 8 complexes de football indoor (figure 2). Sur ce terrain, la géo-histoire de ces jeux-sportifs a été étudiée, et ce, en combinant à la fois les outils qualitatifs, avec une quinzaine d’entretiens et un recensement auprès de l’ensemble des associations sportives de football comme de futsal, et les outils quantitatifs, avec une veille statistique pour établir les cycles de vie de ces clubs fédéraux et des structures de football indoor. Dans cette rencontre à trois, l’approche systémique utilisée permet alors la mise en relief d’une géographie locale des offres sportives « balle au pied ».

Figure 2 – Localisation des clubs sportifs et des complexes de football indoor dans l’agglomération lilloise en 2016

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Des offres de services diffuses dans le temps

9 De prime abord, on remarque que ces cultures sportives suivent sensiblement la logique numérique observable à l’échelle nationale : le football est l’offre la plus importante et la mieux répartie sur le territoire avec seules quatre communes – sur cinquante-neuf – sans club (figure 3). Cet ancrage est par ailleurs profond : jusqu’au dernier quart du XXe siècle, il n’y a clairement pas de match, aussi bien entre ces trois cultures sportives « balle au pied », qu’entre le football et d’autres sports collectifs, rugby en tête. Le Nord est en effet une des places fortes du football français et après les créations pionnières de clubs dans les centres démographiques et industriels de Lille, Roubaix et Tourcoing à la fin du XIXe siècle, le football se diffuse rapidement dans le reste de l’agglomération (Chovaux, 1999). La proximité de l’Angleterre a donné lieu à de nombreux échanges, principalement économiques, avec la France, lesquels ont favorisé le développement des pratiques issues du système sportif. Cinq ans après la fondation de la Ligue du Nord de football, l’agglomération lilloise compte alors 79 clubs, majoritairement concentrés sur les trois noyaux urbains (58 %) et leurs communes limitrophes.

Figure 3 – Cycle de vie et diffusion du football dans l’agglomération lilloise

10 La proportion de villes de l’agglomération hébergeant au moins un club est alors légèrement supérieure à 45 %, preuve d’une diffusion déjà bien entamée à l’issue du premier quart du XXe siècle. L’enracinement du football s’étend progressivement à l’ensemble des communes du district Flandre. Jusqu’aux années 1980, Lille est bien une terre d’un seul sport « balle au pied », le football. Ce dernier n’est absent qu’à de rares exceptions, essentiellement sur la petite dizaine de communes très faiblement peuplées, qui ne présentent pas un profil permettant l’accueil et la pérennité d’un club de sport collectif tel que le football5. En comparaison du cycle de vie « national », « […] l’histoire du football nordiste, sans se confondre avec celle du football français, en adopte au moins le rythme et valide les propositions formulées… » par Pierre Lanfranchi et Alfred Wahl (Chovaux, 1999, p. 521). Ce rythme se retrouve pareillement à l’échelle d’autres régions, comme la Franche-Comté (Grosjean, 2003), non sans que chacune d’elles possède ses particularismes. L’arrivée d’une autre forme de jeu « balle au pied » en est un,

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contemporain, n’affectant qu’à la marge les effectifs de prestataires de services, mais qui constitue, par sa précocité et la place octroyée, la signature de la ligue septentrionale par rapport à la majorité de ses homologues métropolitaines.

11 Bien que le futsal soit présent sur le continent européen depuis les années 1970, la France ne constitue pas pour lui une terre d’asile (Gaubert, 2014). Pour autant, la région des Hauts-de-France va une nouvelle fois profiter de sa situation géographique, et notamment de sa proximité avec les foyers sportifs pour développer ce « second » foot- ball, arrivé, lui, d’Amérique du Sud. À l’influence des Britanniques et des échanges transmanche de passeurs pour le football (Wahl, 1989 ; Goldblatt, 2006 ; Dietschy, 2010) va succéder celle des clubs et éducateurs belges pour le futsal (Moreau, 2010). Près de deux décennies après son apparition outre-Quiévrain, le futsal entame de la sorte une percée dans le district Escaut, au sud du département du Nord, avant de se diffuser aux communes de l’agglomération lilloise. La diffusion de la pratique sur le territoire du district Flandre ne va toutefois pas se calquer en tout point sur celle du football. Alors que les premiers clubs de football lillois naissent d’une logique démographique et hiérarchique, un certain déterminisme géographique semble conduire la phase d’introduction du futsal, ou du moins ce dernier tend-il à supplanter la seule logique de hiérarchie urbaine : Lille, capitale régionale largement affirmée au début des années 1990 ne possède ainsi aucun club dans l’élite locale du futsal. Lors du lancement de la première édition du championnat de football en salle en octobre 1992, un schisme spatial entre nord et sud, favorisant dans l’Escaut la présence de clubs du Valenciennois, se reproduit en (district) Flandre (figure 4). De cette manière, le futsal semble comme aimanté par la pratique belge, ce que cautionnent les nombreuses passerelles érigées entre les acteurs des deux pays au fil des années : le passage des joueurs d’un championnat à l’autre (Ligue du Nord-Pas-de-Calais de football, 1996a), profitant des largesses ou des failles règlementaires6, l’opposition entre équipes belges et une sélection entièrement composée de joueurs issus d’Escaut et de Flandre (Ligue du Nord-Pas-de-Calais de football, 1996b), enfin et surtout, les premiers contacts internationaux établis par l’équipe de France, lesquels aboutiront aux premières rencontres amicales face à la sélection belge.

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Figure 4 – L’introduction du futsal dans les districts Escaut et Flandre

12 L’histoire du futsal nordiste, comme sa géographie, sont indissociables de celles de ses homologues belges durant cette phase d’introduction. Le sont-elles tout autant avec celles du football nordiste ? D’emblée, on rappellera que le foyer de diffusion de la pratique diffère, l’exception lilloise, de taille, tempérant tout rapprochement péremptoire. Les deux autres pôles initiaux, Roubaix et Tourcoing sont toutefois encore présents et assurent conjointement le rôle de locomotives du futsal lillois. Dans leur sillage, c’est le « nouveau venu » villeneuvois qui complète alors le triangle fort de l’offre de futsal. À compter de la saison 1995-1996, les clubs de la commune lilloise entrent progressivement dans la compétition et recentrent alors la géographie du futsal.

13 De plus, si l’intégration du futsal dans les offres de la Fédération française de football au tournant des années 2000 a contribué à un début d’homogénéisation de la pratique à l’échelle nationale, sa géographie reste largement tributaire des aléas du terrain. Si ceux de l’agglomération lilloise lui permettent une existence certaine, cette dernière n’est pas comparable dans les mêmes proportions avec celle du football. Par conséquent, la géographie du futsal raconte bien « un » foot-ball, plutôt qu’un décalque du football. En outre, il est difficile de voir dans la présence du football un frein au développement du futsal, toutes les créations de clubs de futsal s’effectuant sur un terrain déjà dominé par le football. Plus que ce dernier, la présence des autres sports de salles joue un rôle déterminant dans la faible expansion territoriale du futsal. Dernier arrivé sur la carte sportive après le basket-ball, le volley-ball et le handball, tous bien implantés dans l’agglomération, le futsal est souvent le moins privilégié en matière de créneau et d’accès aux enceintes municipales malgré les potentialités structurelles qui existent. En résulte une incapacité à déployer ne serait-ce qu’un club dans la majorité des communes de l’agglomération. Le football ne rencontre quant à lui qu’une

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concurrence modeste de la part du rugby pour l’accès aux terrains de grands jeux et bénéficie en cela d’un environnement plus propice à sa large diffusion. Ce plafond de verre cantonne les clubs de futsal aux seuls noyaux urbains. Au regard de ces inconvénients encore majoritaires, la pratique ne connaît pas le développement soudain du football, ni la même diffusion à l’ensemble des communes de l’unité urbaine : sur ses dix premières saisons, le futsal ne s’est développé que dans vingt-deux municipalités, et ce, sans effet particulier sur l’offre de football, puisque les deux foot- ball sont clairement invités à cohabiter. Le développement des quelques clubs de futsal est donc illusoire sur cette période de cohabitation duale, renforçant la précarité de la pratique dans son ensemble, alimentée par la faible constitution d’équipes féminines ou de jeunes pour assurer le renouvellement des effectifs, les joueurs à l’origine de la fondation des clubs de « première génération » peinant à trouver des successeurs. Au bon endroit, mais au mauvais moment, telle pourrait se résumer la donne du futsal lillois. Ce dernier investit bien un lieu propice, le milieu urbain, où la disponibilité des salles – nonobstant celles des créneaux – lui assure les conditions sine qua non d’un développement. Pour autant, l’emprise que prend cette culture sportive « balle au pied », y compris au niveau de sa fédération de tutelle, semble encore nettement restreinte et timorée. Durant sa période de croissance, au début des années 2000, l’offre de futsal est de fait rapidement prise entre deux « jeux » : le poids écrasant du football dans l’unité urbaine qui se maintient (malgré la diminution du nombre de clubs, essentiellement en football entreprise), et l’émergence du football indoor.

14 Avec ses huit centres de pratique, l’offre locale de football indoor est prolifique. Pourtant, il a fallu attendre 2015 pour que l’une des trois communes les plus peuplées de l’agglomération (Lille, Roubaix et Tourcoing) voit l’installation d’un centre quand elles continuent d’accueillir la plus grande partie des prestataires du service football ou futsal, pour le développement desquels ces villes ont joué un rôle majeur. La question de la conception marketing du jeu « balle au pied » est ici directement et clairement posée, et pourrait remettre en cause, à terme, la recherche du « compromis permanent entre l’efficacité et l’équité géographique » (Ravenel, 2011, p. 396), principe propre à l’institution fédérale et ses relais. À contre-courant des stratégies géomarketing des acteurs non marchands, la logique de localisation du football indoor et de ses prestataires cible délibérément des zones spécifiques du tissu urbain, en jouant sur les forces et faiblesses de leurs congénères. Au modèle d’implantation des équipements sportifs publics, comme les terrains et les salles, dont la vocation première est d’être accessible à tous, en particulier aux groupes scolaires (Falcoz & Chifflet, 1998, p. 18 ; Augustin, 2007, p. 128-134), succède celui de ces nouveaux espaces indoor, qui participent à une nouvelle territorialisation sportive, périphérique (Augustin et al., 2008, figure 1, p. 18). La ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq, édifiée à l’est de Lille dans les années 1970, en est le symbole, suite à l’implantation de la première structure dédiée au football indoor. Les phases de croissance et de maturité de ce service ludo- sportif n’ont fait ainsi que confirmer cette tendance originelle d’implantation en périphérie des trois noyaux urbains de Lille, Roubaix et Tourcoing7, non sans une certaine méconnaissance des communes visées envers les cultures sportives instituées. Celles-ci restent, aussi bien dans ces villes qu’à l’échelle de l’agglomération, les forces vives des jeux-sportifs « balle au pied ».

15 Si l’on observe bien un agrégat d’offres sportives « balle au pied » au sein de certaines communes, il ne faut toutefois pas raisonner uniquement à travers cette variable des « communes d’implantation ». Les complexes de football indoor et les clubs sportifs des

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cultures sportives instituées cohabitent certes au sein de territoires municipaux, mais sans que cela entraîne nécessairement la disparition d’un type de service sportif. Une des raisons explicatives relève peut-être de la logique de localisation bien particulière, standardisée, des complexes privés au sein de ces communes. Au-delà du gain d’espaces finalement peu habités mais stratégiques, le football indoor investit des espaces où le football et a fortiori le futsal ne sont pas particulièrement présents : ses structures de jeu se concentrent sur une zone géographique très restreinte mais particulièrement dynamique, matérialisée par la présence de parcs d’activités, de zones industrielles, commerciales ou de transports au sein desquels ces primo-prestataires se sont implantés, profitant de ce fait des zones d’ombre que la couverture spatiale du football fédéral laisse entrevoir. La stratégie géomarketing globale initialement entreprise par les sociétés de football indoor n’a donc pas pour objectif premier le démembrement du secteur associatif8. La réflexion et les buts à atteindre, assimilables plus ou moins au système sportif (organisation de compétitions, formation et éducation des jeunes joueurs…) ne s’articulent que dans un second temps. C’est donc bien une logique de diffusion propre au système ludo-sportif qui se dégage nettement, renforçant là encore une forme géographie spécifique. Cette diffusion, non plus des centres vers les périphéries mais des périphéries vers les centres, n’est pas exclusive au football indoor et rentre dans la constitution d’un « triangle des loisirs » avec la commune de Lille pour centre de gravité (figure 7). Y participent de multiples structures ludo-sportives récemment implantées sur le territoire, comme auparavant les centres de raquettes (badminton et squash), ou désormais les structures artificielles d’escalade, les salles de (re)mise en forme ou les complexes de padel. De fait, c’est bien en référence aux complexes « antérieurs » et non au « potentiel de club sportif présent » que les structures locales ont basé leur stratégie les unes après les autres. L’adaptation à ce qui les précède, à travers la recherche d’une localisation conjuguant éloignement des autres centres et proximité avec les bassins de pratiquants potentiels, est de la sorte mise en œuvre et dessine bien la géographie du football indoor lillois.

Un football qui maintient sa domination

16 À en juger par l’évolution des offres de services (figure 5), l’effacement soudain du football au détriment d’un ou de ces nouveaux foot-ball ne semble pas à l’ordre du jour : celui-ci continue de voir son nombre de clubs baisser mais sans pour autant perdre du terrain, le nombre de communes disposant d’un club étant stable. Le futsal, lui, voit sa lente progression stoppée, sans qu’elle soit parvenue à mailler l’agglomération, puisqu’au plus fort de sa diffusion, le futsal n’est présent que dans un tiers des communes de l’unité urbaine. Ce tassement malmène l’éventualité d’un principe de vases communicants entre les pertes du football et les gains du futsal, celles-ci n’étant assurément pas à mettre sur le compte de ceux-ci, aussi bien durant la phase d’introduction que de croissance des clubs. En effet, lorsque ces deux cultures sportives entament leur cohabitation au début des années 1990, le futsal n’a en rien modifié la donne sur les prestataires de services du football. Ces derniers n’en ont profité, en outre, qu’à de rares exceptions pour investir ce nouveau sport par l’intermédiaire de sections futsal, donnant naissance à des clubs « mixtes », réduits à cinq unités. Globalement, le nombre de clubs alignant une équipe de football au début de la saison sportive 2015-2016 est ainsi du même ordre que durant les années 1970. Or, le service football n’a pas eu à attendre l’arrivée du futsal au sein de la FFF pour subir une

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diminution du nombre de ses prestataires, entretenue principalement par la disparition des clubs corporatifs. Ces derniers constituaient un peu moins de la moitié des clubs durant la phase de croissance du football. Dans les années 1990, les associations affiliées en qualité de clubs d’entreprises ne représentent plus qu’un quart des effectifs dans l’agglomération, et à peine un club sur six dans les années 2000. Avant même de discuter d’une quelconque responsabilité du futsal dans l’érosion progressive du football, il semble d’emblée indispensable d’indiquer que ce dernier s’est de lui-même, en quelque sorte, « tiré une balle dans le pied ».

Figure 5 – Cycle de vie et diffusion des cultures sportives « balle au pied » dans l’agglomération lilloise depuis 1991

17 Comme l’attestent leurs courbes de cycle de vie, on peut effectivement concevoir l’arrivée du football indoor comme allant de pair avec l’amorce d’une fin de croissance pour les clubs de futsal et le prolongement de la phase de maturité de l’offre de football. Mais ces disparitions de clubs ne s’effectuent pas aux alentours des structures marchandes et ne peuvent être totalement imputables à leur implantation, notamment au regard de l’argument soulevé précédemment (figure 6). Au demeurant, les deux types de services sont, initialement, diamétralement opposés, l’un se fondant sur une pratique entièrement conceptualisée autour du loisir alors que l’autre est bâtie sur le modèle du système sportif. À cet égard, le club de futsal – pas plus que celui de football d’ailleurs – n’a pas été perçu comme un concurrent. La principale rivalité demeure le reste des acteurs du marché des loisirs, ceux collés au tronc commun, les complexes de football indoor, au premier chef, et ensuite ceux qui en constituent les branches, qui s’apparentent plus ou moins au loisir-sportif, même si leur capacité à desservir l’activité football indoor est vite relativisée. Les démarches géomarketing relevées concernent alors davantage l’évolution de l’offre sportive que l’implantation des prestataires. L’enquête menée démontre que pour l’heure et sur un territoire ciblé, l’utilisation de l’espace par une culture sportive « balle au pied » ne nuit pas au développement d’une autre. Par conséquent, on ne peut certifier que la création ou la disparition de clubs ou de sections soit en lien avec l’implantation d’un complexe de football indoor.

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Figure 6 – Évolution du football et du futsal dans l’agglomération lilloise entre 2005 et 2016

Des cultures sportives « balle au pied » qui campent sur leur position

18 La combinaison des localisations et des stratégies mises en œuvre permet d’évaluer la pertinence de secteurs de prédilection pour chaque pratique, autrement dit, d’une division au sein de l’unité urbaine et de son armature, établissant ainsi un lien direct entre « cultures sportives et systèmes spatiaux » (Pociello, 1999, p. 197). Il est donc question ici d’une éventuelle « urbanité distinctive » (Augustin et al., 2008, p. 52-53) non plus selon une lecture nationale mais intra-urbaine, certaines communes de l’agglomération ayant, au regard de la carte de répartition, un profil plus réceptif à certaines pratiques « balle au pied » que d’autres.

19 Dans cette « guerre des espaces [urbains] et des ballons », pour reprendre la formulation d’Augustin (cité dans Pociello, 1999, p. 191), les belligérants ne combattent pas aussi nettement de part et d’autre de lignes de front mais sont largement confondus sur le théâtre d’opération – la présence de clubs mixtes est là pour en témoigner – lequel constitue bien un « espace de cohabitation » (Augustin, 1989, p. 29). Ainsi, comment citer Roubaix en tant que « ville de futsal » ou l’inclure dans une seule aire d’influence éponyme quand le nombre de clubs de football est bien plus élevé, et que cette ville en a constitué l’un des premiers bastions avant, effectivement, d’investir avec succès une seconde culture sportive « balle au pied » ? La question se règle alors d’autant plus vite qu’est discutée la géographie du football indoor. La perspective de typer telle ou telle ville comme « ville de football indoor » est contraire au raisonnement développé dans les précédentes sections, lequel dissociait autant que possible la commune d’implantation de celle(s) réellement « concernée(s) » par son ancrage. Par extension,

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Lille est-elle une « ville de football indoor » alors qu’aucun complexe n’y est établi, quand elle est pourtant à l’origine de l’arrivée des acteurs marchands dans ce bassin de population ? En définitive, les aires d’influences des trois pratiques se chevaucheraient sans permettre de valider pleinement le lien entre une culture sportive et une municipalité ni même d’en dégager une véritable hiérarchie, à la fois entre les pratiques et entre lieux sportifs.

20 Tant à l’échelle locale que nationale, le football se démarque incontestablement et demeure la seule culture sportive à pouvoir revendiquer une « aire d’influence » digne de ce nom. Cet espace du football s’étend alors sur quasiment l’ensemble de l’agglomération : le nombre de clubs présents irradie le système sportif local des cultures sportives « balle au pied ». Cette influence, qui dissimule une réelle domination, se veut autant historique que structurelle, le football ayant la mainmise sur la majorité des terrains de grands jeux de l’agglomération et possède naturellement le soutien de l’appareil institutionnel. En cela, on retrouve une logique centre- périphérie qui n’est manifestement plus visible aujourd’hui mais qui a largement participé à la construction de la géographie du football, y compris sur un terrain limité comme peut l’être l’agglomération lilloise. Le pavage contemporain de cette offre de services en est aujourd’hui le résultat et reflète bien son influence : si, depuis l’apparition du football indoor dans l’agglomération, il y a bien des disparitions de clubs de football, il n’y a pas de « disparition » de communes sur la carte du football.

21 Il est nettement plus compliqué de parler d’extension de l’aire d’influence du futsal tant la stratégie géomarketing de ses acteurs semble davantage s’orienter vers la défense de ses quelques positions acquises ces dernières années. La politique fédérale a étroitement associé la pratique du futsal et la jeunesse de certains territoires urbains, conjointement au « football des quartiers ». La majorité des sections futsal en activité est issue de quartiers prioritaires9, où est enregistrée la plus grande concentration de pauvreté de même qu’un retard de développement au regard des autres composantes territoriales des agglomérations. Aussi, dans ces circonstances, la géographie du futsal dans l’agglomération relève d’un paradoxe : la pratique se fixe sur les communes centrales (Lille, Roubaix, Tourcoing, Villeneuve d’Ascq) tout en étant largement confinée au sein de ces dernières, voire confidentielle. Certes, le football connaît, à l’échelle de la commune, une division interne semblable. Mais la multiplication des équipes de quartier, au-delà des communes centrales, procède nécessairement à la survenance d’une aire d’influence. Inversant « la hiérarchie sportive à l’échelle intra- urbaine » (Augustin et al., 2008, p. 93), le futsal est donc davantage une culture sportive périphérique des offres « balle au pied » quand elle fait, dans le cadre de sa géographie urbaine lilloise, office de centralité. Et ceci par une dynamique centripète renforcée durant la phase de maturité (ou de décroissance c’est selon) là où le football tend davantage à « disparaître » localement des cœurs urbains.

22 L’espace du futsal se veut nettement plus « linéaire » que celui du football, et reflète en outre largement la logique de diffusion de ce sport, empreinte d’un lien communautaire qui relie de manière métaphorique les différents clubs, issus pour la plupart des grandes villes de l’agglomération. Ce lien peut sous-tendre une aire d’influence au sein de ces mêmes communes, mais extrêmement sensible aux ruptures. Pour les raisons évoquées, le futsal ne possède pas la même assise dans les salles multisports que le football avec ses équipements par destination. L’espace du « deuxième foot-ball » est marqué par le contournement de ces lieux sportifs qui lui sont

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pourtant ouverts, en théorie. L’aire d’influence de cette culture sportive, limitée au regard de celle du football, ne peut être examinée de la même manière que les autres pratiques de salles qui bénéficient de relais, voire de moyens autrement plus importants mis à leur disposition au sein des instances fédérales. En cela, les maillons de la chaîne du futsal sont davantage disposés à se briser que ceux du football. Dans la perspective comparative des cultures sportives « balle au pied », ce traitement différencié apparaît alors amplement justifié. Il permet par ailleurs de signifier le développement, la percée, d’une autre pratique au sein de l’espace local du football, bien que de moindre importance et distincte de ce dernier. Il est vrai que la géographie locale du futsal semble avoir subi de plein fouet l’irruption du dernier entrant dans ce match, le football indoor. Les chiffres vont en tout cas dans ce sens, même si en retour, le nombre de clubs a globalement crû sur la période où les premiers complexes se sont implantés. Plus que la question de l’arrivée de ces derniers, c’est bien la stratégie fédérale qui est alors soumise à question, à travers un investissement sur le football indoor au détriment des cultures sportives qui figurent déjà dans son portefeuille (futsal et beach soccer).

23 Enfin, il peut apparaître quelque peu paradoxal de limiter le périmètre d’action du football indoor à ces seuls îlots, compte tenu de notre propos sur l’influence exercée par les complexes auprès du football. Toutes les zones de chalandise des complexes suffiraient ainsi à couvrir l’agglomération, créant, de la sorte, une véritable aire d’influence à l’échelle de l’unité urbaine. Cependant, dans la perspective comparative, et les éléments étayés jusqu’alors vont dans ce sens, le football indoor ne prend nullement le pas sur les prestataires des offres instituées. Si une influence est bien réelle, elle s’exerce sur la stratégie fédérale et ses organes déconcentrés mais n’a pas encore de répercussion immédiate sur la géographie de « ses » clubs.

Figure 7 – Les espaces des cultures sportives « balle au pied » dans l’agglomération lilloise

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24 Le football indoor semble alors définir une autre échelle de la ville. Le rapport particulier qui lie cette culture sportive à l’urbain, n’est pas celui du football ni celui du futsal. Le football indoor se caractérise surtout par la fragmentation de son système spatial. Pour le futsal et le football, l’existence d’une véritable aire d’influence est à l’inverse rendue possible, ne serait-ce que par la distinction pouvant exister entre le club et le terrain. Au contraire des clubs fédéraux, qui ont la possibilité de fusionner, ou de changer de terrains, voire de quartiers, plus rarement de communes10, le football indoor est une culture sportive résolument fixe dans l’espace urbain, en témoigne la superposition de l’équipement, le complexe, et du concept, le jeu-sportif. Par ailleurs, ce foot-ball marchand et ses prestataires ne bénéficient pas à l’évidence du relais des acteurs politiques, des élus. S’ils participent bien à la vitalité économique des territoires, ils restent cependant encore étrangers à l’animation sportive municipale. Il est pour cela difficile de marquer la présence de cette culture sportive autrement que par un espace localement « éclaté », suggérant ainsi l’absence d’assise territoriale (ici communale) de cette culture sportive. À l’échelle du pays, l’espace du football indoor aurait naturellement fait ressortir un système davantage maillé, en raison de l’existence de complexes unifiés d’une part, mais aussi, d’autre part, du développement de compétitions d’envergure nationale. À l’échelle de l’agglomération, ces centres de football indoor ne partagent pas autre chose que le concept et son marché, traduisant un espace moins homogène que celui du football ou celui du futsal, la raison d’être des clubs sportifs s’y rattachant étant la composition du tissu spatial. Ces derniers, même s’ils relèvent du service non marchand, sont eux aussi, en quelque sorte, en concurrence, sportive. Ils acceptent à cet égard un certain nombre de règles d’existence de l’autre sans lesquelles ils ne pourraient eux-mêmes être présents, quand un complexe de football indoor peut se satisfaire de l’absence d’autres points de services pour prospérer.

25 Pour cette raison, l’isolement dont il a été fait mention pour le football indoor, à entendre « par rapport aux autres complexes locaux », est inhérent à « l’archipellisation » des services sportifs marchands, laquelle se substitue à la théorie des lieux centraux (Corneloup, 2013, p. 39). Cela se traduit dans le cas présent par une inscription spatiale des prestataires du football indoor qui participe « à l’insertion des populations et à la territorialisation des nouveaux espaces périphériques » (Augustin, 2007, p. 102). Ces derniers vont alors prendre en charge l’animation urbaine, sur la base d’une « mobilité quotidienne élevée », pour reprendre l’expression d’Antoine Haumont (1998, p. 28) au sujet des pratiques sportives postmodernes. Plus que le futsal, le football indoor apparaît par l’implantation de ses prestataires comme la véritable culture sportive des périphéries urbaines, en dépit d’une dynamique géographique périphérie-centre qu’il s’impose progressivement, là où son homologue indoor la subit. Cette dynamique est encore très limitée : les centralités urbaines restent difficiles à atteindre compte tenu des moyens tant matériels que financiers à mettre en œuvre pour ce faire. Toutefois, des implantations « centrales » sont observables à l’échelle nationale, et localement à travers la structure de jeu implantée à Tourcoing par le groupe Decathlon, qui bénéficie d’une puissance économique autrement plus importante que celles des autres acteurs du marché.

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Les prémices d’un jeu de « gagne-terrain » ?

26 En définitive, cet agencement nous amène à caractériser le football indoor comme une activité physique et sportive de la ville plus que dans la ville, alors que le futsal constituerait un sport dans la ville mais pas un sport (exclusivement) de la ville, tandis que le football tendrait à être de moins en moins un sport de et dans la ville. Tout en gardant à l’esprit que le terrain retenu ne saurait être représentatif de l’ensemble des unités urbaines du pays, cette étude démontre qu’au regard de leurs géographies respectives, les foot-ball signent l’évolution paradigmatique des cultures sportives telles qu’elles gagnent aujourd’hui la ville (Lefebvre, Roult & Augustin, 2013).

27 Ce cas de figure, s’il est amené à se prolonger et se renforcer entraînerait des changements dans les rythmes et les mobilités des populations. Telle qu’elle ressort des éléments soulevés par ce travail, la question de la desserte ou des facilités d’accès aux complexes de football indoor se poserait alors logiquement. Ces équipements marchands participent-ils de l’action publique ? Peuvent-ils être considérés comme des équipements sportifs à l’usage du public et bénéficier en cela de soutiens, à l’instar de la participation des collectivités locales au financement des stades de football pour des clubs professionnels privés ? Un travail sur la transition « ludique » du modèle fédéral paraît primordial. La FFF semble encline à emboîter le pas à certaines de ses homologues11 au moyen de financement de terrains de foot 5, dans des espaces encore dépourvus de tels équipements, essentiellement en zones semi-urbaines et rurales.

28 Pareillement, l’animation sportive d’un territoire est un défi pour les collectivités. Sa relève passe par une coordination optimale entre l’offre marchande et les services publics, en l’occurrence les associations et centres sportifs ou les établissements scolaires. Les connexions entre prestataires pourraient être étendues à celles entre structures privées et acteurs sportifs municipaux, qui commencent à s’orienter vers ce type d’équipements : l’opération « Paris, terrains de jeux » qui prévoit l’aménagement de friches industrielles en équipements en accès libre en est la preuve et doit intégrer un projet lié au football indoor.

29 Les changements spatiaux entraînés par l’insertion des complexes marchands dans le paysage urbain ne sous-entendent pas une révolution au sein du champ des activités physiques et sportives. Cette étude, localisée, n’est en aucun cas annonciatrice de la disparition territoriale du football, et elle apporte plutôt des contre-arguments à ce postulat, en soulignant sa préséance parmi les offres de foot-ball. Le football est toujours à sa place, mais l’on sait désormais qu’il n’est plus seul. Aux acteurs sportifs de saisir la balle au bond.

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NOTES

1. Écrit de la sorte, le terme foot-ball désigne tout jeu-sportif collectif recourant majoritairement à l’usage des pieds pour faire progresser un ballon. À celui-ci équivaudra la formulation francisée de sport, d’activité, de pratique ou de culture sportive dite « balle au pied », laquelle inclut naturellement le football. 2. Parmi les principaux travaux, on citera entre autres : Augustin, 1985 ; Mathieu & Praicheux, 1987 ; Suaud, 1989 ; Mao, 2003 ; Escaffre, 2005 ; Gillon, Grosjean & Ravenel, 2010 ; ministère des Sports, 2011 ; ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, 2016. 3. On relèvera tout de même le travail entrepris par les sociologues Christophe Mauny et Christophe Gibout sur les pratiques « balle au pied » auto-régulées (2008, 2009). 4. Nous définissons le football indoor ou foot 5 comme l’activité physique d’opposition collective (deux équipes de cinq joueurs), commercialisée par une structure de loisirs sportifs sur la base de la location d’un terrain en gazon synthétique délimité par des rambardes ou palissades surmontées de filets, permettant ainsi un cloisonnement entier de l’aire de jeu. 5. Pour autant, le football n’y est pas totalement absent puisque ce chiffre de communes où le football est « absent » cache une réalité récente dans le paysage sportif français, et auquel le football n’échappe pas : le recoupement ou regroupement intercommunal (Chaboche, 2009 ;

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Grosjean, 2003, p. 88 et 260-261) qui ne matérialise sur la carte qu’une seule commune là où le club est « partagé » entre plusieurs d’entre elles. 6. Elles impliquent notamment la possibilité de jouer à la fois en Belgique et en France, à travers l’existence dans les deux pays de deux fédérations proposant une offre de futsal. 7. Suivant le modèle initial, les autres implantations locales s’établiront le long des principaux axes routiers qui desservent les cœurs urbains : en 2009 à Bondues (à l’ouest de Roubaix) et Roncq (à l’ouest de Tourcoing), en 2012 une nouvelle fois à Villeneuve d’Ascq, en 2013 à Lezennes, Lesquin et Sequedin (respectivement à l’est, au sud-est et à l’ouest de Lille). 8. Ou celle-ci est volontairement cachée, l’enquête se heurte alors à la sincérité (ou la retenue) des gérants de société de football indoor. 9. Seules cinq sections n’en sont pas « issues ». Il est toutefois délicat de donner une contenance précise à cette origine géographique : doit-on prendre en considération le siège social de création, la provenance des premiers membres du club, l’équipement qui l’accueille ? Une sociologie de ces clubs permettrait une meilleure lecture de ce critère. En l’état, ce décompte s’est essentiellement basé sur les sources écrites relatives à l’histoire de ces clubs de même que les différents témoignages collectés auprès des référents de chaque association pratiquant le futsal. 10. Ce type de déplacements concerne davantage les clubs corporatifs, dont le service ou l’entreprise peut changer de localité. 11. Les fédérations françaises de tennis avec le padel, de basket-ball avec le basket 3x3 ou encore d’athlétisme avec les courses à obstacles hors stades.

RÉSUMÉS

Avec Lille pour terrain d’enquête, ce travail évalue la pertinence des secteurs privilégiés du football, du futsal et du football indoor. Mises en comparaison, ces trois pratiques font ressortir une cartographie locale des foot-ball à la fois hiérarchisée mais surtout différenciée. Appuyée par des surfaces de jeu spécifiques, une empreinte spatiale singulière se dessine pour chaque culture sportive « balle au pied » selon le nombre et la localisation de leurs prestataires de services respectifs. L’hypothèse d’un basculement culturel au profit des pratiques alternatives se heurte alors à la réalité du terrain : le futsal et le football indoor ne remplacent pas le football. L’analyse effectuée montre que l’un et l’autre viennent en complément du football, par leur faculté à se greffer avec succès au sein de zones urbaines ciblées mais limitées, ne parvenant pas à s’exporter au-delà de ces quelques espaces conquis.

Focused on metropolitan Lille (France), this study evaluates the relevance of favourite targets for football, futsal and five-a-side football. A comparison between these three sporting cultures highlights a ranked and differentiated local geographical space. Sustained by specific fields, a singular spatial print is shaped by each foot-ball as stated by the number and location of their service providers. The hypothesis of a cultural change for the benefit of alternative physical activities is denied by facts: futsal and five-a-side football don’t replace football. Both come as complementary options alongside football, by their abilities to settle themselves into specific zones of the city. Even though successful, there seems to be no development of new implantations nor reproduction of implementation schemes for alternatives football activities.

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INDEX

Index géographique : Lille Keywords : sporting cultures, urban space, city, Lille, football Mots-clés : cultures sportives, espace urbain, ville, Lille, football

AUTEUR

VINCENT GAUBERT

Chercheur indépendant [email protected]

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Entretien

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Marquer pour égaliser : quelle place pour les femmes dans l’espace du football ? Entretien avec Brigitte Henriques, vice-présidente déléguée de la FFF

Vincent Gaubert

L’année 2019 donnera l’occasion à la Fédération française de football de célébrer son centenaire. Pour le fêter, la FFF s’est offert un cadeau sans précédent, en organisant pour la première fois la Coupe du monde féminine de football. Cette désignation en tant que pays hôte permet de mesurer le chemin parcouru en matière de reconnaissance, de soutien et d’égalité d’accès à la pratique du football. Car 2019 marque également un autre centenaire, celui du premier Championnat de France de football féminin, organisé alors entre quatre équipes parisiennes, et ce, deux ans après le premier match de football disputé entre deux équipes féminines sur le territoire français. Or, bien que jamais initialement interdit, condamné, rejeté ou considéré comme hostile, le football pratiqué par les femmes fut largement ignoré par les instances nationales à ses origines. D’un siècle à l’autre, la place des femmes a su progressivement être reconnue, dans le football parmi d’autres secteurs d’activité. Ce numéro spécial de Géographie et cultures ne pouvait fermer les yeux sur les mutations opérées par le monde du football vis-à-vis de la place des femmes en son sein. L’une de ses figures, Brigitte Henriques1, vice- présidente déléguée de la FFF, a accepté de partager son regard sur l’évolution et la situation actuelle des femmes dans le football français, sur et en dehors des terrains.

1 V. G. : Quel bilan global peut-on tirer un an après la fin du plan de féminisation lancé par la FFF en 2012 ?

2 B. H. : C’est un bilan très positif pour la simple et bonne raison qu’en ayant un regard « macro », on peut dire que les barrières culturelles sont tombées. Pour n’importe quelle discipline qui a du mal à se développer, c’est le plus gros défi. Et donc c’est un

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bilan positif car si je vous donne des chiffres, en 2011 on avait 50 000 joueuses, à l’époque où je jouais, quand j’ai arrêté en 1999, on était 25 000-30 000, ça veut dire qu’avant 2011, quand on regarde la progression des licenciées, on avait 1 000 inscriptions par an. À partir de 2011, ça a décollé. On a atteint l’objectif des 100 000 licenciées fixé par Noël Le Graët [ndr : président de la FFF] en janvier 2016. À partir de là et, peut-être deux ans avant, on augmentait déjà le nombre d’inscriptions de 10 000 par an ; entre 2016 et 2017, 20 000 par an, et pourtant on n’a pas performé aux Jeux olympiques de Rio. Pourtant, avant chaque compétition, les médias vous disent systématiquement « vous n’avez pas peur qu’on revienne en arrière s’il n’y a pas une performance ? » Là, vous prenez par exemple les handballeuses qui sont devenues championnes du monde, on sait que depuis janvier, ça n’arrête pas de s’inscrire. Et nous, malgré une contre-performance aux Jeux olympiques, les jeunes ont continué de s’inscrire. Le plus gros challenge qui a été réussi est celui-là : faire tomber la barrière culturelle. Aujourd’hui une jeune qui veut faire du football, elle ne se pose plus la question de savoir si elle peut ou pas jouer, elle joue. Ce n’est plus comme avant où quand vous jouiez au football, vous étiez la caricature du garçon manqué, vous étiez en marge. Il n’y a plus ce regard qu’il y avait avant, c’est le gros changement.

3 En même temps, dans le plan de féminisation, il n’y avait pas que les joueuses. On était parti du postulat qu’à ce moment-là, en 2011, quand on est arrivé, le postulat c’était de se dire (je ne vous dirais plus la même chose maintenant) « il n’y a pas assez de femmes dans toutes les familles du football, ce qui fait qu’on n’y pense même pas et qu’en fait les dirigeants, quels qu’ils soient au niveau du club, des districts, des ligues, vu qu’il n’y a pas de femmes présentes physiquement, ça ne leur traverse pas l’esprit, c’est le poids de l’Histoire ». Et j’y crois à cet argument. En 1940, on est interdit de jouer, après, la période dans laquelle j’ai joué, on était dans l’anonymat complet. C’était quelque chose à part de ce paysage du football. Et à partir de là, on s’est dit qu’il fallait qu’il y ait des femmes présentes physiquement. Ça fait longtemps que je suis dans des comités de direction, il suffit qu’on vous regarde pour que d’un coup le président ou un membre du comité directeur vous dise « on a oublié de parler des filles ». Et ça a été comme ça en 2011, en 2012, jusqu’à ce que ça rentre vraiment dans les mentalités et que ce soit quelque chose pour laquelle on ait envie d’aller. Pour revenir sur les chiffres, on était à peu près à 25 000 dirigeantes en 2011, aujourd’hui on est à 40 000 et il y a aussi les éducatrices, on était à 600-700, aujourd’hui on en a formé quasiment 5 000 grâce notamment aux formations gratuites effectuées dans le cadre de l’héritage de l’Euro 2016.

4 Quand une discipline décolle, c’est qu’il y a tous les voyants qui sont au vert, c’est ce qui s’est passé pour nous en l’occurrence. Vous avez l’arrivée d’un président qui était archi- convaincu, qui a voulu faire des choses, qui a donné des moyens, il y a aussi l’équipe de France qui a vraiment offert un jeu de qualité en 2011, des performances historiques (demi-finale de la Coupe du monde 2011), avec des joueuses accessibles, un entraîneur – Bruno Bini – atypique qui a permis de raconter une histoire à ce moment-là, ce qui fait que les médias sont venus. Si vous reprenez le Championnat d’Europe 2009 en Finlande, il n’y a personne en conférence de presse alors que pour la première fois on passe le premier tour. Avant l’Euro, les filles avaient posé nues en disant « Faut-il en arriver là pour que vous veniez nous voir jouer ? » Ça n’avait pas marché, personne ne s’y intéressait, et puis en 2011, qualification pour les quarts de finale, puis les demi-finales, et les médias s’y intéressent : on a eu trois millions de téléspectateurs sur la demi-finale en Allemagne, et à Lens [ndr : contre la Pologne, premier match suivant la Coupe du

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monde 2011] il y avait 22 000 spectateurs, avec une ambiance familiale. Il y a eu une appétence pour cette équipe-là, qui a été la locomotive de cette histoire débutante du football féminin, comme s’il existait là, alors qu’il existe depuis très longtemps. En 1960-1970, nos pionnières ont vécu les mêmes choses. Au Canada, au Mexique, elles ont vécu une notoriété de dingue. Elles ont été les ambassadrices du football à l’étranger. Après, il y a eu un gros vide. Mais là, tous les voyants sont au vert. Les autres voyants verts qu’on a eus c’est que, depuis 1998, il y avait le pôle France à Clairefontaine et donc on a eu une génération de joueuses qui y sont restées cinq ans, avec cinq entraînements par semaine, avec des conditions de haut niveau, et ces joueuses ont eu beaucoup de chance car en sortant de ce pôle de formation, cinq ou six sont parties à Montpellier et sont devenues professionnelles avec Louis Nicollin et ont basculé à Lyon avec Jean- Michel Aulas. En 2011, elles récoltent le fruit de cet investissement car elles gagnent la Ligue des champions et font la une de L’Équipe.

5 Tout ça, c’est certain, a contribué à enclencher les choses : c’est l’étincelle qui fait que c’est parti. Et on a de la chance car malgré le fait qu’on ne gagne pas la Coupe du monde en 2015, qu’on ne performe pas aux JO, cette progression a continué. Avec la volonté de Noël Le Graët, qui donne des moyens pour qu’il y ait plus de clubs qui accueillent, qu’il y ait des créations d’équipes, on est dans un bilan très positif. Si on prend les clubs de championnats nationaux garçons, 40 % avaient des sections féminines en 2011, aujourd’hui c’est 77 %. C’est pareil pour les clubs régionaux, vous avez plus de 70 % des clubs qui ont une section féminine. Les clubs professionnels s’y mettent. Au départ, on s’est demandé s’il fallait imposer à chaque club professionnel d’avoir une section féminine, on ne l’a pas fait. Les clubs s’y sont mis seuls, pas juste en donnant une dotation équipement pour porter le maillot du club professionnel et jouer une fois par an dans le stade en question, mais avec un projet de développement, certes pas encore avec beaucoup de moyens, parce qu’il n’y a pas encore une économie du football féminin mais avec une volonté clairement affichée de s’y mettre. Alors il y a encore du boulot, oui. Il y a énormément de boulot. On est qu’à la moitié du chemin, on était très en retard, on revient de loin, mais ce chemin-là c’était le plus dur à faire parce qu’il fallait changer les mentalités et c’est ce qu’on a fait. On a plus de 6 000 équipes aujourd’hui, alors qu’on n’en avait pas 1 000 en 2011.

6 Ce qu’il reste à faire, c’est ça. Un club sur trois ça ne suffit pas. Il faut encore que les clubs accueillent. On a la chance d’avoir la Coupe du monde 2019 qui va être un booster. Il y a de moins en moins de réticences sur le fait d’accueillir des filles, et il faut désormais aider ces clubs. Ce n’est pas du copié-collé avec les garçons. Il faut les aider à trouver des bénévoles, des éducateurs ou des éducatrices, des dirigeant.e.s : ça va être l’héritage de la Coupe du monde 2019. Aider aussi à l’acquisition de vestiaires parce que c’est un vrai frein. Dans notre culture en France, même si ça tend à changer, dans le programme éducatif fédéral, on demande que les jeunes passent par les vestiaires, ce n’est pas le cas dans d’autres pays, en Suède ou aux États-Unis où ils arrivent déjà en tenue. On a dans le Fonds d’Aide au Football Amateur (FAFA) une direction pour l’héritage de la Coupe du monde 2019 pour les vestiaires, mais aussi pour l’accompagnement de création de terrains, de mini-terrains, de terrains de futsal, tout ce qui va permettre aux clubs d’accueillir davantage de public et particulièrement les filles. C’est un bilan très positif aussi parce qu’on a gagné plein de titres avec les sélections nationales de jeunes : un titre de championne du monde, trois de championnes d’Europe. Mais je le répète on n’a fait que la moitié du chemin.

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7 Malgré 160 000 licenciées dont plus de 130 000 pratiquantes, la FFF n’affiche un taux de féminisation que de 5 % quand d’autres fédérations de sports collectifs tournent autour de 35-40 %. Ce contraste est-il davantage attribuable aux effectifs de licenciés ou à ceux de licenciées ?

8 Il faut comparer ce qui est comparable. La féminisation sur la Fédération française de danse est très élevée, mais elles n’ont que 70 000 danseuses, et nous le double. Bien évidemment ce chiffre de la féminisation est bas, forcément, mais on a deux millions de licenciés. Ce pourcentage n’est pas parlant, je pense que ce n’est pas celui-là qu’il faut utiliser. En tout cas nous, on ne l’utilise pas parce qu’évidemment c’est le sport le plus populaire et je n’espère pas qu’on aura deux millions de joueuses un jour parce que cela signifiera un afflux beaucoup trop important au niveau des clubs et cela veut dire qu’on fera de la masse et non de la qualité et c’est très important de faire aussi de la qualité. Nos clubs ne peuvent être pérennes qu’avec de la qualité. Donc ce taux est à mettre au titre du nombre très très élevé de licenciés. Je donne toujours cet exemple d’une fédération comme la danse, ou même le volley-ball et le basket-ball qui ont un taux de féminisation plus élevé, mais ils ont moins de licenciés, donc pour moi on ne peut pas comparer ces chiffres-là.

9 À l’échelle mondiale, existe-t-il un modèle de réussite d’accès au football pour les femmes ?

10 L’Allemagne en Europe, et les États-Unis pour le monde. L’Allemagne parce que cela fait très longtemps que le football féminin y est ancré, et pas uniquement parce que c’est le football et pas uniquement pour les femmes. C’est une nation sportive donc vous avez des infrastructures qui permettent vraiment d’avoir de la proximité. À l’école c’est pareil, ils ont sport l’après-midi, ils ont des activités culturelles, c’est un système complètement différent, ce qui fait que c’est un modèle pour nous. Sur les actions qu’on a menées pour développer le football féminin en France, on a demandé à l’Allemagne ce qu’ils avaient fait, par quoi ils avaient commencé : ils ont commencé par l’école, donc on a commencé par l’opération « le Football des Princesses » dans les écoles pour changer les stéréotypes. En Europe, oui, c’est vraiment le modèle. Elles sont à 250 000 joueuses. Lorsqu’elles ont perdu à la Coupe du monde 2015 au Canada, elles ont perdu 50 000 licenciées en un an à cause des médias qui avaient critiqué les performances. Elles ont gagné les JO 2016 donc ça a rebougé derrière.

11 Les États-Unis, c’est un modèle dans le sens où le football féminin est le sport numéro un. Il y a des files d’attente dans les clubs. Après, l’organisation n’est pas du tout la même mais ils sont à quatre millions de licenciées. Elles font rêver parce qu’elles gagnent ! Aux États-Unis, ils font autrement, le sport a lieu dans les universités. Je trouverais ça génial que nous aussi on ait ce cursus sportif intégré à la formation universitaire, et d’ailleurs on travaille pour que cela puisse être comme ça pour les filles. Il y en a très peu qui peuvent se passer de ne pas faire des études. Il n’y a que cent joueuses qui vivent du football aujourd’hui, qu’on dit professionnelles mais elles sont professionnelles parce qu’elles ont un contrat fédéral homologué mais en fait vous n’avez pas de joueuses professionnelles en tant que telles.

12 Ce qui est plus difficile aux États-Unis, c’est qu’une fille qui veut jouer a des années d’attente avant de pouvoir intégrer une structure. Nous, le côté positif qu’on peut avoir c’est qu’on a une visibilité sur nos licences, ce qui n’est pas le cas en Angleterre par exemple. Là-bas, elles sont plus ou moins 150 000 mais ce sont des estimations par équipes. Notre modèle français, associatif, avec le lien social et le centre de formation

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ça me paraît vraiment important et je revendique ce modèle-là. Après, c’est surtout la culture sportive que j’envie à l’Allemagne et aussi leur préformation : ils ont 350 rassemblements hebdomadaires avec des cadres techniques et ce sont les meilleures filles et garçons qui sont réunis une fois par semaine, qui s’entraînent ensemble et qui rend cela performant.

13 La géographie des clubs de l’élite fait ressortir des sections féminines issues des principaux clubs professionnels masculins (huit clubs sur douze en D1, huit sur vingt-quatre en D2). Ces recoupements ne se retrouvent pas dans les autres principaux sports collectifs. Cette distribution est-elle surtout le fruit de la volonté de la FFF d’encourager les créations ou affiliations de sections féminines au sein des clubs professionnels actuels ?

14 Non. On est très réalistes et on connaît la réalité du football féminin. Aujourd’hui, il n’y a pas d’économie du football féminin, donc vous ne pouvez pas demander à des clubs qui ont déjà des difficultés à atteindre un équilibre budgétaire d’aller investir de l’argent pour lequel ils ne vont pas avoir de rentrées. Il n’y a pas de rentrée d’argent aujourd’hui. Il n’y a que Jean-Michel Aulas [ndr : à l’Olympique lyonnais] qui en a, et peut-être un peu le Paris Saint-Germain. Les autres, il n’y a pas de rentrée d’argent, mais ils gagnent surtout autre chose, c’est cette autre chose qu’ils ont eu envie de gagner. Un club professionnel qui aujourd’hui n’accueille pas de filles, il est un peu has been. Cela va avec l’évolution de la place des femmes dans la société. Si vous regardez les autres sports, ils avaient un train d’avance sur nous. Le basket-ball et le handball avaient un temps d’avance sur nous dans la professionnalisation. Au handball ils ont fait ça au départ : ce sont les clubs de handball masculin qui ont intégré les sections féminines et dès qu’ils ont rencontré des difficultés économiques, ils les ont supprimées ce qui fait que maintenant ce sont exclusivement des clubs 100 % féminin, et qui sont un peu plus pérennes.

15 Cette économie qu’il n’y a pas encore dans le sport féminin, tout le monde en est « victime » même si les lignes bougent considérablement en ce moment. Nous concernant, cette présence [de sections féminines rattachées ou issues de clubs professionnels masculins] n’était pas une volonté de notre part. C’est plus en raison de la médiatisation que beaucoup de clubs ont compris qu’il y a un marché à venir et on voit que ça vient très vite puisque TF1 a acheté les droits pour la Coupe du monde 2019, Canal+ vient d’acheter la D1 féminine et M6 les matches de notre équipe de France. On est passé de 1,8 million à 5,4 millions d’euros [de droits télévisés]. Noël Le Graët l’a compris dès 2011 quand il est arrivé, il a mis des moyens, et notre équipe de France coûte quatre millions d’euros pour quatre millions d’euros de rentrées. Cette structure de clubs est un peu faussée : Saint-Étienne par exemple est depuis très longtemps dans le football féminin mais les moyens alloués étaient restreints, une dotation équipement, il n’y avait pas de stade, etc. Elles sont descendues en D2.

16 Aux échelons inférieurs, vous avez déclaré avoir pour objectif une section féminine dans tous les clubs en 2020.

17 On est un peu revenus dessus. On avait pour objectif d’en avoir 10 000. C’est la conséquence des moyens qu’on a avec la FIFA sur l’héritage, qui n’a pas la même enveloppe que pour l’Euro 2016 : 31 millions d’euros contre 3 millions d’euros. Les clubs ne peuvent accueillir que si on les aide. Pour accueillir un nouveau public, comme le futsal ou avec la mutation des pratiques sportives, si les clubs veulent continuer d’exister, ils sont obligés de se renouveler, de se moderniser. Tout cela demande des

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moyens différents, des nouveaux éducateurs, des nouveaux créneaux, des nouvelles infrastructures etc. Donc si on arrive à atteindre 200 000 licenciées et 10 000 clubs accueillant des jeunes filles ça serait énorme.

18 Le risque n’est-il pas pour ces équipes féminines au sein de clubs « mixtes » d’être les premières touchées en cas de difficultés rencontrées par les clubs, qui privilégieraient le maintien de(s) section(s) masculine(s) ?

19 Non, une fois qu’ils y vont, ils y vont. S’il y a la crainte que vous évoquez, ils n’y vont pas. Une fois qu’ils décident d’y aller, ils y vont vraiment. Comme notre politique est très volontariste, si vous créez une école féminine de football vous avez tout le matériel qui va avec. C’est gagnant-gagnant. On fait en sorte qu’ils soient vraiment accompagnés. Pour les structures professionnelles, c’est plus complexe, le club ne peut plus mettre l’argent qu’il a mis au départ. S’ils doivent réduire la voilure, oui ce sont les filles qui en subissent les conséquences puisqu’il n’y a pas de rentrée d’argent.

20 Sur le plan national, la cartographie des taux de pénétration des licencié.e.s fait ressortir une géographie du football sensiblement proche entre hommes et femmes. Les raisons sont-elles historiques, structurelles ?

21 Vous avez des terres de football et d’autres qui le sont moins. Donc oui, les raisons sont historiques et pour les filles la situation est exactement pareille.

22 28 % des licenciés en ZUS sont des femmes, quand ce chiffre est près de six fois moins important à l’échelle nationale : une politique territoriale spécifique a-t- elle été entreprise pour attirer cette jeunesse urbaine en leur permettant un accès prioritaire au football ?

23 On n’a pas eu besoin de faire ça. On n’a pas eu besoin d’aller chercher ce public-là parce qu’il vient de lui-même. Ce qui est plus compliqué pour les clubs c’est de convaincre. Pour les politiques globales, dans les quartiers, oui il y en a eu, dans la formation des entraîneurs, des éducateurs, il y a des formations spécifiques pour être à même de les encadrer parce que ça demande certaines spécificités, on est parfois en milieu difficile, cela demande à être accompagné donc on a mis en place un module spécifique pour cela. On a eu en 2010 un membre de la direction technique nationale (DTN) spécialisé sur ce public des quartiers qui avait un rôle d’animation.

24 C’est plus un accompagnement territorial avec les districts ou la Ligue de Paris par exemple qui ont des actions spécifiques. Mais ce public on n’a pas eu besoin d’aller le chercher, c’est juste de l’accompagnement. Pour les clubs, en termes de formation, en termes de prévision, tout ce qui est sur l’éducation à la citoyenneté, on a plein d’actions de prévention à la FFF avec le projet éducatif fédéral où l’on apprend les règles de vie, la citoyenneté, l’environnement durable : aujourd’hui 6 000 clubs sont labellisés. Un référent par club a pour but de mettre en place tout le cahier des charges avec des supports de communication fournis par la fédération et la formation d’un référent. C’est très important parce qu’au-delà de la pratique, on a vocation à renforcer cette citoyenneté et à éduquer les jeunes. Cela rentre dans le cadre de la politique des quartiers.

25 Et en milieu rural, est qu’il y a eu une action spécifique pour favoriser le regroupement intercommunal d’effectifs féminins ?

26 Cela concerne les filles et les garçons. Aujourd’hui, vous avez des clubs qui disparaissent parce que c’est dur économiquement. Sur notre nouveau mandat, on a mis un plan spécifique sur les zones rurales justement pour pallier ces disparitions de

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clubs. Chaque ligue a une enveloppe de 20 % sur le FAFA qui a pour vocation d’aider chaque territoire rural en fonction de ses spécificités et de ses besoins. Les infrastructures posent rarement problème, c’est vraiment plus pour faire de la promotion, acheter des minibus pour transporter les enfants. Il y a donc cette enveloppe régionale de 20 % qui a été augmentée. On a décidé de consacrer sur notre mandat deux millions d’euros pour les territoires ruraux.

27 Les pratiques du football diversifié (récent accord de partenariat avec les structures privées de foot 5, essor du futsal) peuvent-elles permettre d’accueillir davantage de licenciées ?

28 Il n’y a pas que celles-là. C’est le dossier dont j’ai la charge et que je porte au comité olympique car j’y suis également vice-présidente. C’est un vrai souci pour les clubs et les fédérations. C’est moins un souci pour notre société car cela veut dire qu’il y a de plus en plus de pratiquants. Le président Emmanuel Macron a pour objectif trois millions de pratiquants en plus. Aujourd’hui on en a vingt-quatre millions. Ce qu’on observe aujourd’hui, c’est la mutation des formes de pratiques « où je veux, quand je veux ». On observe cette mutation des pratiques dans le sens où les gens ont plus envie de créer une communauté sur les réseaux sociaux du type « on va faire du roller ensemble » ou « on va organiser tel ou tel événement ». Et toutes les fédérations aujourd’hui sont en train de réfléchir à comment elles peuvent évoluer au regard de cette mutation. Ce n’est pas simple car dans les mentalités, cela signifie ne plus avoir ces contraintes d’appartenir à un club, d’avoir des contraintes de temps, etc. Toute la difficulté pour les fédérations c’est de réussir à prendre en considération ces nouvelles demandes des pratiquants. La fédération de roller a par exemple créé la plateforme myroller.fr où sont répertoriés tous les événements de roller qui ont lieu chaque semaine. La fédération d’athlétisme a fait un petit peu pareil avec jaimecourir.fr, qui fonctionne sur le même principe. Ces fédérations offrent plein de choses en termes de services sur ces plateformes. Nous, cela fait cinq ans que l’on parle de pratique loisir qui ne serait pas du tout comme la pratique traditionnelle : entraînement le mercredi, le vendredi et match le week-end. On a en plus le futsal, le beach soccer, on est en train de réfléchir au futnet (tennis ballon), le foot en marchand (walking football) puisqu’on est de plus en plus sur des objectifs de santé, le foot fitness... il y a tout un panel d’activités. On réfléchit, mais comme tout un nombre de fédérations finalement. Si vous regardez la fédération de boxe, elle propose aussi ça avec de la boxe fitness, qui est juste la reproduction chorégraphiée des gestes avec de la musique et cela marche énormément. On est en train de se renouveler avec ces pratiques-là. Ce qui est difficile c’est que nos acteurs dirigeants ne sont pas complètement prêts à sortir de ce schéma traditionnel. Et là il y a un gros travail politique à faire car si on ne le fait pas, demain, il n’y a plus de clubs, il n’y a plus de fédérations.

29 Tout mon travail est de faire un état des lieux quant à ces pertes de licenciés dans les fédérations, car tout le monde en perd même si nous, on n’en perd pas car les filles compensent et au niveau des garçons l’Euro 2016 a aidé. Je dois répertorier tout ce qui se passe en termes de licenciés et faire un diagnostic précis et chercher avec des rencontres auprès de différentes fédérations les solutions qu’ils ont trouvées et pouvoir faire d’ici quatre ans des préconisations quant à ce que sera le club de demain, quel sera son format, quel public il faut aller chercher, comment il faut se moderniser. Notre fédération a un temps d’avance, l’aide qu’on apporte à nos clubs sert aux petites

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structures : les terrains de futsal, dont le coût est de 40 000 € est financé à hauteur de 20 000 €. Pour les clubs c’est très intéressant.

30 Ces structures privées, elles sont venues nous voir il y a dix ans pour discuter. Aujourd’hui ça fleurit de partout même si c’est encore difficile pour eux notamment sur les créneaux en journée. Il était urgent de mettre en place un partenariat. On l’avait fait il y a trois ans avec une compétition, mais ça n’avait pas marché car ça n’avait pas permis de fidéliser nos licenciés. Là on offre la possibilité à nos licenciés d’y aller à des tarifs préférentiels, donc ce sont des gens qui sont déjà « chez nous ». On leur offre la possibilité de pratiquer selon les attentes qui sont les leurs. C’est plutôt une bonne chose et d’autres fédérations commencent à être enclines à cette concurrence. L’escalade par exemple, dont les licenciés grimpent en flèche, ils sont allés d’emblée rencontrer les structures privées et les performances effectuées dans ces salles sont prises en compte dans votre classement. La société bouge et il faut s’adapter.

31 Est-ce que ces formats de jeu (à effectif) réduit peuvent justement inciter les filles à se regrouper et pratiquer dans le cadre d’une fédération ?

32 Le football féminin n’est pas un copié-collé du football masculin. Aujourd’hui, vu le nombre de licenciées qu’il y a, vous ne pouvez pas faire des équipes de football à onze même sur les catégories U13. Partout sur le territoire, la DTN encourage depuis trois ans à faire des équipes de trois, de quatre, de cinq plutôt que de dire « on n’arrive pas à avoir des équipes de onze ». Depuis que l’on fait ça, le nombre de licenciées a explosé. Sur un territoire comme la Loire-Atlantique par exemple, en U13 on a fait un championnat en extérieur de football à cinq contre cinq. On avait dix équipes la première année, on en a quatre-vingts maintenant. Sur les filles, c’est quelque chose qu’on a compris depuis longtemps, ce qui fait qu’on n’est pas concurrencés par les structures privées, qui n’accueillent pas beaucoup de public féminin, car nos propres structures le font grâce à cette flexibilité.

33 La France accueillera l’an prochain la Coupe du monde féminine. Un tel événement se prépare-t-il selon les mêmes considérations, et modalités d’organisation qu’un grand événement masculin, particulièrement quant au choix des villes hôtes, des stades ou des partenaires ?

34 Sur la qualité et l’exigence des standings de la FIFA, absolument. Sur les jauges, non. La FIFA préconise d’avoir des jauges de 20 000-25 000 places et pour les derniers matches d’avoir entre 40 000 et 60 000 places. C’est l’un des premiers critères de sélection. Ensuite, on avait aussi besoin de choisir en fonction du dynamisme de la ligue et des districts car la grosse différence avec les autres compétitions, c’est que dans le cas présent, les spectateurs, il faut aller les chercher. Non pas sur les matches de l’équipe de France ou les grosses affiches, mais sur les autres rencontres. Cela change beaucoup la donne. Mon rôle depuis deux ans est d’aller voir les politiques sur les territoires choisis et de leur rappeler qu’il s’agit là d’une opportunité extraordinaire pour booster leurs territoires, leurs politiques publiques en matière de santé, de développement du sport féminin, de mixité, car cette Coupe du monde sera le rendez-vous de la mixité. On a réussi à faire en sorte que cet événement ne soit pas juste un événement sportif mais un événement sociétal par territoire : venir au match sera la récompense de toutes les animations mises en place en amont pendant un an. Onze villes avaient été pré- nominées. Pour que les neuf soient retenues, on a vraiment pris en considération ce facteur, c’est-à-dire pas uniquement le stade mais cette politique d’héritage, de valorisation. C’est une bonne chose car cela crée réellement une belle émulation. Le

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président de la FIFA Gianni Infantino a annoncé un milliard de téléspectateurs, ces pouvoirs publics ont très bien compris qu’ils avaient là un événement unique pour valoriser leur territoire. Mon objectif et mon rôle sur cette Coupe du monde sont de créer cette émulation avec les territoires pour qu’il y ait du monde dans les stades. La politique de billetterie a été construite en tant que telle pour que ce soit un événement familial, festif, convivial et surtout avec des familles, ce qui n’est pas forcément le cas sur les autres compétitions.

35 Après l’alignement institutionnel (compétitions, règlements), socioculturel (fin des stéréotypes, changement d’image, prise de conscience qu’une fille peut jouer au football), médiatique et populaire (succès d’audiences et affluences en hausse), quels outils et leviers envisagez-vous pour améliorer la représentation des femmes au sein des instances et plus généralement au cœur du football au-delà des seules pratiquantes ?

36 Nous, on n’en a pas besoin. Le meilleur levier que l’on ait pu avoir c’est la nomination par Noël Le Graët et pour la première fois, d’une femme comme secrétaire générale [ndr : Brigitte Henriques en 2011] et dans la foulée deux femmes, Florence Hardouin, directrice générale, et Marie Barsacq, à l’époque directrice adjointe de la Ligue du football amateur. Vous avez aussi Nathalie Boy de la Tour à la Ligue de football professionnel. Je pense que quand des hommes d’une telle stature montrent l’exemple, avec des actes, à savoir des nominations à des postes importants, ça a contaminé tout le monde. En deux, trois ans, ici, les comités de direction des ligues et des districts se sont féminisés. Quand je suis arrivée au comité exécutif, j’ai dû beaucoup travailler pour convaincre de faire bouger les lignes car on avait beaucoup de retard, ça m’a demandé beaucoup d’énergie. Et même si je ne demandais rien, on venait tout le temps me voir en me disant « on a fait ci dans notre ligue, on a fait ça dans notre club » alors que je ne demandais rien, je ne harcelais pas les gens pour leur demander « est ce que tu as fait ci, est-ce que tu as fait ça ? » ! C’était très drôle de sentir les choses « switcher », de voir que les choses se mettaient en place. Alors il reste plein de choses à faire. Partout, dans toutes les structures, le vrai souci c’est que les femmes dont vous parlez, elles existent, elles sont compétentes mais elles ne sont pas identifiées. Bien évidemment que c’est aussi un peu de notre faute. Sans caricaturer, la gent féminine, on a un peu du mal à se vendre. Il y a cette part-là et il y a aussi le fait que l’on n’était pas dans le paysage : notre place était à la maison, c’est le poids de l’Histoire qui fait ça. Ce qui est important maintenant c’est de les identifier et de dire « elles sont là ». Ici, on est passé de 25 000 à 40 000 dirigeantes. La première action de notre nouveau mandat, c’est que l’on crée le club des cent femmes dirigeantes. Avec la loi d’égalité hommes-femmes, on devra peut- être pour la prochaine mandature avoir 25 % de femmes dans tous les comités de direction de ligues et de districts, ce qui n’est pas encore le cas je pense au niveau des districts, ça l’est quasiment pour les ligues. Je voulais absolument que ce réservoir de femmes soit identifié, donc on a demandé à chaque président de ligue d’envoyer une femme déjà engagée depuis longtemps, qui avait un potentiel pour accéder à de plus hautes responsabilités. On a mis en place tout un panel d’actions, qui ne sont pas des actions de formations, je le revendique, parce qu’elles n’ont pas besoin d’être plus formées que les hommes, il s’agit juste d’accompagnement, pour avoir la posture de se dire « je suis prête, je peux y aller, je n’ai pas besoin qu’on vienne me chercher ». On va accompagner vingt-cinq femmes par an pendant quatre ans. Ce réservoir-là, c’est de la

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responsabilité de toutes les structures de le faire. Il n’y a pas que les hommes qui ne veulent pas prendre des femmes. Il faut qu’elles soient visibles et connues.

37 La deuxième action qu’on mène dans ce sens-là, c’est d’inviter les hommes à s’engager. Et c’est ce que j’ai compris à travers l’ouvrage Mixité, quand les hommes s’engagent de Marie-Christine Mahéas, que j’ai rencontrée par hasard et qui est devenue une amie, c’est de dire « il y a trop de personnes aujourd’hui qui pensent que s’il n’y a pas de femmes dans telle ou telle structure c’est parce que les hommes ne veulent pas ». Moi je ne suis pas d’accord avec cela, j’ai la conviction que c’est le poids de l’Histoire qui fait que ça va prendre du temps pour faire changer les mentalités. Il y en a qui disent qu’il faut passer par le fait d’imposer, je dirais que non, parce que je trouve que quand on impose, c’est moins profond que lorsque les gens ont ouvert leur esprit et voient comme une évidence le fait qu’il y ait des hommes et des femmes. Ce n’est pas pareil que l’égalité hommes-femmes, qui est nécessaire, mais pour laquelle je ne me bats pas parce que je pense que cela doit intervenir dans un second temps. Nous avons fait un colloque à Marseille « Mixité, quand les hommes s’engagent… aussi dans le sport féminin ! », où nous nous sommes régalées car je n’avais invité que des hommes et des femmes engagés et convaincus par la mixité. Et l’idée, à côté de ce réservoir de femmes, c’est d’avoir en même temps des hommes qui sont convaincus depuis longtemps, et qui sont les moteurs de la suite, qui convainquent, qui contaminent tous les autres, et allons-y de cette manière-là sans imposer, car quand vous imposez, tout le monde se referme. Ce sont mes convictions, cela n’engage que moi, mais si l’on fait ainsi ce n’est pas productif car les gens y vont parce qu’ils se sentent obligés et ça n’est pas comme cela qu’on fera bouger la mixité.

38 Estimez-vous par exemple que l’extension – et l’application – de la Rooney Rule2 aux femmes peut permettre d’améliorer leur nomination et leur visibilité ?

39 Pour moi, c’est pareil. On nous demande pourquoi il y a trois ans pour la succession de Bruno Bini, Noël Le Graët n’a pas nommé une femme ? Parce qu’en fait il n’y avait que le choix entre Corinne [Diacre] et Corinne. Il y avait deux femmes avec le diplôme d’entraîneur professionnel de football, Élisabeth Loisel, qui avait déjà été coach, et la deuxième personne sur le marché c’était Corinne Diacre. C’est notre responsabilité aussi d’élargir ça avec les internationales actuelles qu’on accompagne pour passer leur diplôme.

40 Et d’ailleurs le nombre de postes d’entraîneurs occupés par des femmes n’est pas plus élevé dans les sports collectifs ayant une féminisation plus importante.

41 Oui c’est toujours pareil, le réservoir n’est pas assez conséquent. La FIFA et l’UEFA depuis toujours sur les compétitions internationales imposent des arbitres femmes pour les compétitions féminines. Sauf que l’Allemagne est au top sur l’arbitrage féminin, nous, on commence à en avoir (700-800), et derrière les autres pays en ont moins de deux cents... comment voulez-vous avoir des talents quand vous avez une aussi faible base ? Cela demande un tel travail pour que ces femmes arrivent à un niveau très élevé alors que le football féminin est à bloc, que les filles s’entraînent tous les jours. Nous qui sommes une fédération motrice, on rame déjà pour que cet arbitrage féminin se développe, pour qu’il y ait la même envie d’avoir des arbitres que des joueuses.

42 Suivant le sillon tracé par les pionnières du football dans les années 1920, suivi par la deuxième vague de revendications progressistes et militantes dans les

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années 1970, quelles sont les perspectives pour le football féminin aujourd’hui, dans le cadre du plan de développement fédéral « Ambition 2020 » ?

43 Il faut qu’il y ait plus de clubs qui accueillent, qu’on les accompagne, qu’on développe la création d’équipes pour que les jeunes puissent jouer tous les week-ends. Il faut réussir à concilier les demandes : dans un club, vous avez des filles de seize ans qui n’ont jamais joué, donc vous êtes obligés d’amener à la pratique loisir, elles vont côtoyer des filles qui jouent depuis cinq ans, donc cela demande d’avoir une équipe compétition et une équipe loisir mais vous n’avez pas forcément le terrain, ni forcément les coachs.

44 Deuxièmement, la préformation sur les années collège, qu’on n’a pas aujourd’hui : comme l’on n’avait pas assez de licenciées, on n’avait pas de préformation. Aujourd’hui, elles se forment à partir de quinze ans dans nos structures. L’âge d’or des acquisitions motrices c’est dix ans, si vous formez à quinze ans, ce n’est pas le même niveau. Il n’y a que Lyon ou Montpellier qui ont des vraies structures de formation même si elles ne sont pas encore agréées par le ministère. Il y a tout ce travail de préformation à faire, mais on ne pouvait pas le faire avant car on n’avait pas assez d’équipes. C’est la prochaine étape, de pouvoir organiser la préformation avec des sections sportives scolaires, des centres de perfectionnement mixtes, comme en Allemagne où ils font tout avec filles et garçons sur la période 13-16 ans. Petit à petit on va laisser la formation aux clubs. Pour l’instant, c’est nous qui le faisons avec un maillage territorial pour la formation, avec six pôles.

45 L’accompagnement des clubs de D1 et de D2, parce que c’est difficile pour eux, ils n’ont même pas pour la plupart un salarié, ils n’ont pas beaucoup de moyens, vous avez des budgets qui vont de soixante-dix mille à sept millions d’euros, il y a vraiment tout un accompagnement à faire pour trouver des partenaires économiques, pour se structurer, pour se professionnaliser dans la gestion, faire aussi en sorte qu’on ait des stades pour les clubs de D1 qui soient dignes de ce nom pour recevoir les télévisions et 3 000-4 000 personnes.

46 Et après, c’est surtout pour 2019 les formations gratuites pour les éducatrices, le FAFA pour les infrastructures et les vestiaires. Je pense que 2019 va permettre d’enclencher l’économie parce qu’il y aura un public qui sera mordu de ce spectacle-là et que ça va déclencher l’appétence des partenaires, des sponsors, des télévisions et qu’à partir du moment où l’on aura une économie derrière, les choses vont bouger. Le niveau s’élèvera, ça permettra d’avoir davantage de moyens pour les clubs, pour notre fédération, pour permettre aux joueuses d’être professionnelles et d’être encore meilleures, de remporter des titres avec leurs clubs et avec leur fédération, 2019 d’abord puis Paris 2024 !

NOTES

1. Ancienne joueuse internationale, Brigitte Henriques a ensuite rejoint le district du Val d’Oise de football, avant d’avoir la responsabilité de la formation des joueuses au centre technique national de Clairefontaine. Après un passage dans l’encadrement de la section féminine du Paris

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Saint-Germain, elle est élue au comité exécutif de la FFF en 2011 : d’abord nommée secrétaire générale (en charge du plan de féminisation lancé dans la foulée par l’instance), elle occupe depuis 2017 les fonctions de vice-présidente déléguée. 2. Appliquée au sein de la National Football League, cette règle oblige les franchises de football américain à interroger au moins un candidat issu des minorités ethniques lors du processus de recrutement aux postes d’encadrement (entraîneur, manager). Début 2018, cette mesure est adoptée et testée par l’English Football League (regroupant les championnats de football de deuxième, troisième et quatrième divisions) pour les postes vacants d’entraîneurs des clubs y participant, et ce jusqu’à la fin de la saison 2018-2019. Dans le même élan, la Fédération anglaise de football s’est engagée à suivre cette procédure pour les futures nominations aux différents postes de sélectionneur national.

AUTEUR

VINCENT GAUBERT

Chercheur indépendant [email protected]

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Lecture

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Le sport, un outil géopolitique au service des puissances contemporaines

Vincent Gaubert

RÉFÉRENCE

Jean‑Baptiste Guégan, 2017, Géopolitique du sport : une autre explication du monde, Paris, Bréal, 304 p.

1 De la guerre froide et ses boycotts olympiques, au lobbying pour obtenir l’attribution des méga-événements, il arrive régulièrement que les agendas politiques et sportifs se confondent. De ce point de vue, les contributions de Pascal Boniface ont permis de mettre en évidence cette collusion d’intérêts et d’envisager le sport comme un contributeur de puissance, façonneur d’un ordre mondial particulier. En dépit de cette filiation théorique directe, perceptible jusqu’à son titre1, l’ouvrage de Jean-Baptiste Guégan renvoie plus spontanément à l’Atlas du sport mondial de Loïc Ravenel, Pascal Gillon et Frédéric Grosjean, qui constitue les véritables prémices illustrées, cartographiées, de la présente contribution. La complémentarité entre les deux travaux est manifeste, en particulier quant à leur volonté d’exposer les raccordements du sport aux autres branches de la société : l’économie, la culture, la politique ou encore la religion.

2 Les propos introductifs de même que le premier chapitre de Géopolitique du sport font d’ailleurs écho au titre secondaire de cet atlas – Business et spectacle : l’idéal sportif en jeu – puisque l’historien et journaliste investit le sport à travers sa démesure économique et médiatique, à la fois perçue positivement (il est fédérateur) comme négativement (il implique des coûts et des salaires jugés exorbitants). Sans faire explicitement appel à la géographie, ces premières pages ont surtout vocation à dresser un portrait de ce que représente le sport professionnel dans nos sociétés, en passant rapidement d’un terrain à l’autre. Ce premier chapitre, « attendu » dans les sciences qui traitent du sport, ne

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fournit pas d’apports majeurs, et se présente comme une synthèse des principaux sports en matière de pratiquants, d’audiences et de recettes. À l’issue de ce catalogue de pratiques, où rares sont les paragraphes sans chiffres, Guégan produit une liste d’éléments constitutifs d’une grille de lecture, faite d’acteurs, de performances, d’organisations, de gouvernances, de prises de positions, de politiques de développements, de stratégies d’innovations, permettant une « autre explication » du monde (p. 77-88). Cette interprétation est davantage employée dans les deux autres chapitres, résolument plus orientés vers la géographie (chapitre 2) puis vers la géopolitique (chapitre 3).

3 Après avoir retracé la naissance des sports, le second chapitre marque un véritable changement de cap avec une approche qui devient nettement plus géographique, par l’analyse de leur diffusion (p. 90-101). De fait, les principaux travaux et apports des géographes du sport sont repris, reformulés et réactualisés, en particulier la contribution Sport, géographie et aménagement de Jean-Pierre Augustin, publiée en 1995. On préférera les lignes dévolues au rugby et au cyclisme, particulièrement instructives au regard de l’évolution actuelle de ces deux sports et leur mondialisation croissante, à celles consacrées au football, fréquemment abordé.

4 Enfin, le troisième chapitre constitue à l’évidence le cœur du travail. Deux axes le structurent : le sport est une compétition entre États, sur le terrain, mais également en dehors, pour s’approprier ce marché, par l’image, où le rôle des puissances extra- nationales (entreprises, sponsoring, médias) se fait de plus en plus sentir. Sous la forme d’une large revue de presse, Guégan entreprend un tour du monde des faits marquants de l’Histoire sportive comme de son actualité (évolution de la stratégie qatarie, investissements des BRICS, sort des grands équipements, récupération politique des résultats, coûts des Jeux olympiques…), qui peut parfois dérouter mais qui définit bien in fine une véritable lecture géopolitique par le sport.

5 Dans sa conclusion, entamée par une référence à une citation de Malraux, où le sport remplacerait désormais la religion, Guégan multiplie les renvois aux principaux théoriciens (Mauss, Elias et Dunning) de ce « phénomène social total », véritable « clé de compréhension du monde » (p. 288). De ce bilan, on retiendra le segment original sur les « trois travers » (p. 294) qui nuisent au sport contemporain, preuve supplémentaire, s’il en fallait, de la capacité de Guégan à examiner le sujet avec minutie et passion y compris en éclairant avec justesse ses faces sombres.

6 À l’issue de l’ouvrage, on regrettera que certains éléments évoqués le soient à la vitesse d’un sprint quand on aurait aimé qu’ils le soient à l’allure d’une course de demi-fond. Ainsi, la quête de modernité ne s’engouffre pas entièrement dans l’exercice de prédiction du « sport de demain », en particulier sur l’e-sport, bien que mentionné à plusieurs reprises, ou sur les nouveaux acteurs d’internet, communément rassemblés sous l’acronyme GAFA. L’auteur ayant parfaitement saisi les contours du sport d’aujourd’hui, nous aurions aimé lire sa réflexion sur ces enjeux. Cependant, l’objectif premier de Guégan étant de « […] montrer tout ce que la géopolitique peut apporter à la compréhension du sport contemporain et de ses rapports de force » (p. 70), difficile de lui attribuer un quelconque reproche sur ce plan.

7 Sur la forme, on pourra déplorer la cartographie limitée (six figures), et par moments la présence de passages plus anecdotiques, où la sportophilie de l’auteur l’entraîne dans un name dropping qui « ronge » quelque peu l’argumentaire, deux bémols qui ne dévalorisent en rien la qualité globale de l’ouvrage. À cet égard, on mettra en exergue

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de ce minutieux travail de synthèse et de recensement, l’actualisation des sources et des données (perceptible à travers la bibliographie) de même que les réflexions personnelles de l’auteur accompagnant l’ensemble, avec des apports intéressants, notamment sur le sport power. La centaine d’encadrés valorisant des citations d’universitaires, d’entraîneurs, de sportifs, de politiques, de journalistes ou d’écrivains, ainsi que ceux définissant les principales notions et concepts géopolitiques, apportent des éléments de contextualisation utiles pour des non-initiés et placent clairement cet ouvrage dans une perspective de vulgarisation scientifique.

8 Expliquer le sport, faire comprendre son poids économique, décrypter le monde par le sport : voilà l’exercice redoutable dans lequel s’est engagé l’auteur. Une sorte de triathlon où il convient d’être bon partout, comme l’exige ce type d’épreuves combinées. Et par la polyvalence affichée dans son travail équilibré, Guégan s’y adonne avec succès. Si cet ouvrage ne se destine pas particulièrement aux spécialistes d’une de ces thématiques, celles et ceux qui souhaitent s’initier à l’une d’elles y trouveront matière à élargir leurs connaissances.

NOTES

1. Pascal Boniface est l’auteur d’une première Géopolitique du sport, parue, elle, en 2014.

AUTEURS

VINCENT GAUBERT

Chercheur indépendant [email protected]

Géographie et cultures, 104 | 2017