Cahiers d’études africaines

221-222 | 2016 Mobilités et migrations européennes en (post) colonies

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/18616 DOI : 10.4000/etudesafricaines.18616 ISSN : 1777-5353

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 avril 2016 ISSN : 0008-0055

Référence électronique Cahiers d’études africaines, 221-222 | 2016, « Mobilités et migrations européennes en (post) colonies » [En ligne], mis en ligne le 01 avril 2018, consulté le 24 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/etudesafricaines/18616 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines. 18616

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© Cahiers d’Études africaines 1

Envisagés comme acteurs d’un néo-colonialisme résilient, touristes envahissants, expatriés nantis de privilèges exorbitants, les Européens en Afrique, y compris dans la période coloniale, ont rarement été considérés comme des migrants. Derrière les grands débats sur les relations internationales et transnationales, la question des mobilités a souvent été négligée. Et pourtant, force est de constater que les circulations entre l’Europe et l’Afrique ne se sont jamais complètement interrompues depuis la colonisation et connaissent même aujourd’hui un très net regain. Compte tenu du faible nombre de travaux sur ces thèmes, les contributions réunies dans ce numéro visent à décrire ces mobilités, dans leurs régimes et leurs diversités historiques et contemporaines, mais aussi géographiques (Maghreb, Afrique francophone, lusophone, anglophone). Il est aussi question d’ouvrir la réfl exion à l’échelle des populations européennes en Afrique plutôt que de se concentrer sur les seuls agents nationaux de la colonisation. Les références, dans les articles, à l’histoire coloniale, à la variété des désirs migratoires ainsi qu’à l’importance des contextes locaux socio-historiques, revisitent la lourde question du rapport colonial et ouvre un débat théorique sur le sens de ces mobilités. Centrés sur l’expérience des acteurs, sans négliger pour autant l’évolution des points de vue institutionnels sur ces questions, l’ensemble des articles présentés permet d’envisager les logiques de singularité et d’autonomisation qui caractérisent les mobilités européennes en Afrique.

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SOMMAIRE

Anthropologie des Européens en Afrique Mémoires coloniales et nouvelles aventures migratoires Michel Peraldi et Liza Terrazzoni

Hétérotopie entrepreunariale

L’Angola, un Eldorado pour la jeunesse portugaise ? Mondes imaginés et expériences de la mobilité dans l’espace lusophone Irène Dos Santos

Débuter sa carrière professionnelle en Afrique L’idéal d’insertion sociale des volontaires français à Dakar et Antananarivo (Sénégal, Madagascar) Hélène Quashie

Parcours de petits entrepreneurs français à Marrakech Chloé Pellegrini

L’éléphant et la glacière Trajectoires et sociabilités de forestiers européens au Gabon Étienne Bourel

Mobilités de l’amour

Femmes blanches en Afrique subsaharienne De la coopération internationale à la mixité conjugale Karine Geoffrion

Chantal, Momo, , Abdou et les autres Essai de typologie des économies affectives des couples mixtes à Marrakech (Maroc) Corinne Cauvin Verner

L’ombre de l’Éducateur : institution scolaire et mission civilisatrice ?

Une cage dorée en situation postcoloniale Institution scolaire et présence française dans l’Algérie contemporaine Giulia Fabbiano

Pratiques de scolarisation de jeunes Français au Sénégal La construction de l’excellence par le pays des « ancêtres » Hamidou Dia

Triangulating between Church, State, and Postcolony Coopérants in Independent West Africa Rachel Kantrowitz

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Rapport colonial : continuités et bifurcations

Les coopérants français en Algérie (1962-1966) Récits croisés pour une ébauche de portrait Sabah Chaïb

Moving beyond the Colonial? New Portuguese Migrants in Angola Lisa Åkesson

Les Corses au Gabon Recompositions identitaires d’une communauté régionale en situation d’expatriation Vanina Profizi

L’« élu » et le « kipanda cha Muzungu » (« morceau de Blanc ») Quête de réussite et parcours identitaires des Italiens au Congo belge Rosario Giordano

L’immigration européenne en Afrique à l’épreuve du régime de la « porte ouverte » des territoires sous mandat et sous tutelle internationale Le cas du Cameroun français (1919-1960) Cyrille Aymard Bekono

Notes et documents

Migrer à contre-courant L’exemple des résidents culturels européens en Afrique de l’Ouest Altaïr Despres et Marta Amico

Chronique bibliographique

Présence, mobilité et migration vers les Suds Eve Bantman-Masum

Analyses et comptes rendus

Boris ADJÉMIAN, La fanfare du négus. Les Arméniens en Éthiopie (XIXe-XXe siècles) , éditions de l’EHESS (« En temps et lieux »), 2013 Alain Gascon

Michaela BENSON & Karen O’REILLY (eds.), Lifestyle Migration. Expectations, Aspirations and Experiences London, Ashgate, 2009 Brenda Le Bigot

Augustin EMANE, Docteur Schweitzer, une icône africaine Paris, Fayard (« Les quarante piliers »), 2013 Andrea Ceriana Mayneri

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Dominique CHANCÉ & Alain RICARD (dir.), Études Littéraires Africaines Numéro spécial : « Traductions postcoloniales » no 34, 2012 Elisabet Carbó

Suzie GUTH, Exil sous contrat. Les communautés de coopérants en Afrique francophone Paris, Silex Éditions, ACCT, 1984 Sylvain Beck

Marjolaine PARIS, Le business franco-nigérian à l’heure de l’Afrique émergente Paris, Karthala (« Hommes et sociétés »), 2013 Martin Rosenfeld

Denise PAULME & Deborah LIFCHITZ, Lettres de Sanga Paris, CNRS Éditions, 2015 Julien Bondaz

Anne-Marie PLANEL, Du comptoir à la colonie. Histoire de la communauté française de Tunisie, 1814-1883 Paris, IRMC, Riveneuve éditions, 2015 Hugo Vermeren

Benjamin RUBBERS, Faire fortune en Afrique. Anthropologie des derniers colons du Katanga Paris, Karthala (« Les Afriques »), 2009 Marwa El Chab

Musée de la Corse, Corse-Colonies. Colloque 19-20 septembre 2002 Corte, Éditions du Musée de la Corse ; , Éditions Alain Piazzola, 2004 Marie Peretti-Ndiaye

Colloque « Des Nord(s) vers les Sud(s) : état de la recherche sur les mobilités » Paris, EHESS, 20-21 mai 2015 Alexandra Poli

Ouvrages reçus

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Anthropologie des Européens en Afrique Mémoires coloniales et nouvelles aventures migratoires

Michel Peraldi et Liza Terrazzoni

1 Ce numéro a pour objet et ambition de décrire les modes de présence et de mobilité des Européens dans quelques pays d’Afrique subsaharienne et du Maghreb. De ce point de vue, la première nécessité est d’abord de tenir inventaire, décrire sans a priori, les formes d’une expérience sociale qui s’est considérablement diversifiée et se diversifie encore sous nos yeux, sans pour autant que le sens qui lui est donné, y compris par les sciences sociales, ait varié en conséquence. Nous avons ici choisi de privilégier un regard anthropologique, autrement dit de faire le pari de la multiplicité des pratiques, contre l’univocité du sens énoncé. Il y a là un défi intellectuel, dont nous voudrions d’abord tracer les contours, au moins parce que cette posture anthropologique vient bousculer des habitudes de penser et prendre à revers quelques préjugés.

2 Les Européens en Afrique ont rarement fait l’objet d’une attention socio- anthropologique. Bien que de plus en plus de travaux s’emparent de ce thème1, les réponses à notre appel à contributions montrent que ces recherches sont encore très localisées, sur le Maroc, l’Algérie, le Sénégal, l’Angola, le Gabon ou le Congo. C’est donc moins un choix orienté par l’intérêt que nous aurions eu pour certains terrains qui nous a guidés, qu’une élaboration au gré des propositions reçues. En ce sens, si ce numéro est exploratoire, il reflète néanmoins bien la concentration des chercheurs sur certaines régions, celles qui attirent leur curiosité par la visibilité des Européens.

3 Lorsque les sciences sociales se sont intéressées à cette population, ce fut le plus souvent au prisme de l’histoire coloniale (Knibiehler, Emmery & Leguay 1992 ; Planel 2015), du tourisme (Cauvin Verner 2007 ; Chabloz & Raout 2009), de la gentrification des vieux centres urbains (Kurzac-Souali 2006 ; Coslado, McGuiness & Miller 2013), de l’expatriation (Cruise O’Brien 1972 ; Verquin 2000) ou de la coopération (Guth 1984 ; Henry & Vatin 2012).

4 Ils sont régulièrement envisagés comme les acteurs d’un néo-colonialisme résilient, des touristes envahissants, ou des expatriés nantis de privilèges exorbitants, alors que leurs

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motivations, itinéraires et expériences avant, pendant ou après l’époque coloniale, ont pourtant été assez peu décrits.

5 Malgré les aléas de la colonisation, malgré des relations internationales tendues et parfois des relations diplomatiques interrompues, les circulations de l’Europe vers l’Afrique, et plus précisément entre ex-colonies et ex-puissances colonisatrices, si elles se sont taries, n’ont jamais vraiment cessé après les Indépendances. Aujourd’hui, et depuis ces vingt dernières années, elles connaissent même un net regain (DFAE 2013). Les Européens sont de plus en plus visibles sur le continent africain où ils « domicilient », selon les cas, leurs activités économiques, leurs rêves et aspirations ou encore leur vie amoureuse. Si bien qu’aujourd’hui on peut recenser, comme le font ici un certain nombre d’articles, des entrepreneurs français au Maroc ou au Gabon, des expatriés ou aventuriers portugais en Angola, des coopérantes qui choisissent de s’établir au Ghana dans la continuité d’une rencontre amoureuse, enfin de jeunes professionnels de la culture qui lancent leurs activités au Mali ou au Burkina Faso. Mais on peut aussi évoquer les entrepreneurs corses de Libreville qui appuient leur installation sur des strates d’installation plus anciennes, des anciens coopérants d’Algérie en voyage mémoriel, des expatriés perçus comme des nouveaux colons. On voit encore des Portugais renouer avec l’Angola, leur pays de naissance, et plus globalement des individus dont la migration est inscrite dans des dispositifs, économiques et institutionnels, historiquement construits dans la continuité des relations coloniales.

6 L’ensemble des contributions réunies dans ce numéro spécial des Cahiers d’Études africaines porte donc tout d’abord à constater qu’il n’y a pas eu rupture des circulations européennes vers l’Afrique après les Indépendances, et ensuite qu’il y a eu et qu’il y a encore variété de statuts et de subjectivités qui sous-tendent ces mobilités. Bien sûr, affirmer que la présence continue, régulière — dans tous les sens du terme — des Européens en Afrique est un élément concret, pratique, du présent post-colonial de ces sociétés, n’est pas anodin politiquement ni idéologiquement sans conséquences. La proposition va en effet à rebours d’un double paradigme. Elle prend d’abord à contrepied un certain nationalisme méthodologique, africain celui-là, pour qui l’expulsion physique des colons européens est une pièce essentielle du début d’une nouvelle histoire. Un nationalisme méthodologique qui présuppose donc que le présent des sociétés africaines est, sinon racialement unitaire, du moins libéré de la présence européenne. En second lieu, elle contredit cet autre préjugé, celui-là européen, selon lequel tout mode de stabilité et de continuité de la présence européenne en Afrique ne saurait être envisagé, dans son sens, sans référence à la « situation coloniale » (Balandier 1951). Préjugé selon lequel en somme, toute présence européenne en Afrique, quelle que soit la subjectivité dont elle participe, est fortement soupçonnée de perpétuer l’une ou l’autre des formes de violence et des rapports de domination institués par le colonialisme.

7 À vrai dire, nous avons découvert ces questions au moment de l’élaboration de ce numéro car nos questions initiales venaient d’ailleurs. Nous observons en effet depuis quelques années la localisation marocaine des migrations européennes en Afrique (Peraldi & Terrazzoni 2016) ; avec d’autres chercheurs, nous avons étendu ces observations à l’échelle du Maghreb (Fabbiano et al. 2016) dans une équipe qui a initié une réflexion collective sur ce phénomène de migrations « Nord-Sud »2. Nos questions principales venaient en l’occurrence d’une recherche sur ces expériences

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contemporaines de la mobilité migratoire qui, inversant le schéma dominant de pensée selon lequel n’est « migratoire » qu’un parcours remontant des « suds » vers les « nords » occidentaux, se présentaient comme des migrations descendantes, des « nords », pensés comme prospères et développés, vers des « suds », perçus comme économiquement et socialement fragiles et asymétriques. L’idée de départ de ce numéro, dans le droit fil de ces explorations, était alors de réunir un ensemble de contributions éclairant les formes et évolutions des mobilités européennes en Afrique.

8 Au fur et à mesure de l’arrivée de contributions qui élargissaient l’assise initiale de ce numéro par référence à l’histoire coloniale, qui ouvraient largement la variété des « désirs migratoires » décrits et, enfin, qui replaçaient l’importance de la base territoriale initiale, nous avons fini par nous convaincre de la nécessité d’un débat théorique sur le sens des mobilités, avant même leur inventaire, et d’un retour réflexif au silence des sciences sociales sur ces thèmes.

Colonialismes en débat

9 Ces Européens constituent en effet d’abord un coin sombre de l’histoire coloniale qui, par certains aspects, a réduit l’étude des sociétés coloniales à la situation coloniale (Mbembe 2000) et les Européens à la figure des « colons ». Lorsque le phénomène colonial tient tout entier dans l’instauration de rapports de domination basés sur l’infériorisation raciale et le déni d’humanité (Van Reybrouck 2012), et sur l’invention même d’un racisme institutionnalisé, comment se représenter, autrement que comme des « colons » ou des « occupants », les Européens présents en Afrique à cette période ? Au passage, le terme même d’« Européens » amalgame sous l’apparence du « colon » des minorités à l’origine différenciées, comme nous le montre ici Rosario Giordano avec l’exemple des Italiens au Congo ; nous reviendrons sur cet aspect. Et dès lors, comment se représenter autrement que comme des néo-occupants, ceux qui y sont aujourd’hui présents ? Lorsque les chercheurs qui étudient ces situations adhèrent à la dénonciation du colonialisme, peuvent-ils voir autre chose que des « supports » de la colonisation ou des « ennemis de classe » dans ces Européens ?

10 Les institutions, mais aussi par certains aspects les sciences sociales, les aident d’ailleurs assez bien dans la mesure où deux figures tutélaires ras- semblent les modes de présence : les « expats » d’un côté, figures du privilège et héritiers symboliques des colons puis des coopérants, et nom commun pour désigner les migrants des pays du Nord vers ceux du Sud, autrement dit des pays à revenus moyens ou modérés vers des pays à revenus faibles (Organisation internationale pour les migrations) ; les « migrants » de l’autre, figures au contraire de la précarité, même aventurière, terme devenu le nom commun pour désigner univoquement ceux qui empruntent les routes migratoires remontantes du Sud, génériquement pauvre, vers un Nord, génériquement prospère. Pris entre une socio-anthropologie des circulations migratoires qui semble souffrir d’un tropisme Sud-Nord et une histoire coloniale qui s’est concentrée sur les exactions de la colonisation et le rapport colonial, il est resté finalement peu de place, dans les sciences sociales, pour penser la complexité des expériences et des itinéraires de ces Européens mobiles.

11 Dans cette perspective, se mettre dans la posture de rendre possible une anthropologie historicisée des Européens en Afrique, réunir des articles qui décrivent leurs expériences et itinéraires, suppose de ne plus seulement envisager ces Européens au

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seul prisme de la colonisation, de la coopération ou de l’expatriation mais au regard d’une gamme de statuts variés, différenciés et surtout différenciateurs : des touristes au long court aux aventuriers, des entrepreneurs aux volontaires humanitaires, des artistes marginaux aux administrateurs coloniaux, des femmes amoureuses aux créateurs d’entre- prise en passant par des adolescents en difficulté scolaire. Une multiplicité de figures qui sont alors aussi autant une manière de complexifier les par- cours et les « carrières » (Becker 1985 ; Martiniello & Rea 2011) sur les routes des migrations internationales, qu’une nécessité épistémologique à penser sous l’angle de la diversité et de la complexité sociologique, les sociétés (post)coloniales au moment (post)colonial.

12 C’est factuellement parce qu’il semblait incongru, notamment dans la discussion avec les « africanistes », que l’on puisse utiliser le terme de « migration » et le statut de « migrant » en l’affectant à ces Européens en Afrique, pour de nombreuses raisons sur lesquelles nous reviendrons mais dont une bonne part relevait de la permanence du rapport et de l’esprit colonial, que nous avons découvert l’ensemble des enjeux qui travaillaient un tel numéro. C’est au fond un objectif imprévu qui est arrivé en marchant, que d’indiquer du coup comment une anthropologie du fait migratoire contemporain, peut aider (pour qui a le projet de le faire), à renouveler une pensée du post-colonialisme enfermée dans les passions politiques qu’elle suscite (Mbembe 2000). Sans dogmatisme, nous souhaiterions que les articles ici rassemblés indiquent quelques lignes de fuite en la matière.

Des sociétés coloniales complexes et cosmopolites

13 La question de la présence européenne relève donc d’un double imaginaire politique qui rend difficile l’expérience sociale dont elle participe. Le premier fonde la relation entre expulsion des colons et construction des nationalismes africains, l’autre institutionnalise la permanence de l’esprit colonial en Europe. En effet, si l’expulsion des colons a été un geste hautement symbolique, co-extensif à l’entrée de nombreuses sociétés locales africaines dans l’indépendance politique, on peut aujourd’hui faire une série de constats pratiques dont on retrouvera les détails dans certains des articles rassemblés ici, qui mettent en évidence le caractère fictionnel, au sens de « fiction politique », de ces processus. L’expulsion des Européens, si unanime qu’elle paraisse à première vue, n’a pas été si absolue qu’il y semble ; même dans les situations de décolonisation et les processus d’indépendance les plus violents et guerriers, des minorités européennes sont restées, parfois discrètes et invisibles, parfois « intégrées » au processus même de décolonisation (c’est le cas par exemple des communistes français en Algérie [Ségui 1994 ; Sportisse 2012]). En sociologie des migrations, on verrait dans ces minorités établies autant de ferments migratoires potentiels, et certains de fait le sont devenues en offrant des points d’appui à de nouvelles mobilités européennes, une fois le calme revenu s’il revenait : le cas des Portugais en Angola décrit par Irène Dos Santos en est un exemple, celui des Corses au Gabon abordé par Vanina Profizi en est un autre.

14 En effet, malgré les mouvements tourmentés de l’histoire et la violence de la situation coloniale (Balandier 1951), constater la continuité des mobilités implique, certes, d’analyser ces mobilités, ce qui est bien l’objet de ce numéro, mais également d’interroger cette continuité et de la construire comme un objet. S’il n’y a pas rupture,

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c’est bien que, par-delà la violence du rapport colonial, au-delà des rapports de domination et d’oppression qui organisaient les sociétés coloniales, il a existé d’autres logiques qui ont travaillé les relations sociales, produisant autant d’adhérences n’ayant jamais été rompues. Si ténue soit-elle, cette permanence est une condition d’une grande partie des mobilités décrites dans ce numéro et témoigne d’une complexité qui se caractérise par des relations différenciées entre les États coloniaux et les sociétés locales. S’il y a là une évidence décrite dans un certain nombre de travaux (Tirefort 1989 ; Coquery-Vidrovitch 1992 ; Peyroulou et al. 2012), elle semble assez importante pour la souligner ici : les acteurs de l’État colonial ne sont pas les mêmes selon les sociétés locales, en Algérie, au Maroc ou au Gabon par exemple, ni dans les mêmes rapports avec ces sociétés. Les partenariats qui se sont formés entre les groupes sociaux et à l’intérieur des sociétés locales diffèrent : si c’est dans sa relation à l’État colonial que s’est construite l’élite marocaine, à travers l’école française notamment (Vermeren 2004, 2011), c’est, en Algérie, une élite nationaliste que le système colonial éducatif formera (Colonna 2008). Au Gabon, ainsi que la contribution d’Étienne Bourrel le montre, ce sont les coloniaux qui assurent le rôle d’élite sociale. Les interactions entre acteurs locaux et coloniaux diffèrent ainsi selon les sociétés locales et les cadres de rapports qu’elles ont produits. Entrer dans les sociétés locales du point de vue des rapports sociaux met ainsi en évidence la diversité des sociétés coloniales.

15 Ces interactions deviennent un objet d’autant plus complexe que l’on constate que les agents exécutants de la violence coloniale n’étaient pas les seuls présents européens dans les sociétés concernées. À côté d’eux, il a en effet existé une migration coloniale qui ne s’est pas réduite aux ressortissants des pays administrateurs, preuve de la diversité sociale et culturelle des sociétés. Bekono Cyrille Aymard montre bien que l’entreprise coloniale française au Cameroun a reposé sur l’exclusion d’un certain nombre d’Européens aux frontières car l’administrateur français s’inquiétait de voir l’ordre colonial déstabilisé par une immigration européenne incontrôlée. Celui-ci craignait les rapports de force économiques entre entrepreneurs, mais également idéologiques, appréhendant de laisser entrer au Cameroun les nationalités soupçonnées d’adhérer aux principes communistes qui dénonçaient alors l’assujettissement des peuples.

16 Dans ce cadre également, il n’est pas négligeable de rappeler que, si les Européens en Afrique ont été dans chacun des pays des minorités coloniales, il y eut aussi des minorités européennes (Temime 1987 ; Kateb 2001) qui n’étaient pas directement, parfois même pas du tout, impliquées ni dans l’administration ni dans les entreprises coloniales. Ainsi que Rosario Giordano le décrit pour le Congo belge, derrière les majoritaires coloniaux belges, il y avait des minoritaires, les Italiens qui, d’emblée par leur appartenance nationale, n’étaient pas inscrits dans les mêmes cadres d’interactions. Il n’y a donc pas eu que des Belges ou des Français dans la colonisation belge ou française. Il y a bien eu dans l’entreprise coloniale, un support de mouvements migratoires qui ont produit de la complexité socioculturelle dans les colonies mais également des ordres de légitimité et de hiérarchisation entre entrepreneurs coloniaux mêmes. Il en résulte évidemment des relations différenciées qui ne peuvent être labellisées exclusivement sous le terme de « relation coloniale ». On pourrait tout aussi bien rappeler le rôle de ces mêmes Italiens en Tunisie (Finzi 2000) ou en Algérie (Vermeren 2015) ainsi que celui des Espagnols (Jordi 1986). Et il faut bien sûr évoquer le cas des minorités juives, très différemment traitées et politiquement représentées dans les mondes coloniaux, depuis l’intégration du décret Crémieux en Algérie jusqu’au

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statut de nationalité locale au Maroc (Stora 2008 ; Abécassis, Dirèche & Aouad 2012), sans oublier les anciennes migrations intra-africaines dont les relations aux colons et au rapport colonial ont pris des formes très diverses et parfois peu marquées de soumission (le cas des Marocains en Afrique francophone par exemple [Aouad-Badoual 1975]). Là encore, autant de « petits peuples » dans le cosmopolitisme de certaines sociétés coloniales qui peuvent être des ferments migratoires ou des mémoires et des expériences nourries d’une distance aux hiérarchies strictement coloniales.

17 S’il y a continuité des mobilités, c’est donc bien qu’il y a diversité des cadres d’interactions. À partir du constat de ce socle social qui fonde de nouvelles mobilités, un premier déplacement du regard est proposé par ce numéro. Il s’agit alors d’interroger le phénomène colonial non plus trop exclusivement d’un point de vue politique et institutionnel mais du point de vue des expériences de mobilité des acteurs, de la diversité de leurs origines sociales et des statuts sous lesquels les Européens étaient présents dans les sociétés coloniales. Qui dit expériences de mobilité des acteurs, dit sociabilités, amitiés, familles, réseaux, et résiliences imaginaires, qui se sont formés dans cette période. Il ne s’agit pas pour autant d’euphémiser la violence des situations coloniales, ni des relations coloniales, mais bien de déplier la variété des situations inscrites, héritières ou emblématiques, de ces situations. Car évidemment, la diversité des relations sociales, ayant formé la consistance des sociétés coloniales, permet de mieux comprendre le moment post-colonial, autrement dit le moment présent.

L’avènement touristique

18 Le grand mouvement du « retour » des Européens dans l’Afrique post- coloniale est constitué du tourisme et de ses différentes formes et lieux d’investissement. Certes, rien en la matière n’a été systématique : seuls quelques pays (Tunisie, Maroc, Sénégal, Mali) ont été marqués de façon significative par l’arrivée des touristes européens et l’impact du phénomène a été très différent selon la manière dont les pays l’ont ou non investi comme support d’un développement économique. À la lourdeur des investissements touristiques en Tunisie répondent la légèreté et la prudence des investissements au Mali. Il en procède des formes très différenciées non seulement de tourisme mais de rapport à l’Autre. Qui s’intéresse à ces thèmes devra revenir au numéro que les Cahiers d’Études africaines y ont consacré (Chabloz & Raout 2009). Là encore, nous ne voulons pas prétendre que ces expériences touristiques auraient permis de dépasser l’expérience coloniale, et encore moins qu’elles en auraient affranchi ceux qui en sont les acteurs, ce que, par ailleurs, certains « touristes » n’hésitent pas à dire pour légitimer leur présence et souligner au passage le poids des culpabilités. Simplement, ce que nous voudrions ici mettre en évidence, c’est que l’arrivée du tourisme se place dans la continuité des Indépendances.

19 Plus généralement, il nous semble important de développer l’hypothèse d’une continuité des flux, des mouvements, des mobilités et donc de la présence européenne en Afrique, là où les fictions politiques posent la discontinuité et l’expulsion comme conséquences des Indépendances. Mais nous voulons aussi mettre en évidence la possibilité que ces expériences, multiples, difractant et démultipliant l’ainsi dite univocité du fait colonial, peuvent être aussi les ferments, les points d’appui d’une

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évolution des modes de présence des Européens en Afrique et des rapports sociaux qui organisent leur quotidien.

20 Qu’en est-il maintenant des permanences, résiliences, adhérences des catégories, imaginaires, symboliques, politiques et hiérarchiques qui forment ce que, dans une univocité souvent très politique et surplombante, on a appelé rapport colonial ? C’est d’ailleurs en s’intéressant à cette actualité qu’il est possible de « mesurer » les continuités et les bifurcations entre le moment colonial et le moment post-colonial qui s’incarnent dans les parcours individuels, comme d’interroger le rapport colonial dans ses manifestations présentes. C’est bien en effet sur le lit de la complexité que nous venons de décrire que se déploient les mobilités européennes, y compris leur imaginaire, que se forment leurs subjectivités et que s’inventent des singularités.

21 Le phénomène colonial participe d’une mémoire qui nourrit les mobilités contemporaines et qui s’active dans les relations sociales actuelles. Il y a ici un point assez important pour le souligner : le phénomène colonial traverse toutes les expériences sociales décrites dans les contributions réunies dans ce numéro. Il faut cependant remarquer que s’il les traverse, c’est souvent moins par l’expérience directe que les individus en ont eue que par une présence mémorielle diffuse dans les sociétés concernées et qui imprègne les représentations de ceux ne l’ayant pas directement connu. Que ceux qui s’installent en pays africain soient enfants ou petits-enfants d’instituteurs, d’administrateurs, d’agriculteurs ou d’aventuriers présents au « temps des colonies », ou qu’ils n’aient jamais eu un aïeul ayant participé d’une manière ou d’une autre à cette entreprise, ils se sentent tous concernés par cette histoire et en ont intégré les catégories.

22 Phénomène que l’on retrouve dans le tourisme. Certes, quelle que soit aujourd’hui la diversité sociale des expériences touristiques, les présupposés éthiques très différenciés, les attitudes et les attentes envers l’autre diversifiées aussi et surtout socialement et culturellement différenciatrices voire discriminatoires — tout un tourisme « alternatif » en recherche d’authenticité est d’abord fondé sur le rejet du tourisme de masse et de ses imaginaires —, quelle que soit donc la multiplicité des expériences que l’on nomme touristiques, elles sont souvent fondées sur des catégories imaginaires qui empruntent à l’orientalisme, à l’exotisation de l’autre africain, maghrébin, et cet imaginaire n’est jamais loin de la naturalisation et du procès en sauvagerie, même édulcoré en « authenticité ». Tout « bon » qu’il est, le sauvage est un sauvage. Par-delà le phénomène touristique, l’on retrouve cet imaginaire qui s’immisce jusque dans les relations intimes. Il est à cet égard très intéressant de décrire ces expériences amoureuses, si banales aujourd’hui, abordées ici par Corinne Cauvin Verner et Karine Geoffrion. Leur intérêt tient moins aux catégories connues de la « quête de soi », qu’aux modalités selon lesquelles s’expriment la déception et le conflit lorsqu’ils surgissent, et c’est souvent le cas. Déceptions, conflits conjugaux, ruptures, sont en effet presque systématiquement un retour à des discours racialisants, infériorisants de l’Autre pour le désenchanter.

Le primat des subjectivités

23 Certes encore, lorsque des entrepreneurs viennent au Maroc, en Algérie, au Gabon ou au Congo, s’inventer justement une compétence d’entrepreneur qu’ils n’avaient pas, cette autoproclamation repose bien souvent non pas sur des diplômes, non pas sur une

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compétence acquise, mais sur le présupposé que ces compétences sont localement déficitaires, parce que les « indigènes » sont par essence incapables d’en assurer la mise en œuvre tandis que les Européens sont « naturellement » disposés à mieux les exercer. Ce sont également certains entrepreneurs français au Maroc, questionnés par Chloé Pellegrini, qui portent avec eux, et comme un prêt-à-penser, parfois une nature, un capital, qu’ils n’ont pas pu valoriser dans leur société d’origine et qui, par le seul fait de la faiblesse qu’ils présupposent à la société locale, trouvent utilité sociale et profitabilité économique. Présupposés, legs colonial, pour reprendre les mots de l’auteure, qui sont renégociés en situation. Nous avons, sur nos terrains marocains (Peraldi & Terrazzoni 2016), régulièrement croisés ces aventuriers qui improvisent, en toute légitimité à leurs yeux et dans les conditions de sociétés locales où les statuts professionnels se négocient relationnellement plus que normativement (Peraldi 2011), de nouveaux métiers et de nouvelles compétences, en se fondant sur le seul présupposé de l’impossibilité ontologique des locaux à les exercer. La place des imaginaires coloniaux qui se déploient dans les relations sociales induites par ces nouvelles situations migratoires est ainsi centrale, comme le décrivent Lisa Åkesson et Irène Dos Santos pour l’Angola ou Giulia Fabbiano pour l’Algérie. Ne faut-il pas voir aussi dans les statuts différenciés et désavantagés des locaux dans le réseau des écoles françaises les traces de ces inégalités statutaires qui fondaient l’ordre colonial, comme le questionnent les contributions de Sabah Chaib et Giulia Fabbiano ?

24 Certes, enfin, lorsque les Européens en mobilité prennent place dans les sociétés locales africaines, ils y retrouvent parfois, comme un dû, le statut élitiste qu’y occupaient les colons, et bien souvent les comportements de domestication et d’infériorisation de l’autre qui les accompagnaient. Cet imaginaire prend des formes variées, jusqu’à être incorporé dans les sociétés locales ainsi que les met en évidence Étienne Bourel lorsqu’il décrit le « mimétisme postcolonial » dont les forestiers gabonais sont l’objet ainsi que leur rôle dans la constitution d’une élite sociale locale. Admettons-le sans conteste, les catégories d’un imaginaire colonial, enserrent, parfois de façon infra- consciente, empaquètent les comportements actuels, oserions- nous dire, sans qu’y participent les formes brutales de violence qui organisaient les rapports sociaux dans la société coloniale3. Si les conditions et les mentalités changent, si la dénégation peut s’exprimer comme dans le cas des humanitaires, abordés ici par Hélène Quashie au Sénégal et à Madagascar, et si le néo-colonialisme peut intégrer une part de critique du colonialisme, il perdure néanmoins de lui quelques traces résiduelles. Dans la relation d’altérité par exemple (l’autre reste l’autre), et dans les statuts différenciés et différenciateurs, ainsi que dans les classements sociaux qui alimentent de leur principe fallacieux de réalité, les discriminations. À deux bémols près cependant, ou plus exactement à deux facteurs de complexification qui réorganisent quelque peu les agencements sociaux et redistribuent partiellement les conditions de l’expérience mobilitaire.

25 Le premier bémol concerne bien sûr les supports institutionnels et les rapports politiques qui sous-tendent ces inégalités induites par l’esprit colonial. Pour le dire vite et simplement, si esprit colonial il y a, l’État colonial, voire impérial, lui, a disparu, et les dynamiques et processus de légitimation se font désormais « à compte d’auteur » dans des sociétés où le relationnel prime souvent sur l’institutionnel. Avec deux conséquences liées à cette disparition : la première c’est bien évidemment que les structures et les institutions politiques des sociétés locales africaines ont intégré, réifié

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à leur profit une partie des bases imaginaires et structurelles qui fondaient les inégalités coloniales. La seconde c’est, bien sûr, que cette incorporation s’est faite au profit de nouvelles élites et bourgeoisies qui occupent désormais le haut des classements et bénéficient des privilèges. C’est avec cette élite désormais que le statut des Européens se négocie, se marchande, se tracte, se légitime. Longue liste de verbes et d’actions, qui en disent long sur la diversité, la complexité, mais aussi la plasticité, l’instabilité, de ces négociations par lesquelles une place se construit. Pour être encore plus précis, disons que ces privilèges, faveurs, statuts de supériorité qui étaient garantis aux Européens lorsqu’ils étaient des « colons », ipso facto par l’État colonial, non seulement ne le sont plus par aucune institution, mais ils sont de plus objets permanents de « marchandage » et de négociations, lorsque ces Européens sont des « migrants ».

26 Le second bémol relève des subjectivités et de leur apparition dans un paysage historique et social d’où elles étaient absentes ou camouflées. On ne part plus désormais en Afrique (et sans doute pas plus qu’ailleurs) pour y représenter une institution ni chargé d’une mission, politique ou civile, imbu comme les colons ou les missionnaires du sentiment d’avoir à accomplir une œuvre, mener une « mission civilisatrice » (Katz 2006), ce terme presque administratif par lequel les colons se paraient d’un sentiment d’importance et de devoir ; on part plus volontiers, comme il est dit du tourisme « cultivé », en « quête de soi par la pratique des autres » selon la juste formule du numéro des Cahiers sur ce thème, y compris lorsqu’on part pour s’installer, suivre l’âme sœur ou un amoureux (Corinne Cauvin Verner, Karine Geoffrion), ou créer une entreprise (Chloé Pellegrini) ; on part pour « s’accomplir », recommencer ou commencer une vie, rompre une routine, se réinventer, faire, défaire ou refaire sa vie, professionnelle, affective, personnelle. Et même si des motivations plus directement économiques et les logiques d’intérêt ne sont pas absentes de cette quête, cette motivation économique est rarement la première exprimée et valorisée. Mais ce qui apparaît comme un désir de « bifurcation » (Hughes 1996 ; Bredeloup 2014) caractérise aussi ceux qui sont inscrits dans les logiques classiques de l’expatriation « protégée », dans l’enseignement par exemple, car le niveau de salaire, les écarts de niveau de vie ont des effets d’accumulation et de capitalisation qui changent radicalement le niveau de vie de ceux qui savent s’astreindre à une discipline d’économie. De sorte que cet ensemble de désirs, gouvernant le choix d’une mobilité que l’on peut dire alors « néo-coloniale », met en avant les constructions subjectives du sens que l’on donne à son aventure, mais aussi constitue l’Afrique en terre d’hétérotopies (Foucault 1984) : un lieu idyllique où se construit l’inversion positive des routines, des échecs, des contraintes et des carcans, ou plus simplement des impossibilités et des obstacles que dressent des sociétés européennes où l’on se sent sinon exclu, du moins mal considéré, fragilisé, voire « surnuméraire » (Castel 1995). Même les « missionnaires » modernes, bénévoles des ONG, politiquement engagés dans des programmes de développement ou d’assistance, ne sont pas à l’abri de cette prééminence des subjectivités et d’une logique hétérotopique lorsqu’ils viennent accomplir ici un devoir au nom d’une cause qu’ils considèrent perdue chez eux, ainsi que cela apparaît dans la contribution d’Hélène Quashie. L’engagement dans l’aide au développement est très régulièrement énoncé comme un désengagement d’une action politique « chez soi ».

27 C’est d’ailleurs aussi sous l’angle de la subjectivité que sont révisées, réinventées ou critiquées, les adhérences coloniales que certains Européens pointent, montrent du

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doigt, chez leurs contemporains expatriés ou sur eux- mêmes ainsi que cela apparaît dans les articles de Sabah Chaib, Giulia Fabbiano ou encore Hèlène Quashie. Que l’on revendique et assume des comportements coloniaux, ou que, au contraire, on affirme vouloir s’en affranchir, cela est avant tout perçu et présenté comme une affaire personnelle et individualisée, voire intime.

28 D’une manière plus générale, la plupart des Européens dont nous décrivons ici les carrières et les comportements entendent bien placer sous l’angle des individualités et des relations personnelles individualisées, la manière dont ils s’arrangent ou se dérangent des statuts, des positions sociales, des jeux de rôles, qu’ils soient hérités du colonialisme, transportés depuis les métropoles et les sociétés occidentales modernes, ou enfin empruntés aux traditions et aux patrimoines culturels locaux.

Un régime aventurier

29 C’est d’ailleurs ce trait de comportement, cette manière de faire de l’individualité le cadre des relations sociales et de l’individuation l’objectif central des engagements personnels, qui paradoxalement rapproche le plus ces migrants « riches », des migrants pensés comme « pauvres ». Une distinction dont il faut préciser au passage, ainsi que l’article d’Hamidou Dia le montre très bien, à quel point elle est circonstanciée puisque les descendants de migrants sénégalais en France, autrement dit sud-nord, deviennent eux-mêmes des migrants français au Sénégal, autrement dit nord-sud ; les positions sociales des acteurs s’inversant, se rencontrant ou se chevauchant selon les cas. Si l’on accepte en effet l’idée que les migrations contemporaines sont caractérisées par des logiques « aventurières » (Sayad 1999 ; Bredeloup 2014), ce primat de l’individuation est bien le facteur qui caractérise le mieux ces logiques migratoires, pour la plupart analysées dans un sens remontant (sud- nord). Du coup, et sans assimilation ni confusion avec des « logiques de placement » dans les sociétés d’accueil qui caractérisent les deux phénomènes, l’individuation comme l’absence de cadres institutionnels fait bien de nos Européens en mobilité en Afrique, des « aventuriers » et le régime aventurier de leur carrière fait bien d’eux des « migrants ».

30 Les parcours décrits ici ressemblent en effet pour beaucoup à des « aventures » individuelles. Mais est-ce vraiment si nouveau ? À côté des agents coloniaux, agents institutionnels ou administrateurs et fonctionnaires, partie prenante du « voyage colonial » (Memmi 2002), déplacement collectif et encadré par l’État, engagés dans la mission civilisatrice du programme colonial, il existait bien un ensemble d’individus qui, à la différence des premiers, avaient saisi l’opportunité de la fenêtre migratoire coloniale pour opérer une bifurcation dans leur existence. L’aventure restait cependant encadrée puisque le sens du voyage colonial, pour reprendre A. Memmi, était bien celui de la facilité et de l’accès à des « situations assurées » au sein d’un pays dont la population était maintenue en état de dépendance et de soumission.

31 Aujourd’hui, l’ensemble des parcours décrits montre que l’obtention de conditions privilégiées d’installation par leur État d’origine, d’un détachement ou d’un contrat pour une institution publique ou une entreprise, comme l’acquisition d’un statut dont les privilèges socioéconomiques sont institutionnellement garantis (couverture sociale, prime d’expatriation par exemple), ne forment plus ni les cadres principaux de ces mobilités ni les raisons majeures qui les provoquent. Et quand bien même ils

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bénéficient d’un confort institutionnellement garanti, ils ne sont plus aujourd’hui des « protégés » mais des « invités ».

32 La migration s’inscrit aujourd’hui dans un programme personnel de bifurcation, d’inflexion de son destin qui semble devenir le régime ordinaire organisant ces migrations. Ce désir de bifurcation, couplé à la subjectivité et à la singularisation, semble former le cœur de ce régime migratoire que nous qualifions ici d’aventurier. Les sociétés éphémères formées par les Européens ne sont alors plus ces communautés de circonstance qui se bâtissaient sous le parapluie protecteur de la puissance impériale et dans le senti- ment d’appartenir à une élite, contre l’autre indigène que les polices et les régimes d’exception tenaient à distance. Ces sociétés sont au contraire des mondes éparpillés, pulvérisés, individualisés, travaillant moins à définir un entre-soi qu’une singularité par la construction d’un rapport authentique à l’autre, devenu non pas un point d’appui négatif mais un analyseur, un médiateur, dont dépend, par sa reconnaissance, la réussite du projet personnel. C’est en effet bien souvent parce que l’Autre le nomme « ami », parent fictif, assimilé, que le passant, le touriste culturel, le missionnaire, l’entre- preneur, se dote d’un sentiment puissant non seulement d’identité mais de singularité. Les autochtones au contact des touristes le savent d’ailleurs très bien, et usent (et abusent) des qualificatifs locaux comme autant de compliments (« Tu es une vraie marrakchia », « Tu parles très bien l’arabe », etc.).

33 En ce sens donc, il y a bien ici en quelque sorte l’émergence de « nouveaux migrants ». Ils ne tiennent pas leur nouveauté du fait de partir des pays du Nord pour gagner les pays du Sud, mais du fait d’être dans des logiques d’autonomisation et de singularisation. Leur mise en mouvement ne tient plus à des dispositifs institutionnels ou des accords intergouvernementaux (Rodriguez 1996) mais s’intègre dans un programme d’individuation qui caractérise les sociétés contemporaines et « la nouvelle raison du monde » (Dardot & Laval 2009), où l’individu doit être l’auteur de sa propre vie ou du moins de sa mise en récit.

34 Dans l’histoire des migrations entre Europe et Afrique, le temps de la colonisation et des aventures coloniales est bien identifié. À partir des Indépendances, un mouvement de coopérants (Henry & Vatin 2012) et de détachés est venu alimenter les mobilités européennes vers l’Afrique. Celles-ci sont ici décrites par Rachel Kantrowitz qui rappelle par ailleurs la complexité sur laquelle était politiquement fondée la coopération mais également les relations sociales produites par des négociations entre coopérants, locaux et organisations catholiques. Au nom de l’aide au développement, de nombreux Européens s’installent, toujours sur des temps de mission déterminés, dans le cadre de contrats et programmes de coopération passés entre les nouveaux États et les anciennes puissances coloniales. L’émergence de la coopération a été concomitante à un mouvement qui a vu la construction et l’ancrage des élites locales. Les accords de coopérations suivis par des accords économiques qui quadrillent les relations entre certains pays, l’Angola et le Portugal par exemple, le Maroc et la France ou encore le Gabon et la France, ont ouvert le champ à l’installation d’entreprises multinationales et par conséquent à l’expatriation de cadres. Ces cadres, le plus souvent décrits comme vivant dans une « bulle » (Fechter 2007), bénéficient de privilèges qui creusent souvent les écarts avec les populations locales, y compris celles issues des milieux les plus aisés. Mais il semble bien qu’aujourd’hui nous soyons dans un troisième temps du cycle.

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35 Les parcours de ces nouveaux migrants ne s’inscrivent ni dans une dissociation de la temporalité du fait colonial, puisqu’on y repère encore des adhérences, ni tout à fait dans la même temporalité, puisque les figures qui apparaissent incarnent bien une rupture. Rares expatriés, détachés ou coopérants, ils ne sont plus qu’une infime minorité à bénéficier de la protection de leur État souverain, des entreprises et institutions pour lesquelles ils travaillent. Le cadre contractuel de plus en plus restrictif et séquentiel de ceux qui sont expatriés rend d’ailleurs leur statut encore plus contingent. Désormais, les conditions de la mobilité sont très différentes de ce qu’elles furent au temps colonial. Elles sont entrées, si on le dit comme précédemment, dans l’ère des bifurcations et du désir de singularisation, inscrites alors dans un imaginaire et une temporalité de type néolibéral. Y compris sociologiquement, une grande partie de ceux dont nous décrivons les destins sont désormais des « entrepreneurs », petits et moyens pour la plupart, dans une acception très socioéconomique du terme.

36 Ces Européens finalement ne seraient-ils pas des « figures du milieu », mondes de l’interstice, ni tout à fait expatriés, ni tout à fait migrants, ni même d’ailleurs tout à fait groupe ? Ils ont pour point commun d’entrer dans les sociétés africaines où ils choisissent de s’établir ni par le haut, comme les expatriés, ni par le bas, comme le font les migrants pauvres (dont il faut dire d’ailleurs qu’ils sont de plus en plus présents dans les sociétés africaines aussi) mais « par le milieu ». La logique qui construit ces mobilités et qui finalement ressort des articles présentés dans ce numéro renvoie au fonde- ment social même des sociétés coloniales et postcoloniales, y compris dans leur diversité et complexité : celles de sociétés héritières du système inégalitaire qui les as fondées. Ces Européens pénètrent en effet ces sociétés sur la base de la possession d’un capital, linguistique, économique et culturel, positif. Ils migrent dans un cadre post- colonial, souvent dans un pays anciennement administré par leur État d’origine. Dès lors que ce cadre forme le cadre à l’intérieur duquel ils migrent, qui se caractérise par des relations inégalitaires, ces Européens arrivent porteurs d’un capital, parfois de compétences qui sont celles des élites locales. Mais des privilèges et des « faveurs » ne leur permettant guère que d’obtenir, sous conditions, ce que leur propre société leur refuse : le statut d’une classe moyenne, acquis non par héritage mais par promotion sociale.

37 Formulons-le comme une hypothèse : ce qui se forme là, malgré le poids des imaginaires, la récurrence, voire la résilience des « logiques de place », n’est ni la prolongation d’une société coloniale, ni l’avènement d’une société néo-coloniale. Les micro sociétés exportées sont un ensemble de mondes sociaux mouvants, mobiles, diffus et parfois dilués dans le grand ventre mou des classes moyennes urbaines et transnationales, mais surtout une société qui emprunte l’essentiel de ses valeurs, d’individualisme, de pragmatisme, de primat du relationnel, à ce que certains (Dardot & Laval 2009) appellent « nouvelle raison du monde » néo-libérale autant qu’entrepreneuriale.

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NOTES

1. Voir à ce propos le numéro 77 de la revue Autrepart, à paraître, qui réunira quelques contributions sur les migrations européennes en Afrique (BREDELOUP & GOIS 2016). 2. Cette recherche est menée depuis 2012 dans le cadre du projet Émergences, financé par la Ville de Paris, « Mobilités Nord-Sud : nouvelles mobilités migratoires de l’Europe vers le Maghreb » et porté par le Centre d’analyse et d’intervention sociologiques de l’École des hautes études en sciences sociales. Ce programme s’est clôturé par le colloque international « Des Nord(s) vers les Sud(s) : État de la recherche sur les mobilités » qui s’est tenu les 20 et 21 mai 2015 à Paris (voir le compte rendu d’Alexandra Poli dans ce numéro). 3. F. FANON (1952) évoque trois dimensions dans la violence de la situation coloniale : la violence coloniale, la violence émancipatrice du colonisé et la violence dans les rapports internationaux, qui sont discutées par A. MBEMBE (2013) ; voir aussi VAN REYBROUCK (2012).

AUTEURS

MICHEL PERALDI IRIS, CNRS/EHESS, Paris

LIZA TERRAZZONI CADIS, EHESS, Paris

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Hétérotopie entrepreunariale

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L’Angola, un Eldorado pour la jeunesse portugaise ? Mondes imaginés et expériences de la mobilité dans l’espace lusophone Angola : An Eldorado for the Portuguese Youth ? Imagined Worlds and Mobility Experiences in the Lusophone World

Irène Dos Santos

1 À partir des années 2000 les flux migratoires portugais vers l’Angola ont progressivement augmenté : environ 115 000 « Portugais » y seraient aujourd’hui installés selon l’Observatoire portugais de l’émigration1. Ils y constitueraient la troisième population étrangère après les Chinois et les Brésiliens. Troisième puissance économique d’Afrique subsaharienne, le pays « séduirait » les Portugais, participant à ce mouvement d’« Européens qui émigrent en Afrique » : « Accablés par la crise économique et la dégradation de leurs conditions de vie, de plus en plus de citoyens grecs, espagnols ou portugais fuient vers le Sud »2. Cette immigration économique dans l’ancienne colonie est considérée comme une « ironie de l’histoire »3, mais la situation est plus complexe qu’il n’y paraît : si cette mobilité renvoie à l’image de ces jeunes diplômés portugais sans emploi contraints d’émigrer vers une ex-colonie pour trouver du travail, dans les faits elle concerne surtout des « expatriés » originaires de l’ancienne puissance coloniale venus « travailler main dans la main » avec le régime de Luanda (Soares de Oliveira 2015). La question de la présence portugaise en Angola rejoint par certains aspects celle de la dénonciation du système politique oligarchique mis en place par José Eduardo dos Santos au pouvoir depuis trente-huit ans et de la compromission des Portugais avec l’élite de Luanda4. Contrairement à 90 % de la population angolaise n’appartenant ni à l’élite ni à la classe moyenne urbaine, aux opportunités bloquées et aux espoirs trahis, à l’instar des populations d’autres pays africains (Piot 2012), les expatriés et entrepreneurs portugais ont bénéficié de la reconstruction du pays entreprise à partir de 2002, après quarante années de conflit : guerre d’indépendance (1961-1974), puis guerre civile (1975-2002). Une autre idée répandue chez les détracteurs du régime concernant la présence portugaise en Angola,

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marqueur des continuités coloniales, est qu’il serait « moins dangereux pour le régime d’importer des cadres du Portugal que d’éduquer le peuple »5.

2 L’Angola compte 24 millions d’habitants (autour de 5 millions pour la seule capitale, Luanda) et a connu un boom économique extraordinaire dans la période post-conflit, grâce à la production de pétrole, mais les indicateurs de développement y restent très bas puisque 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté6. La politique menée par le régime n’a permis de développer ni l’industrie ni l’agriculture et le pays reste extrêmement dépendant de la vente du pétrole (95 % des exportations). L’internationalisation de l’économie angolaise entamée depuis la fin des années 1990, qui a conduit à l’implantation d’entreprises étrangères sur le territoire, s’est aussi caractérisée par des investissements angolais à l’étranger, et au Portugal notamment. L’accélération de ces investissements à partir de 2006-2007 a engendré une relation de grande dépendance du Portugal vis-à-vis des élites angolaises, un « choix » de la part des dirigeants portugais qui dénoterait une posture de forte permissivité voire l’acceptation d’un certain néocolonialisme de l’ancienne colonie (Soares de Oliveira 2015).

3 Les relations actuelles entre l’Angola et son ancienne métropole ne peuvent être pensées en dehors du processus historique de la colonisation et de la décolonisation, qui lui-même s’inscrit dans la longue durée du projet impérial portugais : de la « découverte » vers 1482 des côtes du Kongo par l’explorateur Diogo Cão à la politique impériale menée à grand renfort de propagande par la dictature salazariste (1926-1974)7. C’est après la Seconde Guerre mondiale, alors que le vent de la décolonisation souffle sur les autres empires coloniaux européens, que l’Angola et le Mozambique deviennent des colonies (officiellement, des « provinces ultramarines ») de peuplement. Entre-temps, l’Angola aura joué un rôle déterminant dans la traite négrière vers les plantations brésiliennes et antillaises — 45 % des quelques 1,6 millions d’esclaves transportés entre 1821 et 1852 (Enders 2013 : 67) — et concentré, à partir du milieu du XIXe siècle, les espoirs d’un « nouveau Brésil en Afrique » après l’indépendance de la colonie sud-américaine en 1822. À la fin du XIXe siècle, dans un contexte de compétition entre puissances européennes pour la mainmise sur les territoires africains riches en matières premières, le Portugal mène une politique plus offensive de peuplement vers l’intérieur du pays. En 1930, l’Acto Colonial met un terme au régime décentralisé d’administration des colonies, réaffirme le code de l’indigénat8 et la vocation impériale du Portugal. Mais c’est seulement à partir des années 1950, face aux pressions internationales pour l’émancipation de ses colonies, que le Portugal prend des mesures « libérales »9 et que les flux migratoires s’accélèrent très rapidement : en Angola on dénombre 79 000 Européens en 1950 et 324 000 en 1973, pour une population totale d’environ 5 millions d’individus (Castello 2007). Les individus qui migrent vers l’Angola sont plus qualifiés que la moyenne des Portugais, dont les émigrants vers les autres pays (d’Europe notamment où se déverse illégalement la majorité des flux des années 1960). Ces nouveaux colons vont travailler dans le commerce, l’administration publique et les services, principalement en milieu urbain (ibid.). Resté sous-développé à l’image de sa métropole qui se distinguait à l’époque des autres pays d’Europe occidentale par son refus de modernité10, l’Angola connaît néanmoins un développement économique généralisé entre 1961 et 1970 (Wheeler & Pélissier 2009). En 1975, les quelques 350 000 Portugais d’Angola — descendants de la bourgeoisie coloniale arrivée fin XIXe-début XXe siècle, petits fonctionnaires coloniaux

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recrutés à partir des années 1930 et migrants plus récents — sont massivement rapatriés par pont aérien, laissant derrière eux ce qui leur apparaîtra comme étant « la civilisation » quand ils arrivent à Lisbonne11. Ils quittent pourtant un pays où le processus de décolonisation, qui a favorisé l’instauration d’un régime de parti unique dans la postindépendance, a engendré l’une des plus violentes guerres civiles du continent africain (un million de morts et plusieurs millions de déplacés).

4 C’est dans ce contexte à la fois historique, économique et politique, qui interroge les continuités et les ruptures sociohistoriques, qu’une accélération des flux migratoires a été observée entre le Portugal et l’Angola. Bien que la majorité des flux récents soit intra-européenne12, l’émigration de Portugais vers l’Angola, mais aussi vers le Mozambique et le Brésil frappe les imaginaires car ces pays sont associés à l’histoire coloniale portugaise et de manière générale au renversement des rapports Nord/Sud.

5 Dans le cas luso-angolais ce renversement revêt deux aspects simultanés : d’une part, des investissements économiques massifs de l’Angola au Portugal, dans les secteurs bancaire, de l’immobilier, des télécommunications et des médias et, d’autre part, l’immigration de jeunes diplômés venant palier le manque de main-d’œuvre qualifiée et s’imaginant, dans certains cas, pouvoir « venir faire fortune » en Afrique.

6 Qui sont précisément ces Portugais qui décident de partir travailler en Angola et quelles sont leurs motivations ? Quelles aspirations et quels imaginaires fondent leurs mobilités ? Quelles ressources économiques, sociales, culturelles, identitaires, voire mémorielles sont mobilisées dans ces parcours ? Quel sens donnent-ils aux lieux et aux espaces où ils se déplacent et à leurs propres expériences du déplacement ? Cet article interroge l’articulation entre les notions de subjectivités migrantes (Andrijasevic & Anderson 2009) et celles de mémoires familiales (Baussant et al. 2015) et de liens intergénérationnels (Levitt & Waters 2002) dans le cadre de migrations européennes vers l’Afrique, historiquement associées à l’histoire des empires coloniaux.

7 L’étude, qui cherche aussi à dépasser une approche uniquement push- pull de ces flux migratoires, est fondée sur des données empiriques tirées d’un corpus composé de récits de vie et d’observations de terrain. L’enquête ethnographique a été menée entre 2011 et 2013 à Lisbonne (Portugal) et à Luanda (Angola) auprès d’une vingtaine d’individus mobiles et de leurs familles13. Je propose ici de confronter les aspirations et les trajectoires de différentes figures de « mobiles » : migrants économiques, expatriés, descendants de « retornados », bi-nationaux, en partant des portraits de trois individus rencontrés pour la première fois à Luanda.

Portrait (1) : Nuno, ingénieur civil architecte, en Angola depuis 2006

8 Nuno, 38 ans, explique être venu en Angola « par choix » et non contraint par la crise économique : « [...] j’avais la possibilité de continuer à travailler au Portugal mais j’ai insisté auprès de mon entreprise pour aller travailler en Angola »14. Il raconte avoir été le premier ingénieur civil de son entreprise à partir en Angola, en avril 2006 quand son entreprise a obtenu des contrats de marchés publics angolais dans la construction, mais à « une époque où la majorité des Portugais ne voulait pas venir ». Il était alors âgé de 32 ans et deux raisons expliquent son choix. La première, d’emblée formulée, renvoie à sa naissance en Angola, pays qu’il a quitté à l’âge de neuf mois et dont il a « toujours

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entendu parler » : « J’ai grandi en entendant des histoires d’Angola et il y a toujours eu cette curiosité en moi. » À son arrivée, Nuno s’est installé dans un appartement de la périphérie de Luanda où « l’électricité manquait parfois 24 heures sur 24 » : « J’ai l’habitude de dire à mes collègues qui maintenant viennent travailler pour l’entreprise, qu’ils ont leur logement déjà loué, avec groupe électrogène, réservoir d’eau et bouteille de gaz. Quand je suis arrivé il n’y avait rien de tout ça [...]. Ça a été un choc. C’est toujours l’Afrique pure et dure ! » Nuno se compare à d’autres collègues portugais qui ne sont restés qu’une semaine ou un mois car ils « n’ont pas supporté de vivre ici. Ils sont repartis encourant le risque de se retrouver sans emploi au Portugal »15.

9 La seconde raison, qui apparaît au fil de l’entretien, renvoie à la situation économique du Portugal. Nuno explique que son secteur d’activité (BTP) est en crise pour au moins vingt ans. Son départ visait à anticiper le risque de précarité professionnelle à venir.

10 Lorsque je le rencontre pour la première fois, il est en Angola depuis six ans et envisage d’y rester : « Tant que je suis bien j’y reste. » Il vit en couple dans une résidence sécurisée (condomínio fechado) et complètement équipée16, située dans un des nouveaux quartiers de Luanda Sul : « J’ai ma femme à mes côtés ce qui facilite l’intégration17. [...] Nous sommes tous les deux là et nous y sommes bien, chacun a un emploi stable, de bons salaires, de bons amis, de bonnes relations sociales : je n’ai pas l’intention de rester ici pour toujours mais je n’envisage pas de partir de sitôt. » Pourtant sa présence dans le pays reste précaire dans la mesure où elle dépend du renouvellement de son visa de travail. C’est pour dépasser cette situation que Nuno a fait une demande d’acquisition de la nationalité angolaise deux ans après son arrivée (2008), avant l’expiration de son visa de travail18. Sa naissance sur le territoire angolais lui ouvre le droit à la nationalité (sans pour autant être déchu de la portugaise), mais la destruction des archives de l’état civil au cours de la guerre (ville de Kuito, dans la région intérieure de Bié) et un conservateur en chef récalcitrant ont compliqué la procédure (Nuno n’ayant pas été baptisé, il n’a pu avoir recours aux registres paroissiaux). Lorsqu’il a relancé la procédure en 2010, un décret de loi visant à modifier le droit d’accès à la nationalité pour les personnes nées en Angola de parents nés à l’étranger est venu de nouveau contrarier son projet19. Il continue à renouveler annuellement son visa de travail, mais envisage, en cas de besoin, de partir travailler au Mozambique ou même au Brésil d’où sa femme est originaire.

Portrait (2) : António, entrepreneur devenu luso- angolais

11 Lorsque je rencontre António, 42 ans en 2012, bi-national, il est le chef cuisinier d’un restaurant gastronomique portugais de Luanda20. Le restaurant venait d’être inauguré en grande pompe par un entrepreneur portugais d’une soixantaine d’années qui investit en Angola depuis 2002, dans le marché du luxe destiné aux riches élites de la capitale21. Les cadres de l’entreprise et le personnel qualifié sont portugais, le personnel non qualifié étant angolais. Le personnel portugais occupe des logements attenants au restaurant, des petits bungalows modernes construits par le patron « pour vivre en autarcie ».

12 António a émigré en 2011 suite, raconte-t-il, à l’échec de plusieurs projets professionnels au Portugal : ouverture d’un restaurant ayant fait faillite, puis d’un

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commerce de vêtements. Il interprète sa migration comme son unique chance de sortir de la précarité économique. Il raconte avoir « été invité par un ami portugais, chef exécutif dans un hôtel 5 étoiles de Talatona (un de ces nouveaux quartiers modernes construits au sud de Luanda) au moment où la situation économique était très instable au Portugal. L’Angola a un potentiel énorme, impressionnant ! [...] Mais j’ai toujours eu envie de revenir ici, d’où je suis parti à l’âge de 7 ans ». António est né en Angola en 1970. Sa famille a fait partie des quelques 500 000 « retornados » rapatriés des ex- colonies africaines par pont aérien en 1975. Il raconte : « J’en avais de bons souvenirs, je me suis toujours identifié à cette culture et durant tout le temps passé au Portugal on a toujours continué à avoir un lien. » En 2005, à 35 ans, il fait un premier séjour en Angola avec un visa de résidence ordinaire de trois mois au cours duquel, avec l’aide du service des ressources humaines de l’hôtel qui souhaite l’embaucher, il fait les démarches administratives d’acquisition de la nationalité angolaise.

13 En 2012, c’est à travers les réseaux sociaux et économiques de son père, qui a continué à faire des allers-retours entre Lisbonne et Luanda après l’indépendance, qu’António espère trouver un nouvel emploi après avoir démissionné de son poste de chef cuisinier22. Il explique : « Grâce au passeport angolais je peux entrer et sortir. Je veux voyager, partir en vacances [au Portugal] travailler comme il se doit [...]. Je suis enfin complètement légal. » Mais, surtout, l’acquisition de la nationalité angolaise lui fait espérer une intégration économique plus rapide : il projette en effet de créer sa propre entreprise sans avoir la nécessité de recourir à un associé angolais. António projette aussi de faire venir sa femme et ses enfants dès qu’il aura les moyens de leur offrir « une vie agréable », ce qui à Luanda, une des villes les plus chères au monde, signifie pour lui un logement confortable dans une de ces résidences sécurisées et une école internationale pour les enfants. Depuis 2012, il a « tenté sa chance » dans plusieurs régions de l’Angola, la dernière fois dans un hôtel-restaurant de luxe de la ville portuaire de Lobito où la présence portugaise séculaire reste aujourd’hui très importante et où « la vie est plus paisible » qu’à Luanda23.

Portrait (3) : Joana, consultante financier en entreprise, « expatriée » temporaire depuis 2012

14 Joana, 28 ans, est issue de la bourgeoisie de Porto. Elle travaille au Portugal comme consultante financier auprès d’entreprises et part deux fois par an travailler pour trois mois à Luanda (avec un visa ordinaire à entrées multiples) où elle exerce la même activité auprès d’entreprises angolaises (conseils en gestion, comptabilité, etc.). Elle explique être un des rares cadres de son entreprise (un cabinet de conseil) à accepter ces missions qu’elle considère « professionnellement valorisantes ». Lors de chaque mission elle parvient à économiser une grande partie des indemnités de déplacement versées par l’entreprise, soit 500 dollars mensuels environ, une somme coquette dans un contexte où beaucoup de jeunes diplômés portugais touchent le salaire minimum (autour de 400 euros) ou sont au chômage. Joana raconte que les conditions de vie et de travail sont difficiles à Luanda : « Le local de travail est sordide », et l’absence de chauffeur payé par l’entreprise l’oblige à conduire elle-même ses collègues chez les clients. Elle raconte aussi que « les employés locaux sont paresseux, ils ne comprennent pas qu’on puisse autant travailler, d’ailleurs ça les fait bien rire [...]. On vient [en Angola] car ils ont besoin de nous ! » L’Angola constitue pour elle « un sacrifice »

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qu’elle ne consentira pas à faire sur le long terme, son employeur n’y mettant pas suffisamment de moyens financiers. Elle explique que cette situation l’empêche de construire une vie de famille : du fait de ses absences régulières du Portugal, mais aussi parce qu’elle ne s’imagine pas vivre en Angola où sa vie sociale est très limitée. Elle s’installe avec deux ou trois collègues dans une maison d’hôtes (guesthouse) du vieux centre de Luanda (Baixa) et y fréquente le soir des petits restaurants portugais souvent plus abordables que ceux de l’Ile de Luanda de l’autre côté de la baie. Joana explique qu’elle travaille tellement qu’elle ne peut profiter du pays contrairement à d’autres expatriés qui profitent de leurs week-ends pour se rendre dans le Sud-Ouest (province de Namibe). Elle explique aussi qu’elle ne fréquente pas d’Angolais : « En tant que femme seule, je ne leur fais pas vraiment confiance », tout en précisant qu’« il n’y a de racisme ni de la part des Angolais, ni des Portugais [...] mais nous sommes trop différents. On s’entend mieux avec les Brésiliens : nous sommes frères ». Son rêve est de partir travailler au Brésil.

Mobilités économiques des jeunes Portugais diplômés vers l’Angola : pas des subalternes !

15 Les histoires personnelles et familiales, les profils sociologiques et types de mobilités des Portugais rencontrés à Luanda sont divers, trois aspects apparaissent cependant de manière récurrente dans les témoignages recueillis, relevant de la volonté de se démarquer de la figure de l’émigrant économique portugais subalterne en Europe : le fait d’être en Angola par « choix » et non par nécessité économique ; l’idée que l’Angola « a besoin » d’eux et de leurs compétences pour se développer ; partir travailler en Angola constitue un « défi » personnel, un « exploit » que seule une minorité des Portugais aurait consenti à faire.

16 En 2013, l’Angola se situe au sixième rang des pays de destination des flux migratoires portugais avec un peu moins de 5 000 entrées (contre 30 000 entrées au Royaume-Uni) (Observatório da Emigração 2014 : 43). De nos jours et contrairement à la mobilité économique intra-européenne qui bénéficie de la libre circulation dans l’espace Schengen, partir s’installer et travailler en Angola requiert des démarches administratives chronophages et coûteuses pour l’obtention d’un visa de travail. Immigrer en Angola n’est pas aisé, y compris pour les Portugais, contrairement à ce que pourrait laisser croire la construction politique d’un espace « lusophone »24. L’immigration y est considérée comme un sujet sensible, notamment associé aux migrants illégaux venus des pays africains limitrophes. À partir de 2010, face à la crise économique portugaise, les autorités angolaises ont fait état de leur crainte que le Portugal n’exporte son chômage, mettant en concurrence la main-d’œuvre qualifiée portugaise avec la jeunesse angolaise expatriée, appelée à rentrer. L’ouverture du pays aux capitaux étrangers avec le passage à l’économie de marché s’est aussi traduite par une « angolanisation » de la main-d’œuvre et l’établissement de lois protectionnistes sur le marché du travail. En février 2011, vingt Portugais ont été interpellés à l’aéroport de Luanda par le service des migrations et des étrangers. Leurs visas ayant été jugés falsifiés, les autorités angolaises les ont ensuite renvoyés vers Lisbonne. En juillet de la même année, quarante deux Portugais ont aussi été expulsés d’Angola où ils travaillaient clandestinement. Selon un responsable angolais des services de l’immigration, ces Portugais se sont vus refuser l’entrée sur le territoire pour diverses

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raisons : manque de moyens de subsistance, visa expiré, mauvais état du passeport, non-paiement d’une amende pour un précédent séjour illégal et outrage à l’autorité. Les refoulements d’Angolais voulant pénétrer sur le territoire portugais n’ont pas été autant médiatisés, mais les observations de terrain montrent les importantes files d’attente qui existent des deux côtés, devant le consulat angolais à Lisbonne mais aussi devant le consulat portugais à Luanda. En septembre 2011, un protocole bilatéral de facilitation des visas a finalement été signé pour cinq ans. Ce dernier a notamment visé l’accélération des procédures : trente jours pour obtenir un visa de travail (visa dit de longue durée, valable trois ans et permettant de multiples entrées) octroyé, côté angolais, aux travailleurs impliqués dans des « projets de reconstruction nationale certifiés et homologués par le Comité technique ». Ce protocole prévoit aussi un visa ordinaire de courte durée (de présence continue ou discontinue de quatre-vingt-dix jours maximum par semestre) délivré sous huit jours à des individus souhaitant « faire de la prospection de marché », « développer des contacts dans le domaine commercial », à des « entrepreneurs et investisseurs » et dans le cadre « d’actions de formation »25. En avril 2015, les visas ordinaires et de tourisme octroyés par les autorités angolaises sont devenus des visas « à entrées multiples », facilitant les allers et venues de certains individus, notamment des Portugais rendant visite à des membres de leur famille travaillant en Angola26.

17 L’analyse toujours délicate des chiffres disponibles sur les flux migratoires, ici confrontée aux données empiriques recueillies sur le terrain montre que si la situation de grave crise économique et sociale que le Portugal connaît depuis 2008 a alimenté les flux, les départs vers l’Angola ont commencé avant. En 2002, à la fin de la guerre civile en Angola, c’est sur des liens sociaux, économiques et culturels transnationaux directement issus de l’époque coloniale que les flux migratoires portugais ont pris appui27. Ces flux se poursuivront probablement après la crise, au gré de la situation économique des deux pays (bien que l’économie portugaise soit devenue très dépendante de l’angolaise), et des relations bilatérales complexes liées au passé colonial commun. À l’été 2015, la baisse du prix du pétrole qui a engendré une baisse des recettes de l’État et le recul du nombre de marchés publics dans le secteur économique du bâtiment a eu pour conséquence des flux de retour de travailleurs portugais.

18 Ici, l’approche privilégiée par la théorie économique standard des migrations internationales, celle du push and pull (appel de main-d’œuvre contrôlé par l’État angolais d’un côté et, de l’autre, main-d’œuvre d’un pays européen en crise), si elle n’est pas suffisante (Portes & Borocz 1989), reste heuristique en permettant de dégager deux types de profils de « mobiles ». Le premier, classique, du « migrant économique » contraint à la mobilité pour sortir d’une situation de précarité économique, sans pour autant faire l’expérience, en contexte africain, d’une déclassification sociale. À l’instar d’António, le portrait décrit plus haut, il s’agit dans le cas luso-angolais de travailleurs qualifiés dont il est intéressant de mettre en évidence les liens familiaux passés avec l’Angola, j’y reviendrai. Le second profil qui se dégage est celui de travailleurs qualifiés et très mobiles recrutés au Portugal28. La durée de leur mobilité varie de trois mois à trois ans, beaucoup effectuant des séjours de trois mois plusieurs fois par an. Ces travailleurs renvoient à la figure de l’expatrié cosmopolite (Beck 2006), un cosmopolitisme cependant restreint ici à l’« espace lusophone » (Angola, Brésil, Mozambique, Cap Vert, Guinée Bissau).

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19 Ces catégories d’analyse — migrant, émigrant/immigrant, travailleur mobile, expatrié — qui aident à penser la mobilité contemporaine dans un monde global, renvoient à des trajectoires qui dans la réalité ne sont pas figées. Les données empiriques montrent comment certains parmi les plus mobiles ont aspiré à rester plus longtemps après une première expérience satisfaisante. C’est le cas d’un interlocuteur de 37 ans, juriste dans une multinationale de consulting à Luanda. Il raconte être venu une première fois en 2009, comme consultant pour un cabinet d’avocat portugais « travaillant avec l’Angola » : « [...] à un moment où on commençait à entendre parler de l’Angola au Portugal ». Cette période correspond à une visibilité accrue dans l’espace public portugais de l’influence grandissante de l’Angola, liée aux investissements massifs de capitaux angolais dans des entreprises portugaises, et une croissante visibilité de l’élite angolaise à Lisbonne29. S’en est suivie la promotion de l’Angola comme « Eldorado » par certains politiques et entrepreneurs portugais. Cet interlocuteur explique lui aussi : « [...] Je n’avais pas le besoin économique de venir mais c’était un défi. » Il raconte ses déplacements de trois mois, à l’instar de Joana dont le parcours est décrit plus haut : « Le temps passe très rapidement, on vit en accéléré, sans cesse dans le changement. On a un but. On pense au jour du départ. On vit comme ça, pas comme si c’était une peine de prison mais bon ça aide de savoir qu’on est ici pour travailler. » Comme Joana, il explique avoir accepté ces missions pour « raison économique, pour améliorer [sa] vie, [tout en ayant] des garanties au niveau de sa carrière professionnelle ». Après un premier contrat annuel, il est retourné travailler à Lisbonne pendant un an, s’y est marié et a eu un enfant, avant d’accepter un nouveau contrat, en 2011 : « L’entreprise m’a offert des conditions qui ne se refusaient pas. Au début j’ai dit que je n’étais pas intéressé, mais j’ai fini par accepter. » Lorsque je le rencontre en novembre 2012 à Luanda, sa femme et son enfant viennent de le rejoindre et la famille s’est installée dans un petit appartement confortable du vieux centre de Luanda et envisage de rester quelques années.

20 L’« angolanisation » de l’économie portugaise rend ce type d’expérience professionnelle in situ particulièrement intéressant pour les jeunes cadres, car elle est susceptible de constituer un accélérateur de carrière une fois de retour en Europe. À ceci près que toutes les entreprises ne semblent pas garantir à leurs expatriés des conditions de vie équivalentes à celles de la bourgeoisie luandaise, compromettant ainsi le statut social de ces travailleurs mobiles qualifiés, comme le montre l’expérience de Joana ou encore celle de Nuno en début de contrat : « Quand je suis arrivé il n’y avait rien de tout ça [groupe électrogène, réservoir d’eau, bouteille de gaz] [...]. »

21 Cet ingénieur architecte dont le parcours est décrit plus haut, explique que, à l’instar du jeune juriste, il avait « le choix », « la possibilité de rester au Portugal » : « J’ai insisté auprès de mon entreprise pour aller travailler en Angola. » Sa motivation est à mettre en relation avec son histoire personnelle et ses liens passés avec ce pays. Mais avant d’évoquer cette question, il est intéressant de montrer qu’en insistant sur « le désir » qui a motivé son départ en 2006, à « une époque [précise-t-il] où la majorité des Portugais ne voulait pas venir », il cherche à se distinguer des individus de sa génération, des « émigrants » venus en Angola car contraints par la crise économique au Portugal.

22 Nuno raconte qu’il a beaucoup voyagé pour son travail, en métropole et aux Açores où il a vécu quatre ans : « J’ai l’habitude de dire que je suis sans terre. » Lorsque je lui demande s’il est un « immigrant », Nuno sourit gêné : « C’est différent... [silence]. »

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23 Ce témoignage, comme celui du juriste évoqué ci-dessus qui insiste sur le fait qu’il n’était ni au chômage ni « dans une situation désespérée » lorsqu’il a accepté de venir travailler en Angola, montre cette volonté de distinguer une mobilité professionnelle socialement valorisée — souvent désignée comme « expatriation » — d’une migration économique contrainte et socialement disqualifiante. Mais une autre distinction entre catégories de mobiles/migrants qui apparaît au fil des récits, montre que la question ne relève pas uniquement du statut social des individus. Lorsque je demande à António (le chef cuisinier venu en Angola pour sortir d’une situation de précarité après deux faillites économiques) en quelle année « il a émigré », il répond avec un rire gêné sur lequel je lui demande de s’expliquer : « C’est ce terme émigrant. Nous Portugais sommes émigrants depuis le début de notre histoire. Je suis juste un émigrant de plus. Mais c’est vrai que le terme a une connotation... [il hésite]... Il renvoie au Portugais qui revient au pays, qui vient participer à la fête du mois d’août30. En ce moment cela se produit de nouveau, les Portugais sont en train de partir pour essayer d’avoir quelque chose dans la vie. Je ne me considère pas comme un émigrant. J’essaie de me fixer. »

24 Bien que contraint au départ, António ne se considère donc pas comme un « émigrant », dont il cherche à se distinguer. La représentation de sa mobilité s’inscrit- elle dans la continuité de celle des aînés, parents et grands-parents31 ? Pour António, la réussite socioéconomique à laquelle il aspire en tant qu’entrepreneur, devenue impossible dans un Portugal en crise, trouve son prolongement « naturel » en l’Angola, pays où il est né. Cette pratique déjà observée chez les descendants de migrants (dos Santos 2007 ; King & Christou 2010) et qui repose sur des liens culturels, sociaux, économiques transnationaux hérités et réappropriés, ainsi que sur la bi-nationalité, est souvent vécue par les protagonistes comme un « retour » dans un pays où ils seraient attendus comme des fils prodigues. Qu’en est-il du « retour » dans ce contexte africain, quand le pays d’installation est une ancienne société coloniale ?

25 Son récit, qui mentionne un désir de « fixation » associé à une implication dans le devenir de la société angolaise, constitue une posture visant à se démarquer des travailleurs portugais expatriés. Cette représentation de l’« expatrié » portugais venu, en « bon » néocolonialiste, profiter des richesses du pays, en collusion avec l’oligarchie angolaise, est souvent dénoncée par les opposants au régime, mais dans ce contexte migratoire elle met aussi en lumière une autre rivalité : celle naissante entre les familles métisses « luso-angolaises » restées après l’indépendance et constituant une élite et les Portugais « blancs » récemment arrivés. Ce qu’illustrent ces paroles d’une chanson d’un jeune « métis » (« mestiço »)32 luso-angolais : « merci, de la dure comparaison, qui te donne satisfaction, de la fausse confidence début de la décadence car, tu m’as volé mon sol tout en disant que c’était une passion, ta cruelle planification et moi, j’étais un outil de plus [...] »33.

Continuités et ruptures post-coloniales : quelle place pour les Portugais en Afrique ?

26 La présence d’individus ayant une histoire passée avec l’Angola parmi les migrants portugais rencontrés à Luanda pose la question des liens que les familles rapatriées ont

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gardés, de leur rapport à l’Afrique, mais aussi au passé commun. Bien que ce ne soit pas ici le lieu d’approfondir la question de la « mémoire coloniale » (Aires Oliveira & Castelo 2005-2006), deux aspects doivent néanmoins être évoqués pour saisir les imaginaires qui circulent avec les individus.

27 Il existe un tabou sur la décolonisation au Portugal et une nostalgie de l’empire. Depuis la perte de son empire, le Portugal n’a cessé de réinventer sa présence dans : à travers sa « diaspora » (Feldman-Bianco 1995 ; Dos Santos 2015) et dans la construction d’un « espace lusophone » (institutionnalisé, en 1996, par la création d’une Communauté des pays de langue portugaise [CPLP]) (Cahen 1997). D’après l’anthropologue C. Lubkemann (2002), les « retornados » ont d’ailleurs participé, à partir des années 1990, à la réinvention d’une identité nationale postcoloniale en voyant leur identité valorisée en qualité de vecteur de la présence portugaise dans le monde. La mise en visibilité d’une « mémoire coloniale » dans la société portugaise date des années 2000, le passage de la sphère privée, intime et familiale à la sphère publique s’étant opéré notamment à travers la publication d’un ensemble de romans autobiographiques évoquant le retour traumatique des « retornados », de films documentaires, d’une série télévisuelle (en 2013, intitulée « Après l’adieu »)34. La « question coloniale » n’a pas été mobilisée politiquement par l’immigration africaine présente au Portugal depuis les années 1980 afin de dénoncer le racisme et les discriminations dont elle est victime35.

28 Les entretiens menés auprès des familles de rapatriés ont montré qu’il existe une forte nostalgie de leur vie en Afrique, exprimée à travers le concept de « saudade »36. Ce récit unifié évoque un temps passé idéalisé composé d’une vie sociale intense entre familles « portugaises », et d’une relation spéciale au territoire africain (à sa nature) et à sa population37. L’« expérience africaine » qu’ils ont vécue il y a quarante ans continue de les différencier des autres Portugais et le sentiment d’avoir « quitté la civilisation » en partant d’Afrique est récurrent dans les récits38. La grande majorité de ces familles n’a pas vécu avec l’espoir de retourner un jour en Afrique. Les rapatriés adultes, aujourd’hui âgés de plus de soixante ans, s’en justifient en affirmant que le pays tel qu’ils l’ont aimé « n’existe plus ».

29 Depuis quarante ans les liens avec l’Angola ont de ce fait été maintenus à distance par le biais d’une « mémoire de l’exil » (Baussant 2002) et la reconstitution de lieux et de pratiques de sociabilité, comme le montrent les rencontres annuelles organisées par des associations de rapatriés, les reportages photographiques qui circulent sur Internet comparant l’Angola passé avec l’Angola actuel, mais aussi des pratiques alimentaires et des objets « africains » qui décorent l’intérieur des maisons.

30 En plus de ces liens affectifs, d’autres familles ont maintenu des liens sociaux à travers des parents restés après l’indépendance, qui ont circulé entre les deux pays au gré de la guerre civile (circulation qui a reposé sur la bi-résidence et la bi-nationalité). C’est notamment le cas des familles dans lesquelles il y a eu des unions mixtes. C’est en mobilisant ces liens sociaux (et politiques) que des entrepreneurs portugais ont investi dans des activités économiques transnationales en Angola, à partir de la fin des années 1990, après la période de transition vers l’économie de marché (Vidal & Pinto de Andrade 2011).

31 L’étude des parcours migratoires des individus issus de familles de rapatriés ne permet pas de montrer que leur mobilité initiale a reposé sur ce type de liens sociaux, mais révèle qu’il s’agit le plus souvent d’individus rapatriés très jeunes, qui n’ont pas de

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souvenir propre de l’expérience africaine (à l’exception d’António) — et donc pas la même crainte que leurs aînés de ne pas retrouver le pays tant aimé ; ils montrent aussi qu’ils ont mobilisé un imaginaire transmis par la mémoire familiale. Nuno, l’architecte, raconte : « J’ai grandi en entendant de belles histoires sur l’Angola. Mes parents y ont vécu de nombreuses années, ils en parlaient si bien que j’ai imaginé pouvoir rester ici dix ans [...]. En arrivant j’ai compris que ce n’était pas ce que j’avais imaginé, ce dont j’avais entendu parler : ce n’était plus ce pays [...]. Du fait des relations étroites entre le Portugal et l’Angola, la majorité des Portugais a une idée différente de celui qui ne connaît pas l’Afrique. Ils pensent que l’Angola est un peu plus européen mais en vérité c’est bien l’Afrique. » Contrairement à leurs aînés, ces jeunes migrants/mobiles n’ont pas le deuil à faire d’un pays « qui n’existe plus » et l’on observe chez eux la construction d’une relation à ce territoire qui leur est propre, fondée sur un sentiment d’appartenance au pays, mais à son futur plutôt qu’à son passé. Dans leur cas, la nationalité angolaise acquise en cours de la migration a constitué un capital économique et de mobilité — António explique : « J’aurais aussi pu aller en France, mais je suis venu ici parce que j’avais la nationalité angolaise, cela aidait » — en leur permettant de rester en Angola plus de trois ans et de pouvoir s’y projeter comme entrepreneur (projet d’António). Mais l’acquisition de la nationalité angolaise les a aussi inscrits dans un projet de société, faisant naître le sentiment « d’appartenir à une société en construction, comme l’a été le Portugal dans les années 1980 : de nouvelles lois, de nouvelles infrastructures, de nouveaux projets de développement [...]. Au Portugal, je sentais que je ne faisais pas partie de cela, que je ne profitais pas du fait d’être Angolais » (António). Un sentiment d’appartenance et une volonté d’inscription dans un projet collectif39 absents chez les expatriés dépourvus de liens familiaux passés avec l’Angola. Ces derniers expliquent généralement ne pas aimer y vivre et travailler : ils s’y trouvent pour des raisons professionnelles et économiques mais d’où ils espèrent rentrer au plus tôt. L’observation de pratiques de sociabilité dans des espaces définis par le statut économique des individus, comme les plages privées de l’Île de Luanda, montre l’existence d’un discours raciste de certains Portugais expatriés à l’encontre des Angolais : sur le corps « noir », la sexualité débridée, le viol des femmes « blanches ». Une représentation racialisée de l’altérité que l’on observe aussi chez les mobiles/ migrants binationaux mais sous la forme d’un discours sur le métissage et, en particulier un discours qui valorise la propension au métissage des Portugais dont ils sont l’illustration : « Les Portugais sont de manière générale ceux qui se mélangent le plus ici dans la société, y compris comparé aux Brésiliens. [...] Peut-être du fait de l’histoire coloniale du pays, il y a beaucoup d’Angolais qui n’aiment pas les Portugais et préfèrent les Brésiliens, se considérant plus proches d’eux. Mais en réalité les Brésiliens ne se mélangent pas aux Angolais. [...] Ils restent entre eux contrairement aux Portugais. » Ce type de discours, qui reprend des idéologies coloniales (ici sur la race et la propension au métissage des Portugais) (Fry 2005) constitue un défi pour le chercheur qui tente de trouver d’autres voies au postulat d’une continuité sous-jacente aux représentations et aux comportements de l’époque coloniale à la période contemporaine.

32 Un aspect différencie les descendants de rapatriés entre eux, qui nous ramène à la distinction précédemment proposée entre individus très mobiles et ceux qui à l’instar d’António cherchent « à se fixer » en Angola : la posture mémorielle. J’ai pu en effet observer deux types de rapport au passé familial dans l’Angola coloniale : la mise à distance de ce passé, caché, honteux ou, au contraire, son appropriation. Les histoires

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de Nuno et d’António nous montrent qu’une fois arrivés en Angola ils sont tous les deux allés à la recherche de la maison familiale, avec en poche des anciennes photos rapportées du Portugal, pour retrouver ce lieu de mémoire familiale. Nuno raconte très brièvement cet épisode : « J’y suis allé, cela m’a pris deux jours car la route n’était pas asphaltée à l’époque. J’ai photographié la maison où je suis né. J’ai été ému. J’ai appelé mes parents. [...] Le mari a dit que la maison était à eux, que beaucoup de temps avait passé. J’ai acquiescé, dit qu’en effet la maison était à eux, que c’était juste de la curiosité car j’étais né ici dans cette maison, mais ils m’ont dit que non, qu’ils ne me laisseraient pas entrer [silence]. » Il raconte aussi échanger quelques mots en kimbundu lorsqu’il parle au téléphone avec son père et utiliser lors de ces conversations les noms des villes coloniales (Nova Lisboa pour l’actuelle Huambo, Sá da Bandeira pour Lubango). Mais l’évocation de ce passé semble le mettre mal à l’aise, et ce n’est manifestement pas cet aspect biographique qu’il cherche à mettre en avant, comme s’il avait intériorisé la temporalité officielle d’un pays qui tourne le dos au passé, la loi d’amnistie et la politique de reconstruction nationale inscrivant le pays dans une temporalité future. Nuno raconte beaucoup plus volontiers son insertion dans l’économie et la société angolaises, le couple qu’il forme avec sa femme brésilienne et leurs pratiques de sociabilité.

33 António quant à lui relate volontiers sa découverte des lieux de mémoire familiale, tels des pièces d’un puzzle qu’il semble petit à petit reconstituer, et notamment les lieux où son grand-père maternel avait son activité commerciale. Après une première installation à Luanda, puis une deuxième tentative dans une province voisine, ce n’est pas par hasard s’il s’est installé dans la ville portuaire où son grand-père faisait du commerce. Dans son cas, la « fixation » à laquelle il aspire sur le territoire angolais — qui prendrait la forme d’une migration familiale puisqu’il espère faire venir femme et enfants — prend aussi la forme d’une fixation temporelle, dans le passé.

34 Le lieu d’installation de ces individus (Luanda/villes de province), pour ceux qui ont la possibilité de repenser leur projet migratoire après une première expérience, est aussi significatif de ce rapport au temps. Alors que la vie dans la capitale oblige ces travailleurs mobiles/immigrants à des interactions sociales avec les élites liées au régime — Luanda étant une de ces « villes où le parti au pouvoir au niveau national domine toutes les échelles de la vie publique locale »40, faire le choix de partir vivre dans une ville de province (Lobito et Benguela sont souvent mentionnées) peut aussi signifier fuir la recomposition des hiérarchies sociales en court, de manière exacerbée, dans la Luanda postcoloniale.

« Retour » en Afrique et circulation dans l’espace lusophone

35 La problématique de la mobilité de travail, ou migration économique, des Portugais en Angola soulève un certain nombre de questions — des hiérarchies sociales, des représentations de l’altérité, ou encore du sens donné à la mobilité — qui nous aident à penser les représentations « européennes » des sociétés africaines et la place des Européens dans celles-ci, au-delà d’un discours sur les nostalgies postcoloniales (Gilroy

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2005). Dans cette perspective, si l’exemple portugais semble attirant du fait d’un renversement radical des rapports de pouvoir entre une ex-colonie et son ancienne métropole — venant d’ailleurs alimenter le débat entre certains intellectuels portugais qui se demandent si le Portugal est vraiment un pays européen41 —, l’analyse de parcours de vie de migrants/mobiles et de leurs subjectivités permet de poser un regard plus nuancé sur ces questions.

36 Les projets de départ en Angola s’inscrivent dans des stratégies avant tout professionnelles et socioéconomiques. Tous, « expatriés » et « migrants », aspirent à une ascension sociale et à des gains économiques importants et rapides, mis à profit lors du retour au Portugal, ou éventuellement dans la société angolaise pour ceux qui aspirent à y rester quelques années ; il s’agit généralement d’individus ayant des liens familiaux passés avec l’Angola. Pour les premiers, les séjours en Angola renvoient à un temps entre parenthèses de leur existence sociale devant leur permettre de sortir d’une précarité économique et donc de « devenir adulte » (van de Velde 2008) une fois de retour.

37 L’émigration portugaise étant un phénomène de grande ampleur qui touche aujourd’hui tous les milieux sociaux, chacun connaît des personnes ayant fait l’expérience de l’émigration. Ce qui conduit à penser que l’Afrique constitue pour certains de ces migrants européens une stratégie d’évitement d’un déclassement social que beaucoup de travailleurs diplômés vivent en tant qu’« immigrés » dans des pays occidentaux. Tous aspirent en effet à un statut social en tant que travailleurs diplômés dans un pays africain en voie de développement. Cette idée est chez certains fondée sur des représentations hiérarchisées des rapports Nord/Sud : l’idée « qu’ils [les Africains] ont besoin de nous », ne tient pas compte de la complexité de la réalité. Si l’Angola a dû faire face à une pénurie de professionnels qualifiés à la fin de la guerre, aujourd’hui les relations luso-angolaises sont de plus en plus asymétriques en défaveur du Portugal qui a vu depuis 2006-2007 ses entreprises rachetées par des capitaux angolais. Par ailleurs, beaucoup de travailleurs mobiles partent en mission en Angola sans contrat d’expatriation, ce qui peut remettre en cause leur statut de privilégié à Luanda, l’une des villes les plus chères au monde.

38 Enfin, pour certains, le choix de l’Afrique est lié à un passé national (impérial) et familial réinvesti de différentes manières. De ce rapport au passé porteur d’une continuité dans le présent et l’avenir se dégage la figure du travailleur lusophone très mobile et cosmopolite pour lequel l’espace lusophone constitue non pas un désir « d’Ailleurs fantasmé » (Fouquet 2007) mais une aspiration à circuler dans un vaste espace de l’« Autre proche », non moins fantasmé : « Fez-me sentir no Brazil » « Je me suis senti au Brésil » m’expliquait un interlocuteur pour décrire ses impressions en arrivant en Angola.

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NOTES

1. O BSERVATÓRIO DA E MIGRAÇÃO (2014) ; ces données sont également publiées en ligne, . Cet observatoire a été créé en 2008 alors que l’émigration devenait un thème polémique dans l’espace politique portugais (DOS SANTOS 2013) ; son site recense près de deux cent pays de destination de l’émigration portugaise et fait l’objet d’une mise à jour régulière de données diversifiées : inscriptions consulaires dans les pays d’installation, transferts de capitaux par les migrants, créations d’associations, etc. 2. Publié en ligne le 2 juin 2012, < http://www.atlantico.fr/pepites/debut-grande-fuite-ces- europeens-qui-emigrent-en-afrique-recherche-travail-378722.html>. 3. Cette expression fait référence à l’inversion du rapport de domination entre l’ancienne métropole et l’ex-colonie ; elle est fréquente à propos de l’Angola dans la presse internationale, voir par exemple CONCHIGLIA (2012).

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4. José Eduardo dos Santos est depuis 1979 simultanément chef de l’État angolais et président du MPLA (Movimento popular de libertação de Angola). Ce parti fondé par Agostinho Neto, au départ mouvement de lutte anticolonialiste et d’orientation marxiste, est devenu hégémonique en 1976. Pour une analyse approfondie du processus politique qui a suivi l’indépendance, voir notamment C. MESSIANT (2008, 2009). Voir J. L IMA (2013) pour une analyse de la répression politique de la vague de protestation que connaît l’Angola depuis 2011, et R. SOARES DE OLIVEIRA (2015) pour une analyse fouillée du processus de constitution d’une oligarchie angolaise et des relations entre le Portugal et l’Angola. 5. Entretiens réalisés avec des chercheurs angolais, entre juin 2012 et juin 2013 à Luanda, Lisbonne et Paris. 6. L’indice de développement humain place le pays en 149e position sur 185 en 2013 (P ESTANA 2014 : 34). 7. Les causes de l’Empire n’ont pas uniquement été défendues par l’État Nouveau (1933-1974) et se confondent donc aussi avec les forces dites progressistes, la législation discriminatoire à l’égard des « Indigènes » ayant été adoptée en 1910, sous la première République (1910-1926). Sur le projet impérial du Portugal et sur la colonisation de l’Angola en particulier, voir notamment R. PÉLISSIER (1978), J.-C. HENRIQUES (1995), V. ALEXANDRE (2000, 2004), C. CASTELLO (2007), C. MADEIRA- SANTOS (2009) ; pour une synthèse sur l’« Afrique lusophone », voir A. ENDERS (2013). 8. Aboli en 1961. 9. Après une politique impériale protectionniste et civilisatrice, fondée sur l’idée de l’existence de cultures inférieures, l’Empire colonial portugais devient l’Outre-mer portugais et l’État Nouveau a alors recours, dans les années 1950 à 1970, à la théorie du lusotropicalisme, pour distinguer la colonisation portugaise de celles des autres puissances européennes. Formalisée dans les années 1950 par le sociologue brésilien Gilberto Freire, le lusotropicalisme désigne la propension — supposée unique — des Portugais à se mélanger aux autres cultures, et illustrée par le « métissage » à l’origine de la civilisation luso-brésilienne (CASTELO 1999). Il a servi d’alibi scientifique à la perpétuation de la présence portugaise outre-mer face aux pressions internationales et au processus global de décolonisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale (voir également LUSOTOPIE 1997). 10. Le Portugal a connu la plus longue des dictatures de droite du XX e siècle européen (1926-1974). 11. Une des rares études menées au Portugal sur le phénomène des « retornados » a montré leur intégration rapide à la société portugaise malgré leur poids démographique, mais aussi l’existence de représentations négatives de l’émigration vers les colonies africaines et d’une stigmatisation raciale des « retornados » (PENA P IRES 1984 ; L UBKEMANN 2002). Du fait de leur qualification professionnelle, les rapatriés qui ont intégré massivement la fonction publique ont joué un rôle important dans la construction du Portugal post-25 avril. 12. Et s’inscrivent dans la continuité d’une émigration qui est structurelle depuis le milieu du XIXe siècle. 13. Cette recherche s’inscrit dans un projet de postdoctorat intitulé : « Legs contemporains du colonialisme dans la société portugaise au prisme des migrations », financé par la Fundação para a Ciência e a Tecnologia (ministère portugais de la Recherche et de la Technologie) (2011-2014). 14. Tous les entretiens se sont déroulés en langue portugaise et sont traduits par moi. Il s’agit d’entretiens semi-directifs et non directifs plusieurs fois répétés avec le même interlocuteur (parfois via internet). 15. Le taux de chômage était de 9 % en 2006 lorsque Nuno émigre, en 2012 (date de l’entretien) il atteignait 17 %, touchant aussi les jeunes diplômés (Eurostat). 16. L’accès à l’eau et à l’électricité étant très problématique et inégalement réparti selon les quartiers de la capitale dans laquelle les inégalités s’inscrivent de manière flagrante dans

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l’espace. Notons que des milliers d’Angolais ont trouvé refuge à Luanda au moment de la guerre civile, installés dans des bidonvilles surpeuplés (musseques) sans infrastructures (écoles, hôpitaux) ni services en eau, électricité, assainissement. 17. Immigrée brésilienne au Portugal, elle a rejoint son mari en Angola un an après l’arrivée de ce dernier ; le couple attend un enfant. 18. Renouvelé annuellement, ce dernier ne peut normalement dépasser trois ans. Mais des exceptions semblent exister, comme le montre l’exemple de Nuno. Les employés de certaines entreprises qui travaillent pour des marchés publics angolais obtiennent des visas de travail plusieurs fois consécutives. 19. Les parents de Nuno, nés au Portugal (région d’Alentejo), sont arrivés en Angola en 1953 pour le père, 1964 pour la mère. Le père venait rejoindre des membres de sa famille installés en Angola depuis une génération et qui y tenaient de petits établissements commerciaux (épiceries, commerce d’outils pour l’agriculture). 20. En 2012, « sur les cinq cent trente-deux entreprises étrangères présentes en Angola — et contrôlant 40 % du produit intérieur brut —, 38 % sont portugaises (18,8 % chinoises) [...] » (CONCHIGLIA 2012 : 19). Il s’agit dans les faits d’entreprises détenues à 50 % par des capitaux angolais, la loi obligeant les entreprises étrangères à s’associer à des entités angolaises. 21. Il s’agit d’un entrepreneur transnational qui vit à Lisbonne et circule entre les deux capitales avec un « visa privilégié ». C’est sa femme, issue d’une famille de rapatriés qui lui a « ouvert la voie [économique] en Angola ». 22. Le père est pilote d’avions commerciaux. À l’occasion d’un deuxième entretien, j’apprendrai qu’il avait fondé une seconde famille en Angola, António ayant une demi-sœur dont il ne connaissait pas l’existence. 23. Ancien port négrier pour le Brésil, Lobito est aujourd’hui le deuxième port de fret de l’Angola. De Lobito part la ligne de chemin de fer de Benguela qui dessert l’intérieur du pays jusqu’à la République démocratique du Congo et la Zambie. Dans cette région appelée « couloir de Lobito » le potentiel de développement économique, notamment agricole, est particulièrement important (PESTANA 2014 : 30 sq.). 24. Sur les idées(ologies) de « monde lusophone », « lusophonie » questionnées dans une perspective historique, voir M. CAHEN (2012), E. MORIER-GENOUD et M. CAHEN (2012). Les auteurs s’interrogent sur la possibilité que d’un empire colonial (ici, celui portugais) puisse résulter des « espaces sociaux autonomes de migration ». 25. Il existe quinze types différents de visas côté angolais (dont deux rattachés au Protocole bilatéral : un visa de travail et un visa ordinaire de courte durée), contre trois côté portugais (de courte durée, temporaire et de long séjour). 26. Il est important de noter que les autorités portugaises demandent à leurs ressortissants ayant les deux nationalités, portugaise et angolaise, de voyager avec leurs deux passeports en cours de validité, obligeant de ce fait ces citoyens binationaux à voyager avec un visa. 27. Des travaux menés sur les entrepreneurs ismaëliens montrent que les ismaëliens portugais ont commencé à investir dans le pays à partir de 1989, leurs investissements n’ayant cessé d’augmenter et de se diversifier depuis (TROVAÕ & BATOREU 2013). 28. Par des entreprises portugaises travaillant en « partenariat » avec l’Angola et des entreprises à capitaux étrangers majoritairement angolais (cas de figure qui s’est beaucoup accentué à partir de 2006-2007 lorsque l’Angola est devenu de plus en plus influent dans l’économie portugaise). 29. À l’instar d’Isabel dos Santos, fille aînée du président angolais, entrepreneur, dont on retrouve le portait dans des encarts publicitaires des rues de Lisbonne ou à l’aéroport. 30. Référence aux paysans analphabètes qui ont quitté le pays sous la dictature d’Antonio de Oliveira Salazar, dans les années 1960-1970, rentrant ensuite tous les étés au village où ils affichaient de manière ostentatoire leur réussite.

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31. Ses arrières grands-parents maternels ont émigré en Angola au début du XX e siècle (son grand-père était instituteur) et ses grands-parents paternels, commerçants, dans les années 1950-1960. 32. Utilisée ici comme une catégorie émique qui renvoie à une construction sociale de la race héritée de la politique de la race à l’époque coloniale : voir DE MATOS (2013) ; voir aussi SAADA (2007) pour une analyse de la catégorie se rapportant à la colonisation française. 33. « J’suis/si/bien/ici » (« Totãobemaki », chanson de Nuno Beja, Luanda, novembre 2012). 34. Elle a néanmoins surgi dès les années 1980 dans la littérature portugaise et à la fin des années 1990 à travers la multiplication des récits publiés par les ex-combattants des guerres coloniales. 35. Lors d’un terrain mené à Lisbonne à l’occasion des commémorations du Jour de l’Afrique (25 mai 2012), j’ai eu l’occasion d’observer des jeunes artistes « luso-africains » proposant au public, dans le cadre d’une performance, de « désoccuper notre tête du lusotropicalisme » (sur le lusotropicalisme, se reporter à la note no 9). 36. La saudade se traduit difficilement par « “mal du pays”, “nostalgie”, “absence regrettée de quelqu’un ou de quelque chose que l’on aime”, “souvenir (et nostalgie) d’un état de bien-être passé”, [elle] est l’une des principales figures utilisées aujourd’hui pour parler des prétendues particularités de “l’âme nationale” portugaise » (LEAL 1999 : 177). Pour les émigrants portugais, la notion est devenue « une métaphore de leur appartenance au Portugal » (ibid. : 184). Dans la perspective d’une anthropologie des émotions propre à l’espace lusophone, M. SOARES (2001) l’envisage aussi comme une culture du « être triste ensemble ». 37. Les thèmes idéologiques du côtoiement, du mélange, du métissage avec d’autres peuples et cultures et d’une colonisation plus « harmonieuse » que celle des autres empires européens, sont encore aujourd’hui un marqueur fort de l’auto-perception de la nation portugaise ; il s’agit là d’une persistance de l’idéologie du lusotropicalisme mentionnée plus haut. 38. Qui raconte aussi l’arrivée dans un pays « gris et misérable ». Mes interlocuteurs racontent que leurs compatriotes avaient peur d’eux, de leurs libertés (les anecdotes du coca-cola autorisé en Angola mais pas au Portugal ou encore du rock n’ roll sont souvent reprises), réaction à l’autocensure intériorisée pendant les cinquante années de la dictature. 39. N’ayant pas pu approfondir cet aspect, je reste ici volontairement floue, mes interlocuteurs refusant généralement de parler de politique. 40. , consulté le 23 juin 2015. 41. Voir C. M. RIBEIRO (2002) qui reprend les thèses du sociologue B. DA SOUSA SANTOS (1996).

RÉSUMÉS

Depuis la fin de la guerre civile angolaise, en 2002, les flux migratoires de Portugais à destination de cette ancienne colonie africaine ont beaucoup augmenté. Qui sont précisément ces Portugais qui décident de partir travailler en Angola et quelles sont leurs motivations ? Quelles aspirations et quels imaginaires fondent leurs mobilités ? Quelles ressources économiques, sociales, culturelles, identitaires, voire mémorielles sont mobilisées dans ces parcours ? Quel sens donnent-ils aux lieux et aux espaces où ils se déplacent et à leurs propres expériences du déplacement ? Cet article interroge l’articulation entre les notions de subjectivités migrantes et celles de mémoires familiales et de liens intergénérationnels dans le cadre de migrations européennes vers l’Afrique, historiquement associées aux empires coloniaux.

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Since the end of the civil war in Angola, in 2002, migrations from Portugal to its former have increased significantly. Who precisely are the Portuguese who decide to go and work in Angola, and what are their motivations ? On which aspirations and imaginaries are their mobility based ? Which economic, social, cultural resources, as well as the factors related to identity and memory, are being mobilized in these trajectories ? What meanings do they bestow on the places and spaces they travel to and across, as well as on their own experience of mobility ? This article examines the articulation between the notions of migrant subjectivities, family memories, and intergenerational bonds within the framework of European migrations to Africa that are historically associated to the colonial empires.

INDEX

Mots-clés : Portugal, Angola, imaginaires sociaux, migration économique, mobilité de travail, monde lusophone Keywords : Portugal, Angola, social imaginary, economic migration, work mobility, Lusophone world

AUTEUR

IRÈNE DOS SANTOS Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain, équipe Centre Edgar Morin, EHESS, CNRS, Paris ; Centro em Rede de Investigação em Antropologia, Faculdade de Ciências Sociais, Universidade Nova de Lisboa, Lisbonne.

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Débuter sa carrière professionnelle en Afrique L’idéal d’insertion sociale des volontaires français à Dakar et Antananarivo (Sénégal, Madagascar) Starting a Career in Africa. The Ideal of Social Immersion of French Volunteers in Dakar and Antananarivo (Senegal, Madagascar)

Hélène Quashie

1 Cette contribution s’intéresse à des mobilités internationales au croisement de plusieurs circulations migratoires : celles de jeunes élites françaises et de professionnels des institutions de l’aide internationale (ONG, agences de coopération, organismes de recherche, services d’action culturelle des ambassades, etc.) vers le Sénégal et Madagascar. Les sciences sociales se sont peu intéressées à ces mobilités, si ce n’est dans le domaine de l’humanitaire (Siméant & Dauvin 2002). Or, bien avant les indépendances de la majorité de ses États, l’Afrique constituait déjà un continent privilégié pour l’essor et l’évolution des pratiques mondialisées dans ces secteurs d’activités.

2 Les études en sciences sociales concernant les mobilités internationales tendent à questionner les distinctions posées entre les catégories « migrant » et « expatrié », souvent politiquement dévoyées (Croucher 2009), pour ne pas réifier la dichotomie Nord-Sud qu’elles sous-tendent. Le terme « expatrié » est couramment associé à des privilèges sociaux et économiques, et à une mobilité en provenance de pays occidentaux : il désigne généralement des cadres évoluant dans des filiales d’entreprises ou d’institutions implantées à l’étranger, en quête de responsabilités, de meilleures conditions salariales et fiscales et d’une qualité de vie supérieure. Dans le cadre des mobilités professionnelles vers le continent africain, la catégorie d’« expatrié » renvoie aussi à un débat transnational et politique ethno-racialisé : sont le plus souvent imaginés des individus « blancs », dont les parcours rejoignent ceux de leurs prédécesseurs militaires, experts, commerçants et administrateurs de la période coloniale (bien qu’il existe des expatriés africains à travers le continent et à l’extérieur de celui-ci, mais que les discours sociopolitiques sur les migrations internationales ont

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rendu invisibles). Dans ce contexte, il semble pertinent de produire une analyse qui inclut le sens émique du terme « expatrié », en tant que labellisation sociale et identitaire spécifique. Au-delà du statut socioéconomique supérieur qu’il implique a priori, les processus d’étiquetage (Becker 1985) et les représentations auxquelles il renvoie dans les sociétés de départ, mais surtout dans celles d’installation, sont peu étudiés. Le terme « expatrié » y demeure en effet bien ancré et révèle des modes de vie et de catégorisation particuliers, qui nourrissent des processus d’ethno-racialisation, en partie liés aux facilités de mobilité et aux phénomènes d’embourgeoisement qu’il recouvre dans les sociétés d’accueil. Cette labellisation sociale semble enfin importante à considérer dans le domaine professionnel français de l’aide au développement puisqu’elle fait suite au terme « coopérant », lui-même très galvaudé.

3 Les histoires coloniales et postcoloniales du Sénégal et de Madagascar sont fort différentes, ainsi que les relations actuelles que ces deux pays entretiennent avec la France sur les plans économique, politique et migratoire (Dozon 2003). Néanmoins, les flux de professionnels français travaillant dans les secteurs de l’aide internationale, de la recherche, de la diplomatie, de l’enseignement, des finances et des affaires, se sont maintenus depuis les indépendances1. Presque à l’image de Nairobi, Dakar constitue aujourd’hui un global hub en Afrique de l’Ouest, notamment depuis la crise ivoirienne, de même qu’Antananarivo dans l’Océan indien où Madagascar est le seul pays francophone. Ce sont des capitales-clés pour les institutions et entreprises françaises, entre lesquelles naviguent bon nombre de salariés, volontaires ou bénévoles de diverses nationalités européennes. Une grande variété de conditions socioéconomiques se trouve réunie sous le label « expatriation », dans la mesure où les contrats professionnels qui relèvent de cette catégorie, d’un point de vue administratif et fiscal, sont de moins en moins nombreux et plus souvent remplacés par des contrats locaux. Les milieux professionnels de l’aide internationale n’échappent pas à ce phénomène. Ils présentent des contextes de travail, des conditions de vie et des sociostyles souvent amalgamés de l’extérieur, qui bénéficient des privilèges que permet l’inégale liberté de circulation Nord-Sud. Mais ils reflètent également des clivages et des modes de distinction codifiés qui combinent, par exemple, classes d’âge et catégories socioprofessionnelles. Cet article propose une approche comparée entre le Sénégal et Madagascar, centrée spécifiquement sur le statut de volontaire, auquel ont recours l’ensemble des structures de l’aide internationale (coopération, développement, humanitaire). Nous ne ferons pas de distinction entre celles-ci puisqu’elles ne constituent plus des mondes fragmentés à l’heure de la globalisation néolibérale actuelle (Atlani-Duault & Dozon 2011).

4 Suite à l’expansion de l’humanitaire et de sa professionnalisation (Le Naëlou 2004) se sont développés, dans le domaine de l’aide internationale, des statuts à mi-chemin entre le salariat et le bénévolat (Siméant 2001), de sorte qu’aujourd’hui, l’utilisation générique du terme « volontariat »2 renvoie à plusieurs dispositifs : volontariat international en entreprise, volontariat de solidarité international, volontariat international en administration, etc. Un volontaire qualifié d’« expatrié » dans une ONG3 par exemple (généralement VSI) est pris en charge par sa structure d’accueil, travaille à temps plein, bénéficie d’une couverture sociale et perçoit une indemnité d’une valeur mensuelle de 700 à 900 €, mais qui ne lui permet pas d’obtenir à son retour en France des indemnités chômage comme un salarié (ibid.). Un volontariat international en entreprise permet au contraire de bénéficier d’une indemnité d’environ 1 500 €, en travaillant par exemple auprès d’un organisme de recherche lié au

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développement. Ces différents engagements (qui ne sont pas des contrats) sont signés avec une structure agréée par le ministère des Affaires étrangères, auprès de laquelle le volontaire est envoyé en mission et mis à disposition. Les postes les plus souvent occupés sont liés à des activités humanitaires, administratives, financières ou de recherche et sont ceux de cadres ou de responsables encadrant parfois du personnel national. Ils permettent aux structures d’accueil de minimiser leurs coûts de revient car le statut de volontaire est exonéré de charges sociales, tout en satisfaisant leurs besoins en personnel qualifié (le plus souvent de niveau master) enclin à une forte socialisation à l’international.

5 Le statut de volontaire s’inscrit par ailleurs dans le contexte d’une spécialisation accrue des formations universitaires françaises associées au secteur de l’aide internationale (Gaignard 2012). Les mobilités qu’il induit répondent aussi en partie aux difficultés de la crise européenne qui touche particulièrement les jeunes en recherche d’emploi. Au sein des contextes et circuits institutionnels du développement, de l’humanitaire et de la coopération française en Afrique, à la fois très anciens et renouvelés, le statut de volontaire regroupe une pluralité de profils et d’horizons professionnels pour des jeunes âgés d’environ 20 à 35 ans selon les formes de volontariat. Il permet également des jeux transitionnels entre plusieurs statuts qui conditionnent ces projets migratoires au sein des sociétés d’accueil (par exemple, en passant de stagiaire à volontaire, ou de volontaire à salarié). Les capitales sénégalaise et malgache abritent de nombreux sièges d’institutions de l’aide internationale qui fédèrent les regroupements de volontaires autour de formations, réunions et programmes. Ce contexte a permis de mener des enquêtes approfondies à Dakar entre 2007 et 2014, à Antanarivo entre 2010 et 2014, ainsi qu’en France entre 2011 et 2014, à partir de plusieurs recherches anthropologiques (académiques et non universitaires). Ces enquêtes reposent sur des observations directes ou participantes (lorsque je travaillais par exemple pour des centres de recherche ou des ONG) et d’entretiens non directifs menés auprès de 21 volontaires, âgés de 23 à 35 ans, sur un total de 41 enquêtés expatriés français. Ces volontaires ont travaillé durant dix-huit mois à quatre ans, dans les services d’action culturelle et de coopération des ambassades de France au Sénégal et à Madagascar, dans des centres de recherche français sur des problématiques liées à l’agronomie tropicale, le développement durable et la santé publique, dans des ONG sur des questions d’habitat social et de développement rural, ou encore dans des structures de coopération décentralisée.

6 La majorité des volontaires français rencontrés souhaite avant tout bénéficier d’une première expérience professionnelle solide et valoriser leur curriculum vitae par un long séjour professionnel à l’étranger — cette compétence étant de plus en plus requise sur le marché de l’emploi des jeunes en France, y compris pour les parcours orientés vers l’action publique et l’aide internationale. Ils précisent aussi le désir de concrétiser un rêve vieux de plusieurs années : « passer un petit temps de [leur] vie en Afrique » pour « découvrir une autre culture, une chaleur humaine et des paysages vus dans des reportages ». Certains volontaires ont effectué des séjours antérieurs — professionnels ou touristiques — dans d’autres pays (Ghana, Afrique du Sud, Mauritanie, Mali) et souhaitent ainsi « approfondir [leur] connaissance du continent africain ». Ces précédentes expériences ne réduisent pas pour autant, voire multiplient parfois, certains de leurs fantasmes essentialistes et exotisants. Enfin, leur engagement en faveur de l’aide internationale est évidemment au cœur de leurs projets migratoires. Leur implication dans l’amélioration des conditions de vie de certains groupes sociaux

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locaux disqualifie dans leur discours tout misérabilisme et « complexe du sauveur » — ces conceptions impliquant, à leurs yeux, des postures paternalistes et néocoloniales dont ils ont à cœur de se distinguer. Ils affirment en effet une volonté de comprendre les réalités locales du point de vue des acteurs bénéficiaires, et d’analyser en profondeur et sur le long terme les enjeux locaux et nationaux des problématiques concernées. Ces représentations reflètent en grande partie les analyses développées par l’anthropologie du développement depuis plusieurs décennies, qui ont réorienté l’approche des programmes d’aide afin d’apprécier autrement les échecs ou l’absence de pérennité des projets développés (Olivier de Sardan 1995). Un point commun que l’on retrouve pourtant parmi les volontaires français de Dakar et d’Antananarivo : leur déception à travailler en milieu urbain et non « en brousse ». Leurs conceptions d’une aide au développement de qualité semblent en effet liées à des imaginaires primitivistes (Todorov 1989 ; Amselle 2010) et populistes4 — ambivalence également soulignée par certains anthropologues à propos du monde du développement (Olivier de Sardan 1990). Les capitales leur paraissent difficiles au quotidien, par opposition aux contextes de « brousse » dont les paysages incarnent davantage leur rêve d’Afrique (bien que tous les volontaires s’accordent sur le fait qu’il est plus simple de faire des rencontres locales en ville où la barrière linguistique est moins importante). Un certain imaginaire romantique de l’Afrique subsaharienne conditionne donc de manière latente leur appréhension de l’espace urbain.

7 Les capitales dakaroise et tananarivienne présentent d’importantes différences géographiques : Dakar est localisée sur une presqu’île, qui possède une forte densité démographique et fait l’objet par conséquent d’un aménagement du territoire complexe, tandis qu’Antananarivo est située au milieu de hauts plateaux et s’est historiquement construite selon une fracture sociale entre « haute ville » et « bas quartiers », même si celle-ci tend à s’atténuer avec l’extension de la capitale. Ces différences géographiques ont une incidence sur la répartition des logements, lieux de travail et lieux de sociabilités qui réunissent les résidents occidentaux expatriés, dont se rapprochent ou s’éloignent les volontaires rencontrés. Leur appropriation de l’espace urbain n’est qu’en partie socialement et historiquement marquée par les parcours des anciens coopérants, assistants techniques, enseignants, militaires et experts que ces capitales ont accueillis avant et après les indépendances. Ce mécanisme de distinction repose sur plusieurs caractéristiques propres aux groupes de volontaires français (c’est aussi le cas pour ceux d’autres nationalités). Ils appartiennent aux classes d’âge les plus jeunes, ils n’ont pas, le plus souvent, de famille à charge, bien que certains s’installent ponctuellement avec leur conjoint ou partenaire venu les rejoindre. Ils perçoivent également un salaire bien inférieur à celui des expatriés salariés (statut que ne possèdent pas les volontaires qui n’ont pas de contrat de travail en tant que tel). De par leur âge et leur situation professionnelle, les volontaires enquêtés constituent donc une catégorie à part au sein des réseaux expatriés français, occidentaux en général. Les modes de différenciation vis-à-vis de ces derniers, qui reposent sur les spécificités sociales et économiques du statut de volontaire, s’élaborent aussi à partir d’une intériorisation négative et postcoloniale de l’étiquette « expatrié » (alors perçue comme synonyme de « l’ancien colon »), récurrente parmi les volontaires. À Dakar comme à Antananarivo, les réseaux d’expatriation sont par ailleurs très stratifiés, hétérogènes et construits par différents rapports de classe. Ainsi, les volontaires travaillant dans le milieu de l’aide internationale fréquentent peu le haut personnel des ambassades ou celui des multinationales, au-delà des espaces

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administratifs dans lesquels ils se croisent. Enfin, les regards que ces volontaires portent sur les sociétés locales, bien qu’empreints d’un certain imaginaire culturaliste et populiste, interrogent davantage les modalités, conditions et possibilités de leur insertion sociale locale. Nous nous sommes donc intéressée au quotidien de ces volontaires, aux représentations des sociétés sénégalaises et malgaches qu’ils construisent, et, inversement aux représentations locales que leur présence suscite. Plusieurs paradoxes viennent questionner leur volonté et leur idéal d’immersion sociale. Tout d’abord, la mobilité des volontaires est encouragée et facilitée depuis la France, mais elle participe localement à la définition d’une élite économique et socioprofessionnelle, malgré la faiblesse de leur statut hiérarchique et de leurs revenus au regard des institutions de l’aide internationale qui les emploient. Or, ces parcours migratoires font écho aux déséquilibres économiques et politiques internationaux que ces volontaires souhaitent modestement atténuer à travers les programmes dans lesquels ils s’engagent et qui sont souvent au fondement de leur éthique personnelle. Comment négocient-ils les étiquettes sociales et paradoxales auxquelles leur mobilité les renvoie (être expatrié et perçu comme tel implique d’appartenir à une bourgeoisie étrangère à laquelle les volontaires refusent majoritairement de s’identifier) ? Ces étiquettes peuvent être aussi péjoratives que celles associées aux « touristes », évoquant des privilèges qui nourrissent une rupture sociale ethno-racialisée : comment ces volontaires français réagissent-ils en se découvrant « blancs », et associés aux salariés expatriés dont ils cherchent pourtant à se distinguer ? L’existence de réseaux sociaux en partie communautarisés favorise leur installation quotidienne et professionnelle : quelle réflexivité identitaire entretiennent les volontaires vis-à-vis de ces cercles français de sociabilité et de la société locale ? Bien que le Sénégal et Madagascar soient des sociétés très différentes, des enjeux similaires apparaissent autour d’une quête de soi, souvent contrariée par une alternance entre enchantements et désenchantements que leurs formations professionnelles et leurs conceptions culturalistes et populistes des sociétés africaines ne leur permettent pas d’anticiper. Les paradoxes du statut de volontaire interrogent enfin la manière dont sont transposées et interprétées les rhétoriques politiques postcoloniales dans le champ social, tant à l’échelle des réseaux expatriés que de la société locale : comment ces références renforcent-elles, modifient ou atténuent les rapports de force, les processus de distinction sociale et les crispations identitaires à l’œuvre dans ce contexte migratoire particulier ?

8 Nous tenterons de répondre à ces questions en analysant les pratiques de volontaires français résidant à Dakar et à Antananarivo dans leurs stratégies d’appréhension de l’espace urbain, leurs représentations des sociétés locales, leurs positionnements professionnels et la constitution de leurs réseaux de sociabilité.

Insertion sociale et appropriation de l’espace urbain

9 Les deux capitales dans lesquelles évoluent les volontaires français de l’aide internationale au Sénégal et à Madagascar font l’objet de représentations qui se rejoignent malgré les différences de contextes socioéconomique et géographique. Elles sont aussi proches de celles des résidents expatriés présents dans ces mégalopoles (Quashie 2015). Ces représentations s’organisent autour d’images renvoyant au chaos, nourries par des références à l’insalubrité et à la pollution ambiantes. Elles font aussi

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écho à une certaine notion d’insécurité, notamment pour les jeunes femmes (l’espace urbain leur paraît hostile le soir en particulier). À Antananarivo, le dédale des rues étroites et sinueuses avec peu d’indication de noms, l’absence d’éclairage public en dehors des avenues du centre-ville et les habitudes de vie locales qui ne favorisent pas une vie nocturne, accentuent ce sentiment d’insécurité. Dans les deux capitales, celui-ci est directement associé, dans les représentations des volontaires, à leur statut d’« étranger occidental » et à leur appartenance à une catégorie sociale aisée (parce qu’ils sont toubab ou vazaha5, ils seraient plus susceptibles d’être agressés). Le trafic routier intense en journée, accentué par la configuration géographique particulière des deux villes, n’est pas non plus étranger à ces imaginaires. Il renvoie les volontaires aux aspects les plus violents de la précarité, et, par contraste, à leur statut socioéconomique supérieur — ce qui heurte leurs représentations romantiques de l’Afrique associant pauvreté, solidarité et chaleur humaine. Dakar et Antananarivo constituent par ailleurs un cadre où tout résident expatrié peut avoir recours à Internet et aux nouvelles technologies de communication (Skype, Face Time, Viber), à des logements équipés pour supporter le climat et les délestages, et à diverses infrastructures de loisirs. Ce confort, qui permet de conserver certaines habitudes de vie importées, engendre une quête de « culture locale » (ibid.) : les volontaires rencontrés n’échappent pas à ce paradoxe, associant cette dernière aux pratiques « populaires ». À Antananarivo par exemple, l’utilisation des taxi be6 pour « observer le bazar de la ville » est souvent privilégiée à l’usage du taxi et du véhicule personnel, par opposition aux salariés expatriés. En revanche, cette quête de « culture locale » se concrétise aussi par des pratiques touristiques en dehors de la capitale, qui se rapprochent des pratiques courantes des résidents expatriés dont les volontaires pensent se distinguer (ibid.). Elles attestent toutes en effet d’un enchantement primitiviste (Chabloz 2009) très prégnant. Ces déplacements ont souvent lieu le week-end, à l’occasion d’un séjour d’un ou plusieurs proches venus de France, ou encore avec d’autres volontaires qui sont souvent des colocataires. Des voyages prolongés s’organisent aussi pour rendre visite à des volontaires qui résident en province (notamment en fin de contrat avant de regagner la France), ou encore lors d’un retour ultérieur accompagné d’un proche afin de lui faire découvrir les facettes « culturelles » du pays. Au Sénégal, les volontaires se dépaysent souvent le week-end sur les îles de Ngor et de Gorée à proximité de Dakar, appréciées pour leur isolement et leur tranquillité, ou dans les localités littorales de la Petite Côte considérées comme « sauvages » car peu visitées par le tourisme international. Durant de plus longs séjours, ils se rendent dans des « villages de brousse » (selon les termes des enquêtés), dans les aires marines protégées du Saloum, en Basse-Casamance où les habitants seraient plus « accueillants et moins pressés » que les Dakarois et les paysages plus « africains », ou encore dans la ville de Saint-Louis appréciée pour son architecture coloniale. À Madagascar, les volontaires s’évadent régulièrement de la capitale pour des « week-ends sac à dos » en milieu rural où « les villageois sont plus accessibles », ou font des randonnées et du rafting pour varier les loisirs qu’ils jugent monotones en ville. Pour des séjours vacanciers, ils profitent souvent des côtes nord-ouest (Mahajanga) et nord/ nord-est encore appelée « côte de la vanille » (de Diego-Suarez à Sainte-Marie). Ils visitent des villages de pêcheurs, découvrent les forêts ou massifs montagneux caractéristiques de ces zones et profitent du littoral non visité par le tourisme de masse. Ils sont également nombreux à emprunter la nationale 7 vers le sud du pays et les régions de Manakara, Ifaty, Tuléar, Fort Dauphin. On y retrouve de multiples variétés de baobabs de Madagascar, des

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lagons, ou encore la seule ligne de chemin de fer encore en activité et qui traverse une intense forêt pluviale. Ces régions sont valorisées par leurs « cultures traditionnelles » et par leur marginalisation vis-à-vis du pouvoir central tananarivien (tout comme la Casamance vis-à-vis de Dakar) : elles sont de ce fait les plus indiquées pour un « tourisme d’aventure ». Beaucoup de volontaires réalisent d’ailleurs ces voyages en « taxi brousse », ce mode de transport s’intégrant à leur quête exotique et permettant des échanges avec d’autres voyageurs.

10 Les pratiques et représentations des volontaires n’opposent pas cependant, de manière manichéenne, des capitales surpeuplées et agressives à des provinces ou milieux ruraux plus humanisés. Lorsqu’ils se retrouvent touristes, beaucoup apprécient peu d’être sollicités comme tels et d’être renvoyés à une extranéité plus forte qu’à Dakar ou Antananarivo. Ces pratiques touristiques ne leur permettent pas de mieux s’intégrer localement, mais d’échapper au stress du tissu urbain, de consolider des réseaux de sociabilité entre volontaires, de varier leurs loisirs, de faire découvrir à des proches en visite une facette plus agréable du quotidien et de développer ponctuellement une autre connaissance de la société locale.

11 Leurs habitudes urbaines tendent en effet à se reproduire dans les mêmes espaces au sein de cercles restreints et aux marges de la société locale, malgré les efforts de la plupart des volontaires pour se distancier des réseaux expatriés (français et occidentaux en général). À Dakar comme à Antananarivo, ils tendent par exemple à vouloir se rapprocher des classes locales défavorisées qu’ils considèrent comme « culturellement plus authentiques ». Ainsi, ils évitent souvent les lieux de restauration du centre-ville ou des zones excentrées branchées : les logiques adoptées visent à renoncer à leurs privilèges de classe et suivent des représentations essentialisées mais « anti-coloniales » (consistant à montrer qu’un individu « occidental » peut s’adapter à une « société africaine ») pour se fondre dans le paysage local. Pour ces jeunes acteurs de l’aide internationale, être riche dans un environnement précaire dont ils cherchent à « améliorer » les conditions de vie ne va pas de soi. Le refus d’être enfermés dans une appartenance de classe se retrouve incarné dans des modes de consommation spécifiques qui, au-delà d’une quête d’altérité et d’un brouillage des catégories sociales, conditionnent plus encore l’insertion locale de ces jeunes résidents français. Ils renforcent, paradoxalement, leur assignation identitaire en tant que toubab ou vazaha. Par exemple, en privilégiant des restaurants fréquentés par les classes sociales sénégalaises ou malgaches modestes — que beaucoup de volontaires nomment « bouis- bouis » ou « gargotes » — ils ont davantage l’occasion de manger des plats courants et quotidiens qu’ils ne savent pas cuisiner ou que les domestiques qu’ils emploient ne leur préparent pas. Ils se distinguent ainsi à la fois des résidents occidentaux, sénégalais et malgaches issus des classes moyennes et aisées, qui fréquentent davantage des pizzérias, salons de thé et restaurants gastronomiques. À Dakar, il existe une distinction courante entre la cuisine sénégalaise, voire africaine, et « toggu toubab » (« la cuisine de Blancs »). Cette référence peut être utilisée au sein des familles sénégalaises pour qualifier les pratiques alimentaires de certains de leurs membres, mais elle ne reflète pas un clivage « culturel » dans les habitudes quotidiennes, ni une « occidentalisation » des modes de vie. Les volontaires français, qui tendent au contraire par leur appréhension culturaliste à durcir cette opposition entre occidentalité et africanité autour des modes de consommation alimentaire, démontrent leur faible degré d’intégration sociale. Adopter une pratique proche de ce qu’ils se

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représentent du quotidien local, en gommant l’asymétrie sociale qui les isole d’un entourage sénégalais ou malgache modeste « authentique », renforce donc leur statut d’étranger au lieu de les fondre dans l’environnement local. Ces lieux de restauration correspondent à des classes sociales qui sont aux antipodes de celles auxquelles appartient cette clientèle française. La présence de celle-ci apparaît « hors norme » localement, et évoque une exotisation du quotidien qui renvoie aux clichés courants concernant les comportements dits occidentaux. Il arrive par exemple que les acteurs locaux présents dans ces lieux de restauration interpellent les volontaires qui s’y rendent sur les raisons de leur présence. « Pour les gens ici, j’ai de l’argent, donc je suis censée aller au Café de la Gare7, au CCF, dans les grands hôtels, sortir là où vont les autres vazaha. La dernière fois, je voulais aller à un concert à Ambohipo [...]. Y a une collègue qui m’a dit : “Mais pourquoi ça t’intéresse ?” Pour elle, c’était trop populaire, trop local pour moi. Ou bien y avait une gargote où on allait souvent avec deux copines [volontaires], c’était au calme avec vue sur la ville et tout, c’était génial. Mais les questions que les gens nous posaient, c’était pas pour faire connaissance, c’était du genre : “Alors vazaha, ça te fait quoi d’être ici ? Comment tu trouves mon pays ?” Ou bien plus direct : “Qu’est-ce que tu fais là ?” C’était limite agressif, les gens comprenaient pas, mais nous, on voulait pas aller avenue de l’Indépendance ou à Isoraka, là où y a que des trucs chers pour vazaha ! » (Mathilde, novembre 2010, Antananarivo).

12 Ces volontaires sont donc renvoyés à des modes de catégorisation sociale auxquels ils cherchent justement à échapper. Refuser de manger dans des restaurants modestes, comme le font de nombreux autres expatriés, relève pour eux d’un complexe de classe, voire d’une posture surplombante et néocoloniale. Ils ne comprennent pas que leurs pratiques tranchent de manière trop radicale avec les modes de vie et de sociabilité qui leur sont localement assignés : ils sont attendus dans des espaces urbains précis, correspondant à leur appartenance de classe. Échapper à la labellisation sociale d’une bourgeoisie occidentale en ne fréquentant pas les lieux où on l’y retrouve habituellement n’efface pas les étiquettes toubab et vazaha auxquelles les volontaires sont associés, bien au contraire. Troubler les frontières symboliques urbaines en adoptant des pratiques de déclassement social rend plus visible encore leur statut d’extranéité et d’étranger. Celles-ci attestent d’une quête culturaliste de la société locale, contrariée par l’isolement qu’elle génère en retour, et qui se poursuit au-delà des pratiques de loisirs.

13 Par exemple, contrairement aux discours théoriques que tiennent ces volontaires vis-à- vis de l’aide internationale, en pratique et face aux réalités locales, leurs réactions s’avèrent beaucoup plus misérabilistes qu’annoncées. L’exemple le plus récurrent concerne les enfants de rue, qui apparaissent comme le symbole par excellence des victimes de la violence intrinsèque au « sous-développement ». À Dakar, les talibés que l’on voit surtout le long des grandes artères de la ville deviennent, dans les représentations de nombreux volontaires, des « martyrs de la pauvreté », ignorés des classes locales favorisées : ils rejoignent les images médiatiques fortes dont les enfants de rue font particulièrement l’objet sur le continent africain (Fusaschi 2010). Il est 19 h. J’accompagne Sarah dans un restaurant somalien où nous allons rejoindre certaines de ses connaissances. Sarah est passée me prendre en voiture. Sur le chemin, elle s’arrête au feu rouge d’un grand carrefour et baisse la vitre de sa Land Rover en faisant signe aux talibés d’approcher : ils avaient quitté le bord de route pour quémander auprès des automobilistes. Sarah leur distribue plusieurs pièces de monnaie et finit par attirer la majorité des enfants autour de son véhicule. Les autres conducteurs (sénégalais) ne répondent pas aux sollicitations des talibés

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(les aumônes sont principalement faites le matin et ce système de mendicité est condamné socialement, et légalement depuis 2005). Alors que les enfants s’approchent de ma fenêtre, je réponds comme les automobilistes sénégalais avec la formule consacrée en wolof pour décliner une requête pécuniaire. Comme les enfants continuent d’affluer à la vitre de Sarah, elle distribue davantage de pièces. Pendant ce temps, le feu passe au vert et notre véhicule crée donc un embouteillage. Toutes les voitures coincées derrière klaxonnent en concert, certaines nous dépassent et leurs conducteurs ne manquent pas de nous adresser des gestes et paroles de mécontentement. En reprenant le volant, Sarah déclare : « Moi, ça me fend le cœur ces gosses qui mendient comme ça ! Je trouve ça horrible, personne ne fait rien pour eux, c’est que des gosses ! Je comprends pas comment on peut passer devant eux comme s’ils étaient pas là. La plupart des gens ne leur donnent rien, mais c’est plus fort que moi, moi je peux pas ! [...] Pour arriver à vivre ici, il faut durcir son regard sur la pauvreté, il faut se blinder. C’est violent cette indifférence. En plus, je croyais que dans les familles sénégalaises, on protégeait l’enfant. Donc je comprends pas. S’habituer à voir ces gosses comme ça, je sais pas comment font les gens ! » (notes de terrain, juillet 2008, Dakar).

14 L’existence des enfants talibés heurte les représentations culturalistes les plus courantes des volontaires au sujet de la société locale, notamment celles qui font de la famille le siège de la « solidarité sénégalaise » (voire africaine). Elles occultent les logiques de rapports d’âge, de classe et d’exode rural qui se croisent et nourrissent ce phénomène social, décrié localement depuis longtemps. Les marges de manœuvre de ces enfants en tant qu’acteurs de leur quotidien sont en outre rarement perçues. À l’instar des touristes et d’autres résidents occidentaux de la capitale, dont les étudiants nord-américains très investis auprès d’associations qui s’occupent de talibés dans des quartiers tels que la Médina, les volontaires français ne voient ces enfants que comme des opprimés et condamnent les manques de compassion locaux à leur égard. Leurs représentations de « l’enfant africain », en tant que symbole devant inspirer la générosité, rejoignent des aspirations d’ordre humanitariste. Paradoxalement, le système religieux associé à l’existence des talibés8 n’est pas ouvertement mis en cause. Cette appréhension du quotidien des enfants talibés reste associée au contexte socioéconomique général : les volontaires s’aventurent peu dans la critique ouverte des pratiques musulmanes locales, vantant plutôt l’ouverture de l’islam au Sénégal pour sa cohabitation avec le catholicisme. Ils veillent à éviter tout discours islamophobe et à se distinguer sur ce point également des cercles expatriés. Mais leurs représentations misérabilistes et culturalistes des talibés tendent à les marginaliser socialement, alors que leurs dons récurrents dans le trafic routier dakarois à l’endroit de ces enfants leur donnent le sentiment de s’investir et de participer à la vie locale.

15 Un autre exemple d’ambivalence dans l’appropriation de l’espace urbain se retrouve dans le choix de logement des volontaires de l’aide internationale. Dans une optique de mixité sociale, nombre d’entre eux refusent d’habiter dans des quartiers résidentiels. Ils souhaitent assurer leur insertion locale en ne vivant pas « entre Blancs », ni avec des Sénégalais ou Malgaches issus de classes sociales aisées qu’ils jugent « occidentalisés ». Cependant, refuser les lignes de ségrégation spatiale qui jalonnent les espaces urbains dakarois et tananariviens donne là encore davantage de visibilité à leur statut d’étranger. Car résider parmi des classes plus modestes n’efface pas leur appartenance sociale et la rend au contraire plus évidente. L’installation de volontaires français dans des quartiers dits « populaires » accentue certains mécanismes de distinction à leur encontre, au lieu d’établir des rapports sociaux symétriques :

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« On était très observés [dans notre quartier] même si personne nous parlait, tout le monde connaissait nos sorties, notre mode de vie. On n’était pas anonymes, mais on nous le montrait pas. Tout ce qu’on entendait, c’était “eh, vazaha !” [...]. Ça nous mettait les nerfs à bloc, surtout le matin. On avait mis au point des stratégies pour que ça s’arrête [...], mais on n’a jamais réussi ! Quand on est expat, c’est facile de vivre dans une belle maison, on a plus d’argent que la majorité des gens. Mais à côté, on a envie de vivre à la malgache, et en fait, on est souvent perdu. C’est vrai que, quand je vois mes autres collègues vazaha, si t’habites dans un quartier calme, avec des gardiens, ta voiture, c’est des moyens qui permettent de se couper de ces agressions » (David, novembre 2014, Antananarivo).

16 Cette tentative de désorganisation des codes qui régissent les lignes de stratification locale ne fait pas sens, si ce n’est de manière ponctuelle et isolée. Les volontaires français sont plus largement considérés comme ayant les moyens financiers de vivre dans de « beaux quartiers », à l’instar des individus sénégalais ou malgaches ayant le même confort de vie. Leur choix est donc autant soumis à des difficultés d’insertion sociale qu’il est incompris. Certains volontaires subissent d’ailleurs des vols, ce qui peut, par exemple, les amener à employer un gardien et donc à reproduire finalement les pratiques embourgeoisées des quartiers aisés qu’ils souhaitaient éviter. Enfin, ces choix de résidence peuvent paradoxalement accentuer des processus d’ethno- racialisation réciproques, ce qui complexifie encore toute forme d’immersion locale : Une après-midi, alors que nous sortions de chez elle, Nathalie est interpellée par une jeune voisine que l’on croise dans la rue et qui lui lance un : « Eh ! Toubab ! » Je ne suis pas surprise car nous sommes dans le quartier non résidentiel de Ouakam. Mais j’entends Nathalie répondre immédiatement : « bugnul ! »9, sur un ton agressif. Visiblement, ce n’est pas la première fois que Nathalie est ainsi interpelée et qu’elle répond de cette manière. Je la regarde perplexe, [...] Nathalie s’exclame : « Je ne comprends pas qu’on puisse pas être accepté parce qu’on est Blanc ! Franchement, y en a marre qu’on me lance toujours que je suis une “toubab”, c’est pénible ! Au moins ça les arrête net quand je leur réponds ça ! [...] Pour moi, c’est du racisme [ce qu’ils font], ni plus ni moins, il faut que les gens en aient conscience ! » (notes de terrain, mars 2014, Dakar).

17 D’un point de vue syntaxique, dans l’expression « bugnul », l’article « bu » est inapproprié puisqu’il n’est censé s’appliquer qu’aux objets et non aux personnes (il faudrait dire « kugnul »). Ainsi, les termes employés évoquent l’insulte « bougnoul » utilisée en France envers les personnes de phénotypes « arabe » et « africain ». D’un point de vue sémantique, l’expression employée ne peut constituer l’opposé du terme toubab, que Nathalie considère comme l’émanation d’un « racisme anti-blanc », puisque cette étiquette peut aussi être accolée à des individus sénégalais, voire africains en général. Dans cette interaction, c’est donc en renvoyant son interlocutrice à sa couleur de peau que Nathalie fait exister une distinction ethno-raciale et non l’inverse, comme elle le suppose. Cette interprétation est d’autant plus courante parmi les volontaires que leur intégration se mesure pour eux à la disparition de ce stigmate (Goffman 1976) — résumé par les termes toubab ou vazaha qu’ils s’emploient à gommer — au sein de leur environnement local. Mais leur choix de ne pas s’enfermer dans des « quartiers blancs », et plus globalement dans des quartiers aisés, accentue les disparités socioéconomiques dans lesquelles ils s’inscrivent, et impose une distance sociale qui produit et entretient des catégorisations de couleur.

18 Il arrive malgré tout que des volontaires adoptent le modèle du Peace Corps américain, c’est-à-dire s’isoler complètement des réseaux expatriés, y compris ceux des

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volontaires, pour vivre une expérience locale « authentique » comme le raconte Sophie : « Au tout début, je voulais me fondre dans la masse. J’étais à fond, j’étais pas du tout dans le réseau des volontaires. Je voulais du local, le truc c’est que je savais pas qu’on peut jamais être complètement fondu dans la masse. Partout on te rappelle que t’es surtout pas comme tout le monde. Bref, au début, j’étais choquée par les pratiques des autres volontaires qui sortaient au resto tous les soirs par exemple, moi je restais avec des gens très pauvres, même parmi le personnel de l’ONG. J’ai habité avec des volontaires au début mais c’était trop petit, alors j’ai déménagé et j’en ai profité pour chercher une petite case dans un petit quartier. J’avais besoin de vivre l’expérience locale pour comprendre les réalités, les ressentis, observer les pratiques, les gestes, les codes. J’allais aux cérémonies de décès, j’ai appris à tuer des poulets pour les cuisiner, je vivais sans voiture et j’ai compris ce que ça veut dire être tout le temps à la bourre comme on le reproche aux Malgaches [...]. J’ai vu aussi les aspects négatifs du développement et ce dans quoi on travaille. J’étais dans mon truc, j’essayais de parler malgache au maximum, je ne voyais aucun vazaha en dehors des trois au boulot. »

19 Dans sa volonté de mettre en valeur l’immersion locale dont elle a pu faire preuve, Sophie omet de préciser que cette expérience a notamment été guidée par une relation amoureuse qu’elle entretenait avec un jeune Malgache de condition modeste, qui l’a amenée à s’intéresser davantage à la vie locale. Cette même logique a été constatée parmi d’autres volontaires isolés. Cependant, une fois sa relation rompue et malgré ses « acquis culturels », Sophie s’est rapprochée très vite des cercles de volontaires et d’expatriés français qu’elle fréquentait en majorité à la fin de son séjour, et parmi lesquels elle résidait. Son discours sur sa place dans la société locale est alors devenu tout autre et manifestait le regret d’avoir voulu « entrer dans la culture de l’autre en oubliant la sienne ».

20 Les logiques de déclassement social adoptées par les volontaires rencontrés s’organisent à la fois vis-à-vis des réseaux expatriés et des classes sociales locales moyennes et aisées. Les pratiques et représentations des individus qui appartiennent à ces dernières entreraient trop en contradiction avec les leurs : travailler dans le domaine de l’aide internationale amène notamment ces volontaires à appréhender la société locale de manière binaire, divisant sa population entre des classes sociales défavorisées, majoritaires, et une minorité aisée. Celle-ci est à leurs yeux caractérisée par une perte d’« identité culturelle » et de valeurs « traditionnelles », tout autant qu’elle serait responsable de la perpétuation de la précarité locale. Ceci expliquerait, selon les volontaires, le peu d’empathie des catégories aisées pour les classes sociales inférieures, et leur manque d’intérêt et d’investissement pour le « développement » de leur pays qu’elles laisseraient aux mains d’institutions étrangères. Elles cristallisent à leurs yeux tous les aspects négatifs d’une bourgeoisie à laquelle les volontaires refusent de s’identifier, bien qu’ils y appartiennent. « Je côtoie pas beaucoup de Malgaches jeunes et aisés. J’en ai rencontrés dans quelques soirées, ils peuvent être pires que des bourgeois parisiens ! Ils conduisent des 4x4, et beaucoup de jeunes expats friqués se retrouvent avec eux. Ils se fréquentent plus facilement parce qu’il n’y a pas de rapport d’argent. Ces Malgaches, en général, ils sont dans l’imitation de l’Europe [...] : ils vont au lycée français, au CCF, ils sont occidentalisés. Certains vivent ou ont vécu en France. C’est très facile de s’entendre avec eux. Pour moi, ça va tant qu’ils ont conscience de leur situation, qu’ils ne dénigrent pas les plus pauvres, qu’ils ont un regard juste et humble sur leur société. J’ai besoin qu’ils aiment leur pays, pas qu’ils [le] critiquent tout le temps [...]. J’aime pas les Malgaches qui font comme s’ils ne connaissaient

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plus leur identité et qu’ils étaient devenus des Occidentaux. [...] Quand tu leur dis que tu travailles dans les bas quartiers [...] ils disent que c’est trop loin de leur culture, et ils te posent plein de questions. Ils ont peur d’y aller comme si les gens qui y habitent n’étaient pas des Malgaches et que là-bas y avait que des brutes et des voleurs ! Y a beaucoup de choses qu’ils comprennent pas. C’est comme les mariages dans leur milieu : c’est ostentatoire, extravagant. Dans un contexte aussi pauvre, je trouve ça indécent. [...] Je l’ai dit à certains que je connais, pas sur le ton du reproche, je suis pas un donneur de leçon, mais pour essayer de les faire réagir. Je crois qu’on doit se positionner ici, autant que dans la société d’où on vient » (Fabrice, décembre 2012, Antananarivo).

21 Les catégories sociales aisées sont décriées par ces volontaires pour leur mode de consommation, qui paraîtrait banal dans un pays dit industrialisé, mais qu’ils jugent inacceptable et irresponsable en contexte de « pauvreté ». Les classes locales aisées constituent à leurs yeux le produit des inégalités et injustices de leur société. Ce postulat n’implique pas nécessairement de meilleures interactions entre les volontaires et des acteurs issus de catégories sociales défavorisées. Les premiers se plaignent souvent des sollicitations financières dont ils font l’objet de la part des seconds, et de leurs attentes en termes de dons financiers. Les représentations quelque peu caricaturales des volontaires français au sujet de la stratification locale les amènent souvent à valoriser leurs collègues sénégalais ou malgaches qui ont étudié en Europe ou en Amérique du Nord et rejoint leur pays natal pour entreprendre une carrière dans l’aide au développement sans viser les salaires et confort de vie qu’offrent les agences onusiennes, ni se reconvertir dans les professions libérales intégrées à la bourgeoisie locale et proches des milieux expatriés. Ces logiques culturalistes et populistes provoquent inévitablement des critiques virulentes de la part des individus locaux appartenant aux classes sociales locales favorisées, dont les privilèges de classe sont pourtant les mêmes que ceux des volontaires français. L’engagement de ces derniers pour le « développement local » est perçu comme moralisateur, d’autant qu’il occulte les contradictions sociales que les systèmes professionnels des ONG, centres de recherche et services de coopération entretiennent en leur sein et que nous allons analyser.

Intégration sociale et contradictions développementistes

22 Si les volontaires français interrogés dédient leur travail à l’aide et au développement, ils doivent collaborer avec des acteurs locaux issus de classes sociales suffisamment favorisées pour avoir eu accès à un niveau universitaire et être employés par les mêmes structures. Certains de leurs collègues locaux appartiennent donc aux catégories sociales dont ces volontaires tendent à s’éloigner dans leur quotidien, ce qui ne facilite guère leurs interactions professionnelles. Celles-ci restent complexes, empreintes d’ambivalences, souvent marquées par le conflit, et intègrent des représentations ethno-racialisées du pouvoir économique et politique international (Bazin 1997). En découlent parfois des clichés auxquels on ne s’attendrait pas de la part de volontaires travaillant dans le domaine de l’aide internationale, et qu’ils caractérisent par une certaine « paresse », un « manque de rigueur » et une « lenteur » dans les comportements malgaches ou sénégalais qu’ils observent sur leur lieu de travail. Ses représentations ne sont pas ouvertement assumées par tous les volontaires, elles sont

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souvent latentes et entraînent une distance sociale marquée également du côté des professionnels locaux, que les volontaires ne savent pas toujours interpréter si ce n’est en termes racialisés. Le fait d’être « Blanc » dans ces contextes professionnels leur semble très ambigu en raison des préjugés à la fois positifs et négatifs que cette catégorisation sous-tend, et qu’il faut rattacher aux contradictions internes des structures de l’aide internationale. Elles entraînent donc des relations généralement limitées entre les volontaires et leurs collègues locaux. « Là où je travaille, y a pas moyen qu’on se tutoie, même avec les Sénégalais de mon âge. C’est comme si les gens ont un certain complexe par rapport au Blanc, ils posent une barrière, comme si le Blanc de toute façon, c’est pas leur égal. Donc moi de mon côté, j’ose pas trop aller vers eux non plus » (Carine, mars 2014, Dakar). « Les gens ont tendance à te mettre sur un piédestal quand t’es vazaha. Tout ce que tu fais, c’est bien et tu sais forcément mieux que les autres. Quand tu corriges un truc, ils critiquent pas ce que tu fais, même s’ils voient des erreurs » (David, juillet 2014, Antananarivo).

23 Comme les autres milieux professionnels où l’on retrouve des expatriés, ceux de l’aide internationale sont stratifiés et les postes de direction sont souvent occupés par ces derniers, malgré une « africanisation » de l’emploi notamment dans les ONG. Les volontaires français se retrouvent au cœur de cette hiérarchisation professionnelle ethno-racialisée et donc souvent en porte-à-faux vis-à-vis de leurs collègues locaux. Les responsabilités qui leur sont accordées malgré leur jeunesse, leur expérience très relative et surtout leur connaissance limitée de la société locale, favorisent des rapports professionnels internes conflictuels. « J’ai été stagiaire pendant deux mois ici pour valider mon master, je suis rentrée en France et ensuite j’ai enchaîné avec un contrat de volontaire. J’ai eu plus de responsabilités du coup, mais ça a compliqué les choses. Ils ont dit aux coordinatrices de projets, qui sont malgaches, que je serais là “en appui”. Et elles, elles ont traduit ça comme une hiérarchie directe. C’était comme si elles étaient incapables de gérer leur programme et que je devais les superviser, alors que c’était pas l’objectif. Du coup en réunion, tout le monde agissait comme si j’étais leur chef, j’étais la vazaha et on me donnait la parole en premier à chaque fois. Donc forcément la discussion était difficile parce qu’après personne me contestait. Ça s’est super mal passé, alors que quand j’étais juste stagiaire, ça se passait très bien avec tout le monde ! Y a même une collègue qui a démissionné » (Charlotte, novembre 2014, Antananarivo).

24 Ces relations professionnelles difficiles, fondées sur une hiérarchisation qui ne fait pas toujours sens pour les acteurs locaux, dépassent le cadre interne des institutions concernées puisqu’elles s’exportent auprès d’interlocuteurs périphériques qui interviennent dans la mise en œuvre des projets de développement. Marie travaille avec un centre de recherche français sur des problématiques de développement durable. Après sa prise de poste, elle a rapidement entrepris d’organiser des réunions dans différents ministères pour informer leurs cadres de son projet d’étude et inciter les responsables des politiques publiques à adopter certaines mesures environnementales. Marie se plaint de plus en plus du fait que les réunions prévues n’aient pas lieu et que ses interlocuteurs ne s’y présentent pas. L’un de ses collègues, Thomas, un volontaire plus ancien, l’encourage régulièrement à persévérer : « Au Sénégal les gens ne respectent pas leurs engagements, encore moins les horaires, donc faut être patient. C’est leur mentalité, c’est leur façon de fonctionner ici, faut faire avec ! » À aucun moment n’est prise en compte la position subalterne de Marie à laquelle renvoient son âge et son statut de volontaire vis-à- vis de cadres et responsables ministériels qu’elle « convoque » à des réunions pour

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leur expliquer les bienfaits de la protection environnementale (notes de terrain, juin 2007, Dakar).

25 Les rapports professionnels des volontaires avec le personnel national sont alors souvent culturalisés pour expliquer les malentendus rencontrés : ces références consolident l’imaginaire d’un fossé presque infranchissable qui entérine des situations conflictuelles. En retour, les acteurs sénégalais ou malgaches jouent de ces distinctions « culturelles » comme marge de manœuvre pour remettre en question et contrarier un rapport hiérarchique et social qui ne va pas de soi. « C’est très compliqué d’être un vazaha au boulot, parce qu’il y a des codes spécifiques [...]. Y a la présentation de soi, la manière de parler. Les codes culturels [...] sont très compliqués, c’est pas facile de s’y retrouver, il faut tomber sur quelqu’un qui va pouvoir t’apprendre et au moins récupérer 5 % des infos dont t’as besoin pour travailler. Y a tout le management à la malgache : les gens s’expriment après la réunion ou avant, rarement pendant, y a des codes par rapport à la différence d’âge [...]. La façon de discuter est très particulière, on peut pas aller à l’opposition frontale. Et il faut arriver à décrypter ce que l’autre pense même s’il te donne l’impression d’être d’accord avec toi. Le truc, c’est de laisser les gens s’exprimer d’abord, et toujours poser des questions ouvertes, faut laisser le choix. Parce que sinon [...] y a rien qui suit. Par exemple, si je dis à une collègue “demain, on fait une réunion à 10 h pour discuter du projet, c’est bon pour toi ?”, elle va me répondre “oui”. Mais la dernière fois que j’ai fait ça, elle est arrivée à 11 h, parce qu’elle avait une autre réunion à 9 h 30 et elle n’avait pas voulu me contredire : les gens ne disent jamais “non”, d’ailleurs y a pas de mot pour ça en malgache » (Corentin, janvier 2013, Antananarivo).

26 Enfin, ces interactions difficiles auxquelles les volontaires se heurtent sont aussi fonction des relations que leurs supérieurs hiérarchiques, français ou européens, entretiennent avec le reste du personnel local au sein de ces mêmes structures, qu’ils soient chefs de service, directeurs ou coordinateurs basés à l’étranger. Ces derniers apparaissent davantage impliqués dans des crispations identitaires greffées sur la hiérarchisation professionnelle et socio-économique qu’ils incarnent, et qui induit souvent des comportements allant du paternalisme à la suspicion. « Mon chef, Patrick, il fait confiance à aucun Malgache. Dès qu’il part en congés, il fait appel à un autre Français au lieu de déléguer. Du coup, moi aussi je suis catégorisée comme raciste dans l’ONG et ça entretient tout ça. D’ailleurs, quand il y a des réunions de personnel, tous les vazahas, même ceux qui ne sont pas chefs, sont exclus. Ça donne une idée de l’ambiance. Patrick ne leur fait pas confiance sur la gestion des fonds et des salaires. Et il n’augmente pas les salaires locaux alors que le nombre de bailleurs augmente et que tout le monde voit l’argent passer. Il dit que l’ONG n’est pas là pour offrir un travail avec de meilleurs salaires que la moyenne locale, mais pour construire des projets pour les pauvres qui ont besoin de cet argent. Du coup, ça crée des conflits. Parce que les salaires des vazahas, ils bougent pas, ils sont payés par des structures extérieures mais tout le monde sait combien on gagne. J’ai le double du salaire de ma collègue malgache alors qu’on fait exactement la même chose. Pareil quand on a un consultant qui vient pour une étude : souvent c’est un vazaha parce que Patrick les trouve plus sérieux, et même si le salaire est pris sur des budgets exprès, c’est au moins cinq fois ce que gagnent les chargés de projets malgaches. Tout ça crée des tensions » (Marion, décembre 2012, Antananarivo).

27 À partir de ces conflits apparaissent chez de nombreux volontaires des logiques et discours qui tendent à « postcolonialiser » leurs contextes de travail, qu’ils ramènent à la fois aux inégalités Nord-Sud et aux rapports de domination historiques entre la France et l’Afrique. Beaucoup estiment que les responsables français dans ces

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structures d’aide internationale ne distribuent pas assez le pouvoir de décision, n’encouragent pas l’autonomisation des structures, infériorisent les compétences locales, et maintiennent des relations de travail asymétriques qui mettent à mal les idéaux de coopération, l’aboutissement des projets initiés et leur adaptation aux réalités sociales locales. Des critiques similaires se retrouvent auprès de volontaires travaillant pour d’autres structures européennes, mais en critiquant particulièrement les logiques françaises, leurs auteurs s’incluent dans cette remise en cause pour favoriser des échanges professionnels plus amicaux et ouverts, en se distinguant de leurs aînés salariés et expatriés. Ceci n’entraîne pas pour autant de rapprochement avec leurs collègues locaux, qui se positionnent avant tout par rapport aux stratifications socioéconomiques fondées sur les écarts de salaire qu’aucun discours d’ordre postcolonial ne peut effacer.

28 Un autre point cristallise cette distance socioprofessionnelle : les tenues vestimentaires inadaptées au contexte de travail. Les pratiques des volontaires se distinguent peu sur ce point de celles de nombreux expatriés salariés occidentaux (Quashie 2015). Les volontaires rencontrés arborent souvent des tenues décontractées, qu’ils estiment adaptées à la chaleur, à la « brousse » ou aux zones urbaines défavorisées. À Dakar, on peut parfois entendre les termes toubab diakhaté qui leur sont associés10. Les effets vestimentaires de Marie, par exemple, qui rencontre souvent des fonctionnaires ministériels sénégalais portant tous un costume, un tailleur ou d’élégants boubous en bazin, expliquent aussi le non-respect de ses interlocuteurs pour les réunions qu’elle organise. Ses tenues n’apparaissent pas adaptées à son contexte de travail, ni à son niveau d’études et de responsabilités et l’exposent au fait de ne pas être prise au sérieux. Parmi les volontaires, le faible degré d’adaptation aux normes vestimentaires locales, différentes selon les contextes et appartenances de classe, questionne plus largement certains idéaux que l’on retrouve dans les milieux professionnels occidentaux de l’aide internationale. Les tenues vestimentaires, qui sont aussi le produit d’un effet de socialisation lié au contexte professionnel, tendent à s’accorder avec des représentations génériques vis-à-vis d’un environnement socioéconomique paupérisé, dans lequel les volontaires travaillent à l’amélioration du quotidien. Ces représentations renvoient à des références populistes et « anti-conservatrices ». Elles sont imprégnées d’un imaginaire de « l’aventure » qui caractérise le fait d’être parti travailler dans un pays du « Sud » pour y aider des populations défavorisées et valoriser une culture locale11. Or, ces représentations ont une influence sur la catégorisation sociale dont les volontaires font l’objet, en tant qu’acteurs professionnels étrangers, et favorisent une distance sociale prononcée avec leur environnement local.

29 L’intermédiation de collègues sénégalais ou malgaches permet parfois aux volontaires de mieux adapter leurs habitudes vestimentaires aux contextes urbain et rural dans lesquels ils travaillent. Cet apprentissage est possible parce que les volontaires restent en quête de connaissances « culturelles » vis-à-vis de la société locale. Celle-ci les conduit cependant à certaines impasses. À Dakar par exemple, les magasins de prêt-à- porter sont sources de peu de satisfaction auprès des volontaires, car ils proposent des tenues importées adaptées à des classes d’âge et des goûts restreints. Ces vêtements sont le plus souvent achetés par de jeunes Sénégalaises célibataires et peuvent être localement stigmatisés pour ne pas répondre à certaines normes de décence (robes et pantalons moulants, tops échancrés, jupes très fendues). En témoigne leur labellisation (« yerew [vêtements] toubab »), même s’ils ne correspondent en rien aux tenues des

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résidentes expatriées occidentales. Quelques jeunes femmes volontaires s’essayent donc aux vêtements sur mesure réalisés par des tailleurs des quartiers populaires tels que la Medina. Il s’agit le plus souvent de tenues de coupe « occidentale » avec des tissus aux couleurs chaudes, parfois en legos ou en cuub12, ou encore réalisés à partir de patchworks de ces tissus. Dans la même logique, elles fréquentent des boutiques dakaroises, appartenant souvent à des résidents français, qui vendent des « vêtements ethniques ». L’ensemble de ces tenues sont fabriquées par des artisans sénégalais et affichent ainsi un cachet « d’authenticité » (Sylvanus 2002). Or, pour les consommateurs sénégalais, il s’agit davantage d’une imitation des effets vestimentaires locaux qui reflète un exotisme toubab13. Aussi, en portant des tenues qui incluent des éléments évoquant leur environnement « local », ces volontaires ne marquent pas davantage leur insertion sociale. Il en va de même à Antananarivo, où les tenues évoquant une « culture » particulière aux yeux des volontaires sont associées à l’achat de fripes : « On m’a beaucoup dit “un vazaha, ça a de l’argent”, [...] j’ai compris que ça plaisait pas que j’aille aux fripes comme mes collègues. C’était choquant et dévalorisant pour eux que je m’habille comme ça. Pour eux, j’ai un très bon salaire, donc ils ne comprennent pas » (Muriel, mai 2011, Antananarivo).

30 Une tenue vestimentaire étant toujours le reflet d’une position sociale et d’une appartenance de classe, le fait d’opérer un déclassement social ne peut qu’interroger les acteurs locaux, comme nous l’avons vu précédemment. Ces incompréhensions entretiennent ici aussi des phénomènes de distinction ethno-racialisés — de la même façon finalement que si les volontaires ne tentaient pas de s’extraire des clichés vestimentaires associés aux expatriés occidentaux.

31 Les rares contextes qui semblent faciliter de bonnes interactions professionnelles sont ceux dans lesquels les volontaires se retrouvent seuls à travailler avec une équipe locale, dont les relations avec les partenaires du « Nord » restent relativement distantes et où les écarts de salaire sont les plus faibles. Les interactions que les volontaires entretiennent avec leurs collègues sénégalais ou malgaches dépassent alors le cadre professionnel et peuvent se prolonger dans des activités de loisirs. À ces contextes spécifiques et plutôt exceptionnels s’ajoutent plusieurs éléments : leurs collègues locaux ont souvent un âge et/ou un parcours universitaire équivalent ou supérieur (doctorat) réalisé en France, manifestent un certain intérêt francophile et font eux- mêmes l’objet d’une marginalisation sociale locale, en raison de leurs modes de vie ou de leurs « origines » géographiques et généalogiques. « J’ai une collègue malgache, Josie, qui n’est pas Merina comme la majorité des gens à Tana, elle a des origines de la côte est, et de Chine aussi. Il paraît que ça se voit, mais moi j’avais pas fait attention au début. Un jour, elle aurait parlé malgache avec l’accent de l’Est, et ça a indigné une collègue [...]. Ils ont plein de distinctions entre eux, y a toute une hiérarchie qui fait qu’en gros, les Merina c’est les meilleurs et c’est eux qui ont le pouvoir. Donc quand tu viens d’ailleurs, t’es forcément mis à part. Josie se dit métisse et ça lui tient à cœur de lutter contre le racisme interne à Madagascar. Du coup, ça nous a rapprochées, au moins elle, elle avait envie de me connaître, elle connaît d’autres vazahas aussi, et je pense qu’elle veut continuer en France après. Le truc, c’est que je me sens vraiment comme une personne à part entière avec elle. Elle m’appelle pas “vazaha”, elle utilise mon prénom. Elle me présente comme son amie, et elle rectifie les gens quand ils m’appellent “vazaha” devant elle. On a beaucoup discuté de mes problèmes au boulot et sur la vie locale aussi. Elle m’a expliqué l’image du vazaha et l’interprétation des gens, les préjugés aussi. [...] Elle débloquait les choses parfois » (Muriel, janvier 2013, Antananarivo).

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32 Un autre contexte professionnel révèle les difficultés d’insertion locale de ces volontaires français : leurs relations avec les domestiques qu’ils emploient à domicile et qui sont les interlocuteurs sénégalais ou malgaches qu’ils côtoient le plus en dehors de leur environnement de travail. Employer une femme de ménage ou une laveuse est courant dans les réseaux expatriés et plus généralement dans la société dakaroise, un peu moins à Antananarivo où les classes moyennes et aisées ne sont pas aussi importantes. Le fait même d’employer des domestiques est un sujet de gêne parmi les volontaires qui y voient souvent l’affirmation d’un statut social supérieur et d’une domination néocoloniale — logiques qui vont à l’encontre des représentations qu’ils ont de leur place dans la société locale et des valeurs qu’ils y attachent. Ces volontaires sont en effet très critiques de leurs aînés expatriés auxquels ils reprochent par exemple d’établir des caricatures de la société locale à partir de leurs interactions avec leurs domestiques, ou de trop parler de leur personnel de maison durant les soirées qu’ils organisent. Les volontaires emploient des domestiques pour leur ménage, leur cuisine et leur lessive, durant un nombre d’heures hebdomadaires limité, n’ayant pas de famille à charge et étant peu souvent chez eux. Ils tentent de se distinguer des pratiques des autres expatriés en détournant ce rapport de domination économique pour faire de leurs employés des « cultural brokers ». Ceux-ci peuvent constituer une porte d’entrée sur le quotidien local, d’autant plus utile que leurs employeurs y possèdent peu d’ancrages directs et pérennes. Cependant, inscrire ces relations dans un équilibre relationnel, alors qu’elles sont de l’ordre du rapport employeurs/employés et donc marquées par une asymétrie sociale, ne va pas de soi. Si les volontaires français sont animés par des logiques populistes et postcoloniales qui les amènent à questionner leur statut d’employeur, leurs employés se considèrent impliqués dans un rapport salarial classique. Or, les volontaires adoptent souvent des attitudes opposées à ce que ce contexte devrait impliquer. Travailler pour un toubab ou un vazaha est prisé par les domestiques des deux capitales, puisque leur rémunération est supérieure à la moyenne locale, peut s’accompagner d’un contrat de travail et surtout d’une aide financière régulière — liée à la culpabilité de classe de leurs employeurs. La convergence de logiques sociales contraires crée donc des interactions ambivalentes, et entraîne finalement une méfiance chez de nombreux volontaires, proche de celle observée généralement auprès des résidents expatriés à l’endroit de leurs domestiques. Car c’est en gommant la hiérarchie de classe qui les sépare de leurs employés que les volontaires connaissent des déceptions. Le rôle de « cultural broker » des domestiques se trouve donc fortement limité dans les faits. Les relations interpersonnelles, ainsi que les aides ponctuelles en cas de maladie, de besoins scolaires, sont entretenues à l’intérieur d’un cadre souvent hiérarchisé, que certains volontaires justifient par une imitation des pratiques et normes locales qui maintiennent des distinctions de classe marquées entre employeurs et employés.

33 Dans ces contextes professionnels conflictuels et ambivalents, la question linguistique prend un sens particulier. À Antananarivo, le malgache est rarement appris par les volontaires, au-delà des salutations d’usage, des termes utiles aux négociations commerciales et des formules de remerciement. Il en va de même à Dakar, où le wolof est la langue nationale la plus parlée. Madagascar et le Sénégal sont des pays francophones aux yeux des volontaires, de sorte qu’un apprentissage linguistique approfondi n’est pas perçu comme un moteur d’intégration sociale indispensable. Leur séjour durant un à quatre ans, ils se montrent peu prompts à s’investir dans la maîtrise

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d’une langue dont ils n’auront pas l’utilité ailleurs, et se distinguent peu en cela des expatriés salariés français (Quashie 2015). Les rhétoriques postcoloniales dont les volontaires usent par ailleurs au sujet de leurs conditions résidentielles et professionnelles contournent donc paradoxalement la question linguistique.

34 Quelques-uns s’exercent cependant à un apprentissage plus avancé du wolof et du malgache, dans le but de faciliter leurs échanges professionnels et leurs relations avec leur personnel de maison, de faire des rencontres et de rendre plus efficaces leurs techniques de négociation quotidienne. Cela se produit davantage à Dakar où les mélanges récurrents entre français et wolof dans les conversations courantes permettent aux volontaires de se familiariser plus facilement avec le wolof, contrairement au malgache qui est parlé presque exclusivement seul lorsqu’il est employé (cette langue possède le même statut de « langue officielle » que le français). Dans les deux capitales, les volontaires rencontrés insistent sur l’humour que le malgache et le wolof serviraient à véhiculer tout en facilitant les interactions. L’idée sous-jacente associe de manière culturaliste le rire, les modes de communication et la simplicité de la « vie à l’africaine ». Pour ces volontaires, il s’agit aussi de prouver leurs capacités d’immersion sociale, de montrer à d’autres expatriés qu’ils y sont parvenus et de « briller en société » auprès de leurs proches. Toutefois, on observe souvent que face à leurs interlocuteurs locaux, ils ne prennent pas toujours la mesure des imaginaires sociaux qui accompagnent la pratique d’une langue locale autre que le français. Cette absence de recul peut mener à de nombreux malentendus qui fondent des rapports de pouvoir et tensions, souvent traduits en termes de racialisation : À midi, j’ai rejoint Isabelle dans un restaurant à côté de l’université. Un serveur nous a accueillies et Isabelle l’a salué en wolof. Le serveur lui a répondu un « bonjour » froid qu’Isabelle n’a pas remarqué. Au moment de passer commande, elle s’est à nouveau exprimée en wolof, bien qu’elle maîtrise mal la syntaxe et l’accent de cette langue. [...] Le serveur a manifesté une seconde fois sa vexation et a continué de répondre en français, puis il s’est directement adressé à moi en français. Isabelle insistait, en wolof, même si le serveur tentait de maintenir coûte que coûte une distance entre eux. Nos discussions me sont alors revenues en mémoire : Isabelle supporte mal d’être renvoyée à son statut d’étrangère toubab. Mais elle ne voyait pas que le serveur résistait à l’infériorisation sociale qu’il croyait qu’elle instaurait en laissant croire qu’il ne parlait pas français. J’ai ensuite entendu le serveur grommeler en wolof : « Ces toubabs, tous les mêmes, ils se croient tout permis » (notes de terrain, avril 2008, Dakar).

35 Les rapports de classe qui émergent des pratiques linguistiques entre les volontaires et leurs interlocuteurs locaux ne sont compris par les premiers que dans un seul contexte d’interlocution : lorsqu’ils s’adressent à des individus peu à l’aise en français, appartenant donc à des classes sociales modestes ou défavorisées et qui apprécient qu’un locuteur toubab ou vazaha dépasse ces barrières sociales. Mais les contextes urbains dakarois et tananariviens ne sont pas composés que de résidents issus de ces catégories sociales et les volontaires questionnent peu leur appréhension binaire de la stratification de leur environnement local (majorité « pauvre » vs minorité aisée). Les résidents sénégalais et malgaches parlant et/ou comprenant le français sont pourtant suffisamment nombreux pour que la plupart des expatriés volontaires et salariés n’apprennent aucune langue locale. Empreints de logiques culturalistes et populistes, ceux qui souhaitent se distancier de cette pratique tiennent peu souvent compte de l’appartenance sociale de leur interlocuteur (ibid.) : choisir de s’exprimer en wolof ou en malgache ne s’inscrit dans un processus d’immersion que si les écarts sociaux qui

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séparent interlocuteurs locaux et français sont mesurés. Lorsque ceux-ci sont faibles, ils impliquent davantage l’usage du français, sous peine de placer cette communication « interculturelle » sous le signe de la confrontation et du durcissement de logiques ethno-raciales : « Je suis partie en mission avec un collègue malgache vers Manakara [...]. Au début, il devait juste être mon traducteur [...], mais j’ai pas voulu instaurer une relation professionnelle hiérarchique. C’était surtout pour être accompagnée, parce que je parle malgache. J’étais la première Blanche avec laquelle il travaillait [...]. Y avait des dialectes différents parfois, mais les gens dans les villages étaient toujours contents de m’entendre leur parler et expliquer ce qu’on venait faire. Une vazaha qui parle malgache, dans le boulot ça change la vie ! [...] On était tout le temps ensemble mais je parlais jamais malgache avec mon collègue, toujours en français. Parfois je me prenais des trucs du style “je sais que je suis meilleur que toi parce que c’est mon pays et que je le connais.” Il voulait me montrer que moi j’étais la vazaha et lui, le Malgache, mais qu’il en savait autant que moi. Du coup, c’est arrivé, quand des villageois nous voient, qu’ils nous appellent vazaha tous les deux et ça l’énervait ! Il me disait souvent aussi que je parlais pas si bien malgache que ça, mais je laissais faire » (Sophie, mai 2011, Antananarivo).

36 Ces contextes d’interaction attestent de logiques sociales de concurrence entre les usages du français et des langues nationales qui font écho à des positionnements différenciés selon des stratifications de classe entremêlées. À une échelle globalisée, entre les volontaires et leurs interlocuteurs nationaux, l’usage des langues locales devient tantôt un enjeu de subversion, tantôt un marqueur de distinction de classe tel qu’on l’observe à l’échelle des stratifications locales.

37 À Dakar comme à Antananarivo, les volontaires français de l’aide internationale que nous avons rencontrés attestent de relations distantes avec leur entourage sénégalais et malgache, bien que ces contacts soient généralement qualifiés de faciles et spontanés. Les codes locaux qui favoriseraient des interactions plus approfondies leur semblent impossibles à acquérir et confirment à leurs yeux l’idée latente d’un « fossé culturel » infranchissable. Nous avons tenté d’analyser plusieurs mécanismes sociaux qui enferment les interlocuteurs dans des représentations figées d’eux-mêmes et d’autrui. Les volontaires interrogés expliquent également cette distance sociale par des centres d’intérêt différenciés, et d’importants écarts socioéconomiques qui les séparent de la majorité des interlocuteurs locaux dont ils souhaiteraient partager le quotidien. Ils sont régulièrement confrontés à des sollicitations financières, dont le refus entre souvent en contradiction avec leurs idéaux et engagements éthiques, mais dont l’acceptation génère ambivalences et replis sociaux. Ces difficultés renforcent les contradictions inhérentes aux conditions sociales qui entourent le statut de volontaire de l’aide internationale au regard des sociétés locales.

38 Celles-ci conduisent aussi à choisir des fréquentations sénégalaises et malgaches de manière très sélective, notamment des personnes très critiques de leur société, souvent en rupture avec ses normes, ce qui permet aux volontaires de procéder à une insertion sociale par les marges, auxquelles ils se considèrent eux-mêmes renvoyés en tant que jeune élite bourgeoise étrangère. Cette exclusion du local les enjoint parallèlement à évoluer davantage dans des cercles de l’entre-soi (français, et souvent européens francophones) et, bien que cherchant à se distinguer des pratiques courantes des

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réseaux expatriés, à reproduire finalement des modes de sociabilité similaires. Ils sont en premier lieu justifiés par leurs cercles professionnels qui permettent dès l’arrivée des volontaires de mieux connaître la ville, de s’y installer, se déplacer et découvrir certains espaces de loisir. Ces cercles présentent également un secours en cas de difficultés qui n’est soumis à aucune barrière linguistique. Est enfin associée à ces mécanismes de distanciation vis-à-vis de la société locale la perte de repères et le « désordre psychologique » qu’implique ce contexte de mobilité, qui encouragerait à se rapprocher davantage de ce qui est familier.

39 Ces pratiques et représentations ne sont pas sans conséquence dans l’appréhension des réalités locales. Les imaginaires que ces volontaires finissent par se forger sont construits dans un miroir inversé de ce qu’incarne à leurs yeux l’Occident et entretiennent leur faible degré d’immersion locale. Celui-ci conditionne enfin leur retour après leur période de volontariat, qui a souvent lieu dans un contexte touristique ou pour un contrat professionnel plus court, ainsi que l’orientation de leur carrière vers des contextes de travail similaires, souvent dans un pays différent, à l’intérieur ou à l’extérieur du continent africain.

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NOTES

1. Une étude de R. CRUISE O’BRIEN (1972) au Sénégal en 1966-1967 montre en effet que Dakar accueillait à cette époque environ 20 000 résidents français. Les chiffres du ministère des Affaires étrangères français en 2014, malgré les biais existant dans les recensements consulaires, annoncent un nombre similaire, bien qu’en deçà de la réalité. Antananarivo accueillait à la même date environ 18 000 résidents français. 2. Selon l’Observatoire France volontaires, le terme « volontariat » remonterait à la fondation du comité international de la Croix-rouge durant la Première Guerre mondiale, qui reposait sur un engagement altruiste et éthique lié pour partie à celui du bénévolat. 3. Selon le décret du 15 mars 1986 complété par celui du 30 janvier 1995 et réformé en 2005. 4. Ce terme se réfère ici à des présupposés idéologiques qui soutiennent une morale sociale et militante et appellent au respect prioritaire des « populations locales » défavorisées. L’idéal sous-

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jacent s’accompagne souvent de stéréotypes naïfs, misérabilistes, exotisants, et expose à une forte ambivalence, une approche qui entend partir du « bas » des sociétés — procédé récurrent dans le monde du développement (OLIVIER DE SARDAN 1990). 5. Termes qui désignent, de manière générique, un individu qui possède des « origines occidentales » (Europe, Amérique du Nord) et qui appartient donc, d’un point de vue local, aux classes sociales supérieures. Mais ces termes peuvent aussi être associés à des résidents sénégalais, malgaches, et plus largement africains, selon les contextes sociaux (PAPINOT 1998 ; FOUQUET 2011). Ils dépassent la notion de « couleur de peau ». 6. Nom des minibus collectifs qui assurent les transports en commun à Antananarivo. 7. Voir la description de C. F OURNET-GUÉRIN (2015) de ce lieu de restauration et de sociabilité construit sur fond de nostalgie coloniale où se côtoient de nombreux expatriés occidentaux et des résidents malgaches appartenant à des classes sociales aisées. 8. Le terme talibé signifie disciple ou élève apprenant le Coran. Ces enfants, souvent issus de milieux ruraux, sont confiés par leur famille à des maîtres coraniques pour étudier dans les écoles de la capitale. En contrepartie, ils réalisent des tâches domestiques et mendient pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur maître. Ce système d’apprentissage n’est pas soutenu par la majorité de la population dakaroise, ni par l’État qui a promulgué en 2005 une loi contre la mendicité des enfants talibés. 9. Le mot « nuul » signifie « noir » en wolof. 10. L’expression désigne des individus occidentaux « blancs » dont la tenue vestimentaire reflète de maigres ressources, ce qui contraste avec l’idée de richesse socioéconomique qui leur est généralement associée. Cette expression sous-tend un jugement moqueur. 11. Certains vêtements et accessoires sont courants dans les tenues des volontaires, tels que le port de pantalons treillis, de sarouel, de foulards chèche, de sandales pèlerin, de sacs en bandoulière aux couleurs vives, de sac à dos de randonnée, etc. 12. Le legos tire son nom de « Lagos » (Nigéria) d’où il était initialement importé : c’est un tissu en coton imprimé, souvent très coloré mais différent du wax (généralement fabriqué en Hollande) qui sert dans la confection de tenues vestimentaires. Le cuub est un tissu en coton teinté à l’indigo qui provient le plus souvent de Guinée. 13. P. BERLOQUIN-CHASSANY (2006) démontre comment cette demande d’ethnicité correspond à des attentes occidentales en quête d’une altérité idéalisée et porteuse d’inspiration créatrice.

RÉSUMÉS

Cet article propose une approche comparée des migrations liées au volontariat français au Sénégal et à Madagascar, dans des structures de l’aide internationale et de la coopération. Ce dispositif institutionnel réunit des profils et horizons professionnels pluriels de jeunes âgés de 20 à 35 ans qui constituent une catégorie sociale spécifique au sein des réseaux expatriés. Plusieurs paradoxes contrarient leur idéal et volonté d’immersion sociale locale. Leur mobilité, organisée depuis la France, participe à la définition d’une élite économique et socioprofessionnelle locale, malgré la faiblesse de leur statut hiérarchique et de leurs revenus. Les étiquettes sociales auxquelles les volontaires sont renvoyés évoquent des privilèges qui nourrissent aussi une fracture ethno-racialisée. Différents mécanismes et contradictions contribuent donc à développer des cercles de l’entre-soi.

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This paper compares the migrations of French voluntary service associated with the structures of international aid and cooperation in Senegal and in Madagascar. It combines several profiles and professional horizons of young people from 20 to 35 years old, and constitutes a specific category within the expatriate networks. Various paradoxes impede their ideal and will of social immersion into local society. Their mobility is organized from France and defines locally an economic and socio-professional elite, in spite of the weakness of their hierarchical status and income. The social labels to which French volunteers are sent back evoke privileges which also nourrish an ethno-racialized divide. Different mechanisms and contradictions contribute therefore to develop confinement and social grouping.

INDEX

Keywords : Madagascar, Senegal, Antananarivo, Dakar, cooperation, development, expatriation, social integration, French volunteers Mots-clés : Madagascar, Sénégal, Antananarivo, Dakar, coopération, développement, expatriation, intégration sociale, volontariat français

AUTEUR

HÉLÈNE QUASHIE Institut des Mondes Africains (IMAF), EHESS, Paris

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Parcours de petits entrepreneurs français à Marrakech French Small Entrepreneurs in Marrakesh

Chloé Pellegrini

1 Le nombre de Français qui s’installent au Maroc depuis le début des années 2000 ne cesse de croître. Parmi eux se distingue une catégorie qui semble également en constante augmentation, celle des Français qui choisissent de s’y installer pour y créer de petites entreprises. Quittant le plus souvent un métier salarié en France, ils partent « s’inventer » entrepreneurs dans une démarche individuelle de première expatriation non encadrée, avec un pécule modeste et sans « filet » professionnel ni affiliation institutionnelle.

2 Basé sur une étude ethnographique exploratoire menée en 2013 (Pellegrini 2014b), cet article se propose de présenter les discours et représentations de certains de ces petits entrepreneurs installés à Marrakech sur leur parcours, et d’analyser les enjeux identitaires et imaginaires investis par ces Français dans leur démarche de quitter la France et le salariat pour choisir d’entreprendre au Maroc. Il s’agira également de nous intéresser à la confrontation de ces enjeux avec la réalité de l’entrepreneuriat au quotidien à Marrakech et les relations professionnelles avec les Marocains afin de voir comment ces rencontres transforment les représentations que ces personnes projetaient, dans leur démarche initiale, à l’égard du Maroc et des Marocains.

3 Nous analyserons, d’abord, en quoi l’entrepreneuriat au Maroc représente pour ces Français une quête individuelle d’affranchissement et de réinvention de soi personnelle et professionnelle dans laquelle il s’agit de fuir une France synonyme de dépendance financière et hiérarchique, où il serait devenu impossible de se réaliser pleinement, pour « se sentir vivre libre » et « se réinventer » au Maroc, pays du Sud à la fois proche et lointain.

4 Nous étudierons également dans quelle mesure le fait que le Maroc ait connu une période de domination coloniale par la France sous le protectorat (1912-1956) est déterminant dans les représentations et l’imaginaire projetés par ces Français dans leur choix de s’y installer et d’y créer leur entreprise pour se réinventer dans un monde à

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leur image où ils puissent exercer leur liberté et leur volonté de maîtrise sur leur environnement professionnel. En effet, nous montrerons que leurs représentations de soi et des Marocains sont, en partie, nourries par un imaginaire postcolonial issu d’une mémoire collective française héritée du passé colonial entre la France et le Maroc et perpétuée à la suite de l’indépendance marocaine à travers la transformation des relations postcoloniales entre les deux pays.

5 Nous analyserons, enfin, comment ces représentations se heurtent à, et sont mises à l’épreuve par la réalité quotidienne des relations de ces petits entrepreneurs français avec les Marocains en milieu professionnel. En effet, la « rencontre » avec ces derniers renégocie et reconfigure ces relations et le paysage du vivre ensemble au Maroc entre eux, de sorte que l’imaginaire postcolonial se trouve, pour le moins mis à mal, au plus déconstruit et renégocié. Il ne s’agit plus, alors, seulement de se réinventer, mais de réinventer l’autre en le dépouillant des représentations imaginaires historiquement construites à son égard.

Contexte et méthodologie

6 Depuis le début du protectorat, le Maroc a connu d’importantes migrations d’installations de Français et d’Européens (Cassaigne 1964 ; Picod-Kinany 2010)1. Ce phénomène est en augmentation constante depuis le début des années 20002. La littérature existante s’est essentiellement intéressée aux motivations des Français à venir s’installer au Maroc et à leurs modes de vie et relations sociales dans le pays, toutes catégories sociales et professionnelles confondues : militaires, agriculteurs et personnels éducatifs et de santé sous le protectorat (Knibiehler, Emmery & Leguay 1992) ; coopérants, pieds-noirs et chefs de grandes entreprises agricoles et industrielles après l’indépendance (Cassaigne 1964) ; « touristes résidentiels » (Berriane et al. 2010) ; jeunes professionnels (Virkama et al. 2012) ; retraités, expatriés et employés (Therrien et al. 2014). Cependant, les petits entrepreneurs français, de plus en plus nombreux à s’installer au Maroc pour y créer leur entreprise, ont été laissés de côté par ces études3.

7 C’est pourquoi, courant 2013, dans le cadre d’un projet de recherche pour le programme MIM-AMERM4 sur les représentations et relations croisées entre Marocains et Français résidant au Maroc (Therrien et al. 2014), nous avons proposé une étude ethnographique exploratoire portant sur de petits entrepreneurs français à Marrakech et leurs relations professionnelles avec les Marocains (Pellegrini 2014b). Dans ce cadre, nous avons fait des entretiens semi-structurés approfondis avec huit entrepreneurs de nationalité française qui ont créé de très petites et petites entreprises sous législation marocaine à Marrakech. Vivant à Marrakech, nous suivons ponctuellement une partie des personnes interviewées depuis lors. Cela nous a permis de suivre l’évolution de leurs discours et de leurs parcours de manière informelle. Nous avons également rencontré d’autres petits entrepreneurs avec lesquels des entretiens non formalisés ont permis d’étoffer les premières analyses.

8 Tous les participants, dont les noms ont été changés, avaient, au moment des entretiens, des entreprises dans le secteur du tourisme et/ou celui des services, secteurs économiques les plus développés à Marrakech qui comporte peu d’industries, contrairement aux villes de Casablanca et Rabat. Les huit entretiens semi-structurés ont été réalisés avec quatre femmes et quatre hommes âgés entre 32 et 62 ans, arrivés à Marrakech entre 2002 et 2012. Lydie (46 ans), Jeanne (32 ans) et Paul (33 ans) dirigent

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des entreprises de création de mode et d’accessoires qu’ils dessinent eux-mêmes et vendent dans leur propre magasin à Marrakech et sur l’Internet à l’international. Charles (62 ans) a une agence de communication. Lucie (35 ans) est journaliste freelance. Étienne (39 ans) a une agence d’excursions d’aventure à destination des touristes occidentaux. Antonin (37 ans) et Béatrice (32 ans), restauraient en couple leur futur palais-maison d’hôtes au moment de l’entretien avant de repartir vivre en France un an plus tard. Charles et Lucie sont divorcés et ont un enfant chacun, les six autres sont mariés, parmi lesquels quatre ont des enfants. Quatre (Lydie, Charles, Antonin et Béatrice) ont des diplômes universitaires français de niveau bac+5, deux (Jeanne et Paul) ont fait des études commerciales courtes (bac+2), tandis qu’Étienne et Lucie ont arrêté leurs études après le baccalauréat. Charles et Étienne avaient déjà résidé à l’étranger et créé une entreprise avant leur installation au Maroc : Charles était propriétaire d’une agence immobilière en France ; Étienne gérait une entreprise d’excursions au Pérou qu’il a dû quitter précipitamment pour des raisons de sécurité. Les six autres ont toujours habité en France : cinq y étaient salariés avant de démissionner de leur emploi pour partir créer leur entreprise à Marrakech ; Antonin était notaire et a donc dû renoncer à son titre de façon définitive pour s’expatrier. Parmi les anciens salariés, Paul et Jeanne, qui étaient employés au SMIC, et Lucie, qui travaillait comme croupière de casino, ont quitté des emplois précaires à faibles revenus. En revanche, Lydie, qui était directrice financière d’une grande multinationale, Antonin, qui était notaire, et sa femme Béatrice, héritière aisée qui travaillait occasionnellement dans l’événementiel culturel, ont quitté des situations sociales, professionnelles et financières non seulement stables, mais aussi particulièrement aisées et confortables.

9 Par ailleurs, nous nous sommes entretenue ultérieurement avec d’autres petits entrepreneurs parmi lesquels Émile (48 ans), ancien jardinier salarié en Corse, qui a une entreprise de paysagisme à Marrakech et travaille dans de riches propriétés locales, et Oscar (41 ans), ancien gérant de bar dans le sud de la France, qui tient un restaurant en plein centre de Guéliz (la nouvelle ville).

Une quête individuelle d’affranchissement et de réinvention de soi

10 L’ensemble de ces petits entrepreneurs expliquent leur choix de s’installer à Marrakech pour créer une entreprise par la volonté d’échapper à leurs difficultés et/ou à leurs frustrations professionnelles et personnelles en France et de s’affranchir d’une pression sociale qu’ils qualifient d’« étouffante » (Charles). Le moteur du départ est moins leur situation économique et leur pouvoir d’achat, même si ceux-ci sont souvent mentionnés, que le sentiment d’être dans une impasse professionnelle et/ou personnelle.

11 Charles et Étienne qui avaient déjà eu une expérience d’entrepreneuriat auparavant rejettent l’idée d’entreprendre en France ou d’y devenir salariés. Étienne compare l’entrepreneuriat dans un pays du Sud à une drogue : « Et puis là, bah, ça [entreprendre] devient de la drogue, après ça, tu peux plus rentrer chez Renault et envisager de devenir vendeur voiture, ce qui aurait dû être ma vie [...]. Mais là c’était plus possible » (Étienne, 39 ans, ancien gérant d’agence d’excursions au Pérou / agence d’excursions d’aventure à Marrakech).

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12 Les autres affirment avoir voulu quitter une vie de salarié synonyme de dépendance financière et hiérarchique dans leur pays d’origine. Les raisons mises en avant concernent le stress d’un travail salarié peu valorisé en France, la pression des employeurs pour « faire du chiffre », des salaires trop bas face aux responsabilités exigées, l’absence d’une perspective de carrière à la hauteur de leurs attentes, et le sentiment de « passer à côté de la vie » (Lydie). Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, tous n’ont pas quitté une situation professionnelle précaire ou peu rémunératrice. Antonin, ancien notaire, a quitté une profession lucrative exercée de père en fils depuis trois générations pour « [s’]inventer un projet de vie différent ». De son côté, Lydie, ancienne directrice financière d’une multinationale a démissionné de son poste pour « refaire [s]a vie » au Maroc.

13 Tous critiquent, également, la normativité des diplômes en France et l’enfermement professionnel qu’ils imposent, en restreignant l’employabilité de leurs détenteurs à certains emplois et certaines fonctions exclusives en dehors desquels il n’est pas possible d’avoir sa chance auprès des employeurs ni, en cas de création d’entreprise, d’obtenir les autorisations nécessaires et la confiance des consommateurs français. Cette conviction est partagée aussi bien par les entrepreneurs interviewés qui n’ont d’autre diplôme que le baccalauréat que par ceux qui sont titulaires de diplômes de niveau bac+2 et bac+5 qui se sentaient en France dans une situation de stagnation professionnelle et sociale difficile à vivre. Lydie, par exemple, diplômée d’une grande école de commerce française de renom, désormais créatrice de vêtements de mode à Marrakech, insiste : « [...] J’avais une formation en marketing, management, et finance. Maintenant, je suis styliste, créatrice de mode, donc c’est moi qui m’occupe de la création de toute la ligne de vêtements et d’accessoires. Rien à voir avec le marketing, moi j’étais dans la haute technologie et la finance, donc rien à voir. Non, non, c’était quelque chose que j’avais en moi et que je ne pouvais réaliser qu’ici. En France, comment faire ? Il aurait fallu passer par des stades de formation très longs » (Lydie, 46 ans, ancienne directrice financière d’une multinationale en France / entreprise de création de mode à Marrakech).

14 De son côté, Lucie, qui a arrêté ses études après le baccalauréat, a trouvé au Maroc son « école de la deuxième chance » qui lui a permis de réaliser un rêve professionnel impossible en France en se réinventant professionnellement comme journaliste freelance pour des journaux francophones : « Sans diplôme, j’aurais pas pu [en France]. J’aurais pu être blogueuse, et si ma plume avait eu du succès, j’aurais pu effectivement me faire remarquer avec de la chance mais je me serais noyée dans la masse alors qu’ici j’ai la chance d’être française et je me suis fait très vite ce petit réseau dans la presse. [...] Là je me suis fait la plume, j’y suis vraiment allée en m’incrustant dans la profession. Et là, ça a été ma vraie école et c’était vraiment génial » (Lucie, 35 ans, ancienne croupière de casino en France / journaliste freelance à Marrakech).

15 Ainsi, ces entrepreneurs ont-ils le sentiment de s’affranchir d’un carcan professionnel, vécu comme contraignant, restrictif, voire étouffant, qui, selon eux, est aussi un carcan social propre à la société française envers laquelle ils sont souvent particulièrement critiques. Ils blâment, en effet, les législations administratives et fiscales françaises trop rigides qui empêchent la créativité et l’audace pour les salariés comme pour les entrepreneurs. Ils critiquent également « l’assistanat » dans lequel vivent les Français vis-à-vis de l’État (notamment la loi des 35 heures, le droit du travail et le droit au chômage), et vis-à-vis de la société qui, selon eux, leur dicte ce qu’ils doivent faire.

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« Prenez les jeunes entrepreneurs en France, on encourage l’auto-entreprise, oui, mais on voit des reportages où les entrepreneurs disent “oui, mais alors faut que j’aille faire un stage comme ça et comme ci, et je dois avoir cette autorisation-là, j’ai pas le droit de travailler le dimanche si j’ai envie.” Enfin, c’est plus de l’entreprise, ça ! Moi si j’ai envie de travailler 22 h/24, y’a personne qui va m’en empêcher. En France on va vous dire “vous n’avez pas le droit d’ouvrir le dimanche, de faire ceci cela”. La libre entreprise, ça n’existe plus ! » (Charles, 62 ans, ancien entrepreneur immobilier en France / agence de communication à Marrakech).

16 Dans leurs discours, quitter la France pour entreprendre au Maroc revient également à s’affranchir des modes de pensées véhiculés par la société française en apprenant à « penser par soi-même » (Paul, Lydie, Charles, Étienne et Jeanne), et en prenant l’entière responsabilité de son propre parcours professionnel et personnel selon les modalités de son choix. « Ici on a eu le temps de faire des erreurs, le temps de les récupérer, le temps de se faire connaître sans que personne nous casse la tête à nous dire des trucs. Voilà on a les horaires qu’on veut, y’a pas de restrictions. On travaille pour soi et après on paie nos impôts et voilà ! C’est plus libre, y’a plus de libertés et ça, c’est des choix qu’on n’aurait jamais pu faire en France. [...] C’est mon travail, c’est ma fierté du travail des mains que je pensais pas que j’avais » (Jeanne, 32 ans, ancienne vendeuse en France / entreprise de création d’accessoires à Marrakech).

17 Ainsi, entreprendre au Maroc représente pour ces petits entrepreneurs une quête individuelle d’affranchissement et de réinvention de soi qui passe par une « autopromotion » (Peraldi 2015) sociale et professionnelle dans un domaine et une fonction de leur choix, tout en refusant la dépendance d’intermédiaires tels que l’État et les employeurs ou de la valeur des diplômes sur le marché du travail, et en revendiquant de créer, prendre en charge et développer son destin professionnel et personnel par soi-même, sans aides institutionnelles.

18 Leurs propos font souvent écho aux discours idéologiques présents dans le contexte actuel de la mondialisation qui promeuvent l’idéal d’un entrepreneur héroïque qui prend en main son destin, prend des risques, transgresse les règles pour innover, et est érigé, aussi bien dans la littérature de management que dans les médias5, comme une figure de liberté et de maîtrise de soi et de son environnement depuis J. A. Schumpeter (1934)6. Ces discours résonnent d’autant plus fortement dans le contexte de politique nationale marocaine de promotion d’une économie néolibérale favorable à l’entrepreneuriat (Catusse 2008).

19 Se réinventant ainsi une vie professionnelle, un nouveau statut personnel et social, voire une nouvelle identité en tant qu’entrepreneurs, à travers des discours individualistes, libéraux, voire libertaires, les Français interviewés se réinventent également « citoyens du monde ». Là aussi se joue la volonté d’être sans dépendances, sans frontières, et de n’avoir d’appartenance nationale ou régionale que par la culture d’origine qui les a « modelés » (Charles) et les liens affectifs qu’ils gardent avec leurs proches restés en France. Cependant, ce désir de désengagement vis-à-vis du pays d’origine possède certaines limites : ils apprécient les avantages du « passeport rouge » (Paul, Étienne, Lucie) qui leur donne une liberté de circulation sans visa au Maroc comme dans de nombreux pays7 et qui, surtout, leur permettrait un éventuel rapatriement en France en cas d’instabilité politique ou sociale au Maroc. Aussi, leur quête d’affranchissement de la France se couple-t-elle avec la revendication de poser eux-mêmes les limites de leur appartenance à leur pays d’origine, selon qu’ils y trouvent (ou non) des avantages.

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« Je suis en train de passer dans une transition où j’ai moins le sentiment d’être Français qu’avant tout citoyen du monde et même un peu plus Marocain. [...] Mais je prendrai pas le passeport marocain. On n’a pas envie de devenir marocain. Et puis le passeport marocain t’amène moins de facilités qu’un passeport français ou européen ou canadien » (Étienne, 39 ans, ancien gérant d’agence d’excursions au Pérou / agence d’excursions d’aventure à Marrakech).

20 Dans les faits, leur désir d’« autopromotion » sociale et professionnelle s’est concrétisé au cours de leurs parcours. En effet, à l’exception du couple d’Antonin et Béatrice qui ont fermé leur entreprise pour rentrer vivre en France après cinq ans à Marrakech, les six autres ont effectivement accédé à des situations professionnelles plus élevées qu’en France, même si cette amélioration a souvent nécessité plusieurs années de travail ininterrompu dans des conditions parfois précaires (Paul, Jeanne, Étienne, Lucie). Ceux d’entre eux qui étaient de petits employés en France, — vendeur, commercial, jardinier ou croupière —, sont désormais chefs de petites entreprises au Maroc. Même si, dans l’ensemble, ils gagnent moins d’argent tout en travaillant plus que quand ils étaient salariés en France, ils affirment que la différence de niveau de vie leur permet de vivre d’une façon qui leur convient, loin de la « surconsommation » où certains se sentaient « piégés » en France (Lydie, Paul, Jeanne).

21 Or, lors de la conception de leur projet, la réalisation de cet idéal individuel d’affranchissement et de réinvention de soi, — reformulation à leur façon de l’idéal de l’entrepreneur héroïque mentionné plus haut —, ne leur semblait possible qu’au Maroc, précisément à Marrakech.

Le choix du Maroc : l’imaginaire postcolonial d’un pays où tout est possible

22 Le fait que le Maroc ait connu une période de domination coloniale qui s’est concrétisée par l’instauration du protectorat de la France (1912-1956), ainsi que l’évolution des relations postcoloniales entre les deux pays depuis l’indépendance, nous semblent déterminants dans les motifs qui ont mû ces personnes à projeter au Maroc — et non pas ailleurs — la possibilité de s’affranchir d’un carcan social et professionnel, d’exercer leur liberté et de prendre en main leur destin professionnel et personnel hors de France. En effet, d’une part, leur démarche s’inscrit dans un contexte postcolonial paisible dans l’ensemble où les relations politiques, économiques et culturelles actuelles entre le Maroc et la France sont présentées comme « uniques et privilégiées »8 par les gouvernements de part et d’autre, et où un ensemble de conditions pratiques favorables sont rassemblées. D’autre part, au-delà de ces facilités qui peuvent rendre le pays attractif, familier et sécurisant pour des Français, nous pensons également que l’attrait de ces entrepreneurs pour le Maroc, dans leur quête d’affranchissement et d’accomplissement de soi, est aussi dû à un ensemble de raisons symboliques liées à un imaginaire du pays et de ses citoyens historiquement et socialement construit au sein de la société française depuis la période du protectorat. Comme nous le verrons plus loin, cet imaginaire postcolonial, porteur de représentations du Maroc, des Marocains, et de soi dans un rapport imaginé au pays et ses citoyens, comporte différents niveaux qui sont, tous à des degrés divers, présents chez les personnes interviewées.

23 Le type de domination coloniale qu’a connu le Maroc sous le protectorat français différait grandement du système de colonisation de peuplement et d’administration

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directe imposé par la France dans d’autres pays comme l’Algérie (Cassaigne 1964 ; Knibiehler, Emmery & Leguay 1992 ; Belbahri 2004). En effet, institué par le maréchal Lyautey, premier Résident général au Maroc, le protectorat laissait une autonomie décisionnelle relative aux structures politiques et administratives locales (ibid.). Par ailleurs, tandis que l’Algérie a gagné son indépendance au prix d’une guerre longue et sanglante contre la France, la décolonisation marocaine s’est faite de façon progressive et sans conflit armé, malgré quelques épisodes sanglants (ibid.). De la sorte, tandis que les Français quittaient massivement et précipitamment l’Algérie en 1962 dans un climat de peur et de violences, il ne s’est pas produit de départs de cette ampleur au Maroc (ibid.). De plus, manquant de fonctionnaires dans de nombreux secteurs, les autorités marocaines ont engagé des cohortes de coopérants et d’experts français dans l’administration et ont signé avec la France de multiples conventions de coopération dans les domaines scientifique, économique, éducatif, culturel et technique dont certaines perdurent aujourd’hui (Cassaigne 1964 ; Picod-Kinany 2010).

24 De la sorte, les conditions pratiques propices à l’entrepreneuriat pour des Français au Maroc sont liées, en partie, à la situation postcoloniale paisible entre la France et le Maroc et au fait que bon nombre des institutions et administrations marocaines actuelles sont issues de celles mises en place par la France au Maroc sous le protectorat. En effet, même si elles ont été réformées et « marocanisées »9 depuis l’indépendance, elles demeurent proches du système français10. De plus, la langue française y est la seconde langue administrative, ce qui est particulièrement favorable pour des Français souvent monolingues. Le Maroc est également un pays d’installation particulièrement propice pour des Français de par sa proximité géographique, l’importante présence française dans le pays, l’habitude qu’ont généralement les Français de côtoyer des Marocains en France, et qu’ont les Marocains de côtoyer des Français et de parler leur langue au Maroc.

25 Ainsi, pour ces Français, le Maroc est un pays à la fois familier et exotique, pays du Sud « pas trop au Sud » qui rassure, notamment par sa proximité politique, administrative et économique avec la France, sa stabilité politique, le développement de ses infrastructures, la solidité de sa législation et sa volonté politique d’être un pays émergent ouvert sur l’économie mondiale et attractif pour les investissements étrangers, contrairement à d’autres pays de la région comme l’Algérie qui, du fait du passé douloureux et violent de la période coloniale et de la guerre d’indépendance, et de sa situation politique actuelle, n’apparaît pas comme un lieu d’investissement sûr à ces petits entrepreneurs français. Pour les mêmes raisons, le Maroc est également opposé par certains d’entre eux aux pays francophones d’Afrique subsaharienne, comme l’explique Étienne : « Il faut savoir de quoi on est capable. Moi par exemple, aller monter un business en Éthiopie par exemple, je pourrais jamais, j’ai pas la carrure. Mais y’a des gars qui ont la carrure » (Étienne, 39 ans, ancien gérant d’agence d’excursions au Pérou / agence d’excursions d’aventure à Marrakech).

26 En plus de ces aspects liés à l’histoire commune du Maroc et de la France, le Maroc est également un pays du Sud où les coûts sont moindres qu’en Europe. Ainsi, il est possible d’y créer une micro ou petite entreprise sans investir d’importantes sommes d’argent11 ; les matières premières et la main-d’œuvre y sont moins chères, et la législation du travail moins contraignante qu’en France. Ces raisons sont mises en avant par ces petits entrepreneurs qui ont pris peu de risques financiers dans leur « aventure » entrepreneuriale marocaine puisqu’ils s’y sont installés avec de petits budgets (parfois

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quelques centaines d’euros en poche comme Paul) sans filet professionnel. Il est à noter qu’aucun d’entre eux n’a jugé nécessaire de faire une étude de marché avant de créer son entreprise. Ceci est, cependant, vraisemblablement spécifique aux petits entrepreneurs qui choisissent de s’installer à Marrakech, ville très touristique de taille moyenne. Dans leurs récits, ils insistent sur le fait qu’ils l’ont choisie surtout pour la qualité de vie qu’elle apporte, par opposition à Casablanca et Rabat. Pour eux, l’objectif investi dans la création de leur entreprise à Marrakech n’est pas de gagner plus d’argent qu’en France, mais de « déplacer ses priorités et ses choix de vie » (Lydie).

27 D’autre part, en dehors de ces avantages qui facilitent la démarche du petit entrepreneuriat au Maroc, précisément à Marrakech, apparaissent d’autres facteurs liés, eux, à un imaginaire postcolonial du Maroc ; de la France dans son rapport historique au Maroc ; des Français dans leurs rapports aux Marocains ; et de soi dans un rapport imaginaire projeté avec le Maroc et les Marocains.

28 Tous, à des degrés divers, partageaient, en amont de leur projet, un imaginaire du Maroc comme un pays « d’aventure pionnière », même s’il s’agit d’une aventure facilitée par les conditions pratiques mentionnées plus haut. Selon eux, de nombreux domaines professionnels y sont encore en friche, ce qui est propice à leur désir de créativité et d’aventure par opposition à la France et aux pays occidentaux où « tout a déjà été fait » (Béatrice). Pour trois d’entre eux, cette quête d’aventure se mêle également à un imaginaire familial lié à l’histoire du Maghreb colonial où il s’agit d’aller sur les traces de membres de leur famille dont les parcours au Maghreb sont décrits comme aventuriers et pionniers et dont ils se présentent comme les héritiers. C’est le cas de Béatrice dont le grand-père et l’arrière-grand-père étaient officiers dans l’armée française sous le protectorat au Maroc. Descendants de pieds-noirs d’Algérie, quant à eux, Émile et Étienne ont déplacé leur « aventure » dans le pays voisin pour les avantages pratiques évoqués plus haut. « [Ma famille], ce sont des Français pieds-noirs d’Algérie. Et là c’est un peu des nomades aventuriers. Mon arrière-grand-père avait une roulotte et avec son fusil derrière le dos il traversait l’Algérie pour faire le bitume des routes. Donc mon grand-père et tous ses frères et sœurs sont nés dans la roulotte. Donc y’a toute cette histoire du grand-père. Avec les Algériens, ils parlaient arabe. Toutes ces aventures, j’ai été dedans depuis tout petit » (Étienne, 39 ans, ancien gérant d’agence d’excursions au Pérou / agence d’excursions d’aventure à Marrakech).

29 Cet imaginaire postcolonial d’aventure pionnière se conjugue avec la représentation que le Maroc, pays en développement, manque dans certains domaines de savoir-faire et de compétences qu’eux-mêmes, en tant que Français, vont pouvoir apporter au pays. A. Memmi (2009) montre qu’une des caractéristiques majeures des relations entre ex- colonisateurs et ex-colonisés en situation postcoloniale consiste en la représentation partagée de part et d’autre du « prestige matériel et spirituel » et de la « prédominance institutionnelle, politique et technique » de l’ancien colonisateur par rapport à l’ancien colonisé. Or, ce positionnement se retrouve dans les discours de la plupart de ces petits entrepreneurs qui, avant leur venue au Maroc, ont fondé en partie leur projet sur la représentation d’eux-mêmes comme Français porteurs de techniques et de savoir-faire professionnels performants par opposition aux Marocains en général, considérés comme moins en avance dans leurs pratiques. « Je suis né en cité à Paris et tous mes potes, même si ça a un côté raciste, c’était des Maghrébins, c’était des étrangers, je savais comment ça se passait et c’est vrai que j’en avais plus une image..., bah, je m’attendais à un grand, un grand..., pas un grand foutoir..., mais pas loin. Mais je m’attendais pas à ça. [...] Niveau business, y’a

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toujours de l’activité, c’est 24 sur 24, ça, ça m’a surpris et ça m’a plu » (Paul, 33 ans, ancien commercial en France / propriétaire d’une entreprise de création d’accessoires et de vêtements à Marrakech).

30 Ce sentiment d’apporter compétences et développement, qui, selon eux, manquent au Maroc et aux Marocains qui « ne savent pas », est également un des motifs récurrents pour expliquer le choix du domaine de l’entreprise créée à Marrakech. « Dans mon domaine, les entreprises ne savent pas ce que c’est qu’une agence de comm’ et ne l’utilisent pas, à part les grands comme Coca Cola. Les grosses entreprises marocaines, non, et c’est pour ça que j’ai créé ce département. Ils y viennent mais ils ne savent pas comment aborder un communiqué de presse. C’est nouveau pour eux, donc ils cherchent. Ils savent pas le diffuser non plus. Donc c’est ça que je travaille avec eux pour leur montrer que ça marche » (Charles, 62 ans, ancien entrepreneur immobilier en France / agence de communication à Marrakech).

31 De la sorte, dans leur projet d’installation professionnelle, les entrepreneurs français interviewés semblent avoir intériorisé des rapports hiérarchiques historiquement construits entre eux-mêmes, auto-promus experts, et les Marocains, jugés moins performants. Tandis qu’ils souhaitent fuir une France où ils se sentent non reconnus à leur juste valeur et dépendants de leurs supérieurs, de leurs employeurs, de la pression sociale et de la place où les enferment leurs diplômes, ils projettent sur le Maroc la possibilité d’affirmer et faire reconnaître leurs compétences, d’exercer une maîtrise et un contrôle sur leur environnement professionnel marocain. Or, une fois au Maroc, ce désir d’inversion des rapports hiérarchiques intériorisés depuis la France est, en partie, conforté par « l’a priori positif » dont, en tant que Français, ils disent jouir auprès des Marocains qui leur accordent une plus grande crédibilité qu’à eux-mêmes dans le domaine professionnel. « Et la chance qu’on a au Maroc, quand on est Français, c’est l’a priori positif en fait. La plupart des employeurs pensent qu’on a une crédibilité et qu’on a forcément un plus par rapport à un Marocain. Donc c’est une chose qui m’a énormément servie parce que c’est quelque chose qu’en France j’aurais jamais pu faire. Donc ça a carrément changé ma vie » (Lucie, 35 ans, ancienne croupière de casino en France / journaliste freelance à Marrakech).

32 À l’extrême de ces représentations hiérarchiques intériorisées, les discours de deux d’entre eux (le couple Antonin et Béatrice) se font l’écho de l’idéologie coloniale française de « mission civilisatrice » des années de la colonisation (Costantini 2008). « Ici il y a plein de choses à faire [...]. Après, c’est pas évident avec la population locale pour qu’ils suivent ce qu’on leur met à disposition. Et puis c’est vrai qu’ici, bah, pour beaucoup de choses on est toujours au Moyen-âge. Alors ils essayent de développer, de mettre des technologies en place. On essaye d’amener tout ça et le Maroc le prend, ça c’est très bien, mais il y a vraiment beaucoup, beaucoup de chemin à parcourir » (Béatrice, 32 ans, mère de famille sans emploi en France / palais-maison d’hôtes avec Antonin, son mari).

33 Il est à noter, cependant, que ce type de discours est fortement critiqué par les autres entrepreneurs interviewés qui le qualifient de « néocolonialiste » et y voient une source potentielle de conflits entre Marocains et Français. Ainsi, les projets d’installation et de création d’entreprise de ces Français sont tous, même si diversement, imprégnés par un imaginaire postcolonial du Maroc et des Marocains, de la France et des Français, et de soi-même dans leurs rapports à la France et au Maroc. Nourris par cet imaginaire au départ, il leur semble possible une fois sur place d’inverser le cours de leur existence et

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les rapports hiérarchiques, sources de frustration en France, et d’exercer leur volonté de maîtrise entrepreneuriale sur leur environnement marocain.

34 Cependant, cet imaginaire de départ se heurte à la réalité des relations et des différences de fonctionnement professionnel au quotidien, entre eux et les Marocains. Il en résulte que cet imaginaire se transforme et est renégocié au contact de cette réalité.

D’un imaginaire postcolonial de soi et de l’autre à une « rencontre » postcoloniale

35 Ces entrepreneurs considèrent en effet qu’ils importent au Maroc des compétences et bonnes pratiques entrepreneuriales et professionnelles, souvent tirées des discours de management vulgarisés par les médias occidentaux12, dont l’efficacité leur semble universelle et indiscutable.

36 Or, leurs représentations de ces bonnes pratiques se retrouvent mises à l’épreuve de leur environnement professionnel marocain qui, pour le moins les déstabilisent, au plus mettent à mal leurs attentes et imposent des limites inattendues à leur quête d’affranchissement et de réalisation de soi. Ces différences de pratiques relèvent essentiellement de trois domaines face auxquels ils se sentent « forcés » de s’adapter (Paul).

37 Le premier concerne l’engagement contractuel qui, au lieu d’être formalisé par écrit, passe souvent par une relation orale de parole donnée et la création d’un lien affectif : « C’est par l’affectif que ça marche. T’es mon frère, t’es ma sœur » (Lucie). Le second domaine concerne le rapport au travail et au temps, notamment aux dates et aux délais. Le troisième, enfin, concerne l’implication de la religion dans les affaires professionnelles : tous mentionnent l’expression « Inch’Allah »13 et l’incertitude dans laquelle ils se sentent souvent face à cette phrase quand il s’agit d’attendre une commande, un engagement ou un rendez-vous. Ainsi, ils se retrouvent confrontés à des contraintes professionnelles inattendues auxquelles ils réagissent avec plus ou moins de souplesse, plus ou moins de créativité et d’inventivité. Or, le degré de flexibilité de leurs capacités d’adaptation à ces pratiques dépend en grande partie du type d’imaginaire investi dans leur démarche de départ.

38 En effet, les confrontations à des pratiques professionnelles différentes amènent ces entrepreneurs à négocier diverses stratégies d’adaptation dans leur parcours entrepreneurial. Or, ceux, parmi eux, qui sont nourris d’un imaginaire imprégné d’idéologie coloniale, se heurtent le plus et de façon frontale à ces pratiques. En revanche, ceux qui ont investi dans cet imaginaire un idéal de liberté et d’aventure élaborent des stratégies d’adaptation à ces contraintes, voire les apprécient comme un « challenge » stimulant (Paul, Lydie, Charles).

39 Antonin et Béatrice sont ceux qui font le plus écho dans leurs propos à un imaginaire postcolonial « fossilisé » de supériorité de l’ancien colonisateur face à l’ancien colonisé, et se sont crispés dans la volonté de soumettre leurs employés marocains à leurs propres pratiques, en se maintenant dans une représentation de retard culturel et technique des Marocains et de supériorité des Français. « Ils fonctionnent vraiment différemment parce que moi au début j’ai vraiment essayé de, enfin on a essayé de, dire les choses gentiment tout en tenant compte

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petit à petit des différences culturelles. Moi je pensais pas, alors que j’étais sensibilisée à cette culture-là, qu’il pouvait y avoir un tel gap. On est vraiment diamétralement opposés, quoi » (Béatrice, 32 ans, mère de famille sans emploi en France / palais-maison d’hôtes avec Antonin, son mari).

40 De l’ensemble des propos de ce couple transparaît une impuissance et un mal-être permanents : ce qui était au départ une confrontation avec leurs employés et fournisseurs s’est transformé peu à peu en une hostilité à peine déguisée de part et d’autre, voire, selon eux, aurait donné lieu de la part de certains de leurs employés à des pratiques de sabotage. Or, nous avons appris que, moins d’un an après notre entretien, ce couple a abandonné son projet pour retourner en France. Nous faisons l’hypothèse que leur échec s’explique en grande partie par leur incapacité à aller au- delà d’un imaginaire postcolonial de soi et de l’autre pour s’adapter aux modes de fonctionnement différents de leur environnement professionnel et créer un espace commun « vivable » et partageable avec leurs interlocuteurs marocains.

41 Les autres entrepreneurs, de leur côté, affirment être passés, et continuer à passer par périodes, par un processus de cheminement inconfortable de heurts et de renégociations entre leurs propres représentations des bonnes pratiques professionnelles et celles de leur environnement marocain puisque, de part et d’autre, chacun « a raison » de façon opposée. « J’avais beau m’énerver mais m’énerver ça servait à rien. Il fallait que je me remette en question en me disant “mais pourquoi c’est comme ça ?” [...] C’est une question de codes. C’est ces codes-là qui sont difficiles parce que, nous, on se dit certaines choses, moi je vois avec les fournisseurs, je suis persuadé d’avoir raison, mais lui aussi il est persuadé d’avoir raison et on a tous les deux sûrement raison mais on n’est pas sur la même longueur d’ondes » (Paul, 33 ans, ancien commercial en France / entreprise de création d’accessoires et de vêtements à Marrakech).

42 Face à ces moments de remise en question plus ou moins douloureux selon les personnes, ils disent avoir cherché à inventer des stratégies d’adaptation qui consistent, pour les résumer en quelques mots, à écouter, observer les pratiques locales et s’adapter en inventant de nouvelles pratiques « entre-deux » pour pouvoir fonctionner en interaction avec leur environnement professionnel marocain. Charles raconte le plaisir et la créativité qu’il éprouve à inventer de nouvelles stratégies pour résoudre les problèmes qu’il rencontre. « Bon, il faut toujours pleurer pour récupérer ses sous : “Oui, je te paierai demain mais attends, je suis embêté.” Mais bon ça fait partie de l’ensemble. On prend tout ou on prend rien, je veux dire, on peut pas dire : “Je prends ça, c’est bien. Ça, euh, non, j’en veux pas.” Vous êtes dans un pays, vous prenez tout. [...] À part les moments où ça m’énerve, ça me fait rire parce que je sais que ça va se passer comme ça. La première fois ça vous surprend, vous vous dites “mais qu’est-ce qu’il veut, le mec ?”. Et je m’adapte et je fais comme lui. Faut le prendre à la rigolade parce que si vous commencez à stresser pour ça, c’est fini, vous allez exploser en plein vol » (Charles, 62 ans, ancien entrepreneur immobilier en France / agence de communication à Marrakech).

43 Plusieurs d’entre eux qui parlent des « différences de cultures » mettent en avant la nécessité de « mélanger » (Étienne, Lucie, Lydie) et/ou de « panacher » (Charles) ces cultures pour pouvoir fonctionner, non seulement personnellement, mais aussi pour la rentabilité de leur entreprise. Ils insistent, cependant, sur le fait que ce mélange des cultures est surtout partageable avec les classes moyennes et aisées marocaines avec

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lesquelles ils partagent l’utilisation de la langue française et des centres d’intérêt communs (Lucie, Charles, Paul, Lydie, Jeanne).

44 Ainsi, pour ceux qui sont en mesure d’accepter la remise en question de leurs propres représentations et pratiques et le « mélange des cultures », peut-on parler d’une « rencontre » qui renégocie et reconfigure, non seulement les relations de ces petits entrepreneurs français avec les Marocains, mais aussi leurs représentations d’eux- mêmes et de l’autre. Cette « rencontre postcoloniale » (Frenkel 2008 ; Savarese 2014), dégagée en grande partie des a priori hiérarchiques intériorisés par ces Français depuis la France, réaménage l’imaginaire projeté, à des degrés divers, sur leur démarche et leurs attentes. Leur attente d’un rapport hiérarchique inversé est en partie déconstruite. À la place, ils se trouvent amenés à aménager en collaboration avec les Marocains « un espace commun d’entre-deux » (« a third space of in-between », [Bhabha cité par Frenkel 2008 : 925]) vivable et viable où les cultures, au-delà de la confrontation, se rencontrent, se mêlent et élaborent des stratégies créatives pour s’adapter l’une à l’autre et fonctionner ensemble.

45 Nous avons choisi de présenter les parcours de ces petits entrepreneurs français à Marrakech sous l’angle des enjeux identitaires et imaginaires investis par ces personnes dans leur choix de quitter une France où ils se sentaient dans une situation de stagnation professionnelle et personnelle pour créer leur entreprise au Maroc, pays du Sud à la fois exotique et familier, où ils ont le sentiment de pouvoir se réinventer professionnellement et personnellement et d’exercer leur liberté individuelle. Il nous a semblé important de montrer que le choix de ce pays ne s’explique pas seulement par sa stabilité sociale, économique et politique et/ou par les avantages fiscaux et sociaux qu’il présente pour ces entrepreneurs. Au-delà de ces aspects qui sont certes décisifs, le départ est également nourri par un imaginaire postcolonial du Maroc, ancienne colonie française, sur lequel reposent en grande partie les représentations qu’ils se font des rapports entre la France et le Maroc, ainsi qu’entre eux et les Marocains. Cet imaginaire se décline pour ces petits entrepreneurs sur différents registres, qu’il s’agisse de projeter sur ce pays en développement un imaginaire d’aventure pionnière par opposition à une France développée où tout a déjà été fait ; un imaginaire où ils se projettent comme porteurs de développement et de compétences dans un pays qui en manque ; et/ou un imaginaire d’inversion des hiérarchies et de maîtrise de soi et de l’autre. Or, nous avons vu que ces représentations de départ, bien qu’elles soient parfois confortées par les réactions de leurs interlocuteurs marocains qui tendent à donner plus de crédit à des étrangers qu’à eux-mêmes en milieu professionnel, se heurtent, cependant, dans le quotidien de leur activité professionnelle, à des modes de fonctionnement différents de ceux qu’ils considèrent a priori comme de bonnes pratiques universellement valables. Heurts « culturels » et confrontations amènent certains d’entre eux à se crisper sur un imaginaire postcolonial fossilisé qui date du passé colonial, de sorte que sont mis en échec aussi bien leur projet entrepreneurial que leur quête de réalisation personnelle. En revanche, ceux d’entre eux qui ont la capacité de se détacher de cet imaginaire, parviennent à aménager, avec les Marocains, un « espace commun d’entre-deux » (Bhabha cité par Frenkel 2008 : 925) et de « rencontre postcoloniale » (Frenkel 2008 ; Savarese 2014) dans lequel cet imaginaire est, au moins en partie, déconstruit, et où de nouvelles stratégies, de nouveaux modes

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de fonctionnement sont inventés de part et d’autre pour fonctionner ensemble en « panachant » les cultures. De la sorte, le sens même du terme « postcolonial » se déplace et se transforme à travers ces exemples : la notion de constructions identitaires historiques de rapports hiérarchiques intériorisés à travers le legs colonial, comme elle est le plus souvent traitée par les « subaltern » et « postcolonial studies » (Said 1993 ; Memmi 2009), se renégocie progressivement, avec le temps, mais aussi à travers les expériences telles que celles de ces petits entrepreneurs au Maroc. Le terme prend alors le sens plus temporel d’un état de fait historique où les relations entre citoyens des anciennes nations colonisatrices et citoyens des nouvelles nations anciennes colonies, certes marquées par ces anciens rapports de domination politique, technique et culturelle, ne sont pas fossilisées de façon définitive et immuable, mais évoluent au contact de l’autre en le dépouillant des représentations imaginaires historiquement construites à son égard.

46 Il est intéressant de comparer les cheminements de ces petits entrepreneurs français au Maroc avec d’autres études menées dans des contextes postcoloniaux tout autres qui portent sur les normes entrepreneuriales importées par les managers occidentaux dans les filiales de multinationales occidentales dans des pays du Sud, et les malentendus, voire les conflits, qui opposent ces managers « expatriés » aux managers locaux. M. Frenkel (2008) montre comment, dans ces contextes, les managers expatriés exportent les techniques managériales occidentales en les imposant comme des valeurs universelles supérieures aux savoir-faire locaux. Il analyse ce fonctionnement comme un héritage des dominations et des idéologies coloniales et relaie la pensée de H. Bhabha en prédisant « l’émergence de cultures hybrides »14 et l’apparition « d’espaces communs d’entre-deux » qui « ne sont gouvernés totalement ni par les lois des dirigeants ni par celles des dirigés »15 au sein des entreprises multinationales. Or, dans le cas de ces managers expatriés, leurs représentations sont « protégées » et légitimées par le cadre de l’entreprise multinationale, ses réglementations et la position hiérarchique qu’elle leur confère. Ils peuvent ainsi rester dans une position peu perméable à des fonctionnements professionnels locaux sur lesquels ils ont une maîtrise effective. Au contraire, les petits entrepreneurs français dont il est question ici, qui ont une démarche purement individuelle, sans attaches ni garants institutionnels, et dont l’entreprise est sous législation marocaine, ont la nécessité de créer cet « espace commun d’entre-deux » s’ils veulent réussir professionnellement et personnellement au Maroc. Il nous paraît, cependant, plus difficile de parler de « l’émergence d’une culture hybride » dans la situation actuelle de ces entrepreneurs, même s’il est possible de penser qu’une telle culture « hybride » pourrait effectivement émerger à terme dans les générations suivantes.

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NOTES

1. D’après ces auteurs, 51 500 Français résidaient au Maroc en 1921 et 330 000 en 1956 à l’indépendance. Par la suite, malgré des vagues de départs périodiques, la communauté française au Maroc est restée nombreuse. Pour une synthèse sur les vagues de migrations françaises au Maroc, voir C. PELLEGRINI (2014a). 2. Selon les chiffres officiels des consulats français, 24 694 Français installés au Maroc étaient enregistrés auprès des autorités consulaires fin 2000 contre 46 995 fin 2013. Cependant, ces chiffres ne comprennent pas les Français qui résident dans le pays sans être enregistrés auprès des autorités (ibid.). 3. Selon les estimations d’une source officielle française qui a refusé d’être nommée, pour la ville seule de Marrakech, en 2013, il y avait entre 400 et 500 petites et moyennes entreprises dont les propriétaires étaient français. 4. Programme de l’Association marocaine des études et de la recherche sur les migrations (AMERM, Rabat, Maroc). 5. Voir, par exemple, les émissions d’incitation à l’entrepreneuriat comme « Business Angels : 60 jours pour monter ma boîte » sur France 4 et les sites internet dédiés comme , etc. 6. Voir, par exemple P. H. T HORNTON (1999), E. M. H ERNANDEZ (2001), J. S. M CMULLEN & D. A. SHEPHERD (2006). Les qualités requises de l’entrepreneur selon les théories du management sont synthétisées par P. H. THORNTON (1999) ainsi : « Need for achievement, locus of control, risk- taking propensity, problem-solving style, innovativeness and leadership values. » 7. Par comparaison, les Marocains ne jouissent pas de cette liberté de circulation des Français. En effet, tout ressortissant marocain doit faire une demande de visa pour pouvoir entrer dans les pays de l’espace Schengen. 8. Malgré de périodiques refroidissements des relations diplomatiques entre les deux pays, les notions de « relations uniques et privilégiées » et de « modèles réussis de partenariats » sont mises en avant par les sites officiels des gouvernements des deux pays. Voir

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www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/maroc/la-france-et-le-maroc/> 9. Pour une information détaillée sur les réformes et la « marocanisation » du Maroc après l’indépendance, voir M. KENBIB (2005). 10. Voir notamment le système fiscal et les documents de création d’entreprises dans les Centres régionaux d’investissements (CRI) qui suivent la même terminologie et les mêmes démarches qu’en France. 11. En 2013, le montant minimal du capital pour créer une SARL est passé de 10 000 dirhams (moins de 1 000 euros) à 1 dirham (source : Conseil régional d’investissement de Marrakech). 12. Voir la note de bas de page no 5. 13. « Si Dieu le veut », parole du Coran utilisée fréquemment pour parler d’une action future. 14. « The emergence of hybrid cultures » (FRENKEL 2008 : 927). 15. « This space is not entirely governed by the laws of either the ruler or the ruled » (ibid. : 928).

RÉSUMÉS

Depuis le début des années 2000, un nombre de plus en plus important de Français quittent la France pour s’installer au Maroc. Certains d’entre eux s’y inventent une nouvelle carrière professionnelle en s’improvisant entrepreneurs dans une démarche individuelle de première expatriation. Cet article analyse les parcours de petits entrepreneurs français à Marrakech en s’intéressant aux enjeux identitaires et imaginaires investis par ces personnes dans leur démarche. Il s’agit de montrer que, dans leur quête d’affranchissement et de renouveau professionnel et personnel qu’ils considèrent impossible dans leur pays d’origine, est présente une combinaison de divers motifs issus d’un imaginaire postcolonial historiquement construit à l’égard du Maroc et des Marocains. Nous montrons également comment cet imaginaire confronté à la réalité des relations professionnelles avec les Marocains au quotidien est mis à mal et partiellement déconstruit, de sorte que la « rencontre » avec l’autre marocain renégocie et reconfigure ces relations et le paysage du vivre ensemble en contexte postcolonial.

Since the beginning of the 2000s, an increasing number of French people leave France and settle down in Morocco. Some of them wish to reinvent their professional and personal life through a first experience as entrepreneurs there. This article analyses the trajectories of French small entrepreneurs in Marrakesh and how representations of the self and the other shaped their project and their quest for professional and personal renewal. We seek to show that these representations are intertwined motives linked to an historically constructed postcolonial imaginary of Morocco and Moroccans. We also show how this imaginary once confronted with the reality of professional relations with Moroccans on an everyday basis is partially deconstructed so that the “encounter” with the Moroccan “other” is made possible and postcolonial representations are reshaped into a new common ground for relations.

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INDEX

Mots-clés : Maroc, Marrakech, entrepreneurs expatriés, imaginaire post-colonial, migration française, migrations nord-sud, relations postcoloniales Keywords : Morocco, Marrakesh, expatriate entrepreneurs, postcolonial representations, French migration, North-South migrations, postcolonial relations

AUTEUR

CHLOÉ PELLEGRINI Diotime, Marrakech, Maroc

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L’éléphant et la glacière Trajectoires et sociabilités de forestiers européens au Gabon The Elephant and the Cooler. European Foresters’ Trajectories and Sociabilities in Gabon

Étienne Bourel

« Ces Européens, il est aisé de s’en rendre compte, lorsqu’ils vivent “à la colonie” se comportent comme les poissons des grandes profondeurs. Quand vous les ramenez à l’atmosphère terrestre, ils perdent leur forme naturelle » (Diop 1952 : 15).

1 Cet article aborde certains atours des relations sociales dans la dystopie tropicale que constitue le Gabon contemporain1 en s’intéressant aux trajectoires biographiques et aux formes de sociabilité2 de forestiers européens 3. Il est basé sur des enquêtes ethnographiques menées dans le cadre d’un doctorat d’anthropologie4. Il s’agira ici d’analyser la place et les activités de cadres supérieurs d’une entreprise d’exploitation forestière afin d’envisager tant la manière dont ils se pensaient eux-mêmes dans cet environnement social que le rôle particulièrement influent qu’ils tenaient dans l’élaboration quotidienne d’un mode de vie5 « forestier ». Le propos sera étayé par l’apport d’une autre partie de ma recherche de terrain, réalisée à Libreville avec des expatriés prenant part à la gouvernance forestière. Dans le prolongement de travaux anthropologiques récents mettant l’accent sur la pertinence de s’intéresser (aussi) aux « développeurs » dans l’analyse des projets de développement (Lavigne Delville 2011) et de recherches insistant sur la forte influence des Européens dans l’histoire moderne et la situation actuelle de la forêt gabonaise (Kialo 2007 ; Moutangou 2013 ; Messi Me Nang 2014), cet article vise à montrer comment ces forestiers contribuent à produire les mondes sociaux qu’ils traversent et où ils vivent. Il permet ainsi de pro longer l’interrogation de Jean Copans (2001) sur le modèle sociologique et historique que pourrait constituer la notion de « situation coloniale » de Georges Balandier (1951)6.

2 Ayant pris son essor il y a environ un siècle, l’exploitation industrielle de la forêt gabonaise est intimement liée à la présence d’expatriés, français pour la plupart. Jusque

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dans les années 1970, les forestiers européens étaient particulièrement puissants au Gabon puisque leurs activités généraient la majeure partie du PIB (Mouanga 2008). La mise en exploitation de gisements de minerais et d’hydrocarbures (pétrole) a progressivement amenuisé leur influence. Toutefois, les grandes entreprises forestières européennes conservent une place de choix dans le paysage productif national, le secteur forestier étant toujours le deuxième pourvoyeur d’emploi après la fonction publique. Certaines compagnies françaises, qui ont parfois débuté leurs activités avant la fin des travaux forcés en 1946, sont encore perçues comme les fleurons du secteur. Les nouveaux modes de gestion, liés à la prise en compte du développement durable, ont considérablement amélioré leur image, aussi bien sur les marchés d’échange internationaux que sur celui local du travail. Par ailleurs, depuis une vingtaine d’années, l’arrivée d’acteurs asiatiques puissants complexifie les rapports de force (Lauseig 1999). Dans un pays régulièrement cité comme symbole du néocolonialisme, ces nouveaux investisseurs contribuent à réorganiser l’économie politique gabonaise selon une plus grande diversité de pôles d’influence (Billard 2012).

3 L’enquête de terrain s’est déroulée dans une entreprise d’exploitation forestière installée à Makokou (dans le nord-est du Gabon), filière d’une multinationale indienne de l’agroalimentaire7. Basée à Singapour, ses activités ont commencé au Gabon en 1999 dans l’importation de riz et de lait en poudre, ainsi que dans le transport et le négoce du bois. Au tournant des années 2010, et profitant largement de l’arrivée d’Ali Bongo au pouvoir, cette firme s’est fortement déployée, dans la production d’hévéa, d’huile de palme, de bois et de fertilisants. Elle s’est également vue attribuer la gestion de la Zone économique spéciale créée par le nouveau président à quelques kilomètres de la capitale. Cette zone visant notamment le développement des industries du bois, des lots forestiers y ont été associés pour assurer l’approvisionnement des entreprises qui s’y implanteraient. Par recoupement, il est ainsi possible d’estimer que la multinationale a pris, en quelques années, un contrôle (sous différents régimes juridiques) sur 10 % du territoire national. La filière bois était complètement inscrite dans cette stratégie d’acquisition de terres à grande échelle (Karsenty 2010 ; Hall 2011 ; Hall et al. 2015). En 2013, environ 10 % de l’ensemble des lots forestiers du pays relevaient de sa gestion8 et les dirigeants souhaitaient continuer à obtenir davantage de concessions9.

4 Suivant des décisions prises au siège de la multinationale (sous influence d’un actionnariat majoritairement américain et européen), l’entreprise visait l’obtention de labels écocertificateurs. Une question d’échelles est ici doublement à prendre en compte étant donné les liens entre la multinationale dont elle faisait partie et la présidence de la république gabonaise : de tels certificats répondaient tant aux attentes d’une entreprise soucieuse d’accéder aux marchés demandeurs de labels « verts » (tel que le marché européen) qu’aux visées de développement industriel et aux considérations écologiques promues par Ali Bongo depuis son accession à la magistrature suprême. Le label écocertificateur que l’entreprise a obtenu début 201310 portait sur les questions de légalité et de traçabilité. En d’autres termes, il s’agissait principalement d’un support permettant de mettre ses activités en conformité avec les textes existants et de garantir un suivi de sa production. De plus, il faut comprendre de tels labels comme des moyens d’améliorer considérablement la qualité de la gestion des entreprises en les organisant selon des référentiels externes et non idiosyncrasiques. Ainsi, les questions qui comptaient relevaient de calculs stratégiques d’ampleur nationale et internationale.

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5 Dans une ville comme Makokou, l’arrivée de l’entreprise d’exploitation forestière fut d’une importance considérable. Encore très peu industrialisée une vingtaine d’années auparavant, elle est venue s’y installer en acquérant de vastes surfaces et en construisant une importante scierie. En 2011, cinq cents personnes y étaient employées. Très portée sur le branding, l’entreprise distribuait régulièrement des vêtements et accessoires (casquettes, t-shirts, polos) imprimés avec son logo. De plus, les véhicules de l’entreprise circulaient dans la ville et il pouvait arriver que l’on retrouve des publicités pour les activités de la multinationale sur les panneaux de quatre mètres par trois mètres. Autant dire que l’entreprise a été omniprésente pendant plusieurs années. Son importance symbolique était, de plus, accrue par l’implication du président de la République dans les activités de la multinationale au Gabon. Elle passait ainsi, pour de nombreuses personnes, non pas pour une entreprise nationale mais pour une entreprise bénéficiant d’un régime spécial, dans un pays au pouvoir politique autoritaire.

6 Les différentes personnes dont il sera principalement question dans cet article sont françaises. Au sein de l’entreprise (société anonyme de droit gabonais), elles occupaient des postes de direction variés et changeants (directions exécutives, direction générale, direction des aménagements et de la certification forestière). Toutefois, elles n’étaient pas en situation plénipotentiaire : un staff de dirigeants indiens supervisait l’ensemble des activités de la multinationale dans le pays et les embauchait donc en tant que cadres supérieurs11. De plus, en 2011, la direction de l’entreprise revenait à une personne indienne et l’un des deux directeurs exécutifs était de nationalité libano- ghanéenne. Si des Français ont été recrutés, cela est dû (selon leurs supérieurs indiens) à leur maîtrise de la langue véhiculaire au Gabon (le français) et à leur « expérience » et « savoir-faire » en Afrique, tant sur les aspects les plus techniques de production que dans le rapport à la main-d’œuvre. De fait, ce furent bien eux qui occupaient les positions hiérarchiques les plus élevées tout en connaissant effectivement « le terrain ». S’il y avait peu d’autres Européens dans l’entreprise, celle-ci était en revanche composée de personnes provenant de plus de quinze pays au total12. Par ailleurs, la vente du bois produit était principalement destinée aux marchés européens (France, Espagne, Italie, Angleterre) et asiatiques (notamment la Chine), et pouvait passer par l’intercession de résidents suisses.

7 Trois temps articuleront le propos. Un accent sera d’abord mis sur les trajectoires biographiques : inscrite ou non dans une lignée familiale, la présence sur le continent africain de ces personnes est souvent longue, sinueuse, floue et témoignant d’un rapport troublé avec leur pays d’origine. Seront ensuite abordés les jeux politiques locaux dans lesquels s’inscrivent les forestiers : le bon déroulement de leurs activités suppose qu’ils fréquentent les élites régionales et qu’ils établissent leur respectabilité par la fréquentation de certains lieux, tout en faisant montre de leurs privilèges. Ils contribuent ainsi directement à la visibilité et à l’inscription dans l’espace des inégalités économiques (Ferguson 2005). Enfin, il sera possible de rentrer plus précisément dans la compréhension des rôles qu’ils jouent en présentant les attitudes qui les caractérisent, la corporéité qu’ils valorisent (« la politique du ventre » [Bayart 2006]) et les imaginaires auxquels ils contribuent (Tonda 2005). Nous faisons l’hypothèse que ces forestiers ont une position centrale, ou en tout cas référentielle, parce que leurs subalternes s’inspirent de leurs trajectoires, positions sociales13 et pratiques par un processus que nous appellerons « mimétisme postcolonial ».

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8 Christoph Wulf (2007 : 27) envisage la mimésis comme « reprise créative » (donc plus qu’une simple imitation), elle « joue un rôle central dans la constitution du sujet ». L’imagination y est prépondérante et elle s’articule avec l’idée de performativité dans l’analyse des pratiques. Ici l’expression « mimétisme postcolonial »14 marque l’articulation entre une « situation coloniale » (entendue comme un contexte [Zack 2008]) et une microsociologie postcoloniale (correspondant à l’agir des acteurs en présence). Les relations sociales impliquant des formes de mimétisme sont complexes et aucunement binaires. Par la formule « almost the same but not quite », Homi Bhabha (1984) indique l’ambiguïté relative au désir de mimétisme pendant la période coloniale, mimétisme à envisager comme une « métonymie de la présence ». Il note également que les sociétés des colonisateurs étaient elles-mêmes mimétismes de sociétés européennes. En parlant de « procès d’ensauvagement », Achille Mbembe (2005 : 269) met, pour sa part, l’accent sur la façon dont les personnes disposant du pouvoir en postcolonie sont influencées par celles sur lesquelles elles l’impriment. Enfin, si, par mimétisme, s’opère un jeu de réinvention de soi, s’y joue, dans le même mouvement, une réinvention des personnes mimées par les personnes mimantes (Obadia 2010). Julien Bonhomme (2010 : 95) a ainsi qualifié de « parodie sérieuse du pouvoir » la « danse de Gaulle », où le personnage du général apparait en contexte rituel au Gabon. Par cet oxymore, il indique le caractère ambivalent et fluctuant du rapport à l’autorité. Cette figure de style et ses implications sont aussi à l’œuvre pour désigner, par le terme de « sorciers blancs », certains entraîneurs de football en Afrique (Cosquer 2015).

9 Dans ce « mimétisme postcolonial » en entreprise d’exploitation forestière, le degré de caricature croît avec l’éloignement hiérarchique, et c’est une recherche de reproduction similaire des comportements que visent les personnes fréquentant ces Européens au plus près. Présents désormais sur l’ensemble du territoire gabonais, les forestiers expatriés apparaissent comme des piliers dans l’édification des sociabilités. De souvenirs de chasses à l’éléphant narrés en fin de soirée au rôle symbolique des glacières lors des déplacements en brousse, ce n’est pas simplement d’un mode de vie dont il sera question, mais, pragmatiquement, d’une composante fertile de l’espace public gabonais.

Trajectoires biographiques

10 Historiquement, l’exploitation forestière en Afrique centrale s’entend dans un rapport de force avec l’environnement naturel : ce dernier fait l’objet d’une pénétration, acte rejouant celui de colonisation15. Le métier se divise en une succession d’étapes qui, sur un territoire donné, visent à prendre connaissance de la ressource disponible, mettre en place les moyens nécessaires pour l’extraire puis l’acheminer vers une scierie où elle sera transformée. Jusque récemment, ces différentes phases étaient en fait très peu élaborées. La qualité principale d’un forestier confirmé était ses compétences mécaniques et sa capacité à réparer les machines et engins du chantier sans les moyens techniques dont disposent les garages et ateliers urbains. Rarement d’humeur bavarde (car habitués à travailler entre hommes et dans des contextes d’isolement relatif), les forestiers donnent peu de visibilité à leurs pratiques, habitudes et points de vue. Présenter les trajectoires de trois de ces personnes permettra d’établir un premier cadre de compréhension des enjeux sociaux dont ils sont porteurs.

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Jean-Paul

11 Si le choix d’une vie expatriée ne saurait que difficilement être tenu pour anecdotique, il prend facilement un caractère tranché pour les forestiers rencontrés. Le plus souvent inscrit dans la (très) longue durée, la fermeté de ce choix se trouve renforcée par son inscription dans le continent africain. C’est ainsi que Jean-Paul a commencé notre entretien16 par comparer l’Afrique à une femme dont on tombe amoureux à vie ou que l’on rejette à la première impression.

12 Âgé de 57 ans, il terminait alors une carrière forestière engagée plus de trente ans auparavant, à l’invitation de son beau-frère, quelque temps après qu’il ait obtenu son baccalauréat. D’abord boussolier17, il gravit progressivement tous les échelons jusqu’à devenir directeur exécutif. Il a passé ses premières années au Zaïre, avec de vieux forestiers belges qu’il évoquait de façon plaisante, se souvenant qu’il leur fallait manger une papaye par jour pour que leurs foies supportent tout l’alcool qu’ils ingéraient. Les chantiers forestiers étaient, à cette époque, des lieux très reculés, parfois uniquement accessibles en plusieurs journées de pirogue. C’est ainsi qu’il a appris à parler le lingala, compétence dont il usait toujours dans sa vie professionnelle quand il le pouvait et qui lui donnait de la crédibilité aux yeux des travailleurs. Avec une certaine nostalgie, il se souvenait de ces anciennes années d’« aventure », quand les chiffres du chantier étaient transmis chaque matin, par ondes radios, entre 5 h 30 et 6 h 30 aux bureaux de l’entreprise18, quand les commandes de nourriture se faisaient plusieurs semaines à l’avance, qu’il fallait du pétrole brut pour alimenter ventilateurs et frigidaires et où il était tenu comme normal, pour un Européen, de se voir offrir une femme lorsqu’il séjournait une nuit de passage dans un village.

13 S’étant presqu’exclusivement déroulée en Afrique centrale, sa carrière professionnelle fut empreinte d’une grande mobilité. Partageant en cela une caractéristique que l’on retrouve dans l’ensemble de la hiérarchie des professions forestières, il revendiquait un opportunisme, étant prêt à changer d’entreprise pour peu que lui furent garanties de meilleures conditions (rémunération et avantages). Si l’intégration dans les entreprises forestières se fait souvent grâce à un réseau de connaissances et par cooptation (il avait intégré l’entreprise où je le rencontre grâce à un autre directeur français, Bernard, qui s’y trouvait déjà, voir infra), il est passé aussi par des phases sans emploi où il préférait tout de même continuer à séjourner sur place. Toutefois, il lui arriva de revenir en France pour de longs séjours à deux reprises : pendant un an pour travailler dans une association et pendant trois ans pour obtenir une licence professionnelle de gestion forestière à Nantes. Il admettait volontiers ne pas avoir alors trouvé ses marques en métropole. Marié trois fois, et divorcé tout autant, c’est avec une femme de nationalité congolaise qu’il a construit son histoire la plus solide puisqu’ils ont eu une fille ensemble. Elles vivaient alors à Paris et le tenaient, lui, pour « l’Africain » de la famille.

14 C’est, d’ailleurs, principalement pour sa fille que notre Robinson19 revenait en France lorsqu’il avait des congés. Il est en effet conventionnel, pour les expatriés français, de négocier à leur embauche le rythme auquel ils ont des vacances, leur société leur payant alors l’ensemble des frais de déplacement. Ceci est l’une des raisons pour lesquelles l’embauche d’Européens expatriés coûte fort cher aux entreprises installées en Afrique et que, dans un marché du travail globalisé, ils sont désormais concurrencés par des cadres asiatiques, réputés accepter des rémunérations moins complexes et moins élevées. Jean-Paul m’a expliqué avoir connu différentes modalités : six mois de

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travail et deux mois de congés (ce qu’il trouvait trop long), trois semaines de travail et une semaine de congés (ce qu’il trouvait trop court), environ trois mois de travail et dix-huit jours de congés, comme alors (ce qui lui convenait). Ces temps de repos sont prévus pour contrebalancer un mode de vie largement (voir exclusivement) orienté vers le travail quand ils sont sur site. Dans les faits, ces rythmes variaient selon l’intensité de l’activité dans l’entreprise, si bien que les congés pouvaient facilement diminuer. Il n’en demeure pas moins que Jean-Paul n’appréciait pas particulièrement ses périodes de vacances (qu’il occupait souvent à faire des randonnées en moto), considérant que sa vie se trouvait en Afrique.

Bernard

15 Sensiblement du même âge et également expatrié dans différents pays africains tout au long de sa vie professionnelle, Bernard connaissait Jean-Paul depuis plus de vingt ans. Ils se sont suivis à différents moments de leurs carrières et c’est lui qui a permis à Jean- Paul de rentrer dans l’entreprise où je les ai rencontrés. Lorsque nous nous sommes entretenus20, il était directeur en charge des aménagements et de la certification forestière. Il résidait et travaillait à Libreville avec sa femme. Moins disert que Jean- Paul sur sa vie privée, il m’indiquait que sa femme ne travaillait pas et qu’il avait un fils qui commençait des études dans la même université que moi, à Lyon. Ayant engagé sa carrière professionnelle après un BTS, il avait désormais un niveau de formation master et aura ainsi passé ces années à précéder Jean-Paul dans les avancements en grade.

16 S’ils ont parcouru de nombreuses régions de l’Afrique centrale ensemble, il affichait moins explicitement ce goût pour la vie de camp ou villageoise que l’on retrouvait chez son collègue. Il n’employait d’ailleurs pas les mêmes métaphores pour parler de la région du monde où il vivait puisque, au départ, c’est un peu par hasard, parce qu’une occasion s’est présentée, qu’il a accepté un premier poste en Côte-d’Ivoire21. Les années ont ensuite passé et, d’opportunités en opportunités, il s’est construit son mode de vie. De prime abord, il ne tenait pas un discours « enchanté » sur la vie sociale dans les pays africains qu’il a connus, mais c’était à propos de la forêt qu’il exprimait une relation intense, sous la forme d’un « besoin » : besoin de s’y retrouver, d’y éprouver une atmosphère et des sensations (Arnould 2014). Cela faisait partie des raisons pour lesquelles il respectait les « traditions » locales (où l’environnement forestier joue un rôle significatif [Perrois 1997]). Toutefois, lui-même n’a pas été initié22 au motif que, à la différence de Jean-Paul, il ne se sentait pas chez lui au Gabon. À l’aise, oui, mais pas chez lui.

17 Jean-Paul et Bernard partageaient plusieurs opinions et traits communs. Ayant commencé à travailler à la fin des années 1970, ils ont pleinement vécu la grande époque des forestiers, celle où le secteur était extrêmement lucratif car les bois tropicaux valaient plus cher et moins d’énergie était nécessaire pour les évacuer des chantiers23. Jusqu’au début de l’année 2010 où la pratique fut interdite24, la très grande majorité de la production forestière gabonaise était exportée sans être transformée en scierie, ce qui permettait des apports de liquidités faciles pour les entreprises d’exploitation. Leurs trajectoires professionnelles ont ensuite pris leur propre inertie puisque, s’ils étaient certes en fin de carrière, ils admettaient n’avoir jamais sérieusement pensé à se reconvertir, ne sachant faire que ce qu’ils faisaient déjà.

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18 Par ailleurs, ressortait des entretiens menés avec eux une volonté de se départir de l’image dont ils s’estimaient être porteurs : celle d’« affreux personnages » éventrant la forêt et luttant corps et âmes contre les écologistes impliqués dans de grandes ONG environnementales. Ils dénonçaient ainsi la malhonnêteté des campagnes menées pour le boycott des bois tropicaux, à la fin des années 1980, tout en reconnaissant qu’elles ont contribué à impulser des changements dans le monde de la foresterie (Tsayem Demaze & Fotsing 2004)25. S’ils admettaient volontiers que l’exploitation de l’environnement s’y est longtemps déroulée sans plus d’organisation que cela, ils veillaient à mettre en avant l’ancienneté de leurs considérations écologiques et la satisfaction qu’ils avaient à les faire davantage valoir, puisque certaines entreprises suivaient les normes relatives au développement durable. De plus, ils connaissaient les membres des ONG (surtout à un niveau local comme Makokou) et savaient quelles étaient celles qui étaient actives et sur quels plans. Ils ont aussi eu des occasions d’héberger des scientifiques menant des recherches de terrain (en biologie et éco-anthropologie) dans leurs bases vie, à des époques où les moyens de communication et les possibilités de déplacement n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Cela faisait partie des usages en matière d’hospitalité entre Européens à la fin du XXe siècle. Ils portaient un certain intérêt à ces recherches et étaient, ponctuellement, en mesure de mentionner une thèse soutenue récemment sur les questions de conservation ou le nom d’un chercheur spécialiste des populations pygmées.

Romuald

19 Romuald n’est pas né en Côte-d’Ivoire mais y est arrivé seulement âgé de trois mois. Son père travaillait dans des scieries. Jusqu’à son adolescence, il vécut dans ce pays ou au Cameroun avant de rentrer en France finir son lycée. Refusant de passer son bac, il s’est orienté vers un CAP/BEP de charpentier avant de suivre la filière. Il a obtenu ainsi un BTS et intégré une école de commerce à Strasbourg avant de partir faire l’armée. Son premier emploi s’est trouvé en Guinée équatoriale et, âgé de quarante ans quand nous nous sommes rencontrés26, il n’a jamais travaillé en France mais toujours dans le secteur bois (dans cinq pays au total27 et en occupant des postes variés28). Il était alors directeur exécutif de l’entreprise, nommé quelques mois plus tôt en remplacement de l’équipe de direction (qui était composée notamment de Bernard et Jean-Paul29). Ayant toujours visé à augmenter ses attributions, il est allé chercher le travail là où il se trouvait et n’est jamais resté plus de deux ans à un même poste. Travailler dans la foresterie lui a donné cette autonomie et a facilité une telle mobilité. Il estimait qu’il n’aurait jamais pu suivre une pareille trajectoire en métropole, qu’il aurait rencontré beaucoup plus de difficultés pour être valorisé et se voir confier des responsabilités (il dirigeait une centaine de personnes à la fin de sa vingt-deuxième année).

20 Autant dire qu’il appréciait sa vie, passée et présente. Du temps où il avait été chef de chantier, il se souvenait de ses marches en forêt en fumant une cigarette, indiquant ainsi sa définition d’une belle vie. Et puis, il aimait l’Afrique, continent qu’il a toujours connu. Il aimait également les Africains car il les trouvait « joyeux », « comme des grands enfants, tous », pas « gaspillés comme en Europe, sans vice ». Ces expressions ont une valeur véritablement morale puisqu’il estimait travailler dans une relation de confiance avec ses employés, l’important étant le résultat. Toutefois, ceci ne l’empêchait pas d’utiliser les insultes les plus outrageantes à leur égard quand il était mécontent, dans la plus grande des impunités. De la même manière, il a pu refuser de

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se montrer concerné (et donc de participer financièrement) lorsqu’un ancien ouvrier de l’entreprise est mort, sous prétexte que son contrat était déjà terminé. Par contraste, les mondes du travail en France lui paraissaient plus rigidifiés par les hiérarchies et les procédures. Il appréciait également les relations de solidarité entre les expatriés qu’il côtoyait30. Étant en couple31 avec la responsable locale anglaise de l’ONG WCS, il se montrait forcément réceptif aux problématiques environnementales, cherchant d’abord à respecter les réglementations. Il promouvait ainsi les démarches allant vers la certification forestière. Ceci ne l’empêchait pas d’être d’abord préoccupé par le rendement et d’être aux avant-postes en permanence pour essayer de permettre à l’entreprise d’acquérir de nouvelles concessions.

21 Entendues en écho les unes par rapport aux autres, les trajectoires de ces personnes se croisent et se complètent. Même si elles ne dressent pas un panorama exhaustif des situations d’Européens dans le secteur forestier gabonais, elles forment un premier « pattern » montrant autant des possibilités individuelles que des récurrences entre les parcours. La compréhension de cette configuration va gagner en épaisseur par l’abord des jeux politiques locaux et des valeurs exprimées (Dewey 2011).

Position sociale et jeux politiques locaux

22 Si les forestiers européens occupent toujours des positions sociales importantes (tant d’un point de vue matérialiste que par l’attrait qu’ils exercent) dans les provinces où ils mènent leurs activités, nombreux sont ceux qui cherchent la discrétion. Ici, ce n’était pas le cas. Les Européens en question étaient bien plutôt exposés à la lumière et la plupart de leurs faits et gestes étaient relayés sous forme de commentaires et de rumeurs32. Il convient donc de se pencher sur les formes que prenaient ces situations sociales privilégiées et sur ce qu’elles permettaient aux personnes les occupant.

Les privilèges de Jean-Paul

23 Son âge l’invitait peut-être à se comporter de la sorte, toujours est-il que Jean-Paul passait sa vie à user des privilèges auxquels il avait accès et à en faire étalage. Désormais, sa haute position hiérarchique lui permettait d’avoir le choix entre une paye versée en euros ou en dollars et ce, directement sur son compte bancaire33. Il bénéficiait également de nombreux avantages : une voiture de fonction (il a refusé qu’on lui attribue un chauffeur), une maison équipée à Makokou, avec deux gardiens se relayant pour assurer sa surveillance permanente, et une ménagère chargée des travaux domestiques (un jardinier intervenait aussi ponctuellement). Étant responsable du département « forêt », une des cases de passage du camp34 lui était également réservée. Il pouvait alors se reposer sur les services (de toutes natures) que fournissait la ménagère du chef d’exploitation du chantier. Celle-ci était gratifiée, en retour, en plus des billets laissés ponctuellement à son endroit, de très nombreuses heures supplémentaires sur son bulletin de salaire (alors que, factuellement, elle n’effectuait pas l’équivalent d’un emploi à temps complet).

24 Il avait également la possibilité de signer, à l’envie, les souches de carnets lui permettant de se rendre, aux frais de la société, dans les meilleurs restaurants et hôtels de la ville. Si cette possibilité lui avait été donnée par les dirigeants à Libreville pour répondre à ses fonctions professionnelles (repas d’affaires, accueil d’invités), il

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n’hésitait pas non plus à en faire un usage personnel. Il s’offrait ainsi de temps en temps une nuit à l’hôtel Belinga, lieu qu’il appréciait « pour sa tranquillité » (et qui lui donnait surtout la possibilité de se faire valoir à peu de frais auprès des jeunes filles qu’il séduisait). Dépassant d’une autre manière les limites de ses possibilités professionnelles, il demandait régulièrement à l’une de ses secrétaires de lui faire ses courses alimentaires. Il lui arrivait aussi de monter le week-end au camp forestier de la Zadié pour y mener des parties de pêche. Il sortait alors un matériel dernier cri qui faisait envie aux travailleurs essayant péniblement d’améliorer leur quotidien en pêchant avec des tiges de bois et des morceaux de fer. C’est aussi dans ces moments qu’il pouvait satisfaire certains de ses péchés mignons, embauchant pour quelques heures une petite fille d’une dizaine d’années (à peine pubère) résidant au camp, qui passait alors la matinée vêtue d’un simple sous-vêtement à lui détacher ses poissons pour se voir reverser trois ou quatre cents francs CFA à l’heure de midi. Son père venait ensuite le voir afin qu’il « pense au patron » (en l’occurrence à lui-même) et lui donne quelques milliers de francs CFA. J’apprendrais enfin, en revenant dans l’entreprise fin 2012 que, parmi les motifs qui lui valurent d’être licencié avec son ami Bernard, figurait le fait qu’il faisait louer par l’entreprise des maisons qu’il avait achetées à Makokou. Ceci lui permettait de toucher des loyers tandis que ces logements restaient vides. De la même manière, si rencontrer le maire ou le gouverneur faisait partie de ses responsabilités, la nouvelle direction le railla au motif qu’il avait largement trop utilisé ce prétexte pour passer des moments « plus agréables ». Toutefois, du temps où il était en poste dans la ville, il semble que ce ne soit pas directement lui qui se soit occupé des « bonnes relations » avec les autorités locales. Ceci était de la responsabilité du directeur de la scierie, à qui un budget était confié pour cela.

Les usages de Romuald

25 Prenant leur suite fin 2012, et responsable alors tant de la production forestière que de la scierie, Romuald s’est donc retrouvé en charge de ces questions. En tandem avec un nouveau directeur général (basé à Libreville) doté d’une certaine rigueur, puisqu’ayant réussi à faire obtenir la première certification FSC35 dans une entreprise d’Afrique centrale (au Cameroun), il a cherché à rompre avec les pratiques précédentes. En effet, au niveau d’une région comme celle de Makokou, quatre personnes occupent des postes-clés pour les acteurs de la filière-bois souhaitant réaliser une exploitation forestière d’envergure. Le personnage le plus important d’une province (le Gabon en compte neuf) est le gouverneur. Il réside dans la capitale provinciale, en l’occurrence Makokou. En-dessous de lui vient le préfet, qui est responsable d’une subdivision de la province. Ensuite, il faut prendre en compte le maire de la ville. Enfin, exploitation forestière oblige, il convient de considérer le directeur provincial des Eaux et Forêts. Ces quatre personnes sont susceptibles de bloquer, sur le plan administratif, le bon fonctionnement d’une entreprise. Jusqu’en 2012, les relations étaient au beau fixe puisque le directeur de la scierie avait pour habitude d’organiser des apéritifs chez lui durant lesquels il installait ces messieurs importants dans ses gros fauteuils en peaux de serpent pour leur servir des liqueurs. Ils en repartaient chacun avec une enveloppe, bénissant les activités de l’entreprise. Ils pouvaient également, par exemple, solliciter la scierie pour être fournis en bois gratuitement afin de construire de nouvelles maisons. C’est avec de telles pratiques que Romuald a voulu rompre en reprenant la direction exécutive de l’entreprise.

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26 Cependant, une des conséquences de la mise en place des politiques de développement durable dans le secteur de la foresterie a été le déploiement des procédures administratives. Désormais, les entreprises doivent faire valider auprès de la délégation provinciale des Eaux et Forêts un Plan annuel d’opération (chaque année donc) détaillant les travaux envisagés dans les lots forestiers afin de vérifier leur conformité avec le Code forestier et le dispositif législatif en vigueur. Autant dire que, si les forestiers ont toujours su se tenir « dans les meilleurs termes » avec l’administration forestière, ces liens se trouvent désormais renforcés. Théoriquement au moins, les politiques de développement durable impliquent un quasi-partenariat entre les opérateurs et les agents de l’État. Or, ceci a également pour conséquence indirecte de multiplier les possibilités de blocage administratif, surtout en face de dirigeants souhaitant promouvoir (en façade au moins) une activité légale et responsable. Fin 2012, si la nouvelle direction a voulu changer les usages, elle a sciemment essayé de rompre avec des pratiques en fait généralisées dans les milieux forestiers. Dans ce nouveau contexte, elle s’est d’autant plus exposée à des représailles mesquines.

27 C’est ce qui s’est passé rapidement puisque le Plan annuel d’opération (PAO) de 2013 a été refusé par l’administration des Eaux et Forêts, au motif que, dans ce document de quelques dizaines de pages, une carte n’avait pas été dessinée à la bonne échelle. Cette raison était bien valable au regard des textes de lois qui, effectivement, précisent à quelle échelle doivent être présentées les cartes dans les Plans annuels d’opération. Mais elle était complètement fallacieuse au regard des pratiques courantes des autres entreprises de la région qui soumettaient des documents parsemés d’erreurs (souvent grotesques), voire parfois de simples copier-coller d’autres PAO déjà acceptés. Bien entendu, cela se passait alors dans le cadre de relations « tout à fait cordiales » entre opérateurs et administratifs. C’est ainsi que, pour le bon fonctionnement de son entreprise, Romuald a accepté de remettre la main à la pâte. Un jour, la rumeur circula qu’on l’avait vu sortir d’un des bons restaurants de la ville avec le directeur provincial des Eaux et Forêts. Ils rigolaient. Quelques temps plus tard, il me confia lui-même qu’ils avaient recommencé à verser 400 000 FCFA par mois36 aux quatre personnes aux postes- clés susmentionnés. Leurs interactions avaient donc repris leur cours régulier et attendu.

Au sommet de la hiérarchie sociale et au centre des attentions

28 De telles rumeurs couraient régulièrement à propos des pratiques des patrons forestiers de l’entreprise. D’une part, parce que cette dernière était localement d’une importance considérable (au vu du nombre de personnes qu’elle embauchait, de l’argent liquide qu’elle pourvoyait et de sa place singulière dans l’économie politique gabonaise). À des degrés divers, tous les habitants de la ville et de la région s’y intéressaient. Suite à un accident mortel entre un camion transportant des grumes et une camionnette, il ne fallut que quelques heures pour que chacun sache que « l’entreprise avait tué ». Plus largement, la vie des patrons forestiers rentrait aisément dans les affaires publiques. Tout motif pouvait être repris et discuté, particulièrement pour relater une faille, une faiblesse ou un détail intime (Darnton 2010). D’autre part, parce que tout le monde n’était pas également informé et que l’accès aux (bonnes) informations constituait une façon, pour les salariés de l’entreprise et les personnes s’y

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intéressant, de se distinguer (les chauffeurs personnels des dirigeants récoltant ainsi des bénéfices du fait de leur poste). Si l’attention portée à l’entreprise et à son devenir était considérable, les dirigeants prenaient soin de ne distiller les renseignements importants qu’avec parcimonie, à des moments et à des personnes choisies. Il faut rappeler également que, pour eux-mêmes, la situation se présentait souvent comme floue. La fermeture de l’entreprise début 2014 confirma la vacuité de leurs plans de développement.

29 Dans cette conjugaison entre climat d’incertitude et promesse (ou mirage) d’élévation sociale, les motifs pour qu’une rumeur apparaisse étaient infinis : l’arrivée de nouveaux outils, le moment et le lieu où serait distribuée la paye (au chantier ou à la scierie), les décisions de travailler un dimanche ou le nombre de jours de congés accordés lors d’événements annuels. Ces rumeurs pouvaient également porter sur le contenu de conciliabules suite à un accident, les motifs de déplacement d’un dirigeant vers la capitale ou de la visite d’un haut-dirigeant venant de Libreville. Très régulièrement, des spéculations avaient lieu sur la rentabilité de l’entreprise, les marchés obtenus au niveau international, les embauches possibles ou les suppressions de postes (sous la forme de non-reconduction des CDD de trois mois, régime de la plupart des travailleurs). Et donc, comme l’exemple de la section précédente le montre, la qualité des relations avec les autorités politiques était également souvent débattue (indication, en creux, de l’effectivité de l’État).

30 Ainsi, les forestiers européens de la région de Makokou participaient bien de l’élite locale37 et savaient user, selon leurs humeurs, du confort qu’ils estimaient correspondre à leur statut. Ils contribuaient à la dynamique politique, de par les relations qu’ils entretenaient (et donc ce qu’ils donnaient à comprendre des personnes ainsi fréquentées) et le poids potentiel de leurs agissements et décisions (largement observés, scrutés et débattus). Cette centralité s’exprimait par leur proximité physique avec les dirigeants politiques dans la tribune officielle lors des défilés du Premier mai et de la Fête nationale. On pourrait conclure qu’ils étaient pris dans ces jeux autant qu’ils les modulaient. Toutefois, à aucun moment, il n’a été question, pour Romuald, de se conformer à un état de droit, mais bien plutôt d’adapter les circulations d’argent relatives à son activité à une forme de capitalisme toujours aussi peu éthique mais désormais largement plus financier et multinational. Pour sa part, si Jean-Paul n’appréciait que modérément sa vie à Makokou, c’était pour regretter de ne pas se trouver en permanence dans une localité plus petite. Le contrôle social y aurait joué en sa faveur et ses choix auraient été d’autant moins critiqués.

Façons de dire, façons de faire

31 La partie précédente a déjà décrit un certain nombre de comportements des forestiers européens présents à Makokou. Il convient désormais d’aller plus loin pour comprendre davantage comment ils se représentaient leur place dans la société et quelles étaient les conceptions de l’organisation sociale qu’ils contribuaient à performer et promouvoir. En effet, bien qu’expatriés, ils ne se considéraient aucunement dans un mode de vie « hors-sol » et, bien au contraire, réfléchissaient et se positionnaient par rapport aux personnes qu’ils fréquentaient au quotidien.

32 Romuald aimait se montrer autoritaire. Ses attitudes évoquaient souvent la violence. Pour peu qu’un travailleur menace de parler des usages dans l’entreprise à un parent

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membre des corps habillés (tel qu’un gendarme), il prenait plaisir à répondre que lui connaissait le chef de brigade (et ceci en cascade avec, en point de fuite, le président de la République lui-même). Le déni du statut de personnes à part entière a déjà été évoqué lorsque fut indiqué la manière dont il considérait ses travailleurs (« de grands enfants »)38. La mise en place des politiques de développement durable a donné à Bernard la possibilité de prolonger largement cette opinion. En effet, il estimait que le Gabon avait besoin de lui et que le système des concessions forestières lui permettait d’amener le développement. Les certifications venaient ainsi formaliser le processus. Elles se traduisaient, pour lui, par une éducation à certains comportements, à une certaine hygiène de vie. Il n’hésitait pas à recourir à la métaphore de la chicotte (Bayart 2008) pour expliquer tous les efforts qu’il avait dû fournir afin que les travailleurs se mettent à utiliser les nouveaux Équipements de protection individuelle39 que l’entreprise leur fournissait (« généreusement », à ses yeux).

33 De la même manière, quand il envisageait la rénovation des cases du camp des travailleurs (afin qu’elles soient conformes aux normes du développement durable), il lui semblait impossible d’envisager un autre modèle que celui de la famille nucléaire. Les cases des travailleurs devaient comporter un salon et deux chambres. Pas plus. Les critères qu’il considérait étaient ceux de la « famille européenne » alors qu’il savait pertinemment que certains travailleurs pouvaient vivre seuls, comme d’autres pouvaient vivre avec plusieurs femmes, des parents et parfois plus d’une demi- douzaine d’enfants. Cela faisait aussi partie de ce qu’il appelait « éduquer ». Enfin, parmi les actions engagées dans le cadre du volet social de la mise en place du développement durable, figuraient des achats de cahiers et de livres, la construction d’une école dans le village où se trouvait le camp et des programmes de santé sur les questions du sida et du paludisme. Il s’agissait pour lui d’une véritable suppléance de l’État. Toutefois, sur le terrain, les programmes de santé ont été d’une ampleur particulièrement modeste. L’école a été construite avec des matériaux de piètre qualité (autant pour le ciment que pour le bois) et les fournitures scolaires étaient vraiment bas de gamme mais systématiquement estampillées du logo de l’entreprise.

34 Jean-Paul évoquait également volontiers l’idée de « prendre soin » du chantier dont il avait la charge, quand j’échangeais avec lui dans un cadre enregistré. Ceci lui permettait de se positionner en contraste avec le responsable qui l’avait précédé. S’il lui arrivait aussi d’évoquer le plaisir qu’il pouvait prendre dans son travail, les mots qu’il employait pour parler de son activité étaient beaucoup plus durs : les travaux forestiers supposaient, selon lui, une « discipline de fer »40. Le réveil devait se faire à 5h30. Le modèle était celui du monde militaire. Un modèle nécessaire car il n’y avait pas de travail sans discipline. Bien qu’on n’ait jamais marché au pas ou entonné des chants en allant dans les camions de transport du personnel dans les chantiers forestiers, il se souvenait de l’époque où les journées de travail commençaient par l’appel des travailleurs et la levée des drapeaux. Il a ainsi fait construire un porte-drapeau devant la case des bureaux du camp, où étaient flottées les couleurs du Gabon et de l’entreprise41.

35 Si lui-même n’a pas fait de carrière militaire, d’autres patrons forestiers ont commencé ainsi leur vie active, dans des régiments tels que les parachutistes. On retrouvait dans ses propos des expressions marquant le fort individualisme qui est de mise dans les entreprises forestières et qui sont souvent également exprimées telles quelles par les travailleurs : « ici, c’est la guerre », « chacun pour soi ». Et c’est donc sans contre-

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intuition que le vocabulaire de la « chicotte » se retrouvait dans sa bouche. S’affichant politiquement de droite (modérée), il investissait fortement son travail de valeurs morales. Il se voyait comme un pilier de l’entreprise, en charge d’une certaine conscientisation. Les patrons avaient, selon lui, un rôle à jouer en distribuant récompenses et sanctions, en maniant la carotte et le bâton42. Dans le secteur forestier, il les envisageait comme des conquistadors, des conquérants.

36 Enfin, Jean-Paul s’inscrivait dans un jeu de positions maniant la parenté fictive (qui amplifiait encore son paternalisme). En effet, il parlait de l’entreprise comme étant « sa mère et son père ». Des expressions proches étaient employées par les travailleurs ou les villageois, la désignant comme « la maison-mère ». Il lui apparaissait ainsi important de remercier l’entreprise (de lui donner du travail). Toutefois, étant catholique, il lui arrivait régulièrement d’aller prier le dimanche à la grande église de Makokou. Indépendamment de la sincérité de sa foi, il y rencontrait ainsi d’autres travailleurs de l’entreprise et ils louaient ensemble le Père. De la sorte, il pouvait instrumentaliser cette croyance commune quand il les retrouvait au chantier et qu’il leur refusait une aide ou une avance : « Il faut [déjà] remercier le Seigneur d’avoir du travail. » Plus généralement (car un faible nombre de travailleurs étaient de confession catholique), lui-même était vu par les travailleurs, dans leur grande majorité, comme le père du chantier, « notre père à tous »43. Ceci lui était régulièrement rappelé sous la forme d’interjection, souvent quand il s’agissait de lui demander une faveur, et, de son côté, il appelait nombre de travailleurs par le terme « fils ». Cette utilisation de la parenté fictive est assez commune dans les travaux forestiers puisque, dans les duos entre un ouvrier et son apprenti, il est d’usage de se désigner comme père et fils de travail. Dans le cas présent, on peut envisager que cette stratégie rhétorique lui permettait d’atténuer la domination qu’il exerçait en manifestant une proximité, ou plutôt en pratiquant une forme de chantage affectif.

37 Si Jean-Paul utilisait certaines stratégies pour se rapprocher des travailleurs, d’autres lui permettaient de marquer son importance. Au chantier, il se servait allègrement dans les meilleurs produits de l’économat, le tout étant noté dans un cahier pris en charge par l’entreprise. Largement obèse, on le voyait régulièrement en train d’ingurgiter du Coca-cola et du lait concentré sucré. Il appréciait faire venir à sa table quelques personnes seulement parmi l’équipe des travailleurs, instituant ainsi un régime de privilèges et faisant circuler les meilleures rumeurs le concernant. Au cours de ses soirées au chantier, il dînait avec le chef d’exploitation et parfois avec un ou deux travailleurs qu’il invitait. C’est alors qu’il se lançait dans de longs récits sur ses années de jeunesse où il chassait l’éléphant, cette « grande chasse »44 qui pouvait durer plusieurs jours. À son issue, il laissait l’animal mort quelques jours sur place, surveillé par un villageois de la région, afin de récupérer plus facilement les défenses (sans avoir besoin de les scier) puis d’offrir la viande aux habitants du village le plus proche. Il se flattait d’ailleurs de pouvoir reconnaître toutes les viandes de brousse et évoquait avec le regard un peu trouble ce jour où, dans un village, avec son ami Bernard, on leur avait servi un plat mal identifié dont le goût de la viande ne leur a rien rappelé qu’ils ne connaissaient déjà45.

38 On retrouve également chez lui une habitude caractéristique des forestiers, celle de se déplacer avec une glacière. Comme me l’expliqua un ingénieur forestier français présent de longue date au Gabon46, jusqu’au début des années 2000, les forestiers ont eu la belle vie. Une piste d’atterrissage pouvait être construite au milieu de la forêt pour

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approvisionner leur camp. Ils gagnaient suffisamment d’argent pour se déplacer en avion47, quand ce n’était pas dans d’importants 4×448. Dans les grandes entreprises étaient ainsi organisées de véritables bombances au milieu de la forêt. Ripailles qui, en apparence tout au moins, faisaient également le divertissement de la domesticité noire. Pour les Français arrivant dans de tels lieux, il convenait d’amener une glacière contenant une bouteille de vin rouge et un fromage, de préférence un camembert. La capacité à transporter le froid prenait ainsi une importance toute particulière, rappelant la propension (ou la prétention) de ces forestiers à maîtriser les éléments : manier le froid dans un pays équatorial comme manier le feu pour dompter la forêt (Gras 1998).

39 De nos jours, le congélateur est un objet de prestige au Gabon. Ceci est notamment perceptible dans les villages car peu de personnes en possèdent et il est nécessaire qu’un groupe électrogène soit disponible à proximité pour fournir, au moins par intermittence, l’énergie nécessaire à la production de glace. Plus généralement, il est attendu, dans les maquis ou les petits restaurants, que bières, sodas ou eaux soient servis « glacés ». Si l’on comprend que la température ambiante ne soit pas adéquate pour boire de tels rafraîchissements, le champ sémantique de la glace prévaut sur ceux du froid et du frais. On peut reprendre ainsi les différents exemples proposés ci-dessus pour montrer que leur pratique par les forestiers européens leur donne d’emblée une signification spécifique et un certain relief : la possession d’un fusil rend important et la taille des gibiers rapportés de la chasse d’autant plus. L’économat d’un chantier forestier contient les mêmes produits qu’une petite boutique urbaine. Leurs qualités variant, s’offrir les gâteaux secs de la meilleure marque est un acte rare et, dès lors, déjà une forme de distinction. Les relations entre les ouvriers et leurs apprentis s’expriment souvent sous la forme d’une relation entre « pères et fils de travail », c’est à ce titre que certains ouvriers se permettent de choisir des produits onéreux à l’économat sur le compte de leurs apprentis, au moment où ces derniers reçoivent leur paye. Les travailleurs reprennent volontiers le parallèle entre leurs conditions de vie et le monde militaire. Lorsqu’ils sortent en ville pour le Premier mai, ils tournent dans les camions de transport du personnel, chantant des grivoiseries à destination des jeunes filles croisées49. Leurs critères de réussite sociale sont souvent exprimés avec une grande régularité : la propriété d’une maison et d’une voiture, éventuellement plusieurs femmes mais, en tout cas, des conquêtes régulières. Enfin, quand ils ne sont pas impliqués dans des mouvements religieux contraignants (notamment évangélistes), ils boivent (souvent beaucoup) et leurs conjointes se plaignent facilement d’attitudes violentes et de négligences envers leurs enfants.

40 Cet article a donné l’occasion d’apprécier les trajectoires, positions sociales et pratiques de forestiers européens au Gabon. L’importance de ces personnes est apparue dans les jeux politiques locaux et dans la sociabilité au sein des entreprises d’exploitation forestière. Si leurs situations leur assurent des facilités de mobilité administratives et économiques, l’importance qu’ils accordent à leur vie dans leur pays de destination témoigne non pas d’activités déterritorialisées, mais d’une bi-territorialité, communément vécue par de nombreux migrants (Leclerc-Olive 2002). Personnages puissants dans le contexte local où ils travaillent, ils constituent, de fait, des références, des modèles, des points de focalisation pour les regards et les attentions. Leurs

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moindres faits et gestes sont susceptibles d’être commentés, discutés, interprétés et reproduits dans le cadre d’un « mimétisme postcolonial » invitant à considérer une « zone grise » (Levi 2014) entre expatriés européens et travailleurs africains. Est ainsi suggéré un cruel mais substantiel apport à la constitution des « citoyennetés ordinaires » (Carrel & Neveu 2014 : 17)50 gabonaises puisque la participation à cette zone grise se présente comme une voie d’accès à la « new world society » (Ferguson 2002).

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NOTES

1. « L’idée de dystopie désigne un modèle qui inclut en lui-même un principe de contradiction et de dysfonctionnement travaillant l’ensemble du système social et de ses régimes de pouvoir. [...] Géographie socialisée et politisée, faite de l’imbrication de relations familiales, économiques, militaires, stratégiques et historiques au sens de Marc Augé, le paradigme dystopique décrit le Gabon avant tout comme un espace, où les contrastes invalidants entre la forêt, la côte, “l’intérieur” du pays, la ville, le village, les camps, les ressources (minerais, bois, pétrole), les transports et les communications jouent un rôle surdéterminant dans la manière dont les gens imaginent le pays » (BERNAULT & TONDA 2009 : 8-9, italiques originales). 2. Se référant aux travaux de M. FORSÉ (1991), C. A. RIVIÈRE (2004 : 229) retient comme définition de la sociabilité, l’« ensemble des relations d’un individu compte tenu de la forme que prennent ces relations ». 3. Si ces expatriés prennent part au phénomène migratoire international, ils constituent une catégorie particulière de migrants, notamment parce que leur mobilité d’un pays à l’autre est volontaire et qu’ils appartiennent à l’élite économique (MAZZELLA 2014). À ce titre, leurs pratiques sont orientées vers la défense de leurs intérêts particuliers (économiques, financiers et politiques) ; ils entretiennent un rapport distancié à la légalité mais sont rarement réprimés (LASCOUMES & NAGELS 2014 : 20). Les personnes étudiées dans cet article étaient amenées à faire des voyages transcontinentaux plusieurs fois par an et étaient membres d’une multinationale. Toutefois, elles se trouvaient à la marge de cette « classe capitaliste transnationale » qui constitue le core de la globalisation capitaliste selon L. SKLAIR (2013). 4. Sous la direction d’Olivier Leservoisier. Deux enquêtes de sept mois ont été réalisées entre 2011 et 2013. Elles ont été précédées de deux enquêtes de cinq et deux mois sur la même thématique, effectuées durant le master. La méthodologie suivie se rapproche de celle d’une « enquête intensive » (OLIVIER DE S ARDAN 1995) : observations directes et participantes, entretiens (enregistrés ou non), collectes de documents écrits, procédés de recension au niveau local, photographies et courtes séquences filmées. 5. Selon BLALOCK et SILVA (2008 : 446) : « Economists, psychologists, and demographers explain lifestyles as sets of shared preferences. » 6. L’ouvrage collectif dirigé par M.-C. SMOUTS (2007), La situation postcoloniale, pose la question de l’articulation entre « situation coloniale » et « situation postcoloniale ». Pour G. BALANDIER (2007 : 24), « le postcolonial désigne une situation qui est celle, de fait, de tous les contemporains. Nous sommes tous, en des formes différentes, en situation postcoloniale ». M.-C. SMOUTS (2007 : 27) note que « l’analyse des continuités entre “situation coloniale” et “situation postcoloniale” a été confondue avec l’affirmation d’une analogie entre les deux situations ». 7. Se présentant comme le leader mondial en matière de chaîne d’approvisionnement, avec pour spécialités l’huile de palme et les oléagineux secs. 8. Le Gabon est un pays de 267 000 km 2 dont 134 500 km2 sont considérés comme forêts productives (WORLD RESOURCES INSTITUTE 2009). Par ailleurs, la multinationale a racheté, en 2011, la plus grande concession forestière certifiée FSC (l’écolabel le plus renommé de la foresterie mondiale) d’Afrique centrale : 1 300 000 hectares en République du Congo. 9. Toutefois, les difficultés techniques et financières se sont accumulées et la filière a été liquidée début 2014. En tant que telle, l’entreprise où a été menée cette enquête n’existe donc plus. 10. Le label OLB (Origine et légalité des bois). Il est délivré suite à un audit réalisé par un organisme indépendant (ici, le Bureau Véritas), 11. Pouvant choisir la monnaie avec laquelle leur salaire leur était versé, ils préféraient l’euro. 12. Pour mention : Gabon, Cameroun, République du Congo, Guinée équatoriale, République centrafricaine, Ghana, Côte d’Ivoire, Sénégal, Afrique du Sud, Liban, Pakistan, Inde, Chine, France.

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13. La position sociale est définie autant dans le cadre de la « role theory », où elle permet d’envisager le comportement d’un acteur et les comportements des autres que lui-même est en mesure d’attendre (HINDIN 2007), qu’à travers le concept de « stratification » (KAYA & BRADY 2008), où elle résulte d’une assignation via la hiérarchie sociale et indique une certaine allocation des ressources. 14. J. DU BOIS DE GAUDUSSON (2009) a également utilisé l’expression de « mimétisme postcolonial », pour d’autres enjeux et partant d’une approche triviale de l’idée de mimétisme où les acteurs mimant seraient uniquement passifs. 15. F. FANON (2002 : 284) considérait ainsi que « la résistance des forêts et des marécages à la pénétration étrangère est l’alliée naturelle du colonisé ». 16. Réalisé les 8 (à son bureau à la scierie) et 9 août (à son domicile de Makokou) 2011. Il a été enregistré et est d’une durée totale de 2 heures 53 minutes et 26 secondes. 17. Le poste de boussolier est un travail ouvrier, mais qui revêt une importance stratégique. Ce sont, en effet, ces travailleurs qui sont en charge de la prospection, dans une concession forestière. En d’autres termes, ils fouillent les parcelles pour recenser les arbres exploitables. Ceci suppose une bonne connaissance de l’écosystème (pour savoir reconnaître les essences), des compétences géographiques (pour se situer et situer les tiges) et une confiance morale (car la stratégie d’exploitation dépend des rapports qu’ils établissent). Pour ces différentes raisons, les Européens exploitant du bois en Afrique ont longtemps pris en charge eux-mêmes cette partie du travail, qui constituait également une formation pratique en début de carrière. Ceci est moins le cas de nos jours car les tâches se sont multipliées et complexifiées : il est désormais rare qu’une seule personne ou une seule équipe soit en charge de l’ensemble du processus de prospection. Cette phase de production d’information n’en reste pas moins cruciale dans la réussite d’une entreprise d’exploitation forestière. 18. Situés le plus souvent dans la ville portuaire où les grumes de bois étaient chargées sur des cargos pour exportation. Jusque très récemment, la grande majorité de la production forestière d’Afrique centrale était exportée sans que le bois ne soit passé en scierie, donc sous la forme de grumes non transformées. 19. En référence, ici, au narrateur du film de J. ROUCH (1958), Moi un Noir. 20. Le 30 mai 2011 à son bureau de Libreville. Il a été enregistré et est d’une durée de 2 heures 09 minutes et 19 secondes. 21. Dans l’entreprise forestière du père de Bernard-Henri Lévy, qui n’existe plus mais d’où il a tiré sa fortune. 22. Il ne m’est jamais arrivé de rencontrer un expatrié initié à une pratique religieuse ou magico- thérapeutique gabonaise, bien que les plus anciens (surtout ceux nés sur le continent africain ou ayant eu des parents à y avoir séjourné) puissent considérer ces pratiques locales avec un véritable sérieux. 23. Au Gabon, l’exploitation industrielle de la forêt a commencé et s’est longtemps prolongée le long de la côte atlantique et des principaux cours d’eau. Les deux principales essences exploitées (l’okoumé et l’ozigo) étant des bois flottants, les grumes étaient déplacées sous forme de radeaux. Aujourd’hui, la plupart des entreprises utilisent, au moins partiellement, la route et/ou le train. 24. Une des premières grandes décisions prises par Ali Bongo en tant que président de la République. 25. De telles campagnes sont lancées à échéances régulières. GREENPEACE (2015) a ainsi publié un nouveau rapport sur la production illégale de bois en RDC au printemps 2015. Il est pourtant possible de montrer leur inefficacité (DELACOTTE 2009). 26. Entretien réalisé le 29 janvier 2013 à son bureau à la scierie. Il n’a pas été enregistré mais pris en notes et a duré environ 1 heure 45 minutes. 27. Guinée équatoriale, Gabon, Côte-d’Ivoire, Cameroun et Angola.

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28. Chef de chantier, chef d’exploitation, directeur de scierie, directeur de déroulage, directeur de tranchage, chef de site, directeur d’exploitation. 29. La rumeur les accusant d’avoir détourné des fonds de l’entreprise, d’avoir eu des relations avec des mineures de moins de quinze ans et d’avoir eu différentes incompétences et attitudes laxistes. 30. Solidarité sur laquelle j’ai nettement joué pour être en mesure de mener à bien ma recherche dans l’entreprise. Les modalités et implications méthodologiques et réflexives de mon insertion et de ma présence dans cette entreprise ont été présentées lors du congrès de l’APAD « Enquêter en contexte de développement ou d’urgence. Accès, risques, savoirs, restitutions » (BOUREL 2013). 31. S’il se vante volontiers du nombre élevé des petites amies africaines qu’il a eu au cours de sa vie, il n’a envisagé qu’une fois de se marier avec une personne rencontrée dans l’un de ses pays de résidence, essuyant alors les commentaires racistes de sa famille. Après s’être rendu compte qu’elle lui avait soutiré de l’argent pour procéder à un avortement alors qu’elle n’était pas effectivement enceinte, il l’a « jetée ». Il considère ainsi que toutes les filles de la région, cherchant l’argent, peuvent être tenues pour des prostituées et ne doivent donc qu’être « tirées » puis « jetées ». 32. Les rumeurs dont il sera question ici ont été appréhendées au cours de l’enquête dans la lignée d’approches récentes en sciences sociales : posture compréhensive, pragmatisme méthodologique, mise en relation avec les pratiques sociales de la prise de parole et considération du potentiel subversif par rapport à l’ordre social en place (ALDRIN 2003). Tant énoncé qu’action (BONHOMME 2009), la rumeur renseigne sur les ressources de la connaissance et tire sa force de conviction d’un raisonnement circulaire (PAILLARD 2009). Au Gabon, ce que l’on nomme « kongossa » est pleinement considéré comme une ressource politique, notamment pour les personnes dont la participation est habituellement marginalisée (ONDO 2009). 33. Il n’y a pas de banque à Makokou si bien que, en dehors des cadres supérieurs, l’ensemble du personnel était payé en liquide. Cet argent arrivait par convoyeurs privés. 34. Le camp forestier de l’entreprise était situé à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de la capitale provinciale, Makokou. Les bureaux se trouvaient installés sur le site de la scierie, à dix-sept kilomètres à l’ouest de Makokou. Jean-Paul circulait donc régulièrement entre le site de la scierie et le camp forestier. 35. 36. Au Gabon, le salaire mensuel minimum officiellement prescrit est de 150 000 FCFA. 37. Constituée par les personnes ayant des pouvoirs déconcentrés (du gouverneur aux chefs des villages alentour), décentralisés (le maire et ses principaux adjoints), administratifs (les représentants locaux des organes de l’État, et plus généralement les corps habillés), économiques (les personnes exerçant des responsabilités dans les entreprises et commerces d’envergure) ou spirituels (dans le cadre de différents cultes). De plus, à la faveur de trajectoires sociales particulières ou de liens de parenté, d’autres personnes pouvaient venir compléter l’ensemble. 38. Casques, bottes renforcées, jambières, casques de protection auditive, lunettes. 39. Idée finalement assez banale concernant les Européens à propos des Africains, dont l’une des dernières occurrences célèbres fut prononcée à Dakar par Nicolas Sarkozy (CHRÉTIEN 2009). 40. En contradiction complète, nous l’avons vu, avec son emploi du temps et ses occupations effectives. 41. Situés au centre d’un grand espace dégagé, les bureaux du camp occupaient une position panoptique. Les cases des travailleurs avaient été construites le long de la « circonférence » du camp (il n’était pas tout à fait rond). 42. L’un des collègues de Romuald, dirigeant la scierie en 2012 et 2013 était surnommé « le dictateur » par ses employés, et ceci ne semblait pas lui causer trop de soucis.

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43. Au moins, en matière de « texte public » (SCOTT 2009), les fragments de « textes cachés » dont on m’a fait part étaient nettement moins sympathiques : tel travailleur pouvant considérer qu’il payait bien mal les gens, pour quelqu’un dont le ventre était autant rempli d’excréments. 44. Les travailleurs forestiers essayent régulièrement de chasser mais en pratiquant le piégeage ou en cherchant le petit gibier (porcs-épics, gazelles, pangolins, petits singes). Cela leur est désormais officiellement interdit dans les concessions forestières sous aménagement durable. 45. Une rumeur circulant sous diverses formes au Gabon indique que Jean-Bedel Bokassa aurait également servi de la viande humaine à Valéry Giscard d’Estaing, à l’époque de la remise des célèbres diamants en 1973. 46. Entretien réalisé le 7 décembre 2012 à son bureau de Libreville. Il a été enregistré et a duré 1 heure 21 minutes et 43 secondes. 47. Un roman gabonais raconte cette époque (BROUILLET 2011). 48. Se déplacer en 4×4 est assez commun au Gabon, pour les personnes possédant une voiture. Les problèmes de voirie invitant à de tels choix de véhicules, même en contexte urbain. Toutefois, leurs prix (comptés en millions de FCFA) varient fortement et les habitués savent s’évaluer entre eux ainsi. 49. À titre d’exemple : « Ce soir, on va vous baiser cadeau. » 50. À entendre, dans une critique de la conception habermassienne jugée trop désincarnée, comme une appréhension de la citoyenneté mettant l’accent sur ses « dimensions pratiques, corporelles et relationnelles ».

RÉSUMÉS

Cet article propose une analyse des trajectoires biographiques et des formes de sociabilité de forestiers européens exerçant leurs activités au Gabon. Les parcours de trois personnes sont présentés avant de détailler les privilèges dont ils pouvaient bénéficier et les jeux politiques locaux dans lesquels ils s’inséraient. Enfin ce sont les détails de leurs pratiques et prises de position qui permettent de comprendre davantage leurs points de vue sur la société les entourant. Est proposée l’idée que leurs comportements font l’objet d’un « mimétisme postcolonial » par les personnes les fréquentant et qu’il s’agit d’une contribution à la compréhension de l’espace public gabonais.

This paper proposes to analyse European timbers working in Gabon biographic pathways and forms of sociability. Three of them are presented. Then, the privileged they could use and local politic games they played with are detailed. A look at their practices and opinions better informs about their standpoint on the society around them. The idea that their behaviour was mimicked (a « postcolonial mimesis ») by people they worked with and that is a way to understand Gabonese public space is finally proposed.

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INDEX

Mots-clés : Gabon, espace public, expatriés, exploitation forestière, hiérarchie sociale, mimétisme postcolonial Keywords : Gabon, public space, expatriates, logging activities, social hierarchy, postcolonial mimesis

AUTEUR

ÉTIENNE BOUREL EVS-CREA, Université Lyon 2, Lyon

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Mobilités de l’amour

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Femmes blanches en Afrique subsaharienne De la coopération internationale à la mixité conjugale White Women in Sub-Saharan Africa : From International Cooperation to Mixed Marriages

Karine Geoffrion

« Tout le monde veut te marier. Tout le monde veut ton numéro de téléphone. Tout le monde veut sortir avec toi. Tout le monde te drague. Il n’y a pas de critère : que tu sois belle, grosse, avec de l’acné, mince, moyenne, courte, n’importe quoi ; tu fais sensation si tu es blanche en Afrique. Alors oui, j’étais très sollicitée par toutes sortes de gars, de toutes sortes de milieux » (Anne, Canadienne âgée de 24 ans lors de son stage de coopération internationale au Burkina Faso, depuis mariée à un Burkinabé immigré au Canada).

1 Un article du quotidien canadien La Presse du 30 décembre 2013 illustrait le cas d’une institutrice canadienne de 65 ans tombée amoureuse d’un jeune cubain de 29 ans, gardien de sécurité dans un hôtel, lequel l’a épousée, selon la journaliste, uniquement dans le but d’obtenir un visa canadien (Duchaine 2013). Cet article cristallise à la fois le climat de méfiance qui règne au Canada face aux étrangers venant d’un pays du Sud et les stéréotypes qui caractérisent les individus engagés dans des mariages Nord-Sud. Dans ce cas précis, la femme canadienne est humanisée dans son statut de victime alors que son conjoint, lui, est l’objet d’un discours qui amalgame nationalité (cubaine), race et mauvaise foi.

2 Une autre perspective sur ce type de relations intimes est présentée dans plusieurs films de fiction et documentaires tels que Vers le Sud, tiré du roman de Dany Laferrière et se déroulant à Haïti (Cantet 2005) et Paradise : Love (Siedl 2012), se déroulant au Kenya. Ces deux films mettent en scène des femmes blanches divorcées (canadiennes et américaines dans le premier cas, autrichienne dans le second) et les jeunes hommes noirs, issus de classes populaires, avec lesquels elles se lient sexuellement et émotionnellement. Ils dénoncent ce qui est illustré comme un commerce romantique et exotique d’hommes noirs marginalisés par des touristes blanches plus âgées et sur tout, plus aisées.

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3 Malgré la popularité de ces thèmes dans les médias, ces couples dont la femme est originaire d’un pays du Nord alors que l’homme est originaire d’un pays du Sud, présentant des écarts sociaux importants et que nous désignerons ici « couples Nord- Sud », ont reçu très peu d’attention scientifique en dehors du champs du tourisme sexuel1 (Ebron 1997 ; Herold, Garcia & DeMoya 2001 ; Jeffreys 2003 ; Kibicho 2012 ; Phillips 2002, 2008 ; Salomon 2009a ; Sanchez Taylor 2006). Comme le remarque l’anthropologue Paulla Ebron (1997), la littérature portant sur les couples Nord-Sud a tendance à simplifier à outrance ce type de relations intimes en focalisant sur une dichotomie victime-bourreau. Plusieurs études reprennent les stéréotypes trouvés dans les médias. D’un côté, les femmes sont représentées comme des victimes qui « tombent en amour » avec de jeunes hommes du Sud manipulateurs et opportunistes, souvent issus d’un milieu défavorisé. Ces derniers « exploitent », de façon plus ou moins convaincante, les sentiments de la femme piégée, dans le but d’obtenir de l’argent, des biens ou un visa pour un pays occidental (Kempadoo 2001, 2004 ; Nyanzi, Rosenberg- Jallow, Bah & Nyanzi 2005 ; Phillips 2002 ; Pruitt & LaFont 1995). Dans la littérature, ces jeunes hommes sont tour à tour appelés des « bumsters » (Nyanzi et al. 2005), des « entrepreneurs romantiques » (Dahles & Bras 1999 ; Ebron 1997 ; Phillips 2002), ou encore des « border-artists » (Beck-Gernsheim 2011).

4 D’un autre côté, les femmes occidentales sont dépeintes comme profitant du contexte d’inégalités sociales globales pour satisfaire leurs désirs sexuels avec les corps jeunes et musclés d’hommes caribéens ou africains, qu’elles laisseront une fois leur séjour de vacances terminé (Brennan 2004, 2007 ; O’Connell Davidson & Sanchez Taylor 1999 ; Sanchez Taylor 2001, 2006). Selon Jacqueline Sanchez Taylor (2006 ; voir aussi Ebron 1997 ; Jacobs 2009), les femmes qui entrent en relation intime avec des hommes originaires de pays du Sud veulent à la fois se sentir plus féminines, grâce à une perception stéréotypée des masculinités du Sud comme étant plus viriles que celles des hommes du Nord ; et être en position de contrôler la relation en tenant les fils de la bourse et de la mobilité internationale. Ces relations sont expliquées en mobilisant Franz Fanon. En effet, selon Joan Phillips (2008 : 207), ce serait l’infériorité raciale des hommes noirs, laquelle est intériorisée, qui pousse ces hommes à entreprendre des relations intimes avec des femmes blanches, dans le but d’élever leur statut au niveau de celui de l’homme blanc.

5 Bien que les corps noirs et bruns soient effectivement sexualisés à bien des niveaux, ce qui influe, consciemment ou non, sur les désirs sexuels des femmes occidentales, et que des rapports de forces liés à la race et à la nationalité existent au sein des couples Nord- Sud et les structurent jusqu’à un certain point (Cauvin Verner 2009, 2010 ; Frohlick 2008, 2013, 2015 ; Salomon 2009a, b), adopter cette seule perspective postcoloniale tend à réduire la complexité et l’intersubjectivité de ces relations intimes, ainsi que la diversité des contextes personnels et sociaux des individus qui s’engagent dans de telles relations. En effet, dans les analyses postcoloniales macro-sociales, la race et la nationalité des acteurs prévalent souvent au dépend d’autres types de mixité, par rapport à l’éducation, par exemple (Kempadoo 2001, 2004 ; Salomon 2009a ; Sanchez Taylor 2001, 2006). Une des raisons possibles de cet écueil peut être liée aux termes qu’emploient les acteurs eux-mêmes pour définir les étrangers et les partenaires amoureux ou sexuels de leurs pairs. En effet, comme l’illustre l’extrait d’entretien présenté en exergue de cet article, les femmes occidentales qui séjournent dans un pays d’Afrique subsaharienne en viennent à se qualifier elles-mêmes de « Blanches » car

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c’est de cette manière qu’elles se font appeler dans la majorité de leurs interactions avec les « locaux ». « La Blanche », ainsi que ses traductions en langues locales, sont des qualificatifs que l’on retrouve jusque dans les chansonnettes d’accueil (des étrangers « blancs »2) que les enfants apprennent à l’école. Dans ces étiquettes identitaires ethno- raciales, la couleur de peau réfère surtout à un certain privilège, en termes de richesse supposée et d’accès à la mobilité internationale (Ebron 1998), caractéristiques d’une classe sociale aisée. Dans le contexte des pays d’Afrique subsaharienne où la classe moyenne, selon les standards de la Banque Mondiale, est quasi inexistante (à l’exception de l’Afrique du Sud), et où une majorité de la population n’a pas accès à ces privilèges (Darbon & Toulabor 2011), l’épithète « blanc » est souvent évoqué en opposition avec « noir » et « africain »3.

6 L’« hétérogamie extrême » (Cohen 2003) qui caractérise souvent les couples Nord-Sud a aussi des répercussions sur les politiques migratoires de plusieurs pays occidentaux car les relations amoureuses entre individus du Sud et individus du Nord sont souvent interprétées, a priori, comme un « ticket out of poverty » (Beck & Beck-Gernsheim 2010) ; comme un moyen plus ou moins légal, pour la personne originaire du pays du Sud, d’avoir accès à des horizons (occidentaux) « meilleurs ». Ainsi, en plus d’être l’objet des critiques postcoloniales, les couples Nord-Sud sont souvent honnis des gouvernements. En effet, l’immigration de type regroupement familial, chez de tels couples, est souvent représentée comme une fraude et une menace pour les États occidentaux (Charsley & Benson 2012 ; Foblets & Vanheule 2006 ; Jorgensen 2012 ; Schmidt 2011 ; Wray 2006, 2011). Par exemple, en 2012, le ministère de l’Immigration canadien s’est servi de l’argument du mariage « gris »4 pour justifier le durcissement des lois sur le regroupement des conjoints, une procédure déjà contraignante et restrictive. En effet, le droit de résider au Canada n’est pas octroyé automatiquement à un non-Canadien lors d’un mariage avec un citoyen ou un résident permanent canadien, indifféremment de l’origine du conjoint non canadien. Le couple doit faire une demande d’immigration sous la bannière du regroupement familial et doit monter un dossier prouvant l’authenticité de la relation conjugale. Puisque le conjoint canadien doit se porter garant financièrement de son époux pour une période de trois ans, ce processus, qui est long et coûteux, est appelé le « parrainage du conjoint »5. Depuis 2012, si le couple ne répond pas à certains critères de validité de la relation intime, soit avoir habité sous un même toit pendant au moins deux ans avant le parrainage ou avoir au moins un enfant issu de la relation, les époux doivent cohabiter pour une période de deux ans suivant l’arrivée du conjoint parrainé. Si le terme n’est pas respecté, le statut de résident permanent du conjoint immigrant peut être révoqué par les autorités6. Enfin, il est difficile, voire impossible, pour un citoyen d’un pays du Sud d’obtenir un visa de visiteur, ce qui met une pression considérable sur le couple et sur le conjoint canadien lequel, à lui seul, détient le privilège (et le fardeau) de maintenir les liens de la relation conjugale en visitant le conjoint qui n’est pas au Canada ou en choisissant de fonder le foyer conjugal dans le pays du conjoint.

7 Dans le cadre de cet article, je m’intéresse à l’expérience amoureuse et conjugale de femmes canadiennes qui se sont rendues en Afrique subsaharienne dans le cadre d’un séjour prolongé (entre six mois et cinq ans), principalement dans le cadre d’un programme de coopération internationale. Il s’agit de comprendre quels sont les facteurs qui contribuent à la rencontre amoureuse et au développement de la relation amoureuse à long terme ; quel rôle joue la relation conjugale avec un homme africain dans le positionnement identitaire de la femme canadienne en Afrique subsaharienne ;

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et comment elle affecte son expérience en pays africain. Ces questions permettent d’apporter une perspective plus nuancée aux analyses postcoloniales en s’appuyant sur les expériences vécues d’attachement des femmes canadiennes, tant dans leur pays de placement qu’avec l’homme avec lequel elles décident de fonder un foyer conjugal.

8 Ma réflexion est alimentée, dans un premier temps, par cinq ans d’observation participante au Ghana où j’ai suivi de près les trajectoires amoureuses et conjugales de plusieurs femmes européennes et nord-américaines. Mon corpus de données comprend aussi les récits biographiques, axés sur les parcours amoureux et conjugaux, de trente- trois femmes dont la plupart sont canadiennes, qui sont, ou qui ont été, en couple avec un homme issu du pays dans lequel elles travaillaient7. Treize de ces femmes se sont établies dans un pays d’Afrique subsaharienne pour une période de plus de six mois dans le cadre d’un projet de coopération internationale ou pour un stage ou une formation lié à leurs études ; y ont fondé un foyer conjugal ; et ont finalement pris la décision de retourner au Canada avec leur conjoint africain. Ce sont les témoignages de ces femmes qui constituent le cœur de cet article. Enfin, tout comme plusieurs anthropologues travaillant sur la question des couples mixtes (Breger & Hill 1998 ; Kelsky 2001 ; Therrien 2008, 2014), lors de mon séjour de travail au Ghana, j’ai moi aussi rencontré un homme avec qui j’ai fondé un foyer conjugal. Cette expérience personnelle a été une porte d’entrée sur le terrain et m’a permis de développer une empathie réflexive (Finlay 2005, 2006 ; Georgieff 2009) avec les femmes qui ont répondu à mon appel et qui m’ont livré leur expérience de couple, souvent difficile en contexte transnational.

9 Dans les sections qui suivent, je brosserai le profil des participantes en le mettant en regard avec les stéréotypes, relayés dans les médias, mais aussi, parfois, dans la littérature scientifique concernant les couples composés de femmes « blanches » du Nord et d’hommes « noirs » du Sud issus de milieux sociaux différents, où les attributs de race, de nationalité et de classe sont souvent amalgamés. Je montrerai leur perception du pays de placement avant leur départ et à leur arrivée sur le continent africain. Tout comme le suggère succinctement Paulla Ebron (1997), je décrirai leur position de femmes « qui ne sont pas à leur place » en Afrique. J’explorerai ensuite le changement qui s’est opéré dans la perception des jeunes femmes quant aux relations intimes avec des hommes africains, du déni à la séduction, et le rôle que jouent ces hommes dans leur quête d’insertion dans une communauté locale. Enfin, je me pencherai sur les tensions qui émergent au sein de ces couples, dont la mixité se révèle à la fois culturelle et sociale.

Le stéréotype de « Lovely Laura » : contrastes et similitudes

10 Comme mentionné plus haut, les relations intimes Nord-Sud qui se forment dans un pays du Sud ont principalement été analysées dans le cadre de contextes touristiques de courte durée. Ce scénario peut coïncider avec la réalité des rencontres dans des pays tels que Cuba et la République dominicaine, lesquels vivent principalement de l’industrie touristique, mais qu’en est-il des relations conjugales qu’entreprennent ces femmes qui vont en Afrique subsaharienne pour un séjour professionnel ou scolaire de longue durée ?

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11 Tout en gardant en tête les inégalités de pouvoir intrinsèques à la majorité des intimités Nord-Sud — relatives au pouvoir d’achat, à l’accès à l’éducation et à la mobilité internationale, par exemple — Paulla Ebron propose une vision nuancée des relations intimes entre femmes européennes et hommes africains en questionnant la « situation » (« positionality ») de la femme qui s’investit dans ce type d’échange affectif et sexuel en contexte africain, une perspective qui est rarement prise en compte dans la littérature. Plus précisément, dans le cadre de son étude en Gambie, Paulla Ebron (1997) a exploré les stéréotypes qui émergeaient des relations intimes entre femmes européennes et hommes « locaux », lesquels circulaient largement dans les discours des hommes gambiens. À partir des boutades entre hommes, Paulla Ebron a fait ressortir le mythe de « Lovely Laura », cette femme générique, blanche, dans la cinquantaine, d’origine britannique, dont le statut professionnel lui permet de voyager régulièrement en Afrique à la recherche de « compagnons de vie » qu’elle ramène avec elle en Angleterre, et dont elle se lasse rapidement. Ce mythe illustre deux types d’émancipation : une émancipation du modèle patriarcal pour la femme européenne qui prend le contrôle de ses relations intimes tout en « goûtant à la vraie Afrique » (ibid. : 238, ma traduction), et une émancipation du cycle de la pauvreté locale pour le jeune homme gambien qui bénéficie des faveurs matérielles de la femme qu’il fréquente. Bien qu’aux yeux des Gambiens, son comportement sorte largement du cadre de ce qui est considéré comme approprié pour une femme, « Lovely Laura » est toujours « traitée comme une reine » (ibid. : 237, ma traduction) à chacun de ses séjours en Gambie. P. Ebron soutient que cette dernière n’est pas insensible à la culture locale, mais qu’elle occupe « la position contradictoire d’une “femme qui n’est pas à sa place” (“woman out-of-place”) » (ibid.). En d’autre termes, lorsqu’elle répond aux avances des hommes gambiens, car elle est une femme émancipée, « Lovely Laura » ne se rend pas bien compte à quel point elle enfreint les normes culturelles locales et heurte les sensibilités.

12 Bien qu’elles ne correspondaient pas du tout au stéréotype de « Lovely Laura » dans leur profil et quant au but de leur séjour en Afrique, les participantes à mon étude étaient bien des « femmes qui n’étaient pas à leur place ». La différence principale entre elles et le stéréotype de « Lovely Laura », c’est que ces jeunes femmes ont toutes fait beaucoup d’efforts pour cadrer avec les normes locales. Manger, parler la langue et avoir des amis locaux représentaient, en fait, une fierté pour elles. Tout comme des anthropologues sur un nouveau terrain, elles ont tenté, tout au long de leur(s) séjour(s), de s’intégrer dans une société qu’elles idéalisaient souvent. Par ailleurs, si « goûter la vraie Afrique » par l’intermédiaire de relations amoureuses, sexuelles et conjugales avec des hommes « locaux »8 — ce qui facilite l’accès aux cultures locales (Brown 1992) — peut concorder avec les valeurs altermondialistes de certaines femmes en coopération internationale, le développement d’une relation amoureuse n’était pas un objectif du séjour en Afrique. Plusieurs avaient même, avant leur départ sur le terrain, un discours qui dénigrait de telles pratiques. Par exemple, Patricia, âgée de 24 ans lors de sa prise de poste au Togo, racontait que sa collègue canadienne l’avait choquée en lui disant qu’elle « ne serait pas contre [le fait] de se faire un chum9 ou de rencontrer quelqu’un ». Patricia m’a dit avoir répliqué : « Ah ! Moi ? Jamais de la vie. Je ne veux pas un Africain dans mon lit. Je ne veux pas un Africain dans ma vie [...]. Moi, j’ai peur d’être associée à ça : la fille qui n’est pas belle, mais qui se trouve un super beau monsieur. Ça m’écœure ! » Elle était très consciente des stéréotypes relatifs aux couples Nord-Sud et à la sexualisation des corps noirs. Cependant, malgré ses premières

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réserves, Patricia a rapidement rencontré un jeune homme qui fréquentait son cercle de coopérants volontaires au Togo, comme nous le verrons plus loin.

Stages en coopération internationale : profils des participantes

13 Les femmes interrogées ont des profils assez similaires. Elles étaient généralement jeunes (entre 20 et 35 ans lors de leur premier séjour en Afrique subsaharienne), assez scolarisées (elles possédaient toutes au moins un diplôme universitaire) et avaient déjà voyagé à l’international avant de se rendre dans un pays africain. Une majorité des participantes avaient déjà de l’expérience en coopération internationale dans d’autres pays, soit en Amérique latine, soit dans les Caraïbes. Selon une coordonnatrice de programmes de coopération internationale, la coopération internationale est l’une des avenues qu’emploient les jeunes femmes ayant envie de partir à l’aventure dans cette région, tout en bénéficiant d’un cadre, plus ou moins élastique, dans lequel elles peuvent faire leurs propres expériences. Pour Québec Sans Frontière (QSF), l’organisme gouvernemental québécois qui chapeaute la plupart des stages de coopération internationale pour jeunes Québécois, il n’y a pas de profil « type » pour participer à ce genre de programme. Toutefois, nous pouvons lire sur leur site web que les personnes intéressées doivent être prêtes à « vivre un dépaysement et une expérience interculturelle intense sur le plan humain », à « appuyer activement des projets conçus par des organismes partenaires du Sud, dans un esprit d’égalité et d’ouverture », et à « [s]’intégrer réellement dans la culture locale » (Gouvernement du Québec 2015). Ainsi, les personnes recrutées par les divers organismes le sont autant parce qu’elles possèdent des qualités d’ouverture et de respect de l’autre, que parce qu’elles démontrent un degré de motivation élevé à « s’intégrer réellement dans la culture locale ». Par conséquent, les jeunes femmes rencontrées présentaient souvent des idéaux multiculturels et des valeurs altermondialistes. Par exemple, Patricia se caractérisait comme une « hippie » dans sa jeunesse : « [J’étais] très proche de mes sentiments, de l’émotion, de la culture, de la beauté du monde. J’avais des rastas dans les cheveux. J’étais très, très grano10. » Une autre avait des parents impliqués dans diverses luttes sociales internationales. Dans leur parcours de vie, ces jeunes femmes avaient souvent été en contact avec une diversité raciale et culturelle au sein de leur propre famille (trois d’entre elles avaient des parents d’origines différentes et une autre avait un frère haïtien adopté) ; et elles recherchaient activement cette diversité dans leur vie personnelle, à travers leur réseau d’amis, leurs voyages ou encore dans leurs choix d’amoureux. La coopération internationale était une façon peu dispendieuse pour ces jeunes femmes de pouvoir répondre à leurs « désirs d’ailleurs »11 (Therrien 2013) d’une manière significative sur les plans interpersonnel et professionnel.

14 Pour familiariser les stagiaires avec leur lieu de placement, des séances de préparation pré-départ sont habituellement offertes par les divers organismes de coopération québécois. Ces séances d’information peuvent comprendre des ateliers en communication interculturelle, un aperçu du « choc culturel », des conseils pratiques, ainsi que des discussions sur le contexte économique, politique et culturel du pays de placement. Le thème des relations amoureuses et sexuelles y est lui aussi abordé. En effet, selon une coordonnatrice de projets ayant travaillé au Mali pendant trois ans, les

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organismes sont conscients qu’« une grande majorité des stagiaires vont se faire des amis ». Il est donc nécessaire, selon les responsables des formations pré-départ de les avertir des risques potentiels. Les animateurs soulignent, d’une part, l’importance d’apporter des condoms. D’autre part, ils expliquent l’attrait que peut représenter une « Blanche »12 en contexte africain : « Les étudiantes sont prévenues lors des formations pré-départ que certaines personnes souhaitent entrer en relation intimes avec elles pour les mauvaises raisons13. On en a vu qui cherchent à immigrer à tout prix, qui jouent la comédie. Alors on les prévient, on leur dit de faire attention. »

« Women out-of-place » ? L’arrivée des femmes en terrain africain

15 Pourquoi ces jeunes femmes ont-elles choisi une destination africaine pour leur stage de coopération internationale alors que les organismes québécois proposent des programmes dans une vaste sélection de pays ? Quelques-unes ont admis avoir une attirance particulière pour l’« Afrique14 », soit parce que leurs parents y avaient été et leur avaient raconté leurs périples, ou encore, comme le disait Magda, parce que « c’était le plus exotique que je pouvais trouver ». Cependant, pour la plupart des interviewées, la décision finale tenait plutôt du hasard. Effectivement, les coopérantes sont en général recrutées selon leur expérience professionnelle dans un domaine spécifique tel que l’environnement, l’informatique ou encore la gestion de projet. Certaines d’entre elles préféraient même aller en Amérique latine, mais elles ont été acceptées dans un projet en pays africain à la place. L’« Afrique » était souvent perçue comme le paroxysme du dépaysement par ces stagiaires : « Moi, mon objectif c’était d’aller en Asie parce que pour moi, l’Afrique c’était une destination qui était ultime. Tu fais ça quand tu as fait le tour du monde parce que c’est trop fort. Ce sont des voyageurs expérimentés qui doivent se rendre en Afrique, pas un petit “Jo Blow”15. Puis moi, j’étais beaucoup plus attirée par les cultures asiatiques à l’origine. À la limite, les cultures latino-américaines... L’Afrique ne faisait pas du tout partie de mes plans. Mais mon ami m’a parlé de ces stages-là. Je suis allée voir sur la liste du gouvernement canadien. Il y avait un poste d’éducateur en environnement, ce qui était ce que je projetais de faire dans la vie. Je voulais travailler dans les “éco-quartiers”16 en éducation aux citoyens. J’ai appliqué en jetant une lettre à la mer, je ne pensais pas être appelée. »

16 Avant même de se rendre sur le continent africain, plusieurs participantes nourrissaient des appréhensions quant à leur destination. Si certaines étaient excitées par l’attrait de la différence, d’autres éprouvaient un certain malaise à l’idée de s’y rendre, un sentiment de ne pas être prête. Patricia a bien expliqué la vague d’émotions violentes qui l’a assaillie lors du trajet en avion : « Je suis partie au Togo avec le cœur qui débattait, j’ai failli vomir dans l’avion tellement j’étais nerveuse parce que je me suis dit que ce n’était pas ma place, je n’étais pas prête à y aller. C’était bien trop fort tout ça. Puis, j’ai mis les pieds par terre, le monsieur de l’organisation est venu. Il m’a reconnue tout de suite, pas de pancarte. »

17 Autant l’appréhension était grande, autant l’arrivée a été vécue comme une révélation. La dernière phrase de la citation, « Il m’a reconnue tout de suite », annonçait déjà, dès l’atterrissage, le revirement des sentiments qui s’est opéré. Patricia a eu le sentiment de se sentir accueillie, protégée grâce à la reconnaissance immédiate de l’hôte local. Le sentiment d’aise est d’autant exacerbé qu’il contraste drastiquement avec la peur qui le

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précédait. Pour Chantal, qui avait déjà fait un séjour au Maroc et pour qui l’expérience avait été difficile à cause de sa peur de faire des gaffes culturelles, l’arrivée au Sénégal s’est passée comme un charme : « Ça a été le bonheur, le bonheur, le bonheur. » Ainsi, pour la majorité des femmes interrogées, l’adaptation à l’environnement en Afrique subsaharienne — manger les mets locaux, apprendre la langue, naviguer dans les rues et les marchés, sortir dans les « maquis »17 avec des amis — s’est faite avec une certaine avidité. Faire partie de la vie locale, qu’elle soit togolaise, malienne ou burkinabè ; et ainsi prouver aux autres Occidentaux sceptiques — la famille, les amis restés au pays — qu’il est possible de vivre bien en Afrique, semble avoir été le marqueur de réussite recherché par ces femmes.

18 Dans le cas singulier de Johanne, qui connaissait le Mali à travers les récits de voyage de son père, la révélation n’est survenue qu’après une période d’environ un mois, suite à ce qu’elle décrit comme un choc culturel18. En effet, bien qu’elle s’était préparée à trouver les conditions de vie rudimentaires, Johanne a été estomaquée par le bouillonnement de la vie urbaine à Bamako, surtout par l’attention « excessive » que les gens lui portaient, à tout moment, du fait de la blancheur de sa peau : « J’avais peur. C’était la peur de ma vie. Je n’avais pas imaginé avoir un tel choc. C’était une vague, un raz-de-marée. C’était physique, une espèce de répulsion. Je ne comprenais pas les gens. Tu sens les regards dès que tu sors. » Johanne s’est alors isolée à l’intérieur de la villa où elle logeait avec d’autres coopérantes canadiennes. Elle sortait peu et a même refusé de se rendre à son lieu de placement, situé en province. C’est sa rencontre avec un homme local qui a facilité la transition entre l’état de choc et d’isolation du début de son séjour et son ouverture subséquente vers la culture locale. Pour les autres femmes interrogées qui n’ont pas vécu de choc culturel à leur arrivée, la rencontre amoureuse a décuplé leur désir de fusion avec l’environnement et la culture locale, ainsi que leurs efforts pour y parvenir.

La « belle parole de l’Africain » : lune de miel africaine

19 « Elles veulent toutes être avec des Africains ! » Ce constat, venant d’Auguste, un jeune homme burkinabé de 28 ans qui est venu à Montréal en tant que conjoint d’une femme québécoise, illustre bien la perception qu’ont certains Africains de ces jeunes femmes qui œuvrent dans la coopération internationale. Si, selon une conseillère en programmes canadiens, les comportements amoureux des stagiaires canadiennes désolent certaines organisations locales, lesquelles craignent pour leur réputation, les jeunes hommes africains, surtout ceux issus de milieux défavorisés, voient ce constat d’un tout autre œil : il laisse entrevoir les opportunités qu’offre la fréquentation de ces jeunes femmes. Les villas dans lesquelles les stagiaires, principalement des jeunes femmes, sont logées à leur arrivée dans une capitale africaine étaient parfois qualifiées de « catalogues » par les jeunes hommes locaux. Pour Auguste, qui a vu huit de ses amis burkinabè arriver au Canada après lui grâce aux femmes coopérantes qui ont parrainé leur immigration, séduire ces femmes peut devenir un tremplin vers de nouveaux horizons. Toutefois, étant données les réticences que plusieurs femmes interrogées arboraient envers les relations amoureuses avec des hommes africains, quelles conditions ont pu favoriser la rencontre amoureuse ? Qui étaient ces hommes avec lesquels les coopérantes canadiennes ont fondé un foyer conjugal ? Et qu’est-ce que cette relation apportait aux femmes ?

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20 La même conseillère en programmes fait référence à ce qu’elle appelle « la belle parole de l’Africain ». En effet, selon elle, les hommes africains « savent parler aux femmes », les « traiter en reines », comme l’a aussi souligné Paulla Ebron (1997) ; et ce, bien mieux que les Québécois qui « ne sont pas romantiques ». Patricia donne un exemple de cette belle parole et en suggère les effets sur les femmes québécoises : « Je suis partie du Togo avec beaucoup de confiance en moi. Je me sentais belle, je me faisais dire que j’étais belle à tous les coins de rue. C’était nouveau dans ma vie, je ne m’étais jamais fait dire que j’étais belle. »

21 Ainsi, les jeunes hommes qui courtisent ces coopérantes connaissent leur pouvoir de séduction sur ces femmes. Certains en faisaient d’ailleurs leur gagne-pain. Leur connaissance du milieu artistique local était aussi un avantage dont ils se servaient pour gagner l’intérêt des jeunes femmes. Par exemple, Auguste donnait des cours de danse africaine. C’est dans l’un de ses cours qu’il a rencontré la femme québécoise avec qui il s’est marié quelques mois plus tard. En effet, pour les jeunes coopérantes en quête d’expériences locales authentiques (Cohen 1988 ; Frohlick 2013 ; Harrison 2003 ; MacCannell 1976 ; Theodossopoulos 2013) (comme en témoigne le désir de plusieurs de s’éloigner des cercles d’expatriés), les arts et l’artisanat locaux sont souvent considérés comme des symboles de l’Afrique traditionnelle. Ainsi, les jeunes hommes comme Auguste leur offraient sur un plateau cette authenticité africaine dont elles étaient friandes. En plus de connaître les endroits et les événements à caractère culturel qui correspondaient à l’imaginaire des stagiaires canadiennes (marchés d’artisanat, concerts de djembés et spectacles de danse africaine), ces hommes sont sympathiques, aiment faire la fête et, le plus important, ils sont disponibles en tout temps pour leurs amies « blanches » quand ces dernières ont besoin de conseils, d’aide, de réconfort et de reconnaissance, puisqu’ils n’ont pas de travail fixe. Cette disponibilité leur permet de servir à la fois de guides touristiques et de porte d’entrée dans la vie quotidienne des classes populaires.

22 Dans son étude ethnographique des tours guidés dans le désert marocain, Corinne Cauvin Verner (2009) remarquait que « le guide est attirant parce qu’il est exotique mais aussi parce qu’il sait utiliser les codes de séduction occidentaux ». Les propos d’Auguste suggèrent que les coopérantes basées en Afrique subsaharienne sont attirées par le même type de jeunes hommes. Grâce à leur connaissance des sensibilités européennes et nord-américaines, ceux qui gravitent dans le milieu des ONG internationales réussissent assez rapidement à gagner la confiance des jeunes stagiaires. Par exemple, Patricia disait que la question de la confiance ne s’était même pas posée avec son conjoint puisqu’il était connu et apprécié dans le réseau des coopérants au Togo. Ainsi, de petits groupes de jeunes hommes disponibles forment des réseaux d’amis qui circulent au cœur même du milieu des coopérants volontaires et jouent le rôle essentiel de les initier à la « vraie » vie africaine. Selon Christine Salomon (2009 : 166), qui a étudié les relations intimes entre femmes européennes et hommes sénégalais, « l’Afrique véritable » est, au final, « incarnée par les dragueurs eux- mêmes ».

23 Tout comme les « bumsters » de Gambie (Nyanzi et al. 2006) et les guides touristiques du désert marocain (Cauvin Verner 2009), lesquels deviennent experts en relations intimes avec des femmes occidentales, certains hommes africains ont développé des stratégies pour gagner la confiance des « Blanches ». Par exemple, Auguste disait que lui et ses amis faisaient tout leur possible pour payer la première soirée en compagnie d’une

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coopérante. Cette tactique servait à montrer à la jeune femme qu’ils ne s’intéressaient pas à elles uniquement pour l’argent et qu’ils étaient indépendants financièrement. Ces méthodes sont efficaces car, comme l’a souligné Patricia, « tout le petit gang est maintenant éparpillé partout dans le monde ». Ainsi, ce n’est pas que leur habileté à jongler avec les codes de séduction occidentaux qui leur donne un avantage sur les « hommes diplômés », comme le disait Auguste, mais aussi leur connaissance du milieu de la coopération internationale et des valeurs qui y sont véhiculées. Par exemple, alors que Patricia était rentrée à Montréal après son séjour au Togo, lors d’une conversation téléphonique, son ancien amoureux a touché ses valeurs altruistes en lui décrivant les conditions difficiles à cause desquelles il avait dû fuir le pays en tant que réfugié politique. Peu après cette discussion, elle a pris la décision d’aller le visiter et ils sont restés ensemble cinq ans : « Ma corde Jeanne d’Arc, salvatrice, trop sensible, il m’a accrochée avec ça. » Cynthia, une ancienne coopérante au Ghana disait, alors qu’elle terminait son contrat de deux ans et qu’elle s’apprêtait à retourner au Canada avec son conjoint ghanéen, que le mariage avec un homme local et le parrainage de son immigration au Canada étaient, en quelque sorte, le paroxysme de la coopération internationale. Stéphanie a elle aussi poursuivi le parrainage de son mari ivoirien même si leur relation s’était terminée, « pour l’aider à avoir une vie meilleure ».

24 Cependant, ces jeunes hommes experts en femmes « blanches » ne constituent pas la majorité de ceux qui sont devenus les conjoints de mes répondantes. Si quelques-unes des participantes à l’étude ont avoué s’être fait berner par un homme qui était en couple avec elles à des fins utilitaires, la majorité croit en la réciprocité du sentiment amoureux de leur conjoint.

Classe et authenticité amoureuse

25 Seulement trois des femmes interrogées ont rencontré des hommes issus de milieux sociaux relativement aisés. La majorité a développé des relations intimes avec des hommes plus jeunes qu’elles de quelques années (jusqu’à cinq ans), peu scolarisés, généralement sans revenu fixe ou avec un emploi précaire : un agencement qui semble hétérogène à première vue. Toutefois, le fossé qui les sépare des jeunes hommes qu’elles fréquentaient n’était pas si large. En effet, la plupart de mes répondantes étaient des femmes jeunes elles aussi, qui n’avaient pas encore terminé leurs études et qui n’étaient pas établies professionnellement. Comme leurs amoureux « locaux », leur statut professionnel et financier était instable et précaire, ce qui a certainement contribué à leur rapprochement affectif avec des jeunes hommes issus de milieux sociaux populaires. Ce que les jeunes femmes ne pouvaient pas savoir, c’est que ce stade de précarité, habituellement transitoire dans la société canadienne, est souvent permanent pour les jeunes hommes qu’elles fréquentaient, à cause du manque d’opportunités d’emploi, d’une part, et de la faible scolarisation à laquelle ils ont eu accès, d’autre part. Ainsi, ces écarts étaient difficiles à distinguer pour les jeunes femmes canadiennes qui ne retrouvaient pas l’équivalent de la classe moyenne en contexte d’Afrique subsaharienne (Darbon & Toulabor 2011).

26 Chantal croit qu’elle ne se serait jamais mise en couple avec son ancien conjoint malien si elle l’avait rencontré à Montréal. Rétrospectivement, elle soutient que sa relation amoureuse n’a pas fonctionné à cause des écarts sociaux qui la séparaient de son amoureux :

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« Il avait seulement fait l’école coranique. Il n’avait pas de scolarisation. Il a eu un parcours difficile, mais il était bien entouré au niveau de la peinture. Il était sous l’aile d’une personne reconnue au Mali, mais n’avait pas d’argent. Il était toujours à la ramasse. La différence m’attirait, mais parfois, dans le quotidien de la vie amoureuse, ça me pesait. J’avais toujours l’impression qu’il ne comprenait absolument rien à ce que je vivais. »

27 Cependant, bien que les différences de classe soient à l’origine de tensions chez les couples, pour les jeunes femmes rencontrées, l’origine modeste du conjoint a aussi contribué à lui créer une aura d’authenticité culturelle et émotionnelle exotique et attrayante. Par exemple, pour Anne, les visites chez la famille de son conjoint — où plusieurs personnes habitent dans des cases dans une cour commune — ont été significatives dans la consolidation du sentiment de confiance envers son amoureux. Ainsi, les femmes interrogées associent souvent la façon de vivre des classes populaires à une certaine intégrité de la « tradition africaine », laquelle est posée en opposition avec la modernité relativement aliénée (MacCannell 1976) du quotidien urbain au Canada et même du quotidien urbain de la bourgeoisie africaine.

28 De plus, la majorité des femmes ont été charmées par le fait que leur amoureux semblait différent des autres jeunes qui gravitaient autour des réseaux de coopérants volontaires. Par exemple, Anne mentionne l’« authenticité » des sentiments amoureux de son conjoint envers elle. Pour elle, le fait qu’il ne l’ait jamais draguée est un signe qu’il n’était pas avec elle pour les papiers : « Ça m’attirait beaucoup chez lui sa neutralité et le fait qu’il n’ait jamais essayé de me draguer. Je le sentais sincère. Il ne jouait pas un jeu. » Pour Johanne, c’est la naïveté présumée de son copain, dans son rapport avec les « Blancs », qui l’a attirée. Le temps qu’a pris la relation à se concrétiser est aussi un facteur auquel font souvent référence les femmes pour démontrer l’authenticité de leur relation amoureuse, pour soutenir le fait qu’elles ne désiraient pas uniquement une expérience sexuelle, mais une relation conjugale durable. Encore une fois, pour ces femmes qui, pour reprendre les mots d’Anne, « arrivai[ent] avec de gros préjugés sur les relations amoureuses entre femmes blanches et hommes africains », le contraste émotionnel perçu entre leur amoureux et les « autres » jeunes qui les courtisaient, ainsi que la durée du processus de formation du couple, sont deux facteurs ayant contribué à créer un sentiment de confiance qui les a menées jusqu’au mariage et au parrainage de leur conjoint.

Couple et intégration locale

29 Être en couple avec un homme local simplifiait le quotidien des femmes, lesquelles bénéficiaient ainsi de l’aide de leur amoureux pour les petites tâches ordinaires telles que négocier le prix des légumes au marché, commander le repas dans un restaurant de quartier, utiliser les réseaux de transport en commun, laver la lessive à la main ; tâches qui peuvent peser lourd pour un individu n’étant pas familier avec la vie en Afrique subsaharienne. Aussi, grâce à leur statut de femme mariée à un homme local, l’accès à certains lieux, événements et personnes, que les participantes auraient difficilement connus autrement, était facilité : « J’ai eu des portes privilégiées sur l’Afrique en étant avec ce gars-là parce qu’il s’intéressait aux autres. On allait dans des petits coins où je ne serais jamais rentrée » (Patricia).

30 De plus, l’union avec un homme local apportait un sentiment d’appartenance aux femmes interrogées. Celui-ci se reflétait souvent à travers l’usage, par la famille du

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conjoint, ses amis et les gens du quartier, de titres de parenté tels que « ma sœur », « tatie » ou « ma fille ». Ce désir d’immersion dans la culture locale est clairement identifié par les participantes, lesquelles mentionnaient souvent, non sans une certaine fierté, la distance qu’elles avaient prise avec les autres « Blancs », souvent à travers la fusion identitaire avec leur amoureux : « Je me faisais une fierté d’avoir des amis africains, de manger africain, de faire des loisirs africains. Je n’avais presque pas d’amis occidentaux. J’étais vraiment dans cette optique-là. Au début je me trouvais vraiment cool de faire ça puis, avec du recul, je trouve ça vraiment dommage. J’aurais dû balancer un petit peu plus mes relations » (Patricia).

31 Cependant, bien qu’avoir un amoureux ait contribué à leur enracinement dans une localité africaine, il importait aux femmes interrogées de démontrer leur propre autonomie. Par exemple, Ève, une jeune femme qui est allée visiter une copine américaine qui étudiait à l’université de Kampala et qui est finalement restée plusieurs années, insistait sur le fait qu’elle était « comme tout le monde » en Ouganda et que son copain n’avait pas besoin de s’« occuper d’elle » : « Ce que j’ai aimé de mon expérience là-bas, c’est que j’ai toujours eu une vie très indépendante de lui. On n’avait pas d’auto. Je prenais le transport en commun. J’allais travailler. Je ne faisais pas d’argent. Je me battais pour me faire payer, comme tout le monde dans le pays. J’ai vraiment appris à me débrouiller quand j’étais là-bas, mais c’était quand même difficile quand il est parti pendant trois mois. »

Tensions dans le couple : déni, honte et sublimation de la relation conjugale

« Il y a une petite honte aussi, moi en tout cas, je me sentais une petite honte à parler de ce qui n’allait pas dans notre relation. J’étais tellement bien intégrée au Ghana. Mais le mariage était planifié, puis X avait mis beaucoup d’efforts. C’est quand même un bon gars. Il s’est donné à 100 % dans le mariage : aller courir partout, aller voir toute la famille élargie. C’est vraiment beaucoup d’organisation, il avait mis beaucoup de temps puis là, je me sentais comme cheap de tout laisser tomber » (Sophie).

32 Cette citation, tirée du récit de Sophie, une participante restée cinq ans au Ghana, dont deux ans et demi en couple, illustre à quel point les relations amoureuses, pour certaines jeunes femmes, ont apporté un lot de sentiments contradictoires. Sophie s’est mariée malgré les doutes qu’elle ressentait face à sa relation, est tombée enceinte et a parrainé l’immigration au Canada de son mari. Plusieurs femmes interrogées ont vécu un véritable conflit entre leurs valeurs altermondialistes, leur fierté de s’être intégrées à la vie africaine, de faire fi des conventions sociales d’homogamie dans le choix de leur conjoint (Bozon & Héran 1987, 1988) et les réalités quotidiennes de leur relation, lesquelles ne correspondaient pas nécessairement à leur conception de l’amour et du couple. Les insatisfactions amoureuses et conjugales qui habitaient plusieurs répondantes sont à la source d’un sentiment d’échec plus global signifiant aussi, pour quelques-unes, l’écroulement de tout un système de valeurs socialistes. Par exemple, durant l’entretien, Chantal pleurait parce qu’elle avait été incapable de surmonter les écarts de classe entre elle et son ex, lequel « savait à peine lire son nom » : « Tu veux tellement que ça marche, de pouvoir dire “Non, les différences, on est capables de passer par dessus !” Oui, c’est dur la différence, mais il faut juste essayer de changer notre façon de voir les choses, il faut se parler. En fait, au niveau

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du quotidien, c’est un gars qui fait la cuisine, il faisait le ménage. Il repassait mes sous-vêtements et il les pliait ! Le problème n’était pas au niveau culturel [...]. Je pense que ça m’a pris du temps avant de me l’avouer, mais c’est la différence académique. Je m’en voulais tellement. Parce que moi, j’insistais pour qu’il prenne des cours. Il n’avait pas choisi son parcours. Il n’avait pas choisi d’aller à l’école coranique. Alors je ne voulais pas insister là-dessus mais, en même temps, ça me dérangeait. »

33 Toutefois, puisque leur conjoint assumait le rôle de « cultural broker », plusieurs d’entre elles en sont venues à dépendre de leur conjoint, de façon plus ou moins prononcée selon les cas, tant au niveau affectif que pratique. Par exemple, après que Patricia ait vécu un épisode de violence particulièrement traumatisant, son conjoint est devenu son pilier de soutien le plus important : « Ça m’a rendue vraiment dépendante de ce gars-là. » De son côté, Sophie soutient, rétrospectivement, que le fait d’être mariée à un homme local lui donnait une certaine contenance face au harcèlement constant des autres hommes qui cherchaient à être avec une « Blanche ». Être dans une relation conjugale officialisée, même si cette dernière ne correspondait pas à sa conception du couple, lui procurait quand même une liberté et un statut social qu’elle appréciait.

34 Les femmes interrogées vivaient d’autres frustrations au quotidien. En effet, ce sont souvent elles qui payaient la nourriture, le loyer, les sorties et qui donnaient même de l’argent de poche à leurs conjoints. Ce renversement des rôles domestiques a occasionné, dans la majorité des cas, des tensions entre les partenaires, surtout quand la femme a réalisé qu’elle ne voulait pas tenir le rôle de pourvoyeuse. Les questions d’argent figurent effectivement parmi les premières causes de conflit entre les partenaires. De son côté, Auguste se souvient que les demandes d’affection en public répétées de la part de sa conjointe étaient à la fois une source d’embarras pour lui — parce qu’aux yeux de ses pairs, il n’avait pas été en mesure d’inculquer les normes locales d’intimité à sa conjointe — et de frustration pour sa conjointe canadienne, laquelle remettait en question l’authenticité des émotions de son amoureux, ainsi que sa fidélité.

35 Pour contourner ces problèmes liés à l’intimité conjugale, et pour contrer les sentiments d’échec et de honte, plusieurs répondantes se sont plongées dans le projet d’immigration de leur conjoint (et plus tard, dans leur intégration dans la société canadienne). Ce travail acharné leur a donné le sentiment, illusoire, que tout reposait sur l’immigration au Canada, que la cause des problèmes conjugaux venait des conditions locales : la difficulté du conjoint de se trouver un emploi et de contribuer au maintien du foyer conjugal, les conditions de vie souvent précaires dans lesquelles vivait le couple et l’influence néfaste des amis du conjoint sur sa consommation d’alcool. De plus, parce que la personne qui parraine doit prouver l’authenticité de la relation conjugale aux agents d’immigration canadiens, l’organisation du dossier d’immigration a souvent contribué à réifier la relation conjugale. En effet, en tentant de démontrer la véracité de l’amour les unissant à leur conjoint africain, les femmes canadiennes rencontrées ont eu tendance à se détacher de la réalité des défis quotidiens et à revivre, à travers le processus de parrainage, leur histoire conjugale comme une histoire d’amour romantique idéalisée. En effet, les femmes de l’étude qui ont monté elles-mêmes leur dossier de parrainage n’ont sélectionné que les photos et les moments dans l’histoire du couple qui correspondaient à une conception du couple occidentalo-centrique (Satzewich 2014). Ce faisant, elles réécrivaient leur histoire d’amour, la sublimaient aux yeux des agents d’immigration et aux leurs. L’idéalisation

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de la relation était d’autant plus importante lorsque la femme canadienne est rentrée au Canada avant son conjoint, comme c’est le cas pour la moitié des femmes interrogées. La distance a facilité cette séparation entre la réalité conjugale vécue en Afrique et la relation intime idéalisée.

36 Cependant, dans tous les cas rencontrés, l’attachement au pays et à la culture du conjoint s’est maintenu malgré la migration et même si le couple est séparé. Cet attachement s’est traduit par des voyages occasionnels, des envois d’argent à des amis restés en Afrique, l’établissement de liens amicaux ou amoureux, en contexte canadien, avec des individus originaires du même pays ou de la même sous-région que l’(ex) conjoint, par la fréquentation d’événements culturels à thématiques africaines et par des efforts de transmission de la culture du conjoint aux enfants (Le Gall & Meintel 2005, 2011a, b ; Meintel 2002). Par exemple, chez toutes les femmes rencontrées ayant des enfants issus de leur union avec un homme africain, les enfants portaient des prénoms à consonance africaine. Et, malgré une expérience conjugale abusive qui lui a laissé des séquelles, Patricia s’exclamait à la fin de l’entrevue : « J’ai comme un appel d’y retourner [en Afrique] ! »

Amours impossibles ?

37 La rencontre intime entre individus du Nord et individus du Sud, positionnée dans un contexte plus large d’inégalités structurelles entre pays prospères et économies difficiles et dans un contexte historique de hiérarchisations raciales, a été problématisée dans une perspective postcoloniale (Gibson 2010 ; Kempadoo 2001, 2004 ; Sanchez Taylor 2001, 2006). Plusieurs auteurs ont soulevé l’impossibilité, pour les acteurs, de se défaire des rapports inégalitaires de pouvoir liés à l’héritage d’un passé colonial pas si lointain (Fanon 1967 ; Sharpley Whiting 1999 ; Törnqvist 2010) et donc, de l’impossibilité de construire des relations de couple basées sur l’amour réciproque. En ce sens, Kempadoo (2004) se demande jusqu’à quel point il est « possible » d’aimer une personne d’une autre race « pour elle-même », malgré l’histoire de domination, laquelle est, selon Kempadoo, ancrée dans les corps et structure les désirs. Cependant, la question ne devrait pas concerner la possibilité d’« aimer », un concept, un sentiment et un mode d’expression qui varient largement selon les cultures (Jankowiak 2008 ; Jankowiak & Fischer 1992 ; Jankowiak & Paladino 2013 ; Padilla et al. 2007). Elle devrait plutôt viser l’expérience même du couple et de la famille chez les individus qui ont fondé un foyer familial « mixte » ; et les indicateurs, individuels et culturels, d’« authenticité » amoureuse et conjugale.

38 Dans l’étude présentée, bien que des tensions émergent entre les partenaires conjugaux, ce qui définit les relations entre les jeunes femmes interrogées et leurs conjoints — davantage que les notions binaires de réussites ou d’échec et d’utilitarisme ou d’authenticité du mariage —, c’est le rapport de réciprocité qui s’établit entre les partenaires du couple. L’amour conjugal ne se vit pas de la même façon chez les deux partenaires, mais le couple répond tout de même aux besoins des deux conjoints : chez la femme, il comble, entre autres, un besoin d’intégration à la vie quotidienne locale ; chez l’homme, il satisfait des aspirations d’ouverture sur le monde et de stabilité

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économique et affective. Dans les deux cas, l’individu aimé est souvent amalgamé, par la personne qui aime, avec une région et une culture. Ulrich Beck et Elisabeth Beck- Gernsheim (2014 : 100) parlent ainsi d’un « désir duel » pour la personne et pour le pays d’origine de l’individu convoité. Comme le démontre la littérature sur la migration conjugale, une relation intime qui semble utilitaire au premier abord, ne signifie pas que des sentiments ne peuvent naître et grandir entre les partenaires (Constable 2003, 2011 ; Padilla 2007, 2008 ; Palriwala & Uberoi 2008 ; Patico 2009).

39 La littérature sur la migration conjugale s’est très peu intéressée, jusqu’à présent, à l’expérience des hommes du Sud en couple mixte qui immigrent dans le pays du Nord de leur conjointe. Cette étude exploratoire ne fait que survoler l’expérience conjugale transnationale de femmes occidentales en couple avec des hommes originaires d’un pays africain, mais elle soulève plusieurs questions relatives à la restructuration du couple et de la famille dans cette ère de super-diversité (Vertovec 2007) et de mobilité transnationale accrue, et aux rapports de genre au sein de ces couples transnationaux (Charsley 2005, 2007 ; Gallo 2006 ; Hoang & Yeoh 2011). Plus d’études empiriques sont nécessaires pour combler ces lacunes dans la littérature.

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NOTES

1. Le tourisme sexuel est souvent qualifié de « tourisme de romance » quand l’acteur occidental est une femme (PRUITT & L AFONT 1995). Selon certains auteurs, cette appellation banalise le

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phénomène, lié aux inégalités Nord-Sud, et déresponsabilise les femmes occidentales (KEMPADOO 2001 ; O’CONNELL DAVIDSON & SANCHEZ TAYLOR 1999 ; SANCHEZ TAYLOR 2001, 2006). 2. La définition de ce qu’est un « Blanc » est plutôt élastique dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Au Ghana, par exemple, le terme englobe les Européens et Nord-Américains, y compris les Afro-Américains dont la peau est noire et les Libanais et les Chinois, lesquels sont présents dans plusieurs secteurs de l’économie. Les Ghanéens interrogés dans l’étude de E. M. BRUNER (1996) parlent de la « couleur de la culture » (américaine dans ce cas) et font aussi référence au privilège dont parle P. EBRON (1997). 3. Dans cet article, je me base sur les catégories qu’utilisent les acteurs. Toutefois, je tente de montrer la complexité des identités à travers une description plus poussée des rencontres entre des individus ayant des histoires de vie complexes qui dépassent ces étiquettes qui semblent réductrices à première vue. 4. Le terme « mariage gris » réfère à un mariage où l’un des partenaires poursuit des intérêts autres que la vie commune tels que l’obtention d’un visa de résidence ou encore des gains matériels en argent ou en biens ; alors que l’autre partenaire vise une relation conjugale « authentique ». 5. . 6. . 7. Les conjoints des femmes interrogés proviennent d’Afrique subsaharienne, du Maghreb, du Moyen-Orient et d’Amérique latine. Cependant seulement l’expérience des femmes ayant fait de longs séjours dans un pays d’Afrique subsaharienne sera considérée ici. 8. L’usage du terme « local » fait référence à une localité ancrée dans le quotidien vécu, et non à un concept qui serait posé en opposition à celui d’« occidental ». Les hommes auxquels je me réfère sont « locaux » dans le sens où ils s’identifient comme originaires d’un pays (et de normes culturelles) où la femme est étrangère. 9. Terme québécois pour « amoureux ». 10. Terme utilisé par les jeunes Québécois pour signifier un attachement à des valeurs écologiques et souvent socialistes, en général liées au mouvement hippie. 11. Pour C. THERRIEN (2008 : 39) qui a travaillé sur les couples mixtes au Maroc, « L’expérience de la mixité n’est pas le début de la mouvance identitaire, mais la suite d’un parcours. » L’auteure soutient que le choix d’un partenaire amoureux ou conjugal culturellement « autre » n’est pas lié au hasard des rencontres dans un monde globalisé, mais s’inscrit dans un parcours de vie caractérisé par la mobilité, « un voyage qui commence bien avant la rencontre romantique initiale » (ibid. 2012 : 141, ma traduction). Ainsi, certaines personnes seraient plus enclines à fonder un foyer avec un « étranger » que d’autres (COTTRELL 1973). 12. J’emploie les guillemets pour rendre compte du sens, plus large que la simple couleur de peau, de l’épithète. 13. Quand je lui ai demandé quelles étaient les « bonnes raisons » pour initier une relation intime, la coordonnatrice a répondu : « Les sentiments, l’attirance. » Ces « bonnes raisons » sont basées sur une perspective ethnocentrique de l’amour romantique, la même qu’utilisent les agents d’immigration pour juger de l’authenticité d’un mariage lors du processus de réunification des conjoints au Canada et en Europe (EGGEBØ 2013 ; SATZEWICH 2014). Toutefois, ces « bonnes raisons » peuvent être à l’origine de conflits entre les partenaires, lesquels ne conçoivent pas le couple et l’expression des sentiments conjugaux de la même manière. 14. Les répondantes à l’étude font souvent référence à l’« Afrique » (et aux « Africains ») comme une entité plus ou moins homogène sur les plans de la culture et de l’environnement. Cependant, il est clair que le terme désignant le continent fait référence à l’Afrique subsaharienne de façon générale et, plus particulièrement, au pays où elles sont allées. 15. Terme québécois qui signifie « Monsieur-tout-le-monde ».

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16. Centres municipaux qui s’occupent des questions relatives à l’environnement tels que la collecte des matières dangereuses, le recyclage, le reboisement, etc. 17. Terme utilisé pour désigner les petits restaurants de quartier. 18. Les étapes du choc culturel sont souvent enseignées aux futurs coopérants lors des formations pré-départ. C’est un état avec lequel les participantes à l’étude étaient familières et elles y faisaient parfois référence de façon réflexive pour décrire leur propre expérience.

RÉSUMÉS

Les couples transnationaux composés d’un individu originaire d’un pays du Nord et d’un individu originaire d’un pays du Sud font l’objet de critiques sociales, tant dans les médias populaires que dans la littérature scientifique sur le tourisme sexuel. Les partenaires sont souvent figés dans les stéréotypes du bourreau (du cœur) et de la victime. Or, si ces couples présentent effectivement des rapports de force inégaux — par rapport à la classe, la race et la nationalité —, mettre l’accent sur le contexte (affectif) de la rencontre amoureuse permet de complexifier la représentation de ces couples. En se basant sur les récits de parcours amoureux de treize jeunes femmes canadiennes qui ont rencontré, puis épousé, un homme « local » lors d’un séjour de longue durée en Afrique subsaharienne, cet article explore l’expérience vécue d’attachement et d’intégration de ces femmes « à leur place » en Afrique.

Transnational mixed couples whereby one of the partners is from a developed country and the other one from a developing country have been the targets of social criticisms in the media as well as in the scientific literature on sex tourism. The stereotypes of the love-struck victim and the calculating seducer are often used to describe partners involved in such intimate relationships. Power inequalities—based on race, nationality and class—do exist and structure such relationships to a certain extent. However, by focusing on the (emotional) context of the initial intimate encounter allows us to bring out the complexity of North-South relationships. In this article, I focus on the narratives of thirteen young Canadian women who have met and married a “local” man during their stay in an African country. I explore their embodied experience of attachment and integration into African communities.

INDEX

Mots-clés : Afrique, Canada, amour, couples mixtes, rencontre Keywords : Africa, Canada, love, mixed couples, encounter

AUTEUR

KARINE GEOFFRION Département d’anthropologie, Université de Montréal, Montréal ; Department of Anthropology and Sociology, University of Cape Coast, Cape Coast

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Chantal, Momo, France, Abdou et les autres Essai de typologie des économies affectives des couples mixtes à Marrakech (Maroc) Chantal, Momo, France, Abdou and the Others. A Typology of Mixed Couple Relation-ships in Marrakesh (Morocco)

Corinne Cauvin Verner

1 Dès mon installation à Marrakech où je réside depuis quinze ans, étonnée de ce que me réservait cette situation d’expatriation singulièrement différente de ce que je vivais sur mon terrain d’ethnologue au Sahara marocain1, je décidais d’en faire un objet d’étude — un moyen, pensais-je, de rendre intelligibles des sociabilités surprenantes laissant entendre que « le Maroc serait le plus beau pays du monde, sans les Marocains ». Je procédais à des prises de notes, que je structurais en différents chapitres, en m’interrogeant sur l’éventuelle constitution d’une communauté française. Et puis un jour, il y a de cela au moins dix ans, une amie française de Casablanca en couple mixte avec un Marocain me faisait la réflexion suivante : « Au Maroc, il y a les Français entre eux, les Marocains entre eux, et puis il y a aussi les couples mixtes entre eux. » Intriguée par ce propos, je prêtais dès lors une attention particulière aux couples mixtes que je connaissais. Je vérifiais que leurs plus solides amitiés s’étaient souvent nouées avec d’autres couples mixtes, et que leurs enfants, généralement scolarisés à l’école française, fréquentaient volontiers des enfants de couples mixtes. Je systématisais alors mon enquête, en multipliant les observations que je restreignais toutefois, volontairement, aux couples composés d’une femme française et d’un homme marocain. En effet, s’il est permis, en islam, à un musulman d’épouser une juive ou une chrétienne au titre de « ahl al kitab », « gens du Livre », il est interdit à une musulmane d’épouser un non-musulman et, malgré la conversion de son conjoint, son choix matrimonial est toujours susceptible d’être assimilé à une trahison — de la nation, de la famille, des lois du patriarcat — aux frontières de logiques prostitutionnelles2 gênant ma réflexion sur la formation de liens communautaires.

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2 À ce stade, ma recherche ordonne des données de terrain sans référence particulière à un cadre théorique dont elle viendrait discuter les fondements. Plusieurs méthodes d’enquêtes se sont superposées. La principale, dans la tradition ethnographique modélisée par Bronislaw Malinowski (1985), fut celle de l’immersion dans la société locale puisque je réside moi-même à Marrakech depuis quinze ans. Les parcours que j’évoque me sont familiers. La plupart ont été observés in situ. Certains d’entre eux ont été approfondis par des entretiens formels, conduits auprès de femmes françaises, âgées de plus de trente ans — d’où un corpus de situations vécues dans une certaine maturité, tout à la fois de l’émigration et de l’union mixte. Aux discours produits lors de ces entretiens, j’ai combiné des faits dont j’avais connaissance, soit pour en avoir été le témoin direct, soit qu’ils m’aient été rapportés car, comme on l’entend souvent dire, « à Marrakech tout se sait ». Le milieu social dans lequel évoluent les Français se montre en effet très exigu, favorable à la propagation de rumeurs, voire de médisances, d’une puissante efficacité pour créer de l’ordre moral et fragiliser les individus en difficultés financières, professionnelles ou sentimentales. J’y ai ajouté un couple résidant à Casablanca, en y intégrant le témoignage de l’époux.

3 Avant de restituer certains de ces parcours, il me faut préciser que Marrakech est une destination singulièrement différente de Rabat, la capitale administrative du Maroc, ou de Casablanca la capitale économique, en ce sens que le tourisme (international mais aussi intérieur) y constitue l’essentiel de son économie. Ne concentrant ni grosses multinationales ni industries, très peu de ses résidents étrangers y sont des expatriés rémunérés par une société de leur pays d’origine. Même les établissements scolaires de l’État français, dépendants du ministère des Affaires étrangères, privilégient de plus en plus les contrats locaux, moins coûteux. Hormis quelques militaires affectés à des tâches de formation pour une durée maximale de deux ans, les coopérants y sont en voie de disparition. C’est donc une ville qui connaît une migration européenne très diversifiée. Qu’ils soient rentiers, retraités ou, très fréquemment, petits entrepreneurs, les Français produisent souvent le récit d’une migration motivée par le désir d’une meilleure qualité de vie, à seulement trois heures d’avion, dans un environnement très francophone, cosmopolite, sécurisé et ensoleillé toute l’année. Ils y engagent même leurs affects, expliquant qu’ils ont éprouvé un irrésistible « coup de cœur » pour la ville. Toutefois, comme le fait apparaître cet essai de typologie, ces « mobilités d’art de vivre » (Benson & O’Reilly 2009 ; Escher & Petermann 2014 ; Cauvin Verner 2016) sont également motivées par l’espoir d’un « nouveau départ », d’un accroissement du capital et d’une promotion statutaire qui leur permettra de mettre en scène une distinction sociale (Bourdieu 1979) à laquelle ils ne pourraient prétendre en France.

Les épouses des futurs cadres du Maroc

4 Jusque dans les années 1980, c’est-à-dire bien avant l’inflation de la migration européenne de la fin des années 1990 consécutive à un engouement pour les riads de Marrakech, bien souvent les couples mixtes se sont formés en France, dans le cadre de leurs études supérieures. C’est le cas de Clara et de Younes, aujourd’hui âgés de plus de soixante ans. Clara étudiait la médecine, Younes l’architecture, grâce à une bourse de l’État marocain (complétée d’une bourse de l’État français), le contraignant à revenir exercer au Maroc. Selon Clara, ses études faisaient de lui, comme de tous ceux de sa génération, « un futur cadre du Maroc ». Ce sont des points sur lesquels elle insiste

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particulièrement : ils ont tous deux poursuivi de longues études, ils se sont connus et mariés en France, en ayant pris soin de faire enregistrer leur acte de mariage au consulat marocain le plus proche (ce qui leur a évité la contrainte d’un mariage adoulaire3), et son époux était promis à une brillante situation — ce qui, à ses yeux, la distingue radicalement des nouvelles générations de femmes en couples mixtes4. Ils sont établis depuis plus de vingt ans dans un quartier résidentiel prisé de la bourgeoisie aussi bien française que marocaine, où elle est fière de me faire visiter sa villa, agrémentée d’un grand jardin et d’une piscine, assez vaste pour recevoir leur nombreuse famille.

5 Relativement similaire ou, du moins, me paraissant relever de la même catégorie, le cas de Fouad, émigré à Dreux à l’âge de huit ans, dont le père exerçait comme ouvrier peintre dans le bâtiment. Après un Bac technique, il obtient un DUT de maintenance industrielle puis de gestion d’entreprise. Il rencontre sa future épouse, métisse de mère antillaise et de père français issu de la haute bourgeoisie, dans le cadre de son travail. Malgré la différence de leurs milieux d’origine et les réticences de leurs familles respectives, ils se marient. Il gravit peu à peu les échelons dans le monde de l’entreprise. En 1996, le roi du Maroc Hassan II effectue une visite en France, au cours de laquelle il rencontre des membres de la communauté marocaine. Fouad, présent à cette réunion informelle, est séduit par son discours incitant au retour des immigrés. Un an plus tard, il accepte la direction d’une multinationale à Casablanca où il est né, qui lui permet d’assurer à sa femme et à leurs trois enfants un train de vie aux normes de la bourgeoisie casablancaise : une maison luxueuse dans un quartier huppé, des domestiques, des voyages fréquents, des études à l’étranger, des voitures de luxe, etc. En raison des obligations professionnelles de son époux, et des difficultés réservées à l’exercice des professions libérales pour les étrangers, son épouse Marie estime avoir dû abandonner son activité de traductrice. Bien que ce point la distingue de Clara qui, au titre d’épouse d’un Marocain, a pu créer son cabinet de médecin spécialiste, elle aussi revendique le statut d’un couple marié en France, avec un Franco-marocain promis à une brillante carrière.

Les touristes au long cours

6 D’autres couples mixtes se sont formés, à partir des années 1990, à l’occasion d’un séjour de tourisme pendant lequel les femmes ont éprouvé un « coup de foudre » pour le pays. Je détaillerai ce cas à partir du témoignage de France. La cinquantaine, d’origine parisienne mais exerçant en province comme psychologue et conseillère d’orientation, mère d’un enfant de 19 ans, célibataire, elle effectue en 2006 un tour du Maroc si intense émotionnellement qu’elle pleure lorsqu’elle doit rentrer en France. Un an plus tard, elle revient avec l’idée d’y « créer un lien ». Cette fois-ci, elle part pour dix jours de randonnée dans le désert. Abdou, son guide d’origine sahraouie, « n’est pas son genre ». Scolarisé jusqu’au Bac, il parle bien le français et l’anglais mais il a dix ans de moins qu’elle. Ils sympathisent. Il lui explique que son frère possède une petite agence de randonnées basée à Bruxelles. Elle lui demande s’il ne voudrait pas créer une agence avec elle. Elle fournit le capital, de mille euros et, un an plus tard, l’agence est opérationnelle. Petit à petit, elle « tombe amoureuse », séduite par sa façon d’être aux petits soins pour les autres et de la regarder. Depuis deux ans, il n’y avait personne dans sa vie. Elle a l’impression de redécouvrir sa féminité, et de vivre avec lui des

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moments d’une intensité exceptionnelle. Elle passe un été entier dans la petite ville de l’extrême Sud, Zagora, où il habite auprès de sa famille. Elle tente de s’assimiler : elle fait le jeûne du ramadan, elle s’habille à la mode locale de malhafa (voile de coton léger dont s’enveloppent les femmes du Sahara), elle dort sur le sol et mange avec les doigts dans le plat commun. Jamais elle ne sort de la maison familiale sans être accompagnée de sa belle-sœur. Au Maroc, les relations sexuelles hors mariage sont prohibées — une loi qui s’applique également aux étrangers en couple avec des Marocains. Supportant difficilement la pression de la famille de son amant et le regard réprobateur du voisinage, elle décide de l’épouser. Lorsqu’elle lui suggère de venir s’installer en France, il refuse : il préfère que ce soit elle qui vienne s’installer à Zagora. Comme elle finit par obtenir, à Marrakech, un poste équivalent à celui qu’elle occupait précédemment, c’est finalement lui qui vient s’installer auprès d’elle. Parce qu’elle ne souhaite pas vivre au contact d’autres Français, ils habitent d’abord en médina, le cœur historique de la vieille ville, puis à Hay Zitoun, un quartier populaire à la périphérie de la ville nouvelle. Très rapidement, une disharmonie s’installe. Il est souvent absent, à guider des circuits de randonnée. Lorsqu’il est auprès d’elle, devenu excessivement jaloux il ne supporte pas qu’elle travaille ou qu’elle voyage en France. Elle dit de lui qu’il devient « comme un lion en cage ». Au bout de deux ans, elle le chasse de leur domicile : « Le charme était rompu. Mon petit prince du désert était toujours affalé sur la banquette ou dehors, à passer ses soirées avec des potes ou des cousins... » Ils divorcent sans difficultés, après un an de procédure, et jusqu’à ce jour restent en bons termes. Elle n’a jamais souhaité, depuis, retourner en France. Elle souffre de rester célibataire mais son emploi, son cadre de vie et ses loisirs lui donnent satisfaction. Si elle a fait le choix d’un logement situé désormais dans un quartier européanisé5, elle a tenu à conserver son prénom marocain, attribué par son ex belle-famille.

Les amours entrepreneuriaux

7 Le désir de créer une activité en lien avec le Maroc, repéré dans le témoignage de France, se retrouve dans de nombreuses autres trajectoires des années 2000. Examinons le cas de Chantal, âgée aujourd’hui de 54 ans. En 1999, un an après avoir effectué un premier séjour de tourisme au Maroc, elle se trouve licenciée et rompt avec son partenaire. Elle décide alors de s’offrir, grâce à ses allocations chômage, une année sabbatique qu’elle saurait mettre au profit de la création d’une activité dans l’artisanat. Son budget est serré : elle loue une chambre dans l’un des hôtels modestes situés près de la Place Jemaa el Fna, haut lieu touristique de la médina6. À flâner dans les souks attenants, elle fait la connaissance de Youssef, qui y tient occasionnellement la boutique de son père. Ils entretiennent une liaison — qui n’est pas la première de Chantal dans les souks, aux dires de certains proches. Ils ont 17 ans de différence. Youssef n’a pas fait d’études mais il a le niveau du Bac, il parle couramment le français, il connaît bien les artisans... Chantal lui propose de créer une société commune, de fabrication d’objets artisanaux qu’elle concevrait à Paris, qu’il « customiserait » à Marrakech, qu’ils vendraient dans la boutique de la médina et, en France, dans les salons de décoration tels que Maisons et Objets7. Au bout de trois ans, ils décident de se marier pour que Youssef obtienne un visa et puisse venir séjourner à Paris. Comme l’exige la loi marocaine, ils signent un acte de mariage adoulaire, ensuite traduit et enregistré au consulat de France. Six ans plus tard, des difficultés apparaissent : Chantal se plaint des sorties nocturnes de Youssef, tandis qu’il lui reproche ses

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absences, car elle a fait le choix de ne pas être résidente. À ses amis, il confie sa frustration d’être avec une femme désormais trop âgée pour lui donner des enfants. Il s’affiche même avec une maîtresse, de religion musulmane, qu’il finit par épouser, avec l’accord de Chantal dont il n’a pas divorcé8. Trois ans plus tard, ils sont toujours associés et non divorcés. S’ils n’envisagent pas de reprendre une vie commune, Youssef aimerait émigrer à Paris où il pourrait boire une bière à la terrasse des cafés9 et ne pas jeûner publiquement pendant le ramadan.

8 Anne et Malek, eux, ne sont pas restés en si bons termes. Anne a 32 ans lorsqu’elle décide, en 1998, de venir s’installer à Marrakech avec son enfant de deux ans, qu’elle élève seule après s’être séparée de son conjoint artiste peintre. À Paris, où elle exerçait comme assistante en stylisme de mode, les emplois devenaient si rares qu’elle percevait un revenu minimum d’insertion sociale. Tout en continuant de percevoir cette allocation, elle s’essaie d’abord à acheter, à Marrakech, des produits de l’artisanat susceptibles d’être revendus en France, puis à confectionner de la vannerie et divers autres objets. Au bout de deux ans, cette petite activité ne lui assurant pas suffisamment de revenus, elle s’apprête à rentrer à Paris lorsque des amis lui présentent Malek, qui est artisan, avec l’idée qu’ils pourraient se plaire et entreprendre quelque chose ensemble. Convaincue d’être douée dans le domaine artistique, elle voit dans cette rencontre la possibilité de s’initier aux secrets d’un métier. Ils nouent une relation et, en même temps qu’ils s’établissent ensemble, ils lancent une activité bientôt florissante. Au bout de deux ans, la relation de couple se fragilise. La vie commune ne tient plus qu’à leur partenariat. Jusqu’au jour où Anne s’empare des outils de l’atelier de Malek, débauche les artisans qu’il a formés et pris sous son aile depuis leur enfance, pour créer une société dont il est définitivement exclu. Jamais ils ne se reverront. Malek ne cherchera pas à revendiquer la paternité des modèles mais il montrera pendant cinq ans les signes d’une dépression, due au sentiment d’une trahison10.

Les chercheuses d’or

9 C’est le nom donné spontanément par l’une des femmes avec lesquelles j’ai conduit un entretien pour désigner les Européennes, âgées de 25 à 35 ans, généralement très mondaines, à la recherche de liaisons avec des Marocains fortunés ou « en vue », qui leur offriront des cadeaux somptueux, des voyages, des séjours dans les palaces, la possibilité d’être conviées aux réceptions réservées aux élites. Elles ont poursuivi des études supérieures et disposent d’un emploi, mais qui n’est pas très rémunérateur. Leurs partenaires, qu’ils soient célibataires ou mariés, sont plus âgés qu’elles et issus de ce qu’on appelle au Maroc les « grandes familles » — à moins qu’ils ne soient parvenus, par habileté, alliance ou spéculation, à s’enrichir malgré une origine modeste. Prenons l’exemple de Charlotte, qui commence par s’installer à Casablanca où elle obtient un stage puis un emploi dans un secteur relativement saturé en France. Nous sommes en 1999. Le roi Hassan II vient de décéder. Elle pense, comme d’autres Français et Marocains de France qui font le choix cette année-là d’émigrer au Maroc, que le pays accordera davantage de liberté d’expression, et donc de chances d’épanouissement personnel. À la demande d’un de ses employeurs, au bout de sept ans elle déménage à Marrakech où, quatre ans plus tard, grâce à la vente d’un appartement acquis à Casablanca avec l’aide de ses parents, elle monte sa propre entreprise. Pendant seize

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ans, elle se lie à plusieurs Marocains riches, influents, qui se sont forgé un nom et que l’on croise fréquemment dans les réceptions, les vernissages, les avant-premières. Selon Charlotte, plusieurs points leur sont communs : leur ambition, leur formation universitaire ou professionnelle en Europe ou aux États-Unis, la fréquence de leurs voyages à l’étranger, le prestige de leur situation professionnelle, leur non-observance des pratiques religieuses voire leur athéisme, leur « occidentalisation », leur « double culture » et leur francophilie. Le dernier de ses amants, Ali, a 17 ans de plus qu’elle. Il a suivi sa scolarité chez les sœurs à Tanger. Il a beaucoup voyagé, monté plusieurs affaires fructueuses et fait un mariage d’intérêt avec une femme très fortunée de laquelle il ne divorce pas, malgré les promesses données à Charlotte dont il reste l’amant pendant dix ans, jusqu’à ce qu’il décide de rompre sous le prétexte qu’elle ne serait plus aussi passionnée. Il est vrai qu’il traverse alors une période de lourdes difficultés financières, faisant dire à Charlotte qu’il n’aurait « plus la gueule » et qu’elle se retrouverait « à tout payer ». Ce sont beaucoup d’autres Françaises qui, comme Charlotte, verront leurs desseins de mariage contrariés tant il est vrai que les Marocains issus des grandes familles de la bourgeoisie n’effectuent pas de mésalliances avec des « petites filles de Français moyens », si séduisantes soient-elles. Ils ne dédaignent pas les avoir pour maîtresses mais choisissent une épouse de leur milieu. Les rares cas dont je puisse témoigner, de mariages de grands bourgeois avec des Européennes, se sont produits lorsque celles-ci étaient issues de l’aristocratie.

10 Toutes les femmes de moins de 30 ans, venues au Maroc pour, comme Charlotte, trouver un emploi dans des secteurs difficiles d’accès en France ne sont pas nécessairement des « chercheuses d’or ». Loin s’en faut. Certaines se marient sans visée stratégique ni appétit de fortune ou de mondanités avec des jeunes gens employés dans la même entreprise, comme elles, issus des classes moyennes. Notons également que depuis 2005, face à l’émigration croissante de Français mais aussi d’Espagnols, de Turcs, de Chinois, un protectionnisme s’est mis en place qui limite le champ des possibilités d’emploi : désormais, toute entreprise souhaitant recruter un étranger doit en demander l’autorisation au ministère de l’Emploi et prouver l’absence sur le marché national de profils répondant aux critères demandés. L’imaginaire d’un Eldorado s’en trouve donc nuancé, dans un contexte où, de surcroît, les revenus des salariées étrangères dépassent rarement les 1 500 euros. Seule l’expatriation par une société française et l’aventure entrepreneuriale garantissent un réel accroissement du capital économique.

Les naufragées de l’amour

11 Marrakech compte beaucoup de femmes célibataires, venues seules ou choisissant de ne pas retourner en France après une séparation. La plupart sont âgées de plus de 40 ans. Retraitées, veuves, divorcées, chômeuses, elles y profitent avantageusement de leurs modestes pensions ou allocations. Certaines, tout en percevant de la France un revenu minimum d’insertion sociale (devenu depuis 2009 un revenu de solidarité active), s’essayent à créer de petites activités — principalement dans le tourisme et l’artisanat. Ces femmes seules sont éventuellement convoitées des Marocains, plutôt jeunes (moins de 35 ans) et célibataires, qui les courtisent dans différents lieux de drague : certains bars, connus pour être fréquentés par des Européennes en quête d’aventures, les souks, les night club où elles sortent entre elles, mais aussi les

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associations caritatives ou sportives, et les manifestations culturelles. Que la séduction des prétendants soit considérée comme grossière ou délicate, que la relation soit longue ou brève, ces liaisons évoluent rarement vers un mariage et, lorsqu’elles prennent fin, nourrissent des récits de spoliations, malversations et vols en tout genre témoignant de leur ambivalence.

12 Prenons l’exemple de Fabienne. La quarantaine, célibataire, elle présente un parcours sentimental et professionnel très accidenté. Elle évolue dans les soirées, un verre d’alcool à la main, en se montrant affectueuse avec des hommes dont elle semble familière. Sa situation financière est difficile à évaluer. Elle vient de monter une petite activité artisanale qui n’est sans doute pas de grand rapport mais elle est la fille d’un homme très riche, résidant à Marrakech depuis plusieurs années, sur lequel elle déclare ne pas pouvoir compter. Lorsque je la croise un soir dans un night club en compagnie de Momo, que j’identifie comme le chauffeur et probablement l’amant d’une autre, Solange, elle semble gênée. Elle fuit ma compagnie. Ils sont assis tout près l’un de l’autre, sans démonstration excessive mais leurs bras et leurs jambes se touchent et j’en déduis qu’ils entretiennent une liaison. Au bout d’un moment, Momo se lève, vient me faire un brin de conversation où il se montre assez séducteur, puis me dit soudain en désignant Fabienne : « Je ramène ma cliente et je reviens. »

13 Solange, dont il est le « chauffeur », s’est établie à Marrakech à la suite d’un divorce douloureux, non sans avoir effectué des repérages préalables, d’ordre professionnel, car elle est en manque de ressources. Elle aussi sort beaucoup le soir, pensant que c’est le moyen de se constituer un carnet d’adresses. Depuis son arrivée, elle entretient des liaisons avec des jeunes Marocains qu’elle retrouve en fin de soirée et qu’elle héberge chez elle11. Au bout de quelques mois, elle procède à une sorte de regroupement familial caractéristique des situations d’émigration économique : elle fait venir auprès d’elle d’abord sa fille aînée et son gendre, héritier d’un grand-père très fortuné et pour ainsi dire rentier. C’est lui qui finance les activités, locations puis achats de domiciles de Solange, qui ne tarde pas à faire venir ensuite sa fille et son fils cadets, tandis que le gendre fait venir sa mère, Bernadette, âgée de plus de 60 ans, divorcée et célibataire depuis de longues années. Momo délaisse alors Solange pour Bernadette, dont il « vampirise » le cœur et les biens. La relation suscitant la réprobation et la colère des siens, Bernadette en vient à ne plus les fréquenter, persuadée d’avoir trouvé là l’ultime amour de sa vie. Mais Momo s’en détourne pour se lancer dans de nouvelles aventures de « chauffeur » d’autres femmes esseulées. Ces cas, fréquents à Marrakech, comme dans certaines situations de tourisme sentimental que j’ai pu traiter dans une publication antérieure (Cauvin Verner 2014), échouent à rendre compte d’une mobilité favorisant l’émancipation des femmes (Croucher 2014). Ils conforteraient plutôt la théorie de « grande arnaque » développée par Paola Tabet (2004) : alors qu’au Maroc, comme dans beaucoup d’autres sociétés, la sexualité des femmes s’exerçant en dehors d’une relation matrimoniale est rétribuée (sous forme monétaire ou autre), ici elle ne l’est pas. Les hommes s’en trouvent gratifiés, sans être assimilés ni à des esclaves ni à des prostitués, tandis que leurs partenaires, fragilisées par une sentimentalité conforme à la règle morale d’une dépendance des femmes, se trouvent déchues au rang de prestataires de services sexuels et économiques gratuits.

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L’ordre et la morale

14 Effectuons un petit détour historique. Dès avant le protectorat français ou espagnol (1912-1956), des Européennes, aventurières, artistes peintres, écrivains, missionnaires, infirmières, institutrices, réfugiées ou même prostituées12 viennent s’installer plus ou moins durablement au Maroc. Mais, parmi la collection de portraits de voyageuses qu’étudie Claude Ghiati (2011), un seul montre un cas de célibataire voyageant seule, accompagnée d’un chauffeur français et d’un guide marocain. Exception faite de quelques rares destins témoignant de mariages d’Européennes avec des notables marocains13, on ne sait guère quelle fut la vie sentimentale et sexuelle de ces femmes. La société française de cette époque, beaucoup plus ségréguée qu’elle ne l’est aujourd’hui, réprouvait sévèrement la mixité, alors plus fréquente entre des hommes français et des femmes marocaines qu’entre des Françaises et des Marocains. La question faisait débat. La journaliste Marie Béjuga, fille d’administrateurs coloniaux, écrivait des croisades contre les unions mixtes, tandis que le commandant Paul Odinot, officier des Affaires indigènes, marié à une Marocaine dont il avait plusieurs enfants, publiait plusieurs romans sur le métissage et l’avenir incertain de la France au Maroc qui lui valurent d’être démis de ses fonctions et marginalisé. Avec l’indépendance et les accords de coopération qui, avant le tourisme, commencent à diversifier la population des migrants européens au Maroc, s’instaure davantage de souplesse matrimoniale, particulièrement entre Françaises et Marocains, ces derniers étant autorisés à les épouser dès lors qu’elles sont juives ou chrétiennes, sans même obligation qu’elles se convertissent. Mais si d’un point de vue légal seule l’union d’une musulmane avec un non-musulman est transgressive, la norme matrimoniale reste celle de l’union de deux musulmans. Les couples mixtes témoignent d’une pression morale, exercée par leurs familles respectives, visant à les prévenir des dangers de la mixité culturelle, religieuse et surtout sociale. Fouad relate : « Notre rencontre fut comme un électrochoc. Moi, le rebeu bouillonnant, et elle, la blonde Parisienne. [...] Une jeune femme qui n’avait pas du tout grandi comme moi, dont les parents s’attendaient à un médecin en Porsche et pas un bougnoule en Ford Escort. » Ses parents à lui eux aussi désapprouvent cette union, tant les relations interfamiliales promettent des complications. Mais ces jeunes garçons alors coiffés de dreadlocks ou de coupes afro sont peu soucieux de se soumettre à l’autorité de leurs aînés. Chantal, elle, a préféré ne jamais dire à ses parents qu’elle s’était mariée et ne leur a jamais présenté Youssef autrement que comme un ami. Charlotte, bien que son amant en dépit de ses promesses ne l’ait pas épousée, n’a jamais eu le sentiment de devoir défendre son choix amoureux devant ses parents. Ali était reçu dans sa famille. En revanche, Ali n’a jamais parlé d’elle à sa mère. Le père de Clara, après s’être fâché lorsque sa fille aînée lui annonça sa liaison avec un étudiant algérien, ne s’opposa pas à son mariage avec Younes mais la mère de Younes ne se priva pas de lui rappeler qu’il était promis à sa cousine et qu’il offensait l’honneur du lignage.

15 En outre, la situation d’expatriation montre, au Maroc, une amplification du désordre social que peuvent provoquer divorces, séparations et adultères, qui ne manquent pas de renforcer les inégalités de genre. De nombreux cas m’ont été rapportés, de Français qui, au Maroc, se séparent de leur épouse (pour s’unir indifféremment à une Française ou à une Marocaine), en la laissant sans ressources ou en lui versant une pension alimentaire équivalente au salaire de leur femme de ménage. Si les lois et les pratiques sociales locales, notamment lorsqu’elles réfèrent au statut des femmes, se trouvent

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constamment critiquées par les Français, on voit paradoxalement ces mêmes Français les instrumentaliser lorsqu’elles servent leurs intérêts. Même lorsque les épouses spoliées intentent des procès en France, il faudrait pour l’application des peines lancer des poursuites policières qu’elles n’envisagent pas, selon elles pour épargner leurs enfants14. Certains Français peuvent même recourir, auprès de la justice locale, à la dénonciation d’un adultère — a fortiori lorsque l’amant est Marocain. Blessés dans leur amour-propre, profitant des articles 490 et 493 du Code pénal stipulant que le concubinage est interdit et passible d’un mois à trois ans de prison, ils n’hésitent pas à porter plainte pour tenter de ruiner la relation naissante ou tout simplement se venger. Si les cas d’emprisonnement sont rares, des procès sont ouverts, qui engagent beaucoup de frais et de tracas. En dehors de ces cas extrêmes, les situations jugées les plus transgressives sont celles qui trouvent unies des Françaises d’âge mûr avec de jeunes Marocains — en témoigne l’euphémisme bienséant de « chauffeur » pour qualifier des services assez proches de celui de l’escort ou du prostitué. D’autant que, ici comme en de nombreuses autres sociétés, les femmes n’étant plus en âge de procréer ne sont pas supposées entretenir de sexualité très active. À cette immoralité s’ajoute celle de leurs amants, fréquemment des marginaux, dont les comportements flirtent avec une forme de délinquance durement réprouvée par la société marocaine opposée à tout scandale. Parmi les jeunes gens qu’héberge successivement Solange, certains sous les effets de l’alcool ou de la drogue provoquent des scènes bruyantes ameutant le quartier, qui vont la contraindre à déménager. J’ai enfin pu remarquer que persistait toujours chez les Françaises un besoin de justifier la mixité de leur couple en déclarant : « Moi ce n’est pas pareil, j’ai connu mon mari en France où il n’était pas considéré comme un Marocain », ou « je connais bien le Maroc, mes parents y sont nés », ou « nous avons tous les deux le même niveau d’études », « nous avons une passion commune », « nous travaillons ensemble », « il n’est pas pareil aux autres », « il est très occidentalisé, il n’est pas croyant, pas pratiquant15 », etc. Elles cherchent à normaliser leur relation en estompant les différences de culture, de statut, de religion (« après tout nous avons le même dieu »), d’éducation et de revenus, le plus difficile étant de nier les tensions dues aux différences d’âge et de classes sociales. Aussi observons-nous que ces unions mixtes, en plaçant de plus en plus de femmes occidentales sur le marché matrimonial et sexuel local, attisent le champ de rivalités et de peurs, sur fond de tensions postcoloniales, que tisse le coude-à-coude des Français et des Marocains dans la vie économique et sociale du pays. Les uns et les autres cherchent à capter des richesses, des emplois, des privilèges, des biens, des femmes françaises pour les uns, marocaines pour les autres... Sans relever d’une économie de prédation comme le montrent les échanges sexuels en situation de tourisme (Cauvin Verner 2010), de la rivalité s’exerce lorsque sont convoités les mêmes femmes, le même marché, la fabrication et la commercialisation du même type de produit ou de service. Les Français ne cessent de se plaindre de ce que les Marocains leur aient volé des idées entrepreneuriales, copié des « créations ». Les Marocains de leur côté, surtout dans le secteur très concurrentiel de l’artisanat, redoutent de voir leur personnel débauché par des Français et qualifient de prostituées les femmes qui les fréquentent. Ce coude-à- coude, estompé ou négocié plus ou moins habilement dans l’intimité du couple, ne laisse de se donner à voir dans les réunions familiales, cristallisé autour des questions d’identité religieuse. Ce sont par exemple des scènes où l’épouse française refuse de donner à son fils ne serait-ce qu’un tout petit morceau du mouton égorgé rituellement le jour de l’Aïd el Kebir, sous le prétexte qu’il en sera fiévreux ; où la belle-mère

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marocaine au bout de quatre ans de concubinage de son fils avec une étrangère n’en mémorise toujours pas ni le prénom ni la nationalité ; et où, en retour, dans sa belle- famille française, le conjoint marocain sera tenu d’expliquer pourquoi il n’ose pas afficher publiquement qu’il ne fait pas le jeûne du ramadan.

Vers la formation d’une communauté de couples mixtes

16 Les difficultés éventuelles à assumer la mixité de leur couple engagent les partenaires sur la voie sociologique d’une formation communautaire tierce, qui ne soit ni française, ni marocaine. Reprenons au cas par cas des typologies identifiées précédemment. Certains des étudiants qui sont rentrés au Maroc après l’obtention de leurs diplômes français ne cultivaient pas de nostalgie pour leur pays d’origine. Par exemple Younes, architecte, les années passant, exprime à plusieurs reprises le vœu de s’installer en France mais sa femme française, médecin, s’y oppose en faisant valoir qu’elle possède à Marrakech son cabinet, sa clientèle, à laquelle elle est attachée et qu’il lui serait difficile de reconstituer ailleurs. Il semblerait également que les enfants d’immigrés marocains, ayant grandi et étudié en France, n’aient pas effectué comme cela s’est vu en milieu rural pendant les années 1980-1990 de « retour aux sources » (Mernissi 2003 : 36-39), ni même de « repatriation ». Fouad témoigne : « N’en déplaise aux obsédés des origines, je ne considérais pas entreprendre un retour aux sources. L’enjeu professionnel primait » 16. Il ne se sent ni Français, qu’il qualifie indifféremment d’expats), ni Marocain, se montrant même assez actif à s’en distinguer. « Je n’ai rien de particulier contre les expats. Toutefois, j’observe à quel point la plupart d’entre eux restent sur des réflexes néo-colonialistes, ne jugent même pas nécessaire de comprendre un pays qui, dans leur inconscient collectif, demeure une sorte de département abandonné dans le tumulte de l’après-guerre. Je ne suis pas l’un des leurs, pas plus que je ne fais partie de la bourgeoisie marocaine et ce en dépit de mes attributs extérieurs. Les binationaux sont chez eux et nulle part. » Il tient à se distinguer des « zmagri » (« immigré », en arabe dialectal marocain), des MRE (Marocains résidant à l’étranger, dans le langage administratif), des « expats » (alors que lui-même est Français et véritablement expatrié par une société française), pour se revendiquer comme un « binational », doué d’un double système de références, issu d’une diaspora qu’il a contribué à instituer en Réseau international de la diaspora marocaine (RIDM). Son épouse ne considère pas avoir épousé un Marocain, même si au cours de notre entretien elle formule différents griefs relatifs à une certaine « marocanisation » de sa vie familiale : obligation de circoncire les enfants, poids des traditions et des fêtes religieuses, inactivité professionnelle, train de vie ostentatoire, entre autres. Ce n’est pas faute d’avoir cherché à s’intégrer dans la société marocaine. Elle parle l’arabe dialectal, « mieux que son époux » lui disent certains de ses proches. Clara, médecin, le parle couramment car 90 % de sa clientèle est marocaine. Mais au titre du droit du sang et non du sol de la loi marocaine, ces Françaises sont exclues de la citoyenneté. Malgré le changement du Code de la nationalité marocaine en 2007, qui permet aux Marocaines de transmettre leur nationalité, le processus de naturalisation reste très restrictif et son acquisition quasiment impossible, qui permettrait l’achat d’une terre agricole, l’intégration de la fonction publique, l’ouverture d’un cabinet pour exercer comme profession libérale que les femmes finissent toutefois par obtenir au titre d’épouses de Marocains. En

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conséquence, elles n’ont pas le droit de vote, ne s’impliquent pas dans la vie politique du pays et restent des étrangères, chrétiennes de surcroît puisque communément, au Maroc, dans l’espace public, les anonymes les qualifient de « nasraniyat », « chrétiennes » — fussent-elles converties. Si les générations des années 1980 acceptaient de se convertir à la religion musulmane notamment pour pouvoir hériter de leur époux et ne plus avoir à subir la pression de leur belle-famille — conversion peu contraignante, impliquant seulement de connaître les cinq piliers de l’islam, de réciter la profession de foi (chehada) et de choisir un prénom musulman — cela apparaît de plus en plus rare.

17 Ces restrictions à l’assimilation des Françaises donnent aux couples mixtes le sentiment « d’être à part » et de devoir négocier une hybridation inédite. Selon Catherine Therrien (2015), c’est même cette compétence à protéger le noyau familial des pressions sociales et familiales qui garantit la réussite de leur liaison. Regardons leurs sociabilités. Lorsque les épouses françaises fréquentent des Français, ce sont des célibataires, des homosexuels, rarement des couples. Leurs amitiés profondes vont à d’autres couples mixtes formés, comme les leurs, d’une Française et d’un Marocain, avec lesquels se retrouver à l’occasion des fêtes religieuses de Noël et Aïd el Kebir17. Parcours similaires ou du moins comparables, centres d’intérêt communs pour des sujets tels que la politique dont se désintéressent les Franco-français, tiraillements identitaires des enfants, difficultés conjugales au premier rang desquelles l’absentéisme des maris enclins à se retrouver le soir entre copains, font que l’on s’entend bien et que l’on aime à se rencontrer, comme pour effectuer un repli sur soi permettant de contrer une marginalisation. Pour autant, ces sociabilités sont assujetties à la typologie décrite précédemment : les femmes mariées ne fréquentent pas les non mariées, ni les touristes au long cours les femmes patrilocalisées, ni les épouses françaises des épouses marocaines, ceci faisant apparaître une ligne de fracture témoignant, et de l’évolution des processus migratoires, et d’une moralisation de la mixité. Quant aux Franco- français et Maroco-marocains, pas plus que les couples mixtes n’aiment à les fréquenter ils n’aiment à s’y mélanger. Les Français ont même tendance à défendre une endogamie nationale de principe, non sans mises à l’écart et plaisanteries à caractère raciste lorsque l’un des leurs a abandonné son conjoint pour un partenaire de nationalité marocaine — un choix assimilé à une forme de désolidarisation. Il n’est pas indifférent que Charlotte se déclare plus heureuse avec un Marocain de double culture qu’elle ne le saurait l’être avec un Français car « le Maroc la concerne désormais davantage que la France ». Ce mouvement de désolidarisation vis-à-vis du pays d’origine, associé à l’impossibilité d’une citoyenneté marocaine, est vraisemblablement l’une des composantes essentielles à la formation d’un lien communautaire entre couples mixtes.

18 Devant la difficulté croissante à obtenir des papiers d’identité française, de plus en plus d’épouses font le choix de partir accoucher en France où la nationalité de leur enfant leur sera attribuée d’office. Vient ensuite le choix des prénoms, qui confronte de manière très concrète aux identités culturelles et religieuses des époux. Comme le suggérait gentiment une maman à sa fille : « Si c’est un garçon, tu ne vas quand même pas l’appeler Mohamed n’est-ce pas ? » Un enfant de père marocain, au Maroc, est tenu de porter un prénom marocain, auquel il peut accoler des prénoms d’une autre origine lorsque la mère est d’une autre nationalité. Mais les parents s’efforcent de choisir des prénoms qui ne soient pas spécifiquement musulmans, comme Elias, Adam, Réda, Azad18, Sarah, Meriem et Soraya au lieu de Fatima et Moulouda. La circoncision

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occasionne des débats mais elle finit toujours par être consentie par la mère, au titre de ses vertus sanitaires. Tous les enfants des couples mixtes auprès desquels j’ai conduit mon enquête ont suivi leur scolarité à l’école française, où ils n’ont pas appris l’arabe classique malgré son enseignement obligatoire, pour eux, jusqu’à la fin de la Terminale19. Si la qualité de cet enseignement est l’objet de critiques systématiques, du fait qu’il s’appuierait sur des techniques de récitation caractéristiques de l’apprentissage du Coran, il est vrai aussi que les enfants binationaux, ou même marocains, inscrits dans les écoles françaises, montrent beaucoup de mauvaise volonté à suivre son enseignement. Même leur aisance en arabe dialectal est relative20, leurs parents faisant plutôt l’usage du français au sein du foyer. Après l’obtention de leur Baccalauréat, ils poursuivent des études supérieures en France, en Angleterre, aux États-Unis ou au Canada dans des établissements privés. Ils épousent plutôt des Français(e)s que des Marocain(e)s et, à toute bonne occasion qui leur est proposée, aiment à s’expatrier. Si quelques-uns, au terme de leurs études, émettent le souhait de revenir au Maroc, leurs parents le leur déconseillent : ils doivent d’abord acquérir une expérience de vie à l’étranger, idéalement s’y marier, avant de songer à refaire leur nid au pays. À l’école française, selon les divers témoignages de leurs mères, ils fréquentaient des enfants de couples mixtes ou de couples maroco-marocains, rarement des enfants « d’expats » — expats désignant indifféremment tous les enfants de parents franco-français, peu nombreux jusque dans les années 1990. Clara fait état, pour cette époque, d’une certaine marginalisation : « Le professeur d’arabe, lors des réunions parents-profs, ne s’adressait à nous qu’en arabe classique. Il aurait pu au moins nous parler le dialectal ! Il disait à ma fille que puisque sa maman était Française, elle n’avait qu’à occuper le dernier rang... Quant elle a passé son oral d’admission dans une grande école d’ingénieurs en France, elle a choisi d’exposer une réflexion sur la difficulté d’être une enfant de couple mixte. Elle ne m’a jamais donné à en lire le texte, mais ce devait être bien parce que non seulement elle a été admise mais elle a reçu la note de 20/20. »

19 À travers ces particularismes, on voit donc s’élaborer un processus de construction identitaire permettant aux couples mixtes de se définir comme une communauté humaine singulière. Quant à savoir si les Français eux-mêmes forment une communauté, rien n’est plus complexe à élucider. Ils ne le revendiquent pas. Ils ne se pensent pas non plus comme une minorité, tant ils estiment être les leaders d’un développement économique et social. Leurs sociabilités montrent la formation de petits groupes, de clans, au sens de noyaux de familiarités privilégiées, fortement compétitifs mais également susceptibles de solidarités temporaires lorsque surviennent des drames tels que maladie grave, prison, agression ou autre. Par ailleurs, ce n’est pas parce que les individus n’estiment pas former une communauté que cette communauté n’existe pas. Tout est affaire d’échelles et de circonstances. Un dicton nord-africain, censé rendre compte de la segmentation des sociétés tribales, énonce comme règle d’alliance : « Moi contre mon frère, moi et mon frère contre mon cousin, mon frère mon cousin et moi contre tous les autres ». Il en est un peu de même des Français de Marrakech. L’individualisme, la concurrence, la rivalité et la compétition ne permettent pas de conclure à l’absence d’une formation communautaire21. Par exemple chaque année, les résidents français qui n’ont pas fui la fournaise de l’été se déplacent dans les jardins de la résidence du premier consul général pour participer à la célébration de la fête nationale du 14 juillet. Le consul encadré des autorités de la ville ne manque pas d’y produire un discours s’adressant « à la communauté des Français »

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et lorsque les hauts-parleurs diffusent l’hymne de La Marseillaise, certains chantent, d’autres se mettent à pleurer d’émotion. À ce stade de l’enquête, admettons, en dépit de ses antagonismes, une construction symbolique de communauté (Cohen 1995).

Perspectives de conclusion

20 Si les différents parcours qu’expose cet article montrent que des relations amoureuses peuvent motiver l’installation de Françaises au Maroc, on ne saurait toutefois isoler et catégoriser une migration de type sentimentalo-sexuel (King 2002), inscrite dans une stratégie plus large de mobilité sociale. Les cas étudiés donnent à voir des unions à penser en termes de mariage patrilocal, d’alliances utiles à la création d’entreprises, à l’exercice d’une profession libérale, à l’acquisition d’un capital économique, social ou même symbolique.

21 Les couples mixtes, tout en cherchant à se constituer comme formation sociologique autonome, n’échappent pas au contrôle de leur groupe national d’origine et se montrent tout aussi perspicaces à dénoncer comme autant d’exemples de déchéance sociale et de corruption morale les unions faisant fi des différences de classes d’âge, de statut socio-économique et d’éducation, fortement racialisées lorsque les relations affectives tournent au drame. Comme l’analyse finement Benjamin Rubbers (2009) au sujet des derniers colons du Katanga, les Français ont hérité de la situation coloniale des stéréotypes faisant des uns des riches et des puissants, de l’autre des indigents. Même si depuis l’indépendance la société marocaine s’est largement recomposée, en produisant ses propres élites, parfois largement plus instruites et fortunées que ne le sont les résidents étrangers, un « imaginaire de la race » s’est construit, et se reproduit, équivalent à celui qui distingue, en Afrique subsaharienne, les populations blanches des populations noires22. À Marrakech, où les créneaux à investir sont plus nombreux qu’en France, et où un capital modeste suffit à créer une activité aisément rentable en raison du faible coût de la main-d’œuvre, un Français est supposé contribuer à la rentrée de capitaux, à la création d’emplois et à l’apport de devises. Celles et ceux qui ne parviennent pas à créer les conditions d’un accroissement de leur capital et à théâtraliser une réussite passent pour des incapables. C’est pourquoi l’union d’une Française à un Marocain « qui n’aurait pas les moyens » institue publiquement une anomalie sociale : ce déclassement conteste le crédit symbolique de distinction sociale des Français.

22 Comme l’observe Catherine Therrien (2015), l’enquête vérifie que les couples mixtes ont fréquemment une expérience antérieure de la mobilité : les partenaires marocains ont étudié à l’école française, chez les sœurs ou à l’étranger ; certains sont des enfants d’immigrés ; d’autres encore ont beaucoup voyagé, exercé à l’étranger ou sont déjà familiers des Européens, parce qu’ils travaillent comme guides de randonnée ou commerçants dans les souks. Même constat du côté des partenaires françaises, issues elles-mêmes d’un couple mixte ou d’une famille de colons, familières des voyages prolongés, accoutumées à une mobilité professionnelle et conjugale. Plus frappant encore est de constater à quel point la mobilité produit de la mobilité : Youssef et certains de ses amis eux aussi en couples mixtes songent à une émigration vers la

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France. Les femmes françaises voyagent beaucoup, en compagnie de leur époux pendant les vacances mais aussi sans lui, pour aller rendre visite à leurs parents ou à leurs enfants partis étudier à l’étranger.

23 La mixité produit également de la désaffiliation. Les conjoints marocains ont à cœur d’être laïcs (autant que la loi marocaine le leur permet), indépendants de l’autorité de leurs aînés et de préserver leur mobilité tant ils « manqueraient d’oxygène » à rester sédentaires au Maroc. Les Françaises vivent une expérience de désengagement, voire de décrochage par rapport à la société-mère. Les uns et les autres ne sont pas déviants mais déviés. Pas déclassés mais déplacés, faisant l’expérience d’un certain vide de l’accomplissement social et d’une citoyenneté diasporique. La durée des liaisons et de l’installation dans le pays, la fréquentation intime des amis ou de la belle-famille du conjoint, l’apprentissage (plus ou moins achevé) du dialectal marocain, la familiarité des traditions expérimentées au quotidien et, plus encore, la naissance d’enfants forment un rempart aux discours qui seraient teintés de haine raciale ou religieuse. Ils concourent à un enracinement — imaginaire si ce n’est réel — voire à une fiction de « marocanisation » qui permet de vivre ensemble du mieux possible. Les Françaises ne seront jamais des Marocaines mais au Maroc, elles se sentent un peu chez elles et ne savent plus dire, lorsqu’elles voyagent, si elles rentrent au Maroc ou si elles rentrent en France. Ces couples mixtes sont-ils pour autant les vecteurs d’un cosmopolitisme ? Pour l’heure, la dynamique serait plutôt celle d’un agrégat de repères, d’habitudes et de valeurs qui, à mon sens, ne fait pas de chacun des partenaires des transnationaux : d’ici et d’ailleurs, les couples mixtes vivent plutôt une situation de bi-territorialisation, dont ils négocient l’élasticité des frontières culturelles et religieuses au cas par cas.

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NOTES

1. C’est ce terrain au Sahara marocain, débuté en 1994 (CAUVIN VERNER 2007), qui justifie six ans plus tard mon installation à Marrakech, avec mon mari et mes enfants âgés de 3 et 9 ans. Les trois premières années voient beaucoup d’allers- retours entre ce terrain où je réalise cinq films documentaires et Paris, où j’effectue leur montage dans les locaux de la production. Ma thèse est soutenue à l’EHESS en 2005. 2. Si le concubinage, interdit par la loi marocaine, est toléré à condition de ne pas provoquer de scandale entre une Française et un Marocain, dans la plupart des cas l’homme français se voit contraint d’épouser sa partenaire marocaine pour éviter que ne soit dénoncée une situation de prostitution. 3. Le mariage adoulaire ( « adoul » : « hommes de loi musulmane ») quoique rapide et peu contraignant, est assez mal vécu par les épouses européennes en ce qu’il relève d’une tradition islamique. 4. Même chez les Français qui ne sont pas en couples mixtes, on observe ce souhait de se distinguer des nouveaux arrivants. B. RUBBERS (2009 : 77) constate le même phénomène au Congo. 5. On ne peut pas dire qu’il y ait de quartiers français à Marrakech. Sous protectorat, les urbanistes de Lyautey, premier résident général de 1912 à 1925, construisent une ville nouvelle, le Guéliz et son extension résidentielle L’Hivernage, destinée à loger les Européens en dehors de

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la médina qu’ils souhaitent préserver intacte. Mais actuellement, beaucoup d’Européens vivent en médina où ils ont fait l’acquisition de maisons à patio transformées en maisons d’hôtes et le Guéliz concentre toutes les administrations, bars, restaurants et commerces également fréquentés des Marocains. Tout autour de ce cœur historique composé de la médina et de la ville nouvelle, des quartiers résidentiels bourgeois se sont développés qui, s’ils affichent une modernité dépourvue d’exotisme, logent aussi bien des Marocains que des étrangers. 6. Classée au Patrimoine immatériel de l’humanité, la Place Jemaa el Fna est le poumon économique de la médina car de nombreux souks et commerces s’y regroupent tout autour. Dans ce quartier aux sociabilités très diversifiées, où se côtoient des jeunes coiffés de dreadlocks et des vieillards en taguia, des commerçants embourgeoisés et des petits paysans de la campagne venus écouler leur marchandise, des artisans et des disoccupati en tout genre, s’ajoute quotidiennement une foule de touristes tout aussi bigarrée, aussi bien du point de vue de la nationalité que de l’âge, de la classe sociale et du comportement, plus ou moins discret ou extraverti. 7. Ce salon parisien, biannuel, réunit beaucoup des résidents européens qui ont développé au Maroc une activité dans l’artisanat. C’est là qu’ils prennent les commandes, qu’ils écoulent leur production — les ventes sur le marché marocain restant très limitées et ne fournissant pas l’essentiel du chiffre d’affaires. 8. La loi marocaine recommande l’accord de la première épouse pour un second mariage — une disposition qui n’est pas toujours respectée ni nécessaire. 9. Si la consommation d’alcool est prohibée en islam, au Maroc elle est largement tolérée mais à la condition de rester discrète. De ce fait, les bars ne servent jamais de boissons alcoolisées en terrasse. 10. Prenant appui sur les travaux de F. WEBER (2000), il serait pertinent de questionner ce type de transaction : qui transfère ou offre quoi à l’autre et, en conséquence, à qui l’autre est-il redevable et de quoi ? 11. Selon des témoignages masculins, ces hommes ne sont pas seulement en quête d’avantages matériels mais de sexualité car ils n’ont ni les moyens de se marier ni de louer un espace d’intimité où recevoir des femmes qu’il faudrait qu’ils rétribuent, tandis que les Françaises disposent toujours d’un logement privatif et ne tarifent pas leurs services sexuels. 12. Les docteurs J. M ATHIEU et P.-H. M AURY (2003 [1951] : 147, 151), dans leur enquête sur le quartier réservé de Bousbir à Casablanca, mentionnent l’existence de « maisons de tolérance européennes ». 13. Parmi le peu de récits dont nous disposons, citons celui de l’Anglaise Emily Keene, qui après être venue au Maroc pour y exercer comme gouvernante épousa le chef de la confrérie d’Ouezzane, dans le Rif, et fut honorée du double titre d’officier du Ouissam Alaouite et d’officier de la Légion d’Honneur pour ses œuvres sociales. On ne dispose pas de documentation sur l’union de l’actrice Cécile Aubry à l’un des fils du Pacha Glaoui de Marrakech, connu par ailleurs (comme d’autres notables) pour ses aventures avec des Françaises. 14. Des cas m’ont été rapportés, où la femme française souhaitant divorcer de son époux français préfère saisir la justice marocaine, qui lui accordera systématiquement la garde des enfants. 15. La plupart des non-pratiquants jeûnent pendant le mois de ramadan, par « obligation sociale », pour ne pas faire, disent-ils « différemment des autres ». Leurs épouses la plupart du temps ne jeûnent pas, ce qui n’est pas sans provoquer de tensions. Certaines préfèrent voyager pendant cette période. 16. En outre, la migration des Européens vers Marrakech est à mettre en regard avec les nombreux retours de Marocains, émigrés depuis plus de vingt ans en France, non pas vers leur ville d’origine (souvent Casablanca) mais eux aussi vers Marrakech (CAUVIN VERNER 2016). 17. Tous les intérieurs des couples mixtes que j’ai visités, s’ils présentaient des agencements ou un mobilier plutôt européen comme on en trouve, du reste, dans la plupart des foyers de la

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bourgeoisie marocaine, possédaient un salon marocain où, justifiaient les épouses, il était commode de faire dormir les enfants et les petits-enfants à l’occasion des fêtes et des vacances. 18. Un prénom qui signifie libre et indépendant en arménien, explique Fouad, et qui lui a été inspiré par un des personnages du film 588 rue Paradis d’Henri Verneuil. 19. Pour les Français aussi l’enseignement de l’arabe est obligatoire, de la première année du cycle primaire jusqu’à la fin de la Cinquième. 20. Certains de mes collègues marocains disent avoir fait le choix d’une école marocaine, privée, parce qu’à l’école française leurs enfants n’y auraient pas appris l’arabe. 21. Selon M. GLUCKMAN (1963), l’implication dans la circulation des rumeurs est par exemple l’un des moyens par lequel sont authentifiés les membres d’une communauté. 22. Sur mon terrain au Sahara marocain (CAUVIN VERNER 2010), je relevais avec étonnement que les guides de randonnées unis à des touristes européennes se qualifiaient de Noirs liés à des Blanches — quand ils ne sont pas noirs de peau. En construisant puis en transgressant « un interdit de la femme blanche », soit ils montraient qu’ils étaient plus forts et plus virils que les hommes blancs, soit que leurs femmes étaient « des filles à nègres ». Tout en humiliant les touristes, ils se dénigraient aussi puisqu’un Noir, au Maroc, est assimilé à un descendant d’esclave.

RÉSUMÉS

Une enquête conduite à Marrakech auprès de couples mixtes formés de Françaises et de Marocains nous renseigne sur l’évolution des dynamiques migratoires vers le Maroc depuis une vingtaine d’années. Les différents profils étudiés nous invitent à penser ces unions en termes d’échanges transactionnels gouvernés, quelque soit l’intensité des sentiments amoureux, par des logiques d’émancipation, notamment entrepreneuriales. Du fait de cette émancipation, à penser également en termes de marginalisation et de désolidarisation, on voit se former une communauté de couples mixtes active à créer un cadre normatif de la mixité, subordonné à la reproduction des classes sociales.

A field study conducted in Marrakesh with mixed couples composed of French females and Moroccan males reveals the evolution of migration dynamics to Morocco over the past twenty years. The different profiles studied suggest that, whatever the intensity of romantic attachment, these unions seem prompted by business expectations. If the relationships are emancipatory, they also lead to marginalization and a loss of solidarity within each national group. This encourages the development of a third community of mixed couples which is active in creating a normative pattern for interracial sexuality, subject to the reproduction of social class.

INDEX

Mots-clés : Marrakech, binationaux, diaspora, échange économico-sexuel, expatriés, migrations nord-sud, mixité, mobilité Keywords : Marrakesh, binationals, diaspora, sexual-economic exchange, expatriates, North- South migrations, interracial relation-ships, mobility

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AUTEUR

CORINNE CAUVIN VERNER Institut des Mondes Africains (IMAF), EHESS.

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L’ombre de l’Éducateur : institution scolaire et mission civilisatrice ?

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Une cage dorée en situation postcoloniale Institution scolaire et présence française dans l’Algérie contemporaine A Postcolonial Golden Cage. Schooling and French Presence in Contemporary Algeria

Giulia Fabbiano

1 La présence française en Algérie s’inscrit dans une histoire longue, scandée par la fin de la domination coloniale (1962), le temps de la coopération (1962-1979) et la guerre civile (1991-1999)1. Au milieu des années 1990, le nombre déjà exigu de nationaux installés dans la période postindépendance connaît une diminution radicale. Les vagues de départ des Français qui fuient la violence et l’insécurité s’accompagnent par ailleurs de la fermeture de l’institution scolaire — le Lycée français de Ben Aknoun — en 1994 et de la suspension, la même année, des liaisons aériennes d’Air France, en réponse aux deux attentats les ayant visés. À la fin du XXe siècle, presque plus rien ne semble en effet rester de ce « temps de la France » (« waqt França »), pourtant si profondément enraciné et si obsessionnellement contemporain qu’il ne cesse de travailler, à toutes ses échelles, la société algérienne et ses imaginaires. Aujourd’hui, les « roumis », presque totalement absents il y a vingt ans, sont à nouveau une présence visible et controversée. La sortie de la violence et le développement d’une économie d’empreinte libérale inaugurent en effet une nouvelle période au début des années 2000. Cette période est marquée par le retour d’une partie de ceux/celles qui avaient été obligés de quitter le territoire pendant la décennie noire, de même que par la reprise de la circulation en provenance de la France et par différentes mesures de rapprochement diplomatique.

2 L’ouverture en 2002 du Lycée international Alexandre Dumas (LIAD), seul établissement de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE)2 en Algérie, est l’un des exemples les plus saillants du changement de direction des relations franco- algériennes. Considéré comme l’un des principaux vecteurs de « politique de coopération »3, le lycée est passé de 281 inscrits en 2002 à 1637 en 2015 après avoir intégré le collège en 2005 et le primaire en 2012. En cela il est un cadre fort intéressant pour cerner l’historicité de la présence française en Algérie, ses dynamiques et ses

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tensions. De ces dynamiques, d’aucunes sont propres au fonctionnement des structures scolaires françaises à l’étranger (Beck 2015), d’autres sont en revanche spécifiques au contexte franco-algérien et ne sauraient se comprendre en dehors d’une approche postcoloniale. L’institution scolaire se pose en effet comme un site d’observation privilégié pour discuter les héritages du passé, et en dégager les aménagements, les ruptures et les points aveugles. Instrument du pouvoir condensant les « problématiques majeures d’une histoire plus générale de la colonisation » (Boyer, Clerc & Zancarini-Fournel 2013 : 6), entre mission civilisatrice et assujettissement (Colonna 1975), l’école est en effet restée après l’indépendance un enjeu central aussi bien de la présence française en Algérie que des relations diplomatiques bilatérales.

Méthodologie

3 L’ethnographie du LIAD, menée comme une étude de cas élargie (Gluckman 1940), a mobilisé plusieurs méthodes : la consultation des archives du lycée (conseils d’établissement, projet d’établissement) depuis son ouverture, le recueil d’entretiens biographiques et compréhensifs avec des membres de l’administration et plus d’une vingtaine d’enseignants, l’observation participante à l’intérieur et à l’extérieur du périmètre de l’établissement, la participation observante pendant un trimestre en tant que professeure remplaçante de sciences économiques et sociales. La proposition d’occuper un poste de travail entre décembre 2013 et février 2014 m’a été faite un an après le début de l’étude, alors que j’avais déjà collecté la plupart des archives et réalisé la majorité des entretiens. Du 8 décembre 2013 au 27 février 2014, non sans parfois en ressentir l’inconfort, j’ai donc endossé plusieurs pos tures : d’employée, de collègue, pour certains d’amie, pour d’autres de voisine4. Malgré les difficultés que cela a pu engendrer, cette circulation a été une opportunité ethnographique sans pareille, me donnant accès en même temps aux logiques institutionnelles, aux grammaires collectives ainsi qu’aux ajustements subjectifs et aux pratiques d’adaptation et de résistance. Être prise à partie (Favret-Saada 1977) permet, en effet, de saisir de l’intérieur les scènes ordinaires et les jeux d’arrangements souvent contradictoires entre pratique (ce que les individus font) et récit (ce que les gens disent de faire). Ces arrangements qui constituent la trame du social ont été encore plus saillants lors de la crise intervenue fin janvier 2014, entre le personnel, la direction, et les tutelles diplomatiques autour des revendications syndicales pour l’augmentation des salaires des contrats locaux.

Du Lycée français de Ben Aknoun au Lycée international Alexandre Dumas

4 L’année scolaire 2012-2013, le Lycée international Alexandre Dumas se prépare à fêter ses dix ans. Lorsqu’en 2002-2003, l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) rouvre une structure en gestion directe, l’équipe est exiguë, composée uniquement du proviseur, de l’intendant, et de vingt-trois enseignants, dont sept expatriés et seize recrutés locaux. Aujourd’hui elle inclut six membres de direction5, et plus de cent soixante-dix-huit employés entre agents et professeurs. Selon le mode opératoire de l’AEFE, la direction bénéficie d’un contrat français d’expatriation et les agents d’un contrat de droit algérien. Les quelques quatre-vingt enseignants sont

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répartis entre recrutés locaux6 (69,5 % à l’ouverture et 49,4 % en 2013) et titulaires de l’éducation nationale française, avec un statut d’expatrié7 (30,5 % en 2002, 15,7 % en 2003 et 16,5 % en 2013) ou de résident8 (absents en 2002, 18,4 % en 2003 et 34,1 % en 2013). Les deux catégories de titulaires bénéficient d’une enveloppe supplémentaire à leur salaire sous forme d’une prime d’expatriation pour les uns et d’une indemnité spécifique de vie locale (ISVL) pour les autres. Les montants de la prime et de l’indemnité sont calculés en fonction de plusieurs facteurs, dont le « facteur risque » lié aux paramètres d’insécurité du pays, à l’évolution du taux de change, à l’indice du coût de la vie (logement, nourriture, etc.) et à la grille indiciaire de l’agent. En Algérie, ces montants sont particulièrement élevés. Au 1er janvier 2016, la prime d’expatriation s’élève à 4 457,74 € et l’échelon de l’enseignant, tandis que pour le personnel de direction elle est de 6 671,45 €9. L’ISVL en revanche varie entre 23 698 € et 12 869 € par an au 1er avril 2015 alors que la fourchette pour le Maroc (Marrakech, Mohammedia, Casablanca) est de 5 896 €-3 267 € et pour la Tunisie de 7 828 €-4 340 €.

5 Le nouvel établissement s’implante sur l’ancien site du Lycée français de Ben Aknoun (1988-1994), fermé pendant la décennie noire. Situé en face de la cité des Asphodèles anciennement destinée à accueillir les enseignants du secondaire et du supérieur, entre l’autoroute, la faculté de droit, et les quartiers prisés des hauteurs d’Alger (El Biar et Hydra), le lycée est protégé par un imposant mur blanc, deux portails surveillés de jour comme de nuit, et une camionnette de police à demeure. Les mesures de sécurité routinières imposent le passage par un sas où les corps, les voitures et les objets sont sommairement contrôlés. Au même titre que les moult barrages qui définissent l’urbanité algéroise, elles ont une fonction davantage dissuasive que réellement protectrice, rappelant en même temps les séquelles laissées par la guerre civile. Cela contribue à entretenir une rhétorique de l’insécurité, qui n’est pas sans conséquence sur le mode de vie de la population française et plus largement étrangère, contrainte à limiter et à déclarer ses déplacements extra-urbains. Toutefois, au quotidien, ces mesures sont à tel point intégrées qu’elles ne retiennent guère l’attention de ceux qui fréquentent le lycée, des résidents du quartier ou encore des autres passants. Le mur sépare l’extérieur de l’intérieur et trace en même temps le périmètre d’une réalité, à maints égards, spécifique. Repeint en blanc et bleu à l’occasion de la visite de François Hollande pendant la campagne électorale de 2012, l’établissement contraste avec l’environnement et les bâtiments désormais vétustes de la cité des Asphodèles. La cohabitation de deux mondes est davantage patente à certaines heures de la journée, lors de l’entrée et de la sortie des classes ou de la pause déjeuner. Dans l’emplacement devant le lycée, se forment des groupes mixtes d’élèves qui, dans une atmosphère relâchée peu usuelle à Alger, occupent librement l’espace. Ils discutent, rigolent, fument, sans se soucier de l’univers beaucoup plus austère et socialement codifié qui les entoure. Comme le reconnaissent ceux qui y travaillent, le LIAD n’est pas à l’image du pays : « On enseigne à qui, en fait ? Aux enfants de la haute sphère algérienne » constatent les enseignants. Du pays, l’établissement n’en donne qu’une vision partielle, voire déformée affirment d’aucuns : « Quand on paye 5 000 € par an par enfant, je suis désolé... la population qu’on a n’est pas représentative, on est forcément déformé par le monde qu’on côtoie, c’est une espèce de bulle »10. Le terme « bulle », couramment employé, est effectivement assez bien adapté pour décrire le fonctionnement de la structure et son inscription dans la société algérienne.

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6 Bien que la présence scolaire française en Algérie ait une longue histoire qui remonte à l’époque coloniale et se poursuit dans l’après-1962 jusqu’en 1994, le LIAD se présente comme une nouvelle entreprise. Contrairement à d’autres lycées de l’agence qui revendiquent un enracinement, gage de prestige, l’héritage ici est tellement chargé qu’il ne peut nullement être promu. Tout ce qui précède est alors évacué. Aucune référence n’est faite dans les documents et discours officiels aux réalités les plus récentes, le Lycée français de Ben Aknoun par exemple, mais également l’ancien Lycée Descartes, aujourd’hui Lycée Saïd Bouamama, nationalisé par l’État algérien en 1988. Seule la mémoire des lieux et d’une minorité d’agents techniques locaux, déjà embauchés dans les années 1990, en rappelle discrètement l’ancrage en même temps qu’elle en questionne la mise sous silence. « Rien que cette devise de 10 ans du LIAD, tu cherches un tout petit peu, tu grattes un tout petit peu..., pour tous ça fait pas sens 10 ans, c’est pas vrai, c’est pas 10 ans, pourquoi dire que c’est nouveau, il y avait une continuité réelle et ce qui est hyper intéressant c’est justement le fait que ça renaisse une deuxième vie et qu’il y a des gens qui sont là et qui font le pont, eux ont été niés, niés ! » dénonce un des rares enseignants outrés par la démarche. Le choix du nom, qui privilégie le qualificatif « international » au déterminant « français », est une autre illustration de la volonté de rompre avec l’histoire. Les tentatives de réinventer un présent épuré n’effacent cependant pas le poids d’un passé qui hante les espaces, influence les imaginaires et s’immisce dans les statuts et les relations sociales du lycée, participant à en définir les trois principales logiques à l’œuvre : statutaires, nationales et ethniques.

Une bulle hétérotopique

7 Au même titre que dans d’autres établissements sous tutelle de l’AEFE, au LIAD la question des statuts professionnels est centrale, mais plus qu’ailleurs, elle est ici exacerbée. Peu importe avec qui on s’entretient, tous font le même constat : « T’as dû comprendre qu’il y avait un cloisonnement entre le local, le résident et l’expat. » Le statut ne renseigne en effet pas que sur le mode de recrutement, le type de contrat qui en découle et ses avantages salariaux : il sert surtout de repère pour distinguer et classer les individus, devenant ainsi une étiquette identitaire. Le corps enseignant est en effet présenté comme un ensemble d’entités collectives spécifiques, séparées par des frontières qui, à y regarder de près, ne sont pas uniquement économiques. Elles sont d’abord physiques, à l’image du mur de sécurité qui encercle l’établissement et sépare, après les heures de travail, les uns des autres. Les uns, les expatriés, à l’intérieur ; les autres, les résidents et les locaux, à l’extérieur. Il s’avère en effet qu’à Alger les titulaires expatriés bénéficient, exceptionnellement, d’un logement sur place11. Le parc est constitué de deux blocs (B1 et B2) de trois étages chacun. Le premier abrite les familles avec enfants, tandis que le deuxième les célibataires géographiques ou les couples ainsi que le personnel de direction. Un grillage interne indique le seuil entre l’espace scolaire et l’espace résidentiel, là où les relations professionnelles devraient être suspendues et remplacées par des relations de voisinage, où le public devrait laisser la place au privé. Or la contiguïté des lieux, de vie et de travail, la cohabitation entre collègues et avec les supérieurs, le partage des mêmes espaces extérieurs brouillent la distinction des temps et des espaces. Comme le souligne un ancien expatrié ayant décidé de s’installer en dehors du lycée, ce qu’il en résulte est une

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« promiscuité très intense ». En ce sens la parcelle résidentielle du LIAD est un espace hétérotopique, tel que l’entend Michel Foucault (2009) : il s’agit en effet d’un lieu détourné, en permanence soumis à une surveillance extérieure — que l’on pense au poste de sécurité et à la ronde des agents —, où se retrouvent juxtaposées plusieurs ambiances (de vie, professionnelle, récréative, hiérarchique, égalitaire) en elles-mêmes incompatibles. Un lieu qui vit au rythme scolaire et se vide pendant les vacances, souvent le jour même de la fin des cours, au point qu’il évoque à une de mes interlocutrices le fonctionnement d’un internat.

8 Des dynamiques autres, décalées, ou du moins réajustées par rapport à celles ordinaires, caractérisent le quotidien dans un cadre hétérotopique, où non seulement le privé est public, mais surtout y interfère. Par l’agencement même du dispositif, mener une vie à l’abri des regards d’autrui est quasi impossible : les déplacements, les visites reçues, les soirées organisées ne sauraient échapper au voisinage. Comme dans toute situation d’enfermement — la caserne, l’internat —, le retrait de l’extérieur s’accompagne en effet d’une grande porosité interne qui associe indiscrétion et contrôle social diffus, absence d’intimité et proximité forcée. « La vie au château », pour reprendre l’expression d’un des enseignants en contrat local, a donc ses propres logiques, que le contexte urbain dans lequel elle est inscrite ne fait que renforcer. À Alger, où la mobilité piétonne ne va pas de soi, la circulation routière n’est pas fluide et l’occupation des espaces extérieurs — parcs, bancs, terrasses, plages — pas aisée, l’enfermement résidentiel produit presque inévitablement une sociabilité confinée à l’intérieur de l’enclos, voire à l’échelle même du bloc dans lequel on habite. Les célibataires géographiques du B2 et la direction se côtoient davantage entre eux qu’avec les familles du B1, qui partagent en revanche des activités et des intérêts communs autour des enfants. En dehors du traditionnel barbecue de rentrée que les anciens organisent pour accueillir les nouveaux installés, des fêtes données par le personnel de direction — plus fréquentes il y a quelques années — et de quelques invitations ciblées, les habitants du B1 et ceux du B2 se retrouvent rarement ensemble. « Alors, il y a cette habitude ici, de s’inviter pour l’apéro, bon... Il y a des trucs un peu particuliers : les fêtes, tu vois, jusqu’à pas d’heure » relate Françoise, récemment installée, et ajoute : « Au début ça m’a stressée, surtout qu’au début t’es invitée, t’es prise en charge. Moi j’ai décidé de faire comme je le voulais, avec les gens avec qui j’ai envie. On la sent un peu parce qu’il y a quand même... Tu refuses une fois, deux fois, puis tu dis “Oui, je passerai”. » Si certains veillent à garder une intimité familiale et à réduire, non sans difficultés, les rencontres collectives hors temps de travail, d’autres, souvent sans enfants, ont tendance à nouer des relations qui dépassent le cadre du simple voisinage. Ils s’entraident, se fréquentent, s’invitent réciproquement au point, parfois, de s’enfermer dans ce qu’ils définissent comme un « ghetto doré », une « cage dorée », un « petit paradis éphémère », ou encore un « cocon ». L’épouse d’un des enseignants reconnaît que « créer des liens sur place, si on peut compter les uns sur les autres, ça a un peu altéré la vraie vie, qui est de voir des gens à l’extérieur ».

9 Quels qu’ils soient, les réseaux de sociabilité, les modalités d’occupation du secteur résidentiel et la proximité amènent toutefois l’ensemble des expatriés à entretenir des relations régulières et, sous certains aspects, singulières. La porosité de l’espace hétérotopique produit une familiarité qui dépasse le cadre professionnel, comme l’illustre le tutoiement presque automatique entre titulaires expatriés et membres de la direction. D’aucuns considèrent que le fait que les rôles cessent d’être hiérarchiques

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une fois franchi le grillage n’engendre guère de confusion. « Tu vois là il y a une porte, là-bas je suis dans le monde prof, ici je suis dans le monde privé » affirme Pierre, qui poursuit : « Il y a certains collègues de l’extérieur qui ne comprennent pas ou qui voient d’un très mauvais œil que certains d’entre nous qui habitent ici dans la résidence aient des relations cordiales, mêmes amicales avec la direction. Pour moi ce sont les mêmes personnes, bien entendu, mais avec des statuts différents, donc on fait souvent la fête ensemble mais ça m’est arrivé en trois ans quand même d’avoir des différends avec l’un ou avec l’autre et de leur dire mais sans que ni eux, ni moi... je l’appelle Monsieur le Proviseur quand on est en réunion et lui aussi m’appelle Monsieur. » D’autres estiment en revanche que cette porosité est « très pénible, par exemple je ne reçois jamais la direction, j’ai été reçu par la direction, mais je suis désolé quand je ne suis pas d’accord avec le proviseur, je vais dire “Monsieur le proviseur”, mais je ne veux pas boire une flûte de champagne avec lui le week-end, donc moi je coupe, certains y arrivent très bien ».

10 De l’extérieur, la « vie au château » est largement critiquée pour l’entre-soi qu’elle cautionne et pour la connivence qu’elle encourage entre l’équipe de direction et les collègues expatriés, définis par certains comme « les gardiens du temple » ou encore « les élus du prince »12. « Les gens qui sont à l’intérieur — affirme un ancien expatrié — réussissent à créer un mur de séparation, un mur de pensée, mais aussi bien physique, entre les gens, qui ne font pas partie de leur monde et les gens de l’extérieur. Les gens de l’extérieur, c’est aussi les résidents qui sont à l’extérieur. Parce que de toute façon, ils sont venus avec leurs bagages et ils restent avec leurs bagages. Ils vont dire : “J’ai passé cinq ans à Alger. T’as jamais passé cinq ans à Alger !” » Un autre enseignant, à son tour, affirme : « Les expats sont entre eux mais parce que, déjà où ils vivent... Déjà, du fait d’habiter dans le lycée, ils se sont créé en fait leur petite bulle. » Surplombante, la problématique résidentielle propre au LIAD cristallise une partie des multiples tensions qui traversent la structure, laissant cependant dans l’ombre d’autres dynamiques tout aussi centrales.

« Ce sont des expatriés qui ne sont pas des expatriés comme on pourrait se les représenter », ou du statut et de l’habitus

11 Comme le note un expatrié, anciennement résident dans un autre établissement AEFE en Afrique subsaharienne, à Alger la « séparation est nette entre expats, résidents et locaux. Il y a des affinités personnelles mais globalement ça se croise pas. C’était la déception, parce que nous on est passés d’un statut à l’autre et ailleurs on côtoyait tout le temps les expatriés et on côtoyait les locaux. Ici c’est très ségrégé ». Si le terme « ségrégation » est peut-être excessif, car dans la pratique la séparation est moins radicale que ce que les discours laissent entendre, la distinction des trois statuts est nette et leurs interactions, hormis les échanges professionnels, assez limitées. Dans les deux principaux espaces collectifs du lycée — la salle des profs et la cantine — il est par exemple assez difficile d’apercevoir des expatriés, des résidents et des locaux partager les mêmes emplacements ou échanger entre eux. La tendance des expatriés à sous- investir les lieux communs et à rentrer chez eux pendant les moments de pause contraste en effet avec la présence régulière et cordiale, même si parfois cloisonnée, des autres enseignants13. Il est difficile de connaître l’origine de cette tendance et de

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savoir si c’est la cause ou plutôt l’effet de la situation de retenue qui règne au sein du LIAD. Les avis divergent : « Ce sont eux qui ne se mélangent pas, ils viennent jamais en salle des profs » estiment la plupart des résidents, tandis que les expatriés affirment ne pas se sentir bien accueillis et préférer, par conséquent, se tenir en retrait. De fait, les occasions limitées de rencontre contribuent à réifier la frontière statutaire et, par conséquent, à accroître la méfiance réciproque, ne serait-ce qu’au niveau des représentations.

12 À l’instar de ce qu’il se passe hors des murs de l’école, au sein de l’univers français d’Alger, la figure de l’expatrié a une fonction-miroir : elle désigne un prototype, aux traits parfois stéréotypés ou du moins figés, en opposition duquel se définir (Fabbiano 2015). Rappeler qu’« il y en a qui vont laver leur linge en France » ou encore qu’« il y en a qui amènent leurs salades de France » sert en effet moins à décrire le mode de vie de certains expats en Algérie qu’à s’en distancier. Dans sa version la plus radicale, l’expat fait exister, collectivement, les autres. Et plus précisément, dans notre cas, les résidents, qui n’auraient pas autrement de référent commun tant il est vrai que leurs situations sont plurielles et hétérogènes. L’usage du terme « expat » répond donc à une double entreprise de catégorisation et de distinction. D’un côté on construit une catégorie standardisée, qui comme toute catégorie tient peu compte des spécificités individuelles mais a un pouvoir d’étiquetage dès lors qu’elle infère un habitus (Bourdieu 2000) à partir d’un marqueur ou d’un attribut ; de l’autre on s’y réfère pour se différencier et se contre-identifier.

13 Le périmètre que le label trace est une représentation paroxystique de la vie en huis- clos spécifique à la réalité algéroise : enfermement, absence de curiosité pour la société locale et pour le pays en général, intérêt pécuniaire comme seul mobile, connivence avec les instances du pouvoir (administration, ambassade, familles aisées), condescendance et mépris pour les Algériens, y compris les collègues. « Quand t’es expatrié ça te permet d’avoir un privilège relationnel avec un supérieur hiérarchique entre guillemets » affirme un ancien du lycée, qui précise : « Parce qu’à partir du moment où on t’a donné l’étiquette d’expat, les gens se donnent une étiquette de patron. C’est-à-dire qu’ils vont même user de condescendance. Ils se mettent en position haute par rapport aux autres. » Si la prime d’expatriation, particulièrement élevée en Algérie14 n’est pas remise en question en tant que telle, elle est souvent invoquée, en raison de son montant, pour expliquer le changement d’habitus de certains enseignants. « L’argent lui a monté à la tête », « en France c’étaient des petits profs » sont des commentaires courants qui dénoncent l’ostentation d’un mode de vie voyant : sorties régulières au restaurant, consommation habituelle de produits alimentaires coûteux difficilement accessibles en Algérie dont champagne et fois gras, habillement de marque, accessoires luxueux, fréquentation des parents d’élèves algériens d’un milieu aisé et francophone15. Un ancien expatrié est, à ce sujet, extrêmement critique : « Quand t’arrives ici, ils se donnent des positions de gens très importants. Alors qu’en France, c’est des enseignants qui n’existent pas, qui sont complètement anonymes et ici, ils vont se donner un statut supérieur. Mais le statut supérieur, il existera toujours par rapport à une tranche de la société. Et ces gens-là, ils vont s’acoquiner avec des Algériens, mais des Algériens de la haute classe. Et observe bien ce qui se passe dans la communauté française en Algérie quelle qu’elle soit. Ces Français-là vont créer des relations avec des gens, avec des psychologues, des médecins, des gens d’une certaine importance sociale et pas avec des gens de la société d’en bas. Le Français, à la limite, ça va lui donner cette idée qu’il est dans la

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cour des grands, avec des gens importants. Et l’Algérien, c’est... vous avez vu, j’ai des Français dans mon entourage. C’est des relations complètement faussées. Et tu observes bien... je ne vais pas dire qu’il n’y en a pas mais voilà... il y a très peu de relations de Français avec des gens de la société de la base. Observe bien. Ou bien sinon, si, regarde bien, la relation qu’ils ont avec les Algériens de la base, c’est leur femme de ménage. »

14 Désigner quelqu’un d’expat renseigne donc davantage sur son habitus (Bourdieu 2000) réel ou supposé que sur son statut. Une résidente précise à propos de deux amis expatriés : « Tu vois, ce sont des expatriés qui ne sont pas des expatriés comme on pourrait se les représenter. Ces expatriés-là sont très, très proches des locaux, ils ont une démarche très sympa. » Dans le même ton, Françoise, qui a choisi par confort de vivre au sein du lycée, distingue deux univers : « Il y a ceux, minoritaires, qui découvrent, qui bougent, qui sortent, et puis d’autres non », et ajoute : « La plupart des expatriés ici font un peu ça [ils restent enfermés] quand même. Il y a vraiment deux cas de figure. » Que tous n’aient pas la même pratique de l’Algérie ni la même expérience de l’expatriation va de soi, c’est d’ailleurs aussi le cas pour les résidents. Toutefois le statut fonctionne, pour le dire avec E. Goffman (1973 : 31), comme un support de communication qui enferme et précède l’individu. En cela, il est une étiquette qui place l’individu dans un échiquier relationnel établi en amont, lui assignant un ensemble d’attitudes qu’il devra, le cas échéant, contredire.

15 Les expatriés sont conscients de l’image négative qui les accompagne, voire les précède. Si d’aucuns s’en plaignent et déplorent le sectarisme idéologique parfois réducteur de certains collègues, d’autres, dont l’habitus colle effectivement aux représentations, s’en accommodent. Ils défendent le rôle de conseilleurs privilégiés auprès de l’administration au nom de leur lettre de mission, ne démentent pas les contacts limités avec l’extérieur, et ne désavouent pas le rapport distancié et critique avec le pays qu’ils fuient dès que l’occasion se présente. Ils reconnaissent ouvertement que la gratification financière est leur principale raison de mobilité, et voient dans les critiques dont ils font l’objet, la jalousie de ceux qui aimeraient bien être à leur place. À défaut d’une véritable réflexion constructive autour des inégalités statutaires propres au fonctionnement de l’AEFE, et de leurs conséquences sur les relations professionnelles, dans un contexte saturé comme le contexte algérien, les critiques « idéologiques » des uns sont contrecarrées par la défiance, pas toujours bienveillante, des autres. Ce face-à- face a pris des proportions plus importantes ces dernières années au moment du renouvellement d’une partie de l’équipe de direction et des revendications syndicales pour la réévaluation des salaires des contrats locaux. Jusqu’alors, les tensions statutaires étaient en quelque sorte amorties tant par la présence d’expatriés parmi les délégués du personnel (ce qui n’est plus le cas depuis deux ans) que par les liens d’amitié existant entre des expats, y compris de la direction, des résidents et, marginalement, des recrutés locaux. À cette époque, le lycée était, par ailleurs, un univers davantage ouvert et connecté sur l’extérieur. Des soirées organisées par des personnalités fédératrices résidentes dans le parc étaient en effet des occasions de rencontre entre les différents segments et, au-delà, entre l’univers français et la société civile algéroise. Malgré la rhétorique distinctive, les frontières apparaissaient tout de même moins figées, s’assouplissant à mesure que les relations inter-personnelles — basées sur des affinités liées à l’âge, l’orientation sexuelle, l’orientation politique, la structure familiale, les intérêts culturels, et l’inscription dans le pays — remplaçaient les projections collectives arrimées au statut. Le mouvement social de janvier 2014 a

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toutefois cristallisé les statuts, durcissant les représentations collectives et les positions des uns et des autres.

16 L’ascension sociale à laquelle donne accès le statut d’expatrié, replié dans un confort au seuil de la société locale, est un trope exploré dans la littérature sur les mobilités Nord- Sud (Fechter 2007a ; Croucher 2009 ; Benson 2013). En Algérie sans doute plus qu’ailleurs, la problématique du privilège (Croucher 2012) s’accompagne cependant d’une mémoire encore à vif de la domination coloniale française, tant d’un point de vue économique, que culturel et symbolique. Les représentations d’une partie de ces enseignants, proches de celles des autres expatriés français, dépeignent un pays dangereux, violent, sale, irrespectueux envers les femmes, sans vie culturelle, où l’on ne trouve pas de bons produits, où même la farine n’est pas comme en France (Fabbiano 2015). Exagérément négatives, galvanisées par une rhétorique « nous-eux » sans nuances, ces représentations, majoritairement forgées en France, se nourrissent de stéréotypes postcoloniaux — la violence, l’hostilité anti-occidentale, l’insécurité — qui performent la manière de se rapporter au pays. L’intégration au monde local, hormis quelques connaissances parmi l’élite autochtone, est réduite à des figures de service : le taxi, le jardinier, l’aide ménagère, qui font office de filtres et de tampons. En contrechamp de ces interactions, qu’on retrouve dans d’autres géographies du privilège (Fechter 2007b), ici se meuvent les fantasmes de la société coloniale : une société inégalitaire où une minorité européenne détenait et exerçait le pouvoir sur la majorité autochtone sans s’y mélanger, ni parfois même la côtoyer (Tillion 1957 ; Fanon 1961 ; Ageron 1979 ; Bouchene et al. 2012).

La face cachée du statut

17 Les statuts ne reflètent pas seulement des dispositions spécifiques en termes de positionnement en Algérie. Ils dissimulent aussi une inégale et, sous certains aspects, inévitable distribution des places, de la mobilité et du pouvoir en fonction de la nationalité. Alors que concernant les enseignants aucune statistique ne renseigne sur ce point, seuls les critères sociaux étant retenus, il s’agit d’un élément non secondaire qui participe en sourdine aux dynamiques de l’établissement. Il s’avère en effet que, selon les pratiques en vigueur à l’AEFE, en tant que titulaires détachés de l’éducation nationale, les expatriés et les résidents sont majoritairement des ressortissants français, tandis que les locaux sont, sauf rares exceptions, algériens. Si c’est grâce aux recrutés locaux et donc aux Algériens que l’établissement a pu démarrer en 2002, dix ans plus tard ils en restent la force vive. Au sein des équipes pédagogiques ils garantissent la stabilité et assurent la continuité sur la longue durée, les expatriés ne pouvant pas dépasser les cinq ans de fonction et les résidents, à quelques exceptions près, ne s’installant pas non plus définitivement. La situation qui en résulte est paradoxale : les Français cumulent les privilèges — contractuel, financier, mobilitaire et symbolique —, tandis que les Algériens, en bas de l’échelle, assurent le fonctionnement du lycée sans une réelle reconnaissance. Majoritaires et permanents dans une structure qui, à l’instar de celles situées à l’étranger, se renouvelle assez souvent, les recrutés locaux constituent donc une minorité. Ils n’ont que rarement accès à des responsabilités collectives, sont souvent moins bien lotis dans la distribution des classes, souffrent parfois d’un manque de formation qui n’est pas sans répercussions sur leur pratique professionnelle et sur la considération que direction, collègues, et

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parents d’élèves leur portent. Cette question, le plus souvent évacuée, s’est invitée lors d’un déjeuner avec deux enseignantes, une recrutée locale en poste au LIAD depuis son ouverture (Anissa) et une résidente (Marie). Anissa pointe le traitement inique dont souffriraient les locaux par rapport aux autres enseignants, sommés de refaire leurs preuves à chaque changement de direction pour montrer leurs compétences. En dénonçant le fait qu’elles ne soient pas acquises une fois pour toutes au moment du recrutement, Anissa déplore également les nouvelles directives de l’inspection qui voudraient que seuls les professeurs titulaires de l’éducation nationale puissent prendre en charge les classes terminales. « Alors que sans nous le lycée n’aurait pas pu ouvrir, maintenant ils n’ont plus besoin de nous » s’emporte-t-elle. Il s’en suit un échange assez vif avec Marie, qui en guise de justification souligne le manque, effectif parfois, de formation adéquate de certains professeurs locaux, embauchés parfois en dépit des qualifications requises. Au gré des répliques, les positions se cristallisent dans l’incompréhension réciproque. Pour l’une, il s’agit d’une procédure qui discrédite les enseignants algériens, pour l’autre d’une simple stratégie d’amélioration du rendement. La blessure dont fait part Anissa n’est nullement entendue. Marie me dira en privé que « ce traitement différentiel est dans leur tête... en réalité ce n’est pas vrai ».

18 Dans le contexte postcolonial algérien, l’inégalité statutaire propre aux établissements AEFE se charge indirectement d’une violence symbolique liée à l’appartenance nationale et aux enjeux qu’elle revêt. Du moins c’est ainsi qu’elle est vécue. Un enseignant expatrié s’interroge sur les legs et les non-dits mémoriels qui s’immiscent dans les relations professionnelles : « Je pense c’est davantage prégnant encore plus qu’ailleurs, parce qu’il y a un lien historique très, très particulier. Quand je suis venu ici dans la journée de formation et d’information on m’a dit quand même : “Tu sais, quoi que tu fasses dans ton équipe tu seras toujours ‘le’ Français qui viendra donner entre guillemets des leçons, le Parisien on m’avait dit”. » Que les recrutés locaux ne soient pas sur un pied d’égalité avec les titulaires de l’éducation nationale, et qui plus est avec les expatriés censés devoir assurer leur formation est un fait. Or, la perception de certains d’entre eux est que cette inégalité tient moins de leur statut ou de leur salaire que de leur identité algérienne. La domination coloniale et son renversement ont balisé l’espace politique du pays indépendant, lui fournissant les repères de son identité collective, fixés autour de la lutte armée et de ses héros. Cinquante ans plus tard, la France reste donc une contre-référence et le passé, qui est maintenu vif pour les exigences du présent, est un filtre pour appréhender le contemporain. Apparemment aveugle à ces dynamiques, le LIAD y est profondément assujetti. « On n’est plus des colonisés » ou encore « on n’est pas des indigènes » sont des expressions aussi bien courantes qu’explicites qui replacent l’histoire au cœur des interactions. Un de mes interlocuteurs relate, à ce propos, un épisode qui a eu lieu en conseil de classe entre deux collègues, un expatrié et un local. Le premier « a fait une réflexion à [...] qui a pas apprécié et l’autre lui a dit : “Ah tu m’emmerdes”. La réaction de [...] c’était : “Tu te crois où, tu te crois au temps des colonies, tu te crois à Abidjan ?” ». Celui qui me raconte la querelle ajoute : « C’est vrai que mes collègues sont un peu susceptibles et dès que je leur dis quelque chose qui leur plaît pas ils me disent tout de suite : “Tu ne peux pas me parler comme ça, t’as pas le droit de parler comme ça” ; je mets ça sur le compte de la culture. » Ce qui est apprivoisé pour les uns comme l’expression d’une susceptibilité culturelle, est pour les autres la marque saturée d’une survivance du « temps de la France » (« waqt França »). Nassiba, une résidente franco-algérienne

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estime qu’« à partir du moment où il y a un passé qui est difficile à digérer, ça peut facilement prendre sur ça, si c’est vrai qu’il y a des dépassements parfois de langage, il y a plus de proximité avec les binationaux et surtout ceux qui sont carrément d’ici. Un exemple, les collègues qui ont parfois des difficultés liées à la formation plutôt qu’appeler le coordonnateur préfèrent m’appeler moi, c’est plus simple, ça doit être partout, tu arrives à une hiérarchie de statuts et qui dit hiérarchie dit conflit, à cela s’ajoute le passé. Un coordonnateur qui arrive doit être plus à l’aise là où il n’y a pas eu de passé ». La référence à la colonisation en tant que situation de soumission et d’humiliation, encadre les relations sociales dès lors qu’elle les enveloppe dans des malentendus anachroniques et, surtout, inavoués. De plus, les représentations postcoloniales qui circulent en France sur l’Algérie contribuent à nourrir l’amertume et à durcir les clivages. Il semblerait en effet que la mauvaise réputation de l’Algérie rend le pays à tel point peu attractif que seule une prime d’expatriation ou de résidence très élevée saurait encourager des titulaires hexagonaux à s’y rendre. Comment dès lors ne pas mal vivre cette situation quand on est des enseignants algériens ? Si leur fierté nationale est directement visée, leur quotidien avec son lot d’épreuves est surtout totalement ignoré.

Par-delà la nationalité, l’ethnicité : ou de la performance des origines

19 Si la question de l’appartenance nationale se dissimule derrière les statuts, il en est une autre, l’ethnicité, qui s’insinue en leur sein, introduisant des frontières internes supposées façonner allégeances et habitus. Il en émerge une figure bien spécifique que Nassiba évoque dans l’entretien ci-dessus : les binationaux. Au LIAD ce label est détourné de son sens premier en ce qu’il cible uniquement les Français d’origine algérienne, qu’ils aient ou pas la double nationalité, excluant par ailleurs les Algériens français. Au regard de son usage, l’étiquette se révèle être une version édulcorée et socialement acceptable dans le contexte d’application qui est le sien, du terme « beur », désormais démodé, dont elle recouvre néanmoins la teneur. C’est donc moins une affaire administrative qu’identitaire, moins un enjeu de double passeport que de performance des origines. Celles-ci, semble-t-il, interrogent. « C’est problématique, ça ne va pas sans poser des problèmes » s’exclame un représentant de la direction, affirmant ouvertement ce que d’autres disent à demi-mots.

20 Le nombre de Français d’origine algérienne parmi les titulaires de l’éducation nationale, légèrement plus élevé chez les résidents que chez les expatriés, reste minoritaire. Alors qu’en 2012 ils ne dépassaient pas le quart des enseignants, leur présence est cependant jugée trop importante au sein de l’établissement. Farid, un ancien enseignant dit « binational », revient sur un différend ayant eu lieu quelques années après l’ouverture du lycée : « Il y a un certain nombre de personnes d’origine algérienne, profs, qui ont été recrutées, donc de France. Donc des Français d’origine qui ont été recrutés. Quand ces gens-là ont postulé, ils ont été pris pour leurs compétences [...]. Et je suis arrivé ici et... et la personne qui était à la tête des syndicats, un jour, a sorti : “Il n’y a pas assez de Gaulois dans l’établissement.” Comme ça ! [Cette personne] a sorti ça dans la salle des profs. Et il y a des collègues qui l’ont entendue. Ça veut dire quoi “il y a pas assez de Gaulois dans l’établissement ?” ». [Cette personne] a dit, texto [...] : “Bah voilà c’est pas très compliqué, l’Algérie, c’est pas attrayant.” Et elle dit “du

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coup...”, elle avait raison, parce que beaucoup de Français d’origine algérienne avaient postulé, “du coup, les seuls qui viennent ici, ce sont les binationaux”. Alors du coup, on t’a enlevé ton statut d’enseignant et on t’a identifié comme binational. Tu vois le truc. “Les seuls qui viennent ici se sont les binationaux. Et s’ils viennent ici, c’est parce qu’ils ont des intérêts aussi ici.” Tout à fait. Alors ils ne savent rien de moi. Ils ne savent pas que je ne connais personne ici, que je suis arrivé... j’ai galéré encore pire que... Mais moi, si je suis là, c’est parce que j’ai des intérêts en Algérie. J’ai de la famille, j’ai ceci, j’ai cela. Bon. On s’est réunis avec... on était six, sept binationaux, parce que personne n’a voulu s’associer à ça. Et on a dit : “C’est pas normal. On ne peut pas...” Tous les Français d’origine française, sans exception, et je répète, tous les Français d’origine française sans exception, se sont alliés à cette personne-là. Sans exception. Alors écoute bien comment ça c’est passé. D’un côté il y avait les Français de souche. De l’autre coté de la table il y avait les Français d’origine algérienne, et sur les fauteuils de l’autre côté, il y avait les Algériens locaux dans la même salle des profs. On était cinq ou six. On a pris la parole et on leur a dit [...] : “Moi je refuse vos propos.” Je leur ai dit deux choses. Je leur ai dit : “Ouais ma binationalité, c’est mon intimité et je ne vous autorise pas à utiliser mon intimité dans votre intérêt. Ça c’est une première chose parce que ça ne vous regarde pas.” Et je leur dis une deuxième chose : “Vous savez que le fait d’avoir utilisé ça, en France, c’est pénalement répréhensible. Parce que ça s’appelle de la discrimination.” Je leur ai dit : “De quel droit vous substituez mon statut d’enseignant à celui d’un binational ? C’est-à-dire que vous êtes en train de minorer mon statut d’enseignant. Je vous rappelle juste que pour le recrutement, on a exactement les mêmes diplômes que vous, on a été recrutés dans les mêmes conditions.” »

21 L’appartenance identitaire remplace dans ce cas la démarcation statutaire, esquissant des nouvelles catégories. Comme le note Farid, les enseignants d’origine algérienne sont perçus moins par leur rôle, leurs compétences ou encore leurs diplômes, que par leur ethnicité réelle ou présumée. Le legs surplombe l’acquis, laissant le racial réduire le social, selon un modèle importé de France (Fassin & Fassin 2006). À l’instar des descendants d’immigrés algériens dans la société hexagonale, les binationaux comme on les appelle en Algérie pour les renvoyer de force à une appartenance nationale autre, et donc à une potentielle étrangeté, héritée d’office par leurs parents, sont suspects. Leur francité suscite des questionnements, et doit donc être sondée, voire parfois être mise à l’épreuve. Les raisons de la réticence diffèrent selon qu’il s’agit des parents d’élèves ou des collègues. Pour les premiers, l’enjeu racial est de mise. Un cursus scolaire d’excellence, tel celui que prétend délivrer le LIAD, doit être assuré par les meilleurs enseignants, qui selon ce raisonnement ne peuvent qu’être Français, des « vrais Français » c’est-à-dire des « Français de souche ». Ainsi en 2008, année qui a vu arriver plusieurs résidents d’origine algérienne, une pétition a été lancée par un groupe de parents d’élèves qui « ont été à l’ambassade pour leur dire : “Vous nous ramenez des Français de Taiwan” » se souvient un de mes interlocuteurs. Et un autre ajoute : « Ils ont dit qu’il n’était pas normal que vous ayez recruté que des profs Taiwan. Les profs Taiwan, c’est qui ? Les parents, ça nous a mis dans une situation... Qu’est-ce qu’ils voulaient ? Ils payent 600 € de scolarité pour leurs enfants par mois. Bah eux, ils veulent un Michel, un Jean-Michel. C’est clairement dit, il y a pas de... ». Le Français n’est pas donc celui qui vient de France, où il a été formé et recruté, mais cet individu « racialement pur » qui ne saurait être entaché par des origines d’ailleurs, et de surcroît algériennes. La violence d’un tel propos, assimilant les Français descendants d’immigrés à des faux Français, à l’instar de faux produits made in Taiwan — et sous- entendu à des faux Algériens —, montre à quel point la race est un stigmate

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postcolonial opérationnel au sein de la société algérienne. Cela montre également la dimension transnationale des représentations médiatiques hexagonales, faisant de l’immigration un handicap et de la figure de « l’Arabe » l’illustration de l’échec du modèle républicain (Guénif-Souilamas & Macé 2004 ; Deltombe & Rigouste 2005). Comment dès lors, après avoir choisi une école d’élite et avoir engagé des frais conséquents, accepter, pour ses enfants, des enseignants issus d’un milieu minoré, pâles copies de soi-même ?

22 Si du côté des parents, les inquiétudes portent sur les compétences au nom d’une vision racialisée de l’excellence, du côté des collègues elles tiennent d’autres registres. Les représentations qui collent à la peau des binationaux reprennent moins le répertoire sur les jeunes issus de l’immigration que celui sur la dérive minoritaire et identitaire. L’interlocuteur de la direction cité plus haut considère qu’« ils sont entre eux, dans un repli identitaire, coupés des autres. Déjà ils ne boivent pas, ils ne mangent pas [de porc sous-entendu]... Du coup au niveau de la sociabilité ça crée des frictions ». Pratique musulmane et malaise voire crispation identitaire pèsent, telle une épée de Damoclès, sur les Français descendants d’immigrés algériens, soupçonnés de s’être installés en Algérie pour « régler leurs comptes » avec la France, la famille et les origines. Celles-ci, responsables de leur spécificité, en feraient un corps étranger, sinon du moins étrange, menaçant presque au cœur ce qui se considère comme un bastion républicain et laïque dans un pays mis à mal par le religieux et sa politisation. Deux faisceaux de soupçons les visent : l’un sur leur adhésion à l’islam, sous-entendu radicalisé, dont ils pourraient être les vecteurs ; l’autre sur la militance subalterniste, antirépublicaine, dont ils pourraient devenir les porte-paroles. Pour tracer le périmètre de leur pratique religieuse, hormis les interdits alimentaires, l’on s’interroge sur leurs dispositions à l’égard des femmes et des homosexuels : acquiescent-ils à serrer la main aux femmes ? Comment se comportent-ils avec leur épouse ? Comment celles-ci sont habillées ? Sont- ils homophobes ? Comment réagiraient-ils si leurs enfants se déclaraient homosexuels ? Pour tester leurs allégeances jacobines, l’on explore leur rapport à la République et à la laïcité, à l’histoire familiale et la langue maternelle, aux traditions et à l’émancipation. Sont-ils proches des Indigènes de la République ? Comment se positionnent-ils en Algérie ? Exigent-ils de la France qu’elle fasse acte de repentance ? Si le premier ensemble reproduit les termes du débat paradoxal sur l’antisexisme (Delphy 2008) en y ajoutant l’instrumentalisation xénophobe de la « queerphilie » (Bacchetta 2011), le second s’inspire des polémiques sur la légitimité de la résistance postcoloniale. Dans un milieu progressiste, interculturel et militant comme celui de la plupart des enseignants du LIAD, la saturation du discours républicain se teintant d’ethno-nationalisme racialisant (Mbembe 2010) n’est pas sans interpeller. Au sujet d’un ancien résident, Laurent, politiquement engagé dans les mouvements antiracistes, me dira : « Qu’est-ce qu’il nous a fait chier avec sa nationalité algérienne ! Si c’est comme ça, rend ton passeport de service, ton passeport français et puis tu te mets en contrat local. » Tout se passe comme si le contexte algérien, au nom de la défense de l’émancipation individuelle bafouée par la décennie noire, facilitait, en même temps qu’il la légitimait, la libération des inconscients : pensée raciale et parole islamophobe. Le politiquement correct cède dès lors la place à une crispation « laïcarde », qui fait peser sur les binationaux la suspicion d’un conflit irrésolu d’allégeances entre la République et les origines, l’universalisme et la tradition religieuse faisant écho à l’impensé mémoriel postcolonial (Lorcerie 2007). Alors qu’« ils veulent être plus Français que les Français, qu’ils n’arrêtent pas de mettre en avant la République, leur relation avec l’Algérie n’est

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pas claire » est une remarque récurrente. Ainsi seraient-ils susceptibles de représenter une menace pour l’ordre national, d’être par leur duplicité des agents possibles de subversion à l’image des « enfants-traîtres » ces « ennemis sortis du ventre » dont parle A. Sayad (1991 : 252) à propos des enfants d’immigrés en France. Les mêmes problématiques qui en Hexagone en font l’incarnation d’une irréductible « altérité de l’intérieur » (Guénif-Souilamas 2007), les accompagnent, exacerbées, de l’autre côté de la Méditerranée. Quelle que soit la disposition des enseignants français d’origine algérienne, sommés de se blanchir pour dissiper doutes et craintes, elle ne s’affranchit que difficilement de la méfiance qui les cerne. Parmi eux, ceux qui se détachent de tout particularisme ethno-religieux considéré comme nuisible, affichant un mode de vie jugé émancipé, ne sont pas pour autant exempts de commentaires. « Il veut montrer son ascension sociale, par rapport au milieu d’où il vient », argumente Laurent au sujet d’un collègue dont les origines ne sont plus qu’une survivance évoquée par le patronyme. L’impossible conformation classe les binationaux dans une catégorie nécessairement à part, ne les affranchissant pas d’un héritage substantialisé. Cet héritage, lorsqu’il se meut en assignation, est toutefois redevable d’un emboîtement de logiques de classe (comme le suggère plus haut Laurent), de genre et de sexualité qui agissent subrepticement. Les femmes et les homosexuels semblent en effet être moins concernés que les hommes hétérosexuels dans ce dispositif d’étiquetage. Moins menaçants, ils représentent, comme l’a montré N. Guénif-Souilamas (2000) au sujet des beurettes, les valeurs du progrès, incarnant les figures émancipées d’une tradition victime d’un culturalisme réducteur. Genre et sexualité ont ainsi le pouvoir de désethniciser les binationaux et d’en faire des sujets universaux, délivrés de l’emprise des origines, tout comme nationalité et ethnicité réajustent par rapport au statut professionnel l’emplacement des enseignants, c’est-à-dire à la fois leur position et leur relation aux autres. Les rencontres hebdomadaires de football sont une illustration de ces jeux des appartenances. « À un moment donné, c’était France-Algérie qu’on jouait. Les descendants d’immigrés contre les autres. On s’était tous achetés le maillot de l’Algérie et pratiquement on était séparés en deux équipes » raconte un ancien résident d’origine algérienne. Il y a quelques années, les matchs reproduisaient ainsi la ligne ethnique et ses déterminants genrés, dépassant les clivages statutaires. Il semblerait néanmoins que depuis quelques temps, la « dimension communautaire » se soit affaiblie, dans l’espace sportif au moins.

23 Le LIAD est un microcosme complexe qui renseigne sur la présence française en Algérie, sa diversité et ses ambivalences. Le corps enseignant et le personnel de direction reflètent en effet la pluralité des trajectoires des Français que l’on peut rencontrer dans l’espace urbain algérois : ceux comme les expatriés qui n’ont pas véritablement choisi le pays, et ceux à l’instar des résidents ou de quelques recrutés locaux qui ont délibérément opté pour s’y installer (Fabbiano 2015). Ce groupe est composé d’individus aux profils variés, avec ou sans attaches avec l’Algérie. L’on y compte par exemple parmi d’autres des conjointes d’Algériens, précédemment établies qui, ayant dû partir en France pour fuir les violences de la guerre civile, ont eu, grâce à la réouverture du lycée, l’occasion de revenir. Mais également des conjoints d’Algériens qui ont décidé de s’installer dans le pays de leur partenaire ainsi que des conjoints d’expatriés qui ont voulu continuer à exercer une activité professionnelle. Ou encore

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des Français déjà établis en Algérie auxquels l’institution scolaire offre l’opportunité de travailler dans un cadre plus avantageux que celui du marché local. Il en résulte qu’au sein de l’établissement coexistent des situations d’installation fort différentes, en temps et logiques, allant de trente-six mois à plusieurs années. De même qu’un spectre varié d’imaginaires de référence, de modes d’habiter la localité, d’espaces de la mobilité, de logiques de sociabilité qui fournissent aux uns et aux autres des (contre)rhétoriques de différenciation et de distinction.

24 Tout en partageant des traits communs avec d’autres établissements AEFE, l’inscription de ce microcosme dans la société locale est cependant sui generis. Se prévalant au même titre qu’ailleurs d’une politique d’excellence, le LIAD se veut une structure d’élite à destination des nouvelles générations algériennes auxquelles on apprend une histoire, une géographie, des lettres, et plus globalement des références culturelles qui ne sauraient être les leurs. Et surtout qui sont celles de l’ancienne puissance coloniale. Sans être ouvertement débattu, il est là un enjeu central qui montre à quel point est délicat le rôle diplomatique du lycée. Et qui explique, ne serait-ce que partiellement, la volonté de ne pas revendiquer une continuité avec les expériences scolaires l’ayant précédé. Malgré le fait que le passé soit tenu à distance, il franchit en effet la grille de sécurité et s’invite au sein d’un établissement mis à nu par ses ambivalences. L’écheveau des appartenances revisitées (statutaires, nationales et ethniques) hante en effet les représentations et s’immisce dans les relations sociales. Les privilèges néocoloniaux des Français — sous maints aspects inévitables à moins de modifier structurellement le fonctionnement de l’AEFE — s’articulent à d’autres logiques politiques et symboliques qui transforment plus qu’elles ne reproduisent les tropes d’antan. Le LIAD n’est pas une réplique de l’école coloniale et de ses valeurs. Bien que la comparaison ne soit pas possible, il faut néanmoins rappeler qu’en 1954, la proportion d’enfants scolarisés chez les « Algériens musulmans » ne dépassait pas 18 % (Stora 2004). Aujourd’hui entre le collège et le lycée les Algériens atteignent au moins 70 % des effectifs et seraient encore plus nombreux si on ajoutait le primaire et les binationaux. Nuancer la perspective néocoloniale ne doit cependant pas amener à occulter les héritages et le poids de l’histoire. Ceux-ci s’emboîtent autrement, montrant toute la complexité du présent postcolonial. La référence au colonialisme comme système de domination légitimant injustices et inégalités se pose en toile de fond des tensions statutaires et des incompréhensions professionnelles, dès lors qu’elle fournit un répertoire de représentations potentiellement mobilisables pour lire le réel. De même, les clivages ethniques qui structurent la société française se donnent à voir ici plus facilement et semblent se dire avec davantage d’aise qu’en Hexagone. En cela, le LIAD, censé malgré ses paradoxes, contribuer à l’apaisement des relations entre la France et l’Algérie, est un lieu de mémoire autant actualisée que déplacée.

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NOTES

1. Dans la période postcoloniale peu de travaux se sont intéressés aux Français d’Algérie ainsi qu’aux Français en Algérie : DAUM (2011), SIMON (2011), HENRY & VATIN (2012), KADRI & BENGUERNA (2014), FABBIANO (2015). 2. En 2005, voit le jour la Petite École d’Hydra (PEH) placée sous l’égide de la Mission laïque française, pour répondre au besoin de scolarisation des enfants, de plus en plus nombreux, des expatriés hexagonaux. À la différence du Lycée international Alexandre Dumas (LIAD) et de sa section primaire, l’École primaire internationale Alexandre Dumas (EPIAD), la PEH n’a vocation à accueillir que les enfants français ou francophones de cadres expatriés en Algérie ou de diplomates de l’Ambassade de France et de l’Union européenne. 3. CR du conseil d’établissement (CE) de décembre 2007. 4. À cause d’une entorse à la cheville me contraignant à limiter mes déplacements, lorsque j’ai repris service en janvier, j’ai en effet été hébergée dans l’enceinte de l’établissement avec le personnel de direction et les enseignants expatriés. 5. La direction est composée du proviseur, son adjoint, le CPE lycée et le CPE collège, le DAF et son adjoint. Dans les établissements AEFE, les CPE sont assimilés à des personnels de direction. 6. Les enseignants locaux sont recrutés directement par l’établissement selon des grilles spécifiques. Le montant de leur salaire, largement inférieur à celui des titulaires de l’éducation nationale, a été revu à la hausse à plusieurs reprises depuis l’ouverture, ainsi que l’augmentation du point d’indice. La fourchette varie entre environ 100 000 et 230 000 dinars selon l’ancienneté et l’échelon.

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7. Les titulaires expatriés bénéficient d’un contrat de trois ans renouvelable un an deux fois. Ainsi ne peuvent-ils pas dépasser cinq ans dans une même destination. Ils sont recrutés sur dossier et entretien par l’AEFE et ont une mission spécifique, hormis l’enseignement, de formation continue des collègues locaux et de coopération éducative. 8. Les titulaires résidents doivent justifier d’une installation d’au moins trois mois et bénéficient d’un contrat de trois ans renouvelable tacitement sans limite. Ils sont recrutés sur dossier par l’établissement et ont droit à une indemnité spécifique de vie locale (ISVL). 9. Le montant de la prime d’expatriation n’est pas rendu public et est fixé, pour chaque pays et par groupe. Comme dans les autres établissements sous l’égide de l’AEFE, les expatriés détachés au LIAD bénéficient de la prise en charge du déménagement à l’arrivée et au départ (ou d’une prime d’installation) ainsi que, depuis l’an dernier, de la prise en charge d’un voyage par an (et non plus tous les deux ans) pour l’ensemble des membres de la famille. 10. En dehors des élèves français ou d’autres nationalités scolarisés dans des établissements du réseau AEFE, prioritaires et non concernés par la sélection à l’entrée, l’inscription se fait sur concours en CP, 6e et 4e, et sur dossier en maternelle. Le critère sélectif, nécessaire en raison du nombre important de demandes d’inscription, a contribué à la mise en place de la rhétorique élitiste qui caractérise la politique de l’établissement. En 2014, les frais d’écolage s’élèvent à 564 000 dinars algériens (4 841 € au taux officiel) pour la demi-pension en collège et lycée pour les élèves français et algériens, alors que le salaire minimum mensuel algérien est de 18 000 dinars (154,50 € au taux officiel). Seuls les élèves français peuvent postuler à des bourses sur critères sociaux couvrant une partie du montant. Il en résulte que le public algérien ne pouvant pas se prévaloir de la nationalité française est confronté à des dépenses importantes. Il est issu de l’élite locale, soit-elle la classe moyenne supérieure traditionnellement francophone ou les nouveaux milieux entrepreneuriaux arabophones disposant d’un capital économique conséquent. 11. Au moment de l’ouverture, les titulaires étaient sommés de résider au parc de l’ambassade de France. L’un d’entre eux se souvient : « On nous ramenait en voiture blindée, gendarmes français, kalachnikovs, etc. Mais après, au fur et à mesure, les mesures de sécurité, ça s’est quand même calmé. » Depuis la rentrée 2015, les nouveaux expatriés ne sont plus logés au sein du lycée. À terme, cette spécificité du LIAD est donc vouée à disparaître. 12. Dès 2008, les délégués syndicaux s’attachent en conseil d’établissement à demander la révision des « critères d’attribution ». 13. En salle des profs, les enseignants algériens et français partagent rarement les mêmes emplacements. Les Algériens ont tendance à se retrouver, séparément, par petits groupes d’hommes et de femmes de la même génération. Les plus jeunes et les plus âgées parmi les femmes sont en revanche davantage intégrées dans les groupes de résidents français avec qui elles entretiennent des relations amicales, en dehors même du lycée. 14. Il faut cependant souligner que l’Algérie n’est pas le seul pays où le montant de la prime d’expatriation ou de l’indemnité spécifique de vie locale (ISVL) est particulièrement élevé. 15. Si un certain nombre d’attitudes ostentatoires parmi celles évoquées peut se retrouver dans d’autres contextes nationaux où le pouvoir d’achat est favorable aux enseignants détachés de France, la fréquentation de l’élite locale est une des spécificités de l’Algérie et du Maghreb plus largement, en raison de la proximité linguistique.

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RÉSUMÉS

La présence française en Algérie s’inscrit dans une histoire longue, scandée par la fin de la domination coloniale (1962), le temps de la coopération (1962-1979) et la guerre civile (1991-1999). À la fin du XXe siècle, presque plus rien ne semble en effet rester de ce « temps de la France » (« waqt França »), pourtant si profondément enraciné et si obsessionnellement contemporain qu’il ne cesse de travailler, à toutes ses échelles, la société algérienne et ses imaginaires. Au début des années 2000, la sortie de la violence et le développement d’une économie d’empreinte libérale inaugurent toutefois une nouvelle période dans les mobilités de la France vers l’Algérie ainsi que dans le rapprochement diplomatique des deux pays. L’ouverture en 2002 du Lycée international Alexandre Dumas (LIAD) en est un des exemples les plus saillants. En tant que microcosme complexe en mesure de renseigner sur la présence française en Algérie, sa diversité et ses ambivalences postcoloniales, l’institution scolaire se pose ainsi comme un site d’observation privilégié. Censé contribuer à l’apaisement des relations entre la France et l’Algérie, l’établissement est traversé par des dynamiques complexes et imbriquées (statutaires, nationales et ethniques) qui mobilisent le passé colonial, tout en en montrant les aménagements décalés, les ruptures et les points aveugles.

The French presence in Algeria has a long history, one reshaped by the end of French colonial domination (1962), the era of “coopération” (1962-1979) and Algeria’s civil war (1991-1999). At the close of the 20th century, there seemingly was nothing left, in concrete terms, of “the epoch of France” (“waqt França”). Yet, still, this deeply rooted connection continued to obsess Algerians, absorbing both people of all social levels and how they imagine the world. The early 2000s, which saw the end of civil war violence and new economic development shaped by liberalism also witnessed new forms of movement between the countries. In parallel, both governments developed closer diplomatic ties. In 2002, the inauguration of the Lycée International Alexandre Dumas (LIAD) offered clear evidence of this shift. Such as a complex microcosm, its workings offer special insight into the diverse origins and postcolonial ambivalences that define the French presence in Algeria today. The school is supposed to help calm and normalize relationships between France and Algeria, yet the complicated and imbricated dynamics that make it work (statutory, national, and ethnic) summon the colonial past, even as they reveal delayed adjustments, ruptures, and blind spots.

INDEX

Mots-clés : Algérie, France, ethnicité, frontières, institution scolaire, mobilités Nord-Sud, postcolonialisme Keywords : Algeria, France, ethnicity, boundaries, schooling, North-South mobility, postcolonialism

AUTEUR

GIULIA FABBIANO Aix- Université, CNRS, UMR 7307 IDEMEC, LabexMed ; Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée

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Pratiques de scolarisation de jeunes Français au Sénégal La construction de l’excellence par le pays des « ancêtres » Schooling Practices of Young French in Senegal. The Construction of Excellence by the Land of Ancestors

Hamidou Dia

1 Les chercheurs en sciences sociales s’intéressent depuis plusieurs décennies à l’échec scolaire des enfants d’immigrants1 en France (Vallet & Caille 1996 ; Brinbaum & Kieffer 2009 ; Ichou 2013). Cependant des travaux récents nuancent le constat d’échec : les parcours et les positions scolaires sont très hétérogènes ; les filles réussissent davantage que les garçons ; à caractéristiques sociales et familiales similaires, ces élèves et leurs condisciples issus de la population dite « majoritaire », c’est-à-dire « ni immigrée ni issue de l’immigration », partagent une même condition scolaire globale, notamment face à l’obtention du baccalauréat (Brinbaum, Moguérou & Primon 2012). Il n’en demeure pas moins que l’expérience majoritaire est celle de l’échec.

2 C’est notamment le cas pour des élèves français nés de parents sénégalais. Certes, l’immigration sénégalaise en France est plurielle du fait d’une présence ancienne remontant au moins à la Première Guerre mondiale2 : les différentes arrivées concernent des groupes d’individus aux caractéristiques très diverses, et sont à référer à des conditions socio-historiques variées du début du siècle dernier à nos jours : installation, d’abord, d’anciens combattants démobilisés et marins après 1914 ; puis d’étudiants jusqu’à la veille de la décolonisation ; ensuite de travailleurs que rejoignent leurs familles jusqu’au début des années 1980 ; enfin, depuis le milieu des années 1990, d’hommes et de femmes qualifiés, d’entrepreneurs, d’artistes, de commerçants, mais aussi de personnes tout simplement à la recherche d’un travail (Manchuelle 2004 ; Fall 2005). La plupart de ces courants migratoires sont constitutifs par conséquent de l’actuelle communauté sénégalaise de France. Néanmoins, la diversité des trajectoires n’efface pas pour autant l’appartenance de la grande majorité des migrants sénégalais aux classes populaires françaises, souvent matérialisée par la résidence dans des quartiers des banlieues franciliennes classés sensibles ou des cités périphériques de

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villes provinciales (Lioré 2010). De ce fait, la carte scolaire française assigne les enfants de ces migrants à des établissements rattachés à leur lieu d’habitation où une partie importante d’entre eux font l’expérience de l’échec scolaire, voire dans certaines situations entament des carrières déviantes : vols, violences, voire prison ; souvent, ils intègrent le marché du travail à des positions similaires — et aujourd’hui moins valorisées — que celles de leurs parents naguère ouvriers, notamment dans l’industrie de l’automobile (Diop 1996).

3 Cet article s’intéresse à un aspect peu étudié des conséquences de l’échec des enfants d’immigrants dans le système scolaire français : le recours à une forme particulière de stratégie scolaire. En effet, des familles essaient de mettre à profit leur ancrage dans plusieurs pays pour enrayer une spirale de l’échec, pour anticiper les conséquences d’une dévalorisation des diplômes obtenus dans certains établissements de banlieue sur la poursuite d’une carrière d’étudiant dans l’enseignement supérieur ou, encore, pour améliorer l’intégration sur le marché du travail français très compétitif. Des parents essaient alors de mettre leurs enfants dans de grandes écoles privées ou publiques réputées au Sénégal.

4 On sait que les familles immigrantes de classes populaires participent aux mouvements transnationaux (Wagner 2007). Si leur insertion dans la mondialisation se fait de façon bien plus contrainte que pour les familles transnationales de la grande bourgeoisie, elles peuvent dans une certaine mesure tirer des ressources matérielles et symboliques de leurs liens avec un pays classé parmi les moins développés au monde et offrant peu d’opportunités au plus grand nombre, mais dont l’enseignement secondaire et supérieur s’est beaucoup développé (Sy 2011), et qui a la caractéristique d’être francophone. Envoyer des enfants poursuivre leurs études au Sénégal est sans doute une pratique (encore) minoritaire parmi les immigrants. Nous ne disposons pas de données quantitatives pour en cerner l’ampleur3. Néanmoins son existence même témoigne d’une transformation du rapport à l’école et des modalités d’ascension sociale dans un contexte de mondialisation postcoloniale. Le recours à l’instruction au Sénégal comme moyen de contourner les obstacles à l’ascension sociale en France est favorisé par certaines caractéristiques individuelles ou familiales : le niveau de diplôme plus élevé des immigrants des dernières générations ; la forte hétérogénéité sociale de certaines familles, avec des fratries qui peuvent compter à la fois un ouvrier non qualifié en France et un cadre au Sénégal. La pratique de la scolarisation transnationale est à resituer dans un répertoire des stratégies scolaires dans la France actuelle. Les dernières décennies ont été marquées à la fois par la diffusion de l’aspiration scolaire, les familles ouvrières s’excluant de moins en moins de l’école (Terrail 1990) et plus récemment par une augmentation de la concurrence se traduisant par des stratégies individuelles conduisant à une ségrégation scolaire (van Zanten 2009).

5 Dans ce contexte, l’article observe de quelle manière certaines familles d’immigrants, bien qu’appartenant aux classes populaires et vivant dans des quartiers ségrégués, ont pu en venir à adopter des stratégies de contournement par la scolarisation en Afrique. Il faut distinguer cet usage du pays dans un but de scolarisation des pratiques plus fréquentes et anciennes d’envoi « punitif » au pays avec un simple objectif de redressement moral.

6 Le texte étudie dans un premier temps l’évolution des attentes éducatives de familles immigrantes et l’ambition sociale qu’elles ont pour leurs enfants. Il décrit ensuite les processus décisionnels débouchant sur l’inscription de ces enfants français dans des

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écoles sénégalaises suite à un repérage de signes avant-coureurs ou un constat d’échec par les parents. Il montre ensuite comment des réseaux peuvent être mobilisés sur place, et de quelle manière les établissements sont choisis depuis la France. Enfin, il présente des parcours d’ascension sociale à partir de ces nouvelles dynamiques scolaires et professionnelles transnationales.

7 Cet article est documenté à partir des résultats d’une enquête ethnographique au long cours sur les migrations internationales sénégalaises conduite entre 2003 et 2013, et de recherches effectuées au Sénégal entre 2012 et 2014 sur les questions scolaires. Elles sont basées à la fois sur des entretiens et des observations. De ce fait, des familles ont été étudiées à intervalles réguliers en France, notamment à Paris et en région francilienne (Mantes-la-Jolie, Mureaux, Plaisir, Poissy, Vernouillet-Verneuil), et dans la capitale sénégalaise (Dakar), ce qui permet de situer les pratiques dans des configurations familiales et d’étudier des processus dans la durée.

Attentes éducatives de familles immigrantes : de l’ambition de mobilité sociale à l’expérience de l’échec scolaire

8 Les familles immigrantes sénégalaises de France développent des attentes fortes vis-à- vis de l’école4, à l’image des représentations qu’elles se font du pays : une nation riche, développée, bien dotée en infrastructures scolaires dont les enseignants sont bien formés, et au sein de laquelle le diplôme ouvre la voie à l’insertion professionnelle, constituant un gage sérieux de reconnaissance sociale. Partis de chez eux la plupart du temps pour des raisons économiques, ces Sénégalais trouvent du travail en France, y fondent des familles ou font venir leurs épouses, surtout à partir du début des années 1970 (Kane & Lericollais 1975) ; ce processus est toujours à l’œuvre. Nés ou arrivés très tôt sur le sol français, les enfants sont inscrits à l’école à la fois pour répondre à l’obligation scolaire et par aspiration des familles qui l’assimilent à un vecteur d’ascension sociale, et par conséquent à un moyen pour échapper à leur condition initiale, c’est-à-dire pour une majeure partie l’appartenance aux fractions inférieures des classes ouvrières françaises (Rémy 1977 ; Timéra 1996 ; Barou 2011). Des attentes très élevées buttent alors sur la réalité de la réussite scolaire en milieu populaire, dans un contexte de concurrence aiguë face aux diplômes et à leur valorisation pour l’ensemble de la population française.

9 Massamba est aujourd’hui retraité dans les Yvelines où il réside la moitié de l’année, l’autre étant dédiée à un séjour au Sénégal. Il est père de huit enfants nés entre 1980 et 1997. Aucun des enfants n’a obtenu le baccalauréat ; le dernier est encore au lycée. Il en est fortement déçu et fait part de ses désillusions5 : « Je suis issu d’une famille de paysans. Je n’ai pas eu la chance de fréquenter l’école. Je tenais à y amener mes enfants. Ils ont tous été inscrits. Les résultats n’étaient jamais bons. Ils ont fini par décrocher. J’allais souvent voir les enseignants. J’étais de bonne foi. J’essayais de surveiller le soir quand ils rentraient, mais je ne pouvais pas aller au-delà. Je ne savais pas lire, je ne savais pas écrire. Aujourd’hui, certains d’entre eux travaillent [...]. Ce n’est jamais régulier, ils alternent avec de longues périodes de chômage. Il y en a encore qui vivent dans mon appartement en HLM. C’est difficile [...] »6.

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10 Massamba fait le parallèle avec la situation de Sénégalais de son âge, restés au pays, partageant les mêmes origines sociales que lui et qui ont été scolarisés au pays au début des années 1960 : « J’avais des amis d’enfance que leurs parents avaient inscrits à l’école. Ils ont bien travaillé et bénéficié des internats au pays. Ils ont réussi. Ils sont devenus par la suite de grands cadres au Sénégal, et pourtant ils étaient des enfants de paysans. Il y en a un qui a été ministre d’Abdou Diouf7 pendant très longtemps. Un autre a été ambassadeur. J’en connais encore un autre qui était directeur d’une grande société nationale. Donc j’ai pensé que mes enfants pouvaient avoir les mêmes parcours en France, une fois qu’ils étaient à l’école. Je pensais qu’au moins ils allaient tous avoir leur diplôme et obtenir de bonnes situations. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je pensais qu’il suffisait de travailler pour y arriver. »

11 Aujourd’hui âgé de 66 ans, Massamba affiche sa réticence vis-à-vis de l’école et s’inquiète pour certains de ses petits-enfants : « Je me fais du souci pour eux. Mes enfants qui sont leurs parents ne croient pas du tout à l’école. Ils pensent que les jeux sont faits à l’avance. Certains d’entre eux sont maintenant conscients de l’importance de l’école, mais ils disent que les choses se jouent ailleurs. Je pense qu’ils vont mieux suivre ce que font leurs enfants, ils savent au moins lire et écrire, enfin je crois ! Mais ils ont déjà d’autres problèmes à gérer, c’est-à-dire obtenir un emploi durable. »

12 Massamba pense que sa situation à son arrivée en France à la fin des années 1960 était meilleure que la condition actuelle de ses enfants demeurés longtemps à sa charge et qui peinent à stabiliser une situation professionnelle qui a partie liée à leur échec à l’école et à leur difficile insertion. Il est d’autant plus préoccupé que c’est une situation partagée par la totalité de sa progéniture. La situation de cette famille doit en partie certainement à son éloignement des codes scolaires et à l’impossibilité de nouer un dialogue conséquent avec le personnel d’encadrement. Elle résulte aussi des conditions d’existence et d’habitat dans une ville de banlieue très stigmatisée, peu propice au travail scolaire à domicile.

13 Pape est aujourd’hui âgé de 60 ans. Il habite dans la même ville que Massamba, qui me l’a présenté. Il est titulaire d’une licence de lettres modernes obtenue au Sénégal au milieu des années 1970. Exclu de l’université de son pays pour fait de grève à l’époque, il se rend en Côte-d’Ivoire où il enseigne pendant deux années avant d’arriver en France en 1979. Après plusieurs mois de recherche infructueuse pour enseigner dans le secondaire, il postule et se fait embaucher dans l’automobile. Pendant l’été 1982, il part se marier au pays, puis fait venir son épouse. Ils ont quatre enfants nés entre 1983 et 1992. Les deux premières filles ont obtenu le baccalauréat, puis se sont inscrites à l’université : l’aînée titulaire d’une licence en administration économique est employée dans une mairie ; la seconde après deux années d’histoire est devenue agent de contrôle à la SNCF. Un des fils a réussi un baccalauréat professionnel et travaille comme agent de vente dans une société de téléphonie ; le dernier a obtenu le baccalauréat mais a préféré tout de suite travailler : il est préparateur de commande pour une grande chaîne de restauration. Les enfants de Pape ont des parcours que l’on peut considérer comme relativement réussis, dans la mesure où ils sont diplômés et pour certains de l’université. Néanmoins, Pape a un sentiment d’échec qu’il explique en ces termes : « J’ai un niveau licence. Je misais beaucoup sur les études de mes enfants. Je souhaitais pour eux de meilleures carrières que la mienne. J’ai beaucoup investi dans leurs études. Je les aidais beaucoup, notamment en français. Ils étaient très bons en français, c’est ce que disaient d’ailleurs leurs professeurs. Mais ils avaient

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des problèmes dans d’autres disciplines... les matières scientifiques. C’était général au niveau de leur collège. Mais je ne pouvais pas changer. Avec la carte scolaire, on ne pouvait pas. Sinon, il fallait des réseaux que je n’avais pas. Il leur fallait des lycées plus mixtes, plus ouverts où ils pouvaient côtoyer des enfants de “Français” d’un meilleur niveau. Et puis je n’ai pas tout de suite compris le système des grandes écoles, les écoles préparatoires, les concours. Or, il faut pouvoir préparer les enfants à ça dans le contexte actuel. À la limite, je peux dire que mes enfants sont juste instruits, mais leurs études ne leur ont pas servi à grand-chose. Je gagne mieux qu’eux leur vie en étant ouvrier avec un diplôme qui n’est pas du tout reconnu en France, bon il n’a pas compté quoi [...] »8.

14 La relative réussite scolaire est tempérée par ce que ce parent se représente comme étant un échec, au regard des filières d’études choisies par les enfants qui ne relèvent pas de disciplines dominantes pouvant déboucher sur des carrières prestigieuses et reconnues sur le plan social. La situation des enfants est aussi perçue comme telle eu égard à leurs débouchés professionnels : il n’y a pas d’évolution professionnelle par rapport au père, qui voit même dans le niveau de leur salaire la marque d’un déclassement. Cette perception est partagée aussi par les enfants qui actent le décalage entre leurs aspirations scolaires et la réalité des parcours qu’ils ont connus. Le dernier fils de Pape, employé dans la restauration, présent lors de l’entretien raconte la mobilisation familiale autour de ses études pendant les années de sa scolarisation : « Je suis déçu pour moi-même et pour mon père. Mais surtout pour lui. Il n’arrêtait pas de nous parler des possibilités que nous avions, nous instruire dans un pays riche, qui peut donner plein d’opportunités. Il nous poussait, il nous parlait de grandes carrières. Par contre on a vite perçu le problème des sœurs et de notre frère. Mes parents ne pouvaient nous aider pour les études supérieures. Il fallait travailler, c’est pour ça que je me suis dit, si c’est pour finir comme les sœurs ou le frère, mieux vaut arrêter tout de suite et essayer de gagner de l’argent. Papa m’a fait beaucoup d’histoires quand j’ai voulu arrêter. »

15 Dans les récits des enquêtés, l’école n’est pas en cause ; les familles croient en ses vertus éducatives, au rôle que l’institution scolaire peut jouer dans les trajectoires des enfants, et surtout dans sa reconnaissance par la société dans laquelle ils vivent. Ils sont conscients de sa fonction dans le processus d’intégration professionnelle. Néanmoins, les résultats de cet investissement ne correspondent pas soit avec les attentes, soit avec la mobilisation des familles : piètres performances scolaires ; difficulté à valoriser des diplômes produits par des formations subalternes dans la hiérarchie des classements entre filières parfois ; dans tous les cas, expérience d’un ressenti d’échec dans le contexte français. C’est avec cette expérience commune que certaines familles se mettent à la recherche d’autres solutions qu’elles pensent trouver dans le pays d’origine.

L’expérimentation d’une mobilité scolaire : processus décisionnels

16 Une partie importante des Sénégalais de France, à l’instar d’autres immigrants développent des liens très forts avec leur pays d’origine à travers toute une gamme d’activités économiques, politiques et religieuses bien documentées (Lavigne-Delville 1991 ; Rives 2010 ; Kane 2011). En revanche, les dynamiques éducatives entre les lieux d’installation et le Sénégal sont peu connues. Les expériences d’échec scolaire voire l’entrée dans des carrières déviantes amènent certaines familles à envisager le pays

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d’origine comme une seconde chance pour ces enfants en optant pour les inscrire dans des établissements d’enseignement secondaire. Les décisions relatives à ce choix de mobilité éducative qui prend les traits d’un retour au pays font cependant l’objet d’âpres discussions impliquant des personnes au-delà du couple parental. Elles sont parfois très conflictuelles, car mettant en jeu divers intérêts au sein des ménages en France, mais au-delà également.

17 Massaër et Khoudia vivent actuellement en région francilienne : le premier a aujourd’hui 56 ans, la seconde 48 ans. Il est arrivé en France en 1982 ; elle l’a rejoint en 87 à l’âge de 22 ans. Massaër est titulaire d’un Brevet des collèges obtenu au Sénégal. En France, il fait une formation et devient menuisier. Khoudia est aide-soignante. Mariés, ils sont parents de quatre enfants : le plus âgé a 32 ans, la dernière 24 ans. Les trois premiers enfants ont tous suivi l’essentiel de leurs études secondaires au Sénégal à la fin des années 1990 et au début des années 2000. L’idée est d’abord venue de l’épouse Khoudia, qui a le sentiment d’être débordée par le cumul des contraintes professionnelles et domestiques. Elle s’inquiète en outre des notes de ses enfants, et l’évolution de la situation du quartier où ils vivent ne la rassure guère : certains jeunes quittent l’école et s’engagent dans des carrières déviantes. Elle propose par conséquent à son mari de les inscrire au Sénégal, à la Patte-d’Oie, quartier de classes moyennes de la ville de Dakar. Ses deux parents y vivent : son père fait de l’import-export, alors que sa mère tient un restaurant dans un célèbre marché de Dakar. Massaër s’y oppose pendant un an au motif qu’il ne veut pas que ses enfants s’éloignent de lui, qu’ils vivent avec leurs grands-parents maternels, qu’ils s’inscrivent dans les collèges et lycées de Dakar dont il a mauvais souvenir pour avoir décroché de l’école après avoir échoué deux fois à l’examen du baccalauréat. Il pense aussi que l’apprentissage du pays risque d’être difficile pour les enfants, ne maîtrisant pas la langue et étant habitués à vivre dans un appartement avec leurs seuls parents, ne voyant d’autres membres de la famille au sens large en France que de façon occasionnelle. De plus, il nourrit l’appréhension d’un possible transfert substantiel de ressources financières de son ménage francilien vers sa belle-famille, sous couvert de moyens d’éducation pour ses enfants au pays. Les divergences s’aiguisent face à ces positions antagonistes, et le conflit ouvert déborde le ménage. Massaër mentionne ouvertement la solution du divorce avec garde des enfants. Les médiations arrivent à apaiser la situation. Khoudia manœuvre autrement en se rendant au Sénégal où elle rencontre sa belle-famille : elle leur expose la situation financière en France qui l’oblige à travailler pour participer à la vie de son couple, mais aussi pour subvenir à ses besoins, parle de l’environnement social de son quartier et donne l’exemple d’enfants de connaissances communes plus âgés que les siens, et qui se sont retrouvés dans une impasse à la fois scolaire et professionnelle. La famille de Massaër, notamment son père et son frère aîné, banquier ayant fait lui-même une partie de ses études en France, interviennent pour l’amener à se ranger à l’avis de la femme. Le frère aîné de Massaër, banquier, se porte garant du suivi, côté paternel, des enfants une fois arrivés à Dakar, la capitale du Sénégal. Il s’engage même à trouver les écoles pour leurs études. C’est au terme de ses longues tractations que les trois premiers enfants de Massaër et Khoudia se sont rendus au Sénégal. D’après les entretiens croisés des deux parents, les enfants eux-mêmes se sont ralliés difficilement à la décision en soulignant d’abord qu’ils ne connaissaient pas bien le pays, ensuite en leur opposant, notamment le fils aîné, le paradoxe de vouloir les envoyer dans un pays qu’eux-mêmes avaient cherché à quitter.

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18 Les péripéties qui ont jalonné le processus conduisant à la mobilité des enfants vers le Sénégal donnent à voir une série de paramètres ressortissant à la fois du contexte français et de celui du pays d’origine, et ayant leur poids dans le positionnement aussi bien de l’épouse, du mari, de l’entourage amical en France et des enfants, que des familles respectives des deux parents. Ces facteurs extra-scolaires pèsent sur l’orientation donnée à l’éducation des enfants. En effet, l’initiative vient de la femme nourrissant une crainte d’un échec scolaire et social de ses enfants, au regard de l’environnement de son quartier francilien. Bien entendu, elle se préoccupe de ses enfants ; mais on peut aussi faire l’hypothèse qu’elle se soucie de sa réputation, étant données les représentations de la société sénégalaise concernant le statut des femmes, et notamment leur responsabilité entière et exclusive dans la réussite ou l’échec de leurs enfants ; on estime que c’est du comportement de la mère et de son investissement dans la relation conjugale et familiale que dépend le devenir des enfants9. S’ils échouent, c’est donc de sa faute. Cette pression s’accentue en situation d’immigration lorsque la femme vit seule avec son mari, en l’absence d’autres membres de la parenté. Mais l’initiative de Khoudia est contrecarrée pendant un bon moment par la représentation que le mari lui-même se fait de son statut et de sa relation avec sa belle-famille. Il a fait venir l’épouse en France ; il est le principal pourvoyeur des ressources du ménage : c’est donc de lui que doit provenir la décision. Ensuite, confier les enfants à sa belle-famille signifierait pour ses parents non avertis des tenants et aboutissants de la situation un renversement des rôles sociaux : ce serait le signe que sa femme tient le ménage10. De plus, si les enfants demeurent auprès des parents de Khoudia, la famille de son mari qui bénéficie des transferts d’argent réguliers de Massaër penserait que la part la plus importante des ressources du ménage est destinée aux parents de son épouse. Cette hypothèse renforcerait la conjecture qu’il vit sous la coupe de sa femme. Conscients de cette situation, les amis du couple en France assurent la médiation conjugale de manière à ce que l’un et l’autre gardent la face.

19 Le voyage au Sénégal et la rencontre avec la belle-famille montrent surtout le sens tactique de Khoudia. Elle a conscience que le refus initial de son mari de concéder à l’envoi des enfants au Sénégal est en partie lié à l’appréhension que ce dernier nourrit vis-à-vis de sa famille, si elle venait à apprendre que c’est sa femme qui est à l’origine de l’initiative, et qui veut en plus que les enfants soient confiés à sa propre famille dakaroise. Khoudia trouve un allié de taille dans sa belle-famille, en la personne du frère aîné de Massaër, banquier dont le double statut de plus âgé de la fratrie et de contributeur important dans la vie matérielle de la parenté localement installée à Dakar pèse sur les grandes décisions familiales. Le ralliement de celui-ci à la position de sa belle-sœur fait basculer le rapport de forces : il est sensible à l’argument éducatif et scolaire, lui-même produit de la méritocratie à la sénégalaise ayant bénéficié d’une bourse pour faire ses études en France après son baccalauréat au milieu des années 1970 et aujourd’hui figure sociale respectée pour son parcours dans son lignage. Instruit et ouvert à l’actualité, il comprend l’argument des difficultés scolaires des enfants dans les quartiers périphériques des banlieues françaises. Il prend surtout la responsabilité de chercher les établissements. Il ne se contente pas de faire montre de son statut au sein de la fratrie mais s’implique, ce qui donne de la résonnance à sa position, à laquelle son jeune frère Massaër se joint finalement. Il verse un argument supplémentaire au dossier : les enfants pourront retourner en France, une fois achevées les études secondaires ; dans son raisonnement ils seront mûrs pour se dégager de

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certaines influences négatives et pourront relativiser leur condition de marginaux en France comparativement à ce qu’ils auront vécu au Sénégal.

20 L’examen de la prise de décision de la mobilité pour études des enfants de Khoudia et de Massaër permet d’éclairer des processus éducatifs impliquant des immigrants sénégalais, indiquant une série de paramètres en fonction desquels les délibérations peuvent être faites au sein des familles. Il montre surtout la complexité de l’environnement relationnel et social multi-situé pesant sur les décisions d’envoi des enfants au pays des ancêtres. Ces choix qui ne vont pas de soi et engagent des discussions passionnées, voire des conflits entre les membres adultes des familles, nécessitent aussi une capacité à actionner à distance des contacts utiles pour l’identification d’écoles aux réputations différentielles.

Mobilisation des réseaux et choix des établissements

21 Dans les cas rencontrés, l’option de changer de pays d’éducation repose sur deux objectifs : le premier est la création d’un environnement susceptible de prémunir les enfants contre les déviances rendues plus probables par la vie dans certains quartiers de banlieue en France, objectif reposant sur la représentation selon laquelle le mode de vie au Sénégal dans l’espace de la parenté élargie offrirait l’opportunité d’un contrôle plus serré sur les activités des personnes mineures ; le second est d’amener les élèves en situation d’échec ou en marge de l’école en région francilienne à s’engager dans une dynamique d’investissement, voire d’excellence scolaire grâce à une inscription dans des établissements d’enseignement secondaire publics ou privés réputés au Sénégal. Ces collèges et lycées sont souvent très demandés : les résultats aux examens sont très bons ; le personnel d’encadrement est expérimenté ; les contacts avec les parents d’élèves ou les adultes tuteurs sont très suivis ; l’internat est proposé dans certains cas aux élèves qui bénéficient ainsi d’un environnement studieux (Sy 2013). Une telle situation oblige les parents sénégalais vivant en France à disposer de réseaux sur lesquels ils peuvent s’appuyer sur place pour mener à bien le projet de mobilité scolaire de leurs enfants.

22 Sangoné et Selbé habitent dans un quartier du nord de Paris depuis 30 ans. Ils ont sept enfants : les deux aînés ont connu la prison suite à des actes de délinquance au milieu des années 1990 et alternent des périodes de chômage de longue durée et des emplois à durée déterminée. En 2002, toute la famille se rend en vacances au Sénégal, dans la région de Thiès, au centre-ouest du pays d’où les deux parents sont originaires. Le but du voyage est de faire découvrir aux enfants la vie en Afrique et de leur permettre de faire connaissance avec le segment de parenté resté dans le terroir d’origine. L’un des frères de Sangoné est professeur de mathématiques dans un très grand lycée de Dakar, et donne aussi des cours privés dans deux autres lycées privés. Pendant ces vacances de 2002, Sangoné se retrouve avec son frère Damel, le mathématicien, dans la vaste concession familiale. Ils restent ensemble pendant 24 jours et échangent des nouvelles de façon approfondie sur leurs situations familiales respectives. Sangoné parle naturellement des problèmes de comportement rencontrés par ses deux premiers fils, et fait part à l’époque de la situation de son troisième enfant, une fille, des quatrième et cinquième qui sont des garçons. Les deux derniers de la fratrie sont âgés en 2002 de 6 et 3 ans. Damel lui suggère de faire en sorte que les deux garçons scolarisés en toutes premières années du collège (c’est-à-dire les quatrième et cinquième enfants)

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reviennent au Sénégal. Il suggère également de laisser la fille avec sa mère, car trop jeune selon lui pour vivre une expérience de séparation avec ses parents. En sa qualité de professeur dans un grand lycée public du Sénégal, il prend sur lui l’engagement de les inscrire et de les suivre. Il dit que pendant les vacances d’été les enfants peuvent toujours retourner en France. Sangoné et Selbé reviennent fin août 2002 à Paris et commencent à réfléchir sérieusement à la suggestion de Damel. Selbé est partante mais, en tant que mère, est réticente à l’idée de laisser au loin ses enfants. Néanmoins, Sangoné parvient à la convaincre. En 2003 donc, Déthiélaw (13 ans) et Sakoura (11 ans) partent non pas à Thiès dans la région d’origine, mais à Dakar où leurs parents (Sangoné et Selbé) prêtent à Damel (le mathématicien) la maison qu’ils ont construite à la Cité Soprim (quartier de Dakar) en 1999. De ce fait Damel qui louait un studio à Dakar où il restait pendant la semaine avant de regagner le week-end la ville de Thiès où vivaient son épouse et ses deux enfants, rejoint définitivement la capitale sénégalaise où il peut se concentrer sur ses tâches d’enseignement et sur l’encadrement des deux neveux venus de France ainsi que de ses propres enfants. Sangoné en est très satisfait : « J’ai beaucoup hésité. Mais finalement mon frère m’a convaincu. Il les a pris, les as inscrits dans le lycée où il enseignait. Le matin, il les amenait dans sa propre voiture. Mes enfants se sont mis à aimer les études. Ils ont commencé à faire de bons résultats. Ils rentraient l’été en France. Ils disaient que c’était difficile sans nous, mais ils ont fini par comprendre. Ils ont tous les deux obtenu le bac scientifique sénégalais. Ils sont revenus en France ou ils ont bénéficié de bourses de leur pays. Mon frère les a bien conseillés pour leur orientation. »

23 Déthialaw et Sakoura sont tous les deux aujourd’hui informaticiens en région parisienne. Ils ont gardé de bons contacts avec leur oncle Damel qu’ils ont invité en France pour des vacances.

24 La famille de Sangoné et Selbé s’est par conséquent appuyée sur le frère du premier à la fois acteur important de l’école en tant que professeur de lycée, donc maîtrisant les codes scolaires, et jouant lui-même de son influence pour inscrire ses neveux — en dépit de leurs performances initiales faibles en France — dans cet établissement d’excellence dakarois très disputé. Damel s’investit aussi en tant qu’encadrant scolaire, mais endosse les habits de tuteur familial ; cet arrangement transnational lui permet aussi d’accéder à un logement mis à sa disposition par son frère établi en France et de réunir son ménage au complet, lui qui partageait sa vie entre Dakar et Thiès. À long terme, l’arrangement lui a ouvert un espace d’agrément européen, dans la mesure où ses neveux désormais réinstallés dans leur pays, la France, l’invitent à venir y passer ses vacances. Ainsi, on peut dire que le capital économique accumulé au pays par Sangoné et Selbé leur ont permis de réactiver leur capital social11 dakarois, ce qui a nourri chez les fils une accumulation de capital culturel qui semblait inaccessible en France.

25 D’autres configurations peuvent se présenter, en termes de contacts et de types d’écoles. Par exemple, il en est qui jettent leur dévolu sur les écoles privées très développées au Sénégal. Elles ont aussi leurs hiérarchies et leurs classements qui sont connus des Sénégalais de l’intérieur et d’ailleurs. Baïdy et Ramatoulaye vivent dans un pavillon d’un quartier d’une ville mal réputée des Yvelines. Le premier a 47 ans, la seconde 38 ans. Ils ont trois enfants âgés aujourd’hui de 16, 14 et 11 ans. Baïdy est titulaire d’un DESS en géographie obtenu en France à la fin des années 1990. Le jeune frère de Baïdy, Ousmane, vivant au Sénégal, a un beau-frère qui fait partie du personnel d’encadrement d’un des lycées catholiques privés les plus prestigieux de Dakar. La

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belle-famille d’Ousmane fait partie des familles catholiques les plus influentes de Dakar. Baïdy qui est acteur dans le mouvement associatif en France n’a jamais trouvé un emploi à la hauteur de ses qualifications12. Son épouse, Ramatoulaye, titulaire d’une licence de lettres modernes, est employée dans une mairie. Tous les deux, venus en France pour faire des études, ont le sentiment de vivre un déclassement. Baïdy à travers son association rencontre sur le terrain des enfants en situation de quasi- décrochage, voire d’échec. Après plusieurs années de réflexion, le couple décide de sonder à travers la belle-famille du frère de Baïdy la possibilité d’inscrire leurs deux premiers enfants dans ce lycée privé dont les diplômés font partie de l’élite sénégalaise. Les places y font l’objet d’une compétition serrée entre les parents désireux d’inscrire leurs enfants. Grâce au frère de sa belle-sœur, Baïdy trouve des places à la fois dans l’école et dans son internat : en raison du différentiel de monnaies entre l’euro et le franc CFA, le couple parvient en 2011 à payer l’inscription annuelle ainsi que les frais des internats. À présent, les enfants sont au Sénégal depuis quatre ans et suivent selon leurs parents une bonne scolarité. Sur place, ils sont suivis par Ousmane, le frère de Baïdy ainsi que par son beau-frère, membre lui-même du personnel d’encadrement du lycée. De ce fait, les parents envisagent de les laisser continuer leur scolarité au Sénégal jusqu’en classe de terminale. Leur projet est de les ramener en France au moment d’entamer les études supérieures, dans l’espoir que le détour sénégalais permettra aux enfants d’intégrer plus tard des formations prestigieuses à la fois sur le plan académique et du point de vue social.

26 Ces parents ont organisé la scolarité de leurs enfants au Sénégal en fonction du crédit professionnel et éducatif dont jouit l’enseignement privé catholique sénégalais connu pour dispenser un enseignement de qualité et contraindre les étudiants à une certaine discipline de travail dans le cadre de l’internat (Bianchini 2004). Disposant eux-mêmes de capitaux scolaires en ce qu’ils sont diplômés de l’enseignement supérieur, même si leurs emplois ne correspondent pas à leurs formations, ils ont conscience du rôle classificateur de l’école, et se mobilisent pour garantir une scolarité honorable à leurs enfants en visant des établissements sénégalais qui demeurent encore la chasse-gardée des élites politico-administratives et des détenteurs de capitaux économiques locaux. Les enfants sont inscrits dans cette école privée grâce essentiellement à l’alliance que noue la famille avec un lignage catholique influent. L’activation de ce lien permet de contourner l’un des critères de sélection affiché par cet établissement privé : les bons résultats scolaires. Les enfants de Baïdy et Ramatoulaye bénéficient alors d’un double parrainage au Sénégal : d’abord familial avec Ousmane ; puis scolaire en la personne du beau-frère de ce dernier. Ils sont donc encadrés au sein et en dehors de l’école.

27 Ainsi, ces projets de scolarisation des enfants dans le pays d’origine sont développés à l’aide de réseaux de divers statuts mobilisés pour en faciliter la matérialisation, et même, la réussite.

Les effets scolaires et professionnels du détour par le pays d’origine

28 Les retours organisés par les parents de ces jeunes Français visent, outre la prévention contre l’échec scolaire irrémédiable et son corollaire, l’entrée dans des trajectoires de chômage chronique — voire de délinquance —, l’assimilation d’une culture de travail plus en phase avec les attentes de l’école, et par la suite l’amorce d’une dynamique

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d’excellence dans un environnement social et professionnel exigeant à la fois pour les qualifications et pour l’entrée sur le marché de l’emploi, qu’il soit national ou international. En optant pour l’inscription de leurs enfants dans des établissements réputés dans le pays d’origine, publics ou privés, les familles d’immigrants sénégalais dessinent clairement des ambitions en termes de résultats scolaires et de devenir professionnel de leurs enfants. Ce faisant, ces immigrants essaient d’éviter qu’une phase majeure de la scolarité des enfants se passe en France, c’est-à-dire les années de collège et de lycée, où les élèves vulnérables à plusieurs influences voient souvent leurs études hypothéquées par un double effet de leur lieu de résidence — dans les banlieues populaires et pauvres franciliennes ou dans certaines cités — et des établissements qu’ils fréquentent du fait de la fermeture de la carte scolaire difficile à contourner faute de réseaux performants à cet égard sur le territoire français. L’appartenance aux classes populaires françaises ne signifie pas que ces familles soient forcément logées à la même enseigne dans le pays d’origine. En effet, au Sénégal les configurations familiales ne sont souvent pas homogènes, en raison d’un changement social rapide et du fait d’une pénétration encore partielle de l’école dans la société ces dernières décennies : au sein d’une même fratrie, divers profils peuvent coexister, allant du ministre au manutentionnaire, du professeur d’université au gardien d’immeuble, de l’inspecteur des impôts et trésor au paysan. C’est une telle situation qui explique que des immigrants ouvriers ou employés en France puissent disposer de relais au sein de l’élite sénégalaise pour mener à bien des projets de mobilité pour études de leurs enfants. La filiation et l’alliance rendent par conséquent possibles une mutualisation de pratiques éducatives entre Sénégalais établis ailleurs et vivant au pays. Ces combinaisons à distance permettent parfois à des immigrants en France de voir certains de leurs enfants renverser leur situation de semi-échec initial en parcours scolaires « normalisés », voire exceptionnels.

29 Pierre est né en 1985 à Evreux de parents venus du sud du Sénégal, des Manjack catholiques. En 1990 la famille déménage dans les Yvelines. Ils vivent dans un quartier réputé difficile : de nombreux jeunes sont emprisonnés, des bagarres sont fréquentes entre les adolescents. Son unique frère est aussi arrêté ; son père décide d’envoyer Pierre au Sénégal pendant quelques années de peur qu’il ne soit influencé par son frère aîné. Pierre arrive à l’âge de 13 ans au Sénégal où il est confié à son oncle paternel ingénieur en télécommunications vivant dans le quartier dakarois de Mermoz, lieu de résidence d’une partie de l’élite dakaroise. Il y fait sa scolarité entière dans un des plus grands lycées privés laïcs du Sénégal. Il obtient le baccalauréat avec la mention « très bien » en série scientifique. Il revient en France où il fait une classe préparatoire avant d’intégrer une école d’ingénieur. Il est recruté dans une grande entreprise française spécialisée dans l’eau. En 2011, Pierre est envoyé par son employeur au Sénégal où il est un des cadres de premier plan de la filiale — passant ainsi du statut de migrant des parents à celui bien plus enviable d’expatrié. Pierre qui gagne bien sa vie a aidé son frère aîné de quatre ans qui avait fait de la prison dans les années 1990 à monter une entreprise de nettoyage au Sénégal depuis 2012. D’après Pierre, rencontré au Sénégal en 2013 lors d’un séjour de recherche, l’entreprise de son frère fonctionne bien : elle obtient des marchés. Son frère bénéficie non seulement des réseaux de Pierre — ses anciens condisciples du lycée privé dakarois devenus de grands cadres dans de grandes entreprises locales —, mais aussi de l’entregent de son oncle ingénieur en télécommunications, lui-même devenu patron d’une société de conseils qu’il a créée. Les deux frères passent leurs vacances d’été auprès de leurs parents restés en France.

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30 Le retour de Pierre au Sénégal qui se fait grâce aux retrouvailles avec son oncle paternel constitue donc un déclic dans sa biographie qui se métamorphose en le mettant sur les sentiers de l’excellence scolaire, puis d’une insertion professionnelle réussie, lui permettant par la suite de venir en aide à son frère aîné jusque-là perturbé par une adolescence difficile ponctuée par l’expérience de la prison. Pierre ne nie pas la dureté de la coupure initiale avec ses parents et les premiers pas de l’apprentissage d’une vie spartiate avec un oncle parfois autoritaire : « Au début mes parents me manquaient beaucoup. Je pleurais trop même. Ma tante me consolait. Mais mon oncle, il a été formé à la dure. C’est un Ancien. Il ne badinait pas avec la discipline, et nous étions surveillés, et sévèrement punis parfois. Il nous mettait des baffes quand on faisait des bêtises. Il m’a appris à travailler, à me fixer des objectifs. Il a fait de moi très tôt un adulte. C’était un dur, mais c’était pour mon bien. Au final, je lui suis reconnaissant. »

31 Maïmouna, aujourd’hui âgée de 34 ans, diplômée de communication et cadre dans une entreprise de conseils en région parisienne, est repartie au Sénégal à l’âge de 13 ans à la suite du décès de sa mère. Elle est la cadette d’une fratrie de six enfants. Ses trois frères et ses deux autres sœurs n’ont pas fait d’études poussées : les filles ont obtenu le baccalauréat mais n’ont pas fini les études supérieures entamées ; ses trois frères ont arrêté au lycée, mais tous travaillent aujourd’hui soit comme ouvriers, soit comme employés. Quand elle perd sa mère en 1994, son père la trouve tellement affectée et affaiblie qu’il décide de l’emmener au Sénégal et de la confier à la sœur de sa mère pour l’aider à surmonter l’épreuve ; les autres restent en France. Ses sœurs protestent, mais le père maintient sa décision. La tante de Maïmouna à Dakar est à l’époque conseillère en affaires étrangères. Mariée à un haut gradé de l’armée sénégalaise et mère de trois enfants, elle accepte de s’occuper de Maïmouna. Instruite, émancipée, elle paraît celle qui, de son lignage, est la plus apte à s’occuper de l’éducation d’une fille venue de France. La nièce souffre les premières années de sa séparation brutale avec sa mère, mais s’installe progressivement dans une « relation fusionnelle » (Maïmouna dixit) avec sa tante. Maïmouna est inscrite dans le même lycée public prestigieux de Dakar que les autres enfants de la tante. Son père essaie d’envoyer de l’argent à la tante pour les frais de son éducation, mais la nouvelle famille de Maïmouna refuse. Après le baccalauréat obtenu avec la mention « bien », sa tante lui conseille de poursuivre des études supérieures en France où ses deux premiers enfants sont partis poursuivre leur formation. Elle s’engage à lui payer les études avec l’aide de son mari, la mettant au même rang que leurs enfants biologiques. Maïmouna rentre donc en France et s’inscrit dans un département d’information et de communication dans une grande université parisienne. Elle obtient ses diplômes et se marie avec le fils aîné de la tante venu trois ans avant elle en France faire des études d’informatique. Elle est dans la foulée embauchée dans une grande entreprise de conseil en communication. Elle vit avec son mari dans la banlieue ouest-parisienne et garde le contact avec sa famille biologique francilienne, son père et les cinq autres membres de sa fratrie. Maïmouna envisage d’aller dans les prochaines années au Sénégal ouvrir une entreprise de conseil en même temps que son mari y monterait une entreprise d’informatique.

32 Certes initialement, ce n’est pas un projet de retour éducatif qui avait été conçu pour Maïmouna par ses parents ; néanmoins, un événement douloureux, le décès de sa mère, pousse son père à imaginer une solution éducative générale pour elle : l’intégration dans la famille de sa tante au Sénégal. Néanmoins, un volet scolaire est prévu par le segment local de la parenté qui l’accueille. Bénéficiant d’un bon encadrement et de

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conditions matérielles favorables, elle arrive à suivre correctement ses études et finalement à retourner en France pour y obtenir ses diplômes supérieurs. Contrairement aux autres membres de sa fratrie, elle est qualifiée et exerce un métier conforme à sa formation. Elle se veut actrice de sa vie transnationale en nourrissant le dessein de fonder une entreprise au Sénégal. Le détour par Dakar a contribué ainsi à façonner une trajectoire scolaire et professionnelle qui n’est pas courante dans le milieu où elle est née. Il l’a ainsi préparée à mieux revenir à la fois dans le système d’enseignement français au niveau universitaire et à engager sur des bases solides une carrière sur le marché du travail.

33 Dans un environnement urbain français parfois difficile, habitant des territoires frappés par le chômage doublé souvent d’une situation de violence physique et symbolique (Bourdieu 1997 : 98-100), nombre d’enfants d’immigrants sénégalais connaissent l’échec scolaire, quittent l’école et entament des phases de marginalité sociale qui peuvent s’avérer longues, voire chroniques. Un tel état de fait interroge des familles éprouvées par les interactions avec l’institution scolaire et le cadre national français. Transnationales en ce qu’elles sont constituées à travers la migration, ces familles tentent de tirer avantage de leur ancrage dans au moins deux pays : la France et le Sénégal. C’est dans ce contexte que des solutions sont parfois envisagées pour scolariser les enfants dans le pays d’origine lors d’une période cruciale de leur vie : l’adolescence. Un projet de mobilité pour études prend ainsi forme : les élèves doivent passer leurs années de collège et de lycée au Sénégal dont le système éducatif très inégalitaire offre un réseau d’établissements d’enseignement secondaire publics et privés sélectifs et amplement disputés par les familles de l’élite sénégalaise. Dans ces écoles d’excellence et souvent de l’entre soi bourgeois du pays d’origine, les enfants bénéficient d’un bon encadrement pédagogique créant les conditions de résultats scolaires largement au-dessus de la moyenne nationale.

34 Ainsi le retour des enfants vise à les soustraire à un environnement scolaire et territorial français parfois hostile pour les engager dans une dynamique de réussite éducative et finalement sociale. Cependant le contexte sénégalais lui-même fait que ce projet de mobilité exige la mobilisation de ressources réticulaires et parfois financières rarissimes. Cette migration scolaire n’est pas envisagée de façon définitive ; elle est pensée comme un détour, car si un segment de l’enseignement secondaire sénégalais répond à des standards internationaux du point de vue de la qualité de l’éducation, les universités, elles, sont décriées à cause d’une série de dysfonctionnements qui jurent avec l’univers ouaté des collèges et lycées avec internat où sont inscrits des enfants d’immigrants : effectifs pléthoriques, personnel d’encadrement insuffisant et distant, échecs massifs et grèves chroniques des étudiants, des élèves, des enseignants et des personnels administratifs et techniques (Gomis 2013 ; Goudiaby 2014). Ces détours permettent aux enfants de s’inscrire dans une dynamique d’appropriation des normes et de la discipline requises par l’école et ils y développent un rapport plus serein, moins conflictuel avec l’institution scolaire. Se prenant au jeu de l’école et de ses règles, ils finissent par avoir de bons résultats et une perspective de succès à la fois pour les études et l’intégration professionnelle. De cette manière, une construction d’une excellence transnationale articule en deux temps la vie entre la France et le Sénégal. L’enseignement secondaire sénégalais constitue une sorte d’incubateur ; les études

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supérieures en France viennent couronner une démarche volontariste et ambitieuse de promotion scolaire et sociale. Ces dynamiques scolaires et professionnelles bousculent le classement international des systèmes éducatifs : les jeunes élèves français quittent leur banlieue pour rejoindre des écoles fonctionnant selon des standards internationaux dominants dans le pays d’origine de leurs parents ; contrairement à un mouvement plus connu, celui d’étudiants africains vers la France à la recherche d’une meilleure formation (Niane 1992 ; Fall 2010). L’excellence à rebours constitue ainsi, dans certains cas, un horizon pour des enfants cantonnés dans leur banlieue, et pour des familles que leur position socioprofessionnelle et leur lieu de vie situent parmi les classes populaires, mais qui ne sont pas sans ressources culturelles et sociales. Par conséquent, l’idée de détour permet de renouveler les réflexions sur les mobilités en examinant les manières dont les immigrants s’investissent dans la construction des parcours scolaires et sociaux de leurs descendants en mobilisant le pays qu’ils ont quitté de façon inattendue a priori.

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NOTES

1. Dans ce texte, « immigrants » désigne des Sénégalais majeurs établis en France. Ces individus peuvent bien entendu au cours de leur histoire devenir Français après l’acquisition de la nationalité. L’expression « famille immigrante » désigne les unités domestiques formées par ces Sénégalais de France. Le terme « transnational » renvoie aux pratiques de ces immigrants qui impliquent à la fois leur pays d’origine et la France (pratiques familiales, économiques, scolaires, etc.). On peut lire à ce propos P. LEVITT (2001), A. PORTES (2001). 2. La périodisation ainsi proposée vise à donner une idée de la constitution historique de l’immigration sénégalaise en France ; il reste entendu que la plupart de ces différentes catégories d’immigrants coexistent aujourd’hui. 3. À ma connaissance, il n’y a pas de données statistiques publiques sur le sujet. Les établissements scolaires étudiés au Sénégal ne constituent pas de données sur la question, mais au fil des discussions et des échanges avec les membres des familles et des personnels d’encadrement, les interlocuteurs attirent parfois l’attention sur ce thème. Le fait que je sois chercheur issu d’une institution française n’y est certainement pas étranger. 4. Dans cet article, nous adoptons la proposition de X. P ONS et F. ROBINE (2013 : 31) : « [...] les attentes éducatives des familles — qu’on peut définir de manière générique comme l’ensemble des aspirations et des exigences des parents à l’égard de l’École en matière de réussite, d’épanouissement et de prise en charge de leurs enfants — [...] » 5. Les extraits d’entretiens mobilisés dans cette partie servent à illustrer les attentes générales des familles rencontrées sur le terrain français vis-à-vis de l’école. 6. Cet entretien a été traduit du pulaar, langue parlée par de nombreux Sénégalais, par nos soins. 7. Abdou Diouf, aujourd’hui âgé de 77 ans fut le deuxième président de la République du Sénégal de 1981 à 2000. 8. Entretien avec Pape, en français. 9. Un célèbre proverbe wolof, langue de communication principale au Sénégal, dit : « Liggey yu ndey, añu doom » (proposition de traduction : « Telle mère, tel enfant »). 10. Sur le confiage et la circulation des enfants en Afrique, on peut lire S. LALLEMAND (1993), M. PILON (2003). Marc Pilon fait le lien entre confiage et scolarisation, notamment en relation avec les « migrations scolaires » d’élèves et d’étudiants ruraux qui sont hébergés en ville. Ici, on élargit la perspective à la situation transnationale. 11. C’est-à-dire les relations qui peuvent leur être utiles au Sénégal. 12. Sur le déclassement des diplômés africains en France, on peut lire A. GUÈYE (2001).

RÉSUMÉS

Ce texte traite des pratiques transnationales de scolarisation dans leur pays d’origine d’enfants d’immigrants sénégalais en France. Ouvriers et employés pour la plupart, établis dans les quartiers populaires confrontés à des difficultés multiformes, ils voient leurs enfants inscrits dans les écoles françaises s’engager dans des processus d’échec. Certains parents envoient alors leurs enfants dans des établissements d’enseignement secondaire au Sénégal, à la fois pour les préserver d’un environnement peu favorable aux études, ensuite pour créer en leur faveur les

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conditions d’un engagement dans des dynamiques de réussite scolaire et sociale. Le détour par le pays d’origine fonctionne alors comme la recherche d’une excellence.

This paper focuses on peculiar schooling practices of Senegalese immigrants living in France and choosing to send their children back to the homeland. Belonging most of the time to the working classes, they are established in poor districts where they experience failure at school and at last social marginalization. To avoid such trajectories, some of these parents attempt to set up projects of mobility for studies for their children during the early phase of the secondary education. These parents settle on the most excellent public and private schools in Dakar thanks mainly to their relationship networks. Therefore this transnational detour functions as a mean to achieve a certain excellency.

INDEX

Mots-clés : France, Sénégal, enfants d’immigrants, échec scolaire, mobilités pour études, excellence Keywords : France, Senegal, immigrants children, school failure, mobility for studies, excellency

AUTEUR

HAMIDOU DIA Centre Population Développement, IRD, Paris.

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Triangulating between Church, State, and Postcolony Coopérants in Independent West Africa Triangulation entre Église, État et postcolonie : les coopérants dans l’Afrique de l’Ouest indépendante

Rachel Kantrowitz

1 Father Marguet left France on May 4, 1970 to spend twelve weeks in Francophone West Africa1. He went to cities and small towns to visit French nationals teaching in West African Catholic schools. Though Father Marguet’s trip occurred ten years after West African countries gained political independence, the number of French nationals teaching in the region had continued to increase. Known as coopérants, these recent high school and university graduates worked for the French government under the French development program called Cooperation.

2 Examining the role of coopérants in West Africa brings into focus both continuities and ruptures from the colonial to the independence period. It also illustrates how a range of actors deepened ties between France and West African countries at the very moment when many officials, both French and African, spoke of severing or loosening them. Recent work has begun to demonstrate the significance of Cooperation and coopérants. These studies, however, concentrate on the administrative apparatus of Cooperation and on the Maghreb more than on Subsaharan Africa, the latter of which in fact hosted more coopérants than any other region during Cooperation’s tenure2.

3 Coopérants and various Catholic organizations affiliated with the schools blurred the line between Church and state in West Africa—a multi-religious and largely Muslim region. Coopérants themselves were not necessarily practicing Catholics. However, most Cooperation-funded schools were Catholic. Father Marguet’s visit demonstrates how the French presence in early independence West Africa was increasingly entwined with the Church’s. Both secular accounts of African nation-building and an emphasis on French laïcité have partially obscured such Church-State linkages3. Coopérants demonstrate the primacy of French culture and language in the postcolony as part of the nexus between Church and State.

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4 Scholars often look at Franco-African relations from an official, diplomatic—and therefore predominantly secular—angle. This article instead demonstrates that though these relations were shaped by French and African governments’ decisions, Franco- African relations were a product of everyday negotiations among coopérants, local teachers, clergy, and Catholic organizations as much as they were shaped by decisions of French and African governments4.

5 These everyday negotiations took place in a context where both French and African governments perceived a need for continued French involvement in education. Without formal political power in independent West Africa, French officials sought to maintain influence through French culture and language. The cultural landscape of newly independent West Africa was as uncertain as the political one: it was not clear whether Francophone ties would decrease as the region sought to strengthen affinities with an Arabophone world, especially in the case of Senegal. Schools were one of the main venues for the French government to exercise its influence.

6 African leaders, many of whom attended metropolitan or French-funded schools themselves, were often partial to the French educational system, and needed coopérants because they faced a dearth of locals who were adequately trained pedagogically while also possessing sufficient French language skills. Two African leaders with quite different relationships with France both received coopérants in their countries— Senegalese Leopold Senghor, agrégé in France, and Beninois Mathieu Kérékou, a Marxist who rejected much of French influence. Far from being a comprehensive consideration of all African leaders’ viewpoints, their example nonetheless suggests that African leaders accepted coopérants for a diversity of reasons and helps explain why their presence endured.

7 This article examines how coopérants in Catholic schools fulfilled a range of roles in the postcolony: as the cultural currency of a newly technocratic French culture, as putative experts, as “good youth of value”, as representatives of the Church, and as indispensable members of the educational system. Coopérants—whether Catholic or not —were constantly triangulating between the Church, the French state, and the postcolony. With administration thin on the ground, coopérants’ daily interactions with West Africans were crucial. They—in concert with African officials and clergy— reconfigured Franco-African relations. Rooted in a deep history of Catholic missions, reinforced by mutual expediency for French and African officials alike, coopérants’ prominence in West African education was the result of a concerted effort. Yet it gave rise to its own reality. Coopérants became central to the functioning of a particular cultural, religious, and educational landscape which they helped create: the continued prominence of French-style, French language education in independent West Africa.

The Origins of Cooperation

8 Cooperation was an old organization with a new name. After the Second World War, French officials attempted to reform their empire in order to save it. As part of these reform efforts, they created the Investment Fund for Economic and Social Development (FIDES) in 1946. It retained this name until 1959—one year before most West African countries became independent from France—when the government created the Ministry of Cooperation. FIDES funding for France’s overseas territories went towards a range of infrastructural projects: from bridges to hospitals, from irrigation schemes to

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schools. For a variety of linguistic, cultural, and financial reasons, French officials chose French missionaries to run the majority of FIDES and Cooperation-funded schools.

9 Schools had long served as a way to imbue West Africans with French linguistic and cultural values. Yet the cultural stakes of education became particularly high with the trend towards universal education. No longer would education be the exclusive domain of elites; French officials aimed to educate all West African children of school age. Organizations like UNESCO championed this idea after the Second World War, and the international impetus of education for all continued in the postcolonial era. The students of these FIDES- and Cooperation-funded schools were part of a large generational shift where many more children received an education than in prior eras. The creation of FIDES was thus a turning point for the history of education in Francophone West Africa. Despite much excellent, relatively recent work on colonial- era models of French education in West Africa (Capelle 1990; Jézéquel 2002, 2003, 2005; Barthélémy 2010; Duke Bryant 2015), French-funded education in the region after independence remains understudied by scholars, especially historians5.

10 Greater numbers of children in schools required a correspondingly greater financial commitment from France. Indeed, French investment in education in West Africa increased after independence, accelerating a trend underway since the creation of FIDES. In Senegal, for example, the number of coopérants in education (the majority of which would have been teachers) went from 594 to 983 between 1961 and 19666. During this same five years, educational personnel went from being 36% of the overall number of Cooperation personnel to 68% percent (See Figure I). Education across West Africa generally received a larger percentage of funding than the total combined spending on health, overall administration, and infrastructure. Further, education was the only sector to increase in this time period. In Senegal by 1976, there were 1,073 people working in education, out of a total of 1,373 coopérants in the country7.

11 In 1959, the same year FIDES changed names to Cooperation, the Debré law passed in the French National Assembly, allowing public funds to be allocated to Catholic schools (Bauberot 2004). Yet what was new in metropolitan France had long taken place in West Africa. Historians have already demonstrated that laïcité did not hold for France’s empire but have only just begun to consider what this meant for the period after independence (Daughton 2008; Daughton & White 2012; Foster 2013). FIDES funding drastically increased the number of missionary-run schools and therefore the overall missionary presence. Already embedded in communities, long trusted with educating the local elite before state-run schools existed, the missions were a convenient choice. With missionary societies paying as much as half of the salaries and operating costs, they were financially attractive as well. Each school employed a mixture of European and African clergy and multinational, lay teaching staff.

12 The FIDES policy of funding missionary schools laid the religious, intellectual, and infrastructural groundwork for the network of coopérants and the continued presence of Catholic schools in West Africa after independence. Histories of the early independence period that emphasize secular, nationalist movements may miss the necessarily transnational religious networks that circulated within and beyond former French imperial boundaries as well as across newly established national ones.

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Figure I: Evolution Of Number Of In Technical Assistance Personnel In Senegal8

French Cultural Currency

13 In the aftermath of decolonization, French officials maintained their support of schools as a cornerstone of France’s cultural policy. As formal sovereignty ceased to exist, cultural policy and other forms of soft power only grew in importance. Both French and African leaders found this domain of influence to be more politically acceptable than other forms of assistance or intervention. It is worth keeping in mind that standing French armies in many West African countries and the creation of the CFA, the West African currency tied to the French Franc (and now tied to the Euro), were other ways France exercised influence, if not control. Yet, in examining cultural influence, another type of currency was at work besides the CFA, similarly pegged to French standards.

14 Coopérants became a prominent part of the cultural currency in the region—both as the medium of investment and the metric for measuring France’s cultural reach. France’s “fundamental preoccupation”, according to the Secretary of State in Charge of Foreign Affairs of Cooperation in 1966 writing to the French Ambassador in Dahomey, was to preserve its “cultural capital” in Africa9. In the context of the Cold War, officials hoped that Catholic schools would also help stymie Communism. Many French officials believed that primary education had degraded to a point where it was not certain whether French would prevail. The Secretary of State wrote “[t]he Africa that yesterday was French is not yet truly Francophone today”10. It was unclear whether West African countries would belong to a greater Francophone world, an Arabophone one, or something else entirely. For French officials it was imperative that West African schoolchildren learn in French.

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15 Catholic schools and a host of Catholic organizations ensured that coopérants had a venue for exporting their cultural currency. The Catholic Delegation to Cooperation (DCC), founded in 1968, streamlined and formalized linkages between Cooperation, education, and the Church. The DCC facilitated the recruitment, training, and placement of coopérants in West African schools, attempting to standardize what was a more ad hoc process under FIDES. It was as part of this Catholic network that Father Marguet journeyed to West Africa. Upon his return to France, he lobbied Catholic officials to expand the role of the DCC, pending approval from the National Council of the French Episcopate11. French officials, both Catholic and not, took their role as a given and were chiefly concerned with the quality of their involvement in West Africa. The DCC Secretary General Father Boissonnet firmly expressed this stance in declaring: “Cooperation is a fact. It is even a human necessity. But WHAT Cooperation do we need to carry out? The ‘why’ appears to be answered by everyone, albeit with different nuances. What is left is to specify the ‘how?’”12. As cultural currency, then, coopérants were neither entirely certain of what cultural values they were to export, nor to what end.

16 French nationals teaching in West Africa were a heterogeneous group of older clergy, young seminary students, and coopérants—some of whom were born into the Catholic faith but were not necessarily observant. Regardless of their degree of adhesion to the Church, they were all in a delicate position in two respects: first, they were in majority Muslim or multi-religious countries, and second, they did not always agree with African clergy. This affected the day-to-day workings of the DCC. Father Marguet relayed the opinion of certain DCC officials, who were none too pleased with African clergy: “Certain posts are occupied by perfectly inefficient African priests. In these cases [the ministry of Cooperation] has no competent interlocutor to discuss problems of Cooperation and the DCC”13.

17 African clergy tended to be more conservative than many of the coopérants, seminary students or not, who ascribed to more liberal interpretations of Catholicism14. African and French clergy who were more senior (both in rank and age) often agreed more with each other than with the younger generation of seminary students and coopérants15. Though there were certainly nationality—and race-based fissures, here the differences were generational. Coopérants often found that the schools reflected what they viewed as a retrograde version of Catholicism. Coopérants came to West Africa to work in French Catholic schools at the very moment when the Church was reevaluating its role both within and outside of Europe.

“Very Technical Assistants”

18 A changed Church reflected a changed Europe and French officials sought to shape the new post-imperial order. When they re-baptized FIDES as Cooperation, they at once embraced the model of a mutual partnership and jettisoned all explicit reference to their own responsibility for economic and social development. Indicative of these changes was the fact that coopérants were also known as “technical assistants”, or, in the words of one Dahomean official, “very technical assistants”16. This nomenclature registered a recalibration in French official thinking. Culture, in effect, was reduced to a specialized ingredient the French could provide, rather than the expansive idea of la

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mission civilisatrice or even mise en valeur, which in previous eras of French colonialism motivated more comprehensive attempts to transform African society17.

19 French officials and organizations maintained their expertise, hosting symposia and conferences on a range of issues related to education in Africa. However, this was largely in a theoretical or academic context, or at the highest of ministerial levels. The impact of these circles on the daily lives of students and teachers—both French and African—is difficult to trace. The foot soldiers of Cooperation were the coopérants who taught. They were the opposite of experts. Somewhat akin to the American Peace Corps volunteers, they were young, generally recent graduates of high school, university, or seminary with little to no professional training18. Prior to departing for Africa, coopérants often had no exposure to the region, perhaps only having read about French West Africa or the French Union in textbooks as schoolchildren. Therefore, they were experts only insofar as they possessed French passports and spoke French as their native language. Their status as non-experts does not fit easily with existing studies that emphasize the role of experts in development projects19.

20 French Cooperation officials abandoned larger infrastructural projects from the colonial era not only because they were costly, but also because, unlike schools, French culture was not an essential ingredient. Presumably French officials were as good at building bridges as they were schools, but schools could be sustained with cost- effective, non-expert coopérants and would better ensure the future of French culture and language than bridges would. This suggests that despite the designation of coopérants as “technical assistants”, technical expertise itself was neither France’s unique post-independence niche nor priority. What France could uniquely offer was its language, culture and pedagogy.

21 Coopérants were a part of broad debates about France’s role and aims in West Africa. They helped repurpose colonial-era ideas of la mission civilisatrice and of economic and social development into concepts of “technical assistance” and “cultural cooperation” that were more palatable but no less central to Franco-African relations.

“Good Youth of Value”

22 In a confidential telegram to Parisian officials in 1966, the French Ambassador to Senegal quoted French President and the Prime Minister as saying that technical assistance “should not last ten years, or twenty years, but one hundred years because history has demonstrated that without a long impregnation, the influence of a country quickly disappears”20. The Ambassador noted that De Gaulle had even drawn a historical parallel between technical assistance in the postcolony and the Roman legions in Gaul, stating that Roman influence had survived there because they had occupied the area for several centuries.

23 De Gaulle’s military reference to the Roman legions was actually quite apt, since coopérants teaching in West African schools were often doing so to fulfill their military service. Officials’ debates about these particular recruits demonstrate a heightened sensitivity to how motivations and spiritual background might correlate with locals’ perceptions of Europeans in West Africa. French officials concluded that everyone, whether military, civilian, religious, or layperson, needed to embody a “real missionary spirit” before going to West Africa21. This significant blurring between religious and lay

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personnel proved to mirror the place of Catholic schools in West Africa itself. While deeply imbued with religious values and run by reli gious personnel, they also performed a civic function, and served a majority Muslim population in some regions.

24 DCC officials attempted to ensure that those coopérants chosen were Christian enough for the institutions awaiting them. Officials admitted that this was a challenge, noting that since “[t]he missions have not ‘evolved’ as fast as the mentality of the French youth, the absence of regular religious practice is a real obstacle to sending good youth of value to missions”22. If, as shown in the previous section, these coopérants were to be technical agents of French culture, then the DCC was the agency that helped monitor the content of such culture, screening potential coopérants for the right “spirit”, providing them with a pre-orientation, and priming them for what to expect or think of their work in West Africa.

25 One subset coopérants known as VSNA, the French acronym for Volunteers for Active National Service, attracted special attention. The VSNA worked in schools, hospitals, and as engineers23. They had access to military facilities in West Africa such as the hospital and the supermarket on the base, and were paid a lower salary than civilian coopérants 24. The care DCC officials took with the VSNA reveals a central ambivalence about how the motives of coopérants could affect their work in West Africa. The French Army Vicariate and the Catholic Committee of French Friendship in the World was initially in charge of this special category of coopérant. After 1968, the task of overseeing the VSNA fell to the DCC, which was partially created for this very purpose.

26 French officials had reservations about combining the two groups of people: those who came to fulfill their military service and those who volunteered for other reasons. In a 1966 meeting, officials asked, “Should we mix the civilians and the military? [This could be] dangerous, because the problems are very different ([in terms of] duration, spirit)” 25. The officials elaborated: “[There is] danger in mixing those who go out of generosity, and those who go to cut down on their military service. Should we send members of the military to teach in Catholic schools if they go because they cannot do anything else?” 26.

27 While it was certainly a concern that some taught in West Africa merely to avoid military service, this formulation oversimplified a divide between those who went for “pure” reasons and those who went for less pure ones. For many VSNA, Cooperation was a way to enhance their careers while also being of use to African countries. Jean- François Brière was a VSNA who worked as a teacher in Senegal starting in 1970. With a bachelor’s degree in history, he saw teaching as more useful, and more related to his studies, than serving in the military27.

28 A 1969 survey found that almost half of the VSNA were in Senegal partially or entirely to avoid military service. Some of the other teachers and missionaries at schools in Senegal complained about the VSNA, saying they were not well trained and implying that they were disrespectful of older, more seasoned teachers28. However, another report found that with time, the other teachers and staff viewed the VSNA in a more positive light. Coopérants—whether VSNA or not—were unfortunately sent back to France just as they were starting to learn enough to become really valuable to the schools they were serving29. Indeed, educational officials in West Africa such as Mr. Clerici, in charge of teaching, complained to officials at the DCC that once VSNA finished their service, they abruptly left, disrupting the institution where they were placed30.

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Illustration I: Jean-François Brière’s French army “livret individuel”31

With permission from Jean-François Brière.

29 The authors of the 1969 survey thus demanded that more supplementary contracts be granted to the VSNA so that they could serve in the same school for a minimum of two years. However, these supplementary contracts cost more and were often not financially feasible32. When the VSNA learned they did not receive their supplementary contract, some officials reported that they made less of an effort in their work thereafter. They concluded that the VSNA were “in essence ephemeral and passing through”33. This was not good for students, who were “tossed every year between different teachers and different methods”34. Concern over the motives of VSNA and coopérants makes sense in a context where their numbers were so significant: more went to West Africa than any other world region. (See Figure II). This numerical reality had to do with a set of factors: insufficient numbers of locally trained teachers, the perceived need for French-speaking teachers, a relatively “successful,” non-violent decolonization, and the long history of French missions and teachers in West African schools35.

Figure II: Numbers of Teachers, Technicians and Doctors sent by the DCC since its creation in January 1968 to third world countries and French Departments and Overseas Territories

1968 1969 1970 1971 1972 1973

French West Africa Foreign regions: 286 292 280 293 281 182

North Africa, Latin America, Near, Middle and Far 175 159 117 113 92 71 East

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French Departments and Overseas Territories 55 74 59 57 44 46

516 525 456 463 416 299 (147 (87 (109 (82 (42 (43 TOTAL of Coopérants fulfilling their National Service S/ S/ S/ S/ S/ S/ 85 R) 91 R) 90 R) 75 R) 47 R) 24 R)

Spouses that obtained a post through the DCC 21 32 75 94 72 63

General TOTAL of personnel 537 557 531 557 489 362

S = Seminary students R = Clergy36

Representatives of the Church

30 Coopérants were charged with representing the Church as well as France. French governmental and Catholic officials alike worried that a negative perception of the VSNA would reflect poorly on the missionaries and on Catholicism. One report from Senegal stated that when locals saw a white person, they assumed that this person was Christian. Hence, the reputations of the two were linked37. Here the reputation went both ways: the French government wanted coopérants to represent France positively, while at the same time coopérants often had to contend with French missteps that preceded them.

31 Officials’ reservations about the VSNA notwithstanding, they continued to be sent to West Africa in significant numbers. Indeed, in discussions about recruitment needs for the Catholic schools, the VSNA came up in a different light: officials needed a constantly rotating set of the VSNA to replenish and staff the schools. In the 1970s there were signs and rumors that the funds for the VSNA to serve as coopérants were to be reduced. Perhaps this is one reason why Father Marguet—whose trip to West Africa for twelve weeks in 1970 opened this article—was sent to examine the state of Cooperation and coopérants. After his trip, he and other French officials urged that the DCC be granted more authority in recruiting the VSNA as well as civilian coopérants should the numbers of the VSNA be reduced38.

32 Sometimes the DCC received requests on behalf of individual schools for teachers qualified to teach specific subjects. In May 1969 for example, Father Georges Hounyeme, the National Director of Catholic Education in Dahomey, wrote to Father Boissonnet of the DCC to request teachers for specific subjects at several junior seminaries, middle schools, and high schools39. At the end of his letter, Hounyeme implied that Boissonnet had gone over his head in initiating direct contact with these institutions. Hounyeme said that while this was the DCC’s right, he preferred they went through him first, because he may have a better sense of the needs of individual schools40. Thus the DCC both empowered local missionary groups and clergy while also at times superseding them.

33 The DCC’s contact with coopérants often began before they arrived in West Africa. A DCC committee composed of about fifteen religious organizations trained the young teachers41. They designed a course for students in their last year of high school and for

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university students who were getting their bachelors degree. The goal was to better cater to the needs of missionary organizations who sought pedagogically and spiritually prepared teachers. The curriculum they offered covered catechism, information on missionaries, an introductory course on Africa, and another on pedagogy. The registration form for the course informed prospective teachers: “Africa has a need for teachers, but especially for trained and qualified teachers, AN ACCELERATED TRAINING IS INDISPENSABLE”42.

34 Through these training courses in France, the DCC served a central role not only in coordinating and recruiting teachers, but also in facilitating transmission of certain ideas about Africa, Christianity, and teaching. European and African priests ran sessions organized by Interservice, one of the organizations that worked with the DCC43. Thus the DCC and the Catholic organizations that were a part of it provided a platform for learning about Africa through a decidedly Catholic lens. In some courses, African priests taught about Africa and shaped this lens.

35 French officials considered those coopérants recruited via the DCC to be more committed to their jobs and to rural development than those recruited otherwise. In his report Father Marguet praised those who, in their spare time after school, ran sports clubs, adult literacy classes, and other activities. Yet officials in West Africa questioned the efficacy of such pre-departure training44. Another report, written around 1972, asserted that having a week of intensive training “only brings fragmentary information without lengthy practice”45. The authors suggested that these trainings should instead present the real problems that the VSNA would encounter depending on the country to which they were assigned46. Still many coopérants received no pre-departure training at all, as was the case for Jean-François Brière47.

36 Despite its training workshops and decision making role in France, the DCC had little to no presence on the ground in West Africa. Thus the coordination, from the ideological to the practical, largely ended on French soil. The individual schools were generally responsible for paying, housing, and providing for the teachers once they arrived48. In the case of the VSNA in Senegal there was a Welcome Committee that offered training sessions. One such session held in Dakar for a week in 1968 consisted of a series of presentations by Senegalese administrators and teachers on history, geography, administrative organization, the constitution, educational problems, rural development, touristic sites, and health and hygiene in Senegal49.

37 The case of the coopérants and the DCC demonstrates that despite the history and reputation of centralization for both France and the Catholic Church, exchanges between coopérants, Cooperation officials, African and French clergy, and others reveal a highly decentralized landscape and a shifting sense of purpose. Individuals and local factors largely determined administrative boundaries and educational responsibilities.

“An Essential Element” or “A Dangerous Complicity?”

38 Despite their minimal training, French coopérants were crucial staff for West African schools facing a shortage of locally trained and qualified teachers. Thus African officials generally disputed the terms of Cooperation, but not its existence. In not disrupting the status quo, coopérants served elite African interests as much as French ones. This demonstrates that the axis of shared interests between elite Africans and the French

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government forged under the colonial period did not disappear after decolonization. Dahomean leaders in the early era of Mathieu Kérékou’s Marxist revolution often preferred coopérants to local teachers due to what some thought was an inferiority complex. Coopérants were, in the words of one official, “hypocritically courteous and calculatingly docile” and thus leaders often preferred them to African teachers who may have wished to challenge authority or air different opinions50. Though this view perhaps oversimplified a divide between the political beliefs of coopérants and African teachers, it is nonetheless instructive. Some West African leaders may have feared insurrectionism from their own, local workforce more than the ramifications of the continued presence of French nationals.

39 Even if West African leaders wanted to do without coopérants, to completely replace them would have been an enormous task. A secret telegram from 1966 quoted the President of Senegal, Leopold Sedar Senghor, as saying: “We are still [...] a young nation and we cannot dream of renouncing technical assistance on a military level or on the level of education and economy. We cannot fly with our own wings, before a long time, at least a generation. It is therefore essential that French technical assistance in Senegal [...] and other Francophone African states be planned and organized for over twenty years”51.

40 Senghor’s sentiment reflects a numerical reality of dependence that would take time to overturn. In 1960, Senegal counted 330 secondary school teachers. Of those who held the highest level of qualification, 33 were Senegalese and 153 were coopérants52. Of those with midlevel qualifications, 66 were Senegalese and 78 were coopérants53. In Dahomey, the numbers were similar54.

41 From the very first Senegalese educational plan after independence, written by the Technical Commission of Education and Formation of Cadres for the years 1960 to 1964, officials reported that they should orient their educational system towards training enough locals to replace all of the coopérants. They estimated that they would need to train approximately 1,600 students to do so. Yet they also mentioned that due to the duration of their schooling, these students would likely not enter the workforce until at least 197055. Well-educated Africans often opted for more remunerative jobs than teaching, thus exacerbating the teacher shortage. The fact that coopérants earned much more than their local peers likely contributed to this problem.

42 Despite the higher wages that coopérants enjoyed, their life was far from easy. Father Marguet reported on the hardship and isolation that many coopérants experienced, which he believed could and should be mitigated56. Outside of urban centers like Dakar where coopérants socialized often, coopérants in rural areas had little outside contact57. Father Marguet concluded that the DCC should make regular visits to appraise the moral, material, and financial conditions of the coopérants58. For their part, coopérants believed their standard of living could be improved if there were better facilities to school their own children, more generous housing allowances, improved housing conditions, and more support from the Ministry of Cooperation for their workers’ union.59

43 African leaders faced a dearth of locals to assume jobs previously held by FIDES workers in the colonial era60. Similarly, French officials lacked an entirely new pool of people to be coopérants: many upper-level officials had also worked under FIDES. Officials wondered whether they could use former functionaries from the colonial service to work in independent West Africa. Indeed, as Julien Meimon (2005a) has shown, many of

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the FIDES personnel worked in similar positions for Cooperation61. French officials believed that West Africans rejected the principle of the former overseas administration rather than the individuals that comprised it. Those who went to Africa after decolonization needed “a different etiquette”62.

44 Coopérants thus sought to distinguish themselves from others serving abroad. In a letter written sometime after 1966, coopérants deplored rules limiting their length of service: “Your department [Cooperation] seems to ignore that the place of French teachers in Francophone Africa is not at all comparable to that of their colleagues who serve abroad traditionally. We do not represent, in effect, a means to diffuse French culture among an elite, but we are, and have been for a long time, an essential element for national education for African countries and Madagascar. We certainly believe that Franco-African Cooperation needs reforms and adaptations, but there is no doubt that the way the measure was announced will only slow down the necessary reforms [...]”63.

45 Here, the coopérants offered two main arguments: that they were different from others working abroad and that they fulfilled an essential role, serving African countries as much as they were serving France. They also were careful to state that they were not merely catering to the elite. This was in keeping with the idea of universal education. Further, coopérants’ distancing from elites may have reflected the viewpoint that while elites were more capable of handling matters themselves, most Africans still needed French assistance.

46 Yet still others pointed to coopérants’ central role as a reason that French officials should radically rethink Cooperation. In one report representing the more extreme end of these views, the author deplored the high number of French teachers in African schools as propping up something that was not functioning well and could not be sustained. This report starkly compared Cooperation to a noose: “We sustain the [educational] system like the noose sustains the hanged, in providing half the professors (except in primary schools) and a third of the budget of the University: at this level, and by the results, it is no longer cooperation, but a dangerous complicity”64.

47 Still other officials cautioned that the problem lay in the fact that aid that had not changed over time, with African leaders having little say over where the aid went. The Minister of Cooperation wrote to the Ambassador of France to Senegal in 1976 and asserted: “The modalities of our aid in the cultural sector have only slightly changed for many years [...] Certain forms of this aid that were justifiable ten or fifteen years ago, today have an anachronistic character that does not escape our partners”65. It is important to note the reference to African countries as “partners”, in line with the rhetoric and orientation of Cooperation. The Minister’s statement reflects an acute awareness of the temporal rupture of independence alongside simultaneous continuities that undergirded the two eras—a central tension of Cooperation.

48 Some officials critiqued what they saw as coopérants’ role in perpetuating an educational system ill-adapted to the needs of the country. One report on Senegal noted that the economy was mainly agriculturally-based, and yet the schools were graduating students without agricultural skills, with few employment options66. French officials provided coopérants for a French-style, literary education, not a technical or agricultural one67. France’s sizeable influence on and presence in education in the West African postcolonies, then, delayed and in some cases hindered a more radical or comprehensive reconceptualization of the educational structure and curriculum aligned with the needs of these newly independent countries.

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Reconfiguring Franco-African Relations

49 African historians have established that decolonization was not a clean break politically nor economically. The case of the coopérants proves that the same was true of culture. Exporting language, culture, and pedagogy had long been a part of the French empire, and this exportation increased—largely via coopérants—after independence in West Africa. The continued presence of French nationals has had important consequences for the educational sector in West Africa: the French-style curriculum, the fact that French remains the language of instruction, and the prominent place many FIDES—and Cooperation-funded Catholic schools maintain today. This French-style education, in turn, shaped a key generation of schoolchildren, many of whom went on to hold prominent posts in their countries. Independence meant not only that African leaders and clergy had to adapt to a new relationship with France, but also that the French government and Catholic organizations had to adapt to new conditions in West Africa. The Franco-African relationship was a product of everyday negotiations as much as it was a consequence of decisions made in Dakar, Paris, or Vatican City.

50 The fact that Catholic organizations were some of the primary motors driving Cooperation sheds light on the ways in which the French presence abroad, even after 1960, was intertwined with the Church’s reach—a durable cultural legacy that the local population inherited and repurposed. As Africans replaced foreign-born teachers, administrators, and clergy, French culture became embedded in institutions that West Africans made their own. While French coopérants triangulated between Church, state, and postcolony, African Catholics were part of all three of these nodes. Indeed, they point to a different triad—Francophone, African, and Catholic—that was increasingly at play within and beyond the educational realm. Independence presented an opportunity for African clergy and African-based Catholic organizations to realize their own visions of an independent West Africa. I would like to thank Frederick Cooper, Elizabeth Foster, Sarah Griswold, Geoffrey Traugh, Kelly Duke Bryant, Jennifer Johnson, Megan Brown, Terrence Peterson, and Romy Sanchez for their helpful feedback. Special thanks also to Jean-François and Eloise Brière. This article is largely drawn from my PhD dissertation in History (KANTROWITZ 2015) based on research in Senegal, Benin, France, and Italy, where I consulted over a dozen archives, and conducted over sixty interviews with former students. Many of the archives I cite in this article are not official archives open to the public. In using the term postcolony, I gloss A. MBEMBE (2001), and with it I invoke his idea of multiple temporalities, of “multiple durées made up of discontinuities, reversals, inertias”.

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NOTES

1. Dakar DNEC 3 S 27. Délégation catholique pour la Coopération (Service national). Rapport relatif au voyage en Afrique francophone du Père Marguet au sujet du Service national dans l’Enseignement catholique 4 mai-14 juillet 1970. Paris, 7 October 1970, p. 1. 2. For statistics on the number of coopérants in each region, see Figure II. On the Maghreb, see, for example, B. EL M ELLOUKI R IFFI (1989), C. V ISIER (2003), J.-R. H ENRY & J.-C. V ATIN (2012). On Cooperation from an administrative angle, see P. CADENAT (1983), J. MEIMON (2005a, 2010: 53-65), R. BANÉGAS, R. MARCHAL & J. MEIMON (2007). Notable exceptions that look at education and other cultural aspects of Cooperation include A. BOURGI (1979), S. MESLI (2013), O. GOERG & M.-A. DE SUREMAIN (2014). 3. For more on the Church and French decolonization, see E. FOSTER and G. CHAMEDES (2015) and D. FONTAINE (forthcoming). 4. The other quotidian point of contact for coopérants was with students and their families. While these relations were mutually impactful on an individual level, coopérants were not directly accountable to these groups and thus they figured less into their overall strategies. On the student experience, see R. KANTROWITZ (2015). 5. There are a few notable, manuscript-length exceptions to this temporal focus on the colonial period, including E. LANOUE’s (2006) work on Catholic schools in Côte-d’Ivoire and P. BIANCHINI (2004). 6. CADN Dakar Ambassade 403 Série ACT. Mission française d’aide et de coopération. Évolution des effectifs du personnel d’assistance technique du Sénégal. 7. CADN MCAC Dakar 355. Fiche signalétique du Sénégal. Ministère de la Coopération. September 1976. 8. CADN Dakar Ambassade Série ACT 403. Mission française d’aide et de coopération. Évolution des effectifs du personnel d’assistance technique du Sénégal. 9. CADN Cotonou Ambassade 14. Section titled “I. Les Caractères originaux de la politique française de coopération avec les États africains et malgache”, p. 1. Dahomey is present-day Benin. 10. Ibid., p. 3. Section titled “Chapitre IV: Enseignement et Formation”. 11. Dakar DNEC 3 S 27. Délégation catholique pour la Coopération (Service natio nal). Rapport relatif au voyage en Afrique francophone du Père Marguet au sujet du Service national dans l’Enseignement catholique 4 mai-14 juillet 1970. Paris, 7 October 1970, p. 6. 12. Ibid. Emphasis in the original. 13. Ibid., p. 11. 14. Ibid., p. 4. 15. Ibid. 16. CADN Cotonou Ambassade 14. “La Coopération internationale”, n.d. [1972?], p. 1. 17. This is consistent with F. COOPER’s (1996) argument about labor and decolonization. A. CONKLIN (1997: 23) translates “mise en valeur” as “rational economic development”. 18. For a look at Peace Corps volunteers, missionaries, and other Americans who taught abroad, see J. ZIMMERMAN (2008: 22) who finds too, that teachers after the Second World War were more

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likely to consider their impact on local cultures. This puts the French postwar shift into a broader context. 19. Here I chiefly refer to T. MITCHELL (2002). However, the literature around experts and development continues to grow (outside of the discipline of history) with more recent works such as W. EASTERLY (2013). 20. CADN Dakar Ambassade 403 Série ACT. “Télégramme-Départ” Diffussion: Secret. Destinataire: Diplomatie - Paris, 5 July 1966. 21. CNAEF 63 CO 9. “Note d’information sur la délégation catholique de la coopération”, n.d., p. 2. 22. CNAEF 63 CO 3/1. “La délégation catholique pour la Coopération (D.C.C.)”. Abbé André Boissonnet, General Secretary, 8 May 1974, p. 6. 23. CNAEF 63 CO 3/1. “La délégation catholique pour la Coopération (D.C.C.)”, Abbé André Boissonnet, General Secretary, 8 May 1974, pp. 1-2. 24. Jean-François Brière, interview, Albany, NY, 3 June 2015. 25. CNAEF 63 CO 9. “Jeunes enseignants en mission. Compte-rendu de la Commission ‘Coordination, Statut, et Session’, Réunion du 9 février 1966, 14 h.,” 9 February 1966, p. 2. 26. Ibid. 27. Jean-François and Eloise Brière, interview, Albany, NY, 3 June 2015. 28. CADN Dakar Ambassade 608. “Questionnaire concernant les volontaires du Service national en service au Sénégal”, January 1969, p. 8. 29. Dakar DNEC 3 S 27. “Rapport relatif au voyage en Afrique francophone du Père Marguet au sujet du Service national dans l’Enseignement catholique, 4 May-14 July 1970”, [letter dated] 17 October 1970, p. 5. 30. Jean-François Brière’s “livret individual” shows that he deferred his military service from 1965 to 1970. It also details how he worked for Cooperation as a teacher in Senegal, departing by boat on 5 October 1970. 31. CNAEF 63 CO 9. Letter to Monsieur le Secrétaire général de la DCC, from Monsieur CLERICI chef du service de l’Enseignement et de la formation — secrétariat d’État aux affaires étrangères chargé de la coopération. 18 June 1971. 32. Ibid., p. 9. 33. CADN Dakar Ambassade 609. “L’Assistance technique française” 1972, p. 8. 34. Ibid. 35. On France’s decolonization process in West Africa as “successful”, see T. CHAFER (2002). 36. CNAEF 63 CO 3/1 “Annexe 1, Effectifs en enseignants, techniciens ou médecins envoyés par la D.C.C. depuis sa création en Janvier 1968”, “La délégation catholique pour la Coopération (D.C.C.)”, p. 6. Abbé André Boissonnet, General Secretary. 8 May 1974. 37. Dakar DNEC 3 S 27. “Rapport relatif au voyage en Afrique francophone du Père Marguet au sujet du Service national dans l’Enseignement catholique 4 May-14 July 1970”, [letter dated] 17 October 1970, p. 8. 38. Dakar DNEC 3 S 27. Délégation catholique pour la Coopération (Service national). Rapport relatif au voyage en Afrique francophone du Père Marguet au sujet du Service national dans l’Enseignement catholique 4 mai-14 juillet 1970. Paris, 7 October 1970, p. 6. 39. Junior seminaries, or petits séminaires, are for younger children, and are where aspiring priests went before attending seminary. 40. Cotonou Archévêche. “Abbé Georges Hounyeme à Monsieur l’Abbé Boissonnet, Délégation catholique pour la Coopération”, 14 May 1969. 41. CNAEF 63 CO 9. “Pre-DCC” letter from C.F.J.E. Comité pour la formation des jeunes enseignants pour l’Afrique, n.d [1966/7?]. 42. Ibid. Emphasis in original. 43. CNAEF 63 CO 9. Interservice. Programme de la session de préparation au départ. Poissy, 19-25 August 1967.

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44. Dakar DNEC 3 S 27. “Rapport relatif au voyage en Afrique francophone du Père Marguet au sujet du Service national dans l’Enseignement catholique 4 Mai-14 Juillet 1970”, [letter dated] 17 October 1970, p. 6. 45. CADN Dakar Ambassade 609. “Assistance technique française”, 1972, p. 7. 46. Ibid. 47. Jean-François Brière, interview, Albany, NY, 3 June 2015. 48. See, for example: Archévêché Cotonou. To Father Boissonnet from Father Superior Michel Durif, Director of the Petit Séminaire of Parakou, Dahomey “Demande de personnel pour la rentrée scolaire de septembre 1973”, 10 November 1972. 49. CADN Dakar Ambassade 608. January 1969. “Questionnaire concernant les volontaires du Service national en service au Sénégal”, pp. 4-6. 50. CADN Cotonou Ambassade 14. “La Coopération internationale”, n.d. [1972?], p. 1. 51. CADN Dakar Ambassade 403 Série ACT. Télégramme-Départ. Sécret. From: Ambassade de France, Dakar. Destinataire: Diplomatie Paris, 18 April 1966, p. 3. 52. Highest level of qualification, “cadres supérieurs”, was classified as one of the following: cadres supérieurs, agrégés, certifiés or licenciés. 53. Mid-level of qualifications is cadres moyens. Dakar DNEC 8 R 8. “Commission du plan: Rapport de la commission technique de l’enseignement de la formation des cadres et de l’information. Première période quadriennale du Plan 1960/ 1964”, p. 17. 54. SMA Paris. “Statistiques”, Église de Cotonou, 1967, p. 19. 55. Dakar DNEC 8 R 8. “Commission du plan: Rapport de la commission technique de l’enseignement de la formation des cadres et de l’information. Première période quadriennale du Plan 1960/1964”, p. 10. 56. Dakar DNEC 3 S 27. “Rapport relatif au voyage en Afrique francophone du Père Marguet au sujet du Service national dans l’Enseignement catholique 4 May-14 July 1970”, [letter dated] 17 October 1970, p. 12. 57. Jean-François and Eloise Brière, interview, Albany, NY, 3 June 2015. 58. Ibid. 59. CADN Dakar Ambassade 822. “État d’esprit des Coopérants”, Mission française de Coopération à Dakar, n.d. 60. The dearth of trained locals was despite the Africanization policies put into place beginning in the postwar era (PINTO 2013). 61. CADN Dakar Ambassade 403 Série ACT. “Le Problème de l’assistance technique française aux États de la communauté. Unsigned and n.d., p. 2. 62. Ibid., p. 3. 63. CADN MCAC Dakar 772. “Groupement des Agents de l’assistance technique en service au Sénégal”. Le bureau de la section “enseignants” à Monsieur le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères chargé de la Coopération. Document written by secretary C. Ferte, p. 1. 64. CADN MCAC Dakar 772. “Réflexions critiques sur la coopération culturelle”, November 1976, p. 2. 65. CADN MCAC Dakar 772. F. Wibaux, Minister of Coopération to the Ambassador of France, No 037567, 11 October 1976. 66. CADN Dakar Ambassade 609. “Réflexions sur l’évolution et les perspectives de l’assistance technique au Sénégal”, 5 July 1974, pp. 1-2. 67. This was also a result of the failures of rural schooling initiatives in the interwar years, which H. GAMBLE (2009) discusses.

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ABSTRACTS

After decolonization, coopérants went to West Africa to teach under the French development program Cooperation. France’s investment in the culturally charged realm of education demonstrates how ties deepened between France and West Africa at the very moment that many spoke of loosening or severing them. While scholars often look at Franco-African relations from an official or diplomatic angle, this article reveals how these relations were a product of everyday negotiations between coopérants, local teachers, clergy, and transnational Catholic organizations as much as they were shaped by the decisions of French and African governments. Coopérants played many roles: they were the cultural currency of a newly technocratic French culture, religious representatives of the Church, putative experts, and indispensable teachers in countries not able to fully staff their schools with locals. Coopérants reveal how France’s presence abroad after decolonization was intertwined with the Church, even in majority Muslim and multi-religious countries such as Senegal and Dahomey. France’s involvement and coopérants’ presence have had important consequences for education in the region, including on the curriculum, the fact that French remains the language of instruction, and the prominent place that many Cooperation-funded Catholic schools maintain today.

Après la décolonisation, les coopérants sont allés en Afrique de l’Ouest pour y enseigner sous l’égide de la Coopération, un programme français de développement. L’investissement français dans le domaine de l’éducation — profondément lié à celui de la culture — montre comment les liens ont été resserrés entre la France et l’Afrique de l’Ouest au moment où beaucoup parlaient de les rompre, ou du moins de les desserrer. Si les chercheurs ont souvent étudié les relations franco-africaines à travers une approche diplomatique ou officielle, cet article démontre comment ces relations étaient produites par les négociations quotidiennes entre coopérants, enseignants locaux, clergé, et organisations catholiques, autant qu’elles étaient influencées par les décisions des gouvernements français et africains. Les coopérants ont joué plusieurs rôles : ils ont été la monnaie d’échange d’une nouvelle culture française technocratique, des représentants religieux de l’Église, des experts putatifs, et des enseignants indispensables dans des pays qui n’avaient pas assez d’enseignants locaux. Le tournant pris par les enjeux des relations franco- africaines et l’histoire à grande échelle des écoles catholiques missionnaires dans l’Afrique de l’Ouest une fois traduits par le biais des coopérants — autant les catholiques que les non catholiques — aboutissent à une constante triangulation entre l’Église, l’État Français, et la postcolonie. Le cas des coopérants explique comment la présence française à l’étranger après la décolonisation est liée à celle de l’Église, même dans les pays majoritairement musulmans et multi religieux comme le Sénégal et le Dahomey. L’engagement français et la présence des coopérants ont eu des conséquences importantes concernant l’éducation dans la région. Le fait que le français demeure la langue officielle de l’enseignement et la place importante qu’un grand nombre des établissements auparavant financés par la Coopération ont gardé aujourd’hui en sont les meilleures preuves.

INDEX

Mots-clés: Sénégal, Dahomey, Afrique de l’Ouest, Église catholique, coopérants, coopération, décolonisation, enseignement Keywords: Senegal, Dahomey, West Africa, Catholic Church, volunteers, cooperation, decolonization, teaching

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AUTHOR

RACHEL KANTROWITZ Department of Education, Brown University, Providence, RI, États-Unis

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Rapport colonial : continuités et bifurcations

Cahiers d’études africaines, 221-222 | 2016 201

Les coopérants français en Algérie (1962-1966) Récits croisés pour une ébauche de portrait French Volunteers in Algeria (1962-1966). Crossed Stories for a Portrait Sketch

Sabah Chaïb

L’empreinte d’un groupe

1 Mémoires d’enseignants, d’ingénieurs, de médecins, d’architectes, etc., les témoignages de coopérants français en Algérie se multiplient au cours des années 2000, rendus visibles par la publicité éditoriale qu’offre la sphère internet. Investie en tant qu’espace de publicisation des récits, la Toile est un support mémoriel dynamique : appels à témoins entre anciens coopérants d’une même ville ou d’un même secteur d’activité, blogs et forums qui attestent de cette envie de rendre le passé vivant en retissant les liens. Les années algériennes des auteurs et internautes sont très variables (des années 1950 à 1990), suivies pour certains dans la période récente, d’un tourisme de la mémoire et de retrouvailles en Algérie. Aux récits de témoignages se joignent les récits romanesques, en France et en Algérie, dans lesquels le « coopérant » est érigé en personnage de fiction. Aux initiatives individuelles s’ajoutent les initiatives institutionnelles. Les recueils des mémoires professionnelles initiés par les comités d’histoire, les organisations professionnelles, corporatives ou syndicales participent d’un regain d’intérêt pour une histoire sociale des acteurs au sein de l’empire colonial puis en « post-colonie »1.

2 Les sciences sociales s’intéressent à la coopération franco-algérienne des enseignants (universitaires, instituteurs) et des ingénieurs (Kadri 1999, 2015a, b ; Henry & Vatin 2012). Les programmes de recherche Archicoop et Memocoop (2012-2015)2 ont eu précisément pour objet d’analyser « l’empreinte d’un groupe » selon l’expression de M. Halbwachs (1950) et de sonder la diversité des individus composant le(s) groupe(s) des coopérants français en Algérie, depuis l’immédiate indépendance et l’application des Accords d’Évian jusqu’à la fin des années 1970. Leur objectif est double : patrimonial

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(constitution des sources orales à partir d’une quarantaine de témoignages) et scientifique (apporter un éclairage sur les coopérants français en Algérie sur la base d’une grille d’entretien semi-directif)3. À la suite d’autres tentatives menées dans d’autres aires géographiques (Guth 1984 ; Raison-Jourde & Goerg 2013), notre enquête ambitionne de réaliser une histoire incarnée, saisie en ses modalités concrètes, ses expériences différenciées notamment de situations interculturelles, ses répercussions biographiques et collectives (strates générationnelles, expériences identificatoires, etc.).

3 En s’appuyant sur le matériel recueilli par les enquêtes ArchiCoop et MémoCoop et sur les archives du ministère des Affaires étrangères4, cet article souhaite apporter un éclairage sociologique sur les spécificités de la situation algérienne des coopérants français. C’est là un sujet peu abordé par l’historiographie française et algérienne. Absents de la scène commémorative mais de plus en plus présents sur la scène mémorielle, les coopérants sont encore peu visibles dans le champ historique franco- algérien, davantage tourné vers la période de la guerre. Le déplacement progressif du centre de gravité du travail des historiens vers le « moment 62 » et les sortie(s) de guerre (Mohand-Amer & Benzine 2012 ; Frémaux & Battesti 2014 ; Harismendy 2014) apporte de précieux retours et éclairages sur la période de l’immédiate indépendance et ses suites, qu’il s’agisse des Accords d’Évian (Morelle 2012 ; Pervillé 2012), du général de Gaulle et de son entourage (Kocher-Marboeuf 2003 ; Vaïsse 2012) ou de la colonie française. Aux récits mémoriels conflictuels et traumatiques, répondent aujourd’hui d’autres mémoires minoritaires (juifs et communistes) (Le Foll-Luciani 2015), ou d’autres éclairages sur des situations individuelles et collectives peu explorées (Bracco 1999 ; Daum 2012). Les regards et les problématiques s’ouvrent ainsi sur la pluralité des univers des Européens ou Français d’Algérie, pendant et après le conflit (témoignages abordant la coopération et les coopérants quand ils ne sont pas eux-mêmes directement impliqués). Agrégeant des situations administratives (Lacroix 2012) et humaines diverses, les « coopérants » renvoient à un groupe composite compte tenu des contrats de coopération signés sur place à l’été 1962, et plus encore, après l’automne 1962, une période d’arrivée « des coopérants avec la valise » selon l’expression employée par A. Ben Bella pour qualifier des individus débarqués de France, sans attaches préalables avec l’Algérie. La période comprise entre l’application des Accords d’Évian et l’année 1966 est riche et confuse en termes d’historicités en présence, de sociologie des acteurs et de registre de mobilités. Aux exigences dictées par la sortie du conflit et l’application des Accords d’Évian, succède pour les autorités françaises, l’adaptation nécessaire aux exigences d’un temps mondialisé et de concurrence entre nations. Cette nouvelle donne s’exprime dans la réflexion sur la coopération et la réglementation du statut du coopérant qui date de cette période (rapport Jeanneney sur la coopération en 1963, colloques [préparatoire et officiel] sur le devenir de la coopération française en Algérie tenus en 1964 et en 1965 ; premier bilan officiel des trois premières années de coopération paru en 1966 ; étape nouvelle dans la politique de coopération franco-algérienne avec les conventions signées la même année). Nous nous intéresserons, dans le présent article, aux témoins présents en Algérie pendant la période 1962- 1966, en mobilisant des données qui articulent sources écrites et orales, points de vue des institutions diplomatiques françaises et récits de vie.

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Coopérants en Algérie : une vue d’en haut

4 Jeunes gens dynamiques au service d’une histoire franco-algérienne en train de s’écrire mais « bonnes volontés, plus jeunes qu’expérimentés » (Secrétariat d’État aux affaires algériennes 1966 : 5) : voilà comment les autorités françaises, dans leur bilan officiel, décrivent les coopérants. Elles rassemblent ainsi sous la bannière de la « coopération », les personnes « sous contrat » et les initiatives individuelles ou encadrées par divers mouvements de jeunesse ou d’organisations estudiantines (JEC, Scouts de France, Mouvement chrétien pour la paix, UNEF, Union des Grandes Écoles, Service civil international). De cette jeunesse à l’image du monde enseignant, on loue les « vocations généreuses », les « dévouements qui ne requièrent aucune publicité de mauvais aloi ». Le bon grain foisonne face à une minorité de « gens sans grande compétence », cherchant « l’évasion, l’oubli ou le profit plus que la réalisation d’une véritable vocation » (ibid. : 17).

5 Alors que les trois premières années sont parées des nécessités de l’urgence et d’appel à toutes les bonnes volontés, l’année 1965 constitue un tournant pour la coopération, par-delà l’événement fondateur, pour ses répercussions internes et internationales, qu’est le coup d’État du colonel Boumediene (Grimaud 1984). Une « politique de coopération » souhaitée par les autorités françaises est définie. Le bilan officiel du Secrétariat d’État aux Affaires algériennes (1966 : 5) rappelle ainsi « les obstacles grands » d’une politique de coopération rendue « plus difficile, plus hasardeuse », compte tenu « des perspectives [...] bien différentes des espérances que l’on avait pu concevoir au moment du cessez-le-feu ». De fait, le règlement du conflit et la mise en place de la coopération sont inclus dans un même traité, les Accords d’Évian qui règlent le sort de la présence française en Algérie à l’issue de la guerre. Le Secrétaire d’État aux Affaires algériennes, Jean de Broglie, comptant parmi les négociateurs des Accords d’Évian, doit œuvrer pour la coopération dans ce contexte particulier. Aussi, le statut du coopérant répond-il, dans un premier temps, à l’urgence de la situation des Français d’Algérie en leur assurant une transition administrative (Lacroix 2012) et la possibilité d’étaler leur départ en France. Avec l’expiration des premiers contrats de coopération signés par les Français d’Algérie, d’une part, et l’expiration du délai de certaines dispositions prévues par les Accords d’Évian les concernant, d’autre part, l’année 1965 clôt en somme la phase de la gestion administrative dédiée à la population française d’Algérie depuis l’indépendance. La dissolution du Secrétariat d’État aux Affaires algériennes en 1966, atteste du tournant que constitue cette année 19655. L’enjeu pour le Secrétariat d’État aux Affaires algériennes est, en effet, l’élaboration d’une politique de coopération sur des bases autres que la gestion exceptionnelle qui a caractérisé la période écoulée depuis l’indépendance. L’objectif est de définir un modèle de coopération fondé plus clairement sur l’expatriation des coopérants et de déterminer des profils de candidats plus ajustés aux besoins stratégiques de la France en Algérie. Les échanges de lettres au cours de l’année 19656 entre Jean de Broglie, Secrétaire d’État aux Affaires algériennes, et l’Ambassade de France à Alger montrent les difficultés de la mise en place de la politique de coopération franco-algérienne (Brandell 1981). Le Secrétaire d’État déplore les manques et manquements (« incapacité », « mauvaise volonté persistante ») des interlocuteurs algériens, tandis que l’ambassade, représentée par le ministre délégué, Philippe Rebeyrol, exhorte le Secrétaire à « ne pas [nous] laisser décourager par d’inévitables lenteurs, des ajournements, des contradictions

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apparentes chez [nos] partenaires qui ne sont en dernière analyse que la face administrative de leur sous-équipement ». Ce diplomate en poste à Alger depuis 1962 entend la coopération comme une volonté de prise en compte des demandes des interlocuteurs algériens et une défense des intérêts économiques et culturels de la France, servie par une conviction toute gaullienne d’avoir à faire de l’Algérie un pays modèle en matière de coopération française : « Nous accomplissons une tâche qui ne sert pas seulement l’Algérie mais commande le maintien et le développement de notre présence dans une région cruciale pour notre pays »7. Dans le bilan officiel de la coopération franco-algérienne, « la valeur démonstrative » de cette expérience de coopération est revendiquée dans une formule qui évacue rapidement le passé de la colonisation pour une projection dans l’avenir « entre un État libéral évolué et un pays sous-développé dont la politique économique et sociale est révolutionnaire, entre une vieille nation et le Tiers-Monde » (Secrétariat d’État aux Affaires algériennes 1966 : 6). Retards de paiement de salaires, d’indemnités de licenciement, de frais de déménagement, etc., expliquent que la France doit « se substituer aux Algériens pour ne pas léser les intérêts légitimes de [nos] compatriotes »8 comme elle doit s’adapter à des recrutements de coopérants effectués directement par les autorités algériennes, en plus des demandes officielles que lui font parvenir ces mêmes autorités. L’envoi de personnels, de fourniture de matériel, de crédits substantiels destinés à « éviter une rupture brutale avec le passé », présente un coût pour la France. Aussi, tenir l’équilibre entre « les demandes justifiées » et « l’appétit » des autorités algériennes en termes de postes commande de « tirer les conséquences soit sur le plan financier, soit sur le plan de l’envoi de coopérants dans certains secteurs ». Une gestion nouvelle de la présence française en Algérie s’impose dès lors et exige de la part des services « un effort constant de recherches des postes qu’il n’est plus indispensable de pourvoir par des Français ». « Aller au-devant de leur propre souci d’algérianisation des postes » et défendre les intérêts français en certains domaines, règlent le jeu subtil des réductions et des créations de postes pour le Secrétaire d’État. Pour l’heure, l’ambassade reçoit, de la part du Secrétaire d’État, l’injonction « de donner des instructions très strictes pour que dans l’étude des demandes nouvelles des autorités algériennes, que dans l’examen des situations de coopérants actuellement en fonction, il soit tenu le plus grand compte des nécessités citées ci-dessus qui doivent permettre d’ici deux ans de maintenir l’Algérie dans une coopération fondée sur des bases plus modestes, mais présentant aussi un caractère plus homogène et plus durable »9. Une plus grande attention portée au recrutement selon les secteurs d’activité et la qualification du personnel français, est de nature à imprimer « un caractère homogène » et « durable » à la présence française en Algérie. En clair, à lui donner la physionomie d’un personnel très qualifié, au service d’une stratégie d’influence française, sur le plan culturel, économique et commercial. La constitution de « pôles français » dans certains secteurs jugés essentiels doit reposer sur un personnel français qualifié, à même de former le personnel algérien plutôt que de se substituer à lui. Cette stratégie commande dans les deux années à venir de ne plus, ni renouveler les postes ne relevant pas de l’encadrement, ni permettre aux coopérants d’exercer des tâches de gestion, sauf exceptions temporaires, afin que le personnel français occupe pleinement une position d’expertise.

6 L’adéquation aux titres et conditions exigés en France est désormais la règle pour tous les secteurs d’activité. Bien plus, ces mesures s’appliquent désormais aux conjoints d’agents en fonction « qui ne pourront désormais bénéficier de la coopération que s’ils remplissent eux-mêmes les conditions prévues pour un recrutement normal »10,

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décision qui affecte ainsi les couples en poste en Algérie. Les fonctionnaires ne répondant pas à ces exigences pourront être maintenus provisoirement en détachement auprès du Secrétariat d’État aux Affaires algériennes, mais en dehors du cadre de la coopération11. Le Secrétaire d’État propose la même mesure pour les épouses françaises d’Algériens, « sauf objection de votre part tenant à l’attitude incorrecte vis-à-vis de la France que pourrait avoir eue telle ou telle de nos compatriotes »12. Ainsi, « aucun contrat de coopération d’épouses d’Algériens ne devra être renouvelé, de même qu’aucun recrutement nouveau en coopération n’est effectué »13. Cette mesure est d’ailleurs appliquée promptement par l’ambassade dès décembre 1965. Les années 1966 et 1967 doivent permettre aux enseignants auxiliaires en poste ne remplissant pas les conditions, de passer leurs examens : « De cette manière seront encouragés les coopérants qui auront mis à profit leur séjour en Algérie pour améliorer leurs connaissances »14, sinon ce sera un retour obligé en France. La réponse de l’ambassade abonde dans le sens de cette instruction en invoquant « l’engagement moral » des autorités à favoriser des perspectives de carrière par la voie normale du concours, « à condition bien entendu qu’ils le méritent, par les résultats qu’ils obtiendront, d’une part sur le plan professionnel, d’autre part, lors des sessions d’examens pédagogiques français »15. S’il revient aux instances académiques algériennes d’apprécier la valeur professionnelle des enseignants auxiliaires, il revient aux services culturels de l’ambassade de veiller aux examens. Ces services « disposent désormais pour les années 1963, 1964 et 1965 d’archives d’examens bien ordonnées [...] et permettent également de déceler les candidats qui ont cru pouvoir négliger de se présenter à des examens »16. L’ambassade fixe des limites temporelles (1967) pour l’obtention des diplômes requis et porte un jugement sévère à l’endroit « des éléments inaptes » estimés « à quelque 300 noms pour le moins »17. L’exigence de qualité formulée à l’égard des enseignants témoigne de la normalisation progressive de ce secteur après avoir passé « les temps héroïques » (Secrétariat d’État aux Affaires algériennes 1966 : 10) des premières années de l’indépendance. Cette exigence s’applique d’ailleurs à l’ensemble du personnel enseignant français au Maghreb, au vu des travaux de la sociologue S. Guth (1984)18.

7 Les priorités définies pour les années à venir en ce qui concerne l’enseignement technique, secondaire et universitaire ainsi que les autres secteurs d’activité, ne sont toutefois possibles pour les autorités qu’avec la présence essentielle des coopérants militaires en Algérie qu’il faut encourager car ils constituent un personnel qualifié plus avantageux que le personnel civil en termes de coût : ils pallient, à moindre frais, la pénurie de coopérants en certains postes ; enfin, ils renvoient une image positive de la jeunesse pour l’un et l’autre pays19. L’envoi des assistants ou volontaires en service national actif en Algérie (ASNA/VSNA) est ainsi une « formule nouvelle » dans les accords franco-algériens20 : l’ambassade en comptabilise plus de 2 000 pour l’année 1965 lorsque les premiers effectifs étaient d’une centaine en 1964. Les ASNA/VSNA figurent donc parmi les pièces essentielles de la stratégie de constitution de pôles français, lesquels regroupent coopérants civils et militaires autour de grands centres21. L’ambassade abonde dans ce sens : « Ne pas gaspiller [nos] coopérants civils ou militaires dans des secteurs où les intérêts économiques ou commerciaux français paraissent absents »22. À la rigueur, certains petits centres peuvent être laissés à la charge des coopérants militaires. La division du travail à instituer entre coopérants militaires et civils permet à ces derniers d’investir pleinement leurs rôles de formateurs et « la relève » par des ingénieurs ou techniciens algériens « formés dans nos écoles »23. Cette stratégie

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d’influence française a donc des répercussions à venir sur l’affectation géographique des coopérants français en Algérie. Il en va de même concernant le regroupement souhaité par le Secrétaire d’État pour les classes gérées par l’Office universitaire et culturel français en Algérie (OUCFA), dont l’objectif essentiel est la scolarisation des élèves français : ce regroupement doit s’effectuer dans les localités où la présence française est forte et conduire à ne pas renouveler les contrats des agents exerçant leurs fonctions là « où la population française est maintenant très clairsemée »24.

8 Les instructions du Secrétariat d’État et les échanges avec l’ambassade règlent ainsi en détail la gestion d’une coopération que les autorités françaises souhaitent mieux diriger dans les relations bilatérales, en responsabilisant davantage les ministres concernés ainsi que les services dans les commissions mixtes franco-algériennes. Les instructions échangées dévoilent le modus operandi d’une politique de coopération algérienne, conçue dans le contexte d’une concurrence généralisée entre États pour la maîtrise des marchés et des ressources dans le Tiers-Monde (Verquin 2001). Ce contexte implique la constitution pour chaque État d’une élite internationale. Les contours de plus en plus restrictifs du statut du coopérant, passé au crible du raisonnement politique en termes de coût/avantage et utile/indésirable, témoignent de la volonté française de constituer cette élite en Algérie, alors pays de référence du Tiers-Monde.

9 Stéphane Hessel, diplomate en poste à Alger, chargé de la coopération entre 1963 et 1969, rappelle dans ses mémoires « l’imbrication étrange des Français de plusieurs sortes » (Hessel 1997 : 175) présents en Algérie. Les représentants consulaires sont également des observateurs attentifs de la colonie française, particulièrement dans l’ère nouvelle et inconnue ouverte par les premières années de l’indépendance algérienne. Les notes adressées à l’ambassade se succèdent. Les consuls sont occupés à « présenter le tableau de la colonie française », « rendre compte de ses inquiétudes, de ses espoirs », « scruter son avenir »25, compter et classer les ressortissants français en Algérie, prêter attention aux mobilités entre les deux rives. Si les statistiques avancées par les consuls doivent être prises avec précaution, ces derniers s’estiment plus assurés dans les considérations sociologiques portées à l’endroit de la colonie se présentant comme plus solides. Le consul de Sétif présente ainsi en avril 1963 un tableau des ressortissants de sa circonscription qu’il classe en trois catégories26 : la première est constituée par les « ressortissants français implantés sur le territoire algérien antérieurement aux débuts des événements de 1956, qu’ils soient d’origine métropolitaine ou natifs du pays » ; la seconde catégorie compte « tous les métropolitains venus sur ce territoire entre 1956 et le 3 juillet 1962. Cet élément est assez jeune, de 25 ans à 40 ans, et s’est fixé en Algérie pour différentes raisons : fonctionnaires volontaires ou mutés, enseignants venus au titre du Plan de scolarisation, jeunes gens démobilisés sur place et qui se sont mariés, etc. ». Enfin, la troisième « qui n’a pas été mêlée de près aux événements des dernières années [...] et ne craint pas la fréquentation régulière de la population indigène », est constituée de « tous les Métropolitains venus au titre de la Coopération Technique, postérieurement à l’indépendance du territoire algérien ». Il ajoute toutefois une dernière catégorie — « éléments de passage » — constituée du « personnel d’entreprises de travaux publics, ingénieurs en mission, géologues, etc. », soit une présence éphémère. L’image donnée des coopérants se présente ainsi par une durée de séjour plus longue. La classification adoptée, « bien qu’arbitraire » comme le souligne le consul, permet néanmoins de tirer « une interprétation d’ordre humain basée sur la date d’implantation » quant « à

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l’attachement des intéressés au pays » et « l’étude des relations entre les deux communautés ».

10 Les rapports qu’entretiennent ces groupes avec la population algérienne apparaissent déterminants pour expliquer la configuration des relations entretenues au sein même de la colonie. Alors que les deux premiers groupes vivent en marge de la société algérienne, « s’acceptent et se fréquentent », « la troisième catégorie parait être mise par eux un peu à l’écart [...]. Les vieux Français d’Algérie la nomment d’ailleurs, avec un certain mépris celle des soixante-six pour cent ». Ce pourcentage est une référence à la majoration du salaire et des primes qui accompagne le statut du coopérant. Tout en déplorant le vide laissé par le départ des Français d’Algérie, le consul se réjouit néanmoins qu’« un certain nombre de [...] compatriotes déjà présents ou récemment arrivés, [ait] décidé de jouer le jeu de la coopération telle qu’elle a été posée en son principe par les accords d’Évian et définie en ses applications par le protocole d’accord du 28 août 1962 ».

11 Que signifie pour des individus aux parcours différents « jouer le jeu de la coopération » ? La question des continuités et des ruptures dans le passage d’une société coloniale à une société postcoloniale se pose précisément à travers les présences françaises en Algérie, les types d’insertion et de relations nouées au sein de la colonie et avec la société algérienne. Les récits recueillis auprès de coopérants français en Algérie témoignent de situations et de parcours d’individus plus complexes que le tableau élaboré par les représentants français.

Récits de vie de coopérants en Algérie (1958-1966) : l’apport de l’histoire orale

12 Le matériau biographique, formé de témoignages individuels, apporte de précieux éléments de compréhension de la diversité des profils de coopérants présents pendant cette période. Cette diversité nuance l’approche surplombante de l’administration française en charge de cette catégorie comme l’observation sommaire ou biaisée des consuls rédigeant des notes sur la présence française en Algérie. Au-delà de la diversité sociologique, le matériau biographique renseigne aussi sur la dimension matricielle de la guerre d’Algérie pour cette génération « pionnière » des coopérants français en Algérie. Plus encore, il éclaire de façon inédite le point aveugle de la continuité de la présence française entre la période de conflit et les lendemains de l’indépendance, à travers une catégorie particulière d’hommes ayant fait le choix de la coopération. Coopérants militaires ou civils, ils sont instituteurs, enseignants au collège, au lycée ou à l’université, ingénieurs agronomes, inspecteurs techniques des PTT, cadres employés au Service du Plan, dans des ministères ou préfecture. Ils représentent la palette des jeunes gens de notre échantillon présents en Algérie entre 1962 et 1966. Autant dire une jeunesse éduquée27 (Fischer 1998), dont une partie est inscrite dans des mouvements de jeunesse en interaction avec une histoire en train de se vivre28. Les jeunes gens de notre échantillon proviennent de milieux familiaux et locaux différenciés (origines provinciales majoritairement, parisiennes ou d’Algérie). Issus de milieux sociaux parfois très éloignés (paysans, ouvriers, « petite » et « moyenne » classe moyenne, bourgeoisies de hauts fonctionnaires, de magistrats, de financiers), ils sont pris dans les rets de la guerre ou privilégiés en cumulant sursis et coopération militaire (Bessin 2002). Insister sur les cas des démobilisés présents dans notre échantillon ou

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des jeunes travailleurs ou étudiants, c’est d’emblée prendre la mesure de l’aspect méconnu et problématique des contours et de la teneur composite des coopérants.

13 La séquence de la coopération s’inscrit pour les personnes rencontrées dans une double histoire : celle de leur jeunesse, entre fin d’études et début de vie professionnelle (Guth 1984 ; Grossetti 1986), et celle des années 1950 et 1960. Des expériences radicales se jouent à quelques années d’écart dans lesquelles des situations individuelles basculent : avoir ou non fait la guerre d’Algérie. La situation des soldats du contingent appelés à servir la France dans un conflit très dur, puis à servir en coopération, interpelle précisément sur les zones d’ombre de cette période.

14 Les témoins les plus âgés que nous avons rencontrés ont connu cette situation. Leurs récits peuvent, d’une certaine manière, être une contribution à l’histoire des soldats appelés ou réservistes en Algérie, dont l’historiographie s’est enrichie ces dernières années (Mauss-Copeaux 1998 ; Jauffret 2000). L’expression de cette mémoire particulière demeure méconnue, parfois au sein même des associations d’appelés. Les témoins ayant appartenu au contingent d’appelés29, sont arrivés en Algérie entre 1958 et 1961. La durée totale de leur séjour est sensiblement la même, jusqu’en 1967 ou 1968, avec pour certains, un séjour court en métropole après leur démobilisation puis le retour en Algérie pendant la période de conflit ou post-conflit (septembre 1962). L’appel au contingent a ouvert l’espace algérien de façon inédite à toute une génération d’appelés qui n’avait jusque-là peu ou jamais voyagé. Nos témoins, issus de couches populaires provinciales, déclarent par exemple qu’ils n’avaient pas franchi, avant l’Algérie, les limites de leur département d’origine.

15 Les témoignages recueillis apparaissent d’autant plus précieux qu’ils nous permettent d’approcher quelques-uns de ces soldats démobilisés, restés en Algérie pendant le conflit, évoqués dans le tableau brossé par le consul de Sétif. Ainsi, ils font partie des cinq millions de personnes en France directement concernées par la guerre d’Algérie (Stora & Harbi 2010). Après l’indépendance, le pays continue par ailleurs de s’inscrire dans leur parcours. Ces témoignages montrent que les circulations entre la France et l’Algérie ne se sont pas interrompues. Les mobilités de la Métropole vers la colonie continuent pendant le conflit ainsi que nos enquêtes le montrent : elles sont contraintes avec les appelés du contingent ou elles sont spontanées, comme l’illustre un jeune bachelier en recherche d’emploi30. Voire elles s’inscrivent dans ces deux perspectives, à l’instar des appelés démobilisés, s’en retournant en Algérie. L’Algérie apparait comme un pays neuf et la constance de ce discours depuis la colonisation peut surprendre au regard des circonstances où se joue la sortie de l’ancien monde colonial. Faut-il y voir là l’efficacité d’une politique délibérée des autorités pour promouvoir une Algérie Française « nouveau style », en favorisant, moyennant aides et prêts, l’implantation de jeunes métropolitains sur le sol algérien dont les motivations d’installation sont diverses (mariage, perspectives professionnelles, etc.) ? À en croire l’historienne R. Branche (2006), cette politique est très limitée mais les motivations d’ordre personnel persistent.

16 La guerre est porteuse d’expériences humaines que le jeune âge des soldats amplifie. Elles sont appréciées avec le bagage initial de chaque individu (histoire familiale et personnelle) et les convictions personnelles que le contexte renforce ou contribue à forger. Officiers de réserve ou sous- officiers en poste dans des unités de combat, d’action psychologique ou dans les SAS, ils incarnent des expériences de guerre diverses en fonction des affectations dans l’espace et dans le temps (1958, 1959, 1961) (Jauffret

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2000). Ce qui, pour autant, n’empêche pas la fabrication de souvenirs communs propres à cette « guerre de jeunes » : opérations, marches, embuscade, tension, attente, ennui, fraternité d’armes, distance prise avec la hiérarchie militaire face à l’inanité du mot d’ordre de pacification, l’absurdité ou la contradiction des ordres des galonnés sans connaissance du terrain, etc. Les témoignages recueillis permettent de mettre en évidence le fait que, même à l’issue d’un conflit, parfois très dur selon les unités d’affectation, certains démobilisés envisagent encore de séjourner en Algérie. Ainsi, même en temps de guerre, l’histoire franco-algérienne ne saurait être lue à travers seulement ses épisodes paroxystiques. Un élément commun ressort des témoignages : il renvoie aux expériences humaines vécues au cours de la guerre et la rencontre avec une terre et ses hommes favorisée pour certains par les missions accomplies (enseignants, ingénieurs agronomes) dans le bled et dans des zones où la présence française n’existait pas. Un instituteur, 25 ans, officier du 6e régiment des Chasseurs d’Afrique affecté sur le plateau du Melaab, témoigne : « Je suis arrivé en Algérie en mai 1959. Affecté dans un régiment stationné dans l’Ouarsenis (une région totalement oubliée de la France jusqu’alors), je refusai, dès mon premier contact avec le colonel, de prendre la responsabilité du Service de renseignements. Il me confia alors le Service Action psychologique où je me suis senti un peu plus à l’aise, en réussissant à créer, une semaine après ma prise de fonction, une première école au PC du régiment, elle sera suivie d’une dizaine d’autres auprès des escadrons. C’est en créant et en entretenant, avec l’aide de l’Équipe Médico-Sociale Itinérante dont la responsable devint mon épouse, des relations privilégiées avec les enfants et les populations locales, que je décidai de revenir dans l’Ouarsenis comme instituteur civil afin de continuer mon action éducatrice auprès des élèves qui ne demandaient qu’à apprendre »31.

17 L’ambiguïté de la situation dans laquelle sont pris les témoins, n’empêche pas des contacts de qualité avec leurs frères d’armes mais aussi avec les moghaznis (supplétifs indigènes dans les SAS) et surtout, quelques habitants des lieux. Il faut remarquer que cinquante ans après, des noms et des visages restent gravés dans leur mémoire. Ainsi, « la modification » ou « la transformation » souvent évoquée dans les récits des appelés (plutôt dans un sens négatif, à savoir l’indifférence et l’insensibilité progressive face à la souffrance [Bantigny 2004]) a opéré ici positivement : l’expérience de guerre les a transformés et un attachement au pays et aux hommes s’est noué presqu’à leur insu. Démobilisés, ils reviennent en Algérie après un court séjour en métropole pour s’accomplir pleinement, humainement et professionnellement. Un ingénieur agronome, 25 ans, officier affecté dans une SAS à El Maad, témoigne : « Je suis démobilisé fin décembre 1960 et reviens en France pour un congé libérable [...]. Si dès février 1961, je suis revenu en Algérie au service de l’hydraulique de Tizi Ouzou, c’est qu’en dépit des difficultés vécues et du peu de réalisations concrètes de projets, ce pays attachant et les personnes que j’y ai côtoyées, m’ont profondément marqué » (Peter 2014 : 57-58)32. Un autre témoin, instituteur, 26 ans, sous-officier dans un escadron du 6e régiment des Chasseurs d’Afrique dans l’Ouarsenis analyse précisément le changement qui s’opère en lui : « En vérité, insidieusement, au cours de ces mois de vie militaire pénible et dangereuse, il s’était opéré en moi un changement profond et insoupçonnable. Je m’étais attaché à ce peuple, à ce pays où j’avais passé des mois difficiles. Pourtant, ce genre de vie mouvementé, cette découverte d’un autre monde et surtout, l’observation au grand jour et non plus seulement dans la presse, de la situation qui avait justifié notre présence, m’avait donné le goût de vivre et de travailler là, plutôt qu’ailleurs. Ne serait-ce qu’un temps. Ce serait le moyen de me

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mêler même modestement au grand chambardement dans ce coin d’Afrique où la France avait eu et aurait sa place d’une façon ou d’une autre. » Son témoignage éclaire précisément la question du retour des appelés à la vie civile, retour rendu invisible du fait d’une démobilisation étalée dans le temps et en l’absence d’une prise en charge au niveau national (Branche 2007), et pour cela problématique : « Le retour dans le milieu qui était le mien, ne m’enthousiasmait guère. Je n’avais point vraiment la nostalgie de la vie militaire mais il est probable que la rupture brutale avec cette solidarité humaine vécue dans le microcosme de notre groupe et la perte d’une certaine responsabilité pouvaient me manquer. » Il sollicite un ex-frère d’armes enseignant resté en Algérie, pour l’aider à trouver un poste : « Mon entourage ne comprit pas vraiment mon intention et personne ne voyait ce que je pouvais bien aller chercher dans ce pays en guerre. Au lycée, je ne me sentais pas à ma place. Avec mes jeunes collègues, pions et étudiants, je ne me sentais pas en phase. Leurs façons de se distraire, leurs plaisanteries me laissaient froid. Quelques-uns montraient à mon endroit une certaine sollicitude, voire une forme de curiosité. J’avais tendance à fuir le monde, à m’isoler. Pour les autres, je devais être quelque peu dérangé. Et l’on pouvait se dire, par compassion : il revient d’Algérie ! [...] Vraiment, je ne me sentais pas à l’aise avec cette France- là. Je ne désapprouvais pas. J’étais déconnecté. Tout simplement [...] J’allais à contre-courant d’un pays d’où les Européens s’apprêtaient à partir »33.

18 Ainsi, histoires personnelles et familiales, convictions politiques forgées avant ou pendant le conflit, métamorphoses intimes nées de l’expérience de guerre et retours difficiles en métropole, sont autant d’éléments qui ressortent dans les trajectoires des démobilisés rencontrés. Cela explique que beaucoup formulent l’idée que la coopération, c’est-à-dire la volonté de mener à bien une mission d’enseignement ou d’ingénierie et la recherche d’un échange d’égal à égal, était en marche avant même l’indépendance : dans leur cas, la coopération officielle n’a fait qu’institutionnaliser une situation de fait qui s’était installée pendant le conflit. Par les fonctions assumées ou les attitudes d’ouverture qu’ils ont adoptées, certains individus se sont trouvés repérés, parfois à leur insu dans l’environnement local : « Connaissant désormais un peu de monde en ville, je me rends compte que tous mes actes sont repérés et commentés : mon emploi du temps, les journaux que j’achète, les chantiers où je me rends, les menus que je commande [...] pour les petits yaouleds (gamins) cireurs de chaussures, je suis : Mon lieutenant SAS ! » (Peter 2014 : 43). Par leurs fonctions, ils sont entrés en contact avec des représentants locaux français mais aussi des acteurs locaux algériens dont ils connaissent pour certains l’orientation politique (personnel administratif, inspecteur académique, enseignants, commerçants, etc.) : « C’est durant l’année scolaire 1961-62, après avoir été sollicité à prendre la direction de deux écoles primaires importantes de Mazouna — cité berbère — pour y régler, non seulement des problèmes de fonctionnement, mais aussi des problèmes relationnels entre enseignants issus des deux communautés — Européens et Algériens musulmans. La confiance et le respect que nous ont témoignés les parents, la population dans son ensemble, les autorités locales officielles et occultes après le cessez-le-feu du 19 mars (commissaire politique, chef FLN de région), la protection qu’ils nous avaient assurée après des menaces de l’OAS, nous ont montré que nous pouvions faire partie, que nous faisions partie de la communauté algérienne nouvelle qui s’annonçait »34. Lors de la proclamation de l’indépendance, ils se retrouvent pour certains, du fait des réseaux d’interconnaissance et à leur grand étonnement, en place d’honneur dans le défilé ou sur un balcon aux côtés des autorités locales !

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19 La rencontre brutale avec l’Algérie ne doit pas occulter un rapport au monde colonial diversement présent au sein de l’échantillon. Avant d’être perçu comme une « question » d’actualité, le monde colonial est familier pour certains témoins, sur le mode de la représentation d’un monde relativement banalisé (même si l’espace conserve son pouvoir d’exotisme). Le temps des colonies (Congo, Maroc, Algérie, Madagascar) participe en effet d’une expérience familiale certaine (lieu d’une carrière professionnelle pour le père ou l’entourage familial, voire lieu où le témoin a passé son enfance), en accord avec « cette plus grande France », ou alors relégué dans un non- dit ou une méconnaissance des positionnements idéologiques familiaux : un témoin ayant grandi à Madagascar découvrira ainsi lors de son séjour en Algérie auprès d’un ami algérien, que sa mère assistante sociale fut « porteuse de valises » en métropole. Le positionnement familial face au monde colonial peut apparaitre flou dans la mémoire des témoins. En revanche, le positionnement face aux événements vécus a pu être décisif pour certains témoins dans la rupture ou l’éloignement avec un milieu familial sensible à l’exotisme et à la grandeur impériale de la France. Il en va des témoins âgés comme des plus jeunes. Néanmoins, les appelés montrent que l’éloignement avec leur milieu familial ou le rejet d’une guerre coloniale n’impliquait pas pour autant l’insoumission, par loyauté patriotique ou par obéissance à la morale d’une Église qui rejetait cette voie. Un seul témoin chrétien regrette de ne pas l’avoir choisie. Voie à laquelle échappaient les autres profils de notre échantillon, compte tenu de leur statut, réformés ou sursitaires pendant cette période.

20 Les profils de réformés et de sursitaires de notre corpus s’accordent avec la sociologie des divers milieux réceptifs et progressistes à l’égard de la question coloniale à savoir, étudiants, enseignants, syndicalistes, chrétiens, communistes (Jauffret 2008). L’ensemble des coopérants de notre échantillon s’inscrit majoritairement dans cette tendance progressiste. Mais cet ensemble comporte aussi, à la marge, des contre- exemples. Il comporte ainsi des individus pro-Algérie française, ayant fait le choix de la coopération en Algérie. Par exemple, partir en tant que coopérant militaire en 1965 pour un étudiant de l’ENA, dont la famille défend l’Algérie française, est une expérience délibérément recherchée de confrontation à la réalité algérienne.

21 L’unique cas de réformé dans notre échantillon est incarné par un jeune travailleur des PTT devenu inspecteur technique par concours interne. Militant d’abord à l’Union de la jeunesse républicaine de France (UJRF) d’Ille-et-Vilaine, puis au Parti communiste et à la CGT, anticolonialiste, traumatisé par une enfance bretonne en pleine guerre, il occupe des fonctions dans la Commission des jeunes au Syndicat des télécoms de Paris. Il est aussi partie prenante des grandes manifestations ayant ponctué la période de conflit, en province (manifestation des rappelés à Rennes à l’été 1955) et à Paris. Dès 1962, il dépose une demande de coopération pour le Maroc mais son dossier est rejeté en raison de son appartenance syndicale. Les deux rencontres syndicales à Paris avec le syndicat algérien UGTA-PTT en 1964 sont décisives dans son implication de coopération en Algérie en 1965.

22 Les sursitaires sont en revanche nombreux dans notre échantillon. Cette situation permise par le prolongement des études, montre comment le conflit pouvait être vécu sur un registre particulier, à travers des formes de socialisation (scolaire, politique, etc.) et des modes d’implication différenciés, allant de la sensibilisation à l’engagement en milieu étudiant (lycées, classes préparatoires, universités ou grandes écoles), à Paris ou en province. Un exemple d’engagement en milieu syndicaliste étudiant à l’UNEF et à

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l’Union des grandes écoles (UGE)35 nous est donné avec un témoin, ingénieur des mines. Étudiant chrétien, il est volontaire pour un stage de deux mois dans une SAS en Algérie en 1960, au côté des sociologues P. Bourdieu et A. Sayad. Cette rencontre et le contact avec la réalité algérienne sont décisifs dans son positionnement pro-indépendantiste. Nommé vice-président chargé des relations internationales à l’UGE, il rencontre les syndicalistes étudiants maghrébins à Paris et à Tunis et il s’implique particulièrement dans les questions relatives à la coopération technique. Il participe, entre autres, à un groupe de travail en lien avec Stéphane Hessel, chargé de la coopération au ministère de l’Éducation nationale entre 1958 et 1963. Il accomplira sa coopération militaire en Algérie en 1965.

23 Le spectre de l’implication étudiante est en réalité large et différentes gradations existent en fonction des localités et des espaces de socialisation estudiantine ainsi que des sensibilités politiques des individus : sensibilités à droite minoritaires, communistes, sympathisants PSU et réseaux croisés à travers la nébuleuse des « chrétiens de gauche » investis à divers degrés dans une modernisation de l’apostolat et de la société (Scouts de France, Cercle Saint-Jean Baptiste, JOC, JEC, Père Lebret, Vie Nouvelle, etc. [Giroux 2009 ; Pelletier & Schlegel 2012]). Les aumôniers exercent une influence diverse comme en témoigne une agrégée de lettres36 : avec eux, elle découvre notamment l’implication des organisations chrétiennes dans les ciné-clubs et elle aura à cœur de relayer cette médiation culturelle lors de sa coopération civile en Algérie en 1966 où elle rencontrera son époux, critique cinéma contractuel notamment à Alger Républicain et El Moudjahid. L’exposition aux événements et à la politique diffère en fonction des milieux familiaux, sociaux et des contextes locaux (Bantigny 2007) : aussi n’est-il pas étonnant que la sensibilisation à la guerre d’Algérie se produise sur le tard pour certains acteurs. Pour un enseignant breton d’origine ouvrière, son entrée « miraculeuse » à l’Université de Caen, l’ouvre sur le monde et aux questions de son temps. On réalise avec lui combien la coopération s’avère avoir été une aventure qui a démarré en France même, à l’instar d’autres étudiants d’origine modeste et provinciale : émancipation d’une jeunesse entrée dans sa majorité et émancipation sociale se combinent et redoublent l’impact biographique de l’expérience induite par la coopération. Sortir des frontières de l’univers familier, traverser la France en train ou en 4L achetée pour l’occasion, prendre un bateau, en somme découvrir et conquérir l’espace et le temps tout à la fois, confère à l’expérience vécue, le sentiment de continuité avec la génération précédente « en 36 » ; l’expérience se vit intensément dans le temps présent et par anticipation du retour. L’expérience algérienne de ces témoins mettra au cœur de leurs apprentissages avec leurs élèves, la recherche de l’émancipation des corps et des esprits par les voyages, les excursions, les randonnées et visites culturelles en Algérie. C’est dire combien le milieu étudiant est socialement contrasté : des étudiants d’origine modeste en école normale ou à l’université aux étudiants des grandes écoles d’ingénieurs (Polytechnique, Mines, Agronomie, Génie rural), de l’ENA et de l’ENS dont l’origine sociale est elle-même stratifiée (petite et moyenne classe moyenne, bourgeoisies de hauts fonctionnaires, de magistrats, de financiers).

24 Notre échantillon apporte un éclairage sur la période de conflit et montre la diversité des contextes locaux, familiaux et sociaux dont les coopérants étaient issus. Cet échantillon témoigne ainsi du caractère composite de la catégorie « coopérants », par- delà l’expérience matricielle d’une génération exposée à la guerre. Les spécificités du

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cas algérien exacerbent cette particularité, à la fois dans sa composante sociologique et dans sa dimension historique, alors même que l’image des coopérants cristallise des représentations sociales contradictoires, héritages d’espaces et de temps multiples (Daumenach & Goussault 1970 ; Aron 1972 ; de Negroni 1977 ; Hanssen 2000). Les profils divers brossés ici à grands traits, apportent un démenti aux représentations exclusives « présentistes » données au mot « engagement » dans le contexte algérien (Simon 2009). Le statut du coopérant fait écran à des réalités différenciées du point de vue des parcours des individus et du sens donné à leur engagement. Porté par des motivations diverses et non exclusives, le séjour « en coopération » génère de nouvelles expériences qui prennent corps dans les bagages culturels des individus. L’étude des coopérants français en Algérie est une invitation forte à creuser une histoire postcoloniale, pour le moins délaissée (Vermeren 2012).

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ANNEXES

La Coopération franco-algérienne : situation au 1er juillet 1966

Nombre total de coopérants au titre de la coopération : 11 149 Dont : 9 984 civils Dont : 1 165 militaires du contingent Répartition entre coopération technique et culturelle : Coopérants techniques : 3 367

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Dont 2 767 civils Dont 600 militaires Enseignants : 7 782 Dont 7 217 civils Dont 565 militaires À propos des enseignants français en Algérie à divers titres Nombre total d’enseignants français en Algérie au 1er juillet 1966 : 10 473 Dont 7 782 au titre de la coopération Dont 1 206 au titre de l’Office universitaire (OUCFA) Dont 1 485 au titre de l’enseignement libre À propos de la mission militaire française en Algérie Effectif de la mission : 430 Source : Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires politiques Afrique du Nord, Note en date du 20 octobre 1966, archives diplomatiques de la Courneuve.

NOTES

1. C’est à partir de la fin des années 1990 et au cours de la décennie suivante que se sont multipliés les recueils à l’intention des cheminots, des postiers, des ingénieurs agronomes, des ingénieurs des Ponts et Chaussées ou Centraliens, des médecins en Algérie ou de « la France d’Outre-Mer », dénomination connotée dans le temps et l’espace. Ce faisant, ces recueils de témoignages ont fortement contribué à exhumer les mémoires des coopérants, en poste ou arrivés au lendemain des indépendances africaines et à souligner les continuités postcoloniales sans heurts d’un certain nombre de corps (les « Ponts Colo » par exemple), placés auparavant sous l’autorité du ministère de la France d’Outre-Mer puis de celle du ministère de la Coopération (MEIMON 2005). 2. Ces programmes de recherche sont menés sous l’égide de l’Institut des sciences sociales du politique (ISP-Cnrs) et de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC). Archicoop (ou Archives orales de la coopération) a été financé par le ministère de la Culture. MémoCoop (ou mémoire coopérante) a été réalisé dans le cadre du Labex « Les passés dans le présent », au titre d’une aide ANR (référence ANR-11-LABX-0026-01). Poursuivant le travail de collecte de témoignages, l’enquête MémoCoop se focalise sur les modalités d’écriture d’une histoire incarnée de la coopération, à travers la constitution d’un corpus littéraire et d’un corpus de blogs. Elle dispose d’une grille d’entretien complémentaire portant sur le processus d’écriture des mémoires coopérantes. Nous rendrons compte dans cet article seulement des profils de témoins interviewés en entretiens. 3. Cette grille a visé à approcher au plus près certains pans de vie des témoins et à renseigner les milieux familiaux et sociaux d’origine de ces hommes et de ces femmes ; les sociabilités, milieux culturels et politiques dans lesquels ils évoluaient ; les contextes sociopolitiques et les formes de sensibilisation ou de politisation aux questions de leur époque parmi lesquelles l’Algérie ; les conditions de départ (informations et modalités de recrutement en coopération) ; les conditions d’arrivée en Algérie (modalités d’accueil) ; les conditions de travail, modes de vie et expériences de la vie quotidienne, etc. 4. Archives diplomatiques de la Courneuve, Service de liaison avec l’Algérie (1957- 1966), années consultées 1962-1966.

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5. Ses services sont intégrés au ministère des Affaires étrangères, témoignant de la spécificité algérienne dans l’appareil administratif français : le Maroc et la Tunisie dépendent du ministère de la Coopération né en 1959 (MEIMON 2005). 6. Nous évoquerons ici plus particulièrement celles échangées entre septembre et décembre 1965. « Évolution de la coopération technique et culturelle à la suite du colloque du 27 septembre 1965 », Lettre du Secrétaire d’État, Jean de Broglie à l’Ambassadeur de France à Alger, en date du 22 octobre 1965 ; « Évolution de la coopération technique et culturelle à la suite du colloque du 27 septembre 1965 », Lettre du ministre délégué, Philippe Rebeyrol, au Secrétaire d’État aux Affaires algériennes, en date du 20 décembre 1965. 7. Lettre du ministre délégué, Philippe Rebeyrol, au Secrétaire d’État aux Affaires algériennes, en date du 20 décembre 1965. 8. Lettre du Secrétaire d’État, Jean de Broglie à l’Ambassadeur de France à Alger, en date du 22 octobre 1965. 9. Lettre du Secrétaire d’État, Jean de Broglie à l’Ambassadeur de France à Alger, en date du 22 octobre 1965. 10. Ibid. 11. En leur accordant les bénéfices d’un détachement au titre de l’article 1, paragraphe 5 du décret no 59-309 du 14 février 1959. 12. Lettre du Secrétaire d’État, Jean de Broglie à l’Ambassadeur de France à Alger, en date du 22 octobre 1965. 13. Ibid. 14. Ibid. 15. Lettre du ministre délégué, Philippe Rebeyrol, au Secrétaire d’État aux Affaires algériennes, en date du 20 décembre 1965. 16. Ibid. 17. Ibid. 18. Et faut-il le souligner, tout en étant moins bien payé qu’en Afrique noire ! 19. L’usage intéressé de la jeunesse dans la politique de coopération est assumé dans le bilan dressé par les autorités françaises en 1965 : « [la coopération] apporte des coopérants dynamiques, de qualité et de plus, d’un prix de revient fort bas pour l’Algérie » (SECRÉTARIAT D’É TAT AUX AFFAIRES ALGÉRIENNES 1966 : 6). 20. Ibid. Protocole relatif à la situation des militaires français du contingent mis à la disposition de l’État algérien au titre de la coopération technique et culturelle (23 octobre 1963). De nouvelles instructions données en date du 25 novembre 1964 et la présente instruction du Secrétariat d’État en date du 22 octobre 1965, complètent le dispositif. 21. Exemple de gestion du personnel proposé par le Secrétaire d’État : dans les mines de Beni-Saf, « alors que quatre ingénieurs bulgares se trouvent à la tête de cette exploitation dont la production est achetée en totalité par la Bulgarie », l’affectation de deux ingénieurs français « ne présente aucun intérêt pour la France et leurs contrats ne devront pas être renouvelés ». 22. Lettre du ministre délégué, Philippe Rebeyrol, au Secrétaire d’État aux Affaires algériennes, en date du 20 décembre 1965. 23. Lettre du Secrétaire d’État, Jean de Broglie à l’Ambassadeur de France à Alger, en date du 22 octobre 1965. 24. Lettre du Secrétaire d’État, Jean de Broglie à l’Ambassadeur de France à Alger, en date du 22 octobre 1965. 25. Remy Dall’Ava, Consul de France à Relizane, Note sur l’évolution de la Colonie Française, 13 juillet 1963, Archives diplomatiques de la Courneuve. 26. René Justice, Consul de France à Sétif, Situation générale, rapport mensuel (mars 1963), le 5 avril 1963, Archives diplomatiques de la Courneuve.

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27. Jeunesse qui porte en son sein, « l’élite républicaine » des classes d’âge nées au cours des années 1930-1940 et retirées de la vie professionnelle au tournant des années 1990 et 2000. 28. Les politiques à l’endroit de la jeunesse sont autant d’incitations à une mobilité internationale. L’appel aux jeunes volontaires dans les chantiers de jeunesse en tous genres à travers le Service civil international, les Volontaires pour le progrès, etc. inscrit ainsi la coopération (dans sa formule ASNA/VSNA), dans la généalogie d’une politique de la jeunesse au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, nourrie aux idéaux de paix et d’échange entre les nations en favorisant la mobilité d’une jeunesse porteuse d’un message de paix et de respect des cultures. Vue dans laquelle s’inscrivent nombre d’organisations de jeunesse de la période, dont la problématique du développement nourrit des engagements nouveaux (HARANG 2004) et motive la mobilité internationale de jeunes gens, d’horizons divers (milieux étudiants chrétiens, communistes, internationalistes) désireux de prendre part aux enjeux de leur temps. 29. Soit sept témoins sur un panel de quarante témoins. 30. Le parcours de ce jeune bachelier témoigne des configurations biographiques riches parmi les coopérants. Jeune bachelier auvergnat en recherche d’avenir, la rencontre est décisive avec un Français d’Algérie en cure thermale à Chatel- Guyon, qui lui fait miroiter les potentialités de l’Algérie : il part et se retrouve dans la banlieue algéroise, en tant qu’enseignant auxiliaire, sans aucune expérience préalable, en remplacement d’un instituteur algérien recherché par les autorités. Il arrive en Algérie en toute « innocence » car totalement ignorant de l’histoire du conflit, le 1er novembre 1961, jour d’agitations dans les rues où des écriteaux célèbrent sur les murs, la date-anniversaire de la « Toussaint rouge », départ de l’insurrection algérienne en 1954. Le lendemain, il découvre avec plus de surprise encore, une tout autre ambiance de calme revenu et de plages bondées. Ces deux moments contradictoires restent pour lui, le condensé de son expérience de guerre. Après un séjour de deux ans en Algérie, il régularise sa situation militaire en effectuant sur place une coopération militaire puis il « enchaîne » avec une coopération civile jusqu’en 1969 ! 31. Manuscrit non publié de Monsieur Stanislas Swietek, avec l’aimable autorisation de l’auteur. Entretiens filmés réalisés en 2013. 32. Entretiens avec l’auteur en 2014 et 2015. 33. Extrait d’un manuscrit en cours de rédaction de Monsieur Henri Michel-Hauradou, avec l’aimable autorisation de l’auteur. Entretiens filmés réalisés en 2013. 34. Manuscrit non publié de Stanislas Swietek. 35. Créée en 1947, l’Union des grandes écoles (UGE) est alors un mouvement en expansion qui atteint son apogée au début des années 1960, rassemblant la moitié des grandes écoles. L’UGE a pris des positions face au conflit algérien qui sont proches de l’UNEF (dont le rôle est mieux connu) mais avec des aspects originaux (MONCHABLON 2008 : 164-168). 36. Pour la période comprise entre 1962 et 1966, notre échantillon compte peu de femmes, essentiellement enseignantes.

RÉSUMÉS

Absents de la scène commémorative, peu présents dans le champ historique franco-algérien, mais de plus en plus présents sur la scène mémorielle, les coopérants français en Algérie sont rendus visibles dans les années 2000. En s’appuyant sur un matériau de sources archivistiques et

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orales, cet article souhaite apporter un éclairage sociologique sur les coopérants français présents en Algérie entre 1962 et 1966, période riche et confuse en termes d’historicités en présence, de sociologie des acteurs et de registre des mobilités. La volonté des autorités françaises d’adapter en 1965 la réglementation du statut du coopérant, atteste de la gestion particulière de la coopération menée depuis l’indépendance algérienne et du caractère composite de la catégorie des coopérants, ce dont témoigne le recueil de récits de vie, ainsi que la richesse des parcours individuels, apportant ce faisant, un éclairage inédit sur une catégorie particulière de coopérants.

Missing from the memorial stage, a limited presence in the French-Algerian historical field, but more and more present on the memorial scene, the French volunteers in Algeria are made visible in the 2000s. Based on material of archival and oral sources, this article proposes a sociological light on the French volunteers present in Algeria between 1962 and 1966, a rich and confusing period in terms of historicity, sociology of actors and register of mobility. The French authorities decision to adapt in 1965 the status of the volunteers attests to the particular management of cooperation undertaken since Algerian independence, as well as the composite character of the category of volunteers. This composite character and, especially, the richness of individual paths are reflected in the collection of life stories, thereby providing a new light on a particular category of volunteers.

INDEX

Mots-clés : Algérie, coopérants, coopération franco-algérienne, guerre d’Algérie, récits de vie, archives diplomatiques Keywords : Algeria, volunteers, French cooperation policy in Algeria, Algerian war, life stories, diplomatic archives material

AUTEUR

SABAH CHAÏB Institut des sciences sociales du politique (ISP-Cnrs), Université Paris-Ouest Nanterre

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Moving beyond the Colonial? New Portuguese Migrants in Angola Dépasser le colonial. Les nouveaux migrants portugais en Angola

Lisa Åkesson

1 In July 2012, I was riding a bus in the centre of Lisbon when something suddenly caught my attention: a long queue of people standing in the merciless sun with passports in their hands, waiting patiently for a consulate to open its doors. I have seen this sight many times before during fieldwork trips to different African countries, but this time the anxious people in the queue were white and looked middle class. I alighted from the bus and discovered that the people lining up had applied for visas to the Republic of Angola, and were now anxiously awaiting the consulate’s response.

2 This queue signifies an historical turning point. For the first time in African postcolonial history, citizens of a former colonial power in Europe are seeking a better life in an ex-colony on a massive scale. Angola is often pointed out as one of contemporary Africa’s economic success stories, with average oil-fuelled growth estimated at 4.8% per year between 2010 and 20141. During this same period, Angola’s former colonial master, Portugal, experienced negative growth averaging minus 1.2% per year (World Bank 2015). One consequence of this divergent development is that while, until recently, Angolans moved to Portugal in search of economic and personal security, in recent years this migration has been reversed: today between 100,000 and 150,000 Portuguese live in Angola (Observatório de Emigração 2014).

3 The main objective of these new migrants is to earn enough money by working hard in order to achieve an economic independent adult life, or, in the case of middle-aged migrants, to support family members. Thus, integration into the labour market is the goal of most of these migrants. The acute need to secure a reliable income is a reality these migrants share with labour migrants all over the world. What is unique in this case is that this vulnerability is associated with a sense of symbolic power grounded in Portugal’s historical identity as a former colonial power.

4 This article focuses on everyday workplace relations among Angolans and Portuguese in Luanda, Angola’s capital, where most of the Portuguese live. Based on ethnographic interviews (Skinner 2012) carried out in 2014 and 2015, it discusses the changing

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relationships between the ex-colonisers and the ex-colonised in the wake of ongoing global economic transformation. In particular, the article focuses on the following: In what ways, if any, do colonial power relations still resonate among Angolans and Portuguese? Are their imaginaries of each other in any sense moving beyond the colonial past? These questions are pertinent to the present context where the Portuguese are labour migrants and businesspeople rather than settlers and rulers. This situation produces new ruptures and continuities with the colonial past, which this article sets out to analyse. Are there signs that this development challenges the symbolic power of the Portuguese grounded in colonial history?

5 In addressing how colonial history shapes contemporary identities and power relations, this article departs from a postcolonial perspective. A key focus in postcolonial studies is the cultural and identity aspects of the constitutive relationship between (ex-)coloniser and (ex-)colonised (Abrahamsen 2003). Postcolonial scholars argue that coloniser and colonised, as well as ex-coloniser and ex-colonised, were/are shaped by colonial history, albeit in different ways (Hall 1996). Much empirical postcolonial scholarship has dwelt on colonial history’s continuing role in shaping the societies and identities of former colonial powers. Few empirical studies have—as this one does— sought to analyse postcolonial dynamics by integrating ex-colonisers and ex-colonised in a common analysis. Moreover, postcolonial studies have been slow to recognise the shifts in the global landscape, such as the changing relations between Portugal and its former colonies, and probe how such processes shape identities and power relations. Hence, the contribution of the present study is unusual: rather than taking continuance of the colonial as a starting point, if probes the limits of the colonial. It focuses on recent processes that reflect altered economic and political power relations, and explores how these processes shape identities. This article also differs from most other postcolonial studies by looking at the Lusophone world, thereby helping to offset the dominant focus on British colonialism in postcolonial studies (de Sousa Santos 2002).

6 Below, I present a brief background on Angolan-Portuguese relations, including recent Portuguese migrations to Angola. The next section dis cusses the specifics of Portuguese colonialism and postcolonial theory, followed by a note on methods and material. Then follows a representation of the voices and perspectives of Portuguese migrants as well as of the Angolans working with or under them, and a discussion of the controversies arising from this situation. The article then reverts to the question of whether Angolan-Portuguese power relations are moving beyond the colonial past.

Portuguese-Angolan Relations

7 The widespread notion that Portugal dominated Angola for five centuries is only partly true. As late as 1904, barely 10% of the territory was controlled by the Portuguese (Soares de Oliveira 2015: 6) and the biggest influx of white settlers occurred only in the two decades before independence in 1975. During this period of decolonisation in most of the rest of Africa, Portuguese dictator Antonio Salazar promoted Portuguese settlement in order to buttress the claim that Angola was an “overseas province” (Lubkemann 2005: 259). In 1973, as many as 324,000 persons categorised as “white” lived in Angola (Castelo 2007: 143), the majority of whom had been born in Portugal. After Portugal’s revolution of 25 April in 1974 and the decolonisation that rapidly followed, over 300,000 retornados “returned” to Portugal. Almost 40% of these had never

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before lived in the country (Lubkemann 2005). A significant number of those who have migrated to Angola in recent years are actually children of retornados, and were often born in Angola.

8 During the 40 years since independence, Angolans have lived through violence and dramatic changes. A few months before independence in 1975 war broke out between various independence movements. The conflict was aggravated by international issues, such as the trade in oil and diamonds, the Cold War and the struggle against apartheid South Africa. After the fall of the Soviet Union, the market economy and multiparty elections were instituted. The first elections occurred in 1992, and were followed by intensified warfare as the rebels belonging to UNITA (União Nacional para a Independência Total de Angola) refused to accept defeat by the party already in power, MPLA (Movimento Popular de Libertação de Angola). After four decades of brutal warfare, UNITA leader Jonas Savimbi was killed in 2002 and peace finally came about in Angola. Since 2002, comprehensive infrastructural “reconstruction” has been pursued by the MPLA government under President Jose Eduardo dos Santos, who has been in power since 1979.

9 The oil-funded reconstruction programme has created many opportunities for Portuguese business interests. A handful of Portuguese, Brazilian and Chinese companies dominate the construction sector, and all have beneficial ties with the president’s office. Powerful Angolan oligarchs do business with these companies, and there are abundant opportunities for corruption (Soares de Oliveira 2015 : 6). Moreover, Portuguese businesspeople are hired as managers by the state and by powerful individuals. In all major sectors of the Angolan economy there are Portuguese consultants and subcontractors, and “behind every Angolan tycoon there is often a mostly Portuguese managerial team” (ibid.: 76). Thus, the Portuguese play a critical role in the postwar Angolan economy. At the same time, Angolan business interests have “reached the heart of Portugal’s economic and political life” (ibid.: 193) through large investments in Portuguese banks, telecommunications, media and energy. Thus, Angolan interests play a vital role in the economy of the former colonial power. Another important implication of this bilateral trend is that the interests of the economic and political elites in both countries have become increasingly intertwined (Costa et al. 2014).

10 Sociologist Ricardo Soares de Oliveira (2015: 75) characterises the contemporary Portuguese community in Angola as highly diverse: “One can find anything from top managerial staff in leading corporations to mid-level construction types and fly-by- night unskilled opportunists.” However, it is clear that the construction workers were the first Portuguese migrants to arrive in number. Large-scale infrastructure construction took off a few years after the peace agreement in 2002, and Portuguese construction companies initially relied almost exclusively on Portuguese workers. Today, many construction workers are returning to Portugal in consequence of dropping oil prices, which negatively affected the Angolan economy in 2015. Highly educated young people started to arrive in 2008, when economic crisis hit Portugal. Many of them work in banking, construction and telecommunications. Middle-aged children of retornados also left Portugal as a result of the crisis. They are seldom highly educated, but often they are eligible for dual citizenship, which is a highly coveted asset on the Angolan labour market. Among Portuguese small-scale entrepreneurs,

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many are restaurateurs. They require an Angolan partner, as one million US dollars is the minimum threshold for foreign investments.

Portuguese Colonialism and Postcolonial Studies

11 Postcolonial studies adopt a constructivist approach to identity, whereby identities are conceived as relational and shaped by shifting discourses and power relations. However, as mentioned above, despite attention to change and context, postcolonial studies have mostly been preoccupied with documenting continuity, specifically how colonial history shapes contemporary identities and power relations. They have generally not considered changing North-South relations in the wake of the emergence of new powers, or changing migration patterns.

12 In Portuguese postcolonial studies, the preoccupation with the colonial past is evident. In the introduction to Portugal is Not a Small Nation: Telling the Empire in the Postcolonial (author’s translation) it is argued that: “Even in our times, the narrative of the constitution of the nation and the cultural practices related to national identity still exists under the shadow of an ‘empire’” (Sanches 2006: 13, author’s translation). Thus, Portugal is inescapably marked by its colonial past, but so arguably are its former colonies. Sociologist Boaventura de Sousa Santos (2002) claims in his landmark article on Portuguese colonialism, postcolonialism and “inter-identity”, that identity processes in the Portuguese-speaking world reflect the specificity of Portuguese colonialism. Arguably, the pervasive influence of this colonialism is believed to persist until today.

13 What, then, was specific about Portuguese colonialism? The difference between Portuguese colonialism and other European colonial projects is a central tenet in Portuguese postcolonial studies (Feldman Bianco 2001; de Pina-Cabral 2001: 487; de Sousa Santos 2002). Lusophone researchers criticise the normative focus in postcolonial studies on British colonialism, and stress Portugal’s status as a subaltern colonial power occupying a subordinated and marginal position in Europe. This subaltern character is also evident in academic discourse, where Portuguese colonialism is often represented in terms of what it was not, namely not hegemonic British or French colonialism (de Sousa Santos 2002).

14 Most research addressing Portuguese colonialism has engaged in critical analysis of lusotropicalismo, the “lusotropical ideology”, which had gained scientific weight through the studies of Brazilian sociologist Gilberto Freyre (1933, 1961) and was adopted in the 1950s during the Salazar dictatorship. A fundamental tenet of lusotropicalism was that Portuguese colonial rule was unique in creating a hybrid creolised social formation wherever it was entrenched. As a representative of a colonial dictatorship, G. Freyre argued that Portuguese colonies were characterised by harmonious unity as colonial masters adapted to the culture of the territories they ruled and rejected the ideas of ethnic purity that characterised, for instance, British colonialism. These ideas tied into a national understanding in Portugal that the country was a different coloniser, less violent, less distant and with a special inclination for miscegenation or mixture (de Almeida 2008). As I make clear below, Portuguese migrants in Angola still relate to this imaginary about a special Portuguese predisposition for mixture.

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15 The discourse about a lusotropical communalism across the (former) empire continues to shape official Portuguese rhetoric on the African excolonies. Political and economic alliances with former colonies rely on references to a specific brotherhood of cultural continuity and language. The issue of Lusophony has become a leading theme in reconfiguring a Portuguese global community. This community presupposes a common language and shared cultural continuity, but omits its historical imposition (Maeso & Araújo 2010: 26). This omission is also evident in an article by Portuguese anthropologist João de Pina-Cabral in which he describes “the time/space originating in the historical expansion of the Portuguese” as an “ecumenical Lusotopia” characterised by relations of amicitia (lat. amity) (Pina-Cabral 2010: 5, my translation). He refers to Pitt-Rivers’s definition of amicitia as “a moral obligation to feel—or at least to feign—sentiments which commit the individual to actions of altruism, to generosity. The moral obligation is to forego self-interest in favour of another, to sacrifice oneself for the sake of someone else” (Pitt-Rivers 1973: 90 in de Pina-Cabral 2010: 6, italics in original). As I will make clear, such feelings do not characterise the way most Angolans frame their relations with the Portuguese they meet in Luandan workplaces.

16 One reason for the omission of historical imposition may be the dearth of empirically based works in Portuguese postcolonial studies, as in the postcolonial study field generally. Even though a fundamental aim of such studies is replacing the dominant understanding shaped by ex-colonisers with “narratives written from the point of the view of the colonized” (de Sousa Santos 2002: 13), the actual voice of the ex-colonised is seldom represented in any ethnographic detail. This is certainly true of the Angolan case, but neither is the voice of the grassroots Portuguese ex-coloniser heard. Few, if any, scholars have presented everyday understandings among Portuguese at home and in the diaspora of the colonial project and its repercussions for power relations in the contemporary Lusophone world.

Note on Research Method and Material

17 Between 1988 and 1991, I worked in Angola for the Swedish International Development Agency (Sida). This experience proved crucial for establishing contacts in Luanda and contextualising my interviews. In 2013, I returned for the first time in 22 years, and in 2014 and 2015 I carried out ethnographic interviews (Skinner 2012). Such interviews involve close listening and a dialectical partnership between researcher and interlocutor. I interviewed 45 persons in total, of whom 23 primarily identified themselves as Angolan, and 22 as Portuguese. Among the Angolans, there were a few who had worked and studied in Portugal, but all of them saw themselves as Angolan. Identity was somewhat more ambiguous among the Portuguese. Five of my interviewees had been born in Angola, had left for Portugal as retornados in the mid-1970s, and had secured Angolan passports upon their recent return to Angola. These persons stressed to me that they were “Angolan”. In the interviews, however, it became clear that other people mostly viewed them as Portuguese, and that they themselves largely identified with the other Portuguese. Yet, it is important to note that many people in Angola do have various kinds of mixed Angolan-Portuguese identity. When I use the terms Angolan and Portuguese, they should therefore be understood in the sense of “a person who mainly identifies her-/himself as Angolan or Portuguese”.

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18 The prompting for migrating from Portugal related generally to economic factors and career opportunities, and most Portuguese informants indicated that they have stayed on in Angola for the same reasons. About half my Portuguese interviewees mentioned they did not like living in Angola, and would, if it had been possible, immediately return to Portugal. Some of them had been unemployed in Portugal, while others had been attracted by the higher salaries in Angola. For the younger among them, the opportunity to obtain a more qualified job was an important pull factor. About two- thirds of the Portuguese I interviewed hold qualified jobs mainly in construction, banking and telecom, and the remainder worked in lower administrative positions or as self employed.

19 As a researcher, I am, of course, implicated in power relations, and some Portuguese informants obviously saw me as a representative of “superdeveloped Northern Europe”, which dominates the EU and imposes economic austerity on a subjugated Portugal. Moreover, my being Swedish carries with it an image of “political correctness”, and I believe this sometimes limited what the Portuguese were prepared to tell me, for instance, by avoiding expressing racial stereotypes and prejudice. Despite several efforts, I was unable to interview a Portuguese manual worker. There are many Portuguese males working in restaurants and in construction, and my problems in reaching this category probably related to both power relations and gender. My position as a Swedish female academic obviously made some male Portuguese informants suspect that I would harbour prejudice against them as backward, racist and male chauvinist.

20 Among Angolans, only a minority have a formal job, and it is only people in this category that I interviewed. As with the Portuguese interviewees, two-thirds of the Angolans interviewed are highly educated and mainly work in construction, banking and telecom. I had easier access to Angolan manual labours, and I talked with four people working in construction and restaurants. Yet Angolans in all sectors, especially those with little formal education, were clearly hesitant when approached by a foreign researcher. Their stated reason for this was the fear of losing their jobs as a consequence of talking in negative terms about Portuguese colleagues and managers. Implicitly, this is also linked to a lingering national security culture, which leaves people afraid to talk to others they do not know or trust. The conspiratorial culture of silence is one I recognise from my stay in Luanda 25 years ago. Angolans working with Portuguese are afraid to talk not only because they fear provoking the displeasure of their Portuguese bosses, but also because they believe the Portuguese are protected by highly placed politicians and high-ranking military officers. Yet, the fear of talking was most evident when I initially contacted a person. As the interviews progressed, the fear in most cases ebbed, and I was left with the feeling that many of the Angolans I talked to were openly sharing their experiences.

21 Below, I seek to juxtapose (Nyiri 2013) the voices of the Angolans and the Portuguese, two groups with very different perspectives. Consistent with the anthropological tradition of recognising and representing the voice of the subjugated, it has been tempting to give priority to my Angolan informants as representatives of the historically subaltern and as frequent victims even today of Portuguese arrogance. Yet, this power relationship is not the only one, and some of the Portuguese interviewees felt they were vulnerable, and feared loss of their jobs and harassment by police and other Angolan authorities.

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22 I now turn to the main sources of workplace conflict between Angolans and Portuguese.

Controversies: Inequality, Incompetence and Arrogance

23 In conversations with Angolans and Portuguese about workplace relations, a number of issues repeatedly arose. Angolans often talked of the Portuguese as arrogant, and were deeply irritated by differences in salaries and other benefits. Those who identified as Portuguese dwelled rather on their Angolan colleagues’ incompetence and lack of work ethic.

24 The commonest grievance by far among the Angolans related to systemic structural inequalities in the workplace. Unequal salaries, benefits and advancement prospects were the most frequent complaint. Angolan interviewees saw these inequalities as a fundamental reason for workplace tension. João has an Angolan university education and works for a construction company. He could not be more explicit about what he sees as an unjustified inequality: “The salary difference is considerable. They [the Portuguese managers] don’t disclose their salaries, but we know. It is a discomfort. A foreigner without experience receives more than an Angolan with a lot of experience. I have 11 years of work experience and I earn US$ 2,300 a month. A Portuguese with two or three years of experience earns US$ 5,000.”

25 In addition, most Portuguese on international contracts also enjoy substantial fringe benefits. João is frustrated about this as well: “The Portuguese also have a subsistence allowance, free housing and a free car, including petrol and maintenance. And they have the right to two free trips to Portugal each year. Thus, they can hire four or five Angolans for the same cost as one Portuguese. We live on our salaries only.”

26 Many Angolans also feel that they, and their competence, are undervalued in relation to the Portuguese, and that the chances of securing a foothold and advancement in the Luandan labour market are often based on nationality, and by extension race. Portuguese companies regularly prefer to hire Portuguese staff, and the same is true of the many Angolan companies managed by Portuguese directors. Angolan business owners also sometimes prefer to employ personnel from Portugal (Soares de Oliveira 2015: 73ff). There is a resentment among young middle-class Angolans, who feel that the Portuguese are “stealing their jobs”, but also among those already in the labour force, who believe that their upward mobility is being blocked by Portuguese in key positions. A couple of my middle-class Angolan informants were outraged that, after introducing young inexperienced Portuguese students to their first jobs, they were then required to accept the same persons as superiors. Some claimed their Portuguese colleagues had gained their positions through nepotism rather than on merit. Several Angolans jokingly told me that the Portuguese airline TAP is the world’s most efficient university, “because when people board in Lisbon they have no university exam, but when they land in Luanda they have already graduated”. On a more serious note, many Angolans believe that the marked Portuguese presence prevents them from gaining new skills and experience. As Maria, a seasoned bank employee, explained: “There is a lot of space for the Portuguese at my workplace. They want to support each other so they say there are no qualified people here. We need training, and as they don’t want to give us that, there will never be any qualified people here.”

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27 By contrast, most Portuguese interviewees avoided talking about differences in salaries, benefits and advancement prospects, instead underscoring their competence and highlighting their skills and capacities as being needed in the Angolan labour market. Some talked of contributing specific technical expertise, but many also brought up more generic attitudes and practices. Echoes of the colonial construct of the white European as harder working (Eriksson Baaz 2005: 120ff) were evident in our conversations, and Angolans were often described as irresponsible and lacking a work ethic. Moreover, the Portuguese tended to criticise their Angolan colleagues for being deficient in rational thinking and organisational skills, which they often attributed to the Angolan educational system. In a discussion of the current Portuguese role in Angola, a young, highly skilled Portuguese argued: “We contribute to positive changes. If they close the border the country would collapse. The big problem in Angola is primary education. Good schools can change societies. We can pass on a lot, help them structuring their minds. This is not a question of intelligence. There are different ways. But they are bad at synthesising, they are not pragmatic, they are enslaved by bureaucracy, and don’t think. There is a lack of intellectual independence and structured thought.”

28 Similar opinions were expressed by a middle-aged Portuguese woman who had lived in colonial Angola up to the age of 15, and had recently returned to work as an administrative assistant. In response to my question about the importance of the Portuguese in her workplace, her opinion was very clear: “They are important. The managing director is Portuguese, the commercial director is Portuguese, the lawyers are Portuguese and all the accountants. If it weren’t for us, nothing would work. All the Angolans have a university education, but they know nothing. Their education is very deficient. The Portuguese are everywhere, the Angolans don’t manage.”

29 The Angolan informants were more divided in their opinions about whether their Portuguese colleagues contributed valuable skills and competencies. Some said there is a need for experienced Portuguese—or foreign—professionals, as Angola had been at peace only since 2002, the implication being that there is a lack of people with long- term professional experience. Others commented on the poor quality of the Angolan educational system, or said that Angolans are too “relaxados” or “don’t have a working spirit”, and there is thus a need for foreign staff.

30 The work ethic is clearly a source of conflict in Angolan-Portuguese workplace relations, and this goes back to the colonial era, during which forced labour was a primary means of subjugating Angolans (Bender 1978). A colonial labour code introduced immediately after the ending of slavery stipulated that work was a legal and moral obligation for all Africans. Those considered “unproductive” by the colonial authorities could be subjected to non-paying labour “contracts”. In terms of colonial ideology, forced labour was the only effective way of bringing Portuguese “civilisation” to Africans. “The role of the white man remained [...] to direct and teach the Africans to work” (Bender 1978: 142). Salazar stipulated that Africans must work for a given period each year, and the Portuguese Colonial High Inspector reported in 1949 that “only the dead are really exempt from forced labour” (Galvão 1949 in Bender 1978: 143). The forced labour system was abolished only when the Angolan fight for independence started in 1961. Thus, working for someone else, especially the Portuguese, has for a long time been associated with suffering and subjection2.

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31 Yet some Angolan interviewees denied that the Portuguese had a superior work ethic or knowledge, and one woman accused her Portuguese colleagues of “sitting and doing nothing while complaining about the Angolans not working”. A university student who also worked as a waiter at a Portuguese restaurant summed up his opinion thus: “We need labour from Portugal, but we resent it. The only good thing is that the presence of the Portuguese here forces Angolans to make an effort to surpass them.” He seemed to share this sort of ambivalence with many of the other middle class Angolan interviewees: on one hand, they might talk about the experience and work ethic of the Portuguese, but on the other were deeply critical of the structural inequalities and the attitudes of the Portuguese they met. As one informant observed: “Colonial times are over, but they are returning to command. They try to colonise us. You seldom meet a Portuguese who is not a boss.”

32 Although Angolan informants might be ambivalent towards, or even be positive about, the professionalism and abilities of the Portuguese they met in their workplaces, they often criticised the attitudes of the same persons. For instance, it was noted that the Portuguese did not greet the cleaners at the workplace or that they were generally arrogant or even engaged in blatantly racist behaviour. Pascoal was one of those who had experienced such conduct. He worked as a waiter in a Portuguese restaurant in one of the privileged suburbs south of Luanda where many Europeans live: “Customers sometimes call us ‘nigger’ and ‘son of a bitch’, and sometimes the bosses do the same. But when that happens I take off my uniform and leave. Sometimes they don’t pay. I work from eight to four, and sometimes they ask me to stay until eight at night and they don’t pay the extra hours. Very bad! And if I don’t accept that, the manager talks with his fellow countryman [the Portuguese owner] and I’m out on the street. Not long ago another waiter had a soft drink [without paying], the manager didn’t like it and he talked to the owner, and they sacked my friend.”

33 There seems to be a strong class dimension in the experience of discrimination. Angolans carrying out manual jobs talked of unconcealed abuse and racism, especially in the construction sector. By contrast, middle-class professionals tended to dwell on the distrust or arrogance they encountered and to describe their conflicts with Portuguese superiors. “Arrogance” was a theme that nearly always came up in these conversations, and even a number of the Portuguese interviewees characterised the behaviour of (other) Portuguese towards Angolans as “arrogant”, implying that they were haughty, condescending and distant.

Turning the Tables

34 The fact that people know that the Portuguese political and economic elite is protected by the absolute Angolan authority, the president’s office, heightens their feelings of subjection to “the Portuguese”. Yet this is not the complete picture of the relationship between Angolans and Portuguese. Quite a few of the non-elite Portuguese migrants I met admitted to experiencing vulnerability. It was clear they felt unprotected in relation to the Angolan authorities and/or business owners.

35 One element of this is that many non-elite Portuguese migrants worry about their legal status. Visa procedures are slow and complicated, and especially the acquisition of work permits often involves considerable bribes. Legality is not a major problem for migrants contracted by well-established companies with good contacts in the Angolan

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migration authority Serviço de Migração e Estranjeiros (SME) and relevant ministries. However, work permits are a key concern for those working for less influential companies, the locally employed, those between jobs and for small and medium business owners. I met a couple of undocumented migrants living in fear of detection and harassment by the police, and many told me about paying substantial bribes to SME officials or to middlemen. People regularly mentioned sums in excess of US$ 10,000 for a three-year work permit, while one migrant who had worked for various small construction companies said he had paid “all in all” US$ 15,000 for a residence permit. The middleman then disappeared with the money and the passport. As with migrants in other parts of the world, legal vulnerability often brings with it a risk of economic exploitation.

36 A couple of my Angolan informants said that the legal vulnerability of the Portuguese may explain why unscrupulous Angolan business owners like to work with them—they can easily get rid of them. One well-connected Angolan exemplified this by relating the fate of a Portuguese employed by Luandan oligarch Mello Xavier: “Mello Xavier had a Portuguese manager whom he wanted to get rid of. He didn’t pay him his salary, and then he ordered SME to steal his passport. Then he called SME again and told them to deport the Portuguese as he had no documents.”

37 The absolute veracity of such stories is uncertain, but it is interesting that many stories circulate about the Portuguese being dominated or cheated by Angolans, and there is often an element of revenge in these tales, a sense of turning the tables, of postcolonial score-settling. The turning of the tables is still part of the colonial legacy, but it is clearly also part of the new chapter in Angolan-Portuguese relations, as the following story told by a male informant illustrates: “My girlfriend used to work in a fancy Portuguese restaurant. The Portuguese owner used to mistreat her and one day he pushed her so she fell over. She called me and I went there together with two of my cousins and beat the Portuguese. He threatened to call the police, but I said, ‘If you report me to the police, my girlfriend will report you.’ Then we all went to the police station. I asked the police to put me in the same cell as the Portuguese, so I could continue to beat him. Then I called my uncle who is a policeman, and asked him to talk to the policemen. The policemen apologised to me and let me go, but the Portuguese had to pay gasosas gordas [heavy bribes, literally ‘fat soft drinks’] to be set free.”

38 This narrative was told with obvious delight, which was also apparent in other informants’ stories about police targeting white people in search of undocumented migrants. The fact that these police interventions often appear in these “revenge stories” hints at the importance of the police and the omnipresence of the party-state in Luanda (Waldorf 2014: 377; Soares de Oliveira 2015). For Portuguese migrants, feeling secure in Luanda is strongly associated with whether they feel they are protected or not by representatives of the party-state, be they local policemen, SME officials, influential MPLA members or officials in various ministries. The same insecurity is felt by many Angolans, with the difference that they are often more experienced in handling the system. As one middle-class Angolan working in a consulting company managed by Portuguese staff explained: “The Angolans better understand the system, and the state trusts Angolans. Foreigners hate to be confronted by the state, and they call an Angolan [to help them], they are never good at handling the ‘industria do estado’ (‘state industry/ system’).”

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39 Thus, power relations between Angolans and Portuguese are to some extent inverted to colonial times, and one important reason is that non-elite Portuguese migrants sometimes are treated as outsiders by the all-powerful party-state system. These changes represent a rupture with the colonial past, when white settlers could count on protection by “the Metropolis”. In another sense, the lingering influence of colonial power structures is evident in Angolan feelings of revenge and in all the stories of postcolonial score-settling. Subverting the inequalities in colonial relationships, however, is not the same as moving beyond them.

Moving beyond the Colonial Past?

40 The significance of the colonial past in contemporary identities is central to my analysis of the continuity of and ruptures in colonial power relations. In general, the Portuguese I met were silent on colonial history and would not raise it except when I directly asked. Still, it was clear that the colonial period played an important role in their imaginaries of the Portuguese Self and the Angolan Other. One example is that these informants often spoke of “returning” to Angola rather than of “migrating”. This was especially common among those who had lived in Angola as children, but the other Portuguese migrants would also speak of “a return”.

41 Many Portuguese seemed ambivalent about the colonial period. On one hand, and like some Angolans, they suggested that Luanda was better “before”: there was less garbage, and the infrastructure was better organised and functioning3. On the other hand, some at least implicitly expressed a sense of guilt. One example of this was a Portuguese practitioner of capoeira, who said she sometimes hesitated to sing along with the others in the group: “Capoeira songs are about conquering and trying to find happiness in a very difficult and painful situation. It’s all about the suffering they went through. Capoeira originates in the Angolan slave quarters and it started as a way for the slaves to protect themselves against the owners. So the songs are all about this and they often have this line ‘If life entraps you, you just get up and keep on playing.’ And for a Portuguese to sing that, it is [...] I hope [...] I’m the only white person in the group at the moment, and I’m Portuguese and everyone is aware of that [...]. This is history, it happened, and you can’t deny it.”

42 Clearly, colonial slavery and forced labour are still sensitive topics, but so is the disastrous decolonisation process that led to four decades of war. In addition to a sense of guilt, Portuguese silence on these issues also seemed to be founded on a keenness to avoid criticism from the Angolan side. Many Portuguese migrants find it important to fit in and not attract too much attention. As noted earlier, they often feel vulnerable in relation to those in power, whom they perceive as highly unreliable. In October 2013, President Eduardo dos Santos in his state of the nation address uttered this brief sentence: “Only with Portugal, sadly, things are not good”4. I was in Luanda at the time, and witnessed the shock waves this remark sent through the Portuguese community. Some people even feared they would be deported without notice.

43 In trying to describe Angolan-Portuguese relations, my Portuguese interviewees often used the phrase “A relationship of love and hate.” The hate element they did not dwell on, but the love element they associated with similarities in lifestyle, attitude and taste. Implicitly, these similarities were seen as being shared by the Portuguese and Angolan

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urban middle class. As a Portuguese female engineer put it: “At a general level we are similar. We have the same language, family life, habits, eat the same food and watch the same football games. And besides, we share the same pride and vanity, it’s very important to us.”

44 Besides underlining the similarities that supposedly facilitate their integration into Angola, many Portuguese also talked of their adaptability. The imaginary of a national self characterised by a propensity for mixing with others was shared across different categories of Portuguese migrants. A middle-aged, Angolan-born child of a retornado described Portuguese integration as follows: “In general we are well integrated in Luanda. We mix with the Africans and they open up. We get on very well together. Angola was a colony, and Angola is still very Portuguese, the Portuguese are at home. A mixture.”

45 Younger highly educated Portuguese did not repeat these colonial associations, but they still highlighted their capacity for mixing. A lusotropical understanding could be discerned in the voices also of those who clearly distanced themselves from the colonial past and who strove for equal relationships with Angolan colleagues. A woman who had had a child with an Angolan man, and saw Luanda as her home, said: “We mingle, we are not invasive, we tend to do that, it is in our DNA. The Portuguese have a capacity for mixing. Maybe we are more human? We know how to socialise.”

46 Paradoxically, on the Angolan side people seem to be less bothered by the colonial past, and this may relate to the rapid pace of change in the country. Since 1975, the country has lived through war and peace, democracy coupled with the continuity of the autocratic party-state of President dos Santos, sharp macroeconomic fluctuations and a decade of magnificent and failed reconstruction programmes. Over the past 50 years, a new Angola has been born nearly every decade, and people tend to talk about recent changes rather than earlier periods. Young Angolans have perhaps learned at school and through political rhetoric to detest colonialism, but for them the colonial period is distant. In my experience, the only exception is the young people who have heard elderly relatives tell of their own memories of the atrocities committed under colonialism.

47 Thus, one conclusion is that the Portuguese migrants identify more strongly with their role as ex-coloniser than Angolans do with their status of being the ex-colonised. Angolans living in Luanda tend to downplay the Portuguese influence, and prefer to represent the colonial period as the distant past. Instead, they may emphasise Brazilian influences, and a peculiar Luandan “culture” based on cosmopolitanism, consumerism and a desire to enjoy the present—as nobody knows what will happen tomorrow. By contrast, Portuguese discourse on national identity still draws strongly on the history of the (lost) empire as well as Portugal’s present relations with former colonies. In Portugal, “discussing ‘the nation’ always mean[s] discussing ‘the empire’, in its multiple forms” (Cardoso 2015: 7).

48 In keeping with this conclusion, Angolan grievances about “the Portuguese” are not predominantly related to the colonial past but to current workplace relations, although references to “the arrogant Portuguese” may very well have colonial undertones. As I have shown, colonial imaginaries of lazy Angolans and distant and demanding

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Portuguese are still in play, yet what most upset Angolans are the differences in salaries, benefits and career opportunities, and arrogant and discriminatory Portuguese bosses. This is not the full story, however, as there are many layers of domination and subjection. In the final analysis, it is President dos Santos and the small circle around him who define the rules of the game in Angola, and increasingly also in Portugal. The Portuguese business elite in Luanda is dependent on the benevolence of these powerful Angolans and is usually protected by them. Non-elite Portuguese migrants are similarly dependent on the benevolence of the Angolan authorities. In terms of everyday relations, many Portuguese feel that it is important for them to gain the loyalty of Angolan colleagues and neighbours in order to feel secure and “at home”. One Angolan woman pointedly referred to this in these terms: “The Portuguese very much want to be our friends, but we don’t want to be theirs.”

49 A second conclusion is that the postcolonial power relations presently in play in Luanda between Angolans and Portuguese are contested and unstable. In postcolonial studies, power is viewed as being fashioned through interconnected relationships (Abrahamsen 2003). Specifically, power permeates identities through the meanings we provide to Self and Other, and these meanings are shaped in changing practices (Eriksson Baaz 2005). This article reveals that the dominance of the ex-coloniser is broken, since s/he is dependent on being accepted into the labour market and by the authorities in the former colony. However, power relations cannot be reduced to access to economic resources: they are also created dialectically in the ongoing production of cultural ideas. These ideas, in turn, are informed by colonial history and its articulation with changes taking place in the postcolonial era. In Luanda, many Angolans prefer to treat the colonial era as a painful but bygone past, whereas many Portuguese migrants struggle with their history. To them, the move beyond the colonial past is both threat and promise.

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NOTES

1. The international consultancy ERNST & YOUNG (2013: 1) dubbed Angola “the world’s fastest growing economy for the first ten years of the new millennium”. 2. J. COMAROFF and J. COMAROFF (1987) note that people in South Africa view work for themselves as self-construction, whereas labouring for whites is associated with self-destruction. 3. Luanda’s infrastructure was created for a colonial population of less than half a million people. In 2014, 6.5 million people lived in the city (CENSO 2014). 4. This was in reaction to Portuguese investigations of alleged money laundering in Portugal by Vice President Manuel Vicente and other leading Angolans.

ABSTRACTS

For the first time in sub-Saharan Africa’s postcolonial history, large numbers of citizens of a European former colonial power are migrating to an ex-colony. Portuguese migrants are attracted by Angola’s strong economic growth and are seeking to escape crisis in Portugal. This article focuses on everyday workplace relations between Angolans and Portuguese. In particular, it analyses how colonial power relations still resonate with both groups and whether their mutual imaginaries are moving beyond the colonial past. The article concludes that dependence on access to the labour market and the goodwill of Angola’s political and administrative class has undercut the ex-colonisers’ dominance. Yet colonial imaginaries are still in play, particularly among the Portuguese. Consequently, postcolonial power relations among Angolans and Portuguese are contested and unstable.

Pour la première fois dans l’histoire postcoloniale de l’Afrique subsaharienne, un grand nombre de citoyens d’une ancienne puissance coloniale européenne émigrent vers une ex colonie. Les migrants portugais sont attirés par la forte croissance économique de l’Angola et tentent par là même d’échapper à la crise au Portugal. Cet article porte sur les relations quotidiennes entre Angolais et Portugais dans leur cadre de travail. Il analyse en particulier à quel point les relations de pouvoir instituées durant l’époque coloniale ont toujours un écho chez les deux groupes et dans quelles limites leur imaginaire mutuel a pu dépasser cette histoire. L’article conclut que la situation de dépendance des Portugais vis-à-vis de l’accès au marché du travail associée à la bonne volonté de la classe politique et administrative angolaise a atténué le positionnement dominant des anciens colonisateurs. Cependant, les imaginaires coloniaux sont toujours présents, surtout chez les Portugais. Par conséquent, les rapports de force post-coloniaux entre Angolais et Portugais restent instables et font l’objet de fréquentes contestations.

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INDEX

Keywords: Portuguese in Angola, identities, migration, postcolonialism, power relations Mots-clés: Portugais en Angola, identités, migration, postcolonialisme, relations de pouvoir

AUTHOR

LISA ÅKESSON School of Global Studies, University of Gothenburg, Sweden and the Nordic Africa Institute, Uppsala, Sweden

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Les Corses au Gabon Recompositions identitaires d’une communauté régionale en situation d’expatriation Corsicans in Gabon. Identical Reogarnizations of a Regional Community in Situation of Expatriation

Vanina Profizi

1 Au début des années 2000, le Gabon constitue le cœur de la Françafrique (M’Bokolo 2009), et la « Corsafrique » y est particulièrement présente, notamment dans l’entourage présidentiel. L’ambassadeur de France au Gabon entre 1986 et 1994, Louis Dominici, qui est Corse1, a occupé cette fonction pendant la durée exceptionnellement longue de huit années consécutives. Le pays abrite aussi l’un des principaux gisements de pétrole exploités par l’entreprise française Total-Fina-Elf, dont le « Monsieur Afrique » a été, pendant près de trente ans, l’ancien énarque corse André Tarallo, qui est parvenu à obtenir du président Omar Bongo des conditions optimales d’exploitation du pétrole gabonais, avant d’être rattrapé par la sulfureuse « affaire Elf ». Enfin le beau- père d’Omar Bongo, Denis Sassou-Nguesso, président du Congo voisin, compte parmi ses amis d’enfance les frères Feliciaggi, qui ont grandi en Afrique où ils ont créé plusieurs affaires de moyenne envergure (hôtels, entreprises d’import-export, compagnies de pêche, etc.). Au début des années 1980, Robert Feliciaggi s’est associé avec un autre Corse, Michel Tomi, avec qui il a créé une entreprise de jeux de hasards (paris hippiques, casinos, machines à sous) implantée dans plusieurs pays de la région (Congo, Cameroun, Sao-Tomé), et dont la vitrine est sans conteste le Gabon. Toutes ces personnalités forment alors, autour des milieux dirigeants gabonais, une présence corse assez remarquable pour susciter l’attention des médias, mais aussi de qui s’intéresse à la présence corse en Afrique dans la longue durée. Par ailleurs le Gabon, ancienne « colonie de doublage » où tant de bagnards furent envoyés en résidence surveillée après expiration de leur peine, abriterait aujourd’hui de nombreux insulaires protégés par les bonnes relations que leurs compatriotes implantés localement entretiennent avec les instances dirigeantes de divers pays d’Afrique subsaharienne2. Avant Michel Tomi, de nombreux Corses ont eu des relations privilégiées avec certains présidents africains3, dont la plupart constituaient autant d’interlocuteurs essentiels de

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la France post-gaullienne en Afrique. Dès le lendemain des décolonisations, les réseaux animés par Jacques Foccart puis, surtout, par Charles Pasqua ont tissé, à travers ces relations privilégiées, des liens étroits entre la Corse et l’Afrique (Bat 2012 ; Beau 2002), au point de justifier, à la fin des années 1990, la création du néologisme « Corsafrique », déclinaison « régionale » restée sans équivalent du concept beaucoup plus connu de « Françafrique »4. Si certains la qualifient aujourd’hui de concept dépassé5, l’existence de la Corsafrique était incontestée au début des années 2000, et le Gabon en représentait le terrain d’enquête idéal6, en tant que point nodal de cette Françafrique semi-occulte. La présence corse dans l’ancien empire colonial français et la Corsafrique des années 2000 sont pourtant deux phénomènes a priori distincts : d’un côté, une présence corse en Afrique dont des travaux de recherche antérieurs ont donné l’occasion de mesurer l’ancienneté, l’importance numérique et la diversité (Profizi 2002) ; de l’autre, un concept médiatique récent, forgé par des journalistes spécialisés dans l’analyse des relations franco-africaines contemporaines, désignant un sous- ensemble relativement marginal des réseaux informels sur lesquels s’appuient en partie ces relations. Pour autant, il semble difficile de faire abstraction de la surreprésentation massive des Corses en Afrique durant la période coloniale lorsqu’est soumise à l’étude la position singulière occupée par certains Corses dans les relations franco-africaines contemporaines.

2 Cet article porte en particulier sur les « Corses des jeux », arrivés depuis la fin des années 1980 au Gabon. Cette arrivée est située dans une perspective diachronique qui présente les périodes-clés (empire, décolonisation) durant lesquelles la présence corse est attestée, ainsi que les rôles politiques, sociaux et économiques qu’elle a occupés dans ce pays. Le point commun le plus évident entre ces époques est la nature « localiste » de la communauté étudiée, fondée sur une origine géographique commune d’échelle régionale, à laquelle s’adjoint un sentiment d’appartenance à une « identité » partagée. On ne discutera pas ici en détail du particularisme corse, par comparaison avec les autres composantes régionales de la population française. Sans être un cas unique, la revendication de ce particularisme est de notoriété publique. Certaines de ses origines sont largement documentées : insularité, caractère récent du rattachement au territoire national dans lequel la Corse conserve une dimension périphérique marquée (Crettiez 1999 ; Meistersheim 2001) ; tandis que d’autres sont moins bien identifiées, notamment la nature explicitement coloniale des relations entre la Corse et ses métropoles successives jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle. C’est en effet au XIXe siècle seulement que le renouveau colonial français, en repoussant loin de l’Europe les frontières de l’empire, rapproche la Corse de sa métropole colonisatrice. Sous la Troisième République, à l’âge d’or de la colonisation française moderne, l’identité régionale corse semble même parfaitement subordonnée à l’identité nationale française, sur le modèle de la « petite patrie » républicaine (Chanet 1998 ; Thiesse 1997). Alors que certains militants nationalistes corses évoquent aujourd’hui régulièrement l’existence d’un « État colonial français » cherchant à brider leur « lutte de libération nationale », il est en effet important de rappeler que cette rhétorique, qui emprunte à l’évidence aux combats de la décolonisation, est parfaitement inenvisageable chez les coloniaux corses de la fin du XIXe ou des premières décennies du XXe siècle, qui, pour la majorité d’entre eux, assument sans complexe leur statut de colonisateurs. Pourtant, jusqu’à la fin de la période coloniale, la présence corse dans les colonies françaises continue de revendiquer, mais aussi de se voir reconnaître, une spécificité qu’elle ne

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partage avec aucune autre communauté régionale7, de même que, de nos jours, aucune région métropolitaine n’a produit d’équivalent à la Corsafrique.

3 L’existence et la nature d’une « communauté » corse seront donc discutées, approchées depuis le Gabon, ainsi que les négociations identitaires issues de la position particulière des Corses vis-à-vis de la France comme vis-à-vis de leur pays hôte. Les Corses d’Afrique offrent en effet l’exemple, relativement rare, d’une identité locale confrontée, dans la longue durée, à une situation d’« expatriation » habituellement considérée à l’échelle de la « grande patrie », c’est-à-dire à l’échelle nationale. Bien sûr, les contextes différents dans lesquels cette identité s’exprime incitent à envisager avec prudence tout rapprochement, par exemple entre la « corsitude » revendiquée à l’époque coloniale et celle que l’on peut rencontrer dans l’expatriation contemporaine. De même, l’attitude politiquement réservée de la plupart des Corses aujourd’hui expatriés ne suffit pas à affirmer une continuité entre leur présence et celle des coloniaux, malgré des invariants dans le rapport que ces Corses « déracinés » entretiennent avec leur identité régionale d’origine et qui sont discutés plus loin.

4 L’enquête de terrain sur laquelle se fonde cette étude a été conduite en 2003, afin de compléter un travail plus classique de documentation à partir d’archives administratives et gouvernementales, associatives ou privées. Elle se nourrit d’observations et d’entretiens, parfois enregistrés8, auprès d’interlocuteurs rencontrés au Gabon et en Corse. Parfois complexe à mettre en œuvre, cette approche, d’inspiration micro-historique, vise à restituer, dans une « histoire au ras du sol » (Revel 1989), la complexité et la richesse des trajectoires individuelles et familiales cernées lors du recueil des récits de vie. L’analyse des réseaux de sociabilité qui amènent un individu à l’Afrique, et spécifiquement au Gabon, le récit des « grandes espérances » couronnées de succès ou vainement entretenues, le retour sur les représentations produites, en Corse notamment, mais aussi en France continentale et au Gabon même, par ces Corses « exotiques », forment une matière qui permet d’approcher au plus près les dynamiques de structuration d’une « communauté » corse en Afrique, tout en ouvrant à une réflexion comparative avec d’autres communautés d’Européens expatriés.

La présence corse dans le Gabon colonial

5 Le plus méridional des départements métropolitains a fourni bien plus que sa part aux effectifs de la France coloniale. Les originaires de la Corse représentent ainsi 13,5 % des administrateurs coloniaux et 20 % des gouverneurs en poste dans l’empire au début des années 1940, alors que le département abrite moins d’1 % de la population française (Angeli 1942). En 1951, le recensement de la population de l’Afrique occidentale française native de métropole9 montre que la France métropolitaine compte en moyenne 90 « coloniaux » installés en AOF pour 100 000 habitants. La Corse, avec 412 natifs installés en AOF pour 100 000 habitants dans l’île, dépasse très largement les autres départements (le suivant étant le Var avec 256 pour 100 000) et a fortiori la moyenne nationale. La surreprésentation démographique des Corses dans les colonies, et spécifiquement en Afrique, est donc établie.

6 Pour en revenir au Gabon, Libreville comptait, en 1925, une cinquantaine d’Européens, dont sept portaient un patronyme à consonance corse (sans que l’origine régionale des individus concernés puisse être autrement établie), parmi lesquels deux employés des

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services civils de la colonie, un maître de phare, un receveur des postes, un administrateur-adjoint et un agent commercial de la société Personnaz et Gardin10. La surreprésentation des Corses dans le personnel colonial y est donc confirmée (14 % des effectifs dans ce cas), ainsi qu’une relative diversité socio-économique de leur présence (entre « privés » et fonctionnaires, entre simple commis et « commandant »). En revanche, la faiblesse des effectifs en chiffres absolus laisse difficilement envisager une vie communautaire spécifique, quand bien même la présence de familles (trois des insulaires présumés vivent à la colonie avec femmes et enfants) pourrait constituer un point d’ancrage pour une sociabilité réservée. Au cours de la période coloniale, le Gabon, territoire dépendant de la colonie du Congo jusqu’en 1906, a en effet connu un peuplement européen réduit dans lequel l’organisation des pratiques communautaires était encore limitée par la dispersion des individus dans les postes de brousse et sur les chantiers de coupe forestière. Les débouchés portuaires de Port-Gentil et Libreville n’avaient pas la capacité d’attraction de la capitale fédérale Brazzaville, et il faut attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour voir la communauté européenne s’y développer au-delà de quelques dizaines de fonctionnaires et commerçants (Pourtier 1989). Cette présence tardive et limitée du fonctionnariat colonial, dans lequel les Corses étaient particulièrement nombreux, explique dès lors que la communauté insulaire y soit longtemps restée en nombre restreint.

7 C’est seulement avec le renforcement de l’appareil administratif colonial dans les années 1950, puis avec la reconversion des fonctionnaires coloniaux en conseillers techniques des États indépendants, que les Corses commencent à apparaître au Gabon en nombre significatif. Les effectifs vont alors croître assez rapidement pour que ceux installés dans la colonie entre la Seconde Guerre mondiale et l’indépendance se souviennent de la « grande époque » où les anciens fonctionnaires coloniaux corses terminaient leur carrière en tant que conseillers du gouvernement gabonais : Risterucci, dernier haut-commissaire avant l’indépendance ; Mariani, ministre des Eaux et Forêts de Léon M’Ba ; Vannoni, doyen du barreau du Gabon sont les plus connus (Ndombet 2009).

8 Parmi les témoins directs de cette période, Simone Guerrini, fille d’un fonctionnaire colonial devenu conseiller technique de Léon M’Ba puis d’Omar Bongo, décrit la présence corse dans le Gabon des années 1960 comme « un monde un peu à part, organisé, puissant, avec beaucoup de postes à responsabilité tenus par des Corses, et une grande entraide »11. Jean Casanova, détaché au Gabon en mars 1960 par la Caisse centrale de coopération économique (ex-Caisse centrale de la France d’Outre-Mer), et qui vit aujourd’hui encore à Libreville, se souvient d’y avoir été accueilli, à sa descente d’avion, par un commissaire de police venu lui souhaiter la bienvenue et l’inviter au gala annuel de l’Amicale des Corses. Le témoignage de ces « anciens » devenus notables souligne l’importance acquise, dans les dernières décennies de la période coloniale, par une sociabilité corse qui se déploie désormais dans un contexte démographique plus favorable.

Les « vieux Gabonais » post-indépendance

9 Les Corses qui s’installent au Gabon après l’indépendance arrivent dans un contexte encore très marqué par les continuités avec la période coloniale. Pourtant, parmi les nouveaux arrivants, certains veulent prendre leurs distances avec le passé colonial.

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Jean Poli, né en 1937, a grandi en Corse tandis que son père, administrateur des colonies, était en poste au Gabon, où il meurt peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1960, de retour d’Algérie où il vient d’achever son service militaire, Jean Poli veut quitter la Corse. Pierre Mariani, futur ministre de Léon M’Ba, passe justement ses congés annuels dans son village d’origine, voisin de celui de Jean Poli, qui raconte : « Je l’ai rencontré [...] et il m’a dit : “En rentrant, je vais voir si je peux te faire venir” »12. Cet été-là, le 17 août 1960, le Gabon accède officiellement à l’indépendance. Aussi est-ce en tant que contractuel de l’État gabonais que Jean Poli rejoint le territoire où son père fut administrateur. Pour lui, qui milite aujourd’hui dans un mouvement nationaliste corse, la différence est importante : « Ma chance, c’est d’être à cheval sur l’époque : le temps que j’arrive là-bas, c’était décolonisé, donc je n’étais pas administrateur français. [...] Je ne me suis pas senti représentant de la France » affirme-t-il. Mais il dit aussi s’être adapté d’autant plus facilement à la vie au Gabon qu’il avait, à travers son père, « un passé un peu colonial », de sorte que le Gabon « n’a pas été une révélation ». Sa prise de distance avec l’héritage colonial est donc à nuancer.

10 Simone Guerrini et Jean Poli ne sont plus des coloniaux, mais ils conservent avec la période coloniale un lien direct, et même dans leurs cas, « héréditaire », qui distingue nettement les « vieux Gabonais » de la génération installée au Gabon au tournant des années 1970. Développement de la capitale administrative Libreville, renforcement de l’industrie pétrolière à Port-Gentil, raréfaction des forestiers exploitant les chantiers de brousse : tous ces facteurs convergent alors pour concentrer sur le littoral la majorité des populations européennes. Le « boom de l’OUA »13 a conduit vers le Gabon beaucoup d’Européens, parmi lesquels un certain nombre de Corses qui s’y installent à leur compte. Jean Spinelli, restaurateur et directeur de night-club à Libreville, fait partie de cette génération. En 1968, il a dix-neuf ans, et pour gagner sa vie, il joue de la guitare dans les boîtes corses d’Abidjan. Il y rencontre Ange Damiani, un autre musicien d’origine corse, qui arrive du Togo. Les jeunes gens envisagent de créer ensemble une affaire à Libreville. Mais Spinelli, jeune marié, laisse Damiani partir en éclaireur. Le récit de son installation fait apparaître, au travers de la notion de « solidarité » si souvent évoquée dans les témoignages des Corses d’Afrique, l’importance et la puissance qu’a encore la communauté corse du Gabon à cette époque : « Mon ami est parti à Libreville avec l’idée que je le rejoindrais ensuite. Et puis, l’affaire ne s’est pas faite, il a glandé pendant trois mois, bouffé le peu d’argent qu’il avait. L’amicale des Corses était alors importante, avec beaucoup de Corses dans l’administration. Ils ont vu ce Corse, avec sa guitare, qui jouait dans les bars. Ils ont dit : on va lui trouver une affaire, lui prendre une petite boîte qui sera le club des Corses. La boîte que j’occupe actuellement était alors en construction : ils lui ont prêté des sous, ont pris ce truc en gérance par l’amicale, et l’ont mis là-dedans. Ça s’appelait Le son des guitares. Il a démarré comme ça. Pendant sept ou huit ans, je n’ai plus entendu parler de lui »14.

11 Pendant qu’Ange Damiani réussit à Libreville avec le soutien de la communauté corse, Jean Spinelli connaît des difficultés dans le restaurant qu’il a finalement acheté à Paris. Un jour, les deux hommes se croisent dans une rue de Bastia : « Il était plein d’argent, belle voiture. Il me propose de venir le voir au Gabon, dans sa boîte qui marchait bien. Je me suis dit : “[...] lui il a réussi et moi je suis là”. » Jean Spinelli, qui vient de se remarier, hésite encore. Depuis Libreville, Damiani insiste : « Un Corse [du Gabon] vient dans mon restaurant à Paris et me dit : tu as le bonjour d’Ange, il veut que tu viennes au Gabon, mais il ne sait pas où te joindre. Moi, j’avais connu Abidjan pendant six ans.

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L’Afrique, ça me plaisait. Je me suis dit : “Je vais venir une semaine, pour voir”. » Mais l’arrivée à Libreville est une déception : l’ancienne cantine de l’amicale des Corses est devenue un repaire de militaires gabonais à l’ambiance douteuse. Jean Spinelli préfère finalement se lancer, sans Damiani, dans la gestion d’un bar-restaurant à Port-Gentil. Commencent alors ses aventures gabonaises, vingt ans de hauts et de bas, d’associations bancales et de « bons coups » réalisés in extremis, de projets mirifiques s’achevant en escroqueries, de rêves de grandeur et de désillusions : « On a été vraiment au top pendant des années, depuis 1985-1986. Et puis il y a quatre ans [au début des années 2000], ça m’a pris la folie de faire une belle boîte. » Le Son des Guitares est rasé, et on construit à sa place le Cotton-Club, où se presse bientôt la jeunesse dorée de Libreville : « Tous les enfants des ministres, ses enfants à lui [le président Bongo], ses neveux nous fréquentaient. » La réussite de Jean Spinelli aurait- elle nourri des jalousies ? Convoqué à la présidence, il se voit signifier la nécessité d’abandonner son établissement, car le terrain doit-être récupéré « pour construire un bâtiment public ». La mobilisation de sa jeune clientèle opportunément apparentée lui permet de surseoir à l’exécution de cette consigne, qui n’était peut-être, après tout, qu’une tentative d’intimidation. Mais Jean Spinelli en tire une conclusion amère : « Je me suis senti un peu diminué. Merde ! J’ai investi ici ! Je suis là depuis vingt ans ! [...] Ma boîte était l’une des plus belles du Gabon ! Et ils me traitent comme ça ? J’ai été un peu déçu quoi. »

12 Représentant de l’aristocratie des « vieux Gabonais », le docteur Alain Guglielmi, fils d’administrateur colonial, est né au Gabon en 1944. « Exilé » en France entre 1962 et 1986, il s’est réinstallé à Libreville, en tant que généraliste, dans ces années 1980 et 1990 durant lesquelles les difficultés socio-économiques et l’instabilité politique des pays voisins (Congo, Centrafrique, Angola) entraînaient un redéploiement de la population européenne de ces pays vers le Gabon, avec, là encore des Corses parmi les effectifs. Il a vu bien des expatriés, corses et non corses, achever leur parcours dans l’amertume d’un échec plus ou moins complet, et il en donne son explication personnelle : « Les gens installés ici sont venus pendant le boom de l’OUA, en 1976-77. Le Gabon avait beaucoup d’argent à cette époque. [...] Ces gens [...] ne sont pas bêtes quand même, ils ont vu qu’on pouvait travailler ici. [...] Donc, ces gens sont riches mais... c’est pas le dessus du panier »15. On retrouve dans ce dernier commentaire la condescendance dont les héritiers directs de la présence coloniale semblent avoir du mal à se départir vis-à-vis de leurs compatriotes plus récemment installés, opérant entre eux de subtils distinguo, selon que l’intéressé a réussi (on lui reprochera alors son comportement de parvenu) ou s’est au contraire « gaspillé » (détérioré, débauché) au contact de la population locale, toujours prête à tirer profit des « blancs-becs qui ne connaissent rien et que [les Gabonais] ne respectent pas »16.

Les Corses des jeux, derniers arrivés

13 Les « Corses des jeux », qui constituent la plus récente des vagues d’installation corses au Gabon, ne semblent pas être tombés dans ce piège. Ils sont désormais la plus nombreuse et la plus emblématique des composantes de la présence corse dans le pays. C’est à eux que l’on pense d’abord en évoquant les Corses du Gabon, bien qu’ils ne constituent « que » la moitié de cette communauté. Un recensement rudimentaire de la population corse de Libreville en 2003 laisse en effet apparaître, sur les 6 000 résidents

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français alors installés au Gabon, près d’une centaine de foyers comptant au moins un membre d’origine corse17. Le pays peut dès lors accueillir, on le verra, plusieurs réseaux de sociabilité spécifiquement corses. Comparativement, le nombre d’employés corses des sociétés de jeu identifiés lors de l’enquête s’élève à un peu plus d’une trentaine de personne. Produits d’un renouvellement démographique récent, ces derniers sont mal connus, y compris par les autres Corses du Gabon, qui véhiculent parfois à leur sujet les mêmes stéréotypes que d’autres composantes de la population européenne expatriée. Ces stéréotypes sont également présents chez les Gabonais interrogés durant cette enquête, qui tous appartenaient à des milieux socialement privilégiés (notamment étudiants et enseignants, mais également clients du casino, issus du monde politique ou des affaires). Ces stéréotypes sont évidemment directement liés à l’activité exercée.

14 L’implication des Corses dans l’économie des jeux d’argent et de hasard est ancienne18 mais leur présence en Afrique devient particulièrement apparente à partir des années 1970 (ouverture du Casino du Cap Vert, à Dakar), avec la naissance d’un « marché » africain pour les jeux d’argent. Le monde des jeux connaît alors une véritable « crise de l’emploi » en métropole, la désagrégation progressive des protections politiques garanties par l’appareil d’État gaulliste s’étant traduite par l’application plus stricte de certains règlements (comme celui qui interdit l’emploi de croupiers dont le casier judiciaire n’est plus vierge). Il est enfin probable que la disparition de « l’empereur corse des jeux » Marcel Francisci, un proche des milieux gaullistes recrutés par Foccart (Bat 2015), assassiné en 1982 à l’issue d’une guerre des gangs pour le contrôle des cercles de jeux parisiens, ait dirigé vers des terrains moins « concurrentiels » une partie des compétences insulaires en la matière.

15 C’est le cas en Afrique, où les bonnes relations de certains Corses avec les élites dirigeantes vont permettre de rebâtir localement le système d’appuis politiques qui a fait, en métropole, le succès des Corses dans les sociétés de jeux. C’est le sens de l’association entre Michel Tomi et Robert Feliciaggi. Ce dernier entretient une relation amicale ancienne avec Denis Sassou-Nguesso, qui fut son condisciple à l’école de Pointe-Noire. La famille Feliciaggi, originaire de la vallée du Taravu, est présente en Afrique depuis 1909, date à laquelle Jérôme Feliciaggi, le patriarche, est nommé au greffe du tribunal de Pointe-Noire. L’un de ses fils fait, à sa suite, sa vie au Congo où il épouse, dans les années 1930, une institutrice, comme lui d’origine corse. Des trois enfants du couple, élevés en Afrique, deux choisissent à leur tour d’y faire carrière. Décolonisation oblige, c’est dans le secteur privé que les frères Feliciaggi bâtissent leur fortune. L’association de Robert avec Michel Tomi, autre originaire de la vallée du Taravu, déjà connu dans le monde des jeux en métropole, repose sur la création d’un business model inédit. Grâce à leurs appuis politiques au Congo et dans les pays voisins, ils obtiennent l’autorisation d’exploiter casinos, salles de jeux et sociétés de pari mutuel, à travers des entreprises dans lesquelles ils emploient un grand nombre de Corses qu’ils installent en Afrique à cet effet.

16 Ainsi au Gabon, la Société gabonaise des jeux et loisirs (SGJL) développait, en 2003, trois branches d’activités distinctes : le Pari mutuel urbain gabonais (PMUG), les salles de machines à sous du réseau Fortune’s Club, et le Casino Croisette, le plus grand établissement de jeux du pays, et même de la région, fièrement installé sur le front de mer de Libreville. La société compte plusieurs centaines d’employés dont une majorité de Gabonais, mais la direction et les fonctions d’encadrement de l’entreprise sont assurées par une cinquantaine de personnes, pour la plupart originaires de la vallée du

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Taravu. Dans les « salons » des Fortune’s Club par exemple, les « directeurs » corses employés par la SGJL sont chargés de surveiller le bon fonctionnement des machines, de contrôler leur approvisionnement et d’en retirer régulièrement la recette, déposée chaque soir au siège de la société. Eux seuls connaissent le produit final de la journée, car les caissiers gabonais qui les assistent n’effectuent que des opérations intermédiaires. Le personnel de la trentaine de salons, situés dans les quartiers populaires de Libreville et les principales agglomérations du pays et dans lesquels les non-Gabonais sont rarement admis, compte aussi un ou plusieurs agents de sécurité africains, employés de la Société gabonaise de services (SGS), dirigée par un ancien colonel français de la garde présidentielle d’Omar Bongo, à laquelle les Fortune’s Clubs sous-traitent le contrôle des accès et la protection armée des transferts de fonds. L’implication des employés corses dans des situations présentant des risques de « dérapage » violent est ainsi minimisée. Les directeurs de salon ont en effet reçu la consigne ferme de se tenir éloignés de toute confrontation physique avec un client ou un tiers gabonais. Certains, habitués du port d’arme, ont dû y renoncer. « Nous ici, tu sais, on se tient à carreau. On nous a dit de rester sages » résume l’un deux, faisant allusion au contexte médiatico-judiciaire déjà évoqué.

17 Ces hommes et ces (quelques) femmes sont la composante essentielle, au moins sur le plan numérique, de la « Corsafrique » contemporaine au Gabon. Ils sont célibataires pour la plupart, les rares femmes employées au siège de la société étant les épouses d’employés masculins. La moyenne d’âge est assez jeune, même si plusieurs générations se côtoient, allant de vingt à plus de soixante ans. Presque tous sont issus de la même région de l’île, et des mêmes villages. Certains y ont grandi, d’autres ont vécu à Ajaccio ou Bastia, d’autres encore sur le continent, tout en conservant des liens avec leur région d’origine. Plusieurs présentent une histoire familiale difficile, un parcours scolaire chaotique, des débuts professionnels insatisfaisants. Certains ont peut-être flirté avec la délinquance, mais aucun de ceux qui ont accepté de témoigner (les plus jeunes en fait) n’a signalé de condamnation antérieure à son arrivée au Gabon. Pas de véritables « mauvais garçons » donc, mais souvent des jeunes en perte de repères, ou des hommes pour qui, après une première vie interrompue, l’embauche dans les jeux apparaît comme la seule voie ouverte dans un avenir professionnel bouché. Une véritable opportunité même, pour des individus peu diplômés ou sans expérience professionnelle, auxquels est offerte une rémunération particulièrement attractive pour un emploi certes délicat mais finalement assez simple d’exécution, ainsi que la possibilité de « voir du pays ». Certains jeunes gens n’attendaient d’ailleurs que le jour du départ : « À dix-sept ans, j’avais déjà l’Afrique dans la tête. Même bien avant, à treize ans, avec [un autre employé du même âge], on parlait de partir lui et moi en Afrique. Les casinos, ça m’a toujours plu. Travailler avec de l’argent, c’était mon fantasme. Mon père m’expliquait, mon oncle aussi, qui étaient là depuis dix ans, et au Cameroun avant. Plus ils m’expliquaient, plus la motivation était grande. À dix-sept ans, j’ai décidé d’arrêter l’école pour pouvoir partir. J’ai fait des boulots de serveur en attendant qu’une place se libère. Je suis venu ici j’avais dix-neuf ans, j’en ai vingt- deux aujourd’hui »19.

18 Mais pour eux aussi la réalité n’est pas toujours à la hauteur de leurs espérances. Si la plupart des employés de la SGJL se déclarent satisfaits, appréciant les conditions de vie privilégiées dont ils bénéficient au Gabon, certains ont néanmoins été choqués, à leur arrivée, par la différence culturelle, et plus encore par les inégalités de niveau de vie,

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qui les séparent des Gabonais. « Quand je suis arrivé, raconte encore l’un deux, on m’a d’abord emmené dans [l’un des plus beaux salons] de Libreville. Je me suis dit : “ça va, c’est bien.” Et puis, on m’a emmené à Port-Bouët [le très populaire quartier du marché]. J’étais pas prêt à ça : la saleté, la maladie. Ça m’a marqué »20. Les longues heures dans un emploi fastidieux, les week-ends passés à dormir pour compenser les effets du travail de nuit, pour certains les réveils difficiles après des soirées passées à tromper la solitude dans les bars à hôtesses, mais aussi les tensions générées par l’imbrication étroite des relations personnelles et professionnelles au sein de l’entreprise, les différences arbitraires de traitement entre employés endurées, ou au moins ressenties, de la part de la direction, viennent ainsi contrebalancer les avantages liés à l’expatriation.

19 Pourtant, pour ceux qui ont connu en Europe des difficultés professionnelles ou privées, l’Afrique constitue bien une deuxième chance : « Beaucoup de gens sont venus ici parce qu’ils avaient des problèmes financiers en Corse. Ils avaient des affaires qui n’ont pas marché, ou ils travaillaient et se sont fait renvoyer. Alors ils se sont tournés vers Michel [Tomi] pour être envoyés ici »21. Ces embauches relevant souvent de compétences incertaines, sont dès lors perçues par ceux qui en bénéficient comme un « privilège », une faveur accordée par leur employeur. Cette faveur s’intègre dans une relation d’échange d’où la dimension contractuelle est quasiment absente, remplacée par la logique du « service » rendu par l’employeur qui prend en charge l’employé, celui-ci lui étant dès lors redevable d’une dette qu’il s’efforcera d’acquitter par divers moyens. Ce mode de fonctionnement oscillant entre paternalisme et clientélisme contribue à donner une structure très familiale à l’entreprise, renforcée par les nombreux liens de parenté effective entre des individus issus d’un territoire géographiquement réduit.

20 Le modèle qui en résulte semble dès lors éloigner l’expérience des Corses des jeux de la situation d’expatriation professionnelle « classique » que pourraient vivre cadres et employés de maîtrise d’un groupe français ou européen implanté en Afrique. Certaines caractéristiques attendues sont bien présentes : avantages financiers importants, responsabilités professionnelles supérieures à celles qui auraient pu être obtenues en Europe (certains « directeurs » de salon sont âgés d’une vingtaine d’années seulement et n’ont aucun diplôme), mais également une certaine « spécialisation » dans l’expatriation, certains employés enchaînant les contrats dans divers pays africains où le groupe est implanté. Néanmoins, la dimension familiale, voire patriarcale, du fonctionnement de l’entreprise, rapproche le cas des Corses des jeux de migrations communautaires, familiales et villageoises, telles qu’on peut les rencontrer, en Afrique, dans la diaspora libanaise ou chinoise. L’analogie est d’ailleurs explicitement faite par certains observateurs extérieurs à la communauté corse, européens et gabonais, l’un d’eux, resté anonyme, affirmant par exemple : « Pour ça [la solidarité familiale], les Corses sont les pires ! »

Les Corses au Gabon aujourd’hui. Une question de générations

21 La communauté corse du Gabon, telle qu’on peut l’observer au début des années 2000, est donc divisée en sous-groupes de taille inégale, produits d’une succession des vagues migratoires dont les Corses des jeux ne constituent qu’une composante récente parmi

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d’autres. On trouve ainsi à Libreville des Corses installés dans l’hôtellerie, la restauration ou le tourisme, des Corses exerçant des professions paramédicales (notamment un opticien et un prothésiste dentaire), des industriels (un producteur d’engrais chimiques), des exploitants forestiers ou encore d’anciens militaires reconvertis dans la sécurité (notamment un officier de la garde du président Bongo). Aucun coopérant civil en revanche, ou ce qui se rapproche aujourd’hui le plus de ce statut : aucun Corse n’a ainsi été identifié dans l’enseignement ou la recherche médicale. De l’empilement de ces composantes naissent des clivages socio- professionnels, qui se combinent aux conflits générationnels générés par les différentes vagues d’arrivées successives, pour finir par créer autant de lignes de partage internes à la communauté, et venir ainsi contrecarrer l’image parfois monolithique que cette communauté contribue à entretenir vis-à-vis des observateurs extérieurs.

22 Ainsi les Corses des jeux forment, lors de leur installation relativement discrète au Gabon, au début des années 1990, un groupe à part avec sa sociabilité propre. « Il y a dix ans nous étions... Je ne devrais pas employer ce mot parce qu’il ne traduit pas bien ma pensée, mais nous étions dans un esprit commando. Nous arrivions à dix ou douze, et tout le monde se fréquentait » explique l’un des dirigeants de la SGJL22. L’un de ses employés confirme : « À l’époque, on était une équipe [...], on se retrouvait tous, on sortait ensemble le soir, on était bien »23. Autrement dit, la sociabilité des nouveaux venus s’organise d’abord « en interne », à part peut-être pour ceux qui, isolés dans les villes de province, ressentent plus fortement le besoin de se rapprocher des Européens locaux. Puis les « Corses des jeux » commencent à prendre contact avec la communauté corse déjà implantée. Ces tentatives de rapprochement vont cependant se heurter à plusieurs obstacles.

23 D’abord, leurs activités, leur mode de vie, leurs centres d’intérêt s’avèrent vite n’avoir que peu en commun avec les représentants de l’ancienne génération. Michel Mondoloni, ancien président de l’amicale des Corses de Libreville, puis de Dakar, a fait à plusieurs reprises l’expérience du fossé qui sépare ces deux générations, et analyse ainsi la réaction des Corses des jeux : « Ils s’en foutent. Eux alors, vraiment... Justement, j’aurais pensé que ce seraient des gens qui seraient contents de retrouver un endroit un peu [marqué par l’identité corse]. Ben pas tellement non. D’abord, ces gars-là, ils travaillent beaucoup, presque une bonne dizaine d’heures par jour. Quand ils sortent, ils vont plutôt chercher un bar à filles ou un truc comme ça. C’est de leur âge aussi... Et nous [à l’Amicale], on n’a pas d’entraîneuses ! Ça non ! [...] Déjà ça n’a plus rien à voir avec nous, parce que c’est des jeunes qui arrivent direct de Corse. [...] Quand ils arrivent ici, ils voient ça [la décoration de la salle principale de l’amicale des Corses de Dakar, constituée d’affiches défraichies représentant des paysages de l’île et, dans une vitrine, d’un buste en plâtre de Napoléon Ier posé sur son velours vert], ça ne les intéresse pas. Pour eux, c’est même ringard »24.

24 De fait, les communautés corses d’Afrique se sont constituées, sous l’impulsion des « vieux Gabonais » et de leurs équivalents dans les autres territoires, en véritables conservatoires d’une identité corse largement coupée des évolutions culturelles et sociales intervenues dans l’île au cours des dernières décennies. « Dans les amicales où les Corses se retrouvaient régulièrement, mille fêtes étaient célébrées. On continuait à maintenir les traditions, la vie culturelle corse, les chants, la langue. On vivait hors de l’île, mais on baignait dans la culture corse », explique Alain Guglielmi25. À peine sortis de l’adolescence, les jeunes Corses qui débarquent au Gabon au début des années 2000 ne s’identifient plus aux mêmes références. Aux roucoulades de Tino Rossi, ils préfèrent

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les musiques commerciales américaines. Et en matière de chanson corse, ils plébiscitent les textes militants des groupes nationalistes des années 1980 et 1990, que les « vieux Gabonais » trouvent en général trop engagés. Mais quand les « vieux Gabonais » les interpellent en langue corse, les jeunes répondent en français, tout en se moquant de la prononciation parfois approximative de leurs interlocuteurs. En effet, comme la plupart des insulaires de leur âge, ils comprennent le corse mais le parlent rarement entre eux. La pratique linguistique est d’ailleurs un marqueur générationnel assez net au sein de la communauté, y compris dans l’équipe de la SGJL. Lorsque les employés les plus âgés se retrouvent au bar qui, à Libreville, surplombe le siège de la société, c’est en corse qu’ils discutent et saluent les nouveaux arrivants. Les jeunes admis à la même table hésitent à y prendre la parole dans une langue qu’ils maîtrisent moins bien, et ce silence qui leur est symboliquement imposé contribue à entretenir les relations de hiérarchie informelle qui compensent l’absence d’organigramme officiel dans la société.

Les récupérations électorales

25 L’autre obstacle à un rapprochement durable entre les Corses des jeux et le reste de la communauté corse du Gabon va précisément jaillir de ce rapport particulier à l’informel et au mélange des genres, auquel les premiers sont parfaitement accoutumés, et qu’ils vont maladroitement tenter d’adopter avec les seconds. On a évoqué plus haut la dimension clientéliste des rapports existant entre employeurs et employés corses du monde des jeunes. Cette dimension s’exprime notamment par le fait que l’employé de la SGJL devient, dans la plupart des cas, partie intégrante d’un électorat captif. Un jeune employé explique : « Moi, la politique, j’ai jamais trop aimé ça. Même en Corse, je votais parce qu’on me demandait de voter. Dans notre travail [...], on nous demande de faire une procuration. Par exemple moi, j’ai fait une procuration à mon oncle, pour qu’il puisse voter à ma place. Voilà »26. Or les dirigeants de la SGJL, Michel Tomi et Robert Feliciaggi, ont, directement ou par l’intermédiaire de membres de leur famille, des ambitions politiques à l’échelle locale, exerçant ou briguant divers mandats électoraux27. Profitant d’une disposition du code électoral, désormais abrogée, qui permettait aux Français de l’étranger de voter dans la commune française de leur choix, les deux dirigeants et leur entourage auraient, selon divers témoins interrogés, non seulement entrepris de capter les voix de leurs employés, mais encore auraient sollicité d’autres Corses du Gabon pour s’inscrire sur les listes électorales de différentes communes de la vallée. Dans les années 1990, ces communes rurales comptaient ainsi parmi leurs électeurs un nombre anormalement élevé de résidents gabonais. À la suite d’une plainte déposée en juin 1998 par l’Association pour le respect du suffrage universel (une association locale animée par des juristes corses), il était par exemple démontré que le village de Tasso, épicentre de la zone de recrutement et fief de la famille Tomi, comptait, pour 150 inscrits, 30 électeurs domiciliés au Gabon, dont 27 avaient émargé aux deux tours de scrutin des élections régionales de mars 1998 (qui portèrent Robert Feliciaggi à l’Assemblée de Corse), alors même qu’ils se trouvaient en Afrique. Des investigations furent lancées dans les autres villages de la vallée, avec une extension prévue à l’étranger. Pourtant, quelques mois plus tard, le procureur Bernard Legras rendait un rapport (confidentiel mais plusieurs fois cité dans la presse et sur les sites spécialisés) concluant, concernant cette affaire, qu’il paraissait « souhaitable, dans

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la mesure du possible, d’éviter le recours à l’instruction »28. Sa recommandation fut entendue dans la capitale gabonaise, où l’enquête sur les électeurs corses doués d’ubiquité fut interrompue, tandis que, dans un contexte de fraude électorale massive, l’élection en question était annulée sans faire mention de cet élément particulier29. Certains Corses du Gabon, qui avaient accepté, sans trop se poser de questions et souvent comme une façon de « rendre service », les propositions d’inscriptions soumises par l’« équipe de Tomi et Feliciaggi », n’avaient cependant guère apprécié d’être mis en cause dans une affaire de fraude électorale, et même, pour certains d’entre-deux, d’être convoqués pour interrogatoire au consulat de France30. Bien que l’affaire soit restée sans suite, elle avait donc jeté un froid entre les « Corses des jeux » et le reste de la communauté corse du Gabon.

Une vie communautaire a minima

26 L’existence d’une structure communautaire solide et homogène semble difficilement compatible avec ces tensions signalées entre les différentes composantes de la présence corse au Gabon. L’Amicale des Corses du Gabon, qui constitue la forme la plus évidente d’institutionnalisation de cette communauté, connaît d’ailleurs une activité intermittente. Très dynamique dans les années 1980 et 1990, elle bénéficie alors de la présence à Libreville de Louis Dominici, ambassadeur de France d’origine corse. Plusieurs témoins interrogés racontent par exemple que, pour assurer le succès des soirées de l’amicale, celui-ci n’hésitait pas à faire venir par valise diplomatique des produits corses dont l’importation aurait été plus complexe et coûteuse par la voie normale. Pourtant, moins de dix ans plus tard, au début des années 2000, cette même amicale est en sommeil, ne se réunissant que de manière très épisodique dans des établissements hôteliers gérés par certains de ses membres (l’ancien Son des Guitares racheté par Jean Spinelli et devenu Cotton Club, ainsi que le Mindoubé Club, un centre de loisirs en périphérie de la capitale). Son fonctionnement est d’ailleurs laissé à l’initiative de Corses de passage, ceux installés durablement au Gabon ayant refusé de s’impliquer dans son animation, tandis que la nouvelle génération se détournait, on l’a vu plus haut, de cette forme de sociabilité jugée dépassée.

27 Pourtant, une sociabilité spécifiquement corse existe à Libreville. Non que les Corses expatriés aient adopté un mode de vie sensiblement différent de celui des autres Européens. La plupart des familles observées emploient ainsi une « ménagère » gabonaise, font leurs courses dans les commerces « pour Européens » plutôt qu’au marché, fréquentent le dimanche les piscines des grands hôtels ou les plages du Cap- Esterias et, lorsque leurs revenus les y autorisent, habitent une villa dans le quartier très recherché de la Sablière31. En revanche, les Corses, en particulier à Libreville, semblent favoriser préférentiellement la fréquentation d’autres Corses. C’est particulièrement vrai chez les employés des jeux, dont beaucoup sont par ailleurs apparentés ou se connaissent depuis l’enfance, dotant les quelques jeunes enfants de la communauté de nombreux « cousins », « parrains » et « oncles » célibataires venus chercher auprès de leurs proches vivant en couple le souvenir d’une vie de famille dont certains déclarent cruellement manquer. Les compagnes gabonaises qui partagent parfois temporairement la vie de ces jeunes célibataires ne sont jamais conviées à ces réunions, à la différence des insulaires de passage. Malgré leur caractère informel, la dimension nettement communautaire de ces réunions privées se trouve ainsi

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confirmée. Qui veut faire passer un courrier pour la Corse ou commander un article introuvable au Gabon peut ainsi solliciter un compatriote en partance. Ceux qui viennent tout juste de rentrer de voyage se reconnaissant quant à eux à leur paire de baskets ou de lunettes de soleil à la dernière mode ajaccienne. Plus sérieusement, tel représentant corse des « vieux Gabonais », à la recherche d’un emploi pour l’un de ses enfants, n’hésitera pas à se rapprocher, dans ce cadre communautaire, de ces « Corses des jeux » dont il s’était dans un premier temps détourné compte tenu de leur réputation. La preuve de l’existence d’un sentiment d’identité partagée est ainsi fournie, indirectement, par son instrumentalisation.

28 Il existe par ailleurs certains aspects de la vie des Corses du Gabon qui pourraient éventuellement représenter une spécificité par rapport aux autres expatriés. Cette hypothèse demanderait toutefois, pour être vérifiée, de pouvoir en faire le constat dans des conditions identiques d’observation participante. C’est le cas par exemple de certains comportements très connotés, tel que le port d’arme (autorisé ou pas), voire de comportements véritablement illégaux, comme le braconnage et le trafic d’ivoire et d’espèces protégées. Ces pratiques ont été observées, de manière marginale, chez certains des Corses du Gabon. Sans être unanimement acceptées, elles semblaient toutefois connues et tolérées par la majorité de la communauté corse qui affecte à leur égard une certaine nonchalance. Les témoins non corses avec lesquels ces pratiques étaient évoquées les attribuaient volontiers à un supposé sentiment d’impunité des Corses du Gabon, réputés protégés par leur solidarité interne et leurs appuis gouvernementaux, sans néanmoins justifier cette opinion par des faits concrets. L’existence de ces pratiques chez d’autres expatriés, dans des proportions impossibles à établir, conduit cependant à souligner la frontière toujours difficile à tracer entre une éventuellement spécificité et un stéréotype.

29 La présence corse au Gabon est enfin rendue visible par une série d’indices discrets qui entretiennent, au sein de la communauté comme vis-à-vis de l’extérieur, le sentiment de former une entité distincte du reste des expatriés européens. Ainsi les conversations en langue corse entendues chaque matin aux terrasses de certains cafés, où les habitués savent pouvoir trouver tel apéritif distillé dans l’île, mais aussi les autocollants, drapeaux et autres affichages identitaires aperçus sur quelques carrosseries au milieu de la circulation librevilloise, ou encore la pile de Corse-Matin (le quotidien régional de l’île) débarquée sur le tarmac de l’aéroport avec un décalage de trois jours sur la parution insulaire, signent immanquablement, pour l’observateur averti, la présence d’un nombre significatif de Corses dans le pays. Les quelques observateurs extérieurs à la communauté corse qui ont pu être interrogés ne s’y trompent d’ailleurs guère, même si des confusions sont toujours possibles32.

30 On peut ainsi conclure à l’existence d’une vie communautaire spécifique aux Corses du Gabon. Comparée à l’activité et à la visibilité des communautés corses d’Afrique observées à d’autres époques, il s’agit certes d’une vie communautaire a minima. Son existence suffit néanmoins à distinguer les Corses d’autres composantes régionales de l’expatriation française ou européenne au Gabon, pour lesquelles aucun équivalent n’a été observé.

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Expatriation et rapport aux origines

31 Une fois constatée cette spécificité, comment l’expliquer ? Le premier facteur qui vient à l’esprit est évidemment le renouvellement démographique récent et massif qu’ont constitué les Corses des jeux. Pourtant, les Corses du Gabon qui attendaient une revivification identitaire de cette nouvelle génération d’expatriés en ont été pour leurs frais.

32 Entretenant le souvenir d’une Corse largement fantasmée, les « vieux Gabonais » répugnent en effet à se confronter à la réalité de la Corse contemporaine. « Quand je rentre en Corse, je n’ai aucun problème avec les anciens. Ils savent ce que je ressens. Mais les gens de ma génération, on n’a pas la même manière de voir tout un tas de choses » explique Alain Guglielmi33. De même, la plupart des Corses du Gabon s’enthousiasment de loin pour le réveil identitaire et les revendications politiques de leur île. Certains, comme Jean Casanova et Alain Guglielmi vont jusqu’à se déclarer « sympathisants autonomistes ». Ils se reconnaissent pourtant difficilement dans la Corse issue des années du « Riacquistu »34, et se raidissent en particulier contre la radicalisation de la politique insulaire. Celle-ci leur vaut en effet les réflexions amusées des Gabonais et celles, moins amènes, des autres Français expatriés. Dans une large mesure, ces « Corses de l’extérieur »35 sont souvent porteurs de réflexes et d’attitudes qui déterminaient déjà, à l’époque coloniale, le choix de l’émigration fait par leurs parents, et s’opposent donc aujourd’hui à un autonomisme corse marqué par l’idéologie du « vivre et travailler au pays ». Ainsi Jean Casanova est-il « très fier que [ses] garçons se sentent corses », mais lorsque le cadet décide de s’installer dans l’île : « Je lui ai dit : “qu’est-ce que tu vas trouver là-bas ?” Et je l’ai encouragé à chercher ailleurs. » Cette remarque paradoxale conduit à s’interroger pour finir sur le rapport que les Corses du Gabon entretiennent avec la Corse, ou plus précisément, avec ce qu’ils définissent comme « l’identité corse ».

Pour les Corses de passage : une identité plébiscitée

33 Ceux qui s’estiment seulement « de passage » en Afrique, à commencer par les employés de la SGJL, affirment tous nettement leur identité corse, lui reconnaissant, selon les individus, une importance personnelle, tantôt équivalente, tantôt supérieure à leur identité française. Cette dernière se voit attribuer par certains une simple fonction « administrative », alors qu’elle se rattache pour d’autres à un mode de vie, des valeurs, parfois un passé défini comme « glorieux ». Elle apparaît cependant souvent en retrait dans le ressenti identitaire des individus : significativement, la quasi-totalité des Corses interrogés déclare ne pas envisager le retour en Europe autrement que dans le cadre d’une réinstallation en Corse, la France métropolitaine arrivant bonne dernière des alternatives envisagées derrière l’outre-mer français et l’étranger, en Afrique ou ailleurs36. Parmi les motifs de ce rejet de la vie en France continentale (qu’une partie des témoins n’a en fait d’ailleurs jamais expérimentée), la « perte de qualité de vie » est la plus évoquée, déclinée dans divers domaines ; parfois de manière paradoxale, comme cet employé de la SGJL qui, ayant lui-même vécu plus de quinze ans en Afrique en tant qu’expatrié, déclare : « Je ne voudrais pas m’installer en France. Dans des villes comme Paris ou Marseille, il y a beaucoup trop d’étrangers, il n’y a plus que ça. À Tasso [son village d’origine] au moins, on est tranquille. Encore que même là... »37. L’identité

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française apparaît ainsi, dans le témoignage de beaucoup de Corses d’Afrique, comme une identité seconde, sinon une identité faible, par comparaison avec l’identité corse qui est au contraire volontiers exaltée. Cette dernière est en effet reliée à une dimension plus sentimentale, essentiellement nostalgique, qui se traduit par l’attente parfois fébrile du retour prochain. Dans quelques cas, le témoin affirme même son « patriotisme » corse. Celui-ci ne se traduit cependant par aucun engagement concret, si l’on excepte les retours fréquents vers l’île (d’une à plusieurs fois par an pour les employés de la SGJL, dont les billets sont en partie financés par l’entreprise).

Pour les Corses d’Afrique : une identité de secours

34 La situation des « vieux Gabonais » d’origine corse est bien différente. Comme beaucoup de Corses d’Afrique restés longtemps éloignés de l’île, où il n’a jamais vécu durablement, Alain Guglielmi peine à concilier ses différents attachements identitaires. Lui qui voudrait partager sa retraite entre la Corse et le Gabon ne revient pourtant que très rarement sur la terre de ses ancêtres, préférant pour ses vacances les safaris sud- africains. « C’est pas que je ne suis pas attaché à la Corse ! La Corse, je l’ai dans le fond de moi-même. Elle demeure. C’est très important pour moi la Corse. Mais j’ai toujours été habitué à en être éloigné physiquement, même si elle est très présente à l’intérieur de moi-même. Si un jour je rentre, c’est là que j’irai, nulle part ailleurs. Mais pour l’instant, [...] je préfère aller en Afrique »38.

35 Jean Casanova partage la même incertitude, qui a cependant pris chez lui la forme d’une véritable quête identitaire. Ses trois enfants, nés et élevés en Afrique, l’ont ainsi accompagné dans un retour aux sources tardif. En effet, avant de devenir un Corse d’Afrique, Jean Casanova a d’abord été un « Corse du continent » à qui son père, originaire du nord de l’île, a interdit de retourner en Corse après un différend familial. Pourtant, Jean Casanova a très jeune deux obsessions : « partir en Afrique [et] retourner installer ma famille en Corse »39. Sa tentative de renouer avec la lignée paternelle échoue pourtant, dans des conditions révélatrices du fossé creusé par l’émigration entre les Corses de l’intérieur et ceux de la diaspora. Malgré l’interdit paternel, il décide en effet, après plusieurs années passées en Afrique, de se rendre en vacances en Corse. Il rencontre des cousins, et s’intéresse à son héritage. Or la Corse, en vertu d’avantages fiscaux anciens40, est alors dispensée de l’obligation de régler les successions, laissant dans l’indivision une bonne part du patrimoine insulaire. Jean Casanova établit devant notaire les héritages sur trois générations. On imagine la réaction des parents restés dans l’île : « Ça a fait des histoires. J’ai fait [la succession] de mon père, de mon grand-père, de mon arrière-grand-père, j’ai tout fait. Ça a duré dix ans. [...] Quand je suis arrivé à la maison familiale, j’avais toutes les preuves de propriété, mais elle était occupée par des cousins. » On fait comprendre au cousin d’Afrique qu’il doit revoir ses prétentions, on le menace. Entre temps, Jean Casanova a bâti une maison dans le sud de l’île, loin de la Balagne et des parents batailleurs. « Je voulais m’installer au bord de mer et non pas dans les maquis là-haut. Donc j’ai dit : “Je ne veux pas d’histoire”. On leur a tout laissé. »

36 Ce renoncement final est révélateur à plus d’un titre. Il montre d’abord l’acculturation de l’émigré, ou plutôt le choc culturel entre ce que ce dernier incarne de la société moderne (celle de la loi et de l’acte notarié qui certifie le droit de propriété) et les « arrangements » traditionnels au sein d’une société d’interconnaissance restreinte

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dans laquelle le consensus familial, mais aussi, à l’occasion, le droit du plus fort, sont les véritables fondements de la légitimité. Second indice du changement opéré par l’expérience de l’émigration, Jean Casanova renonce à une réimplantation authentique dans le territoire paternel, accordant moins de valeur à l’antique maison familiale perchée dans les montagnes qu’aux terres littorales, longtemps considérées comme la portion congrue des héritages, celle réservée aux filles ou aux émigrés (Renucci 1974)41. Enfin, la capacité de Jean Casanova à renoncer purement et simplement à une partie de son héritage pour se replier sur une propriété acquise grâce aux seuls revenus générés par sa carrière africaine suggère l’importance des conséquences économiques de l’expatriation. Mais plus que tout cela, l’obstination de la famille Casanova à se « réinstaller », selon sa propre terminologie, en Corse, reflète avant tout la tentative véhémente, sinon la volonté désespérée, de s’accrocher à une identité désormais incertaine. Le témoignage de la fille de Jean Casanova, Marie-Hélène, 38 ans, née à Brazzaville, n’ayant jamais vécu en France durablement, donne un aperçu explicite de cette incertitude identitaire : « Je me sens d’abord Africaine, ensuite Corse et après Française. Non ! Je me sens Corse avant tout, mais vivant en Afrique. Mes racines sont ici [en Afrique] quand même. Mais d’abord Corse, avant Française : Corse et Africaine, ou Africaine et Corse, c’est la même chose. Mais quand même, on est avant tout Corses. Parce qu’ici, on n’est malgré tout pas chez nous. Même si je suis née ici, si je peux considérer que c’est mon pays, mes racines... parce que j’en ai pas d’autres ! Mais c’est quand même pas chez moi »42.

37 On comprendra mieux ce témoignage en soulignant qu’il est recueilli au printemps 2003, à un moment où Libreville, comme d’autres capitales d’Afrique francophone, héberge un certain nombre d’expatriés évacués de Côte-d’Ivoire après les émeutes anti- françaises des mois précédents. Ce n’est pas la première fois que Libreville accueille de tels réfugiés, mais la chute du bastion d’expatriation que constituait la Côte-d’Ivoire semble avoir ébranlé durablement la communauté française d’Afrique. Marie-Hélène Casanova s’inquiète : « On peut repartir du jour au lendemain. Qu’on soit là depuis quarante ou cinquante ans, qu’on ait des biens ou pas, si un jour ça doit faire comme en Côte-d’Ivoire ou au Congo, ils ne vont pas trier les Français sur le volet. S’il y a un problème et qu’on nous dit demain il faut partir, on part, et on perd tout. [...] S’il y a quoi que ce soit, on sera obligé de rentrer en catastrophe, comme les Pieds-Noirs, et ils étaient là depuis plus longtemps que nous : rapatriés sur la France, et puis démerdez-vous »43.

38 La situation de ces « Blancs d’Afrique », parfois immigrés de la troisième ou quatrième génération, contraints à une appartenance indéfinie, renvoie évidemment aux migrations inverses des Africains vers l’Europe : contrainte partagée du phénotype qui détermine l’assignation communautaire indépendamment du ressenti individuel, déchirement de l’émigré qui n’a plus sa place dans la société d’origine mais peine à se faire reconnaître par celle d’accueil... L’assimilation est tentante, non dénuée de fondement, mais des nuances s’imposent, dont l’une, de taille, consiste à remarquer que cette « vie africaine », que Marie-Hélène Casanova et bien d’autres « anciens » du Gabon revendiquent, emprunte dans les faits bien peu de caractéristiques à la culture locale. Ainsi, de façon significative, aucun des Corses nés en Afrique et rencontrés au cours de cette étude ne parle la langue locale. Certains possèdent la double nationalité franco-gabonaise ou franco-congolaise, mais y voient avant tout une facilité administrative. Les « vieux Gabonais » se targuent certes d’avoir, par un contact régulier, pénétré la culture de leur pays d’accueil plus subtilement que l’expatrié

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moyen. Simone Guerrini par exemple revendique une proximité avec « l’âme africaine » acquise dès l’enfance : « J’ai toujours baigné dans les contes et légendes africains. [...] On discutait, ça permettait d’avoir des univers différents, c’était très enrichissant. Vous gardez votre propre culture et vos propres principes mais vous apprenez aussi la relativité des choses, et que les peuples puissent vivre, agir, penser différemment sans être ni meilleurs ni pires que nous, ils sont différents, c’est deux mondes »44. Elle n’en conclut donc pas moins à une différence irréductible.

39 Comme elle, la plupart des « vieux Gabonais » maintiennent une distance prudente avec la culture gabonaise, et restent arc-boutés sur la préservation de leur culture européenne, au sein d’un milieu africain qui est à peine effleuré : « Bon, je ne sais pas comment vous dire ça. Moi, je suis née ici, je suis allée à l’école ici, donc j’ai aucun problème avec les Africains. J’ai plein d’amis africains, j’en fréquente beaucoup, je sors avec. Mais il faut savoir, ce n’est pas du tout un propos raciste que je vais vous tenir, qu’on a quand même une différence de culture. Même ceux qui sont allés en Europe faire des études, lorsqu’ils reviennent chez eux, ils sont réintégrés, repris dans le système culturel gabonais, ou africain, qui n’a rien à voir avec le nôtre. [...] Ça ne nous empêche pas de sortir, de faire des fêtes, de les faire venir à la maison, d’avoir des amis sur lesquels on peut compter comme on peut avoir des amis français. Mais il faut savoir qu’il y a certains domaines où ça n’est pas la peine d’aller. Il faut pas. [...] Je ne suis pas intellectuellement opposée à ça, mais je pense qu’il faut se préserver ces petites valeurs à nous, qu’on a même si on n’est pas en Europe, si on n’est pas en Corse. Surtout nous les Corses, on a un certain nombre de valeurs ! » explique Marie-Hélène Casanova, sans chercher à préciser ce que sont ces valeurs. Son discours semble implicitement considérer toute tentative de découverte trop poussée de la culture de l’Autre comme une mise en danger de l’Européen. Difficile de ne pas y entendre l’écho, transmis à travers les générations, de l’ancien tabou colonial de l’« indigénisation » encore perçue comme une « décivilisation »45. Les Blancs d’Afrique, ici incarnés par les Corses d’Afrique, seraient donc des Africains, mais de culture, de langue, de mode de vie, de valeurs et de références morales farouchement européens. Européens d’Afrique en fait, Français d’Afrique peut-être, et bien sûrs Corses d’Afrique : le complexe identitaire dans lequel ils se débattent est, en dépit de ces contradictions, et peut-être d’ailleurs de leur fait même, humainement émouvant. Leurs témoignages montrent en effet qu’ils ressentent durement les obstacles à une intégration à laquelle ils ne peuvent par ailleurs pas eux-mêmes se résoudre.

40 C’est dans ce contexte que se révèle pleinement l’intérêt particulier des Corses d’Afrique, qui réside dans les solutions singulières que cette communauté tente de mettre en œuvre pour résoudre son dilemme identitaire. Les Corses d’Afrique interrogés semblent en effet évoquer leur identité corse comme un palliatif de l’incertitude identitaire qui les hante, une identité de substitution à celles, française, africaine, européenne, dans lesquelles ils ne se retrouvent pas totalement ou qui leur sont refusées. « Un Blanc qui devient Africain, c’est quelqu’un dont les parents ont vécu ici, qui sont nés ici, comme mon frère et moi. J’ai toujours connu cette vie-là, je me sens Africaine, mais tout en sachant que je ne suis quand même pas chez moi. Donc, je me sens chez moi, mais je ne suis pas chez moi. Je me sens Africaine avant tout, mais je ne sais pas pourquoi, il y a ces racines corses qui ressortent et dont je suis très fière » dit Marie-Hélène Casanova en conclusion de sa réflexion sur la fragilité de l’implantation des « Blancs d’Afrique »46. L’identité corse devient ainsi une identité-refuge, parfois

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totalement reconstruite après une rupture générationnelle complète, parfois au contraire simplement mise à distance pendant un temps avant d’y revenir : « Maintenant, certains pensent : “Tu as été un traître parce que tu as quitté la Corse”. C’est des idiots ! Je suis parti parce qu’il n’y avait pas de boulot en Corse et qu’il fallait que je parte. Sinon, j’allais faire quoi ? Berger ? », se justifie Jean Spinelli. Et pensif : « Quand ils sont rentrés, ils s’adaptaient bien, tous ces vieux qui avaient fait les colonies. Je pense que ce sera la même chose [pour nous], du moment qu’on est resté en contact avec ses amis »47.

41 L’identité corse offre donc une forme de certitude identitaire, d’autant plus aisément acquise que la vie en vase clos de la communauté des Corses d’Afrique met rarement cette identité revendiquée par l’individu à l’épreuve d’une nécessaire acceptation collective. L’identité corse reste ainsi, d’une certaine façon, virtuelle, affirmée mais non soumise à reconnaissance, offrant une sécurité temporaire à des individus en manque d’identité et en quête d’appartenance. Cette sécurité pourrait cependant être remise en question lorsqu’un renouvellement relativement brutal de la communauté se produit, comme c’est le cas au Gabon avec l’arrivée des Corses des jeux. Le décalage devient alors patent entre l’identité fantasmée des Corses d’Afrique et celle portée par les nouveaux venus, qui revendiquent, et se voient d’ailleurs reconnaître, une plus grande authenticité dans la référence culturelle commune : « Il y a ici des gens d’origine corse, mais à part chez ceux du PMU, qui vont et viennent [entre le Gabon et la Corse], l’esprit corse, il n’y en a pas beaucoup. Les autres, ils ne peuvent pas avoir cet esprit comme nous qui venons de là-bas »48, dit par exemple Jean Spinelli, se reliant par ce « nous » complice à ceux qui, comme « les Corses des jeux », se sont montrés aptes à donner toutes les marques d’authenticité requises (patronyme typique, positionnement géographique et familial dans l’île, pratique minimale de la langue notamment).

42 Pourtant, de ce décalage même naît un nouvel équilibre, finalement bénéfique pour la consolidation de la communauté. À la condescendance des « vieux Gabonais » raillant les erreurs de « psychologie africaine » des nouveaux venus, répond en effet celle des Corses de l’île pour ceux de la diaspora « incapables de prononcer correctement leur nom ou celui de leur village », et finalement tellement francisés qu’ils ne seraient guère différents, dans leur manière d’être, des expatriés « continentaux ». Mais la dimension instrumentale de l’identité corse au sein des communautés expatriées, déjà évoquée, évite à cette opposition génératrice de tensions et de divisions internes d’escalader jusqu’à la rupture. Les « vieux Gabonais » sont parfois mécontents de l’image de la communauté corse que renvoient les nouveaux venus, mais les reconnaissent néanmoins porteurs d’un lien aux origines qu’eux-mêmes ont partiellement perdu et au contact duquel ils espèrent « retremper » leur identité. De leur côté, les Corses des jeux, et plus généralement ceux qui se sont récemment installés au Gabon, ont tout intérêt à user de ce sentiment d’appartenance commune pour se ménager un recours auprès de familles anciennement implantées et dont la connaissance du pays est précieuse. Dans l’ensemble donc, chacun s’efforce de « maintenir le contact », contribuant ainsi à perpétuer l’image d’unité, de solidité et d’inamovibilité que la présence corse en Afrique semble offrir à ses observateurs depuis la période coloniale.

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43 L’observation des Corses du Gabon, et en particulier de ce bastion de la « Corsafrique » que constituait Libreville au début des années 2000, permet de mieux comprendre l’organisation de cette communauté : ses institutions, ses activités, ses figures emblématiques et ses « lignées » remontant à la période coloniale. On en voit le fonctionnement à travers l’expression de solidarités ou au contraire d’inimitiés, ainsi que les tensions générées par les enjeux économiques, politiques et culturels qui sous- tendent les relations de cette communauté avec son environnement. Le cas du Gabon est d’autant plus intéressant que le renouvellement récent constitué par l’arrivée massive des « Corses des jeux » en provenance de l’île a eu des effets contrastés. La revivification de la présence corse y est évidente et se traduit par une réalité statistique qui, si elle est loin d’être équivalente à celle de l’époque coloniale ou de ses lendemains immédiats, a néanmoins des effets concrets et visibles sous la forme de traces actives et bien vivantes et non, comme c’est le cas dans de nombreux autres pays d’Afrique, sous la forme fossilisée de vestiges et de mémoire. L’effet de cette présence corse revivifiée touche notamment ces « Blancs d’Afrique » d’origine corse qui y puisent le renouvellement nécessaire à la non-dissolution de leur identité d’origine, celle-ci jouant le rôle d’une véritable « bouée de sauvetage » dans l’océan d’incertitudes que représente une expatriation à long terme.

44 La nouvelle communauté corse ainsi constituée se distingue des vagues migratoires précédentes par bien des aspects, mais certaines formes de cohésion affirmées dès l’époque coloniale s’y expriment encore et, en fin de compte, les continuités y dominent. Certes, l’image des Corses d’Afrique est aujourd’hui moins prestigieuse, en Afrique comme en France, et singulièrement en Corse, qu’elle ne l’était au temps des fonctionnaires de l’administration coloniale. Les activités des nouveaux venus génèrent des suspicions que leur comportement très réservé, et parfois critiquable, contribue à entretenir. C’est aussi que le recrutement de cette nouvelle génération de Corses d’Afrique ne répond plus aux mêmes critères de sélection que ceux du recrutement colonial. Pourtant, on retrouve dans la composition sociologique de la communauté actuelle des traits identiques à celle d’avant 1960, telle que la domination numérique de jeunes hommes célibataires, dont une partie en rupture sociale ou familiale, venus chercher en Afrique un refuge ou un nouveau départ. Les motivations avancées par ces nouveaux Corses d’Afrique sont en effet bien proches de celles qui ont pu être dégagées par ailleurs chez leurs prédécesseurs coloniaux : volonté d’ascension sociale répondant à un horizon bouché dans le territoire d’origine, goût pour l’aventure, surtout si elle est balisée et promet d’être lucrative, inscription dans une projection communautaire hors de l’île permettant de vivre la migration comme un déchirement certes, mais nécessaire, temporaire et toujours réversible, ainsi que l’exprime l’un des jeunes employés de la SGJL : « J’ai essayé de rester en Corse, j’ai pas réussi. J’aurais été mieux chez moi, mais faut savoir ce qu’on veut. Travailler pour le SMIC, ça m’intéresse pas. En Corse, j’avais de quoi, mais j’ai voulu essayer. L’Afrique je connaissais. Enfin, je connaissais mon patron. C’est pas trop mon truc l’aventure. [...] Qu’est-ce que j’avais à perdre ? [...] En Corse, j’aurais toujours fait quelque chose, je suis pas fainéant. Mais là, ça m’a plu, je suis resté. Je pourrais rester encore, le temps qu’il faut ».

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Le terme « corse » renvoie ici à une identification impliquant à la fois (B RUBAKER 2001) une « communauté catégorielle » (lieu de naissance de l’individu ou de ses ascendants directs, pratique du dialecte), une « connexité relationnelle » (sociabilité individuelle, familiale ou associative localiste) et un sentiment d’appartenance ou « groupalité », ce dernier élément renvoyant aussi bien à l’autoreprésentation des acteurs qu’à une catégorisation externe (à partir de la consonance du patronyme par exemple), telles qu’elles sont perceptibles dans les sources. 2. R. Carayol, « Tomi, IBK, Bongo : des écoutes embarrassantes », Jeune Afrique, 22 mai 2015, , consulté le 27/07/2015. Dans des écoutes judiciaires publiées par le site d’information Médiapart et largement reprises par la presse française et africaine, on entend Michel Tomi, que la presse spécialisée désigne régulièrement comme « le parrain des parrains » de la communauté corse d’Afrique, évoquer la possibilité d’envoyer « en bas » divers jeunes gens de son entourage recherchés par la justice. « En bas », c’est-à-dire au Gabon et dans les pays voisins, où il n’y a, selon une autre des personnes écoutées, « ni douane, ni police, ni rien », et donc pas de risque d’extradition « parce que, s’il y a une demande d’extradition, on est prévenu avant ». Et où, surtout, précise la même source, « il y a des Corses, [ce qui] est quand même plus agréable que d’être dans un trou perdu. » 3. On peut citer par exemple le haut-commissaire Don-Jean Colombani, devenu en 1960 le premier ambassadeur de France au Niger auprès d’Hamani Diori ; Nicolas Leca, autre ancien administrateur colonial corse, directeur de cabinet du même Diori ; ou encore Paul Bartoli, simple sous-officier de l’armée française soutenant, en service commandé, l’élection du premier président de Djibouti Hassan Gouled en 1977. 4. Forgé par Félix Houphouët-Boigny, dans le contexte de la décolonisation, pour désigner le maintien souhaité de relations privilégiées entre l’ancienne métropole et ses colonies, le terme a été médiatisé par la publication de l’ouvrage de F.-X. VERSCHAVE (1998), qui lui donne sa connotation actuelle de dénonciation des méthodes et de la forme spécifique prise par la politique néocoloniale de la France sur le continent africain. Il est néanmoins critiqué pour son manque de profondeur historique par ceux qui y voient, comme J.-P. DOZON (2002), une simple description de « l’écume des choses », position que nous partageons en ce qui concerne la déclinaison corsafricaine. 5. R. Carayol, « Cameroun, Congo, Gabon, Mali, RDC... : ci-gît la Corsafrique ! », Jeune Afrique, 12 mai 2015. 6. Mais néanmoins délicat, sinon « miné ». La période d’enquête suit en effet de près le procès en cassation du volet « corruption » de l’affaire Elf, dans laquelle, après plusieurs années de procédure, plusieurs figures de premier plan parmi les Corses d’Afrique ont été condamnées. En parallèle, la justice française s’intéresse alors au Rassemblement pour la France (RPF), le parti créé en 1999 par Charles Pasqua. Trois des principaux dirigeants de la société de jeux implantée au Gabon (Robert Feliciaggi, son associé Michel Tomi et la fille de ce dernier Marthe Mondoloni) sont alors mis en cause. La justice finira par conclure en 2007 au financement illégal de ce parti par les casinotiers corses, en contrepartie de l’aide apportée par l’ancien ministre de l’Intérieur à leur installation, tant en France (affaire du casino d’Annemasse) qu’en Afrique. Michel Tomi et Robert Feliciaggi sont de leur côté mis en cause, en Corse même, dans une affaire de fraude électorale dont il sera question plus loin. L’attention des médias se concentre alors sur les

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« Corses des jeux », dont les tentatives d’implantation dans de nouveaux territoires africains connaissent à cette époque une série de revers. Naturellement discrets voire méfiants, ces « Corses des jeux » sont, dans ce contexte, devenus franchement hostiles à toute présence jugée inquisitrice. Et compte tenu de leur importance numérique, cette hostilité tend même à contaminer de nombreux Corses pourtant extérieurs au milieu des jeux. 7. Il existe en effet d’autres communautés régionales remarquées dans certaines colonies : Alsaciens et Lorrains en Algérie (FISCHER 2000), méridionaux, en particulier originaires du Sud- Ouest en Côte-d’Ivoire (TIREFORT 1989) ; ou dans certaines professions directement liées à l’empire ; Bordelais ou Lyonnais dans le commerce impérial (KLEIN 2002), Bretons dans la marine ou le missionnariat (WHITE 2007), Antillais dans l’administration coloniale (HELENON 2011), mais aucune n’atteint le niveau de surreprésentation démographique, le caractère systématique de la présence et la notoriété des communautés corses qui maillent la quasi-totalité de l’empire. 8. Ces entretiens, allant d’une trentaine de minutes à plusieurs heures, ont été enregistrés dès lors que l’interlocuteur l’acceptait. Ils sont, sauf exception, individuels, et pour l’essentiel réalisés dans des lieux publics, en langue française, avec certains passages en langue corse. Malgré ce protocole, certains Corses du Gabon n’ont jamais accepté de répondre, ou, parmi ceux qui ont accepté, ont exigé que leur témoignage soit anonyme, eu égard au contexte décrit plus haut. 9. « État numérique et nominatif des personnalités politiques et parlementaires d’AOF (1947-1951) », CAOM, 17G18. 10. « État nominatif de la population européenne de Libreville en 1925 », ANG 1597-1. 11. Simone Guerrini, entretien du 22 mars 2003 à Ajaccio. 12. Jean Poli, entretien du 20 mars 2003 à Novella. 13. Activité économique intense ayant accompagné la préparation du sommet de l’Organisation de l’Unité africaine à Libreville en 1977, au cours duquel de nombreuses entreprises françaises et internationales décrochent des marchés publics gabonais pour la construction d’infrastructures modernes. 14. Jean Spinelli, entretien du 24 avril 2003 à Libreville. 15. Alain Guglielmi, entretien du 15 avril 2003 à Libreville. 16. Ibid. 17. Le caractère rudimentaire de ce recensement, réalisé à partir de l’annuaire des abonnés au téléphone pour l’année 2003, est évident. D’une part, le patronyme est un indice insuffisant à garantir les origines corses d’un individu, mais cet obstacle a été facilement levé par une vérification téléphonique systématique auprès des abonnés. D’autre part, ce système ne prend en compte que les abonnés au nom desquels la ligne est enregistrée : les colocataires et conjoints ne sont ainsi pas décomptés, de même, on s’en doute, que ceux qui, parfois pour des raisons de discrétion, ne sont tout simplement pas abonnés au téléphone. 18. Deux régions de l’île (la Balagne au Nord et la vallée du Taravu au Sud) fournissent, dès avant la Première Guerre mondiale, d’importants contingents de croupiers. Puis, dans l’Entre-deux- guerres, les Corses constituent une composante non négligeable du « Milieu », et les jeux de hasard sont un moyen éprouvé de blanchiment de l’argent provenant d’activités illégales telles que proxénétisme, drogue ou contrebande. Présents dans ce secteur en métropole, les Corses le sont aussi, selon toutes probabilités, dans les colonies, et notamment en Afrique. 19. Éric Tasso Santos, entretien du 28 avril 2003 à Libreville. 20. Ibid. 21. François Franchi, entretien du 20 mars 2003 à Libreville. 22. Jean-Jérôme Feliciaggi, entretien du 16 avril 2003 à Libreville. 23. Joseph Franchi, entretien op. cité. 24. Michel Mondoloni, entretien du 17 novembre 2004 à Dakar. 25. Alain Guglielmi, entretien op. cité. 26. Éric Tasso Santos, entretien op. cité.

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27. Le frère de Michel Tomi est ainsi maire du village de Tasso depuis 1965. Quand à Robert Feliciaggi, il est élu maire du village voisin de Pila-Canale en 1994, et conseiller territorial à l’Assemblée de Corse en 1998. 28. B. Legras, Rapport à la Garde des Sceaux sur la criminalité organisée en Corse, juillet 2000. La garde des Sceaux ayant indiqué, un mois après la réception de ce rapport, son intention de « ne pas rendre son contenu public pour des raisons de sécurité », des extraits sont publiés dans la presse dès le printemps 2001 (voir C. Dubois, « Le rapport secret qui gêne Matignon », Le Parisien, 15/05/2001), puis, en octobre 2002, l’hebdomadaire luxembourgeois L’Investigateur met en ligne son contenu ainsi que les annexes, sur une page désactivée depuis (voir « L’intégrale du rapport Legras », Le Nouvel Observateur, 25/10/2002). 29. Conseil d’État, SSR, 18 décembre 1998, Élections à l’Assemblée de Corse, requête numéro 195246, rec. p. 505. 30. Jean Casanova, entretien du 16 mai 2003 à Libreville. 31. Une partie significative des employés de la SGJL préfère cependant habiter dans les immeubles modernes du centre-ville, valorisant, compte tenu de leurs horaires étendus, la proximité au lieu de travail. 32. Un interlocuteur gabonais expliquant par exemple longuement la symbolique de la tête de Maure dans le combat des militants nationalistes basques. 33. Alain Guglielmi, entretien op. cité. 34. Mot d’ordre du nationalisme corse depuis les années 1960, le « riacquistu » désigne la « réappropriation », sous l’impulsion d’un militantisme politique plus ou moins radical, d’un certain nombre de marqueurs culturels de l’identité corse réputés menacés d’« acculturation ». 35. Une expression qui semble préférée par les intéressés à celle de « diaspora ». Les associations de Corses fondées dans les villes de France continentale, et avec lesquelles certaines amicales corses d’Afrique ont par le passé entretenu des liens, revendiquent ainsi régulièrement le droit des « Corses de l’extérieur » à être associés aux acquis politiques des insulaires. 36. La seule exception à ce modèle concerne un témoin qui, âgé et malade, estime impossible de trouver ailleurs que dans une grande ville « du continent » les soins médicaux dont il aura besoin. 37. Le témoin a souhaité rester anonyme. 38. Alain Guglielmi, entretien op. cité. 39. Jean Casanova, entretien op. cité. 40. Les arrêtés Miot accordés en 1801 et récemment abrogés. 41. J. RENUCCI (1974) souligne à ce sujet les frustrations générées, à partir des années 1970, par les plus-values réalisées sur ces terrains depuis l’essor du tourisme balnéaire, et dont un certain nombre de Corses restés dans l’île se trouvent exclus au profit de leurs parents ayant choisi l’émigration. 42. Marie-Hélène Casanova, entretien du 10 mai 2003 à Libreville. 43. Ibid. 44. Simone Guerrini, entretien du 22 mars 2003 à Ajaccio. 45. Terme issu du lexique colonial dont la généalogie a été présentée notamment par E. S AADA (2009). 46. Marie Hélène Casanova, entretien op. cité. 47. Jean Spinelli, entretien du 24 avril 2003 à Libreville. 48. Ibid.

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RÉSUMÉS

Au début des années 2000, une importante communauté corse expatriée vit au Gabon, travaillant notamment dans le domaine des jeux d’argent mais s’appuyant sur des strates d’installation plus anciennes et sociologiquement plus diversifiées. Les inquiétudes identitaires de ces Corses d’Afrique trouvent une réponse originale dans la référence à une identité régionale dont la définition ne va pas sans contradictions.

In the early 2000s, an important community of expatriated Corsicans lives in Gabon, notably working in the gaming industry. This community however leans on former and sociologically more diversified strata of settlement. These “Corsicans of Africa” develop identitary anxieties that can find an original answer by referring to a regional identity whose definition does not go without contradictions.

INDEX

Keywords : , Gabon, casino, expatriates, identity Mots-clés : Corse, Gabon, casino, expatriés, identité

AUTEUR

VANINA PROFIZI Institut des mondes africains (IMAF), Paris

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L’« élu » et le « kipanda cha Muzungu » (« morceau de Blanc ») Quête de réussite et parcours identitaires des Italiens au Congo belge The “Elected” and the “kipanda cha Muzungu” (“Piece of the White Man”). The Search for Affirmation and the Construction of Identity among Italians in the Belgian Congo

Rosario Giordano Traduction : Dominique Rapin

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par Dominique Rapin (Università della Calabria).

1 Dans la phase d’installation des structures de l’État indépendant du Congo (1885-1908), les rapports politiques consolidés entre l’Italie et Léopold II constituèrent les prémices de l’embauche des Italiens dans des secteurs variés de l’administration. Au début du XXe siècle, la présence italienne devint importante tant du point de vue qualitatif que quantitatif : des magistrats, des médecins, des vétérinaires, des agronomes, des techniciens et des ingénieurs, mais surtout des militaires qui s’étaient mis au service de la Force publique, formaient la seconde collectivité européenne et occupaient souvent des postes-clés dans la hiérarchie, à tel point que cette période a été définie comme « l’époque des Italiens » (Diana 1961 : 7)1.

2 Dès les premières années de sa constitution, le Congo belge (1908-1960) devint terre d’une immigration internationale grâce à l’initiative autonome d’individus appartenant à la petite bourgeoisie et aux classes populaires. Poussés par l’appât du gain et par l’esprit d’aventure, Belges, Italiens, Grecs, Portugais (les minorités les plus nombreuses), mais aussi Anglais, Américains, Allemands, furent attirés par les possibilités de travail offertes dans la région minière du Katanga2. Le Kivu, dans les années 1920, devint une région de grandes plantations, terrain privilégié d’une autre

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forme d’immigration, plus élitaire (bourgeois et nobles) et inspirée par un modèle de colonisation individuelle « classique » (Scaetta 1929 ; Branzanti 1941 ; Diana 1961 ; Filesi 1982).

3 Le rôle des Européens au Congo est étroitement lié aux spécificités structurelles du colonialisme belge, expression d’un pouvoir dominateur articulé sur le rapport État- grandes sociétés-missions, s’opposant à l’intensification du phénomène migratoire et donc à la mobilité sociale (Vellut 1983 : 76). Dans les structures rigides de ce système colonial, les colons étaient réduits à la condition de « captifs », affirme B. Jewsiewicki3. La condition de marginalité assignée aux communautés européennes du Congo leur confère un rôle spécifique dans la société coloniale. Le retard de l’historiographie a laissé cet aspect inexploré pendant longtemps ; un vide qui vient d’être en partie comblé par le débat récent sur la mémoire du passé belgo-congolais (Giordano 2008c, 2011)4.

4 La perspective adoptée dans cet article développe, d’une part, la nécessité d’aborder l’espace colonial en prenant en compte la diversité des modes de présence européenne et, d’autre part, l’intérêt d’enquêter sur la sphère de la subjectivité et du vécu en relation au travail : enracinement/mobilité, précarité/intégration, réussite/faillite. Partant de la consultation d’une documentation officielle limitée et stérile5, l’enquête se fonde sur une sélection de sources informelles d’époque coloniale (presse périodique et de mémoire), complétée de lecture de textes variés et d’autobiographies d’ex-colons que j’avais enregistrées au cours des années 2000 (ibid. 2008a)6.

La période de l’État Indépendant du Congo (ÉIC)

5 Le développement d’intérêts nationaux italiens et la promotion d’un flux migratoire vers l’ÉIC furent découragés au début du XIXe siècle par la campagne de presse internationale contre le régime prédateur et brutal du caoutchouc. Cette campagne humanitaire, née de l’esprit d’initiative et de l’intense activité journalistique d’Edmund D. Morel (1904, 1906)7 avait pris un tournant décisif à la suite de la dénonciation retentissante formulée par le consul britannique Roger Casement (1985, 2003) dans le Report sur sa mission dans le Haut Congo. Les accusations furent chargées d’une polémique en Italie, notamment à la suite de la mission du médecin major de la marine italienne, E. Baccari (1903), qui dénonça ouvertement la complicité et la participation de ses compatriotes dans les abus et les actions répressives contre les indigènes, donnant par ailleurs un cadre nettement défavorable à la promotion d’une politique migratoire (Baccari 1908 ; Magrini 1908).

6 Le débat sur l’ÉIC se situe dans un contexte culturel et politique italien instable et contradictoire, encore marqué par la défaite cuisante d’Adoua (1896)8 ; un panorama dans lequel se dessinaient ces traits mythifiants qui alimentaient l’idée d’une supposée différence du colonialisme italien : un colonialisme loin de l’idée d’impérialisme et proche de celle de peuplement, pacifique et fondé sur la « vertu de la houe et de la pioche » (Giordano 2000 : 141).

7 Concernant le cas du Congo, les réflexions plus approfondies ne manquèrent pas. Ainsi en 1906, le premier consul général du Règne d’Italie, Giacomo Mondello, attirait l’attention sur le contexte du Bas Congo. Dans les centres de Banana, Boma et Matadi s’étaient établis, à la fin du XIXe siècle, des ouvriers, des techniciens, des maçons

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occupés à la construction de réseaux ferroviaires et routiers (notamment le chemin de fer Matadi-Léopoldville) et, plus particulièrement, à la construction de bâtiments publics et privés, si bien que Matadi avait pris « un visage italien » (Béhogne 1955 cité dans Diana 1961 : 13). Le consul pensait que de grands espaces pourraient s’ouvrir dans d’autres régions dont les potentialités étaient reconnues, surtout le Katanga et le Kasaï ; il proposait aussi d’organiser la pénétration commerciale grâce à l’installation de grandes compagnies soutenues par des capitaux nationaux ou encore la mise en service d’une ligne de navigation directe reliant l’Italie au Congo (Giordano 2000 : 128 sq.). En réalité, les critiques de la Congo Reforme Association9 contre les abus perpétrés par le régime de Leopold II et contre la violation de la liberté des commerces (sanctionnée par l’acte de Berlin en 1885) eurent une incidence particulière sur la politique italienne hésitante ; les voix les plus polémiques dénonçaient le régime de monopole qui attribuait à certaines sociétés concessionnaires des prérogatives extraordinaires et dans l’ensemble faisait des « auxiliaires blancs » les pions des « millionnaires de Bruxelles » (Cantele 1906 : 65 sq., 84, 99, 113).

8 L’immobilisme du gouvernement se trouva aussi confirmé quand, après la naissance du Congo belge (1908), le ministre des Colonies et le gouverneur déclarèrent officiellement qu’ils favorisaient l’installation des Italiens, surtout au Katanga, région qui intéressait les Anglais (Filesi 1982 : 262, 266). Quelques années après, l’expédition de Libye (1911) marqua l’absence d’intérêt de la politique italienne pour la pénétration commerciale et la promotion d’un flux migratoire au Congo.

9 C’est dans ce contexte que doit être compris l’intérêt que prirent certains Italiens à promouvoir de façon autonome des initiatives migratoires vers le Congo. Comme nous le verrons plus loin, quelques initiatives controversées mettent en évidence l’esprit élitaire qui animait quelques fonctionnaires de l’ÉIC quant à la mobilité des classes populaires (Cornet 1947). Dans les premières années de l’administration du Congo belge (1908-1960), Camillo Scagliosi, qui, au sein de l’ÉIC, avait rempli avec succès de nombreuses fonctions jusqu’à devenir administrateur territorial, se faisait le promoteur d’une tentative téméraire de colonisation agraire des environs de Kunzulu, qui aurait rapidement fait faillite (Moulaert 1948 ; Biographie coloniale belge 1952b : 788-789 ; Diana 1961 : 397). Le médecin italien E. Cappugi (1913) en rendait compte en 1913 dans la revue L’Agricoltura coloniale. Scagliosi après de nombreuses recherches infructueuses, réussit à trouver à Como dix-huit personnes réparties dans quatre familles qui lui convenaient et répondaient à quelques caractéristiques spécifiques : non novices en matière d’émigration, originaires de l’Italie du Nord et, « si possible », pauvres. Mon propos n’est pas d’examiner les thèses racistes qui animaient la vision des méridionaux dans certains milieux bourgeois d’Italie du Nord ; je me limiterai ici à rappeler que l’un des plus importants médecins italiens au service de Léopold II, M. Levi Bianchini (1904a, 1905, 1906a), compte au nombre de ses écrits, outre plusieurs articles sur la « race noire du Congo », trois textes sur la « race calabraise » (la Calabre étant au Sud, une des régions les plus pauvres d’Italie).

10 Il semble intéressant de souligner que ces discours sur la « qualité » du Blanc entrent en résonnance avec des thèses fondamentales de la culture colonialiste belge ; cette dernière aurait trouvé une définition cohérente au cours des années 1920, quand s’affirma le principe-guide selon lequel le Blanc dans la colonie est appelé à maintenir élevé le prestige de la race. « Toujours », affirme Vellut (1982 : 97), « il est question de prestige à défendre » ; d’après une source qualifiée de l’époque10 : « Pour devenir

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colonial, il faut une capacité de sacrifice, d’abnégation, de maîtrise incessante de soi. » Qualités que les personnes humbles (les petits Blancs) ne pouvaient ni déployer ni faire croître dans la colonie : « Le travail manuel ne convient pas aux Blancs dans les colonies, c’est une question de prestige » ; « et les “petits Blancs” s’abaissaient au niveau du “Noir” au lieu de relever ce dernier au niveau du “Blanc” », affirme Benjamin Rubbers (2009 : 46).

11 Dans le cas du docteur Cappugi, de semblables préjugés étaient occultés par une vision paternaliste au sujet d’une « classe », celle des pauvres paysans, incapable, plus que toute autre, de remplir des fonctions civilisatrices ; une attitude qui trouvait un écho auprès de nombreux « fonctionnaires » italiens résidant à Boma : « D’après M. Scagliosi, il semblerait que l’arrivée au Congo de notre colonie de paysans n’ait pas provoqué un grand enthousiasme chez les spectateurs. La classe italienne, présente à Boma avant tout autre, n’a pas hésité à faire part à M. Scagliosi de son opinion. On lui a reproché d’avoir amené là-bas des gens aussi peu... décoratifs pour nous, quelqu’un aurait même ajouté qu’“il avait conduit à l’abattoir des braves gens” qui auraient été plus utiles ailleurs » (Cappugi 1913 : 236).

12 Cappugi insiste sur l’idée de l’« infériorité » des paysans : malgré la qualité de leurs résultats et l’attachement à la terre qu’ils travaillaient et aux maisons qu’ils avaient construites, « un seul désir les animait : que M. Scagliosi ne les abandonne pas. Avec lui, ils se sentaient forts, sûrs et ne semblaient pas désirer autre chose » (ibid.). Une représentation du paysan humble et inculte qui rappelle, bien qu’à un degré moindre, la logique du cliché du Noir « adulte grand enfant » !

Le Kivu : « la colonie des élus »

13 L’installation des colons italiens dans les terres fertiles et salubres du Kivu débute dans les années 1920 grâce à l’initiative spontanée d’individus entreprenants de la petite et moyenne bourgeoisie, dotés de capitaux et issus des milieux ruraux des régions du Nord (Vénétie, Émilie Romagne, Valteline, etc.) ; parmi eux également, quelques officiers et médecins qui avaient travaillé au service de l’ÉIC11. Ces initiatives s’inséraient dans un contexte social favorable, étant donné que ces terres étaient attribuées par l’administration à des individus de la noblesse belge et à des colons influents intéressés par l’acquisition de concessions destinées à la culture du café arabica. En peu d’années, on enregistra un développement important des exploitations et, en 1927, la plus grande partie d’entre elles appartenait à des colons étrangers12. Il semble que, dans les milieux coloniaux belges, le dynamisme et la réussite des Italiens aient provoqué quelques craintes, au point que l’administration a procédé à la mise en place du Comité national du Kivu pour contrôler les colons (Vellut 1980 : 261).

14 En ce qui concerne l’attitude et les intérêts de la communauté italienne, les documents d’archives ne permettent pas de formuler des réflexions exhaustives13 ; toutefois, l’expérience et le témoignage de Bruno Corti (1955), l’un des colons les plus connus (également pour ses romans coloniaux) (Hoyet 1999), sont assez représentatifs à bien des égards. Dans ses nombreux articles publiés au cours des années 1930 dans diverses revues italiennes, Corti souligne l’importance de la « colonisation individuelle » pour exalter l’exemplarité du modèle italien ou, plus précisément, fasciste. Les considérations sur le cas spécifique du Kivu s’inscrivent du reste dans un discours essentiellement raciste selon lequel, pour imposer définitivement la suprématie

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blanche, implanter en Afrique « de solides racines comme race, la coloniser dans le sens latin du mot, la peupler » (Corti 1936 : 744) est primordial. Dans ce « grand projet », la politique coloniale belge — ainsi que celle d’autres « puissances démocratiques » — ne paraît pas répondre aux devoirs qui incombaient aux nations européennes, empreinte comme elle l’était des « néfastes » idéologies libérales, ou d’une conception purement utilitaire qui se traduisait par des politiques coloniales « prédatrices » (ibid. 1933a, b, c, 1935a, b, c, 1936). Une inadéquation évidente dans le cas spécifique du Kivu, a fortiori si l’on considère l’attention et la sensibilité que le gouvernement fasciste montrait pour l’œuvre des « valeureux » colons en Somalie et en Libye.

15 Avec orgueil et emphase, Corti (1933a, c) décrit le Kivu comme un lieu idéal pour la mise en œuvre de la vocation coloniale et des vertus morales italiennes : la colonie italienne petite mais « élue », constituait une démonstration exemplaire « de l’initiative, de l’enthousiasme pour l’œuvre coloniale, des aptitudes pour une telle œuvre que Mussolini revendique pour notre peuple ». Le succès aurait donc suscité l’étonnement et aussi quelques préoccupations dans les milieux belges, conduisant aussi — reconnaissait-il — à penser à une possible « mainmise de notre pays sur cette belle région du Congo » (ibid. 1933a).

16 Au-delà du ton propagandiste, les éléments mentionnés apparaissent certes importants mais pas extraordinaires : 25 concessions italiennes pour une superficie d’environ 4 000 hectares, c’est-à-dire 15 % de la totalité des terres concédées aux Européens dans la région (ibid.). Les critiques de Corti doivent être rapprochées, en effet, du climat d’incertitude qui s’était installé dans la colonie pendant la crise des années 1930, causant l’écroulement des cours du café. Une crise — selon lui — aggravée par deux facteurs structuraux : les privilèges et la suprématie incontestée des grandes sociétés qui étaient favorisées par le Comité national du Kivu dans la distribution des terres face aux petites entreprises ; et les mesures récentes en faveur de la paysannerie indigène qui étendaient aux Africains les droits de propriété de la terre et de l’initiative économique. Toutefois, il reconnaissait que l’administration avait concédé aux Italiens des crédits consistants et à parité de condition avec les Belges (ibid. 1933c). Le fait le plus marquant émergeant de ce contexte était la bonne gestion des exploitations italiennes qui, dans le courant de l’année 1933, avait augmenté le nombre de plantations et amélioré les techniques de culture ; une donnée positive qui trouve confirmation dans une source reconnue de 1940 (Branzanti 1941).

17 Au moment de l’entrée en guerre de l’Italie, l’administration procéda à la saisie des possessions italiennes, dont la gestion fut confiée à des tuteurs belges. Les Italiens furent enfermés dans divers camps d’internement créés dans la colonie, et la plupart d’entre eux dans celui d’Élisabethville (actuelle Lubumbashi). Sur cette période également, la mémoire individuelle fournit quelques informations partielles venant compléter la pauvre documentation officielle. Je me réfère en particulier à Ugo Merlo qui, comme d’autres compatriotes, choisit de ne pas renier sa foi fasciste au risque de rester interné jusqu’à la fin du conflit et d’abandonner ainsi les plantations14.

18 Après la fin du conflit, les Italiens reprirent possession des concessions et, dans les années 1950, la petite communauté italienne du Kivu comptait « la plus grande partie de la quarantaine d’exploitations agricoles présentes dans le pays » (Bono 1958 ; Filesi 1982), destinées surtout à la culture du café et dont certaines étaient confiées par des propriétaires absents à des compatriotes ayant une longue expérience de planteur. C’est le cas d’un colon né au Congo qui, durant ces années-là, exploitait cinq grandes

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plantations donnant du travail à 2 000 Africains environ et dont une seule lui appartenait, deux autres étaient la propriété de Belges et les deux dernières appartenaient à un noble et à un industriel italiens (Giordano 2008a : 56, 221 sq.).

19 Au cours des années 1950, le Kivu, grâce à ses terres riches et fertiles, devint l’objet d’une attention renouvelée : on le considérait comme un nouvel éden et il offrait d’extraordinaires perspectives de développement ainsi que des conditions de stabilité socio-politique. Ainsi, à côté des planteurs de première et deuxième générations s’ajoutèrent des investisseurs — poussés par la nécessité de fuir les menaces de la guerre froide, surtout au moment où la guerre de Corée éclate et fait du Kivu un lieu de refuge sûr — dont l’intérêt était de mettre en sûreté des capitaux (Jewsiewicki 1979 : 569 ; Chrétien 2000 : 253). À ce propos, le témoignage oral d’un Italo-belge (Giordano 2008a : 45-46, 225 sq.) qui, justement à la suite de cet événement, aurait décidé de rejoindre le Congo, m’a été confirmé par des cas analogues mentionnés dans le reportage d’un journaliste italien, Felice Bellotti, publié en 1952 : Au prodigieux Congo, qu’il définit comme « l’Amérique de demain ». Un fait marquant est l’absence d’encouragement à l’immigration des classes populaires, faisant ainsi du Kivu une oasis réservée à un noyau restreint de privilégiés plus enclins à exploiter qu’à coloniser. Une « oasis heureuse » présentée avec ironie par le journaliste italien : dans les belles villas du Kivu, dans une atmosphère décadente et anachronique15, une élite européenne essayait de revivre les fastes d’un temps passé à l’abri des tensions que traversait l’Europe. Il s’agissait d’individus de nationalités diverses mais de même classe sociale ; ils s’opposaient fermement aux timides tendances qui reconnaissaient des droits aux indigènes, comme le dit un Italien nationalisé belge qui essaya, sans succès, de donner une place aux voix des « évolués » dans le journal Centre-Afrique publié à Bukavu (Giordano 2008a : 201 sq.). De plus, l’inquiétude des temps nouveaux et les timides revendications africaines agitaient le fantasme européen du communisme (Bellotti 1952 : 21 sq.). Quand, après l’indépendance, le Kivu tomba dans le chaos de la guerre civile, seuls quelques colons de première génération, profondément liés à ces terres, tentèrent de survivre aux privations quotidiennes et de résister aux vexations des milices des partis opposés, parfois de façon aventureuse et au péril de leur vie. Avant la fin de 1967, presque tous les Européens quittèrent définitivement le Kivu (Giordano 2008a : 57).

Petits Blancs du Katanga

20 Depuis la découverte de la mine de l’Étoile16 et la constitution de l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK) en 1906, la région devint le centre d’une immigration internationale. Il s’agissait d’artisans, d’ouvriers qui trouvèrent du travail auprès de l’Union minière17 ainsi que de petits commerçants. Ces personnes se mesurèrent avec flexibilité à des activités diverses afin de s’enraciner dans ces terres ; ils devinrent des micro-entrepreneurs que l’on compte dans la catégorie des « petits Blancs »18. Cette catégorie regroupait aussi de nombreux Européens d’autres nationalités, dont l’histoire reste encore peu connue : des Portugais, des Grecs, des juifs de la Méditerranée, et en particulier des Italiens de Rhodes et du Dodécanèse (Vellut 1980 : 264-265, 1982 : 92 sq.)19. Dans les années 1910, « la communauté belge constituait une minorité parmi les autres » ; les intérêts anglais, liés aux réalités économiques de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie prédominaient ; l’anglais restait la langue usuelle dans la région, surtout dans

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la réalité urbaine naissante d’Élisabethville et, conclut Vellut (1991 : 334), à cette époque « il apparaît que les partages de l’Afrique centrale étaient toujours en cours »20. Dans les décennies suivantes, jusqu’à la décolonisation, le plus grand nombre d’Italiens venait d’une des régions du nord de l’Italie les plus concernées par le phénomène migratoire : celle des provinces piémontaises de Biella et Vercelli d’où étaient partis de nombreux paysans, artisans et chômeurs pour des destinations diverses, surtout les Amériques mais aussi l’Afrique du Sud, la Rhodésie et le Congo21.

21 Les récits des Italiens témoignent d’expériences personnelles opposées en termes de précarité et d’intégration : se remettre en cause fut souvent nécessaire, repartir à zéro, accepter de nouveaux défis et s’accommoder des exigences de mobilité ; des parcours qu’il est intéressant d’évaluer selon l’incidence particulière de nombreuses variables telles que le travail, l’audace, la chance ou encore les occasions d’insertion dans les réseaux relationnels européens, enfin les bases et les dynamiques de réussite (Giordano 2008a : 82).

22 La recherche historique ne s’est occupée qu’épisodiquement des acteurs moins connus, politiquement mineurs mais dont l’initiative autonome fut importante dans la société coloniale. Nous pouvons évoquer quelques exemples. Bernardo Rainieri, émigré en Rhodésie en 1903, fut l’un des premiers Européens à faire de l’élevage de bovins au Katanga. Il avait commencé par travailler à la construction de réseaux routiers dans cette même région et de réseaux ferroviaires en Rhodésie ; il fut ensuite embauché au service de l’agriculture du Congo belge. Étant donnés son expérience et ses connaissances, entre 1917 et 1924, l’administration lui confia à plusieurs reprises la charge d’acheter du bétail en Rhodésie et en Afrique du Sud, bétail qu’il devait lui- même conduire au Congo (Cornet 1950 ; Diana 1961 : 360). Autodidacte, après avoir quitté le service public avec le titre d’agronome de première classe, il créa une exploitation agricole au Katanga qui compta, en 1937, quelque 1 500 têtes de bétail.

23 Tout aussi intéressant est le parcours d’Antonio Spandre, évoqué par son fils Mario dans son autobiographie (Giordano 2008a : 106-147). Typographe turinois, parti pour se faire une nouvelle vie, il eut pour première destination l’Amérique latine, où il resta quelques années avant de se rendre en Afrique. À la suite d’échecs professionnels, il s’établit dans les environs d’Élisabethville où, après l’acquisition fortuite de quelques vaches, il réussit dans les années 1920 à développer l’une des fermes les plus florissantes de la région. Il exerça aussi un rôle important dans le développement de la presse locale en revenant à sa profession première à l’Étoile du Congo, le premier journal d’Élisabethville, bilingue français-anglais22.

24 Le journal était l’expression et le miroir d’une ville cosmopolite (Esgain 2001) dans laquelle on tentait de reconstituer le modèle de la famille petite-bourgeoise européenne ; nous pouvons y repérer des traces du dynamisme des immigrés européens et de l’intégration du premier noyau d’Italiens dans le tissu social urbain (Vellut 1980 : 265). Par exemple, la diffusion de produits et d’habitudes alimentaires typiquement italiens est très présent dans les espaces publicitaires : production et vente de macaronis, de café, d’épices et d’huile d’olive (« authentique italienne, de Lucca »). La maison de distribution Fatti expédiait régulièrement ces produits italiens ainsi que d’autres en provenance de Johannesburg. Dans les espaces publicitaires figuraient aussi des entreprises opérant dans d’autres secteurs : un concessionnaire FIAT qui proposait des camions et des tracteurs ; une entreprise de transport pour camions et automobiles ; l’Hôtel International (sous la direction des frères Bianchi) ; ou encore,

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l’annonce de l’ouverture d’un café italien. De même, dans l’hebdomadaire Journal du Katanga, fondé en 1911, les publicités des petites entreprises italiennes étaient nombreuses : la société petite-bourgeoise naissante consommait le « fameux Martini » et plusieurs variétés de vin de Chianti ; certains restaurants organisaient des fêtes, des concerts, des apéritifs. Une page était réservée à l’Hôtel Métropole, « établissement [qui était] maintenant sous la direction personnelle de M. Lucchi, ancien directeur du Grand Hôtel des Bains à Rimini (Italie) »23. Dans les avis on peut lire qu’à la Librairie moderne étaient disponibles plusieurs copies d’un des plus importants quotidiens italiens, Il Corriere della Sera et des publications périodiques publiées par le même journal.

25 En ville, des vétérans parvenus au rang de notable travaillaient à faciliter l’insertion de nouveaux compatriotes à peine arrivés, souvent d’origine modeste. On signalera le docteur Giovenale Polidori, un des premiers médecins embauchés par le Comité spécial du Katanga, qui terminera prématurément sa carrière avec le grade de médecin- inspecteur (Cornet 1950 ; Biographie coloniale belge 1952a ; Diana 1961 : 346-347). Parallèlement à cette activité, il continua d’exercer sa profession de médecin à Élisabethville, soignant les Européens de la ville — comme l’attestent d’ailleurs les communications publiées dans le Journal du Katanga.

26 Les témoignages congolais soulignent le rôle des protagonistes « secondaires » dans la construction de la mine l’Étoile. Le Vocabulaire de ville d’Élisabethville, rédigé en langue swahili par André Yav (2010), un domestique d’Élisabethville, rapporte de multiples observations sur la base d’informations orales et écrites recueillies à l’époque coloniale24. Il tient à souligner particulièrement la fonction fondamentale des Blancs ordinaires, chargés du recrutement « à l’époque de Robert Williams et de l’UMHK », qui « furent la colonne vertébrale de la mise en valeur du Katanga » (ibid. : 43-44, 47, 56)25. Il est intéressant de remarquer, à ce propos, que le livre de Diana (1961) (qui présente une liste biographique des Italiens au Congo)26, concorde avec Yav lorsqu’il rappelle les « souffrances » que Blancs et Noirs endurèrent en affrontant, avec témérité, l’aventure de pionniers du secteur minier. Il relate aussi que « patrons » et domestiques partageaient les mêmes espaces, les cabanes ou les cases en pisé, ou qu’ils « mangeaient à la même table ». Certes, Yav (2010 : 42) ajoute avec regret : « Mais, ils nous ont déçus en nous construisant des “niches” et nous vivons encore dans ces mêmes réduits. »

27 Les attentes de ces Italiens furent rapidement déçues par la terrible crise des années 1930, qui provoqua une « chute brutale » de la présence européenne (Sohier 1953 ; Fetter 1976 ; Jewsiewicki 1983 : 90, 95). Nombre d’entre eux restèrent au Katanga et surmontèrent ces années sombres grâce à la solidarité du groupe. Un des témoins les plus âgés, que j’ai interviewés, rappelle avec émotion qu’avec d’autres compatriotes, ils avaient trouvé refuge dans une ferme : là, quinze personnes environ vécurent longtemps dans le dénuement, avec peu de vêtements et se nourrissant grâce à la chasse (Giordano 2008a : 37, 94).

28 Pendant les années de crise, les échecs et les déceptions furent nombreux. Une revue dédiée à la mémoire du passé belgo-congolais et publiée par des ex-colons a rappelé récemment, parmi tant d’autres, l’expérience de vie emblématique d’une Sarde d’origine modeste qui, après diverses vicissitudes, s’était établie en Belgique chez des membres de sa famille (Sonck 2012a, b). Là, grâce à son oncle, elle put échanger une correspondance et connaître par des photos son futur mari, un colon belge qui s’appelait Léon Sonck. Elle partit après son mariage avec l’espoir d’une nouvelle vie mais dut faire face aux privations et aux souffrances dans la brousse congolaise. Une

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fois arrivés à Sandoa, les époux eurent la mauvaise surprise d’apprendre la fuite de l’associé du mari avec les biens et l’argent de la société.

Modernité et développement : le vécu et la perception inversée Nord-Sud

29 La Seconde Guerre mondiale représente un moment critique pour les Italiens du Congo. Après l’entrée en guerre de l’Italie — ennemie de la Belgique —, leurs rapports avec la communauté belgo-congolaise connurent des tensions contradictoires de solidarité/ concurrence ou d’inclusion/exclusion (Lufungula 1988). De nombreux Italiens se retrouvèrent enfermés dans des camps d’internement installés dans plusieurs régions du Congo ; celui d’Élisabeth-ville en comptait 197 en février 194127. Toutefois, l’expérience du camp d’internement ne fut pas particulièrement difficile ; soumis au régime de libération conditionnelle, il fut permis aux prisonniers d’exercer leurs activités presque régulièrement. C’est ce dont témoigne la liste du Commissariat de police d’Élisabethville qui contient des informations circonstanciées sur 137 travailleurs et leurs familles28. Il s’agit de micro-entrepreneurs, actifs dans des secteurs variés de l’artisanat, de la construction et du petit commerce, mais aussi de nombreux ouvriers. L’effort de guerre demandé à la colonie ne permettait pas de se priver de main-d’œuvre spécialisée dans des secteurs productifs particuliers, et la minorité italienne dans son ensemble constituait une force vitale dans la société coloniale si l’on considère qu’en 1942, dans la province d’Élisabethville résidaient 1 086 Italiens dont 777 dans le chef-lieu29.

30 Les incompréhensions et les difficultés avec les autorités administratives ne manquèrent pas. Néanmoins, les espaces et les possibilités qui s’étaient créés dans les nouveaux scénarios provoqués par la guerre donnaient un nouveau rôle à la colonie durant les années d’occupation de la Belgique par l’Allemagne nazie. La mémoire subjective témoigne de la façon de vivre et de percevoir les transformations du Congo, sa « modernité » et son « développement ». C’est ce qui transparaît dans l’extrait d’une autobiographie qui raconte les péripéties d’une famille italienne originaire du Piémont. Le témoignage en question met en évidence que dans le vécu de cette famille — comme dans d’autres — la guerre avait modifié (sinon approfondi) les termes de l’écart entre les communautés d’origine, pauvres et marquées par la guerre, et les territoires coloniaux, le « Congo prospère » représenté par la communauté blanche d’Élisabethville, et par les « évolués »30 : « Arrivés là [à Élisabethville], raconte le témoin, qui à l’époque était garçon, pour nous c’était un changement incroyable. D’abord mon papa avait une voiture ; et nous à Masserano [Piémont] on courait derrière les voitures pour les voir. Il avait su dénicher deux vélos d’occasion pour mon frère et moi ; et alors je ne vous dis pas tous les chocolats, pralines et la nourriture qu’il y avait ; à tel point qu’un jour j’ai dit : “Mais ici c’est toujours Noël.” Parce que, on n’était pas habitué à manger de la viande tous les jours » (Giordano 2008a : 180).

31 Ceci invite à penser l’hétérogénéité et la diversité de niveaux qui caractérisaient les lieux de provenance, souvent perçus au travers de l’image englobante d’une Europe comme centre et moteur de modernité et développement ; de ce point de vue, l’histoire subjective pourrait révéler des aspects oubliés par les reconstructions de la grande histoire.

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32 Au cours des années 1950, les Italiens au Congo étaient presque 4 000, concentrés au Katanga. Là, plus qu’ailleurs, ils s’étaient intégrés au monde belgo-congolais qui vivait dans un climat d’optimisme caractérisant « l’âge d’or » de la colonie. De nombreuses familles connaissaient une ascension sociale et accédaient à des statuts proches de ceux de la classe moyenne européenne. En même temps, elles contribuaient à l’affirmation de styles de vie et de comportements originaux. Les enfants recevaient une éducation dans les écoles secondaires et les nombreux moments d’agrégation et de participation à la vie culturelle de la colonie faisaient mûrir de nouveaux sentiments d’appartenance. Le caractère avantageux de l’expérience d’intégration était assuré par des réseaux de relations parentales, amicales et d’intérêt italo-belge, et plus généralement par une sociabilité qui s’inscrivait dans le monde belgo-congolais, marqué entre autres par un tissu d’interactions avec les Africains qui — comme nous le verrons plus loin — constituaient des espaces et des dynamiques de métissage.

33 Il s’agissait d’une communauté qui regardait l’Europe avec une nouvelle sensibilité. Le sentiment d’orgueil, suscité par le fait de vivre dans une ville « moderne » et « développée », fut peut-être à l’origine d’un article publié par L’Essor du Congo en 1959, consacré à la réalité d’une des régions les plus pauvres d’Italie, la Sardaigne. Par un style d’écriture proche de la littérature exotique, l’article décrivait l’expérimentation d’une « école mobile » (un fourgon qui faisait le tour des villages de la province) pour les enfants de paysans dans un pays « encore bien arriéré » ; « une des solutions les plus originales au difficile problème de la scolarité » et « ce qui caractérise le plus franchement cet enseignement, c’est son allure de “grand jeu”, de croisière aventureuse » (Terrier 1959).

34 Quant au rapport quotidien avec les Congolais, une distinction s’imposait entre la catégorie des indigènes (y compris les figures du boy, du domestique, du cuisinier, de l’ouvrier) et celle des « évolués »31. On se souvient, avec orgueil, des dynamiques de rencontre de la petite bourgeoisie blanche avec les « évolués », dynamiques liées à la sphère des relations culturelles et politiques qui témoignent de la vitalité de la société coloniale : au cours des années 1950, Élisabethville était devenue « le plus grand centre de culture de l’Afrique centrale » (Giordano 2008a : 126)32. Un climat fructueux de confrontation révèle des intérêts communs entre Européens et l’élite congolaise. La même vision de ces années, perçues comme une période de stabilité, de prospérité et de confiance à l’idée de « développement », atténue l’opposition de plusieurs Blancs aux timides ouvertures accordées à l’élite congolaise.

35 Les interactions affleurent dans d’autres expériences vécues et mémoires qui s’inscrivent dans les espaces du quotidien. Le Congolais en est une partie intégrante, notamment du monde domestique colonial. Ces interactions prennent alors place dans le cadre de représentations qui s’inspirent du paternalisme, comme les liens affectifs avec les boys, les domestiques, les ouvriers et leurs familles. On évoque, avec orgueil, les espaces de socialité créés grâce à l’initiative d’une petite entreprise familiale, avec le concours des collaborateurs indigènes les plus fidèles, espaces qui, souligne-t-on, assuraient de dignes conditions de vie aux indigènes. Toutefois, la dimension du quotidien révélait de fortes distorsions des logiques d’intégration paternalistes que les Noirs connaissaient dans le cadre domestique, à l’intérieur des quartiers européens. Quelques témoins explicitent la question de la barrière raciale, qui dans le Vocabulaire de ville d’Élisabethville de Yav (2010 : 42) est évoquée en référence à la distance créée entre la maison du patron et la « niche » assignée au domestique. Les interactions

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quotidiennes, dans leurs aspects les plus banals, consolidaient et conféraient un sens à l’institutionnalisation des pratiques ségrégatives. Une scène emblématique témoigne des pratiques qui s’étaient sédimentées avec le temps, et à laquelle un colon italien pouvait assister chaque jour, pendant des années, dans son épicerie. La scène se déroule sur le pas de la porte : c’est dans cet espace — du fait de l’interdiction, pour les Noirs, d’entrer dans les magasins des Blancs — que les boys des clients, par l’intermédiaire du boy du commerçant, pouvaient commander et retirer la marchandise (Giordano 2008a : 208).

36 La ségrégation raciale, provoquée par la fracture des années 1920, inspirait et réglait l’organisation et la vie des villes les plus importantes de la colonie : elle se fondait sur une construction spatiale des relations entre Blancs et Noirs, qui consistait en une subdivision en quartiers distincts (Schoentijs 1933). Le colon fait aussi référence à la « zone neutre » interposée entre deux mondes, dont l’une des logiques fonctionnelles résidait dans la sauvegarde des conditions hygiéniques et sanitaires des Blancs (Giordano 2008a : 66-67). Le Blanc qui franchissait la frontière, de façon autonome, pour entrer périodiquement dans la « cité indigène », perdait son statut pour prendre une autre identité. Il s’agissait de marchands portugais et grecs, plus pauvres, qui séjournaient ou travaillaient à proximité ou à l’intérieur de cette zone. Pour cela, ils étaient désignés selon un double facteur discriminant : par les Blancs, en référence à leur statut social, ils devenaient de « pauvres Blancs » ; par les Noirs, qui appliquaient le discours et la terminologie raciale imposés par l’administration coloniale, ils n’étaient que « kipanda cha muzungu », littéralement « morceau de Blanc », selon l’expression en kiswahili (ibid. : 67, 207)33.

37 Dans l’ensemble, si l’on considère les potentialités de développement et les conditions de vie favorables offertes par le Congo, l’émigration ne constituait pas, comme par le passé, un choix isolé et risqué, mais s’inscrivait plutôt dans des trajectoires communes et consolidées, grâce aussi à la médiation des anciens colons dont la réussite sociale exerçait une forte attirance sur les communautés d’origine. Je me réfère en particulier au groupe provenant de Biella (Piémont), le plus nombreux parmi les Italiens, qui s’était solidement enraciné au Katanga depuis trois générations. Un journal local, La voce di Brusnengo, qui consacre beaucoup d’espace aux vicissitudes de l’émigration, atteste que les colons s’activèrent pour créer des rapports commerciaux entre le Katanga et la province de Biella ; pour ce faire, en 1960, une délégation du nouvel État sécessionniste, composée d’un colon et d’un Africain, fut envoyée en mission dans cette ville34. D’autres informations indiquent l’orientation politique autonomiste et ensuite sécessionniste des Italiens et, indirectement, leur sentiment d’appartenance à la terre katangaise. C’est ce que j’ai pu apprendre de l’expérience racontée par divers témoins, avant tout celle de Mario Spandre qui fut un des Européens les plus proches du leader sécessionniste Tshombe, en qualité de conseiller politique (ibid. : 53 sq., 131 sq.). On peut comprendre que le soutien de la minorité italienne ait suivi, dans une certaine mesure, les voies officielles, entre autres grâce à une photo publiée en 1962 dans La voce di Brusnengo et qui montre un moment d’une cérémonie qui s’est déroulée à Élisabethville : au premier plan apparaissent Tshombe avec quelques ministres accompagnés d’« un important personnage italien »35. En 1964, le journal annonçait l’inauguration du « Circolo Italia » à Jadotville36, mais, dans le tumulte des années 1960, de nombreux Italiens abandonnèrent le Congo. Pour les Européens du Congo l’indépendance survint à l’improviste, comme un événement destructeur d’un monde « très agréable », presque un rêve, mais fondé, en réalité, sur des principes oppressifs et

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sélectifs et sur une barrière raciale structurelle. Comme le souligne un colon belge : « Au Katanga, il faut dire que l’apartheid était très forte » (ibid. : 160-171).

Colons, migrants, citoyens du monde : quelques questions conclusives

38 Le phénomène migratoire européen vers les colonies africaines a fait l’objet dans l’histoire du colonialisme de généralisations hâtives et de distorsions évidentes. Le récent débat international sur la mémoire du passé colonial et postcolonial a donné une forte impulsion à une reformulation du questionnement de l’historien (Jewsiewicki 2004 ; Vellut 2005 ; Deslaurier & Roger 2006) sur le sujet. Il est toutefois encore nécessaire d’enquêter pour définir les niveaux d’articulation et de diversité de la présence européenne dans les colonies. Il semble intéressant avant tout de déconstruire certaines catégorisations et stéréotypes de nature idéologique afin de décrire des parcours de vie communs : au-delà de la définition relative au temps passé en Afrique et aux activités de travail conjointes (du simple « immigré » temporaire, attiré par de nouvelles opportunités de travail, au colon souhaitant refaire sa vie), il est également utile d’explorer le degré d’adhésion au système colonial, à ses mécanismes, à ses logiques et pratiques de domination (des travailleurs poussés par le gain aux enthousiastes « constructeurs d’empires »)37.

39 Dans le cas du Congo belge, l’absence d’approfondissement de telles problématiques tient à des raisons historiographique et politique que l’on peut rapidement rappeler ici. En premier lieu, on relèvera que le récent débat public sur le passé colonial a suscité une forte polarisation. Certaines associations d’anciens colons ont accompli un travail méritoire d’enregistrement et de conservation de mémoires autobiographiques38. Ce travail avait pris une connotation « militante », comme je le montrais (Giordano 2008b) dans une autre étude menée au cours des années de dénonciation des crimes du colonialisme (Marchal 1996a, b ; Hochschild 1998). Il s’inscrivait « en réaction » à une certaine presse et à certains ouvrages de divulgation historiques qui voyaient le phénomène colonial exclusivement au prisme de la condamnation (Giordano 2008b). En bref, les associations se sont attribuées un rôle politique de gardiens de la mémoire collective d’un groupe. Ainsi il en résulta l’assimilation des mémoires individuelles à une mémoire collective « orientée » (ibid. 2008b, 2011).

40 Par ailleurs, sur le front opposé, une image stéréotypée et idéologique du « colon » (terme qui résume différentes figures d’Européens) semble persister et s’être affirmée dans la littérature grand public et anticolonialiste des années 1960. En effet le destin des colons, déjà tracé, se serait réalisé alors que les événements se précipitaient vers l’indépendance : leur « isolement », conclut Jewsiewicki (1983 : 89-90), « fut complet, au Congo comme en Belgique, à gauche comme à droite ».

41 Les « histoires » des migrations échappent à des typologies et des catégorisations qui caractérisent la grande histoire : en partant de la subjectivité de personnes et de l’étude des parcours de vie, elles permettent de mettre en évidence des temporalités et des identités multiples liées à des expériences et des contextes différents, entre l’Europe et l’Afrique. La condition particulière d’assujettissement et de marginalité réservée aux

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Européens installés au Congo demande à être observée dans une perspective diachronique. Le système colonial, autoritaire et rigoureusement hiérarchique, impliquait des savoirs, des valeurs et des justifications que les « auxiliaires » blancs intériorisaient en les réinterprétant dans les discours et les pratiques quotidiennes et — dans une plus ample perspective — dans le cadre de parcours personnels diversement situés entre les deux pôles opposés de la précarité et de l’intégration. Il est donc intéressant d’évaluer le vécu des acteurs sociaux à la lumière de l’incidence particulière de nombreuses variables telles que le travail, l’audace, la chance ; en bref, selon les termes et les dynamiques de la réussite.

42 De ce point de vue, qui souligne le développement de logiques et « expériences métisses » (Amselle 1990) dans la « situation coloniale », les parcours de vie des Européens au Congo se rapprochent de ceux qui caractérisent les flux migratoires en contextes non coloniaux. Néanmoins il y a là une différence importante : l’intégration dans les colonies « sociétés à privilèges »39 permettait d’accéder à des prérogatives, des privilèges et des espaces de pouvoir reliés à des logiques de domination raciale, dans la sphère privée comme dans la sphère publique.

43 Cette distinction rend d’autant plus problématique une (re)lecture qui ne se veut ni idéologique ni univoque des « histoires » d’Européens dans les sociétés coloniales. Il suffit de citer l’exemple d’un volume publié en 1963 et réédité en 2013, œuvre de Ryszard Kapuscinski (2015), un des reporters les plus connus du XXe siècle. Dans un chapitre consacré au monde des colons congolais (« Savoir-vivre dans les climats chauds »), il évoque précisément le thème de la mobilité sociale du « petit Blanc devenu grand Blanc » ; toutefois son discours apparaît trop tranchant dans la représentation — avec des traits railleurs et méprisants — des cercles coloniaux, en insistant sur l’élégance féminine et la cour de serviteurs noirs qui, à la veille de la décolonisation, animaient les espaces de rencontre et de pouvoir dans la colonie. Ces mêmes représentations trouvent un écho dans une certaine littérature postcoloniale, comme par exemple dans le livre de Loamba (2000 : 38), là où on lit l’affirmation péremptoire selon laquelle « le fait d’être dans une colonie voulait toujours dire être riche ou puissant ».

44 Dans le cas du Congo belge, nous avons tenté de rendre compte de la variété des contextes et du vécu de nombreux acteurs. Dans la perspective d’approfondir ces réflexions, il serait intéressant d’observer la continuité et la discontinuité du temps subjectif, et pas seulement au regard de l’expérience congolaise, mais plutôt à travers des parcours de vie situés dans plusieurs contextes : les défis, les échecs ou la réussite dans les contextes de travail divers en Europe et en Afrique ; ou encore, les temps et les termes de l’expérience africaine et de l’adaptation à des réalités totalement nouvelles, autrement dit à d’autres épreuves d’émigration. Des traits spécifiques peuvent cependant être attribués à la minorité italienne au Congo : les sentiments d’appartenance à l’univers belgo-congolais se confirment, dans la phase post- indépendance, par le choix courant des Italiens de s’établir au Burundi ou en Rwanda, ou encore définitivement en Belgique.

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NOTES

1. Un colloque sur l’Italie et le Congo s’est tenu récemment : Des Italiens au Congo aux Italiens du Congo : images, écrits, œuvres d’une Italie glocale (du XIXe siècle à nos jours), Univ. de Lorraine, Metz, 16-18 octobre 2014 (sous presse, sous la dir. de P. Halen). 2. On distingue trois vagues dans le phénomène migratoire européen au Congo belge : une période de croissance dans la période 1920-1930 ; une deuxième période de croissance entre 1935 et la fin de la Seconde Guerre mondiale ; et une accélération entre 1947 et 1957 (VELLUT 1980 : 261). Les réflexions que j’expose dans ce texte sont le fruit de ma recherche sur les mémoires orales des colons belges et italiens (GIORDANO 2008a). 3. « L’ensemble des griefs des colons contre la société coloniale fut justifié. Ils n’ignoraient pas le fait que [...] la colonie n’avait guère besoin d’eux, mais ils y voyaient la perversion de l’État et du capital. » Et il conclut : « Objectivement, les colons ne furent pas des agents économiques mais des pensionnés d’un système économique et des captifs d’un système politique » (JEWSIEWICKI 1983 : 89-90 ; voir aussi ibid. 1979). 4. Le processus de mémoire sur le passé colonial et postcolonial belgo-congolais a concerné diverses questions historiques-politiques et judiciaires : l’assassinat de Patrice Lumumba (1961) et l’implication des autorités belges ; les crimes du régime du caoutchouc (EIC) et la dénonciation de génocide (HOCHSCHILD 1998) ; enfin, l’implication de la Belgique dans le génocide rwandais de 1994 (JEWSIEWICKI 2004 ; VELLUT 2005 ; DESLAURIER & ROGER 2006). 5. Les documents d’archives ne permettent pas de formuler des réflexions exhaustives pour une reconstitution générale sur les minorités européennes du Congo. Je me réfère en particulier aux recueils conservés auprès des Archives africaines, ministère des Affaires étrangères, Bruxelles ; et auprès de l’Archivio Storico del Ministero Affari Esteri Italiano, Rome. 6. Sur les revues éditées en Belgique par diverses associations d’ex-colons, voir GIORDANO (2008b). 7. Sur E. D. Morel, voir en particulier MARCHAL (1996a, b) et HOCHSCHILD (1998). 8. L’impréparation de l’armée italienne et de graves erreurs tactiques permirent la victoire des troupes de l’empereur éthiopien Menelik. La défaite d’Adoua a laissé une marque indélébile dans la politique et dans la culture coloniale italienne (RANIERI 1959). 9. La Congo Reform Association fut fondée en 1904 par E. D. Morel (STENGERS & LOUIS 1968).

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10. « Carrières coloniales officielles et privées », Sociétés Belges d’Études et d’Expansion, mars 1924, p. 6 (cité dans VELLUT 1982 : 95). 11. Dans les années 1920 s’installèrent au Kivu environ 200 italiens, d’autres arrivèrent plus tard ; ils formaient une communauté dynamique et prospère d’agriculteurs, de constructeurs, d’entrepreneurs dans le secteur des transports, de l’hôtellerie, du petit commerce (DIANA 1961 : 371). 12. Il existe peu d’informations et de données officielles sur les colons dans le Kivu des années 1920 (JEWSIEWICKI 1979). 13. Comme déjà signalé, je me réfère en particulier aux recueils conservés aux Archives africaines, ministère des Affaires étrangères à Bruxelles et Archivio Storico del Ministero Affari Esteri Italiano à Rome. 14. Un long témoignage des vicissitudes de ces années-là est inclus dans sa biographie, publiée à titre posthume par sa femme (MERLO s.d. : 120-121). 15. BELLOTTI (1952 : 10-11) s’arrête sur le cas de ceux qui avaient récemment acquis des terrains à une société affiliée à la Société générale : « Quand la guerre de Corée éclata, commencèrent à arriver l’un après l’autre des avions spéciaux chargés des très précieuses vies de grands seigneurs en pleine fuite prodigieuse, des gens qui ne devaient pas verser de caution, qui n’avaient pas besoin de démarches particulières pour les visas, car déjà propriétaires au Congo même... qu’ils n’avaient jamais vu avant. » Et ensuite : « La guerre en Corée avait éclaté depuis peu et d’Europe arrivaient sans trêve des avions remplis de gens joyeux et élégants qui fuyaient par peur d’une invasion soviétique et venaient se réfugier au centre de l’Afrique dans de magnifiques demeures qu’ils avaient fait construire précédemment » (ibid : 233). 16. Il s’agit de la première mine de cuivre du Katanga, située près d’Élisabethville (CORNET 1947, 1950 ; FETTER 1976). 17. À la fin de 1911, la population européenne par nationalité de la ville était la suivante : 430 Belges, 127 Anglais, 100 Italiens, 86 Sud-Africains, 81 Grecs, 57 Russes, 41 Allemands, 33 Turcs, 74 Autres (Journal du Katanga, février 1912). 18. Nous avons déjà souligné que l’expression « petits Blancs » au Congo belge revêtait une acception péjorative (VELLUT 1982 ; J EURISSEN 2004 ; L AURO 2005 ; R UBBERS 2009). Néanmoins, j’utilise ici cette expression selon l’acception fournie par la littérature spécialisée sur le phénomène migratoire italien et qui se réfère à la condition économique et socio-culturelle des migrants au moment de leur départ d’Italie : « En parlant de petits blancs [...] on pense enfin à ceux qui allèrent aux colonies, non pas pour assumer de hautes charges institutionnelles ou administratives ou pour investir leurs propres capitaux, mais à ceux qui se déplacèrent, n’emportant avec soi qu’eux-mêmes ou, au plus, leurs familles, avec pour seule aide leurs bras pour travailler, et leur niveau d’études modeste, et avec leurs petites économies de paysans prudents ou pour investir quelques maigres capitaux de petits commerçants, de micro- entrepreneurs [...] » (LABANCA 2002 : 194-195). 19. De nombreux Italiens de Rhodes (environs 65) avaient fait fortune au Congo (D IANA 1961). Pour un recueil de mémoires sur la minorité grecque, voir ANTIPPAS (2008). 20. Dans un autre essai, VELLUT (1980 : 261) affirme que « l’administration s’efforça de renforcer la colonisation belge surtout au Katanga, contre les Anglais », et conclut : « le programme fut ambitieux et connut un échec fracassant. » Voir également FETTER (1976), RUBBERS (2009) et SOHIER (1953). 21. Voir OTTAVIANO (1986) pour un aperçu sur l’émigration au Congo. L’attention consacrée au Congo est marginale même dans le mensuel d’information La Voce di Brusnengo, qui, à partir de 1947 et jusqu’aux années 1970, a recueilli et divulgué les vicissitudes personnelles et familiales de l’émigration en Amérique et en Afrique. 22. Étoile du Congo, hebdomadaire, édité à Élisabethville, 1911-1923.

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23. Journal du Katanga, janv. et fév. 1929. 24. Dans la préface, V. MUDIMBE (2010 : 9) affirme que le Vocabulaire représente l’un des exemples les plus significatifs dans le panorama littéraire africain du siècle dernier, expression du mélange de styles narratifs, entre oralité et écriture : un « Document d’une manière de penser une histoire, et signe d’une [...] pratique africaine de l’histoire ». Une première édition critique a été publiée par FABIAN (1990). 25. Robert Williams, ingénieur anglais, fut l’un des principaux acteurs du développement des centres miniers et des infrastructures ferroviaires du Katanga ; les entreprises furent financées par la Tanganyika Limited Company (TCL), qu’il avait fondée lui-même en association avec Cecil Rhodes (CORNET 1950 : 132 sq. ; RANIERI 1955). 26. Pour des réflexions sur ces aspects, voir GIORDANO (2010). 27. Ministère des Affaires étrangères, Bruxelles : Archives africaines. Congo, nr 13525 : Congo belge, Camp d’internement d’Élisabethville : Liste des internés italiens se trouvant au camp le 28 février 1941. 28. Ivi : Ville d’Élisabethville, Commissariat de police : Recensement et surveillance des sujets italiens, s.d., 1942. 29. Ivi, n. 6618958 : supplément au Bulletin administratif du Congo belge, juin 1942, n. 11. 30. Le témoignage est publié dans GIORDANO (2008a : 180 sq.). 31. Sur les « évolués », voir par exemple VELLUT (2005). 32. À propos de ses initiatives, Spandre attribue une signification particulière au fait d’avoir fondé, avec d’autres « évolués », Les Lettres congolaises, revue réservée uniquement aux auteurs africains et qui enrichissait la presse locale. Une sélection d’articles de la revue ont été édités dans un récent travail de KALONDA DJESSA (1991), alors président de l’Union culturelle katangaise. 33. Concernant les « petits Portugais », VELLUT (1991b : 47) affirme que leur « culture créole si ouverte au métissage fut retenue comme un argument avec lequel accabler le petit commerce, accusé de nuire au “prestige de la race blanche” » ; et encore : « Dans la pratique [...], le mode de vie des petits commerçants de la brousse les amenait à vivre en presque symbiose avec la société africaine. » 34. La voce di Brusnengo, 1960, p. 11. 35. La voce di Brusnengo, 1962, p. 9. 36. Ibid., 1964, pp. 6-7. 37. Voir à ce propos les observations de LABANCA (2002 : 194-195) au sujet des colonies italiennes. 38. Voir en particulier les témoignages édités dans Kisugulu, périodique trimes triel des anciens étudiants du Congo, Bruxelles, 1982-2008. Voir en outre les sites web de l’Union royale belge pour les pays d’outre-mer (UROME, ) et de l’Association Mémoire du Congo (). 39. « La “race”, la “civilisation”, servent de critères pour la définition de ces privilèges, ou même d’ordres, dans le sens où l’on emploierait le terme dans une société d’Ancien Régime » (VELLUT 1982 : 91-92 ; italiques originales).

RÉSUMÉS

Les débuts de l’immigration européenne au Congo belge, initiés par des individus appartenant aux classes populaires et à la petite bourgeoisie, se situent dès les premières décennies du XXe

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siècle. Poussés par l’appât du gain et par l’esprit d’aventure, Belges, Italiens, Grecs, Portugais, mais aussi Anglais, Américains, Allemands, sont attirés par les possibilités de travail offertes dans la région minière du Katanga. Le Kivu, région de grandes plantations, devint le terrain privilégié d’une forme d’immigration élitaire. Le rôle des Européens au Congo est étroitement lié aux spécificités structurelles du colonialisme belge, expression d’un pouvoir dominateur articulé sur le rapport État/grandes sociétés/missions, s’opposant à l’intensification du phénomène migratoire et donc à la mobilité sociale. La condition de marginalité assignée aux communautés européennes leur confère un rôle spécifique dans la société coloniale. Le retard de l’historiographie a laissé cet aspect inexploré pendant longtemps.

European immigration to the Belgian Congo can be traced back to the first decades of the Twentieth century, when members of the petty bourgeoisie and of the working classes began to move there urged by their desire for monetary gains and adventure. The numerous opportunities to work in the Katanga mining region attracted many Belgians, Italians, Greeks, Portuguese, and also English, Americans and Germans. A smaller number of migrants belonging to the more affluent classes settled in the Kivu region, where plantations abounded. The structural workings and characteristics of Belgian colonialism deeply affected European settlement in Congo. The colonial rule was the expression of the dominant power exerted by a State/great companies/ mission complex which was against immigration and social mobility. European communities in colonial society lived in a condition of marginality which led them to play a specific role in this society. However, historiography has long ignored the conditions and role of these communities in the colonial period.

INDEX

Keywords : Belgian Congo, settlers, évolué, métissage, mobility, modernity, poor Whites Mots-clés : Congo belge, colons, évolués, métissage, mobilité, modernité, petits Blancs

AUTEURS

ROSARIO GIORDANO Dipartimento di Studi Umanistici, Università della Calabria, Campus di Arcavacata (CS), Italie.

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L’immigration européenne en Afrique à l’épreuve du régime de la « porte ouverte » des territoires sous mandat et sous tutelle internationale Le cas du Cameroun français (1919-1960) European Immigration in Africa under the Open Door Policy of International Mandate and Trusteeship Territories: The Case of French Cameroon (1919-1960)

Cyrille Aymard Bekono

1 La Première Guerre mondiale, qui dure moins de deux ans au Cameroun (14 août-20 février 1916), marque une rupture dans la continuité politique de ce pays1. L’une des conséquences de cette guerre fut la redéfinition de son statut juridique : le Cameroun passa du statut de territoire sous protectorat allemand à celui de territoire sous mandat international de la Société des Nations (SDN). En 1946, la substitution de la SDN par l’Organisation des Nations Unies (ONU) justifia le passage du Cameroun du statut de territoire sous mandat à celui de territoire sous tutelle. À partir de cette même date, suite à la transformation de l’empire colonial français en Union française, le Cameroun était considéré comme un territoire associé à cette Union2.

2 En vertu des dispositions de l’article 22 du traité de paix de Versailles du 28 juin 1919, la France fut choisie par le Conseil de la SDN pour administrer la partie orientale du Cameroun. Cependant, la France ne devait en aucun cas considérer le Cameroun comme faisant partie intégrante de son patrimoine national mais y appliquer le « régime de la porte ouverte ». Ce régime consistait à appliquer, dans les territoires sous mandat international, la pratique du libre échange, les méthodes de la libre concurrence et du laissez-faire (Fischer 1968 : 361). Il impliquait, en théorie, l’égalité des puissances et de leurs ressortissants en ce qui concerne l’instauration d’activités économiques de toute nature par des personnes physiques et morales. À cet effet, l’article 6 des accords

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consacrant le mandat de la France sur le Cameroun oriental stipule que le gouvernement français « doit assurer, sans discrimination, le libre accès au Cameroun à tous les ressortissants des pays membres de la SDN et leur droit de s’y établir ». Dès lors, la présente étude se préoccupe d’interroger la politique migratoire de la France menée à l’égard des Européens au Cameroun, et de voir dans quelle mesure elle a été conforme à l’esprit du régime de la porte ouverte des territoires sous mandat.

3 Les Européens saisirent l’opportunité qu’offrait le statut international du Cameroun pour accroître leur présence dans plusieurs secteurs3 de la vie économique, sociale et politique de ce pays. Timide de 1919 à 1945 en raison de la fermeté de la politique migratoire française, la présence européenne s’accrut considérablement de 1946 à 1960 (voir tableau I). Cependant, cette augmentation de la population européenne frustra certains Camerounais qui en demandaient la limitation dès 1948 (voir tableau II).

De la timidité à la substantialité de l’immigration européenne au Cameroun français

4 En effet, la politique migratoire menée par la France durant le mandat et jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, ne permit pas l’application du régime de la porte ouverte. Ce n’est qu’après la guerre que le gouvernement français assouplit les formalités d’entrée. Il en résulta une augmentation substantielle de la population européenne au Cameroun français.

Une immigration timide durant la période du mandat

L’inquiétude française face à la présence au Cameroun des Européens considérés comme « indésirables »

5 Dans son rapport annuel de 1947 adressé au Conseil de tutelle de l’ONU, le gouvernement français dit officiellement à la communauté internationale que, conformément au régime de la porte ouverte, les étrangers n’avaient été, à aucun moment, victimes d’une quelconque discrimination en matière d’accès et d’installation au Cameroun. Pourtant, dans la pratique, la politique migratoire de la France n’avait pas été favorable aux étrangers dont la présence au Cameroun français était perçue comme susceptible de nuire à sa politique coloniale. Ce fut principalement le cas des Européens communistes, des Allemands et des Grecs que les administrateurs français qualifiaient « d’envahisseurs »4.

6 L’hostilité du gouvernement français à l’égard de l’immigration allemande trouve sa source dans les revendications coloniales allemandes sur le Cameroun, à partir de 19195. En effet, à la suite de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne fut déclarée déchue en droit et en fait de ses possessions coloniales. Les clauses du traité de paix de Versailles du 28 juin 1919 (articles 118 à 158) obligèrent le gouvernement allemand à renoncer, en faveur des puissances alliées et associées, à tous ses droits et titres sur ses anciennes colonies (Oyono 1992 : 27). La perte de son empire colonial fut, pour l’Allemagne, un échec et un affront sur les plans stratégique, politique, économique et psychologique. Heurtant le sentiment national des Allemands, les dispositions des articles 118 à 158 du traité de paix de Versailles furent considérées comme un diktat. La déception du peuple allemand se traduisit très tôt dans les comportements,

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matériellement dans les écrits, les congrès, les conférences et les expositions coloniales (Essomba 2004 : 63).

7 Pour reconquérir le Cameroun, le gouvernement allemand mit en place des stratégies qui se traduisirent en termes de propagande politique, d’espionnage, de critique permanente du système d’administration des puissances mandataires, d’incitation des indigènes à la révolte et d’encouragement des Allemands à s’installer sur ce territoire par les voies détournées du commerce6. Il est clair que toutes ces manœuvres inquiétèrent les milieux coloniaux français. De ce fait, le gouvernement français se résolut à interdire systématiquement l’immigration allemande au Cameroun. À toutes les demandes d’immigration pour le Cameroun formulées par les Allemands, le gouvernement français opposa un refus systématique. Ce refus fut également appliqué à la navigation et au commerce allemands jusqu’en 19267.

8 L’hostilité que la France manifesta vis-à-vis de l’immigration allemande au Cameroun eut pour fondement les revendications de l’Allemagne vers ses colonies. On note cependant que la France rejetait également d’autres catégories d’Européens sur d’autres fondements. Aux uns, la France reprochait leur idéologie anticolonialiste et le soutien apporté aux peuples colonisés (cas des communistes). Des autres, elle craignait la forte concurrence qu’ils imposaient, en matière économique, aux entrepreneurs français.

9 En effet, l’idéologie communiste revendiquait alors le rejet de toute discrimination raciale et logiques d’assujettissement des peuples, ce à quoi étaient particulièrement sensibles les peuples coloniaux, quotidiennement victimes du racisme dans leur propre pays (Grimal 1965 : 35). L’opposition des partis communistes européens à toute forme de domination coloniale s’affirma dans chacun des congrès du Kominterm ou de l’Internationale communiste. Les communistes européens étaient ainsi invités à soutenir la lutte des peuples coloniaux par des actions de masse comme l’envoi de troupes, de munition, la propagande, etc., pour revendiquer leur indépendance.

10 La menace que représentait le communisme renforça l’inquiétude française. Dans une correspondance adressée aux agents diplomatiques et consulaires de France à l’étranger, en date du 26 octobre 1928, le ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand, distingue les Européens originaires d’URSS de ceux en provenance de pays non communistes pour la délivrance de visas de séjour ou de transit dans les colonies, les protectorats et les pays sous mandat de la France. Ainsi, les ressortissants de l’URSS, de Pologne, de Roumanie, de Tchécoslovaquie, de Hongrie, de Bulgarie, de RDA, de Yougoslavie et d’Albanie, qui étaient autorisés à se rendre en Algérie, aux colonies et dans les pays sous protectorat ou sous mandat français devaient se présenter selon les cas, soit aux autorités de police et de contrôle en charge de l’immigration, soit au haut-commissariat ou à ses représentants8.

11 Quant aux Grecs9, il faut dire que la concurrence qu’ils imposèrent aux entreprises françaises installées au Cameroun inquiéta le colonat français. Celui-ci exigea de l’administration la mise en place d’une politique officieuse et discrète visant à limiter l’immigration grecque au Cameroun.

12 L’installation des Grecs au Cameroun français, au début de la décennie 1920, ne posa pas de problème à l’administration française. Car les premiers Grecs à s’installer dans ce territoire limitaient leurs activités au seul rôle d’agents de maisons de commerce françaises et d’intermédiaires entre ces maisons et les producteurs camerounais.

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Cependant, leur désir de s’installer à leur propre compte, à partir de 1930, irrita le colonat français. C’est ainsi que la France, qui entendait garantir la primauté de ses nationaux dans le système économique colonial, se devait d’user de manœuvres administratives et discrètes (examen rigoureux de toutes les demandes d’immigration formulées par les Grecs) pour limiter leur présence au Cameroun. Ceux qui réussissaient à obtenir un visa d’entrée au Cameroun risquaient une expulsion à la moindre occasion. Car effectivement, cette politique migratoire est soutenue par le rigorisme des formalités d’immigration.

Le rigorisme des textes

13 Contrairement à la période de tutelle qui se caractérisa par l’assouplissement des formalités d’entrée, de séjour et de sortie, la gestion de l’immigration européenne au Cameroun pendant le mandat fut très sévère. Les députés camerounais de l’Assemblée représentative du Cameroun (ARCAM) le remarquèrent en 1948 au cours d’une séance plénière. Ils félicitèrent les administrateurs de la période du mandat pour le rigorisme observé dans l’étude des demandes d’immigration formulées par les Européens. Selon ces députés, les administrateurs de la période de mandat avaient géré avec « sagesse » l’immigration des étrangers dans la mesure où « tous les Européens qui entraient au territoire à ce moment-là présentaient une certaine garantie et n’étaient pas alors en très grand nombre »10. Pour illustrer le rigorisme des textes de la période de mandat, nous prenons l’exemple de la procédure d’entrée au Cameroun par mer, ainsi que l’institution des mesures exceptionnelles durant la Seconde Guerre mondiale.

14 Lorsqu’un navire entrait en rade dans l’un des ports du territoire, le chef de circonscription ou son délégué se rendait à bord et se faisait remettre, par le capitaine du navire, la liste des passagers appelés à débarquer. Le chef de circonscription ou son délégué convoquait à bord du navire les débarquants11 et les invitait à présenter leur passeport, leur extrait de casier judiciaire et leur certificat médical. Le débarquement n’était autorisé que si un examen de ces pièces en faisait ressortir la régularité12.

15 Lorsque les pièces n’étaient pas régulières, ou si elles faisaient en tout ou en partie défaut, les débarquants étaient maintenus à bord à la charge du transporteur et l’autorisation de débarquer leur était refusée, le tout sous la responsabilité du capitaine du navire. Aussitôt avant le débarquement, le chef de circonscription ou son délégué avisait les débarquants réguliers qu’ils devaient se présenter à la caisse des dépôts et consignations pour effectuer le versement de leur cautionnement ou de faire le nécessaire pour obtenir une caution13, dans les 48 heures suivant leur arrivée au Cameroun14. Le fait pour un immigrant de ne fournir ni caution, ni cautionnement entraînait son réembarquement d’urgence sur le navire qui l’avait amené, ou tout autre navire du même transporteur. Par ailleurs, tout retard à l’accomplissement des autres formalités au débarquement entraînait l’expulsion de l’intéressé comme indésirable.

16 Pendant la Seconde Guerre mondiale, étant donné les difficultés créées par cet état de fait, le ministère de la France d’outre-mer prit certaines mesures visant un meilleur contrôle des mouvements d’entrée et de sortie des nationaux français et étrangers dans son domaine colonial et les pays sous mandat administrés par la France. Parmi ces mesures d’ordre exceptionnel, celles qui furent étendues au Cameroun sont : l’autorisation préalable de séjour et le permis d’embarquement. C’est dire que la délivrance du visa d’entrée au Cameroun a été dès lors subordonnée, en plus d’autres

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formalités, à l’obtention d’une autorisation préalable du chef du territoire ou de son délégué à Paris ainsi que d’un permis d’embarquement. La procédure d’obtention de ces deux pièces était longue et compliquée.

17 Elle prévoyait la constitution du dossier de demande avec enquête de police, l’examen médical, la transmission au haut-commissaire, l’instruction par une commission locale, l’appel éventuel devant une commission centrale siégeant à Paris. Lorsque l’autorisation d’entrée au Cameroun était accordée par le haut-commissaire, le requérant, s’il remplissait toutes les conditions indiquées dans le décret du 7 octobre 1930 (passeport, certificat médical, extrait de casier judiciaire, caution ou cautionnement), obtenait un permis d’embarquement délivré par les autorités compétentes (le délégué du haut-commissaire à Paris, le haut-commissaire, à travers les services de sécurité et la direction des affaires politiques et administratives).

18 La fermeté qui caractérisa la gestion de l’immigration européenne, durant le mandat, ne facilita pas l’application du régime de la porte ouverte. Il fallut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour voir la France assouplir les formalités d’entrée au Cameroun.

Une immigration substantielle durant la période de tutelle

19 Les changements intervenus en France et sur la scène internationale, après la Seconde Guerre mondiale, amenèrent le gouvernement français à revoir sa politique migratoire. Sans modifier la réglementation basée sur le décret du 7 octobre 1930, ce gouvernement décida néanmoins d’assouplir et d’uniformiser les formalités d’immigration. Les mesures prises à cet effet provoquèrent l’accroissement de la population européenne.

Les mobiles de l’accroissement de la population européenne

20 Après l’armistice du 25 juin 1940, qui signe l’occupation de la France par les troupes allemandes, la France fut divisée en deux zones, une zone libre et une zone occupée. L’une des conséquences de cette division, matérialisée par la ligne de démarcation entre les deux zones, fut la restriction des libertés individuelles des nationaux français. Le franchissement de cette ligne n’était possible qu’aux points de passage officiels, sur présentation d’un laissez-passer et d’une carte d’identité que les Allemands délivraient au compte-gouttes.

21 Dans ce contexte d’incertitude, le préambule de la constitution française du 27 octobre 1946 fut rédigé afin de marquer la libération du peuple français des lois restrictives du régime nazi. Son objectif était de reconstruire moralement une France affaiblie. La liberté d’aller et de venir des nationaux français au sein de l’Union française, fut ainsi protégée par la constitution. Le Cameroun, qui était un territoire « associé » à l’Union française, devait donc ouvrir ses portes aux nationaux français.

22 Sur le plan international, le fait que les matières premières étaient produites dans les territoires colonisés, contrôlés par une minorité de nations métropolitaines (la France, la Grande-Bretagne, le Portugal, l’Espagne et la Belgique), suscita de nombreuses convoitises (Wauters 1945 : 70). Pour éviter des rivalités entre ses États membres, l’ONU

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réaffirma l’application du régime de la porte ouverte des territoires placés sous sa tutelle.

23 Dans un contexte d’Après-guerre, marqué, sur le plan international, par la résurgence du régime de la porte ouverte des territoires sous mandat, le gouvernement français se devait de suivre le cours de l’histoire en reformulant sa politique migratoire au Cameroun. Une telle réforme était d’autant plus nécessaire que l’avènement de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, notamment son article 13, imposait la liberté de circuler comme un principe fondamental15. La France qui se positionnait comme « mère des droits de l’Homme », du fait de la promulgation en 1789 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, devait respecter le principe posé par cet article 13. Dès 1948, les autorités métropolitaines ne manquèrent pas d’évoquer cet article pour s’opposer à tout projet de texte émanant du Cameroun et tendant à y limiter l’immigration européenne. Plutôt, des mesures furent prises pour simplifier l’installation des Européens au Cameroun.

Les mesures prises en vue de simplifier l’immigration européenne vers le Cameroun

24 Ces mesures concernent, d’une part, la procédure d’obtention du visa (visas de transit, de court séjour en France et dans les territoires d’outre-mer et des visas urgents), d’autre part, la procédure d’obtention des autorisations de séjour et du permis d’embarquement. L’objectif était de donner satisfaction aux voyageurs européens dans les délais les plus courts, en réduisant les modalités de transmission.

La délivrance des visas de transit

25 Jusqu’en 1950, seul le ministère de la France d’outre-mer délivrait des visas de transit. Les Européens résidant hors de la métropole française rencontraient d’énormes difficultés pour transiter par les colonies françaises. Pour pallier cette difficulté, le ministère de la France d’outre-mer demanda au ministère des Affaires étrangères d’inviter les consuls de France à remettre aux ressortissants des pays européens, des visas de transit par les territoires français d’outre-mer (TOM) et les pays sous tutelle placés sous l’administration de la France. C’est ainsi que les agents diplomatiques et consulaires français pouvaient, sans consultation préalable des chefs des TOM et des territoires sous tutelle administrés par la France, remettre aux Européens des visas de transit sans arrêt ou avec arrêt très limité16.

La délivrance des visas de court séjour et des visas urgents

26 La circulation des Européens entre la France et ses territoires d’outre-mer fit l’objet de nombreuses complications. Les Européens résidant en France ne pouvaient obtenir le visa d’entrée dans un territoire d’outre-mer qu’après consultation et avis du chef de ce territoire. Après moult tractations entre le ministère de l’Intérieur, le ministère de la FOM et le haut-commissariat de France au Cameroun, on parvint à la solution suivante : le délégué du haut-commissaire à Paris fut habilité à accorder, sans consultation de l’autorité locale, des visas d’entrée au Cameroun « sous réserve que les requérants soient honorablement connus des autorités administratives du lieu de leur résidence habituelle »17.

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27 Une circulaire du ministre de la FOM, Louis Jacquinot, en date du 6 octobre 1951, autorisa les chefs des territoires d’outre-mer (AOF, AEF, Cameroun et Madagascar) à délivrer, sans accord préalable de la métropole, des visas aller-retour et de court séjour en France aux Européens résidant dans leurs territoires, à compter du 1er novembre 1951. Cette mesure supprimait les délais de transmission lorsque la demande d’immigration avait un caractère d’urgence. Cette simplification des formalités nécessitait une mesure de réciprocité.

28 Lorsque la demande d’immigration au Cameroun était motivée par le règlement d’affaires urgentes ou par une raison de santé, le délégué du haut-commissaire de la République à Paris fut habilité à donner son accord, à partir du 1er février 1952, pour la délivrance, en urgence, de visa d’entrée au Cameroun à certains Européens honorablement connus des autorités administratives du lieu de leur résidence. De plus, le voyage et le séjour sollicités devaient présenter un caractère d’urgence incontestable, être justifiés par des raisons impérieuses, ou avoir un but intéressant directement le territoire du point de vue économique, culturel ou social18.

La délivrance des autorisations de séjour et du permis d’embarquement

29 Les mesures d’assouplissement de la procédure de délivrance des autorisations de séjour et du permis d’embarquement pour le Cameroun, furent appliquées, dès septembre 1951, pour trois catégories de requérants : • pour les personnes (françaises ou pas) qui n’avaient jamais résidé au Cameroun, le permis d’embarquement ne devait leur être délivré qu’après accord formel du haut-commissaire et production, par le requérant, du dossier règlementaire comportant l’avis de la préfecture de résidence et un extrait du casier judiciaire de moins de trois mois ; • pour les Européens ayant déjà séjourné au Cameroun mais qui n’étaient pas titulaires d’une autorisation de retour et à la condition qu’ils soient honorablement connus des services de sûreté, une simple demande déposée à la préfecture et revêtue de l’avis favorable des autorités métropolitaines était suffisante pour obtenir, du délégué du haut-commissaire à Paris, l’autorisation de retour nécessaire ; • pour les personnes titulaires d’un passeport sur lequel figure une autorisation de séjour régulière, l’embarquement et l’accès au Cameroun devaient être « absolument libres »19. Dans ce cas, la durée de validité de cette autorisation devait expressément être indiquée dans le libellé du visa de retour.

30 Ces mesures eurent comme conséquence immédiate, l’accroissement de la population étrangère en provenance d’Europe. Le tableau ci-contre nous permet d’illustrer ce changement à travers quelques statistiques concernant la population européenne au Cameroun, par nationalité, avant et après la Deuxième Guerre mondiale.

31 Il est clair que ces mesures libérales accrurent sensiblement le nombre d’Européens au Cameroun. Toutefois, cet afflux d’Européens suscita une certaine crainte chez les populations autochtones, qui ne tardèrent pas à demander au gouvernement français de fermer les portes du Cameroun aux étrangers. Tel est l’objet de la deuxième partie de cette réflexion.

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Des plaintes des autochtones du Cameroun à l’implémentation d’une immigration sélective

32 L’afflux d’étrangers au Cameroun après la Seconde Guerre mondiale inquiéta en effet les Camerounais. Ces derniers redoutaient de voir un grand nombre d’étrangers occuper leurs terres, leurs emplois et monopoliser l’exploitation économique du pays. Dans un contexte politique marqué par l’effervescence du mouvement indépendantiste sous la conduite de l’Union des populations du Cameroun (UPC), le gouvernement français choisit de concilier le régime de la porte ouverte et les intérêts des Camerounais.

Tableau I. — Quelques statistiques de la population européenne au Cameroun

1931 1933 1934 1935 1936 1950 1951 1952

Allemands 73 62 55 70 76 5 12 12

Anglais 74 50 57 63 65 83 183 181

Autrichiens 3 3 12 12 5 7 7

Belges 11 7 8 14 19 32 50 44

Bulgares 1 1 1

Chypriotes 45 100

Danois 3 2 4 2 4 5 4

Espagnols 7 6 13 8 13 59 107 118

Finlandais 2

Français 1 684 1 578 1 619 1 761 1 799 7 536 12 672 12 759

Grecs 75 77 82 103 86 296 439 505

Hongrois 6 10 8

Hollandais 7 2 1 4 3 69

Irlandais 1

Italiens 26 23 26 39 34 275 550 423

Lettons 1 1

Luxembourgeois 4 2 6 5 5 10 15 11

Néerlandais 105 99

Norvégiens 8 17 17 21 14 47 50 37

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Polonais 9 7 7 5 5 12 15 14

Portugais 12 6 6 8 11 31 42 33

Roumains 1 7 4 3

Russes 2 1 2 2 12 13 5

Suédois 5 7 4 5 5 14 15 4

Suisses 57 48 51 59 68 115 152 162

Tchèques 2 2 9 9 28 21 12

Turcs 1 1 6 7 13 12

Yougoslaves 1 2 1 3 4 5

TOTAUX 2 059 1 900 1 963 2 192 2 233 8 702 14 589 14 472

Source : ANY, APA 12051/B, peuplement blanc au Cameroun.

Les fondements de l’inquiétude des Camerounais

33 L’importation de la main-d’œuvre européenne et la présence des Européens dans les activités lucratives réservées20 aux autochtones, amenèrent une partie des Camerounais à considérer l’immigration étrangère comme une paralysie pour le développement économique du territoire. En outre, les Camerounais n’appréciaient guère l’attitude méprisante de certains Européens à l’égard des indigènes.

Les rapports quelquefois tendus entre les autochtones du Cameroun et les colons

34 L’infériorisation raciale, instrument de domination du capitalisme occidental à l’ère de la traite négrière transatlantique et de la colonisation, influença considérablement les rapports entre colonisateurs et colonisés. L’action coloniale, au cours du XIXe siècle, entraîna « l’assujettissement de la quasi-totalité des peuples dits attardés, archaïques ou primitifs » (Balandier 1951 : 5). Pour sa survie, le capitalisme avait recours à ce qu’Achille Mbembe (2013) qualifie de « subsides raciaux ». C’est-à-dire que « sa fonction a toujours été non seulement de produire des marchandises, mais aussi des races et des espèces ». Invention du capitalisme, le « Nègre » était assimilé, par certains colons, à une sorte « d’homme-chose, d’homme-métal, d’homme-monnaie, d’homme-plastique » (ibid. : 11).

35 Cette construction idéologique amena certains colons à considérer l’Africain colonisé comme « une espèce inférieure, digne du mépris, ou tout au moins de la condescendance, et à qui on ne peut adresser que des termes de violence, verbale ou physique » (Messi Ndongo 1997 : 137). Après la Seconde Guerre mondiale, la « situation coloniale » ainsi créée était de plus en plus contestée par les nationalistes qui réclamaient non seulement l’abolition du racisme, mais aussi la levée de la tutelle de la France sur le Cameroun. Dans leurs pétitions adressées au conseil de tutelle de l’ONU,

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tout comme leurs interventions au sein des assemblées locales, les pétitionnaires camerounais dénonçaient l’attitude raciste et discriminatoire de la part de certains « Blancs » installés au territoire comme la ségrégation dont ils étaient victimes. Cette approche discriminatoire, développée par le colonisateur, se manifestait aussi bien dans la vie politique (double collège électoral, avancements, nominations), dans la vie économique (différence de salaires et de traitements) que dans la vie sociale (ségrégation dans certains hôtels et restaurants, traitements différents dans les hôpitaux et écoles). Par exemple, une pétition de l’assemblée traditionnelle du peuple duala (Ngondo), adressée à l’ONU en 1949, indique que le « Club » de Nkongsamba et le Centre climatique de Dschang n’étaient ouverts qu’aux Européens, Libanais et Syriens. Il s’agissait pourtant de bâtiments publics, « coquettement et somptueusement entretenus sur les fonds du budget local »21. Insistant davantage sur ce « mépris » dont étaient victimes les Camerounais, le Ngondo déclara que : « S’il y a des Français qui montrent ici le vrai visage de la France, respectueuse de la Charte de l’Atlantique et de la Charte des Nations Unies, il y en a, en revanche, et ils sont malheureusement nombreux, qui nuisent à son bon renom ainsi qu’au prestige de l’Organisation des Nations Unies, par leur orgueil, leurs appétits, les mauvais traitements qu’ils font subir à l’indigène qu’ils exploitent et essaient de retenir dans les chaînes de la servitude. Ils sont encore plusieurs qui, en dépit de leur suffisance, se sentent revalorisés, surestimés dès qu’ils touchent le sol camerounais. L’indigène, le noir, quels que soient son mérite et son utilité sociale, leur apparaît comme un être inférieur, et ils le traitent comme tel [...]. Dans nos rapports privés avec l’Européen, nous nous heurtons à sa morgue et à son mépris »22.

36 Dans un contexte politique marqué par la « force » du préambule de la constitution française de 1946, qui énonce que : « La France forme avec les peuples d’outre-mer une union sur l’égalité des droits et des devoirs sans distinction de race ni de religion », les nationalistes camerounais attirèrent l’attention des autorités françaises et onusiennes sur la nécessité de briser les actes rétrogrades qui maintenaient l’Africain dans un état d’infériorité par rapport aux Européens23. Pour ces nationalistes, seule la fermeture des portes du territoire à l’immigration des « indésirables blancs » constituait la solution la plus appropriée.

Le problème de l’importation d’une main-d’œuvre européenne au détriment de la main-d’œuvre locale

37 Les députés camerounais24 de l’Assemblée représentative du Cameroun déclarèrent aux membres de la première mission de visite de l’ONU, en 1949, qu’ils ne voyaient pas d’inconvénients à ce que les éléments intéressants de toutes races et nationalités viennent contribuer au développement de leur pays. Mais ils affirmèrent leur inquiétude devant l’afflux de personnes étrangères qui venaient s’enrichir au Cameroun, y monopoliser le commerce, sans faire aucun investissement dans le pays, et prendre les places qui pourraient fort bien être occupées par des Camerounais25. La question de l’importation de la main-d’œuvre étrangère fut ainsi mise au devant de la scène par les autochtones qui demandèrent l’intervention de l’ONU. Interpellé, le gouvernement français démontra à l’instance onusienne le bien-fondé de l’importation d’une main-d’œuvre européenne. L’essentiel de son argumentation se fonde sur le rendement et la productivité de celle-ci, ainsi que cela apparaît dans le rapport de la première mission de visite de l’ONU26.

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38 En effet, selon le gouvernement français le problème crucial en matière de main- d’œuvre au Cameroun n’était pas lié à la faible densité démographique (bien que plusieurs sociétés éprouvaient de réelles difficultés pour embaucher), mais aux qualités professionnelles, morales et techniques des travailleurs. Au barrage d’Edéa, par exemple, le rendement d’un ouvrier italien était estimé dix fois supérieur à celui d’un autochtone suivant la spécialité. Dans une scierie de Douala, les scies à ruban étaient desservies par dix hommes alors qu’il est indiqué qu’en France trois hommes auraient suffit. Les traverses de chemin de fer produites par cette scierie étaient chargées sur bateau par une équipe de huit hommes. Elles se dirigeaient ensuite en Hollande où elles étaient déchargées par un seul homme. La comparaison se poursuit dans le domaine intellectuel. Il est indiqué, par exemple, que quand dans une banque il fallait à un employé une heure et demie pour faire une addition de 15 nombres et de 12 chiffres, en France on obtenait le résultat en 10 minutes27.

39 L’importation de la main-d’œuvre étrangère consistait alors, pour l’essentiel, à remplacer la main-d’œuvre locale par un personnel européen. Pour le gouvernement français, cette solution fut considérée comme rentable pour de nombreux entrepreneurs exerçant au Cameroun. Les arguments avancés par ce gouvernement font observer que le gros reproche fait à la main-d’œuvre autochtone est la faiblesse de son rendement, avec une efficacité et une qualité d’exécution bien inférieures à celles de la main-d’œuvre européenne. L’importation de cette main-d’œuvre fut donc l’une des solutions choisies, surtout qu’elle contribuait à la « formation » des autochtones. Cette politique est clairement exposée dans le rapport annuel de 1951, en ces termes : « L’afflux d’Européens enregistrés ces dernières années a provoqué, au début, un peu d’inquiétude chez certains autochtones qui redoutaient cette concurrence. Ce sentiment a disparu devant l’évolution rapide du territoire, dans tous les domaines, sous l’impulsion de ces professeurs, financiers, techniciens, industriels, commerçants européens. Une des premières conséquences de cette évolution a été l’enrichissement de la population locale, notamment planteurs, artisans, commerçants et le développement d’une classe aisée qui assure une excellente instruction à ses enfants, ce qui ne manquera pas d’accélérer la formation d’une importante élite intellectuelle locale [...]. La présence de cette population européenne, appartenant à tous les milieux sociaux, a contribué, pour une large part, à remplir ce rôle “d’éducateurs” que les Africains sont en droit d’attendre des Européens. Les ouvriers qu’ils ont côtoyés ont été des exemples qu’ils ont pu imiter et l’implantation du machinisme les a familiarisés avec un monde qui leur était inconnu »28.

40 Les rapports du gouvernement français mettent donc en évidence une perception de la main-d’œuvre camerounaise comme étant inefficace. Perception qui fut systématiquement rejetée par les nationalistes et syndicalistes camerounais. Les arguments avancés dans ces rapports avaient la faiblesse de ne pas tenir compte des conditions de vie et de travail offertes aux Africains. Lorsque les Camerounais admettaient la moindre valeur de la main d’œuvre africaine, ils en rendaient responsables l’insuffisance des salaires, le niveau de vie trop bas, et plus spécialement l’alimentation déficiente, le pouvoir d’achat insuffisant de l’ouvrier et le manque de possibilité d’éducation professionnelle (Kaptué 1978 : 107). Ainsi, l’importation de la main d’œuvre européenne, en remplacement de la main-d’œuvre locale, ne pouvait être qu’une solution ponctuelle. Il s’est avéré difficile de promouvoir le progrès économique et social, sans la participation des Camerounais. Dans ce sens, le conseil de tutelle de l’ONU, lors de sa quatre-vingtième séance, le 3 avril 1950, exprima l’espoir que

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l’autorité chargée de l’administration « ne permettra pas que l’immigration européenne porte préjudice au développement économique de la population autochtone »29.

41 Ne pouvant interdire l’immigration européenne au Cameroun, encore moins faire la sourde oreille aux revendications des Camerounais, les autorités françaises n’avaient pour solution que de concilier le principe de la porte ouverte et la satisfaction des intérêts du territoire.

La conciliation du principe de la porte ouverte et la satisfaction des intérêts des Camerounais

42 Le contexte politique travaillé par la création de l’UPC (le mouvement nationaliste)30, les autorités françaises virent la nécessité d’améliorer la qualité de l’immigration européenne afin d’atténuer le mécontentement populaire. Dès lors se posa le problème de la conciliation du régime de la porte ouverte et la promotion des intérêts des Camerounais.

Les tractations entre les autorités de Paris et les administrateurs du Cameroun français pour un durcissement de la politique migratoire

43 Les nombreuses revendications formulées par les Camerounais, sur la gestion de l’immigration européenne, ne laissèrent pas les administrateurs du Cameroun indifférents. Dès 1947, la direction de la sureté générale et le haut-commissariat de la France au Cameroun déployaient un certain nombre d’efforts, malgré l’opposition du gouvernement métropolitain, pour limiter l’immigration de toutes les catégories d’Européens. Le contexte politique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, marqué par l’exigence de la libre circulation des personnes, ne rendit pas la tâche facile aux administrateurs du Cameroun, pour qui une modification de la réglementation était néanmoins indispensable. Ils intervenaient régulièrement auprès des autorités de Paris, afin d’obtenir une plus grande sévérité dans la délivrance des autorisations d’entrée et de séjour. Dans une correspondance en date du 12 février 1947, adressée au ministre de la France d’outre-mer, le haut-commissaire Robert Delavignette demanda le renforcement des mesures restrictives à l’immigration des nationaux français et européens, par la mise en vigueur de l’ordonnance et du décret du 2 novembre 194531.

44 Cette ordonnance fixa les conditions de santé, d’aptitude, de moralité et d’utilité économique ou sociale. Elle interdisait, dans les territoires d’Afrique continentale, exception faite de la Côte française des Somalis, l’établissement d’étrangers qui contreviendraient aux prescriptions générales édictées pour la préservation de la santé publique. Ce texte interdisait également l’immigration de personnes qui ne présentaient pas des garanties morales suffisantes, ou étant susceptibles d’exercer des professions pouvant soit être assurées par les autochtones soit entraver l’évolution sociale du pays32. Ainsi, tout candidat à l’immigration au Cameroun devait être déclaré physiquement apte (c’est-à-dire âgé de 18 ans révolus et n’étant ni interdit, ni pourvu de conseil judiciaire, ni placé dans un établissement d’aliénés), il ne devait ni souffrir d’une maladie constituant un danger pour la santé publique, ni d’une déficience physique ou mentale grave33. Il devait, en outre, apporter la preuve qu’il disposait de

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moyens nécessaires à son séjour au Cameroun (contrat de travail, connaissances professionnelles, capitaux, etc.).

45 Dans une correspondance en date du 15 août 1947, le ministre de la France d’outre-mer, Marius Moutet, refusa d’étendre l’application de ces deux textes au Cameroun. Pour les autorités de Paris, le régime de la circulation des Français à l’intérieur de l’Union française avait été reconsidéré dans son ensemble. La cessation des hostilités (Seconde Guerre mondiale), le rétablissement de la légalité républicaine et surtout les principes posés par la constitution française de 1946 et son préambule favorisèrent la liberté de circulation pour les nationaux français entre la métropole et les territoires d’outre- mer. En plus, le maintien ou le renforcement d’une règlementation restrictive tant souhaité par les autorités du Cameroun ne pouvait plus être possible du fait même du statut international de ce territoire34.

46 Puisque les autorités de Paris ne consentaient pas à appliquer l’ordonnance et le décret du 2 novembre 1945 au Cameroun, les administrateurs de ce territoire maintenaient la pression en proposant d’autres textes35 qu’ils prirent eux-mêmes le soin d’élaborer. D’une manière générale, ces projets de textes entendaient limiter directement la liberté de circulation et d’établissement des ressortissants des pays européens membres de l’ ONU, en subordonnant toute admission au Cameroun à l’obtention préalable d’une carte de séjour. La délivrance de cette pièce devait être réglée par un arrêté local fixant les conditions de santé et d’honorabilité, ainsi que les conditions économiques à remplir par les immigrants européens. Ces textes permettraient également aux autorités du Cameroun d’éliminer du territoire certains Européens qui, venant sous le couvert d’un contrat de travail, le rompaient peu après leur débarquement pour se consacrer à des trafics illicites. Les autres dispositions n’avaient pour but que de supprimer les discriminations raciales.

47 Démontrant l’inutilité d’un nouveau texte devant limiter l’immigration des Européens « indésirables », et compte tenu des préoccupations et désirs des Camerounais, le ministre de la FOM fit étudier, par ses services juridiques, les moyens qui pourraient éventuellement permettre d’aboutir au filtrage des candidats à une admission au Cameroun. Il s’agissait, en effet, des possibilités d’usage des moyens de défense « préalable ou a posteriori » dont disposait le haut-commissaire de la République. Les moyens de défense préalable concernaient le domaine des mesures de police, de maintien de l’ordre public et de la sécurité, au sens plus large, comprenant la préservation de la santé publique. Alors que les moyens de défense a posteriori renvoyaient au pouvoir d’expulsion et de refoulement. L’usage des moyens de défense a posteriori donna lieu à une vague d’expulsion36 des Européens, à partir de 1947 tel que le démontre le tableau qui suit.

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Tableau II. — Effectifs des Européens expulsés du Cameroun sous administration française de 1951 à 1959

Source : tableau réalisé par l’auteur à partir des arrêtés d’expulsion des Européens au Cameroun français.

L’amélioration de la qualité de l’immigration européenne

48 Dans l’optique de concilier le régime de la porte ouverte des territoires sous tutelle internationale et la promotion économique et sociale du Cameroun, les administrateurs français prirent des mesures visant l’amélioration de la qualité de l’immigration européenne. La sélection de la main-d’œuvre européenne devint ainsi indispensable, à la suite de l’encombrement du marché du travail au Cameroun et des revendications des députés camerounais.

49 En effet, il arrivait fréquemment que les services de la sûreté du Cameroun soient saisis des demandes d’autorisation de séjour définitif, émanant des personnes ayant obtenu, lors de leur embarquement, un visa de transit ou de court séjour en qualité de transitaire ou de touriste. Usant de ce permis provisoire, les bénéficiaires entraient en relation avec des employeurs résidant au territoire et obtenaient, dans certains cas, des contrats de travail fictifs ou des garanties de complaisance. Aucune réglementation ne pouvant leur être opposée, il était difficile de refuser un permis de séjour définitif sollicité dans ces conditions. Il était donc illogique que des personnes ayant l’intention de se fixer au Cameroun usent des facilités réservées aux seuls touristes et transitaires et ce, au détriment des requérants de bonne foi qui n’obtenaient pas toujours satisfaction. Il paraissait plus équitable que les personnes ayant l’intention de se rendre au Cameroun sans contrat préalable, mais dans le but de chercher un emploi, déposent une demande motivée en précisant les activités professionnelles qu’elles comptaient y exercer, ainsi que les moyens financiers dont elles pouvaient disposer, et ce, afin d’éviter les mécomptes et de décourager les aventuriers.

50 L’examen des demandes d’admission au Cameroun constituait un des moyens de défense préalable dont disposait le haut-commissaire. Il ne manquait pas de s’en servir pour filtrer les candidats à une admission au territoire. Les services en charge des questions d’immigration étaient, dorénavant, résolus à porter leur attention sur les

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requêtes individuelles qui offraient « un caractère de technicité ou les requêtes présentées par les entreprises si elles offraient des garanties morales et financières »37. En conséquence, tous les candidats à l’immigration au Cameroun étaient invités à adresser au haut-commissaire le « maximum de renseignements sur les projets qu’ils pourraient avoir et les moyens dont ils peuvent disposer pour en assurer la réalisation »38. Des instructions avaient même été données aux services de sûreté du Cameroun, pour que toutes les demandes fussent étudiées en collaboration avec les services techniques du territoire.

51 La gestion de l’immigration européenne au Cameroun avait toujours été de la compétence de la direction des affaires politiques et administratives et celle de la sûreté. Mais, dans le but de rendre effective la décision du haut-commissaire, la direction des affaires économiques fut intégrée dans le processus d’étude des demandes de séjour formulées par les Européens. Le rôle de cette direction consistait alors à éclairer les services de sûreté et des affaires politiques et administratives, sur l’opportunité ou non de l’immigration d’un Européen au Cameroun. Cet éclairage portait sur les points suivants : opportunité de l’installation projetée, intérêt économique, renseignements économiques précis de nature soit à encourager le demandeur, soit à le faire revenir sur son projet. Le haut-commissaire André Marie Soucadaux décida même d’assouplir les formalités d’entrée au Cameroun pour les Européens présentant des garanties morales et financières suffisantes. Dans une correspondance en date du 6 décembre 1951, il demanda au président de la Chambre de commerce, de l’industrie et d’agriculture de lui faire parvenir régulièrement une liste des commerçants, industriels et colons pouvant bénéficier de ce régime de faveur39.

52 Au terme de cette analyse, il ressort que la gestion de l’immigration européenne au Cameroun se traduisit en termes de fermeture et de libéralisme sélectif. Ainsi avons- nous constaté que, durant le mandat, le rigorisme des services d’immigration et l’hostilité manifestée vis-à-vis des Allemands, des communistes et des Grecs limitèrent largement le nombre d’Européens présents au Cameroun. En revanche, la posture libérale observée dans la gestion de l’immigration étrangère, pendant la tutelle, permit un accroissement substantiel de la population européenne au Cameroun.

53 Néanmoins, malgré la volonté de se conformer aux exigences du régime de la porte ouverte, l’assouplissement de la législation concernant l’immigration européenne au Cameroun se heurta à deux obstacles majeurs. D’une part, elle ne s’appliquait qu’aux migrants qui ne présentaient aucune menace pour la politique coloniale de la France en Afrique. Ceux qui étaient susceptibles de porter atteinte aux intérêts français ne bénéficièrent, en effet, pas des mesures d’assouplissement prescrites. D’autre part, les rapports, quelquefois tendus entre certains colons et les autochtones camerounais, contraignirent la France à limiter l’immigration des Européens perçus comme des indésirables par les Camerounais.

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NOTES

1. La Première Guerre mondiale se traduisit au Cameroun par une opposition entre les troupes franco-britanniques et les forces allemandes. Elle se termina au Cameroun le 20 février 1916 et les Allemands quittèrent le territoire pour s’exiler dans la colonie espagnole de la Guinée. Aussitôt après le départ des Allemands, Français et Britanniques, ayant constaté l’échec d’une administration conjointe du territoire, se partagèrent le butin de guerre le 4 mars 1916. Ce partage fut entériné par la Conférence de paix de Versailles du 29 juin 1919 et la France obtint les 4/5e du territoire, tandis que la Grande-Bretagne se contenta du 1/5e. 2. Les actes qui ont concouru à l’institution de la formule du mandat international conféraient aux États mandataires les principaux attributs de la puissance publique : droit de juridiction, de législation et pouvoir d’organisation politique et de police. En raison de l’analogie que présentaient le Cameroun et les territoires de l’Afrique équatoriale française (AEF) au point de

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vue des mœurs et des institutions locales, le gouvernement français étendit au Cameroun, dès 1924, certaines dispositions de la législation applicable aux territoires de l’AEF. En matière de politique migratoire, la législation appliquée au Cameroun était en grande partie celle en vigueur dans les TOM. Toutefois, cette réglementation ne devait pas être contraire au statut international du Cameroun. 3. De 1919 à 1960, on observe une amplification et une diversification des profils des migrants européens au Cameroun français (touristes, hommes d’Église, hommes d’affaires, hommes politiques, fonctionnaires, sans profession, etc.). Une étude réalisée par le gouvernement français sur les professions exercées par les Européens et présentée dans son rapport annuel de 1933 les distingue en deux catégories : fonctionnaires et non-fonctionnaires (Archives nationales de Yaoundé, Rapport annuel de l’administration française au Cameroun, 1933, pp. 93-95). On trouvait les fonctionnaires dans les secteurs suivants : administration générale, forces de police, service de santé, magistrature, enseignement, agriculture, travaux publics et chemin de fer. La catégorie de non-fonctionnaires comprenait les avocats-défenseurs et agents d’affaires, les médecins, les pharmaciens, les dentistes, les commerçants, les industriels, les exploitants forestiers, les planteurs, les missionnaires, les banquiers. 4. L’utilisation du terme « envahisseurs », pour qualifier l’offensive économique des Grecs, est des autorités françaises. Ce terme apparaît dans la lettre no 100/ CF/APA/1 en date du 7 mars 1949 du haut-commissaire de la République française au Cameroun, René Hoffherr, adressée au ministre de la France d’outremer, Paul Coste-Floret, relative à la réglementation de l’immigration au Cameroun français. Tout comme les Grecs, les ressortissants libanais et syriens furent taxés du même qualificatif pour le même motif. 5. La présence allemande au Cameroun remonte, officiellement, à la signature du traité Germano- duala du 12 juillet 1884. Ce traité fit du Cameroun un protectorat allemand. Cependant, suite aux hostilités marquant la Première Guerre mondiale, les Allemands furent chassés de ce territoire en 1916 par les forces franco-britanniques. 6. Les Allemands, bien qu’ayant accepté les clauses de la conférence de paix de Versailles du 28 juin 1919 qui les excluaient de l’Afrique, n’avaient pas renoncé à leurs colonies. Ils entendaient les récupérer par des voies détournées, notamment celles du commerce. Ce fut l’objectif de la société coloniale allemande, qui envisageait la création des dominions économiques dont le rôle serait d’amener les Allemands à prendre progressivement la place des Français et Britanniques au Cameroun et au Togo. 7. Si le gouvernement français se montrait intransigeant sur toutes les demandes d’immigration formulées par les ressortissants allemands, il convient de noter que l’évolution des rapports franco-allemands en Europe et, surtout, l’entrée de l’Allemagne dans la SDN, obligèrent ce même gouvernement à reconsidérer sa position. L’intégration de l’Allemagne dans le Conseil de la SDN entraîna, de facto, l’application, en faveur de ses ressortissants, du principe du libre accès au Cameroun dès 1927. Toutefois, l’omniprésence du « syndrome » allemand au sein du ministère des Colonies imposait aux administrateurs français une surveillance étroite de tous les Allemands de passage ou en séjour au Cameroun. 8. Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM), 656.6/2, lettre en date du 26 octobre 1928 du ministre des Affaires étrangères, adressée aux agents diplomatiques et consulaires de France à l’étranger, relative aux instructions sur les passeports et les visas de passeports. 9. Pour plus d’informations sur la présence grecque au Cameroun, voir M. F. AKONO ABINA (2009) et N. MÉTAXIDÉS (2010). 10. Archives nationales de Yaoundé (ANY), 3AC 1189, procès-verbal de la séance plénière de l’Assemblée représentative du Cameroun, 27 avril 1948. 11. Tous les débarquants n’étaient pas soumis à ces formalités d’entrée au Cameroun. Pour les personnes exemptées partiellement ou en totalité des formalités d’entrée, l’article 14 de l’arrêté du 13 janvier 1928, réglementant l’immigration étrangère au Cameroun, prévoyait un régime

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spécial. Ainsi, les personnes chargées de mission par un gouvernement étranger ou par le gouvernement français devaient produire leur titre de mission au chef de circonscription qui leur assurait immédiatement le passage libre. De même, les personnes qui devaient être hospitalisées d’urgence étaient débarquées en priorité et conduites à l’hôpital. Les fonctionnaires et agents civils et militaires devaient produire une déclaration de résidence dans les 48 heures de leur arrivée au Cameroun français. 12. ANY, arrêté du commissaire de la République en date du 13 janvier 1928 règlementant « l’entrée, la circulation et la sortie des nationaux français et étrangers », JOCF, no 184, 1er février 1928, p. 69. 13. Le cautionnement pouvait être remplacé par la fourniture d’une caution agréée par le commissaire de la République. La caution était une personne physique ou morale qui s’engageait à assurer le passage retour de l’immigrant. 14. Cette procédure allait être modifiée en 1930. La vérification et l’obtention de ces pièces devraient se faire avant le départ de l’immigrant pour le Cameroun. 15. L’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 stipule que « 1) Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. 2) Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » 16. ANY, rapport annuel du gouvernement français sur l’administration du Cameroun sous tutelle de la France, 1951, p. 43. 17. ANY, 2AC 8831, lettre no 9382 en date du 22 novembre 1950 du ministre de la FOM, adressée au haut-commissaire de la France au Cameroun, relative à la circulation des Européens entre la métropole française et les TOM. 18. ANY, rapport annuel du gouvernement français sur l’administration du Cameroun sous tutelle de la France, 1951, p. 44. 19. ANY, 2 AC 8831, lettre no 059 en date du 30 décembre 1951 du directeur des Affaires politiques et administratives (APA), adressée au directeur de la Sûreté et de la Police camerounaise, relative à la simplification des formalités de délivrance des autorisations de séjour aux Européens. 20. La législation sur le travail des indigènes au Cameroun français interdisait aux étrangers l’exercice d’activités lucratives tels que le petit commerce et les petits métiers d’artisanat. Ces activités étaient réservées aux Camerounais, l’objectif étant de résoudre le problème croissant du chômage. 21. ANY, APA 11331/A, pétition du Ngondo adressée à l’Organisation des Nations Unies, 1949, p. 16. 22. Ibid. 23. La lutte anti-coloniale au Cameroun français fut initiée le 10 avril 1948 par l’UPC (Union des populations du Cameroun). Ce fut le seul parti politique qui revendiquait la cessation immédiate de la tutelle française sur le Cameroun. Comme l’UPC, certaines associations culturelles telles que le Ngondo et le Nkumzé se sont illustrées dans ce mouvement anti-colonial. Opposée à toute idée d’indépendance du Cameroun, l’administration française favorisa la création des partis politiques pro-administratifs dont l’objectif commun était de museler l’UPC (LEVINE 1970 ; JOSEPH 1986 ; ABWA 2010). 24. L’Assemblée représentative du Cameroun était constituée de deux collèges de députés : un collège qui représentait les intérêts des Africains et un autre collège pour les Européens installés au Cameroun. C’est le collège des députés camerounais qui revendiquait l’abolition du racisme au Cameroun. 25. Rapport de la première Mission de visite de l’ONU dans le territoire sous tutelle du Cameroun sous administration française, 16 février 1950, p. 70. 26. Ibid. 27. Ibid.

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28. ANY, rapport annuel du gouvernement français sur l’administration du Cameroun sous tutelle française, 1951, p. 44. 29. Résolution du Conseil de tutelle de l’ONU, relative à l’immigration européenne au Cameroun, adoptée le 3 avril 1950. 30. Avec la création de l’Union des populations du Cameroun (UPC) le 10 avril 1948, le Cameroun français s’engagea dans un vaste mouvement de libération nationale. Les nationalistes camerounais fondaient leurs actions sur trois revendications : la réunification immédiate des Cameroun français et britannique, la fixation d’un délai pour l’indépendance du Cameroun et la redéfinition des rapports avec la France. Le gouvernement français, opposé à toute idée d’indépendance du Cameroun, chercha à museler l’UPC en limitant l’adhésion de la population camerounaise aux idéaux de ce parti. 31. L’ordonnance du 2 novembre 1945 réglementait l’accès des activités ouvertes aux non- originaires en AOF, Togo, AEF Cameroun, Madagascar et les conditions d’admission et de résidence dans lesdits territoires. Le décret du 2 novembre 1945 fut appliqué dans les colonies françaises d’AEF et AOF. C’est son caractère restrictif qui amena les autorités du Cameroun à demander au ministre de la France d’outre-mer d’y étendre son application. 32. ANY, APA10133/2, ordonnance n o 045-2689 du 2 novembre 1945 réglementant l’accès des activités ouvertes aux non-originaires en AOF, au Togo, AEF au Cameroun, à Madagascar, et les conditions d’admission et de résidence dans lesdits territoires. 33. ANY, décret du 2 novembre 1945 fixant les conditions d’admission et de résidence dans certains territoires relevant du ministère des Colonies, in JOCF no 638, 15 avril 1946, p. 454. 34. ANY, 3AC 1189, lettre no 7546 AP/4 en date du 15 août 1947 du ministre de la France d’outre- mer, adressée au haut-commissaire de la République, relative à la gestion de l’immigration européenne au Cameroun. 35. Le 15 octobre 1947, les autorités du Cameroun soumirent un projet de décret au Département de la France d’outre-mer. Devant l’abandon du projet de décret, un projet de loi fut soumis au Conseil d’État français au mois de février 1950. 36. Les motifs d’expulsion étaient précisés dans les différents arrêtés y relatifs comme suit : immigration clandestine, immigré sans profession définie, immigré sans domicile fixe, condamnation pour vol, escroquerie, vagabondage, immigré sans moyens d’existence. 37. ANY, APA 12051/B, lettre n o 547cf.Ps en date du 16 mai 1949 du haut-commissaire de la République, adressée au directeur de l’Agence des colonies à Paris, relative au peuplement blanc au Cameroun. 38. Ibid. 39. ANY, 2AC 8832, lettre en date du 6 décembre 1951 du haut-commissaire de la République, adressée au président de la Chambre de commerce, de l’industrie et d’agriculture, relative à l’assouplissement des formalités d’entrée au Cameroun pour les personnes présentant des garanties suffisantes.

RÉSUMÉS

Le statut international du Cameroun impliquait l’application du régime de la porte ouverte. Ce régime tendait à appliquer la pratique du libre accès, au Cameroun, pour les personnes étrangères. Les Européens saisirent cette opportunité pour amplifier leur présence au Cameroun

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français. Ainsi, du fait de certains facteurs, l’immigration européenne se caractérisa par une extrême timidité de 1916 à 1946. Après la Seconde Guerre mondiale, la posture libérale observée dans la gestion de l’immigration étrangère permit un accroissement substantiel de la population européenne. Cet afflux d’immigrants européens ne plut pas aux Camerounais, qui ne tardèrent pas à en demander l’arrêt. Dès lors, le gouvernement français décida d’améliorer la qualité de l’immigration européenne au Cameroun, en s’assurant de sa rentabilité économique. S’appuyant sur les paradigmes de la fermeture et de l’ouverture des frontières d’un pays aux flux migratoires entrant et sortant, cette étude examine les considérations endogènes et exogènes qui encadrèrent la gestion de l’immigration européenne au Cameroun français de 1916 à 1960.

The international status of Cameroon implied an open door policy. This policy was aimed at giving free access to foreigners into the territory. Many Europeans seized this opportunity to amplify their presence in French Cameroon. However, European immigration between 1916 and 1946 was slow but steady. After the Second World War, the liberal ideology led to an increased European population in Cameroon. Such an influx did not please Cameroonians, who revolted against it. As such, the French government decided to manage the immigration by assuring its economic benefits. In realizing the study, our analysis was based on the opening and closing of borders method in the control of migrants. The study therefore explores internal and external considerations used in the management of European immigration in French Cameroon from 1916 to 1960.

INDEX

Keywords : French Cameroon, Europeans, immigration, mandate, open door policy, trusteeship Mots-clés : Cameroun français, Européens, immigration, mandat, régime de la porte ouverte, tutelle

AUTEUR

CYRILLE AYMARD BEKONO Université de Yaoundé I, Laboratoire des sciences historiques, Yaoundé, Cameroun.

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Notes et documents

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Migrer à contre-courant L’exemple des résidents culturels européens en Afrique de l’Ouest Migrating Countercurrent. The Example of European Cultural Residents in West Africa

Altaïr Despres et Marta Amico

1 Dans l’étude des migrations contemporaines, la mobilité des populations depuis les pays du Sud vers ceux du Nord a concentré l’immense majorité des efforts de recherche. Les nombreux travaux qui se sont en particulier consacrés aux migrations africaines vers l’Europe ont permis de rendre compte de la diversité et de la complexité de ces phénomènes migratoires depuis les indépendances. Ils ont restitué tour à tour les logiques sociales à l’œuvre dans ces mobilités, depuis les dynamiques de travail (impulsées par l’ouverture en Europe d’un marché de l’emploi aux immigrés en provenance des anciennes colonies), jusqu’aux dynamiques conjugales et familiales (regroupement familial, mariages transnationaux), en passant par les dynamiques d’émancipation ou de réalisation de soi à travers la migration vers le Nord1. Au regard de la richesse de ces travaux, l’analyse des mobilités européennes vers l’Afrique fait incontestablement figure de parent pauvre. À cet égard, la recherche sur le tourisme en Afrique contribue sans doute à combler un vide2. Cependant — et bien que les mobilités touristiques puissent être motivées par un « désir de transformation » (Chabloz & Raout 2009b : 9) — celles-ci sont le plus souvent de courte durée. Contrairement aux migrations pérennes, la relative extériorité aux sociétés visitées que confère la position de touriste a toutes les chances de n’entraîner que des appropriations partielles ou momentanées des modes de vie et des appartenances identitaires locales. La rareté des travaux sur les migrations européennes en Afrique doit sans doute être mise en perspective avec la faiblesse des flux migratoires concernés. Comparativement à d’autres régions du Sud comme la Chine ou le Brésil, qui ont fait l’objet d’investissements massifs de la part de grandes firmes multinationales, l’Afrique subsaharienne compte peu de « villes globales » (Sassen 2004) susceptibles d’attirer un contingent significatif d’expatriés professionnels (corporate expatriates) missionnés par leur entreprise pour travailler à l’étranger. Pour autant, des mutations récentes invitent à ne pas considérer la migration européenne en Afrique comme un phénomène

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résiduel ou insignifiant. En effet, aux côtés des activités diplomatiques et consulaires déjà anciennes, de nouvelles formes d’expatriation voient le jour, conduisant à l’installation, à relativement long terme, de travailleurs européens sur le continent. Le développement de l’industrie touristique (Van Beek & Schmidt 2012 ; Keshodkar 2013), l’intensification de la présence des ONG (Ryfman 2014), la multiplication du petit entreprenariat dans les anciennes colonies (Armbruster 2010 ; Dos Santos 2013) tracent autant de nouveaux itinéraires migratoires partant de l’Europe pour aller vers l’Afrique.

2 S’inscrivant dans ce champ de la recherche sur les migrations Nord-Sud, cet article cible l’un de ces flux nouveaux de migrants européens établis en Afrique de l’Ouest3. En l’occurrence, on s’intéresse à des artistes et professionnels européens de la culture qui ont choisi de s’installer au Mali et au Burkina Faso, et que nous avons qualifiés de « résidents culturels ». Le choix de ces deux pays n’est pas anodin. Jusqu’à une période récente, le Mali comme le Burkina Faso ont joui d’une certaine stabilité politique susceptible de soutenir l’attrait des étrangers pour ces pays d’Afrique. À ceci s’ajoute un investissement reconnu des États malien et burkinabé ainsi que de leurs collectivités dans les projets culturels — il existe de fait un maillage important de festivals, biennales et rencontres de tout type dans chacun de ces pays —, de même qu’un foisonnement de productions artistiques qui arrivent régulièrement à irriguer les scènes européennes. Au Mali, depuis les années 1980, l’essor du marché du « tourisme culturel » (Doquet & Le Menestrel 2006) et la participation de nombreux musiciens au label mondialisé de la World Music ont fabriqué l’imaginaire d’un pays de traditions ancestrales, de diversité culturelle et de paix durable, imaginaire qui a déterminé en retour le développement d’échanges et de projets culturels à cheval entre le Nord et le Sud (Festival au Désert, Festival sur le Niger, etc.) (Amico 2014). Au Burkina Faso, c’est davantage la dynamique de création contemporaine qui a pu susciter l’intérêt des professionnels européens de la culture. De fait, le théâtre, la danse et les arts plastiques burkinabè connaissent un essor local et une diffusion internationale manifestes depuis le milieu des années 1990 (Eliard 2003 ; Andrieu 2012 ; Sieveking 2014 ; Despres 2016). Les événements culturels dédiés aux arts contemporains sont de plus en plus nombreux, l’implication des pouvoirs publics locaux et des entreprises privées dans leur production est grandissante, et les séjours professionnels d’artistes burkinabè dans les pays d’Europe (résidences de création, stages de formation, etc.) sont de plus en plus fréquents.

3 Les Européens qui sont au centre de cette analyse ont des trajectoires migratoires qui se distinguent nettement des expériences qui caractérisent d’ordinaire ceux que l’on appelle communément les « expats ». Marqués par l’engouement pour la découverte culturelle et par l’incertitude des carrières professionnelles dans le domaine artistique, ces résidents culturels rompent largement avec l’imaginaire lié à l’expatriation dans les pays du Sud, construit en relation à la situation de privilège économique, voire, selon certains auteurs, à la situation de domination coloniale (Fechter & Walsh 2010). Les hommes et les femmes dont nous retraçons les trajectoires peuvent à certains égards être considérés comme des migrants privilégiés (privileged migrants) ou des professionnels mobiles (mobile professionals) dans la mesure où leur niveau de vie en Afrique est significativement plus élevé que la moyenne locale et que leur déplacement vers l’Afrique est étroitement lié à une activité professionnelle. Néanmoins, leur expérience migratoire s’oppose à celle de leurs compatriotes « expats » en ce qu’elle

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implique des processus actifs et durables d’intégration à la société locale, à la fois au plan personnel et au plan professionnel4. Qui sont ces résidents culturels ? Comment expliquer ces mobilités professionnelles, a priori paradoxales, qui vont des centres névralgiques vers les marges de la production artistique ? Quelles logiques sous- tendent ces itinéraires improbables ? Quelle figure inédite ces migrants à contre- courant contribuent-ils à créer ?

4 Pour répondre à ces questions, il s’agira, d’abord, de revenir sur l’histoire de la coopération culturelle européenne en direction de l’Afrique et sur celle du développement d’un marché des « cultures du monde » en Occident, afin de restituer les logiques politico-institutionnelles qui ont conduit à l’émergence d’un marché culturel à cheval entre l’Europe et l’Afrique5. On se penchera, ensuite, sur les conditions sociales qui rendent possible et intéressante l’installation en Afrique. On cherchera à comprendre dans quelle mesure ces mobilités vers le Sud doivent être envisagées en relation avec la situation conjugale d’une part, et la situation professionnelle du candidat au départ d’autre part. Enfin, l’attention aux projets artistiques concrets que conduisent ces migrants européens en Afrique permettra d’interroger les appartenances identitaires qu’ils y développent, qui se construisent à distance de la figure de l’« expat » et de la logique du « projet importé par les Blancs ».

L’émergence d’un axe Nord-Sud de mobilités artistiques

5 Plusieurs travaux ont bien mis en lumière le fait que les itinéraires migratoires partant du Nord pour aller vers le Sud empruntent souvent ceux tracés par la colonisation. Selon cette logique, les Britanniques ont tendance à s’installer en Inde ou à Hong-Kong (Leonard 2010), les Allemands en Zambie (Armbruster 2010), les Portugais en Angola ou au Brésil (Dos Santos 2013), les Belges en République démocratique du Congo, etc. Certains héritages de la colonisation (la langue, les pratiques administratives, voire les liens familiaux) sont en effet susceptibles de constituer des appuis au projet migratoire. En ce sens, l’émigration d’artistes ou de professionnels français de la culture vers le Mali ou le Burkina Faso n’a en soi rien d’étonnant. On voudrait néanmoins revenir sur les conditions plus spécifiques qui ont permis l’apparition dans ces pays, sur le modèle européen, d’emplois de manager, d’administrateur culturel, de chargé de communication, etc. Ce faisant, on évite l’écueil d’une lecture strictement postcolonialiste de ces migrations, pour adopter au contraire une posture attentive aux enjeux propres au monde professionnel de l’art et de la culture6. Quitter la France, l’Italie ou la Belgique pour le Mali ou le Burkina Faso pour faire carrière dans les métiers de l’art et de la culture peut sembler, à première vue, incongru. De fait, les espaces de consécration artistiques restent largement concentrés en Occident — l’Europe et les États-Unis restant les passages obligés pour les artistes dans la construction de leur carrière (Quemin 2012). Pourtant, comme on va le voir, les investissements politiques et institutionnels menés par la France dans le domaine des arts en Afrique depuis la période coloniale, d’une part, et l’arrivée des « cultures du monde » sur les scènes occidentales, d’autre part, ont créé les conditions de l’émergence d’un véritable marché de l’emploi culturel sur le continent.

6 Sans doute plus encore que d’autres puissances coloniales européennes, la France a de longue date investi le secteur culturel en Afrique. L’œuvre missionnaire a, par exemple,

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utilisé le théâtre dès le début du XXe siècle comme vecteur d’évangélisation et d’alphabétisation des populations africaines (Yoka Lye Mudaba 2007). À l’initiative d’un professeur français, Charles Béart, le théâtre est également devenu dans les années 1930 une composante de la formation des futurs cadres africains de l’administration coloniale (Scherer 1992 ; Jézéquel 1999 ; Dedieu 2005). Dans le secteur musical, de nombreux orchestres africains ont bénéficié du soutien de la tutelle coloniale (Thioub & Benga 1999). Au-delà des initiatives individuelles en AOF, ce soutien aux arts indigènes s’est poursuivi après la Seconde Guerre mondiale dans une politique de « développement des services sociaux et des activités culturelles et sportives » (Nedelec 1997 : 759). La France a ainsi essaimé, sur l’ensemble du territoire colonial, des centres culturels subventionnant les associations culturelles locales. Si ces espaces de production artistique ont incontestablement servi la propagande coloniale — en étant aussi des outils de diffusion de la culture occidentale et des instruments de contrôle de la jeunesse et des élites locales (Thioub & Benga 1999) —, ils ont aussi constitué le socle d’une institutionnalisation et d’une professionnalisation des pratiques artistiques et culturelles qui prendront forme après les indépendances. En effet, en dépit des dénonciations formulées par certaines franges des élites africaines à l’égard de l’hégémonie culturelle de l’ancien pouvoir colonial, le processus de décolonisation qui s’est enclenché à la fin des années 1950 n’a pas entraîné de remise en cause radicale des initiatives culturelles de la France en Afrique. Celles-ci ont plutôt trouvé à se renouveler au travers d’une politique de « coopération » qui est apparue comme un registre légitime d’intervention dans lequel pouvaient s’inscrire des relations pacifiées entre la France et ses anciennes colonies (Meimon 2007). Les Centres culturels français (CCF)7, qui se sont multipliés à partir de 1959, ont été les outils principaux de la politique de coopération culturelle de la France en Afrique. Leur action, centrée sur le soutien à la formation et à la création artistique locale, a permis de maintenir des relations privilégiées avec les nouveaux États indépendants, en même temps qu’elle a donné à certains artistes les moyens de vivre de leur art et, dans certains cas, d’officialiser leur statut.

7 Depuis cette époque, le réseau culturel français en Afrique8 offre un appui financier, technique et logistique aux initiatives culturelles locales, qu’il s’agisse d’aide à la création d’un spectacle pour une compagnie de danse, ou d’un soutien plus conséquent dans la mise en œuvre d’événements nationaux d’envergure, par exemple la Biennale artistique et culturelle au Mali (Djebbari 2013) ou la Semaine nationale de la culture au Burkina Faso (Andrieu 2013). De manière générale, depuis les années 1990, la coopération culturelle française — désormais appuyée par d’autres coopérations étrangères et par des organismes supranationaux comme l’Union Européenne ou l’Unesco — a multiplié ses efforts en direction de la formation et de la diffusion artistique sur le continent. En une quinzaine d’années, elle a accompagné l’institutionnalisation de très nombreux festivals et centres de formation dans le domaine des arts vivants, entraînant la professionnalisation de centaines de compagnies et de groupes musicaux en Afrique.

8 Parallèlement au volontarisme de la coopération culturelle à l’égard de l’institutionnalisation des pratiques artistiques en Afrique, il convient également de rappeler le rôle de l’ouverture du marché artistique occidental aux « cultures du monde » dans la structuration des carrières professionnelles des groupes musicaux, théâtraux ou chorégraphiques africains. De fait, et en dépit du développement des

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festivals en Afrique, l’Europe et les États-Unis concentrent largement les opportunités de diffusion pour ces artistes. Or, et pour s’en tenir au cas de la France, à partir des années 1980, les scènes artistiques se sont particulièrement ouvertes à la création africaine. À une politique de coopération culturelle déjà tournée vers le « dialogue des cultures » (Roche & Piniau 1995)9, a donc répondu une politique culturelle nationale particulièrement favorable aux cultures minoritaires et à la création contemporaine venue des pays du Sud (Dubois 1999). Dans cet élan de promotion et de reconnaissance des « différences culturelles », le nouveau ministère de Jack Lang a en particulier augmenté les subventions en direction des manifestations artistiques africaines, et plus généralement, a multiplié les instruments de promotion et de diffusion des cultures du Sud : création d’un Service des affaires internationales au sein de son ministère, de l’association Dialogue entre les cultures, inauguration à Paris en 1982 de la Maison des cultures du monde, etc. (ibid.).

9 À la même période, au début des années 1980, un marché s’est structuré en Europe et aux États-Unis autour de musiques dites « traditionnelles », « ethniques », « exotiques » ou « d’ailleurs », sous l’impulsion d’opérateurs du secteur musical, représentants de maisons discographiques et magazines. Le nouveau label, appelé World Music, ou musiques du monde en français, se caractérise par un goût marqué pour l’esthétisation de l’altérité et par une forme d’exotisme qui prétend à l’authenticité. Un certain nombre d’études envisagent le phénomène en termes de relations hégémoniques exercées par le Nord sur les pays du Sud, relations qui s’instaurent via le formatage des musiques selon les normes auditives occidentales, l’homogénéisation des cultures, la rupture des liens sociaux au niveau local et la reconstruction de rapports de domination culturelle de matrice postcoloniale (Feld 1996, 2004 ; Martin 1996 ; Aubert 2001 ; White 2002 ; Amico à paraître). À l’intérieur de l’espace francophone, de nouveaux échanges culturels gérés en grande partie par un réseau de professionnels de la culture européens relient la capitale française aux scènes musicales des ex-colonies africaines, favorisant l’exportation massive de nombreux groupes musicaux et la création de festivals qui, dans toute la France, nourrissent la création musicale sous le label « Afrique » (Africolor, Musiques Métisses, etc.).

10 C’est donc dans ce contexte, doublement favorable à la création africaine (structuration d’un réseau professionnel en Afrique et accueil des artistes africains en France), qu’est apparu un nouvel axe de mobilités artistiques, mettant en relation le Sud avec le Nord10. Cet axe est emprunté, bien sûr, par les artistes africains eux-mêmes, qui sont invités à se produire en Europe, à participer à des collaborations avec des artistes européens, à donner des stages de formation, voire qui sont invités en résidence. Mais ces mobilités concernent aussi les artistes européens qui se rendent en Afrique pour collaborer avec des compagnies locales, ainsi que les professionnels de la culture qui accompagnent désormais les artistes africains. Sur ce dernier point, le mouvement de structuration du secteur artistique conduit en Afrique par les institutions françaises a été marqué par les normes administratives et professionnelles propres au système français. Dans ce cadre, les musiciens qui souhaitent développer une carrière internationale doivent être entourés de managers, de tourneurs ; les chorégraphes et metteurs en scènes doivent être accompagnés d’administrateurs, de chargés de communication, etc. Étant donnée la rareté des formations universitaires spécifiques aux métiers de la culture en Afrique, nombre de ces « intermédiaires culturels » (Jeanpierre & Roueff 2014) sont des Européens qui, pour certains d’entre eux, font le

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choix d’exercer leur métier depuis le pays d’origine des artistes au service desquels ils travaillent.

Les conditions sociales de l’installation d’Européens en Afrique

11 Le regard structurel sur l’émergence d’un marché transnational de l’emploi culturel et artistique permet de comprendre comment des opportunités professionnelles inédites sont apparues sur le continent africain. Néanmoins, pour aller plus loin dans l’analyse de ces migrations culturelles en Afrique, il convient de mettre ce contexte en perspective avec les trajectoires singulières de celles et ceux qui ont effectivement fait le choix d’émigrer. Suivant l’analyse produite par A. Sayad (2009), nous resituons ainsi l’installation des Européens en Afrique dans la globalité du phénomène migratoire qui est tout à la fois un phénomène d’émigration et d’immigration. En miroir des travaux sur l’émigration africaine vers le Nord, qui ont bien mis en lumière la part des conditions sociales d’origine des émigrés et celle des représentations symboliques de la réussite dans l’entreprise migratoire, nous insistons, dans la partie qui suit, sur la façon dont l’expérience migratoire des résidents culturels en Afrique s’inscrit dans un souci de se réaliser socialement. De fait, la situation professionnelle des candidats au départ constitue un élément décisif dans la prise de décision de la migration, ce dont témoigne par exemple l’histoire de Corinne11, une jeune Française installée au Burkina Faso. Actuellement manager d’un musicien burkinabé, Corinne est arrivée à Ouagadougou dix ans auparavant pour travailler comme chargée de communication au CCF, dans le cadre d’un contrat de volontariat international. C’est la lassitude qu’elle éprouvait à l’égard de son précédent emploi dans une salle de spectacle en Avignon qui la pousse à l’époque à « aller voir ailleurs » : « En fait j’étais à un moment charnière de mon boulot. Ça faisait trois ans, j’avais envie d’aller voir ailleurs et je sais pas pourquoi, j’avais une envie irrépressible de partir, quelque part. J’avais pas de raison précise, j’avais pas un amour particulier pour l’Afrique, je connaissais pas. [...] J’avais 24-25 ans un truc comme ça, voilà. Bon, faut dire qu’en France j’étais célibataire, j’avais pas d’enfant, je me cherchais moi- même hein, personnellement. Et j’avais envie de vivre quelque chose d’autre. Je sais pas. Je sais pas comment vous l’expliquer, hein, c’était bizarre. » – Tu travaillais à Paris à l’époque ? « Non, j’étais à Avignon, et en plus j’avais une vie vraiment sympa hein. Super petit appart’, petite bagnole, mes sorties, mes potes, j’étais loin d’être malheureuse hein. Oui, je sais pas, je saurais pas vous expliquer comme ça. C’est juste qu’à un moment donné j’avais envie de voir ailleurs côté professionnel. Et du coup j’allais sur le net, je naviguais, je regardais les offres ailleurs... » – Et tu regardais Burkina comme Buenos Aires ou bien il y avait quand même des coins où tu voulais... « J’ai pas cherché le Burkina mais je me suis dit “tiens, je vais voir ce qu’il y a à l’étranger”. Et en fait je suis allée sur un site qui proposait des postes de VI [Volontaires internationaux]. Parce que eux ils proposaient des postes partout dans le monde en fait. [...] Et puis y a eu cette annonce du Burkina, marqué “Burkina”, en Afrique de l’Ouest. Je suis allée voir sur le net, ah ouais un petit pays en Afrique de l’Ouest, ouais ben je vais postuler, pourquoi pas. Vraiment comme ça, à l’aveuglette quoi. Et puis j’ai postulé. [...] En fait je l’ai fait sans conviction parce que je savais que les postes de ce site-là étaient très prisés. Donc en fait j’étais même pas en train de me dire que ça allait marcher. Je faisais des trucs au cas où, au cas où, au cas où... pour plusieurs trucs. Sauf qu’on m’a appelée et qu’on m’a dit que mon CV était en

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haut de la pile et puis ils m’ont convoquée à Paris deux jours plus tard et là j’étais là “merde, merde, qu’est-ce que je fais ?” Et puis je me suis dit ben écoute, je sais pas, c’est la vie, si ça a marché c’est qu’il faut aller voir. Et puis je suis partie quoi. »

12 Au terme de ses deux années de contrat avec le CCF de Ouagadougou, Corinne a « envie de prolonger l’expérience, de faire des choses pour [elle]-même ». Elle décide donc de rester au Burkina Faso et se met à son compte en tant que graphiste (elle est titulaire d’une maîtrise de communication culturelle et conception multimédia). Sans rompre les liens qu’elle a noués avec les professionnels européens dans le cadre de son travail au CCF, elle cultive plutôt les réseaux qu’elle a construits avec les artistes locaux. Elle travaille ainsi avec de nombreux musiciens, pour qui elle conçoit des pochettes d’album ou des affiches de spectacle. Elle est aussi régulièrement sollicitée par des structures culturelles locales pour travailler sur les outils de communication d’événements artistiques (festivals, concerts, etc.). Mais c’est sa collaboration avec un musicien burkinabé dont elle va devenir la manager qui va contribuer à modifier son expérience migratoire, de l’expatriation encadrée par l’État français vers l’installation autonome et durable dans le pays d’accueil : « Je me suis mise à travailler ici avec un artiste, un musicien, très connu au Burkina, qui a une carrière professionnelle et qui tourne. Voilà donc quand on s’est rencontrés via le CCF et qu’il a su que je finissais mon contrat, il est venu me voir, il m’a parlé d’un projet qu’il avait. [...] Il avait un projet où il voulait permettre aux instrumentistes [burkinabè] de faire des résidences de création, qu’ils puissent présenter leur propre répertoire en tant que musiciens, que ce soit pas la place que au chanteur. Et donc il m’a demandé si je voulais faire ce projet avec lui. Donc en même temps que j’ai fait mon graphisme en freelance, j’ai démarré ça aussi avec lui. »

13 Concomitamment au succès local que rencontre le projet (ouverture d’une salle de concert et de résidences musicales à Ouagadougou), la carrière internationale du musicien continue de se développer. La légitimité et la visibilité qu’acquiert alors Corinne dans le paysage artistique burkinabé lui offre dans le même temps les conditions d’une stabilité professionnelle au Burkina Faso. Dans un univers artistique marqué par la précarité (Menger 2009), les partenariats qu’elle parvient à instaurer avec plusieurs institutions locales (publiques comme privées) lui assurent, à elle et au musicien qu’elle manage, des revenus réguliers et une grande autonomie dans le montage et la gestion de leurs projets musicaux. Au-delà des opportunités professionnelles stimulantes que Corinne trouve au Burkina Faso, son installation au long cours dans ce pays doit également beaucoup à la naissance de son enfant : – Toi tu vois tes prochaines années ici... « Oui. Avec son papa. Son papa ne veut pas aller en France. Absolument pas. Donc la question ne se pose pas. » – Son papa est burkinabé ? « Oui, oui oui son papa est burkinabé. Et lui ça lui dit pas du tout du tout d’aller en France. » – D’accord et toi tu es d’accord, toi ça te dit de rester ici... « La France me manque des fois, j’aimerais y retourner... mais pour l’instant j’ai le choix de rester ici quoi [...]. Donc je sais pas, peut-être qu’un jour j’y retournerai. En fait j’en sais rien... Si un jour vraiment j’en ai marre, ou qu’avec son papa on s’entend plus, peut-être, je sais pas. Pour l’instant ça ne se pose pas. »

14 L’exemple d’une autre immigrée européenne, Amélie, montre également l’intrication des dynamiques professionnelles, conjugales et familiales dans les trajectoires de migration vers l’Afrique. Amélie est une jeune femme belge de 33 ans au moment de

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l’entretien. Si, à l’instar de Corinne, sa situation professionnelle en Belgique ne la satisfaisait pas, le choix du Burkina Faso a quant à lui été motivé par une rencontre amoureuse qui a précédé l’installation en Afrique. Diplômée en lettres modernes, études théâtrales et gestion de projets culturels, Amélie est aujourd’hui administratrice d’une compagnie et d’un grand festival de théâtre à Ouagadougou. À l’occasion d’un projet de sensibilisation qu’elle effectue au Burkina Faso auprès d’une troupe de théâtre en 2007, Amélie rencontre son futur mari, Edgar, un comédien burkinabé de son âge. L’installation au Burkina auprès de son conjoint s’impose rapidement comme une évidence : « [Edgar], vu qu’il était pas disposé on va dire à venir en Belgique, et que moi je voyais plus trop le sens de travailler dans des structures culturelles en Belgique... Enfin, je m’y retrouvais pas trop, même si ça a toujours été le théâtre qui m’intéressait, qui me passionnait, j’avais l’impression d’être en Belgique dans des milieux un peu restreints, un peu étriqués, et donc j’ai commencé à chercher du boulot ici au Burkina. Et en 2008 j’ai assisté à [un festival de théâtre renommé au Burkina Faso], mais en tant que spectatrice. Et je trouvais que voilà c’était un très beau projet. [...] Et donc j’ai contacté [le directeur] et justement il y avait une place qui se libérait et bam j’ai commencé à travailler ici. » – D’accord, et donc la décision de l’installation ici elle s’est prise immédiatement... « Ben moi ma condition pour venir ici c’était d’avoir un travail, de 1, et de 2 un travail qui m’intéresse. C’est-à-dire que voilà, j’ai fait deux ans d’enseignement, ça m’a plu mais c’était pas ça qui me passionnait réellement [...]. Il fallait que j’aille vers quelque chose de plus proche de ce que j’avais réellement envie de faire, c’est ça quand même qui était super important, en dehors du fait de retrouver Edgar, j’avais besoin que professionnellement je puisse m’y retrouver [...]. Je pouvais pas imaginer venir dans ce pays et me dire bon ben voilà, parce que je suis amoureuse d’Edgar je vais m’en contenter. Ça c’était pas possible quoi. Et la chance c’est que je suis vraiment convaincue maintenant que [ce festival] a énormément de sens... »

15 Le parcours de Lucio, comédien, metteur en scène et professeur de théâtre italien, installé à Ouagadougou en 2005, fait écho à celui des deux jeunes femmes : « Ma femme [qui vivait avec lui en Italie] a fini sciences po, moi j’en avais un peu marre de Milan. Je travaillais sans problèmes, mais je trouvais... pas assez d’air. C’était une société un peu de vieux [...]. [Lors d’un premier séjour à Bobo-Dioulasso en 2003] j’avais vu que la présence des Européens, et particulièrement des artistes, c’était surtout des jeunes ou des vieux. Des gens avant ou après leur carrière. Pas beaucoup d’Européens venaient bâtir leur carrière ici. J’ai voulu faire ça. Ma femme est économiste du développement donc elle a trouvé du travail assez rapidement. »

16 Contrairement aux poncifs qui font de l’Afrique le continent de l’« aventure », les témoignages de ces trois migrants ne rendent compte d’aucune espèce de fascination a priori. On constate au contraire que l’installation en Afrique s’est construite dans la continuité d’une expérience migratoire de plus courte durée, quant à elle relativement encadrée par des institutions ou impulsée par des projets de partenariats culturels. Le choix de résider durablement au Burkina Faso s’inscrit ainsi dans une volonté de change ment, sinon d’ascension professionnelle, qui s’appuie sur une préparation minutieuse. Corinne a d’abord obtenu un contrat temporaire avec le CCF de Ouagadougou. Son arrivée en Afrique a donc emprunté les réseaux du ministère français des Affaires étrangères qui régulent le dispositif de volontariat international. La connaissance du marché artistique local qu’elle acquiert pendant la durée de son contrat au CCF constitue par la suite une expertise solide à partir de laquelle elle peut développer son projet professionnel en freelance et réunir les conditions d’une installation sereine et autonome au Burkina Faso. Amélie, elle, s’est rendue pour la

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première fois au Burkina Faso dans le cadre d’un projet de coopération artistique entre une structure belge et une compagnie de théâtre burkinabè. Cette première expérience lui a ouvert de nouveaux réseaux professionnels, à même de lui offrir des opportunités de travail stimulantes, réunissant par là même les conditions nécessaires à un rapprochement d’avec son conjoint. Lucio, lui, a animé gratuitement — en échange du gîte et du couvert — plusieurs stages de formation auprès d’une troupe de théâtre de Bobo-Dioulasso. Comme Amélie, la densité du réseau professionnel qu’il découvre lors de ses séjours successifs au Burkina Faso lui ouvre les portes d’un marché de la formation artistique dans lequel il peut, compte tenu de ses compétences, aisément s’insérer.

17 C’est ainsi au cours de ces premiers voyages temporaires, qui sont déjà des expériences professionnelles — bien qu’à des degrés divers de formalisation —, que ces migrants culturels vont construire un projet migratoire à plus long terme et un attachement à leur nouveau lieu de résidence. Au travers des entretiens, on comprend en effet que la migration vers l’Afrique constitue un moyen de redonner du sens à leur engagement professionnel. Tous diplômés en Europe, leur situation professionnelle n’y est pas à la hauteur de leurs ambitions. C’est bien la possibilité de participer à « un beau projet », « qui a énormément de sens », selon les mots d’Amélie, ou de se consacrer à la carrière d’un musicien « parce que je croyais en lui », selon ceux de Corinne, qui rend envisageable une installation durable au Burkina Faso. Du reste, dans les trois cas, le projet migratoire est d’autant plus consistant qu’il est compatible avec un projet conjugal et familial. À l’absence d’attache amoureuse qui rend le départ de Corinne et Amélie facile, répond en effet un investissement affectif qui fixe leur trajectoire personnelle au Burkina Faso. Dans le cas de Lucio, c’est la facilité avec laquelle sa femme est en mesure de mener, elle-aussi, une carrière professionnelle intéressante au Burkina, qui encourage la migration.

Médiations artistiques et nouvelles appartenances identitaires

18 En opposition à la figure de l’« expat », migrant de luxe qui imprègne l’imaginaire de la migration occidentale dans les pays du Sud, les résidents culturels européens que nous avons rencontrés vivent loin des quartiers chics et cultivent leur connaissance des réalités locales. La mise à distance avec les « expats » est à ce point significative de leur appartenance identitaire que la construction d’une relation honnête et éthique avec leurs partenaires locaux est le pilier autour duquel se construit leur engagement personnel et professionnel. Amélie, par exemple, dit avoir été tentée de rejoindre la coopération technique belge, ce qui lui aurait donné un statut d’expatriée coopérante. Elle nous explique en entretien les raisons pour lesquelles elle y a finalement renoncé : « Je pense qu’on peut vraiment faire des belles choses [dans le cadre de la coopération belge]. Mais j’ai toujours l’impression que c’est toi qui va venir expliquer aux gens ici ce qu’ils doivent faire pour que ça marche mieux. Voilà moi ça, ça me dérange, j’ai pas envie de ça. Même si maintenant le discours c’est “on engage local”, alors que ce qui se passe, tu vas avoir un représentant de l’ONG, qui est un expatrié, et puis il va s’entourer d’un comptable burkinabé, d’une secrétaire burkinabè, d’un chauffeur, tu vois. Mais bon, ça reste quand même le patron, ça reste le Blanc, ça reste quand même lui qui va t’expliquer comment tu dois mieux travailler, comment tu dois faire du micro-crédit. Mais bon je pense qu’il y a

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beaucoup de projets qui sont vraiment bien, qui ont du sens mais moi je veux pas être dans cette position-là. »

19 Lucio se montre lui aussi très critique à l’égard des projets ponctuels financés par des coopérants de passage : « Ma décision était de ne pas monter mon propre projet. Je vois que les gens ici [les coopérants] viennent avec des projets, avec une idée qu’ils se sont faite de l’Afrique, du Burkina, et qu’ils imposent. [...] Je vois que souvent ici quand les Blancs arrivent avec leurs projets on leur dit “oui” car on a besoin de leur argent. On les laisse faire et puis on les laisse partir. Et la chose ne change pas. L’Européen est venu chier son rêve, il a eu son rêve et nous on continue de faire le théâtre qu’on faisait avant et qu’on fera après. L’impact est rarement utile. Il y a des cas, mais c’est des exceptions. [Moi] je suis venu avec mes compétences, et zéro sous. C’est devenu mon parti pris. »

20 La mise à distance avec les méthodes ici décriées, employées par les « expats » et les coopérants se traduit, dans le cas des parcours professionnels de Lucio et d’Amélie, par une volonté de ne pas imposer à leurs partenaires locaux un fonctionnement importé d’Europe. Pour ce faire, ils ont, l’un comme l’autre — et en dépit de leurs qualifications professionnelles antérieures — assumé des positions de travail subalternes : Amélie : « Je pense que dans mon cas, dans mon expérience, ce qui m’a permis d’être dans une position plus juste, c’est que justement j’étais pas responsable de la structure. J’étais employée et au-dessus de moi y avait un coordonnateur qui avait une expérience au niveau culturel. Et donc je me suis mise en position d’être en apprentissage. Et j’ai appris l’administration culturelle ici en fait, avec l’équipe ici. Donc tu vois c’est quand même un peu différent de “moi j’ai une expertise et je viens et je vais vous donner une formation en administration culturelle”, tu vois ce que je veux dire. »

21 Lucio, quant à lui, est arrivé au Burkina Faso en se mettant d’abord au service d’une école de théâtre. C’est l’expérience qu’il y a acquise qui l’a autorisé, progressivement, à monter ses propres projets à Ouagadougou : « Ici à Ouaga j’ai eu des maîtres. Si je sais gérer une école maintenant c’est parce que [le directeur burkinabé de l’école] m’a enseigné [...]. Il me donnait une tâche, voyait comment je la faisais, puis une autre. Chaque jour je me disais “aujourd’hui il va me chasser”, et il me chassait pas. En 2006 j’étais déjà dans l’équipe pédagogique, et aussitôt j’ai fait ma première assistance à la mise en scène. Les grands ont commencé à voir mes capacités. À partir de là je n’ai plus arrêté de faire des mises en scène, des assistances, etc. Je ne voulais pas tout de suite créer des choses à moi. Je me suis rendu compte que j’arrivais dans une mouvance très forte au niveau théâtral, et c’était important pour moi. Pendant deux, trois, quatre ans je n’ai pas amené d’argent, j’ai suivi, j’ai fait partie de cette mouvance. »

22 C’est bien l’importance accordée au respect et au partage des valeurs locales — qui se nourrit parfois d’une relation matrimoniale avec un.e Africain.e —, et l’attention éthique à ne pas se situer dans une position de domination symbolique par rapport à leurs interlocuteurs locaux, qui singularisent ces résidents culturels d’autres expatriés européens. À contre-courant des « projets importés par les Blancs », les productions culturelles auxquelles ils travaillent (spectacles de théâtre, de musique ou de danse, événements, écoles, troupes, etc.) sont ancrées dans un territoire africain, elles sont développées en partenariat avec des acteurs locaux et sont attentives au respect des codes et des formats qui peuvent faire sens dans le pays dans lesquels elles sont menées. Elles sont également performées dans les structures locales et destinées en priorité à un public qui vit sur place. L’originalité de la position de ces migrants par rapport à d’autres Européens d’Afrique réside aussi dans l’autonomie qu’elle leur offre

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par rapport aux institutions internationales et aux structures politiques de leur pays d’origine. Contrairement à ceux qui travaillent pour des organismes étrangers, ces acteurs culturels sont libres de s’investir dans des mobilisations inédites qui encouragent de nouvelles élaborations symboliques et stratégiques de l’appartenance, qui mettent en question les rapports de domination historiques, qui réinventent des formes artistiques et qui participent de nouveaux modèles économiques aptes à fabriquer des plateformes de création et de développement inédites pour les arts d’Afrique depuis le continent.

23 Ayant l’ambition de construire des projets depuis l’Afrique dans des disciplines artistiques souvent ancrées historiquement en Europe, les migrants qui font le choix de déplacer leur carrière dans le domaine culturel en Afrique sont confrontés à des questions d’ordres esthétique et identitaire qui se reflètent dans les projets et les produits qu’ils promeuvent à partir du continent. À cet égard, les trajectoires de ces résidents culturels se singularisent en ce qu’elles impliquent de construire une position de « médiateur », c’est-à-dire de négocier les tensions entre les spécificités des productions locales et celles des formats internationaux. C’est là tout le défi de leur contribution au développement de secteurs culturels qui, bien qu’ancrés au Sud, se construisent tout de même dans une logique de branchement sur des circuits artistiques et des marchés qui gravitent autour des capitales culturelles et économiques euro-américaines.

24 Le témoignage de Lucio montre bien le poids de la médiation des professionnels européens dans la définition conceptuelle des projets qu’ils mettent en œuvre en Afrique. Lorsqu’il s’engage dans l’équipe pédagogique d’une école de théâtre à Ouagadougou, le projet qu’il porte avec le directeur burkinabé est d’en faire une institution d’enseignement supérieur, dont le diplôme serait reconnu par l’État12. Ce souci implique à la fois de rendre le cursus conforme à celui des universités européennes (en mettant en place le système LMD13), tout en maintenant l’exigence d’une spécificité africaine : « On a demandé l’aide d’un expert belge pour faire un programme qui soit valable partout dans le monde. Il a revu les programmes de l’école supérieure, les programmes d’État en Belgique. Il nous a accompagnés. On a pris ce qu’il a fait et on l’a adapté à la réalité africaine. [Dans le programme] on a “Histoire du théâtre” mais aussi “Histoire du théâtre africain” ; on a “Musique” mais aussi “Musique traditionnelle africaine” ; on a “Interprétation du texte dramatique”, qui risque d’être très occidental, donc on a fait aussi “Art de l’oralité”, qui est plutôt le conte. »

25 Ici la médiation effectuée n’équivaut pas à une simple adaptation aux standards internationaux. C’est au contraire un jeu de créativité qui vise à dépasser l’ethnocentrisme de l’enseignement scolaire européen de l’histoire des arts pour proposer une articulation entre une perspective « occidentale » et une perspective « africaine ». Il apparaît ici que la position de médiateurs permet aux acteurs culturels européens de mitiger les rapports de force Nord-Sud effectuant une synthèse originale qui dépasse certaines figures imposées de la mondialisation culturelle, comme l’idée d’une « tradition africaine » qui s’opposerait à la « modernité occidentale ».

26 Toutefois le lien entre la volonté d’éviter tout rapport de domination d’empreinte postcoloniale et celle de rayonner dans l’espace culturel mondialisé est dense de contradictions, qui portent les acteurs à effectuer des choix parfois délicats, comme celui de la langue à utiliser pour enseigner le théâtre depuis le Burkina Faso :

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« Dans l’école tout est en français. Le théâtre est en français. On a pris la décision sur l’Histoire du théâtre, on l’enseigne comme dans tout conservatoire, c’est le théâtre occidental. C’est pour ça qu’on a mis aussi le théâtre africain à côté. Mais le théâtre occidental peut expliquer à un jeune ici comment on peut bien faire du théâtre, car le théâtre africain aujourd’hui n’est pas au même niveau d’analyse, c’est pas aussi fin que l’histoire du théâtre occidental. Donc tu as une référence, tu sais que ça ne t’appartient pas, mais en même temps ça t’appartient [...]. Il y a le discours de l’accent, on n’a pas de cours de diction, on a orthophonie. Personne ne va imposer à un Burkinabé d’avoir l’accent franco-français. Mais l’articulation, la compréhensibilité oui, si tu es capable de manipuler la langue que tu parles, à ce moment-là tu peux prendre l’accent que tu veux. C’est un choix, pas une imposition [...]. Il faut savoir que le problème de la langue est là, on le touche. En ce moment, pour donner plus d’outils, pour rayonner au moins dans l’espace francophone, il vaut mieux jouer en français. Mais c’est vrai que quand ils jouent en langue souvent y a des choses plus fortes qui sortent. Là c’est un boulot qu’ils doivent faire. »

27 Le formateur sent ici la responsabilité de son choix face à une médiation indispensable, celle de la langue. L’utilisation du français est incontournable pour la pratique d’une discipline artistique qui vient d’Europe et qui se développe depuis plusieurs années au Burkina Faso. Toutefois l’utilisation de cette langue a un poids symbolique fort s’agissant d’une ex-colonie, et peut rapidement engendrer des rapports de domination, comme par exemple l’exclusion du programme des jeunes Burkinabè de milieux défavorisés, qui parlent des langues locales et n’ont pas fait d’études en français.

28 De la même manière dans le domaine musical, l’intégration d’un projet au contexte local est indissociable d’une série de médiations. Le respect de la culture africaine doit nécessairement se conjuguer à une exigence de cohérence avec des référents identitaires qui définissent les acteurs bien avant leur migration en Afrique. Le discours de Michel, un musicien, producteur et ingénieur du son français installé au Mali depuis 2000 rend compte de la malléabilité nécessaire pour adapter ses propres références identitaires à celles du contexte d’accueil dans le cadre d’une carrière et d’un projet musical. Le parcours de professionnel de la musique est fortement imprégné par celle qu’il appelle « la culture rasta », qu’il a connue à Paris, élaborée lorsqu’il était jeune, à Mayotte et à la Réunion, et finalement, réinventée depuis le Mali. Lors de son installation à Bamako, sa priorité reste celle de garder sa spécificité identitaire et artistique, mais le changement de contexte le pousse à développer celle-ci en s’adaptant aux formes musicales locales : « Ce que je fais est toujours lié à la cause rasta, c’est mon témoignage de vie, mais depuis que je suis au Mali j’ai aussi une cause plus large qui englobe tout folklore malien du Sud au Nord. Étant au Mali, je ne me suis plus concentré sur une communauté particulière comme je pouvais le faire dans les îles où la communauté rasta est plus représentée. C’est peut être ça qui s’est adapté. Étant au Mali je ne me suis pas concentré sur la communauté rasta. Là c’était pas logique et respectueux de fermer les yeux sur ce qui se passait dans les autres communautés » (entretien, Bamako, novembre 2014).

29 Le musicien et producteur décide de construire un studio d’enregistrement au sein même de son domicile et de monter un projet discographique composé de deux albums, enregistrés par lui-même et sortis en Europe avec un label parisien entre 2005 et 2007. Le projet est raconté par l’artiste comme « une rencontre entre la musique rasta et la musique malienne ». Il se compose de morceaux de reggae qui utilisent des samples sonores d’instruments ouest-africains, comme la kora, la flûte peul et le ngoni. Les collaborations avec les artistes maliens sont aussi valorisées, comme celles qu’il a eu

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l’occasion de mener avec les têtes d’affiche Amadou et Mariam ou Tiken Jah Fakoli. Ce projet témoigne d’un engagement artistique fort qui se construit à la jonction entre trois marqueurs identitaires : une appartenance nationale française, une culture rasta et un enracinement biographique dans un pays africain. Du côté du langage musical, les mélanges et les collaborations inédites initiés par le projet étendent le spectre esthétique du reggae à la fois aux sonorités plus traditionnelles et aux figures populaires de la musique commerciale ouest-africaine. Cet acteur arrive ainsi à harmoniser sa double trajectoire dans le monde reggae et dans les musiques maliennes, qu’il contribue d’ailleurs à diffuser enregistrant certains des artistes les plus connus dans la World Music (Amadou et Mariam, Salif Keita, Oumou Sangare...).

30 Conçu à Bamako et distribué en Europe par un label parisien, le projet musical de cet artiste permet d’identifier un autre élément important de ces migrations culturelles en Afrique, à savoir les rapports qui sont entretenus avec l’Europe. Bien qu’orientés vers les institutions et les esthétiques locales, les projets des migrants européens ne se résument pas à une « indigénisation » univoque. Le lien à l’Europe est stratégiquement entretenu. D’abord le manque de bailleurs au niveau local rend le passage par l’Europe incontournable pour une recherche de financements qui se fait à plusieurs échelles, depuis les petites associations humanitaires jusqu’aux grandes firmes internationales, en passant par les ONG et les labels. Disposant d’un capital scolaire et d’un réseau de relations souvent entretenues dans le pays de provenance, les professionnels européens installés en Afrique ont tout leur rôle à jouer dans l’ouverture de nouveaux réseaux commerciaux et dans le suivi des dossiers de subvention. Ensuite, on l’a dit, l’Europe offre des scènes et des publics, et le passage par les lieux culturels du Nord constitue encore aujourd’hui la caution d’une reconnaissance nécessaire pour consacrer les produits artistiques africains.

31 Les artistes et professionnels européens de la culture dont nous avons retracé les trajectoires montrent que ces migrations à contre-courant (du Nord vers le Sud) s’expliquent par des dynamiques d’ascension sociale et de réalisation de soi auxquelles l’expatriation en général — fut-elle au Sud — correspond bien souvent (Siméant 2001 ; Wagner 2007). En l’occurrence, si les résidents culturels que nous avons suivis ont quitté la France, la Belgique ou l’Italie, c’est en partie parce qu’ils n’y trouvaient pas d’opportunités professionnelles satisfaisantes. Dans une conjoncture particulièrement favorable aux échanges artistiques entre les continents — et de façon sans doute encore plus saillante pour les femmes que pour les hommes européens —, l’Afrique est en mesure de fonctionner comme un marché de l’emploi de substitution pour de jeunes diplômés en quête de réussite professionnelle. Mais l’Afrique ne constitue pas pour autant un pis-aller, puisque les opportunités de travail qu’elle offre sont perçues comme artistiquement stimulantes et distinctives et garantissent, du reste, une autonomie de travail et une liberté de création par rapport aux administrations européennes.

32 À l’instar de travaux plus récents qui s’emploient à restituer la dimension émotionnelle des migrations Sud-Nord (Mai & King 2009), nous avons également montré que l’enjeu professionnel de l’installation en Afrique ne pouvait se comprendre qu’au regard des implications affectives d’une telle expérience. La mobilité vers le Sud est d’autant plus

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facile qu’une vie conjugale en Europe n’y fait pas obstacle ; elle est d’autant plus attrayante qu’elle se nourrit du désir d’y retrouver un compagnon, ou qu’elle est compatible avec la réussite professionnelle du/de la conjoint.e qui accompagne. Les temporalités des trajectoires migratoires sont elles aussi dépendantes de logiques affectives et familiales. La migration modifiant de fait les contours du marché matrimonial, la rencontre avec un conjoint et le fait de former une famille dans le pays d’immigration sont susceptibles d’impacter la durée d’installation dans le pays d’accueil.

33 Enfin, nous avons montré que l’installation en Afrique de ces résidents culturels s’appuie sur des filières migratoires et des marchés professionnels transnationaux, historiquement construits dans la période coloniale. Si, sous cet angle, leur trajectoire migratoire tend à ressembler à celle d’autres Occidentaux missionnés par des organismes d’État ou des entreprises privées, leur inscription symbolique dans la vie locale est, elle, bien distincte de celle des expatriés « ordinaires » (Fechter & Walsh 2010). Sans chercher à remettre radicalement en question les logiques de ségrégation sociale et spatiale ou de construction réciproque de stéréotypes de la part des expatriés et des populations locales manifestement à l’œuvre dans plusieurs contextes d’expatriation occidentale en Afrique (Quashie 2009, 2015), l’exemple des résidents culturels montre qu’il est néanmoins nécessaire d’engager une réflexion sur les processus de socialisation engendrés par l’installation au Sud. De fait, il n’y a pas de raison de penser que l’expérience de la vie en Afrique laisserait les Européens totalement inchangés. Sur ce point, le parallèle avec les travaux sur les migrations Sud- Nord s’avère heuristique. En effet, ces derniers se sont attachés à comprendre les processus d’intégration des populations africaines en Europe auxquels l’installation dans un autre pays donne nécessairement lieu. Bien qu’il faille considérer l’inégalité des rapports de pouvoir au sein de ce processus, il nous semble néanmoins qu’une réflexion sur les transformations des pratiques, des normes et des valeurs en contexte d’expatriation, bref, sur les spécificités d’une acculturation occidentale à l’africanité, constitue un programme de recherche particulièrement stimulant.

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NOTES

1. Pour une synthèse de ces travaux, voir REA & TRIPIER (2003). 2. Dans le champ francophone, voir par exemple les numéros des revues Autrepart et Cahiers d’Études africaines consacrés au tourisme au Sud (DOQUET & LE MENESTREL 2006 ; CHABLOZ & RAOUT 2009a). 3. Cet article s’appuie sur des matériaux recueillis dans le cadre de deux thèses de doctorat qui portaient respectivement sur la fabrication d’un label musical « touareg » dans le cadre du marché mondialisé de la World Music (AMICO 2013) et sur l’émergence de la danse contemporaine en Afrique (DESPRES 2016). En 2014, les auteures ont mené une enquête complémentaire par entretiens à Ouagadougou et à Bamako auprès d’acteurs culturels européens installés dans ces deux pays. 4. Les rares travaux sur l’expatriation ont au contraire mis en évidence l’étanchéité des frontières entre les espaces des expatriés et ceux de leur société d’accueil. Voir par exemple P. LEONARD (2010) et H. QUASHIE (2015). 5. Sur le cas spécifique de la danse contemporaine, voir A. DESPRES (2012). 6. Nous suivons en cela J.-F. B AYART (2010 : 83) qui, dans un récent ouvrage critique qu’il a consacré aux études postcoloniales, estime justement que « les éventuelles continuités du colonial au postcolonial ne relèvent pas de la pétition de principe ontologique, mais de la démonstration qui dégage les enchaînements concrets objets de l’“histoire effective” (die wirkliche Historie) ». 7. Dans le cadre de la réforme du dispositif de coopération du 1 er janvier 2011, les CCF ont été rebaptisés Instituts français (de Bamako, de Ouagadougou, etc.). 8. Ce réseau comprend les CCF (Instituts français), mais aussi les Alliances françaises et les services culturels des ambassades. 9. L’expression est employée en 1979 dans un rapport de Jacques Rigaud qui fera date. Cette politique de « dialogue des cultures » propose de substituer à une politique culturelle extérieure marquée par l’unique « rayonnement de la culture française à l’étranger », une politique d’échange et de développement culturel (RIGAUD 1979). 10. Sur les enjeux migratoires des carrières de danseurs contemporains africains, voir D ESPRES (2011). 11. Pour cet article, les noms des enquêtés ont été anonymisés. 12. Contrairement à d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, le Burkina Faso n’est doté d’aucune structure d’enseignement supérieur de théâtre.

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13. Dans le cadre d’une harmonisation de l’enseignement supérieur à l’échelle européenne, il s’agit de l’organisation du cursus autour des trois diplômes de Licence, Master et Doctorat.

RÉSUMÉS

Cet article analyse la migration d’artistes et de professionnels de la culture européens en Afrique de l’Ouest. Il montre, d’abord, que cette migration culturelle est rendue possible par la structuration d’un marché artistique transnational, au carrefour du développement de la coopération culturelle européenne sur le continent africain et de l’émergence, au Nord, d’un marché des « cultures du monde ». Il montre, ensuite, l’intrication des dynamiques professionnelles, conjugales et familiales dans ces trajectoires migratoires à contre-courant. L’article revient, enfin, sur les appartenances identitaires développées par celles et ceux que nous avons appelés des résidents culturels, qui se construisent à distance de la figure de l’« expat » et de la logique du « projet importé par les Blancs ».

This article analyses the migration of European artists and cultural professionals in West Africa. First, it shows that this cultural migration is connected to the structuring of a transnational artistic market at the crossroad of the development of European cultural cooperation in the African continent and the emergence of a market for “world cultures” in the North. Second, it shows the overlapping of professional, conjugal and family dynamics in the countercurrent migrant trajectories. Third, the article deals with the identity belongings developed by those that we call cultural residents, which grow aloof from the figure of the “expat” and the logic of the “project imported by White people”.

INDEX

Mots-clés : Mali, Burkina Faso, marché artistique, migration culturelle, migration Nord-Sud Keywords : Mali, Burkina Faso, artistic market, cultural migration, North-South migration

AUTEURS

ALTAÏR DESPRES CESSP — Centre européen de sociologie et de science politique

MARTA AMICO Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris / Union Européenne — Programme Action Marie Curie

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Chronique bibliographique

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Présence, mobilité et migration vers les Suds

Eve Bantman-Masum

1 La parution de ce numéro spécial des Cahiers d’Études africaines consacré aux Européens en Afrique témoigne de la contribution de la recherche africaniste à l’émergence de nouveaux champs d’études migratoires. Les travaux présentés ici sur la présence européenne en Afrique représentent un apport original au vaste corpus scientifique, majoritairement en anglais, dédié aux nouveaux flux migratoires, reliant le Nord au Sud. Ils font écho à ceux de spécialistes de nombreuses disciplines — géographes, sociologues, anthropologues, politologues, linguistes, par exemple — enquêtant sur d’autres terrains et s’intéressant aux Occidentaux installés en Europe du Sud et en Amérique latine, principalement. Nous présentons ici un panorama non exhaustif de leurs publications1 qui replace la question de la présence dans le corpus scientifique dédié aux mobilités et aux migrations nord-sud. Ce court essai bibliographique décrit les sujets les mieux connus, et aborde des débats récents, notamment autour de la notion de migration privilégiée.

Enjeux terminologiques

2 Nous partons ici du principe que la présence européenne en Afrique implique mobilité et migration d’Européens vers l’Afrique : c’est ainsi que des phénomènes similaires — comme la présence de citoyens des États-Unis en Amérique latine — sont analysés. Mobilité et migration ne sont pas des synonymes, notamment parce que le paradigme de la mobilité suppose un moindre degré de contrainte, et une plus grande liberté individuelle. Pourtant, les deux termes sont souvent utilisés de manière interchangeable, car les flux de personnes auxquels nous nous intéressons sont moins massifs, moins contrôlés, plus discrets que ceux de l’immigration économique. Ils ont longtemps été peu étudiés, mais depuis une quinzaine d’années de nombreuses études menées sur de nombreux terrains sont venues combler ce vide. La présence européenne en Afrique peut être rapprochée de la mobilité d’autres citoyens relativement aisés, issus de pays développés, migrant à l’âge adulte, voire à l’âge de la retraite, vers des

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pays moins riches, souvent d’anciennes colonies. Ces individus sont mobiles, ils semblent se déplacer sans entrave, au point qu’on hésiterait presque à parler de migration alors que ce sont pourtant des résidents étrangers. De ce point de vue, la recherche sur ce phénomène nouveau est en train de modifier en profondeur notre vision des migrants. Mais certains auteurs utilisent encore le terme « mobilité », et inscrivent ce type de présence dans un continuum de mobilités contemporaines liées à la mondialisation. Telle est l’approche retenue par Tara Duncan, Scott Cohen et Maria Thulemark qui ont récemment proposé le concept de mobilités participant à la définition des styles de vie (lifestyle mobilities). En s’appuyant sur Urry, Giddens et Bauman, ces auteurs ne dissocient pas la migration des autres formes de mobilité en estimant que dans la pratique, toutes les mobilités se combinent et définissent les identités individuelles et collectives, les lieux et sentiments d’appartenance2.

3 Le choix des termes à utiliser est donc un enjeu scientifique majeur. Les individus qui nous intéressent sont étudiés depuis longtemps sous des angles différents sans qu’une terminologie consensuelle n’ait réellement émergé. Il existe de très nombreux travaux sur les citoyens du Nord résidant dans les Suds, mais les différentes catégorisations utilisées — retraite internationale, tourisme résidentiel, expatriation, etc. — font parfois obstacle à la compréhension du phénomène. Les origines nationales et les destinations se substituent aussi fréquemment à une terminologie plus rigoureuse, tant elles semblent parlantes. On parlera des Britanniques en France et en Espagne, des Scandinaves à Malte, des Canadiens et Étatsuniens au Mexique, au Costa Rica, au Panama, des Français en Israël. Mis bout à bout, ces travaux font pourtant émerger des points de comparaison et de convergence. Ce genre de mobilité est souvent lié à la possession d’une résidence secondaire, à l’approche du terme de la vie professionnelle et à la retraite, ou encore à une certaine pratique de la mobilité et du tourisme, ou à des difficultés économiques dans le pays d’origine.

4 Les études transnationales ont fourni un cadre d’analyse pertinent pour décrire des individus vivant souvent entre deux pays, par plaisir et pour dépenser moins. L’ouvrage de Sheila Croucher consacré aux Américains au Mexique se distingue d’autres monographies sur le sujet par une approche plus politique, ce qui l’amène à se concentrer sur des questions un peu atypiques telles que la territorialité, les modes de participation politique des migrants, ou l’évolution du sentiment d’appartenance dans un monde globalisé3. Autre auteur s’intéressant au mode de vie transnational des migrants américains au Mexique, Lizarraga Morales parle à leur sujet de transmigration pour le plaisir (transmigracion placentera)4. Son ouvrage propose deux études de cas et ses analyses de communautés de migrants à Cabo San Lucas et à Mazatlan mettent en évidence des différences très significatives de comportement et de niveau de vie selon les localités. On trouvera d’autres travaux sur des terrains plus proches, dont ceux de H. Zaban sur les Occidentaux de Jérusalem5.

5 Mais comme nous le verrons plus loin, ce n’est qu’avec l’émergence d’études parlant d’une migration liée au style de vie (lifestyle migration) que le terme « migration » a été adopté. Il n’est cependant pas encore totalement consensuel bien qu’ayant donné une meilleure visibilité et cohérence aux travaux qui nous intéressent. Ironie du sort, les premiers travaux liant mobilité géographique et quête d’un style de vie plus agréable parlaient déjà, il y a des décennies, de migration. Le concept de migration d’agrément (amenities-led migration en anglais) développé par Glorioso et L. Moss6 a été théorisé il y a une trentaine d’années. La migration d’agrément se définit avant tout comme une

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mobilité résidentielle vers des zones rurales, souvent motivée par un désir de changement de vie. Bien qu’ils restent largement focalisés sur les transformations des mondes ruraux au sein d’un même espace national, les spécialistes des migrations d’agrément ont permis de faire surgir des thématiques pertinentes, notamment l’émergence de nouvelles aspirations sociétales, d’un petit entrepreneuriat dynamique, de reconfigurations sociales, culturelles et économiques ayant des effets hors des grands centres urbains, et l’invention de nouvelles formes de mobilité individuelle ayant abouti à la formation de nouvelles communautés.

Tourisme, résidences secondaires et retraites

6 Si on regarde l’ensemble des travaux publiés dans toutes les disciplines depuis les années 1970, on trouvera sur des terrains éloignés de l’Afrique, des analyses pertinentes des imaginaires migrants, de leurs pratiques linguistiques, de leur rapport à leur nouvel environnement. Il existe de nombreux parallèles possibles entre ces études de cas, car il s’agit d’un phénomène global, porté par des représentations collectives formées dans des pays occidentaux interconnectés, en train de transformer de multiples points du globe. Voici quelques entrées possibles dans ce vaste corpus qui manque parfois d’unité.

7 Le rapport entre mobilité, migration et tourisme constitue une première approche pertinente de la question. Les trajectoires des individus qui nous intéressent combinent souvent ces trois éléments, comme l’affirment T. Duncan, A. Cohen et M. Thulemark. Il est donc tout à fait logique que les premières études aient émergé des sciences du tourisme, notamment de revues de référence comme Annals of Tourism Research ou de l’ International Journal of Tourism Research. Mais si les analyses renvoyant au cadre théorique des mobilités sont fréquentes, elles demeurent minoritaires à une époque marquée par le retour de contraintes et contrôles politiques qui limitent la libre circulation des individus (visas, fiscalité, etc). Les travaux récemment publiés auraient davantage tendance à s’intéresser à des problématiques migratoires, à préciser le cadre théorique en insistant sur les éléments jouant un rôle structurant, et à mettre en évidence des régularités. Le cadre théorique des mobilités sera cependant privilégié par ceux qui étudient des individus particulièrement mobiles, notamment les mobilités atypiques7.

8 Pour revenir aux travaux sur le tourisme, les spécialistes se sont intéressés aux imaginaires et aux représentations ayant impulsé ces mobilités post- ou néo- touristiques, au rapport au lieu. Le tourisme est ici pris dans son sens large : il renvoie autant aux voyages de loisirs qu’au tourisme résidentiel, d’où le lien avec la possession de maison secondaire. Les liens avec l’entrepreneuriat touristique (le fait que les migrants travaillent dans le tourisme) sont multiples. La bibliographie sur ce sujet n’inclut pas que des travaux sur les migrants, bien entendu, mais on aurait tort de ne pas s’y intéresser. Le tourisme est une question qui rejoint celle des mobilités nord-sud, qui croise celles de la pratique des loisirs et son impact urbain, des transports et communication, des modes de socialisation entre migrants, sans oublier les implications en terme de consommation. La présence d’Occidentaux dans les Suds doit beaucoup à la mondialisation, aux réseaux sociaux, aux transports et aux licenciements facilités, à l’essor des réseaux d’information et de transports, mais aussi à la circulation des représentations, à l’internationalisation des marchés immobiliers. La possibilité

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d’acquérir des biens immobiliers bon marché explique en partie l’essor du phénomène indissociable de l’avènement d’une société de consommateurs mobiles.

9 On trouvera de bonnes études, parfois anciennes, sur les propriétaires de maisons secondaires dans les revues géographiques8, dans les revues consacrées au tourisme9. Sur ce sujet, nous recommandons tout particulièrement la lecture de la revue Tourism Geographies où écrivent des spécialistes incontournables de la question comme C. Michael Hall10. L’auteur publie régulièrement des analyses croisées, presque des états de la recherche sur des problématiques qui se recoupent (motilité et mobilité, tourisme et maison secondaire, mobilité et migration. Tourism Geographies a notamment publié plusieurs articles qui ont permis de clarifier le rapport entre tourisme, mobilité et migration11. Toutes les aires géographiques — de l’Australie à l’Europe, sans oublier l’Afrique — sont traitées. Les recherches menées dans le sud de l’Europe et en Amérique latine — que ce soit au Mexique, au Costa Rica, au Panama, et en Équateur — sont particulièrement nombreuses12.

10 Autre aspect bien étudié des migrations nord-sud, la mobilité internationale des « séniors » suscite un intérêt constant des chercheurs depuis une vingtaine d’années13. Les travaux ont établi que la mobilité nord-sud est liée au cycle de vie des individus, et que, contre toute attente, la fin de la vie professionnelle est une période particulièrement propice à la migration. Exit le retraité passif, l’heure est aux séniors actifs. Particulièrement visibles, les retraités migrant à l’étranger sont très étudiés. Ce phénomène avait déjà été repéré dans les années 1990, mais il est en forte augmentation depuis les années 2000, période où la génération née après la Seconde Guerre mondiale a pris sa retraite. Conséquence de la massification des flux, le nombre d’études consacrées à ces retraités étrangers a littéralement explosé. Sur ce sujet encore plus que les autres, difficile de sélectionner parmi les études publiées. Nous assumons ici un choix très subjectif, visant avant tout à faire connaître le travail de chercheurs originaux. Ainsi, P. Gustafson14, un auteur qui a travaillé sur l’évolution des trajectoires migrantes au cours d’une vie15. Les raisons sont multiples, parmi elles le goût pour une vie plus agréable, une variable qui a été décomposée en de multiples préoccupations allant du climat, à l’accès au logement, aux soins médicaux16, au coût de la vie, etc. On voit clairement les points de convergence avec les études sur le tourisme — d’où le terme de « mobilités post-touristiques » — et avec celles sur le tourisme médical. Les retraités étrangers dans les Suds (majoritairement originaires des États- Unis et du Canada pour l’Amérique latine, ou de l’Europe en ce qui concerne l’Afrique du Nord) tendent à devenir des usagers de services de santé, et les difficultés liées à l’âge et à la maladie figurent parmi les motifs de retour les plus fréquents17.

11 Les spécialistes rentrent désormais dans le détail de trajectoires individuelles parfois complexes18, traitant du rapport aux services de santé mais aussi de problématiques liées à la vieillesse, à la maladie et à la mort. En Europe, les retraités anglais sont parmi les plus étudiés : en plus des études sur l’Espagne que nous traiterons plus loin, on trouve aussi des travaux sur le sud de la France19, le Portugal20 ou Malte 21. Notons d’ailleurs que les aires de circulation des migrants — actifs ou retraités — sont très vastes : dans le cas des Britanniques, la Turquie fait également l’objet d’études à recommander22, de même que le reste de l’Asie (voir plus loin le rapport entre migration et postcolonialisme). Presque toutes les études abordant les Américains en Amérique latine traitent de la question puisque cette population âgée représente une partie importante du contingent de migrants23.

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12 Notons enfin qu’à mesure que la mobilité internationale des séniors se massifie, elle est davantage ressentie dans les pays d’origine. La mobilité internationale est fréquemment financée par des ressources accumulées dans les pays d’origine, mais aussi par les retraites, ce qui pèse sur les systèmes de santé des pays du Nord. Les aspects et conséquences économiques de ces migrations sont considérables, mais encore mal connus24. La question du rapport entre migration et transfert des allocations sociales sera au programme de plusieurs rencontres entre spécialistes en 2016, notamment lors du Congrès de l’American Association of Geographers.

Nouvelles problématiques

13 L’engouement scientifique pour les migrations nord-sud doit beaucoup à une étude de cas sur les Britanniques en Espagne. Première monographie dédiée à la présence déjà médiatisée de nombreux Britanniques sur les côtes espagnoles, l’ouvrage de K. O’Reilly25 paraît en 2000. Cette publication a inauguré une longue série de travaux partant du principe que la quête d’un meilleur style de vie en serait le dénominateur commun, d’où le concept en anglais de lifestyle migration. Ce dernier s’est rapidement imposé comme cadre théorique de référence pour les chercheurs travaillant sur les migrants issus de pays développés qui, bien que n’appartenant pas à la jetset et sans être des travailleurs expatriés, ont adopté un mode de vie relativement privilégié.

14 En 2000, écrire à leur sujet revenait à conférer une légitimité scientifique à une forme de migration bien futile — mener la belle vie dans des stations balnéaires en bord de Méditerranée. De plus, bien avant les chercheurs, les migrants eux-mêmes avaient publié des guides pratiques ou témoignages autobiographiques relatant sur un mode informatif et humoristique leurs aventures à l’étranger. Les chercheurs ont donc investi des terrains déjà décrits et pensés par des sujets capables de comprendre, résister ou contester les analyses scientifiques. Les spécialistes des lifestyle migration — particulièrement les linguistes et les anthropologues — questionnent d’ailleurs en profondeur les discours des migrants, leur rapport à la langue et les enjeux de communication dans le pays d’accueil26. La grille scientifique est bien sûr critique et concurrente, notamment parce qu’elle parle de migration, là où les individus concernés préfèrent employer des termes moins explicites, plus discrets : expatriés, aventuriers, snowbirds pour ceux qui ne viennent qu’en hiver ; ou des références à leur origine nationale et leur langue.

15 On trouvera de nombreuses propositions théoriques intéressantes chez les spécialistes de lifestyle migration, notamment dans l’édition de M. Benson et N. Osbaldiston27. Ces deux auteurs furent parmi les premiers à développer et défendre le concept, et les contributions à cet opus apportent des précisions importantes sur la manière dont le concept peut être historicisé. Pour des analyses pointues et innovantes, nous recommandons aussi l’ouvrage édité par K. Torkington, I. David et J. Sardinha28, qui aborde quatre problématiques majeures : les enjeux liés aux représentations (dont la notion d’idylle rurale qui avait été développée par Benson dans son livre sur le sud- ouest de la France) et aux circulations migrantes ; les débats en cours sur les migrants retraités ; l’importance de la médiatisation et des intermédiaires commerciaux, et enfin les enjeux linguistiques et culturels. Ceux qui s’intéressent à l’économie de la migration apprécieront l’article dédié à l’industrie de la mobilité29 et à l’usage des nouvelles technologies de la communication et de l’information30.

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16 Qu’ils soient sociologues et anthropologues, linguistes ou géographes, ces spécialistes partagent les préoccupations des contributeurs de ce numéro des Cahiers d’Études africaines. Pour ne citer qu’un exemple, la ligne postcoloniale est au cœur des travaux de M. Korpela, spécialiste des Occidentaux installés en Inde, qui analyse avec finesse les contradictions de ces migrants dont le style de vie tend au cosmopolitisme mais qui adoptent pourtant des logiques d’enclave31. Parmi les études récentes, signalons aussi l’article de M. Hayes sur les retraités nord-américains en Équateur. C’est l’une des rares études à s’appuyer sur des sources bibliographiques rarement confrontées. L’analyse éclaire les expériences de migrants au prisme des enjeux liés à la survie du monde paysan et indigène, ce qui révèle la participation involontaire de migrants à la perpétuation d’inégalités anciennes basées sur la concentration inéquitable de la propriété foncière32. Dans la même veine, signalons aussi le travail de N. Karkabi sur le Sinaï du Sud, où les autorités locales ont favorisé la venue de touristes et migrants au détriment des intérêts de Bédouins. Là encore, l’analyse retrace l’histoire d’une terre de conflits réinventée en zone touristique puis résidentielle, en insistant sur les conséquences politiques d’un processus d’inspiration néolibérale qui génère de fortes inégalités entre populations33.

17 En Afrique comme ailleurs, la présence de ces nouveaux migrants soulève des questions liées à la manière dont la migration perpétue ou modifie d’anciennes asymétries géopolitiques, fonde ou refonde des inégalités de droits et revenus plus anciennes. Si le cas des Britanniques en Espagne s’est imposé comme un point d’ancrage de cette bibliographie, ces questions se posent avec une plus grande acuité sur d’autres terrains, notamment en Asie ou en Amérique latine, là où les migrants — comme les chercheurs — investissent les anciennes zones d’influence coloniales. On trouve encore assez peu de travaux d’historiens sur ces sujets, d’où l’intérêt des contributions proposées dans ce numéro. Dans les périphéries impériales, la recherche en anglais se focalise moins sur les perceptions des migrants, et vise davantage à dresser une cartographie des conflictualités sous-jacentes. Au Mexique, la proximité avec les États-Unis se traduit par une forte présence de migrants et de chercheurs, très visible dans certaines villes. San Miguel de Allende a ainsi fait l’objet de plusieurs ouvrages, celui de S. Croucher mais aussi une étude historique récente de la communauté américaine par L. Pinley Covert34.

18 Les questions soulevées par les chercheurs travaillant sur d’autres aires géographiques et culturelles sont proches de celles que pose la présence européenne en Afrique. Un des débats les plus animés porte sur la position sociale des migrants : sont-ils des privilégiés ? Leur présence est-elle la conséquence d’inégalités de développement et de pouvoir d’achat entre leurs pays d’origine et de destination ? Cette question des privilèges a naturellement fait l’objet de nombreuses publications. S. Croucher fut l’une des premières à tenter de décrire les avantages structurels (notamment la facilité de mouvement liée à la citoyenneté d’un grand pays) dont bénéficient les citoyens mobiles de pays riches et développés35. Son texte a été abondamment commenté : la question est complexe puisque les citoyens du Nord migrent de toute évidence avec plus de facilité que ceux du Sud désirant s’établir dans le Nord. Mais il est tout aussi évident que ce ne sont pas des membres d’une élite privilégiée. Ce débat autour de la position sociale des migrants a permis de faire émerger de nouvelles problématiques, liées à l’ethnicité, auxquelles les africanistes sont aussi sensibles.

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19 Par-delà l’opposition classique avec les migrants économiques, les auteurs ont relativisé l’ampleur des avantages dont jouissent ces migrants qui sont nombreux à travailler36. On sait ainsi que les Occidentaux vivant dans les Suds ne sont pas forcément riches. R. Huete, A. Mantecon et J. Estevez ont par exemple montré que la crise économique de 2008 a considérablement réduit la mobilité britannique en Espagne37, et il existe d’autres études du même type. M. Hayes a proposé une grille de lecture de la position sociale dans un contexte migratoire qui se caractérise par la faculté individuelle de tirer parti de niveaux de richesse et développement hétérogènes. Hayes parle d’arbitrage économique pour mettre en évidence la relation unissant migration vers les Suds et crise économique au Nord38. La plupart des chercheurs s’accordent désormais sur le fait que les migrants jouissent à l’étranger d’avantages relatifs, parfois liés à leur ethnicité. Ces migrants peuvent aussi bénéficier d’un a priori positif des classes dominantes quand ils s’installent dans d’anciennes zones d’influence impériales, comme les citoyens des États- Unis en Amérique latine ou les Français en Afrique39.

20 La migration dans d’anciennes aires coloniales, comme l’Amérique latine et l’Afrique, pose des problèmes liés à la postcolonialité. Le débat autour des privilèges migrants et de l’ethnicité inaugurent sans doute une nouvelle série d’études qui enrichiront considérablement notre compréhension de cette migration en la reliant explicitement à des sujets plus classiques : propriété de la terre, hiérarchies sociales et politiques, poids économique des migrants, relation avec les élites, etc. Dans le cas de l’Amérique latine, les études qualitatives et quantitatives en espagnol et en anglais dessinent déjà une carte de l’impact local de la présence d’Étasuniens et de Canadiens, en particulier sur les littoraux et dans certaines localités « américanisées »(notamment au Panama) où les migrants jouissent d’un a priori positif des élites. Des études anthropologiques francophones s’intéressent en outre à la rencontre entre migrants occidentaux et populations locales sur le continent africain40.

21 Nous espérons avoir rendu ici compte de la vitalité de la recherche contemporaine sur la présence de migrants occidentaux dans les Suds. On l’aura compris, la sélection de travaux discutés ici est par nécessité très sélective, mais elle est à l’image d’axes disciplinaires et d’intérêts scientifiques très divers. Les débats sur les termes — mobilité ou migration, migration d’agrément ou liée au style de vie — font partie intégrante du problème qui se pose à nous. Faut-il ou non considérer les citoyens du Nord migrant dans les Suds comme des migrants à part ? Le distinguo théorique qui a été opéré entre une immigration sud-nord s’expliquant par l’économie et une migration nord-sud apparentée au tourisme et à la quête du bien-être individuel n’est que partiellement fondé. Peu importe le terme choisi — mobilité, tourisme résidentiel, migration d’agrément ou de style de vie —, le phénomène qui nous intéresse ne devrait pas faire l’objet d’un traitement à part. Les distinctions entre régimes de mobilité fondées sur des observations liées à la classe et l’ethnicité ont parfois péché par nationalisme méthodologique41. C’est notamment le cas des publications sur les citoyens des États-Unis qu’on hésite encore à décrire comme des migrants.

22 Mais cet exceptionnalisme ne devrait pas durer. La grande visibilité accordée au concept de lifestyle migration aura notamment permis de porter le débat scientifique

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dans les grandes revues d’études migratoires que sont Migration Studies, Mobilities, ou encore The Journal of Ethnic and Migration Studies. L’attention nécessaire aux spécificités a désormais fait place à une plus grande ouverture aux autres théories existantes. Les débats récents autour de la position sociale des migrants, des privilèges/avantages dont ils jouissent, mais aussi de la mobilité géographique comme stratégie (plus ou moins efficace) de maintien dans la classe moyenne en sont la preuve.

23 Comme nous l’avons signalé, la dimension et l’impact économiques de ces migrations — d’aucuns parleront de consumérisme et de néolibéralisme — ont déjà donné lieu à des études approfondies. Mais il reste encore beaucoup à faire pour améliorer notre compréhension de ces nouveaux flux, notamment en l’absence de statistiques fiables. Malgré la multiplication des terrains et angles d’approche, la recherche bute sur l’impossibilité de chiffrer avec précision le nombre de migrants, le nombre de retraités basés à l’étranger ou l’ampleur de leur patrimoine (notamment immobilier) détenu à l’étranger. L’accès à ce type de données constitue un enjeu de taille pour la recherche à venir. L’intérêt croissant pour le traitement politique de ces migrations devrait aboutir en 2016 à de nouvelles publications dans la veine de celles déjà signalées ici. On peut en dire de même des effets locaux de processus globaux dont l’impact sur les pays de destination commence à être connu, mais dont celui sur les pays d’origine reste encore à décrire. On ne peut que saluer la publication de ce numéro des Cahiers d’Études africaines qui enrichit considérablement le corpus dont nous avons parlé, et apporte un contrepoint éclairant aux nombreuses analyses sur l’Amérique latine et l’Europe. Notre connaissance de la littérature scientifique est forcément orientée, limitée aux aspects pertinents pour nos propres recherches. Nous avons tenté de mentionner un maximum de thèmes et problématiques, mais les lecteurs intéressés trouveront d’autres pistes dans les bibliographies d’articles et ouvrages signalés. Nous avons également conscience de n’avoir pas rendu compte de la recherche sur l’Asie, qui est beaucoup plus dynamique que ce que nous avons laissé entendre ici.

NOTES

1. Pour des bibliographies plus exhaustives des publications en français, anglais et espagnol, nous recommandons de consulter le site Lifestyle Migration Hub, qui propose trois bibliographies compilées en 2015, . 2. T. DUNCAN, S. A. COHEN & M. THULEMARK, Lifestyle Mobilities. Intersections of Travel, Leisure and Migration, Farnham, Ashgate, 2013. 3. S. CROUCHER, The Other Side of the Fence. American Migrants in Mexico, Austin, University of Texas Press, 2009. 4. O. L IZARRAGA, La transmigracion placentera. Movilidad de estadounidenses a México, México, Publicaciones del Instituto Politecnico Nacional, 2012. 5. H. ZABAN, « Living in a Bubble: Enclaves of Transnational Jewish Immigrants from Western Countries in Jerusalem », Journal of International Migration and Integration, 16 (4), 2015, pp. 1003-1021.

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6. G. ROMELLA & L. MOSS, « Origines et développement du concept de migration d’agrément », in N. MARTIN ET AL. (dir.), Les migrations d’agrément : du tourisme à l’habiter, Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 37-55. 7. Voir notamment, A. D’ANDREA « Neo-Nomadism: A Theory of Post-Identitarian Mobility in the Global Age », Mobilities, 1 (1), 2006, pp. 95-119; P. KANNISTO, Global Nomads and Extreme Mobilities, New York, Routledge, 2016. 8. D. HIERNAUX, « La promocion inmobiliaria y el turismo residencial : el caso mexicano », Scripta Nova. Revista electronica de geografia y ciencias sociales, Barcelone, Universidad de Barcelona, 9 (194), 2005, . 9. M. A. C ASADO-DIAZ, « Socio-Demographic Impacts of Residential Tourism : A Case Study of Torrevieja, Spain », International Journal of Tourism Research, 1, 1999, pp. 223-237 ; D. T. DUVAL, « When Hosts Become Guests : Return Visits and Diasporic Identities in a Commonwealth Eastern Caribbean Community », Current Issues in Tourism, 6 (4), 2004, pp. 267-308 ; Voir également le numéro de la revue Civilisations paru en 2008 consacré au « Tourisme, mobilités et altérités contemporaines ». 10. C. M. HALL & D. K. MULLER, « Introduction: Second Homes, Curse or Blessing? Revisted », in C. M. HALL & D. K. M ULLER (eds.), Tourism, Mobility and Second Homes. Between Elite Landscape and Common Ground, Clevedon, Channel View Publications, 2004, pp. 15-32. 11. A. M. WILLIAMS & M. C. HALL, « Tourism and Migration: New Relationships between Production and Consumption », Tourism Geographies, 2 (1), 2000, pp. 5-27; M. BELL & G. WARD, « Comparing Temporary Mobility with Permanent Migration », Tourism Geographies, 2 (1), 2000, pp. 87-107. 12. M. JANOSCHKA, « Imaginarios del turismo residencial en Costa Rica. Negociaciones de pertenencia y apropiacion simbolica de espacios y lugares: una relacion conflictiva », in T. MAZON, R. HUETE & A. MANTECON (eds.), Construir una nueva vida. Los espacios del turismo y la migracion residencial, Santander, Milrazones, 2011, pp. 81-102; A. SPALDING, « Lifestyle Migration to Bocas del Toro, Panama: Exploring Migration Strategies and Introducing Local Implications of the Search for Paradise », International Review of Social Research, 3 (1), February 2013, pp. 67-86. 13. A. WILLIAMS & G. PATTERSON, « British Retirees in Malta: Components of the Cross-National Relationship », International Journal of Population Geography, (4) 2, 1998, pp. 112-133; « An Empire Lost But A Province Gained: A Cohort Analysis of British International Retirement in the Algarve », International Journal of Population Geography, (4) 2, 1998, pp. 135-145. 14. P. GUSTAFSON, « Tourism and Seasonal Retirement Migration », Annals of Tourism Research, 29 (4), 2002, pp. 899-918; « Retirement Migration and Transnational Lifestyles », Ageing and Society, 21 (4), 2001, pp. 371-394. 15. P. GUSTAFSON, « Roots and Routes: Exploring the Relationship between Place Attachment and Mobility », Environment and Behavior, 33 (5), 2001, pp. 667-686. 16. J. MILLER-THAYER, « Health Migration: Crossing Borders for Affordable Healthcare », Field Actions Science Reports, 2, 2010, . 17. Sur ce sujet, voir l’article récent de C. BETTY et K. HALL, « The Myth of No Return? Why Retired British Migrants in Spain Return to the UK », in K. TORKINGTON, DAVID & J. SARDINHA (eds.), Practising the Good Life. Lifestyle Migration in Practices, Newcastle Upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2015, pp. 123- 136 qui propose une bonne bibliographie sur le sujet. 18. E. BANTMAN-MASUM, « Lifestyle Transmigration: Understanding a Hypermobile Minority in Mérida, Mexico », Journal of Latin American Geography, 14 (1), 2015, pp. 101-117. 19. M. BENSON, The British in Rural France. Lifestyle Migration and the Ongoing Quest for a Better Way of Life, Manchester, Manchester University Press, 2012. 20. N. BARON-YELLES, « De la fréquentation touristique de masse aux flux résidentiels : le cas de l’Algarve (Portugal) », Flux, 3 (63), 2006, pp. 63-74.

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21. U. AKERLUND, The Best of Both Worlds. Aspirations, Drivers and Practices of Swedish Lifestyle Movers in Malta, Ph. Thesis, Umea, Departement of Geography and Economic History, 2013. 22. I. SUDAS & M. MUTLUER, « Immigration européenne de retraités vers la “Riviera turque” : le cas d’Alanya (côte méditerranéenne) », Revue européenne des migrations internationales, 22 (3), 2006, . 23. Parmi les études entièrement consacrés aux retraités, voir D. T RULY « International Retirement Migration and Tourism along the Lake Chapala Riviera: Developing a Matrix of Retirement Migration Behaviour », Tourism Geographies, 4 (3), 2002, pp. 261-281; M. NORRIS & N. WINSTON, « Second-Home Owners: Escaping, Investing or Retiring? », Tourism Geographies, 12 (4), 2010, pp. 546-567. 24. E. B ANTMAN-MASUM, « Enjeux de la mobilité des Canadiens et Américains au Mexique : stratégies économiques des migrants et réponses des États », Autrepart, 67 (8), 2013, pp. 87-101. 25. K. O’REILLY, The British on the Costa del Sol, Transnational Identities and Local Communities, New York, Routledge, 2000. 26. A. AUTRILLARD, La migration britannique en Bretagne intérieure : une étude sociolinguistique critique des idéologies, des assignations et des stratégies interactionnelles, Thèse de doctorat, Rennes, Université de Rennes 2, 2015, . 27. M. BENSON & N. OSBALDISTON (eds.), Understanding Lifestyle Migration: Theoretical Approaches to Migration and the Search for a Better Way of Life, London, Palgrave Macmillan, 2014. 28. K. TORKINGTON, I. DAVID & J. S ARDINHA (eds.), Practising the Good Life. Lifestyle Migration in Practices, Newcastle Upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2015. 29. I. DAVID, M. EIMERMANN & U. AKERLUND, « An Exploration of a Lifestyle Mobility Industry », in K. TORKINGTON, I. DAVID & J. SARDINHA (eds.), Practising the Good Life. Lifestyle Migration in Practices, Newcastle Upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2015, pp. 138-160. 30. E. BANTMAN-MASUM, « Migration Machine: Marketing Mexico in the Age of ICTs », in O. FRAYSSÉ & M. O’NEIL (eds.), Digital Labour and Prosumer Capitalism. The US Matrix, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, pp. 106-124. 31. M. KORPELA, « A Postcolonial Imagination? Westerners Searching for Authenticity in India », Journal of Ethnic and Migration Studies, 36 (6), 2010, pp. 1299-1315; « Me, Myself and I. Western Lifestyle Migrants in Varanasi, India », Recreation and Society in Africa, Asia & Latin America, 1 (1), 2010, pp. 53-76, . 32. M. HAYES, « Into the Universe of the Hacienda: Lifestyle Migration, Individualism and Social Dislocation in Vilcabamba, Ecuador », Journal of Latin American Geography, 14 (1), 2015, pp. 79-100. 33. N. KARKABI, « Lifestyle Migration in South Sinai, Egypt: Nationalisation, Privileged Citizenship and Indigenous Rights », International Review of Social Research, 3 (1), February 2013, pp. 49-66. 34. L. PINLEY COVERT, Defining a Place, Defining a Nation: San Miguel de Allende through Mexican and Foreign Eyes, Manuscrit non publié, Yale Université, 2010. 35. S. CROUCHER, « Privileged Mobility in an Age of Globality », Societies, 2, 2012, pp. 1-13. 36. E. BANTMAN-MASUM, « Les Étatsuniens de Mérida, Mexique : mobilité ou migration ? », Revue européenne des migrations internationales, 31 (2), 2015, pp. 119- 138. 37. R. HUETE, A. MANTECON & J. ESTEVEZ, « Challenges of Lifestile Migration Research: Reflections and Findings about the Spanish Crisis », Mobilities, 8 (3), 2013, pp. 331-348. 38. M. HAYES, « Moving South: The Economic Motives and Structural Context of North America’s Emigrants in Cuenca, Ecuador », Mobilities, 10 (2), 2015, pp. 267-284. 39. Voir notamment l’ouvrage de C. LUNDSTRÖM, White Migrations : Gender, Whiteness and Privilege in Transnational Migration, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014. 40. Voir notamment H. Q UASHIE, « Désillusions et stigmates de l’exotisme. Quotidiens d’immersion culturelle et touristique au Sénégal », Cahiers d’Études africaines, XLIX (1-2), 193-194, 2009, pp. 525-550.

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41. N. GLICK SCHILLER, « A Global Perspective on Transnational Migration: Theorizing Migration Without Methodological Nationalism », in R. BAUBOOCK, & T. FAIST (eds.), Diaspora and Transnationalism: Concepts, Theories and Methods, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2010, pp. 109-129; N. GLICK SCHILLER & N. B. SALAZAR, « Regimes of Mobility Across the World », Journal of Ethnic and Migration Studies, 39, 2013, pp. 183-200.

AUTEUR

EVE BANTMAN-MASUM Lisst-Cieu, Université Toulouse 2, Toulouse

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Chronique bibliographique

Analyses et comptes rendus

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Boris ADJÉMIAN, La fanfare du négus. Les Arméniens en Éthiopie (XIXe-XXe siècles) Paris, éditions de l’EHESS (« En temps et lieux »), 2013

Alain Gascon

RÉFÉRENCE

ADJÉMIAN, Boris. — La fanfare du négus. Les Arméniens en Éthiopie (XIXe-XXe siècles). Préface de Gérard Noiriel. Paris, éditions de l’EHESS (« En temps et lieux »), 2013, 350 p., bibl., ill., index, gloss.

1 Ce livre reprend la thèse soutenue par son auteur sous la direction de Gérard Noiriel (EHESS) et Alessandro Triulzi (L’Orientale-Naples) en 2011. Boris Adjémian a rédigé un ouvrage qui, à partir de son sujet par ailleurs consciencieusement traité, expose une réflexion originale sur l’insertion des communautés de migrants en Afrique aux XIXe- XXe siècles. Pour tenir les territoires colonisés, les métropoles y envoyèrent fonctionnaires, soldats et missionnaires et pour les exploiter, elles s’assurèrent le concours de populations « intermédiaires » chargées des travaux d’infrastructure (chemins de fer) et du commerce avec les indigènes. C’est ainsi que les Libanais arrivèrent en Afrique de l’Ouest et les Indiens en Afrique du Sud et de l’Est. Certes, l’Éthiopie n’a pas subi la colonisation, mais Menilek et Haylä Sellasé firent néanmoins appel à des étrangers afin d’acquérir les instruments techniques de la modernisation et de protéger ainsi l’indépendance nationale. Quelques Européens furent envoyés par leur gouvernement (conseillers, missions militaires, ingénieurs) ou recrutés par les negus1, mais beaucoup arrivèrent, chassés par la misère, les guerres et les persécutions : des Grecs2, des Arméniens, des Indiens (sujets britanniques) des Russes blancs, des juifs d’Europe centrale, des Italiens qui demeurèrent même après la défaite de l’Italie en 19413. Ces communautés étaient organisées en associations culturelles, sportives et religieuses et protégées, en cas de contentieux avec les Éthiopiens, par les légations au

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Tribunal spécial des étrangers jusqu’en 19364. Soucieux de se préserver de l’influence exclusive d’un État étranger, Menilek et ras Täfäri (Haylä Sellasé après 1930) prirent le soin de recruter des « spécialistes » d’horizons différents et notamment d’États affaiblis par les guerres et les troubles politiques (Grèce, Empire ottoman, Empire russe). Dans les dernières années de l’Ancien régime, des Européens, des Éthiopiens et des Arméniens, naturellement, m’assurèrent que les Arméniens étaient « chez eux » en Éthiopie. Tout les rapprochait des Éthiopiens : leurs Églises sœurs monophysites, la loyauté de la communauté pendant l’occupation italienne, les mariages et l’histoire de « la fanfare du négus ». Le régent Täfäri a tiré des camps de réfugiés du Liban et de Syrie quarante orphelins arméniens afin de former son orchestre. Cette belle histoire fournit le point de départ du travail de B. Adjémian. Il en explique la naissance et la pérennité et retrace comment s’est imposée l’idée tenace (l’idée reçue ?) que les Arméniens — ni habäsha (abyssins/éthiopiens) ni färänj (francs/étrangers) mais des « entre deux » (p. 277) — avaient trouvé en Éthiopie une patrie de « rechange » !

2 L’ouvrage présente un cahier de photographies connues où apparaissent ras Täfäri, des dignitaires éthiopiens et des notables arméniens mais, également, des clichés émouvants tirés d’albums des familles arméniennes les montrant dans leur intimité et dans leurs réunions au cours de pique-niques. En effet, B. Adjémian a eu le privilège de consulter des journaux tenus par des membres de la communauté (Avédis Terzian) et de s’entretenir de la « belle époque » avec des témoins très âgés, telles ces trois demoiselles qui prenaient imperturbablement leur thé à cinq heures quoi qu’il arrive. L’auteur a rédigé avec beaucoup de clarté son propos et a soigné la transcription des termes éthiopiens. Il a joint trois cartes de localisation : la première de l’Éthiopie et des États limitrophes et les deux autres, des villes et des régions dont étaient originaires les réfugiés. Ils venaient des villayet de Constantinople, de Cilicie, d’Anatolie centrale et de Van et de la Syrie du Nord après le génocide. L’auteur a ajouté un glossaire des termes arméniens et éthiopiens, une chronologie, et surtout trois index, très précieux, des lieux, des noms et des notions. C’est ainsi que le lecteur y trouvera (pp. 37-38) : « Viens Poupoule ! » et « Pouet Pouet » (sic.) et apprendra que la fanfare joua ces airs « populaires » en présence de personnalités décontenancées, autant que le duc des Abruzzes qui entendit la « Marche funèbre » (de Chopin) à la place de l’hymne italien. L’auteur y voit un mélange d’amateurisme et de provocation car le chef, K. Nalbandian, est l’auteur de la musique de l’hymne national éthiopien. Cet orchestre faisait partie des attributs de la souveraineté que le régent voulait manifester aux Européens. Ainsi en 1930, pour son couronnement, avait-t-il racheté le carrosse du Kaiser Guillaume II !

3 Le plan du livre, en trois parties, expose la démarche ambitieuse de B. Adjémian qui ne se contente pas de rédiger une chronique, empreinte de nostalgie, des Arméniens d’Éthiopie. La première partie : « Genèse d’une tradition politique éthiopienne. Essai d’une tradition régressive », retrace de façon très convaincante « l’invention d’une “nation fidèle” arménienne en Éthiopie » (p. 90). Elle relativise la fraternité des Églises et le caractère humanitaire — qui n’est toutefois pas absent — de la formation de la fanfare. Elle fut l’un des instruments de la politique étrangère d’ouverture sur le monde des negus et une représentation sociale à usage interne et externe de leur conception géopolitique. Dans la deuxième partie : « L’amitié des rois. La logique en action d’une autographie collective », B. Adjémian retrace, à partir de journaux, de mémoires et d’entretiens, confrontés à des documents d’archives et des analyses académiques, comment cette petite communauté — 200 membres en 1914 et au maximum 800 entre

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les années 1930 et 1960 — a acquis une place décisive en Éthiopie, alors que les Grecs étaient bien plus nombreux. À l’ombre de l’autocratie impériale, à l’instar des « juifs du Pape » du Comtat Venaissin, on les trouvait à la Cour : le colonel K. Boghossian, chargé des chevaux de Haylä Sellasé, eut droit à des funérailles officielles (pp. 62-63). Ils s’imposèrent comme techniciens (Sarkis Terzian importa la première locomotrice), administrateurs, policiers, militaires et dans la capitale comme commerçants et artisans tanneurs, maçons, bijoutiers, tailleurs et photographes officiels des souverains, tels les Boyadjian5. Forts de leurs compétences6, les Arméniens étaient drogmans (interprètes- traducteurs) des légations étrangères et assistaient leurs ressortissants et leurs protégés au Tribunal spécial. La plupart adoptèrent le français et envoyaient leurs enfants dans les écoles françaises (témoignage personnel) et, quarante ans après leur départ d’Éthiopie7, le pratiquent toujours à Los Angeles. Grâce à la protection française, ils échappèrent à la répression lors de l’occupation italienne, mais, toutefois, trois familles « abyssinisées » (sic.) furent déportées (p. 289) et des Arméniens, tel H. Semerdjibashian (pp. 292-295), s’engagèrent dans la résistance. B. Adjémian étudie minutieusement comment s’est instauré un « âge d’or » (p. 194) construit sur la belle histoire de l’adoption des quarante enfants (arba lejjoch) par le régent Täfäri et illustrée par la réussite de quelques figures héroïques.

4 Plus courte, la troisième partie : « La sédimentation de l’insaisissable. Configuration et usages d’un espace de l’entre deux » traite des « pratiques sociales de l’hybridité » des Arméniens en Éthiopie, un sujet complexe. Leur intégration « réussie » n’aurait-elle été qu’une illusion ? En effet, comme la majorité des étrangers installés sous la protection du roi des rois ils ont quitté le pays à la chute de Haylä Sellasé. Sans doute, la nationalisation précipitée de tous les biens des étrangers qui a frappé l’économie d’atonie, les a-t-elle poussés à partir. À Addis Abäba, dans le quartier d’Arada, résident des familles éthio-arméniennes et quelques vieillards, uniques témoins d’une histoire de trois-quarts de siècle. Des « lieux de mémoire » rappellent cet âge d’or mythique : les vieilles maisons aux murs de tcheqa (boue) armés de poutres, les boutiques de l’avenue Haylä Sellasé, l’église, le Club arménien, leur carré au cimetière international de Gullélé... Beaucoup de ces migrants poussés hors de Grèce, de Turquie, de Russie, d’Égypte, d’Italie par la misère et les persécutions, et leurs descendants notamment, s’attachèrent à leur nouvelle patrie : le futur cinéaste Nikos Papatakis, de père grec et de mère éthiopienne, combattit les Italiens. Comme aux Éthiopiens, le souverain mesurait sa faveur aux étrangers : il était mauvais payeur (Rimbaud l’apprit à ses dépens), et, ingrat, il récompensait chichement ses obligés. Sur son ordre, on passait facilement et rapidement de la Cour à la prison et malheur à qui regimbait, comme H. Semerdjibashian, qui fut éliminé. En outre, encore sous Haylä Sellasé, le pouvoir royal avait une influence limitée dans les provinces éloignées face aux préventions à l’encontre des färänj, et même des Armén.

5 B. Adjémian rappelle aussi qu’entre les deux guerres les Européens accablaient de leur mépris les « Levantins ». Ils les décrivent comme une race inférieure de « demi- blancs », âpres au gain, fourbes et serviles vis-à-vis de leurs maîtres éthiopiens qui les ont « éthiopisés ». Il étudie le cas, « célèbre » d’Evelyn Waugh qui exerça sa verve implacable à l’occasion du couronnement de Haylä Sellasé, dépeint comme un souverain d’opérette. Sa plume, féroce à l’encontre des Européens — et plus encore des Britanniques —, se déchaîne contre les Grecs et les Indiens et épargne, miraculeusement, les Arméniens. Il n’était pas seul : A. Armandy (1930)8 et H. Monfreid (1933)9 transposent leurs fantasmes sociaux et racistes dans leurs descriptions

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convenues de Levantins cauteleux, libidineux, petits boutiquiers prêts à vendre père et mère, alors que les Arméniens d’Éthiopie, de deuxième génération, accédaient à des postes de fonctionnaires et d’employés comme d’ailleurs les Grecs, à la même période. En somme, les Arméniens de l’entre deux ne trouvaient grâce ni aux yeux des Éthiopiens ni à ceux des Européens. Les Éthiopiens, éduqués à l’étranger, partageaient la même condition incertaine : H. Monfreid (ibid.) les accable dans Vers les terres hostiles car ils singent (sic.) les « Blancs ». Alain Rouaud (1991)10 a montré combien les Éthiopiens se sont interrogés sur la loyauté et sur l’« éthiopianité » de leurs compatriotes formés à l’étranger surtout si comme Afä Wärq, ils ont pris femme en Europe.

6 B. Adjémian a écrit un livre qui fait date dans les études éthiopiennes et arméniennes, par ses qualités d’analyses et de rédaction. Il a également innové dans le domaine des études des diasporas et de l’intégration « réussie » de ces minorités comme strate sociale intermédiaire au service d’un pouvoir autoritaire en mal de modernisation. Son ouvrage fournit une étude précise sur le « prisme déformant » des représentations sociales des différents types d’étrangers dans la formation des conceptions géopolitiques des Éthiopiens proches du pouvoir. Espérons qu’une recherche de cette qualité soit bientôt entreprise sur les « Grecs des negus » qui, plus encore que les Arméniens, ont joué un rôle capital dans la modernisation de l’Éthiopie de Sotiro, employé de Rimbaud à Harär, du Dr. Y. Zervos, médecin de Haylä Sellasé et consul- général de Grèce. Une étude serait également la bienvenue, celle des Italiens, car le livre de F. Le Houérou se limite au cas des « Ensablés ». En effet, dès le lendemain de leur défaite à Adwa, ils retrouvèrent, avec le diplomate Ciccodicola, la cour de Menilek à Addis Abäba. Pour le moment, à ma connaissance, on ne dispose que de travaux partiels sur les communautés françaises, britanniques, allemandes et scandinaves. Dans La Fanfare du négus, B. Adjémian a fait œuvre de pionnier, notamment par l’investigation des sources et leur utilisation et par l’invention de problématiques originales. Son livre ne doit pas seulement être lu par les éthiopisants et les arménisants, mais par tous les chercheurs et enseignants qui travaillent sur ces communautés de l’« entre deux » en Afrique et en dehors de l’Afrique.

NOTES

1. De 1878 jusqu’à sa disgrâce en 1906, l’ingénieur suisse Alfred Ilg fut le « principal ministre » de Menilek. 2. N. PAPATAKIS, Tous les désespoirs sont permis, Paris, Fayard, 2003. 3. F. LE HOUÉROU, L’épopée des soldats de Mussolini en Abyssinie, 1936-1938 : Les « Ensablés », Paris, l’Harmattan (« Racines du Présent »), 1994. Voir également le compte rendu d’A. ROUAUD, Cahiers d’Études africaines, XXXVII (2), 146, 1997, pp. 512-517. 4. A. ZERVOS, L’empire d’Éthiopie. Le miroir de I’Éthiopie moderne, 1906-1936, Alexandrie, 1936. 5. B. ABBEBE, Les Boyadjian, photographes arméniens à la cour du Négus, Paris, Jeu de Paume-Hôtel de Sully, 19 juin-2 septembre 2007. 6. Ils parlaient couramment l’amharique, le français, l’italien et l’anglais (témoignage personnel).

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7. S. MEKDJIAN, De l’enclave au kaléidoscope urbain. Los Angeles au prisme de l’immigration arménienne, Thèse de doctorat, Paris, Université de Nanterre- Paris X, 2009. 8. A. ARMANDY, La désagréable partie de campagne. Incursion en Abyssinie, Paris, Lemerre, 1930. 9. H. MONFREID, Vers les terres hostiles de l’Éthiopie, Paris, Grasset, 1933. 10. A. ROUAUD, Afä Wärq 1868-1947. Un intellectuel éthiopien témoin de son temps, Paris, CNRS Éditions, 1991. Voir également sur cet ouvrage le compte rendu d’A. GASCON, Cahiers d’Études africaines, XXXII (2), 126, 1992, pp. 350-353.

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Michaela BENSON & Karen O’REILLY (eds.), Lifestyle Migration. Expectations, Aspirations and Experiences London, Ashgate, 2009

Brenda Le Bigot

RÉFÉRENCE

BENSON, Michaela & O’REILLY, Karen (eds.). — Lifestyle Migration. Expectations, Aspirations and Experiences. London, Ashgate, 2009, 168 p., bibl.

1 L’ouvrage paru en 2009 intitulé Lifestyle Migration. Expectation, Aspirations and Experiences a marqué l’évolution des travaux, notamment développés dans la sphère anglophone, sur les mobilités des Occidentaux. Au fil de ses dix chapitres, proposés par neuf auteurs différents, et en 168 pages, l’ouvrage associe proposition théorique et études de cas, pour fonder ce que certains appelleraient un nouveau champ de recherche autour du phénomène des lifestyle migrations. L’idée des auteurs est de conceptualiser collectivement autour d’une tendance grandissante, celle des migrations d’individus relativement riches, en quête de ce qui apparaît sous l’expression « the good life ». Le concept de « lifestyle migration » est défini ainsi : « To offer a dynamic definition, [...] lifestyle migration is the spatial mobility of relatively affluent individuals of all ages, moving either part-time of full-time to places that are meaningful because, for various reasons, they offer the potential of a better quality of life » (p. 2). Cette définition se décline dans le cadre de l’ouvrage pour saisir aussi bien des migrations internationales, domestiques, de propriétaires de maisons secondaires, d’actifs en situation de déclassement social, de néo-ruraux, de backpackers, d’enfants, de retraités, ou encore de

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femmes en situation de mariage interculturel, sur des terrains aussi différents que la Costa del Sol, la ville indienne de Varanasi, ou le mid-west étasunien.

2 Karen O’Reilly et Michaela Benson signent l’édition scientifique de l’ouvrage, le premier chapitre, conceptuel et introductif, ainsi que chacune, un chapitre plus empirique. K. O’Reilly est sociologue et enseigne à l’Université de Loughborough (Grande-Bretagne) dont elle dirige actuellement le département de sociologie. Elle s’intéresse depuis la fin des années 1990 à la migration des Britanniques en Espagne, sur la Costa del Sol, cas devenu archétypal des life style migrations. Elle mobilise les méthodes ethnographiques et questionne son objet empirique principal au prisme des classes sociales, du genre ou de l’âge. M. Benson, également sociologue, enseigne à l’Université Goldsmiths à Londres. Elle a travaillé à la fin des années 2000 sur les Britanniques installés dans l’espace rural français, ce qui l’a conduite à investir le concept de lifestyle migrations. Elle s’intéresse également aux classes moyennes et poursuit ses recherches à partir d’autres terrains comme le Panama et selon un axe insistant davantage sur la notion de « privilège ». Les deux auteurs ont signé ensemble, également en 2009, un article dans Sociological Review1 qui approfondit les réflexions conduites dans ce premier chapitre. Les sept autres auteurs de l’ouvrage se partagent entre anthropologues et sociologues et sont affiliés à des universités anglaises, mais aussi suédoise, finlandaise et américaine.

3 La mise en cohérence de différents phénomènes migratoires grâce à l’expression synthétique « lifestyle migration » n’est ni la première ni la seule tentative, mais elle semble aujourd’hui l’une des plus structurantes dans le monde anglophone. Dans les années 1990, le phénomène de migration vers les espaces ruraux avait été pensé par L. Moss2 sous le terme d’« amenity migration ». L’expression a été reprise dans le contexte français sous le terme « migration d’agrément »3. Les champs des « lifestyle migrations » d’origine britannique et des « amenity migrations » d’origine canadienne ont chacun leur plateforme en ligne4 et leurs chercheurs affiliés, semblant ainsi bien symboliser la profusion des productions scientifiques proches, si ce n’est leur mise en concurrence dans le monde de la recherche en sciences sociales.

4 L’ouvrage comprend ainsi dix chapitres qui traitent de figures très variables, notamment en termes d’âge, de situation professionnelle et de situation sociale, et de terrains. Les retraités font l’objet de quatre chapitres. Ils sont majoritairement britanniques et migrants vers l’Espagne. La primauté de cette figure s’explique par l’existence de recherches déjà nombreuses et structurées5 sur les International retirement migrations (IRM), dont les deux éditrices de l’ouvrage sont issues. Au chapitre 6, M. A. Casado-Diaz rappelle les raisons de l’accroissement de ce phénomène : l’augmentation de l’espérance de vie, les départs anticipés à la retraite, l’augmentation des revenus, l’accumulation des expériences de mobilité internationale au cours de la vie active. En contrechamp, deux figures de migrants jeunes, les ex-backpackers et les enfants de migrants, font l’objet de deux autres chapitres. Elles ont en commun l’incertitude de leur situation future en pays étranger. Les jeunes ex-backpackers de Varanasi, entre 20 et 35 ans, présentés au chapitre 2 par M. Korpela, n’ont pas de carrière professionnelle derrière eux, ils financent leurs séjours prolongés (plusieurs mois) en Inde par des aller-retours dans leur pays d’origine. Adeptes des contrats courts, ils ont retourné à leur avantage la précarisation et la flexibilisation structurelle du marché du travail dans leur pays d’origine. Les enfants de migrants britanniques en Espagne se retrouvent quant à eux généralement en école internationale et envisagent souvent un

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retour en Angleterre pour les études supérieures. Les profils sociaux des individus étudiés sont présentés de façon assez générale, voire assez vague. Ces profils sont pour autant considérés comme relativement déterminants dans l’interprétation du phénomène. Les chapitres 3 et 9 travaillent particulièrement sur des personnes en situation de déclassement social ou d’origine populaire. La situation de « mid-life crisis » liée à une perte d’emploi évoquée par B. A. Hoey (chapitre 3) donne au mid-west étasunien un statut de refuge. L’origine populaire d’une majorité des migrants britanniques en Turquie explique en partie le choix de cette destination par défaut, l’immobilier espagnol étant trop cher.

5 La côte espagnole est un terrain très investi par les auteurs. La forme la plus identifiée de lifestyle migration est ainsi, non seulement liée aux migrations de retraite, mais à ce qu’on peut nommer le « tourisme résidentiel ». Comme le souligne P. Gustafson (chapitre 5), la présence des lifestyle migrants est très visible sur la côte espagnole, et perçue comme une extension du tourisme, avec ses restaurants, boutiques, associations. Ce stade très avancé du phénomène implique un rôle crucial pour les agences immobilières. D’autres destinations sont évoquées pour leur spécificité au regard de ce modèle. Par exemple, Varanasi (chapitre 2) ne dispose pas d’un climat agréable ni d’infrastructures de tourisme, c’est la dimension spirituelle du lieu et le bas coût de la vie qui attire les jeunes Occidentaux. Didim est pointée également comme spécifique (chapitre 9) : la destination turque s’inscrit en concurrence avec d’autres destinations littorales mais le tourisme y est beaucoup plus récent, les différences culturelle et religieuse avec les migrants européens sont importantes et le pays n’est pas une ancienne colonie.

6 Une des forces de l’ouvrage est de placer le développement conceptuel initial comme un fil rouge et de faire dialoguer les chapitres. Ainsi, la diversité des figures abordées permet d’illustrer les différentes formes que prennent ce que K. O’Reilly et M. Benson appellent « the quest for a better way of life » (p. 3) justifiant l’utilisation du terme « lifestyle ». On voit ainsi au fil des textes revenir la notion de « self-realization » (p. 4), de prise de contrôle et de nouveau départ sous des formes biographiques très différentes. L’exemple des femmes anglophones (majoritairement étasuniennes) mariées à des Italiens (chapitre 4) est intéressant à ce titre. C. Trundle, en interrogeant des femmes principalement américaines âgées de 27 à 90 ans, met en lumière comment les aspirations se transforment au cours de la vie. Les aspirations bohèmes de la jeunesse collent au concept de lifestyle migrant, tout comme les valeurs familiales et la vie tranquille sont recherchées par les personnes du troisième âge. Au milieu de la vie cependant, les femmes étrangères à Florence perdent de vue la « quête de la belle vie », élèvent leurs enfants et se trouvent parfois en situation de fort décalage culturel par rapport aux attentes du modèle familial italien, au point de rompre avec leur mari et parfois, de retourner dans leur pays d’origine. La diversité des terrains abordés permet aussi de mieux comprendre ce que les auteurs appellent les « geographies of meaning », c’est-à-dire la spécificité de ces destinations comme des lieux qui auraient un sens pour le migrant en terme de réalisation de soi. Les études de cas donnent corps à la typologie de lieux génériques proposée au chapitre 1, différenciant « the rural idyll » tel que le département du Lot (chapitre 8) ou la région des Grands Lacs (chapitre 3), « the coastal retreat » qu’elle soit espagnole (chapitres 5, 6, 7, 10) ou turque (chapitre 9) et « the cultural/spirituel attraction » indienne (chapitre 2) ou italienne (chapitre 4). La plupart des chapitres mettent en avant le rôle du lieu dans le récit de soi, sa dimension identitaire. Les imaginaires associés par les migrants aux destinations sont souvent

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marqués par les stéréotypes associés à ces lieux génériques : vie simple, tranquille, sécurité, sentiment communautaire, environnement bénéfique pour la santé, bas coût de la vie. Ces imaginaires s’inscrivent dans la dimension comparative du projet de migration, l’idée d’échappatoire davantage développée par K. O’Reilly et M. Benson dans leur article de 2009. Le lieu d’origine est ainsi décrit par les jeunes de Varanasi comme « the Big Bad West » (chapitre 2, p. 18) consumériste et matérialiste, et le Royaume-Uni est décrit par les enfants britanniques vivant en Espagne comme très dangereux (chapitre 7). Là encore, les auteurs soulignent que l’imaginaire est homogénéisant et parfois caricatural.

7 L’ensemble des chapitres de l’ouvrage met en avant des « narratives », c’est-à-dire des récits de soi, marqués par une même rhétorique de justification de la migration. La décision de migrer est présentée par le migrant comme une prise de risque distinctive. M. Benson (chapitre 8) axe son analyse de la migration des Britanniques dans le sud- ouest de la France sur la façon dont ceux-ci cherchent à se différencier des autres Britanniques qui migrent en Espagne ou dans d’autres régions françaises, pour donner à leur mode de vie un caractère unique. O. Nudrali & K. O’Reilly montrent que pour les migrants européens en Turquie, la migration est présentée comme une prise de risque dont ils sont fiers et non comme une mobilité liée à une contrainte économique dans le pays d’origine (chapitre 9).

8 L’enjeu de la socialisation et de l’entre-soi résultant de ces migrations est également bien éclairé. M. A. Casado-Diaz (chapitre 6) en fait son angle de questionnement en traitant des migrations des retraités britanniques sur la Costa Blanca. Elle interroge les pratiques de loisirs, notamment menées dans le cadre de l’Université du 3e âge, comme bases de la formation des liens d’amitié qui augmentent le capital social des individus. Elle se réfère à R. D. Putnam6 pour différencier le bonding capital et le bridging capital, le premier relevant de liens de grande proximité, d’identité commune et d’intérêt particulier, le second qualifiant des liens plus distants, d’identité plus large et d’intérêt plus collectif. Les liens qui se tissent au sein de la communauté britannique étudiée relève davantage de bonding capital selon l’auteure, ce qui renforce la cohérence interne mais aussi la frontière entre le groupe et les locaux, ou les Britanniques d’origine sociale différente.

9 Les auteurs mettent en avant l’ambivalence et les contradictions avec lesquelles les lifestyle migrants composent, notamment concernant les liens avec les locaux et le rejet du lieu d’origine. Le fait de ne pas s’intégrer ou de ne pas acheter local sont des mauvaises pratiques pointées du doigt par certains migrants britanniques du Lot pour stigmatiser les Britanniques en Dordogne ou en Espagne, vivant selon eux comme dans des ghettos (chapitre 8). Les attentes d’intégration, si elles sont présentes, doivent souvent faire face à la réalité de différences culturelles, notamment linguistiques. La dimension individualiste du projet migratoire est par ailleurs généralement rejetée par le migrant. Dans le cas des jeunes à Varanasi (chapitre 2), l’Occident est largement critiqué alors même que les liens sociaux tissés sur place se font essentiellement entre Occidentaux et que c’est le lien maintenu avec l’Occident comme ressource financière (travail temporaire ou revente de produits indiens) qui permet les séjours prolongés en Inde.

10 J. Waldren (chapitre 10), dans son essai réflexif sur sa vie parmi la communauté étrangère à Majorque, semble regretter le peu d’analyses sur la façon dont les sociétés locales perçoivent ces lifestyle migrations. C’est un angle mort également souligné par K.

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O’Reilly et M. Benson (chapitre 1) qui appellent à des analyses plus approfondies sur les conséquences des lifestyle migrations dans les destinations. Le chapitre portant sur Didim en Turquie est le seul à éclairer le phénomène par les perceptions des migrants anglais et allemands et par celles des locaux turcs. Ces derniers considèrent ces pratiques comme une extension du tourisme. Ils indiquent ne pas faire l’expérience dans leur vie quotidienne de changements directement consécutifs à la présence des Occidentaux. Ils partagent néanmoins le même espace social et certains Turcs font part de leur doute quant à leur propre capacité à s’adapter à cette présence occidentale. L’auteur relève que les relations entre migrants et locaux sont souvent hiérarchiques, même dans le cadre d’une création d’entreprise (commerce notamment) pour laquelle le migrant a besoin de s’associer avec un local. Il y a de la part des Turcs une célébration économique, mais une crainte du futur, une condamnation du manque de valeurs familiales et communautaires des Occidentaux et une peur que le tourisme s’organise sans les Turcs, en les considérant comme des citoyens de seconde zone.

11 Le mode d’écriture des articles est assez homogène : extraits d’entretiens placés en exergue ou portrait introductif, présentation du terrain ethnographique, importance des matériaux discursifs dans la démonstration. Ceci témoigne d’une primauté pour les méthodes ethnographiques, liée notamment à l’appartenance disciplinaire des auteurs, mais aussi à la spécificité du phénomène étudié, qui n’offre que peu de matériaux quantitatifs. Les statistiques ou autres estimations chiffrées sont quasi absentes, seuls M. Korpela (chapitre 2) estime à environ 200 à 300 le nombre de jeunes Occidentaux séjournant à Varanasi, et P. Gustafson (chapitre 5) indique qu’entre 65 000 et 75 000 Suédois résident en Espagne, sans pouvoir isoler les retraités, et encore moins les migrants saisonniers.

12 Les terrains ethnographiques ont souvent duré plusieurs années, avec parfois de l’observation participante et des entretiens de groupes complémentaires aux entretiens individuels approfondis. Des institutions telles que, en Espagne, l’Université du 3e âge (chapitre 6) et les établissements scolaires internationaux (chapitre 7), ou plus généralement les associations de lifestyle migrants ont été des portes d’entrée sur les terrains. L’ouvrage n’offre pas une grande diversité méthodologique mais certains articles mobilisent des sources discursives écrites : des essais rédigés par des enfants portant sur leur vie en Espagne (chapitre 7), et (chapitre 9), des essais rédigés par des migrants européens prenant des cours de turc à Didim. Des sources documentaires ont également été analysées dans deux cas : des guides destinés aux Suédois souhaitant s’installer en Espagne (chapitre 5), et une brochure touristique de la région des Grands Lacs datant des années 1920 (chapitre 3). On peut regretter que la présentation des méthodes et la réflexivité ne soient pas plus approfondies dans la plupart des articles. Ceci aurait peut-être permis de mettre en perspective la faiblesse des matériaux sur les populations et les contextes locaux. Les auteurs sont en effet généralement de la même nationalité que les lifestyle migrants, voire sont eux-mêmes dans cette situation de mobilité, on peut ainsi faire l’hypothèse qu’ils accèdent facilement à ce réseau mais ont plus de difficulté à intégrer simultanément les réseaux locaux.

13 La plupart des auteurs utilise le cadre conceptuel proposé dans le chapitre 1 autour des lifestyle migrations, c’est-à-dire principalement la définition présentée comme dynamique et amendable (p. 2). Cette définition repose sur un bagage théorique récent : celui de la « pursuit of the individual good life » de Z. Bauman7 dans le cadre d’une « modernité liquide » évoquée page 3, ainsi que l’hypothèse de Giddens (1991) d’une

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réflexivité accrue des individus sur leur choix dans le cadre de la société de consommation. Les deux auteurs sont cités de façon récurrente dans l’ouvrage, parfois accompagnés de références à U. Beck8 et à J. Urry 9 renforçant l’hypothèse théorique d’une société caractérisée principalement par l’individuation, la globalisation, l’augmentation des mobilités et la flexibilisation des modes de vies. Le lecteur pourra se réjouir de trouver dans l’ouvrage des éclairages concrets de ces théories assez peu nourries de bases empiriques. Néanmoins, la confrontation de ces théories très larges aux cas pratiques met en lumière des contradictions que K. O’Reilly souligne notamment dans son chapitre sur les enfants de migrants en Espagne. Dans ce chapitre 7, elle questionne la théorie de Z. Bauman sur la modernité liquide comme « an individualized hunt, a self-realization project rather than an attempt to improve wider society » (p. 103). Par le prisme des expériences des enfants des lifestyle migrants britanniques, elle met en lumière la reproduction des structures d’inégalités, se référant ainsi aux travaux de Bourdieu. Elle met en avant les contradictions des propositions de Z. Bauman entre la liquidité des identités et des hiérarchies, et sa stratification entre « touriste » et « vagabond »10. Selon elle, la classe sociale et les autres catégories comme l’âge ou le genre restent structurantes, comme le montre l’exemple des décalages entre les attentes des enfants britanniques de classes populaires et de classes supérieures dans la même école internationale. On retrouve l’usage de la théorie bourdieusienne dans le chapitre de M. Benson (chapitre 8) qui évoque la « distinctiveness ». L’auteure transpose cependant plus prudemment cette théorie à un autre cadre que le cadre français. Une autre approche théorique aurait pu apparaître davantage étant donné l’objet : l’approche transnationale. P. Gustafson (chapitre 5) l’utilise pour parler de « stratégie résidentielle transnationale » incluant l’ensemble des dimensions de la vie du migrant, mais aussi l’ensemble de son réseau familial et amical.

14 Après cet ouvrage, paru en 2009, un certain nombre d’études sur les migrations et mobilités se sont saisies du concept de lifestyle migration, d’autres s’y sont référé, ont tourné autour, ou l’ont critiqué. L’ouvrage Lifestyle mobilities (Duncan, Cohen, et Thulemark) paru en 201311 se place dans une continuité claire avec le New Paradigm of Mobility de J. Urry et propose des versions davantage itinérantes du « lifestyle ». Celui édité par M. M. Benson et N. Osbaldiston paru en 201412 propose des approfondissements et ré-orientations à partir des lifestyle migrations comme l’indique le titre de leur introduction : « New Horizons in Lifestyle Migration Research »13. Il s’agit par exemple de développer l’approche historique des phénomènes. En effet dans l’ouvrage de 2009, seul le chapitre 3 propose un vrai retour historique sur la migration- refuge vers le mid-west américain. Une autre tendance, soutenue par le nouvel ouvrage de M. Benson et N. Osbaldiston, et également par les travaux de Sheila Croucher14 est celle d’un recentrage sur les relations de pouvoir et le caractère privilégié de ces migrants à l’échelle globale. Cette évolution, qui était déjà bien engagée dans certaines contributions de l’ouvrage de 2009, a pour conséquence de davantage mobiliser l’approche post-coloniale.

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NOTES

1. M. B ENSON & K. O’R EILLY, « Migration and the Search for a Better Way of Life : A Critical Exploration of Lifestyle Migration », Sociological Review, 57 (4), 2009, pp. 608-625. 2. L. MOSS, « Beyond Tourism : The Amenity Migrants », in M. MANNERMAA, S. INAYATULLAH & R. SLAUGHTER (eds.), Coherence and Chaos in Our Uncommon Futures : Visions, Means, Actions, Turku, Finland Futures Research Centre, 1994, pp. 121-128. 3. N. MARTIN, P. BOURDEAU & J. F. DALLER (dir.), Du tourisme à l’habiter : les migrations d’agrément, Paris, L’Harmattan, 2012. 4. < http://amenitymigration.org/home> ; . 5. R. KING, A. M. WARNES & A. M. WILLIAMS, « International Retirement Migration in Europe », International Journal of Population Geography, 4 (2), 1998, pp. 91-111. 6. R. D. PUTNAM, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon & Schuster, 2000. 7. Z. BAUMAN, Globalization : The Human Consequences, Cambridge, Polity, 1998. 8. U. BECK & E. BECK-GERNSHEIM, Individualization : Institutionalized Individualism and Its Social and Political Consequences, London, Sage, 2002. 9. J. URRY, Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ?, Paris, Armand Colin, 2000. 10. Z. BAUMAN, op. cit. 11. T. DUNCAN, S. A. COHEN, & M. THULEMARK, Lifestyle Mobilities. Intersections of Travel, Leisure and Migration, Surrey, Ashgate, 2013. 12. M. BENSON & N. OSBALDISTON (eds.), Understanding Lifestyle Migration : Theoretical Approaches to Migration and the Quest for a Better Life, Bassingstoke, Palgrave Macmillan, 2014. 13. in M. BENSON & N. OSBALDISTON (eds.), op. cit., pp. 1-23. 14. S. CROUCHER, « Privileged Mobility in an Age of Globality », Societies, 2, 2012, pp. 1-13.

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Augustin EMANE, Docteur Schweitzer, une icône africaine Paris, Fayard (« Les quarante piliers »), 2013

Andrea Ceriana Mayneri

RÉFÉRENCE

EMANE, Augustin. — Docteur Schweitzer, une icône africaine. Paris, Fayard (« Les quarante piliers »), 2013, 282 p., bibl., ill.

1 Augustin Emane a écrit un livre important sur la manière dont la figure d’Albert Schweitzer continue d’être remémorée au Gabon un demi-siècle après sa mort. Pour l’exceptionnalité de son travail de médecin en Afrique, puis pour son engagement contre la course aux armes atomiques (en 1952 il fut lauréat du prix Nobel pour la paix), Schweitzer a été un personnage célèbre, une figure publique influente de la première moitié du XXe siècle en Europe et en Occident. Sa trajectoire professionnelle et personnelle s’enchevêtre avec celle de l’impérialisme colonial en Afrique, ainsi qu’avec les grands événements de son temps (les guerres mondiales, la menace atomique) : il était né dix ans avant la conférence de Berlin, en 1875 à Kaysersberg en Alsace (alors allemande), et décéda cinq ans après la proclamation de l’indépendance du Gabon, en 1965 à Lambaréné sur les bords de l’Ogooué où il avait bâti l’hôpital qui porte son nom. Schweitzer a été une figure éclectique, dont on devine la personnalité complexe derrière les intérêts et l’activité incessante : philosophe de formation, théologien protestant libéral et vicaire à Saint-Nicolas de Strasbourg en 1900, il était aussi réputé comme musicologue et organiste spécialiste de Bach, sans oublier sa vaste production littéraire. En 1905, après avoir lu un article sur un journal de missions évangéliques, il entreprit des études de médecine pour s’engager ensuite sur une station missionnaire en territoire français. En 1913, il débarqua une première fois à la mission protestante de Lambaréné qu’il fut obligé de quitter en 1917 sous le coup d’un arrêté d’expulsion du ministre des Colonies : interné avec sa femme dans un camp de prisonniers austro- allemands des Hautes-Pyrénées, le couple fut libéré en 1918. Schweitzer ne regagna

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Lambaréné qu’en 1924, pour rebâtir un hôpital qui devint un exemple d’efficience où défileront des personnalités venues du monde entier pour le rencontrer. Ses dernières années seront marquées par la célébrité planétaire, par les voyages et l’engagement (à côté, entre autres, d’Albert Einstein) contre la menace atomique. À ces quelques repères biographiques bien connus, A. Emane ne consacre que peu de pages en début du livre. Son objectif est autre : il s’agit de s’arrêter sur le « regard que les Gabonais ont posé » sur Schweitzer et sur « les représentations liées à lui qui ont cours dans ce pays » (p. 23). L’auteur, qui est maître de conférences à la Faculté de droit de Nantes, rend compte en début du livre du désintérêt ou d’une certaine méfiance que son projet de recherche sur Schweitzer aurait soulevés auprès de collègues historiens et anthropologues (p. 20). Pourtant, il nous propose ici une analyse éminemment anthropologique : c’est bien sous cet angle que ce travail mérite d’être commenté tant du point de vue du sujet que de la méthodologie. Cette dernière se fonde sur l’analyse critique de dizaines de témoignages qu’A. Emane a recueillis au Gabon, auprès d’anciens patients, d’employés de l’hôpital, de témoins directs et indirects de l’entreprise médicale de Schweitzer. De ces témoignages émergent deux thèmes principaux, que nous distinguons ici pour plus de clarté mais qui s’avèrent enchevêtrés dans les souvenirs et les propos recueillis au Gabon. D’abord, l’évocation de l’« espace thérapeutique protecteur » (p. 104) créé par Schweitzer dans son hôpital — un espace dont on verra ensuite qu’il mobilise de multiples représentations de la maladie, du malheur et de leur traitement — puise sa force dans les déceptions engendrées par une « médecine inhospitalière »1 avec laquelle les personnes interviewées se mesurent quotidiennement et qui apparaît d’autant plus insatisfaisante qu’aux disfonctionnements et carences structurels s’ajoute la dénonciation d’un défaut « d’humanité » dans le rapport soignants-patients (p. 217). D’où le deuxième thème qui traverse le livre : dans les témoignages présentés, le « Grand Docteur » est moins une figure historique reléguée dans un passé révolu que le pivot de représentations sans cesse renouvelées de la maladie et de son traitement, du savoir-faire et des connaissances nécessaires pour conjurer la mort, de la « puissance du Blanc », de ses instruments et de leur impact sur les « maladies des Noirs » (pp. 124, 133). Ainsi, la figure de Schweitzer est au cœur du malentendu productif qui, ici et sur d’autres terrains équatoriaux, travaille les représentations du malheur, de la maladie, du pouvoir, portées par les protagonistes de rencontres coloniales, postcoloniales ou autres. Du côté des personnes qui profitèrent de l’entreprise médicale de Lambaréné, ce malentendu aboutit fréquemment à l’identification de la figure de Schweitzer et de celle du nganga, le devin-guérisseur qui, grâce à ses compétences et pouvoirs, soigne la maladie en prenant en charge également les conflits interpersonnels qui hantent le quotidien de ses patients. Si Schweitzer, dès le début de son travail, s’est aperçu de cette assimilation au nganga, il n’a pourtant pas « spécialement prêté attention [...] aux représentations populaires des maladies » et n’a certainement pas encouragé leur épanouissement dans son hôpital, en s’opposant au contraire à la présence de devins- guérisseurs parmi les patients (pp. 44, 47). Mais, de toute évidence, la circulation de symboles et de significations entre sa figure et celles des nganga n’a pas cessé de s’enrichir et de se complexifier, même après la disparition du missionnaire médecin. Le livre d’A. Emane est en effet largement consacré à l’éclairage des correspondances entre ces figures diverses, que ses interlocuteurs semblent capables de débusquer dans les moindres détails de la vie et des habitudes du médecin, de son entourage et de ses successeurs.

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2 Au fil des chapitres, le lecteur peut faire l’expérience d’un certain vertige : le lieu où surgit l’hôpital et son organisation spatiale, les habits des médecins, leurs gestes quotidiens, la présence d’instruments de musique, le recours à la narcose médicale, la distribution d’habits européens aux nouveau-nés, les diplômes, tous ces détails et bien d’autres plus minutieux encore servent cette projection des qualités du devin- guérisseur sur la figure de Schweitzer. Jusqu’à la conclusion obligée : Schweitzer, nganga et pasteur (p. 105), a bâti un « espace protecteur » distant des villages et de leurs « conflits relevant à la fois des univers profanes et du monde invisible » (pp. 104-107) ; le « Grand Docteur » aurait finalement lutté aussi contre les manifestations diverses de la sorcellerie, contre ces maux qui atteignent le Noir de manière « autrement plus tenace » (p. 189), auxquels il aurait opposé une force relevant de mêmes qualités attribuées aux génies (bienfaisants ou malfaisants) et aux esprits qui ont voyagé au monde des Blancs. Sous l’apparence du nganga, la figure de Schweitzer en assume progressivement les ambivalences (p. 79). Ses connaissances ésotériques le rapprochent inévitablement du monde des sorciers et des « sirènes », même sa musique aurait eu le pouvoir d’appeler les maladies : et si, pour l’un des interviewés, il « ne faisait pas cela pour de l’argent, mais uniquement pour mettre de l’ambiance dans l’hôpital » (p. 69), cette explication ne peut pas apaiser complètement l’inquiétante ambivalence qui entoure la figure du nganga et les conditions d’exercice de ses compétences. Le livre d’A. Emane a le mérite de montrer que la vitalité de ces représentations relève moins de restes de conceptions anciennes que d’une demande pressante de sens qui accompagne, au Gabon et ailleurs dans la région équatoriale, les défaillances de dispositifs médicaux et la demande d’humanité qui ponctue l’itinéraire de malades et de leurs familles.

NOTES

1. Y. JAFFRÉ & J.-P. OLIVIER DE SARDAN (dir.), Une médecine inhospitalière. Les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’Ouest, Paris, Karthala, 2003.

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Dominique CHANCÉ & Alain RICARD (dir.), Études Littéraires Africaines Numéro spécial : « Traductions postcoloniales » no 34, 2012

Elisabet Carbó

RÉFÉRENCE

Dominique CHANCÉ & Alain RICARD (dir.), Études Littéraires Africaines. — Numéro spécial : « Traductions postcoloniales », no 34, 2012, 170 p.

1 Ce dossier d’Études Littéraires Africaines rassemble les contributions présentées en avril 2011 lors d’une journée d’études du laboratoire LAM (Les Afriques dans le monde) consacrée à l’étude de la traduction postcoloniale. Celle-ci, contrairement à la pratique prédominante en contexte colonial, se pose en effet comme un nouveau cadre institutionnel qui encourage le dialogue avec des visions du monde autres que celles des dominants.

2 Dans sa contribution intitulée « Frotter et limiter notre cervelle contre celle d’autrui : la traduction comme exercice de l’autre », Nathalie Carré étudie le rapport entre le soi et l’Autre dans les traductions des Safari za Wasuaheli, publiées en allemand et en différentes versions durant les premières années de la colonisation de l’Afrique orientale. Né de la double volonté de disposer, d’une part, d’un recueil de textes pour l’étude du kiswahili, et de connaître, d’autre part, les réalités du continent à travers les voix de ses autochtones, cet ouvrage révèle à l’étude un manque évident de réciprocité dans sa démarche de traduction : les instances européennes y parlent en définitive à la place de l’autre, et ce détournement d’autorité se manifeste aussi bien au niveau éditorial (découpages, notes, ajouts) qu’au niveau linguistique (superposition d’une manière occidentale de dire le monde à celle originale). Ce travail expose clairement la difficulté de superposer deux manières différentes d’appréhender le monde et montre comment les codes occidentaux se sont imposés tout au long de l’histoire en réorganisant ceux de la culture première.

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3 Xavier Garnier se sert quant à lui de son expérience personnelle (il a traduit Nagona et Mzingile d’Euphrase Kezilahabi, du swahili au français) pour s’interroger sur les différences conceptuelles entre les langues. Après un parcours historique décrivant la place de la traduction des langues européennes vers le swahili et vice-versa, il propose une belle réflexion sur les imaginaires que les langues véhiculent et qui sont susceptibles d’interférer dans l’esprit du traducteur. Enfin, il analyse les problèmes de traduction qu’il a relevés du point de vue linguistique, tels que l’hétérogénéité (le texte compte de nombreux mots en kikerewe et certains d’origine arabe), la répétition lexicale ou la fragmentation syntaxique, ce qui l’amène à s’interroger sur la stratégie de traduction à adopter lorsqu’un auteur choisit la voie de l’opacité dans sa langue d’origine.

4 Claire Riffard analyse ensuite l’œuvre de l’écrivain malgache Jean Joseph Rabearivelo en tant que théoricien et praticien de la traduction. Voulant tout à la fois rénover la création poétique de son pays, sous l’emprise de modèles exogènes, et renouer avec sa propre tradition, Rabearivelo s’attache dans ses traductions du malgache au français à proposer de nouveaux modèles esthétiques tout en réhabilitant la poésie merina. La multiplicité de ces textes-sources l’oblige ainsi à créer une interlangue en transposant la musique d’une langue dans l’autre. Par-delà cette production qui s’enrichit de la mutuelle fécondité des langues, Rabearivelo se livre également à l’autotraduction : il crée alors des interférences afin de rester fidèle à la manière d’appréhender le monde de chaque langue, à sa musicalité ou à ses références culturelles, et réussit à travailler dans un constant mouvement entre ses deux langues de travail, ce qui les fait entrer dans un dialogue intime.

5 S’intéressant aux rapports entre langue et pouvoir, Didier Galibert esquisse un examen de la textualisation des relations de pouvoir depuis l’indépendance de Madagascar. Après une description de la place occupée par le français et le malgache dans les champs politique, législatif et académique, l’auteur se penche sur les problèmes de définition de la conscience linguistique dans un contexte où l’affirmation d’un nationalisme culturel se heurte à la volonté de distinction sociale. À travers les cas de la poétesse Esther Nirina et des auteurs Michèle Rakotoson et Raharimanana, Galibert illustre la diversité des transactions de la conscience linguistique et le poids de la dépendance géopolitique de l’État dans la reconnaissance des écrivains malgaches. Il en dégage enfin le constat que la diglossie s’est ancrée dans l’écriture personnelle ainsi que dans les pratiques politiques et d’expression publique des auteurs, proposant ainsi d’étudier leur conscience linguistique comme un lieu de tension entre les langues.

6 De son côté, Dominique Chancé compare les traductions publiées par Raymond Queneau puis Michèle Laforest du fameux roman d’Amos Tutuola, L’ivrogne dans la brousse. La réflexion met au jour deux conceptions différentes de l’écart linguistique : tandis que Queneau voit dans les particularités lexicales et syntaxiques de l’auteur des écarts vis-à-vis d’une langue majeure et s’attache à les rendre en français, la deuxième y voit plutôt l’expression d’une poétique propre à l’auteur ou la volonté de faire entendre dans le texte différents types d’oralité. Il en résulte, dans le cas de Queneau, la création d’un « langage parlé écrit » qui se calque sur les stratégies de la langue source, alors que la traduction de Laforest crée plutôt un nouveau texte qui serait l’équivalent de l’oralité de Tutuola, tout en utilisant des stratégies linguistiques propres au français pour bien restituer le ton et le rythme du texte de départ. Ainsi, l’auteur propose la traduction postcoloniale comme une pratique qui tiendrait compte de la situation

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historique du texte mais qui ne l’y enfermerait pas, tout en prêtant attention aux spécificités de la poétique complexe de l’auteur.

7 La contribution d’Abraham Brahima développe la notion de « tiers-texte oral africain » pour désigner une version première du texte qui serait conçue dans la langue maternelle de l’auteur mais qui n’existerait en définitive que dans son esprit. À travers des exemples d’auteurs qui défendent la traduction comme une décision motivée, l’auteur remet en cause cette présupposition de l’existence d’un tiers-texte et montre comment la détermination d’un régime oral comme caractéristique essentielle du texte africain devient vite une fixation identitaire qui n’est jamais sans conséquences dans le domaine de la traduction.

8 Myriam Suchet nous propose enfin une analyse traductologique de la statue du roi Gbgêhanzin en requin exposée au musée du quai Branly. Dans cette approche, la traduction est utilisée dans son acceptation de « déplacement des objets » : l’étude des lieux d’origine et de transit de l’objet va de pair avec ses changements de statut, et la façon de présenter cette hétérogénéité constitutive de l’œuvre révèle un certain nombre de problèmes de traduction inter-linguistique mais aussi d’adresse. Face à la diversité de public, Suchet nous propose d’appréhender les dispositifs multimédia comme des outils à « adresse hétérolingue », de façon à assurer un dialogue avec l’œuvre, but ultime de la traduction postcoloniale.

9 En tant que moyen de communication médiée, la traduction se pose ici comme champ fécond pour l’étude des relations de pouvoir entre différentes cultures, telles que les langues les reproduisent. Le développement d’une traduction postcoloniale nous oblige à réfléchir sur la nature de cette médiation, sur ses enjeux et difficultés, mais aussi sur l’idéologie dont elle se fait porteuse. La diversité des approches proposées ici met en définitive très bien en lumière l’influence de cette médiation dans la communication interculturelle.

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Suzie GUTH, Exil sous contrat. Les communautés de coopérants en Afrique francophone Paris, Silex Éditions, ACCT, 1984

Sylvain Beck

RÉFÉRENCE

Guth, Suzie. — Exil sous contrat. Les communautés de coopérants en Afrique francophone. Paris, Silex Éditions, ACCT, 1984, 479 p., bibl., index, ill.

1 L’ouvrage de Suzie Guth, intitulé Exil sous contrat. Les communautés de coopérants est un ouvrage de référence concernant la sociologie des Français en Afrique. Certes, il est daté, mais la profondeur, l’érudition, la rigueur de l’enquête et la connaissance du terrain par l’auteure, qui a exercé plusieurs années au sein de la coopération au Maroc et au Congo, en fait un travail majeur. S’il est vrai qu’il est très peu soumis à concurrence, tant les travaux académiques sur ce sujet sont rares, il pose des fondements nécessaires à toute réflexion contemporaine sur la situation néocoloniale.

2 À travers la coopération française, Suzie Guth analyse les formes de néo- colonialisme dans les sociétés africaines après les Indépendances. Elle précise que les coopérants français des années 1960-1970 représentaient une population majoritairement jeune, enseignante et diplômée avec un niveau d’étude d’au moins le baccalauréat. Le séjour du coopérant se caractérisait le plus souvent par une durée de séjour d’un an ou deux. Celui-ci était effectué dans le cadre, par exemple, d’un Volontariat de service national actif (VSNA), dispositif qui pouvait être substitué au service militaire, ou bien lors d’une affectation à la demande des agents de la fonction publique et en lien avec les contrats avec les pays d’accueil. Le statut de coopérant repose donc sur l’accomplissement d’une mission d’aide dans le cadre des institutions du pays aidé, sous domination française. Dans cet ouvrage, Suzie Guth introduit l’ambivalence des relations entre les

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« coopérants » et les « autochtones ». Elle envisage le rapport à l’altérité locale de ces derniers comme spécifique, car conséquence de leur situation : être un élément du « dehors », à savoir un corps étranger dans un « dedans » lointain. Ces coopérants sont « ailleurs » sans vraiment y être, tant les références quotidiennes à la France sont nombreuses. À un « rêve d’altérité » se joint un rêve d’assimilation par une « volonté d’aller à la rencontre de l’autre, de se fondre dans sa culture » (p. 16). L’ambiguïté de la relation aideur-aidé se révèle donc par une transformation de soi limitée par le caractère temporaire de la migration et les cadres politiques et sociaux de l’aide bilatérale française en Afrique francophone.

3 L’ouvrage se déroule en trois temps. Premièrement, l’auteure souligne le caractère pacifiste de la coopération en comparant la relation d’aide au développement au caractère guerrier des politiques économiques et militaires. Deuxièmement, elle présente une approche psychosociologique pour mettre en évidence la relation aideur- aidé dans sa complexité et sa quotidienneté. Enfin, elle met en évidence le processus de communalisation qui tend à séparer le groupe exogène des coopérants du tissu social local en montrant qu’ils forment, malgré eux, des communautés à part. Dans ce compte rendu, nous insisterons sur trois points essentiels dans cet ouvrage : le rôle et la fonction de la coopération dans une géopolitique marquée par la guerre froide qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et les guerres de décolonisation ; les motifs du départ, qui montrent une certaine continuité avec des parcours migratoires antérieurs ; l’analyse en termes de « communautés de coopérants » dont l’actualité est notable. Les données de l’ouvrage ne sont plus toujours d’actualité et il faut préciser, par exemple, que le VSNA n’existe plus depuis 1997, date à laquelle le service militaire obligatoire a été supprimé ; de même, la coopération, notamment au Maroc, terrain principal de l’auteure, a pris fin au début des années 1980, avec la mise en place des lois de marocanisation qui comprenaient, entre autres, l’arabisation de l’enseignement et la préférence nationale pour le recrutement des enseignants dans les établissements marocains privés ou publics. Néanmoins, une fois dégagé le contexte historique de l’ouvrage, certains éléments fondamentaux rejoignent les observations que l’on peut faire actuellement à propos des enseignants français en Afrique francophone, en particulier au Maroc.

4 Le premier chapitre resitue les motifs de la politique d’aide et de coopération dans le cadre d’une compétition internationale qui suit la Seconde Guerre mondiale. Exposant les résultats de l’analyse de dizaines de milliers de pages d’archives et de débats parlementaires français entre 1960 et 1978, Suzie Guth dégage trois motifs à la coopération : un devoir moral de solidarité humaine, des raisons économiques et politiques, ainsi que la persistance de relations coloniales. Selon l’auteure, la coopération s’inscrit donc dans une tradition française fondée sur le principe républicain d’égalité entre les hommes. Mais elle souligne que cette perspective est contrebalancée par la volonté de préservation de la langue et de la culture françaises. Si les rapports parlementaires mentionnent que la coopération a pour ambition de faire bénéficier d’un enrichissement personnel à ceux qui la mettent en œuvre, il en est tout autre de leur vécu et de leur imaginaire. En effet, l’aide induit des formes de communalisation qui mettent en péril l’idéal de la rencontre. Les tests psychosociaux menés auprès des coopérants — afin d’observer leur rapport à leur nouvel environnement et leur univers sémantique pour décrire la « marocanisation », « l’étranger » et « l’ami » — montrent que « l’enrichissement personnel » qu’ils attendent au cours de leur séjour est limité par le cadre politique de l’aide. Ce constat

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est important car il révèle un cas de conscience pour les coopérants. Ils constatent l’altérité de leur propre culture, qui se pense universelle, celle-là même qu’ils doivent transmettre aux autochtones. En même temps, ils se découvrent comme agents d’une politique initiée sur les vestiges de la dépendance des nouvelles nations vis-à-vis de l’ancienne métropole. À cela s’ajoute la relation entre classes sociales, et entre riches et pauvres. Si Suzie Guth se focalise sur la dimension républicaine de l’aide, elle n’en néglige pas moins le point de vue des discours publics du pays d’accueil, en particulier au Maroc. C’est ainsi qu’elle aborde l’aide comme un « cheval de Troie », c’est-à-dire une manière pour la France de continuer à gouverner dans les anciennes colonies et les protectorats indépendants. Toutefois, l’auteure nuance cette accusation de néocolonialisme (p. 69) en expliquant que l’inégalité manifeste dans les relations entre États a toujours existé, mais n’avait jamais fait l’objet d’une aide. Elle précise aussi que, individuellement, les coopérants ne correspondent pas toujours aux exigences des membres des pays d’accueil, ce qui relativise l’inégalité des relations interpersonnelles. Enfin, elle répond aux accusations de néocolonialisme, qu’elle dresse au rang de « conscience d’une culpabilité collective » liée à la mémoire des guerres coloniales (p. 71). Elle met alors en évidence le pacifisme de la pratique des coopérants pour nuancer les discours qui les associent aux politiques économiques et militaires : « l’enseignant n’est pas casqué et botté » (p. 79). La situation réelle des coopérants ne correspond pas à leur idéal : leurs habitudes de consommation exaspèrent alors qu’ils vivent parmi les pauvres ; la langue et la culture qu’ils transmettent est étrangère aux autochtones alors qu’elles prétendent à l’universalité ; ils se distinguent par leur altérité plutôt que leur assimilation ; enfin, ils sont, soit trop discrets, soit trop impliqués dans les affaires des nations indépendantes.

5 Dans la suite de l’ouvrage, Suzie Guth décrit l’hétérogénéité des statuts en coopération (chapitre 5). Elle précise que le recrutement des coopérants dans l’enseignement se faisait par candidatures en fonction de la demande des États. Le nombre de postes dépendait des pays aidés et des crédits accordés aux ministères gestionnaires de l’aide. Les candidats étaient recrutés surtout en fonction du grade de leur diplôme considéré comme garant de leur qualité d’enseignant. Les candidats établissaient leur demande par secteurs géographiques, selon des critères de rémunération, et en fonction de la représentation culturelle qu’ils se faisaient du pays demandé, et notamment de sa situation politique et de l’orientation idéologique de son régime. Ainsi, dès la mise en place de la politique d’aide, en 1961, le statut des coopérants s’est caractérisé par l’hétérogénéité des situations administratives : le coopérant pouvait être civil, volontaire du service national actif, volontaire du progrès, personnel d’une Alliance française, fonctionnaire, contractuel, etc. Mais il appartenait à un groupe d’individus dont le point commun était de représenter un corps étranger, ce qui les distinguait de leurs collègues de métropole, y compris dans leurs conditions de vie. Par exemple, le regard porté sur leur situation mettait en évidence une contradiction entre un imaginaire de l’aide, porté par un idéal ascétique, et les conditions matérielles dans lesquelles certains coopérants vivaient dans le pays d’accueil, conditions permises par des rémunérations parfois très avantageuses. Or, l’auteure souligne que celles-ci étaient très diverses, entrainant des clivages au sein même de la communauté des coopérants.

6 La représentation généralement négative portée par les métropolitains sur les coopérants ultra-marins peut s’expliquer par les motifs du départ. D’une part, les coopérants-enseignants, le plus souvent d’origine sociale modeste ou moyenne, sont fort éloignés des élites françaises. D’autre part, les entretiens qualitatifs réalisés par

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l’auteure montrent que certains de ces départs correspondent à des situations de rupture, interprétées par les enseignants restés en France comme une trahison, et par l’auteure comme une crainte de l’enlisement dans le système, dans la routine. Dès lors, partir, c’est « quitter la famille, affirmer son indépendance » (p. 83). C’est également une fuite devant le vécu métropolitain et la réalité de son propre pays. En cela, la migration est conçue comme la conséquence d’une inadaptation à la communauté enseignante d’origine, le franchissement de la norme et le passage à une marginalité institutionnalisée. Pourtant, certains de ces coopérants, qui ont des ascendants colons ou sont « pieds-noirs », vivent, eux, le départ comme un retour au pays. Finalement, les motifs du départ sont composites. Ce dernier est vécu comme une rupture et un pas vers l’autonomie pour les uns, et comme un devoir moral et idéologique envers les déshérités pour les autres. Mais pour tous, c’est bien leur passé qui justifie leur présence à l’étranger. Par un certain refus de s’adapter à leur société, ils trouvent une forme d’équilibre dans le séjour à l’étranger, grâce justement à la marginalité liée à leur situation d’étranger.

7 Ces caractéristiques communes aux coopérants permettent à Suzie Guth de mettre en évidence les causes de leur tendance à des formes de communalisation. L’ambiguïté de la coopération, structure du dehors devant s’intégrer dans une structure du dedans, ne peut que provoquer une agressivité de la part des bénéficiaires et une mauvaise conscience de la part des coopérants-enseignants qui imposent des normes allogènes au tissu culturel et normatif local qui ne tiennent souvent pas compte des spécificités familiales et sociales des élèves. C’est pourquoi, l’idéal et les motifs de la coopération situés dans le registre de l’échange, du don et de l’amitié, se trouvent confrontés à l’inimitié, au clivage et à la rivalité. L’impossibilité d’une assimilation au sein de groupes segmentaires locaux établis sur les liens de parenté (qui sont plus symboliques que réels) maintient les coopérants dans une position d’étrangers dans des organisations exogènes. Suzie Guth insiste alors sur les limites de l’expansion sociale du groupe des coopérants : leur altérité, comme le passé des rapports coloniaux, freinent leur intégration dans le macro-système. En revanche, leur idéal d’intégration se retrouve, au niveau microsocial, dans la relation interpersonnelle faite de partage d’affects. L’auteure met en évidence des confusions constantes entre les différents niveaux d’analyse qui brouillent les relations sociales dans leur quotidienneté. Ainsi les coopérants sont-ils des Français expatriés qui constituent un groupe social autonome, communautaire, alimenté par la distance géographique avec leur famille. Suzie Guth analyse les rapprochements au sein de cette communauté en termes d’affinités électives. Ainsi, le partage de loisirs permet de compenser la disparition de leurs structures sociales d’origine par des échanges de livres, des histoires d’amours et des week-ends en voiture qui constituaient la vie coloniale des années 1970 en Afrique. La coopération représente donc, pour ceux qui la vivent, une affirmation de soi partagée envers et contre les matrices culturelles et sociales de leur pays d’origine, ce qui leur permettrait de se regrouper selon certaines affinités liées à leur séjour ultramarin. D’une certaine manière, Suzie Guth analyse ces groupes d’affinités comme la formation d’un « nous » qui se construit sur les logiques mêmes que ces coopérants ont fuies, mais qu’ils s’empressent de reproduire hors de France. Cette communauté se distingue ainsi par sa spécificité en opposition au groupe d’appartenance d’origine, la France, et au groupe local, le pays d’accueil. L’auteure traduit cette reconnaissance par une affirmation de soi qui les avait incités à partir. Cet individualisme se traduit par un attachement aux loisirs (se révélant particulièrement à travers leurs pratiques

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associatives). Ainsi, cette communauté se distingue-t-elle, dans le pays d’accueil, par la revendication du caractère volontaire du départ, ce qui la différencie des communautés françaises nées sur place et des communautés locales. L’auteure s’appuie, pour fonder ses analyses, sur l’ouvrage de T. Veblen à propos de la classe de loisir1 qui présente la construction d’un « nous » sur une sociabilité fondée sur le bon goût. Les sports, les séjours ou la rencontre de l’Autre sont autant de marqueurs d’un loisir ostentatoire basé sur l’effort et l’exploit, caractéristiques de la figure de l’aventurier. Cette image se doit d’être conservée par les coopérants car, malgré eux, en tant que dépositaires du modèle culturel français, elle représente, pour les élites locales, la marque de l’éducation et du bon goût. C’est d’ailleurs cette nouvelle appartenance sociale qui modifie davantage les consciences que l’expérience de l’expatriation elle-même.

8 L’ouvrage de Suzie Guth nous renseigne sur des comportements et des représentations qui sont toujours d’actualité. En particulier, l’auteure conclut sur le caractère volontaire du départ qui solidarise les coopérants dans une communauté « en exil volontaire » fondée sur un idéal de la relation d’aide, de la rencontre avec l’altérité et d’un rapport spécifique à l’espace et au temps se cristallisant dans une classe de loisir. Elle en souligne les effets pervers lorsque ces idéaux se confrontent aux réalités matérielles et symboliques des situations socioéconomiques locales, de la mémoire coloniale et des structures d’organisation sociale locale. Néanmoins, si elle reconnaît une continuité historique entre les pays aideurs et les pays aidés, elle réfute l’hypothèse du néocolonialisme : de cette manière, elle se propose de différencier l’aide et la coopération d’avec les intérêts politiques, économiques et financiers. Autrement dit, il s’agit d’une part, de dissocier l’aide de ses aspects mercantiles en mettant en exergue le caractère multiforme des discours du néocolonialisme, et ce, afin d’éviter une consonance entre coopération et colonisation. Le néocolonialisme ne s’éteindra qu’avec l’identité retrouvée du pays aidé, c’est-à-dire par l’affirmation pour la population locale de la continuité avec l’identité construite au cours de la colonisation. Pour dépasser les jugements portés sur la coopération, Suzie Guth conclut en insistant sur les échanges institutionnalisés qu’elle a favorisés entre des cultures et des communautés profondément allogènes. Ainsi, la coopération a-t-elle permis à l’Europe et à l’Afrique de mieux se connaître et de se reconnaître en tant que partenaires dans le jeu politique planétaire.

NOTES

1. T. VEBLEN, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1978.

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Marjolaine PARIS, Le business franco- nigérian à l’heure de l’Afrique émergente Paris, Karthala (« Hommes et sociétés »), 2013

Martin Rosenfeld

RÉFÉRENCE

Paris, Marjolaine. — Le business franco-nigérian à l’heure de l’Afrique émergente. Paris, Karthala (« Hommes et sociétés »), 2013, 370 p., bibl.

1 Marjolaine Paris nous entraîne avec cet ouvrage dans le monde peu étudié « des représentants d’entreprises françaises exportant du Nigeria ou y important des biens et services, et sur les partenaires nigérians avec qui ils sont en interaction » (p. 11). La grande force de l’auteure est d’aborder cette question du « business franco-nigérian » au travers d’un terrain à la fois long, intensif et rigoureux. Au-delà d’un ancrage institutionnel sérieux au sein de l’IFRA-Nigeria et d’une connaissance directe du pays, l’auteure a amorcé cette recherche doctorale grâce à un contrat de travail de plusieurs mois au sein d’une entreprise française implantée dans le pays. Ce sont donc les contacts privilégiés avec le monde de l’entreprise, rendus possible par cette anthropologie participative, et le temps long de la recherche qui ont permis à Marjolaine Paris de gagner la confiance de nombreux cadres supérieurs — pourtant habituellement peu enclins à parler de leurs pratiques professionnelles — et de réunir ainsi un important matériau de première main. L’ouvrage est préfacé par Emmanuel Grégoire, chercheur à la pointe de la recherche sur les dynamiques commerciales en Afrique de l’Ouest depuis les années 1990.

2 Le Nigeria est au cœur des enjeux qui traversent actuellement l’Afrique : première économie du continent, cinquième exportateur mondial de pétrole, près de 180 millions d’habitants, dont une vingtaine vivant uniquement à Lagos, mais il est aussi le lieu de

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nombreuses tensions ethniques, religieuses et politiques tournant régulièrement à l’affrontement physique. Malgré son poids économique, le Nigeria reste donc un pays où faire du business est perçu comme compliqué. Les questions de sécurité, en particulier, conditionnent fortement le type d’activités développées : la sécurité physique des employés, parfois pris comme cibles, surtout dans le secteur sensible des hydrocarbures, est mise en jeu comme la sécurité des investissements. Les différentes crises politiques qu’a connues le pays depuis le début du XXIe siècle et la fin de la dictature militaire constituent un frein pour les investissements dont la rentabilisation s’effectue sur le long terme. C’est ce qui explique d’une part que le Nigeria, alors qu’il est l’un des principaux producteurs mondiaux de pétrole brut, ne dispose pas d’infrastructures suffisantes pour raffiner le pétrole nécessaire à sa propre consommation et, d’autre part, que la France ne se contente pas d’y importer des hydrocarbures, mais y réexporte également du pétrole raffiné. Pour beaucoup d’entreprises étrangères, faire du business au Nigeria n’est donc envisageable qu’aux conditions d’un investissement minimal, c’est-à-dire un risque limité de voir le capital investi perdu à l’occasion d’une crise politique, et d’une promesse de rentabilité rapide et élevée. Le secteur des hautes technologies répond à ces exigences et c’est le domaine dans lequel la plupart des sociétés françaises implantées au Nigeria sont actives, particulièrement dans les télécommunications qui ont profité du boom exceptionnel des téléphones portables. C’est au sein de l’une de ces entreprises françaises de télécommunication que Marjolaine Paris a travaillé pendant plusieurs mois.

3 L’analyse sociologique proposée dans l’ouvrage se déroule au travers de dix chapitres clairs et biens structurés. Si le livre est complet, cohérent et richement documenté, on peut lui reprocher certaines lourdeurs inhérentes à la thèse de doctorat (éléments parfois anecdotiques relégués en notes de bas de page, clarifications conceptuelles systématiques, synthèses de chapitres coupant quelque peu la lecture). C’est en tout cas dans les chapitres où l’auteure fait le plus de place à son expérience personnelle et directe du monde de l’entreprise que la lecture est la plus intéressante. D’autant que Marjolaine Paris a par ailleurs une très bonne connaissance du Nigeria et une expérience de la vie à Lagos très différente de celle des expatriés cantonnés dans l’espace climatisé que représentent le bureau, le logement et le 4x4 avec chauffeur permettant de relier les deux. Cela lui permet de relativiser certaines pratiques sécuritaires de l’employeur et de remettre en contexte les discours des acteurs de l’entreprise. C’est d’ailleurs souvent dans les interactions entre ces deux dimensions de l’expérience de l’auteure — employée de l’entreprise d’une part et africaniste ayant conduit des recherches à Lagos de l’autre — que naissent les pistes d’analyses les plus stimulantes.

4 Ces analyses se rapportent prioritairement aux questions de la violence et du risque qui représentent une barrière à l’entrée pour les entreprises candidates aux affaires dans un pays comme le Nigeria. C’est une dimension qui complique le secteur des affaires tout en représentant aussi une opportunité d’enrichissement pour les sociétés qui parviennent à s’en accommoder. Le chapitre trois propose de très belles pages sur la gestion différenciée de cette violence et du risque qu’elle entraîne pour les différentes catégories d’employés. Comment est prise en charge par l’entreprise la question de la sécurité de ses salariés ? Quel impact cela a-t-il sur la vie des expatriés travaillant au Nigeria ? Quels employés ont droit à quels services (voitures de société, chauffeurs, escorte armée, logement sécurisé) et en quoi cela reflète-t-il des formes de hiérarchisation basées sur des critères ethniques ? C’est sans doute dans ce chapitre

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que se combinent au mieux les observations de première main, de larges extraits d’entretiens, la mobilisation de la littérature, et le travail de théorisation.

5 Cette question des différentes catégories d’acteurs de l’entreprise — qu’ils soient expatriés, cadres du Sud, employés locaux, intermédiaires, ou sous-traitants — est traitée plus en détail dans les chapitres deux, quatre et cinq. L’auteure propose une véritable typologie d’acteurs mais discute aussi de leur position dans l’entreprise ainsi que de leurs interactions. Les différentes formes de hiérarchie organisées autour de rapports liés à l’ethnicité sont bien mises en évidence. Elles sont particulièrement frappantes dans les postes de direction et se manifestent dans le gouffre salarial qui sépare les expatriés des autres catégories d’employés. La question des acteurs met également en avant le rôle central des intermédiaires nigérians, ou « facilitateurs », à qui sont confiées les démarches nécessitant des interactions avec le gouvernement et ses représentants. Cette relégation systématique de pans entiers de l’activité aux intermédiaires locaux découle de la connaissance superficielle des entreprises du contexte historico-politique nigérian et du rapport complexe entre le politique et l’économique qui prévaut dans le pays.

6 La dernière partie de l’ouvrage (chapitres six à dix) est consacrée à une étude poussée des différentes formes de partenariats commerciaux existant entre entreprises françaises et nigérianes. Il s’agit soit de partenariats frontaux, impliquant très peu d’intermédiaires, soit au contraire de partenariats organisés autour d’une multitude d’acteurs intermédiaires remplissant différentes fonctions depuis le conseil ou la représentation de l’entreprise jusqu’à la sous-traitance des activités. Ces multiples configurations contribuent à accentuer les différences de traitement — salarial, statutaire, symbolique — entre employés et à rendre difficile la défense d’intérêts communs ou l’émergence d’une conscience de classe parmi les employés de ces entreprises impliquées dans le commerce franco-nigérian.

7 L’argumentation soutenue dans ces différents chapitres est régulièrement illustrée de tableaux, cartes et schémas permettant de valoriser au mieux les données récoltées auprès d’entreprises françaises implantées au Nigeria. Certaines données présentent un intérêt particulier au regard de la thématique générale de ce numéro des Cahiers d’Études africaines, dont le tableau 8 « Croisement des quatre formes de capitaux dont disposent les étrangers commerçant au Nigeria dans leur pays d’origine et en tant qu’expatriés au Nigeria » (p. 150). En croisant le capital financier, culturel, social et symbolique des étrangers employés dans les firmes étudiées, l’auteure met en évidence plusieurs profils remarquables. S’y côtoient des membres « classiques » de la bourgeoisie française, parfois en trajectoire descendante et « exilés » au Nigeria, et des personnes en trajectoire ascendante très forte réalisant au Nigeria une ascension sociale qu’ils ne pourraient pas connaître dans leur pays d’origine. C’est le cas en particulier du groupe des « autodidactes » dont le capital symbolique est faible dans le pays d’origine, mais élevé au Nigeria de par les fonctions à responsabilités qu’ils parviennent à occuper au sein de l’entreprise. C’est le cas également des « cadres du Sud », qu’ils soient autodidactes ou formés dans des régions comme le Maghreb ou l’Inde, et qui parviennent à améliorer considérablement leur capital financier en travaillant au Nigeria plutôt que dans leur pays d’origine.

8 Ces différents profils montrent bien qu’il s’agit d’un groupe d’entrepreneurs fortement hétérogène. Cela rend difficile de déterminer ce qui rassemble ce groupe, qui semble davantage positionné à un « carrefour social », terme utilisé par l’auteure, que

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confortablement installé à l’étage particulier d’une classe sociale. Ce constat avait déjà été posé par P. Labazée (1988)1, dans sa recherche sur les entrepreneurs burkinabè, ainsi que par M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot (1999)2 dans leur étude des élites entrepreneuriales françaises. Ceux-ci notaient en particulier la difficulté de travailler sur ces élites entrepreneuriales du fait de l’absence d’un « terrain », envisagé ici comme espace de sociabilité sur lequel il est possible de rencontrer les membres de ce groupe hétérogène en devenir. Ce constat est très clair également dans le cas discuté ici des acteurs du business franco-nigérian.

9 En dernière analyse, l’ouvrage de Marjolaine Paris répond assez bien au programme en trois points qu’il s’est assigné : actualiser les connaissances en langue française disponible sur le Nigeria ; mettre en avant la catégorie des entrepreneurs étrangers actifs en Afrique ; et documenter le développement de partenariats commerciaux entre la France et le Nigeria alors même que la zone d’influence française en Afrique de l’Ouest est habituellement davantage centrée sur ses anciennes colonies.

10 Il y a en effet un manque flagrant de travaux en français sur le Nigeria et, quand ils existent, ces travaux relèvent davantage des sciences politiques ou de l’anthropologie que de la sociologie. Dans ce domaine des sciences sociales, les anciennes barrières linguistiques, héritages du passé colonial, restent encore trop souvent prégnantes. C’est particulièrement vrai dans le contexte des recherches sur l’Afrique de l’Ouest qui reproduisent la division nette entre les travaux anglo-saxons centrés sur les pays anglophones, et les recherches francophones centrées sur les anciennes colonies françaises. Il faut souligner aussi que les travaux sur les questions commerciales en Afrique restent généralement centrés sur les entrepreneurs africains, ignorant les Européens qui y sont pourtant présents et actifs de longue date. L’objet même de ce numéro des Cahiers d’Études africaines est de décentrer le regard, palliant par là même un biais de la recherche et l’ouvrage de Marjolaine Paris est indéniablement un pas dans la bonne direction.

11 Enfin, si cet ouvrage qui analyse les relations d’affaires franco-nigérianes d’un point de vue sociologique a l’avantage de proposer un objet clairement défini et d’offrir une approche par le haut des sociétés africaines, on regrettera que l’analyse produite n’intègre pas davantage l’importante littérature anglo-saxonne consacrée au sujet. Si, comme l’avance l’auteure, il est sans doute difficile de produire une revue complète de cette littérature foisonnante, les ouvrages emblématiques sur les entreprises étrangères implantées au Nigeria auraient néanmoins mérité d’être mentionnés. Il y a une différence entre travailler sur les relations d’affaires franco-nigérianes — champ de la littérature très peu développé qui ne s’intéresse qu’aux relations commerciales entre la France et le Nigeria — et se cantonner à la littérature francophone pour y parvenir. Le livre de Marjolaine Paris vient néanmoins remplir un vide indéniable dans la littérature et reste une lecture indispensable pour les chercheurs francophones travaillant au Nigeria ou plus généralement intéressés par le devenir économique du continent africain.

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NOTES

1. P. L ABAZÉE, Entreprises et entrepreneurs du Burkina Faso. Vers une lecture anthropologique de l’entreprise africaine, Paris, Karthala, 1988. 2. M. PINÇON & M. PINÇON-CHARLOT, Nouveaux patrons, nouvelles dynasties, Paris, Calman-Lévy, 1999.

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Denise PAULME & Deborah LIFCHITZ, Lettres de Sanga Paris, CNRS Éditions, 2015

Julien Bondaz

RÉFÉRENCE

PAULME, Denise & LIFCHITZ, Deborah. — Lettres de Sanga. Éditées par Marianne Lemaire. Paris, CNRS Éditions, 2015, 278 p., ill.

1 Il existe deux possibilités de développement d’une histoire de l’ethnologie attentive aux pratiques de terrain et aux stratégies personnelles des ethnologues autant qu’aux institutions de recherche ou aux collections muséales : proposer des interprétations nouvelles et des mises en perspectives originales de documents (publications et archives) déjà connus ou découvrir des pièces inédites et les verser aux historiens de la discipline. Dans l’édition scientifique richement annotée des correspondances de Denise Paulme et de Deborah Lifchitz lors de leur mission commune en pays dogon en 1935, établie par Marianne Lemaire, ces deux avancées se conjuguent parfaitement. Une partie de cette correspondance a déjà été publiée par Paulme en 1992 : il s’agit des lettres qu’elle avait adressées depuis Sanga, en plein pays dogon, à André Schaeffner, ethnomusicologue africaniste qu’elle a épousé en 1937, deux ans après la mission. Ces « lettres à l’amant » (p. 27) ne sont cependant pas des lettres d’amour, puisque Paulme avait alors fait le choix de ne pas publier les passages les plus intimes, préférant ne rendre publiques que ceux témoignant de ses enquêtes ethnographiques et plus généralement de la vie de la mission. Ces lettres sont donc ici republiées conformément aux vœux de D. Paulme, et ce choix est assumé par M. Lemaire, qui reprend pour son ouvrage le titre proposé par sa prédecesseure en 1992. Plus encore, la réédition de cette correspondance interroge les choix et les stratégies de publication qui ont animé l’ethnologue plus de deux décennies auparavant et formule des hypothèses doublement convaincantes en recontextualisant à la fois l’écriture de ces lettres en 1935 et leur première parution en 1992 : le choix fait par D. Paulme de sélectionner les passages les

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moins personnels de ses courriers peut être compris comme une volonté de leur donner l’allure d’un carnet de terrain ou d’un journal de voyage.

2 Mais surtout, ces lettres déjà publiées et ici revisitées sont complétées par de nombreuses lettres inédites (réponses de Michel Leiris à Denise Paulme, lettres d’autres collègues, échange avec Marcel Mauss, réponse de Lucien Lévy-Bruhl à une lettre non retrouvée...) et par la très riche correspondance, totalement inédite, traduite du russe et publiée intégralement, de Déborah Lifchitz avec sa mère et sa sœur, qui habitent alors en Pologne. Aux lettres à l’amant de l’une, publiées en plaçant hors-champ l’intimité du couple, répondent en parallèle les lettres à la famille de l’autre, qui prend soin d’occulter pour ses proches les potentielles sources d’inquiétude. À plusieurs reprises, la correspondance de Lifchitz (qui avait déjà participé à la mission Dakar- Djibouti) témoigne de ce souci constant de rassurer, tout en nuançant le point de vue de sa mère, comme dans cette lettre du 12 mai 1935 : « Chère maman, il m’est très difficile de répondre à quelques-unes de tes questions. Tu me demandes si les Dogon sont sauvages ; à mon avis, non ; mais peut-être sont-ils sauvages à tes yeux. Pour moi maintenant ce mot n’a plus aucun sens » (p. 155). Mais surtout, l’ethnologue cache à ses proches le fait que les membres de la mission « Sahara-Soudan », avec qui elle cohabite et travaille durant quelques semaines au début de l’année 1935, la laissent ensuite seule avec Paulme sur le terrain, pendant sept mois, sans aucune des présences masculines qui rassuraient sa mère1.

3 C’est sans doute l’un des aspects importants soulignés dans la longue introduction (plus de 70 pages), à la fois claire et érudite, que Marianne Lemaire propose en ouverture : la mission Paulme-Lifchitz doit être envisagée comme « une mission à part entière » (p. 82), qui prend très vite son indépendance de la mission dirigée par Marcel Griaule2. Elle est une « mission féminine qui a, à ce titre, fait un certain nombre de propositions différentes de celles qui l’avaient précédées » (p. 64). Qualifiées de « potiches » par certains (et certaines) de leurs collègues, elles semblent s’en amuser. Griaule trouve leurs travaux « moins brillants » et qualifie les publications qu’elles en tirent au retour d’« énormités » (p. 45). Certains colons des environs les considèrent comme folles, parient sur leur échec ou cherchent à les séduire. Leurs correspondances témoignent de leur agacement, de leur mépris parfois (Lifchitz qualifie les coloniaux de Mopti ou de Bandiagara de « calamité du genre humain ») pour ces hommes qui mettent en doute leurs compétences à cause de leur sexe. Les relations complexes, qui oscillent entre respect et mésentente, que les deux femmes entretiennent avec Griaule sont éclairées par leur correspondance et renseignent, en creux, sur les pratiques d’enquête et un certain autoritarisme du grand ethnologue. Griaule ne leur laisse aucun double de ses fiches et tarde à prendre de leurs nouvelles. Plus largement, Lifchitz regrette le comportement « complètement colonial » (p. 136) de plusieurs membres de la mission Griaule. Lemaire met en perspective cette place difficile des femmes ethnologues sur le terrain, et le redoublement de leur volonté de prouver leur légitimité aux côtés des ethnologues masculins, avec un certain nombre de leurs homologues féminines, au premier rang desquelles Thérèse Rivière et Germaine Tillion3. Cette volonté de prouver leur professionnalisme explique certains choix d’enquête et, plus encore, les stratégies d’écriture de ces femmes ethnologues, au début de la professionnalisation de l’ethnologie.

4 Une série de contraintes empêche néanmoins Paulme et Lifchitz d’enquêter auprès des femmes dogon, comme elles l’ont pourtant souhaité initialement. Leurs informateurs

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principaux, les mêmes que ceux de la mission dirigée par Griaule, qui leur a laissé comme un héritage, sont des hommes, et leurs interprètes sont des écoliers, des enfants donc, à qui l’on ne peut confier l’intimité des femmes à traduire. Paulme ne réussit qu’à glaner quelques renseignements pour Leiris, intéressé par la question des croyances attachées aux menstrues : le 1er mars 1935, à l’ethnologue et ami resté en France, elle écrit qu’« il est impossible d’interroger les femmes en se servant d’hommes ou de garçonnets pour interprètes » (pp. 188-189). Lemaire émet également l’hypothèse que ne pas travailler exclusivement sur les femmes est aussi une façon pour Paulme et Lifchitz d’« accroître leur légitimité en se rapprochant de la figure proprement masculine de l’ethnologue et du scientifique » (p. 69). Si Paulme s’intéresse prioritairement à l’organisation sociale des Dogon, insistant de manière novatrice sur son caractère dynamique, et Lifchitz au « folklore », en particulier à la littérature orale, recueillant notamment de nombreux contes et devinettes, les deux ethnologues se rencontrent sur de nombreux thèmes et collaborent étroitement tant sur le terrain que, plus tard, dans l’écriture (elles publient ensemble trois articles).

5 Dans ce riche corpus de lettres se donnent plus largement à voir les pratiques de terrain au quotidien, les relations aux informateurs, les contraintes de la vie quotidienne et les façons de les contourner, certains traits de personnalité, ou encore le souci constant qu’ont les deux femmes de se tenir informées de la vie parisienne et, surtout, des activités et de l’avenir du musée d’ethnographie du Trocadéro, sur le point de fermer ses portes dans la perspective du futur musée de l’Homme (d’être « mis en sommeil », pour reprendre l’expression de Georges-Henri Rivière dans l’une de ses lettres). Ces coulisses du travail scientifique prennent ici tout leur relief et invitent à l’écriture d’une histoire toujours plus fine du développement de l’ethnologie française dans les années 1930. Elles rendent également compte des pratiques de collecte, déjà bien documentées par ailleurs, et du goût des ethnologues pour la statuaire dogon, en offrant de nouveaux témoignages inédits, au sujet par exemple des jugements esthétiques échangés par courrier, des conditions d’achat et de transport, de la requalification d’objets parfois banals (certaines serrures, par exemple) en œuvres d’art. Cette publication en laisse à coup sûr espérer d’autres, à propos des nombreuses missions ethnographiques qui restent à documenter de façon plus approfondie. Elle n’intéressera cependant pas seulement les historiens de la discipline, mais plus largement tous ceux qui souhaitent mieux comprendre comment le pays dogon est peu à peu devenu un terrain emblématique de l’ethnologie française, grâce à Griaule certes, mais aussi, parfois, dans son ombre.

NOTES

1. Sur la mission Sahara-Soudan, voir É. J OLLY, « Démasquer la société dogon. Sahara-Soudan (janvier-avril 1935) », Les Carnets de Bérose, 4, Lahic/DPRPS, 2014, . 2. M. LEMAIRE, Celles qui passent sans se rallier. La mission Paulme-Lifchitz, janvier-octobre 1935, Les Carnets de Bérose, 4, Lahic/DPRPS, 2014, .

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3. Voir aussi M. L EMAIRE, « La chambre à soi de l’ethnologue. Une écriture féminine en anthropologie dans l’Entre-deux-guerres », L’Homme, 200, 2011 : 93-112.

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Anne-Marie PLANEL, Du comptoir à la colonie. Histoire de la communauté française de Tunisie, 1814-1883 Paris, IRMC, Riveneuve éditions, 2015

Hugo Vermeren

RÉFÉRENCE

PLANEL, Anne-Marie. — Du comptoir à la colonie. Histoire de la communauté française de Tunisie, 1814-1883. Paris, IRMC, Riveneuve éditions, 2015, 521 p., bibl., index.

1 En ciblant les premières décennies de la Réforme (islâh) qui précèdent le Protectorat français (1881-1956), Anne-Marie Planel, directrice adjointe de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain de 1992 à 2010, nous invite à reconsidérer les origines de l’implantation française en Tunisie. Composé de dix-neuf chapitres, le texte est agrémenté d’une chronologie, d’une riche bibliographie, d’un index et de précieuses notices biographiques tirées de son étude prosopographique.

2 Quel peut donc être le point commun entre Armand Bineau (1788-1833), polytechnicien tourangeaux devenu directeur des poudres et salpêtres du bey de Tunis en 1822, Charles Nicolas (1810-1855), mécanicien natif de Belleville employé à la Monnaie de Tunis en 1847, et Jean-Baptiste Rey (1820- ?) simple précepteur originaire des Hautes-Alpes devenu secrétaire particulier de Khayr ad-Dîn Pacha ? À l’instar de nombreux Français immigrés en Tunisie dans la première moitié du XIXe siècle, ils ont participé, directement ou indirectement, aux réformes tunisiennes issues de l’industrialisation et connu une ascension sociale parfois fulgurante. Moins qu’une excroissance de la conquête d’Alger en 1830 ou le résultat d’une politique française d’émigration, le développement du peuplement français de Tunisie semble plutôt trouver racine dans la politique de l’État beylical. Dans le cadre du réarmement ottoman et de la mise en

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valeur du territoire, « l’appel à compétences étrangères » dynamise la migration franco- tunisienne autant qu’elle favorise son implantation durable.

3 Dans la première partie du livre, l’auteur revient ainsi sur les différentes phases de transformation de la communauté française de Tunisie. L’évolution des cadres juridiques, tant français que tunisien, entraîne sa sédentarisation et sa diversification. On passe progressivement d’une « société de comptoir » créolisée disséminée sur le littoral occidental depuis le milieu du XVIIIe siècle à une « colonie de peuplement » hétérogène progressivement regroupée derrière un même statut national. Une succession de portraits individuels et familiaux permet de mesurer l’éclectisme du peuplement français : négociants, militaires, ingénieurs, auxquels succèdent ouvriers, médecins, administrateurs, hommes de sciences et de lettres. La reconstitution minutieuse des trajectoires familiales, sociales et professionnelles de près de 5 000 individus, rendue possible par un habile croisement de sources inédites, de l’état civil consulaire aux archives notariales, en passant par les registres paroissiaux, permettent de donner chair à ces acteurs, à leur cadre de vie et de sociabilité. Les quelques pages consacrées au Fondouk français dans le second chapitre en donnent le meilleur exemple. L’ouvrage contribue de telle manière à une meilleure connaissance des rapports sociaux dans le Maghreb français du XIXe siècle, démontrant toute l’importance du territoire dans la constitution du lien social des populations européennes installées outre-Méditerranée.

4 Le tissu social qui se forme par l’imbrication d’alliances régies par des considérations d’ordres juridico-politiques et socio-économiques laisse en effet entrevoir l’hétérogénéité de cette supposée « communauté française », la diversité et la complexité de ses relations sociales, professionnelles et familiales sur ces territoires où le national n’est encore que superflu. Comme Julia Clancy- Smith et Mary Dewhurst Lewis, l’auteur appréhende l’appartenance des individus moins comme une filiation à un État que comme la synthèse d’un ensemble de facteurs contingents liés à des intérêts de diverses natures. Chaque groupe constitue ainsi moins une communauté reconstituée qu’une « communauté improvisée forgée par des phases successives de dislocation, de peuplement et d’assimilation à divers degrés »1. La nécessité de revisiter les frontières entre le national et l’étranger, entre le global et le local, est ainsi privilégiée pour mettre en avant les usages multiples de la nationalité et des protections par les individus et les groupes qui circulent et habitent dans la Régence au XIXe siècle. Pas plus hermétique aux autres nationalités qu’elle n’est socialement homogène, la « communauté française » de Tunisie n’est donc ni une « nation minoritaire » isolée en terre d’islam, ni une « minorité nationale » revendiquant une appartenance commune. Le mythe de communautés françaises homogènes installées sur la rive sud de la Méditerranée – autant que celui de la modernisation industrielle qui serait le fruit de la seule politique coloniale française –, semble bien être aujourd’hui dépassé.

5 L’étude dense et rigoureuse d’Anne-Marie Planel offre ainsi un bel exemple des méthodes et des sources exploitables pour mieux connaître l’histoire des populations du Maghreb français au XIXe siècle et constitue un apport considérable pour l’histoire de la Tunisie contemporaine, et plus largement pour l’histoire des rapports franco- tunisiens en Méditerranée.

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NOTES

1. J. CLANCY-SMITH, Mediterraneans: North Africa and Europe in an Age of Migration, c.1800-1900, Berkeley, University of California Press, 2011, p. 343.

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Benjamin RUBBERS, Faire fortune en Afrique. Anthropologie des derniers colons du Katanga Paris, Karthala (« Les Afriques »), 2009

Marwa El Chab

RÉFÉRENCE

RUBBERS, Benjamin. — Faire fortune en Afrique. Anthropologie des derniers colons du Katanga. Paris, Karthala (« Les Afriques »), 2009, 300 p., bibl.

1 La colonisation, en tant que processus d’expansion territoriale des nations européennes en Afrique, combine deux modalités. D’une part, elle prend la forme d’un projet politique d’exploitation économique qui implique la présence d’une structure administrative et militaire. D’autre part, elle prend sens dans le rapport de domination et de subordination sociale entre les différents groupes d’individus qui composent la société : c’est la relation coloniale. Ce dernier aspect — peu abordé par la littérature académique — est le thème central de l’ouvrage Faire Fortune en Afrique, anthropologie des derniers colons du Katanga de Benjamin Rubbers, publié en 2009. L’auteur y livre une étude ethnologique et ethnographique de la minorité blanche européenne du Katanga, à partir d’un terrain de recherche effectué entre 2002 et 2004. Plus spécifiquement, il interroge cette relation coloniale, ses composantes économiques et politiques et les modalités de son prolongement dans le temps en s’intéressant au cas des populations européennes du Katanga : belge, italienne et grecque. Celles-ci sont composées de colons descendants de migrants de l’époque coloniale mais aussi de nouveau migrants occupant des postes dans les entreprises européennes en République démocratique du Congo.

2 Rubbers part du constat suivant : à la suite de l’indépendance de la République démocratique du Congo, une minorité allogène blanche choisit de rester sur place.

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Malgré la fin officielle de la colonisation belge, les rapports de domination — notamment économique — entre cette minorité et les autochtones se perpétuent. L’auteur s’attache, par conséquent, à mettre en évidence les rouages qui sous-tendent ces rapports. En effet, dans une approche englobant le social, l’économique et le politique, c’est dans l’interaction entre cette minorité allogène et les autochtones que se formule et s’affirme la frontière « raciale » et la domination d’un groupe sur l’autre. L’auteur s’inscrit à rebours des théories de l’ethnicité et des théories culturalistes. Les premières, s’inspirant de la nouvelle économie institutionnelle, postulent que l’avantage économique des communautés ethniques minoritaires procède de leur solidarité ethnique et de leur confiance interpersonnelle intrinsèque à la logique communautaire1. Solidarité et confiance, toujours selon ces approches de l’ethnicité, seraient des réponses au déficit institutionnel et à l’insécurité économique. Pour les théories culturalistes, les comportements économiques s’expliquent par un acquis culturel anhistorique. En ce sens, les individus issus de certaines cultures sont « naturellement » dotés d’un flair plus favorable aux affaires, tel que le suggèrent des études sur les Indiens et les Levantins en Afrique2. Benjamin Rubbers se distancie de ces approches et défend l’idée que la solidarité, la confiance et même le « sens des affaires » sont le fruit de contextes et d’événements « sociaux et culturels », sur lesquels les études de l’ethnicité et les théories culturalistes font l’impasse. Rubbers fait par ailleurs preuve d’une grande originalité au regard des études sur les minorités allogènes en Afrique de manière générale. Ces minorités sont le plus souvent perçues comme évoluant en parallèle de la vie locale des pays d’accueil, se projetant dans une disparition de la scène économique africaine. Il en découle que leur « étrangeté » est une caractéristique qui se transmet de génération en génération, autant que leur talent dans les affaires, sans considération aucune de l’impact du contexte local3. À contrecourant de ces cadres idéologiques et académiques, le travail de recherche que nous livre Rubbers consiste à mettre en évidence la logique des acteurs qu’il étudie, les expatriés européens au Haut-Katanga, en s’appuyant sur le contexte historique et géographique dans lequel ils s’inscrivent. En d’autres termes, il s’agit de rendre compte de l’histoire d’un groupe d’individus, de leurs pratiques sociales, économiques et politiques, tout en puisant dans l’histoire d’un lieu. Dans un style dynamique qui donne son rythme à cet ouvrage, Rubbers pose dans son introduction les quatre questions au cœur de son approche : Après la chute du régime colonial, comment se prolonge la relation coloniale racialisée et comment est-elle justifiée par les acteurs qui la perpétuent ? Quelles sont les dynamiques au cœur de la construction communautaire européenne au Katanga et quels en sont les supports ? Quelles sont les stratégies, en particulier dans le secteur du commerce à l’importation, qui ont permis aux entrepreneurs européens de préserver leur domination économique ? Dans le contexte d’une lutte pour leur préservation au regard des bouleversements politiques permanents, comment se caractérisent les relations des Européens au Katanga avec la sphère politique ?

3 L’histoire coloniale et postcoloniale du Katanga est une succession de bouleversements et de changements de direction économique. La colonisation, à partir de 1850, prend une forme décomplexée qui se manifeste notamment dans l’exploitation des ressources naturelles et le mercantilisme des colonisateurs belges vis-à-vis du marché local : c’est le « temps des razzias ». Cette exploitation se poursuit jusqu’en 1920, lorsque l’idéologie coloniale se redéploie dans une perspective paternaliste. Le « temps du paternalisme » est une phase d’industrialisation de l’économie katangaise, de croissance

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démographique et de prise en charge totale des salariés congolais par les entreprises européennes. C’est par ailleurs un moment-clé de l’histoire des rapports de domination coloniale du Katanga éclairant la dynamique à l’origine de la barrière raciale qui s’impose dans la « conscience collective » : ce que les « Blancs » attendent des « Noirs » — subordination, respect, travail — et vice versa — domination, protection, prise en charge.

4 En 1975, la structure de production s’affaiblit signant la fin du « temps du paternalisme » et le début du « temps de la débrouille » qui dure jusqu’en 2004, date de l’étude menée par l’auteur. Ce temps se caractérise par un déclin économique, un effondrement de la structure de production, une marginalisation du secteur agricole et une détérioration des conditions salariales. Parallèlement, l’État accuse un déficit financier. Ces trois temps mentionnés témoignent d’une évolution dans la gestion économique du pouvoir et de la privatisation de l’État. Au fur et à mesure, la structure centrale de l’autorité se voit en réalité investie par une multitude de réseaux — en référence à la notion d’État rhizome de Jean- François Bayart — qui tentent d’influencer les décisions politiques de manière à correspondre à leurs attentes. Les réseaux sont aussi ceux d’une redistribution des gains tirés des liens rapprochés avec la sphère politique. Plutôt que d’y voir une perversion postcoloniale ou une condition moderne du continent africain, Rubbers, suivant en cela Jean-François Bayart4 et Mamadou Diouf5, appelle à observer dans le temps long l’évolution de l’État en Afrique. L’argument mis en avant est que les prémices de la privatisation et de la criminalisation de l’État en Afrique sont déjà observables à l’époque précoloniale et coloniale : « Ainsi, le mode de gestion patrimonial, la prégnance des luttes factionnelles, la socialisation du pouvoir par le clientélisme et la centralité de l’extraversion qui caractérisent la gouvernementalité à l’époque postcoloniale définissaient déjà celle des royaumes de la savane dans le contexte de la traite » (p. 34).

5 L’ouvrage est divisé en quatre chapitres. Dans le premier, l’auteur focalise son attention sur la barrière raciale entre Européens et Congolais, barrière qui rend compte de la résilience d’un rapport colonial malgré l’indépendance politique proclamée. Entre le discours et la pratique — qui peuvent se contredire —, Rubbers retrace la logique sous- jacente de ce « racisme ordinaire ». Il apparaît qu’à l’époque coloniale et ensuite, le « stigmate de l’épiderme » se complète d’un stigmate de classe, transposé du mode de distinction bourgeois de la métropole ; on retrouve cet état de fait dans l’empire colonial français en Afrique de l’Ouest (Arsan 2014)6. Les autochtones sont écartés de la vie sociale des Blancs sur la base de critères de propreté, de civilité ainsi que de moyens financiers.

6 Cependant, les « Blancs » sont tout aussi discriminés, pour ainsi dire, par les autochtones. Aux yeux de ces derniers, la couleur de peau des expatriés européens se confond avec richesse et pouvoir. Partant de cette logique, la petite criminalité à l’égard des Blancs devient un acte socialement toléré. Cette distinction n’est pourtant pas uniforme, constate Rubbers, car les catégories raciales évoluent constamment en fonction des transformations sociales et économiques de la société katangaise. Ces catégories sont en effet au service d’une oligarchie blanche riche. Elles donnent sens et justifient son prestige de classe. Lorsque certains attributs qui définissent leur prestige se démocratisent, tels que l’accès à l’école et donc l’obtention de diplômes, ces catégories se remodèlent pour y ajuster le tracé de la frontière sociale et raciale. Le vécu individuel contribue aussi largement à modifier ces catégories. Des éléments tels

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que la familiarité et la confiance rentrent en compte dans la redéfinition des catégories et produisent des exceptions de part et d’autres de la frontière raciale. L’auteur interroge ensuite le processus de construction communautaire. Ce deuxième chapitre est le produit d’une réflexion critique sur la réification abusive de la notion de communauté en sciences sociales. Rubbers nous rappelle en effet que les communautés ne sont pas des données naturelles. Celles-ci sont un processus de construction, résultant d’une dynamique externe et interne à un groupe d’individus réunis autour d’un répertoire de symboles (Cohen 1985)7. Les Européens du Katanga se répartissent entre différents groupes nationaux : belge, italien et grec. Ces groupes sont dépendants d’institutions centrales, tels que les clubs ou les restaurants, où se déploient les rencontres qui fondent la « vie communautaire ». Ces « communautés » sont également dépendantes du phénomène migratoire et du rapport que les individus entretiennent avec le « pays d’origine » et le « pays d’accueil ».

7 La communauté est donc le résultat d’un double processus de fabrication du sens donné aux modes d’appartenance : d’une part un effort fourni par les individus dans un acte de distanciation des indigènes de leur société d’accueil et, d’autre part, un effort, tout aussi important, de singularisation de leur « société d’origine » européenne, de ses règles et de ses coutumes, pour se différencier des autres groupes européens. Par ailleurs, l’exiguïté de la vie commune des Européens du Katanga donne libre cours à la circulation des informations et des rumeurs. La communauté en devient régulatrice des actes des individus. En l’occurrence, la déviance des mœurs — qui peut prendre la forme d’une promiscuité suspicieuse avec les indigènes — est condamnable et peut être sanctionnée par une mise au ban de la vie communautaire. Enfin, la communauté existe aussi parce qu’elle est un espace économique d’apprentissage, de négociation des affaires et de recherche d’opportunités. En revanche, la confiance économique n’est pas intrinsèque à la communauté, même si le contexte lui est favorable, dans la mesure où celle-ci produit de l’interconnaissance, fondamentale à l’établissement d’une confiance économique.

8 Dans le contexte d’instabilité politique et économique qui caractérise la vie locale, comment s’organisent les entrepreneurs européens pour protéger leurs investissements et s’assurer un gain dans les affaires ? Le troisième chapitre est organisé autour de cette question. Les mécanismes de domination que les individus déploient dans le secteur du commerce et de l’importation y sont analysés. De manière simple et concise, le chapitre est consacré à la description des filières de l’importation vers le Katanga et des différents groupes d’opérateurs : les Européens, les Libanais et les Indiens, et les Congolais. La réflexion que développe l’auteur réintroduit la question du capitalisme longtemps négligée par la sociologie de l’entrepreneuriat. Pour mieux saisir la logique de ces comportements, l’auteur s’appuie sur la conception braudélienne du capitalisme, plus que sur une approche marxiste ou weberienne. Le rôle stratégique du capital dans la structure de production pour Marx et la rationalisation de l’organisation du travail pour Weber sont le cœur même du capitalisme moderne. En conséquence, ces deux modèles excluent l’Afrique du capitalisme et relèguent le continent à des formes précapitalistes d’économie. Suivant cette logique, une étude du capitalisme africain procèderait d’un contresens.

9 C’est différent chez Braudel qui suggère que le capitalisme se caractérise par l’étirement de la filière de production et du commerce dans l’espace mondial, et la multiplication des acteurs économiques impliqués tout au long de cette filière8. Dans

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cette perspective, Rubbers détermine finalement que l’avantage économique des Européens du Katanga tient moins à leur appartenance à une communauté qu’à leur capacité à s’accaparer localement les réseaux du commerce global.

10 Les entrepreneurs européens s’imposent économiquement et politiquement parce qu’ils sont en mesure de médiatiser la relation entre investisseurs étrangers et autorités congolaises. Ce volet politique de la puissance des entrepreneurs européens fait l’objet du quatrième chapitre. Il s’agit là de comprendre les contraintes politiques et les recours qui s’offrent aux entrepreneurs européens. Là encore dans une perspective interactionniste, l’auteur présente l’État, loin de la conception wébérienne abstraite, comme expression continue des interactions entre une multitude d’individus impliqués dans les rouages d’un système. L’État est constamment en mouvement pour affirmer son autorité sur le territoire. Les événements séparatistes que le Katanga a connus, et l’engagement des colons dans ces événements, ont contribué à construire des rapports ambigus entre les colons et l’autorité centrale. À la suite de l’échec de la tentative séparatiste, les colons sont placés sous surveillance et font office de bouc émissaire dans un processus de consolidation de l’État postcolonial. Ils disposent pourtant de ressources sociales et économiques — grâce à des connaissances ou une capacité de pression financière — qui leur permettent de s’affranchir de ce statut. L’auteur y saisit d’ailleurs l’occasion de lancer un appel aux chercheurs pour dépasser le raisonnement binaire qui oppose formel et informel dans l’analyse des rapports à l’État. Dans la mesure où les Européens du Katanga négocient leur présence mais aussi leur protection — politique et économique — via leurs relations à la sphère politique, toute tentative de se dérober à la législation officielle émane moins d’une volonté de contournement de l’autorité que d’un processus de redéfinition permanent de la relation personnelle aux représentants de l’autorité. Le qualificatif « informel » perd ainsi son sens.

11 L’auteur ne cesse de le mettre en évidence : les relations au politique sont au cœur de l’action et de l’ethos entrepreneurial des Européens au Katanga. Une action qui est, dans le même mouvement, maintien d’une puissance économique et de préservation d’un entre-soi et d’une identité racialisée, comme d’une influence politique. C’est son approche précise, minutieuse des combinaisons entre économique, identitaire et politique qui fait toute la qualité de ce travail, l’un des rares à avoir abordé la question des minorités européennes en Afrique contemporaine.

NOTES

1. En référence à la théorie de l’entrepreneuriat ethnique, H. ALDRICH & R. WALDINGER, « Ethnicity and Entrepreneurship », Annual Review of Sociology, 16, 1990, pp. 111-135. 2. « Or pour décrire la faune indistincte des “Levantins”, ce sont les figures de l’éternel marchand supposé être doué de la fibre du commerce, de l’intermédiaire parasite de l’entreprise coloniale, du profiteur sans scrupule concurrençant déloyalement les Européens en Afrique qui se sont imposées au début du XXe siècle », B. ADJAMIAN, « Les Arméniens en Éthiopie, une entorse à la “raison diasporique” ? », Revue européenne des migrations internationales, 28 (3), 2012, p. 115.

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3. Sur le cas des Libanais en Afrique : « The available academic writing on this topic usually stresses the “strangeness” of the Lebanese by portraying them as a special grouping in West African society » (J. BEUVING, « Lebanese Traders in Cotonou : A Socio-cultural Analysis of Economic Mobility and Capital Accumulation », Journal of the International African Institute, 26 (3), 2006, p. 325). 4. J.-F. BAYART, L’État en Afrique : La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006. 5. M. DIOUF, « Privatisation des économies et des États africains, commentaires d’un historien », Politique Africaine, 79, 1999, pp. 16-23. 6. A. ARSAN, Interlopers of Empire, The Lebanese Diaspora in Colonial French Africa, London, Hurst & Co Publishers Ltd, 2014. 7. A. COHEN, The Symbolic Construction of Community, London, Routledge, 1985. 8. F. BRAUDEL, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 1985.

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Musée de la Corse, Corse-Colonies. Colloque 19-20 septembre 2002 Corte, Éditions du Musée de la Corse ; Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2004

Marie Peretti-Ndiaye

RÉFÉRENCE

Musée de la Corse. — Corse-Colonies. Colloque 19-20 septembre 2002. Avant-propos d’Anne Meistersheim. Corte, Éditions du Musée de la Corse ; Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2004, 293 p., bibl., ill.

1 Corse-Colonies est paru suite au colloque qui s’est tenu les 19 et 20 septembre 2002 à l’Université de Corse dans l’optique d’entreprendre « un travail de mémoire qui est aussi un travail de deuil » (p. 13) et d’introduire une exposition sur les Corses dans l’empire colonial au Musée de la Corse1. La structure de l’ouvrage est fidèle au déroulement chronologique d’un colloque2 dont les textes des allocations d’ouverture permettent d’appréhender les enjeux pluriels. Si, sur le plan scientifique, il s’agit de combler l’absence quasi-totale de recherche sur ces questions durant près de cinquante ans3, les parallèles, récurrents, entre la condition insulaire contemporaine et la condition coloniale passée révèlent également la prégnance d’enjeux politiques. José Colombani, alors directeur de cabinet du président du conseil exécutif de Corse, souligne ainsi dans son allocution l’« autre visage » de cette colonisation « insidieuse, impalpable », « culturelle et économique » qui sévirait aujourd’hui. La place du musée d’anthropologie de la Corse est également évoquée lors de ces allocutions informant sur l’enjeu institutionnel que constitue l’exposition en matière de valorisation du Musée régional d’anthropologie4.

2 L’ouvrage est structuré en quatre grandes parties — l’« atelier histoire », l’« atelier anthropologie », l’« atelier imaginaire » et l’« atelier Mémoire » —, ponctuées par les comptes rendus des débats et des tables rondes. Ces derniers permettent de dégager les

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questions communes aux différents intervenants ainsi que les controverses qui accompagnent l’évocation du passé colonial en Corse.

3 La partie intitulée l’« atelier histoire », la plus conséquente de l’ouvrage, est composée de sept contributions. Dans la première, « Le rêve de Rome dans les pratiques scientifiques des historiens corses de l’Afrique du Nord antique. 1856-1955 », Olivier Jehasse s’intéresse aux travaux scientifiques menés par trois historiens corses et souligne cette « force des liens entre les chercheurs sur l’Afrique, sur Rome et sur la Corse » qui s’enracinerait « dans une perception humaniste de l’histoire de Rome, dont les Corses seraient les héritiers directs » (p. 31). Dans la deuxième, Jean-Charles Jauffret évoque les « hommes du contingent corse » durant la guerre d’Algérie. Il particularise leur expérience en soulignant leur sensibilité distinctive « aux similitudes entre leur île et la montagne algérienne » (p. 41), aux coutumes de l’Autre et à la misère, puis rappelle qu’ils partageaient avec d’autres « le sentiment d’avoir accompli leur devoir » après des actes de torture et des exécutions sommaires. Sa communication se termine sur l’idée qu’« au temps de la nation armée, la Corse a fait son devoir dans une guerre ingrate » (p. 43). La troisième communication, de Sylvain Gregori, est quant à elle consacrée aux « paroles et images de militaires corses aux colonies ». Elle repose sur une « analyse ethno-anthropologique » (p. 46) des « clichés et lettres coloniales » des militaires insulaires. L’auteur souligne notamment comment la figure de l’« indigène » a pu constituer un « contrepoids à l’auto-représentation du colonial corse » (p. 48), qui s’affirme désormais comme « Français ». Il conclut sur l’importance, en Corse, de cette « migration militaire vers l’empire colonial » en matière de « construction de l’identité culturelle insulaire contemporaine » (p. 54). Dans la contribution suivante, « Les Corses du Maghreb : libéraux, progressistes et révolutionnaires », Christian Paoli évoque la trajectoire de ces Corses qui se sont opposés à la colonisation avant et après les indépendances. Deux récits de vie font l’objet des communications suivantes : celui du docteur François Devoti par Michel Verger-Franceschi, et celui de Charles Cancellieri, « un défenseur des premiers nationalistes vietnamiens » (p. 81) par Philippe Franchini. L’intervention de Colette Dubois clôt l’atelier par une interrogation : comment expliquer l’écart entre l’importance de l’engagement des Corses dans l’empire colonial5 et la rareté des sources historiographiques sur cette question ? Deux hypothèses sont, à ce propos, avancées : l’une, « subjective », met l’accent sur ce « mélange de mauvaise conscience, d’incompréhension, de nostalgie » (p. 89) qui caractérise le rapport au passé colonial et s’avère peu favorable au développement des recherches sur ces questions ; l’autre évoque les difficultés objectives d’accès aux sources. L’historienne invite, pour conclure, à ne pas limiter ces recherches à la fin de l’empire colonial mais à souligner les continuités à l’œuvre depuis6.

4 L’« atelier anthropologie », présidé par Georges Condominas, comprend les interventions de Cheikh Saad Bouh Kamara et de Charlie Galibert. La première porte sur les amicales corses en Afrique de l’Ouest et s’intéresse aux différentes fonctions qu’elles remplissaient7 tout en rappelant l’importance de ne pas « occulter les effets pervers de la colonisation » (p. 107). La seconde — « Des topiques aux tropiques. Une approche anthropologique de la Corse par l’imaginaire insulaire » — explore les écarts entre l’altérisation telle qu’elle se manifeste dans les discours officiels et au niveau de l’expérience vécue. L’analyse de la correspondance d’un soldat corse au Soudan « avec sa famille demeurée au village » (p. 111) permet à l’auteur d’identifier des traces de la « configuration de l’insularisation » et des mécanismes d’endocentrisme.

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5 La restitution du débat de clôture de la première journée révèle l’acuité des tensions suscitées par l’évocation du rôle des Corses dans la domination et les massacres inhérents à l’entreprise coloniale. Les extraits suivants paraissent ainsi significatifs de l’opposition que témoignent certains intervenants à la mise en avant d’une figure « dominatrice » du Corse durant ce débat : « Je n’aime pas [...] beaucoup les termes de “dominés” et de “dominants” qui ont été employés ce matin. Je pense qu’il vaut mieux parler de choc des civilisations » (p. 133) ; « Le terme de “colon” ne me plaît pas beaucoup. Je revendique par contre volontiers le terme “d’intermédiaire méditerranéen” pour qualifier le Corse. Pendant des siècles, il est un intermédiaire permanent entre le monde chrétien et le monde musulman » (p. 140) souligne ainsi Michel Vergé-Franceschi. Ce débat ouvre également des perspectives de recherche autour des liens entre colonialismes internes et externes.

6 Ces questions traversent aussi l’« atelier imaginaire » dirigé par Lucienne Martini. La manière dont la figure du Corse transparaît dans l’« écriture identitaire pied-noir » (p. 148), dans la littérature des « Européens d’Algérie » (p. 159), dans la « littérature coloniale » ou encore au cinéma y fait l’objet de plusieurs communications. L’intervention de Nicolas Bancel, intitulée « De la Corse-colonie à la Corse colonisatrice ? Quelques pistes de recherche durant la période coloniale » vise, quant à elle, à déterminer « la place de la Corse dans [l’]imaginaire colonial » (p. 179). L’historien rappelle que des villages corses étaient présents, entre 1850 et 1890, dans les « expositions » avant d’être remplacés par les « villages indigènes ». Il souligne l’absence d’équivalence entre ces « villages folklorisants » (corses) et les « zoos humains » caractéristiques de la mise en scène coloniale de l’altérité. Les années 1880 ont joué un rôle central dans ce passage d’une altérité endogène à une altérité exogène. Deux processus majeurs se développèrent alors concomitamment : la « nationalisation de la métropole » (p. 181), avec la formation d’un gouvernement républicain, et l’expansion coloniale. C’est à cette période que la figure du Corse disparaît de l’imagerie populaire ce qui témoigne, selon lui, à la fois de l’émergence d’un républicanisme axé sur l’indivisibilité de la nation et des différenciations croissantes entre colonisateurs et colonisés. L’historien insiste à ce propos sur la forte intériorisation des représentations coloniales en Corse.

7 L’« atelier mémoire », dirigé par Françoise Durand-Evrard, s’ouvre par une intervention de Denis-Michel Boëll sur les expositions permanentes des colonies aux musées coloniaux qui invite à penser « la dimension historique des collections coloniales » (p. 224). Le deuxième texte, « Entre imaginaire et propagande, le Musée de la France d’Outre-mer », souligne, quant à lui, les oscillations de la muséographie à l’époque coloniale, « entre propagande, exotisme et science » (p. 231) ainsi que les mutations muséographiques qui accompagnèrent la décolonisation. Le troisième, de Federica Tamrozzi et Giovanni Focardi, propose une réflexion sur le contexte italien à la fois en matière de colonisation, de muséographie et d’usages de la photographie. Il invite, en conclusion, à « décoloniser » la mémoire. Dans le dernier texte de cette partie, intitulé « Histoire, mémoire, archives », Françoise Durand-Evrard insiste sur le rôle des archives pour développer le lien entre « mémoire historique » et « mémoire collective ».

8 Une table ronde portant sur « les traces de la colonie dans la société corse d’aujourd’hui » clôture les échanges. Lors de cette table ronde, les tensions entre les deux « mémoires » caractérisées par Françoise Durand-Evrard et, plus largement,

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autour de l’évocation du fait colonial en Corse, restent vives. Ces tensions opposent notamment les intervenants qui souhaitent mettre en avant les particularités, plutôt de teneur positive, des colons corses et ceux qui insistent pour réinscrire leur engagement dans les rapports inégalitaires générés par la colonisation. Elles se sont manifestées, au cours de ces deux journées, par des accusations croisées d’anachronisme et de méconnaissance du contexte géographique et économique, d’une part8, et d’euphémisation ou de déni, de l’autre9. Didier Rey souligne à ce propos les difficultés à « poser le problème en termes historiques » (p. 289) et non pas seulement mémoriels ou politiques.

9 Les controverses qui traversent ces discussions s’avèrent particulièrement fécondes en ce qu’elles concourent à mettre en lumière des arguments et des schèmes explicatifs longtemps restés dans le registre de l’implicite10. Trois principaux arguments sont mobilisés au cours des débats. Le premier repose sur la volonté d’affirmer les particularités du colon corse qui « garde des liens privilégiés avec la mère-patrie, mais affiche également son identité dans des associations diverses » (p. 36). Ce dernier se distinguerait des autres colons notamment par la fréquence de ses retours dans sa région d’origine et par la pérennité de son attachement au village car, pour lui, « le père n’est pas celui qui a tout abandonné pour s’implanter en Algérie mais celui qui, par tradition familiale, s’est éloigné de son île : le village de la famille existe toujours, on peut y retourner » (p. 151). Le deuxième repose sur la mise en exergue de ces représentations négatives à l’encontre des colons corses qui dénoteraient « la force du préjugé racial anti-méditerranéen » (p. 177). Une étude portant sur le roman colonial souligne ainsi plusieurs portraits dans lesquels « le Corse » apparaît « vindicatif, frimeur, combinard, obtus, patibulaire, enfouraillé et presque exclusivement affecté aux rôles de tenancier, de proxénète ou de truand » (p. 175). Le troisième consiste en un refus, plus ou moins explicite, d’envisager la question du racisme d’infériorisation ou de la domination liée à la colonisation. Le silence qui prévaut dans la majeure partie des communications et, plus encore, les échanges entre les historiens Michel Vergé- Franceschi et Nicolas Bancel sont des plus explicites à ce propos11.

10 L’ouvrage Corse-Colonies permet d’entrevoir la multiplicité des enjeux qui se cristallisent aujourd’hui encore en Corse, autour de la question coloniale. Pour en saisir l’ampleur et la signification, il faut souligner outre les reconfigurations des flux migratoires qui accompagnent en Corse la fin de l’empire colonial, l’apparition, concomitante, d’un discours nationalitaire empruntant aux mouvements de lutte contre la colonisation leurs arguments, leurs cadres explicatifs et leur terminologie. Resituer les débats dans ce cadre peut permettre d’en comprendre plus précisément les dynamiques latentes.

NOTES

1. L’exposition s’est déroulée du 20 septembre 2002 au 31 novembre 2004. 2. Toutes les contributions des universitaires intervenus lors du colloque n’apparaissent toutefois pas dans l’ouvrage, comme celle de Francis Affergan sur les identités post-coloniales.

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3. « Après le livre de Marien Martini et la thèse de Jean-Toussaint Stefani qui datent des années 50, plus rien. À l’exception, bien sûr, du Mémorial des Corses [...]. Mais c’est à peu près tout » souligne ainsi Anne Meisterhem (p. 14). 4. Ce musée a été créé à l’initiative de la Collectivité territoriale de Corse. Il fut inauguré en 1997. 5. Marien M ARTINI (1953, cité dans R. A LDRICH, « France’s Colonial Island : Corsica and the Empire », French History and Civilization, 3, p. 112) évoque la présence de 230 000 Corses dans les colonies. 6. Elle se réfère, à ce titre, aux mémoires du conseiller Jacques Foccart qui fait « état de nombreux Corses, appelés, au lendemain des indépendances, à conseiller certains chefs d’États africains » (p. 99). 7. Cheikh Saad Bouh Kamara souligne leur rôle identitaire et en matière de « lutte contre l’éloignement » mais aussi les dimensions ludiques de ces amicales, la manière dont elles ont pu faciliter l’intégration des nouveaux arrivés, les rapports de solidarité et, en définitive, la réinsertion sociale. 8. L’intervention de R. Froment, alors secrétaire général du musée de la Corse, qui intervenait en tant que représentant du président du Conseil exécutif de Corse peut permettre d’illustrer ce point : « Il revient aux universitaires et aux chercheurs de faire la lumière en s’efforçant de replacer cette période dans le contexte de l’époque, celui des relations internationales, celui de la situation économique et celui des mentalités » (p. 293). 9. On peut évoquer, à cet égard, les interventions de M.-P. Valli, qui soulignent en quoi les débats auxquels elle a assisté la veille témoignent, en eux-mêmes, des « traces de la colonisation » : « J’ai été très étonnée d’entendre une redéfinition du mot “colonialisme” lorsque l’on a parlé de “contexte de décloisonnement des mondes”. Cela m’a un peu effrayée [...]. Le soir même, j’ai pris un dictionnaire et me suis penchée sur les notions de colonie et de colonialisme. J’ai été vraiment rassurée. Je ne vous ferai pas injure et vous laisserai regarder vous-mêmes ces deux notions assez explicites dans le dictionnaire Larousse » (pp. 289-290). 10. B. LATOUR, La science en action : introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 2005. 11. Nicolas Bancel répond ainsi aux propos de Michel Vergé-Franceschi : « Il n’y a en effet aucune raison de penser que les Corses ne participent pas pleinement aux rapports inégalitaires entre colons et colonisés, structurant la société coloniale » (p. 186) ; « Je suis obligé de réagir à l’intervention de Michel Vergé-Franceschi parce que je ne peux pas laisser passer une espèce de révisionnisme latent qui traverse parfois nos débats. Que des personnes aient eu des destins individuels où elles ont pris des risques par rapport à une trajectoire qui leur est propre — aller aux colonies c’est effectivement prendre des risques et voyager — et que des personnes aient été courageuses et animées par les meilleures intentions du monde, cela ne fait aucun doute dans l’émigration coloniale. Mais il ne fait également aucun doute que la structure du système colonial et d’un rapport qui s’institue dans la colonie est un rapport de domination. [...] Il y a donc des dominants et des dominés et nous ne pouvons pas faire l’économie de cette analyse » (p. 281).

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Colloque « Des Nord(s) vers les Sud(s) : état de la recherche sur les mobilités » Paris, EHESS, 20-21 mai 2015

Alexandra Poli

RÉFÉRENCE

Colloque « Des Nord(s) vers les Sud(s) : état de la recherche sur les mobilités ». 20-21 mai 2015, Paris, EHESS.

1 Face à la croissance des phénomènes de mondialisation et des flux migratoires de plus en plus complexes qui en relèvent, les portes d’entrée pour étudier les migrations se sont démultipliées. Les paradigmes qui se succèdent, se chevauchent et se combinent parfois, ne couvrent toutefois pas de la même façon les logiques migratoires, notamment en fonction des populations qu’elles concernent et surtout des lieux qu’elles font se rejoindre dans lesquels les places offertes à chacun suivant la direction du voyage ne sont à l’évidence pas les mêmes. Si les portraits des migrants du Sud vers le Nord sont désormais plus étayés, tout en étant retenus parfois dans les rets d’une actualité brûlante, dramatique et polémique qui en livrent les images les plus marquantes, les profils et les expériences des migrants qui partent des Nord(s) vers les Sud(s) — l’esquisse du pluriel ayant pour vocation de renforcer la performativité de la dichotomie Nord/ Sud — suscite une attention de la communauté scientifique qui est certes moindre mais loin d’être négligeable et même en pleine expansion.

2 Dans le sillage d’un programme de recherche1 financé par la Mairie de Paris de 2012 à 2015, qui s’est concentré sur l’étude de ces migrations sous l’angle des Français installés dans trois pays du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie), notre équipe2 a organisé un colloque3 « Des Nord(s) vers les Sud(s) : état de la recherche sur les mobilités » qui s’est déroulé les 20 et 21 mai 2015 à l’École des hautes études en sciences sociales avec

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l’ambition de mettre le prisme des mobilités nord-sud à l’épreuve d’une échelle plus large.

3 Ce numéro des Cahiers, coordonné par des membres de l’équipe organisatrice du colloque, s’inscrit également dans cette problématique, recentrée sur l’Afrique, ou, devrait-on dire, les Afriques. Rassemblant plus d’une quarantaine d’intervenants, venus de disciplines et de pays différents, dont certains ont participé à ce numéro, le pari de cette manifestation, pionnière sur le sujet, était de mettre le phare sur les travaux empiriques réalisés sur les logiques migratoires qui animent les flux nord-sud.

4 Ces pans de la réalité migratoire, longtemps laissés dans l’ombre, font l’objet d’une attention renouvelée, en particulier sur la toile de fond du développement des études globales, des approches post-coloniales et de l’engouement pour le thème de la mobilité. Au-delà d’un intérêt premier pour l’objet même que constitue ce volet des migrations internationales, ce sont également les sources de la curiosité sociologique qu’il suscite, plus ou moins récente en fonction des pays et des disciplines, que le colloque a souhaité éclairer et mettre en débat. Rappelons ici, comme le souligne bien le compte rendu de Brenda le Bigot et la chronique bibliographique d’Eve Bantman dans ce numéro, que si les sciences sociales anglophones se sont intéressées à ces formes de migration dès la fin des années 1990, leur consacrant de multiples recherches empiriques réparties en trois principaux domaines d’études — l’expatriation, les lifestyle migrations et les return mobilities — le champ académique français a commencé à s’en préoccuper plus récemment. L’objectif de cette manifestation scientifique consistait dès lors à entreprendre un état de la recherche sur les mobilités nord-sud en privilégiant les enquêtes de terrain dans les pays du Sud, envisagés comme des pays récepteurs de multiples logiques migratoires en provenance des pays du Nord. L’objectif s’inscrivait dans une dynamique d’ouverture du champ d’études des migrations internationales en participant d’une réflexion plus générale sur la pluralité et les transformations des logiques de la mondialisation qui invite à prendre en compte la variété de direction des flux qui les animent, ici nord-sud, à l’échelle des individus, des groupes, des États, ainsi que des espaces transnationaux. Les présentations ont traité de terrains de recherche déployés en Algérie, au Maroc et en Tunisie, en Angola, en Chine, en Corée, dans les territoires palestiniens, au Mexique, au Sénégal ou encore au Cameroun et dans les pays du Golfe.

5 Du tableau extrêmement riche que ce colloque a permis de dresser de ces flux, à travers ses sept sessions et ses trois conférences inaugurales, il est possible de dégager quelques-uns des principaux enjeux qui ont marqué les débats.

6 Le colloque s’est amorcé par une conférence inaugurale consacrée aux enjeux de la (non) mesure des Français à l’étranger permettant de souligner, à partir des limites des outils démographiques existants, la relative indifférence dans laquelle baignent les flux nord-sud. La surpolitisation et la surinstitutionnalisation des conséquences des migrations sud-nord dans les sociétés au Nord tendent à ensevelir l’attention à porter aux migrations nord-sud qui sont du même coup anecdotisées et, dans tous les cas, délaissées à bien des égards. Les quelques chiffres que nous avons à disposition sur les flux nord-sud peuvent tendre, à première vue, à justifier l’écart d’attention que suscitent les deux flux mais révèlent surtout le caractère éminemment politique des systèmes de comptage et, du même coup, entraînent à pondérer largement l’importance des écarts saisis à partir d’une lecture quantitative. La mise en regard des flux nord-sud et sud-nord rappelle, de manière criante, combien la qualification d’un

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déplacement comme migration ou comme mobilité relève ainsi moins d’un jugement de fait que d’un jugement de valeur dont ressort un jeu d’ombre et de lumière sur qui se déplace, qui est compté et qui compte. L’effort de penser, de manière symétrique, les logiques migratoires sud-nord et nord-sud doit ainsi se défaire d’une comparaison statistique d’emblée déformée par les biais multiples qu’introduisent à la fois le caractère négligeable du besoin de mesurer les sorties, ainsi que les transformations du statut légal susceptibles d’évoluer au fil de la durée du séjour de ceux qui se déplacent, qui rendent leur présence dans un contexte ou un autre et leur trajectoire de migration ou de mobilité plus ou moins discrètes. Les débats sur les données chiffrées des flux sud-nord nous ont déjà alertés sur la prudence à adopter dans leur lecture et les pondérations qu’elles appellent. Au-delà de ces limites, ces biais nous invitent d’une part à interroger sans cesse la pertinence d’une conception linéaire des deux grands flux — qui pour une part se défont ou que l’on perd de vue — et d’autre part à se placer au plus près de l’expérience des acteurs afin d’en saisir le sens. L’analyse de la traçabilité migratoire des individus sur la base des outils offerts par l’usage des nouvelles technologies renouvelle ici les défis méthodologiques pour assurer le grand écart analytique qui s’impose avec toujours plus de force à l’étude des migrations, entre les logiques de la mondialisation et la vie personnelle.

7 Si les migrations sud-nord ont longtemps été pensées exclusivement à l’aune des politiques d’accueil et d’intégration des pays du Nord, en rupture notamment avec une réflexion sur l’histoire coloniale qui constitue un des versants historiques des migrations nord-sud, l’étude de ces dernières se passe difficilement d’une mise en lien avec les migrations sud-nord. Les jeux d’articulation et les différences entre les deux flux ont constamment été discutés au cours des échanges. La tradition de penser les migrations à travers les flux sud-nord et plus récemment sud-sud entretient un déséquilibre épistémologique pour penser le nord-sud, qui est ressorti plus ou moins explicitement dans le cadre des débats, et qui crée une ligne de tension entre deux approches.

8 De l’autre côté, plusieurs présentations ont permis de souligner les liens étroits entre les flux sud-nord et des flux nord-sud, ne serait-ce qu’en raison des mêmes figures d’acteurs qui les incarnent tour à tour. Les mobilités dites de retour, qu’il s’agisse d’immigrés retraités, d’entrepreneurs, d’immigrés fuyant la crise en Europe (comme les immigrés équatoriens en Espagne de retour en Équateur) illustrent bien le continuum qui peut exister entre les flux sud-nord et nord-sud et qui encourage à interroger de manière systématique les formes d’articulations qui se jouent (ou non) entre les deux et la circularité des identités qui les animent. La question de la formation et des trajectoires migratoires des couples transnationaux, et plus largement de la famille transnationale qui s’est imposée comme un des thèmes centraux de ce colloque, invitent particulièrement à interroger les interconnexions entre les deux flux.

9 La palette de profils d’individus qui se déplacent des Nord(s) vers les Sud(s) que le colloque a permis de mettre en lumière, révèle ainsi toutes sortes de rapports entre les deux flux qui apparaissent tantôt étrangers l’un à l’autre, tantôt héritiers l’un de l’autre, ou encore articulés l’un à l’autre.

10 Dans le cas des mobilités nord-sud, l’éventail terminologique, qu’il soit de source institutionnelle, juridique, politique ou encore médiatique, est assez vaste et cette dispersion se reflète largement dans les catégories de l’analyse qui renvoient aux « retraités », aux « expatriés », aux « hivernants », aux « entrepreneurs », aux

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« touristes », aux « backpackers », aux « binationaux », la nationalité des individus étudiés venant éventuellement compléter ou se substituer aux expressions utilisées. Les recherches présentées lors du colloque ont tendance à privilégier chacune un profil de migrant dans un contexte donné, ce qui lance le défi aux travaux sur les flux nord-sud de veiller à recomposer les mondes, les clivages et les relations entre les groupes que la migration dans les pays du Sud met en présence. Les migrants nord-sud échappent à une homogénéisation sociale et politique qui les enferme dans la migration et l’altérité comme c’est le cas des migrants sud-nord, voire de leur descendance.

11 Toujours est-il que le terme de migrant, mobilisé avec prudence et loin d’être systématique, appelle un certain nombre de qualificatifs qui soulignent combien le Nord-Sud est pensé à l’aune du Sud-Nord. Cette rencontre a été ainsi l’occasion de questionner en profondeur les rapports et les nuances se jouant entre différentes formes de mobilité, comme c’est le cas entre pratiques touristiques et installation dans la durée, aussi bien sous l’angle de l’influence du développement touristique sur les logiques migratoires nord-sud dans le contexte sénégalais, que sous l’angle de la transformation de certaines logiques touristiques vers des « mobilités post- touristiques » comme le révèle l’expérience des Américains installés à Mérida (Mexique). Surtout, mettre en avant les enjeux propres à la conceptualisation des mobilités nord-sud renvoie aux rapports qu’entretiennent ceux qui les animent aux sociétés dans lesquelles ils s’installent. L’expérience de Portugais installés en Angola, de professeurs français dans les lycées français au Maroc ainsi que celles de Français et d’Anglais en Corée du Sud, ont permis d’explorer les usages et les significations contrastés de la catégorie d’expatrié, conduisant à la considérer avant tout comme une pré-notion couvrant divers registres de sens — privilège, protection, rapports de pouvoir post-coloniaux. Ces registres doivent être finement étudiés au prisme des subjectivités des acteurs car celles-ci traduisent des logiques de distanciation et de proximité qui se jouent avec la société réceptrice.

12 Une des trois conférences inaugurales, qui portait l’objectif de dresser, depuis l’espace académique anglo-américain, le panorama des grands enjeux propres à l’étude des mobilités nord-sud, n’a fait que confirmer la force de la question de la terminologie et de celle de la collecte des données pour désigner les acteurs des flux nord-sud, repoussant l’idée de créer un nouveau paradigme pour défendre celle de partir des concepts existants afin d’en trouver une déclinaison susceptible de prendre en compte les interconnexions et les assymétries dans un espace globalisé. Les approches anglo- américaines avancent plusieurs propositions discutées dans le cadre du colloque et qui convergent sur la notion de privilège (privileged mobility) attirant l’attention sur les formes d’accès et de participation contrastées de différents groupes sociaux à l’espace mondial et questionnant la mobilité comme un attribut de la puissance et un facteur de stratification sociale.

13 Plusieurs grands modèles d’explication des logiques de migration tendent à les cantonner à un déterminisme contextuel (les écarts de niveaux de vie entre deux pays) ou encore à une rationalité instrumentale, un calcul coût/avantage que procure la migration. Même s’ils ont été l’objet de critiques, ces modèles restent sous-jacents à de nombreuses analyses des migrations sud-nord mais aussi nord-sud, et façonnent pour beaucoup la perspective morale dans laquelle semblent parfois enfermées les secondes. Les figures centrales de l’expatrié ou encore celle de l’entrepreneur étranger dans les pays du Sud, particulièrement représentées dans les interventions qui ont nourri le

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colloque, illustrent sans doute le mieux cette approche mais aussi ses limites, dès lors qu’on se fonde sur les subjectivités individuelles comme celles des entrepreneurs étrangers au Maroc, ou encore celles de divers profils d’Européens installés dans les Sud(s), qui se présentent, de manière quasi-systématique, en dissidence avec ces catégories en ce qu’elles portent une conception de l’altérité dans le prolongement des rapports de pouvoir entre pays du Nord et pays du Sud. Les travaux qui ont été présentés montrent que les rationalités sont loin de se réduire à une logique économique, au monde de l’intérêt et du profit et que l’ensemble de valeurs culturelles auxquelles elles se rapportent par ailleurs rend l’idée de privilège extrêmement malléable au point de la remettre en question.

14 Une des conférences inaugurales du colloque a permis d’aborder la mobilité nord-sud, dans son versant sans doute le plus débattu actuellement, à travers les figures de l’acteur djihadiste. Les dimensions de l’expérience se singularisent davantage par l’inflexion politico-religieuse extrême qui leur sert d’horizon que par les grandes logiques qu’elles épousent — le voyage initiatique, la participation à une justice globalisée, la reconfiguration des rapports de genre — qui résonnent considérablement avec d’autres formes de mobilités nord-sud. Dans la migration nord-sud, le jihadisme peut aussi s’inscrire, non pas dans une perspective économique, mais prendre la forme d’une « migration militante » qui consiste à lutter contre la domination du Nord contre le Sud. En effet, nombre de jihadistes d’origine populaire dans les pays du Nord ayant des racines dans ceux du Sud se considèrent comme des gens du « Sud », tels ces jeunes des banlieues radicalisés qui ne se considèrent plus comme Français mais comme des musulmans dont la définition devient, dans leur esprit, antinomique avec l’appartenance nationale. Le Nord et le Sud perdent ici leur dimension strictement géographique ou économique pour revêtir un sens anthropologique, voire symbolique, qui renvoie de manière transversale à toutes les interventions de ce colloque, à l’imaginaire de la destination. Qu’il s’agisse des migrations de retour, emmaillées dans une dimension religieuse, ou l’arrivée de la retraite, ou encore des migrations amoureuses, la mobilité engage des formes de réinvention de soi et de transformations des normes sociales qui permettent de concilier sa conscience du monde et sa propre existence ou qui en remodèlent le lien. Comment les relations amoureuses transnationales participent-elles de la transformation des arrangements de genre ? Dans quelle mesure les migrations nord-sud s’inscrivent-elles dans une démarche politique en résistance, en défense ou en rejet d’un contexte national ? Autant de questions qui ont traversé les échanges et qui ouvrent de larges pans de réflexion sur l’impact des migrations nord-sud dans les pays du Sud ainsi que sur les formes de transformations des rapports de pouvoir entre pays du Nord et pays du Sud. La migration nord-sud produit également des processus de transformation de l’ethnicité, du genre mais aussi des formes de religiosité nouvelles. Dans tous les cas, les liens entre ethnicité, migration, dynamique économique, religiosité et les formes néo-coloniales ou post-coloniales de subjectivation méritent d’être approfondis à partir des expériences des migrants nord-sud.

15 Contrairement aux flux sud-nord, les migrations nord-sud sont plus rarement étudiées sous l’angle des conséquences qu’elles entraînent pour les sociétés d’installation et notamment de la manière dont elles sont perçues par les populations locales. Comme l’a confirmé la majorité des présentations, les analyses des migrations nord-sud se focalisent sur les facteurs de la migration, les expériences d’installation et les types de rapports à la société locale. C’est d’ailleurs une des limites qu’il est possible de relever à

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l’issue de ces deux journées d’échange et qui construit un programme de travail pour l’avenir prenant davantage en compte la dimension relationnelle des rapports de pouvoir se jouant à partir de ces logiques migratoires nord-sud au sein des sociétés du Sud. Seules quelques communications — comme celle portant sur les conséquences des mobilités nord-sud sur la vie locale et les représentations dont elles sont l’objet à travers l’exemple des expatriés européens au Cameroun — ont souligné l’espace de conflictualité qui se joue autour de celles-ci, qu’il s’agisse par exemple des conceptions contradictoires de l’altérité adossées à l’acceptabilité ou non de la notion de race ou des transformations des normes familiales qu’entraînent les unions franco-camourenaises. La prise en compte du regard des sociétés des pays du Sud sur les émigrés du Nord est en tout cas un des éléments incontournables du débat sur la symétrisation de l’attention entre les flux sud-nord et nord-sud que ce colloque a souhaité ouvrir le plus largement possible à une échelle internationale.

NOTES

1. Programme « Émergences », Ville de Paris. 2. Giulia Fabbiano (CADIS, EHESS-CNRS), Michel Peraldi (CADIS, IRIS, EHESS-CNRS), Alexandra Poli (CADIS, EHESS-CNRS), Liza Terrazzoni (CADIS, EHESS-CNRS). 3. Cette rencontre scientifique a bénéficié du soutien financier de plusieurs partenaires : Mairie de Paris, EHESS, Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS, CNRS-EHESS), Agence universitaire de la Francophonie (AUF), LabEx Tepsis (Transformation de l’État, politisation des sociétés, institution du social), FMSH.

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Ouvrages reçus

1 AFRICAN LITERATURE TODAY, no 33, Children’s Literature & Story-telling, Woodbridge, James Currey, 2015, 209 p.

2 CEYSSENS, Rik & PROCYSZYN, Bohdan, La révolte de la Force publique congolaise (1895). Les papiers Albert Lapière au Musée de Tervuren, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan ; Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 2015, 255 p., bibl., index.

3 CIARCIA, Gaetano & JOLLY, Éric (dir.), Métamorphoses de l’oralité entre écrit et image, Paris, Karthala ; Montpellier, MSH, 2015, 286 p.

4 DE LORENZI, James, Guardians of the Tradition. Historians and Historical Writing in Ethiopia and Eritrea, Rochester, University of Rochester Press, 2015, 219 p., bibl., index.

5 DLAMINI, Jacob, Askari. A Story of Collaboration and Betrayal in the Anti-Apartheid Struggle, London, Hurst & Company, 2014, 307 p., bibl., index.

6 EBOKO, Fred, Repenser l’action publique en Afrique. Du sida à l’analyse de la globalisation des politiques publiques, préface de Patrick Hassenteufel, Paris, Karthala, 2015, 253 p., bibl.

7 MAKHULU, Anne-Maria, Making Freedom. Apartheid, Squatter Politics, and the Struggle for Home, Durham-London, Duke University Press, 2015, 228 p., bibl., index.

8 OMASOMBO TSHONDA, Jean (dir.), République démocratique du Congo. Mongala. Jonction des territoires et bastion d’une identité supra-ethnique, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 2015, 372 p., ill.

9 PLASTOW, Jane & HUTCHISON, Yvette (eds.), African Theatre. Contemporary Women, Woodbridge, James Currey, 2015, 144 p.

10 SHANGUHYIA, Martin S., Population, Tradition, and Environmental Control in Colonial Kenya, Rochester, University of Rochester Press, 2015, 323 p., bibl., index.

11 DE SAINT MARTIN, Monique, SCARFO GHELLAB, Grazia & MELLAKH, Kamal (dir.), Étudier à l’Est. Expériences de diplômés africains, préface de Jean-Pierre Dozon, Paris, Karthala-FMSH, 2015, 298 p.

12 SARA, Abdullahi, Kenya at a Crossroads. Administration and Economy Under Sir Percy Girouard, 1909-1912, Lanham-Boulder-New York-London, Lexington Books, 2015, 224 p., bibl., index.

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13 THIERRY, Raphaël, Le marché du livre africain et ses dynamiques littéraires. Le cas du Cameroun, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux (« Littératures des Afriques, 1 »), 2015, 364 p., bibl.

14 ZAMORA, Daniel & BEHRENT, Michael C., Foucault and Neoliberalism, Cambridge-Malden, Polity Press, 2016, 195 p.

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