Annuaire suisse de politique de développement

25-2 | 2006 Paix et sécurité : les défis lancés à la coopération internationale

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/aspd/233 DOI : 10.4000/aspd.233 ISSN : 1663-9669

Éditeur Institut de hautes études internationales et du développement

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2006 ISBN : 2-88247-064-9 ISSN : 1660-5934

Référence électronique Annuaire suisse de politique de développement, 25-2 | 2006, « Paix et sécurité : les défs lancés à la coopération internationale » [En ligne], mis en ligne le 19 mars 2010, consulté le 16 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/aspd/233 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aspd.233

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Guerre et paix, comment passer de l’une à l’autre ? Comment prévenir la première et établir, d’une manière durable, la seconde ? Ces questions ont hanté l’humanité entière, à la recherche de sa sécurité, depuis la nuit des temps. Ce dossier de l’Annuaire suisse de politique de développement reprend ces questions en examinant plus spécifiquement le rôle de la coopération internationale dans les dynamiques de conflit, de paix et de sécurité humaine. Le choix de ce thème s’est imposé pour diverses raisons. Depuis plus d’une décennie, les notions de paix et de sécurité « se sont invitées à la table » de la coopération internationale. La diplomatie « classique » s’occupe de plus en plus, depuis la fin de la guerre froide, de prévention et de règlement de conflits armés et de guerres. Parallèlement, la coopération au développement et l’aide humanitaire, confrontées aux événements tragiques du génocide rwandais en 1994, se sont trouvées contraintes de mieux tenir compte, dans leurs activités, des situations de conflits, ouverts ou latents. Enfin, des ponts doivent se construire entre les différents volets de la politique étrangère afin de mieux appréhender les réalités multiformes du terrain. Sous le titre Paix et sécurité : les défis lancés à la coopération internationale, le présent dossier de l’Annuaire offre au lecteur un outil de compréhension de la thématique par trois angles complémentaires. La première partie de l’ouvrage présente les concepts fondamentaux et les interrelations complexes existant entre les politiques de paix et de sécurité d’un côté, et la coopération internationale de l’autre. De nombreux exemples viennent éclairer la recherche théorique. La deuxième partie du dossier aborde une question spécifique et actuelle : l’accès aux ressources naturelles est-il vraiment une cause centrale des conflits armés ? La troisième partie présente les activités menées par les acteurs suisses dans le domaine de la promotion de la paix et de la prévention des conflits. Depuis les années 2000, le Département fédéral des affaires étrangères (dfae) et le département militaire (ddps), de même que des intervenants de la société civile (ong, instituts de recherche), se sont approprié ce nouveau champ, aux niveaux conceptuel, diplomatique et opérationnel. Trois études de cas (Népal, Colombie, Balkans) illustrent les chances et les défis auxquels les acteurs suisses se trouvent confrontés pour mener une politique cohérente en matière de paix, de sécurité et de développement. Auteurs principaux de l’ouvrage : Günther Baechler, Riccardo Bocco, Andreas Ernst, Jörg Frieden, Laurent Goetschel, Jean-Pierre Gontard, Gabi Hesselbein, René Holenstein, Cristina Hoyos, Kate Kilpatrick, Maya Krell, Rocha Menocal, Thania Paffenholz, Didier Péclard, Wolfgang Sachs, Claude Serfati, Neclâ Tschirgi, Xavier Tschumi Canosa.

NOTE DE LA RÉDACTION

Nous remercions la Division politique IV « Sécurité humaine » et la Direction du développement et de la coopération (sections « Politique de développement » et « Prévention et transformation des conflits »), au sein du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), qui ont permis la réalisation de cet ouvrage.

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SOMMAIRE

Introduction

En guise d’introduction : objectifs et contenu du dossier Xavier Tschumi Canosa et Thania Paffenholz

1. Coopération au cœur des conflits : éclairages conceptuels

Promotion de la paix et coopération internationale : histoire, concept et pratique Thania Paffenholz

L’articulation développement-sécurité. De la rhétorique à la compréhension d’une dynamique complexe Neclâ Tschirgi

Comment consolider la paix plus efficacement ? Un entretien avec Roland Paris Alina Rocha Menocal et Kate Kilpatrick

Mesurer la fièvre palestinienne. Notes sur une expérience de monitoring pendant la deuxième Intifada, 2000-2006 Riccardo Bocco, Matthias Brunner, Jalal Al-Husseini, Frédéric Lapeyre et Luigi De Martino

2. Liens entre conflits et ressources naturelles : une affaire entendue ?

Les conflits liés aux ressources naturelles. Résultats de recherches et perspectives Laurent Goetschel et Didier Péclard

Economies de guerre et ressources naturelles : les visages de la mondialisation Claude Serfati

République démocratique du Congo. Les ressources naturelles : défis pour la construction de l’État Gabi Hesselbein

De l’huile sur le feu. La lutte pour les ressources attise l’insatisfaction planétaire Wolfgang Sachs

3. Acteurs suisses : quelles contributions et ambitions ?

Politique suisse de sécurité et de paix : cadre stratégique et parole aux acteurs Xavier Tschumi Canosa

De l’opérationnel au plaidoyer. Contributions des organisations suisses de développement à la promotion de la paix Maya Krell

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Népal. La coopération au développement et la transformation du conflit Günther Baechler et Jörg Frieden

La paix en Colombie ? Les possibilités d’une participation de la Suisse au processus de paix Cristina Hoyos

La Suisse et la construction de la paix en Colombie : le rôle clé de l’IUED Jean-Pierre Gontard

Politique de développement dans les Balkans occidentaux : points de vue du terrain Andreas Ernst

Bosnie-Herzégovine. À la recherche d’une vision commune pour un Etat stable René Holenstein

4. Point d’appui

Coopération internationale entre paix et sécurité : portes d’entrée sur Internet Xavier Tschumi Canosa et Thania Paffenholz

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Introduction

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En guise d’introduction : objectifs et contenu du dossier

Xavier Tschumi Canosa et Thania Paffenholz

Objectifs du dossier

1 Le présent dossier est consacré à la guerre et à la paix, questions qui ont toujours tourmenté l’humanité. L’Annuaire suisse de politique de développement s’efforce d’élucider de plus près les rapports entre paix, sécurité et développement. Différentes raisons nous paraissent justifier l’étude de ce thème hic et nunc.

2 Depuis une bonne décennie, le thème « paix, sécurité et développement » s’est installé plus fermement dans la coopération internationale. Depuis la fin du conflit Est-Ouest, la diplomatie classique se préoccupe davantage de la prévention et du règlement des conflits armés et des guerres au sein même des Etats ; la coopération au développement et l’aide humanitaire en discutent depuis la tragédie du génocide rwandais de 1994.

3 La plupart des pays connaissant des situations de conflits internes ou régionaux sont des pays en développement et, depuis la fin de la guerre froide, pour leur venir en aide, les pays traditionnellement donneurs d’aide ont intégré une composante de politique de paix dans leur politique de coopération au développement. Bien que localisés dans les pays en développement, ces conflits n’en ont pas moins des conséquences régionales et même globales, notamment par rapport aux ressources naturelles stratégiques ou en ce qui concerne les flux migratoires.

4 Dans cette dynamique, de nouveaux concepts ont été introduits et opérationnalisés, tel celui de sécurité humaine, qui fait le lien entre le développement humain de l’individu et son intégrité physique. Des méthodes scientifiques d’analyse des conflits ont également été transformées en « outils » pratiques. Ici, la dimension économique des conflits entre dans les discussions. Il existe aussi entre-temps une large palette d’instruments pour concevoir des projets de développement en tenant compte des conflits. La recherche théorique foisonne et porte sur les conditions qui sont à la base des conflits et de leur perpétuation ainsi que sur les conditions pour les terminer et

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promouvoir la paix. Toute une littérature explore aussi le défi extraordinaire consistant à prévenir les conflits. La plupart de ces recherches sont publiées en anglais et c’est une ambition du dossier de l’Annuaire que d’apporter ces éléments conceptuels et de réflexion dans les langues française et allemande.

5 En Suisse, depuis le tournant du millénaire, des agences étatiques et non étatiques se penchent de façon accrue sur les questions conceptuelles et institutionnelles liées à la promotion et au développement de la paix, et s’engagent par la diplomatie ou des opérations dans de nombreux pays en conflit. Fondée en 2000, la Division politique IV « Sécurité humaine » (DP IV) est devenue entre-temps la plus étoffée du ministère suisse des affaires étrangères (DFAE). Au sein de la Direction du développement et de la coopération (DDC), une nouvelle section a été fondée en 2001, qui se spécialise dans les questions de la paix et des conflits (COPRET) ; plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) de développement ont ouvert des bureaux pour les conflits et développent leur engagement dans les pays en conflit. Fondé en 2001, le Centre pour la promotion de la paix (KOFF) de Swisspeace est un réseau qui unit les acteurs étatiques et non étatiques. Cette évolution fournit l’occasion de dresser un bilan de ce qui est discuté au niveau national ou international dans les sciences et la pratique, et de tirer les leçons des expériences faites.

Contenu du dossier

6 Le contenu du dossier reflète cette évolution. Les articles de la première partie donnent un aperçu des tendances et des expériences internationales, tandis que la deuxième aborde les conflits à propos des ressources, auxquels la Suisse s’est toujours intéressée et pour lesquels elle dispose d’une grande expertise. La troisième partie traite de la promotion et du développement de la paix tels que la Suisse les pratique et explique à propos de trois cas d’école (Népal, Colombie et Balkans) les chances et les gageures d’une politique suisse cohérente de sécurité, de paix et de développement.

Coopération internationale au cœur des conflits : éclairages conceptuels

7 La première partie du dossier donne tout d’abord à Thania Paffenholz l’occasion de définir les notions centrales de conflit et de promotion de la paix, dans une perspective historique et dans leur relation au développement. Outre sa volonté de poser les bases conceptuelles nécessaires à la compréhension de tout le dossier, elle analyse le rôle de promoteur de la paix que peut jouer la coopération internationale dans les pays en conflit. A l’issue de cet exercice, l’auteure préconise de ne plus confiner la coopération à une simple fonction instrumentale, mais de l’inscrire dans une vision stratégique et politique plus large, incluant notamment le renforcement des capacités dans les pays bénéficiaires.

8 Neclâ Tschirgi rend compte, dans son article, des résultats d’un programme de recherche qu’elle a dirigé, intitulé Security-Development Nexus. Sur la base de recherches empiriques dans divers pays, elle montre de manière convaincante que le lien entre les deux objectifs de sécurité et de développement est bien plus complexe que ne le laisse

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penser la rhétorique générale et que l’efficacité des politiques poursuivies pour les atteindre ne passe pas forcément par leur intégration mutuelle.

9 Dans la même lignée, mais sur une thématique plus spécifique, Roland Paris a examiné de nombreuses missions de consolidation de la paix menées par l’ONU, en se demandant si celles-ci, en promouvant comme modèles la démocratisation et la libéralisation des marchés, sont adaptées à la situation fragile des Etats récemment sortis d’un conflit. L’article présenté dans ce dossier est adapté d’une interview menée par Rocha Menocal et Kate Kilpatrick, parue en novembre 2005 dans Development in Practice. L’auteur analyse que ces modèles peuvent au contraire être sources de nouveaux conflits dans des pays n’ayant pas les prérequis nécessaires pour les absorber.

10 Ces trois articles montrent à l’évidence que la recherche académique a un rôle fondamental à jouer pour permettre de dénouer un peu l’écheveau des fils qui relient entre elles les notions de paix, de développement et de sécurité. Toutefois, dans le dernier article de cette première partie, Riccardo Bocco illustre avec pertinence que ce rôle n’est pas facile et que, malgré la qualité des recherches, un fossé peut exister entre leurs résultats et la décision politique qu’ils sont censés faciliter. Il se base pour cela sur le programme d’étude des conditions de vie socio-économiques de la population palestinienne qu’il conduit avec son équipe sur le terrain depuis 2000 et sur l’usage qui en est fait sur le plan politique, tant par les dirigeants palestiniens que par la communauté internationale.

Liens entre conflits et ressources naturelles : une affaire entendue ?

11 Afin d’illustrer plus en détail les questions cruciales qui peuvent se poser dans les interrelations entre les notions de paix, de développement et de sécurité, la deuxième partie du dossier est consacrée à la problématique exemplaire des liens entre conflits violents et ressources naturelles. Ces dernières sont en effet au centre de nombreuses et diverses configurations dans lesquelles les objectifs de paix, de développement (durable) et de sécurité s’entrechoquent.

12 Laurent Goetschel et Didier Péclard rendent compte, dans leur contribution, des enseignements qu’ils ont pu tirer d’un projet individuel de recherche mené par la Fondation suisse pour la paix, projet qui s’inscrit dans un programme national de recherche intitulé NCCR North-South – Research Partnerships for Mitigating Syndromes of Global Change. Selon ces auteurs, la portée heuristique du lien de causalité supposé direct entre la diminution des ressources naturelles et la survenance de conflits violents doit être nuancée. Il y a en effet d’autres facteurs à prendre en compte, notamment historique, politique et économique, pour expliquer les conflits.

13 Dans son article, Claude Serfati prend, lui, le contre-pied des thèses avancées par la Banque mondiale sur les causes économiques des conflits, thèses qui établissent un lien de causalité entre l’existence de ressources naturelles dans un pays et les conflits armés qui peuvent s’y dérouler : les conflits auraient donc des causes endogènes locales et leurs impacts se ressentiraient mondialement en raison de l’imbrication croissante des économies. L’auteur, en étudiant dans son article la rente procurée par les ressources naturelles, tient pour vrai le lien de corrélation inverse : ce seraient plutôt les laissés- pour-compte de la mondialisation qui fournissent le ferment des guerres locales. Dans un très court article également lié à la question de la mondialisation, Gabi Hesselbein apporte un éclairage avec l’exemple de la République démocratique du Congo. L’article

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montre que, malgré les richesses naturelles dont jouit le pays, celui-ci peine à sortir de la spirale d’instabilité politique et de conflits qui l’affecte depuis son indépendance en 1960.

14 L’essai de Wolfgang Sachs, qui termine la deuxième partie du dossier, utilise l’exemple du pétrole pour mettre en évidence les conflits de survie, de régime, de répartition et de développement (durable) que peut provoquer cette ressource naturelle particulière. L’auteur conclut qu’il n’est pas satisfaisant d’étudier les conflits pour les ressources sous l’angle uniquement de la sécurité, mais qu’il faut introduire dans l’analyse la notion de justice, dont l’œuvre conduit à la paix.

Acteurs suisses : quelles contributions et quelles ambitions ?

15 Dans cette troisième partie, il s’agit de décrire et d’analyser comment la nouvelle donne mondiale depuis le début des années 1990 a influencé les acteurs suisses, gouvernementaux et non gouvernementaux, actifs dans la thématique du présent dossier. Cette focalisation sur la Suisse permet de quitter le niveau des concepts et des idées pour se concentrer, cette fois, sur les orientations et la mise en œuvre des politiques de paix, de développement et de sécurité.

16 En introduction à cette partie du dossier, Xavier Tschumi Canosa présente comment, dans le Rapport sur la politique extérieure 2000 de la Suisse, l’objectif visant à la coexistence pacifique des peuples a permis de façonner la politique de sécurité et de paix de ce pays et l’a orientée vers la prévention des conflits et la promotion de la paix. Pour cela, l’auteur se base, d’une part, sur les documents officiels attestant un tournant de la politique extérieure et, d’autre part, sur une interview effectuée avec trois responsables de l’administration fédérale impliqués de près dans la définition et la mise en œuvre de la politique de promotion de la paix.

17 Dans son article, Maya Krell décrit le rôle que jouent les ONG suisses dans la dynamique d’adaptation de la coopération au développement aux contraintes imposées par les situations de conflits dans lesquelles elle est mise en œuvre. Cette contribution met en relief la tension qui peut exister entre, d’une part, la prise en compte des conflits (conflict sensitive) dans la coopération au développement et, d’autre part, la promotion des droits humains que celle-ci a endossée. L’article, qui décrit et documente la problématique, expose également les processus d’apprentissage engagés par les ONG ainsi que les défis auxquels elles sont confrontées et les possibilités qui s’offrent à elles.

18 Les articles qui complètent cette partie du dossier montrent par des exemples comment, concrètement, la Suisse construit le lien entre paix et sécurité d’une part et coopération internationale d’autre part.

19 Le premier exemple, signé par Günther Baechler et Jörg Frieden, concerne le Népal. Il présente la stratégie actuelle de la Suisse dans ce pays, articulant d’un côté les programmes de coopération au développement et, de l’autre, les activités de promotion de la paix et des droits humains. Pour ces dernières, la Suisse capitalise clairement ses décennies de coopération au développement avec le Népal et notamment la confiance créée à cette occasion. L’article montre en quoi « le Népal est ainsi devenu pour la Suisse un test concret de cohérence dans la mise en œuvre complémentaire et cumulative des divers instruments de politique étrangère ».

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20 Le deuxième exemple porte sur le processus de paix en Colombie, auquel la Suisse est partie prenante. L’article de Cristina Hoyos explore les avantages comparatifs sur lesquels la Suisse a pu compter pour prendre ce rôle de médiateur-facilitateur. Il évoque en particulier son engagement humanitaire et neutre dans le pays ainsi que, et c’est lié, les rapports de confiance solides qu’elle a patiemment su construire avec toutes les parties au conflit. Par un court éclairage, Jean-Pierre Gontard illustre ce propos en expliquant le rôle pionnier de l’Institut universitaire d’études du développement (IUED) dans l’engagement de la Suisse en Colombie. Ces deux contributions, volontairement circonspectes sur les détails des négociations en cours, trahissent, il est vrai, la nature délicate d’une telle action diplomatique. Mais, à l’instar de l’exemple népalais, elles mettent en évidence en quoi la présence préalable de longue durée de la Suisse en Colombie a permis cette action.

21 Le dernier exemple concerne la région des Balkans, dans laquelle la Suisse est impliquée à plusieurs niveaux. Andreas Ernst, profitant de son regard de journaliste, relaie la parole d’acteurs suisses de la coopération au développement présents sur place. Dans sa conclusion, il commente la prise de position de la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey sur l’indépendance du Kosovo et se fait l’écho des frustrations que cette prise de position a engendrées parmi les coopérants suisses travaillant dans cette province. On perçoit ainsi de manière palpable comment un engagement suisse qui se déroule simultanément au niveau macropolitique et au niveau opérationnel peut causer un problème classique de cohérence. René Holenstein, dans un court article, présente quant à lui le projet « Plate-forme Bosnie-Herzégovine », lancé en 2005 par la DDC. Avec cette contribution, l’auteur montre l’importance du dialogue entre les différentes minorités en vue d’une unité économique, sociale et politique du pays, et comment la coopération internationale de la Suisse peut contribuer à cet objectif.

Résumé et perspectives

22 Le présent dossier ne donne pas seulement une bonne vue d’ensemble des rapports entre paix, sécurité et coopération internationale, mais met également en lumière la position des acteurs suisses et la manière dont ceux-ci voient leur rôle. Nous avons fait les constats suivants.

23 L’approche scientifique de la paix et de la sécurité dans la coopération internationale se divise en deux tendances fondamentales. D’une part, on réfléchit beaucoup à des questions de détail comme une préparation des projets de développement qui tienne compte des conflits dans leur contexte local, ou les meilleurs modèles de désarmement et de réinsertion des anciens combattants dans leur communauté. D’autres études scientifiques se penchent sur les problèmes nationaux et mondiaux de la sécurité, de la paix et de la coopération internationale. On citera à titre d’exemple la discussion concernant le « bon » régime économique et gouvernemental pour les pays qui sortent d’un conflit (voir l’article de Roland Paris) ou le débat sur les effets globaux et les intérêts occidentaux liés aux économies de guerre (Claude Serfati).

24 Chose intéressante, la pratique se réfère souvent au premier discours, plus « technique », alors que l’on discute moins les questions nationales et mondiales de fond. Ainsi, le débat sur la démarche do no harm a connu une forte notoriété dans les

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projets de développement, alors que ses conséquences politiques ont été peu intégrées dans le travail de terrain, même si elles ont été perçues à la marge.

25 Les cas d’école de la Colombie et du Népal montrent cependant nettement l’importance de la dimension politique de la coopération internationale pour instaurer la paix et la sécurité dans un pays. Il s’agit d’une part de la concertation entre les interventions des diplomates et celles de la politique de développement. De l’autre, des cas comme le Népal montrent que, dans le concert des donateurs, la dimension politique du développement est nécessaire pour donner des impulsions vitales à la paix et à la démocratie. La Suisse est justement un acteur prédestiné du fait que les différents acteurs suisses peuvent intervenir à tous les niveaux. Mais sans une stratégie suisse cohérente, qui exerce aussi sciemment son influence sur les autres, l’action suisse sera fortement limitée. Il ne suffit toutefois pas d’établir des synergies entre les projets de terrain et le travail politique ; il faut plutôt définir un ordre de priorité clair, qui dise quel genre de projets peut contribuer le mieux à améliorer l’efficacité du travail politique.

26 En fin de compte, un principe doit rester évident : la paix et la sécurité peuvent certes être promues de l’extérieur, par des moyens diplomatiques, militaires ou de la politique de développement, mais la propriété (ownership) doit en rester aux acteurs locaux.

***

27 Au nom du comité de rédaction de l’Annuaire suisse de politique de développement, nous voudrions remercier toutes les personnes qui ont contribué, de près ou de loin, à l’élaboration du présent dossier.

28 Nous pensons d’abord à tous les auteurs qui ont apporté leur contribution à cet ouvrage et qui ont patiemment aménagé leurs textes de telle façon qu’ils se répondent les uns aux autres et qu’ils constituent ensemble, in fine, un tout cohérent et riche. Puissent leurs efforts trouver dans ce numéro leur récompense.

29 Nous tenons ensuite à remercier officiellement la Division politique IV (DFAE) ainsi que les sections Politique de développement et COPRET de la DDC ( DFAE) d’avoir soutenu financièrement le présent dossier. Nous gageons que celui-ci corroborera leurs attentes et qu’il trouvera bonne place dans les bibliothèques des offices fédéraux actifs dans les domaines de la paix, du développement et de la sécurité.

30 Nous voudrions enfin sincèrement remercier les personnes qui, en septembre 2005, ont participé à notre séance de réflexion initiale et qui, par leurs apports et leur réseau de connaissances, ont permis de structurer le dossier et de faciliter l’identification et le contact des auteurs potentiels. Il s’agit d’Anita Müller, directrice de projet au Centre pour la promotion de la paix (KOFF), de Peter Niggli, directeur d’Alliance Sud, et de Riccardo Bocco, professeur ordinaire à l’IUED. Nous remercions particulièrement Guillaume Scheurer, chef adjoint de la Division politique IV, pour sa participation à cette séance mais aussi pour son aide précieuse et sa disponibilité tout au long du processus d’élaboration de ce dossier ainsi que Martin Fässler, chef de la section Politique de développement de la DDC, pour sa contribution lors de la séance et plus largement pour le dossier.

31 Pour leur implication dans ce dossier et leurs encouragements, notre gratitude va à l’ambassadeur Thomas Greminger, chef de la Division politique IV, à l’ambassadeur

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Raimund Kunz, chef de la Direction de la politique de sécurité au sein du DDPS, ainsi qu’à Cristina Hoyos, cheffe de la section COPRET de la DDC.

32 Nos remerciements chaleureux s’adressent encore à Jacques Forster, professeur à l’IUED, qui a conduit avec autorité cette séance de réflexion avant de quitter son poste de directeur de notre comité, ainsi qu’à Christoph Stamm, membre du comité jusqu’en janvier 2006, sans l’apport duquel le dossier ne serait pas parti sur d’aussi bons rails.

AUTEURS

XAVIER TSCHUMI CANOSA

Collaborateur scientifique à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève, et responsable du présent dossier.

THANIA PAFFENHOLZ

Collaboratrice scientifique et de l’enseignement, IUED, Genève.

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1. Coopération au cœur des conflits : éclairages conceptuels

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Promotion de la paix et coopération internationale : histoire, concept et pratique

Thania Paffenholz

Introduction1

1 Dans le débat public sur les possibilités d’empêcher les conflits armés au sein d’Etats ou d’y mettre un terme, on ne perçoit généralement que les efforts de négociation des diplomates officiels ou des organisations internationales, avec leurs succès et leurs revers. Si la diplomatie a permis de conclure des traités de paix au Salvador ou au Soudan, elle a échoué jusqu’ici au Proche-Orient ou au Sri Lanka. La question se pose donc de savoir dans quelle mesure d’autres acteurs ou approches seraient en mesure de contribuer à court, à moyen et à long terme à faire baisser la violence, donc à promouvoir la paix. Autrement dit, la coopération au développement a-t-elle un rôle à jouer dans la promotion de la paix, ou les objectifs des mesures diplomatiques et de celles de la politique de développement sont-ils trop disparates ?

2 Pour étudier cette question de plus près, il faut d’abord comprendre les rapports entre les conflits armés, la sécurité et la paix, d’une part, et la coopération au développement et l’aide humanitaire, de l’autre. Car si l’aide humanitaire a toujours été présente dans les guerres et les crises, la coopération au développement ne s’est vue confrontée aux conflits armés qu’à partir du début des années 1990. Depuis lors, le nombre de conflits armés dans les pays en développement a crû considérablement. Aujourd’hui, presque la moitié des pays partenaires de la coopération au développement connaissent des tensions politiques ou des conflits armés, ou sont alors frappés par les séquelles d’un conflit armé ou d’une guerre.

3 Quelques acteurs de la coopération au développement, comme de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) ecclésiastiques, étaient déjà actifs avant 1990 dans des pays en conflit armé, mais le travail dans les pays en guerre n’était pas

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encore l’objet de grands débats internationaux au sein de la coopération au développement.

4 L’origine de l’ample discussion concernant la coopération au développement dans les pays en conflit est la crise du Rwanda en 1994, où de nombreuses organisations de coopération au développement n’avaient pas vu venir le génocide. Après coup, les travaux de recherche montrèrent que l’aide au développement avait même eu involontairement des effets négatifs sur la dynamique conflictuelle, non seulement au Rwanda2, mais aussi dans d’autres pays3. Cette question se fait également plus pressante du fait que les acteurs de la coopération au développement se remettent aujourd’hui beaucoup plus vite au travail de reconstruction dans les pays d’après-guerre que par le passé.

5 Dans les pays en conflit, la coopération au développement est confrontée à toute une série de problèmes. Le déroulement et la dynamique des conflits armés évoluent rapidement. La question est donc de savoir si et quand la coopération au développement doit cesser ses activités pour les transférer à l’aide humanitaire (aide humanitaire) et, inversement, quand cette dernière doit se retirer et céder la place à la coopération au développement. Une autre question brûlante est de trouver des modes d’action différents, étant donné que les partenaires habituels de la coopération au développement ne peuvent souvent pas travailler dans toutes les parties du pays. La réalité du travail dans les pays en conflit met donc en question l’idée d’une continuité directe entre l’aide humanitaire et la coopération au développement : dans certaines parties du pays, la coopération au développement classique reste possible, mais non dans d’autres, qui sont plus touchées par les effets du conflit armé. De telles régions « paisibles » sont par exemple le sud de l’Ouganda, le nord du Soudan ou le sud du Sri Lanka. Dans la pratique, les acteurs de la coopération au développement restent la plupart du temps sur place là où cela est possible, tandis que l’aide humanitaire se concentre sur les régions en crise. Il y aussi à cela des raisons politiques : concéder qu’un pays entier est touché par un conflit armé équivaut à une déclaration politique, ce qu’aussi bien les acteurs du développement que leurs partenaires gouvernementaux cherchent à éviter.

6 Le but du présent article est de donner un aperçu critique des stratégies que les acteurs de la coopération au développement et de l’aide humanitaire peuvent appliquer pour promouvoir la paix, que ce soit seuls ou en liaison avec les initiatives diplomatiques. Il s’agit avant tout de remédier aux conséquences négatives des conflits armés, d’éviter les éventuels effets négatifs de la coopération au développement sur la dynamique conflictuelle et de contribuer à édifier des sociétés pacifiques.

7 L’article est conçu comme suit. La partie suivante étudie les notions fondamentales de « conflit » et de « promotion de la paix ». La troisième partie brosse l’histoire de la promotion de la paix, en se concentrant sur les liens entre celle-ci et le développement. La quatrième partie examine dans quelle mesure les conditions de la coopération au développement dans les pays en conflit se distinguent des conditions « normales ». La cinquième partie présente des modèles de la manière dont les acteurs de la coopération au développement pourraient contribuer à promouvoir la paix aux trois niveaux de la politique du développement, des politiques sectorielles et des projets. La sixième partie expose des conclusions et lance de brefs défis. Le but est plus de donner un aperçu de la problématique générale que de fournir des analyses scientifiques détaillées sur chaque thème.

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Définition et interprétation des notions de « conflit » et de « promotion de la paix »

8 Avant de pouvoir discuter stratégie, il convient d’élucider des notions importantes.

9 Le conflit est un différend d’intérêts, d’opinions ou de comportements entre individus ou groupes. Il s’agit donc d’un phénomène courant dans la vie sociale. Si un conflit est traité de façon constructive, il peut avoir des retombées extrêmement positives à la fois pour l’individu et l’ensemble de la société. Mais les conflits peuvent aussi déclencher la violence s’ils sont traités de façon destructive.

10 La littérature scientifique contient différentes définitions des conflits armés. Le Programme de données sur les conflits de l’Université d’Uppsala4 définit comme « conflit armé » les confrontations qui font au moins 25 victimes par an, et n’utilise le terme de « guerre » (« conflit armé massif ») qu’à partir de 1000 victimes. Dans la pratique, il est rarement question de « guerre », parce que le recours à ce terme équivaut à une déclaration de nature politique. « Conflit armé » est la tournure la plus employée, comme dans le présent article. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus de 200 conflits armés se sont déroulés dans plus de 140 régions. En 2004, le nombre de conflits armés se situait – selon la définition retenue – entre 305 et 426.

11 Pourquoi les conflits sont résolus par la violence est une question ardue. L’opinion de la rue est que la guerre représente la face hideuse de l’humanité. Les études scientifiques renvoient à une série de causes politiques, sociales et économiques, où la lutte pour le pouvoir représente un facteur central. La littérature scientifique connaît cependant encore d’autres sources de conflit, comme la pénurie des ressources naturelles dans les sociétés nomades ou la discrimination à l’égard de certains groupes sociaux ; en Afrique, les frontières artificielles et d’autres séquelles de l’époque coloniale sont la cause de nombreuses confrontations armées. L’important est de constater que seule la combinaison d’une série de causes et de facteurs d’escalade conduit à des formes violentes de conflit. Il est donc indispensable d’analyser à fond la constellation conflictuelle d’un pays donné.

12 Dans la théorie, on distingue trois phases au cours d’un conflit armé : • la période précédant la violence ; • le conflit armé ; • la période suivant le conflit armé.

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Graphique 1 : Les trois phases d’un conflit armé

Dans la réalité, les conflits armés et les guerres ne suivent pas toujours cette courbe idéale d’intensité. Dans le conflit armé au Népal, par exemple, il y eut deux armistices et deux cycles de négociation pendant lesquels le niveau de violence baissa, bien que le conflit ne fût pas terminé ; après l’échec des négociations, le conflit armé reprit et le niveau de la violence augmenta de nouveau nettement.

13 Il arrive aussi que les différentes phases d’un conflit se chevauchent, comme c’est le cas actuellement au Sri Lanka, où se déroule un conflit entre deux armées dans le nord et l’est de l’île alors que des attentats ciblés sèment le trouble dans la capitale et qu’ailleurs, dans le sud du pays, on pratique la coopération au développement traditionnelle.

14 La promotion de la paix est un terme général désignant un processus à long terme, qui comprend toutes les activités contribuant à éviter ou à surmonter la violence organisée et à maintenir la paix. Le but général de la promotion de la paix est d’empêcher les éruptions de violence dans les conflits ou de transformer durablement les conflits armés en des formes pacifiques et constructives de résolution des différends. Comme les conflits, la promotion de la paix connaît trois phases : 1º la prévention, pour empêcher l’escalade de la violence ; 2º la gestion du conflit (ou la restauration de la paix), pour mettre un terme à la violence et aboutir à un traité de paix ; 3º la consolidation de la paix, pour stabiliser celle-ci après la guerre. Cette dernière phase est souvent subdivisée en différentes étapes, car les cinq premières années après la cessation des hostilités présentent un risque élevé (44 %) de reprise de la violence. Après un délai de cinq ans, ce risque décline cependant considérablement et, après dix ans, il connaît une nouvelle chute7.

15 La définition présentée de la promotion de la paix n’en décrit pas encore suffisamment la portée ni la durée, entre autres parce qu’elle ne précise pas explicitement quand la phase de promotion de la paix prend fin. Dès la fin des années 1960, le célèbre spécialiste de la paix Johan Galtung8 distinguait déjà entre paix « négative » (fin de la violence) et paix « positive » (pacification de la société à tous les niveaux), ce qui sous- entendait implicitement une interprétation large de la promotion de la paix, puisqu’elle englobait la paix positive (utopique). Le chercheur allemand Ernst-Otto

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Czempiel9 définissait la paix comme processus et mettait donc aussi l’accent sur sa longueur. John Paul Lederach, spécialiste américain de la paix et médiateur, se range à cette interprétation, mais fixe tout de même au processus de promotion de la paix un délai concret de trente ans10.

16 On trouve une définition plus stricte de la promotion de la paix dans l’Agenda pour la paix de l’ONU11, où celle-ci vise à empêcher l’éruption ou la reprise de la violence, et se limite donc à la paix « négative » (fin des hostilités). Toutes les actions dans ce sens sont donc des mesures de promotion de la paix. Le délai peut être fixé entre un et trois ans (cinq, au maximum) après la fin d’un conflit armé. Dans la pratique internationale, l’interprétation prédominante aujourd’hui est que la paix est atteinte a) lorsqu’un pays offre suffisamment de sécurité à la population pour que les troupes internationales de défense de la paix puissent quitter le pays et b) que des structures démocratiques fiables ont été établies. Cette seconde condition présuppose qu’un gouvernement national opérationnel ait été constitué et légitimé par des élections valides sous surveillance internationale.

17 Etant donné ces différences de définition, le présent article adopte un compromis entre la notion stricte de l’Agenda pour la paix et l’interprétation large de la paix « positive ». Autrement dit, le but de la promotion de la paix est d’empêcher les conflits armés ou d’y mettre fin, ainsi que d’en stabiliser la résolution pacifique après la fin des violences. Cette définition englobe toutes les mesures liées directement à ce but, dans un délai de cinq ans au moins et de dix au plus. La promotion de la paix a donc aussi pour tâche de créer les conditions favorables à la reconstruction continue, au développement et à la démocratisation, mais sans comprendre ces activités elles-mêmes.

Brève histoire de la promotion de la paix et tendances actuelles

Début de la promotion moderne de la paix et des recherches sur la paix

18 Dans l’histoire, la paix a toujours été promue par différents acteurs, mais ce n’est qu’au XXe siècle que la promotion de la paix a été institutionnalisée dans le droit international comme moyen de résolution pacifique des conflits entre Etats. Ce processus débuta en 1898 à la Conférence de la paix de La Haye et trouva son prolongement dans la fondation de la Société des Nations, puis, après la Seconde Guerre mondiale, des Nations unies (ONU). La mission première de l’ONU est de maintenir la paix dans le monde12.

19 En tant que branche interdisciplinaire normative, les recherches sur la paix se sont constituées au cours des années 1960 dans le monde universitaire anglophone. Pendant la guerre froide, elles se concentraient surtout sur l’évitement d’une guerre atomique ou classique entre les deux camps adverses. Elles étaient donc fortement liées aux mouvements pacifistes. Une autre branche des recherches sur la paix est étroitement liée à la théorie des relations internationales et s’est intéressée très tôt à la cessation des conflits armés. Cette école, dite de la « gestion des conflits », entend mettre fin aux guerres en recourant à divers procédés et instruments diplomatiques. Elle est étroitement liée à l’institutionnalisation de la promotion de la paix dans le droit

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international public et considère que cette mission incombe surtout aux diplomates des organisations gouvernementales bi- ou multilatérales13. Sa méthodologie peut être qualifiée de fonctionnelle (outcome-oriented). Le but est d’identifier et de réunir les chefs représentatifs des parties au conflit pour négocier un armistice et/ou un traité de paix. On en connaît plusieurs exemples pratiques, comme les accords de Camp David ou le récent traité de paix au Soudan.

20 L’engagement d’acteurs de la société civile – surtout dans les conflits internationaux – a été considéré longtemps comme une entrave à l’action des diplomates professionnels14. Les acteurs non étatiques actifs dans la promotion de la paix, comme les quakers, étaient alors l’exception15. L’école scientifique qui les inspire est celle dite « de résolution des conflits » : il s’agit d’éliminer les sources de conflit et de rétablir les bonnes relations entre les parties, au niveau non seulement des leaders politiques et des élites, mais bien de la société tout entière. Dans les années 1970, cette école de pensée a investi la recherche en tentant de transposer aux conflits armés les stratégies de la résolution des conflits individuels. La reconstruction des relations à tous les niveaux de la société fait l’objet de différentes activités : ateliers de résolution des conflits, projets de dialogue pour promouvoir les échanges entre groupes et communautés, entraînement à la résolution des conflits pour développer les capacités d’acteurs susceptibles de provoquer le changement, comme les femmes, les jeunes, les journalistes et les réseaux des organisations pacifistes, etc.16

Importance croissante de la promotion de la paix depuis la fin de la guerre froide et l’Agenda pour la paix de l’onu (1992)

21 Ce n’est qu’avec la fin de la guerre froide, au début des années 1990, que la promotion de la paix s’est mise à gagner en importance sur le plan mondial. Depuis, sa cible s’est aussi déplacée ; elle vise désormais moins à résoudre les conflits entre Etats qu’à gérer les conflits armés au sein d’un même Etat17. C’est qu’à cette époque-là, les conflits armés internes composaient déjà 80 % à 90 % de tous les conflits armés18, et la tendance est à la hausse.

22 A partir du milieu des années 1990, le nombre des activités de promotion de la paix crût de façon vertigineuse, presque parallèlement au débat international concernant l’adaptation des instruments disponibles aux nouveaux problèmes posés par les conflits armés internes. Le début de ce processus toujours en cours fut la publication, en 1992, du rapport du secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, intitulé Agenda pour la paix. Ce document important posait le cadre de la gestion des conflits internationaux. On introduisit alors non seulement la nouvelle notion de promotion de la paix (peace- building), mais celle de consolidation de la paix après la guerre (post-conflict peace- building) passa également sur le devant de la scène. C’était une réaction au nouveau rôle de l’ONU et de la communauté internationale dans la reconstruction des sociétés frappées par la guerre.

Brève euphorie au début des années 1990, après la fin de nombreux conflits armés

23 Au début des années 1990, toute une série de conflits armés (Namibie, Angola, Mozambique, Cambodge ou Salvador) purent être résolus. La possibilité d’un monde

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meilleur semblait à portée de main, comme si ces conflits n’avaient été que des sous- produits de substitution de la guerre froide. On discutait déjà dans divers pays – dont la Suisse, notamment – de la manière dont on allait transférer les fonds affectés à l’armée à la coopération au développement et à la promotion de la paix. Pourtant, les guerres en Somalie et dans l’ex-Yougoslavie ainsi que le génocide au Rwanda mirent rapidement fin à cette euphorie.

Nouveaux débats après la crise rwandaise (1994) : empêcher les conflits armés – le débat sur l’alerte précoce

24 Le génocide rwandais de 1994 suscita un débat sur la manière dont on pourrait éviter désormais un second Rwanda. C’est alors qu’on se mit à parler des possibilités de l’alerte précoce19. Les personnes impliquées postulaient qu’on disposerait très vite de méthodes quantitatives pour prédire la violence politique, ce qui permettrait d’intervenir politiquement à temps – espoir qui ne s’est malheureusement pas réalisé jusqu’ici. Il est apparu au contraire que les systèmes quantitatifs d’alerte précoce ne peuvent prédire à eux seuls une éruption de violence politique. Le problème principal n’était – et n’est – d’ailleurs pas l’absence d’informations, mais le manque de volonté politique d’intervenir à temps. Le débat sur l’alerte précoce s’enlisa donc et se fondit dans la discussion plus générale sur la prévention des conflits, qui atteignit son sommet dans le rapport du secrétaire général de l’ONU Prévention des conflits armés20, où celle-ci est reconnue comme l’une des tâches fondamentales de la communauté des Etats.

25 De nos jours, on applique toute une série de systèmes quantitatifs et qualitatifs d’alerte précoce. Ainsi, l’International Crisis Group21 rédige régulièrement des analyses qualitatives des conflits ; le projet d’alerte précoce FAST de l’ ONG suisse Swisspeace exploite un système quantitatif qui fournit aux organisations de coopération au développement des informations sur la dynamique conflictuelle dans différents pays22.

Coopération au développement et conflits armés

26 La crise rwandaise accentua cependant aussi la discussion sur le rôle de la coopération au développement dans les pays en conflit, surtout quant à ses incidences négatives (involontaires) sur la dynamique conflictuelle23, qui se marquent dans quatre domaines. 1. Les modalités du transfert des ressources peuvent favoriser certains groupes ou régions et renforcer ainsi les inégalités existantes ; après le tsunami de 2005, par exemple, la partie sud du Sri Lanka, soit celle tenue par le gouvernement, a reçu beaucoup plus d’aide que le nord et l’est du pays, tenus par les Liberation Tigers of Tamil Eelam(LTTE), ce qui a aggravé les tensions et fait monter la violence. 2. La coopération au développement peut libérer des fonds en faveur de la guerre. Cet effet de remplacement a permis par exemple au gouvernement éthiopien de disposer de ressources militaires suffisantes pendant la guerre contre l’Erythrée du fait que les organisations internationales d’entraide se souciaient de la population nécessiteuse. 3. La coopération au développement donne parfois des signaux moraux ambigus. En cas de situation critique, par exemple, les coopérants étrangers sont souvent les seuls à être évacués, alors que les collaborateurs locaux et la population doivent rester sur place. L’impression donnée est que la valeur de la vie varie selon l’appartenance à tel ou tel groupe24.

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4. Les projets de coopération au développement peuvent aggraver involontairement des conflits existants. Les activités de la coopération ont souvent pour but avoué de promouvoir les mutations sociales, par exemple en renforçant le rôle de la femme dans les sociétés traditionalistes ou en informant les exploitants locaux du sol de leurs droits. De tels projets déclenchent naturellement des conflits, qui peuvent souvent déboucher sur une escalade de la violence. C’est pourquoi les acteurs de la coopération au développement doivent instamment se poser la question de savoir comment empêcher cette escalade. Les premières réflexions entreprises au milieu des années 1990 allaient dans trois directions :

1º Approfondir l’analyse

27 Il s’agit de mieux comprendre les causes et le potentiel d’escalade des conflits armés pour déterminer où et comment la coopération au développement peut intervenir préventivement. A cet effet, on a souvent eu recours à des analyses scientifiques qualitatives, à partir desquelles ont été mis au point toute une série d’instruments de travail (tools) conviviaux25. Un débat annexe étudie l’aspect économique des conflits armés (war economy), car dans les pays riches en ressources naturelles ou autres, les parties au conflit ont plus de facilité pour financer leurs guerres, par exemple en se livrant au trafic de diamants (Sierra Leone, Angola, Congo) ou de drogue (Colombie, Afghanistan) ; certains acteurs voient leur puissance économique s’accroître du fait de la guerre et n’entendent pas perdre ce nouveau pouvoir26.

28 Il en résulte qu’il devient difficile de distinguer les intérêts d’ordre politique et ceux de nature purement économique. Dans de tels cas, même la gestion diplomatique classique des conflits, qui se fonde sur la recherche d’un consensus politique, est remise en question27.

29 Un débat tout différent, mais sur le même sujet, s’est ouvert après le 11 septembre 2001 et l’intervention américaine en Irak : dans quelle mesure les guerres comme celle en Irak sont-elles conduites par des Etats occidentaux pour assurer leur approvisionnement en matières premières ?28

2º Etudier les séquelles des conflits armés

30 Ce centre d’intérêt a mis à l’ordre du jour des questions de politique de la sécurité comme la démobilisation et la réinsertion sociale des anciens combattants ou le problème des mines antipersonnel. Le débat a été repris désormais au niveau de la sécurité des personnes, c’est-à-dire d’une interprétation de la sécurité qui se concentre sur la protection des individus et des communautés plutôt que sur la sécurité d’Etat. Le concept en a été formulé pour la première fois par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), dans son Rapport mondial sur le développement humain 1994.

3º Promouvoir la paix positivement

31 Au début, les acteurs de la coopération au développement faisaient valoir qu’à long terme, la plupart des activités de lutte contre la pauvreté contribueraient en elles- mêmes à promouvoir la paix, parce qu’ils voyaient dans la pauvreté la cause de très nombreux conflits. Vers la fin des années 1990, cependant, il devint toujours plus évident que les mesures de lutte contre la pauvreté n’instaureraient pas

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automatiquement et à elles seules les conditions favorisant une société pacifique, étant donné que les conflits ont des causes plus complexes.

Augmentation fulgurante des activités de promotion de la paix à partir du milieu des années 1990

32 Jusqu’au milieu des années 1990 et contrairement à la coopération au développement, la promotion de la paix se concentrait essentiellement sur le rôle des acteurs externes dans la résolution des conflits internationaux. Des discussions menées au niveau scientifique et pratique, il ressortit que seul l’engagement d’acteurs différents (des diplomates aux acteurs de la société civile), travaillant avec une multitude de méthodes, conduirait au succès29. L’approche scientifique sous-jacente, soit celle de l’école dite « complémentaire », cherche à unir les logiques des deux écoles de la « gestion des conflits » et de la « résolution des conflits » en engageant à titre complémentaire les bons acteurs et les bonnes méthodes au bon moment. On dispose ici de trois systèmes : le contingency model de Fisher et Keashly30, le travail de Bercovitch et Rubin31 et, enfin, le multi-track diplomacy de Diamond et McDonald32. La nouvelle école n’a pas été critiquée très largement, mais n’a pas non plus suscité de débat fondamental au sein de la communauté des chercheurs. La raison en est probablement l’apparition de l’école de « transformation des conflits », qui a repris les conclusions de l’école « complémentaire ».

33 L’idée qui inspire l’école « transformiste » est celle d’un processus transformant les conflits armés en conflits pacifiques. Le premier système transformiste complet a été élaboré par John Paul Lederach33, qui essaie de résoudre le dilemme entre gestion à court terme du conflit et mise sur pied de relations à long terme (élimination des sources de conflit). Il propose donc d’édifier à long terme des infrastructures de promotion de la paix qui soutiennent le potentiel de réconciliation existant au sein de la société. Les interventions de personnes extérieures doivent se borner à soutenir les acteurs internes du pays en conflit et à coordonner les efforts extérieurs en faveur de la paix. Pour réussir, cette méthode exige une profonde compréhension de la culture du pays en guerre ainsi qu’une longue patience. Un facteur clé du système de Lederach est l’approche « par le milieu » (middle-out) : il s’agit d’identifier des personnalités ou groupes représentatifs des cadres moyens de la société (couche 2), puis de les aider à édifier la paix dans leur propre pays. On postule ici que ce travail se répercutera aussi bien au niveau supérieur (couche 1) que sur la base de la société (grass root level, couche 3). Cette méthode a beaucoup d’affinité avec le système de l’autonomisation (empowerment) pratiqué dans la coopération au développement.

34 Après l’échec des tentatives diplomatiques et militaires de paix en Somalie et le génocide au Rwanda, les idées de Lederach tombaient sur un sol fécond. Les activités internationales, nationales et locales de promotion de la paix se multiplièrent presque d’un bond. Alors que le travail en faveur de la paix était autrefois une activité bénévole par excellence, un nombre considérable d’acteurs professionnels non étatiques (ONG, groupements religieux, milieux économiques, groupes de citoyens, individus) s’engagent aujourd’hui dans des projets très divers de promotion de la paix34.

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Leçons et capitalisation des expériences

35 Ces dix dernières années, malgré des activités accrues de promotion de la paix, le nombre de conflits armés n’a pas diminué substantiellement. Depuis le début du nouveau millénaire, les gens de terrain et les chercheurs s’efforcent donc d’étudier une décennie d’interventions dans les pays en conflit. Ils s’intéressent particulièrement à la question des effets des interventions pacificatrices sur le processus de paix. L’étude scientifique des expériences faites fournit des réponses à deux questions.

1º Conditions de succès pour les traités de paix

36 Les conditions essentielles pour un traité de paix durable sont la volonté de compromis des parties adverses35, l’identification du moment propice à un tel traité36, l’implication des « durs » qui saboteraient sinon les négociations37, des accords de partage du pouvoir entre les groupes antagonistes38, la recherche d’un équilibre des forces dans la région, l’existence de divers canaux de médiation et de soutien39 et, enfin, la qualité même du traité de paix40.

2° Expériences en matière de consolidation de la paix

37 L’Agenda pour la paix de l’ONU a mis pour la première fois en exergue l’importance de la consolidation de la paix après la guerre. La question primordiale est de savoir comment stabiliser la paix pendant la période qui suit immédiatement la guerre. On trouvera ici deux démarches scientifiques différentes.

38 L’une se concentre sur les conditions requises pour qu’un traité de paix soit appliqué avec succès, soit le partage du pouvoir entre les anciennes parties au conflit, le soutien international apporté au processus, les garanties de sécurité offertes ainsi que les mécanismes de résolution des problèmes non résolus jusque-là41. Dans ce contexte, la notion de sécurité des personnes a encore gagné en importance42.

39 L’autre démarche se fonde sur le modèle de l’internationalisme libéral, qui affirme que le meilleur moyen de consolider la paix est d’instaurer rapidement la démocratie et l’économie de marché. Les critiques de ce modèle prétendent que le succès très limité de nombreux processus de consolidation de la paix provient justement d’une libéralisation politique et économique trop hâtive, les Etats concernés ne remplissant généralement pas les prémisses requises pour pareille mutation43.

Tendances actuelles

40 A part les deux conceptions mentionnées de la consolidation de la paix, le débat actuel est dominé en ce moment par deux questions, à savoir 1º l’efficacité de la coopération au développement dans les Etats dits fragiles (aid effectiveness) et 2º le succès des mesures de promotion de la paix pour la conclusion effective d’un traité de paix (« macroprocessus » de paix).

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Efficacité de la coopération au développement dans les Etats fragiles et les pays en conflit

41 Depuis quelques années, les acteurs de la coopération au développement discutent de l’efficacité de celle-ci et concluent que la coopération au développement n’est efficace que quand les pays bénéficiaires disposent de politiques fiables et d’institutions compétentes44. Face à ce constat, on se demande comment la coopération au développement doit agir dans les Etats dits fragiles, qui sont souvent des pays en conflit. La Déclaration de Paris sur l’efficacité de la coopération au développement (Paris Declaration on Aid Effectiveness) reconnaît que ces pays exigent une attention particulière45. Or ils représentent presque la moitié de tous les pays bénéficiaires de la coopération au développement.

42 Malgré les difficultés rencontrées dans ces pays, les Etats donateurs ont décidé de continuer à s’engager en leur faveur et de maintenir leur aide, surtout parce qu’il s’agit de ne pas rendre leurs populations responsables de la faiblesse des prestations gouvernementales46.

Taux de réussite de la promotion de la paix – la question de l’évaluation

43 Pour améliorer le taux de réussite des mesures de promotion de la paix, une des leçons du passé est qu’il est indispensable de professionnaliser beaucoup plus qu’autrefois la préparation et l’évaluation des interventions en faveur de la paix. Contrairement à la coopération au développement, c’est là un aveu nouveau pour la promotion de la paix. C’est seulement depuis que de nombreux donateurs ont déclaré ne plus vouloir soutenir que les initiatives dont l’efficacité pourrait être vérifiée que le débat sur l’évaluation de la promotion de la paix a démarré47.

44 Divers projets étudient les expériences faites en matière de promotion de la paix. Ainsi, la Joint Utstein Study48 a analysé les efforts de divers gouvernements en matière de promotion de la paix, tandis que l’étude Confronting War du projet « Reflecting on Peace » a analysé les leçons tirées par des ONG de leurs projets de promotion de la paix49. On dispose désormais d’une série de suggestions sur la manière d’évaluer les initiatives en faveur de la paix50.

Pourquoi la coopération au développement est-elle différente dans les pays en conflit ?

45 Différentes raisons font que la coopération au développement se déroule autrement dans les pays en conflit.

Risques sécuritaires

46 Intervenir dans des territoires en conflit entraîne souvent des risques sécuritaires pour les collaborateurs et les infrastructures, de même que l’impossibilité d’accéder aux bénéficiaires ou aux partenaires d’un programme ; le climat politique peut aussi entraver le travail dans les zones touchées ou le contact avec les parties au conflit. Les organisations de coopération au développement doivent donc être préparées à affronter ces gageures et tenir compte des risques potentiels dans leur planification.

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L’enfer est pavé de bonnes intentions

47 Comme il a été vu plus haut, des projets de coopération au développement peuvent alimenter la dynamique conflictuelle malgré les meilleures intentions du monde. Plusieurs projets de développement au Sri Lanka et au Népal recrutaient par exemple des collaborateurs locaux sur la seule base de leurs qualifications professionnelles, sans tenir compte de la composition ethnique ou religieuse du personnel et de son appartenance à telle caste. Il en est résulté une préférence systématique pour certains groupes sociaux, ce qui a attisé le conflit existant.

Paix et conflit sont des questions hautement politiques

48 Dans les territoires en conflit, les acteurs de la coopération au développement affrontent généralement toute une série de problèmes politiques. Le premier partenaire des donateurs et des organisations d’entraide est normalement le gouvernement du pays. Mais dans les territoires en conflit, celui-ci est également partie au conflit, ce qui complique la coopération classique. Le problème s’aggrave si les organisations d’entraide doivent ou veulent collaborer avec des groupes armés non étatiques engagés dans des confrontations violentes avec le gouvernement, comme c’est le cas par exemple des LTTE au Sri Lanka. Ces groupes peuvent saboter les projets soutenus par le gouvernement ou menacer la sécurité personnelle des coopérants qui travaillent dans les régions sous le contrôle de ces groupes. Or ce sont souvent ces régions qui ont justement le plus besoin d’aide du fait qu’elles abritent une grande partie de la population nécessiteuse. S’il s’agit de poursuivre l’aide dans ces régions, il faut la coordonner plus efficacement. Malheureusement, la volonté de coopérer est souvent entravée par les intérêts politiques divergents des pays donateurs – leurs conceptions opposées de la « guerre contre le terrorisme », par exemple, ou leur préférence pour les solutions tantôt militaires, tantôt civiles.

Adapter la planification et l’évaluation à la situation

49 Pour planifier et évaluer les interventions dans les territoires en conflit, on peut recourir en principe aux instruments pratiqués depuis longtemps par la coopération au développement et l’aide humanitaire, ou à ceux fournis par la recherche. De nombreuses organisations de développement estiment cependant que leurs instruments de planification et d’évaluation sont applicables aussi bien dans les territoires en conflit qu’ailleurs et qu’il n’y a donc pas de raison de les adapter. En revanche, les organisations de promotion de la paix contestent le recours aux méthodes et instruments traditionnels de la coopération au développement. Les conflits armés seraient des phénomènes si complexes que les méthodes standard ne se prêteraient pas à la planification et à l’évaluation d’interventions en faveur de la paix.

50 A analyser de plus près les méthodes mondialement reconnues de planification et d’évaluation, on constate que ni l’un ni l’autre des raisonnements n’est entièrement faux ou juste. Si de nombreux critères standard sont parfaitement applicables aux territoires en conflit, d’autres doivent être adaptés à la situation ou élargis, parce que les situations de conflit sont effectivement plus complexes.

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Presque toutes les interventions de la coopération au développement peuvent aussi aider à promouvoir la paix

51 Même les activités de la coopération au développement qui ne sont pas axées directement sur la paix peuvent contribuer à promouvoir celle-ci, pour autant qu’on soit conscient de leur potentiel. Cela ne signifie pas cependant qu’il faille modifier désormais tous les plans d’intervention ; la priorité d’un programme de développement reste sa contribution au développement du pays. Mais si le travail est inspiré par une démarche qui tienne compte des enjeux et des conflits potentiels, les acteurs examineront systématiquement s’il est possible de contribuer à promouvoir la paix tout en poursuivant les buts de la coopération au développement, et comment. Il est toujours plus nécessaire de concevoir ainsi la planification des projets, car sans paix, il n’y aura pas de développement social et économique durable.

Contributions de la coopération au développement et de l’aide humanitaire à la promotion de la paix

52 Il y a différents niveaux auxquels la coopération au développement et l’aide humanitaire peuvent contribuer à promouvoir la paix. Au niveau de la politique du développement (« macropolitique »), elles peuvent concevoir des interventions ciblées ; au niveau des politiques sectorielles, intégrer les paramètres conflit et paix dans les stratégies de développement des différents secteurs (santé, agriculture, eau, etc.) ; au niveau des projets, intégrer une démarche attentive aux paramètres paix et conflit dans les programmes et projets classiques d’entraide qui se déroulent dans le contexte d’un conflit armé et/ou soutenir directement des projets en faveur de la paix et des droits humains. Aujourd’hui déjà, les donateurs internationaux financent une vaste palette d’initiatives de ce genre. Nous nous pencherons maintenant sur chaque niveau et signalerons en conclusion les problèmes majeurs de chacun.

Promotion de la paix au niveau de la politique du développement

Approches et exemples

53 Au niveau « macropolitique », à part la diplomatie, le state building, la politique des droits humains, la médiation et les bons offices51, les donateurs bi- et multilatéraux peuvent recourir à toute une série de stratégies : dialogue politique, étapes négociées (negotiated benchmarks), lignes rouges (bottom lines), conditionnalité des prestations d’entraide, sanctions. Des réseaux internationaux peuvent en outre être établis pour lutter contre les économies de guerre et influencer les parties au conflit52. Etudions brièvement ces stratégies et leurs implications pour les acteurs de la coopération au développement et de l’aide humanitaire.

54 Le dialogue politique implique un engagement à long terme, la plupart du temps avec pour interlocuteur un gouvernement disposé à coopérer. En envisageant des relations durables avec ce gouvernement, les donateurs espèrent pouvoir influencer sa politique de façon constructive. Un tel dialogue peut par exemple consister à sensibiliser le

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gouvernement au conflit, lequel est souvent ignoré ou minimisé pour des raisons politiques.

55 Dans la conditionnalité politique,on définit à quelles conditions l’aide sera accordée ou retirée. L’idée est de transformer positivement le conflit, par exemple en décourageant tel acteur essentiel de continuer à participer à la lutte armée ou de commettre de graves violations des droits humains. La reprise de l’aide est soumise à certaines conditions politiques. Exemples : à la suite de violations des droits humains commises par le gouvernement éthiopien à l’encontre d’opposants politiques, de grands donateurs comme l’Union européenne et la Banque mondiale cessèrent en décembre 2005 de financer le budget éthiopien ; la même sanction fut appliquée au Népal après le « coup d’Etat royal » par lequel le roi avait dissous le Parlement et fait arrêter des chefs politiques, des activistes des droits humains et des journalistes.

56 Les étapes négociées sont des incitations positives qui peuvent être considérées comme la contrepartie de la conditionnalité. Si tel ou tel benchmark politique est atteint, les prestations d’entraide seront par exemple augmentées.

57 Les lignes rouges sont au contraire des normes minimales : l’engagement des donateurs cesse si elles sont franchies (« si la situation ne s’améliore pas, nous mettrons fin à notre engagement »). Normalement, les conditions concrètes qui doivent être améliorées sont spécifiées à l’avance – le comportement antidémocratique du roi du Népal, par exemple – et un délai est fixé pour y remédier.

58 Trouver des « points d’entrée » (entry points) pour les négociations de paix est une méthode classique de la médiation, qui est appliquée normalement par les acteurs diplomatiques ou les ONG. Mais il existe aussi des exemples heureux de « points d’entrée » élaborés en temps de guerre, en recourant cette fois à l’aide humanitaire (voir l’encadré sur le Mozambique).

Soutien des négociations de paix au Salvador et au Mozambique à travers l’engagement humanitaire

Pendant la guerre au Salvador, les représentants des organisations religieuses négocièrent par exemple de brefs cessez-le-feu pour vacciner les enfants. De même, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) parvint vers la fin de la guerre au Mozambique à établir des corridors humanitaires réservés à l’aide humanitaire et interdits aux belligérants. Ces deux interventions contribuèrent notablement à accélérer le processus de paix. Après qu’on eut constaté au Salvador que les parties au conflit étaient capables de négocier des cessez-le-feu, la pression augmenta afin qu’elles entament des négociations de paix. Au Mozambique, de plus en plus de personnes purent quitter les zones de combat par les corridors humanitaires, ce qui mit sous pression l’une des parties au conflit et renforça sa disposition à s’asseoir à la table des négociations.

59 Les réseaux internationaux de lutte contre les économies de guerre essaient d’assécher les finances des belligérants en contrôlant leurs canaux commerciaux. C’est ce que fait avec un certain succès le processus dit de Kimberley, qui tente de juguler le commerce des « diamants du sang ». Dans d’autres processus analogues, encore en cours (transparence des revenus tirés des gisements pétroliers des pays en conflit ;

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alternatives au trafic de la drogue en Afghanistan ou en Colombie), le succès se fait toujours attendre.

Leçons et défis

60 Les interventions de la coopération au développement et de l’aide humanitaire dans les pays qui connaissent des tensions politiques et des conflits armés ont d’abord renforcé l’aspect politique du développement, ce qui a eu pour effet de rendre encore plus nécessaire la collaboration des politiciens, des diplomates et des coopérants dans les pays donateurs. Cela n’a pas été toujours simple à réaliser, au vu des différents intérêts en jeu, mais il est manifeste que de plus en plus de pays élaborent des stratégies nationales cohérentes, à l’instar du Global Conflict Prevention Pool (GCPP) de Grande- Bretagne, créé en 2001, et qui représente une nouvelle manière d’aborder la prévention des conflits. En regroupant les ressources des ministères de la défense et de la politique étrangère, du Commonwealth Office et du Department for International Development (DFID), instance responsable de la coopération au développement, le GCPP peut concevoir une démarche stratégique cohérente. Il a mis ainsi au point une vision intégrée du traitement des conflits, et pour plusieurs régions (Balkans, Afghanistan, Proche-Orient et Afrique du nord, Népal et Indonésie), des synergies ont pu être réalisées en matière de prévention des conflits. En Suisse, on élabore également des stratégies communes pour différents pays, comme le Népal53.

61 La nécessité pour la coopération au développement de se montrer plus « politique » a accru la demande en collaborateurs qualifiés. Il y a là un vrai problème, du fait que les carrières des diplomates et des coopérants continuent généralement à se dérouler séparément.

62 Une autre leçon importante est que la plupart des interventions politiques partent de l’idée que l’aide au développement et la reconnaissance internationale des parties au conflit seraient importantes. Or ces interventions ne peuvent généralement exercer une influence sur la situation d’un pays en conflit que si celui-ci dépend dans une large mesure de ses donateurs et ne veut perdre ni leur reconnaissance ni leurs ressources. Un pays exportateur de pétrole comme l’Angola, en revanche, ne dépend pas de l’aide au développement et est donc plus ou moins immunisé contre les pressions des donateurs.

63 Les mesures politiques peuvent malgré tout être très efficaces, surtout si elles sont concertées internationalement. Il se pose toutefois une série de problèmes. Les donateurs détestent prendre des décisions politiques dures, parce qu’ils ne veulent pas aggraver leurs relations diplomatiques avec tel gouvernement partenaire, même si celui-ci est devenu partie au conflit. Il apparaît ici des incompatibilités notables entre la promotion de la paix, la coopération au développement et les intérêts diplomatiques.

64 Depuis la « guerre contre le terrorisme » qui polarise les relations internationales, ces dilemmes ont encore augmenté. La plupart des groupes armés en lutte contre leur gouvernement sont perçus désormais comme des terroristes, ce qui rend encore plus difficiles la cohérence des réactions internationales et les solutions négociées par le dialogue. A cause de la « guerre contre le terrorisme », de nombreux gouvernements reçoivent de nouveau de l’aide militaire et favorisent donc de nouveau les solutions militaires à leurs conflits armés. De ce fait, la « bonne gouvernance » a également perdu de sa pertinence dans la coopération au développement. D’une certaine façon, le niveau

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du raisonnement est retombé à celui de la guerre froide, où l’on soutenait les gouvernements autoritaires corrompus qui se trouvaient dans le bon camp.

65 Il n’est pas facile de surmonter ces difficultés. Il faut continuer à sensibiliser les esprits aux problèmes des conflits, surtout auprès des donateurs.

Promotion de la paix à travers une politique sectorielle attentive aux conflits

66 Dans les pays en développement, la coopération au développement peut également contribuer à promouvoir la paix en intégrant les paramètres paix et conflit dans ses politiques sectorielles. La plupart du temps, on commencera par analyser à fond les sources de conflit et à élucider leur rapport avec les secteurs respectifs de la coopération au développement.

67 Les expériences montrent que le défi majeur est l’analyse des politiques sectorielles de la coopération au développement dans la perspective des conflits. Si ce potentiel a été trop peu exploité jusqu’ici, c’est que la plupart des donateurs et des agences se concentrent sur le niveau des projets quand il s’agit de réaliser une coopération au développement attentive aux conflits.

Politique sectorielle attentive aux conflits au Yémen et en Ouganda

Les causes profondes du conflit yéménite sont la pénurie des ressources naturelles (à commencer par l’eau). Le secteur hydrique joue donc un rôle décisif dans la guerre et la paix. On pourra alors promouvoir la paix en donnant accès à l’eau à la population, tout en veillant à une répartition équitable. Les acteurs du développement – gouvernement, donateurs, organisations locales ou internationales d’entraide – doivent prendre d’abord conscience de ces interdépendances et agir ensuite de façon cohérente.

Les causes du conflit ougandais sont nombreuses, mais l’une d’elles est la discrimination dont souffrent les populations du nord sur le plan de la participation politique et du développement général. A moyen et à long terme, on pourra contribuer à promouvoir la paix en impliquant systématiquement la partie nord du pays dans la planification des différents secteurs.

Une coopération au développement attentive à la paix et aux conflits au niveau des projets

68 Les spécialistes du développement admettent généralement qu’au niveau des projets, les acteurs disposent de trois options pour travailler dans les régions en conflit54 : • travailler en dehors du conflit (working around conflict) : le conflit est considéré comme un facteur de risque négatif, qu’il s’agit d’éviter ; • travailler dans le cadre du conflit (working in conflict) : les acteurs sont conscients (jusque dans une certaine mesure) de ce que la coopération au développement peut affecter le conflit ; ils s’efforcent d’éviter les effets néfastes de la coopération au développement sur le conflit (do no harm) ;

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• travailler sur le conflit (working on conflict) : les acteurs savent que la coopération au développement peut aussi contribuer à promouvoir la paix.

69 Les coopérants et les acteurs humanitaires peuvent donc aussi bien recourir à des méthodes attentives à la paix et au conflit dans leurs projets traditionnels que financer ou réaliser directement des projets en faveur de la paix. La première option sera traitée ici, la seconde dans la section suivante (« Comment fonctionne la promotion directe de la paix au niveau des projets ? »).

En quoi consistent les méthodes attentives à la paix et aux conflits dans les projets de coopération au développement et d’aide humanitaire ?

70 Les programmes humanitaires et d’aide au développement ont en général d’autres buts que de promouvoir la paix ; leur objectif premier est de contribuer au développement économique et social d’un pays ou d’une région, ou d’atténuer la souffrance humaine. Prendre en compte les paramètres paix et conflit ne s’impose que lorsque les projets correspondants sont confrontés à des conflits armés latents ou manifestes. A ce stade, il existe différentes approches, mais leur but sera toujours de concevoir les projets de façon à ce que les risques liés au conflit soient minimisés, que les projets n’aggravent pas la dynamique conflictuelle et qu’on ait déterminé s’ils contribuent à promouvoir la paix, ne serait-ce qu’indirectement.

Bonnes pratiques au Burundi

L’Organisation d’appui à l’autopromotion (OAP) est une ong locale (soutenue par l’Institut universitaire d’études du développement – IUED) qui travaille dans la province burundaise de Bujumbura. Depuis douze ans, l’OAP aide les communautés d’une dizaine de communes à développer des activités lucratives, à accéder à des facilités de crédit et à réaliser des projets de construction et d’assainissement des infrastructures et des habitations. L’OAP effectue son travail dans un contexte de forte tension et de confrontations armées fréquentes. Elle vise à améliorer la situation socio-économique, ce qui contribue à apaiser le climat général. L’organisation suit les communautés non seulement en période de calme, mais aussi en cas de troubles. Ses activités sont manifestement très appréciées dans la province de Bujumbura. Sur le plan économique, elle a obtenu des résultats concrets avec la construction et l’assainissement des infrastructures ainsi qu’avec des programmes de formation, qui ont nettement amélioré la situation socio- économique et fait reculer la pauvreté. L’engagement de l’OAP a aussi des effets remarquables sur la confiance en soi et la fierté de la population rurale, dont la mentalité a changé. Ce phénomène se remarque non seulement quand on parle avec les instances officielles, installées en ville, mais surtout si l’on observe directement le comportement de la population à divers moments et en des endroits différents, ou que l’on discute avec les associations locales. On découvre alors des exemples encourageants.

• Esprit d’initiative pour résoudre des problèmes personnels. Des douzaines de personnes (membres ou non de l’organisation) s’annoncent chaque lundi au siège de l’OAP pour exposer leurs problèmes, demander conseil, présenter des projets,

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etc. L’introduction de la « journée portes ouvertes » du lundi s’avère très efficace. Les gens affluent parce qu’ils ont confiance dans l’OAP.

• Autodétermination. Avec le soutien et les conseils de l’OAP (rôle de médiateur), les gens osent s’opposer aux mesures arbitraires et aux injustices commises par certaines instances, par exemple en insistant sur leur droit au sol.

• Conscientisation. Parmi les acteurs locaux encadrés par l’OAP, on trouve toujours plus de personnes qui utilisent les systèmes bancaires modernes, ont l’esprit ouvert au dialogue interethnique, manifestent de l’intérêt pour les nouveautés et prennent au sérieux leur rôle et leur responsabilité dans les comités administratifs.

• Dépôt de nouvelles requêtes pour la fondation d’associations et le suivi de leurs activités par l’OAP.

L’exemple de l’OAP montre que le développement socio-économique de la base peut influencer positivement l’attitude foncière des gens quand la population prend elle-même l’initiative. C’est là évidemment un facteur très important pour instaurer une paix durable.

Daniel Fino, IUED

71 On distingue deux types d’approches pour développer la sensibilité à la paix et aux conflits. Celles du premier type intègrent les analyses classiques du conflit dans les projets55. Dans la pratique, une telle analyse sera effectuée soit avant le début, soit au cours d’un projet, qui sera alors adapté en conséquence. L’utilité majeure de cette approche a été jusqu’ici de sensibiliser les esprits ; les acteurs du développement commencent désormais à saisir l’incidence d’un conflit sur leurs projets. Sa plus grande faiblesse est le manque de lien entre analyse et mise en œuvre. L’analyse fournit souvent des résultats très utiles, mais qui n’entrent qu’insuffisamment dans l’élaboration du projet. En outre, on néglige souvent d’associer les stakeholders du projet à la planification et à l’évaluation. Il y a donc un risque que l’analyse reste un acte isolé au lieu d’être intégrée dans la planification normale.

72 Les approches du second type tentent en revanche d’associer systématiquement l’analyse des conflits avec la mise en œuvre pratique. On peut distinguer ici trois approches : • celle de Mary B. Anderson, Local Capacities for Peace, plus connue sous le nom de do no harm56 ; • celle de Kenneth Bush, Hands-on PCIA57; • celle de Thania Paffenholz et Luc Reychler, Aid for Peace58.

Approches différentes en matière de coopération au développement attentive à la paix et aux conflits

L’approche do no harm se fonde sur les leçons du projet Local Capacities for Peace, qui propose une grille d’analyse pour la planification de projets et des listes de vérification pour évaluer les effets positifs et négatifs d’un projet. On peut ainsi vérifier la conception d’un projet et, sur la base des résultats, l’adapter de façon à ce que les capacités locales de promotion de la paix soient renforcées le plus

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possible. L’approche do no harm est pratiquée essentiellement dans les territoires en crise par les ONG internationales, qui y forment leurs partenaires locaux. Do no harm est donc une grille d’évaluation autonome, qui complète la planification et le monitoring normal. Son application large et la conscientisation qu’elle opère sur place peuvent être considérées comme des succès.

Hands-on PCIA est une approche qui guide les participants d’un atelier (généralement les collaborateurs d’un projet) à travers diverses étapes d’analyse et d’évaluation (analyse des conflits, calcul des risques, appréciation des chances). Elle permettra d’adapter l’intervention en conséquence. Le PCIA élargi de Bush a été publié dans quelques langues indigènes pour permettre aux acteurs locaux de le pratiquer de façon autonome.

L’approche Aid for Peace est une assistance à la planification et à l’évaluation d’interventions de promotion de la paix, de la coopération au développement et des acteurs humanitaires dans des territoires en conflit. Il s’agit d’un cadre méthodologique commun destiné à des acteurs et des niveaux d’intervention différents (niveau général, niveau sectoriel, niveau des projets). Le cadre Aid for Peace se compose de quatre parties : 1º spécification des besoins en matière de promotion de la paix dans un pays, territoire ou région donné ; 2º évaluation de l’incidence sur la paix et le conflit de l’intervention projetée ou réalisée ; 3º évaluation des effets attendus ou déjà survenus du conflit sur l’intervention/le projet (risques liés au conflit) ; 4º analyse des effets attendus ou déjà survenus de l’intervention sur la dynamique conflictuelle et le processus de paix.

Leçons et défis

73 Les facteurs paix et conflit sont bien entrés dans l’agenda courant des donateurs et des organisations internationales d’entraide. « Paix et conflit » fait désormais partie des thèmes « transversaux » principaux, au même titre que le genre (gender), l’environnement, la gouvernance ou le sida. La prévention des conflits et la promotion de la paix sont aussi des thèmes prioritaires de la Direction du développement et de la coopération (DDC). Toutes les organisations d’entraide et les donateurs d’une certaine taille ont créé des unités spécialisées ou des postes de conseillers en matière de conflit.

74 Intégrer le sujet dans le courant normal (mainstreaming) de la coopération au développement soulève cependant toute une série de problèmes. L’un d’eux est la structure de nombre d’organisations donatrices : alors que les unités dites géographiques gèrent les programmes, donc les fonds, celles dites thématiques étudient les thèmes transversaux et conseillent les unités géographiques. Cette structure cache à son tour deux problèmes : 1º en général, les unités géographiques ne sont pas tenues de se procurer des conseils ; 2º il existe aussi une concurrence entre les unités thématiques, qui sont peu coordonnées entre elles. Le grand nombre de thèmes et d’unités transversales fait que les collaborateurs se sentent incapables d’intégrer tous les thèmes dans leur travail habituel. Il en résulte qu’ils développent souvent des résistances et n’assimilent qu’à contrecœur un nouveau thème.

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Méthodes de mainstreaming novatrices

Face à ces problèmes de gestion, la DDC a introduit le Conflict Sensitive Programme Management (CSPM). La manière dont ce système a été appliqué dans le cas du programme de la DDC pour le Népal peut être considérée comme exemplairea.

Pour gérer le problème du grand nombre de thèmes transversaux, l’agence suédoise de coopération internationale pour le développement (SIDA) a commencé par réduire ce nombre à quelques-uns et par créer un réseau des différentes unités thématiques. Ce réseau organise des séances de formation et de stratégie communes, avec pour but de trouver des solutions collectives qui correspondent au cadre global de sida pour la lutte contre la pauvreté.

Pour pallier l’absence de communication entre ses divisions spécialisées et ses unités géographiques, l’Agence allemande de coopération technique (GTZ) a créé dans ces dernières des guides thématiques dits stratégiques, qui coordonnent la prise en compte de certains thèmes transversaux et de leur contexte régional dans les opérations de routine (mainstreaming). Les unités géographiques se voient attribuer du personnel supplémentaire pour cette tâche. Des unités spéciales fournissent instruction et appui. Le ministère allemand de la coopération économique et du développement (BMZ) a également institué une procédure de routine obligatoire pour intégrer la prise en compte de la paix et des conflits dans la coopération au développement et a adopté l’approche Aid for Peace comme méthode d’évaluation de la paix et des conflits (peace and conflict assessment). Toutes les agences doivent désormais adapter leurs procédures de planification, de mise en œuvre et d’évaluation pour garantir que les paramètres paix et conflit soient pris en compte lors d’activités dans un pays en conflit. La qualification de « pays en conflit » est décidée une fois par an par le BMZ, sur la base d’une série d’indicateurs d’alerte analysés par le Deutsches Übersee-Institut de Hambourg (depuis janvier 2006 GIGA, soit German Institute of Global and Area Studies – Leibniz Institut für Globale und Regionale Studien). Les résultats de ces analyses sont considérés comme informations internes et ne sont pas publiés.

aVoir la contribution de Günther Baechler et Jörg Frieden au présent ouvrage.

75 Un autre problème est la mise en œuvre locale dans les programmes de coopération au développement et d’aide humanitaire. Aménager les programmes en tenant compte des conflits impose des exigences considérables aux responsables des programmes et des projets. Il leur faut par exemple faire preuve de souplesse lors de la budgétisation et de la mise en œuvre des projets. Pour assurer la sécurité du personnel, il faut avoir le sens des responsabilités et savoir gérer les risques. Le niveau des projets doit être coordonné avec le niveau politique. Il faut recourir à de nouveaux instruments ou en appliquer différemment d’anciens. Il faut enfin bien comprendre l’ensemble du problème et disposer du temps nécessaire et du personnel convenable. Or ces aspects de la gestion sont souvent négligés.

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Comment fonctionne la promotion directe de la paix au niveau des projets ?

76 Les donateurs et les organisations d’entraide financent ou réalisent un grand nombre de projets en faveur de la paix. Tel qu’il est utilisé aujourd’hui, le terme de « promotion de la paix » recouvre en effet des activités très diverses : désarmement, démobilisation et réinsertion sociale d’anciens combattants, formation à la résolution des conflits ou aux négociations, éducation pour la paix, assistance aux groupes pacifistes de la société civile ou aux activités qui visent à restaurer des relations humaines détruites (projets de réconciliation ou de dialogue, encouragement des médias ou enseignement de l’objectivité journalistique, etc.). Des mesures telles que le soutien aux tribunaux jugeant les criminels de guerre ou aux commissions de réconciliation, de même que la promotion de structures fédéralistes, font aussi partie de la promotion de la paix.

77 Parmi ces activités, un grand nombre s’inspirent de l’école « transformiste », en particulier de l’approche middle-out de Lederach59, car ce sont la plupart du temps les acteurs et institutions du niveau médian de la société (couche 2) qui bénéficient de soutien. La manière dont ce système théorique a été mis en pratique a entraîné une série de résultats positifs, mais a soulevé aussi quelques problèmes.

Prestations positives

78 Il y a unanimité pour dire que dans les pays en conflit, c’est aux acteurs nationaux d’assumer le rôle principal en matière de promotion de la paix. Le rôle des acteurs externes devrait se limiter à soutenir les acteurs nationaux60. On reconnaît également que pour reconstruire la paix, les initiatives indépendantes des gouvernements sont tout aussi nécessaires que les efforts diplomatiques officiels et officieux.

79 Sur le plan international, certains thèmes pacifistes comme les armes légères ou l’économie de guerre ont pu être inscrits à l’agenda. De même, un lobbysme fécond a attiré l’attention du monde sur certains processus de paix dans des pays en conflit, à quoi a aussi contribué l’émergence d’une société civile mondiale61. Le processus de Kimberley pour interdire le commerce des « diamants de la guerre » remonte par exemple à une campagne de la société civile mondiale. Il a pu être repris ensuite dans une initiative gouvernementale internationale dans laquelle la Suisse joue un rôle actif.

80 Un autre succès à relever est qu’en matière de promotion de la paix. la collaboration entre représentants du gouvernement et ONG internationales est devenue affaire de routine dans plusieurs pays, chacun étant disposé à apprendre de l’autre.

Centre pour la promotion de la paix (KOFF) à Berne,

Installé chez Swisspeace (Fondation suisse pour la paix), le Centre pour la promotion de la paix a été fondé en 2001 par le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et de nombreuses ONG suisses. Il met à la disposition de tous les acteurs suisses – que ce soit des agences gouvernementales ou des organisations non gouvernementales – des analyses, des conseils et des cours de formation, et les aide à se mettre en réseau.

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81 Dans les pays en conflit, la collaboration entre ONG locales, nationales et internationales a en outre aidé considérablement à faire entendre la voix des populations en Europe ou aux Etats-Unis.

Effets négatifs concomitants

82 Le soutien que des donateurs externes apportent aux ONG va la plupart du temps à des ONG internationales, qui le redistribuent à des ONG nationales ou communales dirigées par des membres de l’élite. Si certaines de ces dernières prétendent être en liaison avec des groupes et communautés locaux, la plupart n’ont qu’un faible nombre d’affiliés. Il est rare qu’elles jouissent d’une représentativité nationale, équilibrée du point de vue politique ou ethnique, et souvent elles sont fortement liées à l’establishment politique par des liens de parenté. Face à leur multiplication fulgurante dans les pays en conflit, quelque auteurs parlent déjà d’« industrie de la paix »62. Plusieurs de ces ONG sont encore jeunes ou ont transféré leurs priorités du développement à la promotion de la paix, ce qui a souvent abouti à affaiblir les communautés locales originales63.

83 De nouvelles études sur l’efficacité du travail en faveur de la paix au Sri Lanka confirment ce constat. Les pays donateurs et les ONG ont toujours supposé jusqu’ici que les initiatives lancées par les ONG nationales auraient automatiquement une incidence sur le conflit au plus haut niveau. Or, ces nouvelles études démontrent que le niveau supérieur du processus de paix ne peut être atteint automatiquement que si certaines conditions sont remplies. L’étude « Reflecting on Peace Practice Project » (RPP) montre que pour promouvoir efficacement la paix, il faut soutenir à fond soit certaines personnes clés (key persons), soit une masse critique d’un très grand nombre de gens64. Malgré cela, des ONG qui, faute d’une base massive, n’atteignent qu’un nombre limité de gens continuent à toucher la majeure partie des fonds. C’est qu’il est évidemment plus simple pour les ONG internationales de collaborer avec les ONG de l’élite urbaine, qui parlent le langage des donateurs et comprennent la logique des projets proposés, que d’entrer en rapport avec les représentants des communautés locales.

« Commercialisation » du travail en faveur de la paix au Sri Lanka

Au Sri Lanka, les causes profondes du conflit sont la combinaison du sous- développement et de la discrimination, d’une part, avec la mobilisation ethnique, politique et religieuse, de l’autre. La concentration dans le sud du pays du pouvoir politique et économique entrave systématiquement le développement du nord et de l’est, pauvres en matières premières et peuplés majoritairement de Tamouls. Avec le temps, langue, appartenance ethnique et religion ont attisé le conflit. En 1956, pour s’affranchir de la prédominance persistante de l’élite anglophone occidentalisée, le gouvernement déclara le cinghalais langue nationale. Le pouvoir passa aux mains de l’élite cinghalaise, en majorité bouddhiste. Il devint difficile pour les Tamouls bien formés d’accéder aux postes convoités du gouvernement. Une politique axée sur les Cinghalais aboutit à discriminer la population d’expression tamoule, qui avait été privilégiée dans l’administration à l’époque coloniale, et contribua largement à l’expansion du conflit et à la formation d’une résistance tamoule.

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Le Sri Lanka a connu de nombreuses formes d’engagement social et politique de la part de groupes locaux et nationaux, mais avec la professionnalisation et la commercialisation du travail en faveur de la paix, ce dernier a été monopolisé par quelques ONG d’élite, installées la plupart du temps dans la capitale, à Colombo. L’engagement social « normal » de la population a diminué et le travail local en faveur de la paix a perdu en importance au fur et à mesure que les ONG nationales des deux parties au conflit perdaient leur lien avec la population et les communautés villageoises. Or, pour résoudre le conflit ethnique qui divise le pays, il serait indispensable de mobiliser les gens en faveur de la paix, ce dont les ONG nationales sont justement incapables. L’influence de la population civile en matière de promotion de la paix au Sri Lanka est donc restée très limitéea.

a C. Orjuela, Civil Society in Civil War: Peace Work and Identity Politics in Sri Lanka, PhD Dissertation, Department of Peace and Development Research, Göteborg University, 2004.

84 Une autre chose qui a changé est le rapport entre la recherche d’une part et les donateurs et organisations d’entraide d’autre part. La communauté des chercheurs scientifiques est de moins en moins consultée par les donateurs internationaux et les organisations d’entraide. Désormais, c’est un petit cercle de grandes ONG internationales très en vue, issues la plupart du monde anglophone, qui monopolise le discours pratique. Il faut donc distinguer nettement entre la théorie scientifique de la promotion de la paix et le discours des ONG internationales sur le même sujet. Donateurs et ONG internationales sont étroitement imbriqués. Les ONG internationales répondent au besoin des donateurs de voir des résultats rapides sur les dossiers d’actualité ; en contrepartie, les donateurs assurent le financement de base et allouent des fonds aux projets des ONG. Les praticiens établis dans les capitales et sur place se voient fournir des réponses rapides aux problèmes conceptionnels, réponses auxquelles il manque cependant des preuves empiriques fiables, la réflexion universitaire critique et la variété des points de vue.

Evaluation du programme de paix « People to People » (P2P) dans le conflit israélo-palestinien

Le conflit israélo-palestinien a des racines profondes et une longue histoire, mais on sait qu’il est actuellement au point mort. Malgré des décennies de luttes et de palabres, les fronts n’ont guère évolué. Résoudre un conflit aussi long, aux conséquences sociales aussi radicales, exige une réconciliation générale et l’acceptation par les parties du principe de la coexistence pacifique, ce qui ne pourra résulter que d’un profond changement des mentalités, des deux côtés. Cela dit, les accords d’Oslo (1993 et 1995) entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avaient quand même défini le cadre d’une foule de projets regroupés dans le programme « People to people » (P2P), qui devait encourager Israéliens et Palestiniens à mieux se comprendre. Ce programme a financé 165 projets mixtes (ateliers de collaboration professionnelle, groupes de loisirs, festivals de cinéma, activités écologiques, diffusion de livres, rencontres de journalistes, partenariats scolaires) pour promouvoir le dialogue israélo- palestinien et les relations mutuelles. Il doit pourtant être qualifié d’échec, car s’il a influencé la perception individuelle et les relations des participants entre eux,

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les questions de l’opinion personnelle sur l’autre nation (et non seulement sur tel individu) n’ont la plupart du temps pas été abordées. Ces rencontres n’ont donc pas joué de rôle important dans le processus de paix, bien que cela eût été urgent en période de violence extrêmea.

a R. Taha, Grassroots Participation in Confidence Building: P2P Evaluation of the Past and Recommendations for the Future, draft, February 2003, Geneva, . A. Atieh et al., Peace in the Middle East: P2P and the Israeli-Palestinian Conflict, Geneva, United Nations, 2004.

Conclusions et problèmes futurs

85 Le présent article a tenté de présenter dans les grandes lignes les rapports entre conflits armés et promotion de la paix, d’une part, et coopération au développement et aide humanitaire, de l’autre. Nous avons vu que la promotion de la paix n’est pas un thème nouveau puisqu’elle a joué un rôle dès l’Antiquité. Considérer la coopération au développement sous l’angle guerre et paix est cependant une conquête beaucoup plus récente, qui remonte en fait à 1994, après la tragédie rwandaise. Aujourd’hui, guerre et paix sont parmi les thèmes transversaux les plus importants de l’agenda pour le développement ; les acteurs de la coopération au développement financent une foule de projets en faveur de la paix ou sont responsables de leur réalisation.

86 Après le génocide rwandais, le thème guerre et paix fut d’abord traité de façon très politique, avant qu’on se mette à aborder de plus près ses aspects « instrumentaux ». Ces dernières années, on a mis au point toute une série de « boîtes à outils » (toolboxes), mais peu d’entre elles offrent une approche complète qui en ferait des mécanismes utilisables par des acteurs différents à tous les niveaux d’intervention. La condition primordiale d’une bonne approche est le lien systématique entre l’analyse du champ conflictuel et la mise en œuvre progressive des interventions correspondantes, ou encore le lien entre la transformation du conflit et les exigences professionnelles et opérationnelles posées aux concepteurs et réalisateurs de programmes et projets.

87 En réalité, la promotion de la paix ne fait que commencer à donner des résultats pratiques concrets sur le terrain. Il n’existe jusqu’ici qu’un petit nombre de bons projets pilotes, mais une grande quantité d’exposés théoriques et de nombreux efforts pour inscrire ces préoccupations dans les opérations de routine des centrales. Il reste plusieurs problèmes, dont certains sont esquissés ici.

Repolitisation du débat

88 Pour maîtriser les problèmes du travail dans les territoires en conflit, il convient de reprendre le débat sur la paix et les conflits à un niveau plus politique65. C’est que les modèles politiques existants ne sont souvent pas mis en œuvre dans leur totalité, les donateurs ayant de la peine à conduire une politique cohérente dans des pays fragiles, minés par des conflits. Or paix et conflit sont des questions éminemment politiques : tel gouvernement partenaire devient partie au conflit ; la nécessité de parler avec des acteurs non étatiques armés est incontournable puisque ceux-ci contrôlent souvent de grandes parties du pays auxquelles il faut pouvoir accéder pour soutenir la population.

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Il en ressort que la collaboration entre diplomates et acteurs du développement doit s’améliorer considérablement.

De la conception instrumentale de l’attention à la paix et aux conflits à une vue plus générale

89 Comme pour beaucoup d’autres thèmes transversaux de la coopération au développement, celui du conflit a été abordé par plusieurs organisations d’entraide sous la forme d’une stratégie réduite à des « outils » (tools) au niveau des projets. Or il est nécessaire de l’aborder dans une perspective intégrée, c’est-à-dire de combiner les aspects politiques, opérationnels et gestionnels.

Consolider le renforcement des capacités dans le Sud

90 Il existe toute une série de programmes de formation, en particulier pour le do no harm, mais il faut en faire plus pour renforcer le renforcement des capacités (capacity- building), surtout dans le Sud. Il faut des partenariats avec des institutions du Sud pour exploiter le savoir local dans la coopération internationale en tenant compte des conflits. Il faut éviter d’abandonner le champ de la promotion de la paix aux seules organisations d’entraide occidentales et à leurs conseillers. Cela dit, il convient aussi de continuer à sensibiliser le Nord aux rapports entre conflit et coopération au développement.

Fortifier la société civile des pays en conflit plutôt que soutenir les ONG

91 Sous l’étiquette « soutien à la société civile », la promotion de la paix a connu elle aussi autrefois un soutien très marqué aux ONG nationales et internationales, comme si la société civile ne se composait que d’ONG. Les constats empiriques prouvent que ce soutien aux ONG de l’élite urbaine (la plupart du temps) doit être considéré d’un œil plus critique. Souvent, des groupes sociaux et des groupements pacifistes locaux ont été affaiblis alors qu’ils seraient de première importance pour l’édification d’une paix durable.

NOTES

1. L’original de l’article est en anglais. La forme masculine a été utilisée partout, mais recouvre toujours le masculin et le féminin. 2. P. Uvin, Aiding Violence : The Development Enterprise in Rwanda, West Hartford, Connecticut, Kumarian Press, 1998. 3. M.B. Anderson, Do No Harm : How Aid Can Support Peace – or War, Boulder, Colorado, Lynne Rienner, 1999. 4. . 5. L. Harbom, P. Wallensteen, « Armed Conflict and Its International Dimensions : 1946-2004 », Journal of Peace Research, vol. 42, nº 5, 2005, pp. 623-635.

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6. W. Schreiber, Das Kriegsgeschehen 2003. Daten und Tendenzen der Kriege und bewaffneten Konflikte, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2004. 7. P. Collier et al., Breaking the Conflict Trap : Civil War and Development Policy, New York, Oxford University Press, 2003. 8. J. Galtung, « Violence, Peace, and Peace Research », Journal of Peace Research, vol. 6, nº 3, 1969, pp. 167-191. 9. E. Czempiel, Schwerpunkte und Ziele der Friedensforschung, München, Kaiser, 1972. 10. J.P. Lederach, Building Peace : Sustainable Reconciliation in Divided Societies, Washington, DC, United States Institute of Peace Press, 1997. 11. B. Boutros-Ghali, Agenda pour la paix, 1992, accessible depuis . 12. T. Paffenholz, « Ansätze ziviler Konfliktbearbeitung », in Zivile Konfliktbearbeitung. Eine internationale Herausforderung, Schriftenreihe des Österreichischen Studienzentrums – Studien für Europäische Friedenspolitik, Band 8, Münster, agenda Verlag, 2001, pp. 15-26. 13. T. Paffenholz, Konflikttransformation durch Vermittlung. Theoretische und praktische Erkenntnisse aus dem Friedensprozess in Mosambik (1995-1996). Mainz, Grunewald, 1998. Idem, « Ansätze ziviler Konfliktbearbeitung », op. cit. Idem, « Western Approaches to Mediation », in Peacebuilding : A Field Guide, L. Reychler, T, Paffenholz, (eds.), Boulder, Colorado, Lynne Rienner, 2001, pp. 75-81. 14. M.R. Berman, J.E. Johnson, Unofficial Diplomats, New York, Columbia University Press, 1977. 15. A. Curle, Making Peace, London, Tavistock Publications, 1971. 16. C. Mitchell, « Conflict, Social Change and Conflict Resolution : An Enquiry », inBerghof Handbook for Conflict Transformation, D.Bloomfield, M.Fischer, B. Schmelzle, Berlin, Berghof Research Center for Constructive Conflict Management, 2005, . 17. H. Miall, O. Ramsbotham, T. Woodhouse, Contemporary Conflict Resolution, Cambridge, Polity Press, 1999. M.Eriksson, P. Wallensteen, M.Sollenberg, « Armed Conflict, 1989-2002 », Journal of Peace Research, vol. 40, nº 5, 2003, pp. 593-607. 18. M. Eriksson et al., op. cit., p.594. 19. K. Rupesinghe, M.Kuroda, Early Warning and Conflict Resolution, Houndmills, Palgrave Macmillan, 1992. 20. ONU, Prévention des conflits armés, rapport du Secrétaire général sur l’activité de l’organisation, doc. A/55/985-S/2001/574, 2001. 21. . 22. . 23. P. Uvin, Aiding Violence, op. cit. M.B. Anderson, Do No Harm, op. cit. 24. M.B. Anderson, Do No Harm, op. cit. 25. Cf. par exemple S. Fisher et al., Working with Conflict : Skills and Strategies for Action, Zed Book, London, 2000. 26. Voir la contribution de Gabi Hesselbein au présent ouvrage. 27. M. Berdal, D.Malone (eds.), Greed and Grievance : Economic Agendas of Civil Wars, Boulder, Colorado, Lynne Rienner, 2000. 28. Voir la contribution de Claude Serfati au présent ouvrage. 29. Pour l’état de la question, voir les trois ouvrages collectifs suivants : L. Reychler, T. Paffenholz, Construire la paix sur le terrain. Mode d’emploi, Bruxelles, Complexe, 2000. C.A. Crocker, F.O. Hampson, P. Aall, Turbulent Peace : The Challenges of Managing International Conflict, Washington, DC, United States Institute of Peace Press, 2001. A. Austin, M.Fischer, N. Ropers (eds.), Transforming Ethnopolitical Conflict, Wiesbaden, The Berghof Handbook, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2004.

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30. R. Fisher, L. Keashly, « The Potential Complementarity of Mediation and Consultation with a Contingency Model of Third Party Intervention », Journal of Peace Research, vol. 28, nº 1, 1991, pp. 29-42. 31. J. Bercovitch, J.Z. Rubin, Mediation in International Relations : Multiple Approaches to Conflict Management, London, St. Martin’s Press, 1992. 32. L. Diamond, J. McDonald, Multi-Track Diplomacy : A Systems Approach to Peace, West Hartford, CT, Kumarian Press, 1996. 33. J.P. Lederach, Building Peace : Sustainable Reconciliation in Divided Societies, Washington, DC, United States Institute of Peace Press, 1997. 34. Voir : European Centre for Conflict Prevention, People Building Peace : 35 Inspiring Stories from around the World, Utrecht, ECCP, 1999. P. Aall, « What Do NGOs Bring to Peacemaking ? », inTurbulent Peace, C.A. Crocker, F.O. Hampson, P. Aall, op. cit., pp. 365-383. C. Orjuela, Civil Society in Civil War : Peace Work and Identity Politics in Sri Lanka, PhD Dissertation, Department of Peace and Development Research, Göteborg University, 2004. P. van Tongeren, M.Brenk, M.Hellema, J. Verhoeven, People Building Peace II : Successful Stories of Civil Society, Boulder, Colorado, Lynne Rienner, 2005. 35. B. Walter, « The Critical Barrier to Civil War Settlement », International Organization, vol. 51, nº 3, 1997, pp. 335-364. 36. I. Zartman, Ripe for Resolution : Conflict and Intervention in Africa, New York, Oxford University Press, 1989. 37. S.J. Stedman, « Spoiler Problems in Peace Processes », International Security, vol. 22, nº 2, 1997, pp. 5-53. 38. W. Linder, Swiss Democracy : Possible Solutions to Conflict in Multicultural Societies, London, Macmillan, 1994. 39. T. Paffenholz, « Ansätze ziviler Konfliktbearbeitung », op. cit.M.Fitzduff, Beyond Violence : Conflict Resolution Processes in Northern Ireland, New York, Brookings Institute ; United Nations University Press, 2002. 40. F.O. Hampson, Nurturing Peace : Why Peace Settlements Succeed or Fail, Washington, DC, United States Institute of Peace Press, 1996. 41. S.J. Stedman, D.Rothchild, E.M. Cousens, Ending Civil Wars : The Implementation of Peace Agreements, Boulder, Colorado, Lynne Rienner, 2002. 42. Voir la contribution de Xavier Tschumi Canosa au présent ouvrage. 43. R. Paris, At War’s End : Building Peace after Civil Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. 44. Paris High-Level Forum, Paris Declaration on Aid Effectiveness : Ownership, Harmonisation, Alignment, Results and Mutual Accountability, Washington, DC, The World Bank, 2005. 45. Ibid., p.7. 46. Centre for the Future State, Signposts to More Effective States : Responding to Governance Challenges in Developing Countries, Brighton, Institute of Development Studies, 2005. T. Debiel, U. Terlinden, Promoting Good Governance in Post-Conflict Societies, Discussion Paper, Eschborn, Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit, 2005. N. Leader, P. Colenso, Aid Instruments in Fragile States, PRDE Working Paper, nº 5, January, London, Department for International Development, 2005. Organization for Economic Cooperation and Development (OECD), Principles for Good International Engagement in Fragile States : Learning and Advisory Process on Difficult partnerships (LAP), Paris, OECD, 2005. 47. C. Church, J. Shouldice, The Evaluation of Conflict Resolution Interventions, Part I and II, Londonderry, INCORE, 2002 and 2003. Journal of Peacebuilding and Development, vol. 2, nº 1, 2005. 48. D. Smith, Towards a Strategic Framework for Peacebuilding : The Synthesis Report of the Joint Utstein Study on Peacebuilding, Oslo, Peace Research Institute Oslo, 2003.

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49. M.B. Anderson, L. Olson, Confronting War : Critical Lessons for Peace Practitioners, Cambridge, MA, Reflecting on Peace Practice Project, Collaborative Development Action, 2003. 50. L. Fast, R. Neufeld, « Envisioning Success : Building Blocks for Strategic and Comprehensive Peacebuilding Impact Evaluation », Journal of Peacebuilding and Development, Evaluation Edition, vol. 2, nº 1, 2005. T. Paffenholz, The Evaluation of Peacebuilding Interventions, paper presented at the conference « Evaluation in der zivilen Konfliktbearbeitung », Evangelische Akademie Loccum, Loccum (Germany), 1-3 April 2005, published in German in Loccumer Protokolle, nº 14, 2005, pp. 39-60. T. Paffenholz, L. Reychler, « Towards Better Policy and Programme Work in Conflict Zones : Introducing the “Aid for Peace” Approach », Journal of Peacebuilding and Development, vol. 2, nº 2, 2005, pp. 6-23. 51. T. Paffenholz, Konflikttransformation durch Vermittlung, op. cit.Idem, « Ansätze ziviler Konfliktbearbeitung », op. cit. 52. T. Paffenholz, « Peace and Conflict Sensitivity in International Cooperation : An Introductory Overview (2005) », International Politics and Society/Zeitschrift für Internationale Politik und Gesellschaft, nº 4, 2005, pp. 63-82. P. Uvin, The Influence of Aid in Situations of Armed Conflict : A Synthesis and a Commentary on the Lessons Learned from Case Studies on the Limits and Scope for the Use of Development Assistance Incentives and Disincentives for Influencing Conflict Situations, paper for the Informal Talk Force on Conflict Peace and Development Cooperation, Paris, OECD, 1999. B. Wood, Development Dimensions of Conflict Prevention and Peace-Building, an independent study prepared for the Bureau of Crisis Prevention and Recovery, New York, United Nations Development Programme (UNDP), 53. Voir la contribution de Günther Baechler et Jörg Frieden au présent ouvrage. 54. J. Goodhand, Armed Conflict, Poverty and Chronic Poverty, Working Paper, nº 6, Conflict Prevention and Resolution Center (CPRC), University of Manchester, 2001. 55. Voir les nombreux exemples énumérés dans Resource Pack (Africa Peace Forum, Center for Conflict Resolution, Consortium of Humanitarian Agencies, Forum on Early Warning and Early Response, International Alert and Saferworld), Conflict-sensitive Approaches to Development, Humanitarian Assistance and Peacebuilding : A Resource Pack, 2004, accessible sur . 56. M. B. Anderson, « Experiences with Impact Assessment : Can We Know What Good We Do ? », in Berghof Handbook for Conflict Transformation, Berlin, Berghof Research Center for Constructive Conflict Management, 2004, . 57. PCIA : Peace and Conflict Impact Assessment. K. Bush, « Field Notes : Fighting Commodities and Disempowerment in the Development Industry. Things I learned from PCIA in Habarana and Mindanao », inNew Trends in PCIA, Dialogue Series, nº 4, 2005, Berghof Handbook for Conflict Transformation, op. cit. 58. T. Paffenholz, « Third-Generation PCIA : Introducing the Aid for Peace Approach », inNew Trends in PCIA, Dialogue Series, nº 4, 2005, Berghof Handbook for Conflict Transformation, op. cit. T. Paffenholz, L. Reychler, « Towards Better Policy and Programme Work in Conflict Zones », op. cit. 59. Voir plus haut la section « Augmentation fulgurante des activités de la promotion de la paix à partir du milieu des années 1990 ». 60. J.P. Lederach, Building Peace : Sustainable Reconciliation in Divided Societies, op. cit. 61. M. Kaldor, Global Civil Society : An answer to War, Cambridge, UK, Polity Press, 2003. 62. B. Moltmann, « Die “Friedensindustrie” als Konfliktmotor ? Das Beispiel Nordirland », inKriege als (Über)Lebenswelten. Schattenglobalisierung, Kriegsökonomien und Inseln der Zivilität, S. Kurtenbach, P. Lock, Bonn, Dietz Verlag, 2004, pp. 236-248. 63. B. Pouligny, « Civil Society and Post-Conflict Peacebuilding : Ambiguities of International Programmes Aimed at Building “New” Societies », Security Dialogue, vol. 36, nº 4, 2005, pp.

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495-510. K. Bush, « Alice through the Looking Glass », inNew Trends in PCIA, Dialogue Series, nº 4, 2005, Berghof Handbook for Conflict Transformation, op. cit. 64. M.B. Anderson, L. Olson, Confronting War : Critical Lessons for Peace Practitioners, op. cit. 65. K. Bush, « Field Notes : Fighting Commodities and Disempowerment in the Development Industry », op. cit.Idem, « Alice through the Looking Glass », op. cit. T. Paffenholz, « Third- Generation PCIA : Introducing the Aid for Peace Approach », op. cit. Idem, « More Field Notes », in New Trends in PCIA, Dialogue Series, nº 4, 2005, Berghof Handbook for Conflict Transformation, op. cit.

AUTEUR

THANIA PAFFENHOLZ Collaboratrice scientifique et de l’enseignement, Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève.

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L’articulation développement- sécurité. De la rhétorique à la compréhension d’une dynamique complexe

Neclâ Tschirgi

Introduction

1 La communauté internationale a tendance à parler et à travailler en expressions codées : le développement durable, la sécurité humaine, le consensus de Monterrey, le cycle de Doha, les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), la prévention des conflits, l’Etat de droit, la réforme du secteur de la sécurité, la consolidation de la paix, la guerre à la terreur, l’édification des Etats1. La liste est longue et s’est rallongée cette dernière décennie à la faveur du développement de l’internationalisme libéral. Encapsulés dans une formule, les problèmes du monde semblent mieux se prêter aux interventions politiques. Il y a cependant un véritable danger à vouloir codifier les problèmes complexes. Les formules simplistes sont de peu d’utilité lorsqu’il s’agit de définir une politique. C’est précisément ce qu’on observe dans l’articulation développement-sécurité.

2 L’impérieuse nécessité de lier la sécurité et le développement est devenue l’un de ces refrains chéris des politiques. Cette idée – difficilement contestable et qui devait remettre en cause la séparation artificielle des politiques de sécurité et de développement maintenue tout au long de la guerre froide – s’est quasiment transformée en lapalissade. Récemment, lors du Sommet mondial de New York de septembre 2005, les leaders mondiaux ont hardiment déclaré : « Il n’y aura pas de développement sans sécurité ni de sécurité sans développement. »2 Voici qui sonne de manière convaincante mais ne constitue pas une base très crédible sur laquelle élaborer des politiques intégrées efficaces.

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3 Cet appel à la convergence des politiques de sécurité et de développement est une réponse à la crise multidimensionnelle – humanitaire, des droits humains, de la sécurité et du développement – à laquelle les décideurs politiques ont été confrontés au lendemain de la guerre froide. Au début des années 1990, deux importants documents publiés par les Nations unies, Agenda pour la paix et Agenda pour le développement, ont marqué la réflexion politique sur les rapports entre la paix, les conflits, la sécurité et le développement. Ils ont rapidement été suivis par d’autres textes gouvernementaux ou émanant d’institutions internationales3. Curieusement, le monde universitaire et les chercheurs ont mis du temps à se joindre au débat international, à laisser tomber les œillères de leurs diverses disciplines pour examiner les liens entre la sécurité et le développement, deux domaines d’étude et de pratique ayant évolué de manière assez indépendante une bonne partie du XXe siècle.

4 La dernière décennie a vu l’émergence d’un foisonnement de propositions, d’études et d’expériences en matière d’intégration des politiques de sécurité et de développement, ce qui a permis de mieux en comprendre les promesses et les limites. Notre contribution, qui puise dans ce corpus académique et politique, se fonde avant tout sur les résultats d’un programme de recherche multipistes sur l’articulation sécurité- développement (Security-Development Nexus), conduit entre 2004 et 2006 par l’Académie mondiale pour la paix (IPA) de New York et que nous décrivons ci-dessous. Il nous permet d’affirmer que, malgré tous les discours sur la convergence sécurité- développement, bien peu d’éléments viennent confirmer l’existence d’un lien direct entre les deux domaines, et que les informations manquent sur la manière d’intégrer les deux politiques. En fait, la recherche fait apparaître de sérieuses contradictions et dissensions entre les différentes conceptions de la sécurité et du développement ainsi qu’entre les priorités et les objectifs des politiques préconisées.

5 La sécurité et le développement sont deux objectifs importants. Il n’est cependant pas établi que sans développement il n’y ait pas de sécurité, ni que sans sécurité il n’y ait pas de développement. L’articulation sécurité-développement dépend entre autres de la définition qu’on en donne, du niveau d’analyse, du contexte et des priorités politiques, puis des réalités opérationnelles. Ainsi, certains aspects de la sécurité et du développement peuvent être liés causalement de manière positive ou négative, coexister indépendamment les uns des autres ou alors être reliés indirectement par une dynamique causale complexe. Les connaissances accumulées par les études thématiques, sectorielles et nationales mettent en évidence la multiplicité des configurations possibles entre les différentes dimensions de la sécurité et du développement dans des contextes variés. La recherche éclaire aussi l’importance de la politique comme variable opératoire entre la sécurité à long terme et les tendances et acquis du développement dans différents contextes. Il ne s’agit pas ici de nier l’intérêt des politiques concertées et conjointes de sécurité et de développement. Notre travail confirme l’intérêt des réponses nationales et internationales différenciées dépassant les appels rhétoriques à l’intégration des politiques de sécurité et de développement. En résumé, en lieu et place des formules creuses sur l’interdépendance de la sécurité et du développement (telles que les « 3D » ou le « piège pauvreté-conflit » dont nous parlerons plus loin), la recherche récente conclut à l’importance des politiques empiriques ancrées dans un contexte précis.

6 Ce texte dresse un rapide inventaire du savoir en pleine évolution sur les liens complexes entre la sécurité et le développement, résume les principaux résultats du

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programme Security-Development Nexus de l’ IPA et conclut par des recommandations concrètes sur la manière d’identifier et de concevoir des politiques plus cohérentes – pas nécessairement intégrées – de promotion du développement socioéconomique et du renforcement de la sécurité dans les pays en développement.

La sécurité et le développement : comment se défaire de ses œillères

7 Malgré le succès croissant du concept d’articulation sécurité-développement, d’importants obstacles compliquent l’identification et la conception de politiques de sécurité et de développement réellement intégrées, s’épaulant mutuellement et efficaces4. Cela commence déjà par les définitions. Toute relation postulée entre la sécurité et le développement occulte le fait que la sécurité et le développement ne sont pas des phénomènes unitaires mais des concepts multidimensionnels faisant l’objet de nombreuses controverses. La notion de sécurité, par exemple, naguère très focalisée sur les menaces militaires, s’est beaucoup élargie ces dernières décennies pour englober un large spectre de menaces non militaires. Dans les années 1990, alors que le nombre des conflits entre Etats diminuait, les conflits internes aux Etats gagnèrent en importance, remettant en cause la définition de la sécurité centrée sur l’Etat. L’émergence du concept de « sécurité humaine » reflète le caractère évolutif de la sécurité dans un environnement international en rapide mutation. Comme celui de sécurité, le concept de développement est un fourre-tout. Au fil des ans, sa portée s’est considérablement élargie : à la croissance économique se sont ajoutées d’autres dimensions telles que la durabilité environnementale, les droits humains, la participation politique et la bonne gouvernance. Pourtant, l’articulation sécurité- développement est par nature réductionniste et chosifie les deux concepts sans tenir compte de leurs multiples significations.

8 Le second obstacle à l’intégration de la réflexion et des mesures politiques se manifeste lorsqu’on se demande qui définit les termes du débat. Dans le monde universitaire comme dans le monde politique, les rapports postulés entre la sécurité et le développement dépendent beaucoup des points de vue. Les diplomates, les ministères de la défense, les dirigeants militaires et les experts en terrorisme et sécurité abordent généralement le développement du point de vue de la sécurité et de la stabilité. De leur côté, les agences de développement, les ONG humanitaires, les organisations de défense des droits humains, les groupes de défense de l’environnement et les experts en développement abordent la sécurité du point de vue du développement. Les points de rencontre sont mal définis, même si l’on recourt à la même terminologie. Leurs perspectives ne sont pas les mêmes. En fait, depuis le 11 septembre 2001, les esprits critiques se plaignent de l’approche toujours plus sécuritaire du développement, laquelle n’est pas contrebalancée par une approche plus développementale de la sécurité.

9 Le troisième obstacle apparaît lors du choix du niveau d’analyse. La confusion règne parmi les analystes et les politiciens sur le niveau auquel sécurité et développement se rejoignent. Le débat politique actuel se poursuit souvent à plusieurs niveaux : local, national, régional et global. Selon les plates-formes politiques, les mandats ou les bases électorales, la discussion passe de la sécurité humaine et des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) à la formation des conflits régionaux, au terrorisme

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planétaire et aux armes de destruction massives. Finalement, on invoque l’articulation sécurité-développement sans beaucoup de discrimination dans toutes sortes de contextes développementaux et à différentes étapes des conflits. On a consacré pas mal d’efforts à vouloir situer les pays sur un axe sécurité-développement (p. ex. « Etats fragiles », « pays à faible revenu sous forte tension », etc.), mais le résultat reste sujet à caution tant objectivement que politiquement. Il s’en suit que le débat politique reste généralement orienté processus plutôt que d’être lié au contexte.

10 Malgré ces obstacles considérables, le concept d’articulation sécurité-développement s’est propagé à la faveur des défis du terrain. Durant la brève période d’interrègne entre la fin de la guerre froide et le début de la guerre planétaire à la terreur, la consolidation de la paix s’est imposée comme l’arène politique la plus prometteuse pour les acteurs de la sécurité et du développement désireux d’élargir leur champ d’action pour se pencher sur les problèmes complexes des pays déchirés par la guerre. Leur attention a tout d’abord porté sur les guerres civiles et les mesures politiques susceptibles de neutraliser les conflits locaux et régionaux. On a affirmé que les pays sortant d’une guerre ne pouvaient consolider la paix et la sécurité en ignorant les racines de la violence qui, souvent, plongent dans des problèmes socio-économico- environnementaux. La consolidation de la paix dépendait donc de la prise en compte des problèmes environnementaux, laquelle permettrait de prévenir ou de résoudre les conflits violents5. Le débat sur les politiques à adopter s’est progressivement étendu à d’autres domaines (tels que la prévention des conflits, l’action humanitaire et la sécurité humaine) ; les liens entre problèmes et programmes de sécurité et de développement ont été examinés avec plus d’attention. Comme le montre le chapitre de Thania Paffenholz dans le présent ouvrage, « consolidation de la paix » est devenu un terme générique couvrant toute une série d’activités destinées à prévenir ou à surmonter la violence et à maintenir la paix.

11 A la suite du 11 septembre 2001 – véritable traumatisme pour l’establishment de la sécurité comme pour le public en général –, la priorité accordée à la consolidation de la paix au lendemain des conflits l’a cédé à la construction de l’Etat et à l’articulation critique entre la sécurité et le développement. On a défendu la thèse selon laquelle le sous-développement sapait l’Etat et, partant, sa capacité d’assurer l’ordre et la sécurité intérieurs. Les Etats faibles posaient une menace pour le système international en raison de la perméabilité de leurs frontières aux terroristes, aux réseaux de criminels, au commerce de guerre, aux réfugiés et autres facteurs de déstabilisation. Dans le contexte de renforcement de la sécurité qui a suivi le 11 septembre 2001, la construction de l’Etat s’est imposée comme la politique la plus indiquée pour stabiliser le système étatique international et répondre aux besoins sous-jacents de développement des pays faibles et fragiles6. C’est pourquoi, alors que les projets internationaux des années 1990 se concentraient sur les stratégies intégrées susceptibles de répondre aux défis de la sécurité et du développement des pays déchirés par un conflit, menacés de conflit ou sortant d’un conflit, à la suite du 11 septembre 2001 l’articulation sécurité-développement s’est progressivement transformée en stratégie intégrée de réduction de l’insécurité mondiale par le biais du développement des Etats dits faibles ou fragiles. En résumé, l’articulation sécurité- développement se présente comme un tissu de discours et d’approches politiques aux effets souvent contradictoires.

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12 Pour ne pas tomber dans la confusion conceptuelle prévalant dans le débat actuel sur l’articulation sécurité-développement, il est important de préciser nos intentions. Tout d’abord, nous adoptons dans notre texte une définition étroite de la sécurité et du développement afin de mieux en saisir les interactions. La sécurité est définie comme l’absence de menace ou de violence physique, y compris les conflits armés, la violence politique, le terrorisme et la violence criminelle. Le développement, lui, se réfère à la capacité d’une société d’assurer le bien-être matériel de ses membres, à l’exclusion de leur sécurité physique. En second lieu, notre texte examine les liens entre la sécurité et le développement au niveau des pays ainsi que leurs implications pour les pays en développement eux-mêmes plutôt que pour le système international7. De plus, la sécurité et le développement sont compris en termes d’expériences vécues et de perceptions par les pays intéressés et leurs populations. En conséquence, ce qui est perçu comme développement ou sécurité dans un pays ne l’est pas automatiquement dans un autre. Enfin, notre texte fait la distinction entre la sécurité et le développement comme conditions, choix politiques ou résultats souhaités, comme nous le développerons plus bas.

13 Notons toutefois que ce texte ne peut entièrement s’affranchir des ambiguïtés, débats et désaccords qui prévalent dans la littérature, comme cela apparaîtra ci-dessous.

Cadres explicatifs actuels

14 La littérature universitaire et politique actuelle aborde l’articulation sécurité- développement de différentes manières : 1º les problèmes et les échecs du développement sont cause d’insécurité ; 2º les conflits et l’insécurité retardent ou inversent le développement ; 3º le développement et la sécurité comme phénomènes indépendants pouvant interagir sous de multiples configurations8.

15 Une part importante de la littérature récente sur l’« articulation sécurité- développement » relève des deux premières catégories. Bien qu’ils puissent différer sur l’importance relative des différents facteurs explicatifs, les analystes avancent nombre d’explications de la manière dont les échecs dans le domaine du développement débouchent sur des conflits et de l’insécurité. Parmi elles : a) les facteurs socio- économiques tels que la pression environnementale ou démographique, la pauvreté et les inégalités horizontales, la globalisation inéquitable ; b) les facteurs socioculturels tels que les divisions ethniques, la marginalisation culturelle, les conflits religieux ou idéologiques ; c) les facteurs politiques, y compris l’inefficacité ou l’incompétence des institutions politiques, les régimes répressifs, le mépris des lois et des droits humains ; et d) les facteurs internationaux tels que la course aux ressources entre Etats, l’iniquité de certaines règles internationales, la montée des réseaux criminels et terroristes internationaux et l’impact négatif de l’aide extérieure.

16 La littérature consacrée aux répercussions des conflits et de l’insécurité sur le développement n’est pas aussi riche, en partie parce que, traditionnellement ancrées dans la théorie des relations internationales, ces études ne sont pas suffisamment centrées sur l’impact des conflits et de l’insécurité sur le développement national. Avec la fin de la guerre froide et le regain d’intérêt pour les conflits internes aux Etats, l’attention s’est davantage portée sur les coûts humains et sociaux, ainsi que sur les conséquences de la violence et de l’insécurité. Il est intéressant de signaler que certains experts en développement se demandent si la violence est nécessairement nuisible au

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développement. En se fondant sur l’histoire des sociétés occidentales, certains auteurs ont défendu de manière convaincante la thèse selon laquelle, dans certains contextes, les conflits et la violence ont été les accoucheurs d’un changement devenu nécessaire. Plusieurs analystes affirment que la guerre ne devrait pas être perçue comme une anomalie, mais plutôt comme la poursuite de la politique par d’autres moyens9. Cependant, une bonne partie des auteurs s’en tiennent au point de vue habituel selon lequel l’insécurité généralisée nuit gravement au développement.

17 On dispose également d’un nombre croissant d’études empiriques sur la sécurité et le développement comme phénomènes indépendants pouvant se présenter sous de nombreuses configurations. Cette approche diffère du courant dominant de la littérature dans les deux champs, qui aborde encore les deux questions séparément. Alors que chacun de ces champs pourrait être perçu comme le contexte de l’autre, leurs spécialistes respectifs se perçoivent comme mutuellement très éloignés. Un tour rapide du sommaire des principaux périodiques, documents de politique sectorielle, rapports institutionnels et conférences professionnelles révèle que la séparation des deux champs persiste même si, occasionnellement, certains sujets d’intérêt commun y sont traités, comme la réforme du secteur de la sécurité. (Comme nous l’avons déjà remarqué, le corpus croissant de connaissances sur la consolidation de la paix constitue sans doute la principale exception à cette séparation et s’est presque constitué en champ d’étude distinct.)

18 Plutôt que de traiter la sécurité et le développement comme deux champs distincts, la nouvelle recherche défend la thèse qu’il peut effectivement s’agir de phénomènes parallèles, mais indépendants, sans liens directs de causalité10. C’est la position du programme Security-Development Nexus de l’ IPA. Ce programme a été explicitement conçu pour examiner les rapports entre sécurité et développement, sans préjugé sur la nature de ce lien. Il ouvre plusieurs axes de recherche qui se croisent : 1º Quels sont exactement les liens entre la sécurité et le développement aux niveaux conceptuel, politique, opérationnel et institutionnel ? 2º Comment les acteurs nationaux et internationaux ont-ils revu leurs politiques et opérations pour faire face aux défis de la sécurité et du développement dans les pays en développement après la guerre froide ? 3º Comment, dans les situations préconflictuelles, dans les régions déchirées par la guerre ou au sortir d’un conflit, peut-on évaluer empiriquement les approches actuelles d’articulation de la sécurité et du développement ? Nous présentons ci-dessous un choix de travaux représentatifs des différents axes de recherche de ce programme, plus spécifiquement de l’ouvrage collectif à paraître Security and Development : Critical Connections11.

Les résultats des recherches

19 Pour des raisons d’espace, les résultats des recherches sont groupés autour de trois problématiques : 1º comprendre la complexité ; 2º accepter la diversité ; 3º les limites de l’intégration des politiques. Nous aborderons les conclusions et les implications politiques de ces travaux dans la conclusion de ce texte.

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Comprendre les dynamiques causales complexes

20 L’analyse de l’articulation sécurité-développement, quel qu’en soit l’angle d’attaque, débouche sur un constat, celui de la complexité. Les phénomènes de sécurité et de développement étant composites, ils se croisent et se recroisent. L’inventaire ci- dessous des résultats de recherches conduites dans cinq domaines (changements des formes de violence physique, pauvreté, globalisation, transition démographique et pressions environnementales) est loin d’être exhaustif, mais il permet d’illustrer les interactions complexes entre différentes dimensions clés de la sécurité et du développement. L’analyse thématique ci-dessous se propose surtout d’identifier le rôle potentiel d’un choix de tendances et de facteurs de risque globaux ainsi que de mécanismes d’interventions critiques (dont les choix politiques) pouvant participer aux efforts de sécurité et de développement.

Sécurité physique, conflit et violence

21 La publication récente du rapport 2005 sur la sécurité humaine a permis d’y voir plus clair sur plusieurs sujets12. Il commence par corriger l’opinion générale selon laquelle le nombre des conflits violents et de leurs victimes irait croissant. Il souligne le fait que les menaces sur la sécurité n’entrent pas toutes dans les catégories habituelles des guerres entre Etats, conflits armés et guerres civiles ; il faut maintenant y inclure le terrorisme, la violence politique et le crime organisé transnational, qu’on ne comprend que partiellement et dont on mesure mal l’importance. L’analyse des tendances globales de la prévalence et de l’incidence des différents types d’insécurité physique a de quoi inquiéter et laisse perplexe13. La distribution géographique et l’intensité de la violence physique intra- ou interétatiques évoluent rapidement. Au niveau national, la violence se révèle toujours plus un phénomène urbain. Globalement, les pays à faible revenu sont les plus exposés. On observe une augmentation asymétrique des conflits violents tant intra- qu’interétatiques. L’apparition de conflits régionaux est l’une des caractéristiques des conflits contemporains.

22 Entre-temps, les frontières entre les différents types de menaces sont devenues poreuses. Le terrorisme, les guerres civiles, la violence criminelle et politique sont des phénomènes de moins en moins distincts à la suite de la globalisation et de l’impact des technologies modernes14. Les différentes formes de violence s’alimentent l’une l’autre ou se transforment l’une en l’autre, comme lorsque les guerres civiles, le terrorisme et la criminalité cumulent leurs exactions. Les acteurs – profiteurs politiques, milices de factions, réseaux criminels et trafiquants – joignent leurs forces pour entretenir l’insécurité et la violence. Il en résulte que les conflits violents suivent une dynamique souvent sans rapport avec leurs causes originales. Le débat animé avidité versus griefs sur l’explication des conflits tend à se dissoudre tant il apparaît que les deux principes opèrent simultanément15. Des facteurs socioéconomiques aux rapports de force, les explications causales actuelles de la violence sont loin de rendre compte de l’ensemble des menaces contemporaines sur la sécurité ou la nature évolutive de leurs rapports16. Cependant, il est un fait constant : la corrélation entre les conflits violents et la pauvreté.

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La pauvreté

23 Actuellement, ce sont les pays les plus pauvres qui – toujours plus fréquemment – sont le théâtre de conflits violents. Depuis 1990, plus de la moitié des pays pris dans un conflit étaient des pays à faible revenu. Les statistiques mettent régulièrement en évidence la forte incidence des conflits violents dans les pays les plus pauvres, comme le montre le décompte suivant des pays ayant vécu des conflits : 9 des 10 pays à l’indice de développement humain (IDH) le plus bas ; 7 des 10 pays au produit national brut (PNB) le plus faible ; 5 des 10 pays à l’espérance de vie la plus courte ; 9 des 10 pays à la mortalité infantile et à la mortalité juvénile les plus élevées ; 9 des 18 pays dont l’IDH a reculé au cours des années 199017. Un tiers de tous les conflits surgis entre 1990 et 2003 ont frappé l’Afrique, région la plus pauvre du monde. Alors que la tendance aux conflits est sur le déclin, l’Afrique reste embourbée dans toute une série de conflits. Les études récentes font apparaître une forte corrélation entre la faiblesse du PNB per capita et les risques de conflit18. Les économistes estiment que les risques de guerre dans les pays dont le revenu per capita est de 1000 dollars sont trois fois plus importants que dans ceux dont le revenu per capita est de 4000 dollars. Le taux de croissance du PNB est aussi inversement corrélé avec les risques de conflits : ces derniers sont deux fois plus élevés dans les pays dont le taux de croissance est de –6 % que dans ceux dont le taux de croissance est de +6 %19.

24 Etant donné que les pays ayant vécu un conflit violent présentent un risque plus élevé de violence, certains chercheurs remarquent que si la pauvreté sape les perspectives de paix et les conflits sapent les perspectives de développement, on est en présence d’un cercle vicieux20. On a avancé plusieurs explications à ce « piège conflit-pauvreté ». Il est relativement aisé de documenter les conséquences des guerres civiles sur la pauvreté. Les guerres désorganisent et détruisent les infrastructures physiques, le capital social, l’activité et les prestations gouvernementales. Elles affaiblissent et déstructurent le capital humain. Les guerres civiles sapent l’économie, réduisent la croissance économique, les flux de capitaux, les exportations, les investissements et l’épargne. La pauvreté monétaire s’aggrave avec l’étiolement de l’emploi et le déplacement de l’économie vers le secteur informel. Les ruptures de ravitaillement entraînent une malnutrition et les mouvements de populations favorisent la propagation des maladies. Le coût humain qui en résulte est immédiatement perceptible, les bases du développement à plus long terme s’en trouvent ébranlées21. Cependant, les conséquences ne sont pas des causes ; les conflits violents et les autres formes d’insécurité physique accompagnent souvent plus qu’ils ne provoquent la pauvreté.

25 Il est encore plus difficile d’établir un lien direct de causalité entre la pauvreté et les conflits. Diverses théories ont cependant été proposées pour expliquer la dynamique qui tend à faire glisser les pays pauvres dans la guerre civile. Y contribuent la facilité d’y recourir aux armes, la faiblesse de l’Etat, les « inégalités horizontales » et l’exclusion de groupes culturels particuliers, la pression environnementale, l’appropriation de ressources naturelles et l’incapacité de gérer les débordements liés aux conflits des Etats voisins22. Malgré la richesse analytique de ces travaux, Jonathan Goodhand remarque à juste titre que « les liens entre pauvreté et conflits sont complexes et ne peuvent être définis avec précision. Il n’existe pas de cadre explicatif unique et les explications unidirectionnelles et monocausales n’ont qu’un intérêt limité. La majorité des expertises concluent à une causalité bidirectionnelle : les pays

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pauvres présentent une plus grande propension aux conflits et l’appauvrissement est l’une des conséquences habituelles des conflits. La pauvreté, les inégalités, le manque de ressources renouvelables et les forces économiques extérieures peuvent, dans certaines conditions, déstabiliser les équilibres politiques. Toutefois, selon les cas, un mélange donné de pauvreté et de mauvaise gouvernance débouchera ou non sur des conflits. Bien des choses dépendent de l’histoire et des contingences spécifiques, les relations sont probabilistes… »23

26 En résumé, le cercle vicieux « conflit-pauvreté » est moins une explication causale qu’une hypothèse de travail à envisager et à vérifier chaque fois que coexistent violence physique et privations matérielles.

La globalisation

27 Bien que son impact varie beaucoup d’un pays à l’autre, la globalisation se révèle être l’un des phénomènes qui affectent le plus profondément les rapports socio- économiques mondiaux. Son effet différentiel sur la sécurité reste cependant mal compris et les analystes sont loin d’être unanimes à ce sujet24. John Rapley défend la thèse selon laquelle deux phénomènes apparentés se sont rencontrés au carrefour du néolibéralisme et de la globalisation, provoquant une grande instabilité politique. D’un côté, l’écart entre le revenu et la fortune des pays riches et des pays pauvres s’est creusé, tout comme s’est creusé l’écart entre les riches et les pauvres à l’intérieur des pays25. D’autre part, les Etats, en particulier ceux du tiers-monde, ont parallèlement perdu une partie de leur capacité de distribution. Ce qui a créé des « vides politiques » au moment même où la demande en ressources se trouvait exacerbée par la pénurie. L’affaiblissement du rôle de l’Etat a laissé place à des « entrepreneurs » politiques qui en contestent l’autorité afin de s’imposer sur le terrain. L’émergence de réseaux « privés » luttant pour le contrôle du territoire n’a fait, à son tour, qu’augmenter les instabilités et les risques de violences politiques. Par conséquent, bien que les conflits armés soient en recul, la globalisation a créé de nombreuses nouvelles occasions exploitées par les réseaux criminels transnationaux, ce qui débouche toujours plus souvent sur la transformation et la privatisation des conflits armés. Comme nous l’avons déjà remarqué, la privatisation de la violence, souvent liée à des réseaux criminels et terroristes transnationaux dont les exactions s’exercent dans des espaces toujours moins soumis au contrôle étatique, constitue dorénavant une sérieuse menace26.

28 Dans l’étude des rapports entre la globalisation et l’insécurité, le rôle de l’Etat apparaît systématiquement comme la variable clé. La littérature sur la faiblesse et les défaillances de l’Etat est cependant très controversée. En dernière analyse, alors que les recherches récentes montrent que de nombreux facteurs de risque accompagnent la globalisation, elles n’offrent pas d’interprétation concluante universellement applicable. Elles montrent par contre que les pays sont toujours plus vulnérables aux forces socio-économiques sources de « problèmes sans passeport » et de défis politiques obérant gravement la capacité des institutions nationales.

La transition démographique

29 A côté de la pauvreté et de la globalisation, la démographie pose également un problème de sécurité. Un nombre croissant de statistiques et d’indices qualitatifs

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signalent que certaines configurations et dynamiques démographiques augmentent les risques de conflits27. Parmi ceux-là, la transition démographique mérite une attention particulière. On entend par « transition démographique » l’évolution d’une population à durée de vie réduite et à familles nombreuses vers une population composée de petites familles à longue durée de vie. La recherche statistique a démontré qu’entre les années 1970 et la fin des années 1990, les pays engagés dans les phases initiales de leur transition démographique étaient exposés à des risques de guerre civile dix fois supérieurs que ceux qui terminaient le processus de transition28. Cette corrélation a fait l’objet de plusieurs tentatives d’explication. La plus convaincante réside sans doute dans les fortes volatilité, vulnérabilité et disponibilité de jeunes hommes susceptibles de renforcer les rangs des insurgés, des forces étatiques et des réseaux criminels. L’analyse des liens entre la transition démographique et la probabilité de conflits civils a également livré quelques résultats inattendus. Ainsi, les risques de conflits diminuent assez régulièrement et de manière cohérente avec le recul de la natalité, ce qui suggère que pour la majorité des Etats, la transition démographique est un facteur d’« atterrissage en douceur »29. Cependant, lorsqu’on la couple avec la transition démocratique (c.-à-d. le passage d’un régime autoritaire à une forme de gouvernement pleinement démocratique), elle peut avoir des résultats inattendus. Certains types de démocraties partielles – Etats offrant un mélange institutionnel de libertés civiles et de contraintes autoritaires – apparaissent statistiquement plus vulnérables aux échecs que les régimes soit complètement démocratiques, soit entièrement autoritaires30.

30 Autre découverte importante : du point de vue statistique, la modestie du revenu par habitant de la majorité des pays en début de transition n’explique que partiellement leur vulnérabilité aux conflits civils. Comme le remarquent Richard Cincotta et Rodney Knight : « Les pays à revenu moyen retardés dans leur transition démographique sont plus exposés à la guerre civile que leur niveau de revenu le laisserait supposer. Ainsi, lorsqu’on étudie la position d’un pays dans le processus de transition (natalité) et son revenu par habitant (RNB per capita), on constate que ces deux facteurs ont le même poids dans les modèles fournissant les probabilités de conflits les plus proches de la réalité. »31 Ces résultats confirment que, à elles seules, les démographies à risque ne condamnent pas un pays à la guerre civile. Toutefois, couplées avec d’autres facteurs pertinents (faibles revenus, transition démocratique, chômage élevé), elles posent des défis complexes aux institutions d’Etat et aux dirigeants politiques.

Les pressions environnementales

31 Les liens entre démographie, environnement et conflits, déjà compris au XVIIIe siècle par Thomas Malthus, ont été reconnus par différents chercheurs en développement et en sécurité tout au long du XXe siècle, même si chacun l’a fait du point de vue de sa propre discipline. Après le Sommet mondial de 1992, les rapports complexes entre le changement environnemental, la sécurité humaine et nationale, les conflits violents et la durabilité environnementale ont bénéficié d’une attention croissante. Certains chercheurs ont entrepris d’explorer les données environnementales sous-jacentes aux conflits et insécurités types qu’on avait, durant une bonne partie du XXe siècle, imputés avant tout aux processus de développement économiques, au colonialisme, à la formation des Etats et aux rivalités idéologiques32. Il reste cependant difficile de préciser le poids des changements environnementaux dans l’irruption de violences et de conflits.

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32 De nombreuses théories et chaînes causales ont été invoquées pour expliquer les rapports entre ces différents facteurs. On y trouve les théories de la « rareté des ressources » comme celles de la « malédiction des ressources » à côté d’autres facteurs tels que les types d’établissements humains, les clivages ethniques, le manque de formation, la forte mortalité infantile et les séquelles d’anciens conflits. On comprend mieux depuis peu les répercussions des inégalités démographiques et de la globalisation sur l’environnement et la vulnérabilité sociale grâce aux concepts d’« explosion démographique », de « péril microbien » et de « poussée de la jeunesse ». De récentes études ont toutefois montré que la résultante d’un groupe quelconque de variables n’est jamais prévisible, entre autres parce que les possibilités d’adaptation aux multiples formes de stress environnemental changent beaucoup selon l’échelle du phénomène. En résumé, malgré l’importance de la littérature sur les liens entre les pressions environnementales, le développement et la sécurité, la démonstration des rapports de cause à effet n’est que partielle et probabiliste.

33 Cette recension des travaux récents sur certaines dimensions choisies du développement et de la sécurité sert deux buts importants. Elle démontre d’une part que nos connaissances sur l’articulation sécurité-développement sont incertaines et très contestées. Elle confirme d’autre part l’existence de forts courants « socio- économico-environnementalo-sécuritaires » ainsi que de facteurs de risque globaux qui interagissent de manière complexe et génèrent des effets tant positifs que négatifs pouvant se renforcer mutuellement. Cependant, comme les chercheurs ne manquent jamais de le souligner, ces facteurs ne sont ni inévitables ni irréversibles. De plus, comme ils sont tirés de corrélations statistiques ou de tendances planétaires, ils ne peuvent, dans des contextes précis, expliquer de manière fiable les interactions entre la sécurité et le développement et ainsi informer les interventions politiques. Il faut pour cela se référer aux études de cas nationales.

Accepter la diversité : ce que nous apprennent les études comparatives nationales

34 Si les recherches thématiques mettent en évidence la complexité des choses, les études de cas nationales en démontrent très clairement la diversité. La multiplication, cette dernière décennie, des études nationales spécifiques sur la prévention des conflits, l’imposition de la paix, le maintien de la paix et la consolidation de la paix après les conflits a permis de mettre en évidence la multidimensionnalité des défis auxquels sont confrontés de nombreux pays en développement. Les observations qui suivent sont tirées de sept études de cas nationales entreprises dans le cadre du programme de recherche sur l’articulation sécurité-développement de l’IPA33. Elles comprennent les pays suivants : Guinée-Bissau, Guyane, Kirghizistan, Namibie, Somalie, Tadjikistan et Yémen. Ces pays ont été choisis parce que ce sont des pays en développement de taille modeste, au revenu faible ou moyen, ayant connu l’insécurité physique à des degrés divers ces dix à quinze dernières années. Aucune de ces études de cas n’est d’importance primordiale en termes de politique mondiale. Leurs conclusions sur les questions de sécurité et de développement devraient être ainsi politiquement plus facilement utilisables que celles de pays soumis à une pression géostratégique importante, comme, par exemple, l’Afghanistan.

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35 Résumer les résultats de ces études nationales dépasserait le propos de notre texte. Toutefois, comme elles appliquent le même cadre analytique, leurs résultats fournissent d’utiles indications sur les similarités et les différences de ces pays en matière de sécurité et de développement, ainsi que sur les facteurs explicatifs et leurs implications politiques. Utilisant la même grille d’analyse, les auteurs ont étudié un large spectre de facteurs dont les travaux théoriques et les recherches empiriques comparatives entre nations confirment l’importance dans la compréhension des questions de sécurité et de développement. Ils ont également évalué leur importance relative dans le contexte spécifique de chaque pays. Ils ont enfin examiné l’impact des choix politiques nationaux et internationaux sur les conditions de sécurité et de développement de ces pays. Il a été ainsi possible d’analyser les interactions entre les conditions de sécurité et de développement et leur évolution locale ces dix à quinze dernières années, de passer en revue les facteurs expliquant leur configuration particulière dans chaque pays et d’évaluer l’efficacité des nouvelles approches des problèmes de sécurité et de développement34.

36 Les études de cas nationales confirment un fait évident : les différents pays vivent différemment leurs questions de sécurité et de développement. Ces différences, cependant, ont une signification, et elles changent avec les années. Ainsi, bien que le Yémen, la Somalie, la Guinée-Bissau et le Tadjikistan soient régulièrement répertoriés comme des pays à bas revenu et à risques élevés, leurs problèmes de sécurité sont loin d’être similaires dans ces premières années du XXIe siècle. Le Yémen est confronté à un grave « paradoxe sécuritaire » qui découle du fait que son gouvernement, répondant aux pressions extérieures l’encourageant à renforcer son rôle dans la guerre globale contre le terrorisme, se crée des problèmes de sécurité étrangers aux préoccupations de sa population qui se soucie avant tout de sa sécurité et de son développement35. La Somalie, de son côté, est confrontée à une constellation unique de problèmes de développement et de sécurité exacerbés par son absence d’autorité politique centrale. L’émergence d’une autorité islamique à Mogadiscio – parallèlement au gouvernement formel en exil – a de nouveau catapulté ce pays sous les projecteurs internationaux étant donné que les acteurs tant intérieurs qu’extérieurs évaluent cette évolution dans le contexte de l’après-11 septembre 200136. Les problèmes de sécurité et de développement de la Guinée-Bissau, un pays à l’écart des grandes préoccupations géostratégiques, sont directement liés à son histoire parsemée de coups d’Etat. Quant au Tadjikistan, malgré sa brève mais violente guerre civile, il semble engagé sur une trajectoire relativement stable en ce qui concerne la sécurité et le développement, même si, sur le plan de la sécurité, il est confronté à divers défis dont le trafic de drogue, le militantisme islamique et le régionalisme37.

37 Ainsi, bien qu’on ait tendance à définir tous ces pays comme « sous stress », « vulnérables » et « dans la tourmente », leurs problèmes ne sont pas les mêmes. En plus d’être confrontés à différentes formes d’« insécurité », ils n’ont généralement connu que des violences sporadiques, limitées dans le temps, dans l’espace et dans leur conséquences sociales. En d’autres termes, les pays sont confrontés à des menaces différentes qu’ils vivent de manières différentes.

38 Tout aussi important : les études comparatives entre pays ne mettent en évidence aucune interaction systématique entre conditions propices à leur sécurité et conditions propices à leur développement. Les sept pays étudiés présentent des types de développement différents : une croissance « constante mais modeste » en Namibie et au

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Yémen, « ralentie » en Guyane, « en déclin puis en reprise » pour le Kirghizistan et le Tadjikistan, et « pas de croissance nette » en Guinée-Bissau38. Avec de pareilles différences, il est difficile de corréler le type de développement d’un pays avec sa sécurité. Les études longitudinales des conditions nécessaires au développement et à la sécurité ne fournissent pas d’indices clairs d’influence mutuelle directe. Il semble que le manque de sécurité ne bloque le développement que dans certaines situations extrêmes de conflits armés. Bien que le développement soit entravé par l’insécurité, il reste possible. Le développement se poursuit donc malgré l’insécurité et le rétablissement de la sécurité ne conduit pas nécessairement au développement39.

39 En ce qui concerne les facteurs influençant la sécurité et le développement des différents pays, l’un des résultats constants est l’importance de la situation héritée et de la situation momentanée du pays. Le passé colonial, la composition ethnique, la géographie, la topographie et les institutions exercent une influence variable mais très générale sur les conditions momentanées et les perspectives d’avenir d’un pays. Ainsi, lorsqu’on compare la Namibie, la Guinée-Bissau et la Somalie en prenant en compte l’époque où elles ont accédé à l’indépendance, il semble que la Namibie ait bénéficié pour sa stratégie de développement du climat favorable de l’après-guerre froide, ce qui n’est pas le cas d’autres Etats postcoloniaux. De manière similaire, le Kirghizistan et le Tadjikistan ont entamé leur transition nationale dans les circonstances très inhabituelles mais plutôt favorables du démantèlement de l’Union soviétique. Leur passé en tant que membres du bloc soviétique, la structure de leur économie très intégrée à l’économie soviétique et leur absence d’armée eurent des conséquences directes sur leur sécurité et leur développement40.

40 Un autre groupe de facteurs peut influencer la sécurité et le développement : les reliquats sociaux et institutionnels, plus spécifiquement les institutions gouvernementales, la culture politique et le leadership politique d’après l’indépendance. Il vaut la peine de remarquer que, malgré des expériences coloniales très diverses, chacun de ces pays a été fortement modelé par son passé colonial. En fait, la nature de l’ Etat postcolonial (plus précisément l’autorité politique centrale mise en place à la fin de la période coloniale) a profondément marqué chacun de ces pays, même si le moment où s’est engagé le processus de décolonisation apparaît de nouveau comme un facteur critique. Les Etats postcoloniaux nés de l’indépendance de la Guinée-Bissau et de la Somalie diffèrent de l’Etat post-guerre froide de la Namibie. Le Tadjikistan et le Kirghizistan ont connu une transition politique difficile à laquelle ils étaient mal préparés. L’étude comparative de l’expérience de ces différents pays confirme que la création rapide d’un centre « politique » viable (avec contrôle des richesses de l’Etat, forces de sécurité et réseaux de distribution) est un facteur critique de développement et de paix. Les structures politiques héritées de la période coloniale ont donc des conséquences à long terme.

41 Les études de cas montrent aussi que si l’héritage historique façonne les perspectives d’un pays, il ne les détermine pas nécessairement. La vie des pays présente d’autres dynamiques se prêtant au jeu politique. Cependant, même là, les choix nationaux semblent sévèrement limités. Les conclusions de ces études de cas nationales remettent en cause plusieurs idées théoriques et politiques sur l’adéquation et l’efficacité des diverses interventions politiques au carrefour de la sécurité et du développement. Il est significatif que la Namibie, le Kirghizistan et le Tadjikistan aient été jusqu’à récemment sous domination étrangère et n’aient ainsi pu exercer qu’un contrôle très limité sur

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leur sécurité et leur développement national. D’un autre côté, la Guinée-Bissau, le Yémen, la Guyane et la Somalie ont formellement joui d’une plus longue indépendance. Il n’en reste pas moins que ces pays ont poursuivi des politiques de développement et de sécurité largement influencées par les donateurs, les institutions financières ou leurs protecteurs du temps de la guerre froide. Tous, en cours de route, ont modifié leurs priorités, leurs approches et leurs stratégies. La Guinée-Bissau, par exemple, a successivement misé sur une économie socialiste (début des années 1970), sur une économie dirigiste (fin des années 1970 et début des années 1980) et, depuis lors, sur la privatisation, les politiques d’ajustement structurel et la libéralisation41. De manière similaire, les politiques de développement de la Guyane et de la Somalie ont reflété les influences dominantes de leurs parrains idéologiques et politiques. Au Yémen, qui est divisé en deux, les deux entités politiques ont suivi fidèlement les modèles socio- économiques de leurs parrains respectifs. Depuis son unification, le Yémen change constamment de politique interne, en général sous l’influence d’événements extérieurs échappant à son contrôle, dont la guerre du Golfe de 1990-1991 et l’actuelle guerre globale contre la terreur42.

42 Si les stratégies nationales ont été fortement influencées par des modèles extérieurs eux-mêmes changeants (ou, comme pour la Guinée-Bissau, marquées par une succession d’échecs politiques), les différentes politiques sectorielles de ces pays se sont surtout distinguées par leur aspect décousu et fragmentaire. Dans les secteurs offrant la plus grande marge d’amélioration en matière de développement, de sécurité et de leur coordination (croissance économique, lutte contre la pauvreté, gestion des ressources naturelles, libéralisation politique, mise sur pied des institutions), on est bien en peine de démontrer l’efficacité ou la cohérence des différentes politiques adoptées. La comparaison des résultats nationaux ne permet de dégager que des généralisations très contingentes, ce qui souligne une fois de plus l’importance des interventions politiques modestes mais empiriquement bien ancrées. L’impact des nouveaux programmes de démocratisation, de libéralisation politique et économique, de réforme du secteur de la sécurité, de consolidation de l’Etat de droit, de dialogues nationaux, de constitution de l’Etat et de promotion des médias et de la société civile (programmes souvent pilotés par leurs donateurs) reste très difficile à évaluer et, qui plus est, à valider par des améliorations concrètes apportées aux conditions de sécurité et de développement.

43 Quel que soit le rôle des héritages coloniaux et des influences extérieures postindépendance, la nature des processus politiques locaux s’affirme dans toutes les études nationales comme une variable cohérente et déterminante, soulignant le rôle central de la politique tant pour la sécurité que pour le développement. Cela est particulièrement patent dans le cas de la Guinée-Bissau et du Yémen, dont les dynamiques politiques sont à la fois profondément ancrées et très fluides. Cependant, dans les autres pays étudiés, les arrangements sur le partage du pouvoir, la qualité du leadership politique et les règles de succession ont joué un rôle critique dans la stabilité et le progrès socio-économique postindépendance. En fait, plus que tel ou tel panachage de politiques sectorielles, il semble que les grandes stratégies nationales enracinées dans une légitimité politique sont la clé du bien-être matériel et de la sécurité physique à long terme d’un pays. La Namibie est un excellent exemple des avantages à long terme d’une organisation gouvernementale bien conçue et soutenue par des acteurs extérieurs ayant survécu aux violences de la longue route vers l’indépendance. Le Kirghizistan, le Tadjikistan et la Somalie sont encore pris dans une transition politique à l’issue incertaine. Quant aux politiques du Yémen, de la Guyane et

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de la Guinée-Bissau, elles reflètent l’absence d’accommodation réciproque des élites au pouvoir, lesquelles s’avèrent incapables d’engager leur pays sur la voie d’un développement durable ou de résoudre leurs crises de sécurité.

Evaluation de l’intégration des politiques

44 Les paragraphes précédents l’indiquent : l’étude des rapports entre les différentes dimensions de la sécurité et du développement ne fournit pas de solides conclusions ; elle met plutôt en évidence la complexité des dynamiques entre sous-problématiques et suggère que les liens de causalité peuvent y être neutres, positifs ou négatifs. De même, les études nationales révèlent la variété des expériences dans le domaine du développement et de la sécurité. L’intégration politique représente un autre domaine important de recherche. Plus exactement, quel est le résultat de ces quinze dernières années de plaidoyer pour l’intégration des politiques de sécurité et de développement ?

45 Le nombre croissant des évaluations, recherches universitaires et séances de « leçons tirées » par telle ou telle agence permet d’y voir un peu plus clair sur la question du passage de la rhétorique à l’action politique. Ces études confirment régulièrement que, malgré les nombreux efforts d’intégration des approches, tant les gouvernements nationaux que les acteurs internationaux continuent d’aborder les problèmes de développement et de sécurité à l’aide de politiques sectorielles fragmentées. Sur les grands sujets (commerce, dette, migrations, emploi, flux financiers internationaux, énergie, réchauffement climatique ou désarmement), on n’observe aucune convergence des préoccupations de sécurité et de développement, ni de réallocation correspondante des ressources ou de modification des priorités politiques43. Bien que certains gouvernements donateurs coordonnent progressivement leur approche afin d’aligner leurs politiques diplomatique, de défense et de développement, les « 3D » n’ont pas encore débouché sur des programmes réels au niveau international, là où leur impact serait le plus direct, c’est-à-dire par une modification des accords bilatéraux ou multilatéraux. Par ailleurs, la politique des donateurs s’exerce rarement au-delà des domaines critiques d’importance nationale, tels que les migrations ou le commerce44. Qu’il s’agisse du Cycle de Doha sur le commerce ou des politiques occidentales d’immigration, on continue bien souvent de travailler sans tenir compte des rapports entre ce qu’on fait et l’évolution des risques planétaires, la pauvreté rurale dans les sociétés essentiellement agricoles ou la pression démographique dans les pays à urbanisation galopante. Même dans le domaine où les interventions sont le plus visibles – la lutte contre la pauvreté –, l’attention actuelle des OMD se concentre sur un programme de développement étroit et dissocié de toute considération de sécurité.

46 Bien des indices indiquent toutefois que les donateurs renforcent leur soutien aux programmes, projets et mesures d’aide couvrant l’ensemble du spectre sécurité- développement. Citons en particulier la surveillance des élections, la réforme du secteur de la sécurité, l’Etat de droit, la mise sur pied d’institutions démocratiques, le respect des droits humains, le développement des microentreprises, la réconciliation intergroupes, le soutien psychologique aux personnes traumatisées, le développement des médias et la formation des forces de police. Au-delà des approches transgouvernementales au niveau national et des appels à l’harmonisation des efforts au niveau international, il est difficile d’identifier un quelconque cadre politique stratégique sous-jacent aux divers programmes et projets. L’absence de toute stratégie

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intégrée et cohérente de consolidation de la paix s’avère un grave problème, même dans un contexte de lendemains de conflits45. En l’absence d’une stratégie élargie, l’adaptation – incrémentale mais finalement plafonnée – des politiques officielles d’aide au développement, d’assistance humanitaire, de lutte contre la pauvreté, de réduction de la dette, de contrôle des maladies, de sanction et de maintien de la paix ne permet pas de faire face aux facteurs structuraux de risque expliquant l’insécurité et la vulnérabilité sociale des pays en développement exposés aux conflits, déchirés par la guerre ou sortant d’une guerre. On constate donc un divorce de fait entre la rhétorique politique pour une approche intégrée au niveau international des questions de sécurité et de développement et la cohérence politique au niveau sectoriel46.

47 Ce divorce s’observe également au niveau des pays. Les études de cas nationales montrent que les gouvernements et les donateurs internationaux poursuivent de nombreuses priorités politiques telles que la promotion de la croissance économique, les Objectifs du Millénaire pour le développement, le renforcement de la cohésion sociale, la conduite des campagnes antiterroristes et la consolidation de leur régime, même lorsque ces priorités se contrecarrent. La réalité du terrain est que, dans de nombreux cas, les politiques socio-économiques pratiquées par exemple dans l’éducation, l’emploi ou la lutte contre la criminalité sont fragmentées et souvent contradictoires ; et ces politiques reçoivent régulièrement l’appui de donateurs au travers de programmes d’assistance spécifiques. Comme les politiques de développement sont loin d’être intégrées, il est deux fois plus difficile d’assurer leur cohérence avec les politiques de sécurité, particulièrement dans les pays aux institutions publiques fragiles ou sursollicitées et au mandat très limité. Ainsi, malgré les appels réitérés des donateurs pour la réforme du secteur de la sécurité, de nombreuses institutions liées à la sécurité nationale restent imperméables à toute réforme et se concentrent prioritairement sur les menaces classiques contre la sécurité de l’Etat ou du régime plutôt que sur le spectre plus large des menaces contre la sécurité humaine47.

48 Les fossés, dilemmes et contradictions observés entre les politiques sectorielles nationales se manifestent également à l’intérieur de ces secteurs. Ainsi, l’étude des programmes de consolidation de l’Etat de droit révèle de graves tensions entre les deux domaines que sont le respect de la loi et la défense des droits humains. De manière similaire, il y a dissonance entre l’approche légaliste sous-tendant la libéralisation du marché et les tenants du développement équitable. On ne dispose que de peu de mécanismes pour résoudre ces tensions. Généralement, les différentes politiques se traduisent en projets et programmes distincts ayant leurs propres objectifs entièrement coupés des stratégies plus larges de sécurité ou de développement48. En résumé, la cohérence politique est plus un idéal qu’une réalité49.

Conclusions et implications sur le choix des politiques

49 Notre tour d’horizon le démontre, la recherche multidimensionnelle commence à fournir des arguments au nombre croissant de personnes que les mantras de la politique internationale sur des stratégies intégrées de sécurité et de développement dans les pays en développement ne satisfont plus. Comme nous l’avons vu, la sécurité et le développement se recoupent de nombreuses manières et dans divers contextes ; leurs objectifs ne sont pas nécessairement compatibles. A long terme, il est nécessaire

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d’investir tant dans l’une que dans l’autre puisqu’il s’agit de deux objectifs importants. En s’attaquant à la destruction de l’environnement, à la croissance démographique incontrôlée, au crime transnational et aux conflits internationaux, on réduit bien entendu les points sensibles, ce qui contribue indirectement à la sécurité et au développement. Il est cependant évident que de nombreux acteurs politiques ont besoin de recommandations concrètes et taillées sur mesure.

50 Des Nations unies aux donateurs bilatéraux et multilatéraux, des ONG aux organisations régionales, il est urgent que tous les acteurs ne se contentent plus du mantra selon lequel sans sécurité il n’est pas de développement et sans développement il n’est pas de sécurité. La sécurité et le développement se combinent de cent manières : ils peuvent se soutenir, se nuire ou rester sans influence mutuelle. Cela vaut aussi pour d’autres relations causales présumées : la réforme du secteur de la sécurité et l’imposition de la loi ne favorisent pas simultanément la sécurité et le développement, bien qu’elles puissent indirectement y contribuer. A supposer le contraire, on s’expose aux erreurs de diagnostic et aux réactions inappropriées.

51 Les politiques sont souvent fondées sur des généralisations à l’emporte-pièce peu soucieuses de la complexité et de la précarité des choses. Pourtant, les réalités nationales viennent régulièrement démentir ces généralisations. En simplifiant le portrait d’un pays, en le classant dans une catégorie toute faite telle que « Etats faillis ou en voie de déliquescence », « pays à risque » ou « partenaires difficiles », on se met des œillères. Comme les problèmes auxquels sont exposés les pays sortant d’un conflit ou risquant d’y tomber sont très divers, le panachage et le calendrier des interventions politiques doivent être très ouverts. Par ailleurs, même si l’héritage historique est important, il ne peut guider le choix des politiques de manière fiable puisque des événements inattendus peuvent bouleverser la donne. La fin de la guerre froide et le 11 septembre 2001 illustrent l’impact d’événements exogènes sur des pays aussi différents que le Kirghizistan, le Yémen et la Somalie.

52 La recherche confirme régulièrement l’importance de la politique, tant au niveau national qu’au niveau international. Une ingénierie sociale ignorant la politique s’expose à l’échec. Les acteurs externes doivent reconnaître la nature politique de leurs interventions et les choix politiques qu’elles impliquent. Cela vaut particulièrement pour les programmes touchant au respect des lois et à la sécurité, lesquels ne sauraient remplacer le travail de compréhension et l’étude de la réaction adéquate au besoin d’un pays de refonder sa politique. Comme nous l’avons vu pour la Namibie, il est plus important pour un acteur extérieur de jouer un rôle constructif dans la bonne gestion d’une transition politique critique que de proposer tel ou tel panachage à court terme de politiques socio-économique et de sécurité. Dans ce contexte, les stratégies actuelles – de nature technocratique – de mise sur pied des institutions ou de constitution de l’ Etat semblent sous-estimer le rôle central des accords politiques internes.

53 Cependant, eu égard au nombre croissant des programmes soutenus par des donateurs dans les domaines de la bonne gouvernance, de la réforme du secteur de la sécurité et de l’application de la loi, la nécessité de cadres stratégiques apportant un peu de cohérence à toutes ces interventions extérieures disparates se fait sentir. Ces cadres seront d’autant meilleurs qu’on aura mieux analysé l’origine des conflits en évitant le piège de la théorie unique. Les cadres stratégiques permettent aussi d’établir les calendriers de manière plus réaliste. Le développement et la sécurité nécessitent des investissements portant au-delà de deux ou trois années. En fait, les mesures

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internationales de soutien de courte durée peuvent nuire aux réformes de secteurs tels que le respect de la loi ou la sécurité. Il est nécessaire de reconnaître que les réformes sont des processus ne pouvant pas être conduits au pas de charge dans le bref laps de temps imparti par les donateurs, mais qu’ils doivent être intégrés à un processus de planification nationale de longue haleine axé sur la durabilité.

54 La durabilité, quant à elle, dépend directement de l’appropriation des programmes par les pays, le national ownership, qui est également devenu un mantra politique. Les donateurs tendent à privilégier les gouvernements ou les institutions d’Etat même lorsque les autorités nationales sont contestées ou ont démontré leur impuissance. Les institutions formelles ne constituent qu’un pan de la réalité. Dans de nombreux pays en développement, le secteur informel irrigue largement les réalités socioéconomique, légale et sécuritaire. Si, pour des raisons pratiques et symboliques, il est vital de renforcer le secteur formel de l’Etat, les efforts ne porteront de que s’ils sont complétés par des investissements dans le secteur informel. Cependant, les acteurs externes sont particulièrement mal équipés pour collaborer avec le secteur informel ; il faut pour cela mieux comprendre les langues, la culture et le contexte local que ne le font généralement les acteurs internationaux.

55 Le résultat cumulé des recherches sur les liens entre la sécurité et le développement permet d’identifier les limites auxquelles se heurtent les efforts actuels. Cependant, une quantité d’éléments montrent que la communauté internationale a clairement compris l’importance d’un véritable examen des défis posés par la sécurité et le développement dans les pays en développement, l’importance d’y réfléchir de manière intégrée, d’être plus précise dans ses diagnostics et d’agir de manière innovatrice afin de surmonter les frontières traditionnelles entre ces deux domaines. Tant en matière de théorie et de politique que de pratique, on tend à mieux intégrer les disciplines et les secteurs que cela n’a été le cas au cours de la guerre froide. La prochaine vague de travaux universitaires, de politiques et de programmes devra dépasser les orthodoxies actuelles pour entreprendre des analyses empiriques de contextes spécifiques nécessaires à la consolidation d’une action plus efficace.

NOTES

1. Le terme de « communauté internationale » est lui-même un bel exemple d’expression codée, monolithique, couvrant un réseau intriqué d’intérêts variés et souvent opposés. Dans son ouvrage provocateur Plastic Words : The Tyranny of a Modular Language (University Park, PA, Pennsylvania State University Press, édition poche, 2004), Uwe Poerksen défend la thèse selon laquelle les « mots en plastique » ont été empruntés par la science aux langues vernaculaires, pour y être ensuite réinjectés dépouillés de leur sens spécialisé. Ils jouissent de la faveur internationale, apparaissant constamment dans les discours politiques, les rapports de l’administration et les conférences universitaires. Ils envahissent les médias et s’immiscent jusque dans les conversations privées. Prenant la place de termes plus simples et plus précis, ils permettent en fait de brouiller les significations et de neutraliser le langage commun. Je pense qu’une bonne part du vocabulaire des organisations internationales est plastifié.

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2. Assemblée générale des Nations unies, Document final du Sommet mondial de 2005, doc. A/60/L.1, 20 septembre 2005, New York, . 3. Nations unies, Agenda pour la paix : diplomatie préventive, rétablissement de la paix, maintien de la paix, rapport présenté par le Secrétaire général en application de la déclaration adoptée par la Réunion au sommet du Conseil de sécurité le 31 janvier 1992, doc. A/47/277-S/24111, 1992, . Nations unies, Agenda pour le développement, rapport présenté par le Secrétaire général, doc. A/48/935, 1994 ; Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Lignes directrices du CAD sur les conflits, la paix et la coopération pour le développement, Paris, 1977 ; OCDE, Prévenir les conflits violents : quels moyens d’action, Les Lignes directrices du CAD, Paris, OCDE, 2001. 4. Pour une discussion plus poussée de la question des niveaux d’analyse qui complique la recherche sur la sécurité et le développement, voir : N. Tschirgi, « Security and Development Policies : Untangling the Relationship », dans New Interfaces between Security and Development : Changing Concepts and Approaches, S. Klingebiel (ed.), Studies, nº 13, Bonn, German Development Institute, 2006. 5. Il existe une importante littérature sur la consolidation de la paix. En voici deux recensions récentes: N. Tschirgi, Post-Conflict Peacebuilding Revisited: Achievements, Limitations, Challenges, IPA Policy Paper, New York, International Peace Academy (IPA), 2004, . A. Cutillo, International Assistance to Countries Emerging from Conflict: A Review of Fifteen Years of Interventions and the Future of Peacebuilding, IPA Policy Paper, New York, IPA, 2006, . 6. La littérature sur la « construction de l’Etat » est en pleine floraison. Cependant, au-delà du consensus général sur l’importance de la question, on ne peut pas parler d’accord sur le contenu. Ce qui a conduit à de nouvelles recherches pour clarifier le cadre conceptuel de cette notion. Voir, p. ex., le projet State-building de Susan L. Woodward, du Graduate Center de la City University de New York. 7. Pour une étude récente dans une perspective globale, voir: R. Picciotto, F. Olonisakin, M. Clarke, Global Development and Human Security: Towards a Policy Agenda, Global Development Studies, nº 3, Stockholm, Expert Group on Development Issues, Ministry for Foreign Affairs, 2006. 8. Voir par exemple F. Stewart, « Development and Security », Conflict, Security and Development, vol. 4, nº 3, December 2004. Frances Stewart pose trois types de rapports entre la sécurité et le développement : 1º la sécurité, composante nécessaire au développement et au bien-être (la sécurité et le développement comme objectifs) ; 2º l’impact d’éléments d’insécurité ou de non- sécurité sur le développement et la croissance économique (la sécurité comme instrument) ; 3º l’impact du développement sur la sécurité (le développement comme instrument). Pour une présentation plus élaborée de ces diverses approches, voir l’ouvrage collectif à paraître Security and Development : Critical Connections, N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), Boulder, Lynne Rienner, 2007. 9. Voir par exemple M. Duffield, Global Governance and New Wars: The Merging of Development and Security, London, Zed Books, 2001. D. Keen, « War and Peace: What’s the Difference? », dans A. Adebajo, C.L. Sriram (eds.), Managing Armed Conflicts in the Twenty-first Century, London, Frank Cass, 2001. Oliver Richmond, The Transformation of Peace: Peace as Governance in Contemporary Conflict Ending, London, Palgrave Macmillan, 2006. 10. Parmi les grands projets sur la sécurité et le développement, citons, outre le programme de l’ IPA, les travaux de l’Expert Group on Development Issues (EGDI) et du King’s College. 11. Le programme de recherche de l’ IPA regroupe plusieurs projets parallèles et liés, parmi lesquels des analyses de tendance de diverses dimensions de la sécurité et du développement en vue d’identifier leurs recoupements ; des études en profondeur de cas nationaux afin d’examiner les conditions et les politiques de sécurité et de développement dans des contextes précis ; l’évaluation de programmes innovateurs de donateurs dans le domaine de la réforme du secteur

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de la sécurité et de l’Etat de droit comprenant à la fois des éléments de développement et de sécurité ; et des analyses fines des initiatives de consolidation de la paix au lendemain des conflits. On peut se faire une vision d’ensemble du programme Security-Development Nexus de l’IPA en consultant le site . Les publications relatives à ce programme y sont accessibles. Lynne Rienner publiera en 2006-2007 plusieurs volumes collectifs présentant les résultats de ces projets. 12. Human Security Centre, Human Security Report 2005: War and Peace in the 21st Century, New York; Oxford, Oxford University Press, 2005. 13. Voir le chapitre II de Devon Curtis et Neclâ Tschirgi dans N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), op. cit. 14. Pour une analyse détaillée des interactions entre formes de violence dans les contextes de guerres civiles, voir les résultats du programme de recherche de l’IPA Economic Agendas in Civil Wars sur . Voir en particulier K. Ballentine, H. Nitzschke (eds.), Profiting from Peace: Managing the Resource Dimensions of Civil War, Boulder, CO, Lynne Rienner, 2005. 15. La formulation initiale du débat « avidité versus griefs » (greed vs. grievance) se trouve dans M. Berdal, D.M. Malone (eds.), Greed and Grievance: Economic Agendas in Civil Wars, Boulder, CO, Lynne Rienner, 2000. Pour se faire une idée de l’état actuel du débat, voir D.M. Malone, H. Nitzschke, Economic Agendas in Civil War: What We Know, What We Need to Know, document de travail UNU-WIDER, Helsinki, UNU-WIDER, 2005. 16. Pour une revue de ces questions, voir le chapitre II de Devon Curtis et Neclâ Tschirgi dans N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), op. cit. 17. Programme des Nations unies pour le développement ( PNUD), Rapport mondial sur le développement humain 2005, New York, PNUD, 2005. 18. Voir par exemple P. Collier et al., Breaking the Conflict Trap: Civil War and Development Policy, Washington, DC, World Bank, 2003. 19. Cité par S. Fukuda-Parr dans le chapitre sur la pauvreté dans N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), op. cit., en référence àJ.-D. Fearon, D. Laitin, « Ethnicity, Insurgency, and Civil War », American Political Science Review, vol. 97, nº 1, February 2003, pp. 75-90. Il faut remarquer toutefois qu’il y a un débat incessant entre économistes au sujet de la fiabilité des comparaisons quantitatives entre les pays en conflit. 20. P. Collier et al., Breaking the Conflict Trap, op. cit. 21. F. Stewart, « Conflict and Millennium Development Goals », Journal of Human Development, vol. 4, nº 3, 2003, pp. 325-351. Voir aussi le Rapport mondial sur le développement humain 2005 (op. cit.). 22. On trouvera une recension utile de la littérature sur ce sujet dans le chapitre de S. Fukuda- Parr, dans N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), op. cit. 23. J. Goodhand, « Enduring Disorder and Persistent Poverty: A Review of the Linkages between War and Chronic Poverty », World Development, vol. 31, nº 3, p. 639 (citation originale en anglais – N.D.E.). 24. Pour une vue d’ensemble de la question, voir G. Schneider et al., « Does Globalization Contribute to Peace ? A Critical Survey of Literature », dans Globalization and Armed Conflict, G. Schneider, K. Barbieri, N.P. Gleditsch (eds.), New York, Rowman and Littlefield Publishers, 2003. 25. Dans un article intitulé « Does Inequality Cause Conflict ? » ( Journal of International Development, vol. 15, nº 4, 2004, pp. 397-412), Christopher Cramer juge que « les inégalités économiques expliquent en bonne partie les conflits civils, mais que le lien n’est pas aussi direct que fréquemment supposé. Il est important de détailler les différentes manières qu’ont les sociétés de gérer leurs inégalités, ainsi que la signification des types d’inégalités. Il est aussi important de comprendre les mécanismes de transmission qui transforment une inégalité durable et peu conflictuelle en confrontation violente. Ces considérations, de même que la faible qualité des données disponibles, doivent nous rendre plus prudents quant aux conclusions des

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études empiriques comparatives entre nations sur les causes de conflits attribuant une bonne valeur prédictive à la mesure des inégalités » (citation originale en anglais – N.D.E.). 26. Voir, par exemple, M. Naim, Illicit: How Smugglers, Traffickers, and Copycats are Hijacking the Global Economy, New York, Doubleday, 2005. T.M. Sanderson, « Transnational Terror and Organized Crime: Blurring the Lines », SAIS Review, vol. 24, nº 1, Winter-Spring 2004, pp. 49-61. 27. On trouvera un tour d’horizon utile des liens entre la démographie et les conflits dans les contributions de H. Urdal, de S. Staveteig, de V. Hudson et A. den Boer, et de Monica Duffy Toft, dans Environmental Change and Security Program Report, nº 11, Woodrow Wilson International Center for Scholars, 2005. 28. R.P. Cincotta, R. Engelman, D. Anastasion, The Security Demographic: Population and Civil Conflict after the Cold War, Washington, DC, Population Action International, 2003. Voir également le chapitre de R.P. Cincotta sur les transitions démographiques dans N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), op. cit. 29. R.P. Cincotta, « Demographic Security Comes of Age », Environmental Change and Security Project Report, nº 10, Woodrow Wilson International Center for Scholars, 2004, p. 25. 30. J.A. Goldstone et al., « It’s All about State Structure: New Findings on Revolutionary Origins from Global Data », Homo Oeconomicus, vol. 21, nº 3, 2004. M.G. Marshall, T.R. Gurr, Peace and Conflict 2003: A Global Survey of Armed Conflicts, Self-Determination Movements, and Democracy, College Park, Center for International Development and Conflict Management, University of Maryland, 2003, pp. 17-25. D.C. Esty et al., State Failure Task Force Report: Phase II Findings, McLean, VA, Science Applications International Corp., 1998, pp. 19-22. 31. R.P. Cincotta, R. Knight, « Discordant Demographics: The Demographic Transition as a Statistical Determinant of the Risk of Civil Conflict », Seminar on the Demography of Conflict and Violence organized by the IUSSP (International Union for the Scientific Study of Population) Work Group on the Demography of Conflict and Violence, Oslo, November 2003, pp. 8-11, n.p. 32. Voir le chapitre de R. Matthew sur l’environnement dans N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), op. cit. 33. Ces études de cas paraîtront dans N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), op. cit. 34. Pour une présentation plus détaillée de la méthodologie ainsi que des conclusions des études de cas, voir les chapitres VI et XIV dans N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), op. cit. 35. Voir le chapitre de Laurent Bonefoy et Renaud Detalle sur le Yémen, ibid. 36. Voir le chapitre de Ken Menkhaus sur la Somalie, ibid. 37. Voir le chapitre de Shirin Akiner sur le Tadjikistan, ibid. 38. Voir le chapitre XIV de Michael Lund sur la comparaison des résultats, ibid. 39. Ibid. 40. Voir le chapitre d’Anara Tabyshalieva sur le Kirghizistan et celui de Shirin Akiner sur le Tadjikistan dans N. Tschirgi, M. Lund, F. Mancini (eds.), op. cit. 41. Voir le chapitre de Joshua Forrest sur la Guinée-Bissau, ibid. 42. Voir le chapitre de Laurent Bonefoy et Renaud Detalle sur le Yémen, ibid. 43. R. Picciotto, F. Olonisakin, M. Clarke, Global Development and Human Security, op. cit.; voir aussi A.M. Fitz-Gerald, « Addressing the Security-Development Nexus: Implications for Joined-up Government », dans New Interfaces between Security and Development: Changing Concepts and Approaches, S. Klingebiel (ed.), op. cit. 44. Ibid. 45. Voir, par exemple, D. Smith, Getting Their Act Together: Toward a Strategic Framework for Peacebuilding, Synthesis Report of the Joint Utstein Study of Peacebuilding, Oslo, The Royal Norwegian Ministry of Foreign Affairs, 1998.

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46. G. Peake, E. Scheye, A. Hills (eds.). Managing Insecurity: Field Experiences of Security Sector Reform, London, Taylor and Francis, à paraître, 2006. A. Hurwitz, with R. Huang (eds.), Civil War and the Rule of Law: Security, Development, Human Rights, Boulder, CO, Lynne Rienner, à paraître, 2007. 47. A. Hurwitz, with R. Huang (eds.), op. cit. 48. B. Rajagopal, « Invoking the Rule of Law: International Discourses », dans A. Hurwitz, with R. Huang (eds.), op. cit. 49. Ce travail n’aborde par certaines autres questions qui font obstacle à l’intégration politique, en particulier les questions de mise en œuvre ou les problèmes opérationnels, les défis institutionnels, les ressources humaines et financières, la gestion du savoir, la planification et l’évaluation. Ces questions, identifiées par les programmes de recherche de l’IPA, constituent autant de défis supplémentaires à l’intégration politique.

AUTEUR

NECLÂ TSCHIRGI

Vice-présidente de l’Académie mondiale de la paix (IPA), New York, 2001-2005.

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Comment consolider la paix plus efficacement ? Un entretien avec Roland Paris

Alina Rocha Menocal et Kate Kilpatrick

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet entretien avec Roland Paris, professeur assistant en sciences politiques et en affaires internationales à l’Université du Colorado, à Boulder, date du 18 février 2005. Il a été conduit par Alina Rocha Menocal, rédactrice en chef adjointe de Development in Practice jusqu’en mars 2005 et aujourd’hui responsable de recherche à l’Overseas Development Institute (ODI), à Londres, et par Kate Kilpatrick, conseillère politique dans la Programme Policy Team d’Oxfam GB jusqu’en septembre 2005 et travaillant aujourd’hui au Niger pour l’organisation Concern.

1 Depuis le débutdes années 1990, la communauté internationale s’est beaucoup impliquée dans la reconstruction des Etats déchirés par la guerre et les violences. Aujourd’hui, les Nations unies sont à elles seules engagées dans plus de dix missions politiques de consolidation de la paix dans le monde entier. L’expérience qu’elles ont acquise dans les interventions postconflit s’étend du Cambodge au Guatemala, en passant par le Mozambique1. Avec les opérations de grande envergure en cours en Afghanistan et en Irak, la consolidation de la paix constitue un secteur global d’activité en pleine croissance. Et pourtant, que savons-nous de l’utilité réelle de ces missions ? Permettent-elles vraiment de réduire les tensions et de favoriser la reconstruction au lendemain des conflits ? Le dernier ouvrage de Roland Paris, At War’s End : Building Peace after Civil Conflict2 (lauréat de plusieurs prix, dont le Chadwick F. Alger Award du meilleur livre sur les organisations internationales), examine 14 des principales missions de consolidation de la paix conduites par les Nations unies entre 1989 et 1999. Roland Paris (RP) s’y demande si les modèles actuels de maintien de la paix, qui mettent l’accent sur une démocratisation et une libéralisation rapides du marché, sont appropriés dans le contexte très fragile des lendemains de conflits. Dans cet entretien, nous (Development

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in Practice, DIP)3 lui demandons de partager les leçons que l’on peut tirer des expériences de consolidation de la paix et de leur efficacité dans la prévention du retour aux violences.

DIP : En quoi consiste à vos yeux ce qu’on appelle la consolidation de la paix ? RP : Je définis la consolidation de la paix comme l’activité qui est déployée dans une région sortant d’un conflit et qui vise à créer les conditions d’une paix stable et durable ainsi qu’à prévenir le retour de violences à grande échelle.

DIP : Au-delà de la prévention du retour de la violence – qui semble être un indicateur utile mais plutôt étroit –, quels autres éléments jugez-vous importants dans le travail de reconstruction postconflit ? RP : J’utilise la définition donnée par Boutros-Ghali dans son Agenda pour la paix4, la plus utilisée au début et au milieu des années 1990. Depuis la fin des années 1990, le terme de peace building ou « consolidation de la paix » recouvre un éventail beaucoup plus large d’initiatives locales, régionales, nationales et internationales en faveur de la paix, intégrant également la prévention des conflits. Pour ceux qui s’inscrivent dans la tradition de Johan Galtung5, par exemple, le peace building est la création de ce qu’ils appellent une « paix positive ». Cette paix positive recouvre beaucoup plus que l’absence de violence, elle inclut le fait d’être à l’abri de divers types d’oppressions et de privations. Ce genre de définition mêle projets de développement et de sécurité et s’inscrit dans un débat plus large sur la « sécurité humaine ». Bien que ces objectifs soient importants, vouloir inclure dans la définition de la consolidation de la paix à la fois l’aide au développement, à la sécurité et à la bonne gouvernance ne permet plus de distinguer les causes et les effets. C’est pourquoi, dans mon enquête, je m’en suis tenu à une définition plus stricte. Je ne dis pas que les opérations d’établissement de la paix devraient ignorer les objectifs que sont, par exemple, le soutien à la bonne gouvernance et au développement, ou ignorer la question de l’inégale répartition des richesses. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est la prévention de la violence à grande échelle, et je me concentre sur cette visée qui est le principal objectif de la consolidation de la paix.

DIP : Vous avez défendu la thèse selon laquelle les opérations de consolidation de la paix, même si elles se distinguent à bien des égards les unes des autres, partagent un ensemble de principes et de présuppositions. Pourriez-vous nous en dire plus au sujet des valeurs et des normes qui vous semblent implicites dans l’établissement de la paix ? rp : Deux choses me frappent quand je considère ce qui a été fait en matière de consolidation de la paix depuis les années 1990. La première est qu’il y a de grandes différences entre les diverses missions que j’ai étudiées ainsi qu’entre les endroits où elles ont été conduites. Les environnements étaient différents, tout comme les problèmes qui se posaient, et les équipes avaient des profils très divers. Ma seconde observation est que malgré ces différences, et bien qu’il n’existe pas d’agence centrale de coordination du travail de consolidation de la paix, on constate une nette convergence des stratégies, lesquelles s’articulent autour du développement accéléré de la démocratie et de l’économie de marché. Que ce soit implicitement ou explicitement, les missions que j’ai étudiées ont toutes, d’une manière ou d’une autre, encouragé la démocratisation et le développement des marchés comme remède aux violences civiles et ont toutes tenté de réaliser ces réformes aussi rapidement que possible.

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DIP : Cet idéal, cette volonté de convertir des Etats bouleversés par la guerre en démocraties libérales de marché est-elle intrinsèquement déplacée ? Si c’est le cas, quelles sont les alternatives ? RP : Non, je ne pense pas que cet objectif soit intrinsèquement déplacé. Je trouve aussi que, pour la plupart des pays, un gouvernement de type démocratique ou représentatif flanqué d’une économie orientée vers le marché constitue probablement la meilleure solution à long terme aux violences civiles. Un nombre impressionnant d’études ont démontré que les démocraties de marché solidement établies sont nettement plus pacifiques que les autres types de régimes, tant dans leur politique intérieure que dans leurs rapports avec les autres Etats, et qu’elles sont généralement moins répressives et moins exposées aux catastrophes humanitaires. La démocratie de marché, sous une forme ou une autre, semble être un excellent garant de stabilité.

DIP : Alors, où est le problème ? RP : Le problème n’est pas dans la promotion de la démocratie et du marché libre. Le problème est dans l’idée selon laquelle des acteurs extérieurs peuvent agir rapidement et sans douleur dans des pays à peine sortis d’une guerre civile – qu’il est possible d’organiser des élections, de lancer des réformes orientées vers le marché, puis de se reposer en annonçant qu’on a réussi et en attendant que tout s’arrange de soi-même. Les choses ne sont pas aussi simples. Tout d’abord, pour fonctionner, les économies de marché ont besoin au minimum d’un Etat bien rodé capable de faire respecter la loi au sens le plus large du terme. Adam Smith lui-même soutenait que l’existence d’un marché libre dépendait de celle d’un Etat capable, par exemple, d’assurer le respect des contrats et de résoudre les conflits par des mécanismes juridiques impartiaux. Il en va de même sur le plan politique : les démocraties ont besoin d’un système juridique et de tribunaux sur lesquels on puisse compter pour résoudre, par exemple, les divergences d’opinion sur l’application des lois électorales. Le personnel chargé de consolider la paix n’a pas intériorisé cette nécessité, celle de mettre sur pied un Etat, des structures étatiques et des institutions pouvant servir de soubassement à une économie de marché et à un système politique démocratique durables.

DIP : Donc, selon vous, la volonté de construire des démocraties libérales est une bonne chose à long terme, mais crée de nombreuses difficultés à court terme. En quoi la libéralisation est-elle si déstabilisante dans les sociétés sortant d’un conflit ? RP : De récentes études empiriques ont montré que les Etats les plus instables du monde, ceux qui sont le plus exposés aux violences internes et aux conflits internationaux, ne sont pas les Etats stables, qu’ils soient autoritaires ou démocratiques, mais plutôt ceux dans lesquels la démocratisation est incomplète ou partielle, ceux qui se sont embourbés dans la transition. En conséquence, si le travail de libéralisation est une étape nécessaire pour arriver à une démocratie de marché relativement stable à long terme, s’y vouer sans respecter toutes les étapes de consolidation d’un système démocratique peut pousser un Etat dans cette catégorie très vulnérable. Par ailleurs, une étude de la Banque mondiale montre qu’un pays sortant d’une guerre civile risque dans 44 % des cas d’y retomber dans les cinq années6. Ces Etats sont particulièrement fragiles parce que, en général, ils sont très polarisés. Ils ne disposent pas – presque par définition – des institutions permettant de régler les

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différends entre anciens belligérants. Cette carence limite considérablement les possibilités de canaliser les désaccords et les disputes de manière institutionnelle. Les Etats sortant d’une guerre civile connaissent aussi des problèmes de développement particuliers : bien souvent les armes y pullulent et il faut trouver le moyen de démobiliser et de réintégrer un grand nombre d’anciens combattants. Une situation assez explosive ! La démocratie et l’économie de marché encouragent tout naturellement la concurrence, tant politique qu’économique. Mais la concurrence politique, même dans le cadre d’une démocratie naissante, peut accentuer les lignes de fracture qui étaient à l’origine du conflit. Sur le plan économique, les programmes de passage à l’économie de marché et l’accroissement de la concurrence découlant des privatisations peuvent creuser l’écart entre les gagnants et les perdants du point de vue économique. Ce qui est particulièrement dangereux dans les pays où les conflits ont été attisés par l’inégalité de la répartition des richesses. Il y a donc comme un paradoxe au cœur de la démocratie libérale et de l’économie libérale de marché. Ce paradoxe est dû au fait que, à longue échéance, on peut obtenir des résultats stables et bénéfiques en encourageant la concurrence. Là où cette concurrence est canalisée et modérée par des institutions d’Etat, elle peut servir des fins politiques et économiques fécondes et ses excès peuvent être modérés par les méthodes et les règles d’une concurrence pacifique reconnaissant l’importance sociale de l’équité. Mais à court terme, la promotion de ces formes de concurrence au lendemain d’un conflit peut se révéler dangereusement déstabilisante. On ne peut donc pas partir du principe que la promotion de la concurrence politique démocratique, du militantisme au sein de la société civile et de l’économie de marché sera automatiquement bénéfique. En fait, les effets induits peuvent se révéler très négatifs. Pendant les années 1990, les opérations de consolidation de la paix se fondaient sur une vision excessivement optimiste des effets perçus comme intrinsèquement bénéfiques des élections et des réformes. Les équipes de consolidation de la paix doivent apprendre à anticiper les éventuels conflits engendrés par la libéralisation et reconnaître que l’une des tâches centrales de leur politique de consolidation de la paix est de les prévenir.

DIP : On admet communément que le renforcement de la société civile et de la liberté de presse est essentiel à tout projet de reconstruction. Vous semblez toutefois indiquer qu’une telle politique peut être problématique. Y a-t-il donc, au lendemain d’un conflit, des situations dans lesquelles le soutien à la société civile et à la liberté de presse peut être déstabilisant ? RP : Les exemples ne manquent pas de pays à société civile très active où les organisations de la société civile (OSC) ont en fait été un facteur de répression et de conflit plutôt qu’une force de paix. On ne peut pas partir du principe qu’une organisation, par le simple fait d’être une entité bénévole et indépendante de l’Etat, œuvre pour le pluralisme et la modération. Il est tout à fait possible que les osc reflètent les préjugés et les divisions sociales du moment. Cela a été le cas, par exemple, au Rwanda où la libéralisation politique a favorisé l’éclosion d’une quantité de médias et d’OSC qui ont accentué les divisions sociales du pays. Bien entendu, beaucoup d’OSC encouragent le pluralisme et la paix. Le défi, pour les missions de consolidation de la paix, est de soutenir ce qu’on pourrait appeler la « bonne » société civile et de contenir les éléments potentiellement nuisibles. Certaines agences de

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consolidation de la paix ont commencé à tester le soutien aux groupements « transfactieux » de la société civile de pays sortant d’un conflit. L’OCDE, par exemple, a organisé au Salvador et au Rwanda des programmes de « culture de la paix » conçus pour renforcer sur le terrain le dialogue et la coopération entre communautés anciennement belligérantes. Cela reste cependant très marginal.

DIP : Vous avez proposé un modèle de consolidation de la paix, que vous appelez « institutionnaliser avant de libéraliser », qui apporte une réponse au paradoxe que vous avez mis en évidence entre la promotion de la démocratie et de l’économie de marché et les effets déstabilisants que la libéralisation peut provoquer à court terme. Pouvez-vous nous en parler ? RP : L’objectif général d’« institutionnaliser avant de libéraliser » est de tenter de maintenir l’objectif de transformation des Etats sortant d’un conflit en démocraties stables dotées d’économies productives, tout en tirant la leçon de l’échec des opérations de consolidation de la paix où ces transformations n’ont pas été bien gérées. L’un des éléments de cette approche est de ne pas précipiter les élections lorsque les conditions nécessaires pour en assurer le déroulement relativement pacifique ne sont pas réunies. On met souvent les équipes de consolidation de la paix sous pression pour qu’elles obtiennent rapidement des résultats. Cela peut les inciter à organiser des élections de manière prématurée pour avoir quelque chose à montrer, pour poser un jalon. Ce qui leur permet ensuite de réduire leurs activités et d’organiser leur retrait. A mes yeux, les conditions nécessaires à des élections pacifiques comprennent la présence d’une force de sécurité – locale ou internationale – capable de maintenir la sécurité de base tout au long du processus électoral. La seconde condition serait que les règles électorales soient bien fixées et qu’il existe des mécanismes de résolution des litiges au sujet de l’organisation et de l’issue des élections, afin que leurs résultats puissent être rapidement entérinés. Dans les endroits où d’importantes factions armées peuvent entraver le processus électoral ou empêcher qu’on en applique les résultats, la démobilisation et le désarmement peuvent s’imposer comme une nécessité préalable. Parmi les autres points à considérer, il y a la nature des partis politiques qui émergent du processus. Au lendemain de conflits, il est probable que les partis politiques reproduisent les lignes de fracture à l’origine du conflit. En précipitant les élections, on risque d’institutionnaliser ces divisions. En les retardant, on peut en atténuer certaines et permettre le développement de partis recrutant de part et d’autre des lignes de fraction. Se ménager un peu d’espace et de temps après la fin d’un conflit permet parfois l’éclosion d’une nouvelle politique. S’il est clair que retarder indéfiniment les élections coûte de l’argent, le premier souci des opérations de consolidation de la paix devrait être de créer les conditions permettant de poser les fondations d’une démocratisation durable.

DIP : Quel genre de mesures d’« ingénierie politique » les donateurs peuvent-ils préconiser pour soutenir plutôt les entités politiques qui transcendent les lignes de fracture que celles qui ne font que les accentuer ? rp : Pour répondre crûment, il y a les carottes et les bâtons. Parmi les carottes, il y a l’aide internationale sous forme d’infrastructures nécessaires à la création de nouveaux partis politiques à large audience. Du côté des bâtons, les règlements électoraux devraient préciser que les partis engagés dans les élections ne peuvent ni prêcher, ni justifier, ni perpétrer des violences contre d’autres groupes de la société, et que tout parti qui adopterait une telle tactique serait exclu des élections. Je

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reconnais qu’il s’agit là d’une intrusion extrême, mais je la pense nécessaire. Il existe des moyens de gérer ce genre de contraintes et d’empêcher qu’elles soient trop contournées. De manière plus générale, on peut dire que les règles électorales peuvent orienter l’émergence, le développement, le succès ou l’échec de certains types de partis, lesquels ont à leur tour une influence sur les perspectives de réconciliation ou, au contraire, de poursuite du conflit. Nous devons bien garder à l’esprit que certains types de règlements électoraux peuvent accentuer les divisions plutôt que favoriser une politique de conciliation. Dans le cas de la Bosnie, par exemple, la manière dont on a conçu la présidence et les élections de septembre 1996 n’a pas été heureuse. L’idée était de créer une présidence tripartite dont chaque coprésident représentait l’une des principales communautés ethniques en présence : les Croates de Bosnie, la communauté bosniaque ou musulmane et les Serbes. Les électeurs ne pouvaient voter que pour les candidats à la présidence représentant leur propre groupe ethnique. Ce qui a créé une présidence tripartite dont chacun des trois membres pouvait opposer son veto aux décisions adoptées par les deux autres. Une règle de ce genre encourage vivement les candidats à chercher leur soutien sur une base exclusivement ethnique puisque rien ne les incite à tendre la main vers les autres communautés.

DIP : Vous diriez donc que, dans les sociétés sortant d’un conflit, la capacité de transcender les fronts doit s’exprimer par la capacité de créer des alliances transcommunautaires ? RP : Je pense que, particulièrement dans les pays sortant de conflits d’origine fortement ethnique, il est important de tendre vers une forme de gouvernement permettant d’entretenir l’entente par-dessus les divisions ethniques. Le modèle appliqué en Bosnie était défectueux parce qu’il institutionnalisait la séparation. Au Niger, entre 1979 et 1983, on a eu recours à un modèle intéressant prévoyant que, pour être élus, les candidats devaient bénéficier d’un pourcentage minimal de votes dans une série de districts communaux. Dans un système de ce genre, les leaders politiques doivent défendre une plate-forme susceptible de réunir l’adhésion par- dessus les frontières communales.

DIP : Selon vous, même là où les groupes ayant adopté des tactiques extrémistes jouissent du soutien de vastes secteurs de la population, des mesures d’incitation bien ciblées et des règlements judicieux peuvent contribuer à tempérer leur radicalisme. RP : Exactement. Pour l’emporter, les groupes doivent pouvoir convaincre de plus larges secteurs de la société. Concevoir des systèmes qui favorisent la modération politique est beaucoup plus efficace que d’interdire simplement les partis trop extrémistes. Mais comme je l’ai déjà dit, il y a parfois lieu de proscrire les partis préconisant ouvertement la violence envers d’autres groupes.

DIP : Mais si vous faites cela, n’incitez-vous pas les partis tenus à l’écart à de nouvelles violences au nom du fait que, n’étant pas représentés, celles-ci sont leur unique recours ? RP : Non, je ne le pense pas. Il est important de se souvenir que, d’une manière ou d’une autre, les règlements électoraux doivent être négociés. On doit pouvoir réunir au moins un premier consensus au sein de la société sur le choix des règlements électoraux. C’est une question de pesée des avantages et des inconvénients. Il ne s’agit pas d’imposer des règles strictes au point de priver les gens de leurs droits électoraux, mais il existe quand même toute une série de moyens légitimes d’encourager la modération.

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DIP : Si l’on considère le problème plus large de la prise en main de son propre destin par les populations locales, l’approche « institutionnaliser avant de libéraliser » que vous préconisez semble être plutôt du type « de haut en bas », interventionniste. Quel rôle attribuez-vous aux acteurs locaux dans les projets de reconstruction ? En prévoyant des opérations de consolidation de la paix de longue durée, ne risque-t-on pas de saper les compétences locales, voire le désir de travailler à la reconstruction ? Et comment vous accommodez-vous du fait que les équipes de consolidation de la paix ne peuvent plus produire de résultats rapides, ni obtenir d’avantages immédiats pour les populations qui, pourtant, ont de grandes attentes ? RP : Je pense qu’il y a là un véritable danger. David Chandler, par exemple, affirme qu’en Bosnie, la position dominante occupée par les organisations internationales dès le lendemain du conflit a créé une culture de la dépendance7. A quoi j’ajoute un risque supplémentaire : celui que les citoyens deviennent activement hostiles à la présence des équipes de consolidation de la paix, qu’ils commencent à percevoir plus comme des occupants que comme des conciliateurs. Cela dépend beaucoup des conditions dans lesquelles les missions ont été lancées. La majorité des missions des années 1990 ont été organisées dans le cadre d’accords de paix négociés entre les parties locales, lesquelles ont requis une aide internationale pour les aider à en assurer l’application ; les opérations de consolidation de la paix – de nature multilatérales – y avaient reçu l’aval des organisations internationales. Par contraste, les conditions ayant présidé au déploiement des opérations plus récentes de consolidation de la paix en Irak et en Afghanistan sont fort différentes. Ces opérations ont suivi une invasion internationale ; dans un certain sens, il est naturel que les populations locales en viennent à voir les équipes de consolidation de la paix comme des occupants plutôt que comme des conciliateurs. Dans ce genre de situations, l’espace et le temps nécessaires aux équipes internationales pour créer les conditions propices à la stabilité sont beaucoup plus limités que lorsque les missions sont nées de manière plus consensuelle. Bien que je reconnaisse le risque potentiel d’émergence d’une culture de la dépendance dans les opérations plus étendues et plus longues, on doit constater que, en matière de consolidation durable de la paix, l’approche « vite fait mal fait » [quick and dirty] échoue fréquemment. La question, en fait, devrait être de savoir comment éviter ou réduire ce type de dépendance ainsi que les problèmes qui en découlent, plutôt que de rejeter l’idée même d’une présence de plus longue haleine. D’ailleurs, une telle présence n’interdit pas d’établir un calendrier avec des objectifs spécifiques, dont celui de transférer l’autorité aux populations locales aussi rapidement que possible dans certains domaines particuliers. Au Timor-Oriental, par exemple, les problèmes d’organisation et de direction des opérations de paix n’ont pas empêché l’équipe responsable de remettre assez rapidement aux Timorais des tâches exercées par l’administration internationale. Je pense aussi qu’il y a place pour beaucoup de créativité en ce qui concerne l’intégration de groupes et d’acteurs locaux dans la gestion des opérations de paix. Ce qui offre aux gens la possibilité de s’engager dans leur propre politique nationale, même durant la période de transition précédant la mise sur pied d’institutions démocratiques, et de réduire ainsi tant la réalité que la perception de leur dépendance envers des acteurs externes. Cela peut également permettre la création de mécanismes plus efficaces forçant les équipes de consolidation de la paix à mieux respecter les normes démocratiques qu’elles prônent pour le pays. Cela a été tenté au

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Timor-Oriental avec la création d’organismes consultatifs, bien qu’on ait critiqué le fait qu’ils n’ont pas été correctement intégrés à la structure de gestion de la mission. L’intégration d’acteurs nationaux dans la gestion locale, régionale et nationale des opérations de paix permet également d’accéder à de précieuses informations sur la manière d’adapter et d’ajuster les modèles démocratiques aux pratiques et aux coutumes locales. En Afghanistan, la Loya Jirga représente une initiative originale et bienvenue parce qu’elle conjugue un modèle traditionnel légitime et culturellement spécifique de prise de décision intergroupes avec les normes démocratiques en cours de développement.

DIP : Y a-t-il eu des appels au niveau international pour renforcer la prise en charge locale des processus de paix ? RP : Au niveau international, le rapport du Groupe de haut niveau recommande la création d’une nouvelle institution internationale nommée Commission de consolidation de la paix, comprenant des représentants des pays recevant les missions de consolidation de la paix8. L’intégration de représentants locaux au niveau le plus élevé de planification et de coordination des opérations de consolidation de la paix augmenterait les chances de participation locale à la conception de ces opérations au jour le jour et forcerait les équipes à mieux rendre compte de leurs activités. Je pense qu’en accroissant la transparence et la participation locale, nous pouvons beaucoup mieux régler les questions de dépendance et de résistance tout en faisant un sort à cette idée que l’unique moyen de résoudre ces problèmes est d’organiser des élections séance tenante puis de retirer les équipes.

DIP : Comment les opérations de consolidation de la paix qui adoptent une approche à plus long terme doivent-elles fixer la fin de leur intervention ou choisir une « stratégie de retrait » ? RP : Se fixer comme objectif une démocratie libérale bien consolidée flanquée d’une économie de marché parfaitement rodée est, pour les équipes de consolidation de la paix, simplement irréaliste. Le bon point de retrait dépend des conditions propres à chaque situation. Les pays en phase initiale de transition semblent être les plus exposés tant aux désordres intérieurs qu’aux risques de conflits internationaux. Accompagner un pays plus avant vers la transition – vers un point où les principaux risques d’instabilité ont été réduits et où les réformes institutionnelles présentent une chance au moins raisonnable de survivre au départ des équipes de paix, à court et à moyen terme – peut être un bon moyen de déterminer le moment judicieux de clore la mission. Il faut tenir compte de pressions antagonistes. La prolongation indéfinie d’une mission est hors de prix et risque de créer des problèmes de dépendance et d’occupation. On pourrait en faire plus pour réduire ces pressions en prenant mieux conscience des effets potentiellement déstabilisants d’une libéralisation précipitée, de la nécessité, pour une démocratie efficace et durable comme pour une économie de marché, de disposer de solides fondations institutionnelles, et de la nécessité d’intégrer des acteurs locaux plus directement à la gestion de la mission aux niveaux local, régional et international.

DIP : Pensez-vous que les décideurs politiques ont mieux compris les « limites du libéralisme », comme vous dites, et les problèmes liés à la promotion d’une libéralisation politique et économique trop hâtive ? RP : Oui, ils en prennent conscience, bien que cela ne soit pas suffisamment traduit en mesures concrètes tenant sérieusement compte des défis posés par la conclusion des

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transitions en cours. Les missions lancées à la fin des années 1990 étaient beaucoup moins précipitées, elles étaient plus axées sur la création des conditions nécessaires à de bonnes élections que celles lancées au début de la décennie. Il n’en reste pas moins qu’à mon avis, ces missions ne prêtent toujours pas assez d’attention au besoin de créer pour le long terme le type d’institutions nécessaires pour assurer le bon fonctionnement d’une démocratie de marché. Si les missions de consolidation de la paix ne peuvent prendre cette responsabilité, il y a de forts risques qu’on continue d’enregistrer des résultats mitigés et des échecs. De plus, une politique de consolidation de la paix préconisant des réformes et une transition rapides suivies par le départ des équipes, quitte à laisser derrière soi un Etat transitionnel fragile, risque d’anéantir la bonne volonté et les espoirs de la population hôte, et ainsi de discréditer à leurs yeux l’idée de démocratie.

DIP : Est-ce que la structure actuelle du système international d’aide à la reconstruction se prête à l’application du modèle de consolidation de la paix que vous proposez ? RP : Outre les changements de pratique et le type de volonté politique qu’implique l’approche plus étalée de la libéralisation que je propose, cette approche exige également un plus grand degré de coordination entre les différents éléments et acteurs de la consolidation de la paix. Il n’existe pas actuellement de centre institutionnel de consolidation de la paix, juste une série d’agences internationales (diverses agences onusiennes), la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) promouvant diverses activités plus ou moins coordonnées, lorsqu’elles ne sont pas franchement en concurrence. Outre les problèmes de coordination, cela signifie que le savoir-faire accumulé au cours d’une mission ne peut être que partiellement et péniblement transmis à la suivante. Comme je l’ai dit auparavant, le rapport du Groupe de haut niveau a identifié le problème que posent ces activités ad hoc et non coordonnées de consolidation de la paix et a recommandé la création par l’ONU d’une Commission de consolidation de la paix à base élargie secondée par un petit bureau d’appui. Etant donné que les principaux acteurs de la consolidation de la paix ne sont souvent pas rattachés au système onusien, j’irais plus loin et recommanderais la création d’un organe multilatéral de supervision des opérations postconflit. Il comprendrait des représentants de l’onu et de ses agences spécialisées, d’autres grandes organisations internationales engagées dans la consolidation de la paix, des institutions financières internationales, des agences multilatérales et bilatérales de développement, des représentants de la communauté des ONG et, c’est important, des États hôtes de ces missions. Ce nouvel organe de consolidation de la paix comprendrait une équipe de permanents – pour assurer la collecte et le transfert des connaissances et des compétences sur le long terme – et un conseil d’administration dont la composition devrait refléter les activités de consolidation de la paix en cours à un moment donné.

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NOTES

1. Pour plus d’informations sur les activités de consolidation de la paix de l’ ONU, voir . 2. Paru en 2004 chez Cambridge University Press, Cambridge. 3. Le document qui suit (pp. 69-78) est une adaptation, par l’éditeur (Institut universitaire d’études du développement IUED, Genève), de Development in Practice, vol. 15, nº 6, novembre 2005, pp. 767-777, avec l’autorisation d’Oxfam GB, Oxfam House, John Smith Drive, Cowley, Oxford OX4 2JY UK, . Oxfam GB n’endosse pas nécessairement les textes ou les activités qui accompagnent ce document ni n’a approuvé le texte adapté. 4. Boutros Boutros-Ghali, Un agenda pour la paix, New York, Nations unies, 1992. 5. Johan Galtung est le fondateur et le directeur de TRANSCEND, réseau global d’experts engagés dans le règlement des conflits par des moyens pacifiques. Auteur du premier manuel de l’ONU pour les formateurs et les participants (Conflict Transformation by Peaceful Means : The TRANSCEND Approach, New York, United Nations Development Programme [UNDP], 2000), il est considéré comme l’un des grands pionniers des études sur la paix et du règlement des conflits, sur le plan théorique comme sur le plan pratique. 6. Paul Collier et al., Breaking the Conflict Trap : Civil War and Development Policy, vol. 1, Washington, DC, World Bank, 2003. 7. David Chandler, Bosnia : Faking Democracy after Dayton, 2e éd., London, Pluto Press, 2000. 8. Anand Panyarachun (Chairman), A More Secure World : Our Shared Responsibility, Report of the Secretary General’s High-level Panel on Threats, Challenges and Change, New York, United Nations, 2004.

AUTEURS

ALINA ROCHA MENOCAL

Responsable de recherche, Overseas Development Institute (ODI), Londres, Angleterre

KATE KILPATRICK Collaboratrice au Niger pour l’organisation Concern

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Mesurer la fièvre palestinienne. Notes sur une expérience de monitoring pendant la deuxième Intifada, 2000-2006

Riccardo Bocco, Matthias Brunner, Jalal Al-Husseini, Frédéric Lapeyre et Luigi De Martino

1 Depuis l’automne 2000 et le début de la deuxième Intifada dans les Territoires palestiniens occupés (TPO)1, l’Unité de recherche sur la Palestine (URP) de l’Institut universitaire d’études du développement (IUED) est engagée dans un projet portant sur le monitoring des conditions de vie de la population civile, ainsi que sur le rôle et les effets de l’aide internationale. Initialement financé sur le budget de l’aide humanitaire suisse, le projet est ensuite entré dans celui de la coopération au développement (Direction du développement et de la coopération, DDC) et est cofinancé, depuis la fin 2001, par plusieurs organisations onusiennes.

2 A travers le travail de monitoring, l’objectif des Palestinian Public Perceptions Reports (PPPR), produits à un rythme régulier, tous les six à huit mois, depuis l’hiver 2000-2001, est de fournir des données et de brèves analyses dans une dizaine de domaines : sécurité et mobilité, marché du travail, emploi, pauvreté, aide alimentaire, santé, éducation, besoins exprimés par les bénéficiaires et priorités de l’aide, situation des femmes et des enfants, assistance aux réfugiés. Au fil des années, les PPPR ont ainsi fourni aux décideurs d’organisations internationales et d’institutions locales, publiques et privées, un instrument permettant de suivre l’évolution de la situation sur le terrain et de mesurer les retombées de l’assistance sur les bénéficiaires. En effet, les rapports contiennent des données quantitatives de type « objectif » comparables à celles, par exemple, du Bureau national des statistiques (Palestinian Central Bureau of Statistics), ainsi que des données qualitatives, plus « subjectives », reflétant notamment les perceptions de la population civile par rapport à une série d’enjeux. Cela a également permis une forme de « participation indirecte » des bénéficiaires de l’aide à la formulation de leurs besoins et priorités. Enfin, les rapports ont été « publics » dès le

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début, diffusés sur support papier, mais surtout accessibles via l’Internet et disponibles sur le site de l’IUED2.

3 Au-delà de leur spécificité, les PPPR constituent un exemple d’utilisation d’instruments scientifiques visant à accompagner le travail d’agences humanitaires et de développement dans des situations de crise et de conflit. Après une brève mise en contexte du rôle de la recherche en sciences sociales au Proche-Orient au cours des années 1990, et des recherches quantitatives dans les TPO tout particulièrement, nous présenterons les aspects saillants du travail effectué par l’URP, tout en mettant en perspective les enjeux et les défis d’un tel projet.

Organisations internationales et « knowledge management » au Proche-Orient

4 Au Proche-Orient, les années 1990 ont témoigné d’un essor renouvelé de la recherche (appliquée) en sciences sociales, et des enquêtes quantitatives tout particulièrement. Deux raisons principales, spécifiques au contexte régional, semblent expliquer cette tendance. D’une part, les processus de paix – au Liban, depuis les accords de Taëf de 1989, et dans les TPO, depuis la signature des accords d’Oslo en 1993 – ont stimulé la création de dizaines d’ONG et de centres de recherche privés, voire l’augmentation des financements à l’intention d’institutions universitaires nationales (publiques et privées), pour répondre aux besoins de connaissance et aux objectifs opérationnels que la (re)construction postconflit demandait. D’autre part, les processus de libéralisation économique et politique qu’ont connus des pays comme la Jordanie ou l’Egypte dans la même décennie ont renforcé ce que l’on appelle la « société civile » locale, dont la communauté des chercheurs professionnels en sciences sociales, académiques et/ou experts consultants, constitue bien une manifestation. Quoique surveillés et parfois réprimés par les régimes autoritaires en place, ces derniers ont néanmoins connu des espaces de parole et d’action que le nouveau contexte leur offrait. A des échelles différentes, plusieurs diplômés ont également bénéficié de l’expansion d’un marché du travail à cheval entre la recherche et la consultation.

5 Enfin, au-delà de la spécificité régionale, la valorisation plus générale des « savoirs » à travers le projet de développement d’une knowledge society, programme mobilisateur de la mondialisation depuis le milieu des années 1990, n’a pas épargné le Proche-Orient et la ribambelle d’organisations de coopération et d’aide, bilatérales et multilatérales, pourvoyeuses, entre autres, de financements pour les chercheurs en sciences sociales locaux et étrangers, employés par des institutions publiques et privées. C’est la Banque mondiale notamment qui, en 1998, a donné le coup d’envoi à la réflexion sur le knowledge management et le knowledge sharing3, suivie quelques années plus tard par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)4.

6 Jean-Baptiste Meyer s’est opportunément posé la question de savoir si on était alors confronté à un nouveau modèle gestionnaire ou à l’expression d’une autonomie et d’une suprématie qu’aurait acquises la connaissance dans le cadre d’un capitalisme mondialisé et désormais fondé sur des bases cognitives5. S’il n’y a pas de réponse tranchée à la question, on peut constater qu’entre la fin des années 1990 et le début du nouveau siècle, la relation entre assistance technique et construction des capacités locales a été largement revisitée, tout en posant comme centrale la question des

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« connaissances » acquises et à gérer (le knowledge management), de celles à développer et à partager entre institutions du Nord et du Sud (le knowledge sharing), afin de promouvoir ce que dans le jargon anglais on a défini comme la knowledge-based aid, c’est-à-dire une planification des actions d’assistance formulée à partir d’instruments scientifiques qui tiennent également compte des enseignements tirés d’expériences passées. En outre, comme l’a souligné Kenneth King: « The new donor-led capacity building was about securing local analytical support for […] policy-based lending, and about producing a cadre of local technocratic experts who would assist with the macro- economic reforms and adjustment packages. »6

7 L’expérience de l’URP s’insère dans le cadre à la fois du knowledge management et du knowledge sharing. Le projet réalisé entre 2001 et 2006 a eu comme objectifs la production de données à l’intention des décideurs locaux de la coopération internationale et des contreparties gouvernementales palestiniennes, ainsi que la constitution d’une base de données utile pour la planification de la phase postconflit. C’est bien l’expérience de la première Intifada qui a stimulé, en novembre 20007, l’intérêt des bailleurs de fonds internationaux pour se doter d’un instrument « scientifique et politiquement neutre » permettant de suivre l’évolution de la situation sur le terrain et d’effectuer les opportunes coordinations entre organisations onusiennes et gouvernementales, locales et internationales. Une brève présentation de la recherche quantitative en sciences sociales dans les TPO permettra de mieux situer le travail de l’URP dans le contexte palestinien.

Formation et recherche, enquêtes quantitatives et sondages d’opinion dans les TPO

8 Malgré l’éloignement du leadership politique de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), surtout depuis 1982 après l’invasion israélienne du Liban et la retraite forcée à Tunis, le mouvement national palestinien a réussi à organiser et de développer la vie politique et la résistance à l’occupation, à l’intérieur des TPO et ce depuis la fin des années 1960. Parmi les expressions de résistance et de travail de construction nationale à la fois, la création d’instituts d’études supérieures et d’universités a joué un rôle important et multiple.

9 Gabi Baramki a expliqué le contexte d’institutionnalisation des centres d’éducation supérieure et de formation universitaire, considérés comme « nationaux » mais qui ne sont pas publics, en raison de leurs financements, majoritairement constitués par des fonds privés de familles de notables palestiniens locaux et de la diaspora, voire de fonds « publics » de l’OLP (avant 1994) et des municipalités locales 8. Malgré l’absence de formations doctorales en sciences sociales, les neuf principales universités palestiniennes9 ont contribué, avant et après les accords d’Oslo, à la formation de milliers de diplômés, une main-d’œuvre potentielle et qualifiée pour la recherche quantitative en sciences sociales, entre autres.

10 Si deux contributions de Salim Tamari10 aident à mettre en contexte les différents courants, développements et contraintes de la recherche dans les TPO depuis les années 1960, pour les propos de ce texte nous nous limiterons à souligner quelques facteurs qui permettent de situer l’essor des centres de recherche pratiquant les sondages de l’opinion publique et les enquêtes quantitatives. Cela afin de mettre également en perspective le travail de l’URP par rapport à la fois aux TPO et à cette « nébuleuse »

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qu’est actuellement le projet de gestion et de partage des connaissances, impulsé par la Banque mondiale et les organisations de coopération internationales au cours de la dernière décennie11.

11 En effet, un certain « fétichisme » pour les enquêtes quantitatives en sciences sociales, déjà présent dans les traditions locales, s’est ultérieurement affirmé sous l’impulsion d’organisations internationales souvent soucieuses de maîtriser, parfois de légitimer « scientifiquement », le rôle et l’impact des politiques mises en œuvre. Concernant les types d’enquêtes quantitatives développées dans les TPO au cours des quinze dernières années, deux tendances principales se dégagent : • d’une part, les enquêtes living conditions visent à mesurer la distribution de la croissance économique à l’intérieur d’une société donnée et à observer dans le temps les possibilités de changement et de mobilité sociale des individus, ce qui ensuite permet d’établir des indicateurs pour le monitoring des politiques de développement. En ce sens, l’étude effectuée par l’institut norvégien FAFO en 199212 a inauguré tout un genre. En outre, la publication par le PNUD du premier Rapport sur le développement humain, en 1992 aussi, a contribué à la recherche de nouveaux indicateurs, tout en sophistiquant les techniques et les moyens de collecte et d’élaboration des données ; • d’autre part, dans le cadre du processus de paix et de construction de la nouvelle entité étatique palestinienne, les « sondages de l’opinion publique à orientation sociopolitique » ont connu un essor sans précédent. La promotion de ce type de sondages fait aussi partie d’un projet plus large de mise en place de nouveaux modes de gouvernance, notamment avec des enquêtes touchant aux questions du rôle du leadership palestinien, de la paix avec Israël, ou encore des réformes administratives et politiques jugées comme souhaitables ou nécessaires13.

12 Enfin, une certaine effervescence des activités de recherche dans les TPO a été possible, entre autres, en raison de l’absence historique d’un pouvoir central et centralisateur qui aurait pu adopter des mesures autoritaires de contrôle. En ce sens, l’apparition de l’Autorité palestinienne dans les années 1990 n’a pas marqué un changement significatif de tendance à l’égard des chercheurs, qu’ils soient locaux ou internationaux.

De quelques acteurs locaux

13 La conurbation Jérusalem-Ramallah jouit dans l’espace palestinien d’une centralité politico-administrative que le processus d’Oslo a renforcée au bénéfice de Ramallah avec l’installation de nombreux sièges sociaux d’entreprises, d’ONG et de ministères de l’Autorité palestinienne. De nombreux centres de recherche et de documentation et des agences de développement académiques ou para-académiques – souvent avec un statut d’ONG – s’y sont installés, captant et renforçant en même temps la rente symbolique représentée par Ramallah, au détriment de périphéries académiques provinciales marginalisées comme Naplouse, Hébron et Gaza14.

14 Dans ce contexte, nous présenterons brièvement les cinq principales institutions, publiques, « nationales » et privées, basées justement dans la conurbation Jérusalem- Ramallah, et qui ont contribué au développement d’enquêtes quantitatives. La liste des centres locaux est bien plus étoffée, mais le choix effectué a tenu compte des critères scientifiques de travail adoptés par les cinq institutions, dont les garanties académiques sont proches de celles exigées par une institution comme l’IUED, tant sur le plan de la coopération que sur celui de la comparaison possible des études réalisées.

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15 Le Palestinian Central Bureau of Statistics ( PCBS) est l’institution nationale créée officiellement après les accords d’Oslo, mais dont le projet est bien antérieur, avec une importante contribution financière – y compris à la formation de ses cadres – par la Suisse, la Suède et l’Union européenne en particulier. Le PCBS a effectué un recensement national en 1996-1997 et conduit des enquêtes régulières sur l’évolution démographique de la population palestinienne, ainsi que sur ses conditions socio- économiques15. Il constitue à ce titre l’étalon de mesure pour l’échantillonnage des enquêtes quantitatives effectuées dans les TPO, et ses données représentent les premiers termes de comparaison pour les résultats d’études effectuées par d’autres institutions, locales ou étrangères.

16 Le Jerusalem Media and Communication Centre (JMCC), basé à Jérusalem avec un bureau à Ramallah, a été créé en 1988 par un groupe de journalistes et de chercheurs dont l’objectif était la collecte et la distribution de l’information relative à l’évolution de la situation dans les TPO durant la première Intifada. A partir de 1993, le centre a lancé une intense activité de sondages, sur des questions principalement politiques : 159 enquêtes ont été réalisées entre février 1993 et juillet 2006. Le JMCC compte aussi plusieurs projets consacrés au rôle des médias et à la formation continue des journalistes16.

17 Le Palestinian Centre for Policy and Survey Research (PCPSR), fondé à Naplouse en 1993, a été transféré à Ramallah après la réoccupation des villes de Cisjordanie par l’armée israélienne au printemps 2002. Organisé en plusieurs sections d’études, think tanks et projets, dont celle relative aux sondages, le PCPSR a réalisé une centaine d’enquêtes entre la fin de 1993 et l’été 2006, principalement axées sur des thèmes sociopolitiques17.

18 Le Development Studies Program (DSP), établi à l’Université de Birzeit et fondé en 1997, a été créé principalement avec des fonds du PNUD, afin de produire annuellement le Palestine Human Development Report. Les activités du DSP incluent également des projets de formation continue et des sondages réguliers qui permettent un monitoring de l’évolution des conditions de vie de la population palestinienne et de ses attitudes à l’égard de la vie politique dans les TPO18.

19 L’Opinion Polls and Survey Studies Centre (OPSSC), le plus jeune parmi les centres susmentionnés, a été créé en 2003 à l’Université de an-Najah à Naplouse. Depuis sa fondation, le centre a réalisé 22 sondages, dont le contenu se rapproche fortement des enquêtes menées par le DSP19.

20 La majorité des centres de recherche, privés (JMCC et PCPSR) ou rattachés à des universités nationales (DSP et OPSSC), et qui mènent des sondages réguliers, affichent tous un certain nombre d’objectifs communs. Il s’agit d’effectuer des enquêtes couvrant trois domaines principaux : économique, politique et social, et parfois également des sujets « sensibles » à l’occasion d’événements particuliers. Le but principal est la mise à disposition de données pour les organisations locales et internationales, intéressées par l’utilisation d’enquêtes quantitatives pour la planification de politiques de développement ou d’aide humanitaire. A travers leur travail, tous souhaitent contribuer à la construction de valeurs démocratiques dans les TPO.

21 Dans les conseils scientifiques et de fondation de ces centres, on retrouve des professeurs d’université, des fonctionnaires de la haute administration, des représentants d’ONG locales, des notables et intellectuels engagés qui participent aux débats organisés par les centres et contribuent à légitimer à divers niveaux les travaux

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effectués. Ces centres ont tous bénéficié à un moment ou à un autre de financements provenant de fondations privées américaines et allemandes, de gouvernements européens, nord-américains et arabes, directement ou par le biais d’agences onusiennes et d’ONG internationales.

22 Enfin, il est souvent facile de critiquer de l’extérieur les objectifs « scientifiques » de ces centres, voire leur engagement et leur action politiques. Force est de constater qu’ils sont des acteurs de la scène locale, avec une autonomie et une marge de manœuvre souvent réduites par rapport aux contraintes de l’environnement dans lequel ils évoluent. Le plus souvent soumis à l’impératif d’une production de données « utiles », les centres locaux peuvent moins aisément exercer un rôle « critique », généralement admis et souhaité pour la recherche en sciences sociales dans nombre de pays du Nord.

23 Les Palestinian Public Perceptions Reports (PPPR) ont ainsi essayé de se situer également par rapport à la scène locale, cherchant à ne pas dupliquer les enquêtes disponibles ou à entrer en concurrence avec les acteurs palestiniens, mais à forger des partenariats et à fournir des produits complémentaires à ceux déjà existants. Le projet réalisé par l’URP a été possible, entre autres, grâce aux réseaux scientifiques de collaboration qui préexistaient et à la perception du rôle « politiquement neutre » que pouvait garantir une institution académique comme l’IUED, aux yeux des bailleurs de fonds suisses et internationaux tout particulièrement.

Les « Palestinian Public Perceptions Reports », 2001-2006

24 C’est bien dans le contexte qui a suivi les « années de la paix », déjà rompu aux expériences d’enquêtes quantitatives et de sondages à l’échelle nationale, qu’à la fin 2000 l’IUED s’est engagé dans un projet de mise en place d’un instrument de monitoring. Les « années d’Oslo » avaient subitement cédé le pas à une reprise du conflit armé, dont personne ne pouvait prévoir la durée et les développements. La possibilité d’effectuer des enquêtes régulières, de « mesurer la fièvre palestinienne » en quelque sorte, non seulement permettait, en principe, de répondre à des enjeux ponctuels des bailleurs de fonds et d’un certain nombre d’acteurs locaux et internationaux, mais créait également les conditions pour construire une base de données, importante pour comprendre les divers aspects du changements social chez les populations civiles en période de conflit et vérifier quelques effets du rôle de l’aide internationale. En d’autres termes, la réalisation des PPPR offrait la possibilité de conjuguer les questionnements de la recherche académique et les besoins de connaissance à des fins opérationnelles.

25 En outre, comme il est moins aisé de collecter des données socio-économiques, voire politiques, « larges » et avec un degré de fiabilité important dans une situation de conflit de basse intensité, le projet présentait aussi l’avantage d’assembler une base de données possiblement utile dans la phase postconflit. Le rôle indirect de « protection » des populations civiles que la recherche pouvait jouer, en rendant publiques les données relatives aux conséquences dramatiques de la prolongation du conflit, a aussi été un facteur motivant pour l’URP. Pour l’IUED, enfin, il était aussi possible de développer une coopération en réseau avec des acteurs locaux et onusiens, dans un contexte politiquement sensible qui nécessitait une prise de distance et une attitude non partisane par rapport aux parties au conflit. L’enthousiasme qu’un tel projet a pu

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susciter, en tout cas chez les membres de l’équipe qui l’a porté, n’empêchera pas de souligner les contraintes et de montrer les limites individuelles et institutionnelles de sa réalisation.

Contenus des rapports : le modèle « living conditions »

26 La structure des rapports, leur contenu et leur taille ont connu une évolution importante au fil du temps, principalement en fonction des développements sur le terrain et de l’intérêt des bailleurs de fonds internationaux pour l’utilisation des données des enquêtes. S’il n’est pas question ici de présenter les résultats et les tendances de plus de cinq années d’études20, cette contribution sera davantage axée sur les conditions de production de l’outil PPPR, ainsi que sur sa richesse et ses utilisations.

27 Dès le début, l’échantillon représentatif des personnes interviewées a été fixé à 1400-1500 individus, basé sur des critères comparables à ceux du PCBS et couvrant l’ensemble des TPO, soit la Cisjordanie, la bande de Gaza et Jérusalem-Est. Afin de permettre le croisement des données pour l’analyse, plusieurs variables ont été identifiées. Celles-ci sont relatives aux régions susmentionnées et aux lieux de résidence (villes, villages et camps de réfugiés), aux tranches d’âge (18-24, 25-34, 35-49, 50 ans et plus), au sexe et au statut (non-réfugiés et réfugiés vivant à l’intérieur ou à l’extérieur des camps), aux niveaux d’éducation et de revenu (au-dessus et en dessous de la ligne de pauvreté) de la population enquêtée.

28 La période entre l’hiver 2000-2001 et le printemps 2002 a constitué une phase d’essai en quelque sorte, qui a permis de tester progressivement la pertinence des diverses parties thématiques des questionnaires administrés, d’en affiner ou développer certains aspects. En effet, ce qui nous semblait manquer par rapport aux études produites par une majorité des centres de recherche locaux était la dimension longitudinale des enquêtes, qui aurait permis d’effectuer un monitoring efficace des conditions de vie de la population civile dans les TPO, et de constituer progressivement une véritable base de données. Si dans l’espace de deux ans la taille du questionnaire a plus que doublé, notre souci constant a justement été celui de maintenir un noyau fixe de questions afin de pouvoir suivre l’évolution de la situation dans le temps21.

29 L’utilité des PPPR a été confirmée par les bailleurs de fonds dans plusieurs situations et à divers niveaux. En effet, la dizaine de thèmes couverts par les rapports et mentionnés plus haut a, par exemple, permis au Programme alimentaire mondial (PAM) de mieux cibler dans certaines occasions l’aide alimentaire vers des régions rurales moins faciles d’accès et de mieux cerner les stratégies de survie adoptées localement, ou a poussé l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à entreprendre des enquêtes plus fines par rapport à certains enjeux de santé publique. Les données sur le marché de l’emploi, l’occupation et les revenus ont permis au PNUD de vérifier, voire de conforter ou de modifier, des stratégies d’aide dans le court terme pour faire face à la pauvreté rampante. Ou encore, les perceptions des réfugiés assistés par l’UNRWA quant à l’aide reçue ont régulièrement fourni à l’agence onusienne les données permettant de mieux répondre à ses bénéficiaires résidant dans les camps ou à l’extérieur de ceux-ci. Pour le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) aussi, les PPPR ont souvent constitué d’utiles instruments d’appui à la rédaction périodique des consolidated appeals formulés à l’intention des bailleurs de fonds internationaux22.

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30 Enfin, les analyses et leur formulation se sont parfois révélées des enjeux très délicats, en particulier à partir du sixième rapport, avec l’introduction d’une série de questions portant sur des sujets politiques. Si le croisement des données permettait, par exemple, d’identifier les préférences politiques – notamment en faveur des factions islamistes – de la part de groupes de population défavorisés, cela n’était pas sans créer des préoccupations chez les agences onusiennes. Celles-ci, en effet, se sont parfois retrouvées dans la difficile position de devoir justifier l’administration de l’assistance à des populations dont les affiliations politiques suscitaient la méfiance des bailleurs de fonds23.

Structuration de l’URP

31 La structuration et la taille de l’équipe ont essentiellement suivi l’évolution du projet, à son tour liée aux développements sur le terrain et aux financements disponibles pour la réalisation des enquêtes. Si les deux premiers rapports ont été coordonnés et écrits par trois personnes, le besoin d’adjoindre d’autres spécialistes thématiques s’est vite fait ressentir. Ainsi, au fur et à mesure que la taille du questionnaire augmentait et que les thèmes à couvrir se multipliaient et s’affinaient, de nouveaux chercheurs et analystes, issus de disciplines différentes, ont été recrutés. L’équipe s’est alors progressivement étoffée pour atteindre, à partir de la fin 2003, le seuil optimal de six analystes, responsables de la rédaction ou de la supervision des divers chapitres thématiques de chaque rapport. De nationalités européennes et palestinienne, les membres de l’URP sont localisés en Suisse, en Belgique, dans les TPO et en Jordanie.

32 Comme le dirait Jean-Baptiste Meyer, pour l’URP aussi le fonctionnement en réseau est progressivement devenu « la référence obligée et l’équipement informatique l’armature, le symbole et le garant de l’accumulation et de la circulation des savoirs »24. Il faut en tout cas souligner que le travail effectué à partir de la fin 2000 n’aurait pas pu être réalisé dix ans auparavant, au moment de la première Intifada notamment. En effet, la technologie informatique et de l’Internet, voire des multiples outils dérivés, a rendu possible le travail à distance entre l’Europe et le Proche-Orient, sur le plan de la communication à la fois entre les membres de l’URP et avec ses divers partenaires sur le terrain, comme à l’intérieur des TPO, où la mobilité physique des personnes a été sérieusement limitée par les techniques d’occupation de l’armée israélienne.

33 Enfin, si la conception de la structure de l’URP cherchait à réunir plusieurs critères visant à optimiser les ressources humaines et financières disponibles, ainsi que les contraintes spatio-temporelles du contexte, l’équipe a parfois surévalué ses possibilités en termes d’outputs. En effet, un seul membre de l’équipe, résidant en Palestine, était à plein temps ; les autres membres, y compris le coordinateur basé à Genève, ne pouvaient s’investir dans le projet qu’à temps partiel. Principalement en raison des ressources financières disponibles, l’URP n’a pas pu développer une stratégie de communication et de diffusion de l’information plus efficace, tant en Europe qu’au Proche-Orient.

Partenariats

34 Le travail pour la rédaction de chaque rapport a impliqué une série de partenariats, en Palestine et en Suisse, que l’on peut classer en trois catégories principales.

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35 Il y a tout d’abord les partenaires financiers. La DDC et l’Aide humanitaire suisse ont joué un rôle de catalyseur et ont assuré, tout au long des années du projet, les contributions financières plus stables et importantes. Une série d’agences onusiennes, à travers leurs bureaux de représentation dans les TPO et avec des montants de tailles différentes, ont progressivement rejoint la Suisse à partir de 2001. Il s’agit là du PNUD, de l’UNRWA, du PAM, de l’UNICEF, de l’OCHA et de l’OMS, chaque agence s’intéressant à des parties des rapports qui concernaient de près ses activités respectives sur le terrain. Au début de 2005, le Centre for the Democratic Control of Armed Forces (DCAF), basé à Genève, a également rejoint les bailleurs de fonds du projet ; le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) a fait de même en 2006. D’autres bailleurs de fonds – comme OXFAM UK ou PANORAMA, une ONG palestinienne basée à Ramallah, et même la Banque mondiale – ont participé au financement de certains rapports en fonction d’intérêts ponctuels. A ce propos, il est également important de souligner comment la multiplicité des bailleurs de fonds des PPPR a évité une dépendance trop forte à l’égard d’un financeur unique et a contribué à légitimer le travail de l’IUED.

36 Viennent ensuite les partenaires scientifiques et techniques locaux. Les huit premières enquêtes ont été réalisées en collaboration avec le JMCC, alors que les deux dernières ont bénéficié du partenariat avec le PCBS. La nature du partenariat avec les institutions locales était principalement technique et en partie scientifique. En effet, le JMCC et le PCBS ont pris en charge la traduction en arabe et l’administration des questionnaires auprès des interviewés. Ce processus faisait régulièrement l’objet d’interactions entre des membres de l’URP et des institutions locales pour la vérification des traductions et pour l’encadrement des enquêteurs qui collectaient les données sur le terrain. Selon les situations et les périodes, le nombre de ces derniers a varié entre 60 et 80 chercheurs. A un autre niveau, la comparaison des données issues des enquêtes de l’IUED avec celles produites par d’autres centres permettait l’amélioration de la qualité scientifique des PPPR.

37 Enfin, un troisième type de partenariat s’est établi en Suisse avec des étudiants de l’IUED et du Département de science politique de l’Université de Genève. Au fil des années, une centaine d’étudiants ont ainsi été formés aux outils informatiques pour le codage, la vérification et l’analyse des données des enquêtes. Plusieurs étudiants ont également pu effectuer des stages auprès des agences onusiennes et d’ONG dans les TPO, mettant ainsi en pratique les connaissances acquises à Genève25.

La création d’un processus et ses frustrations

38 Par rapport à d’autres instruments semblables dans les TPO, l’intérêt pour l’outil PPPR se ramène à un certain nombre de caractéristiques.

39 D’une part, l’élaboration des questionnaires pour chaque étude a été un processus qui a constamment associé les représentants des divers acteurs locaux et internationaux opérant dans les TPO. Lors de chaque enquête, l’URP a organisé des réunions – à Jérusalem et/ou à Ramallah, parfois en vidéoconférence avec Gaza – avant et après les sondages, pour discuter du type de questions à inclure, voire de l’interprétation possible des données dans le but d’améliorer la qualité des rapports. En ce sens, les PPPR ont essayé de tenir compte des enjeux du moment et de répondre aux soucis opérationnels des agences onusiennes et des représentants des ministères de l’Autorité

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palestinienne, souvent présents aux séances de restitution des résultats des enquêtes. Les séances de discussion ont également contribué à développer des relations de confiance nécessaires pour un partenariat efficace et ont permis aux acteurs locaux un processus d’appropriation du produit final.

40 Les PPPR et les réunions régulières qu’ils ont suscitées ont aussi constitué un outil potentiellement efficace pour la coordination entre donateurs internationaux et institutions locales. La réalisation de ce potentiel n’a toutefois pas été une constante dans l’histoire du projet. En effet, les rythmes d’affectation des fonctionnaires internationaux (le plus souvent en poste pour une durée de deux à trois ans), voire des représentants de l’Autorité palestinienne (soumis, eux, à des contraintes de mobilité par l’occupant israélien), ont souvent empêché une mise en œuvre efficace des objectifs de coordination26.

41 D’autre part, un facteur qui au début du projet a séduit les décideurs était le temps de production relativement réduit pour chaque PPPR. Celui-là était en tout cas nettement inférieur au temps moyen nécessaire au Bureau national des statistiques pour élaborer et diffuser ses études, dont la parution suit un calendrier moins dynamique, en raison de la taille des échantillons et de la complexité des données recueillies. Cette caractéristique de « rapidité » dans la production de l’information s’est toutefois estompée dans le temps en raison de la taille du questionnaire des PPPR qui, à partir du cinquième rapport, est devenue particulièrement importante (plus de 130 questions), nécessitant une augmentation coinsidérable des besoins en termes de temps pour l’analyse. Comme l’indique le graphique 1, le nombre de variables standardisées a augmenté de plus de six fois entre le premier et le dixième rapport.

Graphique 1 : Nombre de variables des neuf sondages et leur évolution dans le temps (2001-2006)a

a Le quatrième sondage ne peut être utilisé pour suivre l’évolution du nombre des variables en raison de son objectif particulier (voir note 21).

42 Par rapport aux contraintes de temps fixées, une des frustrations majeures pour les membres de l’URP, mais aussi pour les bailleurs de fonds des PPPR, a été l’impossibilité de produire des rapports plus analytiques, voire des policy/briefing notes brèves et succinctes à l’intention des décideurs. En effet, si les bases de données créées grâce au travail de l’IUED ont répondu à un besoin concret, elles impliquaient aussi de la part des agences commanditaires une importante « capacité d’absorption » de l’information recueillie. Le personnel local et international en mesure de faire un bon usage des

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données produites et de les synthétiser pour les propos de la décision n’a pas toujours eu le temps nécessaire à disposition, à cause des situations d’urgence qui se succédaient.

43 Enfin, le contexte des enquêtes n’a souvent pas réuni les conditions minimales de « sécurité physique » pour les membres de l’équipe, en particulier pour les résidents locaux et les dizaines de chercheurs sous contrat ponctuel pour chaque enquête. Si l’aventure des PPPR a été possible, c’est aussi grâce au courage et à l’endurance de plusieurs partenaires locaux, le plus souvent soumis à de très rudes épreuves par un quotidien jonché de tensions et dangers de différentes natures27.

Perspectives

44 Dans les TPO, la relation entre la production de données de la recherche en sciences sociales et leur utilisation pour la décision politique a certes beaucoup progressé, mais ne semble pas totalement acquise. Même si les données démographiques et économiques constituent un support important à l’élaboration des politiques, à notre connaissance les décideurs palestiniens n’ont pas systématiquement recours aux données issues d’enquêtes scientifiques. Celles-ci sont parfois utilisées pour légitimer a posteriori les succès des choix effectués et ce sont plutôt les sondages d’opinion sur des sujets sociaux et politiques qui attirent l’attention. Les enjeux du knowledge management semblent pour le moment des préoccupations davantage présentes au sein des organisations internationales représentées sur place. De nombreuses organisations onusiennes et de coopération bilatérale emploient d’ailleurs une partie importante de collaborateurs palestiniens, également au niveau des cadres, analystes et senior advisors. A ce propos, il serait pertinent de s’interroger sur l’effet de l’aide internationale dans le capacity-building local.

45 Pour l’IUED, les leçons à tirer de l’expérience des PPPR sont multiples et l’équipe vient de commencer ce travail de réflexion. Il sera certainement important de mettre en perspective le modèle des PPPR avec des instruments développés dans d’autres contextes géographiques, en Afghanistan et au Népal par exemple, où un certain nombre d’initiatives semblables ont été mises en œuvre avec l’aide de la coopération internationale. La question de la « durabilité » de ce genre de projets ainsi que de leur transfert à des institutions locales reste posée et dépendante de facteurs externes, l’intérêt des décideurs politiques et des bailleurs de fonds notamment. Enfin, si l’outil PPPR aurait souhaité également impulser des enquêtes qualitatives plus fines, en parallèle aux sondages réguliers, la conception méthodologique des PPPR n’est pas confinée à des contextes de conflit armé. L’outil est adaptable à des contextes plus classiques de « développement » et il peut être utilisé à des échelles d’enquête infranationales, au niveau d’un district ou d’une province.

46 Plus généralement, et en tout cas dans le cadre des TPO, il nous semblerait important de lancer des études qui permettent d’asseoir le potentiel ainsi que les effets de l’aide internationale dans le processus de construction étatique, car le travail de la coopération internationale pendant les « années d’Oslo » et celles de la deuxième Intifada a été bien plus que purement « technique ». S’il a certes épousé les principes de la construction de la paix selon les principes de l’agenda de Boutros Boutros-Ghali, ce travail a toujours visé la transformation de l’Autorité palestinienne en une entité

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étatique territorialisée. C’est dans ce cadre que l’on pourrait également évaluer le rôle de l’aide à la construction des capacités locales à travers les différents programmes et initiatives qui y ont été consacrés, et dont ceux relatifs au développement de la recherche en sciences sociales et des enquêtes quantitatives à des fins opérationnelles constituent un exemple.

NOTES

1. Malgré les intentions des accords d’Oslo, les Territoires palestiniens, juridiquement autant que pratiquement, demeurent occupés, sans puissance publique qui soit étatique et souveraine. 2. Sur le site , le lecteur pourra accéder aux dix PPPR produits entre 2001 et 2006, et connaître la composition de l’équipe de l’URP, les champs de compétence et le profil biographique de ses membres, dont ceux des auteurs qui ont contribué au présent article. La navigation sur le site , conçu par Datadoxa, entreprise partenaire de l’URP, a été pensée dans le but de rendre l’accès aux données rapide, simple et facilement compréhensible aux non-spécialistes. 3. World Bank, World Development Report 1998-99: Knowledge for Development, Oxford University Press, Oxford; New York, 1998. 4. Deux rapports nous semblent, à ce titre, pertinents : UNDP, Capacity for Development: New Solutions to Old Problems, New York, UNDP, 2002, et UNDP, Ownership, Leadership and Transformation: Can We Do Better for Capacity Development?, New York, UNDP, 2003. 5. J.-B. Meyer, « Connaissance et développement : un lien à actualiser », dans La société des savoirs. Trompe-l’œil ou perspectives ?, M. Carton, J.-B. Meyer (dir.), Paris, L’Harmattan, pp. 9-25. 6. K. King, « Knowledge for Development or Knowledge for Developers? A Historical Perspective », dans La société des savoirs. Trompe-l’œil ou perspectives ?, op. cit., p. 116. 7. L’idée du projet a émergé lors de la réunion organisée en novembre 2000 à Montreux par la DDC, qui réunissait les principaux bailleurs de fonds de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Le vice-directeur du bureau de la DDC à Jérusalem, Fritz Fröhlich, ainsi que la directrice de la Section Moyen-Orient et Afrique du Nord de la DDC à Berne, Annick Tonti, ont été les initiateurs du projet, qu’ils ont fidèlement accompagné jusqu’en 2006. 8. G. Baramki, « Palestinian University Education under Occupation », Palestine-Israel Journal, vol. 3, nº 1, 1996, pp. 37-44. 9. Huit ont été créées entre 1971 et 1991, une en 2000. 10. S. Tamari, « Problems of Social Science Research in Palestine », Current Sociology, vol. 42, nº 2, 1994, pp. 69-86, et « Social Science Research in Palestine », dans Palestine, Palestiniens. Territoire national, espaces communautaires, R. Bocco, B. Destremau, J. Hannoyer (dir.), Amman ; Beyrouth, Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain (CERMOC), 1997, pp. 17-37. 11. Nous n’avons pas connaissance d’études qui aient essayé de faire un bilan des effets des financements de la coopération internationale destinés aux centres de recherches en sciences sociales dans les TPO, par rapport à l’utilisation des données de la recherche, à leur gestion et à leur partage à des fins opérationnelles. 12. M. Heiberg, G. Ovensen (eds.), Palestinian Society in Gaza, West Bank and Arab Jerusalem: A Survey of Living Conditions, Oslo, Institute for Applied Social Science (FAFO), 1993.

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13. Selon le responsable du Jerusalem Media and Communication Centre ( JMCC), le plus ancien centre de sondages dans les TPO, « the polls and the analytical studies constitute a worthy contribution in empowering the trust of the people in themselves, as well as reinforcing accountability within the discourse of democratization of the Palestinian society » (préface de G. Khatib à Analysis of Palestinian Public Opinion on Politics, G. Friedman, Jerusalem, JMCC, septembre 2000). 14. Vincent Romani a aussi souligné le développement d’une « nouvelle classe d’entrepreneurs intellectuels […] constituée d’universitaires palestiniens (le plus souvent extérieurs aux universités locales ou/et originaires de la diaspora) les plus à même d’attirer les donateurs et d’en capter les financements en raison de leur insertion pratique dans des réseaux d’interconnaissance locaux ou internationaux et de leur maîtrise des codes cognitifs des donateurs ». Voir : V. Romani, « Universités et universitaires palestiniens d’une Intifada à l’autre », dans D’une Intifada l’autre. La Palestine au quotidien, B. Botiveau et A. Signoles (dir.), Egypte/Monde arabe, nº 6, Le Caire, Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) ; Bruxelles, Complexe, 2001, pp. 55-80. 15. La majorité des enquêtes et rapports du PCBS sont disponibles sur le site < http:// www.pcbs.gov.ps>. 16. Les études du JMCC sont disponibles sur le site . Le centre a également collaboré avec un institut israélien pour des sondages sur le processus de paix dans les deux pays, ainsi qu’avec d’autres instituts arabes du Proche-Orient dans des enquêtes d’intérêt régional. Le directeur du JMCC est aussi le cofondateur et animateur de Bitterlemons International, un forum Internet de débat politique qui accueille personnalités et experts de tendances diverses, des camps palestinien et israélien ainsi qu’international (). 17. Les études du centre sont disponibles sur le site . 18. Pour accéder aux études du DSP, on peut consulter le site . 19. On peut obtenir les résultats des sondages effectués par le centre sur le site < http:// www.najah.edu>. 20. Un des objectifs de l’URP au cours des années 2007-2008 sera justement la valorisation du travail d’enquête effectué, à travers la publication d’un ouvrage collectif de synthèse qui présentera l’évolution des conditions de vie de la population des TPO et des effets de l’aide internationale dans la période 2000-2006. 21. Le quatrième rapport constitue une exception à cette règle. Basé sur un sondage effectué dans les semaines qui ont suivi le retrait des troupes israéliennes après la réoccupation des principales villes de Cisjordanie, et limité à cette région, l’objectif de l’enquête était circonscrit à l’identification des besoins immédiats de la population civile, en termes d’habitat, d’infrastructures, d’aide alimentaire et sanitaire… 22. Le CAP (Consolidated Appeals Process) diffusé par l’ OCHA en juillet 2006, par exemple, est largement basé sur les données du dixième PPPR. 23. Nous pensons notamment aux interrogations parlementaires de certains sénateurs américains qui en 2004 soulignaient comment l’aide de la communauté internationale à travers l’ UNRWA risquait de bénéficier aux membres d’« organisations terroristes islamistes » dans les camps de réfugiés des TPO. 24. J.-B. Meyer, op. cit., p. 16. 25. Il s’agit principalement des étudiants inscrits dans le programme de master « Mondes arabes, mondes musulmans contemporains », qui ont effectué des stages auprès de Datadoxa, l’entreprise privée contractée par l’IUED pour la constitution des bases de données et dirigée par un membre de l’URP.

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26. Parfois, la nomination d’un nouveau responsable d’agence a pu remettre en question les options adoptées par son prédécesseur et affecter la continuité du projet dans certains secteurs. 27. Dans une interview parue récemment dans le magazine de l’Université de Genève, nous avons détaillé divers types de difficultés liées au contexte du conflit rencontrées au cours des enquêtes. Voir : Campus, nº 81, juin-septembre 2006, pp. 28-29.

AUTEURS

RICCARDO BOCCO Professeur ordinaire en sociologie politique, chef de l’Unité de recherche sur la Palestine, Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève.

MATTHIAS BRUNNER Matthias Brunner : directeur de Datadoxa, Genève.

JALAL AL-HUSSEINI

Jalal al-Husseini : chercheur à l’IUED, réside à Amman (Jordanie).

FRÉDÉRIC LAPEYRE

Frédéric Lapeyre : professeur ordinaire d’économie à l’Institut d’études du développement (IED) de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve (Belgique).

LUIGI DE MARTINO

Luigi De Martino : chargé de programme à l’Unité de recherche sur la Palestine, IUED, Genève.

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2. Liens entre conflits et ressources naturelles : une affaire entendue ?

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Les conflits liés aux ressources naturelles. Résultats de recherches et perspectives

Laurent Goetschel et Didier Péclard

1 L’histoire des liens entre ressources naturelles et conflits est du domaine de la longue durée. Depuis des siècles, sociétés et Etats ont utilisé certaines ressources naturelles afin de promouvoir leurs intérêts et de poursuivre leurs objectifs politiques. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle par exemple, le bois a été d’une importance primordiale pour les puissances navales. De nos jours, c’est le pétrole qui fait la une des médias internationaux, aussi bien comme élément indispensable à la politique des grandes puissances que comme source de conflit. Il est question d’une véritable géopolitique des conflits liés aux ressources naturelles1. Mais les Etats n’ont pas le monopole de l’appropriation de celles-ci à des fins politiques ou militaires. Le contrôle sur les ressources naturelles ou leur utilisation est également un facteur important de tensions, voire de conflits entre groupes sociaux, qu’il s’agisse de ressources non renouvelables comme les diamants, ou de ressources renouvelables telles que l’eau ou la terre.

2 Si anciens soient-il, les liens entre ressources naturelles et conflits n’en demeurent pas moins problématiques, et ils demandent à être interrogés de façon critique. C’est ce à quoi se sont attachées les recherches menées sur cette thématique dans le cadre du NCCR2 North-South et plus précisément au sein du Individual Project ( IP) 7 piloté par la Fondation suisse pour la paix (Swisspeace)3, auquel se sont associés également des chercheurs du Centre de politique de sécurité (CSS)4 de l’ EPFZ et du Séminaire d’ethnologie de l’Université de (ESZ)5. Ces recherches se sont situées dans la suite des travaux pionniers menés également au sein de Swisspeace et du CSS par Günther Baechler et Kurt Spillmann pour le projet Environmental Change and Conflict ( ENCOP)6. Dans les pages qui suivent, nous commençons par replacer ces recherches dans leur contexte politique et historiographique, puis nous présentons de manière succincte leurs principaux résultats. En outre, nous montrons, sur la base notamment de différentes études de cas réalisées par des doctorant·e·s de l’IP7, que l’idée largement

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répandue dans la littérature scientifique selon laquelle il y aurait un lien de causalité directe entre environnement et conflits n’a pas réellement de fondement empirique. De même, la portée heuristique de cette vision classique doit être remise en cause : en se concentrant sur ces liens de causalité environnementale, le risque est grand de ne pas donner la place qui leur revient aux véritables enjeux historiques, politiques et économiques de ces conflits. Nous dégageons enfin quelques pistes de recherche pour développer la réflexion sur ce sujet.

De la « sécurité environnementale » à la « gestion des ressources naturelles »

3 Vers la fin de la guerre froide, le concept de « sécurité environnementale » est apparu aux niveaux aussi bien international que national comme produit de coïncidences d’ordres divers. Les sécheresses et la désertification rapide du Sahel, l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986, puis les débats sur la mort des forêts en Europe de l’Ouest ont ainsi largement contribué à rendre le grand public attentif et sensible aux « menaces » induites par notre environnement. Il est dès lors apparu possible, en effet, que le bien-être des populations se voie affecté par la détérioration de l’environnement, détérioration causée directement ou indirectement par l’activité humaine et par le « changement climatique » qu’elle avait provoqué. Sur le plan politique, la fin de la guerre froide et l’ouverture du débat sur les « nouveaux défis sécuritaires » ont élargi l’éventail des menaces. La sécurité des Etats ne dépendait désormais non plus seulement de la défense contre les missiles nucléaires, mais également de la protection de l’environnement7. Des organisations militaires de défense telles que l’OTAN ont mis sur pied des forums de réflexion sur les menaces environnementales. Et des think tanks américains établis, à l’image du Woodrow Wilson Center, ont créé des programmes spéciaux voués à l’étude de ce genre de conflits8. La question était de savoir quand et sous quelles conditions l’environnement risquait de devenir une « menace ». Cependant, dans cette foison d’initiatives diverses et de réflexions, il était difficile de distinguer quelle était, de fait, la préoccupation centrale entre protection de l’environnement, notre propre sécurité, ou encore celle des pays d’où provenaient certaines des ressources naturelles en question9.

4 C’est sur cette toile de fond que différents projets de recherche ont été lancés au début des années 1990 pour étudier les liens éventuels entre diminution de l’offre de ressources naturelles par rapport à leur demande et développement de conflits de type violent. Il s’agit notamment d’un projet canadien dirigé par Thomas Homer-Dixon10 et du projet suisse précité, sous la direction de Günther Baechler, tous deux basés sur un échantillon important d’études de cas11. L’hypothèse de base des deux équipes stipulait une causalité entre pénurie accrue de ressources naturelles (increased scarcity) et une augmentation de la probabilité de conflits violents entre les populations directement concernées.

5 En résumé, les résultats de ces travaux sont plutôt nuancés : Günther Baechler et Thomas Homer-Dixon ont démontré que la destruction et la pénurie de ressources naturelles renouvelables ne représentent que très rarement une cause suffisante et immédiate de conflits violents12. Mais tous deux ajoutent que ces phénomènes peuvent par contre souvent contribuer de manière importante à de tels conflits lorsqu’ils s’accompagnent d’autres facteurs tels que des problèmes économiques, sociaux ou

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ethniques – facteurs dont l’incidence est généralement plus forte dans des pays en voie de développement que dans d’autres. Peu à peu, un consensus s’est fait autour de l’idée que les conflits liés à l’environnement renvoient à une pluralité de causes, qu’ils se caractérisent par leur réciprocité (la dégradation de l’environnement comme cause de conflit et vice-versa) et par le fait qu’un conflit n’est qu’une conséquence parmi d’autres de la dégradation de l’environnement – la migration, la pauvreté ou encore l’insécurité alimentaire représentant d’autres conséquences typiques13.

6 C’est sur cette base historiographique qu’ont été lancées en 2001 les recherches menées au sein de l’IP7, à savoir le programme de recherche individuel du Pôle de recherche Nord-Sud voué à l’étude des conflits liés à l’environnement14. A la différence toutefois des travaux menés par les équipes de Günther Baechler et de Thomas Homer-Dixon, les recherches de l’IP7 ne se sont pas fixé comme objectif premier d’ouvrir à nouveau le débat sur les liens de causalité entre ressources naturelles et conflits – même si ce débat a bien entendu été pris en compte dans nos recherches15. L’analyse des conflits liés à l’environnement telle que développée à l’IP7 devait plutôt servir à comprendre les conditions de leur transformation, voire à suggérer des pistes en vue de leur résolution. En évitant de se cantonner dans l’étude des causalités entre ressources et conflits, l’IP7 a également pris en compte l’analyse de situations où des tensions, voire des conflits latents au sujet de certaines ressources naturelles n’avaient pas débouché sur des conflits violents et déclarés. Encore une fois, il s’agissait de mettre l’accent non pas sur des causalités de différents degrés entre environnement et conflits, mais plutôt sur les modes de gestion ou de traitement de telles situations conflictuelles.

7 Cette perspective axée sur la transformation des conflits était directement liée au cadre conceptuel global du Pôle de recherche Nord-Sud, dont l’objectif prioritaire est d’accroître et d’améliorer le savoir scientifique sur la prévention des conflits liés à ce que l’on appelle, dans ce cadre, des « syndromes du changement global »16. Suivant cette approche, des « nœuds » (clusters) de problèmes ont tendance à se reproduire dans des configurations semblables dans différentes parties du monde. Les problèmes en question sont interconnectés et on ne peut y remédier qu’en tenant compte des différentes composantes du « syndrome » auquel ils sont liés. Par rapport à la transformation des conflits liés aux ressources naturelles, cela implique que les recherches pensent « large » tant par rapport aux causes ou aux facteurs de tels conflits qu’en ce qui concerne les moyens possibles d’y remédier.

8 Pour éviter de nous enfermer dans des débats sans issue certaine sur l’importance de l’environnement comme facteur de conflits, un pas supplémentaire nous est rapidement apparu comme incontournable. Ce pas a consisté à mettre au centre de nos préoccupations et de notre problématique la question de la gestion des ressources naturelles. Ainsi, dans la perspective que nous avons adoptée, les « conflits environnementaux » sont perçus comme des conflits autour de l’utilisation de ressources naturelles renouvelables, et nous considérons qu’il y a situation conflictuelle lorsque l’un au moins des acteurs est lésé par les divergences de position entre les parties impliquées dans le conflit. Avec cette définition, nous nous sommes clairement positionnés dans ce que l’on a appelé la « troisième phase » des recherches sur les conflits liés à l’environnement : après une première phase où la préoccupation centrale avait été d’élargir au niveau conceptuel la notion de sécurité, une deuxième qui se caractérisait par l’accent mis sur les liens de causalité entre environnement et conflit, il s’agissait désormais de se concentrer sur les modes de gestion adaptés à ce type de

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situation conflictuelle et ayant pour objectif la transformation desdits conflits afin d’éviter qu’ils ne débouchent sur une spirale de violence17.

Interdisciplinarité, comparatisme et tandems Nord- Sud

9 Le programme a suivi une approche interdisciplinaire et comparative, basée sur un nombre limité d’études de cas approfondies. L’interdisciplinarité est un élément essentiel de toute recherche sur la paix et les conflits. En effet, tout comme les dimensions de la paix ne peuvent être réduites à un seul domaine tel que l’économie, la politique ou l’ordre juridique, les causes de conflits sont elles également d’ordres divers. Ainsi, l’IP7 a regroupé des chercheurs provenant de disciplines comme la géographie, l’ethnologie, la science politique ou encore l’économie, et des étudiant·e·s de niveau master formé·e·s dans d’autres disciplines sont venu·e·s encore élargir le spectre d’approches prises en compte. Le dialogue entre les différentes recherches, par- delà les frontières disciplinaires, a été intense et continu.

10 L’approche comparative, quant à elle, s’est inscrite dans la stratégie de recherche développée au sein du NCCR North-South, stratégie qui stipulait l’existence de clusters de problèmes de développement liés à des contextes géographiques spécifiques18. Les travaux de l’IP7 se sont concentrés sur quatre des neuf Joint Areas of Case Studies (JACS) du NCCR Nord-Sud19, soit la Corne de l’Afrique (Ethiopie, Soudan et Egypte), l’Asie centrale (Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizistan), l’Asie du Sud (Inde et Bangladesh) ainsi que l’Asie du Sud-Est (Philippines et Indonésie). D’autre part, l’IP7 a mis en place une structure dite de tandem pour ses doctorant·e·s provenant de pays du Nord et du Sud ou de l’Est. Celle-ci consistait à conduire des études de cas dans le même contexte géographique par des chercheurs d’origines différentes, l’objectif étant de favoriser l’échange de connaissances et l’intégration de chercheurs provenant de pays du Sud dans les réseaux académiques internationaux. En outre, l’IP7 a opté pour une douzaine d’études de cas approfondies, étant entendu que les questions posées par ces recherches individuelles étaient censées apporter des résultats potentiellement applicables à d’autres cas. Toutefois, les chercheurs ont été encouragés à choisir un angle de vue qui déborde le cadre strict de leur contexte de recherche spécifique, et qui ne se limite pas à vouloir corroborer ou critiquer une théorie ou une approche préexistante. L’objectif était de mettre le mieux possible en valeur les nouvelles informations et les nouvelles interprétations pouvant ressortir des études de terrain et de contribuer ainsi à une réponse aux questions posées20.

11 D’un point de vue méthodologique, nous avons procédé sur les modes aussi bien inductif que déductif. Nous avons cherché autant à élaborer des instruments pratiques tirés de cadres théoriques préexistants qu’à développer et à tester des instruments préexistants dans de nouvelles constellations de conflits. Les résultats empiriques produits nous ont permis d’enrichir et de faire progresser la réflexion conceptuelle et théorique en la matière. En conséquence, la palette d’outils méthodologiques utilisés s’est avérée assez large, allant de la recherche sur la base d’indicateurs sociaux, politiques ou économiques à des enquêtes de terrain ethnologiques « classiques », en passant par la récolte de données sur le terrain ou dans des archives.

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Pour une approche anthropocentrée des conflits environnementaux

12 Les résultats présentés ci-dessous se basent sur des recherches achevées ou en cours, toutes les thèses de doctorat lancées dans le cadre de ce programme n’ayant pas encore été soumises. L’heure n’est donc pas encore au bilan final. Néanmoins, ces résultats permettent à notre avis de tirer des premières conclusions, aussi bien par rapport aux études de cas spécifiques que par rapport aux travaux de recherche préexistants. Dans les différentes régions traitées, l’accent des recherches a, d’un point de vue thématique, été mis d’une part sur les conflits internationaux liés à la gestion de l’eau, et, de l’autre, sur les conflits nationaux (ou subnationaux) liés à l’accès à la terre et à sa distribution.

Eau et politique

13 La gestion de l’eau dans le bassin du Nil, qui s’étend sur une dizaine de pays et compte environ 160 millions d’habitants, représente un potentiel important de conflit. Les eaux du plus long fleuve du monde sont en effet une ressource essentielle pour l’agriculture et l’économie de pays situés pour la plupart dans des zones arides ou semi-arides. Avec un taux de croissance annuel de 2 % à 3 %, la population de la région exerce une pression croissante sur cette ressource, et le risque d’un déséquilibre grandissant entre l’offre et la demande en eau est réel. De plus, des intérêts opposés entre pays riverains viennent compliquer la donne : ainsi, entre l’Ethiopie, dont les hauts plateaux fournissent 86 % des eaux du Nil, et l’Egypte, à qui le fleuve fournit 95 % de ses besoins en eau, les relations ont été parfois très tendues21.

14 Sur cette thématique, deux recherches conjointes ont été menées, l’une en amont du fleuve (Ethiopie)22 et l’autre en aval (Egypte)23, sur la manière dont on pouvait passer « du conflit à la coopération » (Simon Mason) et ainsi résoudre le « dilemme hydropolitique » entre, d’une part, une gestion non adéquate et un usage contraire aux principes du développement durable à l’échelon national, et, de l’autre, le manque de coopération et l’insécurité régnant dans la région24. Les deux auteurs ont montré toute l’importance des stratégies dites de linkage (« liaison ») dans la gestion de l’eau et dans la prévention des conflits liés à cette gestion problématique : liens entre pays riverains dont les destins sont immanquablement interdépendants de par leur situation géographique et qui ont tout à gagner à collaborer entre eux ; liens institutionnels, économiques, environnementaux entre tous les protagonistes du bassin. Contre une forte tendance historique à des approches unilatérales de la gestion et de l’utilisation des eaux du bassin du Nil et afin de gérer de manière constructive les conflits liés à cette utilisation, ces recherches suggèrent que toute extraction d’eau soit compensée par la mise à disposition d’autres ressources ou par l’octroi d’une « voix au chapitre », c’est-à-dire la participation politique des populations défavorisées au processus de décision et de gestion des ressources. La mise en œuvre de tels mécanismes de compensation et la prise en compte des populations concernées présupposent la création de mécanismes institutionnels adéquats. Ceux-ci doivent transgresser les frontières nationales et tenir compte de mécanismes de pouvoir aussi bien nationaux que traditionnels au niveau régional25.

15 La question de l’eau est également un enjeu économique, politique et social très important en Asie centrale. Là encore, une tendance lourde, constatée aussi bien dans

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la recherche scientifique que dans des projets de développement, consiste à établir un lien direct entre ressources en eau et conflits. Le manque (scarcity) d’eau y est généralement perçu comme la cause « naturelle » de doléances (grievances) qui, une fois formulées et portées dans l’arène publique par les communautés locales, mènent presque immanquablement à des conflits violents. Dans cette perspective, les conflits liés à l’eau sont considérés comme « endémiques », c’est-à-dire comme résultant seulement de luttes et d’enjeux à l’échelon local, ou comme une conséquence directe d’une dégradation des relations intercommunautaires due au manque d’eau. Et la résolution de ces conflits est perçue avant tout comme un problème à la fois technique (amélioration des réseaux d’irrigation) et local (mise sur pied de mécanismes de cogestion de l’eau à l’échelon communautaire).

16 Les recherches menées au sein de l’IP7 sur la vallée de Ferghana, dans le bassin du Syr Daria aux confins du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan26, ont bien montré les limites d’une telle approche. Le concept même de « manque » d’eau tout d’abord n’est pas une simple donnée « objective » ou « naturelle », comme cela est généralement postulé, notamment par des agences de développement actives dans la région. Au contraire, le manque d’eau est un problème historiquement, socialement, culturellement et politiquement construit. Il est la résultante de rapports de force, et la manière dont les acteurs sociaux perçoivent les problèmes d’approvisionnement en eau potable ou d’irrigation, ainsi que les stratégies qu’ils mettent (ou ne mettent pas !) en œuvre pour résoudre ces problèmes doivent donc être contextualisées. De plus, analyser ces conflits comme « endémiques » dans les sociétés concernées pose problème. D’une part, cela débouche généralement sur une vision primordialiste et homogénéisante de ces communautés, perçues comme des entités homogènes formées autour de liens de solidarité essentialistes et poursuivant un objectif commun, alors même qu’il s’agit de sociétés politiques complexes parcourues de multiples lignes de fracture. D’autre part, ces conflits ne ressortissent pas seulement à des logiques locales ; au contraire, on ne peut les comprendre si on ne les replace pas dans leur contexte international, et si l’on ne perçoit pas les enjeux politiques qui se posent au niveau régional.

17 Du fait de la vision positiviste des liens entre scarcity, grievances et conflits exposée plus haut, les réponses apportées par les acteurs nationaux et internationaux au problème de la répartition de l’eau dans la vallée de Ferghana ne sont souvent pas adéquates. Tout d’abord, l’option « techniciste », qui consiste à tenter de prévenir ou de résoudre les conflits liés à l’eau en améliorant les réseaux de distribution et leur gestion par les communautés locales, a pour principal défaut qu’elle tend à « dépolitiser » des problèmes qui sont hautement politiques en en faisant de « simples » questions de développement technique et communautaire27. La prise en compte d’une ressource naturelle telle que l’eau comme étant un problème avant tout politique, social et culturel s’avère donc être un enjeu prioritaire, aussi bien de la recherche que des politiques de développement.

18 Ensuite et par voie de conséquence, le rôle, pourtant primordial, des rapports de force au niveau local tend à être sous-estimé, et il n’est pas non plus suffisamment pris en compte dans la mise en œuvre des programmes d’agences internationales actives dans la région. Ces rapports de force se reflètent dans l’importance relative accordée aux différents systèmes de loi, que ce soit à l’échelon national, régional ou local. Or, bien souvent, le cadre juridique national, retravaillé et réformé avec l’aide d’acteurs

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internationaux, est en décalage complet avec la vie quotidienne des populations locales, et il ne fait donc pas réellement sens pour elles. De plus, les groupes concernés ne partagent pas ou ne se reconnaissent pas dans le modèle d’« harmonie » que des intervenants externes tentent d’imposer comme modèle de solutions des conflits qu’ils ont cru repérer. Ce genre de modèle est souvent d’ailleurs une projection symbolique de la part des donateurs sans réel fondement historique. Des conflits qui, en apparence, résultent « simplement » de la compétition pour l’accès à l’eau et aux réseaux d’irrigation résultent en effet de l’histoire des rapports de force entre différents groupes constitués et couches sociales. La transformation des conflits liés à l’eau ne peut donc faire l’économie d’une analyse approfondie de leurs dynamiques historiques, sociales, culturelles et politiques, ce qui n’est souvent pas dans l’intérêt ni des acteurs internationaux, ni de ceux qui interviennent sur la scène nationale.

Terre et conflits

19 Les conflits liés à l’utilisation des terres ont été étudiés au sein de l’IP7 sous des angles différents, et dans des contextes géographiques et historiques eux aussi assez éloignés les uns des autres. Là aussi, il est apparu très nettement que, pour comprendre les dynamiques de ces conflits et élaborer des stratégies d’intervention efficaces, l’on ne peut se contenter de faire le lien entre la question de l’accès à la terre, de sa gestion ou de son utilisation d’une part, et, de l’autre, les tensions éventuelles ou la violence pouvant en résulter. De nombreuses autres variables doivent être prises en compte.

20 Ainsi, en Ethiopie, la mise en œuvre de politiques publiques dans des domaines ne concernant pourtant pas directement la politique agraire ou foncière a eu une influence considérable sur l’utilisation des terres et sur les stratégies de (sur)vie au quotidien (livelihood strategies). C’est le cas, par exemple, des politiques de sécurité, de décentralisation administrative et de distribution de l’aide alimentaire, laquelle est intimement liée à la politique humanitaire au niveau international. Si l’on se penche par exemple sur ce dernier aspect, il ressort que la distribution continue d’aide alimentaire dans des régions pastorales va à l’encontre d’une gestion durable des ressources naturelles. Au gré de ces distributions, on assiste à des regroupements importants de populations en des lieux qui ne s’y prêtent pas forcément, et ces politiques contribuent d’une manière générale à l’accroissement de la population dans certaines zones, créant ainsi rapidement des déséquilibres importants et exerçant une forte pression sur les terres. De plus, ces distributions entraînent et entretiennent souvent des modes de consommation et d’utilisation des ressources naturelles tout à fait inadéquats28. Pour renverser la tendance, des réformes doivent être mises en œuvre dans le domaine du droit foncier en général et de la propriété en particulier. Or, ces droits sont ancrés dans des dynamiques sociales et historiques, et ils font sens dans des cadres de vie et des réseaux sociaux qui ne sauraient être modifiés du jour au lendemain. Par ailleurs, ils fonctionnent selon des logiques qui échappent aux politiques gouvernementales, en tout cas dans les territoires semi-arides des basses terres étudiés dans le cadre de l’IP7. Le fait que le gouvernement éthiopien ne dispose à ce jour d’aucune politique pastorale au sens propre en est une bonne indication. Cela rend en outre très difficile tout engagement à l’échelle nationale dans le domaine pastoral.

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21 En amont de l’utilisation et de la mise à profit des terres, que ce soit dans le domaine de l’agriculture ou dans celui du pastoralisme, se pose bien entendu la question de leur distribution. C’est sur cet aspect, entre autres, que se sont concentrées, dans le cadre de l’IP7, les recherches menées à l’ESZ sur l’Asie du Sud (Inde et Bangladesh) et du Sud-Est (Philippines, Indonésie). Plus précisément, elles ont mis l’accent sur les rapports entre « colons » et populations « indigènes » dans l’accès à la propriété foncière, notamment dans les régions de frontière (au sens social aussi bien que géographique). Lorsque des colons s’installent dans ces régions, que ce soit à l’initiative de l’Etat ou de leur propre chef, il en résulte généralement des tensions entre ceux-ci et les communautés indigènes qui se sentent menacées par les nouveaux arrivants. Les conflits violents qui en découlent parfois se cristallisent le plus souvent autour de la question de l’« indigénité » et génèrent des discours et des pratiques anti-immigrants au nom du droit des « autochtones » à disposer de « leurs » terres. Dans ces cas également, il serait simpliste de réduire les dynamiques de ce type de conflits à la seule question de l’accès aux ressources foncières, ou à celle de leur manque suite à l’installation des colons. Là non plus, les conflits en question ne sont pas seulement « environnementaux » ; il s’agit bien de constellations de conflits de différents ordres et d’origines diverses (ethniques, politiques, sociaux, économiques, culturels, etc.), et toute tentative de médiation dans ce genre de conflits se doit de prendre en compte cette complexité29.

22 L’exemple de l’attribution des terres (land titling) dans l’île de Mindanao, aux Philippines, met bien en lumière toute la complexité et l’ambivalence des stratégies d’intervention dans ce domaine. En 1997, le gouvernement philippin s’est doté, avec l’ Indigenous Peoples Rights Act (IPRA), d’une loi inédite dans toute l’Asie du Sud-Est en ce qui concerne la protection des populations indigènes. En donnant aux communautés indigènes le droit de revendiquer – et d’obtenir – un certificat de propriété sur leurs terres, cette loi institue en effet un système apparemment efficace de protection des minorités indigènes. Toutefois, à y regarder de plus près, on constate que les choses ne sont pas si simples. L’IPRA s’inscrit en effet dans une stratégie hégémonique de l’Etat philippin qui cherche à étendre son contrôle dans des zones dites « de frontière », au sens où la présence de l’Etat y est généralement très faible et son pouvoir fortement remis en cause, parfois par des groupes armés. Ce qui apparaît donc de prime abord comme une mesure performante de protection des minorités ethniques est en fait également, ou surtout, un instrument hégémonique dans les mains de l’Etat30.

23 Si les recherches menées par l’IP7 sur les conflits liés à l’eau ou à la terre ont montré quelque chose, il s’agit bien de l’importance primordiale du facteur humain dans le cadre de conflits prétendument « environnementaux ». De ce fait, la prévention comme la résolution de tels conflits passent non pas par des interventions d’ordre technique visant à influer soit sur l’origine environnementale de ces conflits (lutte contre la sécheresse par exemple), soit sur la distribution ou la répartition des ressources (réseaux d’irrigation, distribution de l’eau et des terres), mais par des interventions relatives à la gestion humaine, sociale, politique, économique et culturelle desdites ressources. Cette approche anthropocentrée de la gestion et de l’utilisation des ressources, en mettant l’individu et le groupe social au centre de l’analyse, vise aussi à étudier les dimensions institutionnelles de ces conflits et à saisir le potentiel de prévention et de résolution qui se trouve dans ces institutions, qu’elles soient coutumières, communautaires ou étatiques.

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Perspectives : remettre « l’Etat au milieu de l’analyse »

24 Les conflits restent principalement, par définition, des interactions entre humains. Si le contexte change suite à des modifications climatiques ou autres, cela peut certes influencer les conditions-cadres des interactions humaines, mais il reste aux hommes et aux femmes à gérer leurs relations dans et avec cet environnement. La caractéristique première de ces conflits est donc qu’ils sont d’ordre social et non pas d’ordre environnemental. Cela ne veut pas dire qu’il faille négliger l’importance de conflits qui se développent autour de l’utilisation de ressources naturelles, mais il s’agit également de ne pas chercher trop rapidement de nouvelles explications univoques et réductrices à ce genre de phénomène. Même si les travaux de la fin des années 1990 avaient déjà souligné l’importance d’une analyse différenciée, prenant en compte différents facteurs et évitant toute causalité simpliste, il importe de souligner à nouveau ce point, notamment au vu des discussions apparues il y a quelques années sous le label greed versus grievance31 ainsi que sous celui des « nouvelles guerres »32.

25 Avec leur thèse réductrice, revenant à dire qu’aujourd’hui la plupart des conflits dans le tiers-monde étaient dus davantage à l’« avidité » des « rebelles » qu’à des raisons politiques, Paul Collier et Anke Hoeffler ont attiré l’attention politique et scientifique sur le rôle des aspects économiques dans ce genre de conflits. Néanmoins, tout comme les conflits liés à l’environnement ne se réduisent pas à un « récit environnemental », remplacer le « récit politique » par un « récit économique » revient à fausser la perspective33. Il n’en demeure pas moins que, en mettant en avant les dimensions économiques, le débat lancé par Paul Collier et Anke Hoeffler comporte un lien intéressant avec nos recherches. Ces dernières traitent en effet aussi bien de la réglementation de la propriété et de son utilisation (property and user rights) que des liens entre économies locale, nationale et mondiale. Quant nous réfléchissons à des solutions liées à l’utilisation des ressources naturelles, il peut s’agir, outre d’intervenir sur le contexte politique, social et économique de la gestion de ces ressources, de trouver des formes de commercialisation ou de revenu alternatives pour les populations concernées. Nous en arrivons ainsi au rôle de différents régimes de commerce, aux alternatives potentielles telles que le commerce équitable, ou même aux contributions éventuelles d’entreprises multinationales. Il nous semble que ces principes économiques, ainsi que les régimes de propriété et les stratégies de pouvoir qui y sont attachés, ne sont pas suffisamment pris en compte par les programmes d’intervention occidentaux et qu’ils n’ont pas non plus fait l’objet de nombreuses recherches en rapport avec des conflits.

26 Par ailleurs, le rôle des institutions est crucial pour saisir le contexte de conflits liés à l’utilisation de ressources naturelles, mais aussi et surtout pour saisir le potentiel de transformation de tels conflits. Ce rôle a eu tendance à être sous-estimé par la plupart des recherches antérieures, mais aussi par nos recherches lancées au début de la première phase du NCCR Nord-Sud. L’offre et la demande de ressources naturelles ne se développent en effet pas dans un vide ; elles font partie d’un système de ressources plus large dans le cadre duquel des efforts de mitigation peuvent avoir lieu par le biais d’institutions. Cela vaut d’autant plus lorsqu’il s’agit de tensions ou de conflits internationaux, comme c’est souvent le cas en rapport avec les conflits liés à l’utilisation de l’eau. Le fait de savoir s’il y a effectivement abandon ou pénurie de ressources dépend du rôle et de la capacité de ces institutions34, et elles sont d’autant

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plus aptes à résoudre ou à transformer d’éventuels conflits qu’elles établissent des liens entre différentes ressources en question et peuvent ainsi offrir des échanges ou des accords à travers une large base de ressources, qu’elles contiennent des mécanismes de monitoring pour les solutions trouvées et qu’elles sont ancrées dans un cadre institutionnel stable35.

27 Finalement, l’étude de conflits liés à l’utilisation des ressources naturelles touche au fondement même des Etats dans lesquels ils se déroulent. Premièrement, bien souvent les ressources en question et les modes de vie qui en découlent constituent la base vitale politique et économique des Etats concernés. Les dynamiques historiques et politiques de construction des Etats sont elles-mêmes indissociables de la disponibilité de ces ressources et de leur contrôle, tout comme l’ont été, par exemple, l’accès au pouvoir politique et la formation d’une classe dirigeante au sortir de l’époque coloniale en Afrique. Deuxièmement, les modes de gestion des droits de propriété ou des conflits liés à l’utilisation de ces ressources, le contrôle et la mise en œuvre de tels droits et la gestion des procédures sont étroitement liés au pouvoir et au mode de fonctionnement de l’Etat. Toute réforme ou transformation de ces « acquis » représente potentiellement une réforme ou une refonte de l’Etat lui-même. C’est pourquoi, en commençant par analyser des conflits locaux liés à l’utilisation des terres et à la répartition de l’eau, on arrive à des questions touchant l’essentiel du fonctionnement des systèmes de gouvernance aux différents échelons de l’Etat. Et, souvent, à ce niveau étatique viennent s’ajouter un échelon international constitué par les organisations internationales et un échelon transnational où fonctionnent les ONG nationales et internationales actives dans le pays en question.

28 En guise de conclusion, nous restons convaincus que la recherche sur les conflits liés à l’utilisation des ressources naturelles est une voie prometteuse. De par la nature de son sujet, elle a contribué à revaloriser le contexte géographique, mais aussi historique, social et économique des conflits étudiés. Toutefois, il importe à l’avenir d’ancrer davantage les recherches liées à ce type de conflits dans la réflexion apportée aux institutions de manière générale et au rôle de l’Etat et de ses différentes formes en particulier. Cela vaut d’autant plus que les nouvelles recherches, dont font également partie les nôtres, se concentrent sur les modes de gestion et de transformation de ces conflits. De telles analyses ne peuvent être élaborées de manière constructive en dehors du contexte politique. Cela vaut a fortiori pour la recherche d’éventuelles solutions et pour leur mise en œuvre.

NOTES

1. P. Le Billon, « The Geopolitical Economy of “Resource Wars” », dans Geopolitics of Resource Wars, Ph. Le Billon (ed.), London; New York, Frank Cass, 2005, pp. 1-28. 2. National Centre of Competence in Research ou Pôle de recherche national ( PRN). Pour des détails sur ce pôle, voir . 3. . 4. .

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5. . 6. G. Baechler, V. Böge, S. Klötzli, S. Libiszewski, K.R. Spillmann, Kriegsursache Umweltzerstörung. Ökologische Konflikte in der Dritten Welt und Wege ihrer friedlichen Bearbeitung (ENCOP Band I), Zürich ; Chur, Rüegger, 1996. 7. B. Buzan, People, States, and Fear: An Agenda for International Security Studies in the Post-cold War Era, Boulder, CO, Lenne Rienner, 1991; J.T. Mathews, « Redefining Security », Foreign Affairs, vol. 68, nº 2, 1989, pp. 162-177. 8. Environmental Change and Security Project (ECSP), the Woodrow Wilson International Center for Scholars, . 9. L. Brock, « Umwelt und Konflikt im internationalen Forschungskontext », dans Umwelt und Sicherheit. Herausforderungen für die internationale Politik, A. Carius, K.M. Lietzmann (eds.), Berlin, Springer, 1998, pp. 37-56. 10. T.F. Homer-Dixon, Environment, Scarcity, and Violence, Chichester, Princeton, 1990. 11. Pour l’ouvrage de synthèse le plus systématique du deuxième projet, voir G. Baechler, Violence through Environmental Discrimination, Dordrecht ; Boston ; London, Kluwer Academic Publishers, 1999. 12. A. Carius, G. Baechler, S. Pfahl, A. March, F. Biermann, Umwelt und Sicherheit : Forschungserfordernisse und Forschungsprioritäten, Berlin, Ecologic, 1999. 13. Ibid., p. 5. 14. Voir la page . Pour une liste des thèses achevées et en cours, voir . 15. Pour une mise en perspective critique de ce débat, voir T. Hagmann, « Confronting the Concept of Environmentally Induced Conflict », Peace, Conflict and Development, nº 6, January 2005, pp. 1-22. 16. Pour l’approche méthodologique ayant servi de base à la conception du programme de recherche, voir les trois premiers chapitres de l’ouvrage suivant : H. Hurni, U. Wiesmann, R. Schertenleib (eds.), Research for Mitigating Syndromes of Global Change : A Transdisciplinary Appraisal of Selected Regions of the World to Prepare Development-Oriented Research Partnerships. Perspectives of the Swiss National Centre of Competence in Research (NCCR) North-South, University of Berne, vol. 1. , Geographica Bernensia, 2004. 17. A. Carius et al., op. cit., pp. 12-14. 18. H. Hurni et al., op. cit. Voir la page < http://www.nccr-north-south.unibe.ch/ syndromeliste.asp>. 19. Le NCCR Nord-Sud se concentre sur neuf régions du monde (JACS), l’une en Suisse et les huit autres en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Voir la page . 20. Un bon aperçu du potentiel scientifique et heuristique d’études de cas est donné dans J. Gerring, « What Is a Case Study and What Is It Good For ? », American Political Science Review, vol. 98, nº 2, 2004, pp. 341-354. 21. S.A. Mason, From Conflict to Cooperation in the Nile Basin: Interaction between Water Availability, Water Management in Egypt and Sudan, and International Relations in the Eastern Nile Basin, Zurich, Center for Security Studies, ETH Zurich, 2004, p. 3. 22. Y. Arsano, Ethiopia and the Nile: Dilemmas of National and Regional Hydropolitcs, PhD Thesis, Department of Political Science and International Relations, Addis Ababa, Addis Ababa University, 2004. 23. S.A. Mason, op. cit.Yacob Arsano, du Département de science politique de l’Université d’Addis- Abeba, et Simon Mason, du Centre for Security Studies de l’EPFZ, ont développé ensemble une

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méthode originale de travail basée sur des ateliers de discussion (dialogue workshops) et élaboré leurs recherches en tandem Nord-Sud. 24. Y. Arsano, Ethiopia and the Nile: Dilemma of National and Regional Hydro-politics, PhD Summary, NCCR North-South Dialogue, IP 7 « Environmental Change and Conflict Transformation », Bern, NCCR North-South, 2005, < http://www.nccr-north-south.unibe.ch/document/document.asp? ID=3741&refTitle=the%20NCCR%20North-South&Context=NCCR>. 25. Dans une perspective de recherche plus directement appliquée, voir R. Bonzi, « NGOs in Conflict Prevention: Experiences from the Water Sector in Ethiopia », Development in Practice, vol. 16, nº 2, 2006, pp. 201-208. 26. C. Bichsel, Dangerous Divides: Irrigation Disputes and Conflict Transformation in the Ferghana Valley, PhD thesis, Bern, Institute of Geography, University of Bern, 2006. 27. Dans un contexte tout à fait différent, voir aussi J. Ferguson, The Anti-Politics Machine: « Development », Depoliticization, and Bureaucratic Power in Lesotho, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1990. 28. Voir C. Ammann, Nahrungsmittelhilfe in der Somali Region Äthiopiens 1983-2004. Eine Verteilungsanalyse, Working Paper, nº 8, Center for Comparative and International Studies, Zürich, Universität Zürich und ETHZ, 2005. 29. Une partie de ces recherches, menées sous la direction de Jürg Helbling et Danilo Geiger, a été publiée dans D. Geiger (ed.), Frontier Encounters : Indigenous Communities and Settlers in Asia and Latin America, New Brunswick, NJ, Transaction Publishers, 2006. 30. Voir à ce sujet I. Wenk, « Bounded Spaces of Coexistence: Land Titling and Settlers on Indigenous Domains in Mindanao, the Philippines », Tsantsa, nº 10, 2005, pp. 181-185. 31. P. Collier, A. Hoeffler, Greed and Grievance in Civil War, Washington, DC, World Bank, 2000. 32. H. Münkler, Die neuen Kriege, Reinbek, Rowohlt, 2002. 33. Pour une analyse critique, parmi de nombreuses autres, des thèses de Paul Collier et Anke Hoeffler, voir R. Marchal, C. Messiant, « De l’avidité des rebelles. L’analyse économique de la guerre civile selon Paul Collier », Critique internationale, nº 16, juillet 2002, pp. 58-69. 34. M.F. Giordano, M.A. Giordano, A.T. Wolf, « International Resource Conflict and Mitigation », Journal of Peace Research, vol. 42, no 1, 2005, pp. 47-65. 35. Ibid., pp. 59-61.

AUTEURS

LAURENT GOETSCHEL Coordinateur du programme Gouvernance et conflit, Fondation suisse pour la paix (Swisspeace), Berne.

DIDIER PÉCLARD Directeur de la Fondation suisse pour la paix (Swisspeace), Berne.

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Economies de guerre et ressources naturelles : les visages de la mondialisation

Claude Serfati

Introduction

1 A la fin des années 1990, la persistance d’un nombre important de conflits a commencé à attirer l’attention des chercheurs. Les ravages produits par les guerres contrastaient singulièrement avec le programme néolibéral, qui, observant la fin de la période de guerre plus ou moins froide, concluait que l’avancée conjointe de la démocratie, du marché et de la paix serait inexorable, à peine entravée par des obstacles résiduels. Le débat s’est largement focalisé autour des travaux menés par le groupe de travail de la Banque mondiale dirigé par Paul Collier. Les travaux menés par la Banque mondiale sur ces conflits, qualifiés de guerres « civiles » ou « ethniques », sont fondés sur les principes de l’économie néoclassique. Ils attribuent l’essentiel des responsabilités de ces guerres à des causes internes aux pays, et font l’impasse sur leur place dans l’économie et les relations internationales. L’hypothèse qui guide cet article est que les conflits armés autour des ressources naturelles des années 1990 et 2000 doivent au contraire être resitués dans le contexte de la mondialisation1 contemporaine.

2 Ce chapitre est construit ainsi. A la différence d’une partie importante de la littérature, il commence par rappeler quelques enjeux stratégiques liés aux ressources naturelles pour les pays développés, puis aborde un examen critique des thèses de la Banque mondiale sur les « guerres pour les ressources ». Il décrit ensuite les multiples canaux qui inscrivent l’économie politique des guerres pour les ressources dans les processus de mondialisation contemporains et conclut par quelques hypothèses sur la nature du capitalisme mondialisé. Cela permet dans la dernière partie un retour sur notre analyse de la mondialisation en tant que processus d’universalisation, hiérarchisé et différencié, au centre de laquelle l’appropriation rentière s’est considérablement renforcée.

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Ressources naturelles et guerres : une longue histoire

« Oil in the next war will occupy the place of coal in the present war, or at least a parallel place to coal. The only big potential supply that we can get under British control is the Persian [now Iran] and Mesopotamian [now Iraq] supply… Control over these oil supplies becomes a first class British war aim. » Sir Maurice HANKEY, First Secretary of the War de Grande-Bretagne, 19182.

3 Cet article est consacré aux enjeux posés par les guerres pour les ressources naturelles contemporaines. Toutefois, la production est d’abord une relation que l’homme établit avec la nature dont certaines ressources sont « fixées », et qui sont, en général, essentielles à l’existence et à la reproduction des sociétés. Il n’est donc pas étonnant que les ressources naturelles aient été échangées entre sociétés humaines depuis l’aube de l’humanité. Le commerce des ressources naturelles qui présida aux échanges s’accompagna fréquemment de leur appropriation violente. La croissance industrielle au cours du XIXe siècle ne diminua aucunement l’importance cruciale des ressources naturelles, en dépit des progrès techniques, en particulier dans la chimie de synthèse. Tout au contraire, à partir de la fin du XIXe siècle, les rivalités économiques, la nécessité d’accroître les importations de ressources alimentaires et des métaux, furent des sources majeures des conflits militaires entre les pays européens et des motifs de conquête coloniale ou de soumission politique d’Etats indépendants lors de la première mondialisation (ou impérialisme) de la fin du XIXe siècle.

4 Plus importante encore, au début du XXe siècle, la quête de pétrole, qui constitue la base d’un mode de production et de consommation qui dure encore, dessina la carte des guerres et des conquêtes territoriales. Le Moyen-Orient demeure aujourd’hui profondément marqué par les appétits géopolitiques qui furent ouverts après la fin de la Première Guerre mondiale et la disparition de l’Empire ottoman. Les Etats-Unis pouvaient à la fin du XIXe siècle compter sur leurs ressources nationales, mais les pays européens étaient par contre tributaires des importations. L’Amirauté britannique craignait la dépendance vis-à-vis de Washington, et elle était inquiète de l’avance prise par l’Allemagne dans l’exploitation des gisements de l’Empire ottoman à la suite de la décision du sultan Abdul Hamid d’octroyer un certain nombre d’avantages aux financiers et industriels allemands en matière de gisements miniers à découvrir (1904).

5 Dès la fin de la guerre, les gouvernements britannique et français engagèrent des négociations pour le partage des gisements découverts ou à découvrir dans les territoires de l’ancien Empire ottoman. Ce partage organisé entre les deux grands pays européens – l’Allemagne battue est exclue du jeu, et l’arrivée d’un gouvernement soviétique exclut également la Russie – fut matérialisé dans l’accord de San Remo (avril 1920). Les Etats-Unis firent nénamoins valoir leurs intérêts au moyen d’importantes pressions. Le résultat fut que le capital de la Turkish Petroleum Company (TPC), chargée de prospecter et d’exploiter le pétrole de l’Irak, fut réparti entre les pays occidentaux (tableau 1).

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Tableau 1 : Composition dans la Turkish Petroleum Company, selon l’accord du 31 juillet 1928 (en pourcentage)

a Comprend: Standard Oil (S.O) de New Jersey, S.O. de New York, Pan American Petroleum & Import, Gulf Corporation et Atlantic Refining Company. Source : A. Nouschi, Luttes pétrolières au Proche-Orient, Paris, Flammarion, 1970.

6 A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements des Etats-Unis ont consolidé l’hégémonie de leur pays sur un régime financier et monétaire fondé sur le dollar, ainsi que sur une suprématie militaire indiscutée en Occident qui leur facilita la mise en place de réseaux d’approvisionnement sécurisés destinés à satisfaire leur addiction au pétrole. Ces besoins accrus ont précipité la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements. Ils ont également accéléré les interventions militaires devant renverser les gouvernements récalcitrants (Mossadegh en Iran en 1953, Arbenz au Guatemala en 1954).

7 Dans le contexte de crise économique mondiale et d’augmentation brutale du cours du pétrole à partir de 1973, la protection des intérêts financiers liés au pétrole, ainsi que celle d’approvisionnements réguliers sont devenues un élément central de la stratégie de sécurité nationale. A la fin des années 1970, le président Jimmy Carter énonce une nouvelle formulation : toute action par une puissance hostile destinée à prendre le contrôle d’une partie de la région du golfe Persique sera considérée « comme une attaque contre les intérêts vitaux des Etats-Unis » et sera contrée « par tous les moyens, y compris l’usage de la force militaire », position que Zbigniew Brzezinski, conseiller du président à la sécurité nationale, résuma ainsi : « Politique pétrolière : assurer la disponibilité du pétrole à des prix raisonnables et réduire la dépendance occidentale vis-à-vis du pétrole du golfe Persique. »3 Le chef des armées, Anthony C. Zinni, déclara le 13 avril 1999 devant la Commission des forces armées du Sénat que la région du golfe Persique présente un « intérêt vital » pour les Etats-Unis et que ce pays « doit avoir un accès libre aux ressources de la région »4. La « doctrine Carter » gouverne encore la stratégie américaine dans le Golfe, confortée par l’attention obsessionnelle portée au pétrole durant les années 1990 par l’administration Clinton, et bien sûr par celles dirigées par Bush père et fils.

Les nouvelles doctrines de sécurité : l’enjeu des ressources naturelles et énergétiques

8 L’importance déterminante pour les pays développés du pétrole et des ressources énergétiques est reflétée par leur inscription comme élément central des stratégies de sécurité nationale énoncées des deux côtés de l’Atlantique.

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Les États-Unis, l’OTAN…

9 Au cours de la décennie 1990, les objectifs de défense des pays capitalistes développés ont progressivement évolué vers les préoccupations de sécurité. Sur le plan international, la sécurité était généralement comprise comme la protection que des Etats organisaient contre les agressions militaires venant d’autres Etats, et la recherche se portait essentiellement sur les moyens de régler pacifiquement les conflits entre Etats. Ainsi, la sécurité a longtemps renvoyé de façon quasi exclusive aux fonctions militaires et de défense.

10 La perméabilité croissante des frontières nationales aux échanges financiers et commerciaux, l’absence de réglementation ou la déréglementation des marchés, et bien entendu le changement géopolitique majeur consécutif à la disparition de l’URSS ont conduit les Etats dominants à reconsidérer leurs approches de la sécurité. Les agendas de sécurité nationale énumèrent désormais une gamme de menaces qui vont bien au- delà des agressions militaires et des armes de destruction massive. Compte tenu de la place qu’ils occupent dans les relations politiques et économiques internationales, les Etats-Unis ont été les initiateurs de ces changements. L’évolution était observable avant les attentats du 11 septembre 20015. Un rapport publié par la Commission sur la sécurité nationale des Etats-Unis, bipartisane et comportant des économistes connus (dont Paul Krugman), recensait les « intérêts vitaux », ce qui signifiait pour les rapporteurs les menaces qui devraient immédiatement entraîner une riposte militaire. On y trouvait, au même rang d’importance, les attaques nucléaires ou à l’aide d’armes de destruction massive, mais également la défense de la mondialisation, c’est-à-dire « le maintien de la viabilité et de la stabilité des systèmes globaux que sont les réseaux commerciaux, financiers, d’énergie et l’environnement »6.

11 Le sommet de l’OTAN à Washington les 23 et 24 avril 1999 a dû faire face à la disparition de l’ennemi contre lequel l’OTAN avait été fondée et s’est tenu dans le contexte créé par la « mondialisation ». Il y répondit par l’élaboration d’un nouveau Concept stratégique de l’Alliance, qui organise un double élargissement de l’horizon stratégique de l’organisation. Les territoires d’intervention ne sont plus ceux du continent européen, mais peuvent avoir lieu « hors zones ». Depuis 1999, la présence de forces de l’OTAN en Irak, en Afghanistan et, plus récemment, en Afrique atteste la mise en œuvre de l’agenda. L’horizon s’est élargi également sur le plan des menaces auxquelles l’OTAN devrait faire face. Le point 24 du Concept stratégique de l’Alliance déclare que « la sécurité de l’Alliance doit aussi s’envisager dans un contexte global. Les intérêts de sécurité de l’Alliance peuvent être mis en cause par d’autres risques à caractère plus général, notamment des actes relevant du terrorisme, du sabotage et du crime organisé, et par la rupture des approvisionnements en ressources vitales. De grands mouvements incontrôlés de population, résultant en particulier de conflits armés, peuvent également poser des problèmes pour la sécurité et la stabilité de l’Alliance »7.

12 Cette nouvelle exigence sécuritaire, au premier chef la protection du libre accès aux ressources naturelles, risque de se heurter à des oppositions résolues, voire à des mouvements sociaux insurrectionnels qui pourraient considérer que les ressources naturelles sont « leur » bien. En conséquence, les interventions auxquelles l’OTAN doit se préparer découlent des « disparités économiques et sociales croissantes qui pourraient nourrir les révolutions du XXIe siècle, lorsque le désespoir cède la place à la violence. Des révolutions qui peuvent se propager dans les pays créent des instabilités

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politiques qui pourraient interrompre les lignes d’approvisionnement des pays africains et asiatiques riches en ressources minérales »8.

…puis l’UE et la

13 L’Union européenne (UE) ne possède pas une force armée centralisée, elle n’est pas plus une puissance politique homogène. De là à qualifier ses pays membres et l’action communautaire de soft power, voilà un langage qui étonnera sans doute dans plusieurs régions de la planète. En réalité, l’histoire de l’Europe et la dynamique des forces à l’œuvre dans la construction communautaire dessinent une configuration originale qui correspond à ce que l’actuel conseiller de Javier Solana, Robert Cooper, qualifie d’« impérialisme libéral »9. Distinguer le monde « civilisé », d’où la guerre est définitivement bannie, et la « jungle », où les Européens doivent sans hésitation adopter les « lois de la jungle » et les moyens militaires les plus puissants, telle est, selon Robert Cooper, la mission historique de l’Europe postmoderne. Le nouvel agenda stratégique n’est pas pour « l’Europe de défendre son territoire, ce dont elle est capable, mais qui n’est plus très pertinent aujourd’hui. La sécurité nationale commence aujourd’hui à l’extérieur – dans des zones comme l’Afghanistan et l’Irak »10.

14 Les documents de l’UE soulignent désormais que la « sécurité énergétique » doit devenir une préoccupation prioritaire des gouvernements. La dépendance de l’UE vis-à-vis de l’énergie ira croissant. L’UE importait au début de la décennie 76 % de ses besoins en pétrole, et le taux de dépendance devrait passer à 90 % en 2020. Cependant, la mise en place d’une politique commune en matière de sécurité énergétique sera longue et tortueuse, car les enjeux énergétiques touchent au plus profond des intérêts géopolitiques et économiques des Etats européens, en particulier pour ceux qui ont derrière eux des décennies de colonisation. En France, pays qui possède en revanche une longue expérience dans l’action militaire destinée à sécuriser ses approvisionnements, les études sur les questions des liens entre la sécurité et l’énergie se multiplient. Le rapport 2005 du Conseil économique de la défense résume une série assez longue de travaux consacrés à la sécurité des approvisionnements. Il rappelle que la « la maîtrise de l’énergie est un élément déterminant de notre politique de sécurité et de défense »11, que le « prépositionnement de forces françaises et les partenariats de défense entretenus avec des Etats producteurs ou par lesquels transitent leurs approvisionnements permettent à la France de conduire une politique sécuritaire proactive » en Afrique et dans le golfe Persique12 et que cette politique est menée soit seule (principalement en Afrique), soit dans le cadre de l’Union européenne13, soit enfin grâce à une coopération avec les Etats-Unis sur les actions à entreprendre pour conserver cette sécurité d’approvisionnement.

Les « guerres pour les ressources »

15 L’accroissement continu du nombre de conflits violents et de guerres depuis la Seconde Guerre mondiale, en particulier des conflits « intraétatiques », a donné naissance au cours des années 1990 à des débats qui se sont largement focalisés sur les études publiées par la Banque mondiale.

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Un nouvel objet d’étude

16 A la fin des années 1990, la persistance d’un nombre important de conflits a commencé à attirer l’attention des chercheurs. Les ravages produits par les guerres contrastaient singulièrement avec le programme néolibéral, qui, observant la fin de la période de guerre plus ou moins froide, concluait que les avancées conjointes de la démocratie, du marché et de la paix seraient inexorables, à peine entravées par des obstacles résiduels. En fait, la progression du nombre de conflits violents a été continue depuis la Seconde Guerre mondiale, même si des conclusions optimistes sont tirées de leur diminution au cours des années 199014.

Graphique 1 : Nombre de conflits violentsa, 1946-2002

a Conflits ayant provoqué plus de 25 morts par an. Source: Human Security Centre, Human Security Report 2005, University of British Columbia.

17 Les guerres et conflits qui ont marqué les années 1990 ont donc ouvert un large programme de recherche dont on peut tirer deux grandes conclusions. D’abord, les conflits armés contemporains diffèrent profondément de ceux qui ont déferlé sur le monde depuis le XIXe siècle. Ce sont de « nouvelles guerres », dont les différences avec les « anciennes guerres » portent sur les objectifs, les méthodes et leur mode de financement15. Les objectifs ne sont plus géopolitiques ou idéologiques, ce sont des enjeux identitaires qui renvoient à la nation, au clan, à la religion ou à la langue. Les méthodes de lutte ne sont plus fondées sur la conquête de territoires par des moyens militaires, mais sur le contrôle d’un territoire au moyen du contrôle politique des populations. Enfin, l’économie des nouvelles guerres est décentralisée, produit un fort taux de chômage et dépend de ressources externes (diaspora, aide humanitaire, recyclage des ressources pillées sur des marchés internationaux, etc.).

18 La qualification de « nouvelles guerres » donnée aux guerres civiles est parfois critiquée car elle établit une opposition trop tranchée entre les motivations des guerres civiles du passé, qui sont exagérément embellies, et celles des guerres civiles en cours, qui sont trop dénigrées16. D’autres critiques, plus sévères, taxent cette qualification de

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construction idéologique, autour de laquelle se retrouveraient certains chercheurs qui parlent de « nouvelles guerres » et ceux de la Banque mondiale. L’idéologie des uns et des autres s’interdit ainsi de « penser ce qui est intérieur au nouveau “bon camp” (celui de la démocratie et de la loi) qu’elle oppose aux différents barbares » ainsi qu’aux « aléas des processus de démocratisation, [aux] échecs, succès ou demi-succès des opérations de maintien de la paix et des ingérences humanitaires comme dispositifs de sortie de crise, notamment en Afrique et dans les Balkans »17. Cette vision de nouvelles guerres est également analysée avec scepticisme par les spécialistes proches des cercles militaires des Etats-Unis18. Nous soulignerons que ceux qui analysent ces « nouvelles guerres » s’intéressent peu à leurs relations aux processus de mondialisation du capital.

19 La seconde conclusion qu’on peut tirer des travaux sur ces « nouvelles guerres » retiendra plus notre attention. Les guerres des années 1990 et 2000 sont intimement liées aux ressources naturelles, et sont communément qualifiées de « guerres pour les ressources », comme les a nommées Michael Klare, de « biens porteurs de conflits », ou encore de « conflict commodities » (ONU) ou de « mineral conflicts » (OCDE).

L’approche de la Banque mondiale et ses critiques

20 Le débat s’est largement focalisé autour des travaux menés par le groupe de travail « Causes économiques de la guerre civile, du crime et de la violence », dirigé par Paul Collier au sein de la Banque mondiale. L’ambition de Collier est d’analyser les « causes économiques des conflits »19. Il affirme que « l’économie moderne des conflits rencontre le vieux marxisme. Comme dans Marx, les causes profondes des conflits sont économiques »20. On comprend vite que son approche en est aux antipodes. Le travail de la Banque mondiale prolonge et complète l’abondante littérature néoclassique qui a abordé l’économie des conflits à partir des années 1980, et à laquelle Paul Collier a largement contribué. Les économistes néoclassiques, lorsqu’ils ont découvert l’existence des conflits, ont commencé par faire table rase des contributions d’autres sciences sociales. Le ton est donné par un des économistes les plus connus sur ces questions : « Une fois que les économistes se sont installés dans ce domaine de recherche, ils ont bien sûr raison de balayer les explications autochtones et non théoriques » (c’est-à-dire celles qui sont proposés par « les historiens, sociologues, psychologues, philosophes, etc. »)21.

21 La principale conclusion tirée par Paul Collier et Anke Hoeffler d’une étude de 54 conflits armés qui se sont déroulés entre 1965 et 1999 est que les pays dont les exportations sont fortement dépendantes de produits primaires ont un risque de conflits plus élevés (graphique 2)22.

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Graphique 2 : Ressources naturelles et risques de conflits civils dans les pays à faible revenu

Source: P. Collier et al., Breaking the Conflict Trap: Civil War and Development Policy, Policy Research Report, Washington, DC, World Bank, 2003, p. 76.

22 Une explication majeure donnée par ces économistes est que l’opposition établie par l’économie des conflits traditionnelle entre les « revendications » (grievance) qui déclenchent des protestations pacifiques et l’« avidité » ou l’« opportunité » économique (greed) qui déclenchent des rébellions n’a en réalité pas d’importance. D’une part, on ne doit pas croire sur parole les insurgés, qui prétendent toujours que leur action a pour objectif la satisfaction de revendications, alors qu’en réalité seule leur importe la collecte de ressources financières qui leur sont nécessaires pour mener la guerre. Les économistes de la Banque mondiale éliminent ainsi les revendications anticolonialistes ou celles dirigées contre des gouvernements nationaux soumis aux grandes puissances. Cette vision appauvrie de l’histoire, si elle était transposée aux pays développés, serait assez cocasse. Dans ce cadre analytique, les émeutes dans les ghettos noirs des Etats-Unis en 1967, qui revendiquaient l’égalité des droits et qui sont, selon l’historien américain Howard Zinn, les plus importantes de l’histoire des Etats- Unis, seraient en effet transformées en une prédation de ressources économiques.

23 De plus, on remarque qu’un tout autre discours est tenu lorsqu’il s’agit de s’interroger sur les motifs (les justifications) des « guerres » menées par les pays développés depuis les années 1990. Leurs dirigeants sont alors jugés parfaitement crédibles lorsqu’ils avancent des revendications humanitaires et lancent des « guerres justes », des « guerres des droits de l’homme », etc., et leurs motifs sont totalement désintéressés puisqu’ils l’affirment. Pour l’équipe de la Banque mondiale, il faut donc finalement considérer que les rébellions que connaissent les pays du Sud ne sont pas des mouvements radicaux de protestation, mais une manifestation extrême de crime organisé. Les dirigeants de ces rébellions maquillent leur véritable objectif parce qu’ils ont compris l’importance de « bonnes relations publiques internationales »23. L’assimilation de mouvements de protestation radicale à du crime organisé sonne en curieuse résonance avec les

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doctrines de sécurité nationale qui, depuis le 11 septembre 2001, considèrent que la remise en cause de la propriété privée relève du terrorisme.

24 Le refus de toute référence aux motifs des « rébellions » donne ainsi un caractère hétéroclite à l’échantillon étudié par la Banque mondiale. On trouve par exemple dans une étude publiée en 2000 par Paul Collier et Anke Hoeffler le Vietnam (1960-1964), le Nicaragua (1975-1979) et l’Iraq (1990-1994). Les conclusions de l’étude rejettent la « fatalité historique » – entendez les responsabilités de la colonisation et de la néocolonisation – dans les guerres actuelles.

25 Etablir une corrélation entre l’existence de ressources naturelles dans un pays ou une région et des conflits armés n’est déjà pas évident. Aller plus loin et transformer cette corrélation contestée en causalité est encore autre chose. C’est un peu comme si un chercheur en médecine « expliquait » les risques de maladies dégénératives par le vieillissement de la population. On peut trouver au moins sept mécanismes explicatifs concurrents qui peuvent expliquer les relations entre les ressources naturelles et les guerres24. En sorte que la relation pourrait par exemple être inverse : les guerres pourraient détruire les industries manufacturières existantes dans un pays, et accroître la dépendance vis-à-vis des ressources naturelles.

26 Les auteurs qui établissent cette causalité et la qualifient de « malédiction des ressources naturelles » (resource curse) sont d’ailleurs en peine d’expliquer si l’« avidité » résulte de l’abondance des ressources, dans un processus qui évoque le « syndrome hollandais »25, ou bien, à l’inverse, de leur épuisement, ainsi que Malthus l’envisageait. Cette dernière hypothèse est largement présente dans la littérature consacrée aux « conflits environnementaux » ou à la « sécurité environnementale ». Ceux qu’on pourrait nommer les « environnementalistes pessimistes », dont Thomas F. Homer-Dixon est un représentant influent26, imputent le chaos grandissant sur la planète, dont les guerres font partie, à la dégradation environnementale. Les conclusions radicales de ce constat sont tirées par les stratèges américains, qui combinent souvent dans leur vision les crises environnementales et les mouvements massifs de populations incontrôlées27. Le secrétaire britannique à la Défense, John Reid, a récemment déclaré que « le manque d’eau et de terres cultivables est une cause importante du conflit tragique que nous voyons se développer au Darfour »28.

27 Collier et ses collègues rejettent les inégalités de revenus comme facteur significatif de déclenchement des guerres. Ils adoptent un point de vue centré sur les rebelles, pas sur les Etats, et considèrent également, comme Mancur Olson, qu’un « dictateur stable » (stationary bandit) qui monopolise la rente sous forme d’impôts est un moindre mal29.

28 D’autres critiques sont faites aux analyses du groupe de travail de la Banque mondiale. L’opposition entre revendications et avidité est invalidée par de très nombreuses études empiriques. La méthodologie et les variables utilisées pour obtenir des résultats sur le plan économétrique sont très discutables30. Même d’un strict point de vue empirique, les conclusions tirées par ces études semblent contestables31. Une étude fondée sur l’analyse de 13 conflits ne vérifie l’avidité que dans quatre cas, même lorsqu’on adopte une acception extensive de l’avidité32. La périodisation retenue pour le recensement des conflits (1965-1995) est artificielle, elle ignore les mutations sociopolitiques majeures que les pays impliqués ont connues souvent en relation avec les modifications des relations internationales. « L’histoire n’apparaît que sous la forme de l’évolution du taux de croissance sur les cinq dernières années, et de l’existence antérieure d’une guerre civile (sur cinq ans aussi) […]. »33

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29 Enfin, l’attention portée au rôle des ressources naturelles exige qu’on tienne compte de critères tels que leur localisation plus ou moins proche des centres de pouvoir, leur degré de concentration ou encore leur mode d’exploitation, qui souvent varie selon qu’il s’agit de ressources fixées (point-source resources) comme les mines, intensives en capital, ou de ressources diffuses (diamant, minéraux, bois, produits agricoles) 34. Ces caractéristiques renvoient non seulement à des coordonnées géographiques ou technologiques, mais plus encore à des espaces socio-économiques qu’elles façonnent et par lesquelles elles sont façonnées35. Elles invitent à tenir compte de facteurs extérieurs qui influencent les pays déchirés par des guerres entre « ethnies » ou communautés, guerres sur lesquelles les économistes de la Banque mondiale concentrent toute leur attention.

Les modalités d’insertion dans la mondialisation

30 La diversité des formes de conflits armés et de guerres, conjointement avec celle du type de ressources naturelles, interdit toute généralisation. Les économistes du courant dominant, fondé sur l’individualisme méthodologique, expliquent pourtant les guerres par le comportement égoïste et calculateur (car tel est le sens véritable d’agent rationnel) des agents qui donne à la guerre son motif : l’« avidité » (greed). Les causes des guerres sont donc endogènes aux pays concernés. Toutefois, l’ampleur des tragédies qui déchirent la planète conduit ces auteurs à préciser la relation de ces guerres à la mondialisation, d’autant plus qu’ils appartiennent à une des institutions financières internationales dont la vocation mondiale ne peut être niée. Dans une section intitulée « Guerres locales, victimes mondiales » de la présentation d’une étude, Nicholas Stern, l’économiste en chef de la Banque mondiale, donne la réponse : « Le monde est trop petit et constitué de réseaux trop étroitement imbriqués pour contenir les impacts d’un conflit à l’intérieur des frontières d’un pays victime d’une guerre civile. »36 Il existe donc deux hypothèses dans cette affirmation : les conflits ont des causes internes, et les effets d’interdépendance vont des guerres locales aux victimes mondiales.

31 Notre analyse propose d’inverser la formule qui vient d’être mentionnée et considère que ce sont les « victimes mondiales », au sort desquelles les programmes de la Banque mondiale ont largement contribué, qui fournissent le ferment de ces « guerres locales ». L’expression de « guerres civiles » est du reste trompeuse puisqu’elle fait accroire l’absence de toute relation à l’environnement extérieur. Or, les canaux qui relient ces guerres aux processus de mondialisation sont multiples.

Demande mondiale et sociétés transnationales

32 D’abord, les ressources qui fondent l’économie de ces guerres ne demeurent pas dans les zones de conflits, elles sont dirigées vers les marchés mondiaux, dont la plus grande part est localisée dans les pays du Nord. C’est évidemment le cas des diamants et autres ressources « précieuses » que les populations locales n’ont pas les moyens de « consommer ». Les guerres du Liberia et du Sierra Leone, qui ont coûté des centaines de milliers de morts et provoqué le déplacement de millions de personnes, ont été financées grâce aux exportations de diamants dont Charles Taylor a été un des grands artisans. Un rapport des Nations unies publié en 200037 a estimé que la production de diamants illicites représentait environ 20 % de la production mondiale. Les chaînes

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d’exportation et d’intermédiation de ce commerce sont connues et ne s’arrêtent pas aux « guerriers »: « Others must therefore be added to the list of predators: De Beers, Tiffany, Cartier, Harry Winston; the governments of Belgium, Israel and Britain which benefitted from the taxes derived from diamond sales, never once asking, for example, how $2.2 billion worth of diamonds might have been produced in a country like Liberia in only five years. »38

33 Une histoire similaire peut être racontée à propos du bois d’œuvre. Les ressources budgétaires collectées par le gouvernement de Taylor augmentèrent subitement. Mais quels furent les destinataires du pillage des forêts ? Les gouvernements de la Chine et de la France avaient fait publiquement état de leurs craintes qu’un embargo ait des effets sociaux dévastateurs. Le fait que ces inquiétudes viennent de deux pays qui ont respectivement reçu 46,4 % et 17,9 % des exportations totales de bois d’œuvre du Liberia en 2000 a bien sûr été noté par tous les observateurs. D’autres ressources naturelles qui sont au centre des économies de prédation produites par les guerres sont connectées aux marchés mondiaux. Elles servent moins à l’usage des consommateurs des pays du Nord, mais participent comme intrants (inputs) aux processus de production des entreprises39.

34 Les pays du Nord n’interviennent pas seulement pour créer une demande massive de ressources naturelles. Les groupes industriels et financiers (qualifiés par la CNUCED de sociétés transnationales, STN) sont bien souvent au cœur de leur extraction et de leur transformation, ou, pour parler comme les économistes, se situent du côté de l’offre, qui constitue un second aspect de l’interdépendance entre conflits « locaux » et marchés mondiaux.

35 Ainsi que cela a été rappelé, les sociétés transnationales (parfois qualifiées de firmes multinationales) dont l’activité dépend de manière cruciale des ressources naturelles ont en général une très longue expérience de la violence, qui remonte à l’aube de la colonisation occidentale. L’insécurité et les risques provoqués par le chaos politique qui règne dans de nombreux pays du Sud, les conflits armés et les catastrophes sociales (pandémies, famines) exercent en principe un effet dissuasif sur les décisions d’investissement des STN. Cependant, l’environnement économique et géopolitique dans lequel elles exercent leurs activités a profondément changé depuis le début de la décennie. L’insécurité est une composante désormais intégrée dans l’horizon stratégique. Le tournant est évidemment net depuis le 11 septembre 2001, et la conviction semble progressivement s’installer que la mondialisation n’est pas seulement caractérisée par le libre-échange et l’économie de marché fondée sur la propriété privée, mais aussi par la montée de l’insécurité. Les marchés financiers eux- mêmes, présentés par la littérature comme « adversaire du risque » (risk-adverse), ont depuis plusieurs années repris leur ascension, en attendant le prochain krach. La Bourse de Wall Street, l’épicentre de la « finance globale », semble même avoir remplacé la convention « nouvelle économie » des années 1990 par celle de « guerre permanente »40.

36 Les STN engagées dans des activités de production ne semblent pas excessivement inquiètes des guerres civiles (et de l’instabilité politique), selon une étude publiée par la CNUCED pour les années 2005-200841. Les dirigeants des STN interrogés citent, aux trois premiers rangs des huit risques auxquels les flux d’investissements directs à l’étranger devraient faire face, ceux existant dans les pays développés – le protectionnisme, l’instabilité financière et une faible croissance – et, au dernier rang des risques, ceux qui sont posés par les guerres civiles et l’instabilité politique. De fait, la longue durée de

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ces conflits a permis aux STN, dont la présence dans ces régions remonte souvent à des dizaines d’années et plus, de progresser sur leur courbe d’apprentissage et d’intégrer ce paramètre dans leurs décisions stratégiques. L’exploitation des gisements de pétrole off-shore, à l’écart des exterminations des populations, ne pose évidemment pas les mêmes problèmes que la gestion de ressources qui peuvent être directement appropriées près des lieux d’affrontement (bois, diamant) par les populations42. Il est donc nécessaire de différencier les attitudes des STN en fonction du type et du lieu de production, de l’ampleur des pressions exercées à leur encontre par des ONG dans leur pays d’origine, etc. Les STN ont de toute façon appris à gérer la diversité des risques et tentent de les intégrer dans les calculs d’actualisation de leurs revenus sur investissement. Celles qui manifestent une obstination à maintenir leur présence en dépit des exterminations font largement appel aux sociétés militaires privées (SMP)43. Ce sont souvent des sociétés transnationales et leur essor considérable est un indice de plus des relations entre la mondialisation et les guerres locales44. Elles opèrent dans plus de 50 pays, et leur rôle a été décisif dans certains conflits (Angola, Croatie, Ethiopie-Erythrée, Sierra Leone, etc.). On connaît aussi l’importance du recours aux sociétés militaires privées dans la guerre en Irak et l’occupation de la coalition dirigée par les Etats-Unis.

37 D’autres canaux, de nature plus financière, attestent la place que les guerres occupent dans la mondialisation. La multiplication des paradis fiscaux résulte de la levée de nombreuses contraintes réglementaires qui pesaient sur les marchés financiers. En sorte que la mondialisation financière a augmenté les possibilités qui sont données aux gouvernements et aux fractions militaires qui s’affrontent dans ces guerres de « recycler » les bénéfices tirés de la prédation des ressources naturelles vers des places financières « sûres » situées pour leur majorité dans les pays du Nord. Le président du Nigeria, le général Sani Abacha, celui du Congo, le général Mobutu, celui du Gabon, Omar Bongo, ont ainsi pu détourner des centaines de millions, peut-être des milliards de dollars45.

L’intervention des institutions internationales

38 La présence des STN au cœur des conflits armés, ou bien dans des régions proches vers lesquelles les ressources naturelles sont acheminées n’a pas seulement déclenché l’opposition des populations locales et les études documentées d’ONG, elle a conduit à l’intervention des organisations internationales. L’Assemblée générale de l’ONU a voté en décembre 2000 une résolution qui a abouti en novembre 2002 à la création d’un schéma de certification dit du « processus de Kimberley », destiné à régulariser le commerce des diamants. Bien que des progrès dans la lutte contre les diamants liés aux guerres aient été accomplis, les entreprises de cette industrie ne font pas encore des efforts suffisants pour le contrôle obligatoire des flux de diamants bruts entre la mine et son lieu d’exportation46.

39 A la suite d’une série d’investigations entreprises entre 2000 et 2003 par l’ONU et qui soulignaient la responsabilité des entreprises dans les guerres de la région des Grands Lacs, l’OCDE a également pris une série d’initiatives destinées à promouvoir un esprit responsable de la part des entreprises dans les conflits liés aux minerais. Les entreprises, dont l’implication coupable dans les conflits n’est toutefois pas mentionnée, devraient avoir comme « triples principes de base [triple bottom line] la

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profitabilité, la responsabilité sociale et de bonnes pratiques gouvernementales »47. La Déclaration de l’OCDE sur l’investissement international et les entreprises multinationales, un document important de l’organisation, comprend une annexe intitulée Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, consacrée à ces questions. On a toutefois fait remarquer que si le respect de ces principes directeurs est contraignant pour les Etats, il demeure volontaire pour les entreprises48. D’autres initiatives ont vu le jour, telles que Voluntary Principles on Security and Human Rights, le dialogue du Pacte mondial de l’ONU sur le secteur privé dans les zones en conflit et l’ Initiative pour la transparence des industries extractives.

40 Sans surprise, la Banque mondiale est l’institution internationale la plus engagée dans les questions posées par les conflits. Le programme sur l’économie des conflits a en fait évolué. Le projet L’économie de la guerre civile, du crime et de la violence (1998-2005) dirigé par Paul Collier a été suivi par la création du projet Transitions actuelles dans les postconflits. Dans la mesure où pour la Banque mondiale, la responsabilité des guerres et leur perpétuation découlent principalement de problèmes internes aux pays, son attitude est en phase avec les principes énoncés au cours de la seconde étape du Consensus de Washington. Celui-ci inclut les objectifs de bonne gouvernance, de démocratie et de responsabilité (accountability) et dessine l’économie politique de la mondialisation dans sa version néolibérale49.

41 Le projet d’oléoduc Tchad-Cameroun exprime ce tournant de la Banque mondiale vers les recommandations de bonne gouvernance50. Une large partie du financement par la Banque mondiale a été déposée sur un compte de développement supervisé par un groupe d’experts. L’objectif était d’éviter la corruption et les achats d’armes par le truchement des fonds versés, mais l’ambition semble avoir fait long feu. En avril 2006, la Banque mondiale a décidé de suspendre ses prêts, compte tenu des pratiques frauduleuses systématiques du gouvernement tchadien. Entre-temps, le groupe constitué par la Banque mondiale pour superviser le projet, l’International Advisory Group, avait dans ses rapports affirmé que le consortium pétrolier prenait la terre exploitée par les paysans sans indemnisations.

42 La critique adressée à la Banque mondiale est que l’orientation vers « la bonne gouvernance et la démocratie » est un vecteur de pénétration des capitaux étrangers, d’extension des privatisations d’infrastructures essentielles et d’imposition du mode de production nécessaire aux pays développés. Les critiques visent par exemple l’Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI) de la Banque mondiale, qui depuis sa création a assuré la garantie de près de 800 projets d’une valeur totale approchant les 15 milliards de dollars. L’essentiel des fonds est focalisé sur les garanties apportées aux institutions financières pour les protéger contre les risques du marché (risques de change), les risques d’expropriation et ceux liés aux guerres. L’AMGI soutient également des projets industriels liés à l’énergie. La prospection de pétrole et de gaz et le développement d’infrastructures dans ces industries représentent de loin la deuxième activité de l’AMGI. De même, entre 1992 et 2003, la Banque mondiale a financé pour 10,5 milliards de dollars des projets énergétiques qui bénéficient principalement aux STN des pays du Nord. On estime que pendant cette période, 80 % de la production issue des projets financés par l’AMGI étaient destinés à l’Europe occidentale, au Canada, aux Etats- Unis, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande et au Japon51. Les projets sur les énergies alternatives sont très limités (14 % du total).

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Rentes, guerres et mondialisation

Le retour en force de la rente

43 En dépit des multiples canaux qui relient ces guerres contemporaines aux marchés mondiaux et à la finance mondialisée, la littérature de la théorie dominante et véhiculée par la Banque mondiale est principalement focalisée sur le rôle singulier tenu par les ressources naturelles et les problèmes internes à ces pays. Ce sont, pour l’essentiel, des problèmes de mauvaise gouvernance qui favorisent l’appropriation de rentes par les belligérants et les dirigeants des Etats, nourrissent la corruption et la violence, entravent l’expression de la démocratie et en fin de compte bloquent la croissance économique. De ces observations, tirées de l’école des choix publics, la Banque mondiale conclut à la nécessité de mettre en place des principes de bonne gouvernance avec l’aide de la communauté internationale. C’est-à-dire avant tout, et répétée à satiété, l’imposition d’un régime de droits de propriété52 qui confère à ses détenteurs un monopole sur l’exploitation des ressources naturelles. Ce n’est donc pas la suppression de la rente liée à la nature qui est proposée, mais son appropriation privée dans des conditions qui sont validées par les réglementations internationales.

44 Il convient de revenir brièvement sur la question de la rente, car elle est au centre de l’argumentation actuelle53, bien qu’elle ait un statut incertain dans la théorie dominante. Par exemple, elle est positive lorsqu’elle découle des capacités de l’entrepreneur schumpetérien qui s’arroge une rente de monopole (lié à l’innovation), mais elle est négative lorsqu’elle vient de salariés qui se coalisent pour se défendre. Un des auteurs les plus représentatifs des choix publics peut ainsi considérer que « les pays dans lesquels les coalitions favorables à la redistribution des revenus ont été châtrées [emasculated] ou supprimées par un gouvernement totalitaire ou une occupation militaire devraient connaître une croissance relativement stable une fois qu’un ordre légal et stable a été établi »54. Pourquoi ce rôle positif tenu par un gouvernement totalitaire ? Parce que le dictateur sera incité à maximiser le taux de croissance de l’économie de son pays afin d’en tirer le maximum de ressources pour son compte personnel55.

45 Focaliser l’attention sur l’exploitation et la gestion des ressources naturelles est évidemment légitime, mais à condition d’en décliner les enjeux décisifs. Le mode de production et de consommation fondé sur la primauté de la marchandise, qui cherche à s’imposer comme la norme à l’échelle mondiale, est une source majeure du gaspillage des ressources naturelles, de l’épuisement de certaines ressources vitales, et de la multiplication des désastres écologiques et sanitaires. Cette course, à laquelle la Chine et l’Inde prennent désormais part, est « insoutenable » (graphique 3). Elle est éclairée par certaines études à partir de la notion d’empreinte écologique. Dans ce contexte, les ressources naturelles et les biens vitaux seront réservés par tous les moyens à une minorité de la population mondiale, ce qui aggravera les déséquilibres entre les pays du Nord et ceux du Sud et augmentera ce que certains appellent la « dette écologique » des premiers vis-à-vis des seconds.

46 La volonté des gouvernements des pays développés de maintenir leur contrôle sur les ressources indispensables à la poursuite de ce type de fonctionnement d’économie est une source majeure des guerres et des conflits actuels, qui sont certes d’un autre type que ceux provoqués il y plus d’un siècle par la conquête de territoires riches en

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ressources naturelles. De fait, les « Etats faillis » (selon le Département d’Etat des Etats- Unis), les « pays à faible revenu sous pression » (Low-Income Countries under Stress, LICUS, selon la Banque mondiale), les « Etats faibles » (selon l’OCDE) ne sont pas les seuls concernés par les guerres pour les ressources, contrairement à l’association souvent faite dans la littérature. Les guerres menées dans le passé et aujourd’hui dans la région du Moyen-Orient, dont les ressources pétrolières sont vitales pour les économies des pays développés, ont peu à voir avec des questions d’Etats faillis ; elles engagent directement les plus grands Etats de la planète.

Graphique 3 : Consommation de ressources en 2050 si la planète vit au même niveau que les Etats- Unis

Source : Sustainable Europe Research Institute (SERI), Europe’s Global Responsibility, 2005, .

47 Mais il y a plus. Dans la version dominante de la théorie économique, la mondialisation est un processus qui permet enfin la réalisation pratique de l’idéal-type qu’est le « marché ». En fait, l’extension de l’économie de marché à l’échelle mondiale repose sur la généralisation de droits de propriété du capital. La création et l’imposition de droits de propriété « stables » sur les ressources naturelles, telles qu’elles sont recommandées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans les accords sur les « aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce » (ADPIC), ne s’arrêtent pas aux pays déchirés par des « guerres pour les ressources ». Cet agenda, fondé sur la croyance que seul le capital (la propriété privée) peut gérer la reproduction du vivant, est défendu dans les pays du Sud par la Banque mondiale, et il conduit à privatiser les ressources génétiques (semences, plantes…). Pourtant, celles-ci ne font aujourd’hui l’objet d’aucun conflit « interne » aux communautés qui les utilisent ; par contre, elles exercent une attraction compulsive pour les grands groupes pharmaceutiques et biotechnologiques. Elles exigent souvent une expropriation des populations locales qui mobilise si nécessaire l’usage de la violence. Les assassinats organisés contre les populations récalcitrantes (en Amazonie par exemple) ne sont pas comptabilisés dans les études de la Banque mondiale, car les comportements de ces populations ne sont pas considérés comme des rébellions contre l’Etat.

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Un processus d’universalisation, mais hiérarchisé et différencié

48 L’extension des droits de propriété sur les ressources naturelles et sur le vivant (gènes, semences) est un processus complémentaire de celui qui depuis vingt ans a permis à la finance globale – ou plus précisément, selon nous, au capital financier – de reconquérir une suprématie indiscutée.

49 Le capital financier a été la force motrice de la mondialisation56. Il repose sur un rapport social singulier, distinct de celui qui se déroule sur le lieu de production entre le salarié et son employeur. Il permet aux institutions et aux ménages détenteurs de droits de propriété financiers (actions, obligations, titres de créances, etc.) d’exiger une rente, dont le fondement repose in fine sur la valeur créée par le travail et les richesses existantes. La mondialisation contemporaine exprime une tendance qui est à l’opposé de l’« euthanasie douce du rentier » souhaitée par Keynes en conclusion de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Les espaces géographiques, mais également les territoires ou domaines tels que la santé, la connaissance ou les ressources génétiques, ont désormais vocation à être régis par des droits de propriété privée qui sont également porteurs de profits rentiers pour leurs détenteurs. Dans un langage emprunté à Braudel, on pourrait dire que l’économie-monde est vraiment devenue mondiale. Toutefois, cette universalisation de la « logique marchande », facilitée par la conjonction de la disparition des pays du « socialisme réel » et de la mise en œuvre des politiques néolibérales à l’échelle planétaire, n’a rien à voir avec l’uniformisation des conditions de production de la valeur et de l’appropriation des richesses. La mondialisation est au contraire un processus hiérarchisé et différencié, loin des modèles de convergence qui ont « tourné » dans les ordinateurs des institutions financières internationales au cours des années 1990.

50 Les « guerres pour les ressources » – elles ne doivent évidemment pas faire oublier les guerres menées directement par les pays du Nord au cours des années 1990 – doivent être situées dans ce cadre57. Formuler cette hypothèse ne signifie pas adopter un mode réductionniste d’analyse symétrique de celui de la théorie économique dominante, et considérer, sur un registre anthropomorphique, que la « mondialisation serait coupable ». L’objectif est plutôt de comprendre quelles sont, dans la chaîne complexe des interdépendances, expression sous laquelle la mondialisation est généralement définie, les dynamiques économiques « globales » qui sont à l’œuvre, et les forces sociales, publiques et privées qui les mettent en œuvre ou en tout cas en influencent par leur action les trajectoires, en contrôlent les effets et en perçoivent les bénéfices ou les coûts.

51 La fragmentation des espaces socio-économiques (l’implosion de nombreux Etats), l’extermination des populations par les maladies et les carences alimentaires, les désastres écologiques qui se multiplient sont, pour une part, les produits inévitables et non maîtrisés de la logique qui domine les processus de mondialisation, dont ils dessinent certains traits. Les « guerres pour les ressources » qui existent dans certaines régions de la planète en précisent d’autres. L’intermédiation de la Banque mondiale, les engagements sur des codes de responsabilité sociale vis-à-vis des pays du Sud pris par les grands groupes financiers et industriels mondiaux auprès des institutions internationales, ont pour objectif, sinon de supprimer, tout ou au moins de limiter, ces conséquences désastreuses.

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52 L’économie industrielle des ressources naturelles est, comme le secteur manufacturier (industrie automobile, électronique, confection-habillement, etc.), concernée par la mondialisation des processus de production (les filières ou chaînes de valeur globales). Cependant, il est évident que les ressources naturelles soulèvent, en comparaison des autres industries, des enjeux spécifiques essentiels, et au sens propre des questions vitales. Certains de ces enjeux économiques, géopolitiques, sociaux et écologiques ont été abordés dans cet article. Le partage de la valeur – qui inclut la rente – liée aux ressources naturelles est donc un exercice délicat. La chaîne de valeur globale met en effet en cause de nombreux acteurs, dont les Etats ou fractions d’Etat armées qui contrôlent les territoires, les STN et les réseaux qui conduisent les ressources naturelles de leur extraction jusqu’aux marchés solvables et aux paradis fiscaux (territoires d’accueil d’une partie de la fortune accumulée par l’économie de la guerre), tous deux situés pour l’essentiel dans les pays du Nord. Le partage de la valeur et l’appropriation de la rente exigent également une implication directe de plus en plus visible de la « communauté internationale ». L’économie politique des guerres pour les ressources n’en est que plus intégrée aux processus de mondialisation.

NOTES

1. Dans ce texte, nous utiliserons le terme de mondialisation, bien que l’influence de l’anglais pousse à l’usage croissant du terme de globalisation. Nous ne méconnaissons pas par ailleurs les différences entre ces deux termes mentionnées par certains auteurs. 2. Cité par Greg Muttitt, Crude Designs: The Rip-Off of Iraq’s Oil Wealth, published by Platform, with Global Policy Forum, Institute for Policy Studies (New Internationalism Project), New Economics Foundation (NEF), Oil Change International and War on Want, 2005, . 3. US, Persian Gulf Security Framework, Presidential Directive/NSC-63, 15 January 1981, . 4. Cité par James A. Paul, Oil Companies in Iraq: A Century of Rivalry and War, Global Policy Forum, November 2003, . 5. C. Serfati, La mondialisation armée : le déséquilibre de la terreur, coll. La Discorde, Paris, Textuel, 2001. 6. Commission on America’s National Interests, America’s National Interests, July 2000, . 7. OTAN, Le Concept stratégique de l’Alliance, 24 avril 1999, . 8. T. Sandler, K. Hartley, The Political Economy of NATO: Past, Present, and into the 21th Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. 9. Pour une analyse de ces thèses, voir C. Serfati, « L’impérialisme et ses nouveaux penseurs », dans Impérialisme et militarisme au XXIe siècle, , Editions Page2, 2004. 10. R. Cooper, « The European Answer to Robert Kagan », Internationale Politik, Transatlantic Edition, vol. 4, nº 2, 2003, .

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11. Conseil économique de la défense, L’économie de la défense 2005, Paris, Ministère de la défense, 2005, p. 204. 12. Ibid., p. 228. 13. Sur le souhait que l’UE coordonne les instruments militaires des Etats membres pour partager aux côtés des Etats-Unis le fardeau de la sécurisation des voies d’approvisionnement du monde en pétrole et en gaz, C.-A. Paillard, Quelles stratégies énergétiques pour l’Europe ?, Fondation Robert Schuman, 2006, p. 72. 14. Voir sur cette question: Human Security Centre, Human Security Report 2005, University of British Columbia. 15. M. Kaldor, New and Old Wars: Organized Violence in a Global Era, Cambridge, Polity, 1999. 16. S.N. Kalyvas, « “New” and “Old” Civil Wars: A Valid Distinction? », World Politics, vol. 54, nº 1, October 2001, pp. 99-118. 17. R. Marchal, C. Messiant, « Les guerres civiles à l’ère de la globalisation. Nouvelles réalités et nouveaux paradigmes », Critique internationale, nº 18, 2003, pp. 91-112. 18. Pour une analyse des guerres qui demeure « clausewitzienne », voir Colin S. Gray, « How Has War Changed since the End of the Cold War ? », Parameters, Spring 2005, pp. 14-26. 19. P. Collier et al.,Economic Causes of Civil Conflict and Their Implications for Policy, World Bank Report, 2000, . 20. Ibid., p. 5. 21. J. Hirshleifer, cité par C. Cramer, « Homo Economicus Goes to War: Methodological Individualism, Rational Choice and the Political Economy of War », World Development, vol. 30, nº 11, 2002, p. 1846. 22. P. Collier et al., Breaking the Conflict Trap: Civil War and Development Policy, Policy Research Report, Washington, DC, World Bank, 2003. 23. P. Collier et al., Breaking the Conflict Trap: Civil War and Development Policy, Policy Research Report, Washington, DC, World Bank, 2003, p. 3. 24. M. Humphreys, « Aspects économiques des guerres civiles », dans Entendre les violences, J. Cartier-Bresson, P. Salama (dir.), Revue Tiers-Monde, t. 44, nº 174, avril-juin 2003. 25. Dans les années 1960, la découverte de vastes ressources en gaz en mer du Nord eut des répercussions négatives sur la compétitivité des produits non énergétiques en raison d’une appréciation de la monnaie. Le « syndrome hollandais » a été théorisé par W.M. Corden and J. Peter Neary en 1982 (« Booming Sector and De-Industrialisation in a Small Open Economy », The Economic Journal, vol. 92, nº 368, 1982, pp. 825-848). 26. Pour un état du débat entre « environnementalistes pessimistes » et les optimistes, voir par exemple D.M. Schwartz, T. Deligiannis, T.F. Homer-Dixon, « The Environment and Violent Conflict : A Response to Gleditsch’s Critique and Some Suggestions for Future Research », Environmental Change and Security Project Report, nº 6, Summer 2000, pp. 77-94. 27. Voir également la version popularisée de cette thèse par le journaliste Robert Kaplan, « The Coming Anarchy: How Scarcity, Crime, Overpopulation, Tribalism, and Disease Are Rapidly Destroying the Social Fabric of Our Planet », The Atlantic Monthly, February 1994, pp. 44-76. 28. Déclaration faite le 27 février 2006, reprise dans M. Klare, The Coming Resource Wars, March 2006, . 29. J.-P. Azam, P. Collier, A. Hoeffler, International Policies on Civil Conflict: An Economic Perspective, 14 December 2001, . 30. C. Cramer, op. cit. 31. M. Ross, « A Closer Look at Oil, Diamonds, and Civil War », Annual Review of Political Science, vol. 9, 2006, pp. 265-300. 32. M. Ross, How Does Natural Resource Wealth Influence Civil War?, Department of Political Science, UCLA, mimeo, 6 December 2001.

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33. R. Marchal, C. Messiant, « De l’avidité des rebelles. L’analyse économique de la guerre selon Paul Collier », Critique internationale, nº 16, juillet 2002, p. 64. 34. R. Auty (ed.), Resource Abundance and Economic Development, Oxford, Oxford University Press, 2001. 35. P. Le Billon (ed.), The Geopolitics of Resource Wars: Resource Dependence, Governance and Violence, London, Frank Cass, 2005. 36. Banque mondiale, La Banque mondiale appelle à une action internationale pour prévenir les guerres civiles, communiqué de presse, 14 mai 2003. 37. UN Security Council, Report of the Panel of Experts Appointed Pursuant to Security Council Resolution 1306 (2000), paragraph 19, in Relation to Sierra Leone, S/2000/1195, December 2000. 38. Ian Smillie, Securing Sustainable Development: Trade, Aid and Security. Diamonds, Timber and West African Wars, mimeo, p. 3, . 39. Les ONG documentent ces questions avec souvent beaucoup de précision. Voir par exemple Global Witness, La paix sous tension. Dangereux et illicite commerce de la cassitérite dans l’est de la RDC, 2005. Ce minerai d’étain est une des nombreuses richesses de la République démocratique du Congo. Les principaux pays consommateurs sont le Brésil, la France, l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. 40. Sur la relation entre le capital financier contemporain et le militarisme, voir L. Mampaey, C. Serfati, « Les groupes de l’armement et les marchés financiers : vers une convention “guerre sans limites” ? », dans La finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configuration, conséquences, F. Chesnais (dir.), Paris, La Découverte, 2004. Sur l’expérience de la fin du XIXe siècle, voir C. Serfati, « Finance et militarisme : qu’avons-nous appris du passé ? », dans Mondialisation et déséquilibres Nord-Sud, C. Serfati (dir.), Peter Lang, 2006. 41. Prospects for Foreign Direct Investment and the Strategies of Transnational Corporations 2005-2008, UNCTAD, 2006. 42. J.D. Fearon, « Why Do Some Civil Wars Last So Much Longer than Others? », Journal of Peace Research, vol. 41, nº 3, 2004, pp. 275-301. 43. Voir P.W. Singer, Corporate Warriors: The Rise of the Privatized Military Industry, Ithaca, Cornell University Press, 2003. 44. Un exemple parmi de nombreux autres documentés : la plupart des grands groupes pétroliers opéraient en Angola. Selon l’ONG britannique Global Witness, une part importante des 900 millions de dollars payés par les compagnies (Chevron, ElfAquitaine, BP, Exxon Mobil) afin d’obtenir la sécurité de leur exploitation et des droits de production off-shore a servi à acheter des armes. Global Witness, A Crude Awakening, London, Global Witness, 1999. 45. J.M. Winer, Illicit Finance and Global Conflict, FAFO Report, nº 380, March 2002. 46. Global Witness, The Kimberley Process Certification Scheme on the Occasion of Its Third Anniversary, An Independent Commissioned Review, February 2006, . 47. OECD, Helping Prevent Violent Conflict, Policy Brief, OECD, 2002. 48. Anne Huser, Doing Business in Conflict Zones: Implementing the OECD Guidelines for Multinational Enterprises, Paper for the WIDER conference « Making Peace Work », Helsinki, 4-5 June 2004. 49. C. Serfati, « L’économie politique de la mondialisation », dans Mondialisation et déséquilibres Nord-Sud, op. cit. 50. V. Haufler, « Foreign Investors in Conflict Zones: New Expectations », University of Maryland, 2006, . 51. A. Simms, J. Oram, P. Kjell, The Price of Power: Poverty, Climate Change, the Coming Energy Crisis and the Renewable Revolution, New Economics Foundation (NEF), 2004. 52. L’évidence semble tellement ancrée que l’expression est utilisée comme une métonymie pour droits de propriété privée.

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53. Plus exactement, c’est la recherche de rentes qui caractérise le comportement de l’agent économique néoclassique. 54. M. Olson, The Rise and Decline of Nations: Economic Growth, Stagflation, and Social Rigidities, New Haven; London, Yale University Press, 1982, p. 75. 55. M. Olson, « Dictatorship, Democracy and Development », American Political Science Review, vol. 87, nº 3, September 1993, pp. 567-576. 56. F. Chesnais (dir.), La finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configuration, conséquences, coll. Textes à l’appui/Economie, Paris, La Découverte, 2004. 57. C. Serfati, Impérialisme et militarisme au XXIe siècle, op. cit.

AUTEUR

CLAUDE SERFATI Maître de conférences en économie, Responsable de l’axe Mondialisation, Gouvernance, Développement durable (MGDD), Centre d’économie et d’éthique pour l’environnement et le développement (C3ED), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

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République démocratique du Congo. Les ressources naturelles : défis pour la construction de l’État

Gabi Hesselbein

1 L’année 2007 sera déjà bien avancée lorsque le processus électoral en plusieurs étapes engagé par la République démocratique du Congo livrera ses résultats, lesquels pourront permettre de poser les bases d’un nouveau gouvernement. Pour les Nations unies et de nombreux pays occidentaux donateurs, ces élections constituent un des jalons cruciaux de la remise du destin du Congo à un gouvernement légitime décidé à gouverner de manière correcte. On espère également que les représentants élus seront intègres et efficaces et que, avec le soutien international, ils conduiront le pays vers un avenir meilleur.

2 Pour le moment, près de 20’000 casques bleus de l’ONU sont stationnés au Congo. La guerre entre les différents partis et les différentes armées des provinces d’Ituri, du Nord-Kivu, du Sud-Kivu et du Katanga n’est toujours pas terminée et sa fin n’est pas en vue. Des factions armées des anciennes forces du Rwanda, pays voisin, tentent de reprendre le pouvoir chez eux à partir de l’est du Congo. En attendant d’y parvenir, elles terrorisent la population et « gagnent » leur subsistance les armes à la main.

3 Des groupes armés isolés franchissent également la frontière de l’Ouganda dans les deux sens, chassant, comme les autres armées, des dizaines de milliers d’habitants de leurs villages qui fuient à la recherche d’un refuge contre ces incursions armées. On estime à 4 millions le nombre de victimes depuis le début de la guerre au Congo en 1998.

4 La situation ressemble à celle de la « naissance » du Congo en 1960. Après que les seigneurs coloniaux belges eurent décidé de quitter hâtivement le pays et de laisser les Congolais se débrouiller avec leur nouvelle indépendance, il ne resta au gouvernement de Patrice Lumumba que quatre petites semaines pour construire un semblant d’Etat indépendant. L’ONU envoya une vingtaine de milliers de casques bleus pour rétablir l’ordre. Dans les provinces, plusieurs groupes bien armés firent tout leur possible pour

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soustraire leurs régions au pouvoir central. La guerre qui s’en suivit dura cinq ans, jusqu’au moment où le colonel Joseph Mobutu réussit à s’imposer comme vainqueur et à fixer les règles du jeu. A supposer que les élections débouchent sur un résultat clair et reconnu par les partis perdants1 – deux événements a priori peu probables –, les vainqueurs se trouveront devant les mêmes tâches que Mobutu en 1965 : • rétablir le monopole étatique du pouvoir dans tout le pays. Les armées qui s’affrontent doivent être soit neutralisées militairement, soit intégrées à l’armée nationale, entreprise ardue que le gouvernement de transition n’a pu conduire à bien ces derniers deux ans et demi. Il s’agit de fixer, ainsi que de financer, une structure de commandement unique et les tâches de l’armée. L’histoire du Congo nous l’a suffisamment démontré : lorsqu’ils ne touchent par leur solde, les soldats recourent au pillage. Il en va de même avec la police : malgré les votations, on ne saurait attendre de loyauté de la part de la population tant qu’elle ne se sentira pas en relative sécurité ; • maintenir une infrastructure de base permettant au moins l’accès aux différentes régions du pays (autrement que par voie aérienne), assurant les services de base que sont l’application du droit, la formation et la santé, mission dont le gouvernement de transition n’a pas pu s’acquitter.

5 La communauté internationale pourrait évidemment aider le nouveau gouvernement à atteindre ces objectifs. Le principal problème semble toutefois avoir échappé à son attention : pour sortir durablement du chaos et de la violence, le Congo va devoir se développer. Il faut pour cela un Etat fiable, dont la construction constitue une tâche gigantesque. Pour financer son administration, l’Etat doit percevoir des taxes douanières et des impôts. L’ancienne base fiscale – déjà modeste – est largement détruite. Dans les années 1960 et au début des années 1970, l’industrie minière et l’industrie de transformation partielle des produits miniers (surtout le cuivre, le cobalt et l’or) finançaient le gros du budget national. Aujourd’hui, l’or, le coltan et les diamants – non réglementés – sont extraits à main nue ou à la pelle, transportés à dos d’homme sur de grandes distances et achetés par différents réseaux qui les sortent du pays généralement sans payer de taxe. Les gens qui pouvaient naguère compter sur un revenu suffisant, comme les médecins, les enseignants ou les fonctionnaires, dépendent maintenant de réseaux informels et des ressources légales ou illégales de l’économie parallèle.

6 Le régime de Mobutu n’a disposé que de neuf ans pour construire l’Etat. Après l’effondrement du cours du cuivre en 1974 et le choc pétrolier du début des années 1970, les revenus de l’Etat n’ont fait que baisser. Ce sont ces chocs économiques, plus que l’enrichissement de Mobutu, qui expliquent la déchéance du Congo. La spirale de l’endettement, de la conversion de la dette, des dévaluations et de la réadaptation structurelle sous la supervision du Fonds monétaire international (FMI)2 a conduit le pays à enchaîner les improvisations, lesquelles ont eu raison d’une infrastructure déjà bien modeste et laissé des centaines de milliers de personnes s’adapter comme elles le pouvaient pour tenter de survivre. Lorsque, en 1990, la communauté internationale a décidé de suspendre sa coopération au développement avec le régime non démocratique de Mobutu, la déchéance n’a fait que s’accélérer. L’adaptation sociale et économique qu’a imposée la détérioration continue des conditions – jusqu’à l’avènement d’une économie de guerre – n’est toujours pas réalisée.

7 Au Congo, il ne s’agit donc pas en premier lieu de bonne gouvernance et de démocratie. Une votation ne mettra pas fin à l’existence de règles, d’instances décisionnelles et de

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pouvoirs parallèles. Un pouvoir central fort est nécessaire pour surmonter la misère qui, sous cent visages, règne dans le pays. Ce pouvoir doit réussir à redresser les revenus agricoles, à organiser l’exploitation des ressources minières par des méthodes modernes et sous contrôle étatique, à orienter le flux des devises vers la construction d’une industrie de transformation et, en général, à assurer la transition de l’économie parallèle à une économie formelle. Il est capital de créer des places de travail et de dégager des perspectives d’avenir, et pas uniquement pour les jeunes hommes actuellement au service des divers seigneurs de la guerre.

8 Pour le Congo – malgré la vision répandue selon laquelle l’« Etat » serait mauvais et le « marché » bénéfique –, l’important est de se doter de bonnes structures étatiques. Une armée régulière et fonctionnelle sous contrôle politique, des systèmes de santé et de formation restructurés hors de l’économie parallèle et accessibles à tous les citoyens, l’élaboration et l’application de lois réglant l’exploitation des trésors miniers et la construction d’une nouvelle industrie sont les tâches les plus urgentes devant être prises en main avec l’aide technique et financière de la communauté internationale. Cela coûtera beaucoup d’argent, beaucoup d’efforts, et nécessitera un engagement de longue haleine difficilement réductible aux habituels plans de trois ou cinq ans des donateurs internationaux. Dans la formation, par exemple, le remplacement des écoles publiques par des acteurs privés ou confessionnels n’est qu’un palliatif, pas une mesure de renforcement de l’Etat national. Pour la reconstruction du Congo, il faudra s’inspirer de l’exemple du développement des pays asiatiques ou du plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale.

9 Pour le moment, les recettes économiques libérales de la communauté internationale n’ont contribué qu’à la croissance pour ainsi dire grotesque de l’économie parallèle. Il est temps de soutenir une croissance économique inscrite dans le cadre d’un Etat national et d’offrir à quelques millions d’individus la possibilité de vivre une vie meilleure. Un tel processus ne résulte pas simplement de la tenue d’élections ; il nécessite d’importants efforts intérieurs et un vigoureux soutien extérieur.

NOTES

1. Les partis congolais ressemblent plus à l’aile politique des armées ou à des organisations régionales assez floues qu’à des organisations politiques au programme précis. 2. Le FMI a contrôlé dès 1976 la Banque centrale, le Ministère des finances et le Service des douanes.

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AUTEUR

GABI HESSELBEIN

Directrice de recherche au Centre d’études comparatives et internationales (CIS), Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ).

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De l’huile sur le feu. La lutte pour les ressources attise l’insatisfaction planétaire

Wolfgang Sachs

1 En 1928, Mohandas Gandhi formula l’une de ces intuitions qui ont porté sa pensée jusqu’au XXIe siècle : « Dieu fasse que l’Inde ne s’industrialise jamais sur le modèle occidental. L’impérialisme économique d’un seul et minuscule royaume insulaire (l’Angleterre) tient actuellement le monde dans ses chaînes. Si une nation comptant 300 millions d’habitants se lançait dans pareille exploitation économique, le monde serait ravagé comme par une invasion de criquets. »1 Près de quatre-vingts ans plus tard, cette observation résonne de manière effrayante car, entre-temps, ils ne sont plus 300 millions mais 1000 millions à suivre l’exemple de l’Angleterre. Gandhi craignait que la multiplication des Angleterres ne se traduise par l’extension de l’exploitation coloniale, et cela jusqu’à épuisement de la biosphère. Les limites biophysiques à l’extension de la civilisation industrielle à toute la planète sont maintenant clairement visibles ; elles confirment de manière impressionnante l’intuition de Gandhi.

2 Depuis que les limites biophysiques de la croissance classique se manifestent, plus rien n’est comme avant, en particulier dans la politique Nord-Sud. La politique part pourtant depuis longtemps du principe que l’égalité sociale sera assurée par la croissance nationale et internationale. L’attelage de l’équité à la croissance a été, dès après la Seconde Guerre mondiale, l’une des pierres angulaires de l’âge du développement. Mais depuis que l’on entrevoit la finitude de la biosphère, soit depuis quelques décennies, cette pierre angulaire se trouve déstabilisée. Simplement parce que, dans un monde limité, la croissance classique ne saurait apporter l’égalité, à moins d’anéantir la biosphère.

3 Les conflits liés aux ressources et à l’environnement du XXIe siècle ont donc leur signature : la contradiction entre une demande illimitée en biens naturels et, d’autre part, la finitude de l’environnement. On sait que ces conflits n’ont rien de nouveau ; que l’on pense aux luttes entre riverains d’un même cours d’eau au Moyen Age ou, à l’époque de Bismarck, aux démêlés entre nations européennes pour le contrôle des

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richesses naturelles de l’Afrique, sous le signe de la convoitise, de la pénurie et des rivalités. Entre-temps, le développement a créé une attente universelle et, parallèlement, on a pris conscience des limites de la biosphère. Les conflits pour le contrôle des ressources présentent un nouveau caractère : ils révèlent la contradiction fondamentale entre expansion économique et contraintes écologiques.

4 Cette contradiction ne se manifeste pas uniquement par des crises environnementales, mais aussi par des crises sociales. La convoitise et la pénurie suscitent toujours les rivalités. On sait que les nations et les humains ne profitent pas de la planète de la même manière. La règle empirique reste valable : un quart de la population mondiale s’approprie trois quarts des ressources mondiales. Ce sont avant tout les pays industrialisés qui puisent de manière excessive dans l’héritage naturel et exploitent l’environnement bien au-delà de leurs frontières nationales. Leur empreinte écologique dépasse leur propre territoire – parfois très largement – si l’on comptabilise toutes les ressources et décharges intégrées à leur fonctionnement. Et plus les ressources déclinent, plus la question de leur répartition se fait urgente. A qui appartiennent les réserves de pétrole, les cours d’eau, les forêts, l’atmosphère ? Qui a des droits, et lesquels, sur les mécanismes vitaux de la biosphère ? Combien chacun peut-il puiser pour son bien-être sans empiéter sur le droit des autres ? Ce sont des questions sous- jacentes à bien des conflits pour les ressources ou pour l’environnement.

5 Les conflits de ce genre sont gros d’un danger, celui que les inégalités ne s’en trouvent que multipliées. En effet, les rivalités qui s’exacerbent dans un contexte de finitude entraînent de nouvelles polarisations sociales. Les puissants s’emparent des ressources encore disponibles et les impuissants en sont pour leurs frais. L’essence augmente pour les pendulaires, les cours d’eau sont asséchés avant terme, le prix des importations de céréales s’envole, les pêcheurs reviennent les filets vides. Les conflits sociaux éclatent bien avant la fin écologique des ressources. Plus l’on s’approche de la limite de portance des écosystèmes, plus la pression s’accroît sur les faibles : les limites écologiques projettent loin devant elles leur ombre socioéconomique, et bien avant d’avoir été définitivement franchies. Avant même que la paix environnementale (au sens écologique du terme) n’ait été sérieusement perturbée, on constate que la paix sociale se fissure.

6 On constate que de nombreux conflits dont la religion, les luttes de clans, voire l’instauration de la démocratie sont la raison déclarée ont pour cause réelle le partage inéquitable de ressources. La lutte pour les ressources est souvent liée aux conflits de nature politique ou ethnique. Si l’on ignore la question du pétrole, la crise permanente du Proche-Orient et la guerre civile du Soudan deviennent incompréhensibles. Et à ignorer la dégradation et la pénurie des terres, on ne comprend ni la situation des réfugiés au Pakistan ni le génocide du Rwanda. Que ce soit au niveau international ou subnational, les conflits autour des ressources contribuent à la déstabilisation sociale lorsque manquent les procédures d’arbitrage légitimes. Il est donc prévisible qu’en cas de tensions supplémentaires relatives aux ressources, les risques de conflits ne feront que s’aggraver en de nombreux endroits, rendant la Terre encore plus explosive. Nous utilisons ici l’exemple du pétrole pour étudier la manière dont les frontières écologiques – qui représentent bien plus qu’un sujet de recherche biophysique – peuvent provoquer des conflits sociaux, parce qu’on retrouve l’« or noir » dans toutes les constellations conflictuelles types liées à des conflits de ressources : 1º son extraction conjure des conflits de survie ; 2º sa valorisation économique provoque entre

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autres des conflits de régime à l’intérieur des pays ; 3º son appropriation par les nations provoque depuis longtemps des conflits de répartition ; et 4º sa combustion engendre des effets qui accentuent les conflits de développement.

Les conflits de survie

7 Depuis l’époque de Pizarro, on a systématiquement prospecté le « Nouveau Monde » à la recherche de matières premières précieuses. Aujourd’hui, la frontier de la prospection et de l’exploitation des matières premières a été repoussée aux confins des continents et loin dans les mers, les gisements facilement exploitables ayant déjà été mis en valeur ou étant déjà taris. On extrait du pétrole au cœur de la forêt vierge et au fond des mers. On récolte du bois en Patagonie et en Sibérie, des fabriques flottantes ratissent les mers depuis le cercle polaire arctique jusqu’en Antarctique. Nous sommes particulièrement avides de ressources énergétiques, plus particulièrement le pétrole et le gaz, après quoi viennent les métaux, or, zinc, argent, cobalt, et les matières premières biotiques telles que le bois et les poissons. Depuis l’ouverture des frontières aux entreprises transnationales dans le sillage de la globalisation, une formidable pression repousse sans cesse les limites de l’exploitation. L’industrie extractive progresse désormais dans des terrains jusqu’alors hors jeu, en général des territoires de sociétés indigènes, et les intègre au réseau mondial des flux de ressources.

8 C’est en particulier le cas des territoires amazoniens de l’Equateur2. Depuis le premier forage du consortium Texaco-Gulf, en 1964, l’Oriente, comme on le nomme, vit à l’âge du pétrole. Au cours de ces trente dernières années, les compagnies pétrolières se sont lancées les unes après les autres sur ce territoire représentant le tiers du pays, y ont érigé leurs tours de forage et installé une infrastructure d’exploitation aux ramifications lointaines. Le pétrole apporte un bon lot de devises à l’Etat, des dollars. Le budget national n’en souffre pas moins d’un déficit chronique – comme dans de nombreux Etats d’Amérique latine – et l’Etat s’est endetté à l’étranger. L’exploitation du pétrole semblait devoir tirer le pays d’affaire avec ses rentrées programmées et ses exportations synonymes de devises. Le pétrole est généralement exporté aux Etats- Unis. Les concessions accordées sans discernement aux groupes multinationaux (entre autres Agip, Mobil, Amoco, Elf Aquitaine, Petrobras, Texaco) couvrent 1,2 million d’hectares de forêt tropicale (sur 13 millions) et correspondent souvent à des territoires indigènes.

9 Les peuples vivant en Oriente sont principalement des sociétés de chasseurs-cueilleurs, de langues et traditions diverses. Il s’agit en premier lieu des Quichua, des Huaorani et des Shuar. L’ensemble des groupes indigènes représente environ 125’000 personnes sur un territoire à faible densité de population. La conjonction forêt-eau fait de cette région l’une des plus riches en espèces du monde et les groupes indigènes dépendent entièrement des espaces naturels de forêts, des zones inondées et des berges des cours d’eau.

10 L’exploitation du pétrole n’a rien de discret : explosions, installations de pompage, pipelines, raffineries, tranchées dans la forêt, routes, pistes, véhicules lourds et campements. En Oriente, la première mesure fut généralement de déboiser, et la surface forestière ne représente plus que 30 % de celle des années 1970 ; la surface appartenant aux communautés indigènes s’est réduite à 8 %. Une torchère brûle en continu les restes de pétrole et de gaz, on taille des tranchées et fore à la dynamite sans

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égard pour les lieux sacrés des Indios. La pollution de l’eau a rapidement atteint un niveau tragique : les rejets et déchets empoisonnés polluent les ruisseaux et les rivières où les habitants puisent leur eau de consommation. De nombreuses fuites et ruptures de tuyaux laissent le pétrole s’infiltrer dans le sol et l’eau. On estime qu’au cours des vingt dernières années, une trentaine de ruptures de pipelines ont laissé un demi- million de barils de pétrole s’échapper dans les cours d’eau équatoriens. Le déboisement et l’empoisonnement ont entraîné la disparition de plantes, de poissons et d’animaux sauvages, réduisant la base vitale des groupes indigènes. Les conséquences sont la malnutrition, la désintégration sociale et, finalement, l’expulsion.

11 L’exemple de l’Equateur illustre un processus récurrent. D’un côté, la demande mondiale en ressources naturelles de toutes sortes augmente ; de l’autre, ces ressources n’attendent pas simplement quelque part en terrain neutre qu’on vienne les chercher. Au contraire, elles se trouvent bien souvent sur le territoire d’indigènes et constituent une des bases de leur vie. L’exploitation non réglementée des ressources peut dégrader, décimer, voire désacraliser leurs paysages, en particulier dans les périphéries du Sud. L’exploitation mesurée de l’écosystème vu comme un bien commun est battue en brèche par une exploitation ne visant qu’à maximiser les revenus d’un investissement3. Les besoins sanitaires des communautés locales et, tout bonnement, leur survie se trouvent marginalisés par rapport aux besoins en carburant et combustibles de consommateurs lointains. La subsistance des unes se trouve en concurrence avec les goûts de luxe des autres. C’est parce que l’exploitation pétrolière, la déforestation et la pêche industrielle menacent les ressources vitales des habitants qu’elles provoquent leur résistance. Les pauvres sont en quelque sorte dépossédés de leurs ressources pour que les riches puissent vivre au-dessus de leurs moyens.

Les conflits de régime

12 Naguère encore, la découverte de champs pétrolifères suscitait l’enthousiasme. Les théories habituelles du développement y voyaient le gage de l’accession d’un pays au bien-être et à la démocratie. Mais un coup d’œil sur la réalité et les études empiriques relativisent cette image idéalisée. Les études comparatives montrent que, en fait, les pays riches en ressources ont une croissance moindre que les autres et disposent d’un revenu inférieur par habitant. De plus, 12 des 25 pays du monde qui dépendent le plus de leurs ressources en matières premières et 6 des pays qui dépendent le plus de leur pétrole se trouvent dans le groupe des 25 pays les plus endettés. Plus un pays dépend de l’exportation de ses trésors naturels, moins son indice de développement humain est élevé. En ce qui concerne la mortalité infantile, l’espérance de vie et l’éducation, elles sont généralement à la traîne de la moyenne des pays moins riches en ressources. D’où la thèse de la « malédiction des ressources » qui a remplacé celle de la « bénédiction des ressources »4.

13 En Iran, en Russie et dans certains pays du monde arabe ou de l’Afrique, la malédiction est accablante. Au Nigeria, par exemple : « Il maudit la terre qui crachait le pétrole, crachait l’or noir. Il maudit les Dieux qui n’avaient pas asséché les puits »5, écrivait l’auteur nigérian Ken Saro-Wiwa dans sa nouvelle Night Ride. En 1995, Ken Saro-Wiwa fut exécuté pour avoir mobilisé l’opinion publique contre les ravages commis par le groupe Shell en pays ogoni avec la complicité du monde politique nigérian. Alors que, suivant des chemins détournées, les revenus pétroliers continuent d’affluer dans les

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poches des groupes dominants, les installations pétrolières du delta du Niger sont régulièrement la cible des chantages de groupes violents. Un Etat en déliquescence, où des bandes de maraudeurs mettent les pipelines en perce et une caste corrompue emplit ses comptes à l’étranger : le Nigeria est l’exemple du pays victime de son pétrole. D’autres pays riches en hydrocarbures tels que l’Angola, le Cameroun ou le Soudan sont tout aussi opaques et répressifs que les Etats pétroliers bien établis : Arabie saoudite, Koweït, Irak, Brunei, Russie… dont on peut tout dire sauf qu’ils illustrent la démocratie.

14 Cette situation n’a rien de surprenant. Les Etats dont le revenu dépend prioritairement des redevances sur l’exploitation de leurs ressources et non pas des impôts versés par leurs habitants glissent facilement dans une culture de la corruption. Seuls les pays dotés d’un régime bien ancré et placé sous contrôle public semblent échapper à ce destin. Ainsi, ni le Mexique ni la Norvège n’ont les traits d’un Etat rentier. On parle d’ Etat rentier lorsque les détenteurs du pouvoir peuvent se permettre de ne plus se sentir de devoirs envers la population parce que leurs revenus croissent sans effort et semblent illimités. Ceux qui se sont emparés du pouvoir disposent de moyens suffisants pour instaurer un régime de favoritisme qui récompense les sujets dociles et harcèle les opposants. L’Etat n’a alors plus de raison de rendre de comptes à la population et bloque tout partage politique. Les élites dominantes adoptent une mentalité de rentiers portés sur la dépense et la consommation, sans se soucier de doter le pays d’une force de production. Ce genre de régime doit régulièrement recourir à la force pour se maintenir au pouvoir, ce qui provoque souvent des réactions violentes et, en tout cas, est cause d’insatisfaction chronique.

15 Tous ces conflits semblent bien éloignés des colonnes à essence, des citernes de mazout et de l’air conditionné des parties riches du monde. Et pourtant le pétrole – tout comme les diamants, le coltan, le cuivre ou les bois précieux – finit en général par être consommé dans les pays riches du Nord et du Sud, même lorsque son cheminement est difficile à reconstituer. En dernière analyse, c’est la demande des pays riches qui rend l’exploitation des ressources si lucrative que des régimes kleptocrates peuvent en vivre. Et c’est le besoin de voies de ravitaillement fiables qui entraîne les gouvernements et les entreprises des pays démocratiques dans la complicité avec les régimes autoritaires que sont, par exemple, l’Arabie saoudite et, toujours plus, la Russie. Par ailleurs, plus la valeur de la ressource pétrole augmente, plus on a lieu de craindre qu’elle attire les activités criminelles. Il n’est sans doute pas exagéré de voir que là aussi, il y a bien des similitudes entre la dépendance aux drogues et celle au pétrole.

Les conflits de répartition

16 Le pétrole est actuellement la plus importante ressource planétaire, plus que l’or ne l’a jamais été. Sans pétrole, le système industriel et économique s’effondrerait : l’industrie et l’emploi reposent largement sur l’utilisation ou la transformation du pétrole brut ; la mobilité et les transports sur l’eau, sur terre et dans les airs dépendent principalement des produits pétroliers ; il en va de même du plastique, des médicaments, des engrais, des matériaux de construction, des couleurs, des textiles et de bien d’autres choses. La dépendance au pétrole n’a fait qu’augmenter depuis le milieu du siècle dernier. Le pétrole est devenu une ressource politique, économique et même culturelle irremplaçable. Plus que tout autre produit, il détermine le style de vie des habitants de la planète6.

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17 La sécurisation de l’accès aux hydrocarbures est depuis longtemps l’un des facteurs centraux de la géopolitique. Les Etats orientent leurs politiques économique, étrangère et militaire de manière à accroître leur influence sur les ressources importantes localisées en d’autres régions du monde. Il est patent que les Etats-Unis et leurs alliés n’ont pas lancé leurs machines de guerre uniquement pour libérer le Koweït, provoquer la chute de la dictature en Irak ou anéantir le réseau terroriste d’Al-Qaida, mais aussi pour consolider leur contrôle sur les réserves de pétrole du Moyen-Orient. Car le pétrole, qui a pris tant d’importance dans les pays industrialisés, n’est souvent pas disponible là où on le consomme. C’est pourquoi l’accès aux sources étrangères présente une telle priorité que les efforts déployés pour le garantir ont, ces dernières décennies, plusieurs fois dégénéré en conflits généralisés et en guerres meurtrières. Il y a aujourd’hui un siècle que les nations se disputent le partage des réserves de pétrole pour asseoir leur puissance et développer leur économie.

18 L’importance géopolitique du pétrole a sensiblement augmenté depuis que la fin des réserves est en vue. Il y a quelques décennies encore, les exportateurs se félicitaient régulièrement de la constante augmentation des réserves, qui était supérieure à celle de la consommation. La situation s’est inversée au début des années 1980 : l’exploitation annuelle dépasse de beaucoup les nouvelles découvertes. Pour chaque baril de pétrole nouvellement découvert, on en pompe actuellement quatre. Si l’on considère l’ensemble des champs pétrolifères du monde, on peut déterminer le « point d’extraction maximale », dit Depletion Mid Point, après lequel la production baissera irrémédiablement. Selon toute vraisemblance, ce point sera atteint entre 2008 et 20157.

19 Dans un tel contexte, les stratégies géopolitiques visant à garantir le ravitaillement en pétrole et à assurer la stabilité de son prix prennent une importance particulière. Dès que le point d’extraction maximale sera atteint, le prix des hydrocarbures s’envolera, risquant de provoquer un cercle vicieux semblable à celui de la crise pétrolière des années 1970, à la différence près qu’il n’y aura pas de fin de la pénurie en vue. Lorsque les quantités produites ne pourront plus satisfaire la demande, tous les pays, en particulier ceux qui dépendent d’importations de pétrole, subiront une crise économique.

20 Cette crise s’annonce alors que le monde entier se montre toujours plus assoiffé de pétrole. Selon toutes les prévisions, la consommation devrait augmenter spectaculairement. A la demande des pays déjà bien industrialisés s’ajoute depuis quelque temps celle des nouveaux consommateurs, en particulier la Chine, l’Inde et le Brésil. Leur besoin en pétrole – matière première et combustible à ce jour irremplaçable – croît rapidement, ce qui en fait de gros acheteurs sur le marché mondial. Ce sont particulièrement les pays seuils d’Asie, dans lesquels les réserves de gaz et de pétrole sont relativement limitées, qui attisent la concurrence. La Chine est déjà le second importateur mondial de pétrole et les pays tels que la Malaisie, le Vietnam ou l’Indonésie, aujourd’hui encore exportateurs, vont se transformer en importateurs nets dans la décennie. Comme les pays industrialisés sont loin de réduire leur consommation de manière importante (en fait, beaucoup d’entre eux l’augmentent !), la situation se tend. Les pays en pleine croissance font connaître leurs exigences, les anciens consommateurs n’entendent pas lever le pied, et les réserves s’amenuisent : les rivalités sont là, le scénario des conflits des prochaines décennies est tout tracé.

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21 Le gâteau diminue, l’appétit et le nombre des hôtes augmentent : le conflit est programmé et s’annonce durable8. Les batailles de demain projettent déjà leur ombre sur le Golfe, l’Afghanistan, la mer Caspienne et la Tchétchénie. Ce sont les pays pauvres qui paieront le prix fort. Les analyses de l’Agence internationale de l’énergie chiffrent les premiers effets d’une augmentation de 15 à 25 dollars le baril dans les pays industrialisés à une réduction de la croissance de 0,4 % alors que les pays en développement importateurs de pétrole seront touchés beaucoup plus durement, à hauteur de 0,8 % pour les pays asiatiques et jusqu’à 3,0 % pour les pays du sud du Sahara9. L’endettement de ces pays croîtra, comme ce fut le cas durant la crise pétrolière de 1973, et toute une part de la population ne pourra plus s’offrir d’énergie fossile. La croissance économique s’en trouvera enrayée et, comme c’est déjà le cas dans beaucoup d’Etats africains où l’essence manque, les véhicules utilitaires resteront à l’arrêt. Les entreprises qui pourront tenir pendant l’envolée du coût de l’énergie verront leurs concurrents disparaître. De bien sombres perspectives pour les pauvres : il est probable que l’évolution du prix du pétrole enfoncera les pays à moindre pouvoir d’achat plus profond dans l’apartheid économique. Au lieu de diminuer, les inégalités ne feront qu’augmenter.

22 Les limites sociales de la consommation de pétrole seront donc visibles bien avant les limites écologiques. La finitude des réserves de pétrole sera un facteur de déstabilisation bien avant que le dernier baril ne soit pompé. Les « limites de la croissance » reviennent sous forme de conflit géopolitique. Dans ce contexte, il est à peine exagéré d’affirmer que le développement économique conventionnel, qui se nourrit d’énergies fossiles, est devenu un gros facteur de risque pour la sécurité mondiale. Voilà qui renverse l’une des évidences chéries de la seconde moitié du XXe siècle : le développement ne favorise par la paix ; au contraire, tant qu’il s’appuiera sur le pétrole, le gaz ou le charbon, il sera un facteur de conflits.

Les conflits de développement

23 Ce n’est pas uniquement parce qu’ils seront écartés de la course aux ressources fossiles que les pays pauvres se trouveront sous pression, mais aussi parce qu’ils auront beaucoup à souffrir des effets nocifs de la combustion du pétrole. Selon toute probabilité, ce sont les pays et les personnes qui auront le moins contribué au changement climatique qui, les premiers, en goûteront les effets amers. A l’inverse de ce que tend à faire accroire le film The Day after Tomorrow10, le changement ne sera pas instantané et catastrophique, mais commencera de manière peu visible et sournoise. Et les pays touchés ne seront pas ceux d’Amérique du Nord ou d’Europe, mais bien plus ceux de l’hémisphère Sud. Les grands deltas de Chine, du Vietnam, du Nigeria et, en particulier, du Bangladesh, les petits Etats insulaires des mers du Sud, les domaines arides ou semi-arides du globe entier… voilà qui seront les doubles perdants, premièrement parce qu’ils ont moins de ressources transformables en bien-être et deuxièmement parce qu’ils seront les premiers à supporter les conséquences du changement climatique : sécheresses, orages, manque d’eau, élévation du niveau des mers et recul des récoltes. Loin de n’être qu’un sujet de préoccupation pour écologistes, le changement climatique sera très certainement la main invisible qui précipitera le déclin de l’agriculture, l’érosion sociale et l’exclusion.

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24 La destruction coloniale se joue cette fois sans puissance impériale et sans troupe d’occupation. Elle se propage dans l’air, invisible, perfide, télétransportée par la chimie de l’atmosphère. Lorsque l’atmosphère terrestre se réchauffe, la nature se fait instable. On ne pourra progressivement plus de fier aux pluies, aux nappes phréatiques, à la température, au vent ou aux saisons, autant de facteurs qui, depuis des temps immémoriaux, ont assuré aux plantes, aux animaux et aux humains un environnement hospitalier. Avec les perturbations climatiques, bien des régions deviendront moins hospitalières, parfois même inhabitables pour certaines espèces d’animaux et de plantes, voire pour les humains. Il n’est pas difficile de comprendre que l’élévation du niveau des mers rendra inhabitables certaines des terres les plus densément peuplées. Il est aussi clair, bien qu’on y pense moins, que les changements d’humidité et de température provoqueront des modifications dans la végétation et dans la diversité, dans la fertilité des sols et dans les réserves d’eau. Il faut également s’attendre à ce que l’environnement soit moins salubre. Les récoltes seront décimées par les parasites et les mauvaises herbes pendant que les humains seront plus nombreux à être frappés par la malaria, la dengue ou des maladies infectieuses11. Les recherches indiquent qu’une augmentation globale de la température de 2 degrés d’ici à 2050 (ce qui nous attend si nous ne réduisons pas les émissions) menacera 25 millions de personnes d’inondations côtières, 180 à 250 millions de personnes de malaria et 200 à 300 millions de personnes de manque d’eau12.

25 Les effets nocifs du changement climatique n’atteignent pas tout le monde de la même manière. Les études sur la question le confirment13 : les pays du Sud et plus particulièrement leurs habitants au pouvoir d’achat le plus réduit, ceux qui dépendent directement de la nature, sentiront les effets déstabilisants du réchauffement de la planète de manière plus rude que les pays industrialisés et les populations urbaines. Alors que le changement climatique est avant tout dû à la classe minoritaire des consommateurs transnationaux, c’est en grande partie le reste du monde qui paiera la facture. Un nouvel exemple : aujourd’hui déjà, les Inuit (Eskimo), qui vivent dans la région arctique du Canada, sont économiquement et culturellement déstabilisés par l’augmentation de la température. Des chasseurs disparaissent en cours d’expédition parce que, sur leurs cheminements habituels, la glace n’est plus assez portante ; les réserves pourrissent parce que le permafrost fond ; les igloos perdent leur effet isolant lorsque la neige fond puis gèle à nouveau. Et le dégel des rives entraîne le rejet d’eau douce, poissons compris, dans l’océan Arctique.

26 C’est pour les plus vulnérables que le danger est le plus grand. En l’occurrence, les riziculteurs du delta du Mékong et les pêcheurs de la côte du Sénégal, les éleveurs du haut pays éthiopien et les habitants des bidonvilles des coteaux de La Paz. Les bases économiques d’innombrables villages et villes seront touchées par les changements dans la production et la productivité agricoles. L’exode rural pourrait augmenter. Les quartiers miséreux seront exposés aux coulées de boue et à la destruction. La maladie ira frapper les moins résistants, les pauvres. Les risques découlant du réchauffement planétaire ne sont en aucun cas équitablement répartis sur la population mondiale ; ils pèsent surproportionnellement sur les couches sociales faibles et les dépossédés qui vivent déjà dans des quartiers misérables, dans les régions marginales, et avec le minimum existentiel. Et ce ne sont pas eux qui, par une consommation excessive de combustible dans un contexte de bien-être, sapent leur espace vital.

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Les politiques de l’environnement sont des politiques de paix

27 Les conflits pour les ressources sont le combustible des petites et grandes confrontations. Ils enflamment des villages et des pays entiers. Nous avons vu à quel point l’histoire récente du Proche-Orient et des autres régions en guerre est gorgée de pétrole ; à quel point les conflits religieux et ethniques sont provoqués par le manque de terrain ou d’eau. L’actualité économique nous montre à quel point les pays très peuplés tels que la Chine et l’Inde vont chercher le pétrole et le cuivre, le soja et le bois au-delà de leurs frontières. En résumé, l’appétit pour les ressources prive le monde de la paix. On ne pourra pas assurer l’ordre et la sécurité globale tant que l’on n’abordera pas les biens de la nature avec plus de respect. Si l’on préfère la sécurité à la déstabilisation et à la violence, il est aujourd’hui nécessaire de réduire nos prétentions sur la biosphère. Les stratégies pour une meilleure utilisation des ressources sont donc aussi des politiques de paix.

28 Il serait toutefois erroné de n’étudier les conflits pour les ressources que sous l’angle de la sécurité. Finalement, il s’agit de justice ou d’injustice, de puissance ou d’impuissance ; il s’agit du respect de l’équité dans l’espace transnational. Le fait que la tendance actuelle rapproche les questions d’environnement et de sécurité est dangereux. Parce que ceux qui parlent de sécurité ne pensent en général qu’à leur propre sécurité, pas à celle des autres. C’est pourquoi il faut bien voir dans les conflits qui agitent la planète non seulement une question de sécurité, mais aussi le résultat d’injustices. La sagesse politique le sait, qui l’a formulé jadis sous forme de maxime : « La paix est l’œuvre de la justice. »

NOTES

1. Dans Young India, 20 December 1928 (citation originale en anglais – N.D.E.). 2. T. Haller et al., Fossile Ressourcen, Erdölkonzerne und indigene Völker, Giessen, Focus Verlag, 2000. 3. W. Sachs, Ökologie und Menschenrechte, Wuppertal Paper, nº 131, Wuppertal, Wuppertal Institut für Klima, Umwelt, Energie, 2003. 4. Pour un résumé: M. Renner, The Anatomy of Resource Wars, Worldwatch Paper, nº 162, Washington, Worldwatch Institute, 2002. P. Le Billon, « The Geopolitical Economy of “Resource Wars” », dans Geopolitics of Resource Wars: Resource Dependence, Governance and Violence, P. Le Billon (ed.), London, Frank Cass, 2005, pp. 1-28. 5. K. Saro-Wiwa, « Night Ride », dans A Forest of Flowers: Short Stories, Port Harcourt (Nigeria), Saros International Publishers, 1986, p. 114 (citation originale en anglais – N.D.E.). 6. Wuppertal Institut, Fair Future. Begrenzte Ressourcen und globale Gerechtigkeit, München, C.H. Beck Verlag, 2005. 7. C.J. Campbell, The Coming Oil Crisis, Brentwood, UK, Multi-Science Publishing Compagny; Petroconsultants SA, 2004. P. Hennicke, M. Müller, Weltmacht Energie. Herausforderung für Demokratie und Wohlstand, Stuttgart, , 2005.

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8. Voir la contribution de N. Supersberger dans P.Hennicke, M. Müller, op. cit. 9. International Energy Agency (IEA), Analysis of the Impact of High Oil Prices on the Global Economy, Paris, 2004. 10. Film de Roland Emmerich, sorti en 2004. 11. Intergovernmental Panel on Climate Change ( IPCC) (ed.), Climate Change 2001: Impacts, Adaptation, and Vulnerability, contribution of Working Group II to the Third Assessment Report of the IPCC, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 12. M. Parry et al., « Millions at Risk: Defining Critical Climate Change Threats and Targets », Global Environmental Change, vol. 11, nº 3, 2001, pp. 181-183. 13. W. Hare, Assessment of Knowledge on Impacts of Climate Change: Contribution to the Specification of Art. 2 of the UNFCCC, Externe Expertise für das WBGU-Sondergutachten « Welt im Wandel: Über Kioto hinausdenken. Klimaschutzstrategien für das 21. Jahrhundert », Berlin, Wissenschaftlicher Beirat der Bundesregierung Globale Umweltveränderungen (WBGU), 2003.

AUTEUR

WOLFGANG SACHS Directeur de recherche au Wuppertal Institut für Klima, Umwelt, Energie, à Wuppertal (Allemagne) ; professeur invité à l’Université de Kassel (Allemagne) et au Schumacher College, à Darlington (Angleterre).

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3. Acteurs suisses : quelles contributions et ambitions ?

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Politique suisse de sécurité et de paix : cadre stratégique et parole aux acteurs

Xavier Tschumi Canosa

Introduction

1 Avant l’événement historique majeur qu’a constitué la fin de la guerre froide, la politique extérieure de la Suisse se caractérisait par sa réserve et sa non-ingérence, axée essentiellement sur la politique de neutralité : « Jusqu’au tournant des années 1985-1995, la politique extérieure de la Suisse faisait profil bas, n’était pas problématique du point de vue de la politique intérieure. Le Conseil fédéral n’avait pratiquement pas besoin de la diriger. Le contenu de la politique extérieure s’orientait pour l’essentiel sur le droit et la politique définie en matière de sécurité. »1

2 Dès le début des années 1990, le contexte international a été fondamentalement bouleversé et marqué par une densification des interrelations dans tous les domaines, notamment économique (dynamique de mondialisation) et politique (tendance accrue au traitement multilatéral des questions internationales). Dans ce contexte, le Conseil fédéral a très vite senti la nécessité de reconsidérer toute la politique extérieure de la Suisse.

3 Dans son rapport de 19932 et dans celui de 2000 3, le Conseil fédéral a défini cinq objectifs de politique extérieure, concordant d’ailleurs avec ceux que se sont assignés les pays européens pour leur propre politique extérieure, de même qu’avec les principes des Nations unies. C’est ainsi que ces objectifs, au caractère visionnaire, ont pu être ancrés dans la nouvelle Constitution fédérale4, en vigueur depuis le 1er janvier 2000.

4 Le premier objectif de politique extérieure fixé par le Conseil fédéral était, dans le rapport de 1993, « le maintien et la promotion de la sécurité et de la paix »5. Les termes ont légèrement évolué dans le rapport 2000, qui vise alors à « promouvoir la

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coexistence pacifique des peuples »6. Les notions de sécurité et de paix demeurent implicitement au centre de la nouvelle formulation de cet objectif, dont le point fort est de « fournir une contribution essentielle et bien visible à la prévention des conflits armés »7.

5 Le présent article se concentre sur cet objectif de politique extérieure en particulier, et sur les politiques de sécurité et de paix définies et mises en œuvre à cette fin. Il poursuit deux ambitions : d’une part, fournir au lecteur une vue d’ensemble de l’évolution qu’ont subie ces politiques depuis le début des années 1990 et des moyens dont s’est dotée la Suisse pour réaliser cet objectif ; d’autre part, restituer les éléments saillants et complémentaires d’une interview menée en mars 2006 sur ce sujet avec trois responsables de l’administration fédérale.

6 Sans méconnaître l’important travail des nombreux acteurs suisses non gouvernementaux et privés dans le domaine, notamment les ONG8, cet article se concentre sur les activités de l’administration fédérale en matière de sécurité et de paix, tant sur le plan conceptuel que sur le plan opérationnel.

Politique de sécurité et politique de paix de la Suisse : évolution récente

7 Avec la fin de la guerre froide, la notion de sécurité humaine a progressivement pris l’ascendant sur la notion étroite de sécurité nationale s’adressant aux Etats, en tant qu’indicateur de sécurité et de paix des individus contre les menaces qui se sont manifestées depuis lors. La définition et la mise en œuvre d’une politique de sécurité et de paix tenant compte de ce nouvel environnement de menaces apparaissent alors comme une tâche complexe pour un Etat traditionnellement neutre comme la Suisse.

Politique suisse de sécurité : coopérer sur le plan multilatéral et adapter la neutralité

8 La politique de sécurité de la Suisse, jusqu’à la fin de la guerre froide, était dominée par la conception dite de « défense globale », qui donnait à l’armée un rôle central et dans laquelle les actions diplomatiques et politiques sur le plan international (les composantes dites « élargies » de la politique de sécurité) étaient plus discrètes.

9 Les priorités ont été inversées lorsque la guerre froide a pris fin, « passant […] de la défense militaire du pays aux composantes “élargies” de la politique de sécurité : la mission stratégique la plus importante était désormais la promotion de la paix et la gestion des crises, parce que c’était également la mission la plus probable »9. Les activités de promotion de la paix, qui ont pris une position centrale dans la politique de sécurité de la Suisse, couvrent toutes les phases du cycle conflictuel, de la prévention des conflits armés à la consolidation de la paix en passant par toutes les actions, civiles et militaires, menées au cours des hostilités pour réduire le niveau de violence et ses conséquences. A ce titre, l’aide au développement et l’aide humanitaire ont vocation d’assumer un rôle privilégié dans les trois phases principales de tout conflit : elles peuvent en effet participer à la prévention structurelle des conflits et, s’ils éclatent, à l’aide d’urgence pendant leur déroulement et à la reconstruction dès qu’ils se

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terminent. Dans ce sens, « la guerre s’est invitée à la table de travail de l’aide publique au développement »10.

10 Dans ce mouvement, les instruments de la politique suisse de sécurité se diversifient et doivent trouver une articulation souple entre eux, notamment entre les moyens militaires et civils. Cette mutation des priorités de la politique de sécurité de la Suisse s’accompagne également d’un glissement de sa focalisation géographique vers l’extérieur du pays et, ainsi, vers davantage de coopération sur le plan multilatéral. Ces deux principaux champs de réforme de la politique suisse de sécurité sont intégrés dans le rapport sur la politique de sécurité de la Suisse, produit par le Conseil fédéral en 199911. Son titre, La sécurité par la coopération, résume à lui seul cette nouvelle conception de la politique de sécurité et c’est dans ce sens que le rapport présente une dimension véritablement novatrice en comparaison des documents antérieurs traitant de la sécurité. Il se base sur un examen minutieux et prospectif des menaces et dangers qui pèsent sur la Suisse depuis le début des années 1990 (auxquels nous revenons plus loin), pour redéfinir la coopération tant entre « tous nos moyens civils et militaires destinés à sauvegarder les intérêts en matière de politique de sécurité [que] la coopération avec les organisations internationales de sécurité et les Etats “amis” […] pour aider […] à garantir la stabilité et la paix dans un contexte plus étendu »12.

11 La neutralité de la Suisse a connu elle aussi une évolution au cours de cette période charnière, en revêtant une importance instrumentale croissante au détriment de sa dimension identitaire élevée au rang de but en soi. Le Rapport sur la neutralité, adopté par le Conseil fédéral en novembre 1993 et publié comme annexe au Rapport sur la politique extérieure de la Suisse dans les années 9013, a permis d’ouvrir « à la politique extérieure et à la politique de sécurité de la Suisse un espace de manœuvre élargi après la fin de la guerre froide »14. La politique de neutralité consiste depuis lors à déterminer jusqu’à quel point la neutralité contribue ou non à la réalisation des objectifs de la politique extérieure suisse. Cette nouvelle pratique de la neutralité a fait l’objet d’un rapport d’évaluation en 200015, par rapport à la politique suisse de sanctions lors du conflit du Kosovo en 1998 et 1999. De ce rapport est ressorti que les principales lignes de conduite en matière de neutralité définies dans le rapport de 1993 restaient valables et pertinentes. Cette conclusion est également celle à laquelle est parvenue, fin 2005, une nouvelle analyse de la pratique suisse de la neutralité effectuée, cette fois, à l’occasion du conflit en Irak (mars-avril 2003)16. Plus récemment, le Conseil fédéral a demandé au DFAE un nouveau rapport d’évaluation de la neutralité suisse telle que pratiquée lors du conflit au Liban (juillet-août 2006)17.

12 Dans la conception qui prévaut depuis 1993, la neutralité de la Suisse apparaît comme une règle politique permettant d’assurer l’indépendance et la sécurité de la Suisse. Ce dernier objectif, inscrit dans la Constitution fédérale au même titre que celui visant à la coexistence des peuples, est le point de mire même de la politique extérieure de la Suisse en matière de sécurité et de paix, dont le point fort est la prévention des conflits.

13 La Suisse dispose de toute une panoplie d’instruments pour prévenir les conflits, agissant à court et à long terme. Certains d’entre eux sont spécifiquement et directement destinés à cette fin, en particulier ceux de la promotion de la paix, de diplomatie préventive et de gestion des crises. D’autres moyens, comme la coopération au développement et avec les pays de l’Est, l’aide humanitaire ou les mesures de maîtrise des armements et de désarmement, contribuent également à prévenir les conflits, quoique plus indirectement et souvent dans le long terme.

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Politique suisse de paix : relier la promotion de la paix à la sécurité humaine et aux droits humains

14 La politique de paix de la Suisse comprend toutes les activités mises en œuvre dans le but de « persuader les parties au conflit d’adopter des formes de règlement non violent, dans le cadre de processus de transformation de moyenne ou longue durée »18. Depuis la fin de la guerre froide, ces activités s’inscrivent, à l’échelle internationale, dans la stratégie d’intervention intégrée en faveur de la paix, envisagée par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan19. Dans cette conception, la politique de paix est mise en œuvre autant que possible à tous les niveaux20 et avec divers instruments, civils et militaires, concourant à la promotion de la paix.

15 Parmi les instruments civils, il faut relever la gestion civile des conflits, la coopération au développement et avec les pays de l’Est, l’aide et la politique humanitaire, et les programmes nationaux d’aide au retour des réfugiés. Les instruments militaires comprennent les opérations de maintien de la paix, les actions visant à la réorganisation et au contrôle des forces armées ainsi que la politique de maîtrise des armements et de désarmement.

16 En matière de promotion de la paix, qui sert aussi bien la politique de sécurité de la Suisse que celle de paix, les priorités vont à la diplomatie préventive, au tissage de relations de confiance, aux actions de médiation, à la promotion de structures démocratiques et de l’Etat de droit ainsi qu’à tout ce qui peut être entrepris pour renforcer la sécurité humaine. Ce dernier concept désigne « la sécurité de tout individu qui devrait pouvoir vivre partout dans le monde, sans peur et sans être livré à l’arbitraire, dans le respect de son intégrité physique »21. Il comprend pour l’essentiel les droits humains, le droit international humanitaire et pénal, ainsi que la lutte contre les mines antipersonnel, les armes légères et l’enrôlement d’enfants soldats dans les groupes armés. Rassembler ces domaines dans un seul concept permet de mettre en évidence « l’importance de la sécurité éprouvée par les individus en tant qu’indicateur de sécurité et de paix »22. De plus, l’analyse de la situation de ces individus dans un pays donné, du point de vue de leur sécurité humaine, est précieuse dans le cadre de systèmes d’alerte précoce portant sur les crises qui pourraient s’y développer.

17 De son côté, le respect des droits humains apparaît comme une condition préalable à toute solution de paix durable, cette dernière étant à son tour le garant de la protection de ces droits ou, tout au moins, un frein à leur violation. La paix et les droits humains sont inséparables et cela se traduit, dans la pratique de la Direction politique du DFAE, par une règle d’engagement visant à « harmoniser dans la mesure du possible les interventions de promotion des droits de l’homme avec celles de gestion civile des conflits et [à] les déployer dans le cadre de programmes intégrés »23.

18 Le lien entre paix et droits humains est encore souligné dans le message du Conseil fédéral visant à donner une base légale commune aux engagements de la Suisse dans ces deux domaines24. Leur financement, aux uns et aux autres, est d’ailleurs issu d’un même crédit-cadre et, chaque année, le Conseil fédéral rédige un seul rapport sur les activités en faveur de la paix et des droits humains effectuées dans le cadre de la loi (nous revenons plus loin sur les instruments de la promotion de la paix).

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19 A vrai dire, les droits humains ont une dimension véritablement transversale et c’est en raison de cette caractéristique que leur promotion forme une composante de nombreuses politiques outre celle de gestion civile des conflits, notamment les politiques de coopération au développement, de lutte contre le terrorisme ou de migration. La politique suisse des droits humains ne se limite donc plus à la promotion des droits civils et politiques comme dans le passé mais tente d’influer aussi sur le respect des droits économiques, sociaux et culturels. Sans développer plus avant cette question complexe de la transversalité des droits humains, il est tout de même intéressant de relever qu’elle est bien présente dans la politique suisse de promotion de la paix, mettant parfois les acteurs de cette dernière face à d’épineux dilemmes. Une étude publiée en mars 2006, cofinancée par la Suisse et la Norvège, analyse par exemple jusqu’à quel point il faut, dans les négociations de paix, imposer des normes de protection des droits humains par principe ou alors les mettre de côté pour ne pas compromettre le résultat de ces négociations25. L’ambassadeur Thomas Greminger et Peter Wille26, dans la préface de cette étude, résument le dilemme ainsi : « Insistence on punishment for flagrant violations of human rights undoubtedly complicates the negotiation process intended to bring a conflict to an end. Conversely, a peace process that concentrates solely on silencing the guns as soon as possible and regardless of the concessions made, almost always creates obstacles for the redress of massive, systematic atrocities. »27

20 En mai 2006, le Conseil fédéral a produit un Rapport sur la politique extérieure de la Suisse en matière de droits de l’homme28 qui tente d’apporter quelques éléments de réponse à ce genre de dilemme et à d’autres conflits d’intérêts impliquant les droits humains, y compris avec des priorités de politique extérieure non liées à la promotion de la paix (commerce extérieur, mondialisation, développement de la science et des technologies par exemple).

Les menaces qui fondent la politique de sécurité et de paix de la Suisse

21 Les notions de paix et de sécurité sont reliées par les instruments mis en œuvre dans le cadre de leur politique respective mais également par la double mission constitutionnelle de la Confédération déjà évoquée ci-dessus (assurer l’indépendance et la sécurité du pays et contribuer à la coexistence pacifique des peuples). De plus, les définitions mêmes de paix et de sécurité font intervenir un vocable commun : les menaces. « Si le concept de “sécurité” désigne l’absence de menaces déterminées, la notion de “paix”, pour sa part, caractérise la situation où les causes des menaces correspondantes ont été éliminées. »29

22 Le rapport de 1999 sur la politique de sécurité, La sécurité par la coopération, dresse une liste des menaces auxquelles la Suisse risque à l’avenir d’être confrontée, au vu des développements constatés et pressentis depuis le début des années 1990. Cet inventaire des menaces n’est pas anodin puisqu’il a mis en marche, en Suisse, une dynamique de réformes de la politique de sécurité et de paix jamais connue auparavant.

23 Pour synthétiser cette dynamique, le tableau annexé à ce chapitre fournit une vue d’ensemble des documents essentiels sur lesquels repose cette politique ainsi qu’un aperçu des moyens financiers dont la Suisse dispose pour la mettre en œuvre.

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L’éventail des menaces et des dangers selon RAPOLSEC 2000

• Les « facteurs de menace militaire traditionnelle », qui ont diminué, ce qui profite dans l’ensemble à la sécurité militaire de la Suisse, même si la course aux armements n’est que partiellement contrôlée.

• « L’accroissement des conflits intérieurs », qui nécessitent de la part de la Suissea une gestion de crise suffisante pour éviter des conséquences qui pourraient l’affecter (flux de réfugiés, échanges économiques perturbés, etc.).

• « La prolifération des armes de destruction massive et des systèmes d’armes à longue portée », susceptibles de tomber entre les mains de groupes terroristes et contre lesquelles la Suisse ne peut de toute façon pas se prémunir seule.

• « Les restrictions à la liberté des échanges et les pressions économiques », dont la Suisse est victime et que certains pays ou groupes de pays utilisent pour des raisons non seulement économiques, mais aussi parfois politiques (fonds en déshérence par exemple).

• « Les développements économiques, sociaux et écologiques », qui entraînent une vulnérabilité extrême des pays pauvres et dont les conséquences ne vont pas manquer d’affecter la Suisseb.

• « Les développements technologiques importants en matière de politique de sécurité », notamment les technologies de l’information qui pénètrent toujours plus non seulement l’armement mais également l’économie, la société et l’Etat, et les biotechnologies qui peuvent entrer dans la fabrication d’armes biologiques, meilleur marché et plus simples que les armes nucléaires ou chimiques.

• « La menace contre les infrastructures informatiques et de communication », que la Suisse doit prendre particulièrement au sérieux en raison de la densité et de l’importance stratégique de ses réseaux, de même que leur relative vulnérabilité à des attaques de pirates informatiques.

• « Le terrorisme, l’extrémisme violent, l’espionnage, la criminalité et le crime organisé », dont la Suisse peut être victime à des degrés divers et contre lesquels la participation à des structures de sécurité collective est requise (Schengen, Dublin, etc.).

• « L’évolution démographique, les migrations », qui se concrétisent en Suisse par une population suisse stagnante et une population étrangère en augmentation, avec à la clé la question de son intégration.

• « Les catastrophes naturelles et anthropiques », caractérisées par une importante force destructrice et qui peuvent affecter la Suisse, notamment par effet domino dans la mesure où elle dépend largement de systèmes en réseaux.

Source : Conseil fédéral, La sécurité par la coopération. Rapport du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale sur la politique de sécurité de la Suisse (RAPOLSEC 2000) du 7 juin 1999

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(FF 1999 6903), pp. 6911-6920 (les citations entre guillemets sont directement tirées du rapport).

a Comme d’ailleurs des autres pays de la communauté internationale, également confrontés aux mêmes menaces et parfois même davantage, n’ayant pas le statut de neutralité dont dispose la Suisse

b Même si ces conséquences n’ont pas encore été étudiées dans le détail, en raison de la complexité des relations entre politique de sécurité et développement durable.

24 Fin 2005, un postulat30 a demandé la mise à jour de l’éventail des menaces auxquelles la Suisse est confrontée, notamment en ce qui concerne la menace terroriste, les attentats aux Etats-Unis (septembre 2001), en Espagne (mars 2004) et en Grande-Bretagne (juillet 2005) ayant tous été commis après la rédaction du rapport La sécurité par la coopération. Le Conseil fédéral a proposé de rejeter ce postulat le 2 décembre 2005, arguant que le rapport de 1999 n’était pas contredit par les menaces terroristes qui se sont révélées depuis lors. En outre, la Suisse avait présenté en décembre 2001 son rapport concernant la lutte antiterroriste au Comité du Conseil de sécurité de l’ONU31, créé à la suite des attentats du 11 septembre 2001, rapport dans lequel elle expose les moyens mis en œuvre ou à mettre en œuvre pour « empêcher le soutien financier ou logistique à des groupes terroristes »32.

La politique suisse de sécurité et de paix en action

25 Comme annoncé en introduction, et pour ne pas en rester au niveau formel et conceptuel abordé jusqu’ici, une interview a été menée en mars 2006, avec trois représentants de l’administration fédérale impliqués de près dans la définition et la mise en œuvre de la politique de promotion de la paix de la Suisse au sens large33. Leurs propos permettent de mieux comprendre comment ces acteurs perçoivent la politique qu’ils sont chargés de concrétiser, et éclairent également les difficultés auxquelles ils sont confrontés dans cette tâche.

26 Outre le rôle clé joué par la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, Raimund Kunz ajoute deux éléments déterminants supplémentaires de l’engagement accru de la Suisse en faveur de la promotion de la paix. Le premier élément a été la participation active de la Suisse au sein de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) depuis 1975, puis la présidence de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), que la Suisse a assumée en 1996. En se préparant à cette présidence tournante puis en l’endossant, la Suisse a en effet graduellement augmenté ses moyens et ses activités de promotion de la paix, par exemple au Nagorny-Karabakh (Azerbaïdjan) ou en Transnistrie (République de Moldavie). A l’occasion de cette présidence, la Suisse aurait alors en quelque sorte « glissé » dans ce champ politique pour ne plus le lâcher.

27 Le second élément a été, selon Raimund Kunz, le rôle modèle joué par la Norvège dans la promotion de la paix. Ce pays, comparable à la Suisse sur de nombreux plans, a en effet été actif très tôt (déjà pendant la guerre froide) dans plusieurs processus de paix34 et avec un succès reconnu par la Suisse. En réaction, cette dernière a alors commencé à

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renforcer la place de la promotion de la paix dans sa politique extérieure. Flavio Cotti, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, était d’avis que la Suisse devait encore poursuivre les efforts qu’elle avait consentis lorsqu’elle avait assumé la présidence de l’ OSCE. Pour la Suisse comme pour la Norvège, ces efforts de promotion de la paix ont une signification particulière et commune qu’il faut relever, en ce sens que ces deux pays utilisent la marge de manœuvre dont ils disposent en n’étant ni l’un ni l’autre membres de l’Union européenne pour intensifier leurs activités de promotion de la paix.

28 Comme exemple, Raimund Kunz évoque le rôle important que la Suisse a joué dans le processus d’élaboration de la Convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel ou du plan d’action contre les armes légères. C’est notamment par des initiatives diplomatiques au sein de l’ONU, renforcées par des activités au sein du Réseau de la sécurité humaine35 ou par les travaux de ses partenaires stratégiques comme le Small Arms Survey36, que la Suisse a contribué à la préparation d’accords internationaux dans ces domaines clés.

29 Historiquement, cela a déjà été évoqué, la Suisse est, en raison de sa neutralité, volontairement demeurée à l’écart des conflits mais a toujours proposé, par solidarité, ses « bons offices » pour rapprocher les parties qui s’opposent, sans toutefois exercer quelque influence politique que ce soit sur l’évolution du conflit. Thomas Greminger considère que les « bons offices » fournis par la Suisse pendant la période de la guerre froide relevaient déjà, en quelque sorte, de la promotion de la paix et que, après cette période, il ne fallait surtout pas abandonner cette notion mais bien plutôt la remplir avec un contenu plus moderne. Selon lui, la Suisse a en effet revitalisé les « bons offices » qu’elle fournissait traditionnellement en les intégrant dans une stratégie de promotion de la paix fondée davantage sur les instruments de politique de paix discutés au niveau international37, en particulier la prévention des conflits, et moins sur la neutralité. La volonté d’accorder plus de poids à la diplomatie préventive est d’ailleurs clairement exprimée comme point fort du premier objectif de la politique extérieure de la Suisse.

30 Cette orientation progressive de la politique de paix vers la prévention des conflits que décrit Thomas Greminger est d’ailleurs également relevée comme nécessaire dans différentes recherches, notamment dans le cadre du PNR 4238. Une de celles-ci avait par exemple montré que, « par rapport à la prévention au sens propre du terme, la politique extérieure suisse accorde trop de poids à la stabilisation postconflictuelle »39. La même constatation a été faite par la DDC, dont une étude40 indiquait que les activités de coopération au développement s’adressaient en priorité à la réhabilitation et la reconstruction postconflit, et que « la priorité n’était jamais donnée à des lignes spécifiques d’action préventive allant au-delà de l’effet préventif général du développement et de la coopération »41.

31 La nécessité et la volonté de renforcer les activités de promotion de la paix de la Suisse se sont aussi conjuguées, au niveau institutionnel, avec la création pratiquement simultanée, en 2000 et au début 2001, du Centre pour la promotion de la paix (KOFF), en tant que programme de la Fondation suisse pour la paix (Swisspeace), de la Division politique IV « Sécurité humaine » au sein du DFAE, et de la section Prévention et transformation des conflits (COPRET) au sein de la DDC. Le KOFF a été créé en 2001 par le DFAE et une série d’ONG suisses, dont 45 en sont membres actuellement. En fournissant des analyses, des conseils et de la formation à tous les acteurs impliqués dans la politique suisse de paix, le KOFF vise à assurer à cette dernière une certaine cohérence

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tant en ce qui concerne ses bases théoriques que sa pratique. L’actuelle DP IV « Sécurité humaine » est née en 2000 d’une fusion de la Division politique III B « Questions de la paix » avec l’ancienne DP IV « Politique des droits de l’homme et politique humanitaire ». Son thème de travail central est la sécurité humaine et, à ce titre, elle axe ses activités sur les champs de la politique de paix, de la politique des droits humains et de la politique humanitaire et des migrations. La COPRET a quant à elle été créée en 2000 lorsque la DDC s’est dotée d’un domaine des ressources thématiques en support de ses domaines traditionnels de coopération et d’aide humanitaire. Elle est surtout active dans l’analyse des conflits, le transfert de connaissances et de savoir- faire ainsi que la formation et le soutien méthodologique dans le domaine.

Les instruments de la promotion de la paix

32 Les acteurs publics de la promotion de la paix, en Suisse, sont répartis dans différents départements fédéraux, les principaux étant le DFAE et le DDPS. Avant d’entrer dans le détail des services concernés et des instruments qu’ils mettent en œuvre, il faut revenir sur les deux grandes catégories de moyens pouvant être mis au service de la promotion de la paix : les moyens civils et les moyens militaires.

Les moyens civils

33 Les mesures de politique extérieure prises par la Confédération pour promouvoir la paix par des moyens civils et renforcer les droits humains sont ancrées dans une loi fédérale en vigueur depuis le 1er mai 200442. Les mesures visant la promotion de la paix et le renforcement des droits humains mais qui relèvent de la coopération internationale au développement ou avec l’Europe de l’Est, de l’aide humanitaire ou qui sont effectuées par des moyens militaires sont cependant exclues du champ d’application de cette loi. Le financement de ces mesures est désormais issu de crédits- cadres pluriannuels, dont les deux premiers ont été approuvés par les Chambres fédérales fin 2003 et entamés à compter du début de l’année 2004.

34 Le premier crédit-cadre43 porte sur la gestion civile des conflits et la promotion des droits humains et concerne plus particulièrement la Direction politique du DFAE. Il s’élève à 220 millions de francs pour une période minimale de quatre ans à compter de l’année 200444. Chaque année, un rapport45 présente le bilan des activités menées au titre de la gestion civile des conflits et de la promotion des droits humains au sein du DFAE.

35 Selon le dernier rapport en date, les dépenses annuelles allouées à ces activités se situaient, en 2005, à près de 48 millions de francs, dont 86 % en faveur de la gestion civile des conflits et 14 % pour la promotion des droits humains. Environ deux tiers de ces sommes sont des contributions au coût des projets et environ un tiers sert à financer l’envoi d’experts, notamment ceux du Pool d’experts suisse pour la promotion civile de la paix (PEP), pour des missions bilatérales ou multilatérales.

36 Le second crédit-cadre porte sur les mesures de promotion civile de la paix que le DDPS effectue à côté de ses activités militaires de maintien de la paix. Il s’élève à 180 millions de francs pour une période minimale de quatre ans à compter de l’année 200446. Les

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chiffres des dépenses tirées de ce crédit-cadre apparaissent annuellement dans les comptes d’Etat47.

37 Selon le compte de l’année 2005, les dépenses du DDPS pour de telles mesures se sont élevées à un peu plus de 30 millions de francs, dont près de 19 millions pour les trois centres de Genève48 et 7 millions et demi pour le réseau ISN de Zurich49. Le reste des dépenses a été alloué à des activités civiles au sein Partenariat pour la paix ainsi qu’à des programmes de coopération et de recherche.

Les moyens militaires

38 Les conditions de l’engagement de moyens militaires en faveur de la promotion de la paix sont prévues par la Loi fédérale sur l’armée et l’administration militaire50. Les dépenses correspondantes consenties en 2005 se sont élevées à un peu plus de 42 millions de francs, dont environ 30 millions pour le contingent militaire suisse engagé au Kosovo (SWISSCOY). A ce montant le compte d’Etat 2005 ajoute encore près de 3 millions de dépenses effectuées d’une part dans le cadre de la coopération en matière de sécurité et d’autre part dans le cadre du Partenariat pour la paix sur le terrain.

39 Pour que cet engagement puisse être ordonné, il faut qu’il se base sur un mandat préalable de l’ONU ou de l’OSCE. Raimund Kunz cite à ce propos l’exemple du Soudan qui montre que cette clause n’est pas secondaire : l’accord de cessez-le-feu au Sud-Soudan, signé début 2002 au Bürgenstock par les parties au conflit sous l’égide de la Suisse et après d’intenses efforts diplomatiques de ce pays, était bilatéral (donc hors ONU) et ne lui donnait alors pas mandat d’envoyer son personnel militaire pour superviser le cessez-le-feu.

40 D’une manière générale, Raimund Kunz considère l’engagement des moyens civils et militaires comme un processus parallèle et complémentaire. Il donne deux exemples illustrant le fait que les missions civile et militaire de promotion de la paix sont différentes et qu’elles suivent un calendrier qui leur est propre à chacune. Le premier est la guerre des Balkans, lors de laquelle le volet militaire des activités de promotion de la paix a précédé le volet civil. Cet ordre a été influencé uniquement par la situation, qui requérait d’abord d’être stabilisée militairement (interposition) pour que les activités civiles de reconstruction puissent démarrer, ouvrant ainsi la voie au processus politique de réconciliation. Les militaires sont restés dans la région avec leur mission propre et à leurs côtés se trouvaient les acteurs civils qui suivaient leurs propres agendas, tous œuvrant à la promotion de la paix. Le second exemple cité par Raimund Kunz se situe dans la province d’Aceh, en Indonésie, où l’accord de cessez-le-feu a été obtenu en 2002 avec des moyens civils, principalement par le travail du Centre Henry Dunant pour le dialogue humanitaire basé à Genève, et où les observateurs militaires de ce cessez-le-feu sont intervenus par la suite à la demande des acteurs civils de la promotion de la paix.

Les acteurs et les instruments de la promotion de la paix

41 Au sein du DFAE, la DP IV est particulièrement active dans les processus politiques et diplomatiques, au niveau multilatéral mais aussi, et de plus en plus, au niveau bilatéral. Selon Thomas Greminger, les exemples ne manquent pas où sa division a lancé ou soutenu des initiatives visant à renforcer les normes humanitaires, notamment dans le

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domaine des mines antipersonnel ou des armes légères. En 2005, elle a par exemple travaillé sur la question du contact avec les acteurs armés non gouvernementaux. La DP IV s’implique également dans des programmes visant à la transformation pacifique des conflits, par exemple au Sri Lanka où elle travaille depuis de nombreuses années avec la société civile locale dans le but d’apporter des éléments de solution au processus de paix officiel. Ce travail a permis à la Suisse non seulement de devenir un pays hôte pour les négociations sur un cessez-le-feu, mais également d’apporter de manière directe une expertise et un contenu à celles-ci sur l’un ou l’autre point en discussion, cela avec l’aval de la Norvège qui reste le principal médiateur du conflit au Sri Lanka.

42 En ce qui concerne la DDC, toujours au sein du DFAE, Martin Fässler rappelle le choc qu’a constitué, en 1994, le génocide rwandais, lorsque les activités de coopération au développement de la DDC ont été directement confrontées à cette tragédie et que l’instrumentation classique de l’aide ne répondait alors plus, telle quelle, aux besoins. En 1992, la situation postconflit au Mozambique avait déjà poussé la DDC à adapter ses tâches de coopération au développement et à les élargir, de manière à tenir compte de la démobilisation des soldats et de leur réintégration dans la société qui étaient en cours.

43 Le rôle que peut jouer la coopération internationale au développement dans la prévention et la gestion des conflits est d’ailleurs débattu au niveau international depuis le début des années 1990. L’Agenda pour la paix de l’ONU51, en 1992, a reconnu la pertinence de ce rôle consistant à s’attaquer aux symptômes et aux causes structurelles des conflits. Le Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a adopté en 1997 des lignes directrices52 soulignant que parmi les préoccupations majeures des populations pauvres figurent la sécurité et la paix et que ces dernières constituent alors des objectifs de développement. Un complément à ces lignes directrices53 a été produit par le CAD en 2001, dédié spécifiquement à la prévention des conflits violents. Un rapport du secrétaire général de l’ONU paru la même année54 porte sur le même sujet.

44 Dans cette dynamique, la DDC s’est dotée en juin 2000 d’une stratégie qui définit les cinq thèmes prioritaires sur lesquels elle va concentrer ses activités, toutes visant « à combattre la pauvreté et à éliminer les causes structurelles des conflits »55. Le premier de ces thèmes de coopération retenus par la Stratégie 2010 de la DDC est la prévention et la résolution des crises, dont les priorités sont, sur le plan opérationnel comme sur le plan de la politique de développement, l’intégration de la dimension conflits dans la coopération au développement, les secours d’urgence, la réhabilitation et la reconstruction56. Dans ce thème, la DDC s’engage encore, entre autres, dans les domaines de la migration et de la réinsertion des victimes de conflits ou de l’aide alimentaire.

45 Outre les cinq thèmes prioritaires, la Stratégie 2010 de la DDC en mentionne encore d’autres, de moindre importance mais relevant de la politique de développement, comme par exemple la politique de sécurité et de paix, la partie civile du Partenariat pour la paix ou l’exportation de matériel et de technologies susceptibles d’être utilisés dans des conflits.

46 Au sein du DDPS, les deux volets, civil et militaire, de la promotion de la paix sont présents. La promotion civile de la paix effectuée par le DDPS est essentiellement confiée aux trois centres genevois et au réseau zurichois évoqués ci-dessus. Le volet militaire

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de la promotion de la paix mis en œuvre par le DDPS repose essentiellement, au plan opérationnel, sur l’envoi de personnel et de matériel dans les zones à l’étranger subissant ou ayant subi un conflit armé. La question de l’armement de ces militaires suisses engagés à l’étranger a été tranchée positivement lors de la votation populaire du 10 juin 2001, puis intégrée dans la révision de la Loi fédérale sur l’armée et l’administration militaire en septembre de cette même année.

Les défis de la cohérence

47 La promotion de la paix mise en œuvre par la Suisse fait intervenir un grand nombre d’acteurs, au sein de l’administration fédérale, comme cela vient d’être exposé, mais également dans le milieu académique ou associatif. De plus, la promotion de la paix n’est qu’une des facettes des relations extérieures de la Suisse, les autres ayant également toute leur importance. Enfin, la Suisse partage le champ international de la promotion de la paix avec de nombreux autres pays et organisations. Dans cette configuration, la recherche de cohérence est difficile mais requise.

48 Bien que les questions de cohérence puissent se poser à tous les niveaux, dès lors qu’une politique est mise en œuvre, et qu’elles ne doivent pas être sous-estimées, le présent chapitre se limite volontairement à celles qui se situent au sein même de la politique de promotion de la paix.

49 Le premier niveau auquel peuvent se poser des questions de cohérence est celui des ressources mises à la disposition des activités de promotion de la paix. L’élargissement des enjeux sécuritaires et des menaces depuis la fin de la guerre froide a été à l’origine du développement considérable de la conception de la promotion de la paix en Suisse. Pour transposer un tel développement au plan opérationnel, et éviter ainsi une source d’incohérences entre les objectifs et les moyens de la politique de promotion de la paix, des ressources financières de plus en plus importantes doivent être dégagées. Les actions de déminage coûtent par exemple fort cher. Les crédits-cadres en vigueur depuis le début de l’année 2004 en faveur de la promotion civile de la paix constituent de ce point de vue une réponse adéquate.

50 Le deuxième niveau d’incohérences possibles se situe dans la mise en pratique même de toute la politique suisse de promotion de la paix. Thomas Greminger aborde la question sous l’angle de la coordination entre services fédéraux, qui constitue certes une condition nécessaire de la cohérence. Selon lui, cette coordination existe, notamment par l’échange mutuel d’informations dans un cadre structuré et institutionnalisé, pour les pays où plusieurs services fédéraux sont impliqués en faveur de la promotion de la paix (les Balkans par exemple). Dans ce domaine en particulier, Thomas Greminger ne voit pas de problèmes cruciaux de coordination, même si des défis sont parfois à relever, en particulier dans les relations bilatérales qui peuvent être sources de brouille entre gouvernement aidant et gouvernement aidé. Pour contribuer encore à une meilleure coordination, Martin Fässler est d’avis qu’il est nécessaire de rassembler et de mélanger les acteurs qui travaillent sur les problématiques en question et qui sont issus de différents services fédéraux. La formation conjointe de ces acteurs est déjà une réalité effective, mais il s’agit, selon lui, d’aller plus loin dans l’intégration des forces disponibles au sein de l’administration fédérale. Il entend par là la mobilité des ressources humaines entre les services fédéraux actifs dans la promotion de la paix,

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mais également l’échange d’informations capitalisées à partir des expériences vécues, celles du DDPS pouvant être par exemple très utiles à la DDC et vice-versa.

51 Pour Raimund Kunz, les principales sources d’incohérence de la politique suisse de promotion de la paix tiennent au caractère d’abord réactif des réponses que donne la Suisse aux opportunités qui se présentent à elle. Il cite un exemple concret et toujours actuel au sujet de l’Afghanistan, où quatre militaires suisses sont présents au sein de l’International Security Assistance Force (ISAF) (sur un total d’environ 8000 hommes) : une demande d’augmentation de cet effectif est parvenue au commandant suisse sur place, qui l’a ensuite transmise au DDPS à Berne. Les responsables consultés, au sein de ce département fédéral, ont répondu par l’affirmative mais sans du tout se demander si la DP IV ou la DDC avaient peut-être déjà des activités sur place. Ce n’est que lorsqu’il s’est agi pour eux de trouver un soutien politique pour l’envoi de ces militaires additionnels en Afghanistan qu’ils ont réalisé que la DDC était active dans ce pays et qu’elle pourrait alors les soutenir politiquement. Raimund Kunz regrette que la demande initiale n’ait pas été l’occasion de réunir les principaux acteurs de la promotion de la paix en Suisse, ce qui aurait peut-être permis de trouver une réponse à la question de savoir ce que veut faire ce pays en Afghanistan dans le domaine. Selon lui, la fragmentation institutionnelle fait que c’est davantage la manière dont une tâche arrive qui influence la façon dont elle sera traitée dans l’administration fédérale qu’une véritable réflexion préalable sur ce que la Suisse peut et veut faire d’une telle tâche.

52 Martin Fässler appelle cela un manque de vision stratégique dont souffre la Suisse et que d’autres pays parviennent pourtant à développer. Selon lui, il existe dans chaque service fédéral une tendance pragmatique à se jeter sur les opportunités qui s’offrent et à s’organiser en fonction de celles-ci. Il ne nie pas la qualité du travail qui est effectué dans ce cadre mais regrette son aspect peu stratégique. Il plaide alors pour une constance dans la circulation et le partage de l’information (en particulier celle qui est tirée des expériences vécues dans les pays en conflit ou l’ayant été) entre les différents services fédéraux actifs dans la promotion de la paix. A ses yeux, si ce « courant normal » de l’information était assuré entre ces services, il ne serait pas si difficile pour eux de répondre, même rapidement, mais de concert, aux opportunités d’actions qui se présentent continuellement dans les pays où la Suisse développe ses activités de promotion de la paix.

53 Un troisième élément touchant à la cohérence de la politique suisse de promotion de la paix est l’élargissement croissant du champ de la coopération internationale au développement depuis le début des années 1990. L’instrumentation classique de l’aide a dû être adaptée car elle avait montré ses limites pour répondre aux besoins des populations dans les Etats fragilisés par la guerre, ceux-ci ne disposant plus même de la capacité d’absorption minimale de cette aide. Dans ce mouvement d’adaptation, toute la politique d’aide est aussi devenue plus politique. Depuis le 11 septembre 2001, les considérations de sécurité sont en effet devenues dominantes et ont pénétré les politiques d’aide au développement de nombreux pays du CAD. La Suisse semble toutefois épargnée par ce qu’on peut considérer comme un retour en arrière, c’est-à- dire la tendance au rattachement de la conduite de l’aide à l’agenda politique, un peu comme au temps de la guerre froide. Une étude de la DDC57, cherchant à analyser les causes et les conséquences des attentats du 11 septembre 2001 et leurs implications sur le mandat, les stratégies et les principes opérationnels qu’elle s’est fixés, parvient à la conclusion que ces attentats appellent au renforcement du rôle préventif de la

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coopération internationale au développement et à une meilleure cohérence dans celle- ci, tant au niveau opérationnel qu’au niveau institutionnel.

54 Enfin, un quatrième niveau d’incohérence envisageable au sein de la politique de promotion de la paix est celui qui naît d’une mise en relation entre, d’une part, les efforts diplomatiques de la Suisse sur le plan multilatéral et, d’autre part, l’intégration au niveau national des engagements qu’elle a pris internationalement. N’ayant pas été discutée pendant l’interview, cette dialectique sera simplement illustrée par un exemple frappant, celui des armes légères. La Suisse a en effet déployé beaucoup d’efforts au sein de l’ONU pour élaborer un accord de lutte contre le commerce illicite des armes légères qui soit contraignant et efficace. Elle a également lancé avec succès une initiative avec la France pour mettre en place un mécanisme international de traçage des armes légères58. Au niveau national cependant, les débats actuels sur la révision de la Loi sur les armes ont pour le moment achoppé sur la création d’un registre national des armes, pourtant conseillé par l’OSCE et requis par le Programme d’action des Nations unies en vue de prévenir, combattre et éliminer le commerce illicite des armes légères sous tous ses aspects, auquel la Suisse est partie prenante. « L’idée de créer un registre recensant les armes à feu en circulation en Suisse semble définitivement enterrée. Elle a été rejetée par 17 voix contre 8. L’extension de l’obligation de marquage des armes a subi le même sort. »59 L’intégration des obligations découlant du nouvel instrument de l’ONU dans la révision actuelle de la Loi sur les armes n’étaient toutefois pas prévue telle quelle, car le Conseil fédéral s’est engagé en mars 2006 seulement à charger un groupe de travail interdépartemental d’étudier comment la Suisse pourra appliquer ces obligations60. Tant que ce groupe de travail ne sera pas créé et qu’il n’aura pas rendu son rapport, le défi de cohérence dans ce domaine particulier reste tout de même entier.

Conclusion

55 L’examen attentif de toutes les mutations qu’a subies la politique extérieure suisse depuis la fin de la guerre froide, en particulier dans les domaines de la sécurité et de la paix, de tous les défis aussi auxquels la Suisse est confrontée dans la conduite de cette politique, est très instructif sur plusieurs plans.

56 D’abord, il montre que le chemin est long et tortueux pour faire avancer les mentalités, les lois et les institutions, en Suisse mais également sur le plan multilatéral, face aux questions cruciales touchant à la sécurité et à la paix dans le monde. L’adhésion de la Suisse à l’ONU, les bilatérales avec l’Union européenne, la participation au Partenariat pour la paix et à des missions de maintien de la paix, le débat sur l’opportunité d’un registre des armes légères (pourtant lourdes dans leurs conséquences humanitaires) sont autant d’exemples qui illustrent la difficulté d’adapter la politique suisse de sécurité et de paix à la nouvelle donne mondiale. Des années s’écoulent souvent pendant lesquelles l’objet est sans cesse remis sur le métier après avoir été mis en veilleuse en attendant une meilleure constellation politique ou de nouveaux développements propres à faire avancer le débat.

57 Ensuite, si le chemin a été long et qu’il en reste indéniablement encore beaucoup à parcourir, il faut reconnaître aux autorités fédérales un certain courage et de la pugnacité dans leur entreprise de refondation de leur politique de sécurité et de paix après la chute du mur de Berlin. C’est le deuxième enseignement qu’il faut tirer de

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l’examen dont rend compte cet article. Il leur a fallu vaincre toutes sortes de résistances au changement, par exemple relativiser le rôle d’icônes nationales comme la neutralité ou l’armée ou exposer la Suisse par des prises de position sur le plan multilatéral61. Il en va de même dans l’exercice de l’autocritique, notamment autour de la question des fonds en déshérence.

58 Toutefois, et ce pourrait être un troisième enseignement, la Suisse est confrontée dans cette entreprise à de sérieuses questions de cohérence dans la mise en œuvre de sa politique de sécurité et de paix. Le courage est certes nécessaire, comme la patience d’ailleurs, mais toutes ces qualités apparaissent comme un peu vaines si la Suisse agit de manière réactive comme le suggèrent les interlocuteurs de l’interview. A ce constat tout de même assez dur, il faut opposer le fait qu’avec les crédits-cadres votés, la planification de cette politique est sans doute plus facile qu’auparavant et que cela devrait contribuer à la rendre plus prévisible et toujours plus proactive. Avec la volonté de dédier une part toujours plus importante de cette politique aux instruments civils, ce mouvement devient palpable.

59 Il n’en demeure pas moins qu’en l’absence d’une stratégie globale en la matière, ces actions, mêmes les plus proactives, s’apparentent à de petits coups de gouvernail, incapables dans les faits de modifier durablement la trajectoire de la politique suisse de sécurité et de paix. Car, dans ce domaine comme dans d’autres, la Suisse n’est pas une petite barque, comme on pourrait le croire, mais un véritable paquebot, du fait de la formidable inertie de son mécanisme interne de décision.

ANNEXES

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Les fondements de la politique extérieure suisse en matière de paix, de sécurité et de coopération internationale

NOTES

1. L. Goetschel, Politique extérieure en mouvement. Synthèse du PNR 42, Berne, 2000, p. 4. 2. Conseil fédéral, Rapport sur la politique extérieure de la Suisse dans les années 90 du 29 novembre 1993 (Feuille fédérale [FF] 1994 150). 3. Conseil fédéral, Rapport sur la politique extérieure 2000. Présence et coopération : la sauvegarde des intérêts dans un monde en cours d’intégration du 15 novembre 2000 (FF 2001 237). 4. Art. 54, al. 2, Cst. et Art. 101, Cst. 5. Rapport sur la politique extérieure de la Suisse dans les années 90, op. cit., p. 152. 6. Les quatre autres objectifs de la politique extérieure suisse sont : promouvoir le respect des droits humains et la démocratie, sauvegarder les intérêts de l’économie suisse à l’étranger, soulager les populations dans le besoin et lutter contre la pauvreté, préserver les ressources naturelles (source : Rapport sur la politique extérieure 2000, op. cit., p. 276). 7. Rapport sur la politique extérieure 2000, op. cit., p 276. 8. Voir à ce propos la contribution de Maya Krell au présent ouvrage. 9. L. Goetschel, M. Bernath, D. Schwarz, Politique extérieure suisse. Fondements et possibilités (traduction de Schweizerische Aussenpolitik. Grundlagen und Möglichkeiten, paru en 2002), Lausanne, Payot, 2004, p. 141. 10. J.-M. Severino, « Le développement face aux conflits », le Monde Economie, 17 décembre 2004. 11. Conseil fédéral, La sécurité par la coopération. Rapport du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale sur la politique de sécurité de la Suisse (RAPOLSEC 2000) du 7 juin 1999 (FF 1999 6903). 12. Ibid., p. 6904.

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13. Conseil fédéral, Rapport sur la politique extérieure de la Suisse dans les années 90. Annexe : Rapport sur la neutralité du 29 novembre 1993 (FF 1994 200). 14. Rapports sur la pratique de la neutralité (2000), résumé, . 15. Département fédéral des affaires étrangères ( DFAE), Pratique suisse de la neutralité. Aspects actuels, rapport du groupe de travail interdépartemental, 30 août 2000, 23 p. 16. DFAE, La neutralité à l’épreuve du conflit en Irak. Synthèse de la pratique suisse de la neutralité au cours du conflit en Irak en réponse au postulat Reimann (03.3066) et à la motion du groupe UDC (03.3050) du 2 décembre 2005 (FF 2005 6535). 17. Ce rapport, demandé le 26 juillet 2006, doit traiter de « la neutralité de l’action helvétique dans le conflit au Proche-Orient » et de la « question du droit international humanitaire dans les conflits asymétriques » (Swissinfo, Proche-Orient : rapport sur la neutralité de la Suisse, communiqué de presse, 30 juillet 2006, ). 18. Conseil fédéral, Message concernant l’ouverture d’un crédit-cadre pour des mesures de gestion civile des conflits et de promotion des droits de l’homme du 23 octobre 2002 (FF 2002 7395), p. 7407. 19. ONU, Agenda pour la paix. Diplomatie préventive, rétablissement de la paix, maintien de la paix, rapport présenté par le Secrétaire général en application de la déclaration adoptée par la Réunion au sommet du Conseil de sécurité le 31 janvier 1992, doc. A/47/277-S/24111, 17 juin 1992, 26 p. 20. Trois niveaux d’intervention (tracks) sont généralement retenus : le premier sur le plan politique et diplomatique avec les responsables des parties au conflit, le deuxième avec certains groupes de la société civile (milieux économiques et scientifiques, ONG nationales) et le troisième avec une large base de la société civile (ONG locales, individus). 21. L. Goetschel, M. Bernath, D. Schwarz, op. cit., p. 146. 22. Ibid. 23. Conseil fédéral, Message concernant l’ouverture d’un crédit-cadre…, op. cit., p. 7450. 24. Conseil fédéral, Message concernant la loi fédérale sur des mesures de promotion civile de la paix et de renforcement des droits de l’homme du 23 octobre 2002 (FF 2002 7063). 25. International Council on Human Rights Policy, Negotiating Justice? Human Rights and Peace Agreements, Versoix, March 2006, 178 p. (un résumé en français de 16 pages est disponible sur le site Internet du conseil ). 26. Directeur adjoint au Ministère norvégien des affaires étrangères. 27. International Council on Human Rights Policy, Negotiating Justice?, op. cit., p. I. 28. Conseil fédéral, Rapport sur la politique extérieure de la Suisse en matière de droits de l’homme (2003-2007) du 31 mai 2006 (FF 2006 5799). 29. L. Goetschel, M. Bernath, D. Schwarz, op. cit., p. 134. 30. Postulat 05.3648, Mise à jour du « RAPOLSEC 2000 » , déposé le 6 octobre 2005 par Hans Rutschmann au Conseil national. 31. DFAE, Rapport concernant la lutte antiterroriste présenté par la Suisse au Comité du Conseil de sécurité créé par la résolution 1373 (2001), Berne, 19 décembre 2001. 32. DFAE, Résumé du rapport de la Suisse du 19 décembre 2001 relatif à la lutte contre le terrorisme et son financement, p. 1. 33. L’interview a été conduite en allemand par Thania Paffenholz et Xavier Tschumi Canosa, de l’ IUED, avec : pour le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), l’ambassadeur Thomas Greminger, chef de la Division politique IV (DP IV), et Martin Fässler, chef de la section Politique de développement au sein de la Direction du développement et de la coopération (DDC) ; pour le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), l’ambassadeur Raimund Kunz, chef de la Direction de la politique de sécurité (DPS).

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34. Les accords d’Oslo concernant la question des territoires occupés par Israël sont certainement le résultat le plus visible de cet engagement norvégien dans le domaine de la promotion de la paix. 35. La Suisse s’est très tôt rattachée au Réseau de la sécurité humaine, qui a été créé formellement en 1999 sur une initiative canadienne et norvégienne et qui regroupe 14 pays du monde entier (). 36. Le Small Arms Survey est établi depuis sa création en 1999 à l’Institut universitaire de hautes études internationales à Genève (). 37. Au sein de l’OSCE, de l’ONU, de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union européenne (UE) notamment. 38. Programme national de recherche 42 – Fondements et possibilités de la politique extérieure suisse, approuvé par le Département fédéral de l’intérieur le 28 février 1995. Les documents relatifs à ce programme sont disponibles sur le site Internet . 39. L. Goetschel, M. Bernath, D. Schwarz, op. cit., p. 144. 40. DDC, Prévention des crises et consolidation de la paix. Le rôle de la coopération au développement, Document de travail, nº 5/2000, Berne, 2000, 30 p. 41. DDC, Développement de la paix. Lignes directrices de la DDC, Berne, 2003, p. 14. 42. Assemblée fédérale de la Confédération suisse, Loi fédérale sur des mesures de promotion civile de la paix et de renforcement des droits de l’homme du 19 décembre 2003, Recueil systématique du droit fédéral (RS) 193.9 (Recueil officiel du droit fédéral [RO] 2004 2157), 4 p. 43. Assemblée fédérale de la Confédération suisse, Arrêté fédéral concernant l’ouverture d’un crédit- cadre pour des mesures de gestion civile des conflits et de promotion des droits de l’homme du 17 décembre 2003 (FF 2004 2041), 2 p. 44. Les moyens financiers de ce crédit-cadre sont disponibles depuis le 1er mai 2005 seulement. 45. Dernier en date : DFAE, La paix et les droits de l’homme dans la politique extérieure de la Suisse. Rapport 2005 sur les activités de gestion civile des conflits et de promotion des droits de l’homme, approuvé par le Conseil fédéral le 31 mai 2006, 2006, 28 p. 46. Assemblée fédérale de la Confédération suisse, Arrêté fédéral concernant l’ouverture d’un crédit- cadre pour des mesures relatives à la promotion civile de la paix au DDPS du 16 décembre 2003 ( FF 2004 2043), 2 p. 47. Les comptes d’Etat sont disponibles sur le site Internet de l’Administration fédérale des finances, . 48. GCSP : Centre de politique de sécurité (offres de cours et modules de formation) ; GICHD : Centre international de déminage humanitaire (procédures et technologies de déminage, soutien à la mise en œuvre de la Convention d’Ottawa) ; DCAF : Centre pour le contrôle démocratique des forces armées (recherches et conseils pour renforcer le contrôle civil sur les forces armées). Ces trois centres sont cofinancés par le DFAE. 49. International Relations and Security Network, hébergé à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (expertises et informations sur la politique de sécurité et les relations internationales). 50. Assemblée fédérale de la Confédération suisse, Loi fédérale sur l’armée et l’administration militaire (LAAM) du 3 février 1995, RS 510.10 (RO 1995 4093), 62 p. 51. ONU, Agenda pour la paix, op. cit. 52. CAD, Déclaration. Les conflits, la paix et la coopération pour le développement à l’aube du XXIe siècle, Paris, mai 1997, 4 p. 53. CAD, Prévenir les conflits violents : quels moyens d’action ?, Les Lignes directrices du CAD, Paris, OCDE, 2001, 163 p. 54. ONU, Prévention des conflits armés, rapport du Secrétaire général, doc. A/55/985-S/2001/574, 7 juin 2001, 40 p.

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55. DDC, Stratégie 2010 de la DDC, Berne, 2000, p. 17. 56. Ibid., p. 18. 57. SDC, 11 September 2001: Terrorist Violence and Its Significance for Development Cooperation, SDC Working Paper, nº 1/2002, Bern, May 2002, 15 p. 58. Pour une description du Programme d’action et de cette initiative, voir IUED, Annuaire suisse de politique de développement 2006. Faits et statistiques, vol. 25, nº 1, Genève, IUED, 2006, pp. 181-184. 59. ATS, Armes d´ordonnance dans le placard. La commission compétente du National ne veut pas serrer la vis, communiqué de presse, 5 septembre 2006. 60. Réponse du Conseil fédéral à l’interpellation Banga (« Armes légères et de petit calibre. Mesures d’application », déposée le 14 décembre 2005 au Conseil national, interpellation 05.3803), 1er mars 2006. 61. Lire à ce sujet : M. Calmy-Rey, Politique de puissance – politique d’influence : opportunités et limites d’une politique d’influence, allocution prononcée le 21 août 2006 à l’occasion de la Conférence des ambassadeurs 2006 à Berne.

AUTEUR

XAVIER TSCHUMI CANOSA

Collaborateur scientifique à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève.

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De l’opérationnel au plaidoyer. Contributions des organisations suisses de développement à la promotion de la paix

Maya Krell

Introduction

1 « L’ennemi n’est plus au gouvernement. » C’est par cette phrase que la présidente de l’organisation argentine des Mères de la place de Mai, Hebe de Bonafini, a annoncé en janvier 2006 la 25e et dernière marche de 24 heures. « Le président a ouvert les portes, il a fait ce que personne n’attendait plus. C’est pourquoi nous arrêtons cette marche de protestation annuelle. »1

2 Il y a trente ans, les militaires d’Argentine accédaient au pouvoir par un putsch. Ils s’y sont maintenus jusqu’en 1982. Pendant cette période, quelque 30’000 personnes ont disparu dans le pays. En avril 1977, les mères de disparus (les madres) se rencontraient pour la première fois et organisaient leur marche annuelle alors que régnait encore la dictature militaire. Après la dictature, les madres tentèrent en vain de s’entretenir avec le gouvernement. En 1986, le président Raúl Alfonsín décréta l’amnistie et sous son successeur, Carlos Menem, la maison des madres fut cambriolée à plusieurs reprises pour y récupérer les clichés incriminant les militaires. Ce n’est qu’en 1993, dix ans après la fin de la dictature militaire, que les conditions changèrent. Après l’élection de Néstor Kirchner à la présidence en 2003, la loi d’amnistie fut annulée et le président s’excusa publiquement pour la terreur pratiquée par l’Etat.

3 Au cours de leur combat harassant pour obtenir des informations sur le sort de leurs enfants disparus, les madres ont reçu le soutien d’organisations étrangères, entre autres de la Suisse. Dans les années 1980 et 1990, leur combat pour la justice leur valut plusieurs prix, dont le prix de l’UNESCO pour la formation à la paix (1999). Si les marches

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annuelles de 24 heures appartiennent maintenant au passé, les mères continueront malgré leur grand âge (les pionnières sont aujourd’hui octogénaires) de manifester et de rappeler l’injustice et la violence d’alors et d’exiger que les responsables soient amenés à rendre des comptes.

4 L’histoire des Mères de la place de Mai illustre de façon impressionnante la forme que peut prendre l’engagement pour une société non violente et quel rôle les groupes et organisations de la société civile locale ou étrangère peuvent y jouer. L’Argentine n’a pas encore résolu tous ses problèmes et le travail de mémoire sur son passé brutal n’est pas achevé, mais cette histoire démontre que des années d’efforts peuvent aboutir à des résultats longtemps inimaginables. Elle montre également que le processus peut prendre beaucoup de temps et qu’il dépend de personnes et d’institutions qui, malgré les revers et les désillusions, croient le changement possible et y œuvrent. Cette histoire soulève aussi une question : Comment se fait-il que le processus ait été si lent ? Pourquoi le prix du succès est-il si élevé ? N’y aurait-il pas de méthodes plus efficaces pour triompher de la violence et de l’arbitraire ?

5 Cette histoire montre par ailleurs qu’il y a différentes manières d’aborder les questions de sécurité et de résolution politique – plutôt que militaire – des conflits. Ainsi, aujourd’hui, le terme « promotion de la paix » n’évoque plus vraiment la lutte contre les dictatures ; il nous fait plutôt réfléchir à la manière de mettre fin à la violence, aux conflits nationaux, aux guerres pour le contrôle de territoires et de ressources, aux attaques terroristes et aux interventions militaires, comme par exemple en Irak.

6 Notre texte récapitule les mesures de promotion de la paix des œuvres suisses d’entraide2 et en montre les processus d’apprentissage, les champs de tension et les défis. Les principes et mesures de promotion de la paix peuvent se classer en quatre grandes catégories : • les programmes de promotion de la paix de plusieurs œuvres suisses d’entraide dits de parrainage, le plus souvent cofinancés par le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) ; • les programmes et projets de promotion de la paix de quelques organisations, ayant explicitement pour objectifs la promotion de la paix ou la gestion des conflits et conduits en partenariat avec les organisations locales de différents pays du Sud et de l’Est ; • les programmes de développement comprenant des éléments ciblés de promotion de la paix tels que des offres intégrées de médiation ou de formation continue sur la gestion des conflits, de prévention de la violence, mais aussi de défense des droits humains ; • le travail de plaidoyer (advocacy) et le lobbying pour la politique et la promotion de la paix.

7 Les activités tenant compte des conflits (conflict sensitive) et l’approche fondée sur les droits humains (human rights-based approach) jouent un rôle essentiel dans le programme d’action de la majorité des œuvres d’entraide. Comme ces approches sont étroitement liées à la promotion de la paix, elles seront traitées plus loin dans deux sections indépendantes.

Un regard plus aiguisé sur la dynamique des conflits et les processus de paix

8 Conformément à leur mandat, leur tradition et leurs convictions, les œuvres suisses d’entraide placent l’accent sur l’aide d’urgence et les programmes de développement.

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Les organisations suisses de développement réunies dans l’organisation Alliance Sud (Communauté de travail Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvetas, Caritas, EPER) soulignent l’interdépendance du développement et de la paix3. Les Eglises défendent « la justice, la paix et la préservation de la création », vision que partagent les œuvres d’entraide confessionnelles suisses et qui va dans le même sens.

9 Les investissements dans le développement, l’engagement pour l’équité des rapports entre les pays industrialisés et les pays en développement ainsi que l’habilitation (empowerment) de groupes sociaux défavorisés ne débouchent toutefois pas automatiquement sur des rapports pacifiques et non violents. Si certaines organisations de développement, en général issues des milieux ecclésiastiques, soutiennent depuis longtemps des projets de prévention de la violence et des projets de paix dans différents continents, ce n’est que depuis la fin de la guerre froide, le génocide du Rwanda, l’escalade des conflits armés au cours des années 1990 et les missions de paix difficiles et souvent insuffisantes des Nations unies que les organisations de développement ont étudié de plus près la dynamique des conflits et la dynamique de la paix dans lesquelles elles évoluent. Certaines œuvres d’entraide telles que Caritas, le Christlicher Friedensdienst (CFD), l’Entraide protestante suisse, Helvetas, Action de Carême et la Croix-Rouge suisse ont ouvert ces dernières années des bureaux de promotion de la paix et de transformation des conflits afin de renforcer leur stratégie, le conseil et la formation dans ces domaines.

10 De nombreuses publications et études sur la paix et les conflits, le financement étatique de projets de promotion de la paix et la création de nouvelles organisations de travail opérationnel pour la paix ont également permis de mieux délimiter les perspectives envisageables. En particulier, le débat interne et la stratégie des œuvres d’entraide ont beaucoup profité de Do No Harm4, de l’étude de Mary Anderson et Lara Olson sur l’efficacité des mesures en faveur de la paix5, ainsi que des travaux de Jean-Paul Lederach6 (voir la contribution de Thania Paffenholz au présent ouvrage).

Premiers programmes communs pour la paix

11 La revalorisation de la promotion civile de la paix, y compris par les autorités fédérales – par exemple par la constitution d’un pool d’experts, le renforcement de la Direction politique et de la Direction du développement et de la coopération (DDC) au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) avec leurs services spécialisés, la création du Centre pour la promotion de la paix (KOFF) comme plate-forme des ONG et des bureaux fédéraux ainsi que par la nouvelle base juridique de 20037 – ont permis de renforcer le dialogue entre les œuvres d’entraide et les services fédéraux.

12 Les premières collaborations multistakeholder de la promotion suisse de la paix – c’est-à- dire les premiers programmes communs à plusieurs œuvres d’entraide et services du Département des affaires étrangères – sont toutefois plus anciennes. L’initiative en est venue des deux côtés. Lors des négociations de paix au Chiapas, au début des années 1990, ce sont tout d’abord les œuvres d’entraide des Eglises qui ont demandé une aide à l’Etat fédéral suisse. Dans le programme de paix pour la Colombie, ce sont les services de la Confédération qui ont demandé aux ONG de renforcer l’engagement de la société civile pour parvenir à une solution politique au conflit armé qui durait depuis des décennies. C’est ainsi que diverses organisations de développement, un institut

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universitaire et des organisations des droits humains ont collaboré dans le cadre du programme SUIPPCOL8, largement financé par le DFAE.

13 Sur la base de ces premières expériences positives de conduite de programmes communs, et sachant que la promotion de la paix ne pouvait être pilotée avec succès que sous forme d’alliances, de nouveaux « programmes de parrainage d’ONG » ont suivi, comme, par exemple, la participation d’œuvres d’entraide protestantes suisses à une mission d’observation de la société civile en Palestine et en Israël. La difficile application des accords de paix au Guatemala et l’aggravation de la situation au Zimbabwe ont également incité plusieurs œuvres d’entraide à nouer des alliances œcuméniques.

Promotion bilatérale de la paix et du développement

14 Parallèlement à ces programmes de paix communs, les ONG suisses ont aussi soutenu des projets bilatéraux dans plusieurs régions frappées par les conflits ou la violence : soutien à des groupes de défense des droits humains, forums de discussion, cours et formation à l’approche constructive des conflits, missions d’observation, renforcement des ONG dans leur participation aux processus de transformation et de démocratisation. Dans ces projets, les organisations encouragent également la bonne gouvernance, le respect de l’Etat de droit et le renforcement de la négociation non violente dans les conflits d’intérêts.

15 Concrètement, les œuvres d’entraide encouragent, par le truchement de leurs organisations partenaires, une culture constructive des conflits et de la paix, basée sur la coopération (p. ex. par la formation à la paix). Cet engagement permet d’intervenir dans certains conflits, par exemple en cherchant les solutions acceptables par toutes les parties ou en servant de médiateur. Cela est possible lorsque les organisations partenaires ont accès aux différentes parties et sont réputées intègres.

16 En ce qui concerne l’aide d’urgence en cas de guerre ou de crise aiguë, les œuvres d’entraide contribuent à la protection immédiate des victimes de la violence. Elles secondent les forces de paix de la région et aident la société civile à participer au processus de paix à court, moyen et long terme. Elles soutiennent aussi les organisations qui veillent au respect des principes de la paix durable (p. ex. le droit humanitaire international, les droits humains) et interviennent auprès du gouvernement suisse pour qu’il suive une politique de paix cohérente.

Promotion de la paix comme élément complémentaire

17 La promotion de la paix et la transformation des conflits, le fait donc de « travailler sur les conflits » (voir la contribution de Thania Paffenholz au présent ouvrage) est perçu aujourd’hui par la majorité des œuvres suisses d’entraide comme un complément aux activités traditionnelles de coopération au développement et, dans l’idéal, au développement rural, à l’exploitation durable des ressources, à la formation, aux rapports entre la société civile et l’Etat, à la sécurité alimentaire, à la sécurité du revenu, mais est également lié à l’aide d’urgence, compte tenu du fait que, selon le mandat et les compétences centrales, les priorités seront différentes.

18 Il est important pour la promotion de la paix de disposer d’une bonne vue d’ensemble, de choisir une bonne orientation stratégique comme des mesures et projets adaptés

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aux pays preneurs, et de bien les articuler. Le dénominateur commun des œuvres d’entraide, c’est la notion de « paix positive » : « La paix durable n’est pas que l’absence de violences personnelles et directes ; elle implique également l’absence de violences structurelles, indirectes ; elle est synonyme de justice sociale, de sécurité humaine et de stabilité structurelle. On parle de paix lorsque tous les membres d’une société peuvent satisfaire leurs besoins fondamentaux matériels et culturels. »9 Cette définition repose sur la conviction et sur l’expérience que les mesures de promotion de la paix ne suffisent pas à elles seules à garantir une paix durable ; il s’agit également de soutenir le changement social, politique et économique à différents niveaux.

19 En tant qu’organisations non gouvernementales, les œuvres suisses d’entraide se comprennent avant tout comme partenaires de la société civile du Sud et de l’Est. Elles se concentrent – souvent indirectement – sur l’habilitation (c’est-à-dire le soutien à la participation de tous les secteurs de la population), la justice sociale, l’établissement de liens économiques, une culture constructive du conflit et le renforcement de l’Etat de droit10.

20 Développement et sécurité sont les deux faces d’une seule médaille, explique le cardinal sud-africain Desmond Tutu dans l’avant-propos du premier Human Security Report11. Le rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) sur le développement humain de 200512 se penche également sur les liens étroits entre « le développement, la sécurité et la démocratie ». Sa réflexion repose sur l’observation que les investissements ne sauraient être durables s’ils peuvent à tout moment être détruits par la violence ou lorsque les gens qui vivent dans l’arbitraire et la peur des représailles ne peuvent se risquer à prendre des initiatives. La pauvreté et la répression sont les pires violations des droits humains fondamentaux. Les personnes qui doivent lutter jour après jour pour leur survie ne peuvent pas participer à la vie politique ni au débat démocratique. Selon le Rapport mondial sur le développement humain, 22 des 32 pays les plus pauvres ont été pris depuis 1990 dans des conflits armés. La prévention de la violence et la protection contre la violence sont donc également une priorité des œuvres suisses d’entraide en matière de développement et de promotion de la paix, que ce soit dans les régions formellement reconnues comme en crise ou dans les pays et les régions où la violence est élevée.

21 L’une des conditions nécessaires au processus de réconciliation durable est la mise sur pied d’un débat public aussi large que possible par des organisations non gouvernementales présentant un certain poids. C’est ce qui ressort de l’expérience des commissions pour la vérité et la réconciliation d’Afrique et d’Amérique latine, et que confirment plusieurs experts renommés13. Cette démarche paraît d’autant plus importante lorsqu’on sait que la moitié des pays sortant d’une guerre retombent dans un conflit armé dans les cinq ans suivant la signature d’un traité de paix.

Regroupement des groupes de plaidoyer (advocacy) pour la politique de paix en Suisse

22 Alors qu’Alliance Sud se concentre sur les points cruciaux que sont, pour les politiques de sécurité et de paix, le commerce, la finance, l’environnement et la gouvernance mondiale, les autres forces engagées dans la politique de paix sont, en Suisse, moins bien regroupées. Plusieurs ONG travaillent dans différentes directions : certaines sur le front des « armes légères et exportations d’armes », d’autres pour une meilleure

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intégration des femmes dans les processus de politique de paix, pour le droit des minorités et des peuples indigènes, ou encore à la question de l’impunité. Pour les organisations dont la mission est intérieure, le plaidoyer pour la politique de paix se traduit aussi par un engagement pour les personnes qui, dans le pays, se trouvent dans une situation sociale précaire. Il existe des alliances de groupes de plaidoyer en politique des réfugiés et de l’asile analogues à ce qu’on trouve dans le développement.

23 Le travail de plaidoyer pour la paix (advocacy) est de nature plutôt concrète, entre autres parce que la réflexion sur la politique de paix se réfère beaucoup à l’équilibre des pouvoirs, aux besoins et aux opportunités, et parce que, en ce qui concerne les conflits globaux d’intérêts, l’influence des ONG est généralement insuffisante. La concentration sur un choix plus restreint de sujets, un lien entre le politique et le pratique pourraient redonner plus de vigueur au plaidoyer suisse pour la paix.

24 À côté de leur travail de développement dans le Sud, les œuvres d’entraide plaident pour des changements au Nord. Elles montent des campagnes d’information, organisent des événements culturels et lancent des débats sur la politique de développement et de paix ainsi que sur des questions socio-économiques. Différents projets innovateurs lancés ces vingt dernières années par les organisations de coopération et les œuvres d’entraide font aujourd’hui quasiment partie de la vie quotidienne, comme le commerce équitable et le marketing culturel en faveur de la littérature et du cinéma d’autres continents. Au sens large du terme, comme contribution à la compréhension entre gens et cultures et à des échanges commerciaux équilibrés, ces initiatives sont une promotion de la paix.

25 Par contre, le travail d’information et les actions sur certains conflits qui n’apparaissent pas tous les jours aux nouvelles ont de la peine à capter l’attention du public et sont financièrement moins soutenus que les projets concrets pouvant présenter des résultats visibles. Les organisations non gouvernementales d’autres pays européens renforcent leur travail de plaidoyer, par exemple en ouvrant leurs propres bureaux spécialisés14. On n’observe pas clairement ce type d’évolution en Suisse.

Un travail de développement et de promotion de la paix tenant compte des conflits

26 En soutenant le changement social par le bas, les organisations locales et les organisations internationales non gouvernementales se meuvent sur un terrain très délicat. Vouloir orienter les dynamiques conflictuelles sur la voie de la désescalade peut faire surgir bien des contradictions. C’est pourquoi la majorité des œuvres suisses d’entraide s’efforcent d’intégrer des mesures de sensibilisation aux mécanismes conflictuels dans leur gestion des programmes et des projets. Dans certains pays, comme par exemple en Colombie et au Népal, des formations et des évaluations ont été organisées selon l’approche do no harm en collaboration avec la Direction du développement et de la coopération (DDC). Il s’agit d’une part de vérifier les effets sur la paix ou les conflits des programmes d’aide d’urgence et de développement, cela dans toutes les régions, afin de s’assurer que le transfert de ressources ne favorise pas l’escalade de la violence. Questions centrales : Qui profite de l’aide ? Qui en est exclu ? Les options du projet renforcent-elles ou affaiblissent-elles les forces pacifiques locales ?

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27 Ce débat est jugé important par de nombreux collaborateurs de la coopération internationale mais ils estiment souvent insuffisante l’application de la méthode do no harm au seul niveau des projets. Il faudrait envisager l’ensemble de la situation et y inclure la responsabilité des donateurs multilatéraux et des organismes publics ou économiques, dont les stratégies contrecarrent trop souvent la promotion de la paix.

28 Enfin, le travail de développement et de promotion de la paix adapté aux réalités des conflits met forcément l’accent sur la bonne gouvernance. Dans les conflits intérieurs, la confiance entre la société civile et les instances étatiques est souvent compromise et la société civile est fréquemment très fragmentée. Les organisations non gouvernementales sont intéressées au renforcement de l’Etat, qui peut assurer de meilleures conditions-cadres, entre autres pour le respect des droits humains et pour la participation de la société civile, mais elles se doivent de maintenir une distance critique par rapport à l’Etat.

29 Les œuvres d’entraide peuvent avoir accès à la société civile au travers de leurs organisations partenaires et disposent ainsi de bons réseaux et de contacts importants permettant de construire des rapports de confiance avec les protagonistes du conflit. Cette orientation très fortement ciblée sur les partenaires exige toutefois des œuvres d’entraide de procéder à un examen critique de leur rôle dans le conflit, d’être capables d’analyser les situations avec suffisamment de distance et de vérifier l’efficacité des programmes de promotion de la paix. Dans la gestion des conflits et la promotion de la paix, il est indispensable de tenir compte des actions, des intérêts et des craintes de tous les acteurs et de rester ouvert aux contacts les plus divers ainsi qu’aux modes de règlement des conflits allant du constructif au plus inattendu, tout en restant inflexible sur les droits fondamentaux.

30 Les rapports entre la logique de la politique de paix et la logique de la politique des droits humains peuvent parfois être tendus. Il faut cependant toujours se rappeler que « dans la promotion de la paix – où les approches peuvent être très différentes et inattendues – nous devons nous orienter selon les droits humains fondamentaux et leur respect », comme le confirme un représentant du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE)15. La durabilité d’un accord de paix dépend de son respect des droits humains. Inversement, en matière de droits humains, il s’agit d’agir de manière prudente, en tenant compte de tous les facteurs intervenant dans un conflit.

Une approche fondée sur les droits humains

31 La majorité des organisations de développement fondent leurs activités sur la défense des droits humains. Ces droits sont à la base de l’action non violente et du vivre- ensemble plus équitable, au niveau national comme sur le plan international, parce qu’ils formulent clairement les grandes questions politiques, culturelles et économiques. Ils bénéficient également – du moins sur le papier, dans les traités et dans les déclarations politiques – du soutien de la majorité des pays représentés aux Nations unies.

32 L’une des conditions préalables au bon fonctionnement des droits humains est que les gens connaissent leurs droits et que les populations de tous les pays s’efforcent d’en assurer et d’en élargir l’application16.

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33 Felix Hafner, professeur de droit public à l’Université de Bâle, décrit ainsi les rapports entre le travail des organisations non gouvernementales et l’engagement pour les droits humains : « Le rapport entre l’activité des organisations sociales et la protection des droits humains est direct, même s’il n’est pas toujours perçu. Au niveau planétaire, les organisations internationales non gouvernementales se situent sans autre dans le cadre de la protection des droits humains. Au niveau national ou local cependant, le travail des organisations d’intérêt général n’est généralement pas jugé selon les critères des droits humains. On les considère plutôt comme des mutuelles d’assistance sociale. »17 Pour Felix Hafner, le rapport avec les droits humains est double : « D’une part, il existe un besoin dans la société de travailler pour et avec les personnes défavorisées ; d’autre part, cette tâche incombe à l’Etat, cette obligation étant ancrée dans de nombreuses constitutions. »18 Que la tâche soit accomplie par l’Etat lui-même ou par une organisation non gouvernementale est secondaire. Mais les organisations non gouvernementales qui, à la demande de l’Etat, prennent en charge une tâche publique deviennent, en matière de droits fondamentaux et de droits humains, l’interlocuteur des personnes qui leur sont confiées. Ceux qui prennent en charge des tâches publiques sont liés par les droits fondamentaux et sont obligés de contribuer à leur défense.

34 Les œuvres suisses d’entraide soutiennent les bureaux de consultation juridique, les associations de défense des droits humains, les missions d’observation du respect des droits humains ainsi que les groupes de pression internationaux et les réseaux d’organisations de défense des droits humains et de développement qui cherchent à influencer la politique des pays industrialisés et des pays en développement ainsi qu’à agir sur le plan multilatéral. Leur objectif est de protéger les populations contre la violence et l’arbitraire et de leur permettre d’exercer leurs droits politiques et civiques. Leur objectif est également, de plus en plus fréquemment, de réclamer l’application des droits économiques, sociaux et culturels auxquels les gouvernements ont souscrit par des conventions internationales, et de hâter la traduction des normes en lois nationales.

35 Outre leur travail d’explication et d’information pour la population, les organisations utilisent les médias pour rendre publics certains cas de violation des droits humains puis cherchent à les amener devant les tribunaux, par exemple lorsqu’il s’agit de prostitution enfantine, d’expropriations illégales ou de non-application de lois sur la réforme agraire.

36 Pour déposer plainte pour violation des droits humains, il est important de disposer de preuves, tout particulièrement lorsque les violations ont été perpétrées au cours de conflits armés étalés sur des années. La lutte contre l’impunité – par des procès exemplaires ou par le travail de commissions pour la vérité et la réconciliation – passe par un débat public sur les droits fondamentaux, le sens de la justice et la responsabilité. Dans les pays qui ont sombré dans la guerre ou la violence, en particulier ceux dont la société civile n’a pas traditionnellement une vie associative indépendante, le passage d’un régime de la violence à celui de la paix ne peut pas se faire de lui-même. Cette transformation est un long processus dépendant du soutien continu d’acteurs nationaux et internationaux.

37 Malgré la reconnaissance universelle des droits humains et leur inscription dans les législations nationales, la question du caractère contraignant des systèmes juridiques, de leur clarté et de leur acceptation reste ouverte. Alors que les donateurs

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multilatéraux et étatiques incluent rarement dans leurs plans les mécanismes traditionnels locaux de règlement des conflits, les œuvres d’entraide orientées vers le partenariat leur attachent une grande importance, souvent pour éviter d’être accusées d’impérialisme culturel. A quoi s’ajoute parfois cette opinion selon laquelle la liberté culturelle impose bon gré mal gré la défense des valeurs et coutumes traditionnelles. Le rapport du PNUD sur le développement humain de 2004 répond à cela que la liberté culturelle doit élargir les possibilités de choix des individus plutôt que de faire de la sauvegarde des valeurs et des coutumes une fin en soi. Le rapport plaide également pour une combinaison des systèmes juridiques, soit pour le pluralisme juridique. Le PNUD fournit quelques indications importantes pour le débat sur la réforme des droits coutumiers, en particulier des exemples d’adaptation du droit coutumier aux normes internationales qui n’ont fait qu’aggraver le sort de groupements qu’il s’agissait de protéger. C’est pourquoi il est conseillé de n’entreprendre de réforme d’un droit coutumier qu’en collaboration avec les intéressés19.

38 La dimension juridique, qui vise à assurer le respect des lois nationales et des accords internationaux ainsi que le développement des normes et des institutions juridiques, est un élément important du travail de défense des œuvres d’entraide. Le fait que cela ne suffit pas et que chaque société a besoin de relations économiques, politiques et sociales qui soient perçues comme étant justes, au-delà des frontières territoriales et culturelles, fondées sur la compréhension mutuelle, les contacts et le dialogue ainsi que sur les débats politiques et religieux, ici comme ailleurs – ce fait a été clairement illustré par les violentes manifestations soulevées par la « polémique des caricatures » au début de 2006.

Défis et possibilités

39 L’expérience acquise grâce aux programmes de paix communs, la recherche de stratégies adaptées et de coopérations possibles, les possibilités et les limites de la promotion – gouvernementale ou non – de la paix ont provoqué un vaste débat et un important processus d’apprentissage centrés principalement sur les questions suivantes.

Quelles sont les conséquences du travail de développement et de l’aide d’urgence sur la dynamique des conflits et leur évolution vers la paix ? Les histoires et études de cas réunies par Mary B. Anderson et al. dans les ouvrages Do No Harm et Options for Aid20 montrent comment l’aide d’urgence peut aggraver les conflits. Il y a plusieurs décennies qu’une bonne partie des organisations en sont conscientes. Cependant, l’observation systématique et la prise en compte de cette question dans la planification, le suivi et l’évaluation des programmes et projets d’aide d’urgence et des programmes de développement sont un phénomène récent. De nombreuses œuvres suisses d’entraide ont entrepris un processus d’apprentissage et intégré ce type de réflexion dans leur culture interne21. Outre le processus international do no harm, cette évolution a reçu d’importantes impulsions de la Direction du développement et de la coopération (DDC)22. Par ailleurs, les œuvres d’entraide ont publié avec la Chaîne du bonheur une liste de contrôle des implications involontaires de l’aide d’urgence dans les conflits23. Les échanges d’expériences sont fréquents et les événements organisés par le Centre pour la

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promotion de la paix (KOFF) en sont également l’occasion, comme cela a été le cas après l’aide d’urgence aux victimes du tsunami en Indonésie et au Sri Lanka. Chaque organisation est responsable de ses projets et de ses programmes, lesquels doivent éviter d’accroître les tensions dans les zones de conflits. Cependant, leur engagement est remis en cause lorsque d’autres acteurs, en particulier de gros donateurs, ignorent ces précautions.

Comment, dans les pays du Sud et de l’Est, les œuvres d’entraide peuvent-elles promouvoir les processus d’habilitation et le changement social pour les défavorisés tout en contribuant à la désescalade ? L’objectif final du processus d’habilitation (empowerment) est une société libre d’exclusion, de marginalisation, de discrimination et de violence. Les organisations qui soutiennent ce processus évoluent fréquemment dans un contexte conflictuel marqué par la violence, la répartition inéquitable des ressources et un climat d’incertitude. L’habilitation s’oppose à l’exclusion et à la violence et, dans ce sens, constitue une importante mesure de prévention. Cependant, la lutte pour l’accès aux ressources et pour la reconnaissance de ses droits peut entraîner une escalade de la violence. Ainsi, une organisation non gouvernementale qui s’engage de manière conséquente pour le droit à la terre et pour d’autres réformes en faveur des exclus se trouve embarquée dans un conflit et devient l’un des moteurs du changement.

Comment les œuvres d’entraide peuvent-elles contribuer à la résolution non violente des conflits d’accès aux ressources et aux prestations ? Beaucoup d’organisations du Sud ont une longue expérience des stratégies et politiques non violentes. Il reste toutefois de la responsabilité des œuvres donatrices d’envisager lucidement les conséquences possibles de leur soutien, d’en discuter avec leurs partenaires et de suivre le processus de près. Cela nécessite des capacités personnelles et professionnelles qui ne sont pas données à tout le monde.

Comment concilie-t-on la solidarité avec un groupe particulier et l’ouverture à toutes les parties, qui est l’une des exigences de la promotion de la paix ? La coopération au développement procède du sentiment de solidarité. Ce sentiment attache une valeur éthique au fait d’aider son prochain en difficulté. Dans leur communication, les œuvres d’entraide font fréquemment référence à des groupes tels que les pauvres, les spoliés, les femmes, les jeunes, les travailleurs, les paysans, les réfugiés et les victimes. Ce qui crée des liens particuliers avec tel ou tel groupe. Cependant, la promotion de la paix, en particulier la médiation dans les conflits et la recherche de moyens originaux de règlement des conflits, présuppose l’accès à toutes les personnes impliquées. S’il existe de bons exemples d’institutions et de personnes intègres et reconnues de divers côtés, par exemple dans les milieux ecclésiastiques (Mozambique, Soudan, Colombie), et qui ont clairement contribué à résoudre des conflits, on ne peut pas toujours parier sur un tel succès.

La collaboration étroite et de longue durée avec des organisations partenaires est-elle une chose heureuse ou constitue-t-elle un risque pour la promotion de la paix ? Les partenariats de longue date témoignent d’un bon rapport de confiance et permettent, le cas échéant, un dialogue ouvert sur les questions difficiles. Mais l’inverse n’est pas exclu : les partenariats traditionnels sont parfois difficiles à remettre en cause, le respect des critères de travail n’y est parfois plus assuré avec la diligence souhaitable. Dans les situations de conflit, le positionnement des organisations partenaires change au fil des ans. On leur confie parfois de nouvelles

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tâches pour lesquelles elles n’ont ni les capacités ni les compétences. Le dialogue qui doit s’instaurer entre les collaborateurs d’œuvres d’entraide est un dialogue exigeant, entre la critique et le renforcement des liens de confiance.

Peut-on concilier un travail conséquent de défense des droits humains avec une pensée orientée vers la politique de paix, laquelle recourt parfois à des solutions inattendues ? Cette tension se manifeste surtout lors de négociations de paix ou lors de prises de position politiques au niveau national comme, par exemple, en matière de droit au retour des réfugiés, de sanction des violations des droits humains, de libertés politiques et de droits participatifs. Il peut arriver que des groupements de la société civile empêchent la conclusion d’accords de paix en exigeant l’application de certains droits et la condamnation de certains responsables. Mais on constate aussi que, dans la pratique, les accords de paix qui mettent les questions de droits humains entre parenthèses ne tiennent généralement pas longtemps. Les œuvres d’entraide et, avant tout, leurs organisations partenaires du Sud et de l’Est doivent sans cesse se demander où et comment s’engager pour le respect et le développement des droits humains, tout en cherchant les solutions temporaires permettant d’endiguer la violence.

Comment les organisations évitent-elles de surestimer leur rôle et d’éveiller des attentes contre-productives ? L’utilité de l’engagement pour la paix et la cohabitation pacifique est indiscutable. Toutefois, pour les œuvres d’entraide, la différence entre coopération au développement, promotion ciblée de la paix ou transformation des conflits est un sujet de discussions internes parfois difficiles. Parce que, finalement, toutes ces activités, quel qu’en soit le domaine, devraient conduire à la paix et à l’équité. Mary Anderson montre, dans Reflecting on Peace Practice24, que de nombreuses organisations poursuivent leur lutte en posant des exigences exagérées, ce qui les conduit à l’échec. Il faut être réaliste sur les limites et les possibilités des différents projets. L’amélioration des modes de culture ou la construction d’infrastructures – même réalisées de manière participative – contribuent sans doute, à long terme, à l’amélioration de la vie des habitants d’une région, mais ne contribuent pas forcément à la réduction à court terme de la violence ou à la résolution d’un conflit. Une simple mission d’observation ne permet pas d’obtenir la « grande paix » entre les Etats ou les régions. Une initiative de paix géographiquement limitée, une collaboration locale au développement adaptée aux réalités des conflits ou une aide d’urgence ponctuelle peuvent aider les habitants d’une région à vivre en paix et renforcer les mécanismes de règlement des conflits. Cependant, sans bases solides ni structures supérieures, il est difficile et peu probable de mettre fin aux violences et de créer des conditions de paix durables.

Comment les programmes de coopération au développement (p. ex. pour la sécurité alimentaire ou la formation) s’articulent-ils avec la promotion de la paix afin d’obtenir un effet aussi durable que possible sur la paix ? La majorité des œuvres suisses d’entraide travaillent dans des régions touchées par des conflits, des crises, des guerres ou une violence généralisée. Par le passé, et pour les raisons mentionnées plus haut, elles se sont rarement demandé comment contribuer systématiquement à la réduction des violences ou à la résolution à court ou moyen terme des conflits (working around conflict, voir la contribution de Thania Paffenholz au présent ouvrage). Le regard plus aiguisé que l’on pose sur la dynamique

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des conflits et sur les processus de paix a modifié la perception qu’on en a, mais il est encore difficile, dans la pratique, de lier de manière directe les différents programmes et projets de coopération au développement ou d’autres préoccupations transversales comme les questions de genre, et la promotion ciblée de la paix. Cela parce que les œuvres d’entraide travaillent souvent dans les régions du pays non touchées par la violence (p. ex. dans le sud de l’Inde et non dans le nord-est), parce que les organisations partenaires disposent de compétences précieuses pour la réalisation de leurs programmes et de leurs projets mais se trouveraient surchargées par l’ajout d’une composante promotion de la paix. En prenant des mesures adaptées aux réalités des conflits, les œuvres d’entraide essaient de chausser les « lunettes paix et conflits », c’est-à-dire de discerner en quoi leurs projets risquent d’accroître les tensions, mais aussi de mieux comprendre en quoi ils peuvent contribuer au règlement des différends. Quant à la surcharge, il est important pour l’éviter de pratiquer la mise en réseau avec d’autres acteurs spécialisés.

Quelle position le travail de plaidoyer doit-il adopter face aux programmes opérationnels de développement ? Nous avons vu que l’engagement pour la paix à petite échelle, dans un contexte local limité, était important mais insuffisant. Il faut obtenir l’engagement des structures nationales et internationales œuvrant pour la paix, il faut des mesures et un contrôle politiques, il faut donc réclamer une bonne gouvernance. Les œuvres suisses d’entraide inaugurent et soutiennent à des degrés divers et à différents niveaux des stratégies de plaidoyer. Beaucoup d’entre elles soutiennent les organisations partenaires qui s’engagent pour les droits humains des personnes vivant dans des situations difficiles. Certaines sont également actives sur le plan politique intérieur, en Suisse, et parties prenantes de réseaux internationaux qui interviennent auprès des organisations internationales (ONU, UE, etc.). Dans la course aux ressources financières que se livrent les projets destinés au Sud et à l’Est, le travail thématique de plaidoyer et de lobbying risque d’être défavorisé. Il est souvent plus facile pour les communautés publiques comme pour les gros donateurs de financer des projets simples et facilement présentables plutôt que des mesures de plaidoyer moins visibles et dont l’utilité et la valeur ajoutée ne seront perceptibles que bien plus tard.

40 Le dénominateur commun aux questions ci-dessus, la réponse partielle dégagée par l’expérience et les évaluations, c’est l’importance des analyses systémiques, de la formulation claire des objectifs, du choix d’une stratégie adaptée, d’une gestion des programmes et des projets adaptée aux réalités des conflits, de la mise en réseau des programmes, et de la qualité du travail de communication. Autant de critères de qualité également applicables aux autres programmes de coopération au développement.

41 Il est également important que les donateurs et les organisations partenaires soient bien conscients de leur rôle dans la situation conflictuelle où ils interviennent et qu’ils perçoivent les opportunités mais aussi les limites de leur action. Il peut être plus efficace de se concentrer sur une compétence de base, comme le développement rural, et, par exemple, d’y soutenir l’intégration de mécanismes de règlement des conflits ou la mise en réseau d’acteurs de différents niveaux, que de lancer ses propres projets de paix insuffisamment ancrés dans la réalité.

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Autres défis pour la promotion et la politique de la paix

Agenda mondial de la paix

42 Les discussions sur les dividendes de la paix au lendemain de la guerre froide se sont tues et l’on reste bien discret sur la ponction que les guerres et la violence imposent sur le budget des Etats et ceux du développement. A la fin 2005, les Etats-Unis avaient dépensé à eux seuls 251 milliards de dollars pour la guerre d’Irak, soit trois fois plus que le total du montant investi annuellement par l’ensemble des pays industrialisés dans la coopération au développement25. Ne sont pas inclus dans ce chiffre les dommages matériels et non matériels occasionnés en Irak et dans la région. « Il est scandaleux que les dépenses mondiales pour l’armement approchent à nouveau les plafonds de la guerre froide, avec les Etats-Unis représentant plus 45 % de ces dépenses », déclare Friedensgutachten 200526. Le Rapport mondial sur le développement humain du PNUD constate que nous vivons aujourd’hui dans un monde hypertrophié sur le plan militaire et sous-développé sur celui des stratégies de sécurité humaine27. Même si le travail multilatéral a permis d’obtenir quelques résultats – par exemple pour la réforme de l’ONU, l’institution d’une nouvelle Commission de consolidation de la paix avec son bureau de coordination, la réorganisation du Conseil des droits humains –, il faut maintenant créer un mouvement énergique pour un agenda mondial de la paix et une économie mondiale de la paix. Les réseaux suprarégionaux et transnationaux d’œuvres d’entraide, en particulier ceux des Eglises et d’autres communautés religieuses jouissant d’un fort rayonnement (citons comme exemple les positions de l’Assemblée générale du Conseil œcuménique, en 2005 au Brésil), ont un rôle important à jouer à cet égard.

La volonté politique d’appliquer son expérience et son savoir

43 On sait ce dont la politique globale de la paix et sa promotion efficace auraient besoin : de mécanismes internationaux de détection précoce et de désescalade, mais aussi du renforcement des bases d’une stabilité durable par la reconstruction civile et sociale. On a bien compris la réalité et la complexité des conflits et ce savoir devrait intervenir dans tous les domaines politiques, dans les mesures prises par les Etats, les acteurs internationaux et l’économie, dans l’adaptation du type d’aide et de son calendrier (aujourd’hui, on dispose de moyens d’intervention humanitaires souvent importants pendant et peu après les conflits armés, mais d’un soutien insuffisant à la reconstruction économique, politique et sociale).

44 En Suisse, on ne manque pas d’initiatives, d’études et de politiques pour la paix, mais leur application se heurte trop régulièrement à des difficultés. Exemple : une évaluation externe mandatée par la DDC elle-même a conclu en 2004 que les fondements conceptuels du domaine « droits humains et Etat de droit » ne présentaient qu’une pertinence limitée et n’exerçaient donc qu’une mince influence sur le programme pratique de travail de la DDC. Selon cette étude, 2,6 % seulement du budget de la DDC pour la coopération bilatérale au développement ont été consacrés au domaine « droits humains et Etat de droit »28. Ces observations ont provoqué un débat interne et la redéfinition des grandes lignes d’action dans ce domaine. Une étude sur la politique extérieure de la Suisse constate que l’intégration de préoccupations relatives aux droits

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humains dans la politique économique extérieure du pays avait, ces dernières années, donné lieu à un intense débat29. L’auteur témoigne que ce débat a donné de la visibilité aux organisations non gouvernementales, aux conflits d’objectifs et aux incohérences, tout en faisant avancer la discussion. « Les services d’Etat ont dû s’occuper un peu plus des questions des droits humains et des problèmes de cohérence et ont moins pu se réclamer de la séparation de l’économie et de la politique. Sur les questions délicates et controversées telles que la Garantie contre les risques à l’exportation, les intérêts de l’économie ont en règle générale continué de primer sur les droits humains. Cela tient en bonne part au fait que les préoccupations en matière de droits humains sont conceptuellement et juridiquement insuffisamment ancrées. En particulier, le point de vue des droits humains n’a, à ce jour, pas trouvé sa place dans la procédure de prise de décision pour le commerce extérieur. »30

Faire apparaître les incohérences

45 Peter Niggli, directeur d’Alliance Sud, fait ce constat : « Comme tous les pays industrialisés, la Suisse poursuit une politique Nord-Sud contradictoire. Les objectifs que vise son APD [aide publique au développement] ne s’accordent pas avec sa politique de commerce extérieur ou ses relations financières mondiales. Notre gouvernement en est conscient et cherche à rendre la politique helvétique plus cohérente. Ces efforts sont louables, mais il faut être réaliste : la cohérence n’est pas pour demain. Il apparaît ainsi que le terme de cohérence désignera longtemps encore le champ clos où l’on débat des conflits d’objectifs et des intérêts contradictoires de la politique suisse à l’égard du Sud. »31 La Loi sur des mesures de promotion civile de la paix et de renforcement des droits de l’homme de 2004 apporte une réponse pragmatique à la question de la cohérence. Le gouvernement suisse s’y engage à être transparent et à mettre à plat les conflits d’objectifs pouvant surgir dans les mesures adoptées par ses différents services.

46 C’est là que les œuvres d’entraide peuvent faire intervenir le plaidoyer, thématiser les contradictions et faire comprendre au public en quoi tel objectif politique du gouvernement est dommageable et comment entreprendre de le redresser.

Ressources disponibles pour l’adaptation des stratégies et la mise en réseau

47 Les nouvelles bases légales adoptées ces dernières années, les initiatives, les programmes et la refondation de plusieurs organisations montrent que les questions de promotion de la paix et de gestion des conflits ont beaucoup progressé. Le nombre des activités ne devrait pourtant pas tromper : pour l’instant, il ne s’agit – sur le plan national comme sur le plan international – que d’un timide début de gestion préventive des conflits et de consolidation à long terme de la paix dans les sociétés sortant d’un conflit armé. On n’a pas encore vraiment étudié la manière dont la coopération au développement dans la société civile peut conduire à une paix durable. Il est toutefois évident que la coopération au développement ne peut être qu’une des composantes d’un « plan de paix » et que, tant pour la prévention des crises que dans les cas de conflits armés puis dans les situations d’après-guerre, l’engagement de l’ensemble des acteurs internationaux, nationaux et locaux est indispensable

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48 Il faut améliorer les réseaux de compétences pratiques des différents acteurs et augmenter les effectifs ainsi que les ressources matérielles et en temps, afin de faire avancer la gestion préventive des conflits, la réflexion sur les leçons tirées, les nouvelles connaissances et l’adaptation correspondante des mesures ou stratégies. Les acteurs de la coopération au développement, les organisations spécialisées de plaidoyer et les institutions d’étude de la paix ne se rapprochent qu’avec hésitation les uns des autres, en Suisse comme dans les pays programmes des œuvres d’entraide – pays dans lesquels de nombreuses institutions ont vu le jour et tout un savoir-faire s’est constitué ; cette réalité devrait être mieux intégrée à la stratégie et au travail opérationnel des organisations gouvernementales et non gouvernementales.

Bilan : un regard plus aiguisé, un souffle plus ample et un engagement accru pour un agenda mondial de la paix

49 Après les années 1990, où la politique de paix a beaucoup mobilisé en Suisse les ONG et le débat public (votations populaires sur la politique de défense, séminaires, positionnement sur la réorientation de la politique extérieure suisse dans le cadre légal national et dans l’environnement international, campagnes contre les mines et pour l’interdiction des exportations d’armes), le débat s’est déplacé sur les mesures opérationnelles concrètes de promotion de la paix et sur une gestion des programmes et des projets qui tienne compte des conflits. Les succès rapides, voire spectaculaires – comme celui des organisations d’Eglises dans le processus de paix au Mozambique – n’ont pas vraiment été au rendez-vous, si bien que les attentes sont maintenant plus mesurées. Il est bien vrai que les acteurs confessionnels jouent toujours un rôle important au plus haut niveau de négociation des processus de paix, comme par exemple en Colombie et au Soudan, mais, bien souvent, le travail de longue haleine est assuré de manière moins spectaculaire par une base peu visible avec ses réseaux locaux, régionaux, nationaux et internationaux. Après l’explosion d’espoir des années 1990, on a repris conscience du fait que les processus de paix traînent en longueur, qu’il faut toujours compter avec des rechutes et que la paix et le développement sont interdépendants, si bien qu’il faut travailler simultanément sur les deux plans.

50 Les premières évaluations de grands programmes pour la paix ont mis en évidence les champs de tension, les difficultés et les limites dont les œuvres suisses d’entraide devront, à l’avenir, aussi tenir compte. Elles ont également montré qu’il était possible d’obtenir de bons résultats et que tout un potentiel reste à explorer dans les régions directement touchées par la violence, mais également chez nous, dans le travail de plaidoyer. Parce que nous sommes encore bien loin d’un agenda mondial pour la paix.

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BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie et sources électroniques

Politiques et concepts de promotion de la paix et de prise en compte des conflits selon les organisations suisses de développement32

Action de Carême, Grands thèmes : la promotion de la paix (en cours d’élaboration), document de travail.

Alliance Sud, Entwicklungspolitische Leitlinien, 2002-2005. Hug, P., sur mandat de la Communauté de travail Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvetas et Caritas, Entwicklungspolitik ist die Friedenspolitik des 21. Jahrhunderts, 2000.

Caritas, Alliance pour la paix, 2000. Umsetzungskonze pt Konfliktsensibilität, 2005.

CFD (Christlicher Friedensdienst), Focus on Gender and Peace-building, divers thèmes (série en cours), plusieurs documents disponibles sur .

Croix-Rouge suisse, Gestion des conflits et promotion de la paix, document de travail interne.

EPER, Konzept Mainstreaming Friedensverträglichkeit in der Auslandarbeit, 2005. Schwerpunktpolicy Friedensförderung/Konflikttransformation, 2006.

Helvetas, Société civile et Etat, document de travail interne.

NOTES

1. J. Vogt, « Die Erinnerung verblasst nie », WochenZeitung, 2. Februar 2006, p. 11 (ici et tout au long de ce chapitre, les citations extraites de documents non francophones ont été traduites par nos soins – N.D.E.). 2. Ce texte fait état de l’expérience des œuvres d’entraide de Suisse rattachées ou représentées à l’organisation Alliance Sud ou au Centre pour la promotion de la paix (KOFF). 3. P. Hug, sur mandat de la Communauté de travail Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvetas et Caritas, Entwicklungspolitik ist die Friedenspolitik des 21. Jahrhunderts, 2000. Caritas, Alliance pour la paix, 2000. 4. La fin des années 1990 a vu le rapprochement de la science et de la pratique grâce en partie au livre de M.B. Anderson Do No Harm : How Aid Can Support Peace – or War, Boulder, CO, Lynne Rienner, 1999. Il s’agit d’une analyse du travail de développement conduit par Mary Anderson et son bureau de conseil Collaborative for Development Action ainsi que des effets directs et indirects des transferts de ressources en situation de crise. 5. M.B. Anderson, L. Olson, Confronting War: Critical Lessons for Peace Practioners, Cambridge, Mass., The Collaborative for Development Action, 2003.

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6. J.P. Lederach, Building Peace: Sustainable Reconciliation in Divided Societies, Washington, DC, United States Institute of Peace Press, 1997. 7. Loi fédérale sur des mesures de promotion civile de la paix et de renforcement des droits de l’homme et leurs crédits-cadres, en vigueur depuis le 1er mai 2004. 8. Programa Suizo para la Promoción de la Paz en Colombia ( SUIPPCOL), Friedensförderung der Schweiz in Kolumbien. Programm zur Stärkung der Zivilgesellschaft, 2005-2007 (version brève), Luzern, 2004. 9. Caritas Suisse, Action pour le Carême, EPER, Swissaid, Ziele und Strategie für die gemeinsamen zivilgesellschaftlichen Friedensprogramme in Kolumbien, Mexiko,Guatemala, mars 2004. 10. Voir D. Senghaas, « Frieden als Zivilisierungsprojekt (Zivilisatorisches Hexagon) », dans Den Frieden denken, D. Senghaas (Hrsg.), Frankfurt a. Main, Suhrkamp Verlag, 1995. 11. Human Security Centre, Human Security Report 2005: War and Peace in the 21st Century, New York; Oxford, Oxford University Press, 2005. 12. PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2005, Paris, Economica, 2005. 13. Conférence internationale de la Division politique IV du DFAE et du Centre pour la promotion de la paix (KOFF) à Neuchâtel sur le thème « Transitional Justice », 23-24 octobre 2005. 14. Un bon exemple en est l’ONG allemande Brot für die Welt. 15. Wolfgang Amadeus Bruelhart, « Mainstreaming of Human Rights », conférence, 28 mai 2004. 16. Voir G. Somer, « Menschenrechte und Friedenskultur », document de travail de la réunion « Globalisierung als Aufgabe – Handlungsmöglichkeiten und Gestaltungsoptionen der Politik », Evangelische Akademie Loccum, 1999. 17. F. Hafner, « Menschenrechte und die Rolle der NGO, Aufgabenerfüllung für den Staat », Neue Zürcher Zeitung, 3. September 2001. 18. Ibid. 19. PNUD, rapport 2004, Neue Zürcher Zeitung, 28. Januar 2005, p. 9. 20. M.B. Anderson, Do No Harm, op. cit. M.B. Anderson (ed.), Options for Aid in Conflict: Lessons from Field Experience, Cambridge, Mass., The Collaborative for Development Action, 2000. 21. HEKS, Konzept Mainstreaming Friedensverträglichkeit in der Auslandarbeit, Mai 2005. Notice « Friedensverträglichkeit in der HEKS-Inland-Arbeit : Konfliktprüfung », Dezember 2004. Caritas, Umsetzungskonzept Konfliktsensibilität, 2005. 22. Swiss Development Cooperation (SDC), Conflict-Sensitive Program Management in the International Cooperation: Mainstreaming the Prevention of Violence (CSPM), October 2005. 23. Chaîne du bonheur, Liste de contrôle prévention et sensibilité à la thématique des conflits, mai 2005. 24. Collaborative Learning Projects, Reflecting on Peace Practice Project, Cambridge, Mass., Collaborative Learning Projects, 2004. 25. « Hohe Folgekosten durch Irak-Krieg », Tages-Anzeiger, 7. Februar 2006, p. 24. 26. U. Ratsch et al. (Hrsg.), Friedensgutachten 2005, Münster, LIT Verlag, 2005. 27. « Une stratégie militaire surdéveloppée et une stratégie sous-développée pour la sécurité humaine » (PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2005, op. cit., p. 12). 28. Jon A. Fanzun, docteur en sciences politiques, « Schweizerische Menschenrechtspolitik seit dem Zweiten Weltkrieg – ein Überblick », Jusletter, 7. Februar 2004. 29. Ibid. 30. Ibid. 31. P. Niggli, « Coopération au développement : les organisations d’entraide devraient-elles quitter le terrain ? », dans Annuaire suisse de politique de développement 2004. Les ONG de développement : rôles et perspectives, Genève, IUED, pp. 140-141. 32. Liste ouverte ne comprenant que les organisations représentées à Alliance Sud ou dans le Groupe d’intervision promotion de la paix du KOFF.

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AUTEUR

MAYA KRELL

Entraide protestante suisse (EPER), Bureau des activités en faveur de la paix, Zurich

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Népal. La coopération au développement et la transformation du conflit

Günther Baechler et Jörg Frieden

Une stratégie globale de la Suisse au Népal

1 La Suisse est active dans le développement du Népal depuis les années 1950. Avec le conflit armé qui a éclaté en 1996 et s’est exacerbé ces trois dernières années, il était devenu indispensable de réorienter ce partenariat de longue date et désormais basé sur la confiance réciproque. La Swiss Cooperation Strategy for Nepal 2005-20081 constitue la première stratégie globale adoptée par la Suisse à l’égard de ce pays ; elle comprend des éléments de promotion de la paix et des droits de l’homme, ainsi qu’une gestion des programmes tenant compte du conflit. Le Népal est ainsi devenu pour la Suisse un test concret de cohérence dans la mise en œuvre complémentaire et cumulative des divers instruments de politique étrangère. On relèvera dans ce contexte que le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE a réalisé, avec la participation active de la Suisse, une étude sur le Népal qualifié d’« Etat fragile »2.

2 Selon le point de vue des auteurs, cette stratégie a largement porté ses fruits. Il appartiendra cependant à des tiers d’évaluer par la suite si c’est effectivement le cas et de déterminer quels avantages – et inconvénients éventuels – cette approche a pu valoir à la Suisse. Les efforts conduits ensemble pour un pays en développement fragile, dans le cadre d’un programme adapté au contexte conflictuel et axé sur la paix, ont suscité des idées et libéré des forces qui, en principe, pourraient être mobilisées pour tous les pays prioritaires de la coopération suisse. Cette stratégie a non seulement stimulé la collaboration entre la Direction du développement et de la coopération (DDC) et la Direction politique (Division politique IV « Sécurité humaine », DP IV, et Division politique II « Asie-Océanie », DP II) et amélioré la compréhension réciproque, mais aussi contribué à une approche concertée de toutes les instances helvétiques (whole of government approach) sur le plan opérationnel. Les réflexions menées sur l’attitude à

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adopter face à une fragilité découlant de plusieurs facteurs – pauvreté, conflit armé, crise constitutionnelle, violations à grande échelle des droits humains – ont contribué à sensibiliser les acteurs chargés de mettre en œuvre le programme avec les partenaires et les bénéficiaires locaux ; il en est résulté une nouvelle culture de la planification et du dialogue. Les Népalais des « groupes bénéficiaires » ont ainsi appris à ne pas seulement craindre les maoïstes, mais aussi à négocier avec eux – par exemple l’accès aux maigres ressources forestières et l’exploitation de celles-ci. Le Népal a besoin de paix et de sécurité dans tout le pays pour pouvoir se développer et se démocratiser. En même temps, le développement et l’essor économique sont indispensables pour instaurer une paix durable. En l’absence de véritables perspectives économiques, le meilleur processus constitutionnel risque de sombrer face aux problèmes qui s’accumulent dans ce pays.

3 Les deux volets essentiels de la stratégie suisse pour le Népal – à savoir politique de développement d’une part et, de l’autre, promotion de la paix et des droits de l’homme – sont exposés séparément dans les parties suivantes du présent article. Mais ces deux approches ne sont pas vraiment dissociables sur le terrain, lors de l’application de cette stratégie dans la vie quotidienne népalaise. Concrètement, nous mettons donc l’accent sur les points communs, recherchons des synergies et répartissons les activités en fonction des ressources disponibles. Le diagramme ci-après vise ainsi à illustrer les analogies et la complémentarité de ces deux problématiques. Il donne en même temps un aperçu des champs d’action effectifs et prévus de la stratégie en question.

Graphique 1 : Paix et développement au Népal

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Coopération au développement et transformation du conflit armé au Népal : l’expérience de la coopération suisse

Le contexte népalais dans les années de conflit armé

4 La géographie du Népal est complexe. Le territoire est fragmenté en vallées profondes qui se succèdent sans fin. Cette configuration physique se prête à la conduite d’une guerre de guérilla et rend pratiquement impossible l’obtention d’une solution militaire au conflit actuel. Le destin du Népal est de grande importance stratégique pour l’Inde. A l’est, au sud et à l’ouest du pays court en effet une frontière ouverte à la libre circulation des personnes et des biens. Craignant pour sa propre stabilité, le géant indien exerce sans gêne son influence sur son voisin septentrional. La Chine par contre, éloignée du Népal par la chaîne himalayenne et par le plateau tibétain, restreint volontairement son engagement diplomatique et son influence. Elle n’a joué absolument aucun rôle dans l’émergence et la diffusion du maoïsme népalais.

5 Le Népal a été unifié par conquête3. Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le roi de Gurkha a soumis à son autorité tous ses rivaux, et en particulier les villes-Etats de la vallée de Katmandou. Les vainqueurs ont imposé leur système politique autoritaire, leur langue, leur religion et leur code civil aux peuples divers qui avaient occupé au cours des siècles les contreforts de l’Himalaya. Après une longue période d’isolement total tolérée par l’Empire britannique, l’indépendance de l’Inde (1947) a contraint le royaume à s’ouvrir et a encouragé le mouvement des partis démocratiques. En 1950, 1960 et 1990, ces derniers ont essayé d’instaurer un régime parlementaire par des soulèvements populaires. Cet idéal s’est finalement imposé en 1990, par l’adoption d’une constitution qui laissait au roi des pouvoirs considérables, auxquels le monarque Gyanendra a fait recours en 2002 (dissolution du Parlement). Il a par la suite gouverné le pays en autocrate jusqu’à la révolution populaire non violente d’avril 2006, qui l’a (définitivement ?) écarté de ses fonctions exécutives. La rédaction d’une nouvelle constitution qui instaure définitivement la souveraineté populaire et limite les pouvoirs du roi est ainsi l’un des principaux enjeux du processus de paix qui vient de débuter.

6 Le Népal est un pays pauvre – le revenu moyen par tête atteint environ 250 dollars par an. Un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté absolue. L’agriculture de subsistance est encore la première source d’emploi. Elle est complétée par des industries de transformation agroalimentaires et par la production d’habits pour l’exportation, surtout le long de la frontière indienne. L’économie des services et de la communication est en plein essor, mais elle se concentre exclusivement dans les zones urbaines. Depuis quelques années, l’expansion de l’emploi, l’équilibre macroéconomique et l’amélioration des conditions de vie de la population ne sont possibles que grâce à l’émigration des jeunes vers l’Inde, la Malaisie et les pays du Golfe. Les transferts des migrants atteignent à présent environ un milliard de dollars par an et mettent dans l’ombre les contributions de l’aide publique au développement, qui totalisent entre 400 et 500 millions de dollars par an. L’importance économique et l’influence de l’aide extérieure sont donc dans l’ensemble assez modestes bien que 75 % environ du budget d’investissement de l’Etat soient assurés par des dons et des prêts octroyés à des conditions de faveur.

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7 Au cours des douze années de démocratie parlementaire (1990-2002), le pays a réalisé des progrès importants, tant sur le plan économique que sur le plan social. Par contre, il n’y a pas eu de progrès notable dans la correction des inégalités et dans le dépassement des discriminations nombreuses dont sont victimes les minorités. Surtout, pendant cette phase, la coopération au développement a soutenu la croissance d’ensemble de l’économie et le progrès social, mais n’a pas obtenu de résultats significatifs dans la réduction des disparités et dans la promotion des droits et des chances de réussite des femmes, des groupes ethniques discriminés et des dalits (« hors caste »).

8 L’insurrection maoïste s’est inscrite dans cette dynamique d’opportunités et de disparités croissantes. Elle est plutôt le résultat d’attentes déçues que de besoins de base insatisfaits. Elle revêt avant tout un caractère politique et idéologique, le parti maoïste voulant conquérir le pouvoir pour transformer la nature de l’Etat. La solution des problèmes sociaux occupe une position importante dans le discours du Parti communiste du Népal (maoïste) – le CPN (M) – mais ne constitue pas la préoccupation principale de ses cadres. Ces derniers ne s’intéressent pas trop aux questions de développement et il est rare de les voir s’engager dans ce domaine. En fait, le CPN (M) est un parti marxiste-léniniste dans la tradition de la Troisième Internationale, ancré dans la croyance au socialisme scientifique, juste tempéré par la prise en compte des conditions internationales, politiques et culturelles propres au Népal contemporain. Le Parti maoïste, issu d’un groupe parlementaire d’extrême gauche marginalisé, a lancé l’insurrection armée en 1996. Il a depuis tué des milliers de policiers, de soldats et de civils accusés de collaboration avec l’« ancien régime ». Il n’a toutefois jamais procédé à des massacres collectifs et a volontairement épargné les étrangers. Cette application ciblée de la violence et le caractère politique de la rébellion ont permis aux agences de coopération de continuer à opérer dans le pays, y compris dans les zones rurales, pendant les dix années de conflit armé.

Le profil de la coopération suisse au développement au Népal4

9 Plusieurs décennies de présence active dans les zones rurales du pays ont permis à la Direction du développement et de la coopération (DDC) du Département fédéral des affaires étrangères d’acquérir des compétences importantes, techniques, institutionnelles et sociales, dans les domaines d’activité qui sont traditionnellement les siens : la construction et le maintien de l’infrastructure rurale, la gestion des forêts et des sols dans les collines, la formation professionnelle.

10 Au cours des quinze dernières années, le programme de coopération suisse a été fortement décentralisé et les autorités des districts sont devenues ses principaux partenaires gouvernementaux. La réalisation effective du programme se fait toutefois en grande mesure à travers des organisations à base communautaire qui émergent dans les villages, qu’il s’agisse des groupements responsables des forêts, des comités chargés de la construction de routes ou de ponts, ou des paysans qui assurent la vulgarisation de nouvelles cultures de semences ou la diffusion de nouvelles approches simples pour maintenir la fertilité des sols et prévenir l’érosion. Des organisations non gouvernementales népalaises, basées dans les chefs-lieux de district, font souvent office d’intermédiaires entre les projets financés par la DDC et ces groupements communautaires.

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11 La conduite de programmes en contact direct avec les populations, et donc dans des conditions largement influencées par le conflit armé et ses acteurs, a permis à la DDC d’acquérir une compréhension vécue, personnelle, concrète de la lutte pour le pouvoir menée avec le recours à la violence, surtout dans le Népal rural. Cette connaissance et l’impartialité maintenue tout au long du conflit ont donné à la DDC la crédibilité nécessaire pour intervenir dans le débat sur la meilleure utilisation de l’aide dans cet Etat fragile et pour participer très activement à la coordination des programmes poursuivis dans les districts par les différentes organisations bilatérales de développement.

La contribution du programme de coopération bilatérale de la Suisse à la modération et à la solution du conflit armé

12 Par une gestion de son programme de coopération traditionnel appropriée aux conditions spécifiques créées par le conflit armé népalais, la DDC a assuré : a) la continuité des activités de développement et de leurs bénéfices immédiats dans les zones rurales contrôlées par le Parti communiste du Népal (maoïste) ou disputées entre ce dernier et le gouvernement ; b) l’établissement de canaux de communication avec toutes les parties au conflit, en particulier avec les rebelles du CPN (M), même pendant les longues années de leur isolement international presque total ; c) des initiatives opérationnelles et politiques pour la défense des droits humains, qui ont atténué les souffrances des populations civiles et les abus commis à leur égard, tout en établissant dans le pays des possibilités et des instruments de promotion de la paix, en particulier la mission du haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme ; d) la compréhension vécue et concrète des acteurs du conflit et de leur comportement, essentielle pour pouvoir contribuer de manière compétente à l’esquisse du processus de paix et à sa conduite, associée à une reprise progressive du développement. En définitive, une gestion du programme de coopération bilatérale adaptée à la situation de conflit a représenté un fondement solide pour les activités spécifiquement politiques assumées par la Suisse au Népal, en particulier à travers l’action du conseiller spécial pour la promotion de la paix (activités présentées plus loin dans la partie « La promotion politique de la paix à l’échelle nationale »).

13 Les éléments constitutifs d’une gestion du programme de coopération bilatérale appropriée aux conditions dictées par le conflit armé sont présentés ci-dessous.

L’analyse fréquente et la compréhension du contexte : conflit social et conflit politique armé

14 L’expérience népalaise de ces dernières années illustre de manière exemplaire l’instabilité et les changements constants qui caractérisent un Etat fragile pris dans un conflit armé. Du début de 2003 à juin 2006, six gouvernements se sont succédé, chaque changement de cabinet représentant et reflétant à la fois une modification importante de l’environnement politique et définissant une phase nouvelle de la lutte pour le pouvoir. Les armes se sont parfois tues – dans des conditions différentes : de janvier à août 2003, de septembre 2004 à janvier 2005 et à partir d’avril 2006 – mais ont souvent dominé toutes les autres composantes du conflit – de février à avril 2005 par exemple. Des crises spécifiques et hétérogènes se sont de temps à autre ajoutées à la crise politique fondamentale et en ont compliqué le cours – ainsi l’assassinat de 12

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travailleurs népalais en Irak et les émeutes qui s’en sont suivies en septembre 2004. Des modifications du contexte international ont aussi eu des effets importants sur la situation du Népal, comme le résultat inattendu des élections au Parlement indien de 2004, qui ont porté au pouvoir une coalition de partis favorables à la restauration de la démocratie au Népal, la réélection de George Bush la même année, qui a consolidé l’accent sécuritaire et la militance antimaoïste de l’ambassade américaine à Katmandou, ou l’envolée des prix du brut et son impact négatif sur l’économie népalaise à partir de l’été 2004. La gestion du programme de coopération a ainsi exigé une analyse constante et systématique du contexte, conduite par le bureau de coopération de la DDC tous les deux mois, sans interruptions, depuis juin 2003.

15 Le résultat peut-être le plus important de ce travail d’analyse régulier et de sa comparaison avec les études nombreuses fournies par des centres d’observation politique spécialisés (comme KOFF [Centre pour la promotion de la paix], FAST [Early Warning Program], International Crisis Group ou Amnesty International) a été d’arriver à faire une distinction claire, intellectuelle et opérationnelle, entre le conflit social et le conflit politique armé qui ont caractérisé le Népal depuis 1996. Partout dans le monde, la coopération au développement est appelée à intervenir dans le conflit social pour la reconnaissance des droits des citoyens les plus pauvres et pour une meilleure distribution des chances en faveur des groupes défavorisés. Suivant cette compréhension de sa propre action et de son mandat, la coopération suisse et de nombreuses autres agences bilatérales de développement ont longuement prétendu – de 1996 à 2003 environ – qu’elles contribuaient à la solution du conflit armé népalais car elles étaient engagées et efficaces dans des activités de réduction de la pauvreté, interprétée comme la cause fondamentale du conflit. Une meilleure compréhension du conflit armé a mis à nu l’inconsistance de ce syllogisme (la pauvreté est la cause du conflit ; la coopération au développement réduit la pauvreté ; la coopération au développement contribue donc par elle-même à la solution du conflit). En fait, depuis de nombreuses années, le conflit armé népalais s’est émancipé, comme phénomène politique et militaire, de ses causes sociales lointaines plausibles et se déploie selon une logique propre de conquête du pouvoir par les armes. C’est uniquement après avoir reconnu ce fait incontournable que la coopération internationale au développement et en particulier la coopération suisse ont été en mesure d’agir positivement en faveur de la paix. En effet, dès ce moment il a été possible de définir des approches et des instruments permettant à la coopération d’agir dans le contexte du conflit armé et sur la dynamique spécifique de celui-ci. Ces innovations sont présentées dans les paragraphes qui suivent.

Assurer la sécurité des collaborateurs et des populations appuyées par le programme de coopération

16 La violence étant exercée sur tout le territoire du pays et faisant des morts et des blessés pratiquement tous les jours, aussi parmi la population civile, les activité de coopération ont été exposées à des risques importants, pouvant se transformer en réalité dramatique à tout moment, avec des conséquences graves pour les personnes concernées, mais aussi pour la continuation du programme de coopération et pour la présence de la Suisse au Népal. La DDC, en collaboration avec d’autres agences bilatérales et multilatérales de développement, a ainsi renforcé de manière substantielle, à partir du début des années 2000, son dispositif de sécurité. Un

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responsable de la sécurité a travaillé à plein temps au bureau de coopération à Katmandou, tandis que deux autres collaborateurs résidant dans des chefs-lieux de district (Charikot et Mantali) ont assuré la communication avec les régions où la DDC concentre le plus son activité. Ces collaborateurs ont suivi l’application des instructions données par le bureau de coopération – par exemple en matière de voyages, d’accès aux zones rurales, d’organisation des bureaux et autres espaces communs –, ont maintenu les contacts avec toutes les parties au conflit et ont résolu de manière directe bon nombre de problèmes soulevés par les adversaires armés, maoïstes ou armée régulière. La gestion appropriée des risques a aussi exigé l’introduction d’instruments spécifiques pour l’analyse des dangers et pour la proposition d’ajustements dans l’orientation et surtout dans la gestion des projets de développement. A un rythme mensuel, tous les projets ont conduit de manière collective, district par district, une appréciation du risque encouru et ont défini la manière meilleure d’y faire face. La collecte d’information et les discussions liées à ces activités ont permis souvent d’approfondir l’analyse du conflit politique armé local et ont ainsi contribué à l’action consciente dans le conflit des acteurs de développement. Cette expérience a appris à la DDC qu’il est faux de séparer, tant sur le plan intellectuel que sur le plan opérationnel, les questions de sécurité des questions soulevées par la conduite du programme de coopération au développement. Au contraire, en situation de conflit armé, la gestion professionnelle de la sécurité offre des éléments essentiels à la gestion efficace et responsable du programme de coopération.

La gestion d’ensemble du programme de manière adaptée au conflit

17 La stratégie de coopération 2005-2008 de la Suisse au Népal 5 a été élaborée de manière à assurer la pertinence de l’action suisse dans différentes circonstances, toutes marquées par le conflit armé et/ou, dans un scénario optimiste, par un processus de paix long et incertain. Cette stratégie se caractérise par un haut degré de flexibilité, manifestée par l’inclusion de scénarios dans la planification stratégique, ainsi que par la liberté laissée aux responsables du programme de modifier l’horizon temporel des résultats à atteindre, privilégiant le court terme en situation de conflit ouvert et introduisant progressivement des considérations de long terme, en particulier l’établissement d’institutions publiques décentralisées fiables, si le conflit laissait effectivement la place, comme il est possible de l’espérer au moment de la rédaction de ces lignes, à un processus de paix solide. La stratégie prévoit aussi, comme il sera illustré plus loin, l’engagement intégré de tous les instruments de la politique extérieure de la Suisse en faveur d’Etats fragiles. En particulier, la stratégie exige du programme de coopération qu’il pose les bases d’initiatives suisses dans le domaine de la promotion des droits humains et de la paix. Cette contribution est suivie et évaluée périodiquement grâce à un ensemble d’indicateurs qui concernent à la fois les activités de développement, l’évolution du conflit et le processus de paix. L’environnement hostile a aussi favorisé le renforcement de la collaboration de la DDC avec les organisations non gouvernementales suisses présentes au Népal, en particulier avec Helvetas, qui est la plus importante d’entre elles dans ce pays6. Des méthodes et des instruments de gestion du programme dans le conflit ont été développés en commun, par l’échange fréquent et structuré d’expériences. Helvetas, tout en gardant son autonomie opérationnelle, a renforcé dans le terrain son identité « suisse », pour bénéficier de l’image d’impartialité dont bénéficie notre pays. Le logo de la DDC – utilisé de manière flexible – a été

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consciemment engagé pour assurer l’accès à des régions contrôlées par les rebelles et pour assurer la sécurité des collaborateurs de Helvetas et des autres organisations non gouvernementales suisses.

L’importance des dynamiques locales : l’adaptation du programme district par district

18 Les particularités locales du conflit armé népalais, renforcées par l’établissement de « gouvernements autonomes » à base ethnique par le CPN (M), ont imposé à la coopération suisse une concentration géographique plus poussée de ses activités de développement. Dans les districts retenus, la DDC et ses partenaires ont procédé à une étude détaillée du conflit trois fois par an. A ces occasions, comportement et relations des acteurs militaires, politiques et administratifs ont été analysés. Les activités de coopération ont été vues dans ce contexte et ajustées, en appliquant de manière concrète les concepts de rassembleurs (connectors) et de facteurs de division (dividers) empruntés à Mary Anderson et à sa méthodologie de « ne pas nuire » (do no harm). Le rassemblement de tous les responsables de projets financés par la DDC autour de cette tâche a promu dans les districts des synergies opérationnelles inattendues ainsi qu’une identité suisse d’impartialité et d’engagement pour les groupes défavorisés de la population, précieuse pour obtenir le respect de toutes les parties au conflit, assurer la sécurité des collaborateurs et permettre, avec des interruptions temporaires, la continuation de la construction de routes et de ponts suspendus, de l’appui aux groupements forestiers, de la promotion de la santé, etc. L’expérience a aussi progressivement suggéré une distinction nette des rôles parmi les différents niveaux de gestion du programme suisse : le bureau de coopération de la DDC a assumé la responsabilité des contacts et des discussions politiques avec les parties au conflit, gouvernement central, autorités locales et rebelles ; les responsables des projets ont été chargés d’expliquer à toutes les forces politiques en présence les raisons d’être, les objectifs, les méthodes et les moyens engagés par chaque action de développement ; le personnel de terrain par contre a été explicitement soulagé de la responsabilité de représenter la position de la Suisse ou même l’ensemble des projets, devant tout simplement être en mesure d’expliquer la tâche concrète qu’il doit accomplir au cas par cas.

L’adaptation du programme projet par projet

19 Sur une période de deux ans, à l’occasion des moments forts définis dans le cycle de projet – planification, réalisation, suivi, évaluation –, chaque opération financée par la coopération suisse a été adaptée aux conditions créées par le conflit armé. Deux interrogations ont dominé ces processus : l’analyse des attentes et des interventions des parties au conflit, en particulier du CPN (M), par rapport à chaque projet ; la contribution possible de chaque projet à la mitigation du conflit et si possible à son dépassement. Ces questionnements ont induit des adaptations parfois importantes des objectifs poursuivis ainsi que des ajustements significatifs de modalités de gestion de chaque initiative, intégrés dans les plans opérationnels annuels soumis aux comités de pilotage dirigés par des représentants du gouvernement. Sur le terrain, la transparence des projets et de leurs budgets est devenue un élément essentiel pour assurer

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l’acceptation par tous des activités promues par la Suisse. La pratique régulière du public hearing et du public auditing a ainsi été introduite dans tous les projets.

La coordination des agences de développement dans le conflit

20 En octobre 2003, dix agences bilatérales de développement présentes au Népal7 ont signé une déclaration commune, qui les engage à opérer de manière impartiale et transparente en faveur des groupes les plus défavorisés de la population népalaise. Les signataires attendaient du gouvernement et des rebelles qu’ils respectent cet engagement et permettent aux activités de développement et aux actions humanitaires de se déployer partout dans le pays. Quelques mois plus tard, les agences spécialisées des Nations unies ont adopté, dans un format différent, les mêmes lignes directrices. Ces principes opérationnels de base (Basic Operating Guidelines ou BOGs) ont constitué un instrument essentiel de coordination et de défense de l’espace de développement dans le conflit népalais. Ils ont été diffusés périodiquement dans le pays, par le biais de tous les médias. Chaque agence les a utilisés dans ses contacts avec les autorités centrales et des districts, ainsi que dans les échanges directs et indirects avec les représentant du CPN (M), consolidant un front de solidarité et de négociation, capable de réagir en commun face à des menaces ou à des ingérences inacceptables des parties au conflit dans les programmes de coopération. Ces pratiques communes ont amené les organisations signataires à constituer un groupe de travail permanent, présidé par le bureau de coopération de la DDC en 2005 et en 2006. Ce groupe est progressivement devenu un acteur important dans la communauté internationale de Katmandou, assurant que la réalité du Népal rural et les difficultés rencontrées par l’exécution des programmes de coopération soient prises en compte tant dans les discussions politiques et les négociations de paix que dans la planification budgétaire et macroéconomique du gouvernement. L’expérience collective et les connaissances acquises dans ce groupe de travail ont aussi conduit les organisations bilatérales à engager un dialogue serré avec les agences multilatérales de développement, en particulier la Banque asiatique de développement et la Banque mondiale, pour qu’elles admettent la réalité du conflit armé dans leurs stratégies et dans la définition de leurs grands projets. La Banque asiatique a accepté ces demandes et a progressivement modifié son approche et ses modalités de financement. Seule la Banque mondiale est restée sourde à tout appel et a continué de poursuivre une stratégie classique axée sur des réformes économiques néolibérales (par ailleurs nécessaires), qui ignore le conflit armé ou le considère comme marginal et négligeable par rapport aux exigences du développement à long terme.

L’appui à des organisations et à des initiatives de promotion de la démocratie

21 La DDC a complété sa contribution à la transformation du conflit népalais par son appui à des activités visant directement la défense des institutions démocratiques ainsi que la capacité d’organisation et le pouvoir contractuel (empowerment) de groupes défavorisés de la population8. Les initiatives donnant voix aux femmes ont reçu une attention spéciale. Ainsi, dans le domaine de la bonne gestion des affaires publiques et de l’appui à la société civile, la prise en considération du conflit armé a conduit à des changements de priorités et d’approches. Jusqu’en 2002, la DDC avait soutenu surtout des initiatives d’appui à la décentralisation de l’Etat, par exemple la formation du

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personnel de l’administration de district ; elle avait promu l’amélioration des services publics, en assurant l’intervention de la société civile dans un large programme de réforme de l’administration financé par la Banque asiatique de développement, et avait également encouragé la lutte contre la corruption, par un partenariat avec la section népalaise de Transparency International. A partir de 2003, la DDC a renoncé à rechercher l’amélioration des services publics et à lutter contre la corruption par un appui institutionnel car l’administration, avec la fin du régime démocratique, avait perdu sa légitimité et n’était plus soumise au contrôle populaire. De nouveaux programmes ont en revanche mis l’accent sur la formation de groupes de citoyens conscients et actifs, capables d’exiger leurs droits et de demander des comptes aux autorités et à l’administration. D’autres projets ont visé le renforcement d’organisations engagées dans la lutte pour la restauration de la démocratie, comme la Fédération nationale des journalistes, ou dans la défense des droits de groupes discriminés, comme la Fédération des femmes dalits (« hors caste »).

La défense des droits humains

22 Dans ce domaine crucial, la coopération au développement a inspiré, puis accompagné les initiatives politiques prises par la Suisse dans le contexte multilatéral, qui ont conduit entre autres à l’établissement au Népal de la mission du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme9. La DDC a soutenu directement, par des financements et par la visibilité de l’appui octroyé, l’action d’organisations non gouvernementales népalaises engagées dans la défense de personnes persécutées. Elle a contribué, avec d’autres agences bilatérales, au financement et à la coordination du projet d’assistance technique des Nations unies qui a rendu opérationnelle et crédible la Commission nationale des droits de l’homme. Ces initiatives opérationnelles ont été accompagnées par des moments de formation des collaborateurs des projets financés par la DDC. Dans des cours facultatifs, les animateurs ont mis l’accent sur la responsabilité individuelle de chaque citoyen népalais et ont mis les participants dans la position de pouvoir relever et dénoncer des violations des droits humains en suivant les procédures introduites par la Commission nationale des droits de l’homme.

La promotion politique de la paix à l’échelle nationale

Contexte et aperçu historique

23 L’engagement dans ce domaine de la Direction politique (Division politique IV « sécurité humaine », DPIV) découle d’une mission d’évaluation commune de la DPIV et de la DDC (section Prévention et transformation des conflits) datant de février-mars 2004. Le rapport de cette mission constatait que la Suisse était susceptible de jouer un rôle central dans le futur processus de paix. Il préconisait l’inclusion d’une composante « promotion de la paix » dans le programme népalais de la Suisse en se basant sur l’intégration transversale des droits humains, de la transformation des conflits et de la « dimension genre » dans la coopération au développement. Cette mission fondait ses recommandations, entre autres, sur les résultats d’un séminaire interactif tenu en janvier 2003 à Montézillon (Jura neuchâtelois) ; un groupe représentatif de tous les partis en présence au Népal y avait discuté durant dix jours du processus de paix et de questions constitutionnelles.

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24 L’harmonisation des points de vue à adopter par les diverses instances du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) a mis un certain temps à s’établir. Il s’agissait de respecter les intérêts de tous les services concernés par le Népal, donc de faire en sorte que la politique de paix et de droits humains vienne renforcer la coopération au développement – et ne risque pas au contraire de l’affaiblir ou de compromettre son action. Il fallait pour cela trouver une forme adéquate de promotion politique de la paix à l’échelle nationale. La Direction politique estimait utile que le DFAE soit actif au Népal par ses propres moyens, raison pour laquelle on a renoncé à mandater un ou une spécialiste externe (comme cela s’est souvent fait dans d’autres cas).

25 La DPIV a envoyé le 1er mai 2005 au Népal un conseiller spécial pour la promotion de la paix (appelé ci-après « conseiller »), lequel devrait travailler au bureau de coopération de la DDC jusqu’à fin avril 2007 au moins. Son mandat comporte deux lignes d’action principales : la première est de créer un climat international favorable à une solution pacifique du conflit armé et de la crise constitutionnelle au Népal ; il s’agit par ailleurs d’instaurer des conditions propices à un dialogue entre toutes les parties au conflit et à une solution négociée. Un autre objectif est de tirer parti des progrès réalisés en matière de droits humains pour intégrer des normes en la matière dans le processus de paix et de réconciliation. Il convient enfin d’assurer la cohérence d’ensemble de la « présence » suisse et d’apporter une contribution aux activités pacificatrices de la DDC. Ce mandat très ouvert a permis au conseiller de faire une analyse globale de la situation au Népal et d’évoquer divers champs d’action possibles. Après la prise du pouvoir par le roi Gyanendra le 1er février 2005, on ne savait ni quelles étaient les possibilités concrètes de dialogue entre tous les partis en présence, ni à quels canaux recourir pour ce faire. Dans son premier rapport, daté du 23 juin 2005, le conseiller écrivit à Berne : « J’en suis toujours à établir des contacts, à faire des visites de présentation et à me familiariser avec la scène locale. L’Alliance des sept partis et l’agitation des partis politiques semblent avoir fait quelque peu bouger les choses depuis le 1er février. Il y a beaucoup d’idées dans l’air, les acteurs cherchant surtout à se placer eux-mêmes sous le feu des projecteurs. Une saine dose de scepticisme reste là aussi de circonstance. »10

26 Avec le cessez-le-feu unilatéral instauré le 3 septembre 2005 par le CPN (M), il est apparu en automne que le régime du roi s’était progressivement isolé. Partis politiques et société civile ont pu agir sous le couvert de cet armistice, d’où un mouvement de protestation. Cette évolution a ouvert concrètement les premières perspectives de paix. Le rapport du conseiller du 17 septembre commence ainsi : « La situation continue d’empirer. Le Palais est plus isolé que jamais sur le plan international et intérieur. La pression visant à remplacer la monarchie par une république démocratique s’accentue. La proclamation d’un “cessez-le-feu unilatéral” était une manœuvre politique habile de la part des maoïstes, qui a mis le Palais encore plus sur la défensive. Des pourparlers sont en vue entre les partis politiques et le CPN (M). Les manifestations quotidiennes des partis politiques à Katmandou ont provoqué des interventions policières de jour en jour plus brutales (matraquage, gaz lacrymogène, lances à eau, tirs de semonce). Dans les districts, les partis politiques et la société civile subissent une double pression : les villages sont sous la domination des maoïstes, tandis que les chefs-lieux sont le théâtre d’une militarisation croissante. »11

27 Le roi ne se laissa pas impressionner par la mobilisation croissante de toute la population. Il n’envisagea ni de conclure un armistice, ni de capituler. Il s’en tint ainsi strictement à son plan triennal, lequel prit fin prématurément le 24 avril 2006. Le

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bouleversement fut alors total : « Un mouvement populaire surprenant par son ampleur et sa détermination (jaana andolan), avec des millions de manifestants dans tout le pays, a brusquement transformé la situation politique au Népal. Dans sa déclaration du 21 avril, le roi a cherché à sortir de son attitude d’intransigeance pour sauver la situation. Malgré la forte pression exercée par l’Inde, les Etats-Unis et d’autres pays, les partis n’ont pas accepté la proposition faite par le Palais de nommer un premier ministre. Le lundi 24 avril, le chef suprême de l’armée a déclaré au roi n’être plus à même de garantir la sécurité du Palais face à l’aggravation de la crise à Katmandou. Le roi a lu vers minuit la seconde proclamation rédigée par les sept partis (SPA), dans une situation de perte quasi totale du pouvoir »12 (rapport du conseiller du 10 mai 2006).

28 Après ce résumé succinct et authentique de la dynamique du conflit népalais, nous examinerons ci-après le contexte international et les cinq champs d’action de la Suisse.

Contexte international

29 La transformation d’un conflit interne constitue de nos jours une affaire également régionale et globale. Bien que la population népalaise ait montré au printemps 2006 qu’elle était capable de lutter dix-neuf jours sans interruption pour un changement, et qu’elle ait aussi donné la preuve de son aptitude au dialogue, ce pays est très exposé à des influences extérieures et à des tentatives internationales de pression.

30 L’Inde, le grand voisin du Sud, joue un rôle prépondérant à cet égard. Alors que l’Inde était jusqu’en 1950 le seul pays à entretenir des relations diplomatiques avec le Népal (outre la Grande-Bretagne, l’ancienne puissance coloniale), l’ouverture fut rapide après la fin de la dynastie Shah. Mais l’Inde souhaite garder un contrôle politique et tirer les ficelles du processus de paix. Delhi n’admet aucun tiers dans les pourparlers. Sous prétexte que les Népalais peuvent se débrouiller seuls (ce qui est vrai en grande partie), l’Inde se réserve la possibilité d’intervenir elle-même « au dernier moment ». La Suisse – qui entretient des relations privilégiées avec tous et est censée, selon les partis en conflit, jouer un rôle de médiateur – se voyait confrontée à la tâche épineuse de communiquer (discrètement) avec l’Inde à propos des activités prévues, sans porter atteinte à la souveraineté du Népal. Cette difficulté est une des raisons pour lesquelles la Norvège, par exemple, n’était pas en position de prendre la direction du processus de médiation. Alors qu’elle assume un mandat analogue au Sri Lanka – que l’Inde n’apprécie pas trop –, la Norvège se voit contrainte pour chaque étape de consulter préalablement le Ministère des affaires étrangères à Delhi. Cela provoque le scepticisme et la méfiance des maoïstes aussi bien que de l’ensemble des nationalistes de gauche et de la majorité du Nepali Congress.

31 La communauté internationale – en premier lieu les Etats-Unis – a ouvertement plaidé avant le changement de régime pour l’instauration d’un dialogue entre les partis démocratiques et le Palais, afin d’affaiblir militairement les maoïstes et de les isoler politiquement. Lorsque quelques ambassadeurs ont tenté, le 21 avril, d’intervenir dans ce sens lors d’une réunion des dirigeants des sept partis, le principal effet produit a été une crise de confiance entre les intellectuels de la société civile népalaise et les représentants de différents pays.

32 Certains pays, dont les Etats-Unis, ont corrigé depuis lors leur position et offert un soutien au mouvement démocratique. Les opérations à entreprendre dans les domaines

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« démobilisation, réinsertion, élections », « réhabilitation » et « reconstruction des infrastructures » seront extrêmement coûteuses. Les Etats-Unis et l’Inde pourront exercer ensemble une influence modératrice sur l’armée népalaise et contribuer à son désarmement et à son retour à la vie civile. Ils laisseront ainsi le champ libre au gouvernement occupé par la réinsertion des maoïstes. La Suisse se concentrera ici sur des tâches de réflexion et de conseil portant sur la réforme du secteur de la sécurité. Le Centre pour le contrôle démocratique des forces armées (Centre for the Democratic Control of Armed Forces, DCAF) à Genève dispose des compétences nécessaires dans ce domaine.

La promotion de la paix et des droits humains : cinq champs d’action

Le processus de négociation

33 Etant donné l’objectif central du mandat, il convient de mentionner en premier lieu les consultations confidentielles à mener avec les trois parties au conflit. Il s’est avéré judicieux, à cet égard, que le conseiller consacre environ 70 % de son temps à être sur place au Népal. Aucune discussion ne s’est esquissée au cours de l’année 2005 entre le Palais et les partis politiques ou les maoïstes, ce qui n’a pas empêché la Suisse de communiquer activement sa volonté de rendre possibles des talks about talks confidentiels entre les parties au conflit. Grâce à des contacts répétés avec des relais et des personnes de confiance appartenant à tous ces milieux, ceux-ci ont compris que l’engagement suisse était sérieux et non pas l’expression d’une velléité passagère. Cette présence même devint un facteur de confiance important. Les pays amis qui avaient mis sur pied des missions ad hoc pour promouvoir la paix ne parvinrent jamais à nouer des liens étroits avec les parties qui s’affrontaient au Népal. Seuls quelques initiés savaient par exemple que le Palais aurait été disposé à discuter secrètement avec les maoïstes, quoique en excluant les partis politiques de ces tractations – et probablement aux dépens des milieux démocratiques du pays. La question était close dès la fin avril 2006. La victoire des forces démocratiques déboucha sur la concrétisation du processus de négociation : le gouvernement de coalition des sept partis s’employa fiévreusement à conclure un accord politique avec les maoïstes sans perdre de vue la société civile – que l’on peut qualifier aujourd’hui de vigoureux « troisième parti ».

34 Le conseiller suisse a pu recourir ici à ses bons contacts et aider les deux camps à élaborer leurs négociations et à régler des questions de principe ou de procédure. Le Secrétariat du gouvernement pour la paix exerce une fonction importante à cet égard. Cette instance était auparavant directement subordonnée au Secrétariat du Palais ; après le changement de régime, elle est devenue une plaque tournante essentielle pour la préparation et le soutien des pourparlers d’un camp comme de l’autre. Le conseiller suisse a formé avec quatre Népalais et un collègue chevronné d’Afrique du Sud une facilitation task force du Secrétariat. Il a travaillé avec ce groupe pour sonder des idées, développer des options et soumettre des propositions aux délégations chargées de négocier. Celles-ci avaient grand besoin d’une telle assistance du fait qu’elles ne disposaient ni de l’expérience des négociations ni des ressources scientifiques nécessaires.

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Le processus constitutionnel

35 Le 24 avril 2006 a débloqué non seulement le processus de négociation, mais aussi une revendication que le mouvement démocratique du Népal nourrissait depuis un demi- siècle : l’instauration d’une assemblée constituante. Comme tous les milieux politiques du pays ont désormais reconnu cette nécessité, il s’agit de débattre aujourd’hui des modalités de travail de cette constituante et des dispositions provisoires à adopter en la matière. La constituante a été à la fois au point de départ et au cœur du processus de paix. Celui-ci a pu être divisé à partir de mai 2006 en deux phases clairement délimitées : la période de transition jusqu’à la première réunion de la constituante, et la période d’élaboration devant aboutir à l’adoption d’une nouvelle constitution. Celle-ci tiendra lieu en même temps d’accord général de paix.

36 En collaboration avec douze auteurs népalais et un expert international (le professeur Yash Ghai, du Kenya), le conseiller a publié un petit manuel destiné aux praticiens. Cet ouvrage présente toutes les questions de procédure constitutionnelle, expose des options possibles et fait des recommandations. Le processus constitutionnel offrait en outre de nombreuses possibilités d’intervention – participation à des débats d’organes de partis, tables rondes dans les chefs-lieux de district, exposé devant le barreau népalais, renommé et politiquement actif. Un autre apport est l’organisation de réunions d’experts en Suisse. Il est également prévu d’approfondir les thèmes « séparation des pouvoirs, fédéralisme et institution » dans le cadre d’une rencontre Montézillon II.

Les mesures transitoires

37 La phase de transition nécessitait d’importants apports de l’extérieur. Alors que le gouvernement entendait conserver son Parlement réinstallé, les maoïstes exigeaient la dissolution de celui-ci et son remplacement par une conférence de tous les partis. Ils voulaient en outre s’en tenir à une constitution provisoire. Des séminaires organisés à l’initiative de la Suisse et des interventions ciblées du conseiller (documents d’experts) ont permis de convaincre les deux parties d’adopter un processus aussi simple que possible et pas trop coûteux, avec des échéances clairement définies. Les deux camps ont fait preuve de souplesse et se sont entendus sur l’instauration d’un gouvernement provisoire doté de fonctions exécutives et législatives (limitées). Le Parlement devrait être dissous, puis remplacé après les élections. L’accord-cadre conclu entre les deux parties au conflit faisait simultanément office de constitution provisoire. La Suisse était ainsi parvenue à faire valoir dans ce débat le modèle de l’accord d’Ohrid en Macédoine.

38 Les acteurs externes ont pu, et peuvent toujours, apporter un soutien précieux dans cette phase de transition. Mais ils ne doivent pas s’attendre à obtenir un mandat officiel pour telle ou telle tâche à accomplir. Seule l’ONU a été invitée par une lettre du gouvernement à participer au contrôle de l’armistice, aux opérations de démobilisation et à l’observation des élections. Cependant, les dirigeants maoïstes se sont plaints auprès de Kofi Annan, également par écrit, de ne pas avoir été consultés sur le contenu de cette lettre. Dans ces circonstances, la Suisse a continué de se concentrer sur la promotion du dialogue entre tous les milieux concernés. Elle a participé par ailleurs de façon informelle à la rédaction de documents pour le processus de paix. De plus, elle fait partie depuis juillet 2006 du groupe de travail constitué par l’ONU pour coordonner les activités centrales du processus de paix, à savoir l’approche « DDR » (désarmement,

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démobilisation, réinsertion), le processus constitutionnel et les élections de la constituante, le rôle des femmes13 et la justice transitionnelle.

Les droits humains et la justice transitionnelle

39 Il a été possible de se référer d’emblée à la résolution d’avril 2005 de la Commission des droits de l’homme des Nations unies. Sur la base de cet Item 19 – Resolution, un protocole d’entente a été signé entre le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et le gouvernement royal. Cela a débouché sur une des missions les plus vastes et les plus efficaces du haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. Au Népal, la promotion de la paix n’est pas liée politiquement à la problématique des droits humains. Il apparaît d’une part que ces droits ont servi aux Népalais de plate- forme pour leur politique de paix et de réconciliation. D’autre part, le conseiller a systématiquement privilégié une approche de la médiation juridiquement correcte. Son attitude clairement et publiquement orientée sur des principes irréprochables a fait du conseiller un partenaire fiable pour les deux camps. Le conseiller a ainsi rapporté ce que lui déclarait le premier ministre G.P. Koirala le 9 juin 2006 : « Nous vous faisons pleinement confiance parce que vous provenez d’un pays démocratique et que nous savons qui vous êtes. »14 Il est essentiel que les droits humains bénéficient de l’attention qui leur est due au cours de la phase de transition et également durant le processus constitutionnel. La Suisse est favorable à une poursuite du mandat du Haut- Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et à l’inscription des droits humains dans la nouvelle constitution. Des séminaires sont organisés en Suisse sur ce sujet.

Le contrôle et le suivi (monitoring)

40 Les opérations de monitoring correspondent à trois tâches différentes. Il s’agissait en premier lieu de contrôler le cessez-le-feu, que les deux camps ont étayé le 26 mai par un code de conduite. Au départ le conseil s’est avéré difficile – même pour l’ONU – dans ce domaine. Une des raisons tenait au fait que l’idée d’un suivi externe indisposait l’Inde. Un deuxième facteur était lié au manque de précision des dispositions stipulées et à l’inexpérience des deux camps. Au moment de la rédaction du présent article, la deuxième tâche de suivi était encore fortement contestée – il s’agit des trois opérations désignées par l’abréviation « DDR », à savoir désarmement (decommissioning of arms), démobilisation des combattants et réinsertion des anciens combattants soit dans les forces armées régulières, soit dans la vie civile. La troisième tâche consiste à suivre les votations relatives à l’assemblée constituante.

41 Dans ces cinq champs d’action, la Suisse a assumé essentiellement des fonctions d’assistance sous différentes formes – envoi d’observateurs ou d’observatrices appartenant au pool d’experts du DFAE, personnes détachées dans la commission électorale ou financement de mesures prises dans le cadre de fonds fiduciaires internationaux placés sous la coordination de l’ONU.

42 Un des plus grands défis à relever sera sans doute l’intégration des femmes dans le processus de paix, et cela dans tous les champs d’action mentionnés. Dans le contexte du triangle « développement-paix-droits humains », les Népalaises ont énormément progressé, en termes de conscientisation et de capacité de mobilisation, depuis le premier mouvement de démocratisation remontant à 1990. Localement aussi bien qu’à

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l’échelle nationale, il existe aujourd’hui des comités féminins qui s’occupent activement de questions très diverses : violence domestique, discrimination (des femmes hors caste ou dalits ), sécurité humaine, défenseurs des droits humains des femmes, enfants soldats, traite d’êtres humains, etc. Ces associations féminines se préparent pour le travail à accomplir par les femmes dans la constituante. Quelques femmes ont réussi à se faire une place dans le monde masculin des directions de parti, de l’administration et du processus de paix. Neuf Népalaises de diverses origines sociales, politiques et ethniques ont été sélectionnées dans le cadre du projet suisse « 1000 femmes pour le prix Nobel de la paix ». Bien qu’elles n’aient pas obtenu le prix en 2005, ces neuf femmes se réunissent régulièrement pour parler de leurs activités respectives et élaborer des projets communs. La Suisse encourage par ailleurs la création de commissions de femmes pour la paix et de tables rondes féminines. Un groupe de femmes a été formé dans les domaines de la conduite de négociations et de la médiation, dans le but d’amener des femmes aux tables de négociations – avec peu de succès jusqu’à présent pour ce dernier objectif.

Un premier bilan de l’impact de la stratégie suisse sur le conflit armé népalais

43 La coopération suisse a continué son action au Népal dans des conditions difficiles, avec la conviction qu’en opérant de manière professionnelle dans la situation de conflit armé elle aurait été en mesure d’agir positivement sur ce conflit. En juin 2006, il est possible de tirer un premier bilan de ce choix et d’identifier les résultats, modestes mais concrets, obtenus par le programme suisse dans la modération des effets du conflit armé et dans sa transformation progressive en compétition politique non violente. Ces effets s’ajoutent à la contribution directe apportée par le programme de coopération à l’amélioration des conditions de vie des populations rurales défavorisées15. Ces résultats ont été obtenus par une action coordonnée avec les autres acteurs de la politique extérieure de la Suisse engagés au Népal, avec les Nations unies et avec les autres agences bilatérales de coopération unies dans la promotion des principes opérationnels de base (BOGs). 1. L’appui au mouvement de défense des droits humains a créé les conditions pour l’établissement au Népal de la mission du haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. Dès son arrivée, celle-ci a réussi à contenir les formes les plus abjectes de violence pratiquées par les parties au conflit contre les populations civiles. L’action de Ian Martin, représentant du haut-commissaire aux droits de l’homme, et de ses collaborateurs a réduit les espaces d’impunité et a défendu les droits démocratiques et les droits sociaux, favorisant l’émergence du mouvement populaire qui a de fait imposé au régime du roi et au CPN (M) le cessez-le-feu et les négociations de paix. 2. Le fait de promouvoir le dialogue par la création d’un réseau de relations avec toutes les parties au conflit a freiné les phénomènes de polarisation et d’escalade au temps où le roi exerçait personnellement le pouvoir. Une conséquence de ces activités a été l’isolement (par leur propre faute) des forces qui persistaient dans la confrontation (en l’occurrence, surtout le Palais). Cet isolement trouve son origine et son résultat dans la volonté qu’avaient tous les milieux ouverts au dialogue de dépasser le conflit par des manifestations pacifiques et par des tables rondes. 3. Le soutien du centre démocratique dans une période où les principaux partis politiques prêtaient encore le flanc à des accusation d’impéritie et de corruption, cette remise en selle

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des partis en tant que principaux agents de promotion de la paix, a sans doute été l’apport essentiel d’acteurs externes tels que la Suisse, la Grande-Bretagne, la Norvège, le Danemark et d’autres. Il fallait un soutien international pour que les partis puissent gagner, sans recourir aux armes, la confiance de la population et jouer un rôle central dans les manifestations et les pourparlers de paix qui ont suivi. 4. Les relations privilégiées qui avaient été nouées avec l’équipe dirigeante des maoïstes, dans les circonstances de son exil à Delhi, ont contribué dans une mesure déterminante à la convaincre que la lutte armée ne lui ferait pas gagner davantage de terrain. Les maoïstes se sont alors concentrés sur la composante politique de la people’s war : ils ont fait taire unilatéralement les armes pour passer à l’agitation politique et à l’organisation des masses, et signalé qu’ils étaient prêts à discuter sans conditions préalables. Le CPN (M) s’est montré très ouvert aux conseils sur les questions centrales des processus de paix et d’élaboration de la nouvelle constitution ; c’est par exemple à l’initiative du conseiller suisse qu’il a ouvert un bureau de la paix à Katmandou. 5. La présence des projets de coopération et de leur personnel dans les zones disputées par les parties au conflit ou sous le contrôle du CPN (M) a limité l’exode rural et a permis le maintien dans les villages des institutions communautaires de solidarité et de socialisation. Ces dernières ont contenu la violence et ont gardé en grande partie leur capacité de réintégration des victimes de la lutte armée et même d’individus ayant participé activement au conflit civil. Le processus de paix pourra s’appuyer sur ces institutions. 6. La réalisation des activités de coopération essentiellement à travers des groupements d’usagers (groupements de gestion communautaire des forêts, groupements engagés dans la construction de ponts suspendus et de routes rurales, groupements de femmes impliquées dans la promotion de la santé préventive, groupements de paysans responsables de la vulgarisation de nouvelles techniques agricoles) a maintenu des espaces de société civile autonome, non entièrement sujette à la discipline totalitaire du CPN (M) – qui les a pourtant surveillés.

7. Les collaborateurs et les projets associés à la DDC ont activement cherché à éviter ou corriger les injustices dont sont souvent victimes les groupes défavorisés – comme l’exclusion de la prise de décision dans les comités d’usagers, la mise à l’écart des recrutements et de la possibilité de travailler ou le paiement retardé, par l’administration, de travail effectué dans la construction d’infrastructure rurale.

8. La communication directe avec les rebelles du CPN (M), menée régulièrement pour assurer l’accès sûr du personnel de développement aux zones rurales, a progressivement sorti les insurgés de leur isolement intellectuel et politique. Cette passerelle a par la suite facilité les contacts des maoïstes avec les Nations unies, le gouvernement et d’autres représentants de la communauté internationale et en particulier du conseiller spécial pour la promotion de la paix envoyé par la Suisse au Népal au printemps 2005.

44 La cohérence dont la Suisse a fait preuve dans le cadre de sa stratégie globale à l’égard du Népal lui a valu une position relativement favorable sur l’échelle des partenariats entre ce pays et divers acteurs internationaux. La Suisse faisait traditionnellement figure de modèle pour beaucoup de Népalais (le Népal est la Suisse de l’Asie, etc.). Tout récemment, l’engagement helvétique en matière de droits humains a été très remarqué. L’envoi d’un conseiller chargé de promouvoir le processus de paix a conféré à la Suisse une position particulière. La Constitution suisse traduite en népalais a été abondamment consultée avant les votations relatives à la constituante. Il importera à l’avenir que les Suisses s’aperçoivent de leur côté qu’ils sont devenus des partenaires importants pour un pays himalayen, et que cela comporte des obligations.

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ANNEXES

Népal : chronologie des événements principaux

1768. Le dirigeant gurkha Prithivi Narayan Shah conquiert Katmandou et crée les bases d’un royaume unifié. 1792. L’expansion népalaise est interrompue suite à une défaite contre les Chinois au Tibet. 1814-1816. Guerre anglo-gurkha, qui aboutit au traité délimitant les frontières actuelles du Népal. 1846. Le Népal tombe sous l’emprise des premiers ministres héréditaires connus sous le nom de Ranas, qui dominent la monarchie et isolent le pays du reste du monde. 1923. Un traité avec la Grande-Bretagne reconnaît la souveraineté du Népal.

La monarchie absolue

1950. Des forces hostiles aux Ranas, basées en Inde, forment une alliance avec le monarque. 1951. Fin du règne des Ranas et restauration de la couronne. Les rebelles anti-Ranas du Parti du Congrès népalais (NCP) forment le gouvernement.

1959. Adoption d’une constitution multipartite. 1960. Le roi Mahendra prend le pouvoir, dépose le Parlement, rejette la Constitution et interdit les partis politiques après la victoire du Parti du Congrès népalais aux élections, avec Bishweshwar Prasad Koirala comme premier ministre. 1962. Une nouvelle constitution établit le système sans parti des panchayats (« conseils »), qui donne l’autorité absolue au roi. 1963. Premières élections pour établir le Rastriya Panchayat (Parlement national).

La politique multipartite

1980. Référendum constitutionnel suite à des manifestations en faveur de réformes. Une courte majorité est favorable au maintien du système du Panchayat. Le roi consent à des élections directes pour l’assemblée nationale, mais pas sur une base multipartite. 1990. Mouvements prodémocratiques coordonnés par le Parti du Congrès népalais et des groupes de gauche. Les manifestations sont interdites par les forces de sécurité, avec pour résultat des morts et des arrestations en masse. Le roi Birendra cède finalement à la pression et accepte une nouvelle constitution démocratique. 1991. Victoire du Parti du Congrès népalais aux premières élections démocratiques. Girija Prasad Koirala devient premier ministre.

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L’instabilité politique

1994. Le gouvernement de Koirala est défait suite à une motion de défiance. Les nouvelles élections mettent en place un gouvernement communiste. 1995. Le gouvernement communiste est dissous. Dans les campagnes, un groupe d’extrême gauche, le Parti communiste du Népal (maoïste), organise une insurrection contre la monarchie en place et pour une république populaire. 1997. L’instabilité politique se poursuit suite à la défaite du premier ministre Sher Bahadur Deuba, remplacé par Lokendra Bahadur Chand. Ce dernier, forcé de démissionner en raison de scissions dans le parti, est remplacé par Surya Bahadur Thapa. 1998. Thapa démissionne à la suite de nouvelles scissions dans le parti. Girija Prasad Koirala redevient premier ministre à la tête d’un gouvernement de coalition. 1999. De nouvelles élections attribuent la majorité au Parti du Congrès népalais. Krishna Prasad Bhattarai devient premier ministre. 2000. Bhattarai démissionne à la suite d’une révolte au sein du Parti du Congrès népalais. Girija Prasad Koirala redevient premier ministre, à la tête du neuvième gouvernement en dix ans. Avril 2001Une grève générale organisée par les rebelles maoïstes entraîne une paralysie quasi totale du pays ; arrestations massives à Katmandou de manifestants antigouvernementaux, ainsi que de quelques dirigeants de l’opposition.

Massacres au palais

1er juin 2001. Le roi Birendra, la reine Aishwarya et d’autres membres de la famille royale sont assassinés sauvagement par le prince héritier Dipendra dans un moment d’ivresse ; ce dernier retourne son arme contre lui peu après. Juillet 2001. Les rebelles maoïstes entament une campagne de violence. Sher Bahadur Deuba devient premier ministre, à la tête du onzième gouvernement en onze ans, à la suite de la démission de Girija Prasad Koirala face aux violences. Deuba déclare la paix aux maoïstes ; une trêve s’ensuit. Novembre 2001. Les maoïstes déclarent que les pourparlers pour la paix ont échoué et que la trêve n’est plus justifiée. Attaques organisées contre l’armée et les postes de police.

L’Etat d’urgence

Novembre 2001. Après quatre jours de violence et la mort de plus de 100 personnes, l’Etat d’urgence est proclamé. Le roi Gyanendra ordonne à l’armée d’écraser la rébellion maoïste. Février 2002. Mort de 127 personnes après un raid armé des maoïstes, visant des cibles gouvernementales. Avril 2002. Une grève nationale de cinq jours est ordonnée par les maoïstes, quelques jours après la mort de centaines de personnes lors de sanglantes attaques.

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Mai 2002. Heurts intenses entre militaires et rebelles dans l’ouest du pays. Les rebelles proposent un cessez-le-feu d’un mois, rejeté par le gouvernement. Le Parlement est dissous ; de nouvelles élections sont annoncées dans un climat de confrontation politique quant à l’Etat d’urgence. Deuba est expulsé du Parti du Congrès népalais ; il est à la tête du gouvernement provisoire et renouvelle l’Etat d’urgence. Octobre 2002. Le roi Gyanendra renvoie Deuba et reporte à une date indéterminée les élections prévues initialement pour novembre. Lokendra Bahadur Chand est nommé premier ministre. Janvier 2003. Les rebelles et le gouvernement décident un cessez-le-feu. Mai-juin 2003. Démission du premier ministre Lokendra Bahadur Chand. Le roi nomme son protégé, Surya Bahadur Thapa, premier ministre.

La fin de la trêve

Août 2003. Les rebelles se retirent des pourparlers de paix avec le gouvernement, mettant fin à une trêve de sept mois. Ils appellent à une grève générale de trois jours en septembre et contrôlent plusieurs portions du pays. Depuis fin 2003. Impasse politique ; affrontements entre étudiants/activistes et police ; résurgence de la violence. Mai 2004. Le premier ministre royaliste Surya Bahadur Thapa démissionne après des semaines d’émeutes organisées par des groupes d’opposition. Juin 2004. Le roi Gyanendra nomme une nouvelle fois Sher Bahadur Deuba premier ministre. Août 2004. Les rebelles maoïstes bloquent Katmandou pendant une semaine.

Le pouvoir direct

1er février 2005. Le roi Gyanendra renvoie le premier ministre Deuba et son gouvernement, instaure l’Etat d’urgence et prend le pouvoir, citant la nécessité de vaincre les rebelles maoïstes. 30 avril 2005. Le roi lève l’Etat d’urgence. Juillet 2005. La Commission royale pour le contrôle de la corruption condamne l’ex- premier ministre Deuba à deux ans de prison pour corruption. Il sera libéré en février 2006, après que la commission aura été proscrite. Septembre 2005. Les rebelles annoncent un cessez-le-feu unilatéral de trois mois, la première trêve depuis l’interruption des pourparlers de paix en 2003. La trêve, prolongée plus tard à quatre mois, s’achèvera en janvier 2006. Novembre 2005. Les rebelles maoïstes et les principaux partis d’opposition conviennent d’un programme censé restaurer la démocratie. Avril 2006. Une alliance de l’opposition met fin à des semaines de grèves et de protestations contre le pouvoir direct du roi après que le monarque a accepté de rétablir le Parlement. Girija Prasad Koirala est nommé premier ministre. Les rebelles maoïstes proclament un cessez-le-feu de trois mois.

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Mai 2006. Le Parlement vote la réduction des prérogatives politiques du roi à l’unanimité. Le gouvernement et les rebelles maoïstes entament des pourparlers de paix, les premiers depuis presque trois ans. 16 juin 2006. Le dirigeant rebelle Prachanda et le premier ministre Koirala ont un entretien – c’est la première rencontre de ce genre entre les deux parties – et conviennent que les maoïstes devront faire partie d’un gouvernement provisoire. Source : bbc , Timeline : Nepal, .

NOTES

1. SDC, Swiss Cooperation Strategy for Nepal 2005-2008, 2005, . 2. Document non publié, rédigé par Alan Whites, responsable des questions de gouvernance à DFID Nepal (DFID : Department for International Development, Royaume-Uni). 3. Pour plus de détails sur l’histoire du Népal, voir la chronologie à la fin du présent chapitre. 4. Le site de la DDC au Népal, , présente de manière complète les activités de coopération de la Suisse dans ce pays. 5. SDC, Swiss Cooperation Strategy for Nepal 2005-2008, op. cit. 6. En 2006, Helvetas fête ses cinquante ans de présence au Népal. Intercooperation et Swisscontact exécutent des projets financés par la DDC. De nombreuses organisations privées suisses soutiennent des projets isolés, actifs surtout dans les domaines social et de la santé (hôpitaux, orphelinats, écoles spéciales). 7. CIDA, Canada ; DANIDA, Danemark ; DFID, Royaume-Uni ; Commission européenne ; FINNIDA, Finlande ; GTZ, Allemagne ; JICA, Japon ; NORAD, Norvège ; DDC, Suisse ; SNV, Pays-Bas 8. Il s’agit, selon la définition adoptée par la DDC au Népal, de groupes de personnes qui sont à la fois pauvres (c’est-à-dire qu’elles ont un revenu par tête inférieur à 1 dollar par jour) et discriminées à cause de leur genre, leur caste ou leur appartenance ethnique. 9. L’action diplomatique de la Suisse est présentée ci-dessous. 10. Citation originale en allemand (N.D.T.). 11. Idem. 12. Idem. 13. Cf. Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1325 (2000), doc. S/RES/1325 (2000), . 14. Citation originale en anglais (N.D.E.). 15. En 2005, une équipe d’experts indépendants a évalué les effets du programme de coopération suisse au Népal, de 1993 à 2004 (An Independant Evaluation of SDC Nepal Country Programmes 1993-2004 : Building Bridges in Nepal – Dealing with Deep Divides, 2005, ).

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AUTEURS

GÜNTHER BAECHLER

Conseiller spécial pour la promotion de la paix au Népal, Division politique IV, DFAE, Berne.

JÖRG FRIEDEN

Responsable de la Direction du développement et de la coopération (DDC) au Népal, Katmandou.

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La paix en Colombie ? Les possibilités d’une participation de la Suisse au processus de paix

Cristina Hoyos

Contexte

1 L’histoire de la Colombie est imprégnée de violence, et les efforts entrepris par divers gouvernements de ce pays pour juguler ces brutalités n’ont généralement eu que des effets partiels ou de courte durée.

2 Des problèmes économiques, territoriaux, sociaux et politiques continuent aujourd’hui de susciter des conflits violents. La situation actuelle du pays résulte notamment de mouvements migratoires provoqués par la pauvreté ou la contrainte, d’affrontements sanglants entre des groupes armés et l’armée régulière. Quelques-unes des causes de discorde sont d’origine territoriale – par exemple l’extension des surfaces agricoles, les déplacements forcés de population, la transgression des directives politiques dans la répartition et l’occupation des terres, l’absence de l’Etat dans les régions écartées, l’acquisition illicite de droits de propriété, la culture et le commerce illégaux de drogue.

3 La culture, le commerce et la consommation de drogue – un phénomène dont l’origine remonte aux années 1970 – ont fini par constituer un des problèmes les plus complexes de ce pays. Ses répercussions sociales, politiques et économiques ont provoqué en Colombie une déstabilisation qui est allée en s’aggravant au cours des années, avec l’intervention des cartels de la drogue et des groupes subversifs et paramilitaires dans les processus de production, de surveillance et de commerce. Parallèlement, la violence et la corruption se sont répandues un peu partout dans de nombreux secteurs d’activité.

4 La guerre civile qui se perpétue avec une intensité variable depuis les années 1940 et 1950 ne s’explique pas uniquement par des différends entre partis politiques ou par des affrontements entre bandes rebelles et armée colombienne. C’est avant tout une lutte

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pour le territoire. Le problème de l’occupation des terres n’a pas été résolu en Colombie depuis l’époque des conquistadors.

5 Le trafic de drogue a encore aggravé la situation et les antagonismes au cours des vingt dernières années. Comme les trafiquants accaparent une bonne partie des surfaces les plus fertiles, la répartition des terres s’en trouve encore plus déséquilibrée. Un nouveau remaniement foncier a été entrepris en Colombie depuis les années 1980. Selon des données fournies par la Corporación Colombiana de Investigación Agropecuaria (CORPOICA, 2003), 0,4 % de la population colombienne possède 61,2 % des biens-fonds répertoriés du pays. Cela représente un total de quelque 47 millions d’hectares. Les propriétés ont plus de 500 hectares en moyenne et disposent en général d’une infrastructure relativement bonne du fait que ces zones sont parmi les plus fertiles du pays. Et les cartels de la drogue sont lourdement impliqués dans ces bouleversements de la propriété foncière qui accompagnent les affrontements violents et provoquent des déplacements de population. Accélérer l’exode rural est une des stratégies employées par les groupes armés illégaux pour renforcer leur emprise territoriale sur le pays.

6 Le nombre de victimes témoigne avec éloquence de la brutalité ambiante : on a enregistré en 2000 un total de 38’320 cas de mort violente, soit 7 % de plus qu’en 1999. Mais selon les résultats de l’étude Colombia : Balance de Seguridad 20051 réalisée par l’ONG Fundación Seguridad y Democracia, la criminalité a fortement diminué en 2005, les enlèvements ayant régressé de 595 à 238 cas (–60 %). Cependant, la sécurité de la population civile reste précaire ; dans différentes régions du pays, on assiste à une recrudescence des démêlés sanglants entre militaires, guérilleros et paramilitaires. L’économie du pays a évolué dans une direction nettement positive (5,2 % du PIB) ces dernières années, mais la pauvreté et le chômage frappent 60 % de la population colombienne.

La violence et ses acteurs

7 La force brutale ne date pas d’hier en Colombie : c’est vers la fin des années 1940 que débute la violencia, laquelle fait quelque 200’000 victimes rien qu’entre 1948 et 1953. Longtemps, ce conflit est dominé par les forces politiques traditionnelles, à savoir le Parti libéral et le Parti conservateur. Ceux-ci fusionnent en 1958 pour former le Front national ; cette alliance prend alors le pouvoir afin de stabiliser le régime oligarchique et activer un développement capitaliste. Les fonctions gouvernementales sont dès lors occupées selon un système paritaire avec alternance présidentielle. Cet accord implique l’exclusion d’autres mouvements politiques, notamment de ceux qui préconisent des changements sociaux. Cette éviction politique, la lutte pour changer le système social en place, la répartition inégale des terres et l’absence de participation du peuple aux décisions politiques du gouvernement sont quelques-uns des facteurs conduisant à la création de groupes de partisans dans les années 1960. En 1964 se forme le Bloque Sur, constitué d’activistes du Parti libéral et de guérilleros paysans communistes, rebaptisé en 1966 « Forces armées révolutionnaires de Colombie » (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia – FARC). La mention EP (Ejército Popular, Armée populaire)y est ajoutée en 1982. Les guérilleros des FARC-EP, au nombre de 17’000 environ, forment actuellement la plus importante troupe de partisans de Colombie2. L’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional – ELN), créée en 1965 et issue

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principalement des milieux universitaires, compte quant à elle 4000 guérilleros3. Cette organisation est très affaiblie militairement depuis quelques années. Pour parvenir à leurs fins et financer leurs activités, les guérilleros utilisent différentes méthodes – coups de force, rançonnement, enlèvements, culture et trafic de drogue.

8 L’autre extrémité de l’éventail politique est occupée par les milices paramilitaires. Cela fait longtemps que des organisations paramilitaires jalonnent l’histoire de la Colombie. L’essor des groupes actuels remonte aux années 1980. Pour se protéger contre des criminels et des guérillas, les gros propriétaires et les narcotrafiquants ont recouru à des paramilitaires. Ceux-ci avaient aussi pour tâche de surveiller les plantations illégales de coca et de chanvre indien. Les premiers groupes explicitement basés sur une idéologie antiguérilla se sont formés en 1982 dans la ville de Medellín. Le groupe Muerte a los Secuestradores (MAS) fut l’un des premiers à s’occuper de protection contre les enlèvements perpétrés par la guérilla. Plusieurs milices paramilitaires se sont regroupées dans les années 1990 en Autodefensas Unidas de Colombia ( AUC) afin de combattre les guérilleros. Selon leurs propres indications, les paramilitaires se financent à hauteur de quelque 70 % par le narcotrafic. L’AUC tente depuis 1996 de détruire par ces actions ciblées la base économique des guérillas et d’anéantir celles-ci. Il en résulte une intensification des hostilités, surtout dans les zones importantes du point de vue géostratégique. Cela entraîne des conséquences dramatiques pour les populations locales : les massacres sont à l’ordre du jour, on tue ou l’on fait fuir les habitants des zones de combat. Certaines milices paramilitaires entretiennent des contacts avec l’armée, ce qui a été critiqué à plusieurs reprises par des organisations de défense des droits humains. Quelque 30’000 paramilitaires ont déposé les armes dans le contexte du processus de paix et de démobilisation engagé sous le gouvernement du président Alvaro Uribe (au pouvoir depuis 2002).

9 Cette aggravation des violences au cours des deux dernières décennies a conduit successivement plusieurs gouvernements du pays à lancer des initiatives de paix, lesquelles n’ont permis de démobiliser que très partiellement les combattants illégaux.

Les initiatives de paix

10 Un processus de paix mené sous la présidence de Belisario Betancur (1982-1986) a permis de démobiliser 10 % des FARC-EP ; ceux-ci ont créé un nouveau parti politique appelé Unión Patriótica (UP), très orienté sur l’idéologie communiste, et qui a remporté quelques succès aux élections. Mais plus de 3000 de ses leaders ou membres ont été assassinés au cours des ans par des paramilitaires et des militaires corrompus. Le président Virgilio Barco (1986-1990) a ouvert la voie au processus de démobilisation d’autres groupes de guérilleros, notamment Movimiento 19 de Abril (M-19), Ejército Popular Revolucionario ( EPR), Quintín Lame et Corriente de Renovación Socialista .Ces organisations ont définitivement déposés les armes sous la présidence de César Gaviria (1990-1994). La Constitution de 1991 a élargi les possibilités de participation et renforcé l’Etat de droit, ce qui devrait retirer leur légitimation aux groupes armés.

11 D’autres initiatives de paix ont été lancées par le président Ernesto Samper (1994-1998). Son Ministère de l’environnement a tenté d’établir des contacts avec l’ELN pour mettre fin par la voie des négociations aux attentats à l’explosif sur des oléoducs, car ces attentats sont particulièrement dévastateurs sur le plan écologique. Des pourparlers

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ont eu lieu en Allemagne entre l’ELN et des représentants de la société civile colombienne, mais – à cause, notamment, du scandale de l’argent de la drogue utilisé pour financer la campagne électorale de Samper – ils n’ont pas abouti à des résultats concrets.

12 Le président Andrés Pastrana (1998-2002) a proposé en 1999 des négociations de paix avec les FARC-EP. Celles-ci mettaient comme condition à leur entrée dans le processus de paix que l’on démilitarise une zone d’environ 42’000 km2, ce qui correspond approximativement à la superficie de la Suisse. Mais les pourparlers entre gouvernement et FARC-EP ont été interrompus le 20 mars 2002, pour différentes raisons : juste avant cette rupture, les FARC-EP avaient détourné un avion dans lequel se trouvaient entre autres des députés au Congrès national ; par ailleurs, le gouvernement avait communiqué que l’ancienne zone démilitarisée était utilisée « à des fins illicites » (c’est-à-dire pour la culture de coca). Selon des renseignements fournis par la police antidrogue colombienne, les surfaces consacrées à la culture de coca avaient presque triplé entre 1998 et 2002 dans la région de San Vicente del Caguán. Selon les données officielles, la superficie des cultures de coca se chiffrait dans cette zone à 6300 hectares en 1998 ; elle augmenta durant le processus de paix pour atteindre finalement 16’000 hectares. Cela signifiait l’échec des laborieuses négociations qui se poursuivaient depuis 1999 avec l’appui de l’ONU et de quelques pays, dont la Suisse.

13 Des cultures de pavot firent également leur apparition, atteignant une surface d’environ 420 hectares. Le gouvernement bombarda quelques secteurs de la zone démilitarisée, frappant au total 85 camps de base stratégiques des guérillas.

14 Le président Alvaro Uribe (en fonction depuis 2002) est le premier chef d’Etat colombien à avoir engagé des pourparlers avec les milices paramilitaires ; quelques contacts existent aussi aujourd’hui avec les FARC-EP et l’ELN. Une loi sur la justice et la paix (Ley de Justicia y Paz, Ley 975) a été adoptée en 2005 dans le contexte des négociations avec les paramilitaires, et approuvée par la Cour constitutionnelle. Cette loi doit servir de plate-forme pour l’intégration sociale des groupes illégaux et de base à l’établissement de la paix. Elle comporte cependant quelques points faibles, par exemple l’insuffisante prise en considération des nombreuses violations des droits humains dont les forces gouvernementales se sont rendues coupables. Après l’aval donné par la Cour constitutionnelle, la loi a été encore durcie relativement à la responsabilité des coupables et à l’indemnisation des victimes. Certaines organisations de la société civile la considèrent d’ailleurs comme une légitimation des paramilitaires. Cette loi ne spécifie pas clairement la responsabilité de l’Etat en ce qui concerne les réparations que doivent recevoir les victimes. De même, l’accès à des informations complètes et équilibrées quant aux différentes atrocités commises et la sécurité physique des témoins sont des aspects essentiels qui n’ont pas encore été réglés.

15 Cette loi a aussi servi de base à la création d’une Commission nationale de réparation et de réconciliation (Comisión Nacional de Reparación y Reconciliación – CNRR), laquelle a pour fonctions d’assister les victimes et de les faire participer aux procès pénaux, d’accompagner les processus de démobilisation et de réintégration, et d’élaborer des propositions pour une politique de réparation à l’égard des victimes. L’entreprise est complexe du fait que la CNRR se trouve confrontée à une multitude de tâches qui se recouvrent mutuellement.

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16 Un des problèmes qui se posent dans le cadre de ce processus est que les divers acteurs concernés n’ont pas défini ni traité le contenu de notions essentielles comme « paix », « réparation », « réconciliation » ou « justice ». Des interprétations différentes compliquent et freinent toute la démarche.

17 Cette loi a facilité le processus de démobilisation des paramilitaires, mais la réintégration sociale de ces groupes s’avère par ailleurs laborieuse du fait que les guérillas de gauche ne sont pas encore très avancées dans leurs pourparlers avec le gouvernement. L’ELN a engagé un processus de négociation, tandis que les FARC en sont au stade des discussions exploratoires avec les pays facilitateurs.

18 En dépit des quelques lacunes que présente cette loi, il a été possible d’amener plus de 30’000 paramilitaires à déposer les armes. Une étude4 montre que ces opérations de désarmement et la présence accrue des pouvoirs publics dans les régions écartées du pays ont pour effet de réduire considérablement le nombre de victimes. Selon les chiffres publiés par cette étude, il y a moins d’armes déposées par les anciens combattants que de personnes démobilisées ; cela laisse supposer qu’il y a encore un grand nombre d’armes en circulation.

La Suisse s’engage

19 La fonction de médiateur-facilitateur assumée par la Suisse entre les divers acteurs qui s’affrontent en Colombie a pris ces dernières années une importance considérable. Cette position privilégiée de la Suisse est due à plusieurs facteurs : adoption d’un point de vue humanitaire, neutralité, absence de passé colonialiste, confiance accordée jusqu’ici par le gouvernement et par les groupes illégaux.

20 L’engagement humanitaire de la Suisse en Colombie est pris en charge depuis des années par le domaine Aide humanitaire de la Direction du développement et de la coopération (DDC). Son travail consiste à réduire les conséquences funestes des conflits armés et à s’occuper des personnes directement touchées par les événements – par exemple les déplacés internes. Il s’agit de contribuer ainsi à la recherche de solutions pacifiques. Le bureau de coopération local surveille les aspects humanitaires de la situation et soutient des initiatives locales et internationales dans le domaine de l’aide humanitaire. Secours d’urgence, réhabilitation, prévention de conflits et plaidoyer (advocacy) sont les principales facettes des programmes menés sur place. Sont soutenus des projets réalisés dans des zones rurales et des petites villes. D’une part, l’Aide humanitaire de la DDC apporte sa contribution à des programmes du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), du Programme alimentaire mondial (PAM) et de différentes ONG ; de l’autre, elle soutient les populations déplacées et les victimes des conflits sur les plans matériel et psychosocial. Il est prévu en outre de renforcer la société civile dans ses efforts pour prévenir des conflits et de freiner les mouvements migratoires en aidant des écoles ainsi que des postes de santé et des centres communautaires.

21 La Suisse réalise depuis l’année 2000 des programmes de promotion de la paix conduits par la Division politique IV du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), à trois niveaux : 1º dans le domaine politique et diplomatique, il s’agit de bons offices destinés à faciliter les trois négociations que poursuit le gouvernement colombien avec l’ELN, les FARC-EP et les groupes paramilitaires5 ; 2º au niveau de la société colombienne, la Suisse

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travaille avec un consortium (Programa Suizo para la Promoción de la Paz en Colombia – SUIPPCOL) qui s’emploie à renforcer la société civile et à établir des alliances entre les initiatives de paix. Avec les mouvements féminins pour la paix et sur la base des expériences faites par les paysans et la population indigène, ces alliances contribuent à faire progresser la paix à l’échelle nationale ; 3º du côté de la sécurité humaine, la Suisse applique des mesures destinées à protéger les droits humains et appuie des études d’instituts suisses consacrées au thème des armes légères, notamment l’enquête Small Arms Survey à Genève.

22 Lors du processus de paix qui se déroulait sous la présidence d’Andrés Pastrana (1998-2002), la Suisse a participé activement à la Commission de facilitation internationale (Comisión Facilitadora Internacional), ensemble hétérogène dont les membres provenaient de dix pays différents. Ce processus a toutefois avorté le 20 février 2002. La Suisse a cependant maintenu ses contacts avec les divers acteurs du conflit, ce qui lui procurait un avantage comparatif pour la reprise des pourparlers de paix, cela parce que les canaux de communication avec les acteurs impliqués étaient toujours restés ouverts d’une part, et de l’autre parce que la Suisse, après la rupture des pourparlers de paix (2002), ne s’était pas entièrement retirée du projet de développement écologique dans le Caguán (ancienne zone démilitarisée), comme l’avaient fait tous les autres donateurs et d’autres institutions.

23 Un exemple à cet égard est le projet environnemental conduit dans la Sierra de la Macarena (district deMeta), lequel était très bien accueilli par la population locale. La réalisation de ce projet s’est poursuivie après l’arrêt du processus de paix dans l’ancienne zone démilitarisée de Caguán. La Suisse a fait preuve de fermeté en assurant la continuité et en rétablissant la confiance dans les institutions.

24 La Suisse participe au processus de négociation avec l’ELN et joue un rôle de facilitateur pour les contacts préliminaires et la construction de la confiance entre le gouvernement et les FARC.

25 En ce qui concerne l’ELN, elle travaille avec l’Espagne et la Norvège – dans le groupe des « pays accompagnants » (Países acompañantes) – à un agenda commun pour le processus de paix. Ces pays soutiennent la Maison de la paix (Casa de paz) à Medellín, ce qui leur a donné les moyens de rétablir le dialogue. Il s’agit en premier lieu d’instaurer un climat de confiance à l’égard de l’ELN. Avec la méthode adoptée, il est important que le groupe soit relativement homogène, ce qui facilite une interprétation commune des événements et l’établissement d’un agenda pour le processus de paix. Quelques rencontres exploratoires ont eu lieu entre-temps à La Havane (Cuba) entre le gouvernement et l’ELN, en présence des Países acompañantes.

26 Quant aux pourparlers de paix avec les FARC, la situation s’avère très difficile. Les FARC exigent l’établissement d’une « zone démilitarisée » de 785 km2, revendication que le gouvernement colombien n’accepte pas. Sa contre-proposition – un territoire de 280 km2 – est rejetée par les rebelles. Un consensus relatif à la « zone démilitarisée » constituerait la base de négociations avec le gouvernement colombien en vue d’effectuer un échange à caractère humanitaire. La Suisse a élaboré avec la France et l’Espagne une proposition concernant les modalités de rencontre des parties au conflit dans la perspective d’un accord humanitaire.

27 Cette proposition a été remise par le gouvernement suisse au nom des trois pays facilitateurs au gouvernement colombien et aux FARC simultanément le 12 décembre

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2005. A ce jour, seul le gouvernement colombien en a accepté tous les termes. Mi-2006, les FARC ont souhaité recevoir des propositions complémentaires. Un tel accord permettrait au gouvernement et aux FARC de négocier directement face à face les conditions d’un échange entre 60 otages (militaires et politiciens) aux mains des FARC et 400 à 500 guérilleros prisonniers du gouvernement. Les négociations auraient lieu dans une zone démilitarisée de la cordillère centrale (« El Retiro »).

28 Pour ce qui est du processus de démobilisation des paramilitaires, il sera difficile pour la Suisse d’y apporter un soutien direct du fait que la loi « justice et paix » n’est pas encore entrée en vigueur et que certaines notions essentielles – recherche de la vérité, justice, réparation et réformes institutionnelles – n’ont pas été clairement définies. La Suisse a la possibilité de travailler dans le domaine de la jurisprudence ou de la justice applicable à une période de transition. Des contacts existent avec le gouvernement colombien, et quelques initiatives ont déjà été évoquées. Le travail de mémoire est un domaine dans lequel la Suisse a déjà accumulé quelques expériences à l’échelle internationale, et qui correspond à un besoin profond en Colombie. Un séminaire a déjà été organisé dans ce pays avec la participation de l’International Center for Transitional Justice.

29 Les activités de la Suisse portent également sur d’autres secteurs ; c’est ainsi qu’elle cofinance par exemple la formation de juges de paix ainsi que le Bureau du haut- commissaire des Nations unies aux droits de l’homme.

30 La Suisse pourrait en outre apporter son soutien aux institutions publiques et non gouvernementales impliquées dans ce processus (par exemple dans la recherche de la vérité en faveur des victimes) et, avec l’aide d’autres donateurs internationaux, travailler à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une stratégie de justice transitoire. C’est dans une perspective à long terme que la Suisse participe aux processus de paix ; elle a aussi adopté le rôle de médiateur-facilitateur, qui est loin d’être simple dans les circonstances qui prévalent en Colombie. Il serait important d’établir des contacts intenses avec les autres donateurs internationaux présents dans ce pays à propos d’autres programmes « DDR » (démobilisation, désarmement et réintégration) afin de pouvoir accumuler des expériences, approfondir les principes de la justice transitoire et collaborer étroitement avec des acteurs locaux publics et privés.

31 La Suisse devrait continuer de recourir aux instruments de promotion de la paix, cela en faisant de façon systématique le lien entre les divers niveaux (politique diplomatique, société civile). Le problème de la violence qui sévit depuis si longtemps en Colombie ne peut se résoudre uniquement par la force ; il s’agit de travailler parallèlement à tous les niveaux. Pourparlers de paix, décisions et solutions doivent correspondre à la volonté de tous les milieux qui s’affrontent et se dérouler avec la participation de la population civile. Faute de quoi il sera impossible de faire la paix en Colombie.

32 Cette manière de procéder correspondrait d’ailleurs au principe fondamental de la politique suisse selon lequel la transformation de conflits violents et la promotion d’une paix durable ne sont réalisables que si l’on parvient à garantir le respect des droits humains fondamentaux et de l’Etat de droit.

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Perspectives

33 La Suisse participe activement aux négociations entre l’ELN et le gouvernement colombien, ce qui fait d’elle un partenaire important de ces tractations. L’ELN a indiqué ces dernières années qu’il l’intéresserait de participer à un éventuel processus de réintégration. Il y a plusieurs raisons à cela, notamment quelques changements politiques en Colombie et un renforcement des démocraties de gauche en Amérique du Sud. Mais il faut d’abord négocier les conditions de reddition des armes. On ne sait pas encore dans quelle mesure la loi « justice et paix » peut s’appliquer concrètement à l’ ELN.

34 Le gouvernement colombien conduit son processus de paix avec l’ELN en pratiquant une politique de communication plus franche que cela n’avait été le cas lors d’initiatives précédentes. Il serait important que les FARC-EP participent à des négociations de paix concrètes avec le gouvernement, dans lesquelles la France, l’Espagne et la Suisse pourraient jouer ensemble un rôle important. Un développement économique favorable, de meilleures conditions politiques et sociales ainsi qu’un soutien résolu de la communauté internationale pourraient contribuer de façon décisive à créer la base d’une paix ardemment désirée.

NOTES

1. Cette étude se base sur des informations fournies par les sources suivantes : l’armée, la police, le Departamento Administrativo de Seguridad, le Fondelibertad, l’Observatorio del Programa Presidencial de Derechos Humanos y Derecho Internacional Humanitario de la Vicepresidencia de la República de Colombia, la presse nationale et locale, des stations de radio et des ONG. 2. Marie Delcas, « Le conflit armé domine le débat politique », Le Monde, 5 mars 2006. 3. Ibid. 4. Hacia un post-conflicto benigno ? Desmovilización, reinserción y criminalidad en Colombia, Informe presentado por el Instituto de Estudios Politicos y Relaciones Internacionales (IEPRI) con la colaboración del Centro de Recursos para el Análisis de Conflictos (CERAC) a la Embajada de Suecia, Bogotá, febrero 2006. 5. L’article suivant dans le présent ouvrage montre un exemple de cet engagement de la Suisse.

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AUTEUR

CRISTINA HOYOS Cheffe de la section Prévention et transformation des conflits, Direction du développement et de la coopération (DDC), Berne. Cet article reflète l’opinion personnelle de l’auteur.

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La Suisse et la construction de la paix en Colombie : le rôle clé de l’ IUED

Jean-Pierre Gontard

1 La Suisse, essentiellement par le biais de la Division politique IV « Sécurité humaine » du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), joue un rôle important de facilitateur dans le processus de paix en Colombie. L’échange d’un certain nombre de prisonniers entre le gouvernement et la principale guérilla du pays, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), constitue un préalable aux négociations de paix. C’est dans ce contexte que depuis 1998, l’Institut universitaire d’études du développement (IUED) travaille à la négociation d’accords humanitaires, sur mandat de la Division politique IV. Trois cent quatre militaires prisonniers ont déjà été libérés unilatéralement par les FARC1.

2 L’histoire de ce mandat remonte aux années 1970 et à l’intérêt manifesté alors par l’IUED pour la Colombie. Quelque 200 étudiants colombiens venant de régions et d’horizons très différents ont passé au moins deux ans au sein de l’Institut. Diverses études, évaluations ou thèses ont été entreprises sur ce pays, comme par exempleune évaluation du Service national d’apprentissage (SENA).En outre, l’IUED a collaboré avec plusieurs ONG colombiennes ou suisses impliquées dans des programmes de coopération, tel le Consejo regional indígena del Cauca (CRIC). Il faut aussi mentionner la participation de l’Institut à l’élaboration de méthodes de planification et de budgétisation participatives dans certaines municipalités de l’est du pays, tout cela avec des anciens étudiants.

3 Que sont devenus ces étudiants colombiens ? Certains ont intégré la diplomatie internationale, d’autres sont chercheurs ou enseignants. Un bon nombre s’est engagé dans la société civile colombienne, très dynamique. Il en est qui se sont lancés dans la politique et certains, dont l’IUED n’avait pas de nouvelles, avaient changé d’identité pour entrer dans la clandestinité. Beaucoup des étudiants ont contribué aux travaux menés par l’Institut pour analyser non seulement le conflit colombien, mais aussi ses

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causes profondes. L’IUED leur a permis d’acquérir des outils méthodologiques… Il ne leur restait plus qu’à rentrer chez eux et à s’en servir.

4 Par ailleurs, l’Institut a suivi attentivement les divers mouvements sociaux et les guérillas, de même que les nombreux efforts des gouvernements, tant libéraux que conservateurs, qui ont tous amorcé des négociations ces vingt dernières années.

5 Il était naturel que de tels réseaux et de telles préoccupations génèrent des initiatives.

6 Ainsi, en 1998 déjà, l’IUED organise une première rencontre à Genève, intitulée « Les efforts de paix en Colombie et les ONG suisses », à laquelle participèrent, outre des ONG suisses et colombiennes, les partis politiques ainsi que les FARC et l’Armée de libération nationale (ELN). Les deux organisations de la guérilla invitèrent ensuite un collaborateur de l’IUED à leur rendre visite. Un premier voyage permit un échange prospectif dans le cadre des contacts déjà établis entre le gouvernement colombien et ces deux mouvements armés. L’Institut fit en 1999 des propositions au Département fédéral des affaires étrangères pour s’impliquer dans le processus de paix. Une ligne de communication s’établit entre le gouvernement colombien, les FARC et l’ELN avec l’appui du gouvernement suisse. Le DFAE formalisa alors un mandat entre sa Division politique IV « Sécurité humaine » ( DP IV) et l’IUED, pour lequel fut mis sur pied le « Bureau Colombie ». Ce dernier est chargé, d’une part, d’effectuer une veille des informations utiles au mandat (revue de la presse, bulletins officiels, articles scientifiques colombiens, européens, américains, et de la littérature interne des mouvements de guérilla essentiellement) et, d’autre part, de participer aux négociations portant sur les conditions d’un nouvel échange de prisonniers civils et militaires entre les FARC et le gouvernement colombien.

7 Trois autres rencontres pour la paix en Colombie furent organisées par l’IUED sur mandat du gouvernement fédéral : • en février 2000, « Problématique agraire. Un million et demi de déplacés par la violence », avec la participation des gouvernements suisse et colombien,des FARC, de l’ELN et de l’Armée populaire de libération (EPL) ; • en juillet 2000, « Pour un consensus national pour la paix en Colombie », avec la participation des gouvernements de Colombie, de Cuba, d’Espagne, de France, de Norvège et de Suisse, de la société civile colombienne et de l’ELN ; • en février 2002, « L’avenir de la décentralisation : quinze ans d’expériences et perspectives ». Travaillèrent ensemble pendant une semaine, dans un hôtel genevois, le gouvernement colombien, les principaux partis et les représentants des trois guérillas, FARC, ELN et EPL.

8 L’IUED a publié les actes de cette dernière rencontre 2, qui a permis de traiter non seulement de la décentralisation mais de l’avenir politique, social et économique de la Colombie du point de vue des acteurs antagonistes. Quelques semaines plus tard, les processus de paix entre le gouvernement et les guérillas étaient interrompus mais les contacts ont été maintenus et l’Institut continue à s’efforcer de construire la confiance entre les Colombiens.

9 Ainsi, l’IUED travaille au service du DFAE à la recherche de conditions permettant la négociation d’accords humanitaires. Ceux-ci pourraient être suivis par des accords politiques sur les causes profondes du conflit contemporain le plus ancien d’Amérique latine.

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NOTES

1. Iván Márquez (membre du Secrétariat des FARC), El canje ¡Ahora !, lettre datée du 28 août 2006, disponible sur la page du site Internet des FARC. 2. J.-P. Gontard (dir.), El futuro de la descentralización : experiencias de quince años y perspectivas : IV encuentro Colombia hacia la paz, Ginebra, Suiza, 7 al 9 de febrero del 2002, Ginebra, Instituto Universitario de Estudios del Desarollo (IUED) ; Bogotà, Fundación para la Participación Comunitaria (Parcomún), 2003.

AUTEUR

JEAN-PIERRE GONTARD Directeur adjoint chargé des projets spéciaux à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève, et conseiller auprès du DFAE pour les processus de paix en Colombie.

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Politique de développement dans les Balkans occidentaux : points de vue du terrain

Andreas Ernst

Introduction

1 En se rendant de Belgrade à Skopje par l’autoroute en été ou en feuilletant l’annuaire téléphonique d’une grande ville suisse, on pourrait penser que les Balkans occidentaux1 font partie de l’étranger proche de la Suisse. En effet, des milliers de ressortissants d’ex- Yougoslavie, d’origine albanaise, serbe ou macédonienne, vont passer leurs vacances à Pristina, à Belgrade ou à Skopje avec leur voiture immatriculée en Suisse. Le reste de l’année, ils vivent et travaillent dans notre pays2. Cependant, contrairement à ce que pourrait suggérer l’expression postsoviétique « étranger proche », les Balkans occidentaux ne sont pas une zone d’influence exclusive de la Suisse. Il n’en reste pas moins que les relations personnelles étroites entre cette région et notre pays influent sensiblement sur la politique étrangère de la Suisse. En effet, notre pays abrite une diaspora ex-yougoslave de 300’000 personnes (400’000 selon certains). Selon la situation politique, elle fait l’effet soit d’un aimant, attirant d’autres émigrés des Balkans occidentaux, soit d’un exportateur de prospérité : chaque année, les migrants transfèrent quelque 240 millions de francs suisses chez eux. Dans un document stratégique adopté au printemps 2002, le Conseil fédéral a dès lors fait de l’Europe du Sud-Est la région prioritaire de sa politique étrangère. En conséquence, c’est à cette région qu’est destinée la majeure partie de l’aide aux pays de l’Est3.

2 Les considérations ci-après sur la politique suisse à l’égard des Balkans occidentaux s’articulent en cinq parties. La première explique pourquoi la Suisse réserve une grande place à cette région sise à la périphérie de l’Union européenne (UE). Il en ressort que l’attention de la Suisse est essentiellement motivée par sa volonté d’empêcher l’immigration en provenance de cette zone. La deuxième partie montre à quel point la Suisse calque sa politique de développement sur celle de l’Union européenne. La

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stratégie européenne d’élargissement (qui ne va pas sans contestations internes) offre une chance unique d’instaurer une paix et un développement durables dans les Balkans occidentaux. Elle sera couronnée de succès lorsque les pays en transition deviendront des Etats membres de l’UE, c’est-à-dire lorsque le processus de création d’Etats membres sera achevé. La troisième partie considère les activités de certains bureaux de coopération de la Direction du développement et de la coopération (DDC) pour illustrer les tendances de cette coopération. Il en ressort que les opérations visent clairement à favoriser la mise en place d’Etats de droit pleinement opérationnels. La quatrième partie examine la composante militaire de l’engagement suisse. Enfin, la cinquième partie s’interroge sur la cohérence de la politique des divers acteurs suisses. La planification et la mise en œuvre des activités du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) sont étroitement coordonnées. Il reste à savoir comment la prise de position du DFAE – qui s’est déclaré en faveur de l’indépendance du Kosovo – influence le travail quotidien des coopérants suisses sur place. Dans ce cadre, nous examinerons l’harmonisation du travail à la centrale et sur le terrain.

Principal objectif de la politique suisse dans les Balkans : prévenir l’immigration

3 La politique suisse dans les Balkans est principalement motivée par un objectif défensif : prévenir autant que possible tout nouveau mouvement migratoire issu de la région. Au-delà des déclarations médiatiques, cet objectif transparaît clairement dans les documents stratégiques de la politique étrangère. Si la Suisse n’est pas présente dans les Balkans, les Balkans viendront en Suisse ! Voilà le genre de raisonnements schématiques avancés pour expliquer aux contribuables le montant des dépenses consenties pour promouvoir la sécurité et le développement dans les Balkans occidentaux : plus de 1,5 milliard de francs depuis 1995.

4 Ayant connu divers afflux de réfugiés, partis pendant les crises des Balkans et entrés sur son territoire avec l’aide de leurs compatriotes résidant ici, la Suisse entend désormais empêcher l’immigration en provenance de cette région4. Parmi les « intérêts spécifiques de la Suisse », le document stratégique mentionne la « prévention de flux massifs de réfugiés et de migrations » ainsi que la « lutte contre l’extrémisme politique et la criminalité organisée ». L’intérêt de la Suisse à contribuer au développement de l’économie et des pôles d’investissement des Balkans occidentaux, dont les 20 millions d’habitants représentent un marché potentiel privilégié pour les produits suisses, ne vient qu’en deuxième position. Nombre d’observateurs se déclarent d’ailleurs surpris par la réserve des investisseurs suisses, au vu de l’enthousiasme qui anime les Autrichiens, les Allemands et les Italiens. On l’explique en général par la (trop) grande prudence typiquement helvétique. Dans le domaine culturel, les échanges restent également modestes5. En Suisse, la région est perçue comme étrangère, mais peu attrayante car elle n’est pas exotique. L’image que les médias en ont donnée dans les années 1990 a été marquée par un nationalisme exacerbé, une violence à fleur de peau et la misère économique. Et la mauvaise réputation des émigrants6 ne fait que perpétuer ces clichés7.

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5 La Suisse partage avec l’Union européenne l’idée que la prévention de l’immigration passe par le développement et aligne largement sa politique sur celle de l’UE. L’objectif consiste à améliorer au plus vite la situation dans les pays balkaniques pour leur permettre d’adhérer à l’UE. En participant à cet effort, la Suisse sait néanmoins, comme en témoigne le débat actuel sur la contribution au Fonds de cohésion de l’UE, que ses obligations financières ne s’arrêteront pas là8. La Direction du développement et de la coopération (DDC), certainement le principal acteur suisse dans la région, élabore actuellement une stratégie 2007 à 2010 pour les Balkans occidentaux9. Ce document qualifie la situation initiale de la région de très disparate. Il constate que toute menace immédiate de conflit militaire est écartée (sans que l’on puisse exclure de possibles flambées de violence) et que la région a fait de nets progrès en matière de stabilisation et de réconciliation, mais que le passage à l’économie de marché prend du temps. En effet, malgré des taux de croissance élevés, le niveau de vie demeure inférieur à celui mesuré au début des années 1990, et n’atteint que 25 % environ de la moyenne de l’UE. Par ailleurs, la croissance aurait surtout été alimentée par le rapatriement des salaires de la diaspora et par l’aide étrangère, alors que les investissements directs étrangers seraient modestes. En conséquence, le chômage reste élevé. L’aide internationale aurait permis de mettre en place les premières structures politiques et administratives et lancé la réhabilitation des infrastructures. Enfin, le document constate que le processus de reconstruction soutenu par l’aide étrangère touche à sa fin.

6 On pourrait sans doute remettre en question certains détails de cette appréciation. Le tableau de la relance économique est en particulier trop sombre, notamment si l’on considère la « ruée vers l’or » que connaît aujourd’hui le marché financier serbe ou l’accroissement des exportations, dont la valeur a augmenté de 30 % en moyenne ces dernières années10. Globalement, l’analyse reste toutefois pertinente : dans les divers pays des Balkans, la relance économique et la stabilisation n’en sont qu’à leurs débuts et leur succès est loin d’être garanti. Ce dont la région a besoin aujourd’hui – et, là encore, le document fait mouche –, c’est d’une réorientation de l’aide. « Celle-ci devrait en effet atténuer l’effort de réhabilitation et de reconstruction d’après-guerre, pour mettre l’accent sur le développement politique, institutionnel, économique et social, afin de favoriser un rapprochement avec l’Union européenne et permettre, en fin de compte, l’intégration au sein de l’UE. »11 En d’autres termes, on entend créer de futurs Etats membres. L’objectif de la transition apparaît dès lors clairement : rendre les pays de la région compatibles avec l’UE. Dans ces conditions, l’Union européenne est de toute évidence la principale instigatrice de leur transformation.

L’adhésion à l’ue : moteur du progrès dans les Balkans occidentaux

7 La perspective de l’adhésion à l’UE constitue, et de loin, la principale raison qui motive les pays des Balkans occidentaux et leurs populations à se soumettre au douloureux processus de la transition. En effet, la coopération – contestée au sein de l’opinion publique serbe et croate – avec le Tribunal pénal international de La Haye, l’application de l’accord-cadre d’Ohrid sur la paix et la réforme en Macédoine (Ohrid Framework Agreement), la réforme de la constitution en Bosnie et même la résolution pacifique du problème que pose le statut du Kosovo dépendent dans une large mesure de la crédibilité des promesses européennes. Ainsi, lorsque Tirana et Pristina adoptent une

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position modérée au sujet de la question albanaise, pour contenir les conflits potentiels, leur attitude découle directement de l’espoir d’adhérer à l’UE12. Cette perspective occupe la place d’alternative aux projets nationalistes qui préconisent la création d’Etat nationaux ethniquement purs (« Grande Serbie », « Grande Croatie », « Grande Albanie », etc.) pour sortir de l’oppression et de la misère. De telles formes d’Etat sont naturellement présentes dans la conscience collective de la région, mais seuls des groupes marginaux osent aujourd’hui les promouvoir activement. Il ne fait cependant aucun doute que l’option nationaliste refera surface si la perspective européenne tarde à se concrétiser. Le maintien durable de la paix sous l’égide de l’Europe repose donc essentiellement sur la mise en œuvre d’un calendrier approprié.

8 Le désir de mener une « vie normale », si souvent exprimé par la population, est étroitement lié à l’espoir d’adhérer à l’UE. Les gens lui associent une certaine prospérité, la levée des restrictions sur l’octroi de visas (qui les maintiennent prisonniers de leurs petits pays) et un accroissement de la sécurité individuelle. Lors des élections démocratiques et partout où le clientélisme ne parvient pas à fausser les votes, les électeurs jugent les élites politiques sur leur capacité à ancrer rapidement le pays dans le « port européen ». Outre cette fonction pacificatrice, qu’il assure en suscitant aussi des attentes, le rapprochement entraîne de profonds changements institutionnels et sociaux. La procédure de stabilisation et d’association, qui transforme les Etats en candidats à l’adhésion, a engendré de véritables révolutions administratives, ne serait-ce qu’en obligeant les administrations à se doter des compétences nécessaires pour accueillir et répartir l’argent versé par Bruxelles. L’effort s’est le plus souvent traduit par des restructurations en profondeur13.

La politique autonome de la Suisse dans une zone d’influence européenne

9 La Suisse a réagi avec un certain retard à la stratégie de l’UE dans les Balkans occidentaux, mais a ensuite créé une section Europe du Sud-Est au sein de la DDC. Cette section a pour tâche de promouvoir le processus de transformation, l’intégration régionale et l’intégration des pays des Balkans occidentaux au sein de l’UE. Elle doit également intensifier les relations bilatérales avec les Etats de la région. Il est évident, et les textes l’affirment explicitement, que les activités suisses se réfèrent au processus de stabilisation et d’association (PSA) de l’UE et visent à y contribuer 14. Au cours des années à venir (dès 2006), les moyens financiers consacrés à cet effort devraient se monter à 42 millions de francs environ.

Budget 2006 de la DDC pour les Balkans occidentaux (en millions de francs et en pourcentage)

Pays Mio de fr. %

Bosnie-Herzégovine 8.0 19

Kosovo 4.8 11

Serbie / Monténégro 7.0 17

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Albanie 6.5 16

Macédoine 5.5 13

Coopération régionale 10.0 24

Total 41,8 100

10 Compétent dans ce domaine, le DFAE coordonne les activités de quatre intervenants : la DDC, responsable de la coopération technique ; le seco, chargée de l’aide financière en tant qu’unité administrative du Département fédéral de l’économie (DFE) ; la Division politique I, qui entretient les relations diplomatiques ; la Division politique IV, qui réalise des projets de promotion de la paix15.

11 La Suisse pense pouvoir contribuer à la création d’Etats membres dans deux domaines principalement : la gouvernance (bonne gestion des affaires publiques) et le développement économique. Elle reprend à cet effet des projets en cours, réunis sous le titre « gouvernance », qui visent en particulier à renforcer les autorités politiques locales. Ce renforcement résulte d’un processus de décentralisation déjà en cours (Macédoine) ou en préparation (Kosovo et Serbie, par exemple) dans les pays de la région. Par ce biais, les projets souhaitent aussi stimuler la société civile, pour en faire un acteur dynamique et critique du changement. Comme le veut la coutume, les activités suisses réserveront une place particulière aux minorités. Pour ce qui est de l’économie, la Suisse entend améliorer le cadre légal dans lequel évoluent les entreprises, faciliter leur accès aux crédits et promouvoir la formation professionnelle. Outre la gouvernance et l’économie, le document stratégique définit quatre domaines (éducation, santé, eau et migrations) qui restent d’actualité dans certains pays. Enfin, les projets doivent accorder une grande attention aux relations hommes-femmes et à la jeunesse.

12 La promotion d’activités culturelles locales est un signe distinctif de la coopération suisse et les projets dans ce domaine sont réalisés par Pro sur mandat de la DDC. Contrairement au British Council ou au Goethe Institut, la fondation Pro Helvetia ne représente pas la culture du pays donateur et ne cherche pas seulement à encourager les échanges culturels. Elle vise en effet à favoriser l’éclosion de paysages culturels locaux et régionaux dans les Balkans, car ces paysages sont perçus comme une composante essentielle de la société civile en gestation et d’une nouvelle identité culturelle capable de dépasser les cultures nationales16.

13 Il est judicieux de concentrer l’effort sur la construction d’Etats de droit démocratiques (l’accent étant certes mis sur la démocratie, mais davantage encore sur le droit), car cette concentration favorise l’intégration sociale, facilite l’émergence d’une société civile et crée des places économiques attrayantes. Voici comment : un Etat de droit fiable et efficace renferme un grand potentiel intégrateur en soi, car il garantit en principe au citoyen la possibilité de recourir à une instance neutre pour régler un conflit qui pourrait l’opposer à un autre citoyen ou aux services étatiques. Or, cette confiance à l’égard du système est presque totalement absente dans les Balkans occidentaux. Dès lors, les conflits se règlent en dehors du cadre légal, ou demeurent sans règlement. De plus, l’Etat de droit exerce une fonction particulière d’intégration dans les sociétés divisées et pluriethniques. En effet, les individus ne se sentent égaux que face à la

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justice (voire sur le marché économique), car les différences prédominent dans toutes les autres sphères sociales. On ne peut cependant pas espérer que les sociétés civiles des Balkans occidentaux, qui en sont à leurs balbutiements, parviendront – sans appui extérieur – à remplir dans un délai raisonnable la fonction d’une opinion publique pluraliste. Si un Etat de droit suffisamment fort ménage toutefois les espaces de liberté nécessaires, les citoyens finiront par s’y réunir (physiquement ou virtuellement) et à conclure des alliances pour défendre leurs intérêts. Dans les Balkans occidentaux, l’Etat de droit représente donc moins le résultat que la condition préalable, voire le catalyseur indispensable, à l’émergence d’une véritable société civile. La faiblesse notoire de l’autorité centrale dans tous les pays de la région, ainsi que sa polarisation politique et son manque d’efficacité, constituent probablement l’un des principaux obstacles au développement. Pour attirer des investissements durables, un pays doit commencer par garantir la sécurité du droit. Moyennant l’instauration des conditions requises, la relance économique viendra d’elle-même. La stratégie de la DDC semble toutefois indiquer que ni le marché économique ni la société civile ne suffisent à eux seuls pour assurer le développement. Les forces requises ne peuvent, à son avis, déployer toute leur créativité qu’en s’appuyant sur la sécurité et la liberté minimale garanties par un Etat de droit démocratique.

La politique suisse de développement sur place

14 Après cette approche théorique, considérons les avis émis dans les bureaux de coopération sur le développement des Balkans occidentaux. Il apparaît d’emblée que la principale motivation de la politique suisse dans les Balkans, à savoir la prévention de la migration, se heurte à des contradictions. Les coordinateurs affirment presque d’une seule voix que les restrictions imposées par la Suisse à l’octroi de visas entravent le développement. Elles empêchent les étudiants, les universitaires et les hommes d’affaires de nouer des contacts, d’en tirer profit et de surmonter les cloisonnements dus à l’ethnocentrisme. Selon des sondages réalisés en Serbie, plus de 80 % des étudiants ne sont encore jamais allés à l’étranger, le même constat valant sans doute pour d’autres pays de la région. Alors que certains responsables des bureaux de coopération plaident pour une suppression pure et simple du visa, d’autres préféreraient un système plus différencié. « Les criminels des Balkans, que nous n’avons bien entendu pas envie de laisser entrer en Suisse, ne font de toute façon pas la queue devant nos guichets pour obtenir un visa », déclarent plusieurs des personnes interrogées. Par ailleurs, nombre de gouvernements et d’organismes politiques demandent un système d’octroi de visas plus « intelligent »17. L’Union européenne, quant à elle, fait preuve d’une grande réserve et mise sur une meilleure sécurité des frontières et sur des pièces d’identité mieux protégées contre les faussaires. Le débat va sans doute se poursuivre et il est regrettable que le document stratégique de la DDC n’en parle qu’accessoirement18.

15 Par ailleurs, tous nos interlocuteurs ont souligné la nécessité de mieux harmoniser les activités des divers organismes d’entraide et organisations internationales. Mais cette volonté se heurte, elle aussi, à quelques obstacles : d’abord, on argue que l’harmonisation prend du temps et de l’énergie, et qu’elle atténue la visibilité ou masque l’origine suisse des projets. Dans les domaines les plus en vogue, telle la gouvernance locale, les divers donateurs se livrent concurrence pour attirer l’attention du public sur

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leurs projets. Par ailleurs, la coordination des activités n’est pas toujours du goût des bénéficiaires. « Sans elle, ils font trois voyages à l’étranger, au lieu d’un seul. Cela plaît à nombre d’entre eux. » Les responsables de la DDC saluent pourtant une harmonisation plus efficace des projets : « La coordination des activités dégage plus de ressources, nous donne plus d’influence et augmente l’efficacité du travail. » Elle assurerait en outre une meilleure répartition des risques.

16 Une autre tendance consiste à recourir davantage à des experts (consultants) de la région. On charge par exemple des spécialistes bulgares de créer des forums civiques en Serbie et en Macédoine pour stimuler la politique locale. Issus de la région, ces experts peuvent en général s’entretenir avec les partenaires du projet dans la langue maternelle de ces derniers, ils connaissent mieux les risques (et les potentiels) locaux et leur intervention coûte sensiblement moins cher que celle de leurs concurrents suisses ou ouest-européens. Cette tendance pourrait d’ailleurs se confirmer à l’avenir.

17 Les activités destinées à renforcer les autorités locales (gouvernance locale) visent tous les pays de la région et consistent à accroître les compétences des autorités municipales par le biais de la décentralisation. Cette réforme est particulièrement marquée en Macédoine, où l’application de l’accord-cadre d’Ohrid a amené le gouvernement à déléguer aux communes des pans entiers de la planification, ainsi que des systèmes éducatif et de la santé. Les partenaires considèrent souvent la décentralisation comme une compétence clé ou une spécialité de la Suisse, à tort selon les collaborateurs et les collaboratrices des bureaux de coopération. Certes, n’ayant jamais connu une structure centralisée, la Suisse n’a pas dû se décentraliser. Elle n’en possède pas moins une longue expérience de la démocratie et de la gestion communales, qui peut s’avérer utile pour les partenaires. Nul ne saurait nier, d’ailleurs, que la répartition du pouvoir entre plusieurs acteurs et niveaux est une spécialité suisse.

18 L’une des questions qui reviennent sans cesse concerne une intégration plus efficace de la diaspora dans le processus de transformation. L’étude du seco mentionnée plus haut19 montre que les rapatriements de salaires, quoique très volumineux, ne sont guère investis de manière productive, car ils servent en majorité à acheter des biens de consommation et à construire des logements. Selon les estimations de tous les bureaux de coopération, leur impact sur l’économie est minime. Entre 2000 et 2001, la coopération au développement a tenté de créer un fonds d’investissement au Kosovo : la Suisse s’engageait à doubler les placements consentis par les émigrés. Le projet n’a jamais pris son essor, faute de confiance, voire de capitaux à investir sur un plus long terme. Mais le développement dépend avant tout du contexte politique et légal : si ce contexte est stable, les investissements arrivent automatiquement. Les acteurs économiques ont alors besoin de banques commerciales et non pas d’un fonds d’investissement géré par des organismes d’entraide. On songe apparemment moins à recourir au capital humain de la diaspora pour stimuler le développement. Les membres de la deuxième ou de la troisième génération, qui ont grandi et acquis une formation en Suisse, connaissent pourtant bien les conditions de vie dans les Balkans et pourraient contribuer à la modernisation. En Serbie, quelques entrepreneurs ont relevé le défi dans le domaine économique, mais l’accès aux sphères politiques semble plus difficile lorsque l’on revient de l’étranger. Là encore, d’aucuns ont toutefois réussi à se frayer un chemin : le mouvement de jeunesse Mjaft ! en Albanie et quelques représentants de l’Union démocratique pour l’intégration, d’origine albanaise, en Macédoine.

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19 Enfin, la coopération régionale s’intensifie aussi dans les activités de développement. Tous les responsables estiment que l’administration locale fait désormais l’objet d’une bonne coordination entre les bureaux de coopération, à tel point qu’ils envisagent de confier à l’un d’entre eux la responsabilité globale de certains projets d’envergure régionale. L’idée pourrait déboucher sur une matrice prévoyant la répartition des compétences entre les bureaux de coopération en fonction du mandat à exécuter, qui faciliterait ainsi le transfert de savoir-faire. En comparant les priorités des bureaux de coopération, on constate que trois domaines reviennent partout : la gouvernance, les infrastructures et la promotion de l’économie. Loin d’être un du hasard, ce constat montre au contraire que la transition pose partout les mêmes problèmes. On peut dès lors se demander s’il ne serait pas judicieux de regrouper les projets de ces domaines au sein de programmes régionaux.

20 Outre les problèmes qui sous-tendent partout le processus de transformation, les pays sont également confrontés à des difficultés très spécifiques qui résultent de leur situation politico-ethnique. Quelle est la position de la politique suisse de développement dans ce domaine ?

La Macédoine

21 En été 2001, la Macédoine a failli s’enfoncer dans une guerre civile interethnique et il a fallu les efforts concertés de la diplomatie de l’UE, des Etats-Unis et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour désamorcer le conflit. L’accord-cadre d’Ohrid (Ohrid Framework Agreement), conclu le 13 août 2001 sous la pression internationale, est à la fois un accord de paix et un accord de réforme destiné à renforcer la stabilité du pays. Outre l’interdiction du recours à la violence, il vise avant tout à décentraliser le pouvoir politique tout en préservant l’unité du pays. Grâce à des compétences élargies au niveau communal, la minorité albanaise bénéficie d’une plus grande autonomie dans les zones qu’elle habite. L’autonomisation favorise l’intégration nationale de cette minorité et améliore ses relations avec l’Etat macédonien. Le pays est candidat à l’adhésion à l’UE depuis fin 2005.

22 Dans le cadre du processus de décentralisation, le soutien suisse se concentre sur quatre domaines : la gouvernance, les infrastructures (eau, électricité et déchets), les services sociaux et le développement économique. La coopération s’intensifie aussi avec les services gouvernementaux, même dans des secteurs sensibles comme la coopération au sein du Partenariat pour la paix (un programme de l’OTAN). La Suisse propose ainsi des formations en communication et des cours sanitaires et sur les régions de montagne. Elle les organise parfois en collaboration avec les forces albanaises et croates, qui forment avec l’armée macédonienne le Groupe de l’Adriatique, désireux d’adhérer à l’OTAN. De plus, la création d’un poste d’attaché spécial devrait bientôt permettre d’améliorer la coopération sur le plan policier.

23 La Suisse œuvre également à l’élaboration d’une législation sur les langues, un domaine politique sensible où l’expérience de l’administration fédérale s’avère très utile. Une juriste suisse travaille au sein du bureau du vice-premier ministre, qui veille à l’application de l’accord d’Ohrid. Un programme de la Division politique IV s’articule autour du Processus de Mavrovo : des politiciens de tous les partis et de toutes les ethnies se réunissent régulièrement à Mavrovo, un lieu de villégiature renommé, et leurs entretiens servent à rétablir la confiance, tant au sein de la coalition gouvernementale

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interethnique qu’entre partis gouvernementaux et de l’opposition. Par ailleurs, des politiciens macédoniens et kosovars se retrouvent périodiquement à Skopje, dans le cadre d’une série de débats intitulée High Noon. Ces rencontres permettent de rendre les relations avec l’élite politique kosovare, naguère extrêmement tendues, bien plus constructives. Ces projets sont tous deux le fruit d’une initiative locale : les rencontres de High Noon ont été mises sur pied par un éditeur local, tandis que le Processus de Mavrovo a été organisé à la demande du gouvernement.

24 A Skopje, on souligne qu’il importe de pouvoir répondre rapidement aux nouveaux besoins, car le développement est en marche. Les responsables de la coopération suisse sont par ailleurs désireux de s’engager dans les domaines où l’Union européenne n’occupe pas la place de donatrice principale, à savoir la santé et la culture.

La Serbie

25 Depuis la chute de Slobodan Milosevic, à l’automne 2000, la transition connaît des hauts et des bas en Serbie. Des progrès rapides (telle la stabilisation macroéconomique) ont alterné avec des revers (assassinat du premier ministre Zoran Djindjic au printemps 2003). Après avoir pris un départ prometteur, les négociations en vue de la conclusion d’un accord de stabilisation et d’association avec l’UE ont été suspendues au printemps 2006, car Belgrade ne collaborait pas pleinement avec le Tribunal pénal de La Haye. L’UE lui reproche notamment de ne pas déployer beaucoup d’efforts pour arrêter et extrader Ratko Mladic, l’ancien commandant des Serbes de Bosnie, qui se trouverait toujours en Serbie.

26 La coopération suisse au développement (DDC, seco, DP IV) se concentre sur quatre domaines : l’administration locale, les infrastructures publiques (électricité), l’éducation et l’aide au secteur privé (promotion du commerce et des investissements et octroi de prêts aux PME par les banques locales, notamment).

27 Il s’avère plus aisé de collaborer avec les administrations locales plutôt qu’avec le gouvernement central. Les interlocuteurs se montrent non seulement plus coopératifs, mais changent aussi moins souvent. Pour ce qui est de la promotion des infrastructures publiques, la Suisse envisage de passer progressivement le relais aux banques. A l’avenir, le programme se concentrera davantage sur le sud de la Serbie, l’une des régions les plus pauvres du pays et à forte minorité albanaise, et sur la région du Sandzak, dans le sud-ouest, avec une forte population de Bosniaques (musulmans). On ne sait pas encore si le Monténégro, désormais indépendant, sera intégré dans ce programme et, si oui, comment. Le Kosovo possède son propre programme et le principal souci du bureau de coopération à Belgrade est de savoir si la solution qui sera apportée au problème du statut de la province engendrera un exode des Serbes du Kosovo vers leur « patrie ». Les activités suisses visent à favoriser la réconciliation entre les vétérans des guerres et soutiennent des centres à Belgrade, à Sarajevo et à Zagreb, qui réunissent de la documentation sur les crimes de guerre.

Le Kosovo

28 Le Kosovo est aujourd’hui administré par l’ONU, mais son statut devrait bientôt être défini au niveau international. C’est dans cette province que l’on assiste véritablement à la création d’un Etat souverain. Dans bien des domaines, il a tout fallu recommencer à

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zéro. La Suisse est à l’œuvre dans quatre domaines : développement du secteur privé (agriculture, commercialisation, conseils et formation, crédits aux PME, etc.), infrastructures (adduction d’eau), gouvernance (administration, exécution des peines, cadastre et droits de la propriété) et développement social (formation professionnelle et réintégration des personnes déplacées).

29 Les besoins les plus urgents se situent du côté de l’Etat de droit et des capacités institutionnelles des autorités. Les organisations internationales présentes sur place et nombre d’organismes de développement se concentrent dès lors sur l’application de standards. Ceux-ci désignent les exigences minimales en matière de démocratie et de sécurité du droit, qui doivent garantir, en particulier mais pas uniquement, l’existence pacifique des minorités. Le travail sur ces standards doit être mené de front avec la résolution du statut du Kosovo. A l’heure actuelle, la solution la plus probable passe par une indépendance (conditionnelle) et le maintien d’une présence internationale réduite. Supposant qu’elles s’engagent pour une application plus efficace des standards, la Suisse apporte son appui aux femmes élues au Parlement. Elle soutient également la lutte contre le trafic d’êtres humains ainsi que des projets relevant de la justice transitoire (transitional justice). Parmi les grands problèmes, les collaborateurs sur place évoquent une fixation sur la question du statut, à laquelle succombent les acteurs non seulement locaux, mais aussi internationaux. A leur avis, le nouveau statut du Kosovo ne va toutefois pas résoudre les problèmes du développement.

La composante militaire de l’engagement suisse

30 L’armée suisse a trouvé dans les Balkans un formidable terrain d’expérimentation, où elle teste de nouvelles formes d’engagement depuis le début des années 1990. Elle y a ainsi appliqué pour la première fois la doctrine de la sécurité par la coopération – parfois controversée en Suisse –, qui consiste à collaborer avec d’autres armées sans conclure d’alliance contraignante pour autant. La coordination des opérations avec le DFAE va de soi et a notamment été décrite dans un document commun, Papier stratégique pour l’engagement de la Suisse dans les opérations de maintien de la paix, daté du 5 juillet 2006. Les engagements de l’armée à l’étranger y sont définis comme une contribution complémentaire aux activités de la politique étrangère de la Suisse, et la « promotion militaire de la paix » comme une composante à part entière de sa politique extérieure et de sécurité20. Le document souligne aussi que si la concentration de la promotion militaire de la paix sur les Balkans a été motivée par les conflits qui ont secoué la région, elle devra être réorientée à l’avenir. L’armée suisse pourrait par exemple s’engager dans des régions hors d’Europe, si cet engagement peut améliorer la sécurité de la Suisse. En conséquence, elle doit améliorer ses capacités pour participer à ce type d’opérations. A cet effet, elle ne devrait pas seulement augmenter le nombre de militaires mis à disposition (à 500 environ d’ici 2008), mais aussi se spécialiser dans la réalisation de « contributions de haute valeur » : recours à du matériel coûteux (hélicoptères par exemple) ou prestations très spécifiques dans les domaines du transport, de la police militaire, des renseignements, de l’information, de la collaboration entre les états-majors et de la formation. L’engagement de l’armée au Kosovo, par exemple, témoigne de la coordination étroite entre le DFAE et le DDPS dans la zone d’intervention « traditionnelle » que sont les Balkans21.

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31 L’engagement de l’armée suisse au Kosovo a été décidé en été 1999, au lendemain de la guerre qui a opposé l’OTAN à l’ancienne République de Yougoslavie. En droit international, les opérations se fondent sur la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU. Adoptée le 10 juin 1999, celle-ci prévoit le déploiement d’une présence internationale de sécurité au Kosovo, dont la tâche principale est d’établir un « environnement sûr ». C’est cette résolution qui a donné naissance à la KFOR (Kosovo Force),commandée par l’OTAN et réunissant aujourd’hui quelque 17’000 soldats. La Suisse met à sa disposition 220 militaires au maximum, qui servent au sein de la Swiss Company (SWISSCOY). Outre des tâches logistiques et des travaux de génie (construction de ponts surtout), les activités d’infanterie occupent une place croissante dans la mission : les soldats observent, contrôlent et patrouillent dans la région où ils sont stationnés et garantissent ainsi une protection aux minorités ethniques du Kosovo (Roms et Serbes principalement)22.

32 Le principal argument avancé pour justifier l’engagement de l’armée réside dans la sécurité intérieure « directement liée à la stabilité des Balkans, particulièrement au Kosovo »23 : comme 10 % environ des Albanais du Kosovo (soit quelque 200’000 personnes) vivent en Suisse, tout accroissement de la tension au Kosovo risque de radicaliser la diaspora, de provoquer des affrontements entre les Albanais du Kosovo et d’« autres colonies provenant de l’ex-Yougoslavie »24 (sous-entendu les Serbes vivant en Suisse) et d’engendrer de nouveaux afflux de réfugiés. « La Suisse a, plus que la plupart des pays européens, un intérêt national immédiat à un Kosovo pacifié, sûr et dont la population puisse avoir des perspectives d’avenir. »25 Le Conseil fédéral souligne par ailleurs que la lutte contre la criminalité au Kosovo a des effets positifs sur la Suisse, qui serait « fortement touchée par des activités criminelles de groupes venant du Kosovo » 26. On retrouve ici à nouveau l’argument de « l’intérêt bien compris de la Suisse », avancé tant par le DDPS que par le DFAE pour justifier l’engagement de l’armée. Mais la création d’un environnement sûr et l’instauration d’un Etat à même d’exercer le pouvoir constituent sans nul doute les conditions préalables à un processus de transformation, qui fera du Kosovo un membre potentiel de l’UE et non pas un « Etat raté ».

33 L’engagement financier est considérable : le rapport mentionné évalue les coûts annuels de la SWISSCOY à un peu moins de 34 millions de francs. A titre de comparaison, rappelons que l’aide au développement destinée à l’ensemble des Balkans occidentaux se monte à près de 42 millions de francs et que le Kosovo compte 2 millions d’habitants, alors qu’il y en a 20 millions dans l’ensemble de la région.

Qu’en est-il de la cohérence des activités suisses ?

34 Alors que la coordination des prestations d’aide et de développement des nombreux intervenants de la communauté internationale pose de toute évidence un problème (voir ci-dessus), la cohérence théorique et pratique entre les divers acteurs suisses de la coopération est largement acquise. Toutes leurs activités s’inscrivent dans les quatre grands domaines suivants : instauration de la paix, stabilisation politique, transition économique et création d’Etats membres.

35 L’engagement de la Suisse dans les Balkans occidentaux se distingue donc par une grande cohérence. Dans ce contexte, la déclaration sur le statut du Kosovo, faite par le

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DFAE à l’ONU, a de quoi surprendre et paraît peu réfléchie, car elle est en contradiction avec les activités de la Division politique IV, des bureaux de coopération sur place et des ambassadeurs suisses dans la région.

36 Le 27 mai 2005, le représentant helvétique au siège de l’ONU à New York a déclaré que la Suisse pense qu’il convient d’accorder une « indépendance formelle » au protectorat du Kosovo. La déclaration soutient que c’est la seule solution réaliste si l’on considère à la fois le désir légitime des minorités de vivre en sécurité et le désir légitime de la majorité de s’autodéterminer. L’application de la solution devrait faire l’objet d’un suivi international et comprendre une décentralisation du territoire, pour permettre aux minorités de prendre une part plus active aux processus politiques. Bien que cette proposition insiste bien sur les diverses conditions préalables à une accession à l’indépendance, les deux parties n’ont retenu que le mot « indépendance ». Les réactions ne se sont pas fait attendre : euphorie du côté des Albanais du Kosovo, refus net de la part des Serbes.

37 Les projets menés notamment par la Division politique IV pour promouvoir le dialogue entre les deux parties (Processus de ) sont tombés à l’eau : les Serbes ont refusé d’y participer, jugeant les organisateurs trop partiaux. Un travail préparatoire de plusieurs années a été anéanti d’un simple trait.

38 Puisque la politique extérieure, à plus forte raison celle menée dans les Balkans, sert à défendre nos intérêts, quels sont les intérêts défendus par la prise de position de la Suisse ? Dans un article publié dans le quotidien Der Bund, Micheline Calmy-Rey, cheffe du DFAE, a motivé la déclaration suisse par la présence, dans notre pays, d’une importante diaspora, kosovare notamment. L’argument étonne. En effet, vu la présence des diasporas serbe et kosovare, la Suisse aurait plutôt dû s’en tenir à une stricte neutralité. Celle-ci lui aurait permis de faire valoir ses bons offices et de rétablir le dialogue, pour le mener aussi bien avant que pendant et après la résolution de la question du statut du Kosovo. Dans une pirouette étrange, la conseillère fédérale souligne le courage de la Suisse, qui a osé parler ouvertement d’indépendance, alors que les autres Etats se taisaient encore27. La déclaration témoignait plus de l’empressement à exprimer le fond de sa pensée qu’elle ne formulait une politique devant servir l’intérêt de la Suisse à voir le différend trouver une solution pacifique et aussi consensuelle que possible. Citant la conseillère fédérale, le quotidien Koha Ditore de Pristina écrit que le gouvernement (suisse) ne serait pas allé trop vite en besogne en suggérant l’indépendance. « Nous voulions susciter des réactions. Il faut parfois que quelqu’un ose dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. »28

39 En réalité, tout donne à penser que les travaux du groupe de contact qui mène les négociations entre Belgrade et Pristina s’acheminent vers une indépendance conditionnelle du Kosovo. Et il existe de bonnes raisons de croire que c’est une solution réaliste. Mais là n’est pas la question. En effet, il faut plutôt se demander s’il est bon que la politique suisse dans les Balkans prenne parti dans le dernier des conflits passionnés qui agitent la région. Cette attitude lui permet-elle d’élargir sa marge de manœuvre ? C’est loin d’être le cas, bien au contraire. La Suisse ne joue aucun rôle sur le grand échiquier international et elle s’est à présent aussi fermé les niches qu’elle aurait pu occuper en œuvrant pour le dialogue et la réconciliation entre Serbes et Albanais. Les entretiens avec des conseillers de la cheffe du DFAE n’ont pas permis de cerner l’avantage politique de cette prise de position unilatérale, ni à court terme ni à long terme29.

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40 Dans ces conditions, deux éléments sont particulièrement déconcertants. Premièrement, les diplomates et les experts des ambassades et des bureaux de coopération sur place n’ont pas été consultés auparavant, mais placés devant le fait accompli. Les Commissions de politique extérieure du Conseil national et du Conseil des Etats se sont d’ailleurs trouvées dans la même situation. Deuxièmement, il est surprenant qu’un tel revirement dans un domaine prioritaire de la politique étrangère suisse n’ait pas fait l’objet d’un arrêté du Conseil fédéral, mais ait été décidé à la tête du dfae. Tous les conseillers fédéraux ont en effet été informés par la presse. Certes, il ne faut pas accorder trop d’importance à cette déclaration, puisqu’elle est passée largement inaperçue au sein de la communauté internationale. Mais cette manière de prendre fait et cause pour une partie en présence discrédite les activités que la Suisse mène depuis de longues années, souvent avec un succès remarquable et une force de conviction rare lorsqu’il s’agit de conjuguer ses propres intérêts avec ceux de la population des Balkans.

NOTES

1. Les Balkans occidentaux désignent les pays issus de l’ex-Yougoslavie, sans la Slovénie, mais avec l’Albanie. Les voici : Croatie, Serbie (y compris le Kosovo administré par l’ONU), Monténégro, Bosnie-Herzégovine, Macédoine et Albanie. Bien que l’expression « Balkans occidentaux » soit sur toutes les lèvres depuis quelques années, on ne parle que rarement des dénominateurs communs des pays de la région. Sur le plan structurel, ils ont en commun les caractéristiques suivantes : insuffisance des capacités administratives de l’autorité centrale, faiblesse de l’appareil judiciaire et clientélisme des élites politiques ; économies en transition avec un taux d’investissement faible et un chômage élevé ; sociétés marquées par des divisions ethniques, avec une opinion publique tout aussi divisée. 2. On les trouve donc dans nos annuaires téléphoniques, de « A » comme Ademi à « Z » comme Zivkovic. 3. Stratégie de politique extérieure de la Suisse pour l’Europe du Sud-Est, adoptée le 24 avril 2002, p. III. La West Balkan Strategy 2007 to 2010 de la Direction du développement et de la coopération (DDC) ne s’en éloigne pas fondamentalement. L’objet principal – prévenir la migration – est simplement masqué derrière des formules telles que « coopération internationale » et « accroissement de l’efficience » (SDC, West Balkan Strategy 2007 to 2010, avant-projet, document de travail, 6 avril 2006, p. 9. 4. L’immigration a littéralement explosé pendant la guerre de Bosnie, entre 1992 et 1995, et surtout pendant le conflit du Kosovo, entre 1998 et 1999 : 70 % de tous les réfugiés venaient alors d’Europe du Sud-Est. L’immigration en provenance des Balkans relève d’une tradition qui remonte aux années 1970. Aujourd’hui, les travailleurs migrants de la région ne sont pas admis en Suisse, mais nombre de personnes, des jeunes en particulier, n’hésitent pas à essayer d’entrer illégalement dans notre pays. Bien que leurs chances d’admission soient pour ainsi dire nulles, la majorité des requérants d’asile proviennent toujours des Balkans occidentaux (il s’agit principalement de minorités du Kosovo et de Serbie). Mais les migrants des Balkans seront bientôt remplacés par les requérants d’asile venus d’Afrique (subsaharienne), dont la proportion parmi les demandeurs d’asile a presque doublé ces dix dernières années.

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5. La Fondation Pro Helvetia, organisme de droit public, réalise dans les Balkans occidentaux (ainsi qu’en Ukraine) un programme qui ne vise pas à multiplier les échanges culturels avec la Suisse, mais à promouvoir les initiatives culturelles locales, car de telles initiatives devraient contribuer à renforcer une société civile critique. Le programme est financé par la DDC (voir plus bas la section « Politique autonome de la Suisse dans une zone d’influence européenne »). 6. On les appelle les « Jugos » en Suisse alémanique et les « Youyous » en Suisse romande. 7. L’attitude suisse à l’égard des Balkans occidentaux est comparable, à plus d’un titre, à celle des citadins français à l’égard des banlieues qui s’enflamment. On ne prend conscience de leur existence que lorsqu’il s’y passe quelque chose. Peu intéressante en soi, cette « zone à problèmes » gagne en importance lorsque l’on se rend compte que son développement approprié sert utilement ses propres intérêts. 8. Cf. « Begehren um Kohäsionsbeiträge vor der Tür. Ausdehnung der bilateralen Veträge bei EU- Erweiterung im Osten », Neue Zürcher Zeitung (NZZ), nº 113, 17. Mai 2006, p. 34. 9. Pour la DDC, les Balkans occidentaux comprennent la Serbie (y compris le Kosovo, administré par l’ONU), le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine et l’Albanie. Contrairement à la définition retenue par l’UE, la Croatie n’en fait pas partie, car la DDC n’y mène aucun projet de coopération. Cf. Swiss Agency for Development and Cooperation (SDC), West Balkan Strategy 2007 to 2010, op. cit. 10. Contrairement à la vision plutôt optimiste du Wiener Institut für Internationale Wirtschaft (WIIW), qui estime que la relance est alimentée non seulement par la consommation mais aussi par les investissements et les exportations, une étude du Secrétariat d’Etat à l’économie (seco) constate que l’argent transféré par les travailleurs émigrés vers leur patrie (dont l’Albanie, la Bosnie et la Serbie) exerce une influence plus grande que les investissements directs (cf. NZZ, 19. May 2006, p. 23, ou NZZ, 23. May 2006, p. 23). 11. « …from post-conflict rehabilitation and reconstruction towards political, institutional, economic and social development that should lead to rapprochement and ultimately integration into the European Union » (SDC, West Balkan Strategy 2007 to 2010, op. cit., p. 2 [traduction libre]). 12. Au Kosovo, en Macédoine, dans le sud de la Serbie et au Monténégro, la population albanaise est à peu près aussi nombreuse qu’en République d’Albanie. Les milieux politiques ne rêvent pourtant guère d’une « Grande Albanie » (qui réunirait tous les Albanais dans un seul pays). Même l’accord-cadre d’Ohrid – qui est parvenu à éviter le conflit civil ayant failli opposer en 2001 l’armée gouvernementale à la guérilla albanaise et qui a étendu les droits de la minorité albanaise pour lui permettre de participer davantage à la gestion de l’Etat – a été « vendu » à la majorité macédonienne de la population comme une réforme pour se rapprocher de l’Europe. Sans cette perspective la population, réticente, l’aurait sans doute rejeté. 13. Des critiques formulées au sein des pays concernés, mais aussi par des experts, prévoient cependant que les moyens mis à disposition pour créer des Etats membres ne sont de loin pas suffisants. Cf. Breaking out of the Balkan Ghetto : Why IPA Should Be Changed, rapport de l’ESI, 1er juin 2005, (IPA : instrument d’aide de préadhésion). L’ESI, Initiative européenne pour la stabilité, est un institut de recherche et de politique fondé en 1999. Pour sa part, la Commission internationale sur les Balkans (International Commission on the Balkans), un groupe d’experts, de diplomates et d’anciens politiciens renommés d’Europe occidentale et des Balkans, a fustigé l’attitude toujours plus attentiste de l’UE, l’accusant de manquer à sa parole. Alors qu’au sommet de Thessalonique, en 2003, les réformes internes constituaient la seule condition pour admettre les pays des Balkans occidentaux, l’UE insiste à présent sur sa propre capacité à intégrer de nouveaux membres en son sein. Pour la Commission sur les Balkans, la situation n’est guère réjouissante : « The future of Kosovo is undecided, the future of Macedonia uncertain, and the future of Serbia is unclear. We run the real risk of an explosion of Kosovo, an

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implosion of Serbia and new fractures in the foundations of Bosnia and Macedonia » (cf. ESI, Newsletter, nº 5, 2006, 10 May 2006, et les liens indiqués). 14. SDC, West Balkan Strategy 2007 to 2010, op. cit., p. 12 et suiv. 15. Ibid., p. 9. 16. Cf. Charles Landry, La culture au cœur du changement. Rôle de la culture dans le développement économique et social : enseignements du Programme culturel suisse, Berne, DDC ; Pro Helvetia, 2006. 17. C’est l’avis exprimé par le ministre des Affaires étrangères de la Serbie-et-Monténégro, Vuk Draskovic, lors d’une conférence de presse tenue le 30 mai 2006 à Belgrade, conjointement avec le commissaire européen chargé de l’élargissement, Olli Rehn, et le coordinateur spécial du Pacte de stabilité, Erhard Busek. Compte tenu de la baisse des fonds que la diaspora envoie au Kosovo, certains experts craignent une détérioration de la crise sociale au Kosovo, au cas où l’Union européenne et la Suisse n’accorderaient pas au moins des permis de travail temporaires aux Kosovars (ESI, Cutting the Lifeline : Migration, Families and the Future of Kosovo, Berlin, Istanbul, 2006, p. II). Dans les conversations, les Kosovars déplorent souvent que la Suisse ait supprimé le statut de saisonnier. 18. « The Swiss migration policy will need to develop feasible strategies towards this challenging process », etc. SDC, West Balkan Strategy 2007 to 2010, op. cit., p. 5. 19. Voir note 10. 20. DFAE, DDPS, Papier stratégique sur l’engagement de la Suisse dans des opérations de maintien de la paix, 5 juillet 2006, p. 2. 21. Si la mission au Kosovo représente, et de loin, le principal engagement de l’armée suisse à l’étranger, celle-ci participe aussi aux opérations de l’EUFOR (European Union Force) en Bosnie. La tâche des quelque 20 militaires sur place consiste à veiller à la sécurité et à assurer des transports en hélicoptère. Dans le cadre du Partenariat pour la paix (PPP) de l’OTAN, l’armée mène aussi des projets de formation en collaboration avec les armées albanaise et macédonienne (en particulier sur les régions de montagne et les services d’information). 22. Après les violences perpétrées en mars 2004 contre des Serbes et des Roms du Kosovo, auxquelles la KFOR – surprise et mal équipée – a dû assister impuissante, la politique d’intervention et l’équipement des troupes ont été adaptés à la situation. L’accent est à présent mis sur la capacité de la KFOR à empêcher et à réprimer toute attaque violente contre des minorités (mais aussi contre la présence internationale et ses fonctionnaires). La mobilité des troupes a été accrue et elles sont désormais dotées d’un équipement antiémeutes (boucliers, matraques, gaz lacrymogène, fusils à balles en caoutchouc, etc.). 23. Conseil fédéral, Message sur l’arrêté fédéral concernant la participation de la Suisse à la Kosovo Force multinationale (KFOR) du 3 décembre 2004 (Feuille fédérale 2005 403), p. 404. 24. Ibid. 25. Ibid., p. 405. 26. Rapport 2005 sur l’engagement de la compagnie suisse (SWISSCOY) dans le cadre de la Kosovo Force multinationale (KFOR), p. 8. Mais il ne s’agit pas seulement de criminels. Le rapport souligne que, grâce à des relations étroites avec la Suisse, des personnes ayant par le passé obtenu la citoyenneté suisse – autrement dit des Suisses – occuperont à l’avenir des postes en vue, tant en politique que dans le monde des affaires (p. 7). 27. Der Bund, 25. November 2005. 28. Cité dans le OSZE-Pressemonitor de Pristina, 27 juillet 2005. 29. Un de nos interlocuteurs albanais en Macédoine (ambassadeur dans un pays de l’ UE) interprète à sa manière cette manœuvre surprenante : si la Suisse souhaite assister dès que possible à la création d’un Etat indépendant du Kosovo, c’est pour pouvoir se débarrasser des Albanais du Kosovo qu’elle ne veut plus voir chez elle.

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AUTEUR

ANDREAS ERNST

Correspondant de la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) et de la NNZam Sontag pour l’Europe du Sud-Est, Skopje, République de Macédoine.

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Bosnie-Herzégovine. À la recherche d’une vision commune pour un Etat stable

René Holenstein

1 Plus de dix ans après la fin de la guerre (1992-1995), la Bosnie-Herzégovine souffre de la constitution négociée en 1995 lors des accords de paix de Dayton. Cette constitution divise l’Etat en deux entités politiques relativement autonomes. L’Etat central qui les chapeaute n’est doté que de compétences réduites, ce qui complique l’application rapide des réformes. 60 % des moyens publics sont consacrés à l’administration et ses nombreuses structures parallèles. Les experts sont unanimes : aucun Etat stable ne peut sortir de la constitution actuelle, élaborée dans la précipitation afin de mettre fin à la guerre. L’existence du Bureau du haut représentant (OHR) de la « communauté internationale », organe de surveillance du respect du traité de paix, ravale la Bosnie- Herzégovine au rang de protectorat. Sa mise sous tutelle politique partielle par l’OHR a empêché les forces locales d’exercer leurs responsabilités politiques, sociales et économiques pour reconstruire l’Etat et la société. Les droits individuels sont mal ancrés dans la constitution ; le principe ethnique domine les mécanismes politiques de décision.

Faire participer les citoyens

2 Existe-t-il une autre voie ? Cette question est au centre du projet « Plate-forme Bosnie- Herzégovine » lancée en avril 2005 par la Direction du développement et de la coopération (DDC) en collaboration avec l’ambassade suisse de Sarajevo. Des séances de discussions publiques ont été organisées à Mostar, à Banja Luka, à Tuzla et dans d’autres villes bosniaques avec le concours d’un journal local de Banja Luka. Les citoyens ont pu venir y prendre position sur les modifications possibles de la constitution. Eu égard à sa propre histoire, la Suisse peut apporter une précieuse contribution à certaines des questions abordées telles que la démocratie directe, le fédéralisme et l’intégration économique et sociale de diverses régions et minorités. Ce

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projet part du principe que la Bosnie a besoin de pouvoir se représenter son avenir, un avenir liant Croates, Serbes et musulmans. Pour qu’un Etat soit stable, il lui faut une vision commune.

3 Les discussions ont donné lieu à plusieurs propositions très concrètes sur la forme du futur Etat de Bosnie-Herzégovine ; toutes pointent vers la nécessité du changement. Pour de nombreux participants, il est clair que l’unité économique de la Bosnie- Herzégovine est un important préalable à l’intégration politique du pays à l’Europe. Le projet a suscité l’intérêt du public parce que ses principaux artisans sont Bosniaques et non étrangers. Ce qui semble confirmer que, pour être durable, le changement ne doit pas être dirigé d’en haut mais porté et animé par la base. Un fait qui a été souligné par des experts suisses tels que Georg Kreis et l’écrivain Adolf Muschg, qui ont pris part aux discussions.

4 Avec son projet « Plate-forme Bosnie-Herzégovine », la Suisse cherche à insuffler une culture du dialogue dans la discussion sur la constitution. Elle contribue ainsi indirectement à la formation de la nation, laquelle, dans ce pays, n’est pas encore parachevée. Cette approche se fonde sur sa propre expérience de consolidation nationale : au XIXe siècle, les minorités francophones et italophones ont compris que, intégrées à un Etat suisse unifié, elles seraient en meilleure position que comme simples annexes de la France ou de l’Italie. Le projet « Plate-forme Bosnie- Herzégovine » complète judicieusement l’engagement de la Suisse dans le domaine économique et social. De par sa proximité géographique avec la Suisse et en raison de son rapprochement de l’Union européenne (UE), l’Europe du Sud-Est est devenue l’un des grands axes de la politique extérieure suisse. La Suisse s’y est beaucoup engagée, par solidarité avec la population, mais aussi afin de contribuer à la stabilisation de la région des Balkans sur les plans politique, social et économique. La Direction du développement et de la coopération (DDC) et le Secrétariat à l’économie (seco) ont investi ces dernières années quelque 230 millions d’euros dans la région. Au lendemain de la guerre, la priorité est allée à l’aide humanitaire et à la reconstruction des infrastructures. La remise en état des conduites d’eau et d’électricité et la construction d’écoles et d’hôpitaux ont facilité l’intégration des gens chassés par la guerre puis revenus au pays et ont amélioré le sort des populations locales. Entre 1996 et 1999, plus de 15’000 Bosniaques réfugiés en Suisse sont rentrés dans leur patrie. A la fin des années 1990, l’aide d’urgence a été disjointe des programmes de longue durée visant à renforcer la démocratie et l’économie de marché.

5 La coopération suisse avec la Bosnie-Herzégovine a défini trois domaines d’activité prioritaires pour les années 2004-2008 : l’encouragement au développement économique, avant tout des petites et moyennes entreprises, le renforcement des institutions locales sur le plan communal, et le soutien aux réformes dans les domaines de la santé et du social. Actuellement, la DDC et le seco financent deux douzaines d’actions dans ces domaines. Les projets dans les domaines de l’approvisionnement en eau, de la santé et du développement communal ainsi que dans la coopération avec les organisations non gouvernementales améliorent très concrètement la situation de la population. Ils sont ainsi conçus que leur conduite nécessite et favorise la collaboration entre les deux entités républicaines. Concrètement, cela signifie que les ministères des deux entités, ainsi que, selon les projets, les gouvernements cantonaux, les communes et différentes associations y sont représentés. La collaboration de la Suisse avec la Bosnie-Herzégovine participe donc au renforcement de l’ensemble de la nation

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bosniaque. Les avantages comparatifs de la collaboration suisse sont : un engagement à long terme, un solide savoir-faire en développement et transition, le contact avec la base, le pragmatisme, une participation active entre partenaires et la volonté d’aboutir à des résultats concrets. Ces projets profitent d’autre part de l’expérience suisse en matière de vie communale et de cohabitation entre minorités.

6 Avec son programme de soutien à la transition en Bosnie-Herzégovine, la Suisse appuie les objectifs du gouvernement bosniaque. La Bosnie-Herzégovine a lancé avec sa stratégie nationale de lutte contre la pauvreté (2004-2007) un programme à moyen terme inscrit dans une perspective d’intégration à l’UE. Ce programme de développement est centré sur la réforme fiscale, la croissance du secteur privé, la réduction de l’économie informelle, la protection sociale et la réforme de l’enseignement. Quant aux thèmes transversaux, ils recoupent les mesures contre la corruption, la défense des droits humains et l’égalité du développement des hommes et des femmes.

7 L’engagement de la Suisse a oscillé ces dernières années autour des 20 millions de francs par an. Son programme de coopération a été soumis en 2005 à l’évaluation du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE, qui l’a jugé très efficace. La contribution de la DDC à la révision de la constitution a, en particulier, reçu des louanges. Selon le CAD, il existe un potentiel d’amélioration dans la focalisation thématique qui pourrait être élargie et dans le renforcement des liens entre le travail sur le projet et le programme d’une part, le dialogue politique et la coordination des autres communautés d’autre part.

Enseignements et expériences

8 Le développement de la Bosnie-Herzégovine au cours des dernières années montre que la mise du pays sous la haute surveillance d’organisations internationales n’a pas permis d’instaurer des rapports démocratiques stables et durables. Au lendemain de la guerre, les partis politiques qui avaient participé au conflit et dont certains présentaient un caractère mafieux sont restés au pouvoir. Ils ont empêché la réconciliation et tout véritable nouveau commencement. Les forces politiques modérées ne jouent toujours qu’un rôle marginal dans la vie politique. Le parallélisme entre structures internationales et structures nationales a provoqué un syndrome croissant de dépendance. Ainsi, face aux décisions impopulaires, les gouvernements locaux temporisent ou se défaussent sur les autorités internationales. Ce qui ne fait qu’accentuer la passivité et l’indifférence de larges secteurs de la population. Les travailleurs qualifiés restés au pays préfèrent travailler pour l’une des nombreuses organisations internationales dont les salaires sont bien supérieurs à la moyenne locale. Cela vide les institutions étatiques de toute substance ; elles ne disposent ni des collaborateurs qualifiés ni des institutions nécessaires pour engager de leur propre chef le processus d’intégration à l’Europe. Elles restent donc extrêmement dépendantes des experts étrangers.

9 Les sociétés en pleine transformation ont tout particulièrement besoin de conditions favorables au processus de formation démocratique de l’opinion afin de rétablir la confiance, les réseaux sociaux et les réseaux de communication détruits par la guerre. Il faudrait pour cela un concept politique européen assurant l’égalité de tous les citoyens devant la loi et protégeant efficacement les différents groupes de toute discrimination.

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En matière de formation de l’Etat par la base, la Suisse peut encore renforcer son action dans les pays de l’ancienne Yougoslavie. Le fait qu’il est possible d’intéresser les citoyens à cette question est bien illustré par l’excellent accueil réservé par la population locale au projet « Plate-forme Bosnie-Herzégovine ».

10 La principale découverte de ces quarante années de coopération au développement est sans doute que, sans une vision positive de l’avenir, il n’y a pas de développement. C’est pourquoi l’intégration directe de la population à la planification et à la conduite des projets de développement est cruciale. Une véritable participation inclut l’accès égal aux ressources, aux chances, à l’information, au savoir, aux processus de décision et au pouvoir. Et, bien entendu, l’égalité des sexes.

11 Par ailleurs, la connaissance du contexte local est l’un des facteurs cruciaux pour l’établissement de liens de confiance à long terme. Le simple savoir des experts étrangers ne suffit pas. L’un des facteurs décisifs de succès est le transfert de l’expertise dans le tissu local. L’acceptation et la confiance entre partenaires dans la coopération ne peuvent découler que d’une longue collaboration et ne jaillissent pas de la simple gestion éclair des crises. De nombreux projets et programmes sont trop brefs, trop spécifiques, trop sectoriels. Il faut à l’avenir se montrer encore plus systématique dans l’ouverture des démarches sectorielles et dans l’intégration méthodique des programmes aux structures administratives locales.

12 Rétrospectivement, l’aide suisse en Bosnie-Herzégovine a bien réussi le passage de l’aide humanitaire à l’aide à la transition. Ainsi, grâce aux fonds de l’Office fédéral des migrations, il a été possible de transformer les projets de retour au pays de personnes déplacées et de réfugiés, anciennement financés par l’aide humanitaire, en collaboration au développement agricole à long terme. Des milliers de places de travail ont pu être créées pour d’anciennes personnes déplacées ou réfugiées.

13 La Suisse harmonise son travail de coopération avec la stratégie nationale de développement de la Bosnie-Herzégovine. Ce faisant, elle veille en particulier à ce que la société civile participe à l’élaboration et à l’application des programmes. Ainsi, le travail de développement a conduit à des résultats visibles et, pour la population démunie et marginalisée, à des améliorations sensibles, par exemple pour les personnes de retour au pays, les personnes déplacées, le troisième et le quatrième âge ainsi que les enfants défavorisés.

AUTEUR

RENÉ HOLENSTEIN

Chef de la section Gouvernance, Direction du développement et de la coopération (DDC), Berne.

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4. Point d’appui

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Coopération internationale entre paix et sécurité : portes d’entrée sur Internet

Xavier Tschumi Canosa et Thania Paffenholz

Introduction

1 Il suffit de se plonger dans les notes bibliographiques des articles composant le présent dossier pour se rendre compte de la richesse des sources qui alimentent la réflexion sur la thématique de la coopération internationale, entre paix et sécurité : cette thématique n’intéresse pas seulement les chercheurs du milieu académique, mais également les praticiens gouvernementaux, non gouvernementaux ou des organisations internationales.

2 Cette partie de l’ouvrage, qui se veut un point d’appui au lecteur désirant approfondir ses connaissances des domaines abordés dans le dossier, se fonde sur la présentation d’un certain nombre de sites Internet choisis. Elle ne fournit donc pas une liste exhaustive des ressources traitant de la thématique, tant elles sont nombreuses. En effet, il nous a paru plus utile que le lecteur puisse bénéficier de quelques commentaires descriptifs du contenu des sites retenus. De plus, ceux-ci constituent des portails offrant des liens vers d’autres sites d’intérêt.

Focalisation du point d’appui

3 La thématique du dossier trouve la grande majorité de ses sources en langue anglaise et ce point d’appui en présente certaines. Toutefois, nous avons décidé de présenter autant que possible des sites Internet proposant des contenus en langue française et/ou allemande, pour répondre aux besoins des lecteurs du présent dossier de l’Annuaire.

4 Les sites Internet gouvernementaux constituent évidemment des ressources essentielles pour le lecteur intéressé aux politiques de paix, de sécurité et de

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développement qui sont déployées par les Etats. Ils ouvrent des portes sur leur perception de ces notions, sur la base légale de la définition et de la mise en œuvre des politiques, et sur les opérations mêmes, y compris leurs moyens et leur évaluation. Nous n’entrerons pas plus dans le détail ici, les sites gouvernementaux étant faciles à trouver et les moteurs de recherche au sein de ces sites suffisamment développés pour permettre au lecteur l’accès à ses centres d’intérêt.

Sites Internet consacrés aux conflits et à la paix

5 Les instituts et centres de recherche qui travaillent sur les conflits et la paix existent dans pratiquement tous les pays du Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Parmi ceux-ci, il faut mentionner les quelques instituts indépendants et internationaux suivants, bien qu’ils soient ancrés dans leurs pays respectifs :

Department of Peace and Conflict Research, Uppsala University

6 Ce département universitaire a été établi en 1971 et, outre sa vocation de recherche, il offre des cours et des enseignements en matière de paix et de conflit. Le site Internet, en anglais, offre l’accès à toutes les recherches en cours ainsi qu’aux banques de données qui sont alimentées par ces programmes et projets de recherche.

University of Colorado Conflict Research Consortium

7 Ce centre multidisciplinaire de recherche et d’enseignement sur les conflits et leur transformation a été établi en 1988. L’adresse Internet qui est indiquée ici est un portail ouvert sur les sites Internet du consortium, soit des banques de données, des sources d’informations ou des programmes d’enseignement en ligne. Toutes les ressources sont en anglais.

Berghof Research Center for Constructive Conflict Management

8 Ce centre de recherche, établi à Berlin, a été fondé en 1993 dans le but d’explorer les procédures et modèles qui pourraient faciliter, d’une manière constructive, la résolution des conflits ethnopolitiques. Le site Internet, en anglais ou en allemand, donne accès aux deux piliers du centre de recherche, qui se situent à mi-chemin entre la théorie et la pratique :

Berghof Handbook for Conflict Transformation

9 Ce site constitue un recueil de ressources issues des connaissances, des expériences et des leçons tirées du travail de terrain des experts actifs dans la transformation des conflits armés. Il contient, d’une part, des articles sur la pratique de ces experts et sur

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la recherche qui y est consacrée et, d’autre part, une série de dialogues et de débats entre les praticiens et les chercheurs sur le thème de la transformation des conflits. Toutes les ressources sont en anglais mais certaines sont traduites dans d’autres langues (voir >Translations).

Berghof Foundation for Peace Support

10 La mission de cette fondation, créée en 2004, est de promouvoir des approches systémiques permettant de prévenir et de transformer des conflits violents ainsi que de soutenir les processus de paix par la mise en place de réseaux d’organisations et d’initiatives. Tout ce qui touche à ces approches systémiques et aux projets de la fondation est accessible sur ce site. La majorité des documents sont en anglais mais il y en a également un certain nombre en allemand.

International Crisis Group (ICG)

11 L’ICG est une organisation non gouvernementale indépendante dont les membres sont répartis dans les pays en conflit ou à proximité. A partir des observations qu’ils font sur le terrain, ces experts produisent des rapports et des recommandations destinés aux décideurs politiques au niveau international. Ces rapports sont disponibles sur le site Internet. Les ressources sont organisées par pays ou région, mais aussi par thème. Le site est le plus complet en anglais. En français, seule une partie des ressources est accessible, alors qu’il n’y a aucune ressource en allemand.

12 Parmi les sites Internet de centres suisses dédiés aux questions de paix et de sécurité, voici notre sélection :

Center for Security Studies (CSS)

13 Ce centre de recherche et d’enseignement fait partie de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). Il a été créé en 1986 et se concentre sur l’étude des politiques de sécurité. Le site Internet du CSS donne accès, en allemand ou en anglais, aux recherches menées dans les domaines de la politique internationale de sécurité et de la politique suisse de sécurité, y compris aux publications qui y sont liées. Le CSS abrite et gère également, sur mandat de la Confédération suisse, le réseau des relations internationales et de la sécurité décrit ci-dessous :

International Relations and Security Network (ISN)

14 Ce réseau a été établi en 1994 et reçoit son financement du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) et de l’EPFZ. Il offre des services d’information, d’analyse et de formation sur les questions de sécurité. Le site Internet, uniquement en anglais, donne accès à toutes les recherches et publications du

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réseau, à ses ressources de formation et d’éducation (e-learning en particulier) ainsi qu’à ses services de nouvelles.

Center for Peacebuilding (KOFF)

15 Ce centre est pensé comme un trait d’union entre l’administration fédérale et les organisations non gouvernementales suisses actives dans le domaine de la consolidation de la paix. Son but est de veiller à ce que la politique de paix de la Suisse dans son ensemble conserve une certaine cohérence, tant dans sa base théorique que dans ses activités opérationnelles. Le site Internet contient des analyses et des programmes de formation dans le domaine, par pays et par thème. Il donne également accès aux sites Internet des 45 ONG qui sont rattachées au centre. Les ressources sont en anglais principalement, mais certains documents existent aussi en français et en allemand.

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