Revue d’histoire des chemins de fer

26 | 2003 Normalisation ferroviaire, cultures de réseaux - L'Europe des chemins de fer, 1878-2000

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhcf/1921 DOI : 10.4000/rhcf.1921

Éditeur Association pour l’histoire des chemins de fer

Édition imprimée Date de publication : 1 février 2003 ISBN : 0996-9403 ISSN : 0996-9403

Référence électronique Revue d’histoire des chemins de fer, 26 | 2003, « Normalisation ferroviaire, cultures de réseaux - L'Europe des chemins de fer, 1878-2000 » [En ligne], mis en ligne le 16 janvier 2015, consulté le 13 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhcf/1921 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhcf.1921

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SOMMAIRE

DOSSIER : Normalisation ferroviaire, cultures de réseaux - L'Europe des chemins de fer, 1878-2000

Introduction Jean-Michel Fourniau

1- Vers la normalisation

Diversité ou unité des exploitations ferroviaires : un antagonisme permanent ? Georges Ribeill

Écartement et gabarit : la lente et difficile émergence de normes fondamentales Clive Lamming

L’harmonisation des tarifications dans les compagnies de chemins de fer Maurice Wolkowitsch

Terminologie ferroviaire espagnole : l’ISO 1087 et le Règlement général de circulation Mariano Andrés Martínez Lledó

2- Le rôle des entreprises

Le rôle de la SNCF dans le mouvement de la normalisation François Lacôte

La Commission électrotechnique internationale (CEI) et le Comité français (CEF). Normes et recommandations, 1948-1988 Yves Machefert-Tassin

Intervention des autorités européennes dans la normalisation ferroviaire. Réactions des entreprises, constitution des structures (1988-1993) Jean-Marc Châtelain

La normalisation dans le domaine ferroviaire et la concurrence européenne et mondiale : évolution des influences des réseaux et des constructeurs Éric Fontanel

Logique de projet et normalisation : comment a été traité le cas concret d’Eurostar dans un domaine essentiel : les normes anti‑incendie Daniel Brun

3- Cultures de réseaux : vers l'Europe des chemins de fer ?

L’interconnexion des réseaux RATP et SNCF : problème de normalisation ou de culture ? Philippe Essig

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Normalisation de deux réseaux à racines communes : les chemins de fer allemands Konrad Schliephake

La traction triphasée italienne : une électrification anachronique ? Michèle Merger

Cent ans de signalisation latérale en Europe. Divergences et convergences Daniel Wurmser

Normalisation technique et circulation ferroviaire internationale : des rapports paradoxaux Etienne Auphan

Dix ans d’interopérabilité, 1989 - 1999 Intervention à la table ronde réunie le jeudi 4 novembre 1999 : « L’interopérabilité aujourd’hui et ses perspectives : vers l’Europe des chemins de fer ? » Raymond Mourareau

L’interopérabilité dans le domaine ferroviaire et les risques liés aux différences culturelles Coralie Mugnai

ARTICLES

Les débuts de la ligne ferroviaire de Saint-Étienne à et les événements de 1830 Michel Cotte

Fernand Nouvion, génie de la traction électrique Jean-François Picard

De la fenêtre du train en mouvement Tommaso Meldolesi

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DOSSIER : Normalisation ferroviaire, cultures de réseaux - L'Europe des chemins de fer, 1878-2000

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Introduction

Jean-Michel Fourniau

1 Pour introduire ce numéro de la revue qui rend compte du 7e colloque de l’AHICF organisé les 4-5 novembre 1999 en collaboration avec l’Union internationale des chemins de fer et l’Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité, ces pages reprennent les propos prononcés en conclusion du colloque. Toutes les contributions alors présentées, et qui sont ici évoquées, n’ont pas été reprises dans ce numéro de la revue. Cette présentation tente cependant d’esquisser quelques pistes de travail qui se dégagent de l’ensemble des travaux.

Difficultés du thème de la normalisation

2 En organisant un colloque sur la normalisation ferroviaire, l’AHICF se confrontait à une double difficulté. D’abord, traiter directement les processus de normalisation et le fonctionnement des institutions de normalisation constituait un sujet nouveau pour l’association. Il n’avait été abordé qu’indirectement, à travers des analyses de grands projets d’électrification et des acteurs de ce progrès technique, lors du colloque « Électricité et chemins de fer »1. Le présent colloque ne pouvait guère se nourrir d’autres travaux réalisés ou en cours dans les différents groupes et commissions de l’AHICF.

3 La seconde difficulté résidait dans la définition même du thème du colloque et du public susceptible de s’y intéresser. On pourra regretter que les historiens de l’économie ou les économistes industriels aient été peu sensibles à l’appel à communication. La préparation du colloque a pu donner l’impression que le sujet de la normalisation ferroviaire apparaissait trop technique à bien des historiens et chercheurs en sciences sociales, mais qu’analyser en quoi la normalisation participait des cultures de réseau s’éloignait des préoccupations techniques des ingénieurs. Le risque était donc de n’intéresser ni les uns ni les autres.

4 Mais ces difficultés n’étaient pas insurmontables. L’ensemble des intervenants ont montré que poser la question de la normalisation dans ses rapports avec les cultures de

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réseau était une approche pertinente. La richesse et la diversité de la discussion le confirment et attestent l’intérêt qu’y ont trouvé tous les participants au colloque.

5 Cette remarque vise à formuler un souhait : que ce colloque soit considéré comme les premières journées d’études sur le sujet et donne envie de prolonger l’effort d’investigation et de recherche historique entrepris durant ces deux jours. L’intérêt et la variété des interventions et de la discussion montrent que l’effort de mise en perspective historique des processus de normalisation est un chantier d’une réelle portée pour éclairer les débats actuels sur l’interopérabilité ferroviaire.

La dialectique différenciation / normalisation

6 Quelles pistes dégager du colloque pour amorcer ce travail ? Cette introduction ne prétendant pas faire une réelle synthèse de l’ensemble des travaux, se contente de relever les propos les plus porteurs d’interrogations pour un futur programme de travail.

7 L’appel à communications comme le programme du colloque n’ont pas cherché à enfermer le mot normalisation dans une définition fermée, fixée a priori. Les intervenants ont parlé de standardisation et de compatibilité technique, d’uniformisation commerciale, d’unification des réseaux, d’interopérabilité. Certains verront peut-être dans cette profusion de notions rassemblées pour traiter de normalisation l’expression d’un flou sémantique. Il faut au contraire insister sur le fait que cette variation terminologique exprime la différenciation du contenu de la normalisation au cours de son évolution.

8 La normalisation n’a en effet pas eu le même sens à toutes les époques du développement des chemins de fer. Dans une brochure de l’AFNOR de 19702 , Louis Armand qui présidait cet organisme depuis 1963 indiquait ainsi en préface : « En 1920, normaliser, c’est simplifier, unifier, spécifier. En 1970, une norme est une donnée de référence, résultat d’un choix collectif raisonné, en vue de servir de base d’entente pour la solution de problèmes répétitifs. » Et les fonctions attribuées à la normalisation n’ont cessé de se diversifier depuis 1970, la discussion sur l’interopérabilité en a témoigné. Ce n’est pas vrai seulement dans le domaine ferroviaire : « Aux fonctions techniques d’interchangeabilité qu’elles assurent traditionnellement se sont ajoutées les fonctions d’information commerciale sur la qualité des produits, d’ouverture des marchés et de définition des niveaux de sécurité légale des produits »3, tous nouveaux aspects évoqués à quelques reprises au cours de ces journées.

9 Une telle évolution souligne – ce qui peut paraître paradoxal mais qui était l’hypothèse sous-jacente à la définition du thème du colloque – que les processus de normalisation sont eux-mêmes pris dans des processus plus profonds de différenciation des réseaux. Et c’est cette dialectique normalisation / différenciation que nous n’avons cessé d’appréhender au cours de ce colloque. Le Pr. François Caron a distingué trois formes de cette différenciation4 :

10 • la différenciation proliférante, résultat du progrès technique. Plusieurs ingénieurs ont témoigné de ce que la norme peut être antinomique du progrès technique et des logiques de projet qui le portent (la communication de M. Daniel Brun5, en particulier) ;

11 • la différenciation fonctionnelle par laquelle chaque système s’adapte à son environnement singulier. Les communications de M. Daniel Wurmser concernant les

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systèmes de signalisation en Europe, celle de M. Maurice Wolkowitsch concernant la tarification des réseaux secondaires français, publiées ici, ont largement illustré ce type de différenciation et la recherche d’une adaptation fine à son environnement spécifique par chaque entreprise ferroviaire ;

12 • la différenciation identitaire par laquelle les cultures d’entreprises (c’est-à-dire les représentations communes internes, nous a dit Mlle Coralie Mugnai, notamment la perception par les ingénieurs et les dirigeants des risques ou des causes des dysfonctionnements, incorporée dans des choix organisationnels6), formatent les cheminements technologiques et renforcent les effets des autres formes de différenciation. Mme Michèle Merger nous en a montré l’importance à propos du choix du triphasé pour l’électrification des chemins de fer italiens7.

Normalisation et culture des réseaux : des thèmes de recherche à développer

13 Ainsi le colloque aura permis de mesurer en quoi la dynamique d’évolution de la normalisation doit être expliquée par les processus de différenciation des réseaux, toujours renouvelés. Pour progresser dans la compréhension de cette évolution et des fonctions que remplit la normalisation, six thèmes se dégagent de la discussion.

La périodisation

14 Si nous savons que les diverses formes de différenciation des réseaux sont les facteurs d’évolution de la normalisation, il faut alors en établir une périodisation, et le faire plus systématiquement que ne pouvaient prétendre le faire deux journées de colloque. La communication de M. Clive Lamming publiée ici a rappelé, dès le début du colloque, le caractère très pragmatique de l’apparition du besoin de standardisation des écartements. Cela doit nous conduire à élargir l’investigation à d’autres objets, y compris ceux qui n’ont jamais pu faire l’objet d’une normalisation, comme les gabarits évoqués par M. Clive Lamming dans sa conclusion. Sur des objets plus divers, il conviendrait alors de revenir sur plusieurs points qu’abordait l’appel à communication mais que nous n’avons pas suffisamment traités pour comprendre le succès ou l’échec des processus de normalisation :

15 • les processus d’émergence des normes ;

16 • les acteurs parties prenantes des processus de normalisation et le rôle qu’y jouent les pouvoirs publics ;

17 • les controverses que suscite la définition d’une norme.

18 C’est au prix de ce travail historique que l’on pourra distinguer dans ces processus ce qui relève de la standardisation (norme de facto), de l’unification technique et ce qui est à proprement parler de la normalisation (norme de jure). En effet, M. François Lacôte a rappelé que la constitution de la SNCF avait suscité un grand effort d’unification des réseaux préexistants et que la création du BNCF avait répondu à ce besoin8. Mais celui- ci, a-t-il expliqué, était plus un besoin de standardisation que de normalisation et le BNCF n’a pas produit de véritables normes (au sens actuel du terme, en particulier de normes « système »). Des remarques similaires ont pu être faites à propos du rôle de l’Union internationale des chemins de fer et de la production des fiches UIC.

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Les échelles de la normalisation

19 De nombreux intervenants ont souligné que ce passage de standards techniques, propres à une entreprise ou une « collectivité ferroviaire nationale », à une véritable normalisation s’accompagnait d’un changement d’échelle de la normalisation. Ainsi, M. Éric Fontanel a témoigné de ce que le passage au niveau européen de la définition des normes avait fait prendre conscience aux industriels ferroviaires français de l’importance stratégique de la normalisation9.

20 Ce changement d’échelle est aussi un changement de l’importance relative des différents organismes de normalisation. Ainsi, il a été remarqué par M. Jean-Marc Châtelain que la CEI (ou l’UIC) jouait un rôle moins moteur aujourd’hui dans les processus de normalisation que les comités européens CEN et CENELEC10.

21 Là aussi, il serait intéressant de repérer plus systématiquement les changements d’échelle à diverses époques pour mieux comprendre comment se sont constituées des zones géographiques de diffusion de certaines normes – normes françaises vs normes allemandes, par exemple – et pour faire la part des facteurs liés à l’exploitation ou à la technique et celle des facteurs politiques. M. Laurent Tissot a rappelé comment l’action des organismes internationaux créés pour mettre en œuvre les conventions de Berne avait buté sur les rivalités entre les grandes puissances continentales au tournant de ce siècle11. MM. Konrad Schliephake12 et Zigmunt Zolcinski 13 ont également montré comment les bouleversements géopolitiques majeurs de ce siècle commandaient le remodelage des zones de diffusion des normes.

22 Faut-il alors souhaiter, comme l’a écrit M. Raymond Mourareau, que le changement d’échelle européen actuel « permette de se défaire des cultures de réseaux », perçues comme un frein à l’ouverture des marchés parce qu’elles seraient trop exclusivement techniques14 ? Rien n’est moins sûr. Mais cette remarque nous invite à mieux regarder quelles sont les nouvelles cultures dominantes à l’échelle européenne pour comprendre les inflexions récentes de la normalisation. M. Mariano Andres Martinez Lledo s’est par exemple interrogé dans la discussion sur l’absence d’« interopérateurs » en Europe, capables de rendre applicables les normes et de soutenir leur diffusion, alors que l’interopérabilité est sur l’agenda de tous les réseaux et que de nouvelles directives concernant le chemin de fer conventionnel et non plus seulement la grande vitesse ont été recemment adoptées15.

Les configurations industrielles

23 Plusieurs intervenants ont noté les changements en cours dans l’organisation du secteur ferroviaire : concentration des industriels avec la constitution d’un nombre restreint de sociétés multinationales qui dominent le marché européen et sont aux premiers rangs de la compétition mondiale, séparation entre gestionnaire d’infrastructures et exploitants, différenciation des exploitants selon la nature de leur activité, internationalisation progressive (à l’échelle de l’Europe) des exploitants, notamment dans le fret, par le jeu des rachats des réseaux privatisés.

24 M. Yves Machefert-Tassin remarquait que la configuration traditionnelle du chemin de fer en Europe, où un exploitant national dominait un secteur industriel relativement éclaté, avait vécu et que l’on assistait à une inversion complète de la situation, nous

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rapprochant de la configuration américaine, avec la concentration industrielle d’un côté et la dissociation des exploitants en de multiples firmes, de l’autre16. Or, aux États- Unis, du fait de cette configuration et de la spécialisation industrielle qui en résulte, la question de la normalisation paraît revêtir une moins grande importance dans le fonctionnement du secteur : en sera-t-il de même en Europe ?

25 La normalisation joue elle-même un rôle actif dans l’ouverture des marchés ferroviaires en cours de ce côté-ci de l’Atlantique. Mais, en retour, le changement de configuration industrielle n’est pas sans conséquence sur les processus et le contenu de la normalisation. La comparaison historique (milieu du XIXe siècle/période actuelle) et géographique (États-Unis/Europe) ne peut qu’être riche d’enseignements sur les potentialités de tels bouleversements.

Les facteurs économiques

26 M. François Caron rappelait en ouvrant la dernière séance du colloque l’importance des facteurs économiques dans l’évolution de la normalisation : la normalisation permet- elle d’abaisser les coûts ? Cette interrogation est évidemment primordiale.

27 M. François Lacôte a fait part de son scepticisme devant la capacité d’un programme comme ERTMS à réduire les coûts d’exploitation. Ce n’est pas tant la recherche d’un système unifié de signalisation qui est en cause que les modalités retenues pour cette unification, consistant en la création d’un système nouveau venant s’ajouter aux systèmes existants. M. Clive Lamming nous avait rappelé que l’unification des gabarits avait été à l’ordre du jour de la normalisation depuis le milieu du XIXe siècle, au même titre que celle de l’écartement, mais n’avait jamais abouti parce que son coût était prohibitif pour les réseaux. M. Georges Ribeill nous dit la même chose de l’attelage automatique qui fut l’une des grandes « chimères » de l’unification technique au cours des années 196017.

28 La question du calcul de rentabilité à associer à un processus de normalisation est assurément une belle question de recherche.

Le rôle de l’innovation

29 Bien des débats actuels sur les questions de l’interopérabilité sont assez proches, quant à l’antinomie qui est déclarée entre innovation et normalisation, de ceux qui ont agité le développement des réseaux au XIXe siècle. Ce parallèle historique ne vaut que pour souligner l’intérêt de travailler sur les rapports entre les logiques d’innovation et les logiques de normalisation. M. Daniel Brun traitant des normes anti-incendie de l’ Eurostar ou M. Philippe Essig en ce qui concerne l’interconnexion SNCF-RATP du RER 18 ont montré qu’il ne fallait pas rechercher la normalisation ou l’harmonisation à tout prix. Un processus de reconnaissance mutuelle des normes utilisées par chacun des partenaires d’un projet de développement en coopération permet souvent d’aboutir plus rapidement à un résultat « globalement aussi bon » qu’un processus de normalisation. Mais ces deux démarches ne sont pas exclusives l’une de l’autre

30 Plusieurs intervenants ont souligné qu’il était plus facile de normaliser dans des domaines nouveaux. C’était le cas de Stephenson imposant l’écartement de ses comme standard de création des réseaux. Il est plus facile aujourd’hui d’élaborer une directive sur l’interopérabilité en matière de grande vitesse qu’en

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matière de chemin de fer conventionnel. Si les logiques d’innovation portent des processus de différenciation, elles permettent aussi de sélectionner dans des domaines neufs des standards qui peuvent ensuite s’imposer comme des normes.

Les logiques d’apprentissage

31 M. François Caron a rappelé aussi, en introduisant la dernière séance du colloque, la force des héritages dans les cheminements différenciés des systèmes techniques ferroviaires, tout aussi importante que celle des incertitudes de leur développement. La dialectique entre processus de normalisation et de différenciation soulève donc la question des logiques d’apprentissage à l’œuvre dans l’évolution des réseaux, par lesquelles se transmettent les héritages et se formalisent les savoir-faire forgés pour répondre aux dysfonctionnement des systèmes. Parce qu’une norme est « un ensemble de règles partagées dans une communauté », sa proximité est grande avec la culture organisationnelle, comme l’a montré Mlle Coralie Mugnai, culture qui ordonne la constitution des savoir-faire et la transmission des héritages. Une analyse plus systématique des retours d’expérience des dysfonctionnements des systèmes, des logiques d’apprentissage mises en place pour y faire face – avec leur dimension terminologique et linguistique dont M. Mariano Andres Martínez Lledó nous montre l’importance – paraissent alors être des points de passage obligé de la compréhension des mécanismes d’émergence et de diffusion des normes19.

32 M. Werner Breitling le rappelait au cours de la table ronde, si l’interopérabilité est aujourd’hui sur « l’agenda politique » européen, c’est le résultat d’une logique économique libérale d’ouverture des marchés. Si cette logique bouleverse bien des héritages culturels des réseaux, elle peut aussi contribuer, en retour, à constituer une culture commune aux diverses collectivités ferroviaires engagées dans la voie du progrès de la normalisation et de l’interopérabilité. C’était tout l’intérêt de ce colloque d’en aborder les conditions de possibilité en ne séparant jamais les processus de normalisation des évolutions des cultures des réseaux.

NOTES

1. « Électricité et chemins de fer, cent ans de progrès ferroviaire par l’électricité », Revue d’histoire des chemins de fer hors série, 5 / Coll. « Histoire de l’électricité », X, Paris, AHICF/AHEF, 1997. 2. Cinquante ans de normes françaises. 1920-1970, Paris, AFNOR, 1970. 3. Jacques Igalens et Hervé Penan, La Normalisation, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ». 4. « La naissance d’un système technique à grande échelle. Le chemin de fer en France (1832-1870) », Annales Histoires, Sciences Sociales, 53e année, n° 4-5 (juillet-octobre 1998), p. 859-885. 5. « Logique de projet et normalisation : comment a été traité le cas concret d’Eurostar dans un domaine essentiel : les normes anti-incendie » (texte publié p. 147 ). 6. « L’interopérabilité dans le domaine ferroviaire et les risques liés aux différences culturelles » (texte publié p. 207).

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7. « La traction triphasée italienne : une électrification anachronique ? » (résumé fourni par l’auteur publié p. 159). 8. « Le rôle de la SNCF dans le mouvement de la normalisation » (résumé fourni par l’auteur publié p. 124). 9. « La normalisation dans le domaine ferroviaire et la concurrence européenne et mondiale : évolution des influences des réseaux et des constructeurs » (résumé fourni par l’auteur publié p. 145). 10. « Intervention des autorités européennes dans la normalisation ferroviaire. Réactions des entreprises, constitution des structures (1988 - 1993) » (texte publié p. 129). 11. Du même auteur, professeur à l’université de Neuchâtel, voir, sur le sujet abordé lors du colloque : « Naissance d’une Europe ferroviaire : la convention internationale de Berne (1890) », in Dominique Barjot ; Michèle Merger, avec la coll. de M.-N. Polino (sous la dir. de), Les Entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux, techniques et pouvoirs, XIXe-XXe siècles, Mélanges en l’honneur de François Caron, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 1998, p. 283-296. 12. « Normalisation de deux réseaux à racines communes : les chemins de fer allemands » (résumé fourni par l’auteur publié p. 156). 13. M. Zolcinski, expert de l’Union des transitaires internationaux polonais, directeur honoraire des PKP (Chemins de fer polonais), a présenté lors du colloque son article publié dans le Bulletin des transports internationaux ferroviaires n° 4/1998, p. 176-193 : « Différenciation et rapprochement du droit des transports de marchandises entre l’Est et l’Ouest depuis la convention de Berne. » 14. Intervention, publiée p. 199, à la table ronde du 4 novembre 1999 intitulée « L’interopérabilité aujourd’hui et ses perspectives : vers l’Europe des chemins de fer ? » qui réunissait, sous la présidence de M. Werner Breitling, directeur du département technique de l’Union internationale des chemins de fer, responsable pour l’UIC du groupe de coordination de l’Association européenne pour l’interopérabilité ferroviaire, M. Pierfrancesco Ferrazzini, ANSALDO TRANSPORTI, président CENELEC TC9X, M. François Lacôte, président de l’ERRI (European Rail Research Institute), directeur de la Recherche et de la Technologie de la SNCF, Mme Anna T. Ottavianelli, secrétaire générale de la Communauté des chemins de fer européens, et M. Raymond Mourareau, ancien administrateur principal de la Commission européenne, délégué général de l’association Eurosud Transport. 15. Directive n° 2001/16/CE du 19 mars 2001 relative à l’interopérabilité du système ferroviaire transeuropéen conventionnel, JOCE L110 du 20 avril 2001 ; directive n° 96/48/CE du 23 juillet 1996 relative à l’interopérabilité du système ferroviaire européen à grande vitesse, JOCE L235 du 17 septembre 1996. 16. « La commission électrotechnique internationale (C.E.I.) et le Comité français (C.E.F.). Normes et recommandations, 1948-1988 » (résumé fourni par l’auteur publié p. 126). 17. « Diversité ou unité des exploitations ferroviaires : un antagonisme permanent ? », article publié p. 16. 18. « L’interconnexion des réseaux RATP et SNCF : problème de normalisation ou de culture ? » (résumé fourni par l’auteur publié p. 154). 19. « Terminologie ferroviaire espagnole : l’ISO 1087 et le Règlement Général de Circulation », texte publié p. 98.

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INDEX

Thèmes : Réseaux et territoire, Histoire de l’innovation et des techniques Index chronologique : XIXe siècle XXe siècle Mots-clés : normalisation, réseau, Europe Keywords : standardization, network, Europe

AUTEUR

JEAN-MICHEL FOURNIAU Directeur de recherche à l’INRETS (Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité)

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1- Vers la normalisation

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Diversité ou unité des exploitations ferroviaires : un antagonisme permanent ?

Georges Ribeill

Des facteurs permanents favorables à la normalisation

1 Alors que l’exploitant ferroviaire est naturellement attaché à sa liberté de conception et d’innovation, c’est plutôt du côté des administrations de tutelle et de contrôle que, pour diverses raisons, voient le jour des préoccupations normalisatrices, traduites en contraintes imposées aux exploitants relevant de leur autorité.

Le rôle normatif minimum d’une forte tutelle

2 A première vue, les réseaux français d’intérêt général ont adopté et pratiqué depuis leurs origines des normes fondamentales. La plus manifeste concerne l’écartement de la voie : depuis la concession du Paris-Saint-Germain (1835) où il est fixé à 1,44 m entre les bords intérieurs des rails, il est imposé dans tous les cahiers des charges ultérieurs1 et fixé précisément à 1,435 m.

3 Par le biais de ces cahiers des charges imposés aux exploitants par la tutelle du ministère des Travaux publics, toute une série d’autres normes implicites, minimales, régissent l’infrastructure et l’exploitation technique, dont les justifications relèvent principalement de la sécurité. Bien plus que la loi du 11 juin 1842 qui définit le régime de référence des chemins de fer « à la française » (régime de concession monopolistique, sous forte tutelle étatique), la loi de police des chemins de fer du 15 juillet 1845 et l’ordonnance du 15 novembre 1846 qui en précise les modalités d’application imposent de la même manière à toutes les compagnies des contraintes et sujétions tant techniques que commerciales, visant la conception comme l’exploitation de leurs chemins de fer. De quoi irriter durablement les compagnies qui objectent par exemple que l’espacement et la largeur réglementaires des banquettes et sièges qui leur

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sont imposés en fonction des trois classes de confort offertes ne relèvent nullement de la sécurité de l’exploitation...

4 Ces normes premières se multiplient vite. Les ingénieurs fonctionnaires chargés du contrôle technique de l’exploitation n’auront de cesse, à l’issue de chaque catastrophe ferroviaire, d’ériger en nouvelles normes et prescriptions réglementaires des techniques et procédures novatrices qui leur semblent constituer des moyens appropriés de prévenir le renouvellement de ces catastrophes.

5 Par ailleurs, la promotion rapide des chemins de fer en service public de transport, en garantissant aux voyageurs une égalité de traitement commercial ou l’accès au choix à trois classes de places, conforte aussi le rôle normatif des pouvoirs de tutelle et de contrôle sur les compagnies dans le domaine de la définition de l’offre ferroviaire.

6 Enfin, bien que plus discrètement, les autorités militaires vont continûment peser sur le domaine ferroviaire : jusqu’en 1939, en bloquant l’électrification des lignes proches de la frontière nord-est, elles érigent bien en norme restrictive sur une large partie du territoire français la traction à vapeur ou autonome. Et pour ces mêmes lignes du Nord- Est, la prise en considération de l’intérêt stratégique militaire imposa lors de leur conception aux tracés en vallée de suivre la rive occidentale, c’est-à-dire de protéger la voie ferrée des éventuels assauts ennemis par la voie d’eau contiguë, quel que soit l’éventuel surcoût de ce choix2.

Des facilités de circulation ferroviaire d’un réseau à l’autre

7 Alors que les cahiers des charges prévoient, moyennant péage, la libre circulation des trains d’un réseau d’intérêt général à l’autre dès lors que leurs lignes sont connexes3, hormis l’écartement standard cité plus haut, rien n’est imposé d’une concession à l’autre qui viserait à faciliter les circulations et échanges de matériel moteur et roulant entre réseaux4 : les compagnies françaises ont joué plutôt la règle tacite du « chacun chez soi », au prix de transbordements coûteux des marchandises et de correspondances pas toujours bien assurées entre trains de voyageurs dans les gares de jonction.

8 En revanche, poussées par le principe économique des rendements croissants qui régit leur compte d’exploitation5, favorables à des transports massifs et à grande distance, d’idéologie libre-échangiste plutôt que protectionniste, les compagnies françaises ont cherché à faciliter les trafics internationaux de part et d’autre des frontières politiques, y compris les trafics de pur transit. Les gouvernements de l’Europe continentale ont cherché aussi, par le relais d’accords diplomatiques, à faciliter les exportations, au prix d’importations réciproques. Le rail étant alors le mode le plus approprié, du coup, il est naturel d’observer la multiplication précoce des institutions internationales à compétence ferroviaire (administrations et/ou exploitants), vouées à faciliter ces échanges commerciaux.

9 C’est à Berne, en 1882, qu’une conférence rapprochant divers réseaux et Etats se propose de définir un règlement commun, dit Unité technique des chemins de fer (UT), fixant les conditions techniques de sécurité auxquelles doivent répondre les voies ferrées et les véhicules pour assurer le transit international6. Malgré leur développement (voir Annexe 1), la longueur des procédures aboutissant à des accords internationaux sera d’autant plus grande que les membres participant seront nombreux à défendre leurs particularismes, à vouloir les imposer en normes

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internationales7. D’un autre côté, les questions traitées périodiquement par exemple depuis sa création en 1885 au Congrès international des chemins de fer et intéressant les thèmes de la normalisation et de l’interopérabilité s’avèrent plutôt rares et de moins en moins fréquentes (voir Annexe 2).

10 Bien différent d’une France unifiée et jacobine, le contexte politique du XIXe siècle qui encadre le développement ferroviaire de tout petits États allemands et de certains États périphériques y a motivé très tôt, dès 1846, la fondation d’une association internationale vouée à assurer l’interopérabilité entre réseaux membres : le Verein. Depuis 1856, une Convention technique pour la construction et l’exploitation des chemins de fer définit les règles imposées à tout réseau adhérent et, à partir de 1868, un règlement organise l’échange de matériel. En revanche, toute liberté est laissée aux réseaux en matière tarifaire8. Significative est la discrétion des articles qu’en France la Revue générale des chemins de fer consacre à relater les activités du Verein ; et dans la première notice qu’elle lui consacre9, l’auteur, un inspecteur attaché aux lignes du Nord-Belge10, s’étonne de la coexistence paradoxale de « deux conditions qui paraissent appelées bien plus à s’exclure qu’à se combiner » :

11 « Le réseau des voies ferrées est très morcelé, et pourtant le service n’y subit pas les graves inconvénients qui résultent toujours d’administrations multiples. Il porte, au contraire, au point de vue technique, la trace de l’unité dans les principes essentiels tant de l’exploitation que de la construction, et une uniformité accentuée se manifeste dans les applications de ces principes. »

L’intérêt économique des constructeurs de matériel ferroviaire

12 En 1899, dans un contexte de crise des commandes de la part des compagnies et de sévère concurrence étrangère, allemande notamment11, les constructeurs français de matériel roulant s’organisent enfin en chambre syndicale. Leur manque de compétitivité, expliquent-ils, provient de la nature des commandes des compagnies françaises, réduites à de courtes séries de matériel de types toujours changeants, donc grevés pour ces deux raisons d’un important surcoût. Leur préoccupation sera bien entendue par le ministre des Travaux publics Pierre Baudin qui, disposant d’un droit de contrôle sur leur matériel, avise par une circulaire du 18 août 1900 les administrateurs des compagnies qu’ils ne seront plus désormais aussi libres qu’auparavant de choisir leurs nouveaux types de matériel12 : « Mon attention a été appelée sur les inconvénients que présente l’extrême diversité des types en usage sur les chemins de fer français pour le matériel roulant et principalement pour les machines locomotives. Non seulement chaque Compagnie a ses modèles spéciaux, mais, dans l’intérieur du même réseau, il est rare qu’une commande nouvelle n’apporte pas aux types précédents des modifications de détail qui obligent chaque fois les services de traction à des études fort longues et les constructeurs à l’établissement de dessins d’exécution et de modèles fort coûteux. [...]. Pour remédier à cet état de choses, je me propose de prescrire aux ingénieurs en chef du contrôle technique d’examiner, à l’occasion de chacun des projets de matériel roulant soumis à mon approbation, s’il n’existe pas déjà de type analogue ayant fait ses preuves et d’exiger, à l’appui des modifications proposées à ces types, des justifications qui en démontrent la nécessité. Je vous prie de votre côté de bien vouloir tenir compte, lors de la préparation des projets, des considérations qui précèdent [...]. »

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13 Par un arrêté du 4 mai 1901, Baudin crée une commission « chargée de codifier les cahiers des charges en vigueur pour la fourniture des métaux et des matières entrant dans la fourniture du matériel roulant des chemins de fer et d’unifier les types de matériel ». Les instructions communiquées en date du 16 mai 190113 à son président, le directeur des Chemins de fer Jules Lax, sont très précises quant aux résultats recherchés : « La première mesure à prendre pour amener à la réduction des prix doit être d’établir plus d’uniformité dans les éléments des principaux types de matériel et dans les cahiers des charges relatifs aux fournitures. Ce sera là un des résultats les plus appréciables de l’étude à laquelle vous allez vous livrer. » Plus précisément, la mission devait : « 2°/ proposer, principalement pour les machines locomotives, les données caractéristiques d’un certain nombre de types, auxquels les compagnies devront se conformer, pendant une période à déterminer, pour leurs demandes d’autorisation de matériel courant, sauf dérogations justifiées par des circonstances exceptionnelles ; 3°/ codifier, en les unifiant, les cahiers des charges aujourd’hui en usage sur les divers réseaux pour la fourniture des métaux et matières entrant dans la constitution du matériel [...]. »

14 Créée pour répondre à des fins de politique industrielle conjoncturelle, la commission, qui allait survivre au ministre Baudin, pose en fait les premiers jalons d’une politique structurelle d’unification ferroviaire nationale. Mais à tous petits pas : car les ingénieurs fonctionnaires du contrôle et les ingénieurs en chef responsables des services MT (Matériel et Traction) des sept grands réseaux devaient forcément arriver à s’entendre entre eux avant de retenir toute norme...

15 Dès le 31 mai 1901, les termes d’une première spécification pour la fourniture des tôles de chaudières étaient fixés et, en 1906, à l’issue de cette première étape d’unification, 22 spécifications étaient adoptées et mises en service après 29 mois de gestation en moyenne, visant les qualités métallurgiques de divers composants du matériel14.

16 Comme on le verra plus loin, la Grande Guerre allait constituer un contexte favorable à une vaste politique d’uniformisation, à une deuxième étape en particulier dans l’unification des cahiers des charges imposés aux fournisseurs. En juillet 1917, les ingénieurs des réseaux s’attellent ainsi à réviser et à compléter les premières spécifications de 1901-190615. Une collection de 42 spécifications, achevée en mai 1920, donne lieu à diverses publications, partielles16 ou intégrales17.

17 Se plaçant à nouveau du point de vue des constructeurs ferroviaires français toujours aux abois au sortir de la guerre, ébauchant le programme de la reconstruction industrielle de la France, le fameux Rapport Clémentel ne manque pas de dicter aux compagnies des impératifs, au-delà de la prévision de leurs besoins quantitatifs en locomotives, voitures et wagons18 : « Il faut, avant tout, que ces Compagnies favorisent nos industriels, qu’elles leur passent des commandes régulières, permettant un travail en série et qu’elles apportent dans les différents modèles une unification aussi grande que le permettent les emplois. »

18 En fait, les constructeurs français de matériel ferroviaire sont plus attachés à la régularité des commandes qu’à une certaine normalisation des fabrications. Par ailleurs, ils sont prêts à se servir de la normalisation technique pour verrouiller leur marché indigène, dès lors que celui-ci apparaît menacé par des industries concurrentes. Ainsi, en 1933, la Chambre syndicale des constructeurs de matériel de chemins de fer s’alerte

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de l’arrivée sur le marché des autorails des constructeurs et fournisseurs automobiles (Renault, Bugatti, Michelin, etc.), en quête de nouveaux débouchés. Un groupe de réflexion ad hoc propose une première riposte générale : « attirer l’attention des réseaux sur le tort considérable que leur fait la propagande de l’automobile et sur l’intérêt qu’ils ont à ne pas favoriser par leurs commandes d’aussi dangereux concurrents. » ; mais il entend aussi, plus subtilement, ériger si nécessaire une barrière technologique : « Il y aurait le plus grand intérêt, pour lutter contre cette concurrence, à profiter de l’établissement par les réseaux de spécifications type, pour établir avec eux un contact étroit et permanent, susceptible de leur montrer la facilité avec laquelle les constructeurs attitrés de matériel ferroviaire s’adaptent à ces règles nouvelles, alors que les constructeurs automobiles, non habitués à des cahiers des charges, éprouvent des difficultés à en observer les prescriptions19. »

Des circonstances favorables à la normalisation

19 S’il y a donc un plancher minimum de règles et contraintes uniformes qui a pu s’imposer à tout exploitant, des contextes particuliers s’avèrent favorables à de fortes pressions normalisatrices dans le domaine de la construction et de l’exploitation ferroviaires.

Les leçons de l’exploitation en temps de guerre

20 La Grande Guerre a servi de révélateur aux handicaps d’ordre militaire ou civil que crée le foisonnement de règlements et matériels ferroviaires propres à chaque réseau et, plus largement, l’absence de normes industrielles de base, telles que des pas de vis ! Alors que les exigences logistiques des autorités militaires ignoraient en théorie les frontières techniques et administratives des réseaux, celles-ci s’avérèrent de puissants obstacles au transit d’un trafic militaire redoublé et devenu particulièrement essentiel. Bien entendu, alors qu’il était impensable de faire circuler sur des réseaux voisins des locomotives conçues « sur mesure » par les ingénieurs de chaque compagnie pour assurer tel trafic commercial sur telle ligne, les échanges de wagons, bien que plus faciles, restèrent limités : encore fallait-il assurer en effet une maintenance de premier niveau ubiquiste lorsque des avaries et incidents mineurs les immobilisaient hors de leur réseau d’attache. Ce qui supposait des pièces et outillages normalisés... Que ce soit dans le domaine industriel en général, ou dans le domaine ferroviaire, cette forte pression normalisatrice motiva des initiatives plutôt tardives20.

21 Signée du ministre des Travaux publics Claveille21, la lettre en date du 24 février 1918 qu’il adresse au directeur des Chemins de fer reflète la nouvelle doctrine de la standardisation. Après avoir évoqué les défis de l’après-guerre (« Il est indispensable de se préoccuper dès à présent des mesures à prendre après la guerre pour mettre à la hauteur des nécessités économiques l’organisme vital que constituent les réseaux de chemins de fer »), dans la perspective d’un programme décennal de commandes de matériel roulant, l’enjeu de cette standardisation était ainsi souligné dans des termes vigoureux qui méritent d’être largement reproduits : « Le matériel des chemins de fer français présentait avant la guerre une diversité regrettable, et aucune idée d’ensemble n’avait présidé au choix des types. La diversité dont il s’agit pouvait se constater, non seulement d’un réseau à l’autre, mais sur un même réseau, entre des véhicules destinés à un service identique.

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Le moment est venu de réagir contre cette tendance. Lors des dernières commandes, un progrès a été déjà réalisé par l’adoption d’un type unique de wagons de 20 tonnes, auquel tous les réseaux se sont ralliés. Il est nécessaire d’entrer résolument dans cette voie, de façon à faciliter les commandes, la fabrication en série, et l’emploi sur chaque réseau du matériel appartenant aux réseaux voisins. Il ne peut être question, bien entendu, d’arriver à l’uniformité générale des types de matériel sur tous les réseaux, chacun d’eux devant conserver son initiative et sa responsabilité et aucune entrave ne devant être apportée à une émulation qu’il serait dangereux de paralyser ; mais on doit tout au moins s’appliquer à ce que les types soient peu nombreux, à ce que chaque réseau profite des perfectionnements obtenus par ailleurs, et surtout à ce que la réparation des voitures et wagons de n’importe quel réseau devienne toujours possible sur n’importe quel autre. Faute de pièces et d’organes de rechange, on a constaté trop souvent des immobilisations anormales de véhicules sur des réseaux éloignés et il est essentiel que cet état de choses disparaisse à l’avenir. Les événements actuels ont démontré surabondamment l’intérêt qu’il y aurait à cet égard à arriver à ce que l’on appelé la "standardisation" du matériel, c’est-à-dire à l’adoption, dans la construction, de pièces de dimensions et de dispositions uniformes, et par suite interchangeables, comme l’ont admis certaines fabriques d’automobiles. Les circonstances sont éminemment favorables à une mesure de ce genre, qui sera bien accueillie des constructeurs et du personnel, qui réduira les dépenses d’entretien, et qui assurera la bonne utilisation du matériel, en accélérant sa rotation. En effet, beaucoup de véhicules anciens seront à réformer ou à transformer, et les commandes à envisager porteront certainement sur un nombre d’unités très élevé. Rien ne sera plus facile en conséquence que de prévoir un nombre limité de types constitués à l’aide de pièces et d’organes semblables, dont des dépôts pourront être répartis sur tout le territoire, de manière à rendre les réparations très rapides. Enfin, les types à adopter devront être étudiés d’après les données les plus récentes de l’expérience, en tenant compte de l’intérêt qu’offrent les wagons à tonnage élevé, des conditions particulières de la circulation sur les lignes où la traction électrique sera installée, et de la nécessité, au point de vue du confortable des voyageurs, de conserver au matériel français la réputation dont il jouit à l’étranger. »

22 De mêmes impératifs visaient les réseaux d’intérêt local où, compte tenu du choix du matériel abandonné aux autorités locales, « il arrivait trop fréquemment que le matériel d’une ligne déterminée ou d’un petit réseau ne pouvait circuler sur les réseaux voisins ». Dans les régions libérées notamment, la reconstitution de leurs lignes devait donc être orientée d’une part vers « la réduction du nombre de types, en généralisant ceux que l’expérience aura montrés les plus avantageux [...] afin de faciliter le circulation d’un réseau à l’autre », d’autre part vers la « fabrication en série ».

23 Claveille avait jeté aussi les bases d’un autre programme décennal concernant le matériel fixe, aux fins de réduire des différences entre rails « peu appréciables d’un réseau à l’autre pour un poids unitaire comparable » et d’entreprendre la standardisation du petit matériel de la voie (tire-fond, boulons, selles, etc.)22.

24 Plus largement encore, l’exploitation devait être aussi conçue sur de nouvelles bases, avec des règlements de réseau uniformisés dans la limite du possible, ainsi que leur signalisation. Et si « les efforts tentés à de fréquentes reprises pour arriver à un régime plus rationnel sont restés infructueux », la réforme de la signalisation méritait au premier chef « la persévérance voulue pour la faire aboutir », compte tenu de son intérêt évident, jugeait Claveille. De même, il préconisait une « refonte générale et

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rationnelle de la tarification des grands réseaux » tendant à faire « comme si les frontières entre les Réseaux étaient supprimées et si l’ensemble des chemins de fer étaient placés sous la direction d’une Administration unique ayant exclusivement en vue les intérêts généraux du Pays ».

25 Enfin, du rapprochement des diverses réglementations en cours et propres à chaque réseau concernant le recrutement, l’avancement et la rémunération de leurs agents, on devait aboutir aux améliorations à leur apporter dans le sens de leur harmonisation et unification23. De manière plus explicite, les leaders syndicalistes réformistes partageaient les critiques faites aux compagnies24, jugées éminemment responsables de la crise des transports qui se prolonge encore après la fin de la guerre25.

26 Cette vigoureuse impulsion gouvernementale allait voir ses effets durer quelques années. Timidement engagées avant-guerre, les perspectives de développement de la traction électrique motivèrent notamment la création en 1918 d’une commission chargée de sélectionner la future tension standard qui devrait être adoptée par tous les grands réseaux : elle allait conclure à l’option du 1 500 V continu, érigé donc en norme officielle nationale26. En 1919, puis en 1925, confrontés au renouvellement de leurs anciens rails – plus de 60 modèles en tout –, les réseaux étudient une gamme de 4 types de rails (26 kg, 36 kg, 46 kg et 55 kg au mètre) aux profils unifiés. Un cahier des charges unifié pour la fourniture des rails est mis en application fin 1923.

27 Un Office central d’études du matériel (OCEM) est créé en octobre 1919 qui associe trois compagnies (PLM, PO, Midi)27 et les deux réseaux d’Etat (ex-Ouest et Alsace-Lorraine) : de ce bureau d’études doivent sortir les premiers types communs de matériel roulant à plusieurs réseaux, formant donc de grandes séries d’un coût de fabrication plus économique. Ce sera le cas d’une série de wagons de 20 tonnes à deux essieux et entraxe de 4,5 m, modulés en tombereaux, plats et couverts, avec ou sans guérites fermées à plate-forme basse, pouvant être équipés du frein continu ; soit une conception intégrant pour la première fois des normes et spécifications promues par l’UT (Unité technique des chemins de fer) et par l’UIC. Un tel matériel moderne, pouvant « assurer pendant de longues années le trafic intérieur comme le transit avec l’étranger », consacrait ainsi le premier « début dans l’unification du matériel européen »28. De fait, les ingénieurs du Matériel des compagnies répugnèrent largement à transférer la conception de leur parc à l’OCEM dont le bilan demeure médiocre, jusqu’à sa disparition29.

28 A l’instigation du directeur du contrôle technique des chemins de fer, l’ingénieur des Mines Maison, une commission fut chargée d’une réforme du Code des signaux, que présida Verlant, directeur de l’exploitation du PLM. Agréée en deux temps, en 1932 et 1934, la réforme se traduisit essentiellement par l’adoption du feu vert pour indiquer la voie libre et celle du feu jaune en remplacement du feu vert d’avertissement ou de ralentissement. Sa mise en application progressive en six étapes s’échelonna d’avril 1935 à décembre 1936. Mais lorsque la SNCF fut créée, il restait encore à unifier la signification des signaux et leurs conditions techniques d’emploi30. Certaines particularités réglementaires et technologiques héritées des anciens réseaux furent conservées, du fait de leur trop grande étendue, par exemple en matière de signaux de blocks. Et ce n’est qu’après-guerre, en 1947, que la SNCF peut éditer un Règlement général de sécurité dont le premier fascicule (son Titre I) sera consacré aux signaux31.

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Le nouveau cours d’unification de la SNCF

29 De la création (d’origine politique) de la SNCF en 1937 résultent à la fois la fin des frontières inter-réseaux et la juxtaposition de systèmes et matériels d’exploitation fort différents. Par exemple, le parc des engins thermiques, développé à partir de 1931, avait mobilisé de nombreux constructeurs, auxquels la plus grande liberté d’initiative avait été laissée par les réseaux, afin de tirer parti au mieux de cette nouvelle émulation technologique et de profiter au maximum des potentialités de ce nouveau mode de traction. D’où un parc hérité par la SNCF extrêmement hétérogène et d’exploitation fort coûteuse32.

30 L’entreprise publique engage donc un nouveau cours de réduction des types hérités, d’unification organique de l’exploitation et de normalisation des matériels, associés aux impératifs d’économies que lui assigne son nouvel État-patron. Dès janvier 1938, il est créé à la SNCF un Bureau de normalisation et d’unification (BNU), chargé de développer en son sein une politique de normalisation technique des pièces et matières en usage courant et de représenter l’entreprise dans les commissions de travail des organismes spécialisés nationaux ou internationaux (AFNOR, CSNOR, ISA, etc.). Le bilan établi à la veille de la Deuxième Guerre mondiale apparaît toutefois modeste, limité à de simples et petites pièces de détail du matériel roulant ou à l’outillage des ateliers, plutôt qu’à des composants plus lourds tels que boîtes d’essieux, corps de roues, essieux, etc.33. Et c’est seulement durant les années de guerre que les bureaux du Matériel entreprennent la normalisation des organes de roulement (137 types d’essieux, 61 types de bandages, 165 types de coussinets, etc.)34. Créé en 1934 à Saint-Ouen dans le sillage de l’adoption du code unifié Verlant, le laboratoire central de signalisation, dont hérite la SNCF, s’attelle à la normalisation des signaux lumineux35. La combinaison de 14 éléments unifiés allait permettre de traiter autant de cas que les 200 modèles antérieurs de panneaux lumineux et les modèles de lampes étaient réduits de plus de 100 types à 46, puis à 17...

31 Durant l’Occupation, en vertu d’un décret du 24 mai 1941 impliquant les deux comités d’organisation du matériel ferroviaire (MATFER) et des voies ferrées d’intérêt local (COVFIL), le BNU étend ses compétences en dehors de la SNCF, transformé en 1943 en Bureau de normalisation des chemins de fer (BNCF) dès lors qu’était apparue souhaitable une certaine normalisation de tous les chemins de fer français, qu’ils soient à voie normale ou étroite, d’intérêt général ou local, en métropole ou outre-mer36.

32 Sous l’impulsion du directeur général Le Besnerais, les bureaux d’études de la traction de la SNCF sont invités à définir quelques « types unifiés d’avenir » qui seront donc commandés en grande série. Le temps de la conçue « sur mesure » est clos, même s’il faut compter encore avec quelques « coups déjà partis » mais encore dans les cartons, antérieurs à cette nouvelle politique drastique que plusieurs types unifiés de locomotives symbolisent bien, 141 P et 150 P tout particulièrement37. Après-guerre, cette politique est poursuivie : 4 types d’autorails sont retenus (90 ch, 150 ch, 300 ch et 600 ch), ainsi qu’un type unique de remorque avec simplement deux aménagements possibles (1re/2e classe et 2 e classe/fourgon). De même, s’agissant des locotracteurs, deux types doivent remplacer les 40 types hérités des anciens réseaux.

33 Les commandes aux États-Unis et au Canada d’un nouveau modèle de locomotive construite en grande série, la fameuse Mikado 141-R à simple expansion, marquent un tournant décisif, puisque dans le sillage de ces très grands séries d’engins moteurs

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(1 340 locomotives commandées en deux tranches, réparties en « charbonnières » et locomotives chauffées au fuel), à la conception simplifiée à l’américaine et à la conduite banalisée, est associé un entretien en grande série « à la chaîne », véritable cheval de Troie du taylorisme dans les ateliers de la SNCF38.

34 En matière de traction électrique, on sait que c’est le 1 500 V continu qui est retenu encore pour l’électrification de la ligne impériale, entre Paris et Lyon, avec deux premiers types de locomotives originaux, BB 8100 et 2D2. Mais de nouveaux et rapides progrès justifient une nouvelle série de CC 7100 plus légères ; puis une série de BB 9200, encore plus légères... C’est l’impératif d’économie imposé à nouveau à la SNCF qui motive, d’une part, le développement sur la ligne du Nord-Est à électrifier du nouveau courant monophasé 25 kV/50 Hz, d’autre part le souci de pouvoir tester quatre conceptions différentes d’engins moteurs (BB 12000, BB 13000, CC 14000 et CC 14100) : le surcoût sera compensé par le recours à des organes mécaniques identiques (bogies, caisse, cabine de conduite unique centrale, pupitre de commande) et à des circuits conçus selon des schémas types de montage identiques. Soit une conception modulaire, souple mais économique, de matériel nouveau, unifiée au maximum, sollicitant de la part des conducteurs-électriciens, quel que soit le type d’engin conduit, de mêmes gestes et actes réflexes pour les opérations de conduite et de dépannage, ou requérant de mêmes procédures d’entretien chez les ouvriers des dépôts et ateliers39.

Les facteurs de résistance à la normalisation

35 Malgré ces facteurs permanents ou conjoncturels favorables à la normalisation, les facteurs de résistance, endogènes à la culture techniciste des ingénieurs ferroviaires français, propres aussi à une certaine émulation naturelle entre réseaux, leur ont toujours fait contrepoids. Dans un article ancien40, François Caron brossait ce portrait de l’ingénieur français hostile à la norme anti-progrès : « Les ingénieurs français ont toujours considéré la locomotive comme un objet d’art indéfiniment perfectible, peu susceptible par conséquent d’être soumis à des standardisations contraignantes. Pour eux, il y avait contradiction entre la standardisation et la production de masse, d’une part, et le progrès technique, d’autre part, qui risquait d’être bloqué par elles. Ils ne voulaient pas être condamnés à employer toujours indéfiniment le même modèle. »

36 Attitude confirmée par les propos mêmes de certains d’entre eux. Ecoutons le directeur de l’exploitation de l’Est, François Jacqmin, réfuter en 1868 le principe d’uniformisation des règlements techniques41 : « L’uniformité absolue des règlements entraînerait un inconvénient très grave ; elle interdirait à l’avance toute étude, tout progrès. L’exploitation des chemins de fer est trop récente pour que l’on puisse la considérer comme parfaite, et on doit encore compter sur de nouveaux perfectionnements [...]. La diversité dans les détails est donc favorable au progrès [...]. »

37 Les conditions spécifiques d’exploitation justifient même des particularismes techniques et des accoutumances professionnelles, que leur transformation doit préserver de tout bouleversement ultérieur : « Chaque réseau se trouve, au point de vue de la sécurité, placé dans des conditions spéciales auxquelles il serait dangereux de porter atteinte ; dans des services compliqués comme ceux de la banlieue de Paris, il existe un ensemble de signaux consacrés par une expérience de près de 30 années, et personne ne voudrait

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prendre la responsabilité qu’entraînerait le moindre trouble porté à cette organisation. »

38 Parmi ces dispositions qu’il faut donc conserver bien qu’elles n’aient d’autre valeur que celle de « l’ancienneté », Jacqmin évoque notamment la conduite à droite sur la grande artère alsacienne : « Sur toutes les lignes qui partent de Paris, on a pris pour voie de départ la voie située à gauche en entrant dans la gare, et ce système a été naturellement suivi sur toutes lignes françaises ; mais il existe une exception : sur la ligne de Strasbourg à Bâle, ouverte à l’exploitation en 1839, on avait pris pour voie de départ la voie droite. Lorsque la jonction de cette ligne ancienne avec les lignes partant de Paris a été faite, on s’est trouvé dans une grande perplexité et on pensé que ce qu’il y avait de plus simple était de changer sur la ligne de Strasbourg-Bâle le sens de la marche des trains. Théoriquement, rien ne semblait plus facile ; pratiquement, il a fallu reculer devant tous les obstacles qui se sont présentés, et l’administration supérieure a dû sanctionner par une décision spéciale une exception à la règle, en apparence si simple, du sens de la circulation des trains. »

39 Lucide, le ministre Baudin, dans sa circulaire précitée du 18 août 1900, entendait bien mettre un terme aux excès bien analysés et dénoncés d’une émulation qui abritait parfois l’orgueil têtu ou le souci de distinction personnelle d’un ingénieur par rapport à ses pairs des autres réseaux ou, pire, à son prédécesseur dans la même compagnie42 : « Sans doute, la marche du progrès est incessante, et il ne peut être question de confiner les Compagnies de chemins de fer dans l’emploi d’un certain nombre de types de locomotives, quelque judicieusement choisis qu’ils puissent être. Ce serait fermer la porte à toutes les recherches et à toutes les améliorations. Mais il n’est pas non plus indispensable que chaque chef de traction mette, pour ainsi dire, sa griffe personnelle sur les projets qui émanent de ses services et s’ingénie à faire autrement que ses collègues des autres réseaux quand il n’a pas, à l’appui des modifications qu’il présente, des raisons péremptoires à faire valoir. Il importe peu, par exemple, du point de vue des services qu’elles peuvent rendre, que deux machines diffèrent par les congés ou les évidements des bielles, la forme des ailettes des tubes, etc. Mais ces détails ont, au contraire, une grande importance quand il s’agit de couler des pièces ou d’établir des mandrins. »

40 Mais inversement, après-guerre, avocat des compagnies et idéologue tout dévoué, l’ingénieur fonctionnaire Colson entendait réfuter le reproche, fait au régime d’exploitation français, d’un « manque d’unité » et de « divergences parfois inexplicables entre le régime des tarifs et entre les types de matériel dans les différents réseaux »43 : « Aujourd’hui tout le monde vante la standardisation, employant un mot français déplorable pour exprimer une idée qui ne l’est pas moins, car il représente la mort du progrès, tout simplement. Pour adopter un type uniforme en chaque matière, un type qu’on pourra changer qu’en mettant d’accord 6 ou 7 réseaux, il faut supposer qu’on connaît la perfection. Je crois que ce moment n’est pas encore venu. » En fait, entre les boulons et les locomotives, le jugement de Colson est plus contrasté : « On a eu le tort, dans les chemins de fer, de ne pas arriver plus tôt à la standardisation de certains détails, du type des pas de vis, des boulons, des pièces de rechange ; mais quant à la standardisation des types de machines, j’estime que la diversité est une chance de progrès. Quand il y a six ingénieurs en chef du matériel, six chefs d’exploitation commerciale, il y a plus de chances pour qu’une amélioration se produise que quand il n’y en a qu’un, et quand l’un a réalisé un progrès sérieux, il est suivi par les autres, parce que le progrès s’impose par ses résultats. »

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Et en 1959 encore, du côté des ingénieurs de la SNCF, résonnait toujours le même son de cloche44 : « L’ingénieur est sollicité sans cesse par deux tendances opposées : l’une l’incite à tirer profit sans délai des progrès techniques généraux ou du fruit de ses propres recherches pour créer du nouveau susceptible d’agir favorablement sur la clientèle et d’accroître la vente, l’autre le conduit au contraire à freiner prudemment cette inclination pour éviter la prolifération des modèles qui risque d’obérer les prix de revient, aussi bien ceux de la fabrication que ceux de l’entretien. »

41 En 1945, l’ingénieur en chef du Matériel Maurice Bailleul avait d’ailleurs proposé une curieuse solution pour résoudre la tension croissante entre unification conquérante et innovation bridée, à savoir la mise en œuvre conjointe de programmes décennaux de recherche et de construction, menés en parallèle mais s’ignorant durant une période de dix ans, solution ainsi justifiée45 : « Si "unifier" signifie "se limiter à des types bien déterminés", cela ne doit pas avoir pour conséquence de stopper la marche du progrès et de se priver délibérément des avantages qu’il permet d’obtenir. Comment, dès lors, concilier ces deux points de vue ? La solution et simple. Les programmes de construction, établis en fonction des besoins des années à venir, sont arrêtés ne varietur pour une certaine période, dix ans par exemple. Autrement dit, on prend l’engagement, pendant cette période, de construire, et de construire seulement, les véhicules étudiés conformément aux indications ci-dessus. Ceci permettra la mise en chantier de grandes séries, c’est-à-dire de construire dans des conditions particulièrement avantageuses. La diversité des pièces de rechange sera, d’autre part, réduite ipso facto le plus possible. Mais pendant ce temps, les bureaux d’études ne chômeront pas, bien au contraire. Et leur activité se portera sur l’étude et la mise au point de prototypes, pourvus des derniers perfectionnements de la technique, en vue de la préparation des nouveaux types de matériels à commander pendant la période décennale suivante. Ainsi, le progrès continuera sa marche inéluctable, mais il se manifestera non d’une façon progressive (ce qui serait désastreux par les bouleversements incessants apportés dans les programmes constructifs), mais par bonds successifs, à la fin du palier que constituera chaque programme décennal. »

42 Une solution originale, mais fort peu réaliste !

Sur la longue durée, un bilan défavorable à l’intégration ferroviaire

43 A l’heure d’une intégration croissante, impérative, des réseaux dans une Europe pacifiée depuis 1945 puis libéralisée par le Traité de Rome, l’ancien président de la SNCF puis secrétaire général de l’UIC, Louis Armand, avait milité au premier rang pour cette « Européisation des chemins de fer ». Mais, à la suite d’une fort lucide analyse critique du passé, il tenait pourtant à l’adresse de sa « patrie professionnelle » du rail des propos franchement amers et désabusés, dans des écrits posthumes il est vrai, parus quatre ans après sa mort.

44 Dans la première étape du développement de la vocation européenne des réseaux, durant la première moitié du XXe siècle, « les rapports des réseaux et de l’Europe furent circonspects et même plutôt mous », pour deux raisons46 : « D’abord les organisations internationales du chemin de fer furent trop souvent tiraillées entre les prétentions à l’hégémonie des réseaux français d’un côté, des chemins de fer allemands de l’autre. Elles ont dû louvoyer pour éviter des

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affrontements déclarés dont les causes dépassaient de loin les problèmes du rail [...]. »

45 Seconde raison, « une place un peu trop grande a été faite aux hommes de droit dans les premiers conseils internationaux » : des compétences qui ont plus de peine que celles d’ingénieurs « à s’évader du complexe de Babel », à se familiariser avec l’universel, introductrices par exemple dans ces « pandectes du rail » qu’est la Convention de Berne de « trop de verrous, de ferrures », d’interdictions diverses d’ordre commercial, critiquait Louis Armand.

46 Durant la seconde étape de l’européisation ouverte après-guerre, les clivages ferroviaires nationaux devaient être surmontés : « les travailleurs de l’Europe du rail ont à obtenir d’eux-mêmes un détachement de leurs liens affectifs avec leur réseau d’origine, susceptible d’altérer l’objectivité de leur jugement et de leur attitude vis-à- vis des autres. » Cela afin d’acquérir « une sorte d’extra-territorialité de comportement, tâche d’autant plus difficile en vérité que presque partout, maintenant, les locomotives circulent sous le pavillon national »47. Et d’évoquer les vices même de fonctionnement d’une Union internationale des chemins de fer par trop bureaucratique, « dont le nom a été trop longtemps en avance sur la signification des travaux »48 : « Si l’on a pu se mettre d’accord, après d’épuisantes discussions, sur l’âge jusqu’auquel les enfants paieraient demi-place, on n’a pas encore réussi à établir de véritables tarifs internationaux. Tout se passe comme s’il était plus aisé de concilier les services "dépensiers" que les services "encaisseurs". »

47 Malgré tout, sans doute le wagon EUROP fut-il l’une des plus belles réussites de l’UIC. Après-guerre, les réseaux membres s’étaient engagés dans un programme de wagons unifiés qui, pour être aptes au trafic international, devaient satisfaire un ensemble de conditions, notamment l’équipement d’un certain nombre d’organes à la fois interchangeables et disponibles dans tous les pays. Confiée à l’Office de recherches et d’essais de l’UIC (ORE, aujourd’hui ERRI), la standardisation de ces wagons allait permettre d’aboutir à un seul type de tombereau, de plat et de couvert, le marquage EUROP leur servant de laissez-passer aux frontières. Après ces wagons unifiés, la création en 1956, à Bâle, d’Eurofima, la « banque des wagons », puis leur numérotation uniforme adoptée par tous les chemins de fer de l’Europe et de l’URSS49, marquent sûrement des étapes importantes vers des échanges facilités et intensifiés.

48 Si les réseaux nationaux ont été parfois coupables de préjudiciables concurrences, les politiques industrielles protectionnistes des gouvernements les ont souvent entretenues ou amplifiées : « Le plus souvent, les réseaux furent embrigadés dans des rivalités inter-étatiques venant entraver, explicitement ou sans l’avouer, les ententes que les ingénieurs du rail profilaient sur l’Europe ferroviaire50. »

49 Parfois, ces rivalités opposèrent de vastes alliances « patriotiques » regroupant État, exploitant et industriels ferroviaires et voulant imposer cette hégémonie que dénonçait L. Armand : en témoigne la partie de bras-de-fer franco-allemande en matière de normes d’électrification ferroviaire qu’a jouée pourtant L. Armand lui-même durant les années 1950-1960, promoteur naturel et universel de son fameux courant de traction industriel.

50 C’est pourquoi, en 1974, le paysage ferroviaire européen est très loin encore de cette Société internationale des chemins de fer européens qu’avait appelée pourtant de tous ses vœux Louis Armand51 :

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« Les dirigeants du rail ont été, à l’exemple de politiques, placés devant un choix : on s’associe ou l’on s’intègre. On s’arrête à l’Europe des réseaux comme à celle des patries, ou l’on pousse jusqu’à édifier progressivement une sorte de Société internationale des chemins de fer européens. J’ai la conviction que le rail doit opter en faveur de la seconde solution, même s’il prend ainsi une position d’avant-garde, même s’il assume les risques encourus par tous ceux qui vont patrouiller devant le gros des troupes. »

51 Malgré les bonnes volontés affirmées de quelques dirigeants ferroviaires et l’extrême pression amplifiée depuis les années 1990 de la Commission européenne, l’Europe ferroviaire intégrée demeure toujours largement une utopie, tant persistent en fin de compte les facteurs favorables à la différenciation et à la distinction ferroviaires face à une volonté normalisatrice émiettée, diluée, difficile aussi à mettre en œuvre52... Faut-il évoquer les récentes batailles franco-allemandes en matière de système de contrôle- commande sécuritaire des circulations ferroviaires (projets ASTREE/DIBMOF) ou de trains à grande vitesse (systèmes TGV/ICE), fussent-elles bien sûr parfois menées à fleuret moucheté sous la bannière des accords de coopération DEUFRAKO53 ?

52 En conclusion, si l’on fait un bilan de l’antagonisme entre les processus d’unification et de différenciation ferroviaires, il est patent que les seconds l’ont emporté structurellement sur les premiers, en dépit des avantages économiques et industriels couramment reconnus à la normalisation, ou des facilités d’échanges et de coopération entre réseaux ferroviaires qui en résultent. Alors que ce sont des facteurs ou forces exogènes aux exploitants qui les ont poussés à s’engager sur les voies de cette normalisation, pour de multiples raisons, les exploitants ont toujours eu le dernier mot pour justifier et imposer leurs « normes singulières ».

53 Dans un récent article stimulant54, F. Caron, formulant une modélisation des processus de différenciation des options techniques ferroviaires en France au XIXe siècle, s’en tenait d’ailleurs à trois types d’explication, relevant tous du champ autonome des compagnies de chemins de fer et de leurs initiatives :

54 • selon le processus de différenciation proliférante, toute norme technique est antinomique du progrès, peut-on résumer. Nous avons longuement illustré plus haut la récurrence de cet argument d’ingénieur ;

55 • selon le processus de différenciation fonctionnelle, chaque système technique doit s’adapter à son propre environnement, tel contexte géographique par exemple (autre argument d’ingénieur), ou à son segment de marché, telle desserte ou trafic commercial par exemple (argument de marketing) ;

56 • selon le processus de différenciation identitaire, dans un souci de distinction/affirmation de son originalité, chaque système porte l’empreinte délibérée de sa culture d’entreprise, alors que son dirigeant amplifie sa marque de fabrique.

57 Dans ce même cas des compagnies françaises, nous avons nous-même récemment rappelé l’importance et la variété des processus de différenciation à l’œuvre qui relèvent de leur culture d’entreprise ferroviaire55. Et lorsque ces compagnies se fondent dans des entreprises nationales unifiées – la SNCF dans le cas français –, les faits développés plus haut révèlent la persistance de ce facteur de différenciation technique déployé maintenant à l’échelle internationale et qu’amplifie même parfois la politique des tutelles gouvernementales, protectionnistes chez elles mais conquérantes hors des frontières. Les bonnes raisons de ne pas normaliser, de se distinguer ou de s’isoler par des innovations singulières, ont toujours de beaux jours devant elles...

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ANNEXES

Annexe 1 Les principales organisations ferroviaires internationales

Annexe 2 Questions relatives à la normalisation, à la coordination et à l’interopérabilité des réseaux, traitées au Congrès international des chemins de fer (1885-1966)

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Domaine : M : Matériel ; EX : Exploitation ; VT : Voie et travaux ; OG : Ordre général ; CFE : Chemins de fer économiques (et coloniaux). Q. : question, suivie de son n° en chiffres romains.

NOTES

1. A l’exception toutefois de la ligne de Paris à Sceaux (1844), où l’on autorise l’ingénieur Arnoux à tester sur une ligne à très fortes courbures un système de wagons articulés dont le mouvement sera facilité de surcroît par un écartement des rails élargi à 1,75 m. 2. La Géographie des chemins de fer français de H. Lartilleux (Librairie Chaix) permet très commodément (cartes p. 34 et 134 de l’édition de 1951) de vérifier cette règle, que nous avons vue explicitement confirmée dans son application au tracé de la ligne de Lyon arrêté en 1845 : les autorités militaires imposèrent aux ingénieurs des Ponts et Chaussées de ne pas faire franchir l’Yonne par le chemin de fer à hauteur de Pont-sur-Yonne, où le tracé sur la rive gauche venait buter sur une imposante colline ; il fallut y percer donc une importante et très coûteuse tranchée. 3. Voir G. Ribeill, « Le principe du libre parcours sur les premiers chemins de fer concédés. Fondements théoriques et obstacles pratiques », in « Les chemins de fer en temps de concurrence : choix du XIXe siècle et débats actuels », actes du 6 e colloque de l’AHICF, Revue d’histoire des chemins de fer, n° 16-17 (printemps-automne 1997), p. 29 et sq. 4. Ce que le terme récent et commode d’interopérabilité érige en enjeu contemporain essentiel des transports ferroviaires internationaux. 5. Schématiquement, le coût total d’acheminement de la n+1e unité de trafic (voyageur ou tonne supplémentaire) est moins élevé que celui de la ne. 6. La fameuse clef de Berne, ce « sésame » de la plupart des serrures du matériel ferroviaire dont disposent tous les cheminots roulants d’Europe, symbolise parfaitement cette ouverture et cette interpénétration facilitée entre réseaux.

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7. Par exemple, la révision de la Rédaction 1913 du règlement de l’Unité technique, suggérée en 1924 par l’Union internationale des chemins de fer (UIC), conduit le gouvernement suisse, gérant de l’Unité technique, à formuler un premier projet approuvé en 1929 par l’UIC, c’est-à-dire les réseaux, mais critiqué par certains États ; d’où un second projet adopté par l’UIC en 1935 et seulement en 1938 par les gouvernements (voir « Unité technique des chemins de fer », Revue générale des chemins de fer, mai-juin 1940, p. 164). 8. Le mode de décision accorde une voix à tout réseau adhérent de moins de 100 km et un nombre dégressif de voix aux autres réseaux (de 100 à 250 km, 2 voix ; de 1 500 à 2 000 km, 8 voix...). En 1879, le Verein regroupe 110 réseaux d’une longueur totale de 53 400 kilomètres. L’Allemagne domine avec 58 % des lignes et 55 % des voix, devant l’Autriche-Hongrie (35 % des lignes et autant des voix) et divers autres réseaux belges, luxembourgeois, hollandais, polonais et roumains (8 % des lignes et 10 % des voix). Alors que l’unanimité est de règle s’agissant de modifications dans les statuts, 9/10e des voix suffisent pour l’adoption de règles opérationnelles communes. 9. M. Philippe, « Notice sur l’Union (Verein) des chemins de fer allemands », Revue générale des chemins de fer, avril 1879. 10. Lignes dépendant de la Compagnie française du Nord. 11. Thème central de l’ouvrage d’Allan Mitchell, The Great Train Race. Railways and the Franco- German Rivalry, New York-Oxford, Berghahn Books, 2000. 12. Archives de la Fédération des industries ferroviaires, Paris. 13. J.O., 16 mai 1901, p. 3114. 14. Par exemple, essieux et bandages en acier, plaques de foyers, tubes à fumée et leurs viroles. 15. Voir Le Blant, « Note sur les unifications des spécifications techniques pour la fourniture des matériaux entrant dans la construction des voitures, machines et tenders des grands réseaux de chemins de fer français », Revue générale des chemins de fer, novembre 1922. 16. Séries normales de boulons, goujons, écrous, rondelles, goupilles, vis et rivets. Unification des chemins de fer (7 mars 1918), Béranger, 1919 ; 1920, 74 p. 17. Spécifications techniques et Cahiers des charges des Services du Matériel et de la Traction des grands réseaux de chemins de fer français, Béranger, 2e éd., 1919, 259 p. (40 spécifications). Sous la forme d’un petit Agenda Dunod (Recueil des cahiers des charges et spécifications techniques unifiés adoptés par les chemins de fer français), L. Violet du PLM publie en 1921 le recueil des 42 spécifications en vigueur, chronologiquement classées, depuis les boulons, goujons, vis en acier et écrous (mars 1918) jusqu’aux rondelles Grover (26 août 1920). 18. Rapport général sur l’industrie française, sa situation, son avenir, t. 1, Paris, Impr. nationale, 1919, p. 417. 19. Archives de la Fédération des industries ferroviaires, Groupe des autorails, PV de la séance du 26 octobre 1933, intervention de M. de Geoffroy. C’est peu après, en janvier 1934, qu’est publiée, par la Commission d’études des automotrices des réseaux, la première Spécification technique pour la fourniture d’automotrices à moteurs thermiques, en 40 articles. 20. C’est par un décret du 11 juin 1918 que fut créée au ministère du Commerce une Commission de standardisation permanente, véritablement productrice de normes à partir de 1919. L’ Association française de normalisation (AFNOR), créée en 1926 à l’initiative des industries électriques, prend ensuite le relais. 21. Sur le rôle déterminant de Claveille dans cette impulsion normalisatrice, voir G. Ribeill, « Du projet Claveille (1917) à la Convention Le Trocquer (1921). Le retournement libéral d’un projet de nationalisation du rail », in « Le statut des chemins de fer français et leurs rapports avec l’État, 1908-1982 », Revue d’histoire des chemins de fer hors série n° 4, février 1996, p. 41 et sq. 22. Voir Frœbé, ingénieur du Matériel fixe aux Chemins de fer de l’État, « Note sur la standardisation du matériel des voies des chemins de fer français », Revue générale des chemins de fer, novembre 1920.

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23. Malgré le freinage des compagnies, cette impulsion allait aboutir en 1920 à l’institution d’un statut des agents et d’une grille des rémunérations communs à tous les grands réseaux, à l’origine du statut actuel des cheminots. 24. En ce qui concerne les machines, « il y avait impossibilité d’organiser le progrès, car les Compagnies, jalouses les unes des autres, étaient incapables de coordonner leurs efforts pour la recherche d’améliorations et, en fait, subissaient le progrès bien plus qu’elles ne le provoquaient », énonce sévèrement Marcel Bidegaray, responsable de la Fédération CGT des cheminots (Les Chemins de fer en France. L’Exploitation d’aujourd’hui par les compagnies. L’Exploitation de demain par la nationalisation des chemins de fer, 1919, p. 45-46). 25. « La crise des transports n’est due qu’à ce défaut d’organisation : étanchéité complète entre les réseaux, manque absolu de coordination entre eux pour l’œuvre commune, qui était la défense nationale », ibid., p. 45. 26. Voir Christophe Bouneau, « Un débat technique national : l’électrification des chemins de fer en France au début de l’entre-deux-guerres », in « Les chemins de fer, l’espace et la société en France », actes du 1er colloque de l’AHICF, Paris, mai 1989, Revue d’histoire des chemins de fer hors série n° 1, p. 151 et sq. Voir aussi, avec une vision plus panoramique et comparative, Jean-François Picard, « Technique universelle ou filières nationales ? Le cas de l’électrification des chemins de fer en Europe », Sciences et technologie en perspective, Université de , 1er trimestre 1996. 27. Le Nord et l’Est ne s’associeront qu’en 1929. 28. Voir l’article de Vallancien, ingénieur principal à l’OCEM, « Unification du matériel roulant de petite vitesse des grands réseaux français. Wagons de 20 t. à deux essieux avec entr’axe de 4,500 m (1929) », Revue générale des chemins de fer, septembre 1929, p. 242-252. 29. A la veille de la guerre, le parc roulant (voitures et wagons) de la SNCF était constitué pour 54 % de matériel régional hérité des 7 anciens réseaux, pour 32 % de matériel commun et seulement pour 14 % de matériel unifié commandé auprès de l’OCEM (voir Arnaud, « Normalisation des organes de roulement de voitures et wagons », Revue générale des chemins de fer, janvier-février 1945). 30. Voir la brochure de M. Walter, éditée par la SNCF, Unification et simplification des procédés de signalisation et de transmission, Conférence faite le 21 mai 1943 au Centre d’études supérieures des transports. 31. Sur l’histoire de cette évolution de la signalisation, voir Alain Gernigon, Histoire de la signalisation ferroviaire française, Paris, La Vie du Rail, 1998, p. 94-121 32. Voir C. Tourneur, « La normalisation dans les matériels de traction à moteurs thermiques », Courrier de la normalisation, n° 149 (septembre-octobre 1959). 33. Chatel, « La normalisation et l’unification à la SNCF », Revue générale des chemins de fer, juillet 1939. 34. Arnaud, « Normalisation des organes de roulement de voitures et wagons », Revue générale des chemins de fer, janvier-février 1945. 35. M. Walter, conférence citée. 36. R. Tarbouriech, « Le Bureau de Normalisation des Chemins de Fer (BNC) », Courrier de la normalisation, n° 149 (septembre-octobre 1959). 37. Voir les récents ouvrages consacrés à ces types unifiés de locomotives de la SNCF et signés de Bernard Collardey et d’André Rasserie : Les 141 P, ces valeureuses Mikado, Paris, La Vie du Rail, 1999 ; Les Locomotives à vapeur unifiées 241 P, 240 P, 150 P, Paris, La Vie du Rail, 2001 ; Les Locomotives à vapeur unifiées (2), 232 R, 232 S, 151 TQ, 050 TQ et les prototypes, Paris, La Vie du Rail, 2002. 38. Bernard Collardey et André Rasserie, Les 141-R, ces belles américaines, Paris, La Vie du Rail, 1981 (rééd. 1995) ; sur les effet sociotechniques induits, G. Ribeill, Les Cheminots, Paris, La Découverte, 1984, p. 54 et sq. 39. F. Nouvion, « Locomotives électriques et normalisation », Courrier de la normalisation, n° 149 (septembre-octobre 1959).

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40. F. Caron, « Le rôle des compagnies de chemins de fer en France dans l’introduction et la diffusion des procédés Bessemer », in L’Acquisition des techniques par les pays non-initiateurs, Paris, Éd. du CNRS, 1973, p. 570. 41. F. Jacqmin, De l’exploitation des chemins de fer, Paris, Garnier, 1868, t. 1, p. 131-132. 42. Cas, au Nord, d’Asselin, abandonnant les prometteuses locomotives Baltic mises au point par son prédécesseur, Du Bousquet (voir B. Escudié et J. Payen, Notes et traduction de H. C.B. Rogers, André Chapelon (1892-1978), Paris, CNRS Éditions, 1992, p. 55). 43. Colson, « Nos chemins de fer », in L’Outillage économique de la France, Paris, Alcan, 1921, p. 72-73. 44. Voir L. Rimbaud, « La normalisation dans les voitures et les wagons », Courrier de la normalisation, n° 149 (septembre-octobre 1959), p. 485. 45. Maurice Bailleul, « Unification et normalisation du matériel des chemins de fer », in Le Matériel roulant des chemins de fer français, Paris, Éd. Eyrolles, 1945, p. 263-266. 46. L. Armand, Message pour ma patrie professionnelle, s.l., Les Amis de Louis Armand, 1974, p. 85. 47. Ibid., p. 90. 48. Ibid., p. 90; p. 92. 49. La Convention stipulant la numérotation des wagons est signée en 1964 entre l’UIC et l’OSJD (organisation ferroviaire internationale des pays de l’Est). 50. Ibid., p. 93. 51. Ibid., p. 95. 52. Cf. Philippe Bruel, La Normalisation ferroviaire européenne. Rapport de synthèse, février 1995, p. 107-108 : « La caractéristique des travaux de normalisation ferroviaire européenne est le foisonnement (rappelons qu’il n’existe pas de schéma directeur normatif rédigé). Il y a plus d’une centaine de projets, sans cohérence ou sans traçabilité d’ensemble. » L’expert souligne les difficultés intrinsèques de la normalisation des systèmes ferroviaires, par le mélange extrême de normes mécaniques, électriques, informatiques et de télécommunications. 53. Voir la plaquette DEUFRAKO, 1978-1998. 54. F. Caron, « La naissance d’un système technique à grande échelle. Le chemin de fer en France (1832-1870) », Annales HES, juillet 1998. 55. Cf. G. Ribeill, « Variations sur les cultures d’entreprise : le cas des compagnies françaises de chemins de fer », in M. Merger et D. Barjot, avec la coll. de M.-N. Polino(sous la dir. de), Les Entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux, techniques et pouvoirs, XIXe-XXe siècles, Mélanges en l’honneur de François Caron, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbnne, 1998.

INDEX

Mots-clés : exploitation ferroviaire, normalisation, réseau Keywords : railway operations, standardization, network Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle Thèmes : Réseaux et territoires, Histoire juridique institutionnelle et financière

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AUTEUR

GEORGES RIBEILL Directeur de recherche à L’Ecole nationale des Ponts et Chaussées / LATTS, Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés

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Écartement et gabarit : la lente et difficile émergence de normes fondamentales

Clive Lamming

1 Le principe même de la circulation de véhicules guidés sur une voie ferrée est très ancien et bien antérieur au « chemin de fer » tel que nous l’entendons aujourd’hui et tel que nous le faisons naître au début du XIXe siècle. L’importance des commencements n’est plus à démontrer en histoire et, plus particulièrement, en histoire des techniques : les commencements du chemin de fer se perdent dans la nuit des temps de l’antiquité, mais l’existence d’un écartement précis n’est qu’une étape très récente qui apparaît au XIXe siècle pour créer le chemin de fer dont la Révolution industrielle a besoin. La lente et difficile naissance de la normalisation de l’écartement des voies et des gabarits est un exemple intéressant en histoire des techniques, car elle montre comment naissent et progressent les techniques et comment aussi la normalisation, quand elle devient nécessaire économiquement, parvient à faire un difficile choix, quitte à éliminer arbitrairement (et injustement) des pans entiers d’une technologie sans autre raison que celle de la compatibilité ou de l’interopérabilité.

Les effets désastreux des « guerres des normes »

2 L’histoire des techniques nous apprend que toute technique développée et répandue connaît, assez rapidement, un stade crucial qui est la guerre des normes : nous avons tous présentes à l’esprit la guerre des formats dans le domaine de la photographie qui voit le triomphe du 24 x 36 à la fin des années 1930, la guerre des normes dans le domaine de la télévision avec les systèmes PAL et SECAM européens ou le fameux NTSC américain (dont les réglages si délicats lui valurent le surnom de « Never The Same Color » de la part des techniciens de l’époque !), ou encore les très récentes batailles commerciales et techniques dans le domaine de l’informatique entre la technologie Mac et celle des PC. L’automobile en a connu de semblables avec les dimensions des roues et des pneumatiques ou les normes des équipements techniques comme

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l’allumage. Plus anciennement, l’histoire des armes, elle aussi, est parcourue par le problème de la normalisation des calibres. L’histoire très riche de l’électricité n’a pas manqué de poser les problèmes issus des choix fondamentaux des types de courants (continu, alternatif), des tensions et des fréquences et, jusqu’à aujourd’hui encore, le problème des normes des prises de courant reste d’actualité pour ceux qui veulent voyager avec leur rasoir électrique...

3 Ces guerres des normes ont, à nos yeux, quatre caractéristiques désastreuses :

4 • Elles surviennent trop tard pour être pleinement efficaces.

5 • Elles n’opèrent que par amputation.

6 • Elles coûtent très cher à l’ensemble des acteurs ou des entreprises.

7 • Elles ne font pas toujours triompher la meilleure des technologies mais seulement celle pratiquée par le groupe industriel le plus puissant ou sachant le mieux « communiquer ».

Le chemin de fer n’a pas été épargné

8 Même si le chemin de fer n’a pas connu, réellement, de guerres internes de normes comme il y a en a eu dans d’autres domaines plus récents avec une volonté de monopole et d’élimination de systèmes considérés comme adverses, il n’a pas échappé à des choix cruciaux laissant pour solde de tout compte ces quatre effets. La présence de nombreux écartements et gabarits en est un exemple qui a perduré pendant toute l’histoire des chemins de fer pour n’avoir pas été pris en compte pendant la longue et lente gestation du système ferroviaire dans la nuit des temps.

9 L’écartement n’est nullement l’objet d’une lutte pour devenir le seul écartement mondial : en 1925, comme nous pouvons le constater dans un tableau paru dans la Revue générale des chemins de fer, il existe environ 37 écartements dans le monde faisant l’objet d’une pratique effective. L’écartement normal domine, certes, si l’on se réfère au total du kilométrage des voies l’utilisant (notamment grâce à l’impact de l’immense réseau des États-Unis), mais on ne peut pas dire qu’il a dominé grâce aux effets d’une « guerre », c’est-à-dire d’une lutte avec pour objectif de détruire l’adversaire. Chaque ligne, puis chaque réseau, puis chaque pays a, initialement, suivi ses propres choix dans la mesure où, jusque vers 1880 du moins, on n’envisageait nullement un trafic international ou à l’échelle d’un continent entier.

10 Lorsque Cecil Rhodes, au début du XIXe siècle, veut unir Le Cap au Caire par le rail et créer une grande ligne qui va développer l’Afrique, il se heurte au problème de la multiplicité des écartements africains et ne songe nullement à transformer les voies des réseaux impliqués dans le projet, mais à les utiliser telles quelles. La péninsule ibérique n’a pas, jusqu’à présent, envisagé une telle opération pour son intégration dans l’Europe et reste fidèle aux techniques du changement des essieux tout comme le réseau russe.

11 Mais il y a bien quelques brillantes exceptions à la règle avec, d’une part, ce que j’appellerai des standardisations menées par la force publique (cas des États américains du Sud après la guerre de Sécession, par exemple) et, d’autre part, avec de véritables guerres menées par des réseaux voulant imposer leur propre norme (cas célèbre de la guerre des écartements menée par le Great Western Railway en Angleterre, sur lequel

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nous reviendrons). La première manifestation d’un souci de normalisation est la conférence de Berne ouverte le 10 mai 1886 sur laquelle nous reviendrons également.

L’explication : l’ancienneté du principe technique du chemin de fer

12 Les Carthaginois ont utilisé des systèmes de plans de roulement en bois pour le déplacement et la mise en place de leurs machines de guerre. Une poutre posée horizontalement et offrant un chemin de roulement uni est donc l’ancêtre du rail utilisé dans le chemin de fer : il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’on trouve des traces de cette pratique dans tous les cas où il fallait mouvoir des charges lourdes, jusque dans l’antiquité. Les Romains ont utilisé le principe du véhicule guidé sur leur célèbre système de voies partout où la sécurité l’exigeait : des ornières étaient taillées dans la chaussée empierrée pour le guidage des roues des chariots sur les routes bordant un précipice, comme sur la route du Pirée à l’Agora d’Athènes ou dans les environs de Syracuse en Sicile. On pense que le transport des bateaux à travers l’isthme de Corinthe se faisait sur un système analogue de glissement sur bois. Le Moyen Âge et la Renaissance ne perdent pas l’usage du système à ornières, mais le font évoluer sous la forme de rails en bois. La Cosmographie universelle de Sébastien Munster, dont la première édition est parue à Bâle en 1550, décrit le système de wagonnets sur rails de bois utilisé dans les mines de Leberthal. A l’époque on trouve des systèmes analogues en Transylvanie, dans le Tyrol. L’ouvrage De re metallica d’Agricola paraît en 1556 et décrit un système de wagonnets circulant sur des rails en bois et guidés par des ergots. Très répandu dans les mines d’Allemagne ou des Flandres, ce système a peut-être permis la naissance de la roue à boudin de guidage par usure naturelle des roues en bois sur les rails, surtout quand ces derniers étaient garnis de bandes de fer pour prolonger leur durée. Dans l’ensemble de ces cas, il n’est pas question de normalisation générale : les plans inclinés des Égyptiens sont construits au coup par coup et à la demande sur les chantiers, les voies minières du Moyen Âge sont des constructions artisanales faites directement par les intéressés en fonction des caractéristiques de la mine. Toutefois on signale couramment que les dés de pierre des passages pour piétons dans les villes romaines imposent bien une norme obligatoire et réglementée, imposée aux constructeurs de chariots pour une ville donnée.

13 En 1602, l’exploitant de mines anglais Huntingdon Beaumont aurait, d’après plusieurs documents de l’époque, installé un système de rails desservant les mines des environs de Newcastle et capable de transporter le charbon jusqu’aux ports des rivières ou de la mer. Les wagons, chargés, descendaient vers les ports par simple gravité, avec un homme serre-frein assis à l’arrière, et des chevaux remontaient les wagons vides. Une mine possédait, en 1690, un parc de plus de 600 wagons : le système fut donc très développé et dura longtemps. L’écartement de ses rails n’est pas connu.

La naissance d’une technique ferroviaire, toujours sans normalisation de l’écartement

14 L’ouvrage Les Voyages métalliques1 décrit avec précision le système ferroviaire des mines britanniques du XVIIIe siècle. Le charbon est transporté dans des wagons de grandes

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dimensions, d’une capacité de plusieurs tonnes, roulant sur des voies avec des rails en bois. Les roues ont un boudin de guidage. Des plaques tournantes assurent le changement de direction pour passer d’une galerie à une autre. L’écartement est de 4 pieds, soit 1 240 mm. C’est sans doute la première manifestation écrite du souci de donner la valeur d’un écartement, mais nous ne savons pas si ce même écartement a été utilisé ailleurs. On notera toutefois l’utilisation de « valeurs rondes » en pieds, et que l’on retrouvera ultérieurement dans d’autres écartements et dans d’autres pays : 2 pieds, 3 pieds, 5 pieds, 6 ou même 7 pieds. Mais il n’est pas impossible que ces valeurs soient de simples estimations au coup d’œil données par un voyageur.

15 Le Cours de physique expérimentale de Désaguliers2 décrit des wagons pour le transport de grosses pierres entre la carrière de Bath jusqu’à la rivière Avon pour embarquement sur des bateaux. Conçus par Ralph Allen, ces wagons ont un véritable châssis de facture très moderne, d’une longueur de 4,60 m environ. Leurs roues sont en fer et ont un boudin de guidage : c’est l’apparition du système de roulement qui caractérisera les chemins de fer du monde entier ultérieurement. Ces roues sont freinées par levier et sabot. Une des roues est montée folle sur l’essieu, et l’autre est solidaire de l’essieu par montage à force sur un carré : ce système facilite l’inscription et le parcours en courbe à faible rayon. Le système de freinage comprend aussi un verrou de blocage pour l’immobilisation permanente des wagons.

16 Le premier véritable réseau ferroviaire est établi autour des mines de Coalbrookdale par Abraham Darby entre 1750 et 1763, une œuvre prolongée par son gendre Richard Reynolds jusqu’en 1771 avec, cette fois, l’utilisation exclusive de rails en fonte de 1,80 m, dont 800 tonnes furent posées. La longueur du réseau dépassa 30 km.

17 John Curr invente, vers 1796, le premier « tram road », c’est-à-dire un système de voie ferrée avec des rails comportant un rebord de guidage pour des wagons munis de roues à table de roulement plat sans boudin. Le système est très développé, avec des changements de voie et des évitements. Les rails en bois, puis en fonte pour des raisons de résistance à l’usure, sont posés sur des traverses en bois, puis sur un système de dés en pierre. Les rails du système Curr sont appelés « plate-rails ». C’est le fondeur James Outram qui les fournit. On pense que le mot « tram road », désignant couramment le système Curr, et donnant notre moderne tramway, serait issu du nom du fondeur, « Outram-road » voulant dire « route Outram » en langue anglaise3. Mais il est intéressant de noter que l’utilisation de rails plats, larges, et dotés d’un rebord de guidage, permet la circulation de charrettes classiques (donc, de percevoir des péages !), avec une large tolérance en matière d’écartements. Des rails plats et très larges permettent, en effet, de recevoir le plus grand nombre de charrettes possible et les rebords de guidage ne sont là que pour remettre dans le droit chemin les roues d’une charrette qui aurait trop dévié. Acceptant toutes sortes de véhicules routiers, la voie n’a pas, à proprement parler, un écartement donné : c’est une piste routière dotée de rebords de guidage.

18 En 1789, l’anglais Jessop invente le rail moderne ou « edge rail » entièrement métallique avec roue à boudin de guidage. Marc Seguin, dans la partie historique de son traité de 18394, attribue à un monsieur Sessop cette invention dont il confirme la date de 1789 (sans doute est-ce bien Jessop) et précise que l’inventeur « a transporté le rebord (de guidage) sur les roues » car « la poussière et la boue, s’accumulant dans l’angle que formait ce rebord, nuisaient à la circulation ». Mais Jessop fait-il autre chose

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que réinventer ce qui a existé déjà dans les mines allemandes et, surtout, sur le chemin de fer de Bath conçu en 1734 par Ralph Allen ?

19 En France l’usage des rails se répand dans quelques grands centres industriels de la fin du XVIIIe siècle comme Le Creusot, Indret, Anzin, les mines de plomb de Pallouen. Il s’agit en général de rails de bois garnis de plaques de fonte sur lesquels circulent des trains de wagons à bascule tirés par des chevaux, avec roues à boudin de guidage. Ces courtes lignes ne sont que des « lignes affluents » des rivières ou des canaux, construits à des écartements très divers. On les appelle souvent des « canaux secs ».

20 En 1791 le Français Faujas de Saint-Fond écrit son Voyage en Angleterre, Écosse et aux Iles Hébrides et décrit le système de transport du charbon entre les mines et le port de Newcastle, doté de voies se prolongeant sur une estacade surélevée sous laquelle se placent les navires5. Le charbon est déversé directement dans une trémie qui remplit instantanément la cale du navire. D’après cet auteur, à cette époque, le réseau ferré britannique dépasserait 600 km de lignes, dont la moitié sous terre dans les mines galloises ou anglaises, mais dont l’ensemble ne semble répondre à aucune norme générale en matière d’écartement et de roulement sinon que d’être dans un écartement d’environ 4 pieds.

21 Trevithick (1771-1833) et Vivian mettent au point une voiture à vapeur dont la forme est inspirée de celle des diligences. Le moteur manque de puissance et ne pouvait vaincre la résistance au roulement des roues sur les routes. En mars 1802 les deux inventeurs prennent le brevet de l’emploi de voitures à vapeur roulant sur des « chemins de fer à rails », un pis-aller pour eux, non essayé concrètement. Leur défaut de persévérance leur a fait manquer la fortune : le chemin de fer à traction à vapeur dont ils avaient, en fait, déposé le brevet d’invention ! Richard Trevithick est bien l’inventeur de la première locomotive à vapeur sur rails, construite en 1803 et essayée à Merthyr Tydvil en 1804. Elle est performante grâce à un moteur à haute pression, léger et puissant, remorquant un train chargé de 10 tonnes de fer et de 70 hommes montés sur les wagons, couvrant 14 km en 45 mn. L’association voie ferrée et locomotive est enfin concrètement créée : c’est le démarrage du chemin de fer moderne. Mais nous sommes toujours dans le système à rails plats avec rebord de guidage (intérieur, cette fois) et roues ordinaires. Les normes de roulement, notamment en matière d’écartement, ne sont pas cruciales et il semble que, pour ces années 1804-1805, le choix entre le système à roues ordinaires sur rail plat à boudin de guidage, d’une part, et, d’autre part, la roue à boudin de guidage sur rail à champignon n’ait pas encore été fait définitivement. La voie à rails plats semble une commodité pour l’essai de véhicules à vapeur parce qu’offrant une résistance au roulement moindre qu’une route : il ne semble pas encore acquis que la traction à vapeur se fera exclusivement sur des voies ferrées (fig. 1).

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Figure 1. La locomotive Trevithick en 1804.

La voie est faite de rails courts, en fonte moulée, posée sur des dés en pierre. Noter les roues plates et le guidage par rebord interne sur le rail. En 1805 Trevithick choisit définitivement le rail plein et la roue à boudin de guidage. Cl. The Locomotive Magazine, coll. Cl. Lamming.

22 En 1805 Trevithick construit une 2e locomotive à Newcastle, destinée à la mine de Wylam. Munie d’un unique cylindre placé dans la chaudière, à l’arrière, cette locomotive doit être accompagnée... à pied par son conducteur qui marche à côté d’elle ! Essayée, elle est un échec et est transformée en machine fixe. Mais les dessins d’époque montrent bien que cette locomotive, contrairement à la précédente, utilise le système actuel de roues à boudin de guidage intérieur et de rails à champignon. Le basculement technique a-t-il été fait à ce moment ?

23 Enfin en 1808 Trevithick construit une locomotive très simple, la Catch me who can (« M’attrape qui peut »), pesant6 tonnes, à 4 roues et un cylindre vertical arrière, et échappement par la cheminée. Elle est utilisée dans un manège public payant à Londres, roulant à 20 km/h sur une voie circulaire à rails à champignon. Elle marque la fin des essais de Trevithick qui est découragé et ruiné. Trevithick a mis en évidence le problème de la fragilité des rails qui se brisent et du manque d’adhérence de la locomotive qui patine.

24 Blenkinsop met au point, en 1811, une locomotive à roue dentée s’engrenant sur une crémaillère moulée avec les rails. Utilisée dans la houillère de Middleton, la locomotive est performante mais la crémaillère s’use rapidement sous l’effort de traction et les frottements des roues dentées. Toutefois Blenkinshop utilise aussi la roue à boudin de guidage intérieur et le rail à champignon.

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Mais pourquoi un écartement de 4 pieds 8 ½ pouces ?

25 En 1814 entre en scène un homme dont l’action persévérante sera déterminante dans l’histoire des chemins de fer : George Stephenson (1781-1848). Modeste mécanicien, n’ayant aucune formation d’ingénieur comme Trevithick ou Hedley, il se fait remarquer par ses talents concrets et son habileté mécanique. Il parvient à intéresser Lord Ravensworth, propriétaire des mines de Killingworth, au financement de ses recherches et essais. Nicholas Wood, ingénieur des mines, remarque Stephenson et le présente aux propriétaires des houillères de Darlington pour qui Stephenson construit la locomotive Blücher à transmission par engrenages placés sous la chaudière et circulant sur des rails à champignon. Les engrenages, fragiles, posent des problèmes et Stephenson comprend qu’il faut bannir à jamais tout engrenage dans une locomotive, quitte à multiplier les cylindres et les roues motrices. Stephenson construit en 1815 la locomotive connue sous le nom de Killingworth Locomotive dont le fonctionnement est satisfaisant. Elle est sur deux essieux, reliés par une transmission à chaînes. Chaque essieu est entraîné par son propre cylindre à double effet placé sur le dessus de la chaudière et actionnant de longues bielles verticales. L’écartement du réseau de Killingworth est de 4 pieds 8 pouces (1 422 mm) qui, d’après l’historien anglais George Freeman Allen6, est commun à beaucoup de réseaux houillers du nord-est anglais depuis le XVIIIe siècle. Peu connue, elle est pourtant dotée d’un système de transmission caractéristique et déterminant celui de l’ensemble des locomotives à venir : tout est effectué par bielles, qu’il s’agisse de l’action des cylindres sur les roues ou du couplage entre les roues. Les engrenages et chaînes ont définitivement terminé leur carrière ferroviaire.

26 La très célèbre Locomotion est la première locomotive du monde à être engagée sur une ligne publique, la Stockton & Darlington Railway, en 1825. Chef-d’œuvre de Stephenson, elle accomplit son voyage inaugural devant une foule enthousiasmée qui prend d’assaut le train de charbon et voyage, en habits de cérémonie, sur les wagons. Stephenson a repris l’écartement Killingworth, mais l’aurait augmenté d’un demi- pouce (13 mm) pour donner du jeu aux boudins de guidage des roues, ce qui donne le fameux écartement de 4 pieds 8 ½ pouces.

27 La Fusée de Stephenson, gagnante du concours de Rainhill en 1829 avec une vitesse de 50 km/h, conserve cet écartement et marque la fin de l’époque des débuts et l’avènement de la locomotive moderne dont elle a toutes les caractéristiques : chaudière tubulaire (due au Français Marc Seguin), deux cylindres à double effet, attaque directe par bielles, échappement par la cheminée, foyer et plate-forme de conduite à l’arrière, tender séparé remorqué. Mais, surtout, Stephenson saura mettre au point une véritable fabrication industrielle de la locomotive et fournir l’ensemble des réseaux européens avec de nombreux types incessamment perfectionnés.

28 Il est intéressant de noter que le premier règlement du concours de Rainhill ne fait aucune mention d’un écartement et que l’écartement imposé n’est mentionné que dans un additif publié ultérieurement : le concours se tient sur une portion de la ligne de Liverpool à Manchester, alors en cours de construction sous la direction de Stephenson, et c’est ce qui impose l’écartement de 4 pieds 8 ½ pouces à tous les candidats... dont Stephenson lui-même qui se trouvait à la fois juge et partie ! C’est comme fournisseur des réseaux anglais et européens que George Stephenson impose, avec ses locomotives,

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l’écartement de 4 pieds 8 ½ pouces dont on dit qu’il l’aurait choisi un peu au hasard en allant mesurer celui des roues d’une charrette dans une grange voisine de son atelier.

29 Enfin, et surtout, la roue à boudin de guidage intérieur et le rail à champignon lisse forment le système de référence qui est spécifique de la voie ferrée moderne et la distingue de la route améliorée par des rails plats. Choisi par Stephenson pour la ligne de Stockton à Darlington, puis pour celle de Liverpool à Manchester, ce système reste définitivement acquis au le chemin de fer. Mais il pose, désormais, le problème de l’écartement qui doit être précis à quelques millimètres près, et qui doit être commun à toutes les lignes désirant s’intégrer dans un réseau.

30 Notons, pour terminer, une aventure intéressante7 qui montre à quel point le problème de l’écartement n’était pas encore perçu par les ingénieurs. En 1816, les ingénieurs allemands Krigar et Eckard achètent, pour le compte des mines et des fonderies royales de Haute-Silésie, une locomotive du système Blenkinshop qui est livrée le 23 octobre de la même année, en pièces détachées. Lors du montage de la locomotive, on découvre que l’écartement des roues est de 914 mm, soit sensiblement 3 pieds anglais, mais les voies des mines et des fonderies sont, elles, à l’écartement de 1 294 mm : la différence est de 380 mm, mais ne semblait pas avoir été l’objet d’une préoccupation. De toutes manières la machine, après mise à l’écartement souhaité, ne fonctionna pas et termina sa vie comme pompe à vapeur fixe. L’écartement, pas plus qu’aucune notion de norme, n’était pas encore « entré dans les esprits » et il semble que cet incident fut loin d’être un cas isolé à l’époque.

La première apparition publique du problème de l’écartement

31 Le problème de la normalisation de l’écartement n’est pas, à vrai dire, directement posé par des exploitants des lignes qui, pour le moment, ne songent nullement à se relier les uns aux autres pour former un réseau national cohérent. Même Marc Seguin, dans son De l’influence des chemins de fer7, ne mentionne aucun problème de choix d’écartement et considère comme acquis l’écartement de Stephenson qu’il qualifie de « voie de 1,50 mètre » (p. 230), appellation que l’on retrouve aussi dans le traité de G. Humbert à la fin du siècle8. En 1842, l’ensemble des lignes anglaises est entre les mains de 50 compagnies indépendantes et privées qui n’ont pratiquement aucun lien technique ou administratif entre elles et qui, surtout, ne sont l’objet d’aucune tutelle de la part de l’État. En 1852 le nombre est passé à 75 compagnies. Ce n’est que vers 1865 qu’une majorité d’entre elles font partie du Railway Clearing House qui est un organisme administratif chargé de gérer les charges et les bénéfices provenant des premiers courants de trafic entre différents réseaux : l’usage de voyages ou d’expéditions sur l’ensemble du réseau ferré britannique commence à entrer dans la vie courante et à imposer la circulation de voitures et de wagons d’un réseau à un autre. Le problème est d’abord posé sur le plan financier il n’est pas encore question de normes techniques autres que celles permettant la circulation du matériel roulant remorqué. L’interpénétration des réseaux par les locomotives n’est pas encore admis, chaque réseau conservant sur son territoire ses locomotives et ses équipes de conduite, sa signalisation, ses pratiques professionnelles, jalousement gardées pour soi.

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32 Toutefois, en 1845, le gouvernement britannique est contraint de se mêler du problème des écartements : dans un pays où l’on compte 13 écartements, le 4 pieds 8 ½ pouces domine du fait de l’influence de Stephenson qui a fourni des locomotives à une majorité de réseaux (et qui oblige par la force des choses les futurs fournisseurs de ces mêmes réseaux à adopter le même écartement) tandis que le fameux 7 pieds préconisé par l’ingénieur Brunel arrive en deuxième position et s’étend sur le sud-ouest de l’Angleterre, le Pays de Galles et remonte jusqu’à Wolverhampton en direction du Nord. En 1846 la voie de 7 pieds totalise environ 275 miles, soit plus de 12 % des 2 225 miles du réseau anglais. L’Irlande se voit interdire la construction de lignes autres qu’à l’écartement 5 pieds 3 inches dans lequel elle a commencé son réseau : l’expérience anglaise est mise à profit pour empêcher la multiplication des écartements, mais ce pays en sera bien malgré tout doté de plusieurs.

33 Sur le continent européen l’expérience anglaise de l’anarchie des écartements ne sert guère de leçon et l’on trouve de nombreux écartements différents. On peut noter que l’Europe de l’époque est encore très enfermée dans ses frontières et ses pratiques nationales et qu’un grand réseau international, s’il est espéré par les esprits les plus ouverts et les plus entreprenants, n’est pas ce qui dicte les choix de chaque pays européen. L’adoption commune de l’écartement de Stephenson est beaucoup plus un fait technique, lié à l’achat de ses locomotives. Si les industriels anglais, dans leur ensemble, Stephenson compris, produiront bien à la demande des locomotives pour les écartements des pays qui ont, pour diverses raisons techniques (notamment de dimensionnement des chaudières pour avoir une plus grande puissance de traction), choisi des écartements plus larges (comme la péninsule ibérique ou la Russie), il est certain qu’à l’époque des démarrages des réseaux continentaux, là où Stephenson a carte blanche il livre des locomotives dans son écartement « maison » : c’est le cas pour la première ligne belge de Bruxelles à Malines à partir de laquelle se constituera le réseau de ce pays, ou encore de la première ligne allemande de Nuremberg à Furth (locomotive Der Adler qui n’est autre qu’une Stephenson Patentee), ou de la première ligne italienne (locomotive Bayard), etc. C’est donc beaucoup plus une norme maison d’un constructeur qui fait l’unité des écartements européens que la volonté politique des pouvoirs publics.

34 Le cas de l’Amérique du Nord d’avant la guerre de Sécession est intéressant : les compagnies bénéficient d’une indépendance totale « à l’anglaise » et ne manquent pas de pratiquer plusieurs écartements très divers (1 829, 1 676, 1 448, 1 473 mm, etc.) ce qui contribue à la défaite du Sud en rendant difficiles les déplacements de troupes. Les historiens des techniques noteront que cette défaite est aussi liée à l’absence de normes dans un autre domaine technique, celui des calibres des armes. Les ingénieurs Wallering et Flanders sauront tirer un enseignement de cette leçon de la nécessité des normes en matière d’armement et l’appliqueront aux machines-outils de l’industrialisation américaine de la fin du siècle, surtout avec la production en masse (Ford T).

35 Le cas du choix russe est aussi intéressant : nullement dû à une xénophobie ou à une erreur de transcription comme on peut l’entendre dire, cet écartement de 5 pieds (1 524 mm) est bien le choix du conseiller américain George Washington Whistler, officier du génie, qui le propose parce qu’il en a déjà la pratique aux États-Unis. Whistler se heurte aux experts du Tsar qui, eux, proposent un écartement de 6 pieds (1 829 mm) pour des raisons de dimensionnement des locomotives, écartement dans

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lequel la ligne de Tsarskoié-Tsélo a été réalisée. Whistler l’emportera, prestige américain oblige…

36 A partir des années 1880 le problème de la différence des écartements entre les réseaux de divers pays voisins commence à être posé par le développement du trafic international. Il faut dire que ce trafic n’avait jamais été prévu lors de la construction des chemins de fer, du moins avec une telle intensité : tout au plus, à l’époque, pensait- on les transports par chemin de fer en termes de lignes d’une ville à une autre ou en termes de réseaux régionaux formés par un ou plusieurs embranchements ou raccordements entre les précédentes. De grandes lignes nationales se sont souvent constituées par la mise bout à bout de lignes régionales existantes et, même aux Etats- Unis, on ne voyait pas pourquoi les lignes de certains états du Sud se raccorderaient entre elles, ou se raccorderaient avec celles des états du Nord. Si le milieu du XIXe siècle voit la mise en place des réseaux nationaux, la fin du XIXe siècle marque le passage du trafic ferroviaire à une dimension autre, celle de continents entiers.

37 D’autres problèmes de normalisation vont alors de poser à côté de celui des écartements : les problèmes de normes de roulement, d’attelages, de systèmes de freinage, de systèmes d’alimentation électrique : voilà ce qui, entre autres, donnera du travail à un bon nombre d’ingénieurs et de commissions durant les premières décennies du XXe siècle et, surtout, entre les deux guerres à l’UIC dont le travail est à saluer.

Un exemple illustre de la guerre des normes : le cas du Great Western Railway

38 Fils de Sir Marc Isambard Brunel (1769-1849), un ingénieur d’ascendance française protestante, Isambard Kingdom naît en 1806 et, après des études menées surtout auprès de son père dont il suit les réalisations comme le tunnel sous la Tamise à Londres, il est nommé ingénieur sur le réseau du Great Western Railway en 1833. Brunel, comme certains ingénieurs de son temps, agit en visionnaire et en innovateur. Il est convaincu – à juste titre – que la révolution industrielle qui naît sous ses yeux créera une demande de transport immense et que l’écartement des chemins de fer comme le gabarit des wagons et voitures est nettement insuffisant, qu’il a été prévu avec des vues trop courtes et trop immédiates. Il parvient à persuader les dirigeants du Great Western Railway de briser l’étroite et contraignante norme dite de la voie « normale » de 4 pieds 8 ½ pouces (1 435 mm) pour la remplacer par une voie large de 7 pieds ¼ (2 140 mm)9 qui permettra non seulement la circulation de trains plus grands, mais aussi plus rapides. Le conseil d’administration de la compagnie accepte la proposition lors de sa réunion du 25 août 1836, et les actionnaires n’approuvent le projet que le 9 janvier 1839, soit après trois années de débats et de controverses : il semble qu’un certain nombre d’entre eux ait eu des prémonitions ou des craintes quant aux problèmes que la différence d’écartement par rapport aux réseaux voisins ne manquerait pas de poser. Mais l’argument essentiel de Brunel était qu’un écartement différent de celui d’autres compagnies rivales conserverait au Great Western Railway son monopole en empêchant, justement, les concurrents de faire circuler leurs trains sur le réseau. Un seul participant à la commission, un nommé William Cubbit10, recommande de transformer entièrement le réseau du Royaume-Uni en voie de 7 pieds « avant qu’il ne soit trop tard ».

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39 En effet, il importe de situer le contexte de ce choix. En Angleterre les compagnies de chemin de fer vivent sous un régime de compétition acharnée entre elles, contrairement au cas de la France, par exemple, où l’État, dès les débuts, fixe les règles du jeu. En 1880, par exemple, la relation entre Londres et les 15 plus grandes villes anglaises (exceptées Bristol, Hull et Newcastle) est effectuée par au moins trois compagnies concurrentes qui rivalisent âprement entre elles sur le plan du confort, de l’exactitude ou de la vitesse11 : en France aucune ville ne jouira d’un tel privilège, sauf Bordeaux pour un temps avec les réseaux de l’État et du PO. C’est dire si chaque compagnie doit lutter avec toutes ses ressources et, au premier plan, celles offertes par la technique en matière de vitesse.

40 La première ligne en voie large est ouverte entre Londres et Bristol en 1841 et comprend le fameux Box Tunnel long de 2 937 m et creusé au gabarit large. La ligne est prolongée ensuite jusqu’à Exeter, Plymouth, Penzance (par un pont immense créée par Brunel), puis le réseau se développe sur l’ensemble du sud-ouest britannique, incluant le pays de Galles. Gloucester est le premier point atteint comportant un contact avec une ligne à voie normale, mais il semble que les nécessaires transbordements de marchandises ou changements de train pour les voyageurs n’affectent, en fin de compte, qu’un volume restreint. La supériorité de la voie large, en matière de vitesse, est immédiatement démontrée, même avec des locomotives médiocres fournies au début par des firmes peu expérimentées. Les excellentes locomotives de l’ingénieur Gooch, à partir de 1846, feront la réputation mondiale du Great Western Railway, notamment les locomotives à deux essieux porteurs avant type 211.

41 En 1844 le Great Western Railway s’étend en direction du Nord et atteint Birmingham, une importante gare gérant un trafic voyageurs et marchandises considérable ; c’est bien là que le problème des ruptures de charge et des transbordements se pose d’une manière si exemplaire qu’une commission gouvernementale est instituée, à la demande des voyageurs, pour étudier la question. En 1846 les travaux de la commission se concrétisent par un acte en date du 28 août qui interdit, sur le sol anglais, la construction de voies d’écartement autre que celui de 4 pieds 8 ½ pouces (1 435 mm). L’Irlande, pour sa part, pourra construire des voies, mais dans le seul écartement de 5 pieds 3 pouces (1 600 mm) dans lequel elle a commencé son réseau. La commission dispose aussi que le Great Western Railway devra poser un 3 e rail sur ses lignes à voie large construites en direction du Nord, cela de manière à permettre la circulation aussi bien du matériel roulant à voie normale qu’à voie large12.

42 En 1867 le réseau à voie large du Great Western Railway se compose de 2 300 km de voies larges, dont certaines à 3 files de rails. C’est l’apogée du système, suivi d’un rapide déclin13.

43 Certes les trains sont beaucoup plus rapides que ceux à voie normale, beaucoup plus stables avec un matériel bien « campé » sur ses roues qui se trouvent pratiquement à l’aplomb du bord des caisses (les caisses n’étant qu’à peine plus larges que celles de la voie normale). Les locomotives aux dimensions plus généreuses sont plus puissantes, plus faciles à entretenir du fait d’un espace plus important entre les longerons du châssis, et la disposition des cylindres entre les longerons, facteur de stabilité, n’impose pas, comme avec les locomotives à voie normale, des cylindres de petit diamètre. En 1846, des locomotives type 111 à un seul essieu moteur avec des roues de 2 438 mm14 assurent des moyennes de 100 km/h entre Londres et Swindon en tête de trains de 100 tonnes, et de 90 km/h entre Londres et Exeter sur 312 km – des vitesses que les trains

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anglais d’aujourd’hui envieraient… Ces performances sont, de très loin, supérieures aux meilleures performances en voie normale. Mais les inconvénients posés par les transbordements, par l’impossibilité de créer des trains ou des voitures directs prolongeant leur parcours sur les réseaux voisins ou l’impossibilité de recevoir ces mêmes trains sur le réseau à voie large viennent facilement à bout des avantages présentés par l’écartement de 7 pieds. En 1869 le Great Western Railway se prépare à tourner la page et à reconvertir l’intégralité de son réseau à la voie normale, cela d’autant plus que les locomotives à voie normale ont fait des progrès considérables et que leurs performances ne sont plus, désormais, strictement liées à leurs dimensions. Ce sont surtout les travaux de Thomas Crampton, lui-même issu du réseau du Great Western Railway et élève de Gooch, qui donneront aux locomotives à voie normale l’occasion d’égaler les locomotives à voie large en matière de vitesse (fig. 2).

Figure 2. Vue d’un train en voie large de Brunel vers 1890.

Le gabarit du matériel n’est guère plus large que l’écartement de la voie et n’offre donc pas plus de possibilité de transport que le matériel à voie normale. Noter le troisième rail préparant la conversion qui sera achevée en 1892. Cl. d.r., coll. Cl. Lamming,

44 Dès cette année 1869, c’est chose faite pour la ligne Wolverhampton – Birmingham – Oxford dont il a suffi de déposer le 3e rail extérieur. En 1872 la plupart des lignes du pays de Galles sont traitées, ou dotées d’un 3e rail comme c’est le cas pour la ligne Swindon – Didcot dont le 3e rail permet, désormais, des liaisons directes en voie normale entre Londres et le Pays de Galles par Gloucester. Vingt ans plus tard, le 20 mai 1892, le dernier train de voyageurs à voie large quitte la gare londonienne de Paddington, le fameux Cornishman de 10 h 15, et le tout dernier train, toutes catégories confondues, est le train postal de nuit reliant Penzance à Londres arrivant tôt le matin du 21 mai 1892 (fig. 3).

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Figure 3. Le dernier train en voie large à Paddington en 1892 : noter la complexité des appareils de voie.

Cl. The Locomotive Magazine, coll. Cl. Lamming

45 Le coût de l’opération a été considérable et est durement ressenti par un réseau qui, comme beaucoup de réseaux anglais, connaît une sombre période durant les années 1860 et 1870 avec beaucoup de déraillements et de catastrophes, de revendications des cheminots concernant leurs conditions de travail, d’attaques de la part des milieux politiques à propos de la politique financière des compagnies, un mécontentement général des usagers à cause de la dégradation des services. Entre 1860 et 1900, les coûts de l’exploitation du réseau anglais ont augmenté de 63 %15 du fait de la nécessité de perfectionner le matériel roulant (application du frein continu, des enclenchements, amélioration de la sécurité à bord des trains, aménagement de l’intercirculation entre les voitures, etc.). Toutefois le Great Western Railway se classe, pour ce qui est du revenu net du capital, à la 5e position des 15 grands réseaux anglais, avec un revenu de 5 % pour 1894 (les meilleurs étant à 6 %, et les derniers à... 0 %)16, ce qui prouve que ce réseau a toujours les reins solides et a pu s’offrir le luxe de cette dépense.

46 Le coût de l’opération est surtout dû au matériel roulant. Les locomotives à voie large forment un parc de 549 exemplaires en 1869, à l’apogée du système, et encore de 67 exemplaires (purement et simplement ferraillés) en 1892. Les voitures sont au nombre de 1 590 en 1869 et encore de 126 en 1892. Les wagons sont au nombre de 8 651 en 1867, et il faudra purement et simplement ferrailler 2 477 wagons en 1892. Le matériel transformable est composé de seulement 125 locomotives (transformation par déplacement des boîtes d’essieu de l’extérieur vers l’intérieur des longerons), 426 voitures et 792 wagons en 189217. Le stockage du matériel roulant demande 18 kilomètres de voies spécialement aménagées à Swindon, où il restera entreposé des années durant. On peut imaginer le coût pour un réseau de taille analogue, comme la région Ouest de la SNCF d’aujourd’hui, par exemple, que représenterait la perte subite de 67 locomotives, 126 voitures et 2 477 wagons en une seule année !

47 Pour ce qui est des opérations sur les voies, les choses sont facilitées par le fait que la presque totalité des lignes à transformer est en double voie, ce qui permet une circulation sur une voie unique temporaire pendant que les travaux affectent l’autre. Toutefois il existe de longues voies uniques comme celle de Exeter à Falmouth, longue de 270 km : l’opération se fit entre le samedi 21 à 5 heures du matin et le dimanche 22 mai 1892 au soir, avec 5 000 hommes répartis tout au long de la ligne après le passage du dernier train en voie large, récupérant tout le matériel se trouvant sur la ligne. Des équipes de 50 à 70 hommes doivent, en 31 heures, traiter des sections de 3 000 à

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4 000 m : elles doivent enlever le ballast, scier les longrines Brunel soutenant les rails, riper les longrines, boulonner des tiges en fer maintenant le nouvel écartement.

48 Dans les gares et bifurcations, les appareils de voie étaient préparés à l’avance. Le rétrécissement des voies a demandé l’élargissement des quais en îlot. Un certain nombre de ponts métalliques ont dû être modifiés dans la mesure où leurs longerons supportaient directement les rails. Aujourd’hui encore on peut admirer, sur les lignes de l’ancien Great Western Railway entre Londres et le pays de Galles ou les Cornouailles, des ouvrages d’art aux dimensions surprenantes, notamment les entrées de tunnel dont la section est souvent deux fois plus haute que celle des trains actuels. C’est tout ce qui reste de cette aventure remarquable qui permit de dire, à l’époque, que le Great Western Railway était vraiment « great », contrairement au noms des autres compagnies usurpant cet adjectif voulant dire « grand » au sens de « grandiose ».

De la normalisation de l’écartement à celle du gabarit

49 L’épisode de la bataille des écartements en Angleterre ne fait que cacher l’inexistence de la deuxième donnée fondamentale : le gabarit. Nous donnons, en annexe, quelques- unes des positions soulevées pendant la tenue de la commission de normalisation (annexe 1). Un certain nombre de participants objecte que la voie large de Brunel n’offre de capacités de transport qu’à peine supérieures sinon comparables à celles de la voie normale. La raison est très évidente si l’on regarde une des gravures d’époque montrant des trains en voie large : en effet les caisses du matériel roulant ne sont guère plus larges que la voie et les roues sont bien soit à l’aplomb des parois des caisses, soit franchement à l’extérieur des caisses, comme l’étaient les roues des diligences et des charrettes de l’époque. Le choix d’une voie large n’est nullement motivé, chez Brunel, par l’augmentation de la capacité de transport (comme ce sera le cas pour les partisans d’un réseau européen en voie de 3 mètres sous le régime nazi) mais seulement par une plus grande facilité de conception des locomotives, leur meilleur dimensionnement, leur plus grande puissance, leur plus grande rapidité.

50 Si l’on regarde les locomotives anglaises en voie normale de l’époque, on constate qu’elles sont à peine plus larges que la voie et que leur mouvement intérieur est entièrement compris entre les roues. Seul le matériel roulant remorqué, notamment les voitures à caisse galbée, se risquent à un léger débordement. Le seul élément intervenant pour donner un peu d’ampleur au gabarit est la hauteur des cheminées qui dépasse souvent 4,50 m.

51 Nous n’avons pas trouvé de texte de normalisation du gabarit anglais, mais en observant les cotes portées sur des dessins anciens (coupes de voitures), il semble que l’ensemble des compagnies pratique, vers 1870, un gabarit hors tout de 9 pieds. Les voitures sont construites avec une caisse dont la largeur est variable selon les compagnies, entre 7 pieds 5 inches ( = 2,22 m) et 8 pieds 4 inches ( = 2,50 m), mesures prises au plancher et sans compter un débordement possible pour les caisses galbées. Vers la fin du siècle, une curieuse pratique consistant à scier en longueur les caisses de 7 pieds 5 inches pour les élargir à 8 pieds 4 inches va s’instaurer pour augmenter la capacité des voitures, faisant asseoir les voyageurs par rangées de 6 au lieu de 5 dans les compartiments18. On voyage quand même serré, si l’on songe que l’on s’assied à cinq sur une banquette contenue dans une caisse de 2,22 m de large, épaisseur des cloisons comprises, soit environ une quarantaine de centimètres par personne...

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52 L’explication historique de cette pratique du sciage en long des caisses, à nos yeux, est bien celle de l’absence de toutes normes pour le gabarit. Quand, à partir des années 1860, les circulations directes longue distance de voitures passant d’un réseau à un autre deviennent habituelles, les réseaux construisent des voitures en respectant le gabarit du réseau le plus restreint puis, quand le réseau le plus restreint progresse techniquement et augmente son gabarit, les autres réseaux peuvent alors engager des voitures plus larges : il ne leur reste plus, éventuellement, qu’à élargir leurs voitures plus anciennes (fig. 4).

Figure 4. Le « sciage en long » de voitures anglaises, en 1902, dans les ateliers du Great Eastern Railway,

Sans doute un des documents les plus « surréalistes » de l’histoire technique des chemins de fer : le gabarit de la voiture passera de 7 pieds 7 inches à 8 pieds 6 inches, soit un gain d’un pied (30 cm), permettant d’accroître la capacité d’un train de 636 à 768 voyageurs. Cl. The Locomotive Magazine, coll. Cl. Lamming,

53 Ce n’est que le 10 mai 1886 que se réunit à Berne une conférence internationale destinée à « arrêter les bases d’une unité technique des voies et du matériel »19 où sont représentés les réseaux de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, d’Autriche-Hongrie et de la Suisse, et pas du Royaume-Uni, notons-le. La largeur des voies entre les bords intérieurs des rails est fixée à 1 435 mm avec un surécartement en courbe pouvant atteindre 1 465 mm. En France ces dispositions sont sanctionnées par un arrête du ministre des Travaux publics en date du 31 mars 1887. Jusque-là les réseaux français pratiquaient un écartement de 1 450 mm en alignement – sauf le Midi qui comptait 1 445 mm. Les faces internes des roues, en revanche, ont des cotes qui varient d’un réseau français à l’autre.

54 Cette conférence, dont nous avons consulté les promulgations, ne se préoccupe pas des gabarits extérieurs du matériel roulant et statue principalement sur les organes de roulement, de choc et de traction. En France, à l’époque, les réseaux ont des gabarits

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différents se situant entre 2,70 et 2,76 m pour la largeur des caisses, si l’on se réfère à des plans d’époque du matériel roulant de différentes compagnies. Ces largeurs passeront à 2,90 puis environ 3 m vers la fin du siècle, chaque réseau ayant ses propres pratiques et, même, construisant des voitures ou des wagons dans des largeurs variables d’une série à une autre.

En conclusion : la difficile normalisation dans le domaine des chemins de fer

55 L’ancienneté même des techniques ferroviaires rend d’autant plus difficile tout acte de normalisation. Chaque innovation dans le domaine ferroviaire doit s’insérer dans un ensemble technique ancien, complexe, géographiquement très étendu, faisant appel à une infinité de techniques différentes qui se retrouvent croisées et modifiées au contact les unes des autres. Et chaque innovation met en jeu des composantes anciennes avec lesquelles elle doit jouer avant, à son tour, de devenir partie prenante d’un ensemble qui l’engagera pour une durée très longue dans l’avenir.

56 L’histoire des techniques montre que plus un ensemble technique est ancien, plus son évolution est lente et plus tout acte de normalisation ou changement fondamental est difficile. L’informatique, née il y a peu de temps, connaît des bouleversements répétés, une avalanche permanente de nouveautés qui remettent en cause l’ensemble du système jusque dans ses normes fondamentales. L’automobile, née il y a un siècle, ne connaît plus de grands changements fondamentaux et le moteur à cylindre et piston est devenu immuable dans son principe.

57 Le TGV d’aujourd’hui, image même de la modernité et des hautes performances, roule sur un écartement de 4 pieds 8 ½ pouces et, même, emprunte entre Lyon et Saint- Etienne le tracé de la voie établi par Marc Seguin pendant les années 1820. Le TGV est sans nul doute l’objet technique le plus performant et le plus innovateur qui bat un record autre que celui de la vitesse : c’est celui de l’ancienneté de certaines de ses normes (fig. 5).

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Figure 5. La comparaison entre les gabarits standard actuels américains, français et anglais.

Sur le gabarit anglais nous avons projeté le gabarit en voie large de Brunel qui ne donnait qu’une capacité de transport guère supérieure au gabarit voie normale américain, par exemple. Brunel n’avait pas joué la carte du gabarit, mais seulement celle de l’écartement pour établir des locomotives aux cylindres (intérieurs) de plus grand diamètre. C’est sans doute cette faible différence en matière de gabarit qui lui a fait perdre la « battle of gauges » (bataille des écartements) de 1845 : la voie large n’offrait guère mieux, en matière de transport, pour des dépenses infiniment plus lourdes en matière d’établissement et d’entretien. Dessin Cl. Lamming

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ANNEXES

Annexe Les débats de la commission de 1845. Quelques prises de position intéressantes pour ou contre la voie de 7 pieds Nous avons pu retrouver, dans le tome 8 de 1903 de la revue anglaise The Locomotive Magazine, un compte rendu très complet des débats qui ont eu lieu à la commission de 1845-1846. Plus de soixante années plus tard, on parle encore de la bataille des écartements (« The battle of gauges »). Voici quelques positions marquantes. • John Braitwaithe, ingénieur en chef du Eastern Counties Railway, fait remarquer que son réseau a été construit initialement à l’écartement de 5 pieds et regrette l’adoption ultérieure de l’écartement de 4 pieds 8 ½ pouces, car celui-ci donne des locomotives plus petites et moins puissantes et, surtout, d’un accès moins facile pour les opérations d’entretien. Mais il admet que les progrès récents effectués en matière de simplification des locomotives ont rendu l’entretien des locomotives en voie normale aussi aisé, désormais, que l’était celui des locomotives en voie de 5 pieds.

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• G.P. Bidder, ingénieur sur plusieurs réseaux dont le Norfolk, pense que des voitures plus larges, comme celles du Great Western Railway, offrent moins de confort, les voyageurs préférant être moins nombreux côte à côte sur les banquettes, et voulant surtout être près des fenêtres : des voitures étroites offrent plus de places près des fenêtres. Des trains plus fréquents sont préférables à des trains plus rares et plus rapides comme ceux de la voie large. Il ne partage pas l’opinion de Gooch du Great Western Railway selon laquelle le coût de la puissance est deux fois moins élevé en voie large qu’en voie normale, parce que, désormais, on sait faire des locomotives en voie normale fournissant autant de vapeur que celles en voie large. • W. Thernthough, directeur de la traction (« locomotive superintendent ») de l’Eastern & Chatham préfère les locomotives à mouvement extérieur et il est partisan d’un écartement d’au moins 5 pieds pour atteindre la vitesse en service de 70 mph (soit 112 km/h). • J. Hawkshaw, ingénieur sur le Manchester & Bolton, pense que la largeur de l’écartement n’est nullement inductrice d’une augmentation de la vitesse et que, de toutes manières, on ne pourra pas construire à l’avenir des locomotives plus grandes que celles construites actuellement (sic). Le coût de la traction est de 10 pence par mile sur le Great Western Railway et de seulement 6 ¾ pence sur son réseau en voie normale. • Joseph Locke aborde la question des voies mixtes à 3 files de rails, qu’il trouve dangereuses, et préconise la construction de voies à 4 files de rails pour que le matériel roulant soit bien centré dans les deux écartements20. Il pense que, pour le Great Western Railway, cela coûtera moins cher de tout changer que d’établir des voies à deux écartements, et il rejette le projet proposé par le Great Western Railway d’avoir des caisses de voitures pouvant, à volonté, être posées sur des châssis à voie large ou voie normale, se référant aux dangers occasionnés par le transport des caisses de diligences en France, où ces caisses quittaient les wagons au moindre choc. Il partage aussi la position de G.P. Bidder sur le choix du public en faveur des places près des fenêtres. Enfin il ajoute que les locomotives à roues motrices de 10 pieds (soit 3 mètres de diamètre) du Great Western Railway avaient beaucoup de mal à démarrer et à freiner du fait de l’inertie de ces roues. • J.E. M’Connell propose un système de transport des wagons à voie normale sur des chariots en voie large. • Robert Stephenson se montre partisan de l’écartement de 4 pieds 8 ½ pouces21, mais propose, pour les voies mixtes, la pose de 4 files de rails et non de 3. Il souligne que lors du transbordement du bétail d’un écartement à l’autre, il faut donner le temps aux bêtes de paître et de se calmer22. Il pense que les progrès des locomotives en voie normale, notamment avec leur allongement23, donneront des performances équivalentes à celles de la voie large. • N. Wood pense que la voie large, si elle permet de grandes vitesses, ne fait que permettre de plus grands dangers et que la vitesse de 60 mph (100 km/h) restera une limite raisonnable que seuls franchiront « des hommes désespérés désirant se casser le cou ». Autant rester en voie normale. • Wyndham Harding rejette toute exploitation en voie mixte à deux écartements pour des raisons de coût et de complexité des appareils de voie : si deux voies s’embranchent sur deux autres voies dans le même écartement, il y a 6 pointes de cœur à établir, et si

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on réalise la même installation en double écartement, on en a 28. Les locomotives à voie large déraillent en faisant des tonneaux dans l’air (« somersaults » = roulades d’acrobate) au lieu de verser comme le font les locomotives à voie normale. Enfin des wagons pesant 4 ½ tonnes en voie large ne transportent pas plus que des wagons pesant 3 tonnes en voie normale. On peut loger 7 animaux gras (sic) dans un tombereau de 4,19 tonnes en voie large et 6 animaux dans un tombereau de 3 tonnes en voie normale. • J.M. Laws fait remarquer que la stabilité des voitures en voie normale est telle que l’on peu transporter une tonne (sic) de bagages sur le toit de chaque voiture. • George Bodmer, constructeur de locomotives, fait remarquer que les foyers étroits et longs produisent mieux que les foyers larges. Toutefois un écartement un peu plus large que celui de la voie normale (de 6 à 8 inches, soit environ 15 à 20 cm) aurait été l’idéal. • Edward Bury, lui aussi constructeur de locomotives et beaucoup plus connu, partage l’opinion de Bodmer sur les bienfaits d’un écartement plus large, cela pour la raison d’une plus grande liberté dans le dimensionnement des pièces des locomotives. • John Gray, Benjamin Cubbit, William Cubbit, tous trois directeurs du matériel ou ingénieurs en chef de divers réseaux, se prononcent en faveur d’un écartement de 5 à 6 pieds pour permettre la construction de locomotives plus puissantes et, surtout, à centre de gravité beaucoup plus bas24. • I.K. Brunel, enfin, maintient sa position en faveur de la voie de 7 pieds qu’il a préconisée pour le Great Western Railway. Brunel va même jusqu’à dire que 7 pieds est un minimum… Il pense que la coexistence de deux écartements en Angleterre apportera un grand bienfait en créant une émulation réciproque pour le bien de tous25. Il admet que les ruptures de charge et les transbordements resteront un inconvénient majeur. Il semble que de ces débats résulte le constat, chez les constructeurs de locomotives, que l’écartement normal de 4 pieds 8 ½ pouces a été trop étroit, trop restrictif, et qu’un écartement se situant entre 5 et 6 pieds (soit entre 1 500 et 1 800 mm environ) aurait été excellent et aurait dû être imposé comme écartement standard normalisé. Mais il en résulte aussi que, chez les exploitants des réseaux, un écartement plus large aurait été d’un coût d’exploitation beaucoup plus élevé que celui de la voie normale pour des services rendus (notamment en capacité de transport) à peine plus grands. Il est certain que cette bataille des écartements, la seule véritable qu’ait connue le chemin de fer avec des positions nettes et avouées, est intervenue avec vingt années de retard. Les Anglais se heurteront à une situation analogue avec leur gabarit, mais pourront faire profiter les réseaux du reste du monde de leur expérience en leur évitant le choix d’un gabarit aussi restrictif. Les réseaux américains, en particulier, sauront jouer au maximum de cette carte.

NOTES

1. Gabriel Jars, Les Voyages métalliques, Paris, 1765. 2. Paru à Londres en 1734. 3. Interprétation contestée par Gustavo Reder dans Le Monde des locomotives à vapeur, Paris, Éditions Office du livre, 1974, p. 11, qui estime que le mot vient du latin trames (chemin, sentier) déjà utilisé dans ce sens au XVIe siècle.

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4. Marc Seguin, De l’influence des chemins de fer et de l’art les tracer et de les construire, Lyon, Éd. Pitrat, 1839, réimprimé en 1887. 5. S’agit-il du système Huntingdon Beaumont de 1602, toujours en service deux siècles plus tard ? Si oui, ce serait un record de longévité ferroviaire non battu à ce jour ! 6. Contée par Gustavo Reder, op. cit., p. 20-21. 7. Seguin, op. cit. 8. La valeur de 1,50 m peut être obtenue en mesurant l’écartement entre les axes des rails si les champignons ont une largeur de 65 mm. 9. Beaucoup d’ouvrages présentent cet écartement sous le nom de « 7 pieds ». Nous suivons cet usage sachant qu’en réalité il s’agissait bien d’un écartement de 7 ¼ pieds. 10. D’après Gustavo Reder, op. cit., p. 82. 11. Jack Simmons, Rail 150 – The Stockton & Darlington Railway and What Followed, Londres, Eyre Methuen, 1975. 12. D’après O.S. Nock (Railways then and now, Londres, Paul Elek, 1975), la commission aurait été fortement influencée par les autorités militaires qui craignaient que les transbordements soient un obstacle pour la concentration rapide des troupes en cas d’invasion du Royaume-Uni par l’armée d’un pays continental. La situation instable de l’Europe des années 1840 préoccupait les états-majors anglais. 13. O.S. Nock écrit, pourtant, que le Great Western Railway eut la possibilité de parachever des lignes à voie large jusqu’en 1877, le texte du décret étant volontairement assez flou en ce qui concernait les lignes en cours de construction (ibid.). 14. Certaines locomotives auront des roues de 2 750 mm, comme les types 212 de 1873, et même de 3 mètres. 15. Simmons, op. cit. 16. Revue générale des chemins de fer, mai 1895, p. 260. 17. Revue générale des chemins de fer, septembre 1892, p. 106 et sq. 18. D’après The Locomotive Magazine, volume de 1902, p. 70. 19. G. Humbert, Traité complet des chemins de fer, Paris, Librairie polytechnique, 1891, p. 247. 20. Pensait-il à des trains mixtes composés de matériel dans les deux écartements ? 21. On ne s’attendrait pas à moins… Son père est à l’origine de ce choix et il poursuit l’œuvre paternelle dont il a fait une grande entreprise industrielle de construction de locomotives. 22. Cette précaution écologique est-elle évoquée pour démontrer que les transbordements font perdre du temps ? 23. Stephenson pense aux long boiler, mais l’expérience montra que le manque de stabilité de ces locomotives resta un handicap pour la vitesse. 24. On se rapproche des idées de Crampton qui abaissera le centre de gravité de ses fameuses locomotives, mais démontrera, par la force des choses, que ce n’était pas la meilleure des solutions en matière de stabilité et que cela fatiguait beaucoup les voies. 25. En somme, Brunel a déjà renoncé à une position de généralisation de son écartement et admet la coexistence d’un réseau en voie large et d’autres en voie normale.

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INDEX

Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques Keywords : railway operations, standardization, technique Mots-clés : exploitation ferroviaire, normalisation, technique Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEUR

CLIVE LAMMING Docteur en histoire, auteur ferroviaire

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L’harmonisation des tarifications dans les compagnies de chemins de fer

Maurice Wolkowitsch

1 L’étude des chemins de fer secondaires conduit à l’examen des choix de leurs dirigeants et des élus départementaux à l’origine de leur construction. La recherche de normes communes n’est pas leur souci ; le mot standardisation ne caractérise pas leur matériel1 . Peut-on parler d’accords, au moins de convergences dans le domaine tarifaire ? Tel est l’objet de notre intervention. Nous avons examiné la situation en 19122 .

2 Un chemin de fer secondaire ne se définit pas par le seul écartement des voies : les chemins de fer d’intérêt local (CFIL) du Nord allient une ligne à voie normale à un réseau à voie étroite ; le réseau à voie étroite de Sud France est en partie d’intérêt général. Dans notre optique, nous considérons comme compagnies secondaires celles qui ne correspondent pas aux 7 grands réseaux3 , ni aux Ceintures de Paris.

3 Notre démarche débute par un rappel des règles communes aux grands réseaux, puis à toutes les compagnies ferroviaires. Nous présentons ensuite les tarifications voyageurs, puis marchandises, propres aux compagnies secondaires. Enfin l’analyse des tarifs communs permet d’apprécier si des efforts réels ont été entrepris en vue d’une harmonisation tarifaire commune à toutes les compagnies ferroviaires. Auparavant, il convient de souligner le rôle primordial des chemins de fer dans la vie sociale et économique au début du XXe siècle ; la puissance de l’automobile tend à le faire oublier.

Le rôle du chemin de fer

4 Jusqu’au début des années vingt, le rôle du chemin de fer est incontesté, même si en 1911 quelques lignes routières sont subventionnées. Hommes et marchandises, au-delà de quelques kilomètres, circulent par les voies ferrées normales ou étroites. Les lignes secondaires et celles du plan Freycinet répondent aux besoins locaux et permettent aussi l’accès à une gare de bifurcation sur une grande ligne. Ouvriers, curistes,

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émigrants, étudiants, paysans, notables, voyageurs de commerce peuplent les voitures. Wagons et fourgons transportent matériaux de construction, dentelles, cercueils, billets de banque, engrais, actions, chiens, or, voitures. Une tarification correspond à chaque élément du trafic. Le trafic postal bénéficie d’emplacements réservés sur la moindre ligne. Des chercheurs ont condamné a posteriori ces lignes, taxées d’électoralistes, oubliant l’absence d’alternative au chemin de fer lors de leur construction. Les positions maximalistes4 se font écho alors que l’analyse sereine de P. Vidal de Lablache mérite davantage d’être citée : « C’est qu’en effet à mesure que se sont déroulées les conséquences du chemin de fer, la différence entre les contrées qui en sont pourvues et celles qui ne l’étaient pas a créé une telle infériorité pour ces dernières qu’à tout prix il a fallu la combattre.5 » Ces voies irriguant tout le territoire ouvrent de nouveaux marchés, favorisent l’évolution agricole des Dombes6 ou des terres granitiques grâce à l’apport des engrais et amendements. Ce maillage ferroviaire dense, même si l’évolution technique le condamnait à terme, a permis à la France d’ignorer dans ses montagnes et campagnes reculées la misère qu’offrent encore tant de terres de l’Europe méditerranéenne et orientale. Ces évolutions positives sont liées à des tarifications adaptées à des demandes locales.

Règles communes aux grandes compagnies et à toutes les compagnies ferroviaires

5 Un accord de 1883 entre le ministère des Travaux publics et les grandes compagnies est une première étape vers plus de cohérence dans la tarification et ses conditions d’application. Les mesures seront progressives et n’élimineront pas l’esprit de concurrence. Les grands réseaux établissent des tarifs généraux communs et simplifient leurs tarifs ; lois, décrets, ordonnances, arrêtés ministériels sanctionnent ces accords conduisant à l’homologation. Cette réglementation tatillonne n’impose pas une harmonisation parfaite en tolérant des exceptions : encore en 1912, le minimum de perception correspondant à 6 km est réduit à 3 sur le PLM ; il correspond sur l’État à une somme de 0,05 F et non à la taxation d’une distance minimale ; sur ce réseau les militaires, mais aussi les voyageurs de 1re classe, bénéficient de tarifs plus avantageux ; le prix de transport des boîtes à lait vides en retour varie d’un réseau à l’autre : franco en G.V. sur l’Est, franco en G.V. mais soumis aux frais d’enregistrement sur le PLM et le PO, franco en P.V. sur l’Ouest mais avec les frais d’enregistrement.

6 Les barèmes des prix de transport au vk (voyageur/kilomètre) et à la tk (tonne/ kilomètre) sont fournis pour chaque élément du trafic : bagages, messageries et marchandises, denrées avec la liste des 41 produits concernés, chiens, marchandises ne pesant pas 200 kg sous 1 m3 de volume, marchandises vénéneuses, dangereuses ou explosives, masses indivisibles ou de dimensions exceptionnelles, animaux en cage ou panier (cobaye, chevreau, caille...) pesant 30 kg maximum (animal + contenant) taxés en messagerie, voitures hippomobiles à une ou deux banquettes, voitures automobiles, pompes funèbres, produits taxés ad valorem (finances, valeurs, objets d’art, broderies, dentelles...), animaux taxés par tête de bétail, animaux dangereux ou valant plus de 5 000 F. La classification des marchandises est progressivement unifiée. Le principe de la taxation par l’itinéraire le plus court est adopté, avec son corollaire, l’acheminement par la compagnie qui l’offre. Les frais accessoires sont énoncés avec la même minutie : enregistrements, pesage, manutention, magasinage avec délais d’enlèvement, dépôt de

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bagages avec les cas particuliers (piano, voiture d’enfant, brouette, bicyclette, automobile, machines-outils, arbres et arbustes). Les délais de livraison sont définis et accompagnés des horaires d’ouverture des gares avec la liste de celles livrant jour et nuit le lait et les denrées périssables et, pour quelques villes desservies par le PLM, les fleurs coupées.

7 Certaines règles sont communes à toutes les compagnies ferroviaires principales et secondaires : réduction accordée aux enfants et militaires - cependant Sud France en exclut les officiers sur son réseau des Alpes-Maritimes - délivrance de billets aller- retour, de cartes d’abonnement, de billets collectifs, définition des produits de valeur comme objets de plus de 300 F au kg, conditionnement des produits financiers, expédition en G.V. par le premier train de voyageurs assurant ces transports trois heures après le dépôt de la marchandise, délai de transmission entre réseaux dans les gares de transit (trois heures dans les gares communes, six heures en cas de gares distinctes reliées par le rail), égalité de traitement entre les clients demandant le transport de masses indivisibles au-delà d’un certain poids7. Le droit d’enregistrement est fixé sur tous les réseaux à 0,10 F ; il est perçu une seule fois pour l’emprunt des lignes de plusieurs grands réseaux ; mais il est perçu pour chaque emprunt de lignes de réseaux secondaires, sauf exception : une expédition entre deux gares situées sur des réseaux secondaires différents en transit par un grand réseau paye trois droits d’enregistrement.

La tarification sur les réseaux secondaires

8 La situation au sein des compagnies secondaires est complexe. Toute généralisation est hasardeuse, c’est le domaine du particularisme et de l’exception. Chaque compagnie est dans un contexte socio-économique spécifique ; elle entretient avec un, voire deux grands réseaux des rapports plus ou moins étroits sur le plan administratif comme sur celui des conditions de transmission des marchandises dans les gares de transit.

9 Les compagnies secondaires établissent leur tarification par référence aux tarifs et conditions d’application des grands réseaux, soit pour les adopter, soit pour définir des exceptions. Elles font souvent précéder leur document tarifaire de la formule : « Les conditions d’application sont les mêmes que sur les grands réseaux avec les exceptions suivantes : [...] », suit la liste des trafics pour lesquels les tarifs de base ou les conditions d’application diffèrent de ceux des grands réseaux. Pour faciliter les comparaisons, nous nous appuierons sur les taxes en francs au vk (voyageur-kilomètre) ou à la tk (tonne-kilomètre). Ces données varient d’une compagnie à l’autre, parfois pour diverses lignes d’une même compagnie. Nous avons déjà relevé des failles dans la réglementation commune aux grands réseaux ; l’entente entre compagnies secondaires était plus difficile, vu leur attachement à leurs propres pratiques et les dispositions de leurs cahiers des charges.

Les tarifs voyageurs

10 Le prix varie en fonction du confort : les compagnies secondaires conservent les caractéristiques des grands réseaux : « voiture de 1re classe couverte, garnie, fermée à glaces, 2e classe couverte, banquettes rembourrées, fermée à glaces, 3e classe couverte, fermée à vitres. » Les réseaux secondaires se satisfont souvent de deux classes : la 1re

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correspond à la 1re des grands réseaux, la 2e dispose de l’équipement de la 3e. En fait, les compagnies font payer le prix du confort offert par le matériel en service : sur divers secteurs d’exploitation, la S.G.C.F.E. fait payer un même prix pour des classes différentes (tabl. 1) ; sur les trois réseaux voisins de l’Allier, du Cher et de la Nièvre, la tarification diffère : le km en 1re classe coûte entre 0,07725 et 0,103. Dans le cadre plus étroit des Chemins de fer départementaux des Ardennes, on enregistre presque un tarif différent pour chaque ligne : 4 en 1re classe compris entre 0,08 et 0,103, 5 en 2e classe entre 0,055 et 0,075. L’analyse du prix du vk sur plus de 30 réseaux signale une différence de l’ordre de 45 % pour chaque classe ; l’amplitude serait plus élevée, en prenant en compte les lignes de montagne : le tarif est de 0,226 en 1re classe et 0,16995 en 2e classe entre Pierrefitte-Nestalas et Cauterets. Les grands réseaux offrent en 3 e classe un tarif inférieur à celui des compagnies secondaires, du même ordre en 1re et 2e classe (annexe 1).

Tableau 1. Prix du km/voyageur sur les réseaux et lignes de la SGCFE, 1912.

11 Les grands réseaux délivrent des cartes d’abonnements ordinaires, de famille8 ou d’associés valables sur tous ou un ou deux d’entre eux pour un parcours ou une zone ; les compagnies secondaires sont exclues de cet accord, de même que leurs lignes ne peuvent figurer sur un billet circulaire à itinéraire facultatif ; chacune délivre le même type de cartes d’abonnement (annexe 2) valables sur leur seul réseau, ce qui en limite l’intérêt ; le voyageur empruntant les lignes des grands réseaux et d’une compagnie secondaire achète deux cartes d’abonnement. Les distances modestes parcourues sur les réseaux secondaires ne permettent pas l’application de barèmes dégressifs efficaces.

12 Les compagnies pratiquent une politique commerciale visant à développer le trafic : les grands réseaux offrent des aller-retour avec une réduction de 25 % par rapport à l’achat de deux allers simples, la validité est fonction de la distance. Les compagnies secondaires s’inspirent d’une même pratique ; chacune adopte sa propre réglementation ; quelques-unes conservent les tarifs des grands réseaux. Les aller- retour sont proposés pour des parcours entre deux gares du réseau ou de façon plus restrictive d’une même ligne : les usagers bénéficient de réductions de 25 % pour les Chemins de fer du Centre, 20 % pour le Tramway des Deux-Sèvres, 10 % pour les CFIL du Morbihan... Des conditions encore plus complexes régissent les tarifs aller-retour sur certaines compagnies. La Compagnie du chemin de fer de La Mure propose des

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réductions de 25 % en 1re, 28 % en 2e classe et 36 % en 3e pour tout aller-retour entre deux gares de la ligne. Les CFIL de l’Hérault délivrent des aller-retour avec réduction de 30 % les dimanches et fêtes, 15 % en semaine sur le prix de deux allers simples ; mais, en semaine, la réduction est aussi de 30 % au départ de Montpellier pour toutes les gares des lignes Montpellier à Rabieux et à Saint-Chinian et d’Agde à Font-Mars, également pour les voyageurs accomplissant plus de 40 km entre des gares de ces lignes. On s’explique mal cette complexité. Les Chemins de fer départementaux d’Ardèche et Haute-Loire ont un tarif spécial pour les ouvriers et ouvrières des manufactures et des exploitations agricoles rentrant dans leur famille du samedi au dimanche. Les Chemins de fer de Limagne sur des relations bien définies autour de Gerzat et Saint-Bauzire, ceux de Côte-d’Or offrent des réductions de 50 % sur le prix des abonnements pour les déplacements quotidiens des ouvriers se rendant dans leur atelier. De très nombreuses compagnies accordent le même avantage aux professeurs des deux sexes, instituteurs et institutrices, élèves, étudiants, apprentis et jeunes ouvriers jusqu’à 26 ans ou 27 si le service militaire est accompli. Le minimum de perception de 6 km est ramené à 3 km pour les voyageurs des Tramways de l’Indre qui parcourent moins de 3 km, mesure destinée à capter le trafic urbain et périurbain entre Châteauroux et Déols ; les tramways de la Côte-d’Or pratiquent une même politique entre Dijon-Ville et Dijon- Porte neuve. A Grasse, le minimum de perception est abaissé à 1 km pour les voyageurs allant de la gare PLM à l’hôtel de ville. On perçoit les efforts entrepris par les compagnies secondaires pour offrir des tarifs réduits à tous ceux dont l’activité exige de se déplacer régulièrement. Elles n’ont pas négligé pour autant une autre clientèle.

13 Des tarifs sont mis en place pour les groupes, mais l’isolement des compagnies réduit les déplacements dans l’espace. Des conditions sont exigées : une distance minimale (12 km pour les Chemins de fer économiques du Nord), un nombre minimum de participants (25 pour le chemin de fer d’Andelot à Levier), la nature des groupes concernés variant suivant les compagnies est définie avec un luxe de détails surprenant. Les déplacements liés à l’enseignement ou au tourisme font l’objet d’une attention particulière (annexe 4). Dans un même esprit, les compagnies mettent en service des trains spéciaux, louent des wagons-salons dans la mesure où elles en disposent et où elles peuvent les acheminer par des convois réguliers. Les CFIL de l’Hérault proposent des places de luxe entre Montpellier et Palavas avec un supplément de 50 % sur le tarif de 1re.

14 Si nous retrouvons dans les tarifs marchandises le même souci de prendre en compte les réalités locales, nous voyons aussi les compagnies secondaires confrontées à des problèmes liés aux capacités de leur matériel.

Tarifs marchandises

15 Les compagnies secondaires, pour le transport des marchandises ne pesant pas 200 kg sous le volume de 1 m3, imposent « une majoration de 50 % des prix fixés au tarif général, les expéditions de moins de 40 kg et les marchandises nommément énoncées au cahier des charges en étant exonérées ». Ce faisant, elles suivent à la lettre la réglementation des grandes compagnies : tel est le cas pour les Chemins de fer du Beaujolais ou les Chemins de fer départementaux de la Mayenne. D’autres pratiquent une augmentation de 100 % : Chemins de fer économiques des Charentes, Tramway de Challans à Fromentine.

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16 Des règles particulières aux compagnies secondaires sont liées à la nature et à l’hétérogénéité de leurs équipements (annexe 3).

17 Les compagnies secondaires transportent, sauf exception, les masses indivisibles jusqu’à 5 t. Les conditions d’application varient en fonction des capacités du matériel et des infrastructures et de l’équipement des gares en engins de levage. Beaucoup de compagnies n’ont pas la capacité d’acheminer des charges aussi lourdes. Les tarifications fixées sont très diverses. Au-delà de 3 t, la clientèle a la charge et la responsabilité des manutentions et le prix de transport est fixé par l’administration sur proposition de la compagnie.

18 Des problèmes similaires se posent pour l’acheminement d’objets de dimensions exceptionnelles, dépassant celles du matériel. En cas de dérogation, on retrouve les mêmes règles que pour les excès de poids. Toutes les compagnies n’offrent pas les mêmes possibilités qui sont déterminées par celles des matériels en service. Une même compagnie avec un même écartement peut sur ses lignes ne pas imposer les mêmes limites, si les matériels en service sont différents (Sud France).

Un second facteur d’originalité tarifaire pour les compagnies secondaires tient à leur volonté de répondre aux besoins locaux

19 Aucune surprise à trouver des tarifs spéciaux pour le transport des huîtres sur diverses lignes secondaires du littoral vendéen (réduction de 25 %), pour celui du lait sur celles de la Compagnie des Charentes9, pour celui des citrons, feuilles de menthe, jasmin rose et géranium sur celles de Sud France, pour celui des grenouilles sur le Chemin de fer de Marlieux à Châtillon. Les Chemins de fer départementaux des Bouches-du-Rhône portent un intérêt légitime au trafic des fruits, légumes et primeurs, offrant un tarif de 0,28 F la tk à confronter au 0,50 F fixé au tarif général des messageries, soit une réduction de 44 %. Un tarif exceptionnel encore plus avantageux était prévu pour les expéditions par 50 kg entre Lamanon d’une part, Arles et Meyrargues d’autre part.

20 La réutilisation des emballages vides est la règle au début du XXe siècle ; leur retour à vide à l’expéditeur est indispensable ; les compagnies grandes et petites répondent à cette demande sous condition d’une expédition préalable à plein en G.V. en sens inverse sur une même relation. Nous avons évoqué la question à propos du lait acheminé par les grands réseaux vers toutes les villes. Des tarifs très bas étaient consentis pour les boîtes, paniers, caisses, sacs, toiles. Les Chemins de fer départementaux des Bouches-du-Rhône offraient une tarification avantageuse entre les gares de transit avec le PLM et celles des zones de production (tabl. 2) ; un tarif encore plus bas est accordé pour des relations privilégiées de Barbentane à Châteaurenard et de Tarascon à Saint-Rémy-de-Provence, de l’ordre de 0,04 F par tonne. Sud France dispose d’un tarif pour le transport des cocons frais, mais inévitablement pour le retour des emballages dans lesquels ils voyagent10 .

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Tableau 2. Tarif de retour des emballages vides de fruits, légumes et primeurs sur les Chemins de fer départementaux des Bouches-du-Rhône en F par tk, 1912.

Ententes tarifaires entre compagnies secondaires

21 Tous ces tarifs marchandises ou voyageurs s’appliquent dans le cadre de chaque compagnie secondaire. Nous relevons cependant quelques tentatives de rapprochements entre compagnies secondaires, freinées par l’absence de continuité physique de leur ligne ou réseau.

22 Cinq compagnies adoptent les mêmes exceptions par rapport aux tarifs généraux G.V. des grands réseaux ; elles le précisent par un renvoi à la tarification d’une même compagnie secondaire, les Chemins de fer du Finistère ; malgré cette affirmation, une lecture attentive montre que, sur un point précis, l’une ou l’autre fixe encore des conditions spécifiques. Ces compagnies ne dépendent pas d’une même autorité de tutelle, leur direction d’exploitation est sur le terrain à Brest, Quimper, Laval, Chartres, Avranches et Poitiers, mais elles partagent le même siège social, 3, rue Beldant, au Mans. Cette unité de lieu traduit sans doute des similitudes dans les conseils d’administration qui auraient poussé vers des tarifications voisines. Un exemple de même nature apparaît dans le Nord et le Pas-de-Calais (annexe 5).

23 Trois réseaux en continuité peuvent aller plus loin dans cette politique ; eux aussi partagent le même siège social, 54 boulevard Haussmann, à Paris, la direction de l’exploitation étant à Bordeaux : Chemin de fer du Born et du Marensin et de la ligne Soustons à Léon font les mêmes exceptions aux tarifs des grandes compagnies que la Compagnie de chemin de fer des Landes. Les transports de gare à gare de chacun des réseaux sont considérés comme effectués sur un seul et même réseau, en conséquence les prix des tarifs généraux et spéciaux sont appliqués sur le parcours total d’après la distance accomplie. Cette unité se traduit par exemple par la possibilité avec une seule carte d’abonnement à demi-tarif d’obtenir la réduction sur les trois réseaux et d’établir des barèmes dégressifs avec la distance plus avantageux pour les marchandises11 .

24 Ces essais d’ententes entre compagnies secondaires restent timides. Vont-elles être associées aux nombreux tarifs communs aux grands réseaux et se dégager du cercle étroit de leur activité en ouvrant à leur clientèle plus de facilités pour accéder à de larges horizons ? Telle est la question à laquelle il convient de répondre.

Les tarifs communs

25 En 1912 les grandes compagnies offrent de nombreux tarifs communs visant tous les trafics voyageurs et marchandises entre gares et même stations de chacun d’eux ; les

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compagnies secondaires ne sont pas associées à ces larges ententes. Sauf exception, une compagnie secondaire participe à un tarif commun avec un grand réseau ; les cahiers des charges des compagnies secondaires sont peut-être un frein à des accords qui ne seraient pas compatibles avec leurs obligations.

Tarifs communs voyageurs

26 Les tarifs communs ont pour objectif le développement du trafic ; mais les compagnies ont toujours le souci de conserver le voyageur sur leurs lignes ; elles rencontrent des difficultés à se plier à des règles communes. Deux exemples illustrent cet état d’esprit. La délivrance des billets de séjours touristiques commence suivant les réseaux le jeudi ou le vendredi avant les Rameaux. Les voyageurs de 2e classe sur les grands réseaux sont transportés sur les chemins de fer secondaires ne disposant pas de trois classes parfois en 2e classe, le plus souvent en 1re ; certaines compagnies laissent le choix aux voyageurs, sous condition de payer le prix correspondant à la classe choisie.

27 Les tarifs communs simples prévoient la délivrance de billets directs, aller ou aller- retour dont le prix est calculé : « ...par la soudure des tarifs intérieurs généraux ou spéciaux propres à chaque compagnie. » Cette commodité n’entraîne aucun avantage tarifaire ; si l’addition des distances parcourues sur chaque réseau permet de franchir des seuils définis, la validité d’un AR peut être accrue. La délivrance de ces billets (tarif spécial G.V. 2 de chaque compagnie) concerne généralement un nombre précis de relations ; ainsi État, Chemins de fer départementaux des Charentes et des Deux-Sèvres ont à trois un tarif commun : des AR sont délivrés pour 30 gares des compagnies secondaires au départ de Niort, 28 de La Rochelle, 20 de Rochefort, 12 de Bordeaux (État ou Saint-Jean), 11 de Saintes, 5 de Melle, 2 de Brioux ; pour chaque relation la gare de transit autorisée avec l’État est indiquée. Des conditions d’application encore plus restrictives et complexes apparaissent dans les tarifs communs État-Chemins de fer de l’Anjou ou Orléans-Chemins de fer départementaux.

28 Dans plusieurs cas, outre la facilité matérielle d’avoir à prendre un seul billet, le voyageur peut trouver des avantages. Modestes dans le tarif commun Nord-Chemin de fer de Somain à Anzin où un seul droit d’enregistrement est perçu par la gare expéditrice, plus intéressants dans les tarifs communs prévoyant la liberté de choix entre itinéraires concurrents, celui par le grand réseau étant souvent le plus long. Le voyageur bénéficie de plus de services et souvent d’un prix forfaitaire fixé quel que soit l’itinéraire choisi (tabl. 3). Les voyageurs isolés bénéficient rarement d’avantages substantiels. Un tarif commun PLM-Chemin de fer de La Mure est une exception. 45 gares du PLM situées dans le périmètre Lyon -Valence - - Veynes - Grenoble - Aix-les-Bains délivrent des AR valables quatre jours pour les gares du Chemin de fer de La Mure avec des réductions de 25 % en 1re, 20 % en 2e et 3e ; la compagnie secondaire applique les mêmes réductions, mais adopte une validité de 2 jours pour 50 km, 3 pour 100, plus 1 par tranche de 100 km. Un cas original est fourni par un tarif commun à cinq : Orléans, Ouest, État, Tramways de la Sarthe, Chemin de fer de Mamers à Saint- Calais ; toutes les gares de ces réseaux, situées dans la Sarthe, délivrent des cartes d’abonnement permettant la délivrance de billets à demi-tarif ; la répartition des recettes est fixée en fonction de la part de chaque réseau dans le kilométrage total de voies ferrées du département.

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Tableau 3. Liberté de choix entre itinéraires concurrents laissée aux voyageurs dans le cas d’ententes tarifaires entre réseaux, 1912.

* Délivrance AR valable 3 jours et uniquement pour le parcours total. ** D’autres gares desservies par les Tramways de la Sarthe sont concernées.

29 Dans la région parisienne, les grands réseaux et les Ceintures ont établi de multiples tarifs communs, notamment des abonnements pour les déplacements quotidiens avec des réductions, en plus, de 50 % pour les scolaires et apprentis. Dans un seul cas, une compagnie secondaire est associée : le tarif commun Ouest-Nord-Chemin de fer d’Enghien à Montmorency prévoit des AR à prix fixes et des abonnements entre toutes les gares de la compagnie secondaire et vice versa et Paris-Nord, Ouest, Pontoise, Argenteuil, Saint-Denis... Les compagnies secondaires mettent souvent en circulation des trains les jours de foires et marchés mais nous n’avons relevé qu’un cas de tarif commun destiné à en favoriser l’accès : Midi, Chemins de fer du département des Landes et de Soustons à Léon délivrent des AR en 3e classe à prix exceptionnels valables un jour, le samedi, jour du marché de Dax au départ de 16 gares des deux compagnies secondaires ; aucune réduction n’est accordée aux enfants ou aux militaires, aucune franchise pour les bagages.

30 Nous avons relevé les tarifs spéciaux propres aux compagnies secondaires pour les pèlerins et les émigrants ; les grands réseaux ont multiplié les tarifs communs entre eux en faveur de ces catégories, sans associer les compagnies secondaires qui rabattent cependant les clients jusqu’aux gares de transit ou comme la Compagnie du Médoc, qui conduit de Bordeaux à Pauillac les émigrants arrivés par les voies de l’Orléans ou du Midi, soit en transit à travers la France, soit en provenance de Rodez, Albi, , Montauban, Agen et Marmande considérées comme desservant des zones d’émigration.

31 Les déplacements touristiques sont l’objet d’une attention particulière des grands réseaux. Leurs voies desservent des stations comme Cannes ou Arcachon, ils ont construit des antennes pour en gagner d’autres comme Vichy, mais ils n’atteignent pas

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toutes les zones littorales, pas plus que le cœur des montagnes. L’élaboration de tarifs communs associant toutes les catégories de compagnies ferroviaires est indispensable. Les textes montrent toujours la volonté des grandes compagnies de garder le plus possible les clients sur leur réseau, de les enfermer dans un carcan d’obligations : durée de validité des billets, saison de délivrance, distance minimale à parcourir, parfois itinéraire défini... On peut distinguer des tarifs destinés aux touristes qui souhaitent visiter des régions en circulant constamment, d’autres conçus pour faciliter l’accès aux 231 stations littorales et 134 villes thermales fréquentées par les baigneurs et curistes et que les compagnies veulent desservir.

32 Dans la première catégorie, l’accord entre État et Tramway de la Vendée propose la formule originale d’une carte d’excursion de 15 jours donnant libre circulation sur certaines lignes de chaque réseau dans une zone définie (34 F en 1re, 28 F en 2e, 18 F en 3e). Un tarif État, Chemin de fer économique des Charentes, compagnie de navigation desservant les îles de Ré, Aix et Oléron, accorde aux voyageurs ralliant ou quittant une gare du circuit d’excursion une réduction de 40 % sur le prix de l’aller au départ de toutes les gares, stations et haltes de l’État. Sur les billets circulaires à itinéraires proposés par les compagnies, la participation d’un réseau secondaire s’impose : le PLM a ainsi traité avec le Tramway de Thônes à Annecy, le Funiculaire de Grasse et Sud France pour le parcours de Grasse à Nice par Colomars. En dehors des très nombreux circuits organisés, le PLM offre des voyages circulaires à coupons combinables, pour lesquels les lignes secondaires offrent des parcours attractifs : 149 liaisons, hors des voies du PLM, sont proposées aux voyageurs : 84 par des chemins de fer secondaires, 34 en voitures automobiles, 29 en voitures hippomobiles, un en bateau et même un à dos de mulet ; 22 liaisons sont alpines, 19 provençales, les autres dans le Massif central et en Bourgogne. Sud France est sollicitée pour une série de parcours sur les lignes de Nice à Meyrargues et Toulon à Hyères et Saint-Raphaël, mais aussi le Chemin de fer de la Mure, celui de Voiron à Saint-Béron, des lignes dans le Vercors et autour de Vizille, le chemin de fer du Montenvers. Des clauses rigoureuses doivent être respectées : 300 km doivent être parcourus sur le PLM, le parcours hors PLM ne doit pas dépasser 25 % du kilométrage total. Le prix résulte de l’addition des prix forfaitaires prévus pour chaque parcours hors PLM, tous modes confondus, et du prix pour les parcours sur le PLM suivant un barème comprenant 50 paliers entre 301 et 7 000 km. La validité dépend des kilomètres accomplis uniquement sur le PLM (de 30 jours pour 1 500 km à 60 au-delà de 3 000 km). Les familles de trois personnes bénéficient de 10 % de réduction pour la 3e, 25 % à partir de la 4e.

33 Le tarif spécial G.V. 106 est destiné à répondre sous quatre chapitres différents aux besoins de ceux qui recherchent des séjours prolongés sur le lieu de leurs vacances. Les chemins de fer secondaires ne sont pas associés à la délivrance des abonnements de bains de mer et de cartes d’excursion donnant libre circulation dans des zones définies. Les grands réseaux multiplient les tarifs communs entre eux pour élargir l’horizon des voyages de loisirs de leurs clientèle, sans se départir totalement de la volonté de la conserver sur leurs lignes. PO et PLM desservant des zones touristiques attractives ont chacun de leur côté un tarif commun avec le Nord, mais non entre eux. Les grandes compagnies associent les compagnies secondaires, lorsque leur réseau ne dessert pas directement une station : un cas sur les 9 tarifs communs pour la délivrance des billets de famille en direction des stations balnéaires et thermales et lieux de vacances12 , 6 cas sur 16 pour les AR individuels en direction des mêmes stations, valables 33 jours, 10 cas sur 13 pour les AR individuels vers les mêmes stations de validités diverses. Quelques

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dispositions sont communes pour l’utilisation de ces billets : prolongation de validité à deux reprises, moyennant le versement de 10 % du prix du billet par période de 30 jours, composition de la famille, obligation au départ de Paris d’emprunter le réseau desservant la gare de transit avec le réseau secondaire conduisant à la station... Mais des règlements spécifiques beaucoup plus nombreux régissent l’emploi de ces billets : taux des réductions consenties par les compagnies, contraintes kilométriques conditionnant le bénéfice des avantages tarifaires...

34 Les compagnies secondaires sont destinées à permettre le parcours entre la gare de transit avec un grand réseau et une station touristique. L’État a réussi à établir des règles communes avec une série de compagnies secondaires. Des tarifs communs assurant la réciprocité ont été élaborés entre les réseaux du Midi et du Médoc13 , entre ceux de l’État et des Chemins de fer économiques des Charentes. Plusieurs cas d’association de compagnies de navigation à un tarif commun entre grands réseaux et compagnie secondaire se rencontrent dans les estuaires et pour l’accès aux îles côtières. Une seule compagnie secondaire intérieure délivre des billets de bains de mer pour les stations desservies par l’État (Richelieu à Ligré-Rivière). La volonté des grandes compagnies de conserver le trafic le plus loin possible se traduit dans le choix des gares de transit ; l’exemple de la desserte des côtes varoises illustre cette tendance : elles désignent Hyères ou Saint-Raphaël et non Toulon. La situation est la même en Bretagne.

35 L’élaboration de tarifs communs pour les voyageurs est réalisée lorsque les grands réseaux jugent en tirer un bénéfice. Un même esprit règne dans le domaine des marchandises.

Les tarifs communs de transport des marchandises

36 Les tarifs communs G.V. associant réseaux principaux et secondaires sont rares ; ils sont plus nombreux en P.V. Les modes d’exploitation des compagnies secondaires s’accommodent mal de la notion d’expédition en G.V. La vitesse est réduite, de l’ordre de 25 km à l’heure, mais cela n’est pas l’essentiel. Plus grave est l’absence de circulations affectées à ce trafic, d’où l’emprunt obligatoire des trains de voyageurs dont la fréquence est faible, souvent deux trains quotidiens. Malgré les règles communes en matière de délai déjà évoquées, les marchandises risquent des attentes prolongées14 sur les réseaux secondaires ; on atteint des temps de transport où la responsabilité des compagnies peut être engagée ; d’où la méfiance des grands réseaux. L’exemple suivant semble significatif.

37 Le tarif commun Nord, Chemin de fer de Hermès à Beaumont et Chemin de fer de Méru à La Bosse porte sur le transport de légumes frais, champignons et cressons entre toutes gares de ces réseaux et Paris-Nord. Par 50 kg minimum, le prix est de 0,24 F la tk augmenté de 1,80 F la t pour manutention et transbordement. La majoration pour marchandise pesant moins de 200 kg sous 1 m3 de volume ne s’applique pas. Les emballages vides en retour sont acheminés gratuitement en P.V., ou au prix du tarif de l’aller en G.V., calculé sur le poids réel des emballages par tranches de 10 kg. Sauf cas de force majeure, accident, neige ou verglas, les compagnies abandonnent le tiers du prix de transport pour un retard de 3 h 1/2 à 4 h 1/2, les 2/3 entre 4 h 1/2 et 5 h 1/2, la totalité au-delà. Les compagnies sont solidairement responsables jusqu’à concurrence du

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prix de transport ; au-delà de 12 heures, l’expéditeur peut exercer un recours et réclamer une indemnisation pour la perte de sa marchandise.

38 Un tarif commun Midi, Chemin de fer des Landes est établi pour les relations de Dax à deux stations du Chemin de fer des Landes, l’important est « que dans aucun cas, les taxes puissent être supérieures à celles qui résulteraient de l’application des bases du cahier des charges des CFIL du département des Landes ». Sans cette clause explicitée ici, le prix du transport augmenterait pour certaines relations ; ce risque n’a-t-il pas conduit des réseaux secondaires à être circonspects avant de s’engager à l’établissement de tarifs communs ?

39 Deux tarifs communs régissent le transport des raisins. Le premier associe le CFIL de l’Hérault, le PLM, les Ceintures, le Nord et l’Est : il vise le trafic de toutes les gares des lignes CFIL de Montpellier à Palavas, Rabieux et Montbazin à toutes les gares des réseaux cités. Deux barèmes de prix sont fixés : par expédition d’au moins 50 kg, ou par 5 t ; dans ce cas, une réduction de 10 % du prix de transport est accordée sur la fraction de poids dépassant ce tonnage. Le second tarif destiné à l’exportation associe en plus le réseau de l’Ouest : il s’applique entre toutes les gares des lignes citées du CFIL de l’Hérault et les points frontières avec la Suisse, l’Allemagne, l’Alsace, la Lorraine, le Luxembourg et la Belgique, les ports desservis par le Nord et ceux de Dieppe, le Havre et Rouen. Deux barèmes de prix sont proposés : par expéditions d’au moins 50 kg, par wagon de 5 t réfrigéré appartenant à des particuliers ou à l’administration des chemins de fer et aménagés par les expéditeurs ; dans ce cas une réduction de 10 % du prix de transport est consentie sur la totalité du chargement. Le transport de ces aménagements est gratuit à l’aller dans la limite du 1/3 du chargement taxé, gratuit au retour.

40 Pour des raisons de documentation disponible, nous avons analysé les tarifs communs P.V. n° 102 à 105 régissant diverses marchandises et 106 traitant des boissons15. Nous n’avons pu prendre en compte les transports de pondéreux dont on sait l’importance. Sur 173 tarifs communs étudiés, 40 seulement intègrent une ou deux compagnies secondaires (tabl. 4).

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Tableau 4. Association des compagnies secondaires aux tarifs communs 102 à 106 pour l’année 1912.

41 Les tarifs communs P.V. offrent certaines conditions d’application identiques : un tarif s’applique entre deux gares ou deux séries de gares désignées, également entre deux gares intermédiaires situées sur l’itinéraire le plus court, à la condition de payer pour le poids et la distance prévus par le règlement ; le trafic peut généralement se réaliser dans les deux sens, principe souvent sans objet comme pour le transport de vin ou de produits maraîchers allant évidemment des zones de production vers les marchés de consommation. Les envois peuvent être réalisés en wagons complets ou en expéditions fractionnées, un tonnage minimum étant toujours exigé. Des barèmes dégressifs avec la distance et le poids sont proposés. Ces tarifs offrent aussi des particularités : les délais de transport sont raccourcis ou allongés suivant la nature des marchandises (huîtres ou céréales) ; la taxation peut reposer sur la capacité des wagons employés et non sur le poids de la marchandise chargée, elle s’exprime en m3 suivant la distance (Nord et réseaux secondaires pour le transport des betteraves) ; le prix de la tk varie d’une compagnie à l’autre pour une même marchandise et un même palier de distance ; les taxes d’enregistrement et les frais de gare sont perçus ou non par chaque compagnie ou par la seule gare expéditrice ; les frais de transbordement et transmission aux gares de transit, de manutention au départ et à l’arrivée sont intégrés ou pas dans le prix de transport affiché. Des clauses plus exigeantes figurent, comme le tarif commun réservé aux compagnies secondaires enclavées dans le réseau Nord.

42 Les compagnies secondaires apparaissent dans les tarifs communs pour le transport des vins, à l’exclusion de toutes les autres boissons. Les trafics partent de certaines zones de production vers les grands marchés de consommation, Paris en priorité. Bourgogne et Champagne sont ignorées. Tous les tarifs prévoient les transports en fûts, dans trois cas en wagons réservoirs ; cette solution prévue avec les Chemins de fer de Camargue à voie étroite exige la mise en wagon réservoir à Arles-Trinquetaille-transit ; les réseaux

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à voie normale des Landes et de l’Hérault évitent ce problème. On note que trois tarifs sont nécessaires pour régler les problèmes de concurrence entre État et PO au départ du Médoc.

43 Les tarifs pour les céréales et diverses marchandises allant des coquillages aux choux révèlent une complexité pour le prix de la tk suivant des paliers de distance différents. Un tarif établi pour l’acheminement des choux, choux-fleurs et pommes de terre nouvelles des gares des lignes de Barfleur à Valognes et Montebourg à Paris-Batignolles comprend neuf grilles tarifaires en fonction du poids minimum (50, 100, 500 kg, 2,5 t, 4 t) de la distance, de la marchandise (choux et choux-fleurs ne reçoivent pas le même traitement) et, pour les pommes de terre nouvelles, de l’emploi ou non des trains désignés.

Conclusion

44 Au terme de ces analyses, nous enregistrons un seul accord tarifaire entre compagnies secondaires, celui des réseaux landais. Il convient en conclusion de préciser les facteurs qui ont freiné la marche vers une harmonisation tarifaire, bien loin de toute standardisation.

45 Le simple nombre des compagnies secondaires, plus de 180 en 1912, est un facteur contraignant ; on le conçoit en constatant les difficultés pour s’entendre qu’ont les grands réseaux. L’entente entre ces derniers s’impose, leur fonction étant d’assurer les transports au niveau national et international ; leurs réseaux irriguent tout le territoire. L’État exerce sur eux une tutelle unique poussant à une réglementation commune définie dans les cahiers des charges ; l’homologation ministérielle des tarifs favorise la cohérence. Les compagnies secondaires dépendent des autorités du département dans lequel elles exercent leur activité ; elles desservent des espaces réduits et accordent des avantages tarifaires limités au kilométrage de leurs lignes. Ces chemins de fer assurent les trafics locaux et les acheminements liés aux gares de transit avec les grands réseaux. Cette double fonction leur est commune avec les lignes du plan Freycinet et autres liaisons secondaires exploitées par les grandes compagnies ; mais les compagnies secondaires n’ont pas à respecter toutes les règles des grands réseaux, leur indépendance leur permet plus de souplesse dans leur tarification et une adaptation plus immédiate à la demande locale, d’où la grande diversité des tarifs soulignée par l’analyse.

46 Les grandes compagnies établissent des tarifs communs avec des réseaux secondaires, lorsque c’est indispensable pour atteindre des localités génératrices de trafics appréciables : stations du littoral varois, sucreries des régions betteravières... Leur réticence à la multiplication de ces accords tarifaires s’explique par leur crainte de voir prendre en compte les lignes secondaires dans la définition de l’itinéraire le plus court ; la construction de quelques kilomètres de ligne à bon marché pourrait remettre en cause la répartition de certains trafics et raviver la concurrence entre les grands réseaux.

47 Administrateurs et directeurs varient avec la nature des compagnies. Les administrateurs des grands réseaux sont liés à la haute finance et la grande industrie ; ils sortent parfois des mêmes grandes écoles que leurs cadres de direction. Cette homogénéité favorise des unités de vue ; elle n’exclut pas l’esprit de concurrence entre réseaux qui pousse les services commerciaux à multiplier les tarifs spéciaux. Les

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compagnies secondaires intègrent dans leur conseil d’administration des élus, des notables et des représentants des intérêts économiques locaux. Un polytechnicien ou un ingénieur des Ponts peuvent être à l’origine d’un réseau, ou simplement appelés à le diriger ; ils seront entourés d’un personnel moins qualifié et n’auront pas l’influence que leurs camarades d’École exercent par leur nombre au sein des grands réseaux. Ils devront composer avec les représentants des intérêts locaux ; ils seront confrontés aux volontés des conseils d’administration. Leur objectif ne sera pas la définition d’une politique commerciale conçue pour de multiples compagnies.

48 L’idée de voir les dirigeants des compagnies secondaires adopter dans le domaine complexe de la tarification une même classification des marchandises, un même prix de base de la tk et du vk, des barèmes dégressifs identiques suivant le poids et la distance, des avantages tarifaires appliqués non à un trafic précis sur une seule relation mais étendus à des mouvements de même nature, en un mot de les voir tendre vers une politique commerciale unifiée n’est pas dans l’esprit du temps. Cela ressort de l’étude des documents tarifaires. Le désir d’une tarification nationale valable pour toutes les compagnies ferroviaires était-il celui de la clientèle ? C’est probable et la revendication n’en serait pas neuve : « En ce qui concerne les marchandises, on nous permettra de formuler le vœu que l’autorité intervienne et agisse peu à peu, afin de ménager la simplification des tarifs actuels, qui sont trop compliqués. L’expéditeur se perd dans les distinctions faites. Cette première simplification préparerait les voies à une autre, non moins désirable, je veux parler de la similitude des taxes sur toutes les lignes.16 » Ce texte date de 1856 ! Les compagnies secondaires disparaîtront avant toute marche vers une normalisation tarifaire, tandis que la création de la SNCF conduira vers une plus grande homogénéité des tarifs et de leurs conditions d’application sur l’ensemble du réseau exploité.

ANNEXES

Annexe 1 Diversité des tarifs voyageurs (prix de base du km voyageur, en F, pour 1912)

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(a) Noter les paliers kilométriques différents suivant les classes - (b) Voir aussi dans le texte les exemples de la SGCFE et de la Compagnie des C.F. des Ardennes - (c) Emis pour Châteaubriant le mercredi, dimanches et jours de fête dans cette ville. De Châteaubriant les dimanches et les jours de foires dans trois localités de la ligne. Le texte contient d’autres exemples d’AR valable 1 ou 2 jours entre 2 gares d’une même compagnie secondaire. Annexe 2 Capacités du matériel et limitation du trafic Ce tableau n’est pas exhaustif mais fournit des exemples significatifs de la diversité des situations.

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Annexe 3 Tarifs de groupes et d’excursions Sud France 1) Réduction de 40 % sur le double des billets simples en utilisant des trains spéciaux ou désignés pour des voyages annoncés. Au‑delà de 100 km sur les lignes du réseau : tarifs dégressifs. 2) Réduction ci‑dessus pour des carnets de 10 voyages entre Nice et La Vésubie, La Tinée, Touet, Pont‑de‑Gueydan, Annot et Vence. Saison d’été seulement. 3) 50 % sur le prix ordinaire des billets simples à des sociétés organisées ou groupes de voyageurs Chemin de fer de St‑Georges‑de‑Commiers à La Mure Parcours minimum : 20 km ‑ Effectif : 10 participants sauf membres du Club alpin français et de la Société touristique du Dauphiné : 5 participants. Réduction 50 % du prix du billet simple : sociétés constituées de façon permanente (sapeurs pompiers en uniforme, alpinistes, gymnastes, tireurs, vélocipédistes, orphéonistes), élèves des lycées, collèges, pensionnat, facultés en promenade ou en excursion, pèlerins. Réduction 75 % : groupes scolaires envoyés à la campagne, enfants des orphelinats en excursion. Les enseignants doivent présenter un certificat délivré par leur supérieur hiérarchique. Les professeurs d’université n’ont pas à présenter d’attestation. Les élèves externes empruntant régulièrement le chemin de fer pour se rendre à l’établissement où ils suivent leurs cours bénéficient d’une réduction de 50 %.

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Annexe 4 Compagnies secondaires en quête d’ententes tarifaires (1912, prix en F)

(a) Sur les grands réseaux : tarif dégressif par tranches de distance : expédition jusqu’à 40 kg : 0,35 F jusqu’à 200 km à 0,25 F au-delà de 1 000 km ; expédition de plus de 40 kg : de 0,32 F jusqu’à 100 km à 0,16 F au-delà de 1 000 km. - (b) 0 à 5 km : 0,20 F, 5 à 10 km : 0,30 F, plus de 10 km : 0,36 F. - (c) Éxonération des frais de manutention pour les expéditions inférieures à 40 kg. - (d) Sur les grands réseaux 0,00252 avec minimum de perception de 0,25 F par expédition. - (e) Mêmes catégories que sur les grands réseaux : 1re catégorie : équidés, gros bovins, biches, cerfs, daims, autruches, dromadaires, chameaux. 2e catégorie : veaux, porcins. 3e catégorie : ovins, caprins. Tarif des grands réseaux par tête/km 1re cat. : 0,16 F – 2e cat. : 0,06 F – 3e cat. : 0,03 F - (f) Ajouter une distance fictive de 4 km à la distance réelle au prix par tête/km de bétail de la même catégorie. - (g) Lapins, chevreaux, cobayes… Annexe 5 : Tarif 103

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NOTES

1. Pascal Puig, « Le Meusien : utilisation d’une voie métrique par l’Armée française », in « Armées et chemins de fer », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 15 (automne 1996), p. 88-116. 2. Recueil général des tarifs des chemins de fer et leurs correspondances - Grande Vitesse, Paris, Chaix, 1912, 999 p. 3. Le rachat de l’Ouest par l’État en 1908 a ramené ce nombre à six. Mais les homologations de tarifs intervenues avant cette date au titre de l’Ouest figurent sous ce nom dans les documents tarifaires. Pour la période ultérieure, on trouve indifféremment les mentions Ouest, État ou Ouest-État. 4. « Le développement du réseau ferré d’intérêt général a pour conséquence la transformation des routes et chemins départementaux et [leur] conversion en CFIL... » (Rapport Thévenet, ingénieur en chef, Archives départementales de la Dordogne, Série S Chemins de fer économiques 1879-1884). En 1930, l’ingénieur De Conninck demande : « le déferrage de toutes les voies ferrées pour y établir des routes. » 5. Pierre Vidal de Lablache, Principes de géographie humaine, Paris, Colin, 1921, 327 p., p. 241. 6. Pierre Protat, « Compagnie des Dombes », étude dactyl. déposée à l’AHICF, 44 p. + 44 p. d’Annexes. 7. Si un tel transport est effectué pour un client il doit être assuré pour tous les clients en faisant la demande dans les trois mois suivant le premier acheminement. Sur les grands réseaux, le tarif est majoré de 50 % entre 3 et 5 t, doublé entre 5 et 8 t. 8. Le mot « famille » est compris dans un sens très large chaque fois qu’il est employé dans la tarification : mari, femme, grands-parents, beaux-parents, enfants, gendres, belles-filles, beaux- frères, belle-sœurs, oncles, tantes, neveux, nièces, précepteurs, gouvernantes, serviteurs attachés à la famille, chauffeur si une automobile est acheminée par train.

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9. Le tarif spécial s’applique aux expéditions d’au moins 50 litres, lait et boîte pesés ensemble, le tarif est de 0,25 la tk retour franco des boîtes vides. Au tarif général des messageries, en fonction du poids, le prix serait compris entre 0,45 et 0,56 F la tk. 10. Les cocons frais sont transportés au tarif de 0,2435 la tk, les emballages vides en retour pour 0,138 F. L’application du tarif général pour les messageries serait de 0,45 jusqu’à 40 kg, 0,36 pour plus de 40 kg, la majoration de 50 % pour marchandises de moins de 200 kg sous un volume de 1 m3 ne s’applique pas. La compagnie dégage sa responsabilité en cas d’éclosion des cocons en cours de voyage. 11. Signalons que les Chemins de fer des Pyrénées-Orientales ont le même siège social que les compagnies citées, appliquent les tarifs des grands réseaux sauf pour les militaires, marins et leurs chevaux et les pompes funèbres générales où le renvoi est aux tarifs des Chemins de fer des Landes. La direction de l’exploitation est à Perpignan. 12. Seuls les billets de famille permettent de se rendre ailleurs que dans les stations de séjour ; cela correspond aux déplacements vers les propriétés rurales, châteaux, manoirs et autres ; la conception large de la famille déjà évoquée, incluant les employés, est significative. 13. - Les gares de la Compagnie du Médoc délivrent des billets pour Arcachon, celles du Midi pour Soulac-sur-Mer. 14. Un expéditeur apportant une marchandise après le passage du train du matin risque de la voir attendre 8 à 10 heures le train suivant. Une marchandise transmise par un grand réseau à un réseau secondaire après le départ du dernier train de la journée a grande chance de rester une douzaine d’heures en attente. 15. Tarifs des Chemins de fer P.V. 102, 50 p. et Tarifs 106, 19 p., Extraits du Recueil général, Paris, Librairie centrale des chemins de fer, janvier 1912. 16. A. Audiganne, « Les chemins de fer et l’ère des grandes exploitations », Revue des deux-mondes, 15 août 1856, p. 743-774, voir p. 770.

INDEX

Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : compagnies de chemins de fer, tarification, chemin de fer secondaire Keywords : railway companies, pricing, shortline railway

AUTEUR

MAURICE WOLKOWITSCH Professeur émérite à l’université de la Méditerranée (géographie)

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Terminologie ferroviaire espagnole : l’ISO 1087 et le Règlement général de circulation

Mariano Andrés Martínez Lledó

1 Pendant une bonne partie de l’histoire du monde occidental, la transmission des savoirs et des connaissances s’est servie du latin, vraie koiné qui a permis l’échange mutuel entre les centres intellectuels et artistiques, contribuant à la diffusion de la science et de l’art en Europe. Avec le surgissement des universités au XIIe siècle, la diffusion de ces savoirs et connaissances a été possible grâce à l’utilisation d’un système de communication qui fournissait non seulement un moyen pour la transmission et la réception des contenus, mais encore une source de désignations pour les objets et les concepts nouveaux résultant de l’étude et de l’expérimentation. Jamais comme alors la communauté scientifique n’a disposé d’un outil aussi puissant : toute une langue réservée presque exclusivement à son usage.

2 L’évolution des sociétés a entraîné la substitution des langues nationales au latin comme langue de culture, mais il est encore une source, avec le grec, de désignations scientifiques et techniques. La spécialisation de plus en plus accentuée et la demande grandissante de noms spécifiques et qui ne prêtent pas au doute pour les nouveautés qui fleurissent chaque jour ont créé la nécessité de disposer d’un outil efficace et, surtout, maniable qui doit permettre, en outre, l’échange conceptuel. L’espace scientifique et technique n’est pas délimité par les frontières administratives, mais par les possibilités offertes par l’outil de communication dont les spécialistes font usage. La diversité idiomatique de l’Europe constitue l’une de ses richesses, mais elle rend impossible l’emploi d’une langue naturelle comme outil de communication spécialisée. Pourtant la science et la technique n’ont pas cessé de créer des mots différents, en général, des usages linguistiques non spécifiques des aires de connaissance où ils ont été créés. Cette augmentation du débit lexical spécialisé a entraîné la nécessité de mettre de l’ordre dans ces terminologies et de leur appliquer aussi des critères unifiés pour la formation des mots nouveaux ; c’est une nécessité urgente pour Christian

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Galinsky, directeur d’INFOTERM, tout spécialement aujourd’hui, quand le volume de documentation produite – sur n’importe quel support – augmente quotidiennement.

3 Les premiers essais de normalisation terminologique ont commencé en 1936 et ils ont débouché sur la publication des premières normes et recommandations éditées par ISO dans les années soixante. En 1971, a été constitué INFOTERM, partie du programme UNISIST de l’UNESCO, afin de coordonner les études terminologiques et de renforcer la coopération internationale dans le monde, tout en lui donnant les moyens de la rendre possible. INFOTERM est situé à Vienne, où il peut s’abreuver aux sources de la théorie et de la méthodologie de l’École viennoise de terminologie, fondée par Wüster ; il est lié étroitement par ailleurs au comité TC37 d’ISO « Terminologie [principes et coordination] ». Il est nécessaire d’attirer l’attention sur le développement de la terminologie ces dernières années comme aire interdisciplinaire entre la linguistique, la logique, l’ontologie, les sciences de l’information et les champs thématiques [Vidal B., 1991 : 243-251].

4 Dans les pages suivantes nous analyserons quelques termes définis au chapitre 2, titre I, du RGC, la norme technique de RENFE qui règle la circulation des trains, d’après les principes établis par l’ISO 1087. Je pratiquerai trois types d’analyse : a] notionnelle, afin d’établir l’aire conceptuelle de chaque terme ; b] sémantique et lexicologique, afin de fixer le signifié de chaque terme et ses rapports avec des autres termes ; c] lexicographique, d’après les définitions de chaque terme dans le texte. Pour finir, j’appliquerai les résultats de cette étude à un texte choisi. Tout cela donnera une idée du degré d’application de l’ISO 1087 au RGC et permettra de comprendre le processus d’élaboration d’une norme technique du point de vue terminologique et lexicologique.

5 L’ISO 1087 définit la notion comme une « unité de pensée constituée par abstraction à partir des propriétés communes à un ensemble d’objets », non liée à une langue en particulier, mais influencée par le contexte socioculturel (annexe, tabl. 1). Plusieurs notions liées thématiquement entre elles forment un champ notionnel, qui « peut servir de point de départ pour l’établissement d’un système de notions ». Ce système de notions est une structure bâtie à partir des relations inter-notionnelles de sorte que chaque notion « est déterminée par sa position dans cet ensemble ». La prise en compte du structuralisme par cette conception est évidente, tout comme sa proximité de la théorie linguistique des champs conceptuels de Trier [Geckeler, 1976 : 118-120].

6 Il ne faut pas confondre champ lexical avec champ conceptuel. Le premier est un concept linguistique alors que le deuxième est un concept logique qui inclut les notions. Le champ conceptuel de Trier comprend une zone sémantique que nous pouvons représenter comme une mosaïque, de façon que tout l’espace notionnel soit configuré par des cases contenant chacune un signifié concret et distinct de ceux qui l’entourent, mais en contact avec eux. Il y a, pour chacune de ces portions de signifié, un mot ou un syntagme qui l’exprime, de sorte qu’aucune notion ne demeure sans expression linguistique. Pour constituer les champs notionnels dont parle l’ISO 1087, on ne peut faire l’économie d’une analyse de Trier. Cette formulation est pertinente lorsqu’elle s’applique à un domaine de connaissance déterminé [Lerat, 1997 : 47], ce qui est le cas dans les langues spécialisées et dans la terminologie en particulier ; mais elle perd sa clarté quand elle cesse de s’appliquer à des « systèmes spécialisés et rigidement définis » [Ulmann, 1991 : 282] et se transpose dans la langue générale, où le terme se comporte comme une unité lexicale dont les rapports avec le reste du vocabulaire non spécialisé sont bien moins spécifiques et déterminants.

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7 L’idée selon laquelle le signifié de chaque unité lexicale dépend des autres unités qui expriment des idées voisines est l’un des principes fondamentaux de la lexicologie et de la linguistique générale : « À l’intérieur d’une langue, tous les mots qui expriment des idées voisines se limitent réciproquement. [...] Ainsi, la valeur d’un terme quelconque est déterminée par ce qui l’entoure » [Saussure, 1980 : 164, notre traduction du texte espagnol]. Trier partait de l’hypothèse de l’existence de sphères conceptuelles dont on peut exprimer le contenu au moyen de signes linguistiques. Mais il n’y a pas d’expressions linguistiques pour toutes les notions : les langues ont recours à des procédés expressifs tels que la périphrase, mais il reste, malgré tout, des notions sans expression linguistique étant donné qu’il n’existe aucune langue capable d’exprimer complètement tout l’univers de la pensée humaine. Ces difficultés suggèrent [Vidal B., 1991 : 224] l’existence d’une limite pour la création terminologique lorsque la langue ne sera plus capable de satisfaire aux nécessités de désignation tantôt de la langue générale, qui exige l’observance des règles syntaxiques, tantôt des langues spécialisées, dont la capacité à véhiculer des informations risquerait d’être alors restreinte.

8 Un champ lexical est engendré quand une partie plus ou moins étendue de signifié se répand en plusieurs unités lexicales qui forment une structure dans laquelle elles s’opposent, du point de vue fonctionnel, par des différences minimes de signifié [Coseriu, 1981 : 146]. Dans la série formée par locomotive, voiture et wagon, par exemple, le premier terme s’oppose aux autres en tant que « matériel moteur » face à « matériel remorqué ». Par ailleurs, voiture s’applique au véhicule destiné au transport de voyageurs et il s’oppose pour cela à wagon, qui désigne un véhicule pour le transport de marchandises. Cependant, les trois termes sont compris dans une classe d’objets que nous pourrions dénommer matériel roulant, opposée à une autre classe – matériel fixe – qui contiendrait des unités comme rail, traverse, poteau caténaire, etc., et qui feraient partie toutes les deux d’un champ significatif plus ample, et ainsi de suite.

9 Pour les spécialistes du signifié linguistique, le champ lexical est compris dans le champ conceptuel puisqu’il exprime seulement une partie du contenu notionnel de celui-là. Il y a des notions qui manquent d’expression linguistique dont l’étude appartient en propre à la terminologie, étant donné sa nature interdisciplinaire, plutôt qu’à la linguistique comme science. Il s’agit, donc, de cette question également débattue de la différence entre ce que depuis les années cinquante on appelle linguistique appliquée, qui est interdisciplinaire et qui se donne un but pratique, face à la linguistique conçue comme l’ensemble des sciences du langage [Payrató, 1998 : 15].

10 Dans un syntagme comme le produit de π, il faut exclure π de l’analyse lexicologique puisque son signifié n’est pas lexical, mais terminologique. Ainsi, ce qui n’a pas de place dans le champ lexical est inclus dans le champ conceptuel. Et c’est ici l’objet réel de la terminologie, dont l’étude du signifié lexical n’est qu’une partie. « Les terminologies scientifiques et techniques n’appartiennent pas au langage [...] de la même façon que les "mots habituels" » [Coseriu, 1981 : 96] ; donc, il n’est pas possible de les étudier uniquement par l’application des principes théoriques des champs lexicaux. Mais il semble difficile d’accepter qu’il s’agisse de « simples "nomenclatures" énumératives » car on peut établir une structure qui ne dépende pas uniquement « des exigences des sciences et techniques respectives » ; pour cela, il faudra tenir compte des rapports notionnels quand il ne sera pas possible d’étudier cette structure uniquement du point de vue lexical. Les terminologies peuvent et doivent être étudiées par des procédés lexicologiques dans tout ce qu’elles auront de linguistique, ce qui ne s’oppose pas à

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l’étude notionnelle ; toutes les deux se complètent, précisément, dans la recherche terminologique. En fait, le modèle défini par l’ISO 1087 est compatible avec une étude lexicologique.

11 Dans l’article 109 du RGC reproduit en annexe on classifie le personnel qui intervient dans la circulation des trains en cinq classes, établies d’après le mode de leur intervention et le degré de leur implication dans le processus. Ces classes sont : Mouvement, Trains, Infrastructure, Matériel remorqué et une autre rassemblant des catégories diverses dénommée Autres. La première de ces classes, Personnel du Mouvement, comprend trois éléments, qui sont quatre à vrai dire puisque deux expressions sont coordonnées : Chef de circulation ou du CTC [Control de Trafico Centralizado, régulation centralisée des circulations], Agent de circulation et Agent de manœuvres. Ces quatre éléments correspondent chacun à des notions structurées hiérarchiquement sous une autre notion de rang supérieur. Il s’agit donc d’un rapport notionnel hiérarchique, tel qu’il est décrit dans l’ISO 1087 : Personnel de Mouvement serait la notion super ordonnée divisible en quatre notions de rang inférieur ou subordonnées (annexe, tabl. 2).

12 Deux notions coordonnées occupent le degré le plus haut de cette hiérarchie : Chef de circulation et Chef du CTC. Au-dessous sont placées Agent de circulation et Agent de manœuvres, liées par un rapport générique, la première étant la notion générique et la deuxième la spécifique, puisqu’il existe une identité partielle dans leur compréhension, à savoir l’ensemble des propriétés abstraites qui les délimitent. Du point de vue sémantique, elles ont plusieurs traits de contenu en commun. Ces traits de contenu sont les différences minimes de signifié par lesquelles un mot peut être opposé à un autre, et elles correspondent à ce que l’ISO 1087 dénomme caractères. Le terme Personnel de Mouvement a un signifié dans lequel trouvent place les quatre autres, et ils s’y organisent tous comme une zone de signification commune répandue dans plusieurs unités correspondantes aux termes définis par le RGC, de façon que chacun exprime une partie du contenu lexical total. À Chef de circulation appartiennent les traits « direction de la circulation », « dans une gare » et « avec autorité sur le personnel », positifs tous les trois, et le trait négatif « non dans le CTC ». Il s’oppose précisément par ce trait à Chef du CTC, dont la compréhension est équivalente, avec trois traits positifs : « direction de la circulation », « dans le CTC » et « avec autorité sur le personnel », et un négatif : « non dans une gare ». Cette différence, minime en apparence, prendra une grande importance quand on étudiera les contextes où ces termes interviennent. Agent de circulation n’a que trois traits de contenu : « aux ordres du Chef de circulation », « aux ordres du Chef du CTC » et « assurer le service ». Agent de manœuvres, au contraire, est le plus caractérisé sémantiquement parce qu’il possède les traits de contenu les plus nombreux : « aux ordres du Chef de circulation », « aux ordres du Chef du CTC », « aux ordres de l’Agent de circulation », « actionnement des aiguilles », « accomplissement des normes » et « réalisation des manœuvres ». Le plus grand nombre de caractères correspond à la plus grande spécificité de la notion du point de vue logique. Du point de vue sémantique, le signifié est plus précis lorsqu’il possède plus de traits de contenu. Il en résulte que les notions super ordonnées sont moins caractérisées, c’est-à-dire que leur compréhension est plus petite que celle de leurs subordonnées ; du point de vue linguistique, les termes qui les représentent ont un signifié plus ample qui peut comprendre celui d’autres termes. Bien que nous n’ayons vu ici qu’un exemple, une analyse approfondie du RGC ou de n’importe quelle autre norme technique devra entreprendre cette étude notionnelle et lexicologique pour

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établir les champs notionnels ou conceptuels que l’on divise entre une aire de connaissance donnée et la part de signifié qu’on assignera à chaque terme (annexe, tabl. 3).

13 Dans le paragraphe 5 de l’ISO 1087 on établit quelques distinctions fondamentales. On définit d’abord la terminologie comme un « ensemble de termes » qui représente un système notionnel. La nomenclature, par contre, est un « système de termes » formé d’après quelques règles précises. Pourquoi cette différence entre l’associatif et le systématique ? Si la terminologie représente un système de notions il ne semble pas cohérent d’affirmer que les unités lexicales qui expriment ces mêmes notions organisées en une structure où il est possible de reconnaître les rapports établis entre elles ne font pas partie de cette organisation. Du point de vue linguistique, la solidarité entre signifiant et signifié, c’est-à-dire entre expression et contenu, fait que le signe linguistique dans sa totalité, le mot, est impliqué dans les structures dont les composants font partie. Le systématique n’appartient proprement pas aux unités lexicales, étant donné que c’est une caractéristique, un principe organisateur de la langue qui se définit comme système.

14 La distinction suivante s’établit entre symbole, terme et nom. Le premier consiste en une représentation — c’est ainsi que l’ISO 1087 définit la désignation — d’une notion au moyen d’un signe de n’importe quelle espèce, linguistique ou non. Ce qui caractérise le terme, au contraire, est précisément la représentation « au moyen d’une unité linguistique », c’est-à-dire d’un mot ou d’un syntagme. Par ailleurs, le terme appartient à une « langue de spécialité », alors que le nom appartient à la langue générale. Ainsi, les termes et les noms seraient des sous-ensembles du macro-ensemble formé par les symboles ou, autrement dit, la terminologie, définie comme un « ensemble de termes » seulement et non pas un ensemble de tous les symboles, se limiterait à la représentation des notions par des moyens linguistiques dans les langues spécialisées. Cette définition de terme donnée par l’ISO 1087 écarte de l’étude terminologique les représentations des notions par des moyens non linguistiques, si bien que dans l’exemple antérieur le produit de π, le signe π serait interprété comme symbole et non pas comme terme, puisqu’il n’a pas de signifié lexical. Ce qui désigne π, c’est-à-dire ce qu’il représente, n’est ni un substantif concret comme hexagone, ni un abstrait comme produit, ni une classe d’objets comme fonction, ni, non plus, un objet en particulier comme abscisse. Le signifié de π est une valeur numérique, donnée le plus souvent par approximation [3,14116], qui correspond à une notion mathématique. Dans le langage mathématique, le signe f [ intégral] a un signifié précis et indubitable en tant que représentation d’une notion concrète : l’intégration, qui correspond à une définition spécialisée [Lerat, 1997 : 48]. Son signifié est indubitablement terminologique et dans une expression comme f dx = x+c, il n’y a pas lieu de parler d’unités linguistiques au sens large, mais évidemment d’unités qui font partie de la terminologie mathématique. À la différence du cas précédent, le signe graphique est ici tout simplement un substitut du signifiant dont l’utilité consiste à rendre la communication plus fluide d’après des conventions établies par les usagers de la langue spécialisée, une façon très semblable à celle dont le signe tironien se substitue à la conjonction copulative dans les écrits médiévaux. Mais, en tout cas, le changement est sémasiologique : ce n’est pas le signifié qui varie, mais la forme qui l’exprime.

15 Le problème est bien plus complexe que je ne l’ai présenté ici. Pour en avoir une vision complète ainsi que de ses implications, il faut dépasser la limite de la linguistique et

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l’envisager du plan supérieur de la sémiologie, comprise comme science qui étudie les systèmes de communication. Cela permettrait de lier les concepts de symbole et terme définis dans l’ISO 1087 à celui de code, défini du point de vue sémiologique. Le code se caractérise par la superposition d’une expression non linguistique à un contenu préexistant et c’est un outil pour la communication quand il n’est pas possible d’assurer celle-ci au moyen de la langue [J. Martinet, 1976 : 110]. On pourrait établir un rapport entre le code ainsi défini et la différence existante entre les termes et les noms, d’un côté, et les symboles, de l’autre, définis dans l’ISO 1087, et interpréter comme des signes appartenant à un code les représentations de notions non réalisées par des moyens linguistiques dans une aire de connaissance spécialisée. Alors, π serait passible d’une étude sémiologique comme élément d’un code, et la sémiologie fournirait le cadre d’analyse des rapports entre les représentations notionnelles dans une aire de connaissance spécifique, qu’elles soient des éléments de code, des termes, ou des unités lexicales de la langue générale avec des emplois spécialisés occasionnels.

16 Tous les mots et les syntagmes définis dans l’article 109 du RGC [« Personnel qui intervient dans la circulation »] sont formés par des procédés linguistiques et ils sont compris dans la définition de terme donnée par l’ISO 1087. J’ai appliqué à tous l’analyse par composants pour représenter leurs trait de contenu (annexe, tabl. 4).

17 Voyons d’abord le contenu de Personnel de Mouvement. De même que dans l’analyse notionnelle, il faut considérer ici Chef de circulation et Chef du CTC comme deux termes distincts puisque le signifié de chacun se différencie par deux traits de contenu sur lesquels porte leur opposition. La notion d’opposition est fondamentale dans la linguistique fonctionnelle. Comme on l’a déjà dit, le signifié d’un terme n’est pas une entité isolée, car il est lié aux signifiés qui l’entourent au moyen d’oppositions fonctionnelles de sorte que les différences et les similitudes entre les signifiés sont établies à partir de la présence ou de l’absence des traits de contenu relevés par l’analyse componentielle. Ce procédé permet d’étudier en outre les rapports de contenu tels que la synonymie – même signifié, mais signifiant distinct –, l’homonymie – même signifiant, signifié distinct –, la polysémie – un signifiant et plusieurs signifiés – et l’ hyponymie, qui est un rapport hiérarchique entre des signifiés, non définie dans l’ISO 1087, au contraire des précédents, bien que présentant la même importance (annexe, tabl. 5).

18 Les quatre termes inclus dans Personnel de Mouvement sont caractérisés explicitement par des traits positifs. Les traits négatifs se déduisent des rapports de contenu. Ainsi, Chef de circulation possède le trait positif « dans une gare », qui manque dans Chef du CTC. Et celui-ci possède le trait positif « dans le CTC » qui manque au précédent. Il s’agit d’une opposition privative puisque ces traits s’opposent tous les deux par la présence ou par l’absence d’un trait de contenu. Ce trait-ci et « aux ordres de l’Agent de circulation » sont les seuls négatifs que ces deux termes possèdent. Par ailleurs, il y a deux traits incompatibles : « aux ordres du Chef de circulation » et « aux ordres du Chef du CTC » respectivement. Ils sont indifférents aux autres, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas caractérisés ni positivement ni négativement, ni ne sont incompatibles non plus. Rappelons-nous les champs conceptuels de Trier et l’image de la mosaïque. Dans ce cas, le contenu global serait ce qui correspond à la notion représentée par Personnel de Mouvement, divisé en quatre cases dont chacune est en contact avec les autres de sorte que la définition des parties respectives du signifié total ne peut être faite isolement pour chaque case en particulier, mais par rapport aux trois autres parties, aux trois

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autres carreaux de la mosaïque. C’est la raison pour laquelle la caractérisation sémantique des termes définis dans le RGC doit être complétée par les traits implicites et par les incompatibilités existantes entre eux. En fait, le signifié des termes dans les langues spécialisées n’est pas uniquement ce que la définition en dit dans le répertoire, mais aussi ce qu’elle n’en dit pas, c’est-à-dire toute la portion qu’ils occupent du signifié total.

19 Il est nécessaire d’établir les aires notionnelles avant de définir les termes et de maintenir aussi la structuration des notions, mutatis mutandis, dans la caractérisation sémantique de ceux-là. Autrement, on risque de manquer la correspondance entre la délimitation des notions et celle des signifiés et on risque de voir l’information apportée par la définition contraindre le signifié au lieu d’en rendre compte exactement, ou en donner une idée trop vague. La conséquence de tout cela est que le terme n’accomplit pas sa fonction. Pour l’éviter, il faut décider quels traits de contenu seront pertinents dans la caractérisation sémantique des termes et lesquels ne le seront pas, tout en analysant en détail chaque notion et le contenu que devra exprimer le terme à l’aide duquel on la représente. Ainsi, lorsqu’il apparaîtra dans un texte, on saura toujours à quelle notion il se rapporte et quel est son signifié. Cette étude préalable a une telle importance que, si elle n’est pas pratiquée, et c’est le cas le plus habituel dans les normes techniques actuelles, le texte devra être interprété à chaque lecture pour que le signifié puisse être déchiffré. Il est inutile d’insister sur les répercussions importantes pour les entreprises de ce manque d’attention à ces questions terminologiques, par suite duquel les normes techniques, les règlements et les textes spécialisés tournent à la confusion et leur sens est peu clair, sinon obscur. Pourtant, ces textes devraient être assez clairs et leur sens assez limpide pour les professionnels pour que la seule interprétation possible après leur lecture touchât à la doctrine et non pas à la terminologie employée. Un professionnel, après la lecture d’un texte technique, devrait pouvoir se demander : « pourquoi dit-il cela ? » mais jamais : « qu’est-ce que ça veut dire ? »

20 Les rédacteurs du RGC sont partis directement de la définition du terme, de sorte qu’on y trouve quelques contradictions. D’après les définitions de l’article 109, le trait « actionnement des aiguilles » n’apparaît explicitement que dans la caractérisation sémantique du terme Agent de manœuvres, alors que les trois autres lui demeurent indifférents. Donc, on peut déduire de la définition que le trait de contenu « actionnement des aiguilles » n’est pertinent que dans la caractérisation sémantique du terme Agent de manœuvres. Cependant, dans l’article 409.1 on dit : La dirección de la circulación y el accionamiento de las agujas, señales y demás aparatos de las estaciones, la llevarán a cabo : • El Jefe del CTC desde el Puesto central cuando se funcione con el mando centralizado o se trate de BAU con CTC sin ML. • El Jefe de circulación cuando asuma en su estación las funciones del Jefe del CTC por funcionar con el ML o se trate de estaciones extremas. La direction de la circulation et l’actionnement des aiguilles, signaux et du reste des appareils des gares, sera faite par : • Le Chef du CTC depuis le Poste central lorsqu’on agit avec le commandement centralisé ou BAU avec CTC sans ML [commandement local]. • Le Chef de circulation quand celui-ci prend dans sa gare les fonctions du Chef du CTC pour agir avec le ML ou dans des gares extrêmes.

21 Tout en acceptant ce texte, on en déduit que tantôt le Chef de circulation tantôt le Chef du CTC actionnent les aiguilles, non pas d’une manière occasionnelle ni lors d’un

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incident de la circulation, mais habituellement, comme étant une partie de leurs fonctions. Il y a donc une discordance entre le signifié de ces termes fourni par la définition et celui qui résulte de l’analyse du texte dans lequel ils apparaissent. Pourquoi ce trait n’a-t-il pas été considéré comme pertinent dans la caractérisation sémantique des termes ? Ou plutôt, pourquoi n’a-t-il été considéré pertinent que dans la caractérisation d’Agent de manœuvres ? Si on ne considère que l’usage des termes, il faudrait ajouter le trait « actionnement des aiguilles » à la définition de Chef de circulation et de Chef du CTC, mais non à celle d’Agent de circulation puisqu’il n’y a aucun contexte qui permette de déterminer si ce trait est pertinent ou non. Il faut donc le considérer comme indifférent. Nous avons, d’une part, trois termes marqués positivement pour le même trait, ce qui élimine la possibilité d’en faire usage pour l’établissement des oppositions fonctionnelles entre eux. D’un autre côté, nous avons un terme indifférent à ce trait, c’est-à-dire qu’on ne peut pas l’opposer à l’ensemble formé par les précédents en raison de l’absence de ce trait. Il ne serait pas possible non plus de constituer une opposition équivalente étant donné que celle-ci est fondée sur l’équivalence logique entre des membres appartenant à des classes distinctes ou à la même classe mais qui partagent le même espace sans que la présence ou l’absence de certaines propriétés dans l’un ou plusieurs d’entre eux n’ait d’influence sur le reste, alors que ces quatre termes sont liés précisément par leurs traits de contenu. Il s’agit peut-être d’une autre contradiction. A quoi doit-on cette apparente négligence dans la terminologie du RGC ? La réponse est simple : il manque une étude notionnelle et sémantique préalable à la définition. La conséquence en est que l’usage du terme révèle un signifié qui dépasse celui explicité par la définition et celle-ci est insuffisante puisqu’elle néglige des données essentielles « pour la complète intellection du défini » [Martínez de S., 1995 : 88].

22 Quant à l’établissement des traits de contenu pertinents pour chaque notion, il est possible de se demander quel critère a suivi le rédacteur du RGC. Y a-t-il une raison pour considérer pertinent un trait tel qu’« assurer le service » ? Plus encore, en quoi consiste cette action apparemment si peu précise ? On pourrait dire qu’elle consiste en « l’application des normes réglementaires » [RGC, art. 109], si bien qu’elle serait incluse dans le trait « accomplissement des normes », et on pourrait l’éliminer par économie. Mais l’action « assurer le service » n’apparaît comme telle que dans la définition d’Agent de circulation, donc il y a lieu à se demander s’il ne s’agirait pas de quelque chose de distinct de l’application ou de l’accomplissement des normes. Il est évident que ce n’est pas la même chose, mais plutôt le résultat de cet accomplissement. Par ailleurs, le fait qu’il soit pertinent pour l’Agent de circulation uniquement conduit à se demander, du point de vue technique, pourquoi celui-ci est le seul qui « assure le service de circulation », ce que le RGC n’explique pas. Du point de vue lexicologique, il est raisonnable de mettre en question la validité d’un trait de contenu qui ne caractérise pas le terme au signifié duquel il participe, étant donné qu’il n’intervient dans aucune opposition fonctionnelle, c’est-à-dire qu’il n’est pas un trait servant à distinguer Agent de circulation des autres termes ni par sa présence ni par son absence, de même que « dans une gare » / « dans le CTC » dans les cas de Chef de circulation et Chef du CTC, ni parce que deux termes le possèdent à un degré distinct, ni parce qu’il servirait de base pour opposer deux termes équivalents du point de vue logique. S’agit-il alors d’un recours rhétorique destiné simplement à augmenter le corps lexical de la définition ? En tout cas, il y a des raisons suffisantes pour mettre en doute la validité de définitions

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qui ne correspondent ni avec l’analyse notionnelle des termes qu’elles définissent ni avec l’usage de ces termes.

23 On a dit que l’hyponymie est un rapport de contenu hiérarchique. Si on considère Personnel de Mouvement comme une partie de signifié divisée en quatre portions auxquelles correspondent les termes Chef de circulation, Chef du CTC, Agent de circulation et Agent de manœuvres, nous observons que tous les quatre peuvent être définis comme des spécifications du signifié général tout en disant, par exemple, qu’Agent de circulation est Personnel de Mouvement, et non pas l’inverse, de même que nous pouvons définir wagon en disant que c’est un véhicule, alors qu’on ne peut pas définir véhicule en disant que c’est un wagon. Donc, Personnel de Mouvement est l’hyperonymie ou super ordonné de ces quatre termes, qui sont, à leur tour, ses hyponymes ou subordonnés. Remarquez la correspondance entre ce rapport sémantique et les rapports notionnels.

24 D’après l’ISO 1087, la synonymie s’établit entre plusieurs représentations d’une même notion. Mais l’exemple qu’on en donne n’est pas tout à fait satisfaisant : chlorure de sodium-NaCl. Il s’agit d’un cas analogue à celui déjà exposé du signe employé pour représenter l’intégration dans le langage mathématique : intégral-f . La synonymie est fondée dans l’identité du signifié entre deux termes. La définition la plus traditionnelle touche à la désignation d’un même objet au moyen de deux noms distincts : « vocabula synonyma sunt diversa eiusdem rei nomina. » Les synonymes doivent remplir deux conditions : a] ils doivent être des mots interchangeables dans tous les contextes ; b] ils doivent coïncider dans le signifié dénotatif aussi bien que dans le connotatif. L’opinion la plus répandue parmi les linguistes est que ces conditions n’existent pas dans la langue générale, de sorte qu’il n’est pas possible de trouver deux termes absolument synonymes [Geckeler, 1976 : 282-288]. Ainsi, la synonymie est réduite à une identité partielle du signifié. Mais dans les langues spécialisées ces deux conditions s’accomplissent et il y a des dualités de formes pour exprimer le même signifié ou, dans les termes de l’ISO 1087, des représentations distinctes pour la même notion. En fait, la délimitation précise des signifiés et le manque d’émotivité dans la motivation des unités rendent fréquente la synonymie absolue dans les terminologies [Ullmann, 1991 : 159]. Dans le cas de la norme ferroviaire espagnole, on reconnaît comme synonymes locomotive et machine. Jusqu’à l’édition de 1992, la forme habituelle dans le RGC était machine, mais à partir de cette date, locomotive s’y est substituée dans tous les textes techniques ayant un caractère officiel. Pourtant, dans la langue parlée, et dans les textes non officiels aussi, celle-là jouit encore de la préférence du spécialiste, de même que dans la langue générale.

25 L’ISO 1087 distingue entre des synonymes et des quasi-synonymes, selon que les termes peuvent être substitués dans tous les contextes ou dans quelques-uns seulement. [1997 : 87] met en relation le concept de quasi-synonymie avec celui de synonymie partielle. Dans le premier cas, il ne s’agit pas d’une identité de signifié, mais d’une similitude ; dans le deuxième, bien que le signifié des deux unités soit identique, les conditions remarquées auparavant pour autoriser la synonymie absolue ne sont pas remplies. Si on accepte sans discussion ces deux concepts, on pourrait dire que Chef de circulation et Chef du CTC sont des quasi-synonymes, étant donné que leurs signifiés présentent plusieurs traits en commun, mais qu’il y en a d’autres par lesquels ils diffèrent ; similitude, donc, et non pas identité. L’interchangeabilité peut être constatée au moyen de l’épreuve de la commutation qui est, en outre, le procédé le plus convenable pour délimiter les synonymes [Ulmann, 1991 : 161]. Une analyse toute

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simple des occurrences de ces deux termes dans tout le RGC donne les résultats suivants : Chef[s] de circulation ou du CTC apparaît en 42 occasions, face aux 173 occurrences de Chef[s] de circulation. Il y apparaît deux fois comme variante de Chef du CTC ou de circulation. L’usage correspond, en général, aux définitions, sauf dans quelques contextes conflictuels.

26 Trois des quatre termes compris dans Personnel de Mouvement sont des termes complexes, dans le sens de l’ISO 1087, puisque chacun est formé par deux radicaux – élément lexical autonome ou base d’un dérivé – auxquels s’ajoutent d’autres éléments, dans ce cas une préposition et un substantif. Pour la lexicologie, ils constituent ce que Benveniste appelle synapses. Ce sont des formations pluriverbales de nature syntaxique constituées par deux unités lexicales au moins qui fonctionnent, la première comme déterminée et la deuxième comme déterminante, unies en espagnol le plus souvent par la préposition de. Les deux élements peuvent s’étendre – *Chef [adjoint] de circulation [auxiliaire] –, mais ce qui reste particulier est leur lexicalisation au moyen de l’intégration de leurs éléments dans une unité monosémique. Il s’agit d’un procédé de formation de mots extraordinairement productif et propre aux langages scientifiques et techniques [Alvar E., 1996 : 22-24]. Dans ces formations, le déterminant ne porte jamais d’article pour ne pas rompre l’unité de l’ensemble. Donc, on ne peut pas considérer Chef du CTC du point de vue morphosyntaxique, de la même façon que Chef de circulation, Agent de circulation et Agent de manœuvres, qui sont des synapses évidentes. La préposition y introduit un déterminant comme attribution du signifié : Agent et Chef désignent tous les deux une classe d’objets, dans ce cas des catégories fonctionnelles, et, ensuite, on indique l’objet correspondant de cette classe. La présence d’un article dans Chef du CTC rompt le parallélisme, un peu forcé d’ailleurs, que le rédacteur de la norme a prétendu établir, puisque ce ne sont pas deux, mais trois classes d’objets qui en résultent. Il y a alors lieu à se demander s’il ne vaudrait pas mieux omettre le terme pour assurer au système une plus grande cohérence.

27 La lexicographie technique ou terminographie est l’application naturelle de la terminologie. Pendant les premiers temps du chemin de fer, en Espagne au moins, les textes édités relèvent de trois catégories : des normes techniques, des textes légaux et des dictionnaires qui prétendaient au statut d’encyclopédies d’une technique nouvelle. Si le but de la terminologie est de rendre plus facile la communication entre les spécialistes, les ouvrages terminographiques sont l’outil idoine. Nous pouvons établir une gradation dans les répertoires techniques depuis le glossaire le plus simple qui accompagne un article de revue, où sont expliqués quelques mots nouveaux ou dont l’apréhension est difficile, jusqu’à la forme la plus complexe que sont les dictionnaires électroniques, qui peuvent recueillir tout le débit lexical d’une spécialité, être intégré à d’autres applications informatiques et devenir un outil efficace pour la rédaction des textes spécialisés. La riche tradition lexicographique espagnole reste encore étrangère à cet aspect de la lexicographie spécialisée, mais elle n’a pas suscité un grand interêt dans le reste de l’Europe non plus, sans doute parce que les auteurs et les éditeurs l’ont considérée pendant longtemps comme un genre mineur. Cela a limité la réalisation de projets et, surtout, affecté la qualité des dictionnaires réalisés. Aujourd’hui il y a abondance de répertoires techniques de toute espèce concernant les activités les plus diverses ; mais il est rare de rencontrer un ouvrage qui suive des critères terminologiques et terminographiques acceptables. C’est à la fois une très bonne affaire éditoriale et une nécessité pour les spécialistes quand la normalisation d’une langue spécialisée requiert un répertoire, lexique officiel qui fixe les termes et qui réunit tout

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le vocabulaire employé, en laissant la possibilité de mises à jour qui suivront l’évolution intrinsèque de la technique considérée. Dans le chemin de fer nous n’avons rien de semblable ni même d’approchant, puisque le lexique de l’UIC est un dictionnaire spécialisé multilingue [Haensch, 1997 : 100] et qu’il ne fournit pas des définitions, mais uniquement des correspondances entre des termes de plusieurs langues.

28 Les termes définis par le RGC constituent un simple glossaire, inclus dans la norme technique où ils sont utilisés, et il n’y a pas lieu de les soumettre à une analyse aussi rigoureuse que celle qu’opérerait un dictionnaire spécialisé. Mais cela n’excuse en rien le rédacteur d’avoir suivi les critères généraux appliqués dans les répertoires techniques aussi bien dans la microstructure, c’est-à-dire dans la constitution de chaque article du glossaire, que dans la macrostructure.

29 L’un des principes fondamentaux de la lexicographie est celui de la substituabilité, qui veut que la définition puisse se substituer au défini dans n’importe quel contexte. Ainsi, la définition donnée d’un terme quelconque doit être capable de le remplacer sans produire un conflit sémantique. Voyons un exemple. [El Maquinista] Estacionará los trenes de viajeros en el andén, salvo que el Jefe de circulación o del CTC le ordene otra forma de proceder. (Art. 312-1) [Le Machiniste] mettra les trains de voyageurs à quai, à moins que le Chef de circulation ou du CTC lui ordonne une autre façon de procéder. [Art. 312-1] Si on substitue la définition à Chef de circulation ou du CTC, il en résulte : [El Maquinista] Estacionará los trenes de viajeros en el andén, salvo que el el agente que dirige la circulación en una estación o en el CTC. Ejerce el mando del personal de movimiento y del personal de los trenes que se encuentren en la estación, o estaciones de CTC, en todo lo relativo a circulación le ordene otra forma de proceder. [Le Machiniste] placera les trains de voyageurs à quai, à moins que l’agent qui dirige la circulation dans une gare ou dans le CTC. Il exerce l’autorité sur le personnel de mouvement et le personnel des trains qui se trouveront dans la gare, ou gares du CTC, en tout ce qui concerne la circulation lui ordonne une autre façon de procéder.

30 La structure syntaxique est rompue, la phrase est altérée et le signifié s’est renforcé sans nécessité, tout en modifiant le sens originaire, de façon qu’on ne peut pas pratiquer la substitution.

31 Outre les défauts déjà remarqués, les définitions du RGC posent un grave problème quant à l’intelligence des contenus, faute d’avoir distingué ce qui relève de la lexicographie de ce qui relève de l’encyclopédie. De même, dans la langue générale, la définition d’un mot technique est encyclopédique lorsqu’elle explique l’objet désigné par un article et non par le signifié du mot. Dans le cas qui nous occupe, les définitions comprennent certaines explications qui ne correspondent pas à la lexicographie, mais à une description des attributions reconnues à chacune des catégories fonctionnelles ou des particularités des objets définis. Il en est ainsi dans le cas de Chef de circulation, Aide [du machiniste] et presque tous les termes définis dans l’article 110 [ligne, gare, etc.]. Mais le chapitre de définitions inclus dans le RGC ne parvient pas à suppléer l’information que devrait avoir fournie une autre source, à savoir le nécessaire répertoire, le lexique officiel, le dictionnaire où devraient figurer tous les termes ferroviaires avec leurs définitions et leurs explications encyclopédiques, constamment mis à jour, qui serait employé comme un outil pour la rédaction des normes techniques. Le chapitre 2 du titre I du RGC est devenu pratiquement le seul lexique officiel en matière de circulation, mais ce n’est pas pour rendre les choses plus faciles. Puisqu’il ne s’agit ici que d’en donner une idée générale, je n’analyserai pas d’autres aspects qui mériteraient une étude, comme la typographie ou le lexique descripteur.

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32 Le RGC, loin d’être une norme technique claire et précise, est rempli de contextes qui prêtent à conflit. Voyons-en quelques-uns. Dans l’article 408.2, on dit : [...] el Jefe del CTC podrá expedir éste [tren] con carácter excepcional, después de cumplir las siguientes prescripciones : [...] Si en la estación presta servicio un Jefe o Agente de circulación, le cursará el telefonema [...] Recibido este telefonema, el Jefe de circulación dará al Maquinista la orden de marcha a la vista [...] Una vez expedido el tren, el Jefe o Agente de circulación repondrá los aparatos en su posición normal [...] La orden de reponer los aparatos la dará el Jefe del CTC cuando no pueda encomendar esta operación a ningún Agente de la estación. [...] le chef du CTC pourra expédier celui-ci [le train] exceptionnellement après avoir accompli les prescriptions suivantes : [...] Si un Chef ou Agent de circulation est de service dans la gare, il lui donnera la dépêche [...] La dépêche recue, le Chef de circulation donnera au Machiniste l’ordre de marche à vue [...] Une fois le train expédié, le Chef ou Agent de circulation remettra les appareils dans leur position normale [...] Le Chef du CTC donnera l’ordre de remettre dans leur position normale les appareils quand il ne pourra confier cette opération à aucun Agent de la gare.

33 Le conflit sémantique se produit quand Chef de circulation concurrence Chef du CTC étant donné qu’ils possèdent tous les deux le trait de contenu « direction de la circulation » comme trait positif, de sorte que, d’après le texte de cet article, la circulation est dirigée par deux personnes simultanément, ce qui n’arrive pas dans la réalité. Par ailleurs, l’usage des deux termes suggère un rapport hiérarchique entre eux, et non pas de coordination, qui est leur apport dans la définition, puisque, alors qu’ils ont tous les deux le trait « autorité sur le personnel » comme trait positif, c’est le Chef du CTC qui donne les ordres au Chef de circulation. Mais le plus remarquable dans ce texte est la coordination de Chef de circulation et Agent de circulation. Si on substitue le deuxième au premier, il n’y a plus de conflit car aucun des traits de contenu d’Agent de circulation ne reste en évidence. La preuve, c’est la mention, à la fin de la citation, d’un terme non défini auparavant mais qui apparaît écrit avec majuscule initiale, c’est-à-dire avec les mêmes conventions graphiques que les termes définis explicitement par ailleurs : Agent de la gare. Il s’agit, semble-t-il, d’une notion nouvelle mais c’est plutôt la neutralisation de l’opposition entre Chef de circulation et Agent de circulation.

34 Il y a d’autres cas de neutralisation plus évidents. L’article 410 règle la procédure à appliquer lorsque le système de block tombe en panne et que manque, en outre, la communication téléphonique dans une ligne de CTC : Dispondrá por todos los medios a su alcance, que un agente con mando se desplace en su representación por el medio más rápido a cada una de las estaciones afectadas [...] Este agente irá acompañado del personal necesario para incorporar al servicio las estaciones [...] El Jefe de circulación que reciba la orden de incorporarse al bloqueo, anotará en el Libro de bloqueo la información del representante del Jefe del CTC, cuya nota firmarán ambos, y establecerá el BT supletorio en la sección o secciones afectadas. Il disposera par tous les moyens qu’un agent avec délégation d’autorité se rende pour le représenter par le moyen le plus rapide dans chacune des gares affectées [...] Cet agent sera accompagné du personnel nécessaire pour incorporer les gares au service [...] Le Chef de circulation qui reçoit l’ordre de s’incorporer au block, notera sur le Livre de block l’information donnée par le représentant du Chef du CTC, note qu’ils signeront tous les deux, et établira le BT de remplacement dans la section ou les sections affectées.

35 Comme dans l’exemple précédent, on n’emploie pas non plus dans ce texte Chef de circulation avec le signifié donné par la définition puisqu’on constate le même conflit sémantique dû au trait « direction de la circulation ». Si nous nous en tenons aux

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définitions, il y a ici également deux dirigeants de la circulation en même temps et dans le même lieu, et on perçoit également la neutralisation du terme, non pas avec Chef du CTC, mais avec Agent de circulation. Or, le seul trait de contenu explicite commun aux deux termes est, précisement, l’archilexème, la valeur générale qui sert à les grouper avec les autres termes de leur champ : « personnel de Mouvement ». Comme traits implicites pour l’un d’entre eux ou pour les deux, ils partagent « réalisation des manœuvres » et « actionnement des aiguilles » – auxquels ils sont indifférents – « autorité sur le personnel », « accomplissement des normes », « dans une gare », « assurer le service » et « aux ordres du Chef du CTC ». Ainsi, le texte cité ne se rapporte pas à l’homologue du Chef du CTC dans la gare, qui est le sens proposé par la définition, mais tout simplement à un agent du Mouvement qui est de service dans la gare.

36 La conséquence immédiate de cette incohérence sémantique est une autre incohérence technique car la lecture de l’article en question oblige le professionnel à se poser des questions du genre : de quelle manière la circulation peut-elle être dirigée par deux personnes à la fois ? Quelle est la préférence à donner à chacun ? Pourquoi nomme-t-on Chef de circulation un agent qui n’a pas encore commencé à diriger la circulation ? En quoi consiste exactement « diriger la circulation » ? Et, par conséquent, quel est en réalité le signifié de Chef de circulation ? C’est le type de question que jamais le professionel ne devrait se poser après avoir lu une norme technique. Cependant, un juge pourrait se demander exactement la même chose pour savoir à qui imputer, le cas échéant, la responsabilité d’un accident. Les défauts du RGC en matière de terminologie sont évidents, au point que des cas pareils à ceux-ci provoquent fréquement des discussions théoriques sur le signifié de la norme qui demeure obscur, dissimilé le plus souvent derrière une foule de spéculations, certainement justifiées le plus souvent, mais qui ne sauraient être souhaitables.

37 Les conclusions que nous pouvons tirer de l’exposé sont nombreuses et d’importance. D’abord, l’étude terminologique et l’analyse notionnelle qu’elle implique sont fondamentales pour la rédaction des normes techniques, dont celles du chemin de fer. Mais il est nécessaire aussi de pratiquer une analyse lexicologique et sémantique pour délimiter les aires de signifié correspondant à chaque notion et régler l’usage des expressions assignées à chaque terme ; autrement, celui-ci peut devenir équivoque ou imprécis, donc inutile. Ces différences rendent indispensables une interprétation du texte pour en comprendre le sens, ce qui a des conséquences sur la regularité et sur la sécurité de la circulation.

38 Le RGC n’a pas été élaboré suivant des critères terminologiques et moins encore lexicologiques, c’est la raison pour laquelle c’est un texte obscur qui exige le plus souvent d’être interprété. Les rédacteurs n’ont pas appliqué les principes établis dans l’ ISO 1087 parce qu’on n’a commencé à envisager la normalisation en Espagne qu’à partir de la réorganisation de RENFE entraînée par la directive européenne 440/91 et ce, uniquement en ce qui concerne la certification des produits.

39 La rédaction des normes techniques doit être confiée à un département spécialisé dans chaque entreprise, constitué par des terminologues, des spécialistes dans la matière et, le cas échéant, des représentants des organismes officiels. L’absence des premiers rend les textes très problématiques parfois du point de vue terminologique, linguistique mais aussi technique.

40 Il faudrait pouvoir compter dès que possible sur un répertoire, lexique officiel qui établisse le signifié de chaque terme et qui permette en outre la formation des

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spécialistes sur des bases beaucoup plus solides que jusqu’à présent. Les programmes de formation du personnel devraient comprendre l’apprentissage de la terminologie ferroviaire aussi bien que celui des normes. Une norme technique élaborée avec une terminologie précise et bien structurée rend plus facile l’apprentissage des notions et plus efficace le travail de ceux qui doivent appliquer les normes.

41 L’outil idoine pour le rédacteur de normes techniques est un dictionnaire terminologique. L’industrialisation des langues permet aujourd’hui de disposer de bases de données lexicales et terminologiques comme INFOTERM, qui exercent une fonction de régulation et de normalisation. Par ailleurs, les réseaux d’ordinateurs et la technologie numérique offrent la possibilité de confectionner la grande encyclopédie technique qui contiendra toutes les informations qui regardent le chemin de fer en Europe et, aussi, un dictionnaire électronique en plusieurs idiomes spécifiquement dessiné pour la rédaction des normes techniques et qui comprendra donc tout le débit terminologique, différencié par aires de spécialité. La première phase de ce projet, peut-être encore irréalisable, serait l’élaboration de dictionnaires électroniques pour chaque langue. Mais cela exigerait l’unification des critères en matière de terminologie et un véritable effort normalisateur qui dépasse de beaucoup celui qui a inspiré le premier lexique de l’UIC. Une grande entreprise comptant sur ces moyens pourrait faire de la rédaction de normes une partie de son activité tout en élaborant des textes pour des autres entreprises. Ainsi, le critère de normalisation serait maintenu, cautionné en outre par une garantie terminologique, ce qui est encore loin de la réalité.

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ANNEXES

Annexe Règlement Général de Circulation, Titre I, chapitre 2 « Vocabulaire ». RENFE, 1992. Article 109 : Personnel qui intervient dans la circulation (extrait). En application de ce Règlement, on entend par : Personnel de Mouvement. • Chef de circulation ou du CTC : l’agent qui dirige la circulation dans une gare ou dans le CTC. Il exerce l’autorité sur le personnel de mouvement et le personnel des trains qui se trouveront dans la gare, ou gares du CTC, en tout ce qui concerne la circulation. • Agent de circulation : L’agent qui, aux ordres directs du Chef de circulation ou du CTC, assure le service de circulation au moyen de l’application des normes réglementaires. • Agent de manœuvres : L’agent qui, aux ordres directs du Chef de circulation, du CTC ou de l’Agent de circulation, est chargé de l’actionnement des aiguilles, de la réalisation des manœuvres et de l’accomplissement des autres normes réglementaires qui le concernent. Tableau 1. Types de notion et de rapports notionnels décrits dans l’ISO 1087

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Notes du tableau 1 : 1- Compréhension : Somme des caractères d’une notion. Caractère : Représentation mentale d’une propriété. Type de caractère : Catégorie de caractères prise comme critère dans l’établissement de systèmes notionnels génériques. 2- Les notions réfèrent à des classes d’objets. Tableau 2. Analyse notionnelle de quelques termes définis dans l’art. 109 du RGC

Tableau 3. Traits de contenu et rapports notionnels de quelques termes définis dans l’art. 109 du RGC

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Tableau 4. Analyse componentielle des termes définis dans l’art. 109 du RGC

Tableau 5. Traits de contenu de Personnel de Mouvement (RGC, art. 109)

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Légende du tableau 5 : + : Trait explicite ; (-) : Trait implicite ; Ø : Trait incompatible

INDEX

Thèmes : Généralités outils de recherche Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : normalisation, terminologie, RENFE Keywords : standardization, terminology, RENFE

AUTEUR

MARIANO ANDRÉS MARTÍNEZ LLEDÓ Doctorant en linguistique / Técnico de Explotación y Gestión, GIF (Gestor de Infraestructuras Ferroviarias), Saragosse

Revue d’histoire des chemins de fer, 26 | 2003 91

DOSSIER : Normalisation ferroviaire, cultures de réseaux - L'Europe des chemins de fer, 1878-2000

2- Le rôle des entreprises

Revue d’histoire des chemins de fer, 26 | 2003 92

Le rôle de la SNCF dans le mouvement de la normalisation

François Lacôte

1 Pour les chemins de fer, la normalisation au sens statutaire est apparue relativement tardivement dans toute son ampleur. En effet, compte tenu des contraintes nationales des entreprises publiques, le besoin d’harmonisation s’est fait sentir au départ différemment selon que l’on regarde les stricts besoins des marchés de matériels ou bien ceux de l’interopérabilité.

2 Dans le premier cas, le quasi-monopole constitué par la SNCF a fait que le besoin de normalisation était interne à l’entreprise et c’est pourquoi celle-ci s’est dotée, dès sa constitution en 1937, d’un organe d’unification technique (standardisation) entièrement tourné vers la préparation de documents internes (ancêtre du Bureau de normalisation et de certification ferroviaires).

3 Dans le second cas, l’interopérabilité entre réseaux européens, essentiellement pour répondre aux besoins de circulation du matériel remorqué, a entraîné la nécessité d’élaborer des règles techniques adaptées, ce qui constitue la mission de l’Union internationale des chemins de fer.

4 Aujourd’hui, cette dernière notion, adaptée à la grande vitesse voire généralisée, n’est pas moins d’actualité et elle constitue un des piliers du développement des chemins de fer.

5 La normalisation utilisable dans les marchés a beaucoup évolué depuis ses débuts, à la fois en raison de la réforme de la normalisation en France (1984), de l’arrivée d’autres acteurs aux côtés de la SNCF et de l’ouverture progressive des marchés.

6 Le Bureau de normalisation et de certification ferroviaires a ainsi été reconnu par les pouvoirs publics en 1984 avec pour champ de compétence l’ensemble des produits des matériels roulants et des installations fixes, et pour mission de réaliser, au nom de l’Association française de normalisation, les normes nationales ferroviaires (classe F : 700 normes) et non plus des documents purement internes à la SNCF.

7 Le Bureau de normalisation et de certification ferroviaires était également chargé de l’interface SNCF/Association française de normalisation pour toutes les normes non

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ferroviaires (voire non techniques ou organisationnelles) ayant un impact sur la SNCF, et a donc longtemps gêné l’adhésion de la SNCF à l’Association française de normalisation (AFNOR).

8 Le Bureau de normalisation et de certification ferroviaires était alors encore financé uniquement par la SNCF malgré son fonctionnement complètement ouvert, mais le pas ultime a été franchi en 1994 par sa transformation en association Bureau de normalisation ferroviaire regroupant de manière équilibrée les exploitants et les industriels. Les mission internes à la SNCF ont été reprises par un service créé à cet effet (NORHA) qui est chargé de la coordination des actions de l’entreprise en ce qui concerne l’ensemble de la normalisation.

9 Sous la pression des directives régissant les marchés ou l’interopérabilité, le travail de normalisation s’est maintenant déporté vers l’Europe (CEN/CENELEC, Comité européen de normalisation/Comité européen de normalisation électrotechnique) voire le monde (ISO/CEI, Organisation internationale de normalisation/Commission électrotechnique internationale), et le Bureau de normalisation ferroviaire est devenu progressivement un acteur de la politique de normalisation faisant valoir les intérêts des partenaires français, plutôt qu’un rédacteur de normes. Il exerce son rôle envers le Comité européen de normalisation (CEN) avec une entière délégation de l’Association française de normalisation (AFNOR) et envers le Comité européen de normalisation électrotechnique par une coopération avec l’Union technique de l’électricité (UTE), organisme chargé en général de la représentation française au Comité européen de normalisation électrotechnique.

10 Aujourd’hui, la normalisation est bien assimilée dans le domaine de la technique d’ingénieur. Mais le développement de la normalisation portant sur des concepts horizontaux (qualité, environnement...) et sur les services amène la SNCF à de nouveaux engagements, y compris dans le domaine de la qualité du transport.

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Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : normalisation, SNCF Keywords : standardization, SNCF

AUTEUR

FRANÇOIS LACÔTE Directeur de la Recherche et de la Technologie de la SNCF

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La Commission électrotechnique internationale (CEI) et le Comité français (CEF). Normes et recommandations, 1948-1988

Yves Machefert-Tassin

1 La Commission électrotechnique internationale (CEI-IEC) dont le siège est à Genève (Suisse) a, entre autres, pour but de promouvoir pour ses membres une coopération internationale afin de normaliser et de coordonner les règles et recommandations que doivent remplir les différents matériels faisant partie des domaines de l’électrotechnique, de l’électronique et des techniques connexes. Ces normes internationales vont de la terminologie et des symboles ou vocabulaire à l’évaluation, par essais, de la conformité aux normes, y compris de sécurité, via tous les composants des ensembles. Créée en 1906, cette organisation, dont le premier président fut le physicien britannique Lord Kelvin, s’appuie sur les travaux de comités nationaux, dont le CEF français, dépendant de l’Union technique de l’électricité. Les comités internationaux spécialisés comportent, outre les précédents, des représentants d’autres organismes internationaux intéressés par l’édition de normes spécialisées, ou nationalement impliqués dans cette édition. En chemin de fer, il s’agit de la traction électrique, à l’origine en son Comité n° 9 (T.C. 9) qui régit aussi, après 1950, les règles concernant les éléments électriques du matériel de traction thermique, ainsi que les essais du matériel roulant construit avant son emploi. Ces normes, bien que n’étant que des recommandations, en principe, sont vitales pour les chemins de fer et leurs industries car elles représentent le fond même des règles du commerce international mondial (TBT) représentant plus de cent nations.

2 Le comité international n° 9, réunissant réseaux exploitants, constructeurs et autres organismes de normalisation, a ainsi un rôle très actif dès 1924 pour les moteurs de traction, mais surtout à partir de 1947, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec les grands bouleversements de la traction électrique. Des réunions bisannuelles ont pour objet la révision des rédactions proposées par les comités nationaux, suivies de

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mises au point partielles, provisoires ou définitives, des règles et recommandations avant publication. Ces dernières sont internationalement applicables à tous les matériels de traction électrique du monde entier et cela devint vite le cas général, après la création (dès 1930) du Comité mixte (CMT) de 4 x 5 membres de la CEI, UIC, UIT et industriels, car l’exploitant et le constructeur ont toutes les bonnes raisons de se mettre d’accord pour les utiliser. Seule exception évidente parmi les membres actifs, on note l’absence de l’Amérique du Nord estimant disposer, avec l’Association of American Railroads (AAR), d’une organisation et de règles valables pour leurs propres besoins (d’ailleurs réduits) en traction électrique, mais qui se révéleront vite insuffisants en Diesel-électrique.

3 En Europe, y compris la Grande-Bretagne, même avant l’aube du système métrique, mais aussi au Japon, en Amérique du Sud et en Australie ou Asie, ou dans les réseaux de l’OSHD (réseaux dépendants alors de la zone d’influence soviétique) non membres de l’Union internationale des chemins de fer (UIC), rien ne s’oppose par contre à l’application des règles ou recommandations. Ces derniers envoyaient d’ailleurs des représentants très actifs et fort heureux de sortir de leur « zone » aux réunions des comités de la CEI.

4 C’est pourquoi, au cours de cette période d’une quarantaine d’années, de nombreux fascicules de recommandations ont pu voir le jour sur 16 sujets principaux, certes lentement, vu le processus utilisé pour la mise en œuvre, mais avec une mise à jour périodique (5 ans) et un très remarquable consensus final des fournisseurs comme des clients. Rappelons que pour les moteurs de traction, pour prendre cet exemple, le travail débuté en 1924 débouche sur une première mouture qui sort, à titre d’essai, de 1929 à 1933 (CMT n 6), alors que les recommandations officielles (IEC 48) ne sont publiées qu’en 1938... et révisées dès 1949.

5 En ce qui concerne plus spécifiquement le T.C. 9 (« Comité Traction »), ce dernier était, de tradition, présidé par l’Italie, les F.S. étant représenté par des personnalités telles que MM. Semenza (1925-1956) puis d’Arbela et Stagni, mais le secrétariat efficace et matériel était assuré par la France, soit nommément, pour la période considérée (1948-1972), par la SNCF avec Marcel Garreau, puis avec MM. Boileau et Cossié, assistés par MM. Loussert et Ambrun pour le CEF La présidence, toujours italienne, était alors assurée depuis 1976 par M. Giovanardi puis par F. Di Falco après 1985. Ayant, avec 3 ou 4 collègues, fait partie pendant plus de 30 ans du groupe représentatif des constructeurs français, je puis témoigner de l’animation et de l’intérêt des travaux effectués en convivialité, et souvent amitié, entre coparticipants des différentes entités représentées. Ceci malgré bien des difficultés pour aboutir à un accord rapide sur une recommandation compréhensible et acceptable par tous, y compris en tenant compte du temps nécessaire et des moyens d’essais et d’investigation, parfois très limités, de certains constructeurs ou de certains réseaux pour mettre en œuvre les recommandations. Pour aboutir, il fallait toute la diplomatie des meneurs de jeu, avec, en outre, la difficulté ou la lenteur des traductions parfois nécessaires en langues autres qu’en anglais ou français. Ces retards, dus à la rédaction bilingue, étaient compensés par l’édition très attendue et quasi immédiate de règles « provisoires », applicables à titre d’essai, et pour 6 mois, avant examen plus minutieux de toutes les parties intéressées. Ainsi, l’accord général sur les normes d’essais permettait à tous de juger de la qualité des matériels de traction fournis aux réseaux, que ce soit en prototype ou série. Certaines règles, notons-le, et c’est valable pour plus de la moitié

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d’entre elles, n’ont pas nécessité de révision depuis leur publication d’origine. D’autres ont dû évoluer avec la technique.

6 Ces « Recommandations » avaient d’ailleurs le mérite déontologique de permettre, avant rédaction, des échanges de vues techniques très fructueux sur le plan des relations entre constructeurs, réalisateurs, et utilisateurs, essentiellement d’Europe et d’Extrême-Orient mais avec parfois des « observateurs » américains. Les résultats ont, par exemple, facilité ultérieurement la construction sur plans communs, par exemple dès la naissance du Groupement d’électrification à 50Hz (voir les actes du 5e colloque de l’AHICF / 10e colloque de l’AHEF, Électricité et chemins de fer, cent ans de progrès ferroviaire par l’électricité, Paris, 1997), et la création d’autres regroupements industriels internationaux concurrents : suédois et autrichiens, japonais et espagnols, etc. Les réseaux, pour leur part, avaient individuellement les règles communes avec l’U.I.C. ! La coordination avec l’UIC et l’UIT puis l’UITP a donc été également fructueuse, et la CEI, avant son prolongement européen en CENELEC, a pu « normaliser » avec succès, dans ces années glorieuses d’évolution, l’électrotechnique puis l’électronique appliquées à la traction ferroviaire sur plus d’un demi-siècle.

7 Il était donc historiquement important de le rappeler aujourd’hui, en introduction, alors que l’Europe a besoin plus que jamais de tels modèles de normes de coopération, surtout entre réseaux nationaux et privés dont la multiplicité s’accroît, à l’opposé des constructeurs dont le nombre se réduit plus qu’en proportion inverse. Ce qui peut amener à une situation beaucoup plus proche de celle des réseaux américains du Nord, et de la position de l’AAR vis-à-vis des deux ou trois seuls constructeurs subsistants de matériel de traction, que ce soit en mode électrique ou thermique. Reste, pour tous, le seul recours actuel, en dehors des E.-U. ou de l’UIC, aux règles internationales... de la CEI toujours vivante.

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Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : normalisation, Commission électrotechnique internationale Keywords : standardization, International Electrotechnical Commission

AUTEUR

YVES MACHEFERT-TASSIN Ingénieur honoraire

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Intervention des autorités européennes dans la normalisation ferroviaire. Réactions des entreprises, constitution des structures (1988-1993)

Jean-Marc Châtelain

* Cette communication doit être considérée comme un témoignage personnel sur les événements vécus au cours de cette période entre 1988 et 1993 durant laquelle les partenaires professionnels du secteur ferroviaire européen m’ont fait confiance pour animer leurs réflexions et guider les premiers pas vers de nouvelles conditions pour l’établissement des normes de ce secteur compte tenu des règles édictées par les autorités politiques de la Communauté Européenne. J’en profite pour rendre hommage à tous ceux qui ont participé à cette action qui fut le prélude d’une mutation culturelle profonde du monde ferroviaire européen.

1 Depuis 1988, l’intervention des autorités européennes dans le secteur ferroviaire a été à l’origine d’une véritable révolution et les premières conséquences de cette intervention se sont particulièrement manifestées dans le domaine de la normalisation, considéré jusqu’alors comme plutôt marginal *.

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Contexte politique

2 En 1985, dans un Livre blanc, la Communauté européenne constate que le fonctionnement du marché intérieur européen n’est pas entièrement satisfaisant et, par « l’Acte unique », en février 1986 la Communauté européenne s’engage à supprimer toutes les barrières au commerce intérieur avant le 31 décembre 1992. Est spécialement visé le domaine des marchés publics (dits exclus) : énergie, eau, gaz, transports, télécommunications qui n’ont pas vraiment, aux yeux de la Communauté, fait preuve d’une ouverture suffisante, plus particulièrement en ce qui concerne les passations de marchés de fournitures, où la préférence nationale est souvent la règle, et en ce qui concerne les systèmes d’exploitation entre les mains d’entreprises nationales monopolistiques. L’entrave à la concurrence ainsi constatée est jugée préjudiciable à l’économie européenne. Un rapport officiel table sur une économie de 10 %1. Le transport ferroviaire (grands réseaux, réseaux urbains) est parmi les secteurs touchés par ces constatations.

3 La Commission de la Communauté européenne (Commission de Bruxelles), chargée de proposer les mesures nécessaires, commence par préparer en 1987 une directive sur les procédures de passation des marchés publics et l’un des chapitres les plus importants de ce projet de directive concerne la référence, quasi obligatoire, aux spécifications techniques communes et aux normes européennes dans les contrats (appels d’offres et contrats de réalisation)2. Les problèmes liés aux systèmes d’exploitation des réseaux (séparation infrastructure, interopérabilité) seront pris en considération ultérieurement.

4 Le 2 juin 1988, alors que le projet de directive sur les marchés publics est sur le point d’être publié pour être soumis aux différents pays de la Communauté (il le sera le 11 octobre3), la Commission demande aux organismes officiels de normalisation européens (CEN et CENELEC4) d’examiner les modalités suivant lesquelles ils pourraient engager la création de normes européennes dans les domaines énergie et transport5 afin de répondre aux besoins exprimés dans la directive en projet. La nouvelle passe quasiment inaperçue parmi les acteurs ferroviaires impliqués.

Situation du secteur ferroviaire européen vis-à-vis de la normalisation

5 Cette situation est à l’époque très confuse. Certes des documents normatifs existent, certains ont même un caractère contraignant, en particulier les règles UIC pour l’interopérabilité du matériel remorqué sur les grands réseaux européens, le transport international des voyageurs et des marchandises a été réglementé techniquement et administrativement depuis plus d’un siècle. Les partenaires ferroviaires se sont aussi depuis longtemps concertés pour établir des normes techniques internationales CEI ou ISO ainsi que des fiches techniques UIC pour certains produits : malheureusement, ces documents n’ont qu’un caractère de recommandation et doivent souvent être complétés et amendés par des spécifications particulières complémentaires.

6 Ainsi ces documents normatifs communs n’ont jamais endigué la véritable « tour de Babel » que constitue le fatras des normes nationales, spécifications corporatives, spécifications « maison », établies dans les divers pays sans souci d’uniformisation ; ces

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documents sont à la base des appels d’offre et constituent pour un non initié un ensemble parfaitement opaque : l’absence de marché commun européen ferroviaire n’avait conduit qu’à une normalisation commune faible. On l’avait bien constaté avec la difficulté d’établir des spécifications pour des matériels communs à plusieurs exploitants comme le montrent les exemples traités lors de ce colloque (matériel interconnexion SNCF/RATP, matériel pour le tunnel sous la Manche). Pour sa part, en 1988, le développement du transport ferroviaire grande vitesse était encore basé sur des concepts propres à chaque opérateur national concerné.

7 Autre facteur, en juin 1988, personne n’est valablement préparé pour élaborer la normalisation commune européenne demandée par les autorités européennes. Les partenaires ferroviaires, très inquiets devant un avenir incertain, ont une politique attentiste ; ils savent qu’ils ne pourront plus faire de normes nationales particulières, mais craignent qu’on leur impose celles des autres. Les responsables des organismes de normalisation connaissent mal le ferroviaire. La Commission n’a pas préparé le terrain.

8 Les partenaires ferroviaires ont été habitués depuis des décennies à travailler en autonomie (quasiment repliés sur eux-mêmes), sur la base de relations de proximité entre exploitants et fournisseurs au plan national, ou au sein d’organisations sectorielles UIC, UITP au plan européen ou international. L’intervention des autorités européennes, relayées par les autorités gouvernementales nationales, introduit un contexte politico-administratif complexe qui va changer les modalités d’action : ne serait-ce que par la nécessité de dialoguer constamment avec « Bruxelles » pour déterminer les nouvelles conditions dans lesquelles allait désormais s’exécuter l’activité ferroviaire.

Période de réflexion et mise en place de la structure

9 Entre l’été 1988 et le printemps 1990 s’est mise en place une structure officiellement reconnue pour préparer l’ensemble des normes communes exigées pour mettre en œuvre la directive communautaire sur la passation des marchés publics du secteur ferroviaire.

10 Face à l’impréparation des divers partenaires concernés, il a fallu faire un gros effort d’information, de sensibilisation et de réflexion : au printemps 1989, sous couvert d’une enquête ordonnée par le CEN et menée dans les différents pays de la Communauté européenne et de l’Association européenne de libre échange (A.E.L.E.)6 par Pierre-Henri Desvignes de la SNCF, les instituts de normalisation nationaux et les entreprises ferroviaires ont pris conscience non seulement de l’urgence de définir un programme de travail pour cette normalisation commune (ce qui était l’objectif de l’enquête), mais aussi de la nécessité de mettre en place des structures adéquates pour rédiger et approuver ces normes communes.

11 Parallèlement, les organisations professionnelles européennes (UIC, UITP, UNIFE) se sont concertées pour définir une politique commune de tous les acteurs engagés.

12 À la suite des conclusions du rapport de P.-H. Desvignes en octobre 19897, les instituts de normalisation européens (CEN et CENELEC) ont été d’accord pour qu’un groupe d’action8 réunissant des délégués ferroviaires et des délégués des comités de normalisation analyse la situation avec les secrétariats centraux du CEN et du CENELEC. Ce groupe d’action a proposé en février 1990 :

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« - les principes d’une politique générale constructive, convenue entre les partenaires ferroviaires, pour améliorer à moyen terme les conditions du travail technique (conception, réalisation, essais) dans la perspective de l’ouverture des marchés, - les modalités pratiques pour faire préparer les normes européennes ferroviaires communes dans le cadre de deux comités techniques ferroviaires rattachés l’un au CEN, l’autre au CENELEC et couvrant l’ensemble des applications spécifiques au secteur, - la constitution d’un comité de programmation mixte CEN/CENELEC chargé de définir la politique générale du secteur, d’assurer les liaisons avec les organisations professionnelles notamment l’UIC et l’UITP (organisations des exploitants), l’UNIFE (organisation des industriels), de conseiller les comités techniques dans leurs démarches et finalement de répondre du bon avancement des travaux, tant vis-à- vis des organisations professionnelles que vis-à-vis des autorités politiques de la CEE. »

13 La structure proposée ainsi que les modalités d’action ont été approuvées le 6 avril 1990 par le Comité mixte (CEN, CENELEC, ETSI) des présidents des comités nationaux de normalisation (Joint Presidents Group). La figure 1 montre l’organigramme de la structure, avec le comité technique CEN (TC256 mis en place le 27 novembre 1990), le comité technique CENELEC (TC9X mis en place le 30 mai 1990), enfin le comité de programmation mixte CEN/CENELEC (Joint Programming Committee, JPC Rail).

Figure 1 : Normalisation ferroviaire européenne, structure des comités (mai 1993).

14 Cette organisation, proposée à l’issue d’une concertation entre des experts issus de différents pays et de différentes catégories de partenaires, a tenté de concilier les impératifs jugés essentiels pour la profession9. Ces impératifs sont résumés dans le rapport (mars 1990, JPG n° 29) du groupe d’action ferroviaire lors de la proposition de structure au groupe des présidents CEN/CENELEC/ETSI.

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« Les conditions d’application sont souvent différentes dans le secteur ferroviaire par rapport aux autres activités générales : par exemple l’environnement, l’alimentation en énergie, les conditions d’installation, les règles de sécurité, la disponibilité, les conditions d’exploitation et d’entretien, la durée de vie, l’équilibre économique. La normalisation ferroviaire ne peut pas ignorer les résultats des travaux effectués ailleurs (normes de base), mais les spécificités ferroviaires conduisent à sélectionner des solutions adaptées, voire fréquemment à développer des composants et des sous-systèmes particuliers. Tous les composants utilisés dans une application ferroviaire sont étroitement interactifs, du point de vue fonctionnel comme matériel. Toutes les parties d’un système doivent être compatibles mécaniquement, électriquement et opérationnellement. Le secteur ferroviaire couvre une grande variété de disciplines, tant côté matériel roulant qu’installations fixes, souvent il implique en même temps des aspects mécaniques et électriques, il est souvent affecté par les conséquences techniques des règles d’exploitation. Pour cette raison, il est essentiel d’assurer la cohérence entre les divers projets de norme à établir. L’harmonisation européenne doit conduire à l’ouverture des marchés, mais elle n’a de signification que si elle améliore les conditions de travail pour les constructeurs et pour les exploitants, en particulier si elle réduit leurs coûts et, aussi, si elle améliore la compétitivité des constructeurs européens à l’exportation. Pour cette raison, elle exige une politique cohérente avec la participation de tous les partenaires concernés. Elle ne doit pas conduire à la détérioration des performances essentielles au service ferroviaire (sécurité, attractivité, conditions économiques). »

15 On voit pourquoi, fidèle à sa culture traditionnelle, le secteur ferroviaire revendique sa spécificité par rapport aux autres domaines techniques. Il ne veut pourtant pas s’en dissocier et accepte le principe de son rattachement au sein des organismes officiels européens de normalisation (CEN et CENELEC), avec leurs procédures de fonctionnement : contrôle par les comités nationaux (AFNOR, DIN, BSI, UNI, etc.), préparation des projets au sein de groupes de travail sous l’égide de comités techniques, enquêtes et approbations par l’intermédiaire de ces mêmes comités nationaux. En dehors des quelques sujets traités dans le cadre du comité 9 de la CEI, ce rattachement volontaire aux organismes officiels de normalisation est une nouveauté pour le secteur ferroviaire.

16 L’idée de créer une institution indépendante (associated body), à l’instar de ce que pratiquait le secteur aéronautique avec l’AECMA, n’a pas été retenue, cela pour plusieurs raisons : le coût de fonctionnement d’une institution particulière, alors qu’on pouvait bénéficier de l’infrastructure et des règles de travail du CEN et du CENELEC ; également, la possibilité de mieux contrôler les liens inévitables avec les autres comités techniques traitant des sujets voisins en provoquant, sans démarches lourdes, les actions de coordination nécessaires ; enfin, la gestion de la liaison entre normalisation européenne et normalisation internationale (ISO, CEI), qui était inéluctable, se ferait plus facilement au sein du CEN et du CENELEC.

17 On s’est aussi efforcé de lier étroitement les activités relevant du CEN et celles relevant du CENELEC : dans un système ferroviaire les technologies mécaniques et électriques sont étroitement imbriquées. Dès le départ, début 1989, lors du rapport Desvignes, les partenaires ferroviaires ont demandé que leur secteur soit considéré comme un tout indissociable et ont exigé que les activités normatives des deux entités soient impérativement coordonnées. La mixité des actions, dans le respect des identités de chaque organisation, a été convenablement appliquée.

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18 Ces considérations expliquent la présence du comité de programmation mixte CEN/ CENELEC (JPC Rail) dont le rôle, dans l’esprit de ses fondateurs, était de préserver l’autonomie du secteur vis-à-vis des autres entités travaillant sur la normalisation et d’assurer un lien étroit entre les comités techniques CEN et CENELEC pour maintenir la cohérence nécessaire. Dans le même esprit, on a donné aux comités CEN TC256 et CENELEC TC9X un domaine d’application large, à savoir toutes les applications ferroviaires spécifiques, prévoyant de leur adjoindre si nécessaire des sous-comités sur des thèmes bien délimités, mais sans rompre la cohésion de l’ensemble ainsi créé.

Avancement des premiers travaux. Relations avec les autorités politiques et professionnelles

19 La mise en place de ces structures s’est opérée sans difficultés, elles résultaient d’un consensus au sein de la profession et les comités de normalisation nationaux, mis en confiance, ont donné leur aval aux propositions. Les postes-clés des présidences et des secrétariats ont été répartis entre les pays avec la particularité au niveau du comité de programmation de la nomination d’un président d’origine industrielle (J.-M. Chatelain - UNIFE10) et d’un vice-président d’origine « exploitant » (Peter Molle - UIC), l’un étant français, l’autre allemand. La présidence du comité CEN échoit à un Britannique (Colin Band) et celle du comité CENELEC à un Italien (P. Ferrazzini).

20 Les premières actions ont été consacrées à des enquêtes pour analyser, sur des thèmes de plus en plus précis, la situation, les besoins et pour proposer des programmes d’action avec des priorités. Une quinzaine d’enquêtes ont été ainsi menées, certaines très globales (sélection de grands thèmes prioritaires), d’autres plus ciblées sur des thèmes complexes (sécurité incendie, essais véhicules, détails de compatibilité, etc.)11.

21 Au fur et à mesure que les programmes de travail s’affinaient, des groupes d’experts étaient mis en place au sein des comités techniques et des objectifs leur étaient fixés. En juillet 1993 avaient ainsi été créés 5 sous-comités, 50 groupes d’experts (groupes de travail) pour une centaine de sujets répertoriés. Une dizaine de projets étaient dans leur phase finale d’approbation, il était prévu de traiter les autres dans un délai de un à trois ans selon leur difficulté, la qualité des références existantes ou qui dépendait de la nécessité de considérer des approches nouvelles.

22 Ces programmes de travail répondaient à l’objectif initial qui était de créer un ensemble de normes pour servir de base à l’application de la directive sur l’ouverture des marchés publics. Les premières enquêtes ont confirmé qu’il fallait en priorité normaliser les méthodes de travail employées aux différents stades des relations contractuelles : définitions, guides de spécifications basés sur des performances fonctionnelles plutôt que sur des descriptifs précis, approche système et définition des critères de qualité, méthodes d’essais. Ceci pour toutes les activités relevant de la directive, qu’il s’agisse des grands réseaux ou des réseaux de transport urbain.

23 Sous cette forme, la structure en place ne répondait cependant que partiellement aux attentes des autorités européennes qui, entre temps, étudiaient de nouvelles formes d’intégration communautaire pour les exploitations ferroviaires12, ce qui impliquait en particulier la création de règles d’interopérabilité pour assurer la compatibilité technique (et administrative) des futures opérations13.

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24 Le problème posé dépassait largement le seul aspect technique de la normalisation. Il avait une dimension politique, économique et administrative qui échappait à la compétence des instances de la normalisation. Que faire tant qu’une concertation suffisante ne serait pas effective, soit sur des sujets de développement applicables à l’ensemble des réseaux européens (par exemple contrôle et sécurité du trafic, applications informatiques) ou lorsque les règles techniques nécessaires risquaient d’entraîner des modifications importantes des installations existantes supposant de gros investissements à la charge des réseaux (par exemple adaptation des installations aux conditions d’un réseau unifié grande vitesse ou à celles du transport combiné rail/ route sur les axes internationaux tels que les traversées alpines) ? Pour certains aspects sécuritaires, les responsables nationaux hésitaient à remplacer des règles nationales héritées de l’expérience et qui avaient leur justification par des règles unifiées dont on ne pouvait prouver l’équivalence. Enfin, par principe, les exploitants avaient dénié à l’organisation de normalisation technique CEN/CENELEC en place toute compétence pour traiter des problèmes de règles d’exploitation14.

25 Pour répondre aux demandes réitérées de la Commission et lever ces difficultés économiques, techniques et administratives, les décisions nécessitaient une concertation préalable, sur la base du résultat d’études techniques (recherche et développement) et économiques (impact des décisions). Ce qui impliquait des niveaux hiérarchiques élevés tant dans les entreprises que dans les organisations professionnelles et politiques. Pour ce faire, les organisations professionnelles du secteur ferroviaire (conjointement l’UNIFE, l’UIC et l’UITP) ont donc, en juin 1991, créé le comité de liaison à haut niveau15 qui « coiffe » la structure de l’organigramme de la figure 1 (p. 134).

26 Selon les termes de ses statuts, ce comité de liaison avait pour but : « de promouvoir avec efficacité le transport guidé en Europe, notamment dans le cadre d’une coopération étroite avec les instances européennes. » Son objectif était de définir : « - des positions communes, - des orientations à moyen et long terme, - des actions prioritaires, dans les domaines, en particulier : - de la recherche et du développement, - de la normalisation. Ce comité établira toutes les relations nécessaires avec les organisations européennes concernées, en particulier la Commission des communautés européennes et la Conférence européenne des ministres des Transports, et créera les structures de travail appropriées. »

27 En 1993, ce comité de liaison a créé un « Comité ferroviaire européen de pilotage technique » chargé de gérer conjointement la recherche/développement, la normalisation, les procédures d’homologation. Plusieurs actions ont alors pu être engagées.

28 Pour le développement d’un réseau ferroviaire européen grande vitesse et dans le cadre du projet de directive européenne connu depuis mai 1992, le Comité pour l’interopérabilité grande vitesse a été créé par la Commission en juillet 1993 avec la participation des acteurs économiques concernés. Ce comité est chargé d’établir les règles techniques communes (STI, spécifications techniques d’interopérabilité) qui seront imposées sur le futur réseau grande vitesse (installations fixes, matériel roulant, conditions d’exploitation). Ces STI viendront compléter les normes générales CEN ou

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CENELEC en précisant les valeurs à respecter pour certains paramètres essentiels de l’application grande vitesse.

29 On peut mentionner encore dans le même esprit la prise en compte du projet UIC de contrôle de circulation des trains et l’amorce d’une réflexion sur la création d’un système de reconnaissance des organismes de réception et homologation des matériels.

30 Les partenaires chargés de la préparation des normes ou spécifications techniques européennes étaient ainsi intégrés dans une structure solide susceptible de leur apporter les directives politiques et économiques nécessaires.

31 Autre aspect de la situation, la politique d’harmonisation technique au plan européen s’est révélée capable de modifier sensiblement les relations entre les partenaires ferroviaires (exploitants et constructeurs spécialisés) et leurs autres partenaires industriels. Malgré leurs spécificités techniques, les approvisionnements d’équipements ferroviaires n’ont jamais été complètement dissociés de certains grands secteurs de production tels que les matériaux (sidérurgie, plastiques) ou les produits intermédiaires (composants électriques, câbles) ou encore les services (travaux publics, technologies de fabrication). Contrairement au secteur aéronautique, le secteur ferroviaire n’hésite pas à sélectionner, quand c’est possible, des produits ou services développés pour d’autres secteurs d’application, quitte à faire procéder à des adaptations pour répondre à ses besoins spécifiques.

32 Tant que les relations techniques étaient purement nationales, les exploitants faisaient assez facilement accepter leurs exigences auprès des industriels concernés par des accords négociés au cas par cas. Les règles européennes de fonctionnement ne donnent plus la même souplesse : quand dans un secteur technique non spécifiquement ferroviaire ont été édictées des normes « génériques » européennes, implicitement applicables dans tous les domaines, un exploitant de chemin de fer a-t-il le droit de formuler des exigences non conformes à ces normes génériques ? Ce peut être le cas quand les normes génériques ont été préparées sans souci des spécificités éventuelles des applications ferroviaires. Au moment d’enregistrer une nouvelle norme ferroviaire ou, pire, à l’occasion de la réalisation d’un contrat, on risque de découvrir un peu tard l’inadéquation de la norme générique. Si les partenaires, de part et d’autre, montrent une trop grande rigidité, on peut aboutir à des difficultés administratives.

33 Dès 1990, au niveau du Comité de programmation ferroviaire, on s’est efforcé de détecter dans les normes génériques en préparation par ailleurs les aspects qui devaient être complétés ou amendés pour les applications ferroviaires. Par un dialogue engagé suffisamment tôt avec les partenaires concernés, on a pu mettre en place plusieurs groupes de travail communs, par exemple sur les câbles électriques, la structure des ponts, les rails, les appareils à pression, la compatibilité électromagnétique, la sécurité des machines d’entretien des voies. De même le secteur ferroviaire s’est-il trouvé naturellement incorporé dans le comité sectoriel transport du CEN chargé en particulier de programmer les normes pour la logistique des opérations.

34 La réglementation européenne interdit aux comités nationaux de normalisation d’édicter des normes incompatibles avec les normes européennes, mais des incohérences pouvaient aussi se présenter entre les programmes de travail sur les normes européennes et ceux sur les normes internationales de l’ISO ou de la CEI. Compte tenu du poids que devait prendre l’ensemble référentiel normatif européen, les pays tiers avaient sollicité la Communauté européenne, notamment dans le cadre du GATT, afin d’être mieux associés aux travaux de préparation des projets européens de

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normes. Cela s’était traduit par des accords entre les instituts européens (CEN et CENELEC) d’une part, les instituts mondiaux (ISO et CEI) d’autre part16. Selon ces accords, il était prévu que lorsque, au niveau européen, on avait décidé de lancer un programme de travail, les organisations mondiales seraient tenues au courant et prendraient éventuellement en charge ces travaux si elles étaient en mesure de respecter les objectifs et les délais du programme européen.

35 En application de ces accords, des contacts très étroits ont été pris entre les divers comités techniques concernés du domaine ferroviaire17. On pouvait déjà constater en 1993 que, sous l’impulsion de la politique européenne, la normalisation ferroviaire à l’échelle mondiale retrouvait une nouvelle vigueur. Il est toutefois évident que l’Europe ferroviaire, dans le sens de l’ensemble des réseaux interconnectés de l’Ouest à l’Est, a une identité propre très différente des identités variées que l’on rencontre sur les réseaux d’autres continents (Amérique du Nord, Japon, pays en développement, réseaux miniers, etc.) et qu’on ne saurait imaginer entre ces réseaux une harmonisation mondiale suffisante pour pouvoir édicter des normes internationales aussi directives que devront l’être les normes européennes.

36 Il n’en demeure pas moins que l’amélioration de la normalisation, qu’elle soit européenne ou mondiale, pouvait avoir un impact positif sur deux aspects susceptibles de favoriser l’ouverture du commerce mondial :

37 - Les transports urbains : leurs problèmes d’exploitation se posent dans des termes moins dissemblables et une harmonisation mondiale sur la manière d’établir les spécifications techniques contractuelles permet de réduire les frais de développement dus à des divergences non justifiées.

38 - La mise en œuvre des technologies : en harmonisant les méthodes de conception et d’essais, on peut espérer faire des économies sur les moyens de production et de contrôle, même si les produits ne sont pas identiques.

L’évolution des cultures

39 Les obligations de la Communauté européenne imposées à la normalisation ont modifié radicalement des habitudes de travail ancrées depuis des dizaines d’années chez les professionnels ferroviaires : fin des exclusivités nationales, fin des documents élaborés par une seule catégorie de partenaires (exploitants au sein de l’UIC en particulier) ; en revanche, nécessité de négocier constamment avec la Commission pour définir des solutions acceptables face aux projets pas toujours réalistes inspirés par une idéologie libérale, nécessité aussi de s’adapter à des procédures imposées par des organismes extérieurs (celles des comités de normalisation par exemple).

40 Pourtant, au cours de la période relatée dans cette communication et pour ce qui concerne essentiellement la normalisation technique liée à l’ouverture des marchés de fournitures, ce changement de culture semble s’être opéré sans traumatisme. On constate que, dans ses différentes phases, le consensus entre les différents partenaires s’est constitué progressivement, à son rythme, mais sans crise.

41 Au début des concertations au sein de la profession, en 1989, il apparaît que l’intervention européenne était ressentie comme une menace mais aussi, après réflexion, comme une opportunité. Cette menace était inéluctable par rapport aux habitudes acquises. La nécessité s’imposait donc de réagir en imaginant une politique

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nouvelle susceptible d’améliorer les conditions d’exécution des contrats tout en tenant compte des obligations de la Communauté européenne. Ce consensus fort a résulté du très bon esprit de corps qui régnait depuis fort longtemps entre les instances professionnelles européennes. Les coopérations entre personnes en Europe étaient multiples et anciennes : au sein de l’UIC et de l’ORE, ou de l’UITP, au sein du comité CE9 de la CEI, par le Groupement 50 Hz pour l’électrification monophasée, par certaines coopérations franco-allemandes pour la recherche, au cours des fréquents colloques techniques qui se tiennent régulièrement. En dépit des concurrences et des particularismes, les relations personnelles ont en quelques mois permis de constituer les divers cercles, qu’on peut qualifier d’amicaux, qui ont su proposer aux diverses autorités des solutions constructives.

42 Les intérêts étaient somme toute convergents. Les exploitants souhaitaient pouvoir faire jouer la concurrence internationale face aux concentrations industrielles supranationales. Ces mêmes entreprises supranationales s’adaptaient mal à des particularismes nationaux trop marqués incompatibles avec leur politique de rationalisation. Les industriels espéraient aussi qu’en participant à l’élaboration des normes, ils ne se verraient plus imposer des clauses excessives (sources de renchérissements inutiles ?) et seraient ainsi plus compétitifs pour l’exportation vers des pays tiers.

43 Il se présentait aussi une opportunité évidente avec l’évolution technique des projets. La faiblesse et le morcellement des normes existantes et, surtout, l’absence de références sérieuses utilisables comme base reconnue lors des différentes étapes des contrats (spécification, conception, construction, réception) gênait souvent les ingénieurs de terrain. Beaucoup espéraient que l’élaboration d’une normalisation commune allait enfin permettre d’améliorer ces références et clarifier les relations contractuelles, d’autant plus que les notions d’aptitude à l’emploi, fiabilité, disponibilité, coût économique étaient de plus en plus à prendre en compte. Notons aussi que participer à un groupe de travail international est valorisant pour un expert ; il échange ses expériences et en ressort plus savant. Nous avons constaté combien d’ingénieurs de terrain, qu’on aurait pu supposer peu enclins à participer à une instance internationale, se sont manifestés d’excellents normalisateurs, ouverts au dialogue constructif.

44 Ces motifs expliquent que les diverses entités de la profession (exploitants et industriels) ont sans trop de difficultés délégué bénévolement les experts et animateurs nécessaires, originaires des divers pays, ces personnes coopérant sans états d’âme.

45 Ce prélude à une manière commune de penser au niveau européen a probablement favorisé l’engagement d’actions autrement plus traumatisantes sur le plan culturel quand, deux ans plus tard, la Commission a proposé de modifier profondément les modes de gestion et d’exploitation des réseaux, avec des conséquences administratives, sociales et techniques remettant vraiment en cause toutes leurs habitudes acquises. La normalisation européenne ne serait bientôt plus qu’un chapitre du bouleversement qui allait révolutionner le monde ferroviaire. Mais, entre temps, les diverses organisations ferroviaires s’étaient dotées des compétences indispensables pour négocier avec les autorités politiques et s’impliquer dans l’évolution libérale demandée par la nouvelle Union européenne.

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BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

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• CHATELAIN, J.-M., « La normalisation européenne dans le secteur ferroviaire. Un enjeu pour une nouvelle culture », Culture technique, n° 29 (juillet 1994).

NOTES

1. Communication de la Commission COM (88) 376 final (11 octobre 1988). Régime communautaire des marchés publics dans les secteurs exclus (II A tableau annexe 5). Ce rapport table sur une réduction des coûts économiques de l’ordre de 10 % compte tenu des effets de compétition et de restructuration. 2. Sur l’ensemble de l’Acte unique et de ses conséquences sur la normalisation, voir Dictionnaire de l’Europe, nouvelle approche 92, Dossier AFNOR, mars 1988, ainsi que Florence Nicolas et Jacques Repussard, Des normes communes pour les entreprises, document de la Commission des communautés européennes édité en français et en anglais, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 1988. 3. « Directive du Conseil 90/531/CEE (17 septembre 1990) relative aux procédures de passation des marchés dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications », J.O. des Communautés européennes, n° L297 (29 octobre 1990), plus couramment dénommée « Directive marchés publics secteurs exclus ». Voir titre II : Spécifications techniques et normes, Articles 13 et 14. Le projet de directive avait été publié le 11 octobre 1988 sous la référence COM(88) 377. 4. Normalisation mécanique et générale : CEN (comité européen de normalisation), au plan mondial ISO (International Standardization Organization), correspondant français AFNOR. - Normalisation électrique : CENELEC (Comité européen de normalisation électrique), au plan mondial CEI (Commission électrotechnique internationale), correspondant français UTE/CEF (Comité électrotechnique français).

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- Normalisation d’autres secteurs européens : ETSI (télécommunications), AECMA (construction aéronautique). - Organisations professionnelles : UIC (Union internationale des chemins de fer), ORE (office de recherche et d’essai rattaché à l’UIC), UITP (Union internationale des transporteurs publics), UNIFE (Union des industries ferroviaires européennes). 5. Commande d’élaboration de programme de normalisation adressé par la CEE DG III au CEN d’une part, au CENELEC d’autre part et concernant les marchés publics dans les domaines énergie et transport (2 juin 1988). 6. AELE : Association européenne de libre échange ; pays européens qui n’adhéraient pas à la Communauté économique européenne, mais avaient un accord avec cette dernière pour mener une politique commune en matière de normalisation (à l’époque Autriche, Suède, Suisse, Finlande, etc.). 7. Report of the mission ‘Public Procurement in the railway sector’ (rapport Desvignes) : rapport préliminaire au Public Procurement Meeting Railways du 24 mai 1989. le rapport définitif complet a été publié en septembre 1989 en français et en anglais. 8. La constitution du groupe d’action (Railway Task Force) a été approuvée par la profession lors de la réunion du Public Procurement (Railways) du 4 octobre 1989 avec la désignation de son animateur J.-M. Chatelain (France). Les propositions ont été préparées par un groupe restreint (Advisory group) en décembre 1989-janvier 1990, puis soumises au groupe d’action le 15 février 1990. 9. Deux documents essentiels ont été publiés sur une proposition du groupe d’action : JPC Rail n° 8 « Status of the railway standardization organization (Railway programming and technical committee) », mai 1990, et JPC Rail n° 9 « Considerations of CEN/CENELEC Railway programming Committee for undertaking European Railway standards », mai 1990. 10. À cette époque, J.-M. Chatelain, adjoint au directeur technique de GEC-ALSTHOM, est porte- parole de la délégation française auprès du Comité d’étude n° 9 « Traction » de la CEI ; Peter Molle, directeur technique à la Deutsche Bundesbahn, est président de la 5e commission UIC « Matériel et Traction » (N.d.l.R.) 11. Outre le rapport Desvignes déjà cité, on peut mentionner l’enquête Gillan sur les priorités (juillet 1990), les 4 enquêtes du CENELEC TC 9X sur l’ensemble des applications électriques (juin- octobre 1990), les enquêtes « Feu », « Bruit », « Essais véhicules », « Organes de roulement », « Interaction voie/véhicule », « Compatibilité grande vitesse », « Dessins », « Wagons », « Freinage », etc. 12. Communication sur une politique ferroviaire commune, Document CEE DG VII/418/89 (23 novembre 1989). Synthèse de l’ensemble de la politique préparée par la Commission. - Commission des Communautés Européennes, Rapport du groupe de travail à haut niveau pour le développement d’un réseau européen de train à grande vitesse, décembre 1990. - « Directive du Conseil, 91/440/CEE du 29 juillet 1991, relative au développement de chemins de fer communautaires », J.O. des Communautés européennes, n° L 237/25 (24 août 1991). 13. Rapport de la Commission DG III sur la compatibilité technique d’un réseau européen de transport combiné rail-route, septembre 1991. 14. Note du 9 février 1990 de Peter Molle au nom du président du comité UIC « Traction et Matériel roulant » à l’animateur du groupe d’action ferroviaire (J.-M. Chatelain) : « L’harmonisation des normes de base pour l’exploitation doit demeurer une question traitée par les administrations ferroviaires elles-mêmes [...] cela doit rester l’exclusivité de l’UIC. Le mandat du CEN et du CENELEC doit être limité à l’harmonisation des normes de base pour la construction d’équipements ferroviaires... » 15. Déclaration commune de Stockholm du 5 juin 1991. Le diagramme qui illustre l’ensemble des liaisons correspond à une proposition du comité de programmation JPC Rail du 19 mars 1991 (JPC Rail n° 39).

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16. Des accords formels ont été passés entre le CEN et l’ISO (accord de Lisbonne en janvier 1989, accord de Vienne signé le 27 juin 1991), ainsi qu’entre le CENELEC et la CEI (accord approuvé par la CEI à Beijing le 25 octobre 1990 et par le CENELEC à Lugano en novembre 1990). 17. Échanges réciproques d’informations avec le Comité technique ISO TC 17/SC 13 (produits en acier pour matériel roulant ferroviaire) et le Comité d’étude CEI CE9 (matériel de traction électrique). Elaboration en cours de programmes de travail communs.

INDEX

Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : normalisation, Europe Keywords : standardization, Europe

AUTEUR

JEAN-MARC CHÂTELAIN Ingénieur honoraire (Alsthom)

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La normalisation dans le domaine ferroviaire et la concurrence européenne et mondiale : évolution des influences des réseaux et des constructeurs

Éric Fontanel

1 Depuis ses origines la normalisation industrielle a toujours été un outil de concurrence utilisé de façon plus ou moins consciente soit pour distordre celle-ci, soit pour la favoriser.

2 De ce point de vue une véritable révolution s’est opérée dans l’industrie européenne du chemin de fer avec la fin de « l’exception ferroviaire » qui jusqu’en 1992 faisait échapper ce secteur aux règles européennes d’attribution des marchés publics.

3 Jusqu’au début des années 1990 il n’existait aucune véritable normalisation ferroviaire européenne, la seule base documentaire commune étant constituée des normes très générales de la CEI et des fiches de l’UIC qui tout en assurant un niveau tout juste nécessaire d’interchangeabilité des matériels laissaient largement la place aux interprétations nationales.

4 La normalisation nationale était alors laissée plus ou moins à l’initiative des réseaux nationaux et acceptée de façon assez passive par les industriels. Cette situation participait au maintien de relations privilégiées entre réseaux et constructeurs nationaux incluant un partage des fonctions d’ingénierie.

5 L’ouverture des marchés de construction ferroviaire européens à la concurrence a fait très rapidement évoluer les points de vue et a provoqué une prise de participation importante des constructeurs aux travaux de normalisation européens et un abandon presque total des travaux de normalisation nationaux.

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6 Cette mutation ne s’est pas faite sans difficultés et est loin d’être achevée, elle fait partie en fait d’une évolution plus générale conduisant à un transfert de l’ingénierie de construction des matériels des exploitants vers les constructeurs.

7 Quelques exemples positifs sont donnés de la participation de la normalisation ferroviaire européenne à cette évolution de l’organisation de l’industrie et à l’ouverture des marchés à la concurrence internationale, y compris au niveau mondial. Nous citons aussi quelques tentatives de distorsion de la concurrence par la normalisation, par exemple par utilisation des instances mondiales (CEI) dont les règles de fonctionnement ne sont pas aussi strictement orientées vers l’ouverture des marchés que celles de la normalisation européenne.

8 Un autre défi est maintenant lancé à l’industrie européenne, celui de l’ouverture de l’exploitation des réseaux à la concurrence ou à tout le moins celui de la libre circulation des matériels au travers des frontières. Les normes nécessaires à « l’interopérabilité » grande vitesse sont en cours de rédaction sous l’impulsion de l’Association européenne pour l’interopérabilité ferroviaire. L’industrie saura-t-elle demain régler par la voie de la normalisation les problèmes beaucoup plus vastes que pose une future interopérabilité « conventionnelle » ?

INDEX

Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : normalisation, réseau, concurrence Keywords : standardization, network, competition

AUTEUR

ÉRIC FONTANEL Société Alstom transport, directeur marketing produit et technologie locomotives, président du comité français de normalisation - union technique de l’électricité / BNF 9

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Logique de projet et normalisation : comment a été traité le cas concret d’Eurostar dans un domaine essentiel : les normes anti‑incendie

Daniel Brun

Préambule

1 Après la signature en 1986 par les gouvernements français et britannique du Traité de Canterbury relatif à la création du « lien fixe » sous la Manche (suivant la terminologie officielle), les réseaux de chemins de fer intéressés, la SNCF, les BR d’alors et la SNCB se sont concertés en vue d’aboutir à la définition d’un matériel à grande vitesse, qui serait exploité en commun pour assurer les liaisons entre Londres, Bruxelles et Paris empruntant le tunnel.

2 Cette concertation aboutissait peu avant la ratification du traité en juin 1987 à retenir un matériel dérivé des TGV de la SNCF et les réseaux chargeaient une structure commune mise en place à cet effet (le groupe de projet international transmanche, ou GPI) de spécifier en détail ce matériel puis, sur leur délégation, de préparer et enfin de gérer le marché correspondant. Celui-ci fut passé en décembre 1989 avec un consortium réunissant les principales firmes de construction de matériel ferroviaire de France, de Belgique et du Royaume-Uni. Ce consortium avait de son côté mis en place une structure commune pour être son interlocuteur unique vis-à-vis de celle des administrations ferroviaires (Transmanche Super Train Group, ou TMSTG). La mise en service du tunnel était prévue initialement pour mai 1993, date à laquelle un nombre suffisant de rames devait être opérationnel pour pouvoir assurer la montée en charge progressive du service prévu. On remarque donc que le délai était extrêmement court et conduisait à préconiser dans toute la mesure du possible des solutions déjà éprouvées, ou proches de solutions éprouvées.

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3 Pour leur part, les gouvernements français et britannique mettaient en place une structure commune de supervision des dispositions envisagées pour l’exploitation du lien fixe. Cet organisme plénier comportait en son sein un comité de sécurité1 auquel devaient être soumises par l’exploitant du lien fixe les dispositions concernant la sécurité de l’exploitation de tous les matériels roulants devant l’emprunter. C’est donc par le canal d’Eurotunnel que transitaient toutes les démarches relatives à « l’approbation » des dispositions concourant à la sécurité d’exploitation prévues pour les rames à grande vitesse2 par le comité de sécurité. Dans la pratique, le mécanisme consistait pour le GPI à préparer un dossier décrivant les dispositions prévues et les raisons motivant leur préconisation, qui faisait d’abord l’objet de discussions officieuses avec Eurotunnel et les membres du comité de sécurité, puis, après la prise en compte, avec le concours de TMSTG, des évolutions résultant de ces discussions, à faire adresser à Eurotunnel par la SNCF et les BR, qui étaient les seuls réseaux directement concernés par les relations avec la commission intergouvernementale, un dossier officiel, lequel transmis à son tour par Eurotunnel à la commission se voyait « accepté » par celle-ci. Ce processus était, en lui-même, générateur de délais et d’incertitudes, au moins temporaires, sur la possibilité de mettre en œuvre les solutions imaginées au départ. Il a, dans un nombre de cas heureusement limité, entraîné la nécessité de modifier les spécifications initiales et donc conduit à des amendements générateurs de retards et de surcoûts.

4 On se doute que, faute d’antériorité dans la définition de matériels destinés à emprunter un tunnel d’une aussi grande longueur, les dispositions relatives à la sécurité d’exploitation ont dû assez largement innover, tout en restant basées sur l’expérience que pouvaient avoir les exploitants concernés. Dans ce cadre, les dispositions relatives à la prévention du risque d’incendie et à la lutte contre un incendie déclaré, y compris à la suite d’un acte délictueux, ont revêtu une importance essentielle. La démarche adoptée vis-à-vis de la prévention du risque d’incendie fait l’objet de cet exposé.

Normes anti-incendie adoptées pour les rames Eurostar

5 Parmi les dispositions destinées à minimiser les risques d’incendie, une place essentielle revient au choix des matériaux constitutifs du matériel roulant, en particulier pour le garnissage (revêtements des sols, plafonds et parois, tissus de sièges, etc.) et certains équipements électriques. Or, début 1988, lorsque les rames ont été spécifiées, il n’existait aucune norme internationale à ce sujet, et les discussions au niveau européen sur ce sujet (travaux du CEN et du CENELEC) n’en étaient qu’à leurs prémisses.

6 Chacun des réseaux appliquait des normes nationales, les BR la norme BS 6853, la SNCF les normes NF F 16‑101 à 103, et la SNCB le plus souvent ces dernières également.

7 Il existait un risque que les réseaux se voient imposer la mise en œuvre d’un document spécifique, à élaborer, faisant une synthèse des approches française et britannique ou, plus difficile encore, de n’accepter que des matériaux satisfaisant aux caractéristiques les plus rigoureuses de chacune deux normes.

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8 La première solution, que certains souhaitaient préconiser, exigeait d’importants délais l’élaboration de normes communes dans un tel domaine ; en supposant même que les experts concernés y travaillent avec le souci de les faire aboutir dans le plus court délai, elle aurait nécessité des essais portant sur un très grand nombre de matériaux pour vérifier la faisabilité des préconisations. Le temps nécessaire pour une telle démarche ‑ indépendamment de son coût - ôtait tout réalisme à cette solution.

9 La deuxième solution aurait nécessité la création de nouveaux matériaux, capables de répondre à des caractéristiques nouvelles résultant de l’addition, dans une certaine mesure, des exigences des deux normes. Il est probable que, dans certains cas, la démarche n’aurait pu aboutir : en effet, les matériaux ne doivent pas seulement satisfaire des caractéristiques appropriées en matière de tenue au feu, ils doivent également respecter d’autres caractéristiques tout aussi fondamentales relatives à la tenue mécanique, au vieillissement, etc., et les normes nationales tenaient compte, de « l’état de l’art » dans chaque pays pour définir des compromis acceptables. Des matériaux capables de répondre à des critères nouveaux étaient entièrement à inventer, avec des risques significatifs de voir cette démarche ne pouvoir aboutir dans un délai raisonnable.

10 Aussi le GPI, pour éviter cette impasse, possible, sur ce sujet fondamental, a-t-il proposé dès le début 1988 un raisonnement original, qui a consisté à dire que, puisqu’il était inenvisageable de créer dans des délais compatibles avec l’aboutissement du projet des normes communes, les normes française et anglaise, qui avaient jusque-là fait la preuve de leur pertinence, chacune dans le pays concerné, seraient réputées équivalentes et également applicables. Il proposait en outre que le choix des normes à appliquer dans chaque cas soit laissé aux industriels constructeurs, en fonction des localisations des bureaux d’études concernés, ceux-ci étant habitués à l’utilisation de leurs normes nationales. Cette proposition a été faite avant même de connaître la répartition exacte des charges d’études entre les différentes usines du consortium des constructeurs et, donc, sans aucun préjugé sur les résultats concrets qu’elle pourrait avoir.

11 Dans le cas des câbles électriques, toutefois, les spécialistes durent engager une démarche de rédaction de « normes » spécifiques : en effet, les documents existant en France comme en Grande-Bretagne prévoyaient bien des caractéristiques de comportement vis-à-vis du feu, pour ce qui concernait la non propagation de celui-ci ou la toxicité et la quantité de fumées émises en cas de feu, et les spécialistes se mirent rapidement d’accord sur des spécifications communes sur ces points, qui purent être rapidement rédigées3 (TM 1‑04 et 05). En revanche, ils ne prévoyaient pas de caractéristiques relatives à la conservation de leur capacité à remplir leur fonction. Pour les câbles de commande concernant celles dont le maintien en service pendant le temps nécessaire à la terminaison de la traversée du tunnel par la rame affectée par l’incendie, ou de son évacuation au cas où elle viendrait à être néanmoins immobilisée, il s’agissait d’une caractéristique essentielle. Elle devait toutefois rester compatible avec d’autres, telle la résistance aux agressions chimiques par les diélectriques liquides, etc. II a donc été nécessaire de rédiger un document original précisant l’ensemble de ces caractéristiques pour ces conducteurs qualifiés de « spéciaux », mais en tenant bien entendu compte de « l’état de l’art » en la matière, les délais du projet ne laissant évidemment aucune latitude pour procéder, en ce domaine comme en bien d’autres, à des développements de longue

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12 durée. Il fit donc référence à des essais pré‑existants, en particulier à la norme CEI 331. Il convient de noter que cette spécification (TM 1‑06) a été reprise également pour les navettes d’Eurotunnel, et a fait la preuve de sa pertinence lors de l’incendie qui est intervenu en novembre 1996. On trouvera un court extrait de ce document en annexe.

13 La démarche proposée a été acceptée par le comité de sécurité, non sans que des éclaircissements aient été demandés, en particulier sur la pertinence de l’application éventuelle d’une norme... allemande ! ainsi que sur les sévérités relatives en matière de toxicité des fumées des normes française et anglaise. Il a fallu également expliquer que, contrairement aux souhaits exprimés par quelques-uns, il n’était pas possible, en raison des difficultés de coordination qui en auraient résulté ‑ ni nécessairement opportun en raison des différences dans la nature même des risques auxquels les matériels devaient faire face ‑ de retenir systématiquement les mêmes normes pour les rames à grande vitesse et pour les navettes d’Eurotunnel.

Application pratique de la solution retenue

14 Dans la pratique, la répartition des études retenue par le Consortium des constructeurs a conduit à une application systématique des normes françaises en ce qui concerne les remorques, et donc les matériaux de garnissage des compartiments recevant des voyageurs.

15 La répartition des fabrications, dans plusieurs cas, n’a pas coïncidé avec celle des bureaux d’études chargés de la conception, pour des raisons de plan de charge mais aussi de nécessité de faire participer dans les proportions convenues au départ les industries des trois pays concernés. En outre, certains approvisionnements ont été laissés sous la responsabilité directe des usines, tout en faisant l’objet de la part du consortium d’actions de coordination d’une remarquable efficacité.

16 II a donc été nécessaire, pour ne pas engorger les laboratoires français familiers de l’exécution des essais de qualification au feu/fumées des matériaux ni perdre du temps (et de l’argent) en transports d’échantillons, de procéder à l’agrément de laboratoires étrangers, afin de leur permettre d’effectuer de tels essais pour le compte des usines se trouvant dans leur pays. Les spécialistes concernés du département des Essais de la SNCF et leurs correspondants dans ces laboratoires ont donc mis au point, dans un délai court, des protocoles d’essais croisés pour rendre possible cet agrément.

17 Cette démarche a assez rapidement abouti en ce qui concerne un laboratoire établi en Belgique. La démarche a été plus longue, mais a également abouti à temps pour être utilisable dans le cadre du projet, pour une partie au moins des essais (classement feu), en ce qui concerne un laboratoire britannique.

18 Un cas particulier mérite d’être signalé. À la demande de la partie britannique du comité de sécurité, des dispositions plus sévères que celles des normes françaises ont été adoptées pour la sélection des matériaux d’habillage des compartiments toilette : en raison des risques liés à de possibles actes de malveillance, les panneaux d’habillage de la partie inférieure de ceux-ci qui, en application des normes françaises, auraient pu être constitués de matériaux plastiques, ont été réalisés en panneaux d’acier inoxydable à structure nid d’abeille, quand ils étaient de forme suffisamment simple. Le comité de sécurité a admis de conserver le polyester pour les panneaux de la partie supérieure, de forme complexe.

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Conclusion

19 La normalisation ferroviaire européenne était, à l’époque du projet Eurostar, assez peu avancée, en particulier sur des sujets délicats tels que le comportement au feu, mais également dans d’autres domaines très importants, tels que la protection des personnels vis-à-vis des risques électriques.

20 Dans le domaine de la prévention du risque d’incendie, une démarche originale a pu être adoptée grâce, il faut le souligner, à la bonne volonté de tous les intervenants.

21 Dans d’autres domaines importants, il n’est pas douteux que le projet a fait apparaître la nécessité d’aboutir à des normes communes, et a contribué à faire progresser la compréhension mutuelle

ANNEXES

Annexe Extrait du Document TM1.06. Spécification technique conducteurs et câbles spéciaux. 3.8 CONDUCTEURS ET CABLES RESISTANT AU FEU 3.8.1 Définition Un câble résistant au feu est un câble qui continue à fonctionner normalement pendant et après un feu prolongé (d’au moins 30 minutes) en supposant que l’amplitude du feu soit suffisante (la température prise en compte sera de 750°c) pour détruire le matériau organique du câble dans la zone où la flamme est appliquée. 3.8.2 Domaine d’application L’usage de ces câbles est recommandé pour les liaisons vitales qui doivent permettre aux trains à grande vitesse Transmanche de sortir du Tunnel sous la Manche même en cas d’incendie à bord affectant les zones non munies de système d’extinction automatique ou difficiles à protéger par des dispositions constructives. 3.8.3 Conditions requises Dans le cadre du présent document un câble sera classé résistant au feu lorsque soumis à l’essai préconisé par la CEI 331, la tension à laquelle il peut résister à la fin de cet essai n’est pas inférieure à la tension nominale du câble. 3.8.4 Marquage - repérage Le marquage et le repérage devront respecter les prescriptions du paragraphe 6 des Spécifications TM1-04 ou TM1-05. Toutefois il conviendra de remplacer TM1-04 ou TM1-05 par TM1-06 RF.

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NOTES

1. Mais le plus souvent on confondait la partie et le tout et ce comité était évoqué comme « la CIG ». 2. Appelées alors TMST, Transmanche Super Trains, et baptisées ultérieurement Eurostar. 3. Dans le jargon du projet elles portaient une dénomination « TM » (Transmanche), suivie du numéro du chapitre de la spécification technique auquel elles se rapportaient‑ dans le cas présent le chapitre 1, équipement électrique ‑ suivi enfin d’un numéro d’ordre.

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Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : normalisation, Eurostar Keywords : standardization, Eurostar

AUTEUR

DANIEL BRUN Cadre supérieur honoraire de la SNCF, président du comité de rédaction de la Revue générale des chemins de fer

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DOSSIER : Normalisation ferroviaire, cultures de réseaux - L'Europe des chemins de fer, 1878-2000

3- Cultures de réseaux : vers l'Europe des chemins de fer ?

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L’interconnexion des réseaux RATP et SNCF : problème de normalisation ou de culture ?

Philippe Essig

1 On a du mal à imaginer aujourd’hui les conditions dans lesquelles a été élaborée l’idée d’interconnexion des réseaux RER/RATP et lignes de banlieue SNCF. Dans un premier temps, nous présentons donc la stratégie des deux grandes entreprises nationales au début des années 1960. A cette époque, la SNCF sortait à peine de la reconstruction de son réseau au lendemain de la guerre, suivie du programme d’électrification des grandes lignes pour traiter de façon économique et performante les trafics voyageurs et marchandises. Les services de la banlieue parisienne étaient encore souvent traités par des rames anciennes, tractées par des locomotives à vapeur réversibles, à l’exception de quelques services qui à l’époque avaient un caractère de prestige.

2 De son côté, la RATP, qui n’avait pas eu à subir les conséquences de la guerre, avait été laissée à l’écart des grands investissements d’équipement de notre pays, jusqu’au moment où le gouvernement décide au début des années 1960 de remettre de l’ordre dans les transports de la région parisienne. Un seul grand projet d’envergure existait à l’époque : celui du RER, dont la construction fut décidée sans que des études suffisamment poussées aient pu permettre de vérifier les coûts et les conditions d’exploitation. De fait, les travaux se révélèrent beaucoup plus complexes que prévus et, après achèvement des deux premières tranches, les plus hautes autorités de l’État s’interrogèrent sur la pertinence de réaliser le tronçon central Auber-Nation.

3 Le concept de l’interconnexion a ainsi émergé en 1971, pour répondre à deux préoccupations :

4 • celle d’utiliser au mieux le potentiel de la ligne RER est-ouest en y faisant circuler quelques trains SNCF (à l’époque on pensait le faire entre la gare de Lyon et La Défense),

5 • celle d’unifier le système de transport collectif parisien pour en faire un outil d’aménagement et de développement performant.

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6 Prenant en compte cette perspective, la RATP proposa au début de 1972 l’interconnexion complète de ses lignes RER avec les lignes de banlieue de la SNCF. Les nombreux obstacles techniques qu’il fallait surmonter avaient été parfaitement identifiés, même si les solutions à leur apporter n’étaient pas évidentes : cette proposition de la RATP a été rapidement entérinée par la SNCF et c’est d’un commun accord que les deux entreprises ont pu proposer aux pouvoirs publics un nouveau schéma d’aménagement de la gare de Châtelet à construire, gare qui allait devenir la plaque tournante du système de l’interconnexion.

7 Il est remarquable de noter que cette proposition commune a été entérinée par le Premier ministre en juillet 1972, moins de six mois après la présentation de la proposition, de sorte que la jonction Auber-Nation, jointe au prolongement de la ligne de Sceaux à Châtelet, a pu être inaugurée en décembre 1977.

8 Entre temps, les équipes SNCF et RATP ont travaillé dans tous les domaines pour résoudre les problèmes techniques et opérationnels évoqués plus haut. Nous détaillons pour chacun d’eux les positions des deux entreprises, les principes qu’elles retenaient, les choix qu’il fallut faire ou les compromis qui furent élaborés.

9 Au terme de cette revue, il apparaît que la solution des problèmes a beaucoup plus été du domaine de la culture des entreprises, où plutôt de la volonté des dirigeants d’aboutir rapidement à des solutions efficaces. Finalement, les problèmes ont été résolus en quelques années seulement, alors que l’on peut constater sur d’autres exemples que les processus de normalisation sont souvent beaucoup plus longs.

10 Malgré quelques difficultés survenues au cours des premières étapes de l’interconnexion, en particulier du fait des retards de livraison du matériel roulant dues à la défaillance du constructeur, l’interconnexion s’est mise en place dans les délais qui avaient été imaginés au départ. Certes, il aura fallu 23 ans pour réaliser le programme complet, tel qu’il avait été imaginé en 1972 mais, entre temps, le concept s’était élargi.

11 Aujourd’hui les résultats de l’interconnexion sont particulièrement probants. L’approche des problèmes difficiles qu’il a fallu résoudre pourrait servir de modèle pour traiter de façon efficace la question de l’interopérabilité des réseaux européens.

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Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : normalisation, SNCF, RATP Keywords : standardization, SNCF, RATP

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AUTEUR

PHILIPPE ESSIG Ancien directeur général de la RATP, président d’honneur de la SNCF

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Normalisation de deux réseaux à racines communes : les chemins de fer allemands

Konrad Schliephake

1 Quelle histoire dramatique que celle du plus grand réseau de l’Europe en dehors de la Russie ! Étatique depuis les années 1870, unifié en 1920, ses 54 000 km de lignes (1937) sont, en 1945, à 40 % détruits et il est morcelé entre plusieurs états et administrations (y compris la Saarbahn jusqu’en 1957). Ses héritiers les plus riches sont les zones d’occupation en Allemagne de l’Ouest avec 31 000 km de lignes et la Zone soviétique avec 13 000 km. Les premiers pas de la reconstruction sont faits en commun, gênés, à l’Est, par les réparations réclamées par les Soviétiques. La division entre les deux zones se fait peu à peu : en 1948 avec l’introduction de monnaies différentes, en 1949 avec la fondation de la RFA et de la RDA, jusqu’à ce que, en 1951, la création du rideau de fer et la coupure des derniers liens locaux laissent seulement quatre lignes pour les voyageurs et les marchandises et six lignes de fret passer à travers la nouvelle frontière. La Deutsche Reichsbahn de l’Est conservait le nom original - anachronique pour cet État socialiste - du réseau antérieur pour faire valoir, au titre d’héritière de la Reichsbahn de 1937, son droit sur les installations ferroviaires de Berlin (est et ouest). Mais, comme la Deutsche Bundesbahn, ainsi nommée depuis 1949, elle dépendait étroitement du ministère des Transports. En RDA, la DR conservait aussi son quasi- monopole du marché de la mobilité, comme nous le montre le tableau 1.

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Tableau 1. Position des chemins de fer sur le marché de la mobilité en Allemagne (voyageurs-km et tonnes-km), 1960 à 1997.

Notes du tableau : (1) y compris transports routiers courte distance - (2) y compris transports urbain en commun - (3) Total tkm/pkm effectués (route, rail, nav. fluviale, conduites). Calculé par K. Schliephake d’après Verkehr in Zahlen, Bonn, 1991, 1998.

2 Du côté est se dessine un chemin de fer qui domine le marché sans efforts, qui reste en situation de monopole, notamment pour les marchandises. Ses agents sont en conséquence fiers de leur travail, maintiennent une tradition ouvrière, mais sont aussi peu accueillants à l’innovation et montrent peu d’égards pour les exigences de leur clientèle. Les trains sont lents, le matériel souvent vétuste et peu fiable, mais le trafic principal est constitué de pondéreux dont le transport ne pose pas de difficultés particulières, le lignite représentant 50 % des marchandises ! Quant aux employés des entreprises étatiques, ils sont peu soucieux de la ponctualité des trains qui les emmènent sur leur lieu de travail... A l’Ouest, l’image des chemins de fer, par contre, change du tout au tout dans les années 1970 : vis-à-vis d’un trafic routier en plein développement le chemin de fer devient « le transporteur des restes » : pour le trafic voyageurs ce sont les « 4 A » – Arme (pauvres), Alte (vieux), Auszubildende (écoliers) et Ausländer (étrangers) –, pour le fret les marchandises en vrac comme le charbon, la ferraille et les déchets.

3 Malgré la mise en œuvre de programmes très innovants comme le réseau Intercity cadencé à l’heure, avec le slogan « seul le tramway est plus fréquent », ou des trains de fret acheminant les marchandises en « saut de nuit », une majorité des politiciens – et de la population dont pas plus de 20 % utilise aujourd’hui régulièrement le train – considère la DB comme un « trou à milliards » (de DM). En fait cet organisme reçoit environ 15 milliards de DM de subvention par an, avec un déficit cumulé à partir des dépenses courantes de plus de 40 milliards de DM en 1990. Cette tendance suscite par ailleurs une grande attention de l’entreprise à l’évolution du marché de la mobilité qu’elle veut (re-)gagner à coups de campagnes de marketing, en poursuivant la modernisation des équipements et des services et en mettant l’accent sur les avantages écologiques du train. Les cheminots ouest-allemands savent depuis les années 1970 déjà, et encore davantage depuis les privatisations de 1995, qu’ils doivent lutter pour

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leur entreprise, dont la qualité et l’impact sur le marché dépendent de leurs actions quotidiennes. La réunification technique des deux réseaux entamée depuis 1990 est accomplie au moins pour les grandes axes, où les « Projets de l’Unité allemande » ont apporté des progrès notables. L’amalgame de deux cultures, de deux attitudes envers une clientèle unie aujourd’hui dans sa mobilité, s’avère plus difficile. Les anciens de la Reichsbahn ne s’adaptent pas tous facilement aux nouvelles exigences du marché et aux changements institutionnels et techniques. Plus de la moitié d’entre eux ont déjà perdu leur travail, souvent dans des conditions pénibles. Mais ces changements sont nécessaires puisque sans eux le chemin de fer perd sa ressource plus important : ses clients !

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Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : normalisation, chemin de fer allemand Keywords : standardization, german railway

AUTEUR

KONRAD SCHLIEPHAKE Dr. rer. nat., maître de conférences à l’université de Würzburg (géographie)

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La traction triphasée italienne : une électrification anachronique ?

Michèle Merger

1 Aussitôt que les méthodes de production, de transport et d’utilisation de l’énergie électrique ont été réalisables, l’Italie a songé à utiliser l’électricité pour la traction sur certaines lignes spécifiques et, après quelques années d’expérimentation commencées au lendemain d’un accident ferroviaire qui avait confirmé, en 1898, les limites de la traction à vapeur dans les tunnels, le choix s’est effectué au profit du système triphasé. Ne nécessitant pas la présence de transformateurs et de convertisseurs dont l’efficacité était alors réduite et permettant, à l’aide de moteurs simples et robustes, de remorquer des trains lourds sur des tronçons de lignes spécifiques, ce système à vocation montagnarde marque profondément l’histoire de la technique ferroviaire italienne et suscite à la fois un vif intérêt et une certaine méfiance auprès des ingénieurs étrangers. Jugé fort justement unique et représentatif d’une véritable culture technique nationale, il apparaît pleinement tributaire des contraintes d’exploitation auxquelles étaient confrontées la Compagnie des chemins de fer méridionaux chargée d’exploiter le réseau de l’Adriatique et la Compagnie de la Méditerranée. C’est la raison pour laquelle il convient de s’interroger sur les raisons du choix de ce système qui conduisit d’abord à l’électrification des lignes piémontaises puis à celle d’autres artères transalpines et transappennines mais qui, à cause de ses faiblesses, deviendra anachronique au lendemain de la Première Guerre mondiale, avant d’être irrémédiablement condamné à disparaître.

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Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : électrification, Italie Keywords : electrification, Italy

AUTEUR

MICHÈLE MERGER Chargée de recherche au CNRS (Institut d’histoire moderne et contemporaine), présidente de l’Association internationale d’histoire des chemins de fer

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Cent ans de signalisation latérale en Europe. Divergences et convergences

Daniel Wurmser

1 On sait depuis longtemps que le chemin de fer a besoin de signaux d’arrêt précédés de signaux d’avertissement qui mettent en mesure de les respecter. Mais la signalisation ne s’est pas réduite à cela, car des perfectionnements incessants, la complexité croissante des installations et des besoins nouveaux allaient lui donner sa physionomie actuelle. Couvrant une période qui s’étend, en gros, de 1895 à 1995, cette étude résume les facteurs qui ont le plus marqué ce domaine essentiel de la sécurité ferroviaire, sans oublier que, si des démarches similaires ont été suivies un peu partout en Europe, elles n’ont été nulle part simultanées. De plus, la période considérée permet, à son origine, d’éliminer les balbutiements des débuts pour ne retenir que les pratiques durables et, à sa fin, de constater que la signalisation latérale est désormais menacée par de nouvelles technologies.

2 Les facteurs marquants peuvent être classés en trois groupes (planche I) :

3 • les progrès des installations de sécurité où chacun, sur la base de l’expérience acquise et du progrès technologique (par exemple le recours de plus en plus développé à l’électricité), a amélioré sa signalisation et comblé les lacunes des programmes ou des principes antérieurs ;

4 • les besoins nouveaux qui, sans être directement liés à la signalisation, l’ont influencée (par exemple l’apparition d’aiguilles longues admettant des vitesses en déviation plus élevées) ;

5 • les influences, variées, extérieures telles que proximité géographique, constructeurs d’équipements, autorités gouvernementales, conflits ou dominations, et l’inévitable obsolescence.

6 Si les deux premiers facteurs ont favorisé les divergences, le dernier a plutôt joué en sens inverse.

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Planche I

© Daniel Wurmser 2002

Les progrès des installations de sécurité

7 Le premier est le verrouillage des aiguilles, car on ne pouvait franchir les bifurcations qu’à vitesse réduite, quelle que soit la direction donnée, directe ou déviée. Ce perfectionnement a permis de franchir sans ralentir la branche directe des aiguilles. La signalisation a donc dû différencier les aspects présentés selon que la branche déviée ou directe est préparée. Dès 1890 elle l’avait fait de deux manières :

8 • la signalisation d’itinéraire qui n’indique que la direction donnée ; il incombe au mécanicien de savoir la vitesse admise par sa connaissance de la ligne ou par le livret de marche de son train ;

9 • la signalisation de vitesse qui indique s’il faut ralentir ou non et à quelle vitesse ; l’indication de direction vient en second lieu, s’il y a doute sur la direction donnée.

10 L’amélioration de la perception des signaux et de leur interprétation qui recouvre, entre autres :

11 • l’adoption du feu vert à la place du feu blanc de voie libre qui évite les conséquences du bris d’un verre coloré et les confusions avec les feux blancs environnants ;

12 • le choix de la couleur jaune pour les signaux de ralentissement ou de marche prudente ;

13 • le clignotement des feux qui a permis de créer de nouveaux aspects aisément repérables ; les réseaux scandinaves en ont usé dès 1920 pour économiser l’acétylène comprimé qui avait succédé au pétrole pour éclairer les signaux d’avertissement qui sont situés loin des postes ;

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• la création de nouveaux aspects pour les signaux d’avertissement pour indiquer sans ambiguïté la position du signal annoncé et éviter qu’un mécanicien trouve inopinément une indication plus restrictive que celle qu’il a l’habitude de rencontrer ;

14 • la répétition en cabine des signaux, bien que déjà ancienne, sort du cadre de l’exposé.

15 Le block automatique, venu des États-Unis dès les années 1900, pose le problème de la conduite à tenir par le mécanicien face à un signal mis à l’arrêt par la condition d’espacement, sans qu’aucun agent ne puisse le renseigner sur place ; il en est résulté la permissivité de certains signaux et, donc, un aspect ou un repérage différents de ceux du signal d’arrêt absolu.

16 L’essor des signaux lumineux à partir de 1920, conséquence du développement des réseaux de distribution d’électricité. Leurs avantages sont tels qu’ils supplanteront progressivement les signaux mécaniques ; à l’heure actuelle, ils les ont éliminés de certains pays, principalement dans le nord de l’Europe. Après avoir reconduit les fonctions et les aspects nocturnes de leurs prédécesseurs, ils s’en sont progressivement affranchis ; ils ont surtout facilité la création des aspects relatifs à des besoins nouveaux comme la signalisation des limitations de vitesse sur les aiguilles en déviation normales ou allongées, ou comme le block à quatre indications.

17 L’amélioration de la sécurité des manœuvres. Ce problème a surtout concerné les réseaux d’Europe centrale où ce type de mouvements avait fait l’objet de programmes de sécurité simplifiés. Le droit accordé aux manœuvres de franchir fermés les « signaux principaux », qui sont d’arrêt absolu pour les trains, revenait à se priver des garanties offertes par les enclenchements et l’immobilisation des aiguilles (régime de manœuvres dit à « aiguilles libres »). Ce régime a été remis en cause après la Seconde Guerre mondiale avec le développement des postes d’aiguillage « tout-relais », où les manœuvres relèvent de parcours enclenchés, comme les trains.

Les besoins nouveaux

18 Apparus dans l’entre-deux-guerres, ces besoins n’ont cessé de s’amplifier.

19 Les aiguilles allongées. Leur angle de déviation de plus en plus faible autorise des vitesses de 60, 80, 100, 120 km/h ou plus par la branche déviée. L’écart avec les anciens taux de 30 ou 40 km/h est donc assez important pour justifier la différenciation des indications. De nouveaux aspects, ou mieux, des signaux à chiffres ajustables au taux voulu ont fait leur apparition avec une version « exécution » et une version « à distance ». Ce fut une autre occasion de diversité.

20 Le raccourcissement des cantons. Près des grandes gares ou sur des troncs communs chargés, le faible intervalle séparant les trains ou le faible écart entre les postes d’aiguillage (dont les signaux participent souvent au cantonnement) ont conduit à créer des cantons dont la longueur est inférieure aux distances de freinage. Il en est résulté des chevauchements de signalisation, la distance de freinage se répartissant sur deux cantons et, au total, un block à quatre indications au lieu de trois, apte à présenter les signaux d’avertissement, de préavertissement ou répétiteur d’avertissement.

21 L’élévation des vitesses en pleine voie à partir des années 1960 a eu un effet similaire, puisque les distances de freinage ont dépassé la longueur des cantons existants qui était d’environ 1 500 mètres en block automatique. Une signalisation d’espacement à quatre indications adaptée aux grandes vitesses a été mise en place (par exemple en

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France avec le feu vert clignotant de préannonce à la place du feu jaune clignotant sur les lignes où la vitesse dépasse 160 km/h).

22 Les facilités d’exploitation telles que les réceptions sur voie courte, occupée, en impasse, ou les circulations à contre-voie ont favorisé la multiplication des signaux. En même temps la recherche d’une meilleure souplesse d’exploitation a fait évoluer les rapports qui existaient entre signaux et livret de marche des trains. Ce dernier introduisait en effet trop de rigidité, en indiquant par exemple pour un train sa voie de réception en gare, les vitesses à respecter et l’aspect des signaux, rendant impossible un changement inopiné sans provoquer un arrêt pour non conformité à l’itinéraire attendu. Pour éviter de tels arrêts on a fait donner plus de renseignements aux signaux (et créé de nouveaux aspects) et moins au livret de marche.

Les influences extérieures

23 Les influences géographiques sont fréquentes, la signalisation d’un pays influençant celle de ses voisins ; c’est aussi le fait de constructeurs d’équipements qui ont étendu leur zone d’action autour de leur pays d’origine. Le phénomène est net en Europe centrale avec les constructeurs allemands.

24 Les constructeurs ont souvent proposé les équipements « clés en mains », des leviers et de la table d’enclenchements aux signaux, en passant par les organes intermédiaires. En signalisation mécanique, les plus notables ont été les constructeurs anglais (Saxby et Farmer, Stevens, Tyer) et allemands (Bruchsal, Jüdel, Siemens) qui tendaient naturellement à exporter les techniques de leur pays d’origine. La France a largement fait appel à la firme Saxby pour les postes d’aiguillage bien que sa signalisation n’obéisse pas au modèle anglais ; curieusement cette firme est ensuite devenue purement française. Le développement de la signalisation lumineuse, du block automatique et des postes « à pouvoir » dans les années vingt ont fait émerger de nouveaux acteurs (dont des sociétés américaines ou leurs filiales). La signalisation devenait un autre métier, où le savoir-faire mécanicien cédait la place au savoir-faire électricien chez les constructeurs comme dans les bureaux d’études des chemins de fer.

25 Les influences politiques. Elles reflètent l’histoire, les appartenances, les dominations et les conflits. La signalisation anglaise est très présente dans les anciens dominions. La France a retrouvé en 1918 un réseau d’Alsace-Lorraine équipé en signalisation allemande dont il subsiste quatre-vingts ans plus tard de nombreux témoignages. Les territoires de l’ancien empire austro-hongrois ont connu une variante du système d’Europe centrale qui n’a pas résisté aux éclatements et au passage à la signalisation lumineuse. En un siècle l’homogénéité créée quelque part peut avoir engendré la diversité ailleurs, et inversement.

26 Les organismes de normalisation recherchent l’harmonisation et l’unification sur des bases communes. Mais lesquelles ? Ils n’ont pas toujours eu un poids suffisant sur un sujet qui n’a pas été jugé prioritaire, au contraire de ce qui s’est passé pour la route. Parfois se sont dissimulés dans cette recherche des enjeux industriels ou politico-économiques. L’exemple récent est celui de l’OSJD (organisation des chemins de fer des pays de l’Est) qui, vers la fin des années cinquante, a fait adopter dans la plupart des pays membres des principes communs de signalisation lumineuse ; il est vrai que sa tâche était facilitée par l’appartenance de ces pays à la signalisation dite d’Europe centrale.

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27 L’obsolescence, en éliminant les réalisations anciennes ou techniquement dépassées, a contribué à homogénéiser les signalisations. C’est le cas des héritages des anciens réseaux qui ont subsisté après leur fusion en des réseaux nationaux. L’Allemagne avec la signalisation bavaroise, l’Espagne, la France et la Grande-Bretagne en ont vécu des exemples notoires et durables.

Les trois écoles en matière de signalisation des bifurcations

28 La bifurcation est un thème qui se prête bien à une étude comparée des pratiques européennes, car elle rassemble dans un cas simple l’essentiel des besoins en signalisation des voies principales : commander l’arrêt, le passage à vitesse normale ou à vitesse réduite. Elle permet aussi d’illustrer l’évolution vers la signalisation lumineuse et les conséquences de l’adoption d’aiguilles allongées.

Les signaux d’arrêt et de passage à vitesse réduite

29 Bien que née comme le rail en Angleterre, la signalisation ne s’est pas développée dans l’homogénéité qu’on pouvait espérer. Des divergences précoces allaient en effet déboucher de façon quasi - irréversible sur trois « écoles ». Pour les illustrer nous avons retenu le cas d’une bifurcation comportant deux branches déviées et une branche directe (planche II) afin de montrer les principes mis en œuvre et les principales évolutions, telles l’adoption du feu vert de voie libre et de la couleur jaune des signaux d’avertissement et de marche prudente1.

Planche II

© Daniel Wurmser 2002

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30 L’école anglaise utilise un signal à bras multiples placés côte à côte ou superposés ; ces bras sont rangés dans l’ordre des directions, pris de la gauche vers la droite, seul celui qui correspond à la direction donnée est ouvert. Le même signal cumule trois fonctions :

31 • commander l’arrêt s’il faut interdire le passage sur les aiguilles,

32 • indiquer la direction pour que le mécanicien s’assure qu’elle est la bonne,

33 • espacer les trains, chaque bras n’étant ouvert que si la direction correspondante est libre.

34 Sur les voies principales apparaissent par la suite des « chandeliers » à bras juxtaposés où le bras relatif à la branche directe est plus haut que les autres. Le principe en est repris avec de légères différences en Belgique, Irlande, Italie et aux Pays-Bas (planche III), et des différences plus marquées au Danemark. Mais Allemands et Français objectent que :

35 • le passage est autorisé par un signal à voie libre au milieu d’autres à l’arrêt, ou de nuit par un feu de voie libre parmi des feux rouges d’arrêt, d’où difficulté de lecture et franchissement de feux rouges ;

36 • aucune indication de vitesse n’est donnée et, même si elle fait partie de la connaissance de son itinéraire par le mécanicien, aucun rappel n’en est fait sur le terrain.

Planche III

© Daniel Wurmser 2002

37 L’école française. Le premier code français unifié, celui de 1885, répond aux objections précitées en protégeant les aiguilles par un unique signal d’arrêt absolu, le carré à

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damier rouge et blanc, qui est ouvert quelle que soit la direction donnée. Il est complété le cas échéant par un disque vert qui indique à distance si le passage implique un ralentissement, et par un indicateur de direction, vestige du système britannique (importé par le PLM) dont la couleur violette, peu éclatante, dénote le caractère accessoire. La France a donc opté dès 1885 pour une signalisation de vitesse. Ce code renonce aux combinaisons de bras en faveur ailleurs et affecte à chaque indication majeure ou chaque fonction son signal (et, à partir de 1936, sa silhouette) ; le signal à cocarde prédomine bien que les tenants du sémaphore lui reprochent son invisibilité à voie libre2 . Un damier vert et blanc annonce à distance la position du ou des signaux d’arrêt. Trois autres signaux d’arrêt sont prévus dont seul le premier joue un rôle dans notre exemple : le sémaphore pour espacer les trains (un par branche de la bifurcation), le carré ou disque jaune d’arrêt absolu pour les voies de service, et un signal d’arrêt différé, le disque rouge3 , à la fois signal d’avertissement et signal d’exécution. Le code « Verlant » de 1936 reconduit les mêmes principes mais marque l’adoption du feu vert de voie libre et de la couleur jaune pour les signaux d’avertissement et de ralentissement. L’Espagne et le Portugal suivent des principes voisins (planche IV).

Planche IV

© Daniel Wurmser 2002

38 L’école allemande recourt à un signal principal (Hauptsignal) à bras superposés. A l’arrêt seul le bras supérieur prend la position horizontale d’arrêt et donne l’unique feu rouge ; les autres bras sont relevés le long du mât, donc « effacés », et ne donnent pas de feu. Le bras du haut est relevé à 45° et le feu rouge est remplacé par le feu de voie libre pour autoriser le passage, cependant que :

39 • vers la branche directe, les autres bras restent effacés et, de nuit, on a un seul feu de voie libre ;

40 • vers la branche déviée, ce sont un, deux ou trois bras qui s’inclinent à 45° en plus du bras supérieur, donnant chacun le feu de voie libre.

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41 Le lien anglais « ne bras = ne direction » est rompu, les branches déviées se décomposant en 1re branche déviée (deux ailes à 45°), 2e branche déviée (trois ailes à 45°). C’est une signalisation d’itinéraire où seul le livret de marche des trains donne la vitesse à respecter sur chaque branche, précision d’autant plus nécessaire que le signal avancé (Vorsignal) qui précède le signal principal est mis à voie libre pour la branche directe comme pour une branche déviée. Par ailleurs l’extinction du feu associé à l’un des bras peut modifier l’indication de direction, ou déformer l’indication de passage sur branche déviée en indication de passage sur la branche directe4 .

42 Cette signalisation, la plus utilisée en Europe et en Scandinavie, a reçu le nom générique de signalisation d’Europe centrale (planche V) ; elle se remarque par ses bras terminés par un rond et la forme circulaire des signaux d’avertissement. La version austro-hongroise s’en distingue par des signaux à claire-voie : ailes rectangulaires des signaux d’arrêt, signal avancé rectangulaire, signal de manœuvre à losange bleu.

Planche V

© Daniel Wurmser 2002

43 Si la Grande-Bretagne est restée fidèle à la règle consistant à ne pas associer de limitation de vitesse aux bras inférieurs des chandeliers, la Belgique et les Pays-Bas leur ont attribué la vitesse de 40 km/h et l’Italie de 30 km/h, ralliant ainsi le camp des partisans de la signalisation de vitesse.

44 A côté de ces différences, les écoles britannique et allemande convergent sur l’emploi du même signal d’arrêt absolu pour protéger les aiguilles et espacer les trains. Elles ne font pas la distinction française entre carré et sémaphore ; le block est donc absolu et les pénétrations en canton occupé sont interdites, sauf circonstances exceptionnelles. Mais pour compliquer les choses le signal d’arrêt absolu allemand ne s’adresse qu’aux

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trains et peut être franchi fermé par les manœuvres ; ce n’est le cas ni en Grande- Bretagne, ni en France.

Les signaux d’avertissement

45 L’élévation des vitesses a fait naître le besoin d’un signal d’avertissement (appelé aussi annonciateur ou signal avancé) prévenant le mécanicien qu’il approche d’un signal d’exécution commandant l’arrêt ou le passage à vitesse réduite. La distance qui les sépare fait intervenir la vitesse admise en ligne, les déclivités et les caractéristiques de freinage des trains.

46 Les écoles française et allemande, pour une fois d’accord en choisissant la cocarde, ont donné à leurs signaux d’avertissement la couleur verte, puis jaune ou orange. L’Angleterre et son école ont adopté un bras sémaphorique différent du bras d’arrêt ; de rouge il est devenu jaune, sauf au Danemark, en Irlande et aux Pays-Bas où la couleur rouge a été conservée (bien que donnant un feu jaune). La nuit, les réseaux anglais et français font donner au signal d’avertissement ouvert le même feu vert de voie libre que le signal d’arrêt, mais l’Allemagne ou la Suisse lui font donner deux feux verts pour le distinguer du signal principal à voie libre. Le Danemark, la Finlande, la Norvège et la Suède les repèrent par des feux clignotants jaunes, blancs ou verts.

47 Aux bifurcations les installations d’origine révèlent les insuffisances suivantes :

48 • l’Allemagne met à voie libre le signal d’avertissement dès l’instant où le signal qui protège la bifurcation n’est pas à l’arrêt, sans différencier la branche déviée de la branche directe ;

49 • l’Angleterre, au contraire, maintient fermé le signal d’avertissement si la branche déviée est donnée et ne l’efface que pour la branche directe.

50 Dans le premier cas, un mécanicien, habitué à être reçu sur la branche directe, a-t-il pu ralentir s’il est reçu sur la branche déviée sans avoir été prévenu ? Dans le second, un mécanicien habituellement reçu sur voie déviée, s’arrêtera-t-il à temps si le signal est à l’arrêt ? Dans les deux cas, la solution a été apportée par des signaux d’avertissement à trois indications : annonce d’arrêt, annonce de passage en déviation ou à vitesse réduite, annonce de passage par la branche directe ou sans ralentissement. L’Allemagne et plusieurs pays d’Europe centrale l’ont fait en munissant la cocarde d’avertissement d’un bras additionnel, tandis que d’autres ne l’ont fait qu’en signalisation lumineuse. Dans l’école britannique seuls les Pays-Bas, avec un signal d’avertissement à deux bras, et la Belgique en 1919 ont créé les aspects correspondants (planche III en bas). L’Italie le fera en signalisation lumineuse. La Grande-Bretagne ne généralisera pas une solution qu’elle a pourtant utilisée à petite échelle, avec un chandelier d’avertissements à bras jaunes répétant la position des bras rouges.

Le passage à la signalisation lumineuse

51 Nous ne reviendrons pas sur les avantages des signaux lumineux : mêmes aspects de jour et de nuit, fiabilité, simplicité de commande et d’entretien. Toutefois des précautions doivent être prises pour qu’une extinction accidentelle ne fasse pas apparaître une indication moins restrictive. Elles vont de l’allumage d’un feu rouge de secours, au dédoublement des feux (avertissements lumineux autrichiens ou belges donnant deux feux jaunes au lieu d’un en signalisation mécanique), en passant par

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l’apparition d’une indication restrictive sur le panneau en dérangement (en Grande- Bretagne l’extinction d’un des deux feux jaunes du signal de pré-avertissement le transforme de facto en signal d’avertissement) ou sur le panneau qui le précède (France). Il faut indiquer enfin si le panneau éteint peut présenter l’indication d’arrêt et, si c’est le cas, s’il peut être franchi à l’issue d’un délai ou après autorisation délivrée par un agent sédentaire (aiguilleur, chef de circulation, régulateur).

52 La règle la plus communément admise pour les signaux lumineux a été de présenter les mêmes feux que leurs homologues mécaniques. En Allemagne, en Autriche ou en Suisse, les signaux lumineux sont la réplique des signaux mécaniques : par exemple quand un signal d’arrêt est combiné à un signal d’avertissement, chaque signal donne ses feux et, s’ils sont tous les deux à voie libre, ils donnent chacun cette indication, en l’occurrence un feu vert et deux feux verts.

53 Les planches VI, VII et VIII illustrent l’équivalence entre signalisation mécanique et signalisation lumineuse dans le cas du passage des aiguilles par la branche déviée. Si les écoles française et d’Europe centrale montrent la continuité des aspects, on ne peut en dire autant de l’école britannique où les chandeliers, après avoir été remplacés par des chandeliers lumineux à panneaux et à feux rouges multiples, ont cédé la place à autant de types de signaux à panneau et à feu rouge unique que de pays. On se reportera pour cela aux aspects présentés en Belgique, Grande-Bretagne, Italie et aux Pays-Bas. La Grande-Bretagne et l’Irlande sont restées fidèles à une signalisation de direction mais avec contrôle d’approche. Cette technique consiste à ne pas ouvrir les signaux d’arrêt et d’avertissement protégeant une aiguille en déviation dès la préparation de l’itinéraire. Seul le signal d’arrêt s’ouvre lorsque le train a atteint un point situé après son avertissement et a donc suffisamment ralenti ; en même temps s’allume l’indicateur de branche déviée formé d’une ligne inclinée de feux blancs lunaires5. Il va de soi que le conducteur doit se tenir prêt au cas où le signal d’arrêt ne s’ouvrirait pas.

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Planche VI

© Daniel Wurmser 2002

Planche VII

© Daniel Wurmser 2002

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Planche VIII

© Daniel Wurmser 2002

Aiguilles longues et signalisation de vitesse

54 Pour les pays qui ont choisi la signalisation de vitesse, c’est-à-dire maintenant presque tous, les aiguilles longues ont imposé la création d’indications de vitesses souvent supérieures à la vitesse basse « traditionnelle » (30 km/h en Espagne, en France et en Italie, 40 km/h en Allemagne et en Europe centrale). Le plus souvent les signaux correspondants s’ajoutent à l’indication de vitesse basse, de telle sorte que leur extinction laisse subsister celle-ci, ce qui joue dans le sens de la sécurité.

55 Ils revêtent quatre formes (planches IX et X) :

56 • des chiffres exprimant en clair la vitesse autorisée en km/h ou en dizaines de km/h ;

57 • des feux clignotants dont il existe plusieurs variantes (lent, rapide, simultané, alterné) ;

58 • des combinaisons de feux jaunes et verts ;

59 • des traits lumineux ou lignes de petits feux blancs ou colorés.

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Planche IX

© Daniel Wurmser 2002

Planche X

© Daniel Wurmser 2002

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60 A la fin des années cinquante, l’OSJD a défini une signalisation commune aux pays de l’Est (planche X en bas) qui reprend certains principes d’Europe centrale tel l’allumage du feu jaune inférieur du panneau chaque fois qu’une aiguille est prise en déviation (en pointe ou en talon). Deux ou trois paliers de vitesse sont introduits pour les aiguilles longues ; il leur correspond des lignes horizontales de petits feux verts ou jaunes qui s’ajoutent au feu jaune de déviation si la vitesse est supérieure à 40 km/h. Les feux supérieurs portent les feux d’annonce du signal suivant (jaune fixe s’il est à l’arrêt, vert fixe s’il est à voie libre pour la branche directe, clignotants jaunes ou verts s’il indique le passage à vitesse réduite, avec un clignotement lent et un clignotement rapide). Le système OSJD, qui consomme peu de feux, hiérarchise les feux sur un même signal et supprime le « cumul des feux » de l’Europe centrale avec un feu vert unique de voie libre. Le panneau de pleine voie donne ainsi un feu rouge, un feu vert ou un feu jaune comme tant de ses homologues européens.

61 La Suisse est l’exemple de pays utilisant des combinaisons de feux assez complexes. Par exemple un signal principal autorisant le passage à 90 km/h et annonçant le même taux au signal suivant, présente trois feux verts en ligne verticale coiffant deux feux verts et un feu jaune en équerre. C’est pourquoi, conscients d’arriver à une limite, ses chemins de fer mettent en place progressivement une nouvelle signalisation à feux colorés uniques et affichage numérique des vitesses.

Les signaux du block automatique à quatre indications

62 Dans les zones où la densité des signaux est élevée, des signaux peuvent être installés entre un signal d’arrêt et son signal d’avertissement entraînant des imbrications de signalisation telles qu’un signal d’avertissement peut annoncer plusieurs signaux d’arrêt, ou plus tard, en raison du principe de la continuité de la signalisation d’avertissement6 , plusieurs avertissements peuvent annoncer un signal d’arrêt. En signalisation mécanique cela créait des dépendances d’autant plus complexes que des postes différents intervenaient et qu’il en résultait souvent pour le mécanicien des difficultés d’interprétation.

63 La signalisation lumineuse a contribué à résoudre le problème. Mais une fois de plus l’Europe s’est partagée en deux groupes, « l’Europe centrale » et les autres, c’est-à-dire la Belgique, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal.

64 L’Europe centrale garantit la distance de freinage entre un signal d’arrêt et son avertissement ; s’il y a d’autres signaux dans l’intervalle, un « répétiteur » assure la continuité de l’indication d’avertissement grâce à un aspect particulier rappelant qu’il est à une distance inférieure à la distance de freinage. Le même principe vaut pour les signaux annonçant le franchissement des aiguilles à vitesse réduite. Par ailleurs, si certains signaux sont des répétiteurs permanents dotés d’un feu blanc ou d’un repère fixes, d’autres peuvent, selon les besoins du moment, être avertissement ou répétiteur. Le répétiteur d’avertissement est souvent obtenu en ajoutant un feu blanc aux feux de l’avertissement.

65 Les autres pays posent en principe que le dernier signal précédant un signal d’arrêt est un signal d’avertissement, fût-il à une distance inférieure à la distance de freinage. Si tel est le cas, le respect de la distance de freinage est obtenu en le faisant précéder d’un autre signal d’avertissement, ou d’un signal de pré-avertissement ou préannonce

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introduisant éventuellement une limitation de vitesse (en France et en Italie un feu jaune clignotant, en Grande-Bretagne deux feux jaunes en ligne verticale). Seule la Belgique a introduit un pré-avertissement mécanique dans ses signaux à trois positions de 1919 avec la palette jaune à 45° (comme pour l’annonce à distance d’une voie déviée).

66 Pour illustrer le fonctionnement d’un block à quatre indications, les aspects pris par les signaux au fur et à mesure qu’un train s’éloigne sont, dans l’ordre (cf. planche XI) :

67 • en Europe centrale : arrêt, répétiteur d’avertissement, avertissement, voie libre ;

68 • ailleurs : arrêt, avertissement, pré-avertissement (ou préannonce), voie libre.

Planche XI

© Daniel Wurmser 2002

Les manœuvres

69 Les manœuvres restent dans la zone d’action d’un poste et vont partout, sur toutes les voies, dans le sens normal comme en sens inverse, sur des voies libres ou partiellement occupées. Elles circulent à vitesse réduite pour pouvoir s’arrêter dans l’espace de voie en vue (marche « à vue ») ; elles doivent gêner le moins possible les trains et être protégées de ceux-ci. Face à ces spécificités, la tentation a souvent été grande d’apporter la réponse la plus économique possible, à commencer par les petites gares où les manœuvres n’ont souvent obéi qu’à des drapeaux, lanternes ou sifflets, sans oublier les taquets d’arrêt de toutes sortes. Quand des signaux ont été reconnus nécessaires, l’Europe s’est partagée en trois systèmes, avec des « métissages » comme

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au Danemark et aux Pays-Bas où les principes d’Europe centrale côtoient une signalisation plutôt britannique (cf. planche XII).

Planche XII

© Daniel Wurmser 2002

70 En signalisation mécanique les trois systèmes se distinguent par la présence, sur chaque voie :

71 • de deux signaux d’arrêt : un pour les trains, qui est ignoré des manœuvres, et un pour les manœuvres, qui est ignoré des trains, afin d’autoriser l’un ou l’autre de ces mouvements ;

72 • d’un signal d’arrêt auquel obéissent trains et manœuvres, complété par un signal subsidiaire (petit bras ou disque) qui en autorise le franchissement en manœuvre ou en marche à vue ;

73 • d’un seul signal d’arrêt absolu qui est rouge si l’on est sur une voie principale, violet si l’on est sur une voie de service, auxquels obéissent sans distinction les trains et les manœuvres.

74 Le premier système qui est celui d’Europe centrale suppose une distinction réglementaire très nette entre trains et manœuvres ; en revanche le second, employé en Grande-Bretagne et le troisième, en France, ne reposent pas sur une séparation aussi marquée et ils assurent par des enclenchements la protection de tous les mouvements et la vérification des positions d’aiguilles.

75 De manière plus précise, les « manœuvres d’Europe centrale » peuvent franchir fermés les signaux principaux ; de ce fait rien n’interdit de mouvoir les lames d’une aiguille occupée par une manœuvre et seule la vigilance de l’aiguilleur et des dirigeants de

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manœuvre assure la protection des manœuvres entre elles. Cette « liberté » impose de protéger les trains contre l’irruption des manœuvres par :

76 • des signaux d’interdiction de manœuvres et d’évacuation concernant une voie ou une zone que doit emprunter un train : « ciseaux » suisses, danois, alsaciens, signal de repos bavarois, signaux de voie barrée7, signaux de manœuvre austro-hongrois à losange bleu ;

77 • la mise en position protégeante des aiguilles pour « écarter » les manœuvres du parcours d’un train ;

78 • l’interdiction du talonnage des aiguilles d’où l’importance des lanternes qui aident à en discerner la position, une aiguille non préparée pour la branche d’où on vient laissant supposer qu’elle l’est pour un mouvement arrivant par l’autre branche.

79 Les lacunes de ce régime ont conduit à son abandon après la Seconde Guerre mondiale dans les postes tout-relais à parcours de manœuvre enclenchés. L’établissement d’un parcours de manœuvre suppose qu’aucun parcours existant de train ou de manœuvre n’entre en conflit avec lui et que les aiguilles sont dégagées8. L’établissement d’un parcours de train repose sur la préparation des itinéraires de manœuvre qui le composent, suivie de la vérification des conditions relatives à la circulation des trains (dégagement des voies et des cantons, branche directe ou déviée des aiguilles). L’observateur voit donc s’ouvrir les signaux de manœuvre intermédiaires, puis le signal principal qui commande le départ du train. Ces nouveaux signaux de manœuvre, qui s’adressent aux trains et aux manœuvres, sont souvent placés au ras du sol, ce qui est source d’économies. Les pratiques récentes de l’Europe centrale rejoignent donc celles des autres écoles.

80 Les signaux à positions de feux blancs (d’origine américaine) sont souvent employés et transgressent beaucoup de frontières ; c’est le cas en Autriche, Belgique, Danemark, Italie, Norvège, Suède et Suisse dont les familles étaient différentes. Une version à feux rouges ou blancs est utilisée en Allemagne, en Finlande, en Grande-Bretagne et en Irlande et, sous une forme un peu différente, en Espagne et au Portugal. La France utilise aussi des carrés violets bas délimitant des itinéraires qui jalonnent et fractionnent des itinéraires de trains. Les pays de l’Est ont adopté les mêmes principes : feu rouge pour interdire trains et manœuvres, feu bleu pour interdire les manœuvres, feu blanc pour les autoriser.

81 Curieusement, malgré son caractère utilitaire, la signalisation des manœuvres sera peut-être le dernier bastion de la signalisation latérale. C’est le cas sur les lignes à grande vitesse françaises.

Deux modifications en cours : l’unification de la signalisation allemande et la nouvelle signalisation finlandaise

82 La réunification allemande a rassemblé des signalisations qui avaient notablement divergé en une quarantaine d’années. La DR s’était attachée à réduire le nombre des feux :

83 • signaux avancés mécaniques ou lumineux à feu unique, jaune ou vert, au lieu de deux sur la DB ;

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84 • signaux lumineux à feu rouge unique pour commander l’arrêt absolu aux trains et aux manœuvres quand la DB en employait deux9 ;

85 • emploi du code OSJD avec hiérarchisation des feux aux signaux combinés (donc feu vert unique de voie libre), la DB ayant conservé un caractère additif (feux verts multiples de voie libre).

86 Le nouveau système Ks (Kombinations-System) en fait la synthèse en reprenant les chiffres lumineux des limitations de vitesse de la DB et le nombre réduit des feux de la DR. Le feu rouge vaut pour les trains et les manœuvres, l’avertissement ne donne plus qu’un feu jaune, et la voie libre un feu vert. Le feu vert clignotant est introduit (planche XIII). La notion de répétiteur qui existait dans les deux systèmes est conservée.

Planche XIII

© Daniel Wurmser 2002

87 La Finlande qui avait déjà des panneaux de block de pleine voie de forme triangulaire à trois feux (rouge, jaune, vert) change ses signaux principaux des gares et leurs avertissements afin d’éliminer le feu blanc clignotant d’annonce d’arrêt et d’avoir une signalisation plus complète et plus souple des vitesses sur les aiguilles. Les signaux nains de manœuvre font également l’objet de modifications et de simplifications ; ils passent de quatre aspects à trois et donnent deux feux rouges à l’arrêt. On ne peut que noter la parenté avec le système HV de la DB.

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Quelques remarques pour conclure

88 Aucun système ne s’est avéré parfait et n’a réussi à s’imposer partout. Les divergences ne sont pas récentes et se sont perpétuées. Les fonctions ont plus convergé que les aspects et les réglementations.

89 Les signaux mécaniques européens vivent probablement leur dernière décennie. On ne cherche plus qu’à en réduire les coûts d’entretien et d’exploitation, en remplaçant l’éclairage par des revêtements réfléchissants bien visibles quand ils sont éclairés par les projecteurs du véhicule de tête.

90 La recherche d’économies concerne aussi la signalisation lumineuse pour laquelle de nombreux pays se satisfont en gare de signaux placés au ras du sol, surtout pour les manœuvres, cette position étant dans leurs codes significative de circulation à vitesse réduite.

91 Avec la quasi-généralisation de la signalisation de vitesse se développe l’affichage numérique des vitesses qui est souple et de généralisation facile. Cette technique déborde le cas des aiguilles longues, car plusieurs pays l’emploient en block à cantons courts pour régler les vitesses sur les distances d’arrêt. Elle accroît du même coup la compatibilité avec les techniques informatiques de contrôle de la circulation des trains.

92 Certains pays, surtout dans le nord de l’Europe, jouent la complémentarité entre signalisation latérale et signalisation en cabine, de manière à élargir la gamme des vitesses sans accroître le nombre des aspects de feux (cf. la Suède, planche X)

93 Et la normalisation ? Il est douteux qu’on puisse user de ce terme, car la situation est encore moins enviable que pour la traction électrique où l’Europe a fini par se ranger sous quatre bannières. Les planches ont apporté le témoignage de cette étonnante diversité. Non seulement des problèmes de masse critique, de coût et de cohérence ont progressivement réduit les probabilités d’unification, mais elle n’a pas été jugée prioritaire. Pour ajouter au tableau une note positive, remarquons que lorsque l’Allemagne et la Suisse auront terminé la mise en place de leur nouvelle signalisation, nombreux seront les pays – mais pas tous – pour qui le panneau de block de pleine voie à trois indications présentera le feu rouge d’arrêt, jaune d’avertissement, vert de voie libre.

94 L’interopérabilité des engins moteurs, ainsi que l’arrivée d’opérateurs ayant leur propre matériel peuvent remettre la question sur le tapis. Déjà des engins hébergent plusieurs systèmes de répétition ou de signalisation en cabine. En outre les technologies évoluent plus vite qu’autrefois ; l’informatique s’approprie de plus en plus de fonctions. L’ETCS (European Train Control System) en est un exemple, mais ce n’est plus notre sujet.

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NOTES

1. Les deux changements de couleur sont intervenus en même temps en France en 1936 (code Verlant) ; ils sont intervenus plus tôt et séparément en Allemagne et en Grande-Bretagne. 2. Le Portugal présente une palette verticale à damier vert et blanc quand la cocarde est effacée. 3. Le disque rouge compense sa complexité réglementaire par l’économie d’un signal. Il commande la marche à vue, puis l’arrêt au premier obstacle (train, signal même ouvert, aiguille). En France il poursuit sa carrière sous forme lumineuse bien que promis à la disparition depuis des lustres, alors que l’Espagne et le Portugal l’éliminent systématiquement. 4. C’est pourquoi la Norvège a inversé les indications en adoptant la signalisation de vitesse avec deux ailes à 45° et deux feux verts pour la branche directe, et une aile à 45° et un feu vert pour la branche déviée. 5. S’il y a plus d’une direction déviée, l’indicateur comprend plusieurs lignes de feux blancs disposés en rosace. Aucune ligne n’est allumée pour la branche directe. 6. Ce principe vise à se prémunir contre la séquence avertissement, voie libre, arrêt qui peut conduire le mécanicien à croire qu’il peut reprendre sa vitesse au second signal, en lui substituant avertissement, avertissement, arrêt (ou pré-avertissement, avertissement, arrêt). Il faut donc combiner un signal d’avertissement au second signal si c’est un signal d’arrêt. 7. Le signal de barrage ou de « voie barrée » allemand (Gleissperrsignal), utilisé dans de nombreux pays et autrefois en Alsace-Lorraine, marque le point que manœuvres et trains ne peuvent dépasser. La préparation d’un parcours de train peut imposer sa fermeture. Ouvert, il indique que le barrage est levé et il n’invite pas à avancer, sauf si le mât porte un repère spécial ; il n’enclenche pas les aiguilles. 8. Le signal de manœuvre de la Suisse et des pays scandinaves donne les indications d’arrêt, de manœuvre à marche normale, ou en marche prudente s’il précède une section occupée ou un signal à l’arrêt. 9. Déjà la DR n’en employait qu’un, mais elle a dû poser un repère spécial sur le mât des signaux principaux mécaniques pour qui le feu rouge unique est franchissable par les manœuvres.

INDEX

Thèmes : Histoire des l’innovation et des techniques Keywords : standardization, signals, Europe Mots-clés : normalisation, signalisation, Europe Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEUR

DANIEL WURMSER Ingénieur E.C.P., retraité

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Normalisation technique et circulation ferroviaire internationale : des rapports paradoxaux

Etienne Auphan

1 C’est au cours du XIXe siècle que les réseaux ferrés se sont mis en place, mais ils l’ont fait à l’intérieur des États, que ceux-ci les aient laissé se développer dans le cadre d’une politique libérale ou qu’ils en aient contrôlé la mise en place de manière plus ou moins dirigiste. Les réseaux ont donc été mis en contact les uns à côté des autres en définissant progressivement, au gré d’accords bilatéraux, des gares « internationales » au sein desquelles les voyageurs et marchandises en transit passaient d’un réseau à l’autre, c’est-à-dire d’un train intérieur à un autre train intérieur ainsi mis en correspondance. Mais, pour se rendre de l’un à l’autre, les voyageurs doivent traverser un bureau de douane où s’opèrent les opérations de contrôle nécessaires. Les gares- frontières vont donc devenir très rapidement des installations imposantes, parfois d’un volume disproportionné à leur trafic réel, mais représentatif de l’importance stratégique qui leur était dévolue par la vision géopolitique de l’État concerné.

2 A la fin du XIXe siècle, tous les convois ferroviaires de voyageurs sont des trains, c’est-à- dire un ensemble de voitures remorqué par une locomotive, à vapeur en l’occurrence. Il est donc théoriquement possible de faire circuler les véhicules remorqués sur tous les réseaux dont les voies présentent le même écartement à partir du moment où le gabarit et les organes techniques essentiels sont communs aux différents réseaux (systèmes de freinage, attelage, soufflet d’intercirculation…). Mais cette idée simple mettra quelques temps à se traduire dans les faits.

3 C’est entre 1870 et 1900 qu’apparaissent les véhicules qui vont permettre la circulation internationale des trains de voyageurs, en premier lieu les voitures-lits dont les premières sont mises en service en 1872. Il devient dès lors possible de mettre en place des trains internationaux au long cours, puis – dès que la puissance des locomotives le permet – l’insertion de voitures directes dans des trains à tranches multiples.

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4 A l’origine, ce ne sont donc pas les Réseaux qui ont pris l’initiative commerciale de mettre en place des grands express internationaux, mais bien une initiative privée – celle de Georges Nagelmakers – dont l’entreprise (la Compagnie internationale des wagons-lits née en 1876) démontre l’existence d’un marché que ces mêmes Réseaux s’efforcent ensuite de capter à leur profit dans des « segments » toujours plus divers et plus précis. C’est ainsi que naît en 1883 le fameux Orient-Express dont la liaison directe Paris – Constantinople ne connaîtra plus de solution de continuité lacustre ou maritime à partir de 1889. De même, les voitures-lits (Londres) – Ostende – Vienne sont mises en circulation à partir de 1894, et relient Paris à Saint-Pétersbourg à partir de 1895. Dès lors, les « grands express internationaux » pour clientèle fortunée, diplomates et hommes d’affaires se multiplient dans toute l’Europe continentale, créant un réseau de liaisons qui reflétera largement l’état de la géopolitique mouvementée de l’Europe de l’époque.

5 Mais c’est certainement la différence d’écartement des rails qui constitue le facteur le plus susceptible de limiter les courses directes sur plusieurs réseaux successifs. Il n’interdit cependant pas la création de trains sur un parcours faisant appel à plusieurs écartements différents. Si l’heure des inventions techniques propres à supprimer les effets de sa variation n’est pas encore venue au début du XXe siècle, il n’en demeure pas moins une mise en correspondance ad hoc et l’utilisation d’un matériel similaire sous un nom unique de part et d’autre de la frontière. Tel est le cas du Sud Express entre Paris et Madrid. Il en va de même du gabarit dont les effets de la variation sont accentués, dans le cas de l’Angleterre, par l’existence d’une rupture de charge dont s’affranchira seul le Night Ferry à partir de l’Entre-deux-guerres. Ce principe d’une continuité territoriale fictive de part et d’autre de la mer du Nord se maintiendra jusqu’à la veille de l’ouverture du tunnel sous la Manche.

Le réseau des grands express internationaux au début du XXe siècle

6 Au début du siècle, compte tenu de l’état du marché, de la technique et du parc de véhicules disponibles (les relations internationales directes excèdent rarement 30 heures) le réseau que sillonnent les grands express européens se tient entre la Manche, la mer du Nord, la mer Baltique (Stockholm), la mer Noire (Constantza), le Bosphore (Constantinople) la mer Egée (Athènes) et la péninsule italienne (Rome).

7 En 1914, si l’on en juge par le Bradshaw’s, le réseau international apparaît ainsi très maillé au sein d’un polygone compris entre les ports transmanches, Berlin, Vienne, Trieste, Venise, Milan et Paris. En fait, ce réseau traduit la géopolitique du moment (comme le sont d’ailleurs toujours les réseaux d’échanges internationaux), en l’occurrence la primauté du monde germanique. Mais, à l’époque, sa signification est particulièrement forte, le chemin de fer étant en situation de monopole.

8 Si nous nous efforçons d’y voir clair dans ce maillage désordonné, nous observons qu’il se structure autour de trois pôles de convergence : les ports de la Manche et de la mer du Nord, Paris et Berlin. Le premier de ces trois « systèmes » (les ports transmanches) traduit la prédominance des flux entre Londres et le continent. Elle répond à deux logiques qui se chevauchent :

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9 • d’une part, elle est l’expression de l’impérialisme britannique, en premier lieu vers l’Orient ;

10 • d’autre part, elle est le reflet de la prospérité de l’Angleterre victorienne finissante qui accède désormais aux stations de villégiature les plus en vogue sur le continent, essentiellement en Suisse et en Autriche.

11 Le réseau couvert à l’époque est donc le fruit de cette double logique. On observe en premier lieu le grand nombre de ports « transmanche » par lesquels s’effectue le transit maritime direct au-delà de la France : Hoek van Holland, Flessingue, Ostende, Calais, Boulogne et même Dieppe. Seul, Dunkerque ne figure pas dans ce lot. Cette multiplicité des ports a pour corollaire celle des itinéraires empruntés par le jeu des accords entre les Réseaux et les ports (parfois propriété des chemins de fer eux-mêmes) d’une part, entre les Réseaux entre eux d’autre part. Nous sommes en pleine période de concurrence entre les compagnies de chemin de fer qui, pour la plupart, sont des entreprises privées.

12 Ainsi, on peut observer l’utilisation d’itinéraires aujourd’hui totalement disparus de plus ou moins longue date : les trains au départ de Flessingue (qui ne fait plus partie aujourd’hui des ports transmanches) rejoignent le Rhin par Boxtel, Goch et Wesel, liaison qui n’existe plus. De son côté, la liaison avec la Suisse s’opère soit par Dijon, soit par Delle (celle-ci aujourd’hui disparue), mais, dans ce dernier cas, trois itinéraires différents sont empruntés, tous naturellement par voitures directes au départ de Calais ou Boulogne : par Lille et Saint-Quentin, par Amiens et Reims, ou par Paris (gares du Nord et de l’Est) ! De même, la liaison entre Calais et Cologne s’effectue soit de manière classique par Bruxelles, soit par Valenciennes, Maubeuge et Charleroi. Enfin, Vienne est accessible non seulement par l’itinéraire traditionnel de l’Ostende-Vienne- Express, c’est-à-dire par la vallée du Rhin, Francfort et Nuremberg, mais aussi à partir de Flessingue par la Basse-Saxe, Leipzig et Dresde pour des temps de parcours similaires (entre 31 et 33 heures selon les services) en dépit d’un détour de 160 km par la Saxe.

13 Dans certains cas, les itinéraires empruntés sont le reflet direct de la situation des frontières de l’époque ; ainsi, la liaison entre Londres et Bâle s’opère par six itinéraires différents :

14 • Calais, Lille, Saint-Quentin, Chaumont

15 • Boulogne, Tergnier, Chaumont

16 • Ostende, Bruxelles, Strasbourg

17 • Calais, Paris, Chaumont .

18 • Flessingue, Cologne, Lauterbourg, Strasbourg

19 • Hoek van Holland, Cologne, Mannheim !

20 L’avant-dernier itinéraire traduit naturellement l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne. On notera enfin l’absence de liaison directe avec Rome mais la présence d’une liaison entre Calais et Brindisi par Modane, Turin, Alexandrie.

21 Le deuxième système, celui de Berlin, s’étend sur l’ensemble de la Mitteleuropa, de l’Europe moyenne, mais aussi depuis la Suède jusqu’au Bosphore et à Rome. Ainsi, si on ajoute les liaisons avec le Bénélux et Paris, Berlin est réellement le centre de l’Europe ferroviaire à l’époque. On notera que c’est par Berlin que Stockholm est rattachée au système ferroviaire international, c’est-à-dire par le ferry-boat Trelleborg – Sassnitz, le

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plus ancien entre les rives de la Baltique. Cette situation ne résistera pas au partage de l’Allemagne issu de la deuxième Guerre mondiale.

22 Le troisième système, celui de Paris, ne s’étend pas au-delà de Hambourg et Berlin vers l’Europe du Nord, mais atteint la mer Noire et le Bosphore par l’Orient-Express. On notera les deux itinéraires Paris – Milan, l’un par Lausanne, l’autre par Bâle prolongé jusqu’à Gênes. Mais c’est surtout la Suisse et l’Autriche vers lesquelles se concentrent les liaisons internationales au départ de Paris, donnant ainsi une importance majeure à la gare de l’Est à Paris. C’est par cet axe que s’opère la liaison directe avec Trieste en empruntant une ligne aujourd’hui inutilisée pour ce trafic entre Jesenice et Gorica parce que située à l’intérieur de l’ancienne Yougoslavie, aujourd’hui en Slovénie.

23 Ainsi, à la veille de la Grande Guerre, le réseau de grands express européens s’étend sur l’ensemble de l’Europe occidentale et moyenne (péninsule ibérique exceptée). L’électrification des voies ferrées étant inexistante ou balbutiante et les spécificités des réseaux ne concernant pratiquement que les engins de traction, les contraintes techniques de circulation internationale sont réduites au minimum. Les trains internationaux peuvent donc d’autant mieux se « payer le luxe » de se faire librement concurrence les uns les autres sur des itinéraires existants plus ou moins parallèles, que les différentes compagnies de chemin de fer acceptent de mettre des locomotives à disposition pour tracter les convois qui leur parviennent aux frontières. En d’autres termes, c’est déjà, avant la lettre, une préfiguration de l’Europe ferroviaire, telle que la Commission européenne s’efforce de la promouvoir aujourd’hui.

Vers la fin du monopole du rail : concurrence de l'avion ou insuffisante normalisation ferroviaire ?

24 On aurait pu penser qu’au fur et à mesure de l’évolution positive de la technologie ferroviaire, les liaisons internationales à grande distance se développeraient. Ce n’est cependant pas exactement ce qui est arrivé puisque, si le trafic international de voyageurs s’est effectivement développé de manière continue depuis la deuxième Guerre mondiale, il l’a fait sous des formes et selon une structure de réseau bien différentes de celles du début du siècle. C'est qu'entretemps est apparue un nouveau concurrent : l'avion. Son action s'est oprérée en deux phases :

25 • d’une part, entre les années 1950 et 1970, il s’est attaqué à la clientèle « haut de gamme » (1re classe et voiture-lits) dont il a pris une très forte majorité, puis la totalité du trafic international au long cours.

26 • D’autre part, à partir des années 1970, ce sont les voyageurs « bas de gamme » (couchettes, places assises en 2e classe, même de nuit) qui se transfèrent lentement mais sûrement vers l’avion.

27 Face à cette situation, la réaction du chemin de fer se fera, elle aussi, en deux temps. Le premier est celui des T.E.E., ce fameux « groupement » Trans-Europ-Express conçu au début des années 1950 par Roger Den Hollander et Louis Armand. Les premiers trains du groupement circuleront en 1957 sur les six premières relations, non sans que la 3e classe ait été supprimée sur les réseaux de chemins de fer.

28 On connaît les principes directeurs de ce Groupement T.E.E. :

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29 • Trains rapides exclusivement (au début) internationaux et de 1re classe ayant vocation à relier entre elles les grandes métropoles européennes sur des parcours de l’ordre de la demi-journée (en principe).

30 • Absence d’arrêt aux frontières, les contrôles douaniers se faisant dans le train en cours de route.

31 Néanmoins, à la fin des années 1950, la plupart des réseaux ferrés européens mettent en œuvre une politique d’électrification de grande envergure. Les liaisons T.E.E. empruntent donc des itinéraires partiellement électrifiés. Ces considérations ont déterminé le choix du type de matériel utilisé à l’origine : des rames automotrices Diesel légères, capables de circuler sur n’importe quel réseau à l’écartement standard. Quatre matériels différents seront ainsi mis en circulation au départ de l’opération : les rames SNCF, directement issues des fameuses « R.G.P. », les plus spartiates ; les rames italiennes, plus luxueuses, mais à faible capacité, les rames hollando-suisses et les rames allemandes, de capacité et de niveau de confort supérieurs.

32 Si le réseau T.E.E. est né de la concurrence de l’avion, on doit observer qu’il constitue une magistrale avancée dans la normalisation de l’offre ferroviaire, notamment en matière de confort et de services, même si la normalisation technique ne suit pas, au point d’imposer le recours à une technique de traction largement dépassée. Ce n’est qu’au fur et à mesure de l’extension de l’électrification sur l’ensemble des réseaux concernés qu’un nouveau matériel électrique fait son apparition, soit sous forme de rames tractées par les locomotives quadricourant de la SNCF et de la SNCB (la fameuse série « CC 40 100 » pour l’immatriculation française) à partir de 1969, soit sous celle de rames automotrices électriques, telles celles, quadricourant elles aussi, des Chemins de fer suisses, assurant les liaisons du Cisalpin (Paris – Milan) et du Gottardo (Zurich – Milan), sans doute une très belle réussite à tous égards. Mais la diffusion de ce matériel demeura toujours limitée en raison de son coût.

33 On doit néanmoins observer que l’élargissement du réseau T.E.E. s’est traduit par un assouplissement de certains des principes qui avaient présidé aux fondations du groupement : en premier l’arrêt à la frontière est souvent réintroduit, paradoxalement pour des raisons techniques, les rames tractées « tout électrique » faisant le plus souvent l’objet d’un relais de traction aux frontières entre réseaux disposant de systèmes d’électrification différents : tel est le cas, entre l’Allemagne et l’Autriche à Passau et à Innsbruck, entre l’Allemagne et la Suisse à Bâle, entre la France et la Suisse à Vallorbe et à Bâle, entre la France et l’Italie à Vintimille et à Modane, ou encore entre l’Autriche et l’Italie au Brenner.

34 En revanche, c’est à cette même époque que le réseau T.E.E. franchit les Pyrénées et s’affranchit de la différence d’écartement en faisant appel au matériel Talgo à essieux à écartement variable. Ces exemples traduisent les zigzags de la normalisation ferroviaire qui est loin de se réaliser d’une manière linéaire.

Les années 1970 : l'apogée du trafic ferroviaire international en Europe

35 La seconde phase de la réaction du chemin de fer face à la concurrence internationale de l’avion concerne cette fois le transport de masse, souvent pour la clientèle « bas de gamme ». C’est dans ce cadre que les liaisons ferroviaires internationales au long cours

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se multiplient dans les années 1960 et 1970 sous la forme de trains entiers, pour les liaisons de niveau supérieur, mais le plus souvent sous celle de simples voitures directes insérées dans des trains internationaux ou intérieurs à tranches multiples. C’est ainsi dans les années 1970 que le réseau international prend sa plus grande extension, parce que s’y conjuguent à cette époque à la fois les restes de l’héritage des grands express internationaux de l’avant-guerre et la multiplication des voitures internationales correspondant à un nouveau marché.

36 Tel qu’on peut l’observer en 1978, ce réseau apparaît particulièrement dense et maillé. Mais surtout, par rapport à celui du début du siècle, il s’est considérablement étendu, ne connaissant plus les limites de la variation de l’écartement, que ce soit vers la Russie ou vers la péninsule ibérique. Son étendue couvre désormais un quadrilatère de quelque 5 000 km de côté, de Stockholm à Athènes et de Moscou à Algésiras. L’analyse détaillée de cet enchevêtrement permet néanmoins d’identifier plusieurs systèmes élémentaires.

37 Vers l’est de l’Europe, un nouveau système est mis en place : le système moscovite de voitures-lits à très long cours qui relient la capitale soviétique à l’ensemble des capitales occidentales : Athènes, Rome, Berne, Vienne, Berlin, Bruxelles (Londres via Ostende), Copenhague et même Stockholm. Toutes ces liaisons sont assurées par les fameuses voitures-lits soviétiques à bogies interchangeables. On peut s’interroger sur la pertinence d’un tel système de liaisons d’une longueur comprise entre 2 000 et 3 000 km exigeant deux à trois jours de voyage. Ainsi la liaison Moscou – Stockholm, longue de près de 3 000 km, est effectuée en 48 h moyennant un changement de bogies et une traversée maritime de quatre heures ! L’ensemble de ces services qui s’étendent sur la totalité de l’Europe occidentale (péninsule ibérique et îles britanniques exclues), alors en pleine guerre froide, en dit long sur la stratégie relationnelle des Soviétiques, même si ce trafic est quantitativement marginal, chaque liaison s’effectuant au moyen d’une ou deux voitures-lits tri-hebdomadaires.

38 De ce nouveau système doit être rapproché le système méridien est-européen reliant la Scandianvie aux démocraties populaires de l’Europe de l’Est, prolongé jusqu’à Athènes. Il s’articule autour de l’axe Berlin – Prague – Budapest – Belgrade – Sofia avec des antennes vers Varsovie et Bucarest. Dans sa structure comme dans son fonctionnement, ce système n’a pratiquement pas évolué depuis l’entre-deux-guerres.

39 Du côté occidental, le système continental transmanche s’est fortement réduit et se concentre sur trois ports : Calais, Ostende et Hoek Van Holland (terminal ferroviaire de Rotterdam en tête d’estuaire). Cette fois, chacun d’entre eux tend à se spécialiser sur certains flux :

40 • Hoek Van Holland vers l’Europe du Nord et l’Allemagne méridionale ;

41 • Ostende vers l’Europe du Nord, l’Autriche, la Suisse et l’Italie ;

42 • Calais vers la Suisse et l’Italie.

43 Il convient d’ajouter Dunkerque dont l’unique fonction au sein de ce système réside dans la correspondance du Night Ferry vers la Suisse. L’existence de ce train mis en place dans l’entre-deux-guerres manifeste par ailleurs, comme les autres traversées maritimes internationales par ferry-boats, une forte volonté d’échanges entre réseaux par-dessus les bras de mer qui les sépare. La liaison avec Londres s’avère toutefois particulière parce qu’elle inclut une normalisation du gabarit par le bas (le gabarit britannique étant plus réduit), restreignant ainsi l’utilisation de ce matériel à des

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liaisons « Ro-Ro » entre Londres et le continent. Cela lui a maintenu un caractère tout à fait exceptionnel qui ne résistera pas à l’âge lorsqu’il aura dépassé le demi-siècle et entraînera sa disparition en 1980, sans même pouvoir assurer le relais dans l’attente des liaisons Eurostar treize ans plus tard.

44 D’une façon générale, plus aucun trafic ne s’effectue vers l’Est de l’Europe à partir des rives de la mer du Nord, les flux relevant désormais de l’avion.

45 En revanche, le système international au départ de Paris s’est considérablement étendu et densifié, à la fois vers l’Est, depuis Copenhague jusqu’à Naples, mais aussi vers l’Espagne et le Portugal en direction desquels le franchissement des Pyrénées a pu s’opérer au bénéfice des voitures-couchettes grâce au changement de bogies, et pour les liaisons (diurnes ou par voitures-lits) des trains TALGO grâce aux essieux à écartement variable. Néanmoins, les liaisons directes vers Istanbul et Athènes sont déjà supprimées, n’ayant pas survécu aux effets de la massification des migrations de main- d’œuvre qui se traduisent notamment par des problèmes d’hygiène lors des très longues courses.

46 Quant au système méridien rhénan qui s’articule sur la traversée des Alpes, on observe le maintien de la prédominance de l’axe Rhin – Gothard, mais il est flanqué, à l’Est, des flux empruntant le Brenner, à l’Ouest de ceux passant par la plaine d’Alsace. Celui du Brenner commande les liaisons avec l’ex-Yougoslavie qui ressortissent, comme les voitures-couchettes vers la Péninsule ibérique, aux migrations de travailleurs.

47 D’une façon générale, le développement du trafic international « bas de gamme » s’effectue sur le mode d’une normalisation minimale qui n’intègre que très ponctuellement les progrès de la normalisation de la technologie ferroviaire. C’est pourquoi ce trafic décroît très rapidement devant l’explosion du trafic aérien à bas prix et ne résiste pas au séisme introduit par le TGV.

48 Où en sommes-nous aujourd’hui ?

49 Le trafic international européen s’est accru en valeur absolue, mais sa structure spatiale à changé, surtout dans l’Europe occidentale et centrale. Ainsi le système des voitures-lits soviétiques ne subsiste plus que dans les États les plus orientaux, hors d’atteinte actuellement du système TGV. Au sein des systèmes occidentaux, les plus longues courses ont été supprimées par coupure intermédiaire, parfois sous l’influence de l’extension des liaisons TGV françaises (notamment à Cologne, Lausanne, Hendaye), processus appelé à s’amplifier, mais aussi parce que les voyageurs au long cours se sont transférés vers l’avion. D’un autre côté, les liaisons internationales diurnes (souvent longues de neuf à douze heures) se sont multipliées en Europe, surtout entre l’Allemagne et les États les plus à l’ouest de l’ancienne Europe de l’Est (États baltes, Pologne, Hongrie, ancienne Tchécoslovaquie). Cependant, cette situation constitue en fait, sinon un retour en arrière, du moins le maintien d’un système traditionnel en cours d’éclatement depuis la suppression du rideau de fer.

Conclusion

50 Si l’avion n’a eu aucun mal à prendre la place des grands express européens, c’est à coup sûr en raison de ses mérites propres, mais c’est aussi au terme d’un processus dans lequel l’insuffisance de normalisation, si elle n’a certainement pas joué un rôle moteur, a sans doute contribué à accélérer le mouvement. Les réseaux ferrés nationaux

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ont en effet mis en place une stratégie de développement du trafic de voyageurs largement fondée sur le transport intérieur. En d’autres termes, les réseaux ferrés européens se sont pour une large part refermés sur eux-mêmes même si, au cours de cette période, le matériel ferroviaire remorqué a fait l’objet d’une normalisation très poussée sous l’égide d’Eurofima.

51 Il faut attendre la mise en place d’un réseau à grande vitesse en France pour qu’une nouvelle politique de liaisons internationales se développe sur d’autres bases, notamment sous l’impulsion de la Commission européenne. Mais aujourd’hui, le train n’est plus une simple succession de voitures remorquées par une locomotive autonome. C’est désormais un tout (de plus en plus des rames insécables à la technologie très élaborée) très lié aux équipements qui accompagnent la voie ferrée. D’où la recherche de l’interopérabilité si difficile à obtenir. Il est donc paradoxal que, plus le chemin de fer devient performant et se trouve par conséquent d’autant mieux adapté à l’échelle de l’Europe, plus la mise en place d’un réseau ferré international s’avère difficile.

52 D’un autre côté, on observe une action réciproque entre la géopolitique et la normalisation technique ferroviaire mais, du côté des chemins de fer, le risque est gros de voir la normalisation prendre effet avec un certain retard sur l’évolution de la géopolitique en raison du temps de latence que nécessite la normalisation technique. Le problème est qu’entre temps interviennent les opérateurs des autres modes de transport. D’où l’urgence de faire en sorte que la normalisation soit en avance sur le marché. L’occasion offerte par la grande vitesse ferroviaire sera-t-elle saisie ?

INDEX

Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle Mots-clés : normalisation, concurrence, technique, international Keywords : competition, technique, standardization, international

AUTEUR

ETIENNE AUPHAN Professeur à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV) (géographie)

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Dix ans d’interopérabilité, 1989 - 1999 Intervention à la table ronde réunie le jeudi 4 novembre 1999 : « L’interopérabilité aujourd’hui et ses perspectives : vers l’Europe des chemins de fer ? »

Raymond Mourareau

1 La décennie 1989-1999 correspond à la période au cours de laquelle le réseau transeuropéen de trains à grande vitesse a pris forme et s’est développé.

2 Les trains circulant sur ce réseau sont constitués de rames indéformables articulées ou non, composées d’un nombre d’éléments fixes.

3 C’est dans ce contexte de réseau transeuropéen et de trains aptes à circuler sur l’ensemble de ce réseau que le concept d’interopérabilité a été élaboré et mis en œuvre progressivement en vue de surmonter les difficultés dues aux hétérogénéités de tous ordres des réseaux nationaux.

4 Au cours des dix années écoulées l’interopérabilité ferroviaire a recueilli de plus en plus l’adhésion d’acteurs tant politiques que techniques ainsi que des opérateurs.

5 Mon exposé comprendra trois points :

6 - d’abord une chronologie des principaux jalons qui ont marqué la mise en forme du concept d’interopérabilité,

7 - ensuite, la définition de l’interopérabilité au cours de l’élaboration de la directive relative au système transeuropéen de trains à grande vitesse et les prolongements envisagés,

8 - enfin, comme le titre de la table ronde nous y invite, je ferai une incursion dans le futur en évoquant les perspectives possibles en matière d’interopérabilité.

9 Le choix de la période 1989-1999 ressort de la chronologie. Les grandes dates qu’il faut en retenir sont :

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1989

10 • Proposition pour un réseau européen à grande vitesse de janvier 1989 de la CCFE.

11 • Résolution du conseil des 4 et 5 décembre demandant à la Commission de réunir un groupe de travail à haut niveau qui serait consulté :

12 - sur l’élaboration avant le 31 décembre 1990 d’un schéma directeur d’un réseau européen de trains à grande vitesse,

13 - sur les normes et les caractéristiques techniques communes permettant la circulation des trains modernes sur ce réseau et assurant la compatibilité des techniques et des infrastructures entre les différentes parties de ce réseau.

14 La compatibilité technique sera traitée au sein d’un sous-groupe spécialisé.

1990

15 • Publication en décembre du 1er rapport (XIX 1990) du groupe à haut niveau sur le réseau européen de trains à grande vitesse. Il comprend une analyse approfondie de tous les aspects liés à la compatibilité technique ainsi qu’un schéma indicatif de directive.

16 « La compatibilité technique recouvre tout ce qui concerne les conditions à remplir par les composants du système pour permettre la circulation de trains directs… »

17 • Résolution du conseil du 17 décembre accueillant favorablement les travaux du groupe à haut niveau sur le schéma directeur européen de liaison à grande vitesse à réaliser à l’horizon 2010.

1991

18 Directive 91/440/CEE du 24 juillet 1991 relative au développement des chemins de fer communautaires qui dispose qu’il faut notamment séparer, au moins du point de vue comptable, les infrastructures et l’exploitation. Elle définit aussi les conditions dans lesquelles l’accès aux réseaux sera possible.

1992

19 Signature à Maastricht le 7 février 1992 du Traité de l’Union européenne.

20 Au titre XII « Réseaux transeuropéens », l’article 129B.2 dispose que : « Dans le cadre d’un système de marchés ouverts et concurrentiels, l’action de la Communauté vise à favoriser l’interconnexion et l’interopérabilité des réseaux nationaux ainsi que l’accès à ces réseaux. »

1993

21 Entrée en vigueur le 1er novembre 1993 du Traité de l’Union européenne.

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1994

22 • Proposition de directive (COM94/107) du 15 avril 1994 relative à l’interopérabilité du réseau transeuropéen de trains à grande vitesse.

23 • UIC, UNIFE et UITP créent l’AEIF : Association européenne pour l’interopérabilité ferroviaire.

24 • Mise en service de l’Eurostar.

1996

25 • Directive 96/48/CE du 23 juillet 1996 relative à l’interopérabilité du système ferroviaire européen à grande vitesse.

26 • Décision n° 1692/96/CE du 23 juillet 1996 sur les orientations communautaires pour le développement du réseau européen de transport.

1997

27 Paris-Bruxelles à grande vitesse avec Thalys (1 h 25) en décembre 1997 mais aussi : Paris-Bruxelles-Amsterdam et Paris-Bruxelles-Cologne.

1999

28 • Conclusions du conseil des ministres du 6 octobre 1999 sur la revitalisation des chemins de fer : la Commission doit présenter une stratégie sur l’amélioration de l’interopérabilité des chemins de fer.

29 • Projet de proposition de directive (décembre 1999) relative à l’interopérabilité du système ferroviaire transeuropéen conventionnel.

30 Cette chronologie nous apprend deux choses :

31 - d’une part, que l’interopérabilité est étroitement liée à la mise en place progressive d’un réseau transeuropéen sur lequel circulent des trains directs,

32 - d’autre part, qu’au cours de la période 1989-1999, on est passé progressivement de la notion purement technique de compatibilité à un concept beaucoup plus large, l’interopérabilité, qui est une : « aptitude qui repose sur l’ensemble des conditions réglementaires techniques et opérationnelles qui doivent être remplies pour satisfaire aux exigences essentielles. »

33 Ce n’est cependant pas tout à fait ce qui se reflète dans les attitudes du monde ferroviaire qui a été et qui reste encore largement un monde de techniciens.

34 Pendant plus d’un siècle et demi, en effet, les échanges entre réseaux nationaux se sont essentiellement limités à des échanges de matériels tractés wagons et voitures conformes aux règles RIV et RIC. Les trains dits internationaux étaient presque exclusivement une succession de trains nationaux correspondant à chaque passage de frontière.

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35 La volonté de réduire l’interopérabilité à l’harmonisation technique s’est fortement exprimée au cours des discussions qui ont conduit à l’adoption de la directive 96/48CE. Elle s’exprime toujours, d’une façon sans doute un peu moins marquée, au sein du « Comité article 21 » qui examine les STI (spécifications techniques d’interopérabilité).

36 L’idée sous-jacente à l’action de la Communauté européenne dans son action pour développer les réseaux transeuropéens est que : « Le marché intérieur produira tous ses effets économiques et sociaux si la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes dans un espace sans frontières internes peut s’appuyer sur des réseaux (infrastructures physiques, services et réglementations) réellement transeuropéens » (COM90/585 du 10 décembre 1990).

37 En effet, tout mode de transport, qu’il soit ferroviaire, routier, maritime ou aérien, constitue un système comprenant :

38 - des infrastructures,

39 - des mobiles,

40 - des règles d’exploitation,

41 - une organisation,

42 - des femmes et des hommes,

43 en vue d’assurer, dans la continuité, un service de qualité le plus performant possible, tant du point de vue technique qu’économique.

44 Un mode de transport n’est pas uniquement une technique reposant sur une technologie.

45 C’est sur ces bases qu’a été établie la proposition de directive relative à l’interopérabilité du système ferroviaire transeuropéen à grande vitesse.

46 Cette directive met en place un système à trois niveaux :

47 - la directive elle-même,

48 - les spécifications techniques d’interopérabilité (STI),

49 - les normes.

50 A côté d’un certain nombre de dispositions relatives au fonctionnement du marché intérieur, elle établit celles relatives :

51 - au champ d’application,

52 - au concept d’interopérabilité,

53 - à l’ensemble du sous-système :

54 . infrastructures,

55 . énergie,

56 . contrôle commandes et signalisations,

57 . matériel roulant,

58 . maintenance,

59 . environnement,

60 . exploitation,

61 . usagers.

62 - aux exigences essentielles :

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63 . la sécurité,

64 . fiabilité et disponibilité,

65 . santé,

66 . protection de l’environnement,

67 . compatibilité technique.

68 - aux paramètres fondamentaux :

69 . aux spécifications techniques d’interopérabilité à l’organisme commun représentatif,

70 . aux organismes notifiés pour évaluer la conformité,

71 . au comité de réglementation.

72 Je voudrais ici plus particulièrement considérer les sous-systèmes et les STI.

73 Tout d’abord, les États membres n’ont retenu pour l’établissement des STI que cinq sous-systèmes : infrastructures, énergie, contrôle commande, matériel roulant et maintenance. Pour les trois autres prévus par la Commission : environnement, exploitation et usagers, il n’a pas été estimé nécessaire d’avoir des STI spécifiques.

74 D’un autre côté, au cours des discussions en vue de l’adoption, les États membres ont introduit un certain nombre de dérogations justifiées en principe par des raisons économiques. Ils ont aussi demandé que pour chaque projet de STI soit établie une évaluation des coûts et des avantages prévisibles des solutions techniques envisagées.

75 Cela étant, l’AEIF s’est engagée à mettre à la disposition du Comité de réglementation l’ensemble des STI pour le 31 mars 2000. Cela devrait permettre à la directive 96/48/CE de devenir opérationnelle.

76 On ne peut que regretter l’époque où la Grande-Bretagne a décidé d’unifier l’écartement de ses réseaux à 1 435 mm, ce qui a entraîné la mise à la ferraille d’une quantité importante de matériels roulants.

77 En fait, les États membres ont adopté une attitude principalement technicienne et nationale en campant sur leur réseau national. Les réseaux seront bientôt les seuls et derniers à avoir encore des frontières dans une union européenne sans frontières internes.

78 Cependant, lentement, les choses évoluent comme le montre la conclusion du conseil du 6 octobre 1999 qui demande à la Commission de présenter pour la fin de l’année une stratégie sur l’amélioration de l’interopérabilité des chemins de fer. Ce que préfigure le projet de directive visant le rail conventionnel.

79 Elles évoluent aussi sur le terrain avec la création de Thalys international pour le moment limité au domaine de la promotion et de la commercialisation ; il semble que des orientations similaires soient en cours en ce qui concerne Eurostar.

80 Thalys et Eurostar constituent le noyau d’un véritable réseau transeuropéen.

81 Ce qui précède montre que, jusqu’à maintenant, les réflexions et les actions relatives à l’interopérabilité ont été pour l’essentiel consacrées au système ferroviaire transeuropéen à grande vitesse qui compte principalement des lignes nouvelles et des lignes aménagées.

82 Les conclusions du conseil des ministres du 6 octobre 1999 sur la revitalisation des chemins de fer demandent à la Commission de présenter une stratégie pour améliorer

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leur interopérabilité qui étende celle-ci à l’ensemble des réseaux conventionnels, qu’il s’agisse du transport des voyageurs ou de celui des marchandises.

83 Si cela ne change en rien la pertinence des principes de base de la directive 96/48/CE, il sera cependant nécessaire d’en moduler l’application.

84 Au-delà des aspects physiques généralement cités : gabarits, écartements, gradients, tensions, contrôle commande, signalisation, etc., il faudra prioritairement revoir l’ensemble de l’organisation à partir d’une réflexion prenant en compte le niveau transeuropéen et le niveau régional. Il faudra aussi envisager dans certains cas la spécialisation des lignes : grande vitesse, marchandises, services voyageurs régionaux. Un aspect crucial est celui des interfaces au point d’échange autrement dit au nœud des réseaux.

85 Tout cela nécessitera certainement des investissements importants mais on ne redonnera pas au chemin de fer la place qu’il mérite grâce à ses qualités notamment de sécurité, de fiabilité et de respect de l’environnement sans en payer le prix. L’organisation actuelle qui est encore très souvent le reflet du XIXe siècle n’est plus adaptée aux besoins de l’économie moderne.

86 C’est pourquoi la création d’un « système d’observation » pour analyser les conditions techniques et économiques ainsi que les développements du marché du transport ferroviaire européen, envisagé par le conseil des ministres dans ses conclusions du 6 octobre 1999, paraît une démarche très importante pour l’avenir.

87 Cela favorisera le déplacement des réflexions du niveau national, encore trop imprégné de techniques et de culture de réseau, à celui de l’Union européenne. C’est encore et toujours indispensable et c’est donner une autre dimension à l’interopérabilité.

88 Mais à la question : « Cela est-il suffisant pour satisfaire les besoins du XXIe siècle - c’est- à-dire demain - ? »

89 La réponse est : Non !

90 L’interopérabilité est née de la nécessité de réparer des incohérences et les cloisonnements du passé. Son développement constitue une transition vers les chemins de fer du futur qui vont être le fruit, comme bien d’autres domaines, du développement des « NTIC » (nouvelles technologies de l’information et de la communication) et de leur application aux « ITS » (Intelligent Transport Systems).

91 Cela se produit déjà autour de nous avec le développement des systèmes de transport guidés automatiques et celui des systèmes avancés de contrôle commande tels que « ERTMS » (European Rail Trafic Management Systems).

92 Les trains du futur n’auront plus de conducteurs actifs, ils seront conduits et guidés par des ordinateurs « bourrés » de logiciels communiquant avec des satellites. Cela est déjà en train de se mettre en place.

93 Leur guidage sera-t-il toujours mécaniquement assuré grâce au contact roue-rail ? Ce n’est pas certain !

94 Leur alimentation sera-t-elle toujours fournie par le système pantographe-catenaire qui atteint la perfection ? Cela reste à voir !

95 Alors qu’en sera-t-il de la culture de réseau et de l’harmonisation des normes techniques qui dans bien des cas n’harmonise que des normes du passé techniquement dépassées ?

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96 Qu’en sera-t-il aussi de ces obstacles quasiment insurmontables aujourd’hui que sont le gabarit, la tension, l’écartement, le bruit, etc. ?

97 Les chemins de fer européens sont en train de naître de toutes ces évolutions, de tous ces changements qui du point de vue administratif et organisation ont été engagés par la directive 91/440/CEE du 29 juillet 1991 relative au développement des chemins de fer communautaires.

98 Dans un futur proche, des opérateurs européens, que préfigure déjà Thalys International, auront accès aux infrastructures.

99 Dans le cas du fret, il s’agira d’opérateurs intermodaux dont les trains traverseront l’Union européenne dans toutes ses dimensions.

100 Je crois que c’est à cela que ressembleront dans les trente prochaines années les chemins de fer de l’Union européenne élargie.

INDEX

Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques Index chronologique : XXe siècle Keywords : network, interoperability, Europe Mots-clés : interopérabilité, Europe

AUTEUR

RAYMOND MOURAREAU Ancien administrateur principal de la Commission européenne, délégué général de l’Association Eurosud Transport

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L’interopérabilité dans le domaine ferroviaire et les risques liés aux différences culturelles

Coralie Mugnai

1 Ces dernières années, le transport ferré transfrontalier s’est développé aussi bien en ce qui concerne le transport des voyageurs (relations Thalys et Eurostar) que celui des marchandises (corridors fret). Si l’intérêt économique de ces missions est évident, leur généralisation au niveau européen oblige à reconsidérer certains aspects relatifs à la sécurité.

2 Dans ce contexte, la recherche en cours se donne comme objectif d’analyser les problèmes liés à l’interopérabilité en plaçant les opérateurs au centre de ses préoccupations, et en particulier les opérateurs franchissant les frontières européennes. En effet, suite à la première phase de notre étude (entretiens, observations, recherches bibliographiques), sont apparus des concepts centraux, parfois ambigus ou mal définis, relatifs à la problématique du transport ferroviaire transfrontalier et qui ont un poids significatif dans la réussite de ces circulations.

3 D’une part, il s’est avéré que les attentes envers la sécurité ne sont pas totalement déterminées par la technique et par la gestion fonctionnelle, mais qu’elles dépendent aussi du contexte culturel. D’autre part, la complexité du système s’accroît en raison des multiples facteurs culturels propres à chaque réseau devant coopérer.

4 C’est pourquoi, après avoir défini au sein de notre problématique la notion de frontière comme la limite entre deux environnements qui peuvent être tout aussi bien géographique, linguistique, technologique ou, encore, identitaire, communautaire et organisationnel, nous pouvons construire notre propre concept de culture caractérisé par son aspect multidimensionnel.

5 En effet, compte tenu de notre domaine d’application, nous retenons trois niveaux d’analyse :

6 • la culture nationale intégrant les aspects propres à une société,

7 • la culture organisationnelle développée au sein d’une entreprise spécifique,

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8 • la culture professionnelle correspondant aux pratiques et aux valeurs liées à un métier.

9 Notre objectif est de mettre en évidence, à chacun de ces niveaux, d’éventuelles différences culturelles susceptibles de contribuer à dégrader la fiabilité globale du système de transport, et cela à l’aide d’un questionnaire soumis au sein de la SNCF et de la SNCB (réseau ferré belge). L’intérêt de cette méthodologie est, d’une part, d’identifier les valeurs auxquelles les opérateurs accordent plus ou moins d’importance et, d’autre part, d’effectuer des comparaisons.

10 Les résultats attendus pourront se traduire en termes :

11 • d’adaptation de la formation des opérateurs franchissant les frontières,

12 • d’adaptation des règlements aux écarts culturels repérés lors de l’étude comparative,

13 • de modification de l’organisation du travail.

Naissance de la problématique

14 Face à l’augmentation du trafic et à l’ouverture européenne des réseaux, les compagnies ferroviaires sont amenées à reconsidérer certains enjeux et, notamment, ceux liés à la sécurité du transport. Cependant, malgré leur volonté d’harmoniser les règles et procédures, de normaliser les nouvelles circulations transfrontalières, nous pouvons supposer que cette variable transfrontière induit de nouveaux risques. Ceci peut non seulement être justifié par l’augmentation de la complexité du système, mais aussi par le fait que les attentes envers la sécurité ne sont pas uniquement déterminées par la technique et par la gestion fonctionnelle : elles dépendent aussi du contexte culturel.

15 Cependant, il est nécessaire de vérifier si, oui ou non, cette première hypothèse de travail est confirmée par la réalité quotidienne du terrain. Dans le cas où elle ne le serait pas, cela n’implique pas sa remise en cause mais plutôt que nous devons, au cours de notre analyse, chercher à identifier les variables d’ajustement qui apparaissent dans le processus et les mécanismes de régulation mis en œuvre par les opérateurs dans leurs pratiques de travail. En effet, ils vont essayer de compenser spontanément les effets de la nouvelle situation, de s’auto ajuster au changement d’environnement ; et, la plupart du temps, ils y parviennent avec efficacité. Ces questions sont, en fait, liées à leur capacité à réagir rapidement lorsqu’un événement imprévu se produit.

16 Dans notre contexte transfrontalier, cela est particulièrement significatif parce que les mécaniciens et les agents de train d’une infrastructure donnée pourraient se trouver dans un environnement étranger lors d’une situation d’urgence : dans ces conditions, que deviennent leurs points de repères ? On peut alors se demander, d’une part, ce que devient la performance des équipes quand les opérateurs ne sont plus dans un contexte de travail familier et, d’autre part, ce qu’il en est de l’efficacité de la coopération entre des équipes originaires de réseaux différents.

17 Par conséquent, de nouveaux risques apparaissent, liés à des mésententes entre les opérateurs ; ce qui peut modifier les variables d’ajustement et les mécanismes de régulation qu’ils mettent en œuvre habituellement. Cependant, d’autres limites à cette capacité d’ajustement peuvent exister : elles dépendent alors de facteurs cognitifs et physiques (fatigue, augmentation de la charge mentale de travail, stress...).

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18 En somme, notre cadre d’analyse nous conduit, au travers de la gestion des différences culturelles, à étudier l’impact qu’elles peuvent avoir sur les comportements, décisions et actions des opérateurs. Il semble évident que la rationalité technique et le management fonctionnel ne sont pas suffisants pour expliquer le mode de fonctionnement des organisations parce qu’un environnement ferroviaire apparemment identique pour tout réseau – les trains circulent ! – conduit les opérateurs à agir différemment. Les pratiques de sécurité ou, plus généralement, les pratiques de travail, semblent aussi déterminées par les facteurs culturels. Par conséquent, cette analyse nécessite de prendre en compte d’autres concepts qui relèvent de la rationalité liée au contexte, moins formelle et plus incertaine.

19 Étant donné ces considérations, nous pouvons formuler notre principale hypothèse qui supposent l’existence d’un lien entre la culture des opérateurs et leur comportement.

La culture dans les organisations : définition du concept

20 D’un point de vue théorique, nous considérons l’approche culturelle en théorie des organisations en nous référant essentiellement à la définition que donne E. Schein du concept de culture (1990) : « La culture peut alors être définie comme un échantillon d’hypothèses de base, inventée, découverte et développée par un groupe donné dans le but de gérer ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne, qui a assez bien fonctionné pour être considérée comme valide, qui est par conséquent enseignée aux nouveaux membres comme étant la manière correcte de percevoir, penser et ressentir. »

21 De plus, Schein distingue trois niveaux qui permettent d’observer une culture au sein d’une organisation : les artefacts observables (technologie, langage écrit et parlé, organisation physique de l’espace, habitudes vestimentaires), les valeurs (décrivant la façon de faire, dire et penser au sein d’une organisation), et les hypothèses fondamentales sous-jacentes à l’ensemble (présupposés, orientations de base, credo). Ce dernier niveau nous permet d’interpréter les perceptions, les comportements, les jugements, les décisions prises par les opérateurs sur le terrain.

22 Dans le contexte du transport transfrontalier, nous devons préciser la signification de certains termes que nous utilisons, surtout lorsque ceux-ci désignent des concepts pluriels.

23 En effet, le fait qu’un train passe d’une infrastructure à une autre nous amène à étudier plus particulièrement l’impact de cette juxtaposition culturelle sur les opérateurs et sur leur performance dans leurs activités quotidiennes de travail. Celles-ci sont influencées par le changement d’environnement lié au passage de la frontière, mais les conséquences sont, en fait, en rapport avec le type de frontière considéré. Dans notre analyse, la frontière est alors définie comme la limite entre deux environnements différents, qu’il s’agisse d’environnements géographique, linguistique, technologique et culturel. Compte tenu de notre cadre de travail, nous nous proposons d’étudier plus particulièrement le concept de culture.

24 Dans ce but, à l’instar de Schein, nous distinguons plusieurs dimensions ou niveaux dans la notion même de culture. Cela signifie que l’opérateur est sous l’influence de sa

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propre culture (individu), de sa culture professionnelle (pratiques et valeurs liées à un métier ou une équipe), de sa culture organisationnelle (développée au sein d’une entreprise spécifique), et de sa culture nationale (intégrant les aspects propres à une société). Ces différentes strates façonnent les groupes d’individus dont la raison d’être est de partager une expérience, des idées, une façon de faire, dire et penser, qui se retrouvent ensuite dans leurs décisions et actions dans le travail.

25 Cependant, les opérateurs ne peuvent développer des croyances et valeurs communes que si leur environnement de travail leur offre la possibilité de le faire, c’est-à-dire s’il leur fournit un contexte stable.

26 C’est en cela que Weick justifie l’importance d’une culture organisationnelle forte en tant que source de fiabilité dans le sens où elle va permettre un phénomène de centralisation puis de décentralisation dans le mode de fonctionnement.

27 En effet, dans une première étape, le fait de former les opérateurs et de leur inculquer volontairement ou pas une certaine culture, de leur transmettre les mêmes valeurs, croyances et normes constitue la phase de centralisation des décisions. Puis, dans une seconde étape, cette centralisation et les représentations partagées qui en découlent vont permettre à ces mêmes opérateurs d’adopter à leur niveau un comportement « décentralisé », c’est-à-dire autonome. Chacun peut prendre un maximum de décisions localement en ayant acquis la confiance de la ligne hiérarchique. Cette confiance que l’on retrouve aussi dans le travail d’équipes repose sur un environnement stable assurant la prévisibilité du comportement des opérateurs.

28 Schein aborde la culture dans ce contexte statique puisque, selon ses travaux, elle traduit ce qui a été éprouvé par l’expérience (« on sait que cette solution marche dans tel ou tel cas ») et qui est partagé par les membres de l’organisation de façon explicite. Par cette caractéristique, la culture explique l’engagement fort des opérateurs, tout en déterminant la façon adéquate d’utiliser les règles prescrites (grâce à l’expérience). Elle coordonne de plus les actions des opérateurs par le partage d’hypothèses fondamentales, de valeurs et de croyances en ce qui concerne le fonctionnement du système.

29 Toujours dans cette idée d’assurer la prévisibilité du comportement des opérateurs, Ouchi la considère en fait comme une forme de contrôle assez fort grâce à sa nature figée et statique (Ouchi et Wilkins, 1983).

30 Cependant, cette façon de considérer la culture ne fait pas l’unanimité. En effet, Pidgeon (1998) s’intéresse plus au caractère dynamique qu’elle revêt. Il pense qu’elle se crée et se recrée sans cesse selon un processus permanent d’apprentissage dans lequel les opérateurs sont les principaux acteurs. Son caractère flexible la rend toujours adaptée aux situations et aux changements d’environnement : c’est ce qu’il appelle le concept de résilience. En effet, grâce à l’expérience de l’activité de travail quotidienne, les opérateurs augmentent la capacité de l’organisation à s’adapter à l’imprévu, plus rapidement que s’ils devaient attendre les modifications des normes formelles.

31 Par conséquent, pour une organisation, la formation de nouveaux membres ou la formation continue est l’occasion d’inculquer aux opérateurs les mêmes valeurs de façon à réduire l’incertitude liée à leurs comportements. Certes, le fait de garantir une façon commune de travailler et de penser permet de limiter la dissonance entre les membres, mais dans quelle mesure ces représentations de travail et ces croyances sont- elles réellement partagées ? Une organisation pourrait avoir le besoin de connaître

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l’ampleur de la diffusion des valeurs de façon à comprendre certains dysfonctionnements. Pour répondre à cette demande, nous utilisons un outil et une méthodologie spécifiques qui permettent de mesurer les valeurs et croyances auxquelles les opérateurs accordent plus ou moins d’importance.

La méthodologie et les résultats attendus

32 Nous utilisons une méthodologie développée dans le domaine de la recherche sur le comportement des groupes (Bales & Cohen, 1979) et adaptée par Poumadère (1985) dans le but d’identifier les valeurs que les individus et les groupes associent à des enjeux organisationnels spécifiques. Des études ont déjà été réalisées par Poumadère (1988) concernant la gestion de filières européennes d’une entreprise de véhicules industriels, et par Mays et Poumadère (1989) sur les pratiques de sûreté dans les centrales nucléaires françaises.

33 Les auteurs supposent que la performance en matière de sûreté est le résultat d’interactions entre des facteurs techniques et organisationnels. Mais les analyses de risques traditionnelles ne sont pas conçues pour prendre en compte ce type de facteurs, d’où le besoin de nouvelles méthodes dans le but d’accorder de l’importance aux systèmes de valeurs, aux représentations sociales, c’est-à-dire, en somme, aux facteurs culturels.

34 Dans l’approche de Poumadère, les valeurs individuelles et organisationnelles relatives à trois thèmes significatifs – attitudes quotidiennes, pratiques de sûreté, coopération – sont mesurées dans un espace factoriel à trois dimensions.

35 Le même questionnaire est soumis à différents groupes ; un programme de recherche- action fait ensuite appel aux participants pour analyser à la fois leurs propres résultats et ceux du système dans le cadre de réunions de travail. Ces sessions de retour d’expérience sont une caractéristique importante de la méthode ; la population choisie est ainsi impliquée dans des débats et dans une élaboration interactive des données.

36 Étant donné notre contexte multiculturel, notre principale préoccupation est de démontrer comment les facteurs culturels interviennent dans le processus de gestion et peuvent conduire à des risques spécifiques dus à des écarts entre deux unités culturelles. Il est à noter que, en accord avec notre définition de la culture, ces unités peuvent être deux individus, deux métiers, deux organisations, ou deux pays différents. Par conséquent, de même que Poumadère et al. ont mis en œuvre une méthodologie pour identifier les facteurs influençant les pratiques de sûreté, nous utilisons les mêmes instruments pour comprendre comment les facteurs humains et organisationnels dans le contexte multiculturel peuvent jouer un rôle significatif dans la sécurité des transports. Ce genre d’étude est particulièrement pertinent parce que, compte tenu du contexte économique, les chemins de fer français veulent développer de plus en plus la coopération entre les pays européens (transport de passagers et de marchandises).

37 Dans le cadre d’une recherche pour un doctorat, réalisée en partenariat avec la SNCF, nous adaptons l’approche à notre population et l’appliquons de façon séquentielle. Dans un premier temps, nous devons vérifier s’il existe des risques, incidents ou accidents, réellement liés à la variable multiculturelle au travers d’entretiens avec des experts et l’étude de rapports d’incidents. Si oui, nous tentons d’identifier les erreurs et

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les mésententes à l’origine de l’événement. Si non, nous devons alors analyser les mécanismes de régulation mis en œuvre par les opérateurs, les équipes et/ou l’organisation de façon implicite et informelle, mais capables de contrebalancer les nouveaux risques. Pour cela, nous avons choisi une population constituée non seulement de personnel roulant (mécaniciens et Train Managers), qui traverse effectivement la frontière, mais aussi d’agents sédentaires travaillant à l’interface.

38 Nous utilisons alors le questionnaire pour observer le lien supposé entre culture et comportement dans le contexte étudié. Trois domaines doivent être soumis à la population. Dans notre contexte de travail, il nous a semblé particulièrement pertinent de questionner les opérateurs d’abord sur les attitudes qu’ils développent dans leurs tâches quotidiennes, puis d’étudier l’émergence de la coopération au sein des équipes et, enfin, d’étudier comment ils perçoivent les règles de sécurité. Les thèmes choisis pour l’évaluation au travers de l’inventaire des valeurs organisationnelles sont :

39 1- Sécurité et perception du risque,

40 2- Coopération et communication entre les équipes,

41 3- Interprétation des règles par les opérateurs. Les réponses attendues sont supposées révéler les caractéristiques des opérateurs, les valeurs partagées et les représentations du système, c’est-à-dire tout ce qui constitue la culture.

42 De plus, la méthodologie offre la possibilité d’établir des comparaisons entre différents groupes. Ceci est très utile dans un contexte multiculturel : nous pouvons alors comparer des facteurs culturels entre deux, ou plusieurs entités différentes. Concrètement, nous soumettons le questionnaire à la fois à des opérateurs français (agents roulant et sédentaires) et à des opérateurs étrangers (belges).

43 Les premiers résultats obtenus valident notre hypothèse selon laquelle les individus se comportent différemment en fonction de leurs environnements (professionnel, organisationnel, national).

44 En effet, la comparaison entre la SNCF et la SNCB montre que les deux groupes associent au règlement et à la sécurité l’acceptation et le respect de l’autorité (forts à la SNCF, modérés à la SNCB) traduisant le besoin d’un référentiel fort.

45 À la SNCB, les décisions de sécurité reposent sur le collectif, tandis que, à la SNCF, elles reposent sur le jugement de l’individu.

46 Hors sécurité, les agents SNCF sont sensibles à un climat amical et coopératif.

47 En terme de gestion, le fait de mettre en évidence, lors de cette recherche, des facteurs dont l’impact est parfois sous-estimé soulève de nouveaux questionnements sur le mode de fonctionnement de l’organisation étudiée. En effet, les mesures des valeurs et représentations partagées par les opérateurs et les comparaisons entre réseaux permettent d’identifier les points forts et les points faibles du système.

48 Par conséquent, en fonction des résultats obtenus, des réflexions seront peut-être à mener quant à :

49 • l’adaptation de la formation des opérateurs franchissant les frontières,

50 • l’adaptation des règlements aux écarts culturels repérés lors de l’étude comparative,

51 • une éventuelle modification de l’organisation du travail,

52 • et une meilleure mise en contexte de la réalité des contraintes opérationnelles du contexte européen, par des entreprises ayant une forte identité nationale.

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BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

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• MUGNAI, C. (2000) : « L’impact des différences culturelles sur le comportement des acteurs de sécurité : le cas du transport ferroviaire transfrontalier », in « Internationalisation de la GRH », Actes du 11e Congrès de l’AGRH (Association francophone de gestion des ressources humaines), Paris, 16-17 nov. 2000 (CD Rom)

• OUCHI, W.G. (1980) : « Markets, Bureaucracies, and Clans », Administrative Science Quaterly, vol. 25, p. 129-141.

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• WILKINS ; OUCHI, W.G. (1983) : « Efficient Cultures : Exploring the Relationship between Culture and Organizational Performance », Administrative Science Quarterly, vol. 28, p. 468-481.

INDEX

Keywords : interoperability, network, culture, Europe Mots-clés : interopérabilité, réseau, culture, Europe Index chronologique : XXe siècle Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques, Art et culture

AUTEUR

CORALIE MUGNAI Doctorante au laboratoire IDHE (Institutions et dynamiques historiques de l’économie), École normale supérieure de Cachan

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ARTICLES

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Les débuts de la ligne ferroviaire de Saint-Étienne à Lyon et les événements de 1830

Michel Cotte

NOTE DE L’ÉDITEUR

Abréviations : A. d. A. : Archives départementales de l’Ardèche ; C. Int. : Correspondance interne des entreprises Seguin ; S. A. : Seguin Aîné (Marc), encore dit Seguin ou l’Aîné.

Un beau projet non dénué de difficultés

1 En mars 1826, les frères Seguin d’Annonay1 obtiennent l’adjudication de la ligne de chemin de fer devant relier le bassin minier de Saint-Étienne à la vallée du Rhône. Dans cette affaire de construction ferroviaire, très nouvelle en France2, ils sont associés à Édouard Biot, le fils du physicien et neveu de Barnabé Brisson, le principal collaborateur technique du directeur général des Ponts et Chaussées3. Le tracé est profondément novateur, il doit en particulier permettre l’usage des machines locomotives sur toute l’étendue de la ligne, soit une soixantaine de kilomètres4. D’importants travaux de génie civil sont rendus nécessaires par l’application des principes ferroviaires retenus : de longues pentes régulières et de grands rayons de courbure. De nombreux tunnels, d’importants remblais et déblais, des ouvrages d’art et de soutènement de la ligne sont nécessaires. Le projet apparaît comme ambitieux ; il doit franchir un important dénivelé, impossible à vaincre par un canal, pour désenclaver le bassin minier de Saint-Étienne5.

2 Le projet économique et industriel repose sur l’espoir d’un transport massif et peu cher de la houille, qui doit permettre un décollage industriel régional, à l’anglaise. Le

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charbon de terre était déjà familier dans la région, provenant des mines de Rive-de-Gier déjà reliées au Rhône par le très rentable canal de Givors, ouvert depuis 1780.

3 Parallèlement, l’effort d’adaptation des techniques anglaises et l’innovation sont poussés à un degré maximum dans ce projet, en particulier par l’ouverture d’un atelier de construction de machines locomotives dans la presqu’île de Perrache, dès 1828-18296. Les frères Seguin, tout particulièrement leur aîné Marc, apparaissent alors au sommet de leurs talents d’entrepreneurs. Ils ont déjà à leur actif la réalisation des ponts suspendus par câbles de fil de fer (1821-1825) ; l’utilisation des machines à vapeur haute pression pour la navigation (1825-1828) ; la mise au point de la chaudière tubulaire (1827-1829).

4 Ces auspices heureux ne doivent cependant pas masquer les nombreuses difficultés techniques et financières rencontrées par la société anonyme créée à la suite de l’adjudication. Malgré un capital social de dix millions de francs, qui frappe les imaginations, l’importance du génie civil et la spéculation foncière grèvent les comptes de la société anonyme à partir de 1829. Un choix d’achèvement partiel de la ligne est alors décidé, visant à concurrencer directement le canal de Givors. L’avancement des travaux permet l’ouverture d’une section d’un peu plus de 20 kilomètres dès l’été 1830, allant de la mine de la Grand-Croix à Givors. Dans la cité rhodanienne, la ligne se poursuit jusqu’au fleuve où une installation provisoire de la « gare d’eau » permet d’accueillir une douzaine de bateaux.

5 Aux difficultés techniques et financières viennent s’ajouter une agitation sociale qui débute dès la mise en service, début juillet 1830, formant un mouvement annonciateur des journées révolutionnaires. À cette occasion, la ligne de chemin de fer devient le théâtre d’événements sociaux importants, qui anticipent et dépassent les seuls aspects politiques du changement de régime. Une sensibilité ouvrière se dégage, marquée de corporatisme, d’hostilité à la mécanisation, mais aussi d’un sens aigu de la négociation et de l’adaptation professionnelle. En face, les entrepreneurs Seguin font montre d’une perception poussée des situations sociales, tout en prenant de nombreuses initiatives patronales aux facettes les plus variées...

La mise en service de la partie achevée (juin-juillet 1830)

6 La mise en exploitation de la portion achevée est précédée de tests sur les deux machines locomotives sorties des ateliers. Ces expériences se déroulent d’abord sur un embranchement d’essai à Perrache, comportant une courte réplique des pentes. Après le transport d’une première machine à Givors7, Marc et Paul poursuivent les expériences sur la ligne elle-même, non sans connaître un premier accident ferroviaire ! « Nous essayâmes hier la machine locomotive qui fonctionna très bien jusqu’à Saint-Lazare. Paul éprouva à sa jambe gauche un petit accident occasionné par cette machine. Le chariot de l’eau et du charbon sur lequel nous étions [...] à la descente, fut sorti avec violence de dessus les rails et jeté de côté. En sautant à terre, Paul eut la jambe froissée8. »

7 La mise en exploitation commerciale est finalement prévue pour le 1er juillet : « [Marc et Camille] ont fait descendre deux convois chargés qui ont bien fait leur route. Il y a cependant quelques rails qui ont besoin d’être replacés9. »

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8 Techniquement les choses s’améliorent : « Tous les jours nos transports augmentent sur le chemin de fer. Les chariots ne sortent plus de la voie. Cependant nous n’avons pas encore mis en mouvement la machine10. »

9 Les premières modalités de l’exploitation se précisent entre les frères Seguin : Paul s’occupe du matériel roulant et du mouvement ; Marc à Perrache monte les wagons et poursuit la construction des machines locomotives ; Camille s’installe à Rive-de-Gier pour l’organisation du trafic et les relations commerciales ; Charles dirige le bureau parisien des Seguin. Un projet concernant les personnels de l’exploitation est présenté au conseil d’administration de la compagnie au moment de l’ouverture11.

10 Malgré une apparente satisfaction des frères durant les premiers essais d’exploitation, le passage à la traction locomotive s’avère relativement problématique et l’on utilise provisoirement les chevaux pour la remonte des wagons vides. Comme prévu, la gravité paraît suffisante pour la descente des wagons de charbon, par l’utilisation d’une pente régulière sur l’ensemble de la partie livrée.

11 Le trafic commence, nous dit Camille, dans le désordre de la mise en mouvement d’une grande affaire12. Les tarifs d’usage sont fixés à l’hectolitre (une benne), la mesure traditionnelle de capacité des exploitants houillers. Ils sont fixés à 14 centimes au départ de Rive-de-Gier et à 21,25 centimes à celui de la Grand-Croix13. Ce qui revient à une petite majoration de distance, surtout dans le second cas, par rapport à un tarif d’adjudication de 9,8 centimes la tonne/kilomètre.

12 Du point de vue de la compagnie, qui pourrait exiger tout de suite un droit de regard sur l’exploitation des frères, les choses se passent assez amicalement grâce à la compréhension de Humblot-Conté. Chargé par le conseil d’administration d’examiner cette première mise en fonctionnement, il accepte un report de l’examen des comptes jusqu’à la livraison définitive, ce qui en pratique laisse les Seguin maîtres d’organiser l’exploitation à leur guise14.

13 Dès la nouvelle connue de l’ouverture de la ligne, le préfet demande à la visiter, ce qui se transforme en une inauguration officieuse. Le grand tunnel de Couzon est en particulier illuminé à cette occasion et un trafic exceptionnel de 6 ou 8 convois précède le cortège des notables, à la descente sur Givors15.

Le mouvement des crocheteurs, les événements de Juillet 1830

14 Camille constate rapidement des progrès dans l’organisation des convois et la régularité du mouvement, mais aussi l’apparition d’une réaction sociale à la mise en exploitation du chemin de fer. La première et la plus durable vient des crocheteurs, à propos du débarquement automatisé du charbon prévu à la gare d’eau de Givors. L’ouverture d’une trappe installée dans le fond du wagon le vide dans le bateau, sans déchargement manuel des crocheteurs. « Notre service prend tous les jours plus de consistance, aujourd’hui nous avons fait partir 80 wagons. Mais nous marchons toujours au milieu des obstacles et des oppositions de toutes espèces. Hier ça a été une révolte des crocheteurs de Givors qui se sont opposés au débarquement direct des wagons dans le Rhône par les estacades16. »

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15 Quelques jours après, les frères apprennent directement par le préfet une menace de malveillance : « M. Desbrosses nous écrit qu’il a été informé qu’il se formait une coalition de voituriers ayant pour but de bouleverser nos rails et interrompre le service du chemin de fer17. »

16 Marc est aussi victime d’intimidations sur sa personne, mais il en minimise les conséquences dans ses souvenirs : « Quelques voituriers par terre ont quelquefois menacé de me tuer, mais jamais il n’y eut aucun commencement de tentative pour mettre ces menaces en exécution ; tout s’est borné dans le début à embarrasser les rails avec des pierres, des traverses, etc., ce qui occasionna quelques accidents au matériel, mais jamais aux voyageurs18. »

17 L’exploitation du chemin de fer commence plutôt laborieusement, dans le cadre d’une période sociale agitée qui débouche sur les journées révolutionnaires de Juillet 1830. Les frères nous donnent quelques indications sur les événements en région lyonnaise ; événements qui les inquiètent car ils doivent eux-mêmes faire face à une opposition corporative au chemin de fer depuis plusieurs jours.

18 Dans Lyon, le premier mouvement populaire semble commencer le 30 juillet au soir19 ; il se poursuit le lendemain matin, sans violence. L’organisation de la Garde nationale rassure les entrepreneurs20, d’autant que, le 1er août, les prisonniers de Saint-Joseph au début de la presqu’île de Perrache tentent de s’échapper en attaquant les soldats qui les gardent. Ceux-ci réagissent violemment : « [Ils ont alors ouvert] un feu vif et soutenu qui en a tué 5 ou 6 et blessé un plus grand nombre21. »

19 L’effervescence gagne les ouvriers lyonnais, ceux des chantiers de Perrache en particulier. « [...] ici toutes les têtes sont en fermentation. De toute part les ouvriers désertent les ateliers. Nos manœuvres du pont de la Mulatière ne veulent ni travailler ni sortir des chantiers22. »

20 À Givors, à Rive-de-Gier, le trafic se désorganise. Les Seguin ne veulent prendre aucun risque, craignant la virulence des crocheteurs et des voituriers. Ils songent en premier lieu à protéger le matériel roulant. « Suivant les circonstances, vous pourrez pendant la nuit faire filer tous les wagons dans le grand percement [tunnel de Couzon] et en fermer les entrées par de bonnes barricades23. »

21 La rumeur circule à Lyon d’un mouvement Ultra royaliste dans le Midi, ainsi que celle de la radicalisation des événements parisiens...

22 Le mouvement d’opposition sociale au chemin de fer s’étend le long de la ligne ; il touche l’ensemble des crocheteurs, puis les voituriers de Givors refusent de tracter les wagons au moyen de leurs chevaux24. « Notre mouvement insurrectionnel de la Grand-Croix n’a pas eu de suite, et les crocheteurs sont rentrés sans avoir exécuté leur projet de démolition. Mais, à Givors, nous sommes toujours sous l’empire de cette canaille25. »

23 Marc ordonne l’arrêt du trafic jusqu’à nouvel ordre ; il pense qu’il vaut mieux accréditer l’idée que leur affaire ne marche pas plutôt que d’en faire un pôle de violence révolutionnaire.

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Une situation tendue s’installe

24 Toutefois, par le biais de Paul, les Seguin entrent rapidement en négociation à Givors, le lieu névralgique de la contestation. Les deux points à l’ordre du jour sont l’abandon des estacades de déchargement automatique et les salaires. « Les crocheteurs ont profité des troubles politiques pour se faire augmenter. Nous nous en débarrasserons aussitôt que l’ordre sera rétabli26. »

25 En fin de semaine, le calme semble revenir dans les rangs des crocheteurs. Les frères espèrent de leur côté dans l’instauration de la garde nationale, en particulier à Givors, pour ramener le calme dans les esprits. C’est à ce moment-là que Camille songe à mettre en pratique une idée aussi simple que géniale afin de rendre populaire le chemin de fer : « Rien de nouveau ici, nous continuons à travailler peu, ce qui nous a décidé à faire afficher que nous conduirions les amateurs à la vogue de Givors aujourd’hui dimanche27. »

26 Un trafic inopiné des voyageurs commence là, apparemment gratuit, à propos d’une fête populaire et favorisé par les troubles de 1830 ! Il semble connaître un succès notable, contribuant à un début d’isolement social du mouvement des crocheteurs et des voituriers. Ce trafic des personnes paraît se prolonger par un usage plus ou moins toléré, volontiers ludique : les jeunes gens s’accrochent aux wagons de charbon pour descendre à Givors ! On peut dire que cette situation particulière a entraîné une première demande de transport des personnes et qu’elle s’est ensuite organisée et codifiée, tout en devenant payante, alors qu’elle ne faisait pas du tout partie des objectifs initiaux de la compagnie.

27 Les difficultés sociales n’en demeurent pas moins, pendant pratiquement tout l’été et une partie de l’automne. Complètement impliqués dans le mouvement de mécanisation des productions depuis de nombreuses années, les Seguin soulignent l’hostilité populaire à son égard : « Les journaux d’aujourd’hui annoncent que le peuple de Paris s’est encore ameuté en demandant l’abolition des mécaniques et la suppression d’une partie des impôts28. » « Nos ouvriers papetiers [d’Annonay] ont voulu faire hier un petit mouvement contre les machines semblable à celui des crocheteurs contre les estacades, mais notre garde nationale qui ne pense pas comme celle de Givors a pris les armes et tout est rentré dans le devoir29. »

28 Le ton monte, et un cycle d’intimidations réciproques s’installe à la fin du mois d’août. Les Seguin tentent cependant de reprendre les transports et leurs essais de locomotive. Le trafic semble perturbé assez gravement à plusieurs reprises.

29 L’appel aux nouvelles autorités de Lyon montre l’ambiguïté de la situation. Les frères sont assez mal reçus, l’Aîné des Seguin étant considéré comme un partisan du régime défunt ; toutefois ils obtiennent l’aide de la force publique. « [Ils] nous conseillent tous de filer doux, cependant le préfet a promis de doubler les postes de gendarmerie30. »

30 Si Marc peut être considéré comme un proche de la Restauration et un catholique convaincu, la situation d’ensemble des Seguin est beaucoup plus nuancée. Le père et les frères ont longtemps fréquenté les cercles libéraux d’Annonay. La famille lisait la presse d’opposition, affichant de surcroît une certaine impertinence à l’égard du clergé.

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De son côté, Charles apparaît comme un proche du duc d’Orléans et un ami de son aide de camp, Rumigny, un associé des Seguin dans l’affaire de la gare d’eau de Perrache... Au moment des événements de Juillet, Charles dirige même la construction d’une passerelle suspendue dans la propriété du nouveau souverain, à Neuilly, et le rencontre presque quotidiennement. Marc évoque la complexité du retournement de situation, non sans quelque humour : « Je ne sais pas si notre réputation plus que douteuse de francs libéraux m’avait précédé [...]. Je ne suis plus habitué [aux manières populaires] ayant beaucoup plus fait usage des formes des gens de cour qui me plaisent davantage31. »

31 Évidemment, les Seguin ne sont pas hommes à baisser les bras devant une situation sociale difficile. Paul essaye par exemple de monter une équipe de crocheteurs dévoués au chemin de fer pour contrer ceux du canal de Givors, à la base des mouvements contre la compagnie. Si d’un côté les frères savent tout de suite négocier, ils n’hésitent pas à recourir parallèlement à la force publique et à la justice pour des actions violentes à l’encontre du chemin de fer et de ses employés. Ils s’estiment insuffisamment soutenus par les autorités nouvelles pendant un long moment ; à la fin du mois d’août, ils obtiennent cependant l’aide d’une quinzaine de gendarmes32 . « Le préfet [...] s’étant décidé à nous donner main forte, on fit saisir six [crocheteurs] par la gendarmerie, qui furent promptement assouplis par le régime de la prison33. »

32 De son côté, Paul prévoit une surveillance dissuasive de la ligne : « Je suis d’avis de ne pas perdre de temps pour organiser et armer nos gardes. Je vais à Lyon, j’apporterai des sabres et la commission [autorisation]34. »

33 Il entend obtenir les mêmes avantages du département de la Loire et il passe commande d’une vingtaine de fusils à Saint-Étienne35. Les esprits sont réellement très échauffés à la mi-août : « Je vais faire en sorte de vous obtenir les deux pièces de canon que vous désirez, Rumigny est bien en position de nous les faire obtenir par le général Gérard ministre de la Guerre36. »

34 Cette extrémité, envisagée dans les moments les plus vifs des événements, n’aboutira fort heureusement pas, mais la compagnie obtient d’avoir en permanence des gardes armés le long de la ligne. Une fois le calme social revenu, elle défendra de manière active ses intérêts matériels, basculant à l’occasion dans le drame d’un fait divers : « [Nous avons reçu une lettre des Seguin] relative au garde Noël, condamné à une année de détention par suite d’un meurtre commis involontairement sur un individu qu’il avait surpris volant des cuivres enlevés à une machine de la Compagnie à Givors37. »

35 On peut penser que l’amertume de l’échec d’une partie des crocheteurs favorisa un glissement vers des gestes individuels de vandalisme ou de chapardage.

Règlement du conflit des crocheteurs et mutations professionnelles

36 Les événements de l’été 1830 marquent fortement l’histoire des débuts de l’exploitation de la ligne de Saint-Étienne à Lyon. En ce qui concerne le mouvement des crocheteurs, Paul poursuit ses efforts pour créer une compagnie de manutentionnaires à la seule dévotion du chemin de fer : à terme une soixantaine d’hommes assez bien payés sur la

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base d’un tarif à la tâche garanti par une charte. Dans le cours de l’automne, il parvient à mettre sur pied un premier groupe, à Givors, le lieu par excellence de la contestation sociale du chemin de fer38. Il s’agit de le faire reconnaître officiellement, face à celui existant pour le canal et prétendant au monopole39. La mise sur pied d’une telle organisation n’est pas des plus tranquilles : la négociation sur les tarifs est particulièrement âpre. L’un des enjeux de la confrontation est de pouvoir contrôler les hommes qui vont venir travailler chez eux ; ensuite, elle transforme une contestation frontale contre le chemin de fer en une discussion interne à la profession, aboutissant à d’inévitables fractures entre ceux liés au canal et au fleuve et ceux attachés maintenant aux Seguin...

37 Mais le problème n’a-t-il pas simplement été repoussé dans le temps par l’urgence de la situation et la force du mouvement corporatiste ? L’emprise des crocheteurs sur la ligne de chemin de fer est momentanément reconnue, bien réelle, créant des droits. « Les crocheteurs, à la suite des troubles de Juillet [...] s’emparèrent du chemin de fer pendant plus de trois mois ; ils déchargeaient à bras d’homme les charbons des wagons dans les bateaux [...] ; cette manœuvre était très longue40. »

38 Dans un premier temps, cela empêche un véritable départ du transport des houilles. Quand, fin septembre, les frères tentent de reprendre l’usage des couloirs de déchargement automatique, à Givors, la réaction populaire est immédiate : « Lorsqu’on a fait la démonstration d’avancer un wagon, les femmes sont arrivées toutes ivres [de rage] avec des pierres dans leurs tabliers et suivies des hommes. On a dit beaucoup d’injures, etc., mais point de coups41. »

39 Finalement les accords entre les Seguin et les crocheteurs s’élargissent, aboutissant à la prise en compte des nouveaux procédés mécaniques de déchargement par les ouvriers, contre des avantages financiers : « Il leur est payé actuellement [35] centimes pour chaque wagon déchargé au couloir, [50] centimes à la bascule et 1 franc à bras d’homme42. »

40 Grâce à leur lutte sociale et à leur esprit de revendication, les crocheteurs gagnent par ailleurs un droit prioritaire à l’embauche pour toutes les opérations de manutention le long de la ligne. Ces dispositions tendent à les transformer en des employés de la compagnie aux points de chargement, en leur octroyant une bonne prime sur l’usage des nouveaux moyens mécanisés, maintenant confiés à leur surveillance. La mutation professionnelle paraît là assez brusque, changeant en particulier la nature du travail et transformant une corporation de type ancien en un groupe privilégié d’ouvriers de la compagnie ferroviaire. Une hiérarchie nouvelle se crée, entre ceux qui travaillent aux dispositifs mécanisés, bien payés, et ceux qui continuent à décharger ou charger manuellement.

41 Sans doute onéreuses au début, ces dispositions longuement négociées43 ne sont pas qu’une contrainte pour la société du chemin de fer. Elles parviennent d’abord à régler un conflit social grave et à éloigner la menace de représailles sur les installations de la compagnie. L’augmentation du trafic permet ensuite de résorber assez vite le nombre de crocheteurs menacés par le chômage. Le cadre général de la négociation permet aux Seguin d’inclure une contrainte de travail, à leurs yeux essentielle pour l’exploitation intensive à venir : « Il faut obtenir que le trafic se fasse de nuit et dimanche et fêtes44. »

42 Enfin, l’apparition, sous la contrainte, d’un droit de manutention supplémentaire au strict tarif de l’adjudication constitue un précédent intéressant pour la compagnie. Cela

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lui permet d’introduire des frais additionnels au transport. Elle ne se privera pas d’en ajouter plusieurs autres, jusqu’à soulever une nouvelle contestation sociale à la suite de l’ouverture générale de la ligne en 1833, celle des exploitants houillers de Saint- Étienne !

NOTES

1. Il s’agit de Marc, Camille, Paul et Charles ; Jules a été écarté du chemin de fer. 2. Cette ligne est la seconde construite en France, après celle de Beaunier reliant Saint-Étienne à Andrézieux sur la Loire (18 km). Les deux projets sont complémentaires, mais de nature et de difficulté bien différentes. 3. Becquey durant la Restauration. 4. Elle est comparable à la célèbre ligne de Liverpool à Manchester qui se construit au même moment. 5. Le bassin houiller de Saint-Étienne apparaît alors comme le plus important en France. 6. Il s’agit de produire une machine originale spécialisée dans le transport lourd sur des pentes régulières et importantes (6 pour 1 000 de Givors à Rive-de-Gier et 13,6 pour 1 000 de cette ville à Saint-Étienne). 7. A. d. A. 41J/194, C. Int. de S. A. du 16 juin 1830. 8. A. d. A. 41J/194, C. Int. de S. A. du 20 juin 1830. 9. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul à Lyon du 1er juillet 1830. 10. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul. 11. A. d. A. 41J/200, S. A. « Projet d’organisation par MM. les gérants », 29 juin 1830. 12. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Camille du 1er juillet 1830. 13. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul du 14 juillet 1830 ; la benne contient ici 80-85 kg. 14. A. d. A. 41J/194, C. Int. du 22 juillet 1830. 15. A. d. A. 41J/194, C. Int. des 12, 14 et 15 juillet 1830, le voyage du préfet s’est déroulé le 15 juillet. 16. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Camille à Rive-de-Gier du 8 juillet 1830. 17. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul du 23 juillet 1830. 18. Fonds privé [Marc Seguin], « Historique du chemin de fer de St-Étienne à Lyon », ms., 12 mai 1836, f° 48. 19. Rappelons que les « Trois Glorieuses » se déroulent les 27, 28 et 29 juillet 1830 à Paris. 20. A. d. A. 41J/194, C. Int. de S. A. du 31 juillet 1830. 21. A. d. A. 41J/194, C. Int. de S. A. à Lyon du 1er août 1830. 22. A. d. A. 41J/194, C. Int. de S. A. du 2 août 1830. 23. Ibid. 24. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul à Givors du 5 août 1830. 25. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Camille à Rive-de-Gier du 5 août 1830. 26. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul à Givors du 8 août 1830. 27. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Camille à Rive-de-Gier du 8 août 1830 ; la vogue est une grande fête populaire à date fixe. 28. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul à Givors du 18 août 1830. 29. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Camille à Annonay du 24 août 1830.

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30. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul du 20 août 1830. 31. A. d. A. 41J/194, C. Int. de S. A. du 9 août 1830. 32. A. d. A. 41J/194, C. Int. des 26 et 27 août 1827. 33. S. A., Historique... cité, f° 49. 34. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul du 18 août 1830. 35. Ibid. et 29 août 1830 ; demande d’autorisation. 36. A. d. A. 41J/195, C. Int. de Charles à Paris du 15 août 1830. 37. A. d. A. 41J/147, séance du conseil d’administration du 7 février 1832. 38. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul du 29 novembre 1830. 39. A. d. A. 41J/194, C. Int. de la seconde quinzaine d’août 1830 ; A.N. F 14 9031, pétition des crocheteurs du chemin de fer contre ceux du canal qui prétendent à l’exclusivité à Rive-de-Gier et Givors, 9 décembre 1831. 40. S. A., Historique... cité, f° 48. 41. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul, [25 - 28 septembre 1830]. 42. S. A., Historique... cité, f° 49 ; la bascule est un autre dispositif automatisé. 43. A. d. A. 41J/194, C. Int. jusqu’en octobre 1830. 44. A. d. A. 41J/194, C. Int. de Paul du 3 octobre 1830.

INDEX

Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques, Histoire sociale Index chronologique : XIXe siècle Mots-clés : Saint-Etienne-Lyon, mouvement social 1830 Keywords : Saint-Etienne-Lyon, social movement 1830

AUTEUR

MICHEL COTTE Professeur à l’université de technologie de Belfort-Montbéliard, département des humanités

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Fernand Nouvion, génie de la traction électrique

Jean-François Picard

1 De Marc Seguin, l’un des inventeurs de la locomotive à vapeur, à André Chapelon qui l’a menée à son apogée un siècle plus tard, on sait le rôle majeur tenu par les ingénieurs français dans l’histoire des chemins de fer. André Chapelon, Genius of French Steam est le titre de la première biographie1 de l’illustre vaporiste qui, s’il n’avait inventé la locomotive à vapeur, en avait poussé les perfectionnements à un degré tel que certains déploraient de la voir remplacée un jour par sa concurrente électrique. Les historiens anglo-saxons qui sont plus familiers de l’histoire des techniques que leurs collègues de ce côté de la Manche confirment ainsi la renommée internationale de nos ingénieurs. Indiscutablement, Fernand Nouvion (décédé en 1998) fut l’un de ceux-ci. Ce qui ne constitue pas son seul point commun avec son confrère Chapelon. En effet, comme lui ingénieur à la SNCF, s’il n’a pas plus inventé la locomotive électrique que son alter ego la locomotive à vapeur, il n’a pas moins contribué à porter la première au degré de perfection technique qu’on lui connaît aujourd’hui2.

2 Fernand Nouvion est né le 2 novembre 1905 à Neuilly-sur-Seine dans une famille de la bourgeoisie aisée. Son père était fonctionnaire et le jeune Fernand fit ses études secondaires dans l’établissement chic de la banlieue parisienne qu’est le lycée Pasteur. Sa vocation cheminote serait née d’un superbe cadeau offert pour Noël 1912, l’un des premiers trains électriques Märklin. Lors de ses études à l’École supérieure d’électricité (ESE), certains de ses condisciples se souviennent d’une passion pour le chemin de fer qui ne manquait pas de le faire passer pour un original dans une école chargée de former les servants de la nouvelle industrie. Mais il en gardera un assez bon souvenir pour y revenir plus tard en tant que professeur de traction électrique (de 1957 à 1971)3. Son diplôme en poche et après un bref passage dans l’industrie, il cherche une place au chemin de fer, d’abord dans la plus « électrique » des grandes compagnies de l’époque, le Paris-Orléans (P.O.), dont Hippolyte Parodi avait entrepris d’électrifier les grandes lignes. Non sans humour, il rappelait qu’il y fut accueilli pour s’entendre conseiller de s’adresser plutôt aux Chemins de fer de l’État (Ouest), « ...où on était moins regardant sur la qualité des candidats » ( ! ). C’est ainsi qu’il est recruté au réseau de l’État, en

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1930, alors dirigé par Raoul Dautry et sur le point de lancer l’électrification de la ligne Paris-Le Mans. Affecté au service du Matériel, Nouvion évoquait les débuts de sa carrière cheminote en usant de l’humour un tantinet provocateur qui le caractérise. « Peu après mon entrée au chemin de fer, j’ai compris que j’étais entré dans un service dévalué ! Celui du Matériel et Traction. Un jour j’ai entendu Dautry déclarer que pour la Voie et le Matériel on pouvait prendre n’importe qui. C’est facile, cela marche toujours. En ce qui concerne l’Exploitation, c’est une autre affaire. Il faut non seulement des hommes intelligents, remarquablement instruits, mais qu’ils aient en plus un don : celui de prévoir ce qui va se passer. Et Dautry ajoutait, peut- être pour nous consoler, "je n’en ai jamais rencontré un seul"...4 »

3 Mais Nouvion reconnaissait à son premier directeur les qualités d’un grand exploitant. Il rappelle qu’on lui devait la modernisation de la banlieue Montparnasse avec ses quais hauts et un nouveau matériel de banlieue révolutionnaire pour l’époque, les rames Budd en acier inoxydable, même si le jeune ingénieur ne manquait pas de railler leurs marchepieds rabattables et leur « épouvantable quincaillerie de relais électro- pneumatiques dont le quart était toujours en panne ». Sous la férule de Marcel Garreau (X-Télécoms), le responsable de l’électrification Paris-Le Mans, il a participé à la mise au point de rames automotrices de ramassage, des engins remarquables destinés à assurer une desserte omnibus rapide, tout en déplorant – déjà ! - que l’Exploitation ne s’intéresse pas vraiment à la vitesse. A la création de la SNCF, en 1938, lorsque Dautry quitte le chemin de fer il propose à Nouvion de l’emmener avec lui dans la construction aéronautique, ce à quoi l’intéressé aurait répondu qu’ayant tellement appris à aimer le chemin de fer sous son autorité, il préférait y rester.

4 En août 1940, au lendemain de « l’étrange défaite », Fernand Nouvion devient donc chef d’arrondissement Matériel des Batignolles (SNCF Région Ouest), chargé des ateliers d’entretien de La Folie à Nanterre. Là, il va donner la preuve de ses remarquables talents d’organisateur, non sans rencontrer quelques problèmes liés aux circonstances de cette époque tragique. Les ateliers de la Folie sont responsables de la révision générale (R.G.) des locomotives de la ligne Paris-Le Mans, une opération qui consiste à démonter complètement la machine pour vérifier et remplacer ses organes usés. Elle ne nécessitait jusque-là pas moins d’une quinzaine de jours en atelier. Il introduit aux ateliers de la Folie de nouvelles méthodes de travail, imaginant une planification raisonnée des tâches d’entretien (grosses opérations à mener en priorité), ce qui permet d’augmenter le nombre d’équipes susceptibles de travailler simultanément sur une locomotive. Il met en place un système de contrôle de qualité (essai des sous- ensembles de la locomotive, freins, contacteurs, etc.) avant leur remontage définitif ce qui réduit la période d’essais lors de la remise en service, etc. Ainsi, il obtient une réduction à cinq jours du temps nécessaire à la révision générale des locomotives 2D2 État. Ce remarquable résultat l’amène à publier en 1942 son premier article dans la Revue générale des chemins de fer sous le titre éloquent de « réduction des immobilisations du matériel »5. Évidemment, à l’époque l’occupant allemand étant le principal client de la SNCF, cette diminution des indisponibilités lui bénéficiait au premier chef et son zèle semble avoir valu à Nouvion quelques désagréments. A la Libération, il passe devant un comité d’épuration et, si on ne peut lui reprocher des faits avérés de collaboration, son comportement ne manque pas d’évoquer quelque syndrome de type « pont de la rivière Kwaï » ; on connaît le film de David Lean qui raconte l’histoire (vraie) d’un officier du génie britannique fait prisonnier par les Japonais en Birmanie mais qui, pris au jeu du métier, construit un pont de chemin de

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fer utilisé par l’ennemi. Si, contrairement à certains de ses collègues l’affaire n’eut pour lui aucune suite fâcheuse, il n’aimait pas en évoquer le souvenir6.

5 En 1946, Fernand Nouvion entre à la Division d’études de la traction électrique (DETE), un département créé en 1939 au sein de la SNCF pour l’électrification de son réseau ferré. Là, il seconde Marcel Garreau le remarquable électricien chargé d’électrifier la banlieue Paris-Montparnasse et la ligne Paris-Le Mans avant-guerre7. La personnalité des deux hommes était profondément différente. L’un réservé et méthodique, l’autre extraverti et inventif, mais de l’avis général ils formaient le « remarquable binôme » qui allait réaliser les électrifications de la SNCF8. La DETE va donc jouer un rôle central dans une histoire que l’historien Clive Lamming découpe en deux grands chapitres : une « ère Garreau », celle du magistère des électriciens marquée par l’adaptation du courant alternatif à fréquence industrielle en traction ferroviaire et une « ère Nouvion » caractérisée par des progrès mécaniques destinés à faire de la locomotive électrique un moyen de traction universel9. Ceux qui ont travaillé avec lui s’accordent à reconnaître à Nouvion les capacités d’un meneur d’hommes. Il savait insuffler un esprit de « commando » à ceux qu’on ne tardera pas à appeler la « bande à Nouvion », Marcel Tessier, André Cossié et bien d’autres, même si cela agaçait plus d’un collègue au sein d’une entreprise en principe peu soucieuse du vedettariat de ses ingénieurs.

6 Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une décision gouvernementale avait décidé d’unifier le système d’électrification des chemins de fer français en courant continu à la tension de 1,5 kV, le système préconisé par Hippolyte Parodi pour les lignes de la Compagnie du P.-O. (Paris-Toulouse, Paris-Bordeaux-Irun, Irun-Toulouse-Béziers, etc.). Le continu basse tension présentait un certain nombre d’avantages. Par exemple, le fait d’être délivré à demi-tension aux moteurs de traction des locomotives permettait un fort couple de démarrage, tandis que les moteurs continus à collecteur disposent de fortes capacités de surcharge. En revanche, il présentait les inconvénients liés aux très coûteuses infrastructures destinées à alimenter les locomotives et, notamment, d’importantes sous-stations destinées à transformer le triphasé du réseau général en continu basse tension ainsi qu’une caténaire lourdement armée apte à supporter des courants de forte intensité. C’est ainsi que l’électrification de Paris-Le Mans en 1938 fut pour Marcel Garreau l’occasion d’évoquer les autres systèmes développés en Europe - le 3 kV continu des Italiens et l’alternatif haute tension à la fréquence 16 2/3 des Suisses et des Allemands - même si le système Parodi fut retenu in fine pour des raisons d’unification des types de locomotives10 . En 1939, telle fut aussi la raison pour laquelle la SNCF avait décidé d’électrifier la ligne Paris-Lyon en utilisant le système Parodi. Cependant, les circonstances de la guerre ouvraient l’éventualité de remettre ce choix en question. Désormais, la SNCF fonctionnait sous l’étroit contrôle de l’occupant, en l’occurrence de la Wehrmacht Verkers Direktion, la direction des transports militaires allemands dont le chef à Paris (Albert Ganzenmüller) était un spécialiste de la traction électrique. C’est ainsi que les ingénieurs de la Reichsbahn proposèrent leur système d’électrification en alternatif monophasé à fréquence spéciale (16 2/3) pour la ligne Paris-Lyon et que la SNCF se voyait conviée à demander des devis de fabrication aux constructeurs de locomotives. Malgré tout, loin d’une fascination pour la technique allemande évoquée par certains historiens11, les ingénieurs français cherchaient les arguments qui leur permettraient d’éviter l’adoption du système germano-suisse sur leur réseau. Ainsi, dans ses Propos ferroviaires12, Louis Armand a raconté comment il cherchait à tergiverser en face de certains projets de l’occupant, parfois mégalomanes, comme celui d’un réseau à écartement de trois mètres électrifié en courant alternatif à

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fréquence industrielle (50 Hz) destiné à relier Paris et Berlin à l’Ukraine. De là, peut être, la proposition des ingénieurs de la SNCF de botter en touche en s’intéressant à une installation prototype en courant industriel réalisée en Allemagne avant la guerre sur la ligne du Höllental, mais qui malgré son intérêt économique n’avait pas donné satisfaction13. En effet, il faut rappeler que, depuis l’origine des électrifications ferroviaires au début du siècle dernier, les ingénieurs s’étaient heurtés au problème de la commutation des moteurs à collecteurs en courant monophasé qui induit une force contre-électromotrice d’autant plus néfaste que sa fréquence est élevée. Pour tourner la difficulté, le Dr ingénieur Hans Behn-Eschenburg de la firme suisse Oërlikon avait mis au point un moteur de traction apte à fonctionner à une fréquence spéciale de 16 2/3 périodes par secondes selon des dispositions qui avaient servi à l’électrification des chemins de fer suisses puis allemands (en 1940, ces derniers disposaient de 1 600 km de lignes électrifiées en 16 2/3, principalement en Bavière et en Silésie). Mais, entre temps, la Reichsbahn avait lancé des études pour utiliser le courant à fréquence industrielle 50 Hz sur les locomotives de la petite ligne du Höllental. C’est donc à visiter cette installation que le Dr Paul Müller, chef de la division traction de Siemens, conviait en 1943 un ingénieur de la firme Schneider-Westinghouse, Paul De Giacomoni, dûment mandaté par Louis Armand. Peu après, le 7 juin 1944 (date intéressante puisque le lendemain du D-Day en Normandie et une quinzaine avant l’arrestation d’Armand par la Gestapo) une réunion se tenait à Paris au siège de la SNCF pour décider : « d’installer le 50 pps. [périodes par seconde] sur des lignes de trafic moyen dont l’électrification en continu basse tension ne saurait se justifier, Clermont-Ferrand - Nîmes par exemple, pour lesquelles on pourra se contenter de locomotives moins puissantes qu’avec l’ancien système [le courant continu 1,5 kV]14 . »

7 Au lendemain de la guerre, lors du congrès pour l’avancement des sciences à Biarritz (1947), Louis Armand confirme que la SNCF a décidé de poursuivre ces essais - mais en équipant la ligne savoyarde d’Aix-les-Bains à la Roche-sur-Foron au lieu de celle des Cévennes15 - car il précise, et c’est le point essentiel, qu’il s’agit d’un dispositif susceptible de représenter une économie de 50 % en matière d’installations fixes par rapport au classique système Parodi16.

8 Si le principal atout du monophasé 50 Hz est son économie, il reste à lever la principale hypothèque que représente le fonctionnement des locomotives. Sur le Höllental, les Allemands avaient essayé diverses solutions : groupes convertisseurs embarqués sur la locomotive (Krupp), transformation en courant continu grâce à des redresseurs (AEG, Brown Boveri), utilisation directe du 50 Hz dans les moteurs de traction (Siemens). Tandis que les locomotives à redresseurs provoquaient d’importantes perturbations dans le réseau d’alimentation électrique, la commutation de la machine à moteur direct ne donnait pas satisfaction. Comme, en cet immédiat après-guerre, de puissance occupée la France est devenue occupante, la SNCF décide de reprendre à son profit des essais de moteurs directs en Allemagne (Höllental) et en Autriche (Arlberg et Brenner). Ils sont confiés à la DETE. « Il s’agissait de tester les moteurs directs pour le développement de la grande traction, se souvient Tessier. Nouvion voulait effectuer des démarrages lents en rampe (2 cm/sec.) […] On torturait les moteurs, les machines crachaient des étincelles grosses comme des petits pois, Nouvion s’amusait à taquiner les Allemands, il "occupait" la ligne. "Attends Coco ! J’ai pas terminé, on repart..." et c’est ainsi qu’il nous est arrivé de coller six heures de retard à l’Orient-Express qui attendait derrière17. »

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9 La DETE disposait d’un train spécial composé de la voiture électrotechnique de la Reichsbahn et de la rame spéciale du général Koenig (ex-train spécial du Führer) avec ses facilités de logement et de restauration. « On embarquait de nombreux invités, a raconté Nouvion, les ingénieurs de Schneider-Westinghouse, d’Alsthom, d’Oerlikon, de Siemens à laquelle s’agrégeaient des officiers supérieurs des armées occupantes ainsi que des "occupés" affamés. Comme on nourrissait bien nos gens, au fur et à mesure que nous circulions la foule croissait (et bien que l’alcool servi à la fin du repas provienne en droite ligne de l’I.G. Farben selon la déclaration du maître d’hôtel) les convives se déclaraient satisfaits du cinquante périodes. Certains insistaient même pour être invités à la cinquante et unième18 ! »

10 Au-delà de leur aspect folklorique, ces essais persuadent Nouvion que le moteur direct est la solution la plus simple pour faire de la traction en 50 Hz une conviction qu’il fait partager à Armand. Mais l’industrie ferroviaire française semble peu enthousiasmée par le nouveau système, de même que le constructeur suisse Brown Boveri, et la DETE va devoir se faire maître d’œuvre. C’est le début d’une véritable aventure électrotechnique dont les ingénieurs de la SNCF seront les héros19. Pour la ligne de Savoie, elle met au concours la réalisation de deux machines à moteurs directs et d’une troisième à groupe convertisseur, cette dernière demandée par Marcel Garreau, soucieux de ménager une alternative en cas de difficultés avec les premières. Sage précaution, comme on le verra. Ces machines sont commandées en 1946 à la place de trois locomotives à vapeur conçues par André Chapelon et qui ne seront donc jamais construites (152 P et 232 à turbine). La firme suisse Oerlikon fournit à la SNCF une CC (6051) conçue par l’ingénieur Pierre Leyvraz, le Français Alsthom une CC (6052), enfin une locomotive à groupe convertisseur mono-continu est livrée par le Matériel de traction électrique (MTE) et Schneider-Westinghouse (SW), la BBB 6053.

11 Les essais de Savoie se sont révélés suffisamment probants pour inciter Louis Armand, devenu entre temps directeur général de la SNCF (1949), à lancer l’idée d’une électrification du réseau Nord-Est dans la perspective de la future Communauté européenne du charbon et de L’acier (CECA)20. Lors d’un congrès électrotechnique organisé à Annecy à l’automne 1951, la SNCF propose d’électrifier en monophasé 50 Hz la ligne de Valenciennes à Thionville et à Coblence en Allemagne. Un accord en ce sens a été passé en février avec le secrétaire d’État aux Transports de la toute jeune République fédérale, le Dr Fröhne. Mais le congrès d’Annecy est l’occasion d’un débat entre exploitants français et allemands et aussi entre les « anciens » et les « modernes ». Hippolyte Parodi, le patriarche de l’électrification des chemins de fer français, devenu membre de l’Académie des sciences, a fustigé « la remise en cause, à l’issue d’une étrange discussion [ ?], d’un dispositif [le courant continu 1,5 kV] qu’on pensait définitivement adopté après la guerre de 1914-1918, contre [sic] le système allemand et suisse ». Fernand Nouvion est chargé de répondre à l’illustre académicien auquel on a soigneusement caché la difficile mise au point des locomotives à moteurs directs. Dans son intervention, le représentant de la DETE souligne que nos locomotives à courant continu n’ont certes pas d’équivalent dans le monde, mais c’est pour mieux défendre l’alternatif « à la française » contre son rival « à l’allemande » : « Certes la traction à 16 2/3 est à la base du développement du 50 Hz, dit Nouvion, mais le premier a ses faiblesses consécutives à l’emploi du moteur direct dont la force électromotrice de transformation n’a encore jamais été compensée à vitesse nulle et ne peut l’être complètement que pour des vitesses bien définies. Malgré des chiffres de puissance impressionnants qui peuvent faire illusion, les faiblesses du

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16 2/3 se manifestent en pratique par des charges remorquées peu importantes et cela dans des plages étroites de vitesse. On objectera : le 50 Hz ne risque-t-il pas d’accroître les faiblesses du 16 2/3 ? Non, car au stade actuel des réalisations le moteur direct à 50 Hz se révèle supérieur aux meilleurs moteurs à 16 2/3. D’autre part, il y a des avantages spécifiques aux machines à groupe et à moteurs asynchrones, un facteur de puissance élevé et une excellente utilisation de l’adhérence. Sur une machine à groupe les essieux sont en quelque sorte "embiellés" par la fréquence, comme dans les locos à vapeur...21 »

12 Si l’exposé de Nouvion est bien reçu par les constructeurs germano-suisses, notamment Siemens et Oerlikon qui ont participé à l’avènement du nouveau système, il provoque la réticence des exploitants étrangers, que ce soit la Deutsche Bundesbahn (DB) ou les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF). Le Dr Albert Peters, directeur du DB-Zentralamt de Munich, rappelle son peu d’enthousiasme pour les essais du Höllental22 : « Le 16 2/3 a fait ses preuves et confirmé son utilité économique en Allemagne, souligne ce patron de la DB, et si les chemins de fer allemands, faisant preuve d’une grande largeur d’esprit, se sont déclarés prêts à étudier en relation avec la SNCF la ligne Diedenhofen [Thionville]-Trier-Koblenz, ils ne croient pas pouvoir en tirer qu’un bilan d’électrification en cinquante périodes se présente mieux qu’en 16 2/3. » Quant au Dr Meyer, le directeur des CFF, il confirme que son pays reste très satisfait du 16 2/3, d’autant que son réseau est intégralement électrifié avec ce système. Tels sont les débuts d’une querelle d’ingénieurs d’où le chauvinisme de l’exploitant n’est jamais absent, mais où Nouvion va donner la mesure de ses talents de debater. Si le 16 2/3 est considéré par les Allemands comme un système définitivement unifié, comment se fait- il qu’ils aient eu eux-mêmes l’idée d’essayer le 50 Hz, demande t-il ?23 La discussion se poursuit dans la presse technique, le Dr ingénieur Förster défendant les vues de la DB dans la revue Elektrische Bahnen, celles de la SNCF étant développées par Nouvion dans la Revue générale des chemins de fer. Le débat atteint son point culminant lors des journées d’information organisées à Lille en 1955 pour célébrer l’électrification de la ligne Valenciennes-Thionville24. La DETE avait comparé les coûts de son électrification en 16 2/3 et en 50 Hz, étude d’où ressortait un bénéfice des deux tiers en coût d’équipement et de dix pour cent en frais d’exploitation au profit du nouveau système. Mais ces chiffres sont réfutés par les Allemands : « Le cinquante périodes réclamant des sectionnements de caténaire et des transformateurs spéciaux, n’offre que des solutions simplistes pour une électrification spartiate », disent-ils, s’indignant de l’affirmation de Nouvion selon laquelle « des locomotives 50 Hz à quatre essieux seraient supérieures à des machines à six essieux en 16 2/3. D’autant plus que les essais de différent types de locomotives par les Français laissent présager des difficultés pour unifier la technique ». Bref, les électriciens de la DB concluent : « qu’on ne saurait voir que tromperie [Betrug] dans le dossier de la SNCF25. »

13 En réalité, loin d’un prétendu bluff, la mise au point des locomotives de la ligne Valenciennes-Thionville est un succès justement revendiqué par la DETE et, s’il résulte de la comparaison entre divers types de locomotives (CC à groupes convertisseurs, BB à moteurs directs), il est surtout le triomphe d’une technologie appelée à révolutionner la traction en 50 Hz, les redresseurs « ignitrons » des BB 12000. Évidemment, la solution du problème ne passait pas par le moteur direct comme l’espéraient Armand et Nouvion, mais par l’usage des redresseurs ainsi que l’avait imaginé Garreau. Les ignitrons sont des redresseurs scellés qui permettent de transformer le monophasé délivré par la caténaire en courant continu idéal pour alimenter les moteurs de locomotives. En fait, c’est lors d’une mission d’étude chez Westinghouse aux États-Unis

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(1947) que Garreau avait eu l’idée d’acheter ces appareils afin d’en équiper une vieille automotrice testée sur la ligne de Savoie. Ainsi, on peut suivre Clive Lamming selon qui le cinquante périodes fut « un pari gagné in extremis grâce aux ignitrons »26 ; sans eux le 50 Hz serait probablement resté un mode d’électrification à l’économie et non le système universel que nous connaissons aujourd’hui.

14 La réussite du monophasé à fréquence industrielle donne à la SNCF l’idée d’institutionnaliser sa collaboration avec les constructeurs de matériel électrique. Il s’agit d’ouvrir les marchés étrangers à la nouvelle technique. En avril 1954, sous l’impulsion de Marcel Garreau, la DETE suscite la constitution d’un « Groupement du 50 Hz » constitué avec AEG, Alsthom, Brown-Boveri, Jeumont, Schneider-Westinghouse, Siemens et les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC). Fernand Nouvion y fera la preuve de ses capacités de vendeur. Dans le cadre du groupement, il participe à l’électrification de la banlieue d’Istamboul, à l’électrification des chemins de fer portugais (1955), il conçoit des locomotives destinées à l’URSS et à la Chine. En Extrême-Orient, il anime une mission technique chargée d’électrifier les Indian Railways. En 1957, la 1 100e locomotive livrée en Inde par le Groupement 50Hz sera solennellement baptisée Fernand Nouvion, un hommage dont il était très fier.

15 Le deuxième chapitre de l’histoire de la DETE concerne les aspects mécaniques de la traction électrique. Comme Louis Armand et Marcel Garreau, Nouvion estimait que le progrès du chemin de fer passait par l’accélération de la vitesse de ses trains. Mais si la traction électrique en monophasé haute tension permettait d’augmenter la puissance des locomotives, leur capacité à rouler vite restait liée à leur conception mécanique. C’est dans ce domaine qu’il s’est montré le plus innovateur, ce qui a fait dire à ses contemporains qu’il fut probablement « plus mécanicien qu’électricien ». Lui-même aimait répéter que : « le plus important dans une locomotive ce n’est pas le mode de traction, mais la partie mécanique dont l’électricité ne doit être que le serviteur27. » Avant-guerre, à l’époque de ses débuts, il existait deux types de locomotives électriques. Les unes étaient destinées à la traction des trains de marchandises, les autres à celle des rapides et express du trafic voyageurs. Les premières étaient des machines à adhérence totale, à quatre ou six moteurs (BB, BBB, CC) semi-suspendus dans les bogies, selon une disposition également propre aux automotrices (suspension par le nez). Très tôt Nouvion a travaillé sur les contraintes que ce genre de transmission faisait subir à la voie (chocs verticaux et latéraux) et à la durée de vie des moteurs (détérioration des bobinages). Lors de la mise au point des automotrices de ramassage il raconte qu’il lui arrivait de soulever les trappes de visite lors des marches d’essais. « Pour me faire une opinion personnelle de ces suspensions par le nez, je me mettais debout sur un moteur en marche. C’était odieux, les vibrations intolérables28. »

16 Le second type était constitué de machines de vitesse, les fameuses 2D2 avec leurs quatre essieux moteurs, leurs moteurs entièrement suspendus (transmissions Büchli) et leurs bogies porteurs, selon une disposition inspirée des locomotives à vapeur. Mais ces reines de la vitesse étaient très lourdes, atteignant la limite théorique de charge par essieu sur le réseau français (22 t sur les 2D2 9100) et leur châssis rigide ne leur permettait guère de dépasser 140 km/h. D’où l’idée, surgie pendant la guerre, de marier le concept d’adhérence totale des machines à bogies, BB ou CC, au principe de moteur entièrement suspendu des 2D2. C’est ainsi que, en vue de l’électrification Paris-Lyon, la DETE conçoit un type nouveau de locomotives à six essieux (CC) et à moteurs

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entièrement suspendus. Son prototype, la CC 7001 à transmission par biellettes Alsthom, sera livrée à la SNCF en 1948 pour donner la fameuse série des 7100. A l’instigation de Marcel Garreau29, la SNCF a aussi commandé à Schneider deux machines plus légères, des locomotives à quatre essieux (BB) équipés d’une transmission à anneaux dansants conçue par l’ingénieur André Jacquemin de la DETE, les 9003/4 en 1952. Celles-ci auront une descendance plus prolifique que les CC avec notamment la série 9200 dont il sera question plus loin.

17 La mise sous tension de la caténaire sur la ligne Paris-Lyon permet les premiers essais de vitesse puisque, avec la bénédiction d’Armand, Nouvion a obtenu de tester les nouvelles locomotives à des allures peu usuelles. En février 1954, le choix se porte sur la CC 7121 qui réalise une marche à 243 km/h entre Dijon et Beaune. Au moment où la machine atteint sa vitesse maximum, Nouvion calcule que les balais du moteur voient défiler quatorze mille lames de collecteur par seconde, la limite d’emballement. « Mais, nous pouvions affirmer que jusqu’à des vitesses d’environ 270 km/h, il n’y avait pas de problèmes côté locomotives, sauf peut-être avec les bandages des roues. »

18 Pourtant, il ne s’agit que d’un hors-d’œuvre ; l’année suivante voit la réalisation de l’extraordinaire « ruban bleu du rail », selon l’expression d’une revue de l’époque30. Les 28 et 29 mars 1955 une CC Alsthom (7107) et une BB Schneider (9004) sont mises en concurrence pour franchir la barre des 300 km/h. Nouvion a expliqué la raison de ces expériences : « L’idée était d’abord de vérifier si, comme on le pensait à l’époque, les efforts sur la voie exercés par une locomotive variaient en fonction du carré de sa vitesse. Louis Armand, le directeur général de la SNCF, voulait voir le maximum que l’on pouvait atteindre avec notre nouveau matériel. En 1954, entre Dijon et Beaune on avait déjà remarqué que le captage du courant posait des problèmes aux grandes vitesses, mais nous voulions aller encore plus loin et c’est la raison pour laquelle on a changé les rapports d’engrenage des moteurs ce qui nous libérait des problèmes de vitesse d’emballement. J’avais également remplacé les roues bandagées par des roues monoblocs, j’en avais marre de regarder si la marque que l’on faisait sur le bandage correspondait à celle du centre de la roue. Pour ces essais, on avait choisi la ligne des Landes (Bordeaux-Morcenx) dont les grands alignements permettaient d’aller très vite [...] Le premier jour, nous avons utilisé la CC, mais on a rencontré des difficultés de captage et on a fondu un pantographe. Je dois dire qu’on avait aussi commencé à percevoir une odeur de brûlé, indice de la destruction des silentblocs de la transmission et à l’arrivée à Morcenx, on pouvait nettement déceler le fluage des bielles de la transmission consécutif à la disparition du caoutchouc. En fait, la transmission Alsthom n’était pas homocinétique et bien que nous ayons supprimé le graissage des appuis latéraux, cela n’avait pas suffi à maintenir les bogies. Il y a d’ailleurs un chiffre qui n’a pu être divulgué à l’époque, celui de la vitesse vraiment réalisée par la CC, soit environ 270 km/h au moment de la fusion du panto quand on a tout arrêté. Cette décision de confidentialité était justifiée par le fait que les conditions de marche avaient pâti des défaillances d’un appareil non fourni par le constructeur. Cela dit, il est heureux que je n’aie pas eu l’audace de remonter le panto avant pour continuer, la remise sous effort des bielles de transmission aurait pu entraîner leur rupture et des conséquences... imprévisibles31. »

19 L’essai de la BB Schneider réalisé le lendemain apporte aussi son lot d’émotions. « Le lendemain on est reparti avec la BB et avec la même équipe de conduite que celle de la veille. C’était une erreur, mes types avaient fêté notre première marche et ils n’étaient pas très frais. En plus, ils n’étaient pas habitués à la commande à main de la BB. Résultat, à la suite d’une erreur de manipulation, on a démarré avec

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les moteurs shuntés et comme on a accéléré beaucoup plus lentement, lorsqu’on a enfin atteint les 300 km/h le panto arrière était hors service. J’ai fait lever celui d’avant, lentement, j’étais inquiet à cause de ce qui était arrivé la veille. Mais ça a tenu et on a atteint 331 km/h au moment du : "Coupez courant !" C’est d’ailleurs là que les accélérations subies par la loco ont brusquement changé de nature. Il s’est produit une sorte de mouvement de tamis qui a duré de manière pénible pendant une dizaine de secondes. On a cru avoir une avarie de transmission. Personnellement, j’ai craint le déraillement et, je le dis très franchement, j’ai eu peur. En fait, la transmission n’était pas responsable, mais la coupure brutale de l’effort de traction. C’est elle qui a produit cette déformation de la voie que l’on aperçoit sur certaines photos prises après les essais. Les appareils de mesure avaient enregistré des accélérations de 0,25 G sur la machine et une poussée de six tonnes sur le rail, le tiers de la valeur de la charge sur l’essieu32 ! »

20 Si ces expériences relèvent de l’exploit, elles s’avèrent aussi pleines d’enseignements. « On apprend beaucoup lorsque on va sur le terrain au lieu de rester dans les bureaux, dit Nouvion. C’est l’essai de la BB qui nous a montré la nécessité de monter sur les bogies des amortisseurs anti-lacets à action rapide. Ce dispositif mis au point par Koni sera adopté ensuite sur tout le matériel SNCF, y compris le TGV. Les essais des Landes nous ont aussi appris que, pour aller vite, il fallait des roues monoblocs, mais aussi qu’on devait surveiller le profil des surfaces de roulement. Ensuite qu’il y avait un problème de captage du courant, il fallait remplacer le continu basse tension par de l’alternatif haute tension […] En 1990, le TGV a battu son record de 515 km/h en prenant 700 Ampères à la caténaire, moi, j’en avais pompé plus de 5 000 à 331 km/h ! La conclusion était claire : il fallait passer au monophasé haute tension, ce que nous avons fait33. »

21 Cette recherche-développement menée par la DETE plutôt que chez les constructeurs apparaît naturelle dans le monde cheminot, Nouvion dit qu’« on ne peut vivre le chemin de fer qu’en étant sans arrêt sur le terrain », ce qui signifie que l’Exploitant est le seul à disposer d’un réseau lui permettant de faire des essais en vraie grandeur et, ajoutons, des crédits nécessaires au développement des nouvelles techniques. Il n’hésitait pas à fustiger l’abus des modèles mathématiques utilisés dans la conception d’un dispositif, comme le fait de réduire le paramètre « voie » dans l’étude de la dynamique d’un bogie à une simple constante, il rappelait à l’occasion qu’aucune voie ferrée ne ressemble à une autre34. Considérant que la conception du matériel doit relever d’abord des contraintes de l’exploitation et pas d’un quelconque cahier des charges remis aux constructeurs (comme c’est le cas à l’étranger), la DETE n’a jamais hésité à imposer ses conceptions à ses fournisseurs. Nouvion n’hésitait pas à régenter les bureaux d’études de l’Alsthom : « Écoutes, Coco, tu m’enquiquines, on fera comme ça et pas autrement…35. » A sa mise à la retraite en 1970, il anime Traction Export, le bureau d’études de l’entreprise Belfortaine devenue entre temps, et grâce à la SNCF, l’un des principaux constructeurs de locomotives dans le monde.

22 Auparavant, la DETE a dû convaincre la SNCF de tirer un profit commercial de ces essais de vitesse. Lorsque les Japonais mettent en service la ligne du Tokaïdo en 1964, Marcel Tessier constate que la grande vitesse ferroviaire devient une réalité quotidienne en Asie avant de l’être en Europe et il note que c’est la conséquence d’un curieux cheminement : « Les ingénieurs japonais semblent avoir beaucoup appris de leurs visites en France. Ils étaient venus au congrès électrotechnique de Lille en 1955 et ils avaient appris qu’on pouvait aller vite tout en utilisant le 50 Hz. On leur avait ouvert toutes les portes. On a eu pendant six mois un japonais à la DETE dont on s’est aperçu plus tard qu’il était chef d’études de traction électrique aux Japan National Railways36. »

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23 Quant à Nouvion, il explique en toute modestie : « lorsque les Japonais ont mis en service leur Tokaïdo, en fait, c’est comme s’ils m’avaient rendu un hommage silencieux ! Les Japonais exploitaient des trains à plus de 200 km/h alors que nous n’en avions pas un seul à 180 ! Ca faisait quand même drôle. En réalité la SNCF ne s’intéressait pas à la vitesse ! Je me suis donc adressé à Pierre Sudreau37 qui a convaincu le ministre des transports de l’époque, Edgar Pisani. Et c’est ce dernier qui a donné l’ordre à la SNCF de faire du 200 km/h en service normal, alors que nous aurions pu le faire dix ans plus tôt...38. »

24 La fin des années soixante voit donc la mise en service commercial du Capitole, un train tracté à 200 km/h par des BB 9200 à transmission Jacquemin (descendantes de la 9004 du record). Mais ce premier train à grande vitesse révèle les contraintes posées par la circulation sur un réseau conçu au siècle précédent. « J’avais choisi la ligne la plus défavorable qui était Paris-Toulouse, explique Nouvion. On a pu faire du "200" entre Orléans et Vierzon, mais on traversait cette dernière gare à 30 km/h à l’heure. En fait, avec les 200 km/h limités à la section Les Aubrais-Vierzon, on ne gagnait guère plus de quatre minutes sur l’ensemble du parcours, ce qui était ridicule. On a repris les essais, on a mesuré les efforts sur la voie, notamment dans la partie montagneuse et sinueuse ce qui nous a permis de gagner plus d’une demi-heure entre Limoges et Montauban39. »

25 L’augmentation de la vitesse des trains crée des contraintes en matière de signalisation (distances d’arrêt augmentées, visibilité des signaux, etc.) ce qui conduit la DETE à réaliser un cab-signal couplé à un système de pré-annonce. En revanche, comme le Capitole circule sur une voie de facture classique, dans une page significative rédigée plus tard Nouvion notera que ce qui étonne le plus les visiteurs étrangers en visite sur les lignes françaises à grande vitesse, c’est davantage cette voie ferrée banale que le matériel qui roule dessus. Quant au Capitole, il est suivi d’autres trains à grande vitesse au fur et à mesure de l’équipement des lignes et de l’amélioration du matériel roulant. Au début des années 1970, L’Aquitaine est lancé sur Paris-Bordeaux, un train auquel Nouvion a apporté deux innovations dont une majeure - les bogies monomoteurs des locomotives CC 6500 - l’autre sans suite - la pendulation des voitures « grand confort ». En effet, les 6500 sont des locomotives aptes à rouler à 200 km/h comme à hisser les trains de marchandise sur les rampes à 30 ‰ de ligne de la Maurienne, elles constituent un aboutissement du concept de « locomotive universelle » imaginé une vingtaine d’années plus tôt40.

26 L’idée de locomotive universelle a surgi des études menées à la DETE en vue de disposer de machines aptes à fonctionner sous les deux systèmes d’électrification (continu et alternatif 50 Hz) comme à assurer tous types de services. L’objectif était de rationaliser le parc moteur de la SNCF en imaginant une machine électrique capable de tracter aussi bien des rapides internationaux de type Trans Europ Expres que des trains de banlieue ou des trains de marchandises. En fait l’idée de Nouvion était d’utiliser les ressources de la mécanique pour faire une locomotive universelle. Ultérieurement, les progrès de l’électrotechnique permettront d’envisager le recours à des solutions purement électriques pour obtenir le même résultat : voir les locomotives Sybic (36000) des années 1990. En 1958, les BB 16500 conçues pour l’électrification des lignes Paris- Strasbourg et Paris-Lille constituent la première série des locomotives universelles. Nouvion écrit à leur sujet : « Cette locomotive n’est semblable à aucune de ses devancières, elle constitue aujourd’hui la forme la plus économique de locomotive universelle, grâce à un choix de nouveautés techniques qui en font un engin vraiment original. »

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27 Parmi ces innovations, l’usage de bogies monomoteurs qui, en simplifiant l’équipement électrique, permet de réduire les coûts de fabrication. Car il a imaginé d’équiper ses locomotives universelles d’un dispositif de changement du rapport de réduction qui permet de disposer de toute la puissance, soit à basse vitesse pour la traction marchandises, soit à grande vitesse pour le trafic voyageurs. De nombreuses séries de locomotives seront dotées de ce dispositif, parmi lesquelles on retiendra la série des CC 40100 (fournies également à la SNCB belge), des machines quadri-courant (1,5 kV courant continu, 3 kV courant continu, 25 kV 50 Hz, 15 kV 16 2/3) avec des bogies monomoteurs à deux rapports d’engrenage (160/240 km/h), capables de circuler sur les différents réseaux électrifiés européens. Quant au bogie monomoteur, mais sans changement du rapport de réduction, il sera adopté sur une grande partie du matériel moteur de la SNCF, sur certaines automotrices de banlieue comme sur des locomotives diesel.

28 Bel objet mécanique, le bogie monomoteur requiert des normes de fabrication rigoureuses, surtout dans sa version à double rapport d’engrenages. Ainsi, la mise au point des BB 16500 a nécessité la participation active des ateliers de la SNCF, sans que cela prévienne les critiques répétées du service Matériel et Traction (MT) : leur tenue de voie vacillante leur a valu le sobriquet de « danseuses », tandis que leur dispositif de bi-réduction est victime de blocages chroniques. Lors d’une réunion interne organisée à Salins-les-Bains (Doubs) au début des années soixante, les participants se souviennent d’un Nouvion montant au créneau pour défendre « sa locomotive universelle » : « Personne au monde n’est capable de faire une machine aussi légère, aussi performante, aussi universelle que la 16500 et si vous avez des problèmes c’est que vous ne savez pas les entretenir », déclaration qui ne pouvait manquer de provoquer des remous dans l’assistance41. Jean Dupuy (X-Ponts) qui vient d’être nommé à la tête de la direction MT décide de résoudre le problème des bogies monomoteurs. Il est très critique vis-à-vis des conceptions techniques de Nouvion dont il conteste l’intérêt économique : « Les bogies à deux rapports d’engrenage ne servent à rien si on relève la vitesse des trains de marchandise de 90 km/h à 120 km/h puisqu’on perd ainsi le bénéfice d’une économie de 8 % sur le nombre de machines du parc42. »

29 Le directeur du Matériel demande donc à la DETE de s’occuper désormais de locomotives conçues pour ne requérir que le minimum d’entretien et, au début des années 1970, le passage de la « locomotive universelle » à la nouvelle locomotive « sans entretien » sera symbolisé par les BB 15000 (en 50 Hz) et par leur déclinaison en courant continu (7200) ou en bi-courant (22200). Dotée de bogies monomoteurs mais dépourvue du double rapport de réduction43, la série 15000 bénéficie d’autres améliorations techniques imaginées par la DETE ou par les services d’entretien qui en font le type de locomotive le plus réussi de la SNCF (il sera exporté sur des réseaux étrangers, hollandais ou marocain notamment). Signalons par exemple l’adoption de roulements à rouleaux sur les essieux moteurs et l’amélioration des moteurs de traction par l’usage de nouveaux isolants (vernis époxy et silicone pour isolation classe F, H), le soudage TIG des lames de collecteurs, etc. Toutes ces améliorations rendent les moteurs à la fois plus robustes, plus puissants et plus légers et feront dire à Nouvion qu’on peut « désormais piloter un moteur électrique en surveillant simplement la température de son collecteur »44.

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30 On peut se demander quelle fut la part de la Division d’études de la traction électrique dans la conception du train à grande vitesse, le célèbre TGV des années 1980. En réalité il semble que la DETE ne se soit qu’indirectement intéressée à sa genèse. Jean Bouley, le successeur de Dupuy à la direction du Matériel, le rappelait : « Il est clair que ce concept de TGV ne cadrait pas avec les principes de la grande traction chers à la "bande de Nouvion". La DETE c’était les trains longs et lourds de l’avant-TGV. L’automotrice, la rame insécable ? C’était pour les pauvres, c’était la banlieue45 ! »

31 Reste qu’à la fin des années 1960, Nouvion a participé à l’élaboration d’un TGV prototype, le fameux 001 à turbines à gaz, mais en renâclant. Hostile à la traction thermique, il rappelait qu’une machine électrique équivalait à trois ou quatre locomotives diesel en terme de rapport coût/performances et il n’eut de cesse de convaincre la direction de la SNCF de réaliser un TGV « tout électrique »46. Cependant, poursuit Jean Bouley, « l’idée d’automotrice en configuration grande puissance faisait son chemin et Nouvion a vu ce qu’on pouvait tirer des dispositions de la rame articulée et notamment des bogies placés dans l’inter caisse », car cette disposition aurait permis d’envisager un TGV pendulaire. Dès la fin des années 1950, la DETE avait développé cette technique qui permet d’incliner les véhicules dans les courbes, ce qui améliore le confort des voyageurs, et on a signalé plus haut qu’elle avait prévu d’en équiper les voitures « grand confort » de L’Aquitaine. Mais le TGV ayant bénéficié de lignes nouvelles spécialement tracées pour la grande vitesse, le projet de rame pendulaire perdait de son intérêt. Autre exemple de suggestion non retenue, l’idée d’un TGV à bogies monomoteurs écartée par la direction du Matériel47. De même Nouvion critiquait-il le choix de moteurs synchrones auto-pilotés pour le TGV Atlantique : « une impasse technologique, une sottise qui oblige les thyristors [les redresseurs de commande] à travailler contre-nature [à transformer du monophasé en triphasé]. D’ailleurs "leur" électronique n’est pas infaillible, "leurs trucs" en "trons" et en "stors" sont tellement compliqués qu’ils deviennent un facteur majeur de pannes48. »

32 Derrière l’ironie grinçante de l’ingénieur perçait probablement l’amertume de ne pas avoir terminé sa carrière au grade de directeur à la SNCF.

33 Il reste qu’au moment de conclure cette biographie on ne saurait minorer le rôle exceptionnel de Fernand Nouvion dans la modernisation du chemins de fer. Du fameux record de 1955 aux performances quotidiennes des TGV d’aujourd’hui, il a directement participé aux progrès techniques qui expliquent la renaissance d’un vénérable moyen de transport inventé un siècle plus tôt, mais rajeuni grâce à la traction électrique et aux très grandes vitesses. Même si son égotisme lui fit souvent revendiquer les innovations des autres dans la Division d’études de la traction électrique, son dynamisme de manager fut l’ingrédient indispensable pour moderniser l’infrastructure technique dans la grande entreprise publique chargée du transport sur rail. En ce sens on peut dire que sans la DETE, mais aussi sans le sens de la publicité d’un Nouvion, il n’y aurait vraisemblablement pas eu de TGV. De même, c’est la prééminence technique de la SNCF qui a permis à l’industrie ferroviaire française d’acquérir la stature internationale qu’on lui connaît aujourd’hui et, si la mode en est peut-être passée en ces temps de libéralisme triomphant et de privatisations tous azimuts, on devait rappeler le rôle de ses ingénieurs dans l’histoire récente.

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NOTES

1. Rogers, H. C. B., André Chapelon, Genius of French Steam, Londres, Ian Allan, 1972 (trad. française par B. Escudié et J. Payen, André Chapelon (1892-1978), Paris, CNRS Éditions, 1992) 2. Cet article a été rédigé grâce au concours de l’Association pour l’histoire des chemins de fer et à l’efficacité de sa secrétaire scientifique, M.-N. Polino. Il convient de mentionner aussi des

F0 F0 entretiens réalisés par l’auteur de ces lignes avec MM. André Blanc, 56 Jean Bouley, Jean Dupuy, 56

F0 Raymond Garde, 56 Fernand Nouvion, Marcel Tessier et Yves Machefert-Tassin qui lui ont apporté en diverses occasions leurs témoignages, ainsi que la mise à la disposition de l’auteur, par son gendre M. André Blanc, des notes journalières de M. Garreau (deux cahiers, couvrant la période 13 août 1940 au 6 octobre 1955) . 3. Les cours de Nouvion à SupElec ont été publiés : Électrification ferroviaire, Paris, Ecole supérieure d’électricité, 1969. 4. F. Nouvion, première « grande conférence » donnée à la SNCF (s.d.)., Dossier Nouvion (F. Nouvion avait remis un exemplaire de ses articles publiés à l’AHICF. Le reste de ses éventuels papiers techniques et de sa documentation n’a pas été retrouvé après son décès). 5. F. Nouvion, « Réduction des immobilisations du matériel », Revue générale des chemins de fer, avril 1942. 6. Au risque d’aller à contre courant d’une certaine historiographie, on se gardera d’instruire ici le procès de la SNCF en collaboration avec l’ennemi. Les chemins de fer français étaient pendant la guerre sous l’étroite tutelle de la puissance occupante et reprocher à la société nationale d’avoir exploité son réseau, réparé ses installations semble relever davantage de polémiques partisanes que du souci de la recherche historique. 7. André Blanc (son gendre) a conservé deux cahiers sur trois des notes professionnelles journalières de Marcel Garreau, une source de première main pour l’histoire de la DETE (voir note 2 p. 229). 8. Témoignage de Marcel Tessier. 9. Clive Lamming, Cinquante ans de traction à la SNCF : enjeux politiques et réponses techniques, Paris, CNRS Éditions, 1997. 10. Marcel Garreau, « L’état actuel de l’électrification des chemins de fer », Revue générale des chemins de fer, fév. 1938. 11. Christian Bachelier, La SNCF sous l’Occupation allemande, 1940-1944, Rapport documentaire, Paris, IHTP-CNRS, 1996, 1 534 p. ; 914 p. en 2 vol. , + 2 vol. d’annexes. 12. Louis Armand, Propos ferroviaires, Paris, Fayard, 1969. 13. Une histoire parfaitement documentée par Yves Machefert-Tassin, Fernand Nouvion, Jean Woimant, Histoire de la traction électrique, tome I, Des origines à 1940, Paris, La Vie du Rail, 1980 ; t. 2, De 1940 à nos jours, ibid., 1986. 14. Note de la direction générale de la SNCF du 7 juin 1944 (Service O, n° 4993), papiers A. Blanc. 15. La Savoie disposant d’un réseau de distribution haute tension (EDF) plus dense que la région cévenole, la ligne prototype de la SNCF bénéficierait de meilleures conditions d’alimentation. (Témoignage d’A. Blanc.) 16. Jean-François Picard, « Techniques universelles ou filières nationales ? Le cas de l’électrification des chemins de fer en Europe », Sciences & Techniques en Perspective, I. I., 1997. 17. Témoignage de Marcel Tessier. 18. Fernand Nouvion, première « grande conférence » donnée à la SNCF (s.d.). Dossier Nouvion, AHICF. 19. L. Armand, Causerie aux X cheminots le 31 janv. 1952.

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20. Le congrès d’Annecy suit d’un an la déclaration Schuman du 9 mai 1950 qui crée la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). 21. Nouvion veut dire qu’une liaison électrique invisible remplace les bielles qui relient les essieux moteurs d’une locomotive à vapeur. L’ensemble des discussions du congrès d’Annecy est publié dans un numéro spécial de la Revue générale des chemins de fer, nov. 1951. 22. A. Peters était affecté à la WVD Paris sous l’occupation. Paradoxe de l’histoire, confronté à son hostilité pour le 50 Hz, P. de Giacomoni qui avait été envoyé en Allemagne dix ans plus tôt dénonce « le manque d’esprit européen » de ses collègues d’outre-Rhin, cf. une copie de lettre de P. de Giacomoni à L. Armand (mai 1952) in Doss. Nouvion, AHICF. 23. Carnets techniques de Marcel Garreau, 8 avril 1952. 24. « L’électrification en courant monophasé 50 Hz de la ligne de Valenciennes à Thionville et les journées d’information de Lille (11-14 mai 1955) », Revue générale des chemins de fer, juillet 1955. 25. « Stellungnahm des Deutsche Bundesbahn zu den Worträgen auf des Informationstagung des Franszösischen Staatsbanhnen in Lille vom 11. bis 14 Mai 1955 », Elektrische Bahnen, mai 1956. 26. Lamming, op. cit. 27. Fernand Nouvion, « Conférence donnée à l’École polytechnique en janvier 1956 (X Cheminots) », Doss. Nouvion, AHICF. 28. Fernand Nouvion, « Brouillon pour la grande vitesse » (s.d.), Doss. Nouvion, AHICF. 29. Carnets techniques de M. Garreau, juin-juillet 1949. 30. Daniel Caire, « Le ruban bleu du rail. Deux locomotives électriques françaises atteignent 331 km/h Lamothe-Morcenx, les 28 et 29 mars 1955 », Chemins de fer, revue de l’Association des amis des chemins de fer, n° 191 (mars-avril 1955). 31. Fernand Nouvion, « Conférence donnée à l’École polytechnique en janvier 1956 (X Cheminots) ». 32. Ibid. 33. Témoignage F. Nouvion. 34. Fernand Nouvion, Conférence aux États-Unis en 1964, Doss. Nouvion, AHICF. 35. Témoignage de Raymond Garde. 36. Témoignage de Marcel Tessier. [Voir Terushi Hara, « Les échanges franco-japonais de technologie ferroviaire dans l’après-guerre », in Dominique Barjot et Michèle Merger, avec la coll. de Marie-Noëlle Polino (sous la dir. de), Les Entreprises et leurs réseaux : hommes capitaux, techniques et pouvoirs, XIXe-XXe siècles, Mélanges en l’honneur de François Caron, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 1998, pp. 681-695 (N.d.l.R.).] 37. Ancien ministre du général de Gaulle, devenu président de la Fédération des industries ferroviaires en 1962. 38. F. Nouvion in Jean-François Picard et Alain Beltran, « D’où viens tu TGV ? Une histoire du TGV », RGCF, août-sept. 1994. 39. Ibid. 40. Fernand Nouvion, « La locomotive universelle », RGCF, juillet août 1959. 41. Témoignage de Raymond Garde. 42. J. Dupuy à la réunion de la dir. MT-SNCF du 17 fév. 1964. Doss. Nouvion, AHICF. 43. Fernand Nouvion ; André Cossié ; Robert Dupont, « Les locomotives monophasées BB 15 000 », RGCF, juin 1971. 44. Fernand Nouvion, « L’évolution des moteurs de traction à la SNCF », RGCF, déc. 1971. 45. Jean Bouley in Jean-François Picard et Alain Beltran, « D’où viens-tu T.G.V. ? Une histoire du TGV », RGCF, août-sept. 1994. 46. Fernand Nouvion, « Rames expérimentales à turbines à gaz », RGCF, janvier 1970 et, du même, « Electric or diesel traction the right basis for comparison », Railway Gazette International , oct. 1971.

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47. Voir par exemple un projet d’article de Nouvion pour la RGCF d’avril 1984 revu et corrigé par J. Dupuy et R. Garde, Doss. Nouvion, AHICF. 48. Témoignage de F. Nouvion [Le Musée des Arts et Métiers (Paris) donne à entendre aux visiteurs, à la sortie du département « transports », un témoignage de F. Nouvion sur les grandes vitesse, enregistré en 1990 (N.d.l.R.).].

INDEX

Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : Fernand Nouvion, traction éléctrique Keywords : Fernand Nouvion, electric traction

AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS PICARD CNRS (UMR 8560, histoire des politiques de la science)

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De la fenêtre du train en mouvement

Tommaso Meldolesi

1 Au cours de la période comprise entre le commencement de l’ère du rail et le tout début du XX e siècle, l’accélération de la vitesse des trains produit chez les voyageurs de l’époque à la fois une confusion et une prolifération d’images, relevant des visions depuis la fenêtre d’un convoi en mouvement aussi bien que de l’imagination et des troubles du passager en chemin de fer.

2 Le paysage en mouvement, perçu par l’œil humain à une vitesse infiniment supérieure qu’elle ne l’avait été pour les passagers habitués aux allures régulières des diligences, des carrosses ou des fiacres, constitue un élément de trouble pour le voyageur qui regarde. Celui-ci a parfois l’impression d’être transporté dans un autre monde géré par des forces magiques qui à la fois l’attirent et l’effraient énormément.

3 Les paysages, en effet, bien nets sous les yeux des voyageurs en diligence qui pouvaient en saisir le moindre détail, sont remplacés par des raies, de couleur différentes, qui passent, le temps d’un éclair, sous les yeux ébahis et troublés du voyageur en chemin de fer.

4 Dans la mesure où il n’a plus la possibilité de contrôler de manière plus ou moins directe le moyen de locomotion qui le transporte, l’individu se trouve dans une situation d’abandon au mouvement du convoi ; son regard se penche du côté de la fenêtre dans la contemplation du paysage. Cependant, l’image du paysage est généralement limitée. Elle n’atteint pas des distances infinies et correspond essentiellement à l’ampleur du champ visuel propre au voyageur. Cela engendre l’idée d’« espace du paysage » qui se transforme en « espace géographique ».

5 Dès l’introduction des chemins de fer, les espaces géographiques ne correspondent plus à des paysages bien déterminés mais changent continuellement, grâce à la vitesse du convoi. Les paysages se transforment en petits points et en lignes ou en courbes changeantes ne correspondant plus aux formes et aux silhouettes que les hommes avaient vues pendant des siècles. Les espaces sont dévorés à des vitesses impensables jusque-là. Quelques décennies avant la naissance du cinéma1, les yeux ébahis des

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voyageurs ferroviaires s’étonnent devant des arbres et des maisons qui « dansent » frénétiquement au-delà de la fenêtre du convoi en mouvement, et se volatilisent. La vitesse arrache au regard les objets et suscite en même temps un accroissement du nombre des impressions et des images que l’œil voit défiler. L’espace que le voyageur est en train de parcourir se transforme en tableaux, en images à travers une accumulation et un échange très rapide et continu entre les impressions intérieures et extérieures qui finissent par accabler l’esprit et la conscience du passager. Malgré les efforts inutiles et la fatigue que le voyageur emploie pour essayer de les retenir, il ne réussira pas dans ses intentions et se servira de son imagination afin de recomposer la réalité fragmentée qui apparaît devant ses yeux. Alors, afin de saisir le plus possible l’ensemble du paysage, les voyageurs se penchent de tous les côtés : A un moment où je dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit pendant les minutes précédentes, pour me rendre compte si je venais ou non de dormir (et où l’incertitude même qui me faisait me poser la question était en train de me fournir une réponse affirmative) dans le carreau de la fenêtre au-dessus d’un petit bois noir, je vis des visages échancrés dont le doux duvet était d’un rose fixé, mort, qui ne changera plus, comme celui qui teint les plumes de l’aile qui l’a assimilé ou le pastel sur lequel l’a déposé la fantaisie du peintre. Mais je sentais qu’au contraire cette couleur n’était ni inertie, ni caprice, mais nécessité et vie. Bientôt s’amoncelèrent derrière elle des réserves de lumière. Elle s’aviva. Le ciel devint d’un incarnat que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux voir car je le sentais en rapport avec l’existence profonde de la nature, mais la ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un lavoir encrassé de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore semé de toutes ses étoiles, et je me désolais d’avoir perdu ma bande de ciel rose quand je l’aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la fenêtre d’en face qu’elle abandonna à un deuxième coude de la voie ferrée ; si bien que je passais mon temps à courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu2.

6 Ailleurs, en revanche, bien qu’il existe la possibilité d’observer plus d’un paysage, certains voyageurs n’ont pas l’air de s’en apercevoir : c’est le cas chez Jules Verne. Un passage, tiré de Michel Strogoff (1876) et concernant le voyage de Moscou à Nijni- Novgorod, décrit ainsi le paysage : Et, de plus, comme Harry Blount, assis à la gauche du train, n’avait vu qu’une partie de la contrée, qui était assez accidentée, sans se douter à peine de regarder la partie de droite formée de longues plaines, il ne manqua pas d’ajouter, avec l’aplomb britannique : « Pays montagneux entre Moscou et Wladimir »3 .

7 Le procédé utilisé par Verne pour décrire la variation du paysage est tout à fait novateur pour son époque. Verne introduit deux fenêtres (une de chaque côté) par lesquelles il est possible de voir deux paysages différents et même opposés. Cette technique révolutionne la perception du paysage et met en relief non seulement sa mobilité mais également sa relativité. Le voyageur voit ce qu’il veut observer, mais sa perception des images sera toujours partielle et incomplète, simplement parce qu’elle cachera à son regard l’autre côté des choses.

8 On remet en question l’idée de panorama qui ne correspond plus à partir de ce moment à un tableau fixe, immobile et inaltérable. Bien au contraire, l’image de « panorama » évoquée dans l’étude de Wolfgang Schivelbusch4 prend une importance

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capitale à travers les yeux du voyageur : le chemin de fer forge lui-même le paysage que l’on perçoit en mouvement à travers la fenêtre du convoi.

9 Tout cela provoque des sentiments de trouble chez le voyageur qui ressent l’impression, comme c’était le cas de John Ruskin, d’être transporté passivement à la manière d’un paquet et de perdre tout plaisir dans l’observation du paysage dans la mesure où il ne parvient pas à en apprécier les sons et les parfums.

10 Image donc incomplète dans sa totalité. Image fugace, image instable, insaisissable, étrange, parfois presque imperceptible. Le monde réel devient, aux yeux du voyageur ferroviaire, comme une suite de tableaux prenant forme à une distance variable et que le passager n’aperçoit qu’à travers la glace de la fenêtre qui l’en sépare. Se trouve-t-il alors dans une situation de rêve, de fantasmagorie ou est-il encore bien ancré et présent dans la réalité dont il n’est plus entouré, mais qu’il traverse à toute allure à bord d’un monstre dévorant les espaces à une vitesse et dans des temps qui, au début de l’ère du chemin de fer, n’avaient pas d’équivalents ?

11 L’image qui fuit s’enracine pourtant dans l’esprit du voyageur. Celui qui fait un voyage en chemin de fer et parcourt plusieurs fois le même trajet trouve devant ses yeux maints paysages caractérisés par une infinité d’objets et d’éléments nouveaux. A chacun de ces aspects le voyageur donnera une signification particulière qui dépendra de son état d’âme du moment ou de la première impression qu’un objet, une image, un élément du paysage auront suscitée en son âme. C’est l’image fugace qui contient en elle le sens même de son voyage, de sa curiosité, de sa recherche. C’est elle qui détermine l’élan du voyageur. Sa volatilisation la rend insaisissable, idéalisée, absolue.

12 Il peut alors arriver que, comme l’affirme Schivelbusch, « La volatilisation de la réalité et sa résurrection comme panorama constituent la condition pour que la vue s’émancipe totalement du paysage traversé et se plonge dans un pays de substitution imaginaire, la littérature »5 . Tout cela est accompli par un voyageur curieux, en quête de nouveautés, qui exprime ses sensations à travers la production littéraire.

13 Deux textes méconnus servent d’introduction à la « littérature de l’image ferroviaire ». Le premier date de 1835. Son auteur, une femme d’origine belge, Mme Félix de la Motte, résume ses impressions de voyage dans l’un des poèmes tirés de son recueil Les Violettes6 : Quand la Flèche, ardente fournaise, Vomissait la fumée et répandait sa braise Quand les champs tournoyants fuyaient devant mes yeux...7

14 Le second document important pour la littérature cinétique est un texte en prose, composé cette fois-ci par un représentant du courant saint-simonien8 , Charles-Claude Ruelle, connu sous le pseudonyme de Claudius. Il fut écrit à l’occasion de l’inauguration de la voie ferrée reliant Paris à Saint-Germain en-Laye en août 1837 et avait un but didactique : montrer à tous ceux qui ne pouvaient pas se permettre de voyager en train quelles étaient les sensations que l’on éprouvait au cours du voyage.

15 [...] puis, sous la lueur de cette fournaise qui marche, quel travail précipité ! quelle agitation désordonnée ! quel combat ! nulle vibration de bras qui puisse donner une idée de ce terrible va et vient, de cet entraînement frénétique ; et derrière, qui rendra l’effet écrasant de ces grandes masses sombres que l’œil ose à peine compter, que l’imagination la plus hardie n’ose à peine soulever, et qui pourtant glissent au-dessus de votre tête comme un oiseau ? Devant ce tournoiement qui n’a rien d’humain, devant cette rangée de maisons qui fuient au pas de course, vous restez anéanti. D’un peu plus

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loin, vous eussiez dit je ne sais quel corps étranger à la terre, je ne sais quelle planète égarée. Ce nocturne spectacle semble fait pour nous imiter à ce furieux mouvement dont les chiffres astronomiques nous parlent avec tant de froideur ; renouvelé chaque soir, il est à penser qu’il aura bientôt perdu ce qu’il a de bizarre.

16 [...] il faut monter ce coursier d’invention humaine ; il faut traverser à sa suite souterrains, arceaux de pont, villages, plaines, bois, rivière ; il faut voir fuir, près de soi, la poussière du chemin comme un courant torrentueux, ou bien comme une toile ondoyante soulevée par le vent ; il faut voir les ouvriers de la route passer, emportés de toute pièce dans leur immobilité, comme des figures de carton sur une décoration mouvante9.

17 C’est là un texte capital concernant la littérature de chemin de fer, qui d’une part cherche à faire connaître l’inconnu et fait face courageusement aux énigmes que la technique et l’industrie posent à la culture et à la vie des gens ; et d’autre part examine la position de l’observateur qui se croit immobile tout en bougeant à cause du mouvement du convoi. Il s’agit donc d’une sorte de paradoxe que l’auteur expose à un vaste public dans l’espoir de faire connaître rapidement le nouveau moyen de locomotion.

18 C’est à la suite d’un voyage en chemin de fer, de Paris à Bruxelles, en 1837, que Victor Hugo s’exprime ainsi : C’est un mouvement magnifique et qu’il faut avoir senti pour s’en rendre compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges et blanches ; plus de points, tout devient raie ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes sont de grandes chevelures vertes ; les villes, les clochers et les arbres dansent et se mêlent follement à l’horizon ; de temps en temps, une ombre, une forme, un spectre paraît et disparaît comme l’éclair à côté de la portière ; c’est une garde du chemin qui, selon l’usage, porte militairement les armes du convoi. On se dit dans la voiture : c’est à trois lieues, nous y serons dans dix minutes10 .

19 A partir de ce texte nous pouvons constater la présence d’éléments évoquant la déformation du paysage. Par la « vitesse inouïe », en effet, les divers éléments du paysage sont transformés en taches. Les « chevelures » jaunes et vertes évoquent à l’esprit les images des futurs tableaux impressionnistes de Vincent Van Gogh11 flottant dans l’air grâce au « mouvement magnifique qu’il faut avoir ressenti pour s’en rendre compte ».

20 Un pareil enthousiasme envers le voyage ferroviaire est perceptible dans un feuilleton La Vie en chemin de fer écrit par Benjamin Gastineau et publié en 1861. Cet auteur est un grand partisan du chemin de fer. Il écrit dans son œuvre : A travers les carreaux chargés de vapeur du wagon on croit voir passer spectres et fantômes. Les tombes du cimetière surgissent, sépulcres blanchis, au sein de la nuit noire ; une lumière isolée scintille comme l’œil de Satan. Les morts se lèvent de leurs tombes, se livrent à un effroyable steeple-chase avec le chemin de fer qui fuit plus rapide que le cheval macabre de Lénore. Sur son passage les grands bois murmurent des choses sinistres : ils s’entretiennent des crimes des humains ou se moquent de leurs innombrables bévues. Le voyageur que ne rassure certes pas la lampe funéraire de son wagon sent une sueur glaciale coller sa chemise à ses os. Heureusement, bandes de ténèbres, légions de spectres, s’enfuient devant le disque d’or de la lune qui se montre au fond de l’horizon et devant la lumière des étoiles blondes, s’allumant l’une après l’autre au ciel12 .

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21 L’auteur propose des descriptions quasi fantastiques, en même temps qu’il affirme le rôle important et formateur du chemin de fer dans la société aussi bien qu’au sein de la nature : Avant la création du chemin de fer, la nature ne palpitait plus ; c’était une Belle-au- bois-dormant, une froide statue, un végétal, un polype ; les cieux mêmes paraissaient immuables. Le chemin de fer a tout animé, tout mobilisé... Le ciel est devenu un infini angoissant, la nature une beauté en action. Le Christ s’est détaché de sa croix, il a marché et il a laissé bien derrière lui, sur la route, le vieil Ahasvérus. Semblable à une capricieuse femme jonglant avec le cœur de son amant, le wagon joue avec le ciel, le fleuve, le nuage, les sites riants et sombres, tantôt vous montrent la vie en noir, tantôt en rose, tantôt vous transportent sur la cime d’une montagne, tantôt vous plongent dans un abîme...13

22 L’enthousiasme pousse donc Gastineau à affirmer que le train s’avère utile non seulement pour la société, mais également pour la nature qui a l’impression de renaître sous l’influence de la nouvelle force motrice du chemin de fer. La fonction ludique du wagon, presque naïf, jouant avec les éléments de la nature et transportant le voyageur, tantôt au sommet d’une montagne, tantôt « dans l’abîme », en lui montrant la beauté et la laideur de la vie, est accentuée dans la suite du passage : Le chemin de fer prête les charmes du mouvement et de l’émotion au paysage qu’il voile ou dévoile, qu’il fait rire ou pleurer, qu’il estompe, dessine ou peint par grands plans. Par l’action rapide du convoi tout se transforme, se profile, se poétise. Les dieux morts ressuscitent, les grossiers Marions s’idéalisent, la pierre fait statue, l’arbre pérore ou pleure, le nuage ivre va du zénith au nadir ; les forêtes se prennent aux cheveux, font une mêlée furieuse, le soleil danse le menuet, et la lune s’égare...14

23 A travers cette dernière description revient chez Gastineau l’idée du paysage en mouvement que nous avons déjà analysée dans le Voyage en Belgique de Victor Hugo. Par rapport à ce dernier, La Vie en chemin de fer met en place un ensemble d’images riches en métaphores où le paysage revient à la vie grâce à l’action créatrice du convoi.

24 Plus réaliste que Gastineau, Jules Clarétie, journaliste et publiciste parisien d’origine limousine, dans Voyages d’un Parisien, en 1865, se sert dans sa description du concept de panorama afin de caractériser la fuite des objets et des images permettant de tout saisir et de tout embrasser dans un même regard : En quelques heures, il vous présente toute une France, sous vos yeux se déroule la totalité du panorama, une succession rapide d’images charmantes et de surprises toujours nouvelles. Il vous montre purement et simplement l’essentiel d’une région, en vérité c’est un artiste dans le style des anciens maîtres. N’exigez de lui aucun détail mais seulement le tout où est la vie. Enfin, après qu’il vous a ravi par la fugue du coloriste, il s’arrête et vous libère à votre but15.

25 La plupart des textes cités est constituée de « mosaïques d’images » qui se lient, s’enchaînent et se juxtaposent pour former des paysages en mouvement. Aux yeux du voyageur voulant s’emparer d’un seul regard du paysage dans sa totalité, les images, aperçues du convoi en mouvement, prennent à la fois des traits irréels et magiques.

26 La fantaisie, stimulée par ces mêmes images, se déclenche dans une course effrénée en compétition avec le chemin de fer. C’est ce qu’on trouve dans les vers du fondateur du mouvement futuriste italien, Filippo Tommaso Marinetti, qui écrivait en langue française, au tout début du XXe siècle : Mon train enragé d’éclairs verts et de vents Fuit sans cesse en roulant son galop de tonnerre,

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Avec des bonds, des soubresauts, des demi-tours Et d’élégantes vire-voltes sur la courbe des rails Qui luisent en plongeant dans le noir, Avec un espagnol et dangereux déhanchement A pic sur les abîmes insondables... [...] Montagnes, ô bétail monstrueux, ô mammouths Qui trottez lourdement, arquant vos dos immenses, Vous voilà dépassés, laissés bien loin, noyés. [...] Hourrah ! hourrah ! les vents qui me gaffez D’un coup de gaule au tournant des vallées Je vous ai dépassés, émiettés et vaincus !... Hourrah ! hourrah ! Vaincus ou dépassées Les villes mornes crucifiées, Sur les grands bras en croix des routes blanches !...16 .

27 Cela correspond à une mutation de perspective dans la perception des images qui est déclarée, du point de vue théorique, par un autre représentant du Futurisme italien : Nous pouvons étudier – c’est à dire aimer – une machine, n’importe quelle rotative et nous servir de ses plans, de ses profils, de ses creux, de ses mouvements tout comme d’éléments naturels pour la construction de notre paysage. Des arbres et des branches, ne sont-ils pas peut-être les parties d’un mécanisme primordial ? Tout est beauté naturelle, non pas pour l’apparence extérieure, mais pour ses significations plastiques abstraites17.

28 Cette nouvelle perception du paysage comme un flux ininterrompu et violent d’images est présent au-delà des Futuristes ; dans la Lettre d’un ami dans Monsieur Teste Valéry présente une scène où : [...] Le train filait toujours, rejetant violemment peupliers, vaches, hangars, et toutes choses terrestres, comme s’il avait soif, comme s’il courait à la pensée pure, ou vers quelque étoile à rejoindre. Quel but suprême peut exiger un ravissement si brutal, un renvoi si vif de paysages à tous les diables18 ?

29 Les sensations relatives à un mouvement impossible à réfréner et inquiétant sont ailleurs également présentes dans Lucienne de Jules Romains : Tous les rails comme des crins dorés fuyaient devant nous, se serraient peu à peu en touffe et montaient en même temps vers un point du ciel noir où commençaient les étoiles. Ces fils d’or étaient si parfaitement tendus, ils allaient se rejoindre d’un mouvement si beau, que les yeux ne semblaient pas suffire pour en comprendre l’harmonie19.

30 À la différence des textes précédents, Lucienne reste immobile sur le ballast de la gare. Les images évoquées sont une projection de ses pensées. L’image des « fils dorés » fuyant et se serrant « en touffe » reprend d’une part l’idée de la rapidité de la perception du paysage que l’état d’âme de Lucienne arrive difficilement à maîtriser ; d’autre part, l’opposition entre l’or des fils et le « point noir du ciel » est à l’origine d’un état évident d’inquiétude chez la protagoniste dont l’âme est troublée par la fuite incessante et continue des divers éléments du paysage.

31 Nous retrouvons, dans les derniers textes cités, une participation des mouvements de l’âme et de la conscience qui interviennent en se superposant aux images du paysage dont les caractéristiques physiques sont presque inexistantes. Le passager se trouve tout seul dans un compartiment. Il a l’impression d’être loin du monde et ses yeux sont de moins en moins intéressés par le défilé des paysages qui lui passent sous les yeux. À cause de l’accumulation d’images entrevues par la fenêtre du convoi la foule

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désordonnée des souvenirs s’amoncelle dans l’âme du voyageur, causant son mutisme, son blocage et, enfin, son incapacité à voir le paysage extérieur, se contentant d’entrevoir une sorte de paysage intérieur qu’il construit en lui lors du voyage en train. La conséquence des réflexions individuelles face au paysage qui défile sans arrêt autour de lui mène le voyageur à une situation de mutisme et d’aveuglement qui l’isole complètement de ce qui se passe en dehors de lui. Parfois, comme dans le dernier exemple cité, cela correspond non pas à des visions véritables mais à une projection des rêves d’un personnage dans un espace fictif, loin du réel. La vitesse des images ne concerne alors plus simplement le chemin de fer mais les rythmes obsédants de toute une société qui est en train de se transformer. L’individu s’isole et s’éloigne du monde, renfermé de plus en plus dans ses rêves, ses visions, ses fantaisies, ses hantises, ses fantasmes dus aux regards trop rapides qui s’associent mal au rythme de son existence. Le voyageur aurait besoin de davantage de tranquillité, de davantage de temps et de moins de contraintes de la part d’une société fondée sur l’idée de vitesse, sur la conquête de l’espace, sur la perception instantanée des images et des choses. Il s’agit d’une sorte d’épreuve à laquelle l’homme est nécessairement soumis sous peine de ne pas pouvoir s’intégrer, ni de collaborer ou de vivre dans un monde de plus en plus rapide.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. « La visione attraverso la porta di una carrozza ferroviaria in movimento, o attraverso il parabrezza di un’automobile è frammentata, sebbene alle alte velocità essa diventi continua, nel modo in cui nel cinema la continuità è creata da una serie di fotografie in posa. » (La vision à travers la portière de la voiture ferroviaire en mouvement ou à travers le pare-brise d’une voiture est fragmentée, bien qu’aux grandes vitesses elle devienne continue, par la manière dans laquelle au cinéma la continuité est créée par une série de photographies en pose.) (notre traduction), Stephen Kern, The Culture of Space and Time (1880-1918), Cambridge (USA), Harvard Massachussets University Press, 1983 (trad. ital. par Barnaba Maj : Il Tempo e lo spazio, la percezione del mondo tra Otto e Novecento, Bologna, Il Mulino, 1988, p. 151). 2. Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur (1919), A la Recherche du temps perdu, éd. Jean- Yves Tadié, Paris, Bibliothèque de La Pléiade, 1988, p. 15-16. 3. Jules Verne, Michel Strogoff (1876), Paris, Le livre de poche, n° 2034, 1994, p. 50. 4. Wolfgang Schivelbusch, « Die panoramische Reise », Geschichte der Eisenbahnreise, Carl Hanser Verlag, Munich, 1977 (« Le voyage panoramique », Histoire des voyages en train, Paris, Le Promeneur, 1990, p. 57-75). 5. Ibid., p. 69. 6. Le poème fut composé en juin 1835 au lendemain de l’inauguration de la ligne Malines- Bruxelles (mai 1835), mais il n’est publié que l’année suivante avec l’ensemble du recueil. 7. Texte cité par Claude Pichois, Littérature et progrès, vitesse et vision du monde, Neuchâtel, La Baconnière, coll. « Langages », 1973, p. 24. 8. Interprète d’un courant pacifiste prêchant la communion et la fraternité des peuples, remontant à Charles-Henri de Saint-Simon disparu en 1825, trop tôt pour se rendre compte de ce qu’était vraiment le chemin de fer. Ses disciples, cependant, et parmi eux Prosper Enfantin, pensaient déjà autour de 1830 que les nouveaux et puissants moyens de communication auraient poussé les masses populaires vers un nouvel intérêt commun pour le travail et vers un nouveau sens esthétique. « Réagissant contre l’esthétique individualiste [ce mouvement] assignait à l’art la mission de donner aux masses une âme commune et d’émouvoir un peuple laborieux dans

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l’intérêt même du travail. » Le Producteur I, Journal philosophique, de l’industrie, des sciences et des beaux-arts, 1825, p. 176-177. (Texte cité par Marc Baroli, Le Train dans la littérature française, Paris, Éditions NM, 1969, p. 21.) 9. Charles-Claude Ruelle, La Science populaire de Claudius. Simples discours sur toutes choses. Chemins de fer et voitures à vapeur (1835). (Texte cité par Claude Pichois, op. cit., p. 22-23.) 10. Victor Hugo, Voyage en Belgique (1837), Voyages, Paris, Hachette, 1950, p. 32. 11. Tel par exemple Le Champ de blé à l’alouette de 1887. 12. Benjamin Gastineau, La Vie en chemin de fer (1861), Paris, Dentu, 1861, p. 53-54. 13. Ibid., p. 48-50. 14. Ibid. 15. Jules Clarétie, Voyages d’un Parisien, Paris, 1865, p. 4 (Texte cité par W. Schivelbusch, op. cit., p. 66-67.) 16. Filippo Tommaso Marinetti, Le Démon de la vitesse V (1902), Destruction, Poèmes lyriques, Paris, Vanier, 1904, p. 101, v. 79-85 ; p. 126, v. 163-165 et 172-177. 17. Umberto Boccioni, « Contro il paesaggio e la vecchia estetica », Pittura, scultura futuriste, Milano, Edizioni futuriste di « Poesia », 1914. Texte cité par Luciano De Maria, Filippo Tommaso Marinetti e il Futurismo, Milano, Mondadori, Oscar, 1973, p. 214 (notre traduction). Cette nouvelle perception et transformation de la réalité et du paysage à travers la juxtaposition des plans d’une machine sera par ailleurs en Italie à la base des Quaderni di Serafino Gubbio operatore, le roman que Pirandello publie en 1915. 18. Paul Valéry, Lettre d’un ami, Monsieur Teste, Paris (1896), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1999, p. 85. 19. Jules Romains, Lucienne (1922), Paris, Le livre de poche, 1964, p. 26-27.

INDEX

Keywords : landscape, representation, speed Thèmes : Arts et cultures Mots-clés : paysage, représentation, vitesse Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEUR

TOMMASO MELDOLESI Docteur en littérature comparée

Revue d’histoire des chemins de fer, 26 | 2003