COLETTE

Colette

Autobiographie tirée des œuvres de Colette par Robert Phelps

FAYARD Ouvrages publiés par Fayard: Chambre d'hôtel Chéri La paix chez les bêtes Julie de Carneilhan Le képi Journal à rebours Les heures longues La vagabonde SidoOuvrages publiés par Hachette: La maison de En pays connu Mes apprentissages Les vrilles de la vigne Bella-Vista Le pur et l'impur (Ces plaisirs) L'étoile Vesper Le fanal bleu Prisons et paradis de ma fenêtre Ouvrages publiés par Buchet-Chastel : Trois-Six-Neuf Ouvrages publiés par Flammarion : Paysages et portraits La naissance du jour Lettres de la vagabonde Lettres à Marguerite Moreno Lettres au petit corsaire Aventures quotidiennes Belles saisons Ouvrages publiés par « Le Fleuron » : Origines de Chéri Noces Autres bêtes, dans les Œuvres complètes

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre « Earthly Paradise » © by Farrar, Straus and Giroux, Inc. © Librairie Arthème Fayard, 1966. Avant-propos

On raconte que George Sand, ayant terminé je ne sais plus lequel de ses romans au petit matin, se saisit d'une rame de papier, et sans se donner le temps de souffler, entama l'histoire de sa vie qui allait comporter vingt volumes. Colette admirait et enviait une telle fertilité, que d'aucuns ont irrévérencieusement appelée de l'incontinence. Maintes fois sollicitée d'écrire ses mémoires, elle s'y est toujours refusée : « A l'idée, me disait-elle, de commencer un ouvrage par : « Je suis née le 28 janvier 1873, à Saint-Sauveur-en-Puisaye », et de n'en être qu'au premier jour, je suis d'avance découragée... Et puis, ajoutait-elle, je n'aime pas parler de moi. » Une telle affirmation avait de quoi surprendre même son mari. Car si dans l'œuvre de Colette, quoi qu'on en pense, une part importante est de pure fiction, il n'en est pas moins vrai qu'elle s'est beaucoup mise en scène elle-même. Mais c'est généralement sous le couvert d'une affabulation. Quand, à la fin de sa vie, on vint lui demander, pour la radio, une série d'interviews destinées à devenir une vérita- ble confession, elle y déploya un art tel d'éluder les questions, que ses silences et ses dérobades donnaient à son témoignage le plus vif de sa saveur. Aussi, lorsque Farrar, Straus & Giroux Inc., éditeurs de Colette à New York, proposèrent à et à moi-même de publier une autobiographie de Colette tirée de ses œuvres, notre premier mouvement fut-il d'en refuser l'autorisation, tant la tâche nous paraissait difficile. D'autant plus que Colette a parfois usé d'un procédé qui lui était commode : dans La Naissance du Jour, dans Bella-Vista, dans Chambre d'Hôtel, dans La Lune de Pluie, dans La Dame du Photographe, le personnage qui dit « je » est Colette, mais l'intrigue reste strictement imaginaire. Pour débusquer la vraie Colette des retraites profondes où elle s'est si souvent cachée, il faudrait couper ici, retrancher là, choisir, éliminer. Quel serait l'aspect final de cette mosaïque ? Et puis — pourquoi ne pas l'avouer ? — le fait que le compilateur ne fût pas Français, pour une œuvre qui l'est si purement, me causait quelque gêne. Mais, lorsque M. Robert Phelps nous eut soumis son plan, nous nous sentîmes parfaitement rassurés. Ce n'est d'ailleurs pas le premier exemple d'une prise de possession totale d'un écrivain fran- çais par un biographe ou un commentateur de langue anglaise. Le travail auquel s'est livré celui-ci décèle une intelligence en profon- deur de l'œuvre et de son auteur. Le résultat en est, à notre sens, un livre très remarquable. Lentement la vie de Colette s'y déroule, depuis son éclosion dans une famille exceptionnelle, parmi les jardins enchantés de son enfance, à travers les vicissitudes et les tourments de sa maturité, jusqu'à sa fin glorieuse et apaisée. Mais en même temps rien n'est laissé dans l'ombre de ce qu'on pourrait nommer la pensée et même l'éthique de Colette, si l'on ne savait qu'elle eût répudié l'un et l'autre mot. Car nul ne s'est mieux qu'elle défendu d'avoir des idées générales, nul n'a mieux résisté à la tentation, l'âge et la gloire venus, de s'offrir en exemple, d'enseigner, de pontifier. Pour pénétrer l'optique si particulière de Colette, sa manière toujours pareille d'ap- préhender le réel, ses jugements uniformément éloignés du confor- misme, il faut patiemment la traquer, la surprendre dans le courant de sa plume, tout au long de son œuvre, et c'est à quoi le présent ouvrage a pleinement réussi. Il eût été dommage que le public français demeurât privé d'un livre désormais indispensable à la connaissance de Colette. Le rôle confié par l'éditeur français à Gérard Doscot a consisté surtout en une traduction à rebours, puisque, sous le titre EARTHLY PARADISE, le livre a d'abord paru en anglais. En restituant à ces textes leur langue originale, en les replaçant sous la magie du style de Colette, ils n'en ont acquis que plus de force et d'unité. Mieux qu'aucun autre de ses livres pris séparément, ils rendent compte de ce qu'on peut appeler l'univers de Colette. EARTHLY PARADISE rencontre aux Etats-Unis des cri- tiques enthousiastes. L'un d'eux avance que, comme pour certains peintres, cet auto-portrait, encore qu'involontaire, pourrait bien être le chef-d'œuvre de Colette. Tout en estimant ce jugement légèrement outré, je ne suis pas tellement loin d'y souscrire. Maurice Goudeket Chronologie

1865 : Sidonie Landoi Robineau-Duclos, veuve d'un pre- mier mariage, épouse à trente ans un ancien capitaine des zouaves, Jules-Joseph Colette. Né à Toulon, cet ex-Saint- Cyrien était pensionné, car il avait perdu une jambe en 1859, au cours de la campagne d'Italie. Le couple s'établit dans la maison que Sido possédait à Saint-Sauveur-en-Puisaye, chef-lieu de canton de 1 700 habitants dans le département de l'Yonne. Outre un fils, Achille, et une fille, Juliette, « la sœur aux longs cheveux », que Sido avait eus de son premier mariage, deux enfants naquirent de cette union : Sidonie- Gabrielle, puis Leo. 28 janvier 1873, « Dans une pièce qu'aucun poêle n'arri- vait à chauffer suffisamment... Laborieusement, à demi- étourdie mais montrant une volonté déterminée de vivre... », Sidonie-Gabrielle Colette vint au monde. Bourguignonne par son lieu de naissance, méridionale par son père, parisienne par sa mère, elle tenait aussi un seizième de sang nègre d'un grand-père maternel. 1890 : La « soeur aux longs cheveux » se marie et réclame des comptes de tutelle à son beau-père. Plus poète que bon administrateur, le capitaine découvre qu'il a ruiné sa femme. La belle maison bourgeoise de Saint-Sauveur doit être ven- due aux enchères et la famille s'exile chez le fils aîné, Achille, qui s'est établi médecin dans un village voisin, Châtillon- Coligny. Colette fut très affectée par cette ruine et en resta longtemps blessée. 15 mai 1893 : Colette épouse Henri Gauthier-Villars. Le capi- taine avait été un des camarades de promotion de l'éditeur parisien Gauthier-Villars ; le fils de celui-ci, Henri Gauthier- Villars, journaliste déjà connu sous le pseudonyme de Willy, venu rendre visite à l'ami de son père, était tombé amoureux de Sidonie-Gabrielle alors âgée de dix-sept ans. La ruine de ses parents ne fut sans doute pas étrangère à sa décision d'accepter cette union et de s'établir à Paris. Le jeune ménage vécut d'abord au 28 de la rue Jacob, assez pauvrement mais vite remarqué et admis dans les milieux artistiques et journalistiques de Paris. En novembre 1894, Jules Renard signale dans son Journal avoir admiré à une pre- mière théâtrale Colette « et sa tresse de cheveux assez longue pour plonger un seau dans un puits ». Mars 1900 : Publication de Claudine à l'école. Willy toujours à court de copie pour ses articles et ses romans, avait demandé à sa femme, peu de temps après leur mariage, de rédiger quelques souvenirs d'enfance, puis avait oublié ces cahiers dans un tiroir. Les retrouvant par hasard, il vit le parti à en tirer, conseilla d'ajouter quelques anecdotes piquantes et le livre connut un rapide succès. Trois autres volumes lui succé- dèrent : Claudine à Paris, Claudine en ménage, et Claudine s'en va, puis Minne et Les égarements de Minne, tous signés du seul nom de Willy. 1094 : Colette obtient de publier sous son propre nom, c'est- à-dire sous le nom de Colette Willy, quatre Dialogues de bêtes, scènes parlées entre Toby-chien et Kiki-la-Doucette, chat angora. En 1905, trois nouveaux dialogues étant ajoutés et une préface de Francis James, le recueil eut un succès d'estime. Colette était entrée en littérature. En septembre 1905 : le capitaine Colette meurt à Châtillon- Coligny. 1906 : Colette s'est séparée de Willy, le divorce est prononcé. Elle vit alors avec une amie, l'ex-marquise de Belbœuf, fille du duc de Morny, surnommée « Missy ». Après plusieurs essais d'amateur, elle fait ses débuts professionnels de danseuse et de mime dans un drame intitulé « Le désir, l'amour et la chimère ». En 1907, paraît La retraite sentimentale, un roman signé encore Colette Willy ; mais une note au lecteur précise : « Pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la littérature, j'ai cessé de collaborer avec Willy... ». 1908-1911 : Les années de music-hall. Tout en interprétant des mimodrames à Paris et en tournées, Colette continue sa liaison avec Missy et écrit des livres qui lui apportent une réputation grandissante : Les vrilles de la vigne (1908), une série de souvenirs et d'essais autobiographiques ; L'ingénue libertine (1909) qui reprenait deux nouvelles, Minne et Les éga- rements de Minne écrites sous l'égide de Willy ; et La vagabonde (1910), son premier chef-d'œuvre romanesque, candidat mal- heureux au prix Goncourt. A cette époque, elle commença à collaborer régulièrement à l'un des grands quotidiens de Paris : Le Matin. C'est au Matin qu'elle rencontra le jeune rédacteur en chef, élégant et brillant qui devait devenir son deuxième mari : . 25 septembre 1912 : Mort de Sido à Châtillon-Coligny. 19 décembre 1912 : Colette épouse Henry de Jouvenel. 1913 : Naissance d'une fille, Colette de Jouvenel, que sa mère appelle plus souvent Bel-Gazou. Cette même année, publica- tion de L'envers du music-hall, souvenirs de la vie de coulisses, et de L'entrave, suite de La vagabonde. 1914-1918 : Pendant le premier hiver de guerre, Henry de Jouvenel se bat à Verdun. Colette s'arrange pour traverser les lignes et le rejoint sur le front pendant plusieurs semaines. Le reste du temps elle vit à Paris, écrivant des critiques théâtrales pour un quotidien et un « Journal de Colette » pour un hebdomadaire. Bel-Gazou est en Corrèze, près de Brive, dans la propriété des Jouvenel. En 1915, Colette va à Rome où son mari a été envoyé en mission diplomatique ; elle y retourne en 1916, cette fois comme scénariste d'un film tiré de La vaga- bonde. Elle fait paraître pendant la guerre : La paix chez les bêtes (1916) une collection de portraits d'animaux, Les heures longues (1917) reportage sur la guerre, et Dans la foule (1918) croquis d'événements et de visages d'avant-guerre. 1919 : Colette fait jouer une pièce, En camarades, dans laquelle elle paraît elle-même, et publie un roman : Mitsou. 1920 : Avec la publication de Chéri, paru d'abord en feuilles ton dans La vie parisienne, Colette devient à 47 ans l'un des maîtres de la prose française. Un peu plus tard, la même année, elle rassemble des nouvelles pour le recueil La chambre éclairée tout en continuant d'être critique dramatique et rédac- teur en chef littéraire au Matin. C'est dans ce journal qu'elle révèle au public quelques-unes des premières nouvelles de Georges Simenon. 1921-1924 : Adapté pour la scène en collaboration avec Léo- pold Marchand, Chéri est créé en décembre 1921. En 1922, Colette rassemble une série de souvenirs sur son enfance à Saint-Sauveur, La maison de Claudine. En 1923, Le blé en herbe roman devenu classique sur un amour juvénile, est publié et provoque un scandale : les premiers chapitres sortent en feuilleton dans Le Matin, mais les lecteurs protestent contre l'immoralité des situations et la parution en épisodes est arrêtée. Colette se sépare de son mari en décembre de cette année et, dès 1924, pour une série de nouvelles intitulée La femme cachée, elle ne signe plus Colette de Jouvenel. Elle publiera désormais son œuvre sous son seul nom de jeune fille et, dans La naissance du jour, elle pourra déclarer : « Tant légalement que sur mes livres, j'ai maintenant un seul nom qui est le mien... ». 1925 : Divorcée d'Henry de Jouvenel, Colette fait des tournées théâtrales avec Chéri, jouant elle-même le rôle de Léa. Pen- dant les vacances de Pâques, elle rencontre dans le Midi Maurice Goudeket, l'homme qui allait devenir son troisième mari et son « meilleur ami ». En décembre a lieu la première représentation d'un opéra de Maurice Ravel, L'enfant et les sortilèges, dont le livret avait été écrit par Colette pendant la guerre. 1926 : Publication en mars de La fin de Chéri. Colette change deux fois de résidence ce qui va influencer sa vie : dans ce qui était alors le calme village de pêcheurs de Saint-Tropez, elle achète une maison qu'elle baptise « La treille muscate » ; et à Paris, elle quitte son hôtel près du bois de Boulogne pour s'installer dans un agréable « tunnel », un entresol sous les arcades du Palais-Royal. 1927-1931 : Colette donne des conférences en Afrique du Nord, en Hongrie, en Allemagne et en France ; des traductions de ses œuvres paraissent régulièrement en Angleterre, en Amé- rique, en Italie, en Allemagne... Deux biographies lui sont déjà consacrées. Avec Paul Poiret, elle joue le principal rôle d'une reprise de La vagabonde. En trois années, elle publie trois de ses meilleurs livres : La naissance du jour (1928), une évocation lyrique de sa demeure méditerranéenne et celle imaginaire d'un renoncement à l'amour ; La seconde (1929), roman plus traditionnel sur un ménage à trois ; et Sido (1930), un magnifique hommage à sa mère et un tableau de son enfance. 1932 : Publication de Ces plaisirs... (dont le titre devint pour l'édition de 1942 Le pur et l'impur). Dix ans plus tard, Colette dira de ce livre : « Il sera peut-être un jour reconnu comme le meilleur ». En juin, Colette ouvre un salon de beauté où elle vend ses propres produits, puis elle établit une succursale à Saint-Tropez dont la vogue se développe déjà. « Le visage humain a toujours été mon grand paysage... », a-t-elle écrit. Le reste de l'année, elle est accaparée par une série de confé- rences-démonstrations. En novembre, paraît un recueil de chroniques Prisons et paradis. 1933 : , un de ses romans les plus originaux, est un grand succès. A cette époque, Colette commence à écrire pour le cinéma. Elle avait déjà collaboré en 1931 à la première version de La vagabonde (où son chien jouait un rôle) et écrit les sous-titres français de Jeunes filles en uniforme. Elle écrit alors les dialogues de Lac aux Dames, d'après Vicky Baum, réalisé par Marc Allegret. A la fin de l'été, elle commence à assurer la critique dramatique hebdomadaire pour Le Journal, rubrique qu'elle tiendra pendant les cinq années suivantes. 1934 : , un roman, et un nouveau travail pour le cinéma : le scénario de Divine, réalisé par Max Ophüls. 3 avril 1935 : Colette épouse Maurice Goudeket. 1936 : Publication de Mes apprentissages, souvenirs de Colette sur « Monsieur Willy » (mort en 1931) et sur ses débuts d'écrivain. 4 avril 1936 : Colette est reçue à l'Académie royale de langue et de littérature française de Belgique, au fauteuil précé- demment occupé par la Comtesse de Noailles. 1938 : Bella-Vista reprend, après La naissance du jour une forme littéraire qui aura une influence essentielle sur l'art du roman : mi-narration autobiographique, mi-œuvre d'imagination. Quatre volumes intitulés La jumelle noire groupent quatre années de critiques théâtrales. Ces critiques forment une revue toujours actuelle du théâtre à cette époque, elles sont péné- trantes mais généreuses. « Je ne suis pas un bourreau ! » disait Colette. En 1939 paraît une suite à Duo, Le toutounier. Après avoir vécu dans un appartement au dernier étage de l'hôtel Claridge, sur les Champs-Elysées, Colette revient au Palais-Royal occu- per un grand appartement ensoleillé juste au-dessus de l'en- tresol où elle habitait autrefois. C'est là qu'elle vivra les quinze dernières années de sa vie. A la déclaration de la seconde guerre mondiale, Colette rentre rapidement de Dieppe où elle était en vacances. Elle rédige des messages radiodiffusés pour la France et pour l'Amérique. 1940 : Au printemps, elle a acheté une petite maison à Méré, près de Paris, mais elle y est à peine installée, en juin, quand les Allemands envahissent la France. Avec Maurice Goudeket et Pauline, la « servante au grand coeur » qui la sert depuis vingt-cinq ans et qui restera avec elle jusqu'à sa mort, elle fait l'exode en voiture jusqu'à Curemonte, en Corrèze, où elle habite tout l'été chez sa fille. Mais en septembre, en dépit des restrictions d'essence, elle regagne le Palais-Royal. « J'ai l'habitude de passer mes guerres à Paris », dit-elle. Elle commence à écrire une chronique de la vie sous l'occu- pation. Chambre d'hôtel, qui réunit deux nouvelles, est publié en novembre 1940. En 1941, elle termine son dernier long roman : Julie de Carneilhan, et fait publier Journal à rebours, un important recueil d'impressions et de souvenirs. j 12 décembre 1941 : Maurice Goudeket, qui est juif, est arrêté par la Gestapo et interné au camp de Compiègne jusqu'au mois de février suivant. Sans jamais se plaindre, Colette, qui est capable de remuer des montagnes, parvient à le faire libé- rer. 1942-1943 : Colette souffre de douleurs arthritiques, séquelles peut-être, d'une fracture du péroné en 1931, qui l'obligeront à passer les dernières années de sa vie assise sur son « divan- radeau » et soutenue par des coussins. Au printemps de 1942, elle subit sans résultat un douloureux traitement. Au cours de l'été, menacé d'une nouvelle arrestation, Maurice Goude- ket quitte la zone occupée et va vivre chez des amis à Saint- Tropez. C'est pendant ces mois de souffrance et de crainte que Colette écrit Gigi, un de ses récits les plus gais et les plus aimables, qui paraît à l'automne dans Présent, un hebdoma- daire de la zone libre. L'année suivante, 1943, elle publie Le képi. 1944-1945 : Paris de ma fenêtre est publié en août 1944, sitôt après la libération de la capitale ; et quand la guerre se ter- mine en mai 1945, Colette est mondialement considérée comme un des plus grands écrivains français. Gigi, suivi de trois autres nouvelles, publié à ce moment, obtient un très grand succès. Colette est élue à l'Académie Goncourt. 1946-1954 : Colette avait pensé que le volume de mémoires intitulé L'étoile Vesper serait son dernier livre. Mais d'autres œuvres suivirent : Pour un herbier en 1948, Le fanal bleu en 1949, et en décembre 1949 commença la publication de ses œuvres complètes en quinze volumes. Chéri est repris au théâtre, plu- sieurs de ses romans sont adaptés pour l'écran ; on tourne même un film sur sa vie, fait de vieilles photographies, de docu- ments et de séquences tournées au Palais-Royal avec elle, Maurice Goudeket, Pauline et Jean Cocteau. En 1950, paraît un autre livre de portraits et de paysages : En pays connu. D'autres œuvres furent publiées après la mort de Colette, par les soins de Maurice Goudeket, et non des moins impor- tantes : Belles saisons, Paysages et portraits, et des extraits de sa correspondance Lettres à Hélène Picard, Lettres à Marguerite Moreno, Lettres de la vagabonde, Lettres au petit corsaire... Il faut espérer que la suite de ces publications posthumes soit loin d'être achevée. 3 août 1954 : Vers huit heures du soir, Colette meurt dans son lit en regardant les jardins du Palais-Royal. Après un hom- mage de la nation dans la cour d'honneur du Palais-Royal, Colette est enterrée au cimetière du Père-Lachaise. Au grand scandale du monde, le cardinal Feltin, archevêque de Paris, avait refusé, ou bien on refusa en son nom, qu'un service reli- gieux soi t célébré à l'église Saint-Roch. Dans La douceur de vieillir, le second volume de souvenirs qu'il a consacré à sa femme, Maurice Goudeket a écrit à ce propos : « J'aurais aimé pourtant que, sur la tombe de granit rose et noir qu'au Père-Lachaise je lui ai érigée, figure une croix, par un cer- tain goût que j'ai de l'harmonie, par une certaine idée que je me fais de ce signe glorieux, et dans la crainte aussi qu'un jour on ne sache plus distinguer qui, de l'Eglise ou de celle qui est là, gisante, a refusé qu'il y soit apposé. »

Colette La maison natale à Saint-Sauveur-en-Puisaye.

Réunion de famille. Sido

"Le capitaine". Colette Willy

Avec Willy, rue Jacob.

Colette au music-hall ( Ci-contre)

Francis James, qui préfaça "Sept dialogues de bêtes".

Autoportrait.

Naissance d'un écrivain. (Ci-contre)

1919- Colette, reporter au "Matin".

La revanche de Claudine. Réception à l'Académie belge

Avec Marguerite Moreno, sa grande amie.

A sa fenêtre du Palais-Royal ( Ci-contre ) Avec Christian Bérard et Jean-Paul Sartre.

Avec Maurice Goudeket. "Il n'y a pas eu de plus beaux yeux au monde, ni qui mieux savaient voir..." "La chatte".

PREMIÈRE PARTIE 1873-1893

Enfance. Famille. Les premiers signes

J' appartiens à un pays que j' ai quitté...

Le passé

Quand je passe en voiture devant la maison que j'habitais il y a trois ans, je me penche vite, avec une petite angoisse avide, un resserrement du cœur... J'y reviens quelquefois à pied, d'un pas flâneur, et je m'arrête... Quelle force me ramène et me tient là, immobile et tentée, sur la mosaïque banale du vestibule ? Qu'est-ce que j'attends ? Peut-être que j'espère me voir sortir de ma maison avec ma robe d'il y a quatre ans et mon chien de ce temps-là ? Je cherche au plus profond de moi le mot qui ferait surgir... quoi ? Ressusciter ce que je fus !... Quelle femme n'a espéré le miracle ? Revivre tout ce qu'il y a dans un cœur d'enfant, savourer à nouveau ce qu'il a contenu de sagesse, de pudeur, de diplomatie, de méfiance, — fixer et décrire le merveilleux instinct qui conduit un enfant à taire ce qu'il doit cacher, — l'instinct qui le contraint à demeurer pour tous un enfant, alors que retranché derrière son visage inachevé, abrité par ses cheveux libres et son petit corps bondissant, il voit, il pense gravement, mûrement, il juge, il souffre avec une dis- crétion fière... Le roman d'une enfance... Je voudrais l'écrire, et je crains, en l'essayant, d'échouer. Qu'une histoire d'amour semble donc facile et petite, à côté de celle d'une adolescence où l'idée de l'amour, ternie par des passions rivales, apparaît non comme le but et la fatalité d'une vie, mais comme un couronnement incertain, redoutable comme le chapiteau périlleux et fragile d'une colonne, comme l'arabesque étin- celante et superflue... J'ai dit passions rivales, oui, passions, ne sachant de quel nom nommer l'impérieuse, la sauvage et secrète tendresse qui me liait à la terre et à tout ce qui jaillit de son sein, ni ce jaloux, cet inquiet amour de la solitude... 0 solitude de mon enfance, toi mon refuge, mon remède, citadelle de mon jeune orgueil, de quelle force je t'aimais, et combien je crai- gnais, déjà, de te perdre ! Je tremblais pour toi, rien qu'à imaginer l'ivresse plus brutale et moins rare de l'amour ! En te perdant, je me sentais d'avance diminuée, et pourtant... mais qui peut ne pas suivre l'amour ? Ne devenir qu'une femme ! c'est peu, et pourtant je me suis jetée vers cette fin commune. Ai-je une minute, une seule minute, hésité, debout entre ton cher fantôme, solitude, et l'ombre mena- çante de l'amour ? Peut-être. Je ne sais, cela est trop près de moi encore. Une mémoire infaillible ne guide mon sou- venir qu'à travers le jardin embrouillé de mon enfance. Je ne me souviens guère si, la première fois que je le vis, celui que j'aimai portait un manteau couleur du temps, — et j'ai oublié les paroles qu'il prononça ce jour-là. Mais demandez- moi de vous dire la forme et la couleur d'une seule feuille de ces giroflées marron, que la gelée et la neige confi- saient, chaque hiver, dans le jardin, et qui ressemblaient, cuites de froid sur la terre blanche, à de pauvres salades ébouillantées... demandez-moi si la glycine, vieille de deux siècles, fleurissait deux fois chaque année, et si le parfum de sa seconde floraison, exhalé de maigres grappes, semblait le souvenir affaibli de la première... Je saurai vous dire le nom de mes chattes et de mes chiens morts, je noterai pour vous le chant funèbre, le miaulement mineur des deux sapins qui berçaient mon sommeil, et la voix jeune, aiguë et douce, de ma mère criant mon nom dans le jardin... J'entrouvrirai pour vous les livres où se penchait mon front aux longues nattes, et, d'un souffle, j'en ferai s'envoler, humides encore, les pétales de pivoines roses, les pensées noires au visage froncé, les myosotis couleur d'eau bleue, que pressait entre leurs pages mon paganisme ingénu... Vous entendrez ululer ma chouette timide, et la chaleur du mur bas, brodé d'escargots, où je m'accoudais, tiédira vos bras l'un sur l'autre croisés, et... vite ! refermez la main ! refermez vite la main sur le chaud et sec petit lézard crispé... Ah ! vous avez frémi ! Vous étiez donc pris à mon rêve ? De grâce, donnez-moi, pour mieux vous leurrer, donnez-moi de tendres crayons de pastel, des couleurs qui n'ont pas de nom encore, donnez-moi des poudres étincelantes, et un pinceau-fée, et... Mais non ! car il n'y a point de mots, ni de crayons, ni de couleurs, pour vous peindre, au-dessus d'un toit d'ardoise violette brodé de mousses rousses, le ciel de mon pays, tel qu'il resplendissait sur mon enfance ! P aysages et portraits Sido

Levée au jour, parfois devançant le jour, ma mère accordait aux points cardinaux, à leurs dons comme à leurs méfaits, une importance singulière. C'est à cause d'elle, par tendresse invétérée, que dès le matin, et du fond du lit je demande : « D'où vient le vent ? » A quoi l'on me répond : « Il fait bien joli... C'est plein de passereaux dans le Palais-Royal... Il fait vilain... Un temps de saison ». Il me faut maintenant cher- cher la réponse en moi-même, guetter la course du nuage, le ronflement marin de la cheminée, réjouir ma peau du souffle d'Ouest, humide, organique et lourd de significations comme la double haleine divergente d'un monstre amical. A moins que je ne me replie haineusement devant la bise d'Est, l'en- nemi, le beau-froid-sec et son cousin du Nord. Ainsi faisait ma mère, coiffant de cornets en papier toutes les petites créa- tures végétales assaillies par la lune rousse : — Il va geler, la chatte danse, disait-elle. Son ouïe, qu'elle garda fine, l'informait aussi, et elle cap- tait des avertissements éoliens. — Ecoute sur Moutiers ! me disait-elle. Elle levait l'index, et se tenait debout entre les hortensias, la pompe et le massif de rosiers. Là, elle centralisait les ensei- gnements d'Ouest, par-dessus la clôture la plus basse. — Tu entends ?... Rentre le fauteuil, ton livre, ton cha- minutespeau : il seulement.pleut sur Moutiers. Il pleuvra ici dans deux ou trois Je tendais mes oreilles « sur Moutiers » ; de l'horizon venaient un bruit égal de perles versées dans l'eau et la plate odeur de l'étang criblé de pluie, vannée sur ses vases verdâtres... Et j'attendais, quelques instants, que les douces gouttes d'une averse d'été, sur mes joues, sur mes lèvres, attestassent l'in- faillibiliténommait «de Sido celle ». qu'un seul être au monde — mon père — O géraniums, ô digitales... Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en rampe allumés au long de la terrasse, c'est de votre reflet que ma joue d'enfant reçut un don vermeil. Car « Sido » aimait au jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier, de la croix-de-Malte, des hortensias et des bâtons-de-Saint- Jacques, et même le coqueret-alkékenge, encore qu'elle accu- sât sa fleur, veinée de rouge sur pulpe rose, de lui rappeler un mou de veau frais... A contre cœur, elle faisait pacte avec l'Est : « Je m'arrange avec lui », disait-elle. Mais elle demeu- rait pleine de suspicion et surveillait, entre tous les cardinaux et collatéraux, ce point glacé, traître, aux jeux meurtriers. Elle lui confiait des bulbes de muguet, quelques bégonias, et des crocus mauves, veilleuses des froids crépuscules. Hors une corne de terre, hors un bosquet de lauriers- cerises dominés par un junko-biloba — je donnais ses feuilles, en forme de raie, à mes camarades d'école, qui les séchaient entre les pages de l'atlas — tout le chaud jardin se nourrissait d'une lumière jaune, à tremblements rouges et violets, mais je ne pourrais dire si ce rouge, ce violet dépendaient, dépendent encore d'un sentimental bonheur ou d'un éblouissement optique. Etés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits... Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demie, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les gro- seilles barbues. A trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d'abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps... J'allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais cons- cience de mon prix, d'un état de grâce indicible et de ma con- nivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion... Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, — « chef-d'œuvre », disait-elle. J'étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-la ne sont pas toujours d'accord... Je l'étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par là verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon retour, et de ma supériorité d'enfant éveillée sur les autres enfants endormis. Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir mangé mon saoul, pas avant d'avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l'eau de deux sources perdues, que je révérais. L'une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible, froissait l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète au centre d'un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles je souhaite que leur saveur m'emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j'em- porte, avec moi, cette gorgée imaginaire... Entre les points cardinaux auxquels ma mère dédiait des appels directs, des répliques qui ressemblaient, ouïes du salon, à de brefs soliloques inspirés, et les manifestations, générale- ment botaniques, de sa courtoisie ; — entre Cèbe et la rue des Vignes, entre la mère Adolphe et Me de Fourolles, une zone de points collatéraux, moins précise et moins proche, prenait contact avec nous par des sons et des signaux étouffés. Mon imagination, mon orgueil enfantins situaient notre maison au centre d'une rose de jardins, de vents, de rayons, dont aucun secteur n'échappait tout à fait à l'influence de ma mère. Bien que ma liberté, à toute heure, dépendît d'une esca- lade facile — une grille, un mur, un « toiton » incliné — l'illusion et la foi me revenaient dès que j'atterrissais, au retour, sur le gravier du jardin. Car, après la question : « D'où viens-tu ?... » et le rituel froncement de sourcils, ma mère reprenait son tranquille, son glorieux visage de jardin beaucoup plus beau que son soucieux visage de maison. De par sa suzeraineté et sa sollicitude, les murs grandissaient, des terres inconnues remplaçaient les enclos que j'avais sautillant de mur à mur, de branche à branche, aisément franchis, et j'assistais aux prodiges familiers : — C'est vous que j'entends, Cèbe ? criait ma mère. Avez- vous vu ma chatte ? Elle repoussait en arrière la grande capeline de paille rousse, qui tombait sur son dos, retenue à son cou par un ruban de taffetas marron, et elle renversait la tête pour offrir au ciel son intrépide regard gris, son visage couleur de pomme d'automne. Sa voix frappait-elle l'oiseau de la girouette, la bondrée planante, la dernière feuille du noyer, ou la lucarne qui avalait, au petit matin, les chouettes ?... 0 surprise, ô certitude... D'une nue à gauche une voix de pro- phète enrhumé versait un : « Non, Madame Colê...ê...tte ! » qui semblait traverser à grand-peine une barbe en anneaux, . des pelottes de brumes, et glisser sur des étangs fumants de froid. Ou bien : — Oui...î...î, Madame Colê...ê...tte, chantait à droite une voix d'ange aigrelet, probablement branché sur le cirrus fusiforme qui naviguait à la rencontre de la jeune lune. Elle vous a entendû...ûe... Elle pâ...â...sse par le li... lâs... — Merci ! criait ma mère, au jugé. Si c'est vous, Cèbe, rendez-moi donc mon piquet et mon cordeau à repiquages ! J'en ai besoin pour aligner les laitues. Et faites doucement, je suis contre les hortensias ! Apport de songe, fruit d'une lévitation magique, jouet de sabbat, le piquet, quenouillé de ses dix mètres de corde- lette, voyageait par les airs, tombait couché aux pieds de ma mère... D'autres fois, elle vouait à des génies subalternes, invi- sibles, une fraîche offrande. Fidèle au rite, elle renversait la tête, consultait le ciel : — Qui veut de mes violettes doubles rouges ? criait-elle. — Moi, Madame Colê...ê...tte ! répondait l'inconnais- sable de l'Est, plaintif et féminin. — Prenez ! Le petit bouquet, noué d'une feuille aqueuse de jonquille, volait en l'air, recueilli avec gratitude par l'Orient plaintif. — Qu'elles sentent donc bon ! Dire que je n'arrive pas à élever les pareîl...eî...lles ! « Naturellement », pensais-je. Et j'étais près d'ajouter : « C'est une question de climats... » Sido

— Pour vivre à Paris, me confiait-elle, il m'y faudrait un beau jardin. Et encore !... Ce n'est pas dans un jardin de Paris que je pourrais cueillir et coudre pour toi, sur un petit carton, les grands grains d'avoine barbue, qui sont de si sen- sibles baromètres. Je me gourmande d'avoir égaré, jusqu'au dernier, ces baromètres rustiques, grains d'avoine dont les deux barbes, aussi longues que celles des crevettes-bouquet, viraient, cru- cifiées sur un carton, à gauche, à droite, prédisant le sec et le mouillé. « Sido » n'avait point sa pareille pour feuilleter, en les comptant, les pelures micacées des oignons. — Une... deux... trois robes ! Trois robes sur l'oignon ! Elle laissait choir lunettes ou binocle sur ses genoux, ajou- tait pensivement : — C'est signe de grand hiver. Je ferai habiller de paille la pompe. D'ailleurs, la tortue s'est déjà enterrée. Et les écureuils, autour de la Guillemette, ont volé les noix et les noisettes en quantité pour leurs provisions. Les écureuils savent toujours tout. Annonçait-on, dans un journal, le dégel ? Ma mère haus- sait l'épaule, riait de mépris : — Le dégel ? Les météorologues de Paris ne m'en appren- dront pas ! Regarde les pattes de la chatte ! Frileuse, la chatte en effet pliait sous elle des pattes invi- sibles, et serrait fortement les paupières. — Pour un petit froid passager, continuait « Sido », la chatte se roule en turban, le nez contre la naissance de la queue. Pour un grand froid, elle gare la plante de ses pattes de devant et les roule en manchon. Sur des gradins de bois peints en vert, elle entretenait toute l'année des reposoirs de plantes en pots, géraniums rares, rosiers nains, reines-des-prés aux panaches de brume blanche et rose, quelques « plantes grasses » poilues et tra- pues comme des crabes, des cactus meurtriers... Un angle de murs chauds gardait des vents sévères son musée d'essais, des godets d'argile rouge où je ne voyais que terre meuble et dormante. — Ne touche pas ! — Mais rien ne pousse ! — Et qu'en sais-tu ? Est-ce toi qui en décides ? Lis, sur les fiches de bois qui sont plantées dans les pots ! Ici, graines de lupin bleu ; là, un bulbe de narcisse qui vient de Hollande ; là, graines de physalis ; là, une bouture d'hibiscus — mais non, ce n'est pas une branche morte ! — et là, des semences de pois de senteur dont les fleurs ont des oreilles comme des petits lièvres. Et là... Et là... — Et là?... Ma mère rejetait son chapeau en arrière, mordillait la chaîne de son lorgnon, m'interrogeait avec ingénuité : — Je suis bien ennuyée... je ne sais plus si c'est une famille de bulbes de crocus, que j'ai enterrés, ou bien une chrysa- lide de paon-de-nuit... — Il n'y a qu'à gratter, pour voir... Une main preste arrêtait la mienne — que n'a-t-on moulé, peint, ciselé cette main de « Sido » brunie, tôt gravée de rides par les travaux ménagers, le jardinage, l'eau froide et le soleil, ses doigts longs bien façonnés en pointe, ses beaux ongles ovales et bombés... — A aucun prix ! Si c'est la chrysalide elle, mourra au contact de l'air ; si c'est le crocus, la lumière flétrira son petit rejet blanc, — et tout sera à recommencer ! Tu m'en- tends bien ? Tu n'y toucheras pas ? — Non, maman... A ce moment, son visage, enflammé de foi, de curiosité universelle, disparaissait sous un autre visage plus âgé, rési- gné et doux. Elle savait que je ne résisterais pas, moi non plus, au désir de savoir et qu'à son exemple je fouillerais, jus- qu'à son secret, la terre du pot à fleurs. Elle savait que j'étais sa fille, moi qui ne pensais pas à notre ressemblance, et que déjà je cherchais, enfant, ce choc, ce battement accéléré du cœur, cet arrêt du souffle : la solitaire ivresse du chercheur de trésor. Un trésor, ce n'est pas seulement ce que couvent la terre, le roc ou la vague. La chimère de l'or et de la gemme n'est qu'un informe mirage : il importe seulement que je dénude et hisse au jour ce que l'œil humain n'a pas, avant le mien, touché... J'allais donc, grattant à la dérobée le jardin d'essai, sur- prendre la griffe ascendante du cotylédon, le viril surgeon que le printemps chassait de sa gaine. Je contrariais l'aveugle dessein que poursuit la chrysalide d'un noir brun bilieux et la précipitais d'une mort passagère au néant définitif. — Tu ne comprends pas... Tu ne peux pas comprendre. Tu n'es qu'une petite meurtrière de huit ans... de dix ans... Tu ne comprends rien encore à ce qui veut vivre... Je ne recevais pas, en paiement de mes méfaits, d'autre punition. Celle-là m'était d'ailleurs assez dure. « Sido » répugnait à toute hécatombe de fleurs. Elle qui ne savait que donner, je l'ai pourtant vue refuser les fleurs qu'on venait parfois quêter pour parer un corbillard ou une tombe. Elle se faisait dure, fronçait les sourcils et répondait « non » d'un air vindicatif. — Mais c'est pour le pauvre M. Enfert, qui est mort hier à la nuit ! La pauvre M Enfert fait peine, elle dit qu'elle voudrait voir partir son mari sous les fleurs, que ce serait sa consolation ! Vous qui avez de si belles roses-mousse, madame Colette... — Mes roses-mousse ! Quelle horreur ! Sur un mort ! Après ce cri, elle se reprenait et répétait : — Non. Personne n'a condamné mes roses à mourir en même temps que M. Enfert. Mais elle sacrifiait volontiers une très belle fleur à un enfant très petit, un enfant encore sans parole, comme le petit qu'une mitoyenne de l'Est lui apporta par orgueil, un jour, dans notre jardin. Ma mère blâma le maillot trop serré du nourrisson, dénoua le bonnet à trois pièces, l'inutile Si Colette garde toujours de nombreux fidèles, personne en France n'a pensé jusqu'à présent, à écrire sa biographie bien que sa vie, mouvementée et riche e: événements, s'y prêtât particulièrement. Chose curieuse, c'est un Américain qui e: eut l'idée d'autant plus originale qu'il a voulu que ce soit Colette elle-même qu l'écrive. En effet, Colette qui a toujours refusé d'écrire ses mémoires, sans employer 1 « je » des mémorialistes, s'est souvent mise en scène dans ses écrits; et c'est e: recueillant à travers son œuvre des confessions plus ou moins directes, en les ordon nant chronologiquement, que M. Robert Phelps a réussi à nous donner une œuvre « autobiographique » d'un très grand intérêt. Un critique américain n'a pas hésit à écrire que cet autoportrait, bien qu'involontaire, pourrait être le chef-d'œuvre de Colette. Nous avons pensé qu'il serait injuste que cet autoportrait ne soit pas présent au public français; et cela d'autant plus que que le texte retrouve ainsi la puret et la magie du style propre de Colette. Grâce à la modestie de M. Robert Phelps le miracle s'accomplit, le travail d l'assembleur disparaît, une voix s'élève, celle de Colette elle-même qui nous confess sa vie... Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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