Erratum Une coquille s’est glissée sur la couverture du numéro de juin 2017. Il fallait lire :

« Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l’hitlérisme, que le monde moderne n’en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semblent aspirer les démocraties elles-mêmes. » Georges Bernanos Sommaire | juillet-août 2017

Éditorial 4 | Quand l’amour change le cours de l’histoire › Valérie Toranian

Dossier | Quand l’amour change le cours de l’histoire 8 | Jean d’Ormesson. « Nous aimons ces feuilletons amoureux qui pimentent la vie politique » › Valérie Toranian 17 | Les amants du Nil : Antoine et Cléopâtre selon Shakespeare › François Laroque 25 | La guerre sans amour › Clara Dupont-Monod 33 | Henri VIII et Anne Boleyn, un séisme religieux › Cédric Michon 39 | Henri IV et Charlotte de Montmorency : une nouvelle guerre de Troie ? › Catherine Valenti 47 | Louis XIV, les femmes et le pouvoir › Jean-Christian Petitfils 54 | Emmanuel de Waresquiel. « Les révolutionnaires ne supportaient pas le pouvoir des femmes de la noblesse » › Valérie Toranian 65 | Eugénie les larmes aux yeux › Sébastien Lapaque 71 | Henriette et : presse, politique et vie privée › Jean-Yves Le Naour 78 | Eleanor Roosevelt, First Lady of the World › Claude-Catherine Kiejman 93 | Wallis Simpson, femme fatale ? › Jean-Pierre Naugrette

Littérature 102 | La Fontaine. Une école buissonnière › Érik Orsenna 110 | La révolution de 1789 dans l’histoire et la littérature française de 2016 › Marc Fumaroli

2 JUILLET-AOÛT 2017 130 | Germaine de Staël intempestive › Michel Delon 137 | Retour à Tipasa › Sébastien Lapaque 143 | De la patrie et des étrangers › François de La Mothe Le Vayer

Études, reportages, réflexions 148 | Discours sur la vertu › Xavier Darcos 156 | Wagner affabulateur ? › Ulrich Drüner 162 | L’Europe à 29 euros › Kyrill Nikitine 167 | La beauté vaut-elle de l’or ? › Annick Steta 174 | L’amour sous Macron › Marin de Viry

Critiques 180 | Livres – Histoire de la collaboration : la fin de l’ère Paxton › Robert Kopp 183 | Cinéma – Trois femmes › Richard Millet 186 | Expositions – Au carrefour des Afriques › Bertrand Raison 189 | Expositions – Hommage aux photographes de guerre › Olivier Cariguel 192 | Disques – Boulez, un hommage venu du Proche-Orient › Jean-Luc Macia

Les revues en revue

Notes de lecture

JUILLET-AOÛT 2017 3 Éditorial Quand l’amour change le cours de l’histoire

En , nous sommes très intéressés par la vie amou- reuse de nos dirigeants, à l’égard desquels nous sommes parfois indulgents, parfois totalement intransigeants », s’amuse Jean d’Ormesson, qui évoque avec gourmandise «dans un grand entretien les histoires d’amour au sommet de l’État, celles qui ont fait tanguer le pouvoir ou changé le cours de l’histoire. « Avec , dont les amours s’annoncent très conve- nables, nous serons donc affreusement déçus ! », ajoute-il, malicieux. Selon Jean d’Ormesson, l’image de François Hollande à scooter por- tant un casque à la une de la presse people lui aura probablement été fatale, car le ridicule tue aussi sûrement qu’une assemblée de fron- deurs. Mais le ridicule tue-t-il vraiment en politique ? Quand l’amour s’invite au sommet de l’État, le dérèglement des sens peut conduire le pays aux portes de la guerre. Ainsi Henri IV, fou amou- reux de Charlotte, dame de compagnie de sa femme, la reine Marie de Médicis. Elle se réfugie avec son mari le prince de Condé aux Pays-Bas pour contrarier les projets du monarque. « Henri IV a engagé des pré- paratifs militaires, à la grande stupéfaction de ses ministres, qui peinent à croire que le dépit amoureux du roi puisse constituer un casus belli » contre les Pays-Bas espagnols, écrit Catherine Valenti. Cette « guerre de Troie » n’aura finalement pas lieu. Un fou nommé Ravaillac a entre- temps planté son couteau dans le cœur du Vert-Galant.

4 JUILLET-AOÛT 2017 Louis XIV, son petit-fils, déclare en 1665 à ses ministres les plus proches : « Je vous ordonne que si vous remarquiez qu’une femme, quelle qu’elle puisse être, me gouverne le moins du monde, vous ayez à m’en avertir. Je ne veux que vingt-quatre heures pour m’en débar- rasser et vous donner contentement. » Car à l’âge de 20 ans, nous rappelle Jean-Christian Petitfils, le jeune roi, véritablement ensorcelé par la nièce du cardinal Mazarin, avait failli sacrifier l’union promise avec Marie-Thérèse d’Espagne. L’influence deme M de Maintenon sur le monarque vieillissant, même si elle divise les historiens, n’est pas douteuse. Quand ses ministres venaient travailler avec lui, poursuit l’historien, « de temps en temps, Louis se retournait vers elle : “Qu’en pense Votre Solidité ?”. » Aliénor d’Aquitaine emprisonna quinze ans durant dans un « étroit filet » le désir du jeune Louis VII, raconte Clara Dupont-Monod. « “Rien d’étonnant, tant étaient vifs les charmes corporels dont Aliénor ­ était gratifiée”, raillent les troubadours » du XIIe siècle. Femme de pouvoir impétueuse et scandaleuse, elle quitte son époux pour Henri Plantagenêt, futur roi d’Angleterre, de onze ans son cadet… qu’elle décidera de renverser pour placer leur fils Richard Cœur de Lion sur le trône ! « A-t-on jamais vu une reine s’insurger contre son mari, soulever ses fils contre leur père ? Aliénor le fit. Elle perdit. » Autre perdante, l’impératrice Eugénie, à laquelle Napoléon­ III prêtait une puissante intuition en matière politique, et qui assistait au Conseil des ministres, raconte Sébastien Lapaque. L’impératrice ne pensait qu’à son fils. « Toutes les manœuvres, tous les périls et toutes les combinai- sons de l’impératrice Eugénie [...] s’expliquent par sa volonté de voir cet enfant adoré monter sur le trône. » La défaite de Sedan en décida autrement. François Mitterrand, durant ses deux mandats, sanctuarisa ses amours avec Anne Pingeot en comptant sur la bienveillance et la dis- crétion de tous ceux qui savaient. En ce temps-là (c’était il y a trente ans, c’était il y a un siècle…), l’exigence de transparence était consi- dérée comme une obscénité, la marque des vulgaires ou des régimes totalitaires. Maintenant, le privé n’existe plus. Est-ce une forme de modernité ou de régression ? « Marie-Antoinette construit quelque

JUILLET-AOÛT 2017 5 chose d’extrêmement moderne qui est l’apparition, au cœur du pou- voir, d’un espace privé [...] une séparation entre la vie publique et la vie privée des princes », analyse Emmanuel de Waresquiel. Pour les révolutionnaires, ce « privé » relève de la manipulation et du complot. L’organisation par Marie-Antoinette­ d’un espace clos sera un chef d’accusation retenu par le Tribunal révolutionnaire. Impossible, enfin, d’évoquer l’amour face à la raison d’État sans que surgisse l’image de Wallis Simpson, une Américaine deux fois divorcée pour laquelle Édouard VIII, roi d’Angleterre, abdiqua en 1936. Et surtout rendons-lui hommage ! Car, écrit Jean-Pierre Naugrette, le roi, comme une partie de l’aristocratie anglaise, était fasciné par Hit- ler et le nazisme, seuls remparts, selon eux, contre le communisme.­ « Elle lui a été fatale, au sens d’une femme qui précipite le destin d’un homme, mais elle a peut-être, sans le vouloir, fait pencher la balance pour sauver l’Europe. »

Valérie Toranian

6 JUILLET-AOÛT 2017 QUAND L’AMOUR CHANGE LE COURS DE L’HISTOIRE

8 | Jean d’Ormesson. « Nous 54 | Emmanuel de Waresquiel. aimons ces feuilletons « Les révolutionnaires ne amoureux qui pimentent la supportaient pas le pouvoir vie politique » des femmes de la noblesse » › Valérie Toranian › Valérie Toranian

17 | Les amants du Nil : 65 | Eugénie les larmes aux yeux Antoine et Cléopâtre selon › Sébastien Lapaque Shakespeare › François Laroque 71 | Henriette et Joseph Caillaux : presse, politique 25 | Aliénor d’Aquitaine, et vie privée la guerre sans amour › Jean-Yves Le Naour › Clara Dupont-Monod 78 | Eleanor Roosevelt, First 33 | Henri VIII et Anne Boleyn, Lady of the World › Claude-Catherine Kiejman un séisme religieux › Cédric Michon 93 | Wallis Simpson, femme 39 | Henri IV et Charlotte fatale ? › Jean-Pierre Naugrette de Montmorency : une nouvelle guerre de Troie ? › Catherine Valenti

47 | Louis XIV, les femmes et le pouvoir › Jean-Christian Petitfils « NOUS AIMONS CES FEUILLETONS­ AMOUREUX QUI PIMENTENT LA VIE POLITIQUE »

› Entretien avec Jean d’Ormesson réalisé par Valérie Toranian

Amour, gloire et pouvoir : Jean d’Ormesson passe en revue les passions des puissants. De Cléopâtre aux présidents de la Ve République, notre grand académicien national, toujours aussi haut dans le cœur des Français, nous invite à une promenade galante dans les coulisses de l’histoire.

Revue des Deux Mondes – Si je vous dis : amour, passion et politique... quelles sont les images qui vous viennent à l’esprit ?

«Jean d’Ormesson Il me vient plusieurs exemples. Le premier, évident, est celui du roi David. Marié, il tombe amoureux de Bethsa- bée, la femme d’Urie, l’un de ses généraux. De cet amour fiévreux et bouleversant – qui faillit déchoir David de son trône – naît Salomon. Le fils reproduit le même cas de figure avec la reine de Saba. Autre exemple, encore plus fort, qui a véritablement changé le cours du monde : Cléo- pâtre, la maîtresse de César, mère de Césarion. La reine tombe amou- reuse de Marc-Antoine ; avec son amant, elle défie Octave, le fils adop-

8 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 quand l’amour change le cours de l’histoire

tif de César ; ils sont tous les deux battus lors de la fameuse bataille d’Actium et se suicident un an plus tard. Octave devient l’empereur Auguste et l’Égypte une possession romaine, ce qui marque l’origine de l’Empire romain. Autre exemple : Béré- Jean d’Ormesson, membre de nice et Titus. Si leur mariage avait eu lieu, l’Académie française, est écrivain l’Empire romain aurait été orientalisé ; mais et journaliste. Derniers ouvrages par peur du scandale, Titus cède et renvoie publiés : Je dirai malgré tout que cette vie fut belle et Guide des égarés sa maîtresse. Dernier exemple : Henri VIII. (Gallimard, 2016), Ces moments de Le roi a épousé six femmes ; il était parent de bonheur, ces midis d’incendie (Robert la première, Catherine d’Aragon, ce que le Laffont, 2016), Une fête en larmes (Éditions retrouvées, 2017). pape regarda d’un mauvais œil ; il ne pouvait pas l’épouser mais on fit une exception ; deux ans plus tard, Henri VIII retourne voir le pape : il veut se séparer de son épouse pour s’unir à Anne Boleyn ; le pape refuse. Henri VIII rompt alors avec Rome et crée une religion, ce qui est inouï !

Revue des Deux Mondes – En France, au XVIIIe siècle, les maîtresses royales auraient terni durablement l’image des monarques. Ont-elles réellement joué un rôle ?

Jean d’Ormesson Les révolutionnaires et les Encyclopédistes ont multiplié les attaques contre Louis XVI et Marie-Antoinette. La reine avait très mauvaise réputation. Dans l’affaire du collier, elle est totalement innocente mais elle paiera sa mauvaise image. Elle deviendra par la suite une martyre, une sainte. On pourrait évoquer le cas d’Anne d’Autriche et de Mazarin. À l’époque, de nombreux libelles et poèmes érotiques cir- culent sur le couple. Des hommes sont morts pour leur plume, comme Claude Le Petit. Théophile de Viau, lui, échappe de peu à l’exécution.

Revue des Deux Mondes – D’autres régentes ont joué des rôles aussi considérables que celui d’Anne d’Autriche. Catherine de Médicis s’est imposée pendant les guerres de religions. A-t-elle contribué à enve- nimer la situation ou au contraire, en vraie politique, cherchait-elle plutôt l’apaisement ?

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Jean d’Ormesson Elle avait en tout cas bien compris la situa- tion. Elle disposait d’un cercle de belles jeunes femmes, « l’escadron volant », qui travaillait pour elle ; cet escadron menait à bien des opérations politiques, naviguait entre les Guise et le protestantisme. Hélène de Surgères, la plus connue, renseignait la reine. Elle inspira une grande passion à Ronsard. Autre histoire d’amour magnifique de pouvoir et de passion : celle de Bianca Cappello, dame d’une grande famille vénitienne qui tombe amoureuse, à 18 ans, d’un gondolier, Marc Antonio. Elle le retrouve souvent la nuit. Un soir, alors qu’il la raccompagne devant son palais, il la voit blêmir. Elle lui dit qu’il y a un problème, qu’elle laisse toujours ouverte la porte en partant le soir ; or la porte est fer- mée. « Il faut nous évader ! », s’effraie-t-elle. Ils s’enfuient pour Flo- rence, naturellement poursuivis par toutes les polices vénitiennes. Marc Antonio se fait tuer dans une rixe. Bianca résiste à sa famille, qui l’implore de revenir, et remarque un jour, sous sa fenêtre, un beau cavalier. Le lendemain, il revient, ainsi que le surlendemain… Elle ferme ses volets, continue les travaux de couture qu’elle exécute pour survivre ; elle reçoit alors une dame vénitienne, lui parle de ce cavalier. Son amie se penche à son tour à la fenêtre, et revient stupé- faite : « Savez-vous qui est cet homme ? C’est le grand-duc François de Toscane. » Bianca Cappello devient sa maîtresse. Le duc est marié à une Habsbourg, Jeanne, avec laquelle il a une fille : Marie de Médi- cis, future reine de France. Quand Jeanne meurt, François épouse Bianca Cappello. Le duc a un frère, Ferdinand de Médicis ; ils se haïssent et n’aspirent qu’à s’empoisonner. Bianca Cappello et son mari trépassent tous les deux le même jour, vraisemblablement d’un empoisonnement. Deux versions de l’histoire existent : la première n’est pas très intéressante, et la seconde passionnante mais peut-être inventée de toutes pièces par Alexandre Dumas. L’auteur en retient que Bianca a tenté de tuer Ferdinand en lui offrant une brioche empoisonnée ; au moment où elle lui tend ladite brioche, son mari rentre de la chasse, aperçoit la pâtisserie, s’exclame : « J’ai une faim de loup ! » et se jette dessus. Bianca, prompte à la décision, mange la fin de la brioche et meurt avec lui.

10 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 « nous aimons ces feuilletons amoureux qui pimentent la vie politique »

Revue des Deux Mondes – Nous n’avons pas encore parlé de Mme de Pompadour…

Jean d’Ormesson Son rôle était effectivement immense en politique et surtout dans les arts. Mme du Barry était, elle, une femme très amu- sante et extrêmement brillante : contrairement à la Pompadour, qui était issue de la bourgeoisie, elle venait d’un milieu très modeste. Après la mort de Louis XV, elle eut une liaison fusionnelle avec Louis-Hercule Timoléon de Cossé-Brissac ; lorsqu’ils furent tous les deux inquiétés par la Terreur, chacun voulut se faire guillotiner pour sauver l’autre.

Revue des Deux Mondes – Quel genre d’amoureux était Chateaubriand ?

Jean d’Ormesson Amoureux mais jamais au détriment de sa car- rière ! Chateaubriand s’éprend, entre autres, de Cordélia de Castellane, « la déesse des voluptés ». Dans l’une de ses lettres, le ministre exprime l’importance de la situation – nous sommes en pleine guerre d’Espagne –, rappelle la grandeur de Louis XIV et en même temps avoue ne penser qu’à une chose : rejoindre Cordélia au Touquet. Il a transformé l’échec de la guerre d’Espagne en une splendeur littéraire. Il se rend compte que les événements l’intéressent moins que son amour. Il n’est pas impos- sible que Cordélia ait attendu un enfant de lui ; le doute demeure… Dès que Chateaubriand quitte sa fonction de ministre, Cordélia lui tourne le dos ; c’est la seule femme à s’être détournée de lui. Pauline de Beaumont, Nathalie de Noailles, Juliette Récamier… Elles sont toutes attirées par ce que représente Chateaubriand, par son autorité, son pouvoir.

Revue des Deux Mondes – Évoquons Talleyrand : a-t-il connu des femmes qui l’ont influencé ?

Jean d’Ormesson Talleyrand était un homme amusant et génial, mais il n’était pas homme à s’abandonner aux passions. La raison d’État primait chez lui. Il se méfiait des passions qui pouvaient la

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contrarier. Rappelons-nous Henri IV, fou amoureux de Charlotte de Montmorency, dame de compagnie de sa femme Marie de Médicis – l’Église dut même intervenir…

Revue des Deux Mondes – L’idylle entre Wallis Simpson et Édouard VIII d’Angleterre au moment de la Seconde Guerre mondiale aurait pu avoir de graves conséquences...

Jean d’Ormesson Wallis Simpson était une femme divorcée. On a dit que son statut ne lui permettait pas d’accéder au trône. Les travaillistes auraient pris ce prétexte pour chasser le roi, soup- çonné d’être pronazi. Or il semble que toute une partie de l’Angle- terre était à l’époque favorable à Hitler. Nous avons deux exemples emblématiques : le duc de Windsor et l’ambassadeur Kennedy. Sans être hitlérien, le père du futur président américain était assez favorable aux Allemands et donc très hostile aux actions contre le Führer. N’oublions pas non plus les deux sœurs Mitford, Diana et Unity, acquises à la cause hitlérienne. Churchill a tout fait pour que le roi abdique ; il avait senti un vrai danger.

Revue des Deux Mondes – Quel président français, parmi ceux que vous avez connus, était le plus sentimental ?

Jean d’Ormesson Le plus sentimental était probablement Valéry Giscard d’Estaing. Tous nos présidents ont été, sinon des passionnés, du moins des séducteurs, François Mitterrand par-dessus tous les autres. Je me souviens très bien de la réponse de mon ami , qui aimait profondément les femmes, à qui je demandai un jour : « Mais comment faites-vous ? Comment trouvez-vous le temps ? » Il avait eu cette formule très drôle : « Le pouvoir est un accélérateur du temps et de l’amour ! » Cela se vérifie avec tous les hommes de pou- voir… Les femmes savent qu’il n’y a pas de temps à perdre !

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Revue des Deux Mondes – Avez-vous lu les Lettres à Anne (1) de Fran- çois Mitterrand ainsi que le Journal pour Anne (2) ?

Jean d’Ormesson Ce qui est touchant, c’est qu’il lui écrivait sans cesse. La personne attachante dans ce livre, ce n’est pas tant l’auteur qu’Anne Pingeot, une femme formidable. François Mitterrand était un président très amoureux, et pas seulement d’elle... Certains ont reproché à Anne Pingeot la publication de ces lettres. Mais elle voulait de la reconnaissance. Elle est restée dans l’ombre et c’est là que se pose le problème : faut-il, dans ce genre de passion, rester dans l’ombre ou en sortir ?

Revue des Deux Mondes – De nos jours, à l’ère d’Internet, les passions des présidents sont publiques. Le départ de Cécilia, qui affecta profondé- ment , a-t-il rendu ce dernier plus sympathique?

Jean d’Ormesson Ce chagrin d’amour, que je crois sincère, a très certainement contribué à le rendre sympathique aux yeux des Fran- çais. En France, nous sommes très intéressés par la vie amoureuse de nos dirigeants, à l’égard desquels nous sommes parfois indulgents, par- fois totalement intransigeants : le peuple a tout pardonné à Henri IV, mais rien à Louis XV – ses passades amoureuses, qui n’avaient pas le panache de celles de Louis XIV, ont rejoint la liste d’erreurs de jugement et de méconduites (par exemple l’atroce exécution de Robert-François Damiens, dont certains disent aujourd’hui qu’elle serait plutôt de la res- ponsabilité du , qui aurait ourdi la tentative d’assassinat du roi et aurait donc effacé ses traces) qui ont rendu la Révolution absolument inévitable. Mais nous restons friands de ces feuilletons amoureux qui pimentent la vie politique ; avec Emmanuel Macron, dont les amours s’annoncent très convenables, nous serons donc affreusement déçus ! J’ai brièvement rencontré sa femme Brigitte, une femme très drôle : « On dit qu’Emmanuel est homosexuel. Eh bien ! je peux vous assurer qu’il ne l’est pas ! », me lança-t-elle. Quant à leur différence d’âge, qui fit le régal de la presse, elle n’a plus aucune espèce d’importance. On disait qu’un

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juif, un homosexuel ou une femme ne pouvaient pas être président de la République, et on ne le pense plus. Si tout cela est fini, alors une femme plus âgée que son mari… Cela aurait fait du bruit au XIXe siècle, mais aujourd’hui, le fait passe comme une lettre à la poste.

Revue des Deux Mondes – La jalousie de Valérie Trierweiler a-t-elle nui à François Hollande ?

Jean d’Ormesson Oui. Le ridicule tue. Rappelez-vous le fameux casque de scooter… Le livre écrit par les journalistes du Monde, Un président ne devrait pas dire ça… (3) et celui de Valérie Trierweiler (4) ont fait un grand tort à François Hollande. Françoise Giroud était aussi passionnée. Souvenez-vous de ses lettres à Jean-Jacques Servan-Schreiber après l’annonce de son mariage avec Sabine de Fouquières, des lettres anonymes, antisémites et vio- lentes. La passion vous achève.

Revue des Deux Mondes – Y a-t-il un rapport entre la séduction qu’exerce l’homme de pouvoir et celle de l’écrivain ?

Jean d’Ormesson À mon âge, je reçois encore des lettres d’amour stu- péfiantes ! Mais je n’ai jamais été l’ombre d’un séducteur. Ce qui m’a plu, ce n’est pas de plaire aux femmes mais c’est que les femmes m’ont plu ! La différence entre l’homme de pouvoir et l’écrivain, c’est le temps. L’écrivain a le temps alors que l’homme politique non. L’écrivain traite mieux les femmes ! La séduction liée au pouvoir s’exerce partout dans le monde alors que celle de l’écrivain se limite presque exclusivement à la France, à une exception près : Truman Capote aux États-Unis. Il faut lire les Cygnes de la Cinquième Avenue de Mélanie Benjamin (5).

Revue des Deux Mondes – Pourquoi y a-t-il cette exception chez nous ?

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Jean d’Ormesson Parce que la littérature a joué un grand rôle dans notre pays dès le XVIIe siècle. Son règne s’achève, malheureusement. Comme celui du grand écrivain. On a assisté à sa disparition avec l’arri- vée du petit écran. Quand la télévision n’existait pas, il y avait le mystère Gide, le mystère Aragon… L’écrivain était protégé par son mystère.

Revue des Deux Mondes – La télévision a aussi permis à des écrivains de se faire connaître du grand public...

Jean d’Ormesson Quand on demandait à André Gide si cela l’en- nuyait d’être reconnu dans la rue, il répondait : « Ce qui m’ennuie, c’est de penser à tous ceux qui ne me reconnaissent pas. » Jusqu’il y a deux ou trois ans, on me réclamait des autographes. Maintenant, c’est entièrement fini. Je ne peux plus aller au cinéma. Si on me reconnaît dans la file d’attente, tout le monde veut un selfie. C’est absurde. De nombreuses personnes m’arrêtent : « Je vous admire tellement, rappelez-moi votre nom ? » Ces gens-là ne m’ont pas lu, ils m’ont vu.

Revue des Deux Mondes – « Je méprise les honneurs, mais je n’ai pas dit que je n’aimais pas ce que je méprisais », avez-vous déclaré...

Jean d’Ormesson Le 14 juillet 2014, en ouvrant le Figaro, j’ai appris que j’étais grand-croix de la Légion d’honneur. On ne m’avait pas pré- venu. Ils ont pris un risque énorme : mon refus ! Je n’ai pas refusé, étant de droite. Mais Thomas Piketty, dans le même cas, a refusé ! J’ai téléphoné à Nicolas Sarkozy, à Alain Juppé, à François Fillon ; ils m’ont tous répondu : « Accepte, c’est la France ! » Naturellement le Canard enchaîné s’est moqué de moi. François Hollande m’a eu comme François Mitterrand m’avait eu. Il a pro- noncé un discours absolument délicieux et drôle. Ses premiers mots : « Ce qui m’intéresse chez vous, c’est de savoir comment vous faites pour être aussi populaire ! » Mon discours était entièrement plat à côté du sien.

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L’Académie française m’a apporté des rencontres et des amis. C’est une famille. Imaginez-vous que pendant cinq ou six ans, j’avais à ma droite Jacqueline de Romilly et à ma gauche Claude Lévi-Strauss ! J’avoue, et c’est sans doute un peu ridicule, que je suis fier d’avoir été publié dans la « Pléiade » (6). Parce que c’est la grande littérature. Vous savez, j’ai été très lié à mon père, un être étonnant, réac- tionnaire en matière de mœurs et assez avancé politiquement. Il a été ambassadeur du Front populaire. Il adorait les institutions. Mon père est mort persuadé que j’étais un voyou et une crapule. Le Figaro, l’Académie, la Légion d’honneur, c’est sur la tombe de mon père que je veux déposer ce bouquet.

1. François Mitterrand, Lettres à Anne (1962-1995), Gallimard, 2016. 2. François Mitterrand, Journal pour Anne (1964-1970), Gallimard, 2016. 3. Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça… Les secrets d’un quinquennat, Stock, 2016. 4. Valérie Trierweiler, Merci pour ce moment, Les Arènes, 2014. 5. Mélanie Benjamin, les Cygnes de la Cinquième Avenue, traduit par Christel Gaillard-, Albin Michel, 2017. 6. Jean d’Ormesson, Œuvres, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2015.

16 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 LES AMANTS DU NIL : ANTOINE ET CLÉOPÂTRE SELON SHAKESPEARE › François Laroque

aste fresque historique aux confins de la légende et du mythe, et englobant les trois grandes parties du monde connu des Romains, l’Europe, l’Afrique et l’Asie, Antoine et Cléopâtre (1), pièce composée sous le règne de Jacques Ier Stuart, aux environs de 1606-1607,V met en scène une Égypte féminine et fluctuante, aussi fascinante que dangereuse. Dans le drame de Shakespeare, l’Égypte est symbolisée par sa reine, et une Italie patriarcale et virile incarnée par le jeune Octave, qui rêve de parachever le grand œuvre de son père adoptif, Jules César, à savoir le triomphe de l’imperium romain sur le monde. La présence de Marc Antoine, l’un des « trois piliers de l’univers » (2) en tant que membre du second triumvirat formé avec Lépide, aux côtés de Cléopâtre, va compliquer la donne en faisant de l’amour une continuation de la guerre. Plus même, un modèle de « vie inimitable », ainsi que la dénomme Plutarque, qui place le plaisir et l’exaltation des sens et de l’imagination aussi haut que la discipline militaire et la volonté de puissance. Sur le plan historique et politique, Antoine et Cléopâtre constitue le second volet d’un diptyque commencé avec Jules César, pièce écrite pour l’ouverture du nouveau théâtre du Globe en 1599. Elle complète

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 17 quand l’amour change le cours de l’histoire

l’évocation de la crise de la République romaine qui commence avec la guerre civile et la défaite de Pompée à la bataille de la Pharsale en 49 avant J.-C. Cette longue série de crises prendra fin avec la conquête de l’Égypte, en 30 avant J.-C., et avec l’instauration de l’empire par Octave, le futur Auguste, en l’an 27 avant François Laroque est professeur J.-C. Shakespeare suit d’assez près le récit de émérite à l’université Sorbonne- Plutarque dans les Vies des hommes illustres. Nouvelle Paris-III. Dernier ouvrage publié : Dictionnaire amoureux de La pièce est aussi une tragédie amoureuse Shakespeare (Plon, 2016). qui, bien qu’écrite quelque dix années plus › [email protected] tard, fait suite à Roméo et Juliette : le Liebestod (l’amour de et dans la mort) des amants du Nil fait écho au double suicide des amants de Vérone. Certes les protagonistes sont tous deux des personnages d’âge mûr : à la simple vendetta locale des Capulet et des Montaigu se subs- titue désormais un conflit politique aux dimensions globales, dont la résolution allait donner naissance à l’Empire romain et à la fameuse « paix universelle » du règne d’Auguste. Par sa longueur, sa complexité comme par son ambivalence, Antoine et Cléopâtre dépasse la simple tragédie de l’amour roman- tique et s’ancre dans une crise historique aux enjeux et aux répercus- sions immenses pour le devenir de Rome et de la civilisation qu’elle allait incarner. Pour les contemporains du dramaturge, il y avait là un exemple à méditer : selon un ouvrage publié au XIIe siècle par Geoffroy de Monmouth, Brutus, le roi légendaire des Bretons, qui aurait régné aux environs de 1100 av. J.-C., n’était autre que le des- cendant direct du fondateur de Rome, le Troyen Énée. Le parallèle entre le destin de Rome et celui de l’Angleterre imprégnait les esprits du temps tout en constituant l’un des thèmes récurrents de l’idéo- logie impériale. Ce précédent servait à l’érudit humaniste qu’était Jacques Ier, le successeur d’Élisabeth sur le trône d’Angleterre, à jus- tifier le projet consistant à réunir en un seul les royaumes d’Écosse et d’Angleterre. D’un autre côté, en tant que chef de la troupe des Comédiens du roi, créée en 1603 par le nouveau souverain Stuart peu après sa montée sur le trône, Shakespeare paraît ici signifier sa reconnaissance comme sans doute aussi veiller à s’attirer l’intérêt et les bonnes grâces du monarque.

18 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 les amants du nil : antoine et cléopâtre selon shakespeare

Au moment où la pièce commence, nous sommes à Alexandrie en l’an 40 av. J.-C., quatre ans après l’assassinat de Jules César (le 15 mars 44) – l’amant de Cléopâtre qui l’avait aidée à prendre le pouvoir après le décès de son frère et mari, Ptolémée XIII. Après la mort de Ptolémée XIV, probablement empoisonné par sa sœur et épouse Cléopâtre à Rome, cette dernière regagne l’Égypte et monte sur le trône aux côtés de son fils Césarion (l’enfant adultérin qu’elle a eu avec César) au moment de la constitution du second trium­virat composé de Lépide, responsable de l’Afrique, de Marc-Antoine, à qui on attribue l’Asie, et d’Octave, le petit-neveu et fils adoptif de César, qui a obtenu de régner sur l’Europe. Ce triumvirat avait été instauré peu après la bataille de Philippes, au cours de laquelle Antoine et Octave avaient défait les conjurés Brutus et Cassius à la suite de l’assassinat de César aux ides de mars. Le grand Pompée qui, après sa défaite face à César à la bataille de la Pharsale, avait trouvé refuge en Égypte, y avait été assassiné sur ordre de Ptolé- mée XIII. Dans la pièce, c’est l’un de ses deux fils, Sextus Pompée, maître des mers grâce à son alliance avec de puissants pirates, qui se dresse contre les armées de César et de Marc-Antoine dans l’espoir de venger son père et de récupérer la maison de ce dernier, maison dont il avait été spolié par Antoine. Pour ce qui est des amours d’Antoine et de Cléopâtre, si sulfu- reuses et subversives aux yeux des Romains, il faut d’abord y voir une forme d’alliance politique entre deux grands personnages dont les intérêts convergent. Si Antoine adopte les mœurs égyptiennes pour s’attirer les faveurs de la population, son but est avant tout d’assurer son hégémonie sur l’ensemble du Moyen-Orient (l’Asie de l’époque). De son côté, Cléopâtre, qui s’était déjà servie de Jules César pour obtenir le trône d’Égypte, mise sur Antoine pour conser- ver son royaume et l’étendre à l’ensemble de la région. Leur histoire n’est donc pas seulement celle d’une liaison érotique aussi torride que scandaleuse, mais également celle d’une alliance politique ins- table où les jeux de pouvoir ne sont pas moins importants que les bacchanales, festins et autres joyeux divertissements scandant leurs nuits d’orgies à Alexandrie.

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 19 quand l’amour change le cours de l’histoire

La difficulté et la subtilité de l’œuvre tiennent aux deux personnages titres présentés à travers une série de points de vue divers et contradic- toires ; ils sont eux-mêmes soumis à des changements et à des fluctua- tions incessants. Les Romains comparent Antoine à un soufflet, à un éventail qui s’épuise à refroidir les ardeurs immodérées d’une gitane, Cléopâtre l’Égyptienne. C’est ce que le dramaturge suggère à partir du calembour qui, en anglais, permet de réduire les trois syllabes d’Egyptian à sa forme contractée gipsy, rejoignant, par le biais de la fausse étymolo- gie, la croyance des élisabéthains, pour qui les gitans étaient originaires du pays des pharaons. Le général est, lui, régulièrement présenté comme la dupe d’une femme fatale, rusée en diable, qui a compris que le héros peut « résister à tout sauf à la tentation », selon la formule de Lord Dar- lington dans l’Éventail de Lady Windermere d’Oscar Wilde. Énobarbus indique à Mécène que, lors de leur première rencontre sur le fleuve Cyd- nus en Cilicie (l’équivalent de l’actuelle Turquie), Cléopâtre a mis le cœur d’Antoine « dans sa poche » (3) et qu’ensuite, lors du festin qu’elle lui a offert, c’est en réalité lui qui a payé le prix fort, celui de son cœur pour n’avoir pu que la manger des yeux (4). Plus tard, Antoine accu- sera Cléopâtre de l’avoir berné, d’avoir avec lui joué un double jeu, de l’avoir conduit à sa perte, avant de la traiter d’ensorceleuse et de « triple putain » (5) : avant lui, n’avait-elle pas été la maîtresse de César et de Pompée ? Pompée et Octave présentent tour à tour Antoine comme un débauché passant son temps à boire et à festoyer. Il traîne à table et se montre incapable de s’arracher à la mollesse d’une existence vouée au stupre et au luxe.

« Pompée – Que tous les philtres d’amour, Lascive Cléopâtre, aplanissent ta lèvre fanée ! Que la magie s’ajoute à la beauté, et à elles la luxure, Pour retenir le libertin à son jardin de délices, Et lui embrumer le cerveau. Que les cuistots d’Épicure Lui aiguisent l’appétit de sauces qui ne rassasient pas, Que le sommeil et la bonne chère lui fassent oublier son honneur Jusqu’à ce qu’une torpeur léthargique le gagne… (6) »

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Comme le déclare Antoine dans l’acte II, juste après avoir épousé la sœur de César, Octavie, à la suite de la mort de son épouse Fulvie, c’est en Orient que réside son plaisir, là où la présence de Cléopâtre et de ses sortilèges aimante sa passion et ré-enchante le monde. Le trium­ vir oscille ainsi entre attraction irrésistible et répulsion tandis que la « magicienne » incarne une « infinie variété » (7), une vitalité à toute épreuve, une forme d’exubérance narcissique, l’antithèse en somme de la sage et prude Octavie, qui se confond avec l’éternel féminin domes- tique de la Rome antique. Tout au long de la pièce, les protagonistes jouent leur propre rôle et se présentent comme des acteurs, plus ou moins bons au gré des circonstances. Cléopâtre accuse le grand soldat d’être devenu le plus grand des menteurs, de ne plus être à la hauteur de sa réputation, de se laisser mener par le bout du nez par son épouse Fulvie ou par le « fre- luquet » César, dont les vingt-deux printemps ne sauraient se compa- rer aux 42 ans du général aguerri. Le barbu herculéen à la carrure et à la stature légendaire la déçoit par sa lâcheté et ses faux-fuyants : il ne retrouvera son aura que lorsque, après avoir décrété une nuit de fête et de plaisirs, il promet de se battre comme un lion le lendemain, et que Cléopâtre s’exclame alors, admirative :

« Cléopâtre – C’est mon anniversaire. Je pensais le célébrer dans la discrétion. Mais puisque mon seigneur Est Antoine à nouveau, je vais, moi, être Cléopâtre. (8) »

Au cœur de sa poétique, Shakespeare met l’accent sur l’hyperbole et la théâtralité. Si Antoine est le dieu Mars et le vaillant Hercule, Cléopâtre, de son côté, est la nouvelle Vénus, mieux encore, la déesse Isis elle-même, dont elle aime à revêtir les atours. Les amants sont des demi-dieux, leur prodigalité et leurs caprices font de l’excès un mode de vie quotidien, leur jalousie et leurs colères atteignent des proportions littéralement titanesques. Alexandrie est un monde à l’envers où l’on confond le jour et la nuit et où Cléopâtre, en nou- velle Omphale, réduit en esclavage l’Hercule romain pour l’émascu- ler et lui imposer sa loi :

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« Cléopâtre – […] le lendemain, Avant neuf heures du matin, je l’ai conduit, ivre, à son lit, Revêtu de mes habits et de mes robes pendant que moi Je brandissais la grande épée qu’il avait à Philippes. (9) »

À cette vie de sybarite s’oppose l’ascèse et la discipline d’Octave, représentant de la Rome patriarcale choquée par l’altérité de Cléopâtre et qui conteste son espace géographique et sexuel. Octave incarne l’im- personnalité et l’efficacité redoutable du bureaucrate froid et métho- dique qui gouverne par messagers interposés plutôt que par l’affirma- tion d’un charisme et d’une flamboyance qui relèvent de la loyauté et d’un esprit chevaleresque désormais dépassés dans un monde où l’utilitarisme et le collectif ont pris le pas sur l’individualisme héroïque d’autrefois. Ainsi Octave se moque du combat singulier que lui pro- pose Antoine, comme le pirate Ménas s’offusque du refus de Pompée de profiter de la présence des triumvirs sur sa galère pour larguer les amarres et leur trancher la gorge. Son sens de l’honneur sera fatal à ce dernier comme il explique aussi les déchirements d’Antoine face à une situation où il ne parvient ni à dominer l’inexorable frivolité de sa reine ni à prendre le dessus sur un Octave qui le bat au jeu et plus tard sur mer. Antoine est un homme en sursis, un naufragé, une noble ruine en puissance, incapable de surmonter ses contradictions comme de faire face aux exigences d’une situation politique et militaire de plus en plus difficile. Mais, à l’instar de la reine, le héros n’a pas dit son dernier mot. Une ultime blessure sera sa guérison ; il se rachè- tera par son suicide, acte de rédemption s’il en est, puisqu’il croit sa reine morte et qu’il se juge arrivé au comble du déshonneur. Quant à Cléopâtre, elle fera un chef-d’œuvre de sa mort en déjouant la manœuvre d’Octave, qui entendait bien l’attacher à son char en guise de butin humain dans le triomphe qu’il prépare à son retour à Rome. En transcendant les contingences matérielles et les réalités temporelles, la reine s’élève au sublime par-delà les ruses et les roue- ries de sa vie de séductrice et de calculatrice. La boue et la pourriture du Nil contiennent en elles la fécondation et l’incubation d’une vie

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nouvelle ; elle, « le serpent du vieux Nil » (10), connaît, grâce à la mort supposée douce que procure la morsure de l’aspic, une forme de renaissance, voire d’apothéose. La Grande horizontale, « allongée dans son pavillon » (11) dans sa barge sur le fleuve Cydnus, la courti- sane rouée d’Alexandrie prend une hauteur quasi mystique à l’occa- sion de son dernier éloge d’Antoine (« Son visage était comme les cieux, un soleil et une lune y brillaient /Qui y suivaient leur cours, et éclairaient /Ce petit Ô, la terre », (12)) pour trouver des accents d’un lyrisme aussi extraordinaire qu’inédit. À cette occasion, elle donne du sens à ce que l’on croyait être une hyperbole un peu vide dans la bouche d’Antoine, lorsque ce dernier affirmait au tout début que, pour fixer la limite de leur amour, il leur faudrait découvrir « un nouveau ciel, une nouvelle terre » (13). La géographie bornée de la politique et de l’empire se trouve transcendée et sublimée par une nouvelle cartographie du ciel, des étoiles et de la terre, qui s’identifie au visage et au physique de colosse de son amant défunt, en qui elle voit désormais son mari. « Mon mari, je te rejoins », s’exclame-t-elle dans un dernier souffle (14). Le triomphe de César est déjoué au profit du triomphe de Cléopâtre, triomphe des forces de l’amour et de l’imaginaire. Certes Octave aura gagné la partie, il aura l’empire auquel manquait l’Égypte, mais elle et son Antoine auront eu une vie exceptionnelle et seront l’un et l’autre, l’un avec l’autre, devenus des figures de la légende moderne :

« César – Elle sera ensevelie auprès de son Antoine. Jamais tombeau sur terre n’enfermera De couple aussi illustre : des dénouements comme celui-ci Affligent ceux qui les ont causés, et la pitié qu’inspire leur histoire N’est pas moins grande que la gloire qui est Responsable de leur triste fin. (15) »

« Leur histoire ». « Their story » ! En anglais, history ou his story pourrait en effet paraître exclure Cléopâtre de la légende des amants du Nil en laissant croire qu’elle n’inclut pas her story. Nil n’est pas nihil, le « rien ». La fertilité que le fleuve donne à l’Égypte grâce à

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ses débordements permet, à l’instar de sa reine, d’apporter la vie et le renouveau grâce au limon qu’il charrie sur ses rives. L’or naît de l’ordure et le sublime de l’infâme, ou plutôt de la femme. Telle est la leçon que, par-delà Plutarque, le génial dramaturge a choisi d’admi- nistrer dans une pièce qui dépasse le genre de l’histoire romaine pour annoncer les romances de la fin.

1. William Shakespeare, Antoine et Cléopâtre. Les citations du texte anglais sont données dans ma traduction. 2. Idem, acte I, scène 1, vers 13. 3. Idem, acte II, scène 2, vers 194. 4. Idem, acte II, scène 2, vers 233-234. 5. Idem, acte IV, scène 12, vers 13. 6. Idem, acte II, scène 1, vers 21-27. 7. Idem, acte II, scène 2, vers 243. 8. Idem, acte III, scène 13, vers 185-187. 9. Idem, acte II, scène 5, vers 20-25. 10. Idem, acte I, scène 5, vers 26. 11. Idem, acte II, scène 2, vers 205-206. 12. Idem, acte V, scène 2, vers 79-81. 13. Idem, acte I, scène 1, vers 17-18. 14. Idem, acte V, scène 2, vers 284. 15. Idem, acte V, scène 2, vers 355-360.

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l la voit pour la première fois. Il chavire. La bonne nouvelle, c’est qu’il devra l’épouser. La mauvaise : Aliénor d’Aquitaine n’en a cure. D’elle, la postérité retiendra une phrase en forme de soupir exaspéré : « J’ai épousé un moine. » Nous sommes à l’été 1137, au château de l’Ombrière, à Bor- Ideaux. Celui qui chavire s’appellera bientôt Louis VII, roi de France. Il n’a encore aucune idée du calvaire que l’amour s’apprête à lui faire endurer ni non plus des différences, voire des gouffres, qui le séparent de la duchesse d’Aquitaine. Ainsi : - elle raisonne en démonstrations de force, il préfère la diplomatie ; - elle n’est pas insensible à la loi du talion, il a un faible pour la clémence ; - elle apprécie le luxe, il ne jure que par le dépouillement, appris à l’école capitulaire de Notre-Dame de Paris ; - elle vient d’une région païenne, où l’on attend les morts à la sortie des sentiers, lui voue sa vie à la piété chrétienne ; - elle est entourée de troubadours et de chevaliers, lui n’accorde sa confiance qu’à un homme, l’abbé Suger ;

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- Aliénor se battra toute sa vie pour que son Aquitaine reste auto- nome, indépendante du pouvoir royal, gérée sur le mode du suzerain et de son fief alors que Louis aura à cœur d’unifier le royaume selon la volonté des Capétiens, de bâtir ce qui se nommera unité nationale. En bref, Aliénor est taillée pour le pouvoir, Louis pour la politique. On peut, bien sûr, rendre compte de leurs quinze années de mariage sous un angle absolument historique, comptable des faits.

On peut aussi lire cette union à l’aune Clara Dupont-Monod est journaliste de cette terrible unilatéralité – l’un aime, et écrivain. Elle a notamment publié l’autre pas. Quant aux blancs que l’histoire Le roi disait que j’étais diable nous a légués, ces espaces sans information (Grasset, 2014). qui sont le cauchemar des scientifiques, eh bien ! les romanciers s’en emparent, enchantés de pouvoir les combler. Il faut bien avouer qu’ici la tension romanesque est donnée dès le départ : le roi aime sa femme, qui ne l’aime pas. Mieux : « Il aimait la reine avec fougue, et pour ainsi dire à la manière d’un enfant », résume alors le clerc et philosophe Jean de Salisbury. Alié- nor le sait. Et durant ses quinze années de mariage avec Louis VII, elle va en profiter. Le déséquilibre sentimental est sa meilleure arme. Le seul qui se rendra compte de sa tactique est l’abbé Suger, le bras droit de Louis VII. Aliénor le déteste – à juste titre. Suger a vu Louis grandir, il l’a éduqué, il est la voix précieuse qui l’a guidé lorsque le jeune homme, qui voulait être religieux, fut appelé au pouvoir. Pourtant, ce n’était pas prévu ainsi. La couronne de Louis VII est une embardée du sort, presque une méprise. Son frère Philippe, l’aîné, devait être roi. Pas lui. Mais le 13 juillet 1131, le cheval de Philippe a heurté un cochon dans les rues de Paris. Il est tombé la tête la pre- mière et s’est fracassé le crâne. Trois conséquences : 1) pour effacer la souillure de cette mort jugée infâme, la royauté adopta la fleur de lys, symbole de pureté ; 2) le cochon ne fut pas seulement banni de Paris, il fut définitivement associé au mal, à la saleté ; 3) on sortit Louis VII de son cloître pour l’asseoir sur le trône. Suger est pieux. Pour le dire vite, il pense que la discussion vaut mieux qu’une guerre. Il a inculqué cet état d’esprit à Louis. Et il découvre, avec angoisse, le pouvoir qu’Aliénor exerce sur son novice

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protégé. Lorsque les bourgeois de Poitiers se révoltent en 1138, se pose la question de la punition. Suger supplie qu’on les laisse tranquilles, mais Louis, probablement sur les « conseils » d’Aliénor, envisage de sévères représailles. Finalement, les bourgeois auront la paix. Suger a gagné cette manche, mais ses victoires seront rares. Dès 1141, Aliénor « travaille » Louis pour qu’il envahisse et récupère les terres de Toulouse, qui appartenaient à sa grand-mère. Louis obéit, se met en route et échoue. De la même manière, les rapprochements opérés par Suger avec les seigneurs turbulents, comme Thibaut de Champagne, sont oubliés. La tension s’installe. Et là aussi, on peut y voir la trace d’Aliénor. Elle ordonne, Louis exécute…

« Aliénor reine de France, c’est le plaisir qu’on a couronné »

Quelles sont ses armes ? On n’y va pas par quatre chemins au Moyen Âge. « Le désir du jeune Capétien fut emprisonné dans un étroit filet. Rien d’étonnant, tant étaient vifs les charmes corporels dont Aliénor était gratifiée », résument malicieusement les troubadours, tandis que les clercs déplorent, catastrophés, « l’union d’un jouvenceau et d’une femme ardente ». Pauvre Louis VII, s’émeut son secrétaire Odon de Deuil, dont la plus grande joie est d’« orner ses chapelles, assister à la messe et chanter au lutrin… » D’ailleurs, la populace rira beaucoup de la fécondité du couple qui, en quinze ans, ne donnera « que » deux filles. L’Église et la noblesse s’affoleront de l’absence d’héritiers, mais la rue, elle, se gausse. Sur les quais, dans les tavernes, courent des chansons qui racontent des évêques transis de désir pour Aliénor, des chevaliers combattants nus sous leur chemise pour elle, et ce ne sont pas les éclats de rire et de musique sortant des fenêtres du palais de la Cité qui vont contredire la rumeur : Aliénor reine de France, c’est le plai- sir qu’on a couronné. Louis entend tout cela. Il est jaloux. On murmure qu’il a congédié le poète Marcabru, trop proche d’Aliénor. Qu’il veille sur ce joyau de femme que personne n’a osé décrire, hormis un adjectif, perpul-

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chra, qui signifie « très belle » en occitan. Les troubadours l’appellent « ­Seigneur », « l’Aiglesse », « Beau regard » ou « Tort n’avez ». Toute sa vie, Aliénor s’est entourée de poètes, créant bien avant l’heure un modèle de résidence et de « subventions », afin qu’ils écrivent. Et j’aime à penser que la reine, si intuitive, avait senti combien seule la littérature pouvait offrir un envers : Aliénor fit chanter l’amour fou précisément parce qu’elle ne le ressentit jamais, des destins heureux car le sien ne le serait pas. Les troubadours ont loué sa beauté, son courage et son ambition. Elle savait que la première se flétrit, le deuxième se paye et la troisième, lorsqu’elle pourrit sur pied, se nomme sagesse. « Riche dame de riche roi / Sans mal, sans colère et sans tristesse », chantèrent les artistes, en sachant justement qu’Aliénor n’était que colère et tristesse. Et s’ils célébrèrent cette « plus que dame », c’était parce que l’histoire l’empêcha d’en être une. Fantaisie de roman- cière, c’est probable ; et pourtant, quelque chose me dit qu’Aliénor d’Aquitaine avait compris ce pouvoir de réversibilité de la littérature, et qu’elle encouragea la création pour inverser le sort, le temps d’un poème. Les preuves manquent également pour établir son influence directe sur la gestion du royaume. Mais, comme par hasard, l’entourage de Louis VII est remanié. Et comme par hasard, sont nommés des enne- mis de l’abbé Suger… À la fin de 1139, le chancelier Algrin est rem- placé par Cadurc, beaucoup plus intrigant ; Mathieu de Montmorency est nommé connétable et Raoul de Vermandois sénéchal. Justement, Raoul de Vermandois : ce vieux seigneur borgne tombe amoureux de la petite sœur d’Aliénor, Pétronille, âgée de 17 ans. Elle l’aime en retour. Mais Raoul de Vermandois est marié. Aliénor, visible- ment, ne voit pas où est le problème. Elle encourage Pétronille à épou- ser Raoul, qu’il soit marié ou non. L’Église s’étrangle. Elle excommu- nie les amoureux. Ils se marient quand même… La première femme de Raoul prend très mal la chose. Or, elle est la nièce du belliqueux Thibaut de Champagne. Ce dernier, allié à l’Église, était déjà en que- relle avec Louis VII à propos de la nomination de l’évêque de Bourges. « L’affaire Pétronille-Raoul » est la provocation de trop. Louis, soudain imprudent, marche sur la Champagne.

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Ici se joue un drame à hauteur d’homme. En janvier 1143, l’assaut est donné sur la ville de Vitry-en-Perthois. La panique vide les maisons. La ville grouille de familles affolées qui cherchent un refuge. Mille trois cents femmes et enfants entrent alors dans l’église, construite en bois, certains d’y trouver un abri. Le feu prend vite. On raconte que Louis, entendant les hurlements cristallins, perdit l’usage de la parole. Une chose est sûre, admettre d’avoir brûlé vifs des innocents, dans une église, lui le pieux, le pur, si dévoué aux Évangiles, fut au-dessus de ses forces. La nouvelle du massacre se répandit vite, si bien que la ville fut longtemps appelée « Vitry le Brûlé ». L’Église, malade de déception envers Louis qui était son si fidèle serviteur, folle de rage envers Aliénor d’Aquitaine dont elle ne dou- tait pas de la responsabilité dans le drame champenois, se fendit de missives cinglantes. Le pape Innocent II qualifia Louis d’« enfant dont l’éducation est à faire » tandis que saint Bernard, la référence spirituelle du XIIe siècle, l’apostropha ainsi : « À la vue des violences que vous ne cessez d’exercer, je commence à me repentir d’avoir tou- jours imputé vos torts à l’inexpérience de la jeunesse. Vous multipliez les meurtres, les incendies les destructions d’églises, vous chassez les pauvres de leurs demeures [...] Sachez-le, vous ne resterez pas long- temps impuni. » Écrire pareille menace au roi de France ! De fait, Louis, dévasté, s’imposa jeûnes et actes de piété. Et Aliénor, dans ce carnage ? Il ne faut pas être devin pour com- prendre que, dans sa logique, Pétronille était vengée. Mais, de cet épisode, Aliénor sortit nantie d’une réputation épou- vantable, proche de la sorcière, manipulatrice d’un pauvre roi inno- cent. On dit qu’elle inspira la légende de Mélusine, cette fée qui se transforme en serpent chaque nuit… L’évènement qui suivit acheva les noces sanglantes de l’amour et du pouvoir, cette fois sur l’autel de la croisade. Après Vitry-en-Perthois, Louis cherche à tout prix à laver sa conscience. Quoi de plus noble, alors, que de prendre la croix ? Le 30 mai 1147, sous le regard de saint Bernard et du pape, l’immense convoi s’ébranle. Louis part pour l’Orient défendre les États chré- tiens menacés par les Turcs. Volonté inédite jusqu’alors : il emmène sa

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femme. Les mauvaises langues disent qu’il ne veut pas la laisser seule si longtemps… Ce sera, encore, une immense erreur. En Syrie, la forteresse d’Antioche est tenue par l’oncle d’Aliénor. Il se prénomme Raymond, comte de Poitiers. La trentaine triomphante, « plus beau que tous les rois et princes de la terre, il avait l’esprit ardent, il était impétueux dans l’action », s’émerveille le chroniqueur­ Guillaume de Tyr. Raymond fait partie de ces seigneurs qui ont installé leur vie en Orient. Il vit à Antioche, derrière ses murailles épaisses, avec ses vassaux poitevins et la population locale. Autour, c’est le fleuve Oronte, les orangers, le vent sec et chaud. Aliénor et Louis débarquent le 19 mars 1148. Elle découvre, ébahie, la splendeur du lieu, les vassaux qu’elle connaît, qui parlent sa langue ; lui, hagard de fatigue, épuisé par tant d’épreuves, observe d’un œil méfiant les bras ouverts de cet oncle magnifique. Personne ne sait ce qui s’est précisément passé durant la poignée de jours qui suit. Ce que l’on sait relève de la stratégie : Raymond préconise de faire le siège d’Alep afin de desserrer l’étau qui se referme lentement sur les États chrétiens ; Louis veut se rendre à Jérusalem. Il n’en démord pas. Le ton monte. L’avenir, ce n’est pas le salut individuel d’un homme, dût-il être roi de France, argue en substance Raymond. L’avenir, c’est de libérer nos forteresses franques de la mainmise de Saladin, sinon l’Occi- dent perdra pied ici. Aliénor se range de son côté. Cette fois, Louis voit rouge. La postérité aussi : car c’est de là, de cet épisode avec Raymond, que la « légende noire » d’Aliénor prendra toute son épaisseur. Les ima- ginaires tiendront pour certitude qu’Aliénor a couché avec son oncle, et que Louis, flairant cette trahison, devient fou de jalousie. Dans les faits, il oblige Aliénor à quitter Antioche et l’emmène à Jérusalem. Déferlent sans doute des années de rabaissement, de sentiment d’humiliation, de frustration envers cette femme qui, au fond, n’a pas cessé d’utiliser l’amour éprouvé pour elle ; et peut-être aussi le sentiment d’une vie volée, d’un homme de Dieu égaré dans les bras d’un diable aux longs cheveux. Cela, ce sont les romanciers qui peuvent le dire… La suite est connue des livres d’histoire. À Jéru- salem, Louis, toujours empli du remord de Vitry-en-Perthois, se livre

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à des actes de piété intense, et l’Occident perdra la Terre sainte. Ray- mond, lui, est tué par les troupes musulmanes. Sa tête est envoyée en cadeau au calife de Bagdad. Entre les époux, l’ambiance est glaciale. Louis, meurtri par tant d’indifférence, peine à tenir debout. Aliénor, bête aux abois, appétit féroce, rêve d’un vrai pouvoir. Ils sont reçus par le pape à Tusculum (actuellement Frascati), près de Rome. Il n’y avait pas conseiller matri- monial plus impliqué qu’un pape ! Ce dernier, alarmé par l’absence d’héritier, « travailla, en des entretiens intimes, à faire renaître leur mutuelle tendresse », écrit Jean de Salisbury. Puis Eugène III envoie le couple vers un lit garni de « très précieuses étoffes »…

Les règles du jeu de l’amour et de la politique

Mais malgré les efforts papaux, tout volera en éclats. À l’été 1151, un homme se présente à la cour de France. Large, trapu, les cheveux roux, redoutable et dangereux – le contraire de Louis, au regard clair et doux. Aliénor reconnaît une bête de pouvoir. Dans cette salle du palais de la Cité, deux fauves politiques se flairent et mutualisent leurs forces. Henri a onze ans de moins qu’elle, et après ? La reine hume le parfum de la revanche. Il s’appelle Henri Plantagenêt, il est le futur roi d’Angleterre. Alors Aliénor quitte tout : Louis VII, sa couronne et ses deux filles. Certes, son mariage fut annulé en raison de la consanguinité avec Louis VII. Mais là aussi, aux vues du contexte matrimonial, il n’est pas très audacieux de penser que cette annulation arrangeait Aliénor. À la fin du XIIe siècle, le médisant Gautier Map, archidiacre d’Oxford, résume : « Henri fut l’objet des regards libidineux d’Aliénor, reine de France. Elle était mariée au très pieux Louis, mais elle obtint le divorce sur des considérants douteux et épousa Henri, quoiqu’on ait murmuré qu’elle avait partagé le lit de Louis avec Geoffroy, le père de Henri… » Car on chuchote qu’Aliénor aurait couché avec son futur beau-père ! S’ouvre une autre histoire, qui modifie les règles du jeu de l’amour et de la politique. Car si l’amour exerçait sa pression dans le domaine conjugal, cette fois il la déplace vers la sphère filiale. Avec Henri, point

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d’amour mais de l’ambition. En revanche, sur les huit enfants qu’ils fabriquent ensemble, un fils nourrira les ardeurs de sa mère. Il s’agit de Richard Cœur de Lion. Aliénor et lui s’entendent, s’estiment, s’aiment – les historiens parlent de « fils préféré ». Lorsque, en 1173, Aliénor décide de renverser Henri, à la tête d’un empire qui s’étend de l’Écosse à l’Espagne, elle se tourne vers Richard et ses frères. A-t-on jamais vu une reine s’insurger contre son mari, soulever ses fils contre leur père ? Aliénor le fit. Elle perdit. Et ce fut d’ailleurs la seule fois de sa vie où elle perdit vraiment, n’ayant pas mesuré à quel point Henri la valait : à égalité d’excellence, ces deux-là se ressemblaient trop pour ne pas devenir ennemis. En une magnifique expression qui dit si bien l’étroitesse de deux notions que l’on aurait tort de croire opposées, les troubadours parlèrent de « la guerre senz amur », « la guerre sans amour ». Et cela vaut pour Aliénor tout entière.

32 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 HENRI VIII ET ANNE BOLEYN, UN SÉISME RELIGIEUX › Cédric Michon

un des éléments les plus marquants de la légende de Henri VIII réside dans ses six mariages et dans l’exé- cution de deux de ses femmes. Or celle par qui le scandale arrive, celle qui est à l’origine de l’annulation du premier mariage du roi, celle qui lui donna une L’fille, la grande Élisabeth reI , celle à qui l’on prête une influence déter- minante sur le roi, avant d’en être une des victimes les plus célèbres, est Anne Boleyn, dont le nom est associé à Henri VIII plus que celui d’aucune de ses cinq autres épouses. D’où vient-elle ? Comment est- elle arrivée là ? Quelle fut son influence ? Rappelons pour commencer que les premières années du XVIe siècle sont riches de femmes exceptionnelles, d’origines diverses qui, mère, filles, sœurs, femmes ou maîtresses des princes, jouèrent un rôle essentiel dans le domaine politique, culturel, artistique ou reli- gieux. Que l’on songe à Louise de Savoie, Marguerite de Navarre, Isabelle la Catholique, Marguerite d’Autriche, Marie de Hongrie et Isabelle de Portugal ou, plus loin, à Roxelane, Isabelle Jagellon ou Elena Glinskaia. Qu’elles aient été régentes ou détentrices d’un pou-

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voir beaucoup plus informel, toutes ces femmes ont joué, chacune à sa manière, un rôle indiscutable. Peu ont connu toutefois une carrière aussi brillante et aussi courte que celle d’Anne Boleyn. Cette dernière n’est pas la première maîtresse connue du roi. On sait ainsi que Henri VIII eut un fils en 1518 avec une certaine Elizabeth Blount : Henry Fitzroy, duc de Richmond, est le seul enfant illégitime

qu’on lui connaisse. Sa deuxième maîtresse Cédric Michon est normalien, identifiée est Marie Boleyn, la propre sœur professeur en histoire moderne à d’Anne, fille de Sir Thomas Boleyn et nièce l’université Rennes-2 et directeur des du duc de Norfolk, le plus puissant magnat Presses universitaires de Rennes. Dernier ouvrage publié : François Ier. du règne. Lorsque Henri VIII rencontre Les femmes, le pouvoir et la guerre Anne Boleyn, la jeune femme revient d’un (Belin, 2015). séjour de neuf ans dans deux des plus pres- › [email protected] tigieuses cours européennes. Elle a d’abord été membre de la maisonnée de Marguerite, archiduchesse de Bourgogne, puis a intégré la maison de Claude de France, femme de François Ier. C’est donc une jeune femme intelligente et vive qui revient en 1521 en Angleterre avec le prestige d’une expérience dans les cours les plus brillantes, qui renvoient la cour d’Angleterre à l’image provinciale qu’elle a d’elle-même. Au départ, le projet de son père était qu’elle épouse un fils de comte irlandais, mais cela se révèle impossible en raison de sa relation avec Henry Percy, fils du comte de Northumberland. On lui prête également une relation assez forte avec le poète Thomas Wyatt sur la nature de laquelle les historiens divergent. C’est à partir de 1526 au plus tard que le roi la repère et commence à la courtiser. Ce qui est particulièrement original et historiquement important dans cette histoire, c’est qu’Anne refuse de jouer le rôle de maîtresse royale qu’avait joué sa sœur quelques années plus tôt. Il semble que cette attitude provoque un embrasement de la passion royale. De manière assez surprenante, Henri VIII, qui n’aime pas écrire, adresse pourtant à Anne Boleyn une série de dix-sept lettres enflammées, en anglais et en français. Pour une raison que l’on ignore, ces lettres sont aujourd’hui conservées à la Bibliothèque vaticane (1). Plus significatif encore, on a conservé un livre d’heures ayant appartenu à Henri VIII et qui montre que le roi et Anne Boleyn s’échangeaient des mots d’amour au cours des cérémonies religieuses auxquelles ils assis-

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taient. Ainsi, sur une page qui représente le Christ de douleurs, le roi écrit en français une déclaration qui dit que si Anne se souvient de son amour dans ses prières aussi fort qu’il l’adore, il ne sera jamais oublié car il est son « Henry à jamais ». De manière significative, Anne choisit de lui répondre au-dessous d’une image de l’Annonciation représentant donc l’ange annonçant à la Vierge Marie qu’elle va avoir un fils. La réponse d’Anne tient en deux vers qui assurent à Henri VIII qu’il la trouvera chaque jour « aimante et gentille ». En janvier 1527, après près d’un an et demi de résistance de la part d’Anne Boleyn, une perspective nouvelle s’ouvre pour elle et pour le roi. En effet, dès lors que ce dernier affirme son désir d’obtenir l’annu- lation de son mariage avec Catherine d’Aragon, elle accepte d’épouser le souverain. Cette perspective en ouvre une autre pour le roi : celle d’avoir, enfin, un héritier mâle pour lui succéder. À partir du prin- temps 1527 donc, Henri VIII exprime les « scrupules de conscience » qu’il a au sujet de la validité de son mariage avec Catherine. La situation est la suivante : au terme de près de vingt ans de mariage, Henri VIII n’a qu’une fille et la reine n’est pas en mesure de lui donner de nouveaux enfants. Catherine d’Aragon a été enceinte au moins à six reprises. Toutefois, elle a accouché trois fois d’en- fants mort-nés et si, en 1511 et en 1513, elle a donné naissance à deux petits garçons, ces derniers sont morts peu de temps après leur naissance. Seule Marie, née en 1516, a survécu à l’enfance. La situation est donc préoccupante pour Henri VIII, qui refuse l’idée qu’une femme puisse lui succéder. Rien ne l’interdit institutionnel- lement dans l’Angleterre de la Renaissance ; toutefois, cela ne s’est jamais vu. La crainte de Henri VIII est sans doute que, si cela se produisait, le royaume d’Angleterre ne passe sous la domination de quelque puissance continentale. Il lui suffit de penser à ce qui s’est produit lorsque Henri V d’Angleterre a épousé Catherine de France, la fille de Charles VI (qui est en même temps sa grand-mère puisqu’elle a épousé Edmond Tudor en secondes noces). Aussi, en 1533, Henri VIII épouse Anne Boleyn, qui lui donne rapidement un enfant. La déception est presque immédiate pourtant, puisque ce n’est pas un fils mais une fille. Henri VIII choisit de lui donner

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le prénom de sa mère, Élisabeth d’York. Par la suite, Anne fait deux fausses couches et sa position dans le cœur du roi s’affaiblit, ce der- nier témoignant alors du plus grand intérêt pour l’une des dames de compagnie d’Anne, Jeanne Seymour, future troisième épouse du roi, laquelle devait mourir peu de temps après lui avoir donné le fils tant désiré, le futur Édouard VI. Comme reine d’Angleterre, Anne entretient un entourage parti- culièrement brillant de gentilshommes, de savants et d’artistes. Cet entourage est exploité par ses ennemis pour causer sa perte. En effet, peu de temps après sa dernière fausse couche, un musicien de son entourage, nommé Mark Smeaton, est arrêté et accusé d’être l’amant de la reine. Après avoir nié, il avoue sous la torture que la reine est sa maîtresse. Le propre frère d’Anne, George, Lord Rochford, est arrêté également et accusé d’inceste. Le 15 mai 1536, Anne et son frère sont jugés à la Tour de Londres. En dépit de leurs dénégations, ils sont jugés coupables. George est décapité le 17 mai. Le même jour, l’arche- vêque Thomas Cranmer déclare que le fait que Marie Boleyn, sœur d’Anne, ait été la maîtresse du roi rend invalide le mariage d’Anne avec Henri VIII. On signalera le problème posé par cette décision, problème que personne ne relève à cette époque : si le mariage d’Anne n’a jamais été valide, l’accusation d’adultère à l’origine de la condam- nation tombe d’elle-même. Le 19 mai, Anne est décapitée. Le lende- main, Henri se fiance avec Jeanne Seymour. Le 30 mai, il l’épouse.

Une championne de stratégie alternative

Avant cette fin tragique, quelles ont été la nature et l’ampleur de l’influence d’Anne sur le roi, sa politique, ses orientations religieuses ? Son importance apparaît dans le rôle qu’elle joue dans l’évolution religieuse du roi, de la cour et du royaume. Henri VIII, on l’a dit, est profondément religieux. Il a témoigné de son intérêt pour les choses de la religion lorsqu’il a signé un texte dénonçant les erreurs de Luther. Il l’a montré aussi lorsqu’il a commencé à être préoccupé de l’absence d’un héritier mâle, absence qu’il a interprétée comme une punition

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pour le péché d’avoir épousé la veuve de son frère. Anne Boleyn est tout aussi religieuse que Henri VIII. Elle l’est toutefois d’une manière différente, qui s’explique par son long passage à la cour de France. Au cours des sept ans où elle séjourne dans l’entourage de Claude de France, Anne est très marquée par le courant évangélique de la cour de François Ier. L’évangélisme est un courant réformateur de l’Église qui n’envisage pas de rupture avec la papauté mais qui insiste sur l’impor- tance de la lecture de la Bible et sur l’expérience religieuse personnelle. Une fois arrivée à la cour d’Angleterre, Anne Boleyn conserve des liens avec les évangéliques français. Ce courant marginalise l’institution ecclésiastique, la liturgie et l’autorité pontificale. À partir du moment où le pape montre sa réticence à accorder l’annulation de la dispense de 1509 qui a permis à Henri VIII d’épouser Catherine d’Aragon (dispense nécessaire en raison du précédent mariage de Catherine avec Arthur (1486-1502), le frère aîné de Henri VIII), Anne se fait la championne de stratégies alternatives pour obtenir l’annulation du mariage. C’est elle qui aurait fait lire à Henri VIII le livre de William Tyndale publié en octobre 1528, The Obedience of a Christian Man and How Christian Rulers Ought to Govern en en soulignant avec son ongle les passages les plus importants. William Tyndale est un théo- logien anglais célèbre pour sa traduction en anglais du Nouveau Tes- tament, avec des prologues luthériens, traduction qui, depuis 1526, pénétrait illégalement en Angleterre. Dans le livre, William Tyndale affirme que la volonté de Dieu est que l’on observe dans chaque royaume la règle suivante « un roi, une loi », ce à quoi Henri VIII se serait exclamé : « Ce livre est fait pour moi et chaque roi devrait le lire ! » Le livre avait tout pour plaire à Henri VIII. William Tyndale, en s’appuyant sur la pensée de Luther, affirme en effet que les rois et les princes doivent être obéis parce que Dieu a choisi de gouverner le monde à travers eux et que donc ceux qui leur résistent résistent en fait à Dieu. Selon lui, tous les hommes, sans exception, doivent obéir au glaive temporel. L’idée selon laquelle le pape, les prélats ou le clergé posséderaient un pouvoir séparé est contraire aux Écritures. On voit l’intérêt du livre, qui offre soudain à Henri VIII une solution nouvelle pour résoudre le problème de l’an-

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nulation de son mariage avec Catherine. L’ouvrage de Tyndale suggère une solution simple : il suffit de remettre en cause l’autorité du pape en Angleterre et de mettre en avant le pouvoir de Henri VIII. C’est exactement ce que fit le roi. Pour autant, si l’irruption d’Anne Boleyn dans la vie du roi joua indiscutablement un rôle dans la prise de distance royale à l’égard de la religion catholique et de la papauté, quelle fut son influence politique réelle ? D’abord, il importe de rappeler qu’elle fut assez brève. Elle n’existe pas avant la toute fin de la décennie 1520. Dès la fin de 1533, c’est-à-dire la naissance d’Élisabeth d’Angleterre, elle est en recul. Face à son oncle Norfolk ou au secrétaire Cromwell, elle n’a que peu de marge de manœuvre. Son impuissance s’explique sans doute par le fait qu’elle n’est pas au cœur du système, en dépit du fait qu’elle dis- pose de l’oreille du roi. Et ce point-là est peut-être le plus intéressant car il précise la nature de l’État de la Renaissance. L’influence d’Anne Boleyn est de nature domestique, au même titre que l’influence d’un gentleman of the privy chamber ou d’un grand officier de la Couronne. Or, dans la décennie 1530, cette influence domestique ne suffit pas si elle ne s’appuie pas sur une influence bureaucratique ou admi- nistrative. C’est là une faiblesse qu’Anne Boleyn partage aussi bien avec le lord chamberlain (grand chambellan) en Angleterre qu’avec la duchesse d’Étampes, maîtresse de François Ier. C’est en revanche une caractéristique qui l’éloigne aussi bien d’une Louise de Savoie, régente du royaume de France, que d’un Thomas Cromwell, secrétaire du roi, ou d’un duc de Suffolk, président épisodique du Conseil. La place d’Anne Boleyn dans l’histoire et dans l’imaginaire collectif se justifie au moins autant par les faits que par l’ampleur prise par la légende.

1. Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 3731 A.

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› Catherine Valenti

i Henri IV reste l’un des rois les plus populaires de l’histoire de France, il le doit en grande partie à ses nombreuses conquêtes amoureuses. Les Français chérissent encore aujourd’hui l’image du Vert-Galant et admirent ce séducteur paradoxal : malgré un phy- Ssique sans grâce, une apparence en général peu soignée et une hygiène corporelle douteuse, Henri IV a eu en effet une vie sentimentale bien remplie, facilitée il est vrai à partir de la fin du XVIe siècle par son statut de monarque tout-puissant. Mais sait-on que le bon roi Henri n’a pas toujours pleinement mesuré les répercussions politiques de ses liaisons amoureuses ? Contrairement à son petit-fils Louis XIV, qui saura toujours sacrifier ses maîtresses à la raison d’État, Henri IV, quand il est amoureux, a tendance à négliger tout le reste, et à oublier qu’il règne sur un pays entouré de puissances ennemies. Pour lui, les réalités de la diplomatie européenne ne pèsent guère face aux beaux yeux d’une femme. En fai- sant ainsi primer l’amour sur les affaires publiques, Henri IV a souvent joué avec le feu.

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Cet aveuglement plus ou moins volontaire lui a valu quelques désagréments. En 1594, Henri avait promis le mariage à sa maîtresse d’alors, la belle Gabrielle d’Estrées. Même si cette dernière était issue de la noblesse, elle n’était pas une princesse du sang, et ce projet d’union fit scandale, mécontentant jusqu’au pape, avec qui Henri IV ne s’était réconcilié que de fraîche date, après sa conversion au catholicisme en 1593. La mort en couches de Gabrielle, le 10 avril 1599, vint à point nommé pour délivrer Henri d’une promesse de mariage qu’il n’aurait pu honorer qu’en se mettant à dos une partie de l’Europe. L’épisode pourtant ne lui servit pas de leçon. En janvier 1609, Henri IV, après un mariage de raison avec Marie de Médicis célébré le 17 décembre 1600 à la cathédrale de Lyon, est à nouveau frappé par la flèche de Cupi- don : le voilà transi d’amour pour Charlotte de Montmorency, une jeune beauté qui n’a même pas 15 ans. Le vieux roi de 55 ans, à qui il reste à peine un peu plus d’un an à vivre, va mettre à nouveau en danger l’équi- libre européen pour tenter d’assouvir cette dernière passion…

« À quelles roses ne fait honte de son teint la vive fraîcheur? »

Charlotte-Marguerite de Montmorency est née le 11 mai 1594 dans le milieu de la haute noblesse. Son père, Henri Ier, duc de Montmo- rency, appartient à une lignée prestigieuse : la maison de Montmorency est alors l’une des plus illustres et des plus puissantes de France. La mère

de Charlotte, Louise de Budos, descend Catherine Valenti est agrégée elle aussi d’une importante famille noble, d’histoire et enseigne à l’université celle des Porcellets ; en 1598, elle a été briè- Toulouse-Jean-Jaurès. À paraître : Les femmes qui s’engagent sont vement la maîtresse de Henri IV, qui avait dangereuses (Grund, octobre 2017). été séduit par sa grande beauté – son mari › [email protected] lui-même disait de Louise qu’elle était « la plus belle et la plus accom- plie dame de son siècle ». Mais après une courte liaison, Henri était vite revenu vers Gabrielle d’Estrées, sa grande passion d’alors. C’est finalement Charlotte, la fille de Louise, qui va enflammer durablement le cœur du monarque vieillissant. Après une enfance un peu triste, passée auprès d’une tante très pieuse qui l’a élevée dans le

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respect de la religion – sa mère, Louise, est morte alors qu’elle n’avait que 4 ans –, Charlotte entre à l’âge de 14 ans au service de Marie de Médicis. Pour les jeunes filles issues de la noblesse, entrer dans la maison de la reine est une fonction prestigieuse : il s’agit moins d’accomplir des tâches ingrates que de se placer sous la protection de la souveraine. En janvier 1609, Marie de Médicis a décidé d’organiser un ballet, les Nymphes de Diane, pour lequel elle a mobilisé douze des plus jolies demoiselles de sa suite. Mis au courant du projet, Henri IV a essayé de placer sa maîtresse du moment, Jacqueline de Bueil, comtesse de Moret. Furieuse, Marie de Médicis a non seulement refusé d’engager la comtesse, mais aussi banni le roi des répétitions. Un jour où celui-ci y assiste néanmoins, caché derrière un rideau, il est tout à coup saisi par l’apparition de Charlotte de Montmorency : à demi dévêtue dans son costume de divinité chasseresse, la jeune fille brandit un javelot et touche le roi en plein cœur. Si la blessure est métaphorique, elle n’en a pas moins des effets sen- sibles : voilà le roi fou amoureux. Il faut dire que malgré son jeune âge, Charlotte de Montmorency est déjà considérée comme l’une des plus belles femmes de la cour, et donc du royaume. Nombreux sont les contemporains à avoir célébré sa grâce, depuis la princesse de Conti, cou- sine par alliance du roi, qui parle de sa beauté « miraculeuse », jusqu’à l’historien Michel Baudier, qui évoque « un nouvel astre de beauté ». Sa blondeur et son teint pâle lui ont valu le surnom d’« Aurore » : « À quelles roses ne fait honte / De son teint la vive fraîcheur ? / Quelle neige a tant de blancheur / Que sa gorge ne la surmonte ? », s’interroge pour sa part François de Malherbe, le poète officiel de la cour. Malgré leurs quarante ans de différence d’âge, Henri IV ne rêve que de conquérir Charlotte.

Un mari pas si complaisant

Même le roi cependant ne peut pas prendre pour maîtresse une jeune vierge, surtout de haute lignée. Il faut donc marier la belle au plus vite. Charlotte, par sa richesse et sa beauté, ne manque pas de prétendants, mais son père l’a promise au marquis de Bassompierre.

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Ce dernier est un proche de Henri IV, son ami et son confident, ce qui devrait faciliter les choses. Mais le roi n’est guère favorable à cette union, car Bassompierre est un jeune et fringant militaire : Charlotte ne risque-t-elle pas de s’éprendre d’un aussi séduisant époux ? Aussi favorise-t-il un autre candidat : son neveu Henri, prince de Condé. Âgé d’une vingtaine d’années, celui-ci est de noble extraction, même si un soupçon de bâtardise a longtemps pesé sur lui. Mais Henri IV l’a officiellement reconnu en 1595 comme le chef de la maison de Condé, et jusqu’à la naissance du futur Louis XIII en 1601, le jeune Henri a été l’héritier présomptif du trône de France. Surtout, Condé a la répu- tation d’être attiré par les hommes, ce qui, aux yeux de Henri IV, fait de lui un mari parfait pour Charlotte. Beau joueur, Bassompierre se retire, le roi lui ayant expliqué qu’il préférait donner Charlotte à son neveu, « qui aime mieux la chasse cent mille fois que les dames ». Le père de Charlotte se soumet é­ga­ lement à la décision royale. Le 2 mars 1609, les fiançailles de Char- lotte et de Henri de Condé sont conclues au Louvre ; le 17 mai sui- vant, leurs noces sont officiellement célébrées au château de Chantilly, où la foule des courtisans se presse pour assister à ce que tout le monde considère comme un mariage de complaisance. Le roi a beau avoir affirmé à Bassompierre qu’il ne voulait « autre grâce de [Charlotte] que son affection sans rien prétendre davantage », personne en réalité n’est dupe : une fois sa belle mariée, Henri IV pourra en faire sa maîtresse sans que la morale y trouve à redire. Or rien ne va se passer comme prévu, et le mariage de Charlotte, loin d’inaugurer une tranquille idylle entre le vieux monarque et la jeune fille, va déclencher une série d’événements qui vont mettre la France au bord d’une guerre européenne. Parfaitement au courant des intentions de Henri IV envers sa femme, Condé se révèle en effet beaucoup moins complaisant que ce qu’avait imaginé le roi. Alors que ce dernier pensait toucher au but, il va voir au contraire l’objet de ses désirs lui échapper inexorablement. À la cour, l’atmosphère devient très vite irrespirable pour le jeune prince de Condé, que chacun presse de toutes parts afin qu’il aban- donne sa femme au bon plaisir du roi. Le 12 juin 1609, une scène

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terrible a lieu entre Condé et Henri IV : les deux hommes se disputent violemment à propos de Charlotte, Condé allant jusqu’à traiter le roi de tyran. Or le terme à l’époque est utilisé par les ennemis du monarque, notamment une partie des catholiques qui continue à considérer Henri IV comme un usurpateur et rêve de sa destitution, voire de sa mort. Le roi est profondément atteint par cet outrage : « Je n’ai parlé à vous qu’en père, qu’en roi, qu’en maître et bienfaiteur, déclare-t-il à Condé, j’en espérais plutôt de grands mercis. » Pour l’heure en tout cas, Condé n’a plus qu’une idée : soustraire sa femme à la passion royale. Le jeune couple se montre de moins en moins à la cour, sauf quand l’étiquette rend leur présence indispensable. Le 17 juin, Condé emmène sa femme dans son château de Vallery, au sud de Paris. C’est désormais une course-poursuite qui s’engage entre Henri IV et sa belle, que son mari entraîne toujours plus loin. Décou- vrant au début du mois d’août 1609 que Henri IV est venu chasser près du château royal de Montceaux, non loin de Vallery, dans l’espoir d’apercevoir Charlotte, Condé reprend la route avec femme et bagages. Le 3 novembre, les époux arrivent à l’abbaye de ­Breteuil-sur-Noye, en Picardie ; quelques jours plus tard, Condé apprend que le roi a été vu dans les parages avec quelques compagnons. Pour le jeune prince, c’en est trop, et il prend une décision lourde de conséquences : quitter la France pour mettre sa femme à l’abri des ardeurs de Henri IV. Le 29 novembre 1609, Charlotte et Henri de Condé franchissent la frontière du royaume. Quelques jours plus tard, au début du mois de décembre, ils sont à Bruxelles. Il semble que soit alors atteint le point de non-retour.

Le point de non-retour

Si le départ de Condé à l’étranger contrarie les projets amoureux du roi, il constitue également une double trahison politique. D’une part, un prince du sang ne peut pas quitter le territoire national sans l’autorisation expresse du monarque ; d’autre part, la ville de Bruxelles, où Condé a trouvé refuge, est alors la capitale des Pays-

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Bas espagnols. Or l’Espagne catholique, dirigée par les Habsbourg, est au début du XVIIe siècle l’une des plus grandes puissances euro- péennes, et la principale ennemie de la France. Les deux pays se sont déjà durement affrontés entre 1595 et 1598, l’Espagne se méfiant de Henri IV, ce roi élevé dans la foi protestante et qui ne semble s’être converti au catholicisme que par opportunisme politique. La désertion de Condé ne risque-t-elle pas de faire resurgir le spectre de la guerre ? Le danger paraît d’autant plus grand qu’au moment où Condé et sa femme arrivent à Bruxelles, un différend oppose depuis plusieurs mois la France, l’Espagne et leurs alliés européens respectifs. Le 25 mars 1609, le titulaire des duchés de Clèves et de Juliers, le duc Jean-Guillaume, est mort sans héritier direct ; or ces deux duchés sont situés dans une zone stratégique de l’Europe, à la confluence du Rhin, de la Meuse et de la Ruhr. Dès lors s’est engagée une véritable guerre de succession. Parmi les prétendants au trône de Clèves et Juliers figurent aussi bien des princes catholiques que des princes protestants. Madrid soutient les prétentions des premiers, tandis que les seconds sont appuyés par Paris. La France de Henri IV est en effet l’alliée des Provinces-Unies, ces sept provinces hollandaises pro- testantes qui se sont affranchies des Pays-Bas espagnols en 1581 et redoutent un renforcement des puissances catholiques à leurs fron- tières méridionales. Dans ce contexte européen particulièrement tendu, la passion de Henri IV pour Charlotte de Montmorency pourrait donc constituer l’étincelle mettant le feu aux poudres. L’archiduc autrichien Albert, qui gouverne les Pays-Bas espagnols, est resté sourd aux pressions diplomatiques de la France qui lui enjoignaient de refuser l’hospitalité à Condé et à sa femme, et a accepté d’accueillir les fugitifs. Il est vrai que les errements amoureux de Henri IV peuvent être l’occasion de déstabiliser le pouvoir royal français. La présence de Condé à Bruxelles fournit aux Habsbourg un moyen de pression sans précédent : Madrid pourrait faire reconnaître Condé comme l’héritier légitime du trône de France, contre le fils de Henri IV et Marie de Médicis, le jeune dauphin Louis, né en 1601.

44 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 henri iv et charlotte de montmorency : une nouvelle guerre de troie ?

Dès la fin de l’année 1609, Henri IV a engagé des préparatifs mili- taires, à la grande stupéfaction de ses ministres, qui peinent à croire que le dépit amoureux du roi puisse constituer un casus belli. Bas- sompierre a noté à l’époque à quel point Henri IV avait été affecté par la fuite de Condé : « Je ne vis jamais un homme si perdu et si transporté », écrira-t-il dans Journal de ma vie. Le roi a-t-il été à ce point aveuglé par sa passion amoureuse qu’il a pris le risque de mettre l’Europe à feu et à sang pour récupérer Charlotte ? L’enlèvement de la jeune princesse n’est-il au contraire qu’un prétexte pour déclencher un conflit avec l’Espagne qui était de toute façon prévu de longue date ? Les historiens restent divisés sur la question. Dans les mois qui suivent le départ de Condé, les conseillers de Henri IV peinent eux aussi à analyser l’attitude du roi. Pour , ambassadeur de France en Hollande, c’est bien Charlotte qui est au centre de tout : « Si l’on pourvoyait au fait de la princesse, écrit-il, ce serait par aventure arracher la plus grosse épine qui cause le mal. » Le marquis de Villeroy, secrétaire d’État à la Guerre et aux Affaires étrangères, est d’un tout autre avis : « Ce n’est pas pour la princesse de Condé, c’est pour le prince que vous aurez la guerre. Le roi prend les armes parce qu’on veut faire de son neveu un instrument pour bouleverser son royaume. » Le roi hésite pendant de longs mois. Il sait que l’opinion n’est pas favorable à un conflit. Il n’ignore pas non plus que l’on commence à murmurer dans le royaume, et à comparer l’affaire de Condé à la guerre de Troie, la différence étant qu’ici c’est l’amant putatif, et non pas le mari, qui souhaite récupérer sa belle ! En avril 1610, après une entre- vue particulièrement tendue avec l’ambassadeur d’Espagne, Henri IV se décide à intervenir militairement dans l’affaire des duchés. Au début du mois de mai 1610, la guerre semble certaine, mais le couteau de François Ravaillac en décide autrement : en poignardant Henri IV rue de la Ferronnerie le 14 mai 1610, l’assassin suspend aussi le dispositif militaire. Après la mort de Henri IV, la régente Marie de Médicis opère un revirement de la politique française : le 21 novembre 1615, le jeune Louis XIII épouse l’infante espagnole Anne d’Autriche, scellant le rapprochement entre les deux pays.

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 45 quand l’amour change le cours de l’histoire

Il est frappant de constater que dans cet épisode Charlotte de Montmorency n’a guère fait entendre sa voix, alors qu’elle est au cœur même de cet imbroglio diplomatique. On sait peu de chose sur son état d’esprit. Si elle n’était certainement pas amoureuse de Henri IV, elle a sans doute été touchée par la passion sincère du roi à son égard, et a répondu par des mots affectueux aux missives enflammées que lui a adressées le roi pendant son séjour à Bruxelles. À son retour en France en mai 1610, elle affirmera que son mariage n’a jamais été consommé, ce qui semble confirmer que Condé a agi par intérêt politique plus que par jalousie. Après une période d’éloignement cependant, les deux époux reprendront une vie commune, et le couple aura finalement trois enfants. Leur fille aînée, la duchesse de Longueville, sera en 1648 l’une des principales protagonistes de la Fronde contre Mazarin et le jeune Louis XIV. Mais ceci est une autre histoire…

46 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 LOUIS XIV, LES FEMMES ET LE POUVOIR › Jean-Christian Petitfils

ue Louis XIV, à l’instar de son grand-père Henri IV, fût un amateur assidu de jolies femmes, nul n’en a jamais douté. « Tout lui était bon pourvu que ce fussent des femmes, notait sa belle-sœur Madame Palatine, les pay- Q sannes, les filles de jardinier, les femmes de chambre, les dames de qualité ; elles n’avaient qu’à faire semblant d’être amou- reuses de lui. » Pour autant, pas plus les favorites déclarées – Mlle de La Vallière, Mme de Montespan, Mlle de Fontanges ou Mme de Maintenon – que les petites maîtresses ou les passades n’eurent sur lui une grande influence politique. En 1665, à 26 ans, il avait déclaré à ses ministres Le Tellier, Lionne et Colbert ainsi qu’aux maréchaux de Villeroy et de Gramont :

« Vous êtes mes amis, ceux en qui j’ai la plus grande confiance. Les femmes ont bien du pouvoir sur ceux de mon âge. Je vous ordonne que si vous remarquiez qu’une femme, quelle qu’elle puisse être, me gouverne le moins du monde, vous ayez à m’en avertir. Je ne veux que vingt- quatre heures pour m’en débarrasser et vous donner contentement. »

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Toujours sur ses gardes, il s’attachait à séparer sa vie privée de sa vie publique. Dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin, au chapitre de l’année 1667, il avouait qu’il était malaisé pour un prince de se garantir « des faiblesses communes au reste des hommes ». En cas d’« égarements », du moins il fallait observer deux précau- Jean-Christian Petitfils, historien et tions : ne jamais y sacrifier le temps réservé écrivain, est l’auteur d’une trentaine aux affaires du royaume et rester maître de d’ouvrages, dont des biographies : le son esprit. « On attaque le cœur d’un prince Régent (Fayard, 1986), Madame de comme une place. [...] Dès lors que vous Montespan (Fayard, 1988), Louise de La Vallière (Perrin, 1990), Louis XIV donnez la liberté à une femme de vous par- (Perrin, 1995). Dernier ouvrage paru : ler des choses importantes, il est impossible la Bastille, mystères et secrets d’une qu’elle ne nous fasse faillir. » Naturellement prison d’État (Tallandier, 2016). › [email protected] faibles, les femmes préfèrent « des intérêts de bagatelles aux plus solides considérations », ce qui « leur fait presque toujours prendre le mauvais parti ». Elles sont éloquentes, opiniâtres, pres- santes pour perdre l’un ou pousser la fortune de l’autre. « Si elles ont de l’esprit, elles ne manquent jamais d’intrigues et de liaisons secrètes. (1)» Ces réflexions misogynes renvoyaient à de récentes brigues et cabales autour de ses amours : l’affaire de la « lettre espagnole » (1662-1664), destinée à avertir la reine Marie-Thérèse de la faveur de Louise de La Vallière et à obtenir son renvoi, les tentatives de la comtesse de Sois- sons – Olympe Mancini, nièce du cardinal Mazarin, que Louis avait un moment distinguée –, pour susciter à cette jeune fille une rivale en la personne de Mlle de La Mothe-Houdancourt, les efforts de sa belle- sœur Henriette d’Angleterre, avec laquelle il avait entretenu un bref flirt, pour pousser dans ses bras Catherine Charlotte de Gramont, princesse de Monaco…

Premier amour

Il y avait plus grave. À 20 ans, ensorcelé par une autre nièce du cardi- nal, Marie Mancini, Louis XIV avait failli se précipiter dans une catas- trophe. Nul doute que cette première expérience, à la fois malheureuse et fondatrice, ait forgé son caractère et modifié sensiblement son atti- tude à l’égard de la gent féminine…

48 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 , les femmes et le pouvoir

À l’automne de 1658, lors du séjour de la cour à Fontainebleau, il s’était épris, en effet, de cette petite Italienne que Jules Mazarin avait fait venir de Rome. Avec son teint mat, ses cheveux de jais, son regard de sauvageonne et sa grâce d’adolescente un peu acide, elle n’était pas d’une grande beauté, mais elle avait l’esprit vif et une vaste culture influencée par la Préciosité. Elle dévorait les romans à la mode, ceux de Mlle de Scu- déry, d’Honoré d’Urfé ou de La Calprenède, connaissait par cœur des tirades du Cid et d’Horace. Comment Louis, encore mal dégrossi intel- lectuellement, aurait-il pu négliger les leçons d’un aussi séduisant pro- fesseur ? Elle contribua à éveiller son goût de la musique, de la peinture, de la littérature (2). Entre deux confidences, deux soupirs, ils parlaient de chastes et nobles aventures, échangeaient des recueils de vers ou des billets doux délicatement ciselés. Leur idylle prit bientôt l’allure d’une flamboyante passion, au milieu des fêtes, bals, chasses, promenades en barque ou en forêt. Ivre de bonheur, Louis s’absentait des journées entières avec elle en restreinte compagnie. Marie était une excellente cavalière, ce qui ajoutait à son charme. Bref, sous l’effet de cette jeune fille fiévreuse et dominatrice, le roi, timide et secret, se transformait peu à peu en un héros de roman au cœur tendre. Or, cette amourette ne faisait l’affaire ni de l’oncle de la jeune fille ni de la mère du souverain, la pieuse et sévère Anne d’Autriche, qui avait oublié Buckingham depuis longtemps. Tous deux savaient que pour instaurer une paix solide et durable entre la France et l’Espagne, en guerre depuis vingt-trois ans, il était impératif de marier Louis XIV à l’infante Marie-Thérèse, fille du roi catholique Philippe IV. À Paris, l’idylle s’était poursuivie. Marie chantait, Louis l’accompa- gnait à la guitare. Pour eux, Lully composait des ballets. « Ma reine, lui dit un jour Louis, cet habit vous sied à ravir ! » Reine ? C’était bien là le but que s’était assignée l’audacieuse Mazarinette. D’impétueuse, elle était devenue impertinente, provocante, persuadée que son charme la débarrasserait de la fille de Philippe IV. Quand Anne et Jules découvrirent l’ampleur des ravages, ils en furent effrayés. Avec une impudente ingénuité, Marie dressait ses 19 ans et sa petite personne au milieu du jeu complexe et délicat des grandes puis- sances, au risque d’anéantir leurs efforts de paix. Louis, pour la première

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fois de sa vie, se révolta. Il osa tenir tête à sa mère et à son parrain, qu’il menaça d’une foudroyante disgrâce. Le mariage espagnol ? Il y renonçait ! Oui, il épouserait Marie envers et contre tout ! N’était-il pas le maître ? La reine et le cardinal tentèrent de le raisonner. Ne voyait-il pas qu’il se discréditerait aux yeux des pays étrangers ? D’ailleurs, on ne pouvait plus reculer. Les préliminaires de paix avaient été signés (4 juin 1659). Mazarin devait se rendre à Saint-Jean-de-Luz pour arrêter avec don Luis de Haro les termes du traité. Accablé, Louis XIV tenta une ultime démarche. Il se jeta à leurs pieds, supplia. En vain. La crise dura encore trois mois. Marie fut envoyée à La Rochelle et Louis à Fontainebleau. Au moment de se séparer, les amoureux échan- gèrent de déchirants serments. Ils s’écrivirent plus que des lettres, « des volumes entiers ». De Saint-Jean-de-Luz, le cardinal ne cessait de rappe- ler le jeune étourneau à ses devoirs : « Dieu a établi les rois pour veiller au bien, à la sûreté et au repos de leurs sujets, et non pas pour sacrifier ce bien-là à leurs passions particulières. » Dans cette crise sentimentale, se trouvaient rassemblés tous les ingré- dients de la tragédie classique : la force des passions, l’enchaînement des- tructeur des destins qui s’embrasent, l’amour qui saigne comme une blessure béante, le sens du devoir, la raison d’État, l’appel à la lucidité, le dépassement de soi-même. Exploitant cette réalité vécue, Jean Racine fera dire par Bérénice à Titus presque mot pour mot ce que la petite Italienne avait confié dans un soupir : « Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! » Oui, à ce moment-là, Louis, immature, avait failli prendre la mauvaise voie (3).

Les trois âges des amours royales

Certains historiens ont distingué trois âges dans le règne personnel du Roi-Soleil : l’âge La Vallière, l’âge Montespan et l’âge Maintenon. À chacune de ces femmes correspond une évolution de son tempérament. Louise de La Vallière représente la jeunesse, la tendresse, le temps de tous les espoirs. Délicate, pudique, honteuse de sa position illégi- time, la jeune Tourangelle fut la plus désintéressée des favorites. Elle ne demanda jamais rien pour elle ni pour sa famille peu fortunée.

50 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 louis xiv, les femmes et le pouvoir

Toutefois, elle sollicita souvent pour les autres, attirant une foule de quémandeurs qui abusèrent de sa bienveillance. Le nombre des placets apostillés par elle est considérable : demandes de monopole de transport par carrioles et par coches d’eau, de culture de la garance en France, de biens de mainmorte, de privilèges pour des bureaux d’adresses et de placement… Louis la fit duchesse de Vaujours, tenta de la retenir pour dissimuler ses amours adultérines avec l’épouse de l’incommode mar- quis de Montespan, mais dut la laisser partir en 1674 pour le couvent des Grandes Carmélites de la rue Saint-Jacques. L’époque de Françoise (dite Athénaïs), marquise de Montespan, fut éclatante de plaisirs et de frénésie sensuelle. Louis XIV, qui partageait avec la superbe Mortemart le goût du faste et de la grandeur, fut stimulé par cette « triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs » (Mme de Sévigné). Ébloui d’avoir séduit la plus belle et la plus spirituelle créature de son royaume, il voulut l’« épater » en quelque sorte. Elle l’aida à choisir et protéger les artistes. Elle soutint ainsi la carrière de son com- patriote poitevin Michel Lambert, maître de musique de la chambre, celle de Jean-Baptiste Lully, du librettiste Philippe Quinault ou de Jean Racine, à qui elle demanda le livret d’un opéra, « La chute de Phaéton ». Molière aussi la divertissait et La Fontaine lui plaisait parce qu’il l’encen- sait. Les ministres si redoutés rampaient devant elle, Louvois compris. Ce n’était assurément pas de haute politique dont cette déesse des fêtes et des divertissements s’occupait, mais elle rayonnait sur la cour en reine née pour la pompe et la parade, laissant la vraie reine, Marie-Thé- rèse, se morfondre dans ses appartements en compagnie de ses femmes de chambre espagnoles et de ses petits chiens. Contrairement à sa devancière, elle poussa sans vergogne ses proté- gés dans les allées du pouvoir, plaça ses amis, favorisa sa famille par de somptueux mariages ou d’invraisemblables promotions (comme celle de son frère, le médiocre Vivonne – le « gros crevé » comme le sur- nommait Mme de Sévigné –, propulsé général des galères, vice-roi de Sicile, gouverneur de Champagne et maréchal de France). La gloire de Nimègue (1678-1679) achèvera ses dix ans de faveur. Après l’éphémère règne d’une jolie libellule, Marie-Angélique de Fontanges, morte à 20 ans, le troisième âge, celui de Françoise d’Aubi- gné, veuve du poète Scarron, devenue, par grâce royale, marquise de

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Maintenon, s’étend sur les deux dernières saisons du règne : l’automne et l’hiver. C’est la plus longue période, puisqu’elle dure trente-cinq ans, au début de laquelle se déroulèrent la plupart des grandes fêtes versail- laises. Après la mort de Marie-Thérèse, Louis se remaria secrètement avec elle en octobre 1683.

La femme mystère

Ici, l’historien hésite. Le rôle politique de Mme de Maintenon est d’autant plus malaisé à cerner qu’elle a sciemment entretenu le secret autour d’elle, tissé sa tapisserie de fils d’ombre, embrumé habilement son image, voulant en définitive demeurer un sphinx pour la postérité. C’est la raison pour laquelle les historiens du XIXe siècle, à com- mencer par Michelet, se sont mépris sur son rôle réel et l’ont mêlée aux fâcheuses affaires politiques de la seconde moitié du règne, comme la révocation de l’édit de Nantes, dans laquelle elle ne trempa pas. Cer- tains soupirs, certains aveux d’impuissance disséminés dans sa corres- pondance auraient dû les dessiller… Pour autant, en dépit de ses airs d’indifférence, le jeu grisant du pou- voir, les intrigues feutrées d’antichambre, les conciliabules de couloir ne l’ont pas laissée indifférente. À la cour, elle a avancé ses pions, sa parentèle, ses obligés. Elle côtoyait le roi jour et nuit, et sa puissance occulte n’était pas négligeable. Pour bénéficier d’un avancement ou d’une faveur, il était préférable d’être dans ses petits papiers. Ceux qui ne pouvaient l’atteindre directement passaient par sa fidèle et discrète servante, Nanon Balbien. Il n’est pas douteux cependant qu’à partir de 1701 son influence se soit accrue. Le roi vieillissant éprouvait le besoin de sa présence constante. Cela le rassurait. Tandis que les ministres venaient travailler avec lui, elle restait silencieuse dans son fauteuil à oreillettes de damas rouge, affairée à son éternelle tapisserie, sans perdre un mot de ce qu’elle entendait. De temps en temps, Louis se retournait : « Qu’en pense Votre Solidité ? », moment pour elle d’invoquer ses « faibles lumières ». Par sa vieille amie, Mme des Ursins, promue camarera mayor de la jeune reine d’Espagne Marie-Louise d’Orléans, elle influa discrètement sur la

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­politique espagnole. Elle avait ses préférences (les maréchaux de Bouf- flers, de Noailles et de Villars) et ses aversions (le neveu du roi, Philippe, duc de Chartes, puis d’Orléans, le futur régent, cet impie, ce libertin). De là à dire qu’elle gouverna la France en sous-main, faisant et défaisant les réputations, nommant à la tête des armées des généraux médiocres ou incapables parce qu’ils l’avaient flattée, est sujet à caution. Louis, chatouil- leux sur ses prérogatives, entendait rester le maître. Dans la vie courante, elle devait supporter sa mauvaise humeur, ses impatiences, ses froideurs, ses silences. Il lui tenait la bride serrée. « Le roi me garde à vue, écrivait- elle en 1698 à l’archevêque de Paris, Mgr de Noailles, et je ne vois plus qui que ce soit. » Soucieuse de ne pas commettre de faux pas, elle se gardait de le contredire ou de lui déplaire. « Les affaires de Mme de Brunswick sont devenues affaires d’État, écrivait-elle à son amie meM de Brion, des- quelles par conséquent ni vous ni moi nous ne devons plus nous mêler. » D’où sa démarche maladroite, faite de manœuvres sournoises, d’avancées craintives et de replis stratégiques. Elle se mordra les doigts d’avoir appuyé Fénelon et Mme Guyon, abandonnera vite le ministre Michel Chamillart et le maréchal de Villeroy quand ils feront preuve de leur incapacité. Son seul faux pas grave concerne le testament que Louis XIV rédigea sous sa pression (4) : il privilégiait scandaleusement le bâtard chéri, le duc du Maine, désigné comme surintendant de l’éducation du futur Louis XV et commandant des troupes de la Maison du roi, au détriment du duc d’Orléans, nommé simple président du Conseil de régence. Pour récupérer ses droits, ce dernier sera contraint de faire casser ces absurdes dispositions politiques par le Parlement et de lui restituer en échange le droit de remontrance, ce qui aura les plus fâcheuses conséquences pour la monarchie jusqu’à la chute finale… Dans ses jeunes années, Louis avait pourtant insisté auprès de ses amis pour qu’ils l’avertissent s’ils s’apercevaient qu’une femme le gouvernait. À ce moment-là, malheu- reusement, il ne se trouva personne…

1. Louis XIV, le Métier de roi. Mémoires et écrits politiques, présentation Jean-Christian Petitfils, Perrin, 2012, p. 77. 2. Claude Dulong, Marie Mancini, la première passion de Louis XIV, Perrin, 1993. 3. Stanis Perez, « Passion, pouvoir et vérité à l’âge de la raison d’État », XVIIe siècle, 2008/4, p. 617-632. 4. « On l’a voulu ; on m’a tourmenté ; on ne m’a point laissé de repos, quoi que j’aie pu dire, avouera-t-il le 26 août 1714 en remettant ce testament sous pli cacheté au premier président du Parlement, M. de Mesmes, et au procureur général d’Aguesseau. Ho bien ! J’ai donc acheté mon repos ! Le voilà, emportez- le, il deviendra ce qu’il pourra… » (Saint-Simon, Mémoires. 1711-1714 suivi de Additions au Journal de Dangeau, édition d’Yves Coirault, tome IV, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 840).

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 53 « LES RÉVOLUTIONNAIRES NE SUPPORTAIENT PAS LE POUVOIR DES FEMMES DE LA NOBLESSE »

› Entretien avec Emmanuel de Waresquiel réalisé par Valérie Toranian

Pour les révolutionnaires Marie-Antoinette personnifiait le secret, la perversion et le complot. Son procès fut d’une violence inouïe. À travers elle, explique Emmanuel de Waresquiel, ce sont les femmes de l’aristocratie qui sont visées. Les révolutionnaires ne leur pardonnent pas de « régner » sur les esprits. L’auteur de Juger la reine et des biographies incontournables de Talleyrand et de Fouché évoque cette « méfiance incommensurable » qui annonce le puritanisme du XIXe siècle.

Revue des Deux Mondes – D’où provient la haine violente à l’encontre de la reine Marie-Antoinette ?

Emmanuel de Waresquiel Marie-Antoinette construit «quelque chose d’extrêmement moderne qui est l’apparition, au cœur du pouvoir, d’un espace privé. Elle importe en France ce qui exis- tait à Vienne à l’époque de son enfance : une séparation entre la vie publique et la vie privée des princes. La notion même d’espace privé qui, du point de vue des représentations révolutionnaires, relève du secret, de la manipulation, du complot, s’inscrit en travers de l’idéal

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révolutionnaire, à savoir celui de la transparence. L’organisation par Marie-Antoinette du secret, d’un espace clos, est un chef d’accusation retenu par les révolutionnaires. Mais la haine n’éclôt pas avec le procès, elle existe depuis 1780, année où paraît clandestinement le premier pamphlet émanant de la cour, le Lever de l’aurore, peut-être rédigé par le comte de Provence lui-même. Il prend appui sur la liberté que s’accorde Marie-Antoinette d’inviter sa société à contempler le lever du soleil sur les terrasses de Marly, avec les extensions fantasmatiques que l’on peut imaginer – « buissonnades » et autres débauches. La haine se développe et se cristallise très tôt pour des

raisons d’abord politiques et diplomatiques. Emmanuel de Waresquiel est Elles tiennent au renversement des alliances historien. Dernier ouvrage publié : en 1756, voulu par Louis XV et le duc de Juger la reine. 14-15-16 octobre 1793 (Tallandier, 2016). Choiseul pour des causes conjoncturelles – la lutte du royaume contre l’Angleterre. Louis XV pense qu’une nouvelle alliance avec l’Autriche plutôt qu’avec la Prusse facilitera le rééquilibrage de la puissance française. Le renversement des alliances est mal vécu par la cour. Les élites intellectuelles françaises, les Lumières, ont toujours considéré les Habsbourg comme l’ennemi héréditaire du royaume. Depuis Henri IV, toute la politique française a été une politique de desserrement de l’étau Habsbourg, du fameux pré carré qui enferme la France au nord avec les provinces belges et autrichiennes de Belgique, à l’est avec l’empire d’Allemagne et l’Autriche, au sud-est avec les liens qui peuvent exister entre des principautés italiennes et les Habsbourg, au sud avec l’Espagne. Le rapprochement avec l’ennemi héréditaire a été mal ressenti. Quand Marie-Antoinette arrive en France en 1770, elle est à la fois le gage et la caution de cette politique dite de renversement des alliances. Elle n’est pas la première princesse étrangère à épouser un dauphin ou un prince français (il y a eu Marie Leczinska, Marie-Thérèse d’Autriche) mais elle est la première à venir dans des circonstances poli- tiques particulières et nouvelles, causes de la méfiance qu’on lui porte. Elle est perçue comme un émissaire secret de la cour de Vienne. La seconde explication de cette haine tient à Marie-Antoinette elle- même, à son éducation, sa jeunesse, son tempérament. Elle a 14 ans et demi quand la cour de France l’accueille. On la défait du cocon

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familial, de ses dames, de ses frères et sœurs pour la projeter dans un monde « hérissé de miroirs et de clous », pour reprendre une expression de Roberto Calasso qui pourrait s’appliquer à Versailles, le cœur du faux-semblant et du mensonge. Marie-Antoinette a toujours conservé une nostalgie de l’enfance, de l’univers clos et protecteur. Il y a en même temps la jeunesse, la gaieté, l’orgueil de la jeune archiduchesse parfaitement consciente de son lignage supérieur, ce qui explique la distanciation et la reconstruction d’un monde refuge, d’une thébaïde idéale avec le Petit Trianon offert par son mari Louis XVI dès son avè- nement en 1774. Bien qu’elle y passe peu de temps, il y a une rupture mal vue entre le Petit Trianon et l’organisation publique de la cour de Versailles. Le favoritisme suscité plus ou moins volontairement par Marie-Antoinette à l’égard de ses proches provoque des jalousies et des ambitions déçues chez les courtisans. Marie-­Antoinette affiche sa volonté d’organiser des amitiés sensibles et pas seulement de cour. Elle crée des frustrations et des désirs de vengeance. Les premiers pamphlets naissent de ces circonstances. L’épisode crucial de l’affaire du collier (1784-1785), maladroitement conduite par Louis XVI et Marie-Antoinette elle-même, alimente la montée en puissance du fan- tasme et de la haine. Avec la publicité donnée aux comparses – Mme de La Motte, son mari et quelques autres –, l’opinion en pleine cristalli- sation s’empare de l’affaire pour accuser Marie-Antoinette de cupidité, de dilapidation de l’argent de l’État et d’adultère avec le cardinal de Rohan. Elle est victime de la transparence. 1789 marque un autre tournant dans sa vie : avant la tourmente révolutionnaire, elle perd son fils aîné, qu’elle aimait profondément. Il n’y eut pas un jour de sa vie où elle fut véritablement heureuse, rapporte le prince de Ligne dans les souvenirs publiés par Mme de Staël en 1807. C’est un mundus muliebris du désespoir, comme dirait Marc Fumaroli. Pour les révolutionnaires, Marie-Antoinette personnifie le secret, la perversion, la manipulation (donc le complot), sans compter que son sexe et son statut de reine aggravent son cas. C’est un procès à tiroirs : on juge une reine déchue, une femme et une mère. La conjonction des trois personnes en une seule fait d’elle l’accusée idéale dans le

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procès qu’intente la Révolution à l’Ancien Régime, l’incarnation de tout ce qui est haï dans la monarchie : l’inversion du rapport entre les hommes et les femmes.

Revue des Deux Mondes – Les révolutionnaires haïssent l’amollis­ sement et le pervertissement du pouvoir de la monarchie, dus, selon eux, au « règne des femmes sur les hommes »...

Emmanuel de Waresquiel Ce « règne » des femmes sur les hommes commence au XVIIe siècle, avec les salons. La femme est la médiatrice d’une société nouvelle qui se met en place ; elle y applique un principe d’égalité entre les jeunes talents et les anciennes élites. Dans les salons parisiens de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la femme atteint un niveau d’influence jamais connu : elle a l’initia- tive des usages, des modes et des mœurs ; elle acquiert un rôle poli- tique. Il faut lire Talleyrand sur ce sujet : le pouvoir grandissant de la femme est perçu comme insupportable par les révolutionnaires. Dans l’ombre portée de modèles plus romains qu’athéniens, ceux- ci réservent à la femme une place bien définie qui n’est pas celle de l’influence ; son physique et sa psychologie ne lui permettent pas d’exercer une quelconque forme de responsabilité : le principe d’égalité qu’ils prônent n’est pas celui d’une égalité entre homme et femme, cette dernière devant revenir à ses occupations « naturelles » – s’occuper des enfants et de son ménage. Même si les débuts de la Révolution tolèrent la voix féminine dans la sphère politique, le Comité de sûreté générale fait voter la suppression des clubs fémi- nins par la Convention nationale, quelques jours seulement après le procès de Marie-Antoinette. On sait que Marie-Antoinette n’est pas la seule accusée de ces grands procès de femmes conduits par le Tri- bunal révolutionnaire : il y a Mme Roland, Olympe de Gouges, Mme du Barry et beaucoup d’autres, grandes courtisanes ou révolution- naires ; le dénominateur commun est l’accusation faite à la femme d’abuser de son rôle et de son pouvoir de séduction.

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Revue des Deux Mondes – À quelles femmes de l’histoire pensent-ils ?

Emmanuel de Waresquiel Ils pensent à la longue série des maî- tresses royales, à Mme de Pompadour, à Mme du Barry… Le procès de Mme du Barry est d’ailleurs un écho affaibli du procès de Marie-­ Antoinette – le comportement de Mme du Barry sur l’échafaud fut très différent de celui de la reine ; Élisabeth Vigée-Le Brun l’écrit dans ses mémoires : si tous les condamnés avaient crié de la même manière, peut-être y aurait-il eu moins d’exécutions…

Revue des Deux Mondes – Ces femmes du XVIIIe siècle ont-elles vrai- ment exercé une forme de pouvoir sur la gouvernance et sur le roi ?

Emmanuel de Waresquiel Ce sont des influences extrêmement volatiles, des influences de conversations ou d’intrigues amoureuses, difficiles à retracer pour un historien. Celles-ci sont particulièrement compliquées à évaluer dans le cas de Marie-Antoinette, accusée d’être le « sous-marin » de l’Autriche à Versailles, de s’aligner sur les intérêts de sa mère et de son frère. Les accusations relèvent davantage du fantasme : à preuve, Marie-Antoinette refuse de se mêler de politique pendant de nombreuses années ; elle ne le fera qu’à partir de 1789, par conscience de son rang et par devoir. L’influence des femmes sur le pouvoir, en France, est un cas particulier, qui tient au plaisir de la conversation, de la séduction, à cette façon de « faire l’amour » au sens ancien du terme, un plaisir qui remonte à Mme de Lafayette, à ces stratégies amoureuses qui deviennent des stratégies politiques ; une telle situation était impensable en Angleterre ou en Allemagne à la même époque.

Revue des Deux Mondes – Marie-Antoinette était amoureuse du comte de Fersen. Est-elle l’instigatrice avec lui de la fuite à Varennes ?

Emmanuel de Waresquiel C’est d’abord une décision du roi, qui veut conserver la main et être maître à bord. Marie-Antoinette espérait une exfiltration et un moyen qui permettrait à son mari de se ressaisir du

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pouvoir, donc de sortir de la prison des Tuileries dans laquelle ils étaient enfermés. Varennes n’est pas la solution de Marie-Antoinette, ni dans la chronologie, ni dans l’itinéraire, ni même dans le mode opératoire. Elle voulait deux voitures, ce qui aurait été beaucoup plus discret. Si Fersen participe à l’organisation, il est vite congédié par Louis XVI.

Revue des Deux Mondes – Fersen a-t-il eu une influence sur Marie- Antoinette avant la Révolution ?

Emmanuel de Waresquiel Il y a, dans l’extraordinaire association entre la reine de France et le comte et militaire suédois, de l’admira- tion réciproque, de la passion – sexuelle peut-être, mais pas forcément, car Marie-Antoinette n’avait pas un tempérament sexuel. Il y a aussi la conscience aiguë de ce qu’elle est, de son rôle de reine ; le charme qu’elle exerce sur les autres, « l’excessif besoin de plaire », comme le dira Mme de Boigne, n’est pas l’indication d’un tempérament de conquête, de conquérante sensuelle et sexuelle. L’association est aussi politique : Fersen et Marie-Antoinette partagent la même vision de la monarchie traditionnelle, pure, sans tache, une monarchie des ordres, de la hiérarchie, de la verticalité, de la souveraineté de droit divin, c’est une vision féodalo-chevaleresque.

Revue des Deux Mondes – À partir de 1789, Marie-Antoinette s’im- plique totalement dans les décisions de la famille royale prise dans la tourmente révolutionnaire. Louis XVI, lui, semble de plus en plus absent…

Emmanuel de Waresquiel Jusqu’à la fin du « ministériat », c’est-à- dire l’association entre le roi et le comte de Vergennes, Louis XVI est jaloux du pouvoir potentiel de Marie-Antoinette ; pour lui, la femme ne peut pas avoir un rôle influent. La mort de Vergennes en 1787 et l’érup- tion de la Révolution jettent le roi dans une profonde perplexité, qui aura sans doute des conséquences psychiques – « personne n’a connu ce que j’ai connu », dit-il. Il est incapable de comprendre le renversement

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de souveraineté ni la société nouvelle qui advient brutalement… Même les révolutionnaires ne le comprennent pas ! Sur le moment, personne ne réalise que le serment du Jeu de paume est un véritable coup d’État… Louis XVI est pris entre différents feux : sa survie politique, la certi- tude d’être destiné à faire le bonheur de son peuple, l’incompréhension… Lorsqu’il promulgue la Constitution en 1791, il n’est pas conscient de l’importance de son acte. Marie-Antoinette, quant à elle, est encore plus dépassée : elle vit dans un ancien monde très chevaleresque, et emploie d’anciens réseaux secrets (l’absence de pièces à conviction dans son pro- cès démontre d’ailleurs l’habileté étonnante dont elle a fait preuve en montant et en utilisant ces réseaux). À son procès, elle défend les droits historiques de la famille régnante en France, alors que Louis XVI ne sait plus que dire. Tragédie supplémentaire : elle est introduite au procès comme une accusée de droit commun. Sur un principe d’égalité, elle est jugée par un tribunal révolutionnaire, conduite sur une charrette, etc. Contrairement au roi, qui fut mieux traité…

Revue des Deux Mondes – Cette Marie-Antoinette politique s’inspire- t-elle du modèle de sa mère, la puissante Marie-Thérèse d’Autriche ?

Emmanuel de Waresquiel Elle ne le dit pas, mais sa correspon- dance le prouve : elle écrit sa fierté d’être autrichienne, sa fierté d’avoir un tempérament pugnace et courageux. « Serai-je à la hauteur de ma mère ? », se demande-t-elle. À mon avis, le modèle de Marie-Thérèse tient plus à un tempérament et à une dignité qu’à un contenu poli- tique. Elle a tellement éduqué sa fille par des conseils, des lectures, des postures, qu’elle l’envoie en France avec un véritable vade-mecum sur l’organisation de sa vie. Mais les Autrichiens ont été horriblement déçus par son attitude à Versailles. Elle est un investissement pour le gouvernement autrichien, or elle ne rend pas les intérêts.

Revue des Deux Mondes – Est-ce la raison pour laquelle le roi ­d’Autriche, son oncle, l’a totalement lâchée au moment du procès ?

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Emmanuel de Waresquiel Cela a peut-être joué. Dans l’esprit du neveu de Marie-Antoinette, François II, il eut mieux valu conquérir le territoire par les armes puisque les armées autrichiennes, prussiennes et anglaises se trouvaient dans une position très favorable en 1793 ; on parlait tout de même d’entrer dans Paris ! Dans sa stratégie, Marie- Antoinette ne vaut plus rien. Napoléon le dit lui-même à Sainte- Hélène dans ses conversations avec Las Cases : le comportement de l’Autriche à l’égard de Marie-Antoinette a été vécu au moins de façon silencieuse, sinon honteuse.

Revue des Deux Mondes – Louis XVI ne tient-il pas à être un contre- exemple de la vie de débauche de Louis XV ?

Emmanuel de Waresquiel Louis XVI, comme Marie-Antoinette, déteste le souvenir des grandes maîtresses de son grand-père ; il se débarrasse immédiatement de Mme du Barry, qui est exilée de la cour dès la mort de Louis XV en 1774 – cette méfiance à l’égard des femmes de la part de Louis XVI est de ce point de vue assez révolutionnaire. Lui-même n’aura pas de maîtresse. Que la Révolution reproche-t-elle à travers les fantasmes de Marie-Antoinette ? L’incroyable renverse- ment des rapports de force entre les hommes et les femmes.

Revue des Deux Mondes – La Révolution est-elle un moment de « revi- rilisation » de la société française ?

Emmanuel de Waresquiel Oui. Le procès est nécessaire à la construc- tion de la jeune République et à sa légitimité. Il n’y a pas de légitimité révolutionnaire sans désignation, exclusion et suppression de l’ennemi. Marie-Antoinette est le bouc émissaire dans un contexte politique bien particulier, celui d’une impasse militaire, politique et d’une insurrection dans l’Ouest ; elle doit être désignée à la vindicte des patriotes, de ceux qui représentent la République, la vertu et la nation. Marie-Antoinette incarne toutes les faces d’un ennemi qui en veut à la République et qui aspire à son renversement et à la Contre-Révolution. L’imprégnation de

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cette haine, l’accumulation fantasmatique – il faut lire les adjectifs du père Duchesne : « la putain d’Autriche », « la salope autrichienne »… – fait d’elle l’accusée idéale. Tout le combustible révolutionnaire repose sur la dialectique entre la Révolution et la Contre-Révolution. Le com- plot n’est pas seulement une réalité ou un fantasme, c’est une nécessité. Il y a l’idée de la légitime défense (ce qu’on retrouvera dans tous les procès révolutionnaires ou contre-révolutionnaires).

Revue des Deux Mondes – La débauche serait un privilège de la noblesse ; l’érotisme devient contre-révolutionnaire. La Révolution marque-t-elle un tournant puritain ?

Emmanuel de Waresquiel Oui ! N’oublions pas que la Révolu- tion prend ses racines dans une forme de jansénisme, dans une culture gallicano-protestanto-janséniste,­ « oratoriériste ». J’ai publié une suite à mon Talleyrand intitulée « Dernières nouvelles du diable » (1) ; je prépare un autre essai dans la même veine qui paraîtra à la fin de l’année ; il s’agit d’une suite à mon Fouché, Dossiers secrets (2) : je reprends un certain nombre d’éléments de la vie et de la psychologie de Fouché, et les nourrit avec des archives nouvelles ; un chapitre sera consacré aux rapports de Fouché avec les femmes. Dans les lettres que j’ai pu retrouver, il donne des conseils à sa sœur pour l’éducation de ses nièces, des instructions à ses enfants en prévision de leur mariage ; sa vision est incroyablement traditionnelle, sinon rétrograde, de notre point de vue contemporain. La femme doit être remise à une place décente, discrète, convenable – idée que ne partageait pas du tout Talleyrand : le jour où j’ai entendu pour la première fois sous l’Empire l’expression « femme comme il faut », j’ai entendu sonner le glas de « la douceur de vivre », dit-il en substance. La « femme comme il faut », c’est la vision de Fouché.

Revue des Deux Mondes – La représentation très conservatrice dans laquelle les femmes seront enfermées pendant tout le XIXe siècle n’est-elle pas à l’œuvre au moment de la Révolution ? Rousseau, déjà, sacralisait la vision maternelle de la femme...

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Emmanuel de Waresquiel Les influences sont très diverses. La méfiance incommensurable de la femme, de l’influence qu’elle peut avoir, ressemble presque, à travers les interprétations plus ou moins fantaisistes du Coran, à la méfiance que l’on peut prêter aux musul- mans : la femme représente un tel danger qu’elle doit se couvrir. Rous- seau n’est pas loin de ces idées-là !

Revue des Deux Mondes – D’après Rousseau, le seul rôle positif de la femme relève de l’éducation : elle doit élever les futurs citoyens…

Emmanuel de Waresquiel Alors que le rôle assigné à la femme sous l’Ancien Régime n’était absolument pas celui d’une éducatrice. Les grands traités d’éducation féminins, sinon féministes (Mme de Genlis, Mme de Duras) apparaissent à l’extrême veille de la Révolution. C’est un phénomène nouveau. Cette vision est d’autant plus renforcée par la réaction catholique de la Restauration et surtout de la monarchie de Juillet du Second Empire. Le catholicisme renaît après le phénomène de déchristianisation forcée par la Terreur, cette dépossession violente de l’Église dans tous les domaines – éducation, morale, conscience, politique.

Revue des Deux Mondes – Récupérée par les catholiques à la Res- tauration, Marie-Antoinette, dans l’imaginaire, passera du statut de « putain » à celui de sainte et martyre...

Emmanuel de Waresquiel Dans Juger la reine (3), j’essaye de sor- tir de ces deux visions. Je me suis servi du procès non seulement pour comprendre l’extraordinaire face-à-face de deux mondes – la Révolu- tion et la Contre-Révolution – et pour la comprendre, elle.

Revue des Deux Mondes – « La Révolution n’aime pas les femmes », dites-vous. De qui parlez-vous ?

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Emmanuel de Waresquiel D’un personnel révolutionnaire à l’œuvre au cours du procès. Ce sont ces activistes sans-culottes jaco- bins, des sections parisiennes de la Commune de Paris, et en partie de la Convention. Au moment du procès de Marie-Antoinette, il y a un élément de fantasme pornographique attaché à la personne de la reine. C’est probablement le reflet de la grande misère sexuelle des jurés et des juges.

Revue des Deux Mondes – Mme de Staël est l’une des rares à avoir eu les mots justes concernant Marie-Antoinette...

Emmanuel de Waresquiel Elle se place du point de vue de celle qui veut à tout prix éviter la Terreur, la violence et autres dérapages de la Révolution. Elle met l’accent sur le fait qu’on va juger une femme plus qu’une reine et une mère ; elle semble avoir pressenti l’accusation d’inceste qu’on lui portera. Germaine de Staël considère que ce procès sera épouvantablement à charge. Elle l’écrit deux mois avant le début de l’audience, en août…

Revue des Deux Mondes – « Ce procès est un grand exemple pour les femmes », conclut le tribunal...

Emmanuel de Waresquiel Oui, c’est une sommation à rester tranquille.

1. Emmanuel de Waresquiel, Dernières nouvelles du diable, CNRS Éditions, 2011. 2. Emmanuel de Waresquiel, Dossiers secrets, Tallandier, à paraître en septembre 2017. 3. Emmanuel de Waresquiel, Juger la reine, Tallandier, 2016.

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xceptées les reines franques Brunehaut et Frédégonde, aux VIe et VIIe siècles, aucune femme en France n’a jamais été souveraine de façon directe et institution- nelle, que ce soit à l’époque de la monarchie, sous les deux empires ou les cinq républiques. Mais plusieurs Ed’entre elles ont exercé le pouvoir, de manière effective ou symbo- lique, par le moyen de la régence, « dignité de la personne qui gou- verne un État pendant l’absence ou la minorité d’un souverain », pour le dire avec les mots du Littré. C’est Blanche de Castille, épouse de Louis VIII, mère de Saint Louis, assurant la régence du très-chré- tien royaume durant huit années agitées par la révolte des féodaux, de novembre 1226 à avril 1235, puis quatre autres années, 1248- 1252, tandis que son fils avait pris la route de l’Orient ; c’est Cathe- rine de Médicis, notre grande Catherine, épouse de Henri II, mère de Charles IX et de Henri III, détenant les clefs du royaume à trois reprises, en 1552, 1560-1563 et 1574 ; c’est Anne d’Autriche, veuve de Louis XIII et mère de Louis XIV, un enfant-roi de 5 ans, garante lucide de la continuité des desseins de la patrie au milieu des combi- naisons, de 1643 à 1651.

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Dans le moment bonapartiste de l’histoire de France, c’est José- phine de Beauharnais, première impératrice des Français, exerçant la régence à Paris en 1806-1807, tandis que Napoléon bataillait à Eylau

et Friedland ; Marie-Louise d’Autriche, Sébastien Lapaque est romancier, seconde impératrice des Français et régente essayiste et critique au Figaro des sanglantes années 1813-1814 : bataille de littéraire. Il collabore également au Monde diplomatique. Son recueil la Moskowa, incendie de Moscou, Berezina, Mythologie française (Actes Sud, bataille de Leipzig, campagne de France. À 2002) a été récompensé du prix l’exception de Joséphine, toutes ces régentes Goncourt de la nouvelle. Dernier ouvrage publié : Théorie d’Alger de France furent des étrangères, espagnole, (Actes Sud, 2016). italienne ou autrichienne en proie aux › [email protected] moqueries des grands du royaume, maîtres des États généraux et des sous l’Ancien Régime, de l’opinion et des journaux sous l’Empire, agitant avec habileté le peuple de Paris. La dernière femme à avoir tenté d’assurer la permanence des pro- jets de la Maison de France n’a pas échappé à l’ironie xénophobe de l’élite révoltée et du peuple en colère. Marquise d’Ardales, de Moya et d’Osera, vicomtesse de la Calzada, la comtesse Eugénie de Montijo était née à Grenade, en Andalousie, le 5 mai 1826, avant de devenir la troisième et dernière impératrice des Français, le 29 janvier 1853, jour de son mariage avec Napoléon III dans la salle des Maréchaux du palais des Tuileries, et l’ultime régente de France, du 26 juillet au 4 septembre 1870. Le destin d’Eugénie est très émouvant, notamment son veuvage de quarante-sept années criblées de mélancolie, ainsi que l’a raconté Lucien Daudet dans ses évocations sentimentales (1). Une récente biographie de Napoléon III (2) accorde une place conséquente à cette ultime souveraine française à propos de laquelle les historiens continuent de se disputer. Plusieurs tableaux en témoignent et notamment celui que l’on peut admirer à l’Hôtel du Palais à Biar- ritz : Eugénie de Montijo fut l’une des plus belles femmes de sa date. En 1849, Paris frémit lorsque cette ravissante Espagnole de 23 ans parut chez la princesse Mathilde, l’amie des Goncourt, de Gustave Flaubert, de Théophile Gautier et d’Ivan Tourgueniev qui tenait salon à Paris. Mais aucun malheur ne lui fut épargné. Comme si elle était née pour éprouver une à une toutes les insuffisances et toutes les contra-

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riétés de la vie : deuils, douleurs, défaites, humiliations, solitude, cha- grin. Ornement de la fête impériale à Compiègne et aux Tuileries, elle aimait les bijoux, les toilettes. Les chansonniers de Paris ne l’ont pas davantage épargnée que Marie-Antoinette, dont le destin la touchait. Comme l’archiduchesse d’Autriche devenue reine de France, elle fut à la fois coquette et bigote, légère et grave, frivole et frigide. Contemporaine de Balzac, née à l’époque où l’on inaugurait les premières lignes françaises de chemin de fer, elle est morte à l’âge des aéroplanes, de la révolution bolchevique et des premiers carnages industriels, le 11 juillet 1920, à Madrid, au palais de Liria. Enfant, cette fille d’un noble espagnol admirateur de l’épopée napoléonienne avait sauté sur les genoux de Stendhal ; elle rendit l’âme sept mois après qu’À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust reçut le prix Goncourt. Elle aurait pu être un personnage de ce livre : sans doute son ombre y glisse-t-elle. Le grand homme de sa vie ne fut pas son époux, dont les intermit- tences affectives et les infidélités tapageuses finirent par la lasser, mais son fils. Épouse d’un vert galant ayant au moins sept enfants naturels et qui n’avait pas la réputation de dormir souvent avec sa femme, elle lui donna un unique héritier, Napoléon Eugène Louis Jean Joseph Bonaparte, né à Paris, le 16 mars 1856. Toutes les manœuvres, tous les périls et toutes les combinaisons de l’impératrice Eugénie, régente de France à trois reprises – en 1859, lors de la campagne d’Italie de Napoléon III, en 1865, lors de son deuxième voyage en Algérie, et en juillet 1870 après le déclenchement de la guerre franco-prussienne – s’expliquent par sa volonté de voir cet enfant adoré monter sur le trône en 1874, l’année de sa majorité, afin d’enraciner la quatrième dynastie dans l’histoire de France. Hélas, la libéralisation de l’Empire plébiscitée en mai 1870 fut brève (3). Quatre mois plus tard, l’armée française était défaite à Sedan et la IIIe République proclamée à Paris. Napoléon III prenait le chemin de l’exil vers l’Angleterre, où il allait mourir le 9 janvier 1873. « Fier jeune homme si pur tombé plein d’espérance », percé par une lance zouloue le 1er juin 1879 en Afrique du Sud, le prince impérial ne serait jamais Napoléon IV que pour les fidèles bonapartistes.

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Et Eugénie n’aurait plus que ses yeux pour pleurer. Dans son exil de Camden Place, à Chislehurst, en Angleterre, la dernière impératrice se souvenait-elle du chant des 2 500 membres du corps expéditionnaire du Mexique embarqués en 1861 pour une des plus calamiteuses entre- prises de l’histoire de l’armée française ?

« Eugénie les larmes aux yeux, Nous venons te dire adieu, Nous partons de bon matin, Par un ciel des plus sereins.

Nous partons pour le Mexique, Nous partons la voile au vent, Adieu donc belle Eugénie, Nous reviendrons dans un an. (4) »

Précédemment biographe de Napoléon IV, prince impérial au destin brisé (5), parfait connaisseur de l’histoire industrielle française du XIXe siècle, Alain Frerejean retrouve au bras de Napoléon III une créature de chair et de sang qu’il connaît bien. À son propos, son juge- ment est généralement plus sévère que celui de Jean des Cars, qui a naguère tenté de dissiper la légende noire d’Eugénie (6). « Une guerre voulue par Eugénie », écrit-il du « guêpier mexi- cain » dans lequel s’embourba le corps expéditionnaire français. Ils étaient 2 500 à l’origine, ils furent près de 40 000 à traverser l’Atlan- tique entre 1861 et 1867. Six ans de malheur, 6 654 morts au combat, de blessures ou de maladie : les marsouins, les zouaves, les chasseurs d’Afrique, les marins et les légionnaires distingués à la bataille de Camerone (30 avril 1863) qui chantaient « Nous reviendrons dans un an » en embarquant à Brest, Cherbourg, Lorient ou Toulon en 1861 ne manquèrent pas de faire les comptes. Depuis 1860, Eugénie, à laquelle Napoléon III prêtait une puis- sante intuition en matière politique, assistait au Conseil des ministres. L’entourage ultramontain de son épouse ne l’inquiétait pas. Il voulait se faire aimer de tous, ceux qui allaient à la messe, ceux qui allaient

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au bordel et ceux qui allaient aux deux. Le Conseil des ministres avec Eugénie en représentante du parti catholique, c’est tout Badinguet : un quart d’heure pour les francs-maçons, un quart d’heure pour les calotins. Comptant sur une victoire rapide des confédérés dans la guerre de Sécession, l’impératrice née en Andalousie voulait contrebalancer la puissance des États-Unis anglo-saxons et protestants par la consti- tution d’un empire catholique et ibérique au Mexique. Capturé, condamné à mort et fusillé le 19 juin 1867 à Santiago de Querétaro avec ses généraux Miramón et Mejía, « l’archidupe » Maximilien paya le prix de cette folie. Dispersée au Mexique, à Rome, en Algérie, au Sénégal, en Indo- chine, l’armée française ne faisait pas le poids. Brouillée avec l’Angle- terre et les États-Unis, en froid avec l’empereur autrichien François- Joseph, qui en voulait à Eugénie d’avoir farci le cerveau de son frère Maximilien avec la « grande idée du siècle » et entraîné sa perte, la France se préparait des lendemains difficiles. Les interventions d’Eugé- nie étaient désastreuses. « Elle n’a aucun sens des réalités, du possible et de l’impossible », écrit Alain Frerejean. De son siècle, elle éprouvait le mal : elle ne faisait que rêver. Au Conseil, où Eugénie soutient le rôle de soldat de l’Église de la France tandis que les ministres saint-simoniens veulent apporter la civilisation, l’industrie, l’ordre et les lumières au Liban, en Chine et en Nouvelle-Calédonie, personne ne voit que l’armée française n’est pas assez concentrée dans les frontières du cher et vieux pays. Après la bataille de Sadowa (1866) et le renversement d’hégémonie entre la Prusse et l’Autriche, il était pourtant évident que le rusé chancelier Bismarck préparait à la France un mauvais coup. Mais Napoléon III ne voit rien venir et Eugénie non plus. Elle ne songe qu’à son fils. Après Sadowa, elle propose à son époux d’abdiquer en faveur du prince impérial et de lui confier la régence pendant neuf ans, jusqu’à sa majorité. Malheureuse en amour, l’impératrice songeuse se console avec le pouvoir : « La politique, et la politique seule, devient le refuge d’Eugé- nie, sa consolation, son espoir. La régence qui lui a été confiée pendant

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la campagne d’Italie a exacerbé son appétit de domination. Depuis qu’elle a goûté au pouvoir, elle ne peut plus s’en passer. Lorsque son mari est revenu aux Tuileries après cette rude campagne où il a vu de près l’horreur de la guerre, il s’est aperçu que le ton et l’attitude de son épouse avaient changé. Ce n’est plus une jeune femme frivole, c’est un véritable homme d’État, rendant compte des événements, montrant ses notes, répétant les conversations avec les ministres et les ambassadeurs, exprimant ses idées sur les grandes questions du jour et imposant ses préférences. Pour éviter les scènes de ménage, il accepte désormais son intrusion dans la vie politique. Il a tant de choses à se faire pardonner ! (7) » « Il faut réparer Sadowa », jure Adolphe Thiers. Mais la France ne réparera jamais Sadowa. Eugénie veut une guerre contre la Prusse pour faire entrer son fils dans la carrière sur les pas de son père en Crimée et en Italie – et surtout sur ceux de son oncle. On connaît la fin de l’histoire.

1. Lucien Daudet, Dans l’ombre de l’impératrice Eugénie, Gallimard, 1935. 2. Alain Frerejean, Napoléon III, Fayard, 2017. 3. Cf. Éric Anceau, l’Empire libéral, 2 tomes, Éditions SPM, 2017. 4. Eugénie est une chanson de la Légion étrangère. 5. Alain Frerejean, Napoléon IV, un destin brisé, Albin Michel, 1997. 6. Jean des Cars, Eugénie, la dernière impératrice, Perrin, 2000. 7. Alain Frerejean, Napoléon III, op. cit., p. 284.

70 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 HENRIETTE ET JOSEPH CAILLAUX : PRESSE, POLITIQUE ET VIE PRIVÉE › Jean-Yves Le Naour

e 16 mars 1914, peu après 17 heures, une automobile s’ar- rête devant le 26, rue Drouot, siège du vénérable Figaro. La femme hautaine qui en descend, dont la robe de satin noir rehausse la blondeur des cheveux, s’engouffre dans l’immeuble et refuse de donner sa carte à l’huissier, pré- Ltextant bien connaître le directeur, Gaston Calmette, qui la recevra sans aucun doute. Mais il n’est pas là. Alors elle l’attend. Quand il survient, une heure plus tard, on lui remet une enveloppe cachetée dans laquelle il découvre la carte de la mystérieuse visiteuse qui attend dans le salon du premier étage. Il s’agit de Henriette Caillaux, l’épouse du ministre des Finances. Celui-là même contre lequel il mène une campagne poli- tique acharnée depuis des mois ! Mais que vient-elle faire ici ? À peine Calmette l’a-t-il fait entrer dans son bureau qu’elle sort un browning de son manchon et vide le chargeur sur l’infortuné journaliste. Deux balles dans la bibliothèque, une dans le portefeuille, une autre qui frôle le thorax… la bourgeoise courroucée raterait une vache dans un cou- loir ministériel. Mais Calmette est aussi atteint à la cuisse et au bassin. Il n’a pas de chance, une artère a été touchée et il se vide de son sang. Il mourra peu après minuit. La nouvelle fait sensation. La femme du

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 71 quand l’amour change le cours de l’histoire

ministre des Finances vient de tuer le directeur du Figaro ! C’est le début d’une affaire qui va passionner les Français cinq mois durant, un fait divers dans lequel se mêlent l’amour et la politique, la vie privée et la vie publique, les nerfs et les ambitions, mais surtout un drame aux consé- quences politiques incalculables.

« Ma Riri bien-aimée »

Millionnaire et candidat des gauches, battant la campagne électo- rale auprès des paysans de la Sarthe en costume trois-pièces, faux col et haut-de-forme, Joseph Caillaux est un personnage. Il est issu d’une famille de sénateurs orléanistes, la droite lui reproche d’avoir trahi son milieu et ne lui pardonne pas d’avoir fait voter l’impôt proportionnel sur le revenu. Les nationalistes, pour leur part, vomissent cet homme qui, à la présidence du Conseil en 1911, a évité la guerre et désamorcé

la crise avec l’Allemagne au sujet de la colo- Jean-Yves Le Naour est historien. nisation du Maroc, au moyen d’un com- Dernier ouvrage publié : les Oubliés promis que les va-t-en-guerre considèrent de l’histoire (Flammarion, 2017). › [email protected] comme une humiliation. Pire encore, depuis octobre 1913, Caillaux est le président du Parti radical, principal parti de la gauche, et prétend former une alliance électorale avec les socialistes en vue de remporter les législatives d’avril-mai 1914. En un mot, pour la droite, il est l’homme à abattre. Elle s’y emploie d’ailleurs avec ardeur. À la tête du Figaro, Gaston Calmette mène campagne. De décembre 1913 à mars 1914, pas moins de 110 articles, entrefilets et dessins assassins sont publiés dans le quoti- dien contre Joseph Caillaux. Tous les moyens sont bons pour alimenter ce feuilleton, y compris les insultes et les rumeurs de caniveau. Le pré- sident du Parti radical y est ainsi dépeint en affairiste, agioteur, captateur d’héritage, corrompu, etc. De la part d’un homme aussi urbain que Gas- ton Calmette, cet acharnement surprend. Une fois le drame connu, des journaux formuleront l’hypothèse d’une ridicule rivalité de coqs derrière l’affrontement politique. Selonla Vie parisienne, qui colporte les ragots, Caillaux aurait envisagé de divorcer pour s’unir avec la demi-sœur de

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Georges Feydeau, dont Calmette serait également l’amant. Le bruit est si insistant que l’ambassadeur de Suisse le répercute auprès de son gouver- nement, sans toutefois en garantir la véracité. En tuant Gaston Calmette, Henriette Caillaux, menacée d’être délaissée, n’a-t-elle pas voulu retenir son mari et le forcer à se solidariser avec elle ? Il convient de se méfier de ces thèses passionnelles qui n’ont pas le début d’un commencement de preuve. La vérité est certainement plus simple : une bourgeoise courrou- cée et en pleine dépression a perdu la tête. Le couple Caillaux est encore jeune. Mariés tous deux de leur côté, ils ont entretenu une relation adultère avant de divorcer et de convoler enfin en justes noces en 1911. Entre Joseph et sa « Riri bien-aimée », comme il l’appelle, aucun nuage à l’horizon. Mais Berthe Gueydan, la précédente épouse, n’a pas digéré le divorce et cultive rancune et rancœur. Avant de se résigner à la séparation, elle a crocheté un tiroir et s’est emparée de la correspondance amoureuse que Joseph et Hen- riette ont échangée de 1907 à 1911, durant leur relation adultérine. Elle a certes restitué les lettres, contre une somme coquette, mais il est probable qu’elle en ait fait quelques copies.

« Si Calmette publie ces lettres, je le tuerai ! »

Or, le 13 mars 1914, Gaston Calmette publie une lettre privée de Joseph Caillaux, datant de 1901 et adressée à Berthe Gueydan. Les confidences politiques qu’il y fait n’intéressent pas Henriette, mais elle se met à paniquer à cause de la publication d’un courrier privé. Si Berthe a donné une lettre au Figaro pour nuire à son ex-mari, alors elle pourrait lui en communiquer d’autres, et pourquoi pas les courriers personnels qu’elle avait autrefois dérobés ? À l’idée que sa fille, âgée de 19 ans, apprenne son infidélité d’hier, Henriette est mortifiée. « Une femme qui a eu un amant est une femme sans honneur », ne cesse-t-elle de lui répéter. En réalité, son émotion est antérieure. De son propre aveu, chaque article contre son mari lui pénètre « dans le cœur comme autant de coups de poignard ». Plus la campagne se durcit et plus elle souffre. Elle

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ne sort plus, fuit les salons bourgeois dans lesquels les opinions radicales ne sont pas bien portées et où elle est montrée du doigt comme « la femme de ce voleur de Caillaux ». Elle finit même par cultiver une para- noïa aiguë, persuadée que tout le monde en veut à son « Jo ». Elle qui a horreur de la politique et s’en désintéresse pense à son honneur perdu si jamais le journal révèle qu’elle a entretenu une liaison avant d’avoir divorcé de son premier mari. Cela paraît invraisemblable de tuer un homme pour éviter un éventuel scandale et le provoquer ainsi pour de bon, mais Henriette Caillaux ne raisonne plus tout à fait normalement. Elle a peur pour elle comme pour son époux. En dépression, elle se confie à une amie : « Vous verrez qu’on finira par me le tuer. » Joseph Caillaux a compris que sa femme n’allait pas bien. Le 16 mars, à l’issue du conseil des ministres, il s’entretient avec le pré- sident Raymond Poincaré, proche de Louis Barthou, leader de la droite et âme de la campagne de Gaston Calmette. Il demande au président de prévenir ses amis de ne pas aller trop loin. Poincaré le rassure : jamais Calmette, un si bon garçon, ne commettrait l’infamie de publier une lettre privée sans l’assentiment de son propriétaire. Peu importe, Caillaux met les points sur les i : « Si Calmette publie ces lettres, je le tuerai. » Peu avant le déjeuner, le ministre des Finances retrouve Henriette et la découvre nerveuse et apeurée. « Entre toi et un homme quelconque qui t’attaquera, il y a ton mari. Je suis ton défenseur, on ne te touchera pas sans passer sur mon corps », la ras- sure-t-il. Et il ajoute : « Sois tranquille ! Je ne te laisserai pas attaquer impunément, j’irai casser la g… à Calmette. »

« Tu m’as perdu ! »

Loin d’être tranquillisée, Henriette se méprend sur le sens de cette phrase et craint que son mari, à deux doigts de remporter les légis- latives, ne gâche sa carrière en se livrant à un emportement violent. Dans l’après-midi, n’y tenant plus, elle prend la décision de régler elle-même le problème et s’en va pour le siège du Figaro en laissant un mot.

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« Mon cher mari bien-aimé, Tu m’as dit ces jours-ci que tu casserais la g... à l’ignoble Calmette. J’ai compris que ta décision était irrévocable. Mon parti à moi fut alors pris ; c’est moi qui ferai justice. La France et la République ont besoin de toi ; c’est moi qui commettrai l’acte. […] Pardonne-moi, mais ma patience est finie. Je t’aime et je t’embrasse du plus profond de mon cœur. Ton Henriette »

Quelle inconséquence ! Comme si en assassinant le directeur d’un des principaux quotidiens de France, elle n’allait pas également tuer la carrière de son mari. Mais la bourgeoise sur les nerfs n’est plus accessible à la raison. Le soir du 16 mars, après le drame, quand le ministre se précipite au commissariat où sa femme est retenue en attendant d’être envoyée à la prison de Saint-Lazare, Joseph laisse brièvement éclater un reproche : « Tu m’as perdu », lui dit-il. Ce sera sa seule parole de répro- bation, car, désormais, il doit faire front, soutenir son épouse face à la déferlante de colère de la droite, qui jubile en même temps de l’éli- mination de Caillaux de la vie politique un mois seulement avant les élections. En effet, avec sa femme en prison et en attente d’être jugée, Joseph Caillaux doit démissionner du gouvernement et ne peut plus conduire la bataille électorale.

Affaire de nerfs ou affaire politique ?

L’opinion se divise, les uns accablent et les autres relativisent, car derrière le geste de Henriette Caillaux, c’est bien de l’avenir politique de son mari qu’il s’agit. À droite, on vomit « Jo le sanglant » et ce « ménage d’assassins », on sous-entend que la femme a tué sur ordre de son mari. À gauche on défend Henriette en affirmant que ce « jour- naliste à gages » de Calmette l’a bien cherché, qu’il est allé trop loin en pénétrant dans l’alcôve. « La faute de M. Calmette est lourde, écrit la Lanterne. Ayant franchi le mur de la vie privée, il risquait le coup parti

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de la maison. » Le Radical plaide le crime passionnel – « Elle aime, elle est une femme » – et la revue les Hommes du jour soutient que la meur- trière n’avait pas toute sa tête puisqu’elle avait ses règles ce jour-là, selon le stéréotype contemporain qui veut que la menstruation soit un état pathologique. Affaire politique pour les uns, affaire passionnelle pour les autres. Bref, le procès qui s’annonce n’est pas neutre, car c’est Caillaux que l’on veut abattre ou absoudre. Aux législatives, la droite donne pour consigne de battre les « canail- laux », tous ces candidats « vendus aux juifs » selon la Libre Parole, et également vendus à l’Allemagne, comme le précise l’Action française. Mais le 26 avril 1914, Joseph Caillaux est réélu député au premier tour dans sa bonne vieille circonscription de Mamers. Le 10 mai, les Français envoient un bloc de 230 radicaux à la Chambre. Avec l’appui de 30 répu- blicains-socialistes et de 102 socialistes, ils sont donc à même de former un gouvernement. La droite, qui recule en sièges, a perdu son pari… mais Caillaux ne peut pas devenir président du Conseil à cause de sa femme. Qu’à cela ne tienne. Si jamais le tribunal reconnaît le geste déses- péré d’une pauvre femme et l’acquitte, il reviendra alors au premier plan. En attendant, un gouvernement est formé avec à sa tête René Viviani que Caillaux, avec sa morgue habituelle, qualifie de « ministère des vacances ». Il en est persuadé, dans quelques mois, il prendra les rênes du pays. En juin, il a rencontré discrètement Jean Jaurès, chef de file des socialistes, et lui a carrément proposé le portefeuille des Affaires étrangères. Comme le socialiste lui oppose que le parti n’entend pas participer à un gouverne- ment bourgeois, Caillaux lui fait valoir que la situation diplomatique est tendue et qu’il est urgent d’ôter de la pression dans la Cocotte-Minute européenne si l’on veut maintenir la paix. Jaurès promet d’y réfléchir.

Un procès truqué

Mais pour devenir président du Conseil, et pour que cette combinai- son Caillaux-Jaurès soit possible, il convient d’abord de faire acquitter Henriette. Joseph s’y emploie sans rien laisser au hasard. Le 20 juillet 1914, quand le procès s’ouvre, tout est réglé comme du papier à musique.

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Le président Albanel est un juge complaisant, proche de Caillaux, qui s’est porté volontaire alors que ces histoires politiques font généralement fuir les magistrats. Il est tellement partial au cours des audiences que son assesseur s’en offusque : « Monsieur, vous nous déshonorez », lui lance- t-il à la figure. Les deux hommes menacent de se défier en duel et il faut que le garde des Sceaux les convoque et les sermonne pour qu’ils renoncent à croiser le fer ! Le procureur Jules Herbeaux ne sera pas non plus trop mordant, on vient opportunément de lui remettre la cravate de commandeur de la Légion d’honneur qu’il convoitait. Reste le jury citoyen. Curieusement, lors du tirage au sort, l’huissier est arrivé avec une urne descellée en s’excusant de l’avoir laissé tomber. Les archives de la préfecture de police révèlent une autre vérité : les noms de tous les jurés potentiels ont été relevés, et une enquête a été menée sur leurs opinions politiques. Ainsi, l’avocat de Henriette Caillaux sait qui il peut conserver et qui il doit récuser. Il est vrai que ce procès n’est de toute façon pas juste, un jury à droite condamnera et un autre de gauche acquittera. Enfin, Joseph Caillaux a même pensé au public, faisant dis- tribuer des billets d’entrée avec l’aimable complicité du président Alba- nel. Quelques gros bras, payés grassement, sont là pour huer les témoins à charge ou pour applaudir les dépositions favorables à l’épouse du Sar- thois. C’est ce qu’on appelle un procès à grand spectacle ! Pourtant, à partir du 23 juillet, l’attention des Français est subite- ment détournée par une crise balkanique. Un mois après l’attentat de Sarajevo, que tout le monde a déjà oublié, l’Autriche-Hongrie vient d’adresser un ultimatum à la Serbie. Le 28 juillet, alors que le tribunal prononce l’acquittement de Henriette, l’armée autrichienne bombarde Belgrade. La guerre européenne devient inévitable. La Russie ne peut pas laisser écraser son allié serbe et l’Allemagne défendra naturellement son allié autrichien, après quoi la France devra honorer son alliance avec Saint-Pétersbourg. Caillaux, qui a parfaitement manœuvré pour obte- nir l’acquittement de son épouse, a finalement échoué. Il ne deviendra pas chef d’un gouvernement pratiquant une bonne entente avec l’Alle- magne, il n’y aura pas de cabinet avec Jaurès aux Affaires étrangères et personne n’arrêtera la machine infernale. En 1914, Caillaux avait ren- dez-vous avec l’histoire. À cause des nerfs de sa femme, il n’y était pas.

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 77 ELEANOR ROOSEVELT, FIRST LADY OF THE WORLD › Claude-Catherine Kiejman

dossée à un rocher de granit noir, Eleanor Roosevelt, haute silhouette enveloppée d’un ample manteau de bronze, se dresse solitaire et pensive, à l’extrémité ouest de la 72e Rue et de Riverside Drive. Inauguré en 1996 à Manhattan, trente-deux ans après la mort d’Eleanor,A en présence de Hillary Clinton, ce monument est unique en son genre aux États-Unis, aucune autre épouse d’un président améri- cain n’ayant jamais été ainsi honorée. Inscrits dans le sol au pied de la statue, ces quelques mots d’Adlaï Stevenson (1) : « Her glow has warmed the world » (« Sa flamme a réchauffé le monde »). Jamais avant elle, ni depuis, l’épouse d’un président américain n’a connu une telle popula- rité, exercé une telle influence. Il ne saurait être question dans ces quelques pages de retracer dans leur totalité la vie et l’œuvre d’Anna Eleanor Roosevelt mais d’en souli- gner les grandes lignes et de montrer comment elle sut évoluer dans sa vie privée comme dans sa vie publique. Eleanor naît le 11 octobre 1884 dans une famille de cette aristocratie américaine protestante, si bien décrite dans les romans d’Edith Whar- ton, qui s’enorgueillit de ses origines. Orpheline à 10 ans de père et de mère (2), elle est élevée strictement par sa grand-mère maternelle. C’est une enfant solitaire, timide, introvertie. À 15 ans, en 1899, alors que

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l’Amérique bondit de toute sa jeune vigueur dans le nouveau siècle, elle part pour l’Europe. Elle est inscrite dans une finishing school, située près de Londres et dirigée par une Française, Mlle Souvestre. Allenswood n’est pas une école comme les autres, l’éducation dispensée s’y distingue par l’exigence intellectuelle et l’indépendance de sa directrice, une féministe avant la lettre qui encourage ses élèves à penser par elles-mêmes. Pour Eleanor, qui ignore tout de la politique, c’est une révélation. Pour la première fois de sa vie, elle se trouve en contact avec une femme qui ne craint pas d’afficher ses opinions ni même de s’engager pour une cause. Après trois années passées en Europe, Eleanor, qui va bientôt avoir 18 ans, rentre aux États-Unis, où le nouveau président s’appelle Théodore Roosevelt et n’est autre que le frère de son père (3). Elle aurait bien aimé rester encore un an à Allenswood, mais sa grand-mère la réclame : il est temps qu’elle fasse son entrée dans le monde. Très grande, longiligne, une masse de cheveux couleur de miel, des yeux bleus qui attirent le regard et compensent la mâchoire proéminente et l’absence de menton, Eleanor ne manque ni de charme ni d’élégance. Elle est loin d’être une mondaine, mais son nom n’en est pas moins sur toutes les listes des bals qui ponctuent la Claude-Catherine Kiejman est saison. Convaincue de ne pas correspondre journaliste. Elle a notamment publié Eleanor Roosevelt, First Lady et aux canons esthétiques en vigueur, elle n’est rebelle (Tallandier, 2012) et Golda toutefois pas aussi dédaignée qu’elle le craint. Meir. Une vie pour Israël (Tallandier, C’est ainsi qu’un lointain cousin (4), Fran- 2015). klin Delano Roosevelt, un beau garçon de 20 ans qui se distingue par sa haute taille, son regard lumineux et un magnifique sourire, s’intéresse à elle. Il apprécie son intelligence et ses qualités de cœur. Jeune homme ambitieux, récemment diplômé de Harvard, il n’est probablement pas indifférent au fait qu’elle soit la nièce de Théodore Roosevelt. Fils d’une mère exclusive, Sara Delano Roosevelt, qui fait tout pour l’éloigner d’Eleanor qu’il a décidé d’épouser, Franklin doit patienter plu- sieurs mois avant de parvenir à ses fins. Le mariage a lieu le 17 mars 1905. Menant sa nièce à l’autel, le président des États-Unis se félicite que le nom des Roosevelt se perpétue dans la famille. Le lendemain, le New York Sun commente avec ironie : « Il y avait toutes les chances qu’un Roosevelt épousât une Roosevelt, car les Roosevelt ne fréquentent que les Roosevelt. »

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« Je pense, écrira Eleanor en 1933 dans This Is My Story, que je cor- respondais tout à fait au modèle de la jeune femme de la bonne société de l’époque, assez conventionnelle, effacée, destinée à n’être qu’une mère de famille. » A-t-elle oublié l’enseignement de Marie Souvestre ? Car c’est effectivement ce qu’elle va être pendant dix ans, donnant naissance à six enfants ; ses autres activités, à part celles des mondanités d’usage, sont des plus restreintes. Quand à Franklin, qui a intégré un cabinet d’avocats où il s’occupe de droit maritime, il est assez fortuné pour jouer aussi les gentlemen farmers à Hyde Park (5), avant d’entrer, un jour ou l’autre, en politique. Franklin est souvent absent et Eleanor s’ennuie, souffre de l’autorité de sa belle-mère, se montre souvent morose, voire mélancolique. Les choses commencent à changer quand Franklin remporte en 1911 le poste de sénateur démocrate de l’État de New York. Pour être au plus près de la population, il décide de quitter New York et de s’installer à Albany (6). Eleanor commence alors à s’intéresser à la politique, même s’il s’agit avant tout de complaire à Franklin : « Je ne sais pas si j’en avais vraiment le goût ! C’était le devoir d’une épouse de s’intéresser à tout ce qui intéresse son mari, qu’il s’agisse de politique, de livres ou du plat qu’il préfère pour son dîner. » Le vote des femmes ? Elle n’y songe pas un instant et y serait même hostile. Le jour où elle apprend que Franklin est partisan du suffrage féminin, elle change d’avis : « Si mon mari était féministe, il me fallait sans doute l’être aussi. (7) » On est encore loin de la femme libérée. En 1913, Franklin Roosevelt est nommé secrétaire adjoint au minis- tère de la Marine par le président Wilson et la famille déménage à Wash- ington. Eleanor, femme de devoir, se soumet aux obligations mondaines et donne de son temps aux comités de bienfaisance. À 30 ans, prison- nière de son milieu et de ses préjugés, elle reste insensible à la situation des dizaines de milliers de Noirs qui vivent dans la misère à Washington et refuse même de soutenir la campagne de la First Lady, Edith Wil- son, contre les mauvaises conditions qui sont les leurs. Autre préjugé de sa caste, sa méfiance envers les juifs. « Tous ceux qui n’appartiennent pas à son milieu », note l’historien André Kaspi, lui semblent ridicules, bizarres, surprenants, étrangers. Ne pas dévier d’un iota des règles de l’étiquette, telle pourrait être sa devise.

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Il lui faudra encore quelques années pour réagir et devenir une autre femme. Deux drames vont contribuer à son évolution. Il y a d’abord la trahison de Franklin. Au printemps de 1918, Eleanor découvre dans les affaires de son mari, de retour d’une mission en Europe, des lettres d’amour d’une jeune femme, Lucy Mercer (8). Aucun doute n’existe, il s’agit d’une liaison sérieuse que Franklin ne nie pas. Pour Eleanor, ce mariage tel qu’elle l’a vécu jusqu’ici, entre les naissances successives et les obligations, perd tout son sens. Elle se montre intraitable : s’il ne rompt pas à jamais avec Lucy, elle demandera le divorce. Franklin s’incline mais jamais Eleanor n’oubliera. Leur mariage aura désormais un tout autre sens, celui de deux partenaires et ils feront chambre à part. Plus tard, elle reconnaîtra : « Le monde dans lequel je vivais s’écroula… Cette année-là, je suis vraiment devenue adulte. (9) » Elle a 34 ans et sa méta- morphose va être spectaculaire.

L’aristocrate puritaine devient une militante non conformiste

Au printemps de l’année 1919, le Congrès ratifie par un dix-­ neuvième amendement à la Constitution le suffrage féminin. Convain- cue désormais de la valeur du combat des femmes, Eleanor prend ses premiers contacts avec des organisations féminines qui donnent priorité aux conditions de travail des femmes, notamment le Rassemblement international des travailleuses (International Congress of Women Wor- kers). Elle ne se préoccupe pas moins, même si elle s’en défend, de sou- tenir son mari lorsqu’il est candidat à la vice-présidence démocrate lors des élections de 1920. À la demande de Franklin, elle le suit dans sa campagne. L’élection se révèle catastrophique pour les démocrates mais Roosevelt accepte la défaite avec philosophie. À 38 ans, rien n’est perdu, et en attendant des jours meilleurs, il quitte la vie politique pour revenir à son cabinet d’avocats. Le couple s’installe à New York, où Eleanor s’inscrit à des cours de commerce, de dactylo et de sténographie. Très vite aussi, une amie de longue date, Narcissa Vanderlip, la dynamique présidente de la Ligue des électrices de New York (League of Women Voters), la persuade de prendre en charge les comptes rendus juridiques qui concernent les droits des femmes. Eleanor est aidée dans cette tâche

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par une juriste de 50 ans, Elizabeth Fisher Read. Représentante emblé- matique du mouvement féministe New Woman, celle-ci partage sa vie avec Esther Lape, qui est à la fois enseignante et journaliste. Toutes deux ont créé une revue hebdomadaire : City, State and Nation. C’est pour Eleanor le début d’un engagement qui ne cessera jamais. Il ne s’agit pas seulement d’émancipation personnelle, mais de la lutte en faveur de réformes sociales et économiques qui doivent déboucher sur des lois protégeant le travail des femmes et des enfants. Peu à peu, la jeune femme timide et soumise, longtemps passive, laisse place à une femme indépendante et hyperactive. Plus qu’une évolution, c’est une révolution. L’aristocrate et puritaine Eleanor devient une militante non conformiste, engagée dans les combats les plus controversés du XXe siècle : les femmes et le pouvoir, les races et les classes, la guerre et la paix, les problèmes de justice, la sécurité économique, les droits de l’homme. Au mois d’août 1921, alors que toute la famille se trouve en vacances dans la propriété de Campobello, située à la frontière du Canada, un drame accable les Roosevelt. Franklin tombe soudainement malade à la suite d’un bain dans un lac glacé, une de ses jambes refuse de fonction- ner, sa température est élevée et bientôt la paralysie gagne l’autre jambe. Le diagnostic de la poliomyélite, une maladie mortelle qui déferle sur l’Amérique, est confirmé et il y a peu de chances pour qu’il retrouve l’usage de ses membres inférieurs. Pour l’y aider, Eleanor mène une double bataille : elle le veille jour et nuit et lorsque sa santé s’améliore, elle le conforte dans sa volonté de ne pas renoncer à ses ambitions poli- tiques. Son nom ne doit pas disparaître de la sphère publique et afin qu’il ne perde pas contact avec ce qui se passe dans le pays pendant sa longue convalescence, Eleanor va être « ses yeux, ses oreilles et ses jambes ». Désormais c’est au sein de la division féminine du Comité démocra- tique de l’État de New York, où l’entraînent deux autres femmes au printemps de 1922, Nancy Cool et Marion Dickerman, qu’elle prend toute sa part. Elle parcourt ainsi le territoire de l’État jusque dans ses coins les plus retirés, participe à des réunions, des débats, des banquets. Elle apprend à parler sur une estrade et elle parvient vite à séduire les auditoires, se faisant lors de ses interventions l’interprète de Franklin. Pas une semaine sans que la presse, en particulier le New York Times,

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ne se fasse l’écho de son activité grandissante et ne mentionne le nom de Roosevelt. Dès cette époque, Eleanor convaincue, contre l’opinion majoritaire isolationniste, de la nécessité pour les États-Unis de partici- per à une organisation internationale capable de garantir la paix, s’en- gage dans ce nouveau combat. Accusée par le New York Herald Tribune de servir des intérêts étrangers, elle est fichée pour la première fois par le Federal Bureau of Investigations (FBI) pour un-american activities (10). Trois ans ont passé, Roosevelt, en dépit de ses espoirs d’une gué- rison totale, ne récupérera jamais l’usage de ses jambes : appareillé d’attelles orthopédiques fixées aux membres inférieurs, il est incapable de se déplacer sans béquilles. Toutefois, cela ne l’empêche pas de faire sa rentrée politique. Il siège au comité exécutif du Parti démocrate de New York et y joue un rôle éminent. Très populaire, il ne doute pas d’avoir encore un destin. Eleanor n’a été qu’un substitut temporaire de Franklin, dont le retour en politique implique qu’elle lui laisse à nou- veau toute sa place. Elle n’en poursuit pas moins sa lutte et mène une nouvelle bataille, celle de la réduction du temps de travail des femmes, pour lesquelles elle réclame, contre ceux qui prétendent qu’une telle loi porterait atteinte à la liberté individuelle, la semaine de 48 heures sur cinq jours. Mais ses préoccupations ne sont pas seulement nationales. Dans un éditorial publié sous sa signature dans The Women’s Democratic News, elle demande aux Américaines de suivre l’exemple des militantes britanniques et de manifester en faveur de la paix en créant un mouve- ment de soutien au pacte Briand-Kellogg qui met la guerre hors la loi. En 1928, Roosevelt remporte avec 25 000 voix d’avance sur son adversaire républicain le poste de gouverneur de l’État de New York (11). Si Eleanor se réjouit pour lui, elle ne s’inquiète pas moins du rôle qu’on lui réserve. Va-t-elle devoir se contenter de n’être que l’épouse du gou- verneur ? Eleanor sait que Franklin n’acceptera pas trop d’ingérence de sa part dans le domaine politique, aussi renonce-t-elle à toute activité à l’intérieur du Parti démocrate, comme elle l’annonce devant le Women’s City Club le 9 janvier 1929. Du moins officiellement. Elle continue toutefois à écrire sans les signer les éditoriaux du Democratic News. Plus question non plus de prendre la parole en public ou de participer à la moindre organisation citoyenne. Ce qui ne l’empêche pas d’influen- cer son mari lorsqu’il doit constituer son cabinet, et c’est ainsi qu’elle

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intrigue pour qu’il choisisse comme commissaire à l’Industrie une femme dont elle respecte les compétences et l’intégrité, Frances Perkins (12). Franklin sait aussi qu’elle est toujours disposée à l’appuyer dans sa tâche. Il lui propose donc de l’accompagner dans ses tournées à travers l’État de New York, destinées à mieux connaître les besoins des citoyens mais aussi à vérifier la bonne marche des institutions.

Des partenaires à toute épreuve, liés par une ambition ­commune

À son retour d’un voyage en Europe avec deux de ses fils pendant l’été 1928, elle reprend du service au sein de la section des femmes du Parti démocrate et collabore au Democratic News. Impôts, aides aux fer- miers, législation du travail, emploi, travaux publics, pouvoir politique, elle analyse dans ses éditoriaux tous les problèmes de l’heure, alors que le chômage ne cesse d’augmenter. Au mois d’octobre 1929, intervenant comme oratrice à l’exposition des industries et arts féminins, elle s’en prend directement à Henry Ford, le magnat de l’automobile, qui juge les femmes trop peu précises pour travailler dans l’industrie. Et alors que la crise s’accentue, elle réclame des réformes immédiates. Dans la perspective de l’élection présidentielle de 1932, Roosevelt, à l’issue de son deuxième mandat de gouverneur, est candidat à la nomi- nation démocrate. La Convention ouvre ses portes le 27 juin à Chicago, mais le vote ne débute que le 30 juin à 4 h 20 du matin et doit se pour- suivre jusqu’au soir suivant. Selon l’usage, Franklin est resté chez lui à Albany dans l’attente des résultats ; il est entouré de sa famille, de sa secrétaire, l’irremplaçable Missy Le Hand, et de quelques journalistes. Parmi eux, une journaliste reconnue et appréciée de l’Associated Press : Lorena Hickock, Hick, comme l’appellent ses familiers. Grande admi- ratrice du gouverneur, elle est chargée de suivre les faits et les gestes d’Eleanor. Bientôt, elles seront inséparables. Ce n’est qu’à l’heure du dîner, le 1er juillet, que les résultats sont connus : Roosevelt­ l’a emporté avec 945 suffrages, bien plus qu’il ne lui est nécessaire. Sans attendre, il rejoint Chicago où, annonçant le New Deal, il prononce un discours qui deviendra légendaire.

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Une nouvelle campagne contre le président Hoover l’attend, épui- sante. Les questions économiques et la prééminence qu’il veut donner à l’État fédéral sur les États forment l’essentiel des idées qu’il désire mettre en œuvre. Eleanor le soutient sans réserve et redouble d’activité à la tête des Femmes démocrates pour les convaincre d’agir : « Ensemble les femmes peuvent faire beaucoup. Efforçons-nous de nous unir dans cette épreuve aussi dangereuse qu’une guerre. » Durant toute cette période, Lorena Hickock suit partout Eleanor. Quelques mois ont suffi pour qu’une intense amitié lie les deux femmes. Le 8 novembre 1932, Franklin Roosevelt est élu président des États- Unis. Il a 50 ans. Les journalistes entourent Eleanor : « Êtes-vous heu- reuse ? » Un instant de silence, puis avec cette distance qui lui est cou- tumière quand il s’agit d’une question personnelle : « Évidemment je suis heureuse, vous êtes heureux quand une personne à laquelle vous êtes attachée obtient ce qu’elle veut. » Et avec gravité : « C’est une tâche immense, il est extrêmement difficile de conduire une nation dans une époque telle que celle que nous traversons. Ce n’est pas seulement quelque chose dont vous pouvez simplement vous réjouir. » Le 15 jan- vier, Roosevelt échappe à un attentat alors qu’il se trouve en Floride. Pressée de commenter l’événement, Eleanor garde tout son calme : « Cela peut arriver à n’importe qui dans la vie politique… On ne peut vivre dans la peur. » À quelques semaines de l’intronisation du nouveau président, les prochaines responsabilités de Franklin ne sont pas sans poser pro- blème à la future First Lady, obligée pour correspondre à la définition de son statut d’abandonner toutes les activités qui lui étaient devenues indispensables. Mais une fois encore elle se plie à ses exigences, il n’est pas question d’échapper à son devoir. Elle partage en effet avec Fran- klin le souci du bien public. Ne sont-ils pas tous deux, en dépit des épreuves de leur couple et de la distance prise, des partenaires à toute épreuve, liés par une ambition commune, celle d’améliorer le sort des plus démunis et de la nation tout entière ? Mais comment préserver sa vie personnelle, dans laquelle Lorena Hickock tient dorénavant une place d’exception ? Elles ne se quittent pratiquement plus et entame- ront dès l’installation d’Eleanor à la Maison-Blanche une correspon- dance quasi quotidienne. Lorena n’appartient nullement au monde

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dont est issue la future First Lady, elle n’en a ni les manières ni l’esprit. Vivant du fait de son métier dans un monde d’hommes, elle boit, fume le cigare, joue au poker, est vêtue le plus souvent d’une chemise de flanelle et d’un pantalon. Lorena est une self-made woman. Eleanor une aristocrate privilégiée. Elles ont toutes deux eu une enfance dou- loureuse, mais celle de Hick a été souvent misérable. Pour la première fois, peut-être, Eleanor qui se sent totalement acceptée, comprise, aimée, avoue à quel point elle a été blessée par la trahison de Franklin. Hick la rassure, répond à ses inquiétudes et l’encourage à profiter de sa fonction de First Lady pour lui donner un nouveau sens et faire prospérer les idées qui lui sont chères. Comment savoir ce qui rapproche deux êtres ? Et quelle est la nature exacte de la relation qui unit les deux femmes ? Eleanor n’en parle dans aucun volume de ses mémoires. Quand elle mentionne Hick, à pro- pos de conversations qu’elles peuvent avoir ou des voyages qu’elles font ensemble, c’est avec une distance chaleureuse et la même discrétion dont elle use avec le reste de ses proches. Pudique, elle ne révèle jamais rien de ses sentiments intimes. De plus, l’heure n’est pas encore à la presse people. Tout changera beaucoup plus tard, en 1978, lorsque seront ouvertes au public les archives de Hick. Les documents sont une révéla- tion : au total plus de trois mille trois cent lettres échangées entre 1933 et 1962 qui montrent la confiance existant entre les deux femmes. Tous les sujets sont évoqués, mais au moment où Franklin entame son pre- mier mandat, elles sont particulièrement ardentes et passionnées. En 1979, Newsweek, se référant à cette correspondance, ne craindra pas de titrer « A lesbian love affair ». Quoi qu’il en soit, l’amitié entre les deux femmes perdurera jusqu’à la mort.

De nouvelles voies pour agir

Installée à la Maison-Blanche, Eleanor, qui a abandonné toutes les activités qui étaient jusqu’alors les siennes au sein du Parti démo- crate et d’autres organisations politiques pour obtempérer aux désirs de Franklin, trouve de nouvelles voies pour agir. Sa première initia- tive est d’instaurer le principe d’une conférence de presse hebdoma-

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daire réservée aux seuls membres féminins de la profession (13). Elle s’engage au départ à ne pas répondre aux questions politiques ; prio- rité est donnée aux problèmes touchant les femmes, aux difficultés qu’elles rencontrent dans leur vie familiale, sociale ou professionnelle. Mais bientôt s’impose le thème des réformes destinées à remédier aux inégalités. Eleanor ose même aborder, mais c’est une exception, les questions qui touchent à la situation internationale. Outre ces rendez- vous avec la presse, la First Lady est sollicitée pour faire des confé- rences aux quatre coins du pays ou parler à la radio. Sa carrière jour- nalistique prend une nouvelle ampleur quand elle se voit proposer d’écrire une chronique quotidienne destinée à mieux faire connaître la vie à la Maison-Blanche. « My Day » paraît pour la première fois le 30 décembre 1935. Trente-cinq journaux la publient au départ, ils sont plus de cent dans les années quarante. Lors de la visite en 1939 des souverains britanniques, le nombre de ses lecteurs atteint quatre millions. Centrées au départ sur la vie familiale et les détails domes- tiques, les chroniques abordent bientôt tous les thèmes de l’actualité. En 1937, Eleanor publie le premier tome de ses mémoires : This Is My Story. Eleanor est partout, comme le montre cette caricature du New Yorker où l’on voit deux mineurs au fond de leur mine s’exclamer éberlués : « Oh ! Mon Dieu, voilà Mme Roosevelt ! » À une époque où les États-Unis restent fortement marqués par le racisme – en 1933 un quart de la population noire est au chômage et l’on compte vingt-quatre lynchages dans cette même année –, Eleanor fait preuve d’une incomparable audace. C’est ainsi qu’après la première réélection de Franklin en 1936, elle accepte la coprésidence du National Committee to Abolish the Poll Tax destiné à abolir l’impôt que doivent payer les Noirs pour pouvoir voter. Un comportement scandaleux de la part de la femme d’un président, s’indigne la presse du Sud, qui la qualifie « d’antiaméricaine » et « d’activement rouge » pour avoir offert une rose à une petite fille de couleur âgée de 5 ans. Rappelons encore le concert historique du 19 avril 1939, donné par Marian Anderson, la célèbre cantatrice noire, devant le mémorial de Lincoln à Washington, grâce à l’intervention de la First Lady (14). Quelques mois plus tard, prenant la parole au National Negro Congress, où l’on commémore la

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signature de la proclamation de l’émancipation par Lincoln, Eleanor exhorte l’Amérique à poursuivre l’œuvre commencée par le président assassiné. À ses yeux, le racisme américain et le fascisme sont de la même essence. Tout comme Roosevelt, Eleanor a pleinement confiance en la démo- cratie américaine et n’a que répugnance pour le totalitarisme du régime soviétique. Elle n’en manifeste pas moins de la curiosité envers le fonc- tionnement d’un système basé sur la planification et la propriété de l’État. Ainsi, sans se soucier une fois de plus du qu’en-dira-t-on, elle participe à diverses organisations auxquelles se trouvent mêlés des militants et des sympathisants communistes, en particulier l’American Youth Congress, qui rassemble plusieurs millions de jeunes qui réclament des réformes sociales et politiques, militent contre la guerre et le fascisme et ne se privent pas non plus de juger trop timide la politique du New Deal. Elea- nor accepte de participer au mois de juillet 1936 à leur premier congrès national qui se tient à Washington. Si elle comprend mal comment les communistes américains, sous prétexte d’affaiblir la cause antifasciste, ne dénoncent pas le pacte germano-soviétique, elle ne se scandalise pas moins lorsque certains d’entre eux sont appelés à comparaître devant The House Un-American Activities Committee, cette commission spéciale mise sur pied par la Chambre des représentants, avant-goût du maccar- thisme. Elle-même est l’objet de toute l’attention du FBI et, à droite, les plus extrêmes l’accusent d’être un agent du Kremlin. Eleanor a toujours été une pacifiste. Mais les événements qui sur- viennent en Europe à partir des années trente l’amènent peu à peu à réviser ses jugements. Face à la menace fasciste et nazie, aux exactions raciales, elle n’exclut pas l’usage de la force. C’est ainsi qu’elle prend fait et cause pour les républicains espagnols alors que les catholiques améri- cains soutiennent le général Franco. Par ailleurs, face à un département d’État très hostile à l’accueil des réfugiés juifs persécutés par le régime nazi, elle soutient un projet de loi qui permettrait l’entrée aux États- Unis de vingt mille enfants allemands, juifs pour la plupart. En vain. Mais elle réussit à faciliter l’obtention de visas pour l’Emergency Rescue Committee qui, opérant à Marseille en 1940 et 1941 (15), réussit à sau- ver plus de deux mille juifs et militants antinazis, dont nombre d’artistes et d’écrivains (16).

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Alors que la menace hitlérienne s’accroît sur le monde, le couple Roosevelt a pleinement conscience que les États-Unis ne pourront pas longtemps échapper à la guerre. Mais en attendant, après huit ans d’exercice du pouvoir, Roosevelt s’est finalement décidé, sous la pres- sion de son camp, à se présenter à un troisième mandat. Et une fois encore, Eleanor est mise à contribution. Roosevelt qui, pour le poste de vice-président, avait fait le choix controversé par nombre de démocrates de Henry Wallace (17), refuse de paraître à la Convention, préférant y envoyer sa femme, dont il connaît la popularité. Le vendredi 18 juillet 1941, Eleanor Roosevelt prend la parole devant une myriade de micros : « It is not an ordinary nomination in an ordinary time. » Lorsqu’elle s’in- terrompt les applaudissements fusent, Roosevelt emporte la nomina- tion. Et le 20 janvier 1941, Franklin Delano Roosevelt prête serment pour la troisième fois. Le dimanche 7 décembre 1941, il est 13 h 30 à Washington quand le président est appelé au téléphone : les Japonais viennent de bombar- der Pearl Harbour. Dès le lendemain, Franklin s’adresse au Congrès et demande que l’état de guerre soit reconnu. Le consensus est total. Dans sa chronique « My Day », alors que ses quatre fils ont déjà revêtu l’uni- forme, Eleanor écrit que personne ne doit douter de l’issue finale. À la radio, elle en appelle aux femmes et aux jeunes pour qu’ils soutiennent l’effort de guerre. Pendant les années qui vont suivre, la conduite des affaires militaires et la diplomatie n’étant ni de son ressort ni de ses com- pétences, Eleanor n’est guère associée aux impératifs de l’heure. Tenue à l’écart de la grande politique qui occupe chaque instant de la vie de Franklin, Eleanor a moins de possibilité de faire entendre sa voix et elle supporte mal de ne pas prendre davantage part à l’effort de guerre, aussi Franklin accepte-t-il de l’envoyer en mission. D’abord en Angleterre, où elle est chargée d’inspecter les troupes américaines stationnées sur le sol britannique et de resserrer les liens entre les deux pays. Puis il lui propose de partir pour le Pacifique Sud et d’être son porte-parole auprès des milliers de soldats cantonnés en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans de nombreuses îles. Un vrai parcours du combattant au cours duquel elle visite dix-sept îles, souvent dans le plus grand inconfort. À son retour, elle a perdu quatorze kilos et du même coup le sommeil.

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« The First Lady of the World »

Devenu président pour la quatrième fois le 7 novembre 1944, Roosevelt fête avec Eleanor le 17 mars 1945 leur quarantième anni- versaire de mariage. Quelques jours plus tard, il part pour Warm Springs (18). Il est très fatigué, et les médecins lui ont recommandé un repos total. Bien qu’inquiète, Eleanor, retenue par diverses obli- gations, est restée à Washington. Le 12 avril au début de l’après- midi, elle est prévenue par un coup de téléphone que le président s’est trouvé mal. « Elle sait au fond de son cœur que quelque chose d’affreux est arrivé (19). » Franklin Roosevelt est mort à 15 h 35. Vêtue de noir, Eleanor s’envole le soir même pour la « petite Maison- Blanche » (20). « Une longue journée déchirante », écrit Eleanor dans ses mémoires. Mais de la présence de Lucy Mercer auprès de son mari, pas un mot (21). Cinq cent mille personnes sont présentes à Washington pour dire adieu à celui qui a veillé pendant douze ans aux destinées de la nation. Puis le cercueil est emporté à Hyde Park, la demeure familiale. Franklin a demandé à être enterré dans la roseraie. Au premier rang, Eleanor, vêtue d’une simple robe noire, la tête recouverte d’un voile de deuil, porte un seul bijou, la petite broche représentant une fleur de lys que lui a offerte Franklin le jour de leur mariage. « L’histoire est terminée », répond Eleanor aux reporters qui l’in- terviewent lors de son départ de la Maison-Blanche, le 20 avril. Elle l’ignore encore, mais les dix-sept années qui lui restent à vivre vont être aussi denses que les précédentes. Dans l’immédiat, grâce à « My Day », elle conserve le contact avec les Américains, et poursuit les thèmes qui lui sont chers : l’avenir de la paix, la justice sociale, le racisme qui lui paraît plus que jamais entacher la démocratie américaine. « L’idée de la supériorité d’une race sur une autre doit disparaître dans notre pays », écrit-elle le 30 avril. Elle n’envisage alors rien d’autre que d’exercer le métier de journaliste de manière professionnelle, de voyager et de vivre entre New York et son cottage de Val-Kill (22). Mais au mois de décembre 1945, le nouveau président, Harry Truman, la presse de faire partie de la délégation des États-Unis à la première Assemblée

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générale des Nations unies à Londres (23). Persuadée que la nouvelle organisation voulue par Roosevelt est une priorité absolue, elle accepte la proposition. Nommée à la troisième commission de l’Assemblée générale, celle des questions sociales, humanitaires et culturelles, elle donne toute sa mesure quand surgit le problème des réfugiés, en parti- culier celui des personnes déplacées, et le 27 janvier 1947, elle est élue à l’unanimité présidente de la commission des Droits de l’homme, dont la principale mission est d’en élaborer la charte. Le 28 décembre 1948, Eleanor est à la Sorbonne pour en faire connaître les grands principes et, le 9 décembre, c’est à elle que revient encore l’honneur de présenter le texte final à l’Assemblée générale réunie au Palais de Chaillot. Il est adopté sans vote contraire mais avec huit abstentions. La salle applaudit à tout rompre celle que Truman nomme désor- mais « the First Lady of the World ». Eleanor quittera ses fonctions aux Nations unies, au début de 1953, à l’arrivée du président républicain Dwigt Eisenhower. L’euphorie de l’immédiat après-guerre n’a pas duré longtemps, très vite le climat international s’est dégradé avec des conséquences aux États-Unis même, où le maccarthisme menace les libertés de tout citoyen suspect d’avoir manifesté à un moment ou un autre un intérêt pour l’Union soviétique ou le socialisme. Face à la paranoïa ambiante, Eleanor est une des rares personnalités à protester. Tout comme elle continue de combattre pour les doits civiques des Noirs, pour l’égalité du salaire des femmes, pour une assurance sociale nationale, pour la coexistence pacifique. Enfin, sans avoir aucune position officielle, elle reste une force au sein du Parti démocrate. En 1960, la Convention choisit comme candidat John Fitzgerald Kennedy. Eleanor se méfie du jeune sénateur du Massachusetts, elle l’estime trop inexpérimenté, et lui reproche d’être resté muet pendant le maccarthisme. Mais celui-ci va tout faire pour conquérir Mme Roosevelt et la convaincre de l’aider à triompher. Elle y mettra alors toute sa conviction. John Fitzgerald Kennedy, vainqueur de Richard Nixon, Eleanor a joué là, au sein de l’arène démocrate, son dernier rôle : « I like to serve », aime-t-elle à dire. Mais elle a 76 ans et la même année elle est renversée par une voiture. Le diagnostic révèle bientôt une maladie

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incurable de la moelle osseuse. Pendant l’été 1962, sa santé se dété- riore. Elle meurt le 7 novembre. Franklin avait émis le souhait dans son testament que sa « chère femme » soit enterrée à ses côtés à Hyde Park. Sur la stèle de marbre blanc de leur tombe, une seule inscription :

Franklin Delano Roosevelt 1882-1945 Anna Eleanor Roosevelt 1884-1962

1. Plusieurs fois candidat démocrate malheureux à la présidence, notamment contre Richard Nixon, il a été constamment soutenu par Eleanor. 2. Sa mère, Anna Hall, meurt de la diphtérie quand elle a 8 ans ; son père, Elliot Roosevelt, qu’elle adore, meurt à la suite d’une crise de delirium tremens deux ans plus tard. 3. Le président William McKinley a été assassiné par un anarchiste d’origine yougoslave le 6 septembre 1901. 4. Ils appartiennent à deux branches de la famille Roosevelt, Eleanor à celle d’Oyster Bay, Franklin à celle de Hyde Park. 5. La propriété familiale où il a été élevé, située au nord de New York. 6. La petite capitale de l’État. 7. Eleanor Roosevelt, This Is My Story, Harpers & Brothers, 1937. 8. Elle a été la secrétaire de Franklin. 9. Joseph Lash, Eleanor and Franklin, Signet, 1971. 10. Activités anti-américaines. 11. Le poste de gouverneur de l’État de New York joue un rôle essentiel pour l’accession à la présidence. 12. Spécialiste du droit du travail, elle sera nommée secrétaire au Travail en 1933 par le président Roose- velt et le restera jusqu’en 1945. 13. Pour éviter de mettre Franklin en difficulté avec les électeurs ségrégationnistes, les journalistes noires ne sont pas admises malgré son souhait. 14. De retour d’une tournée en Europe, elle s’est vue interdire par l’organisation Les Filles de la révolution américaine de chanter au Constituion Hall de Washington. 15. Sous la direction de Varian Fry, un jeune journaliste américain. 16. Dont Hannah Arendt, Marc Chagall, Arthur Koestler, etc. 17. Secrétaire au Commerce, considéré comme trop à gauche par nombre de démocrates. 18. Warm Springs se trouve en Géorgie, où Franklin Delano Roosevelt fréquente, depuis 1924, un établis- sement thermal alimenté par des sources d’eau chaude dont l’effet lui est bénéfique. Devenu bientôt propriétaire du lieu, il en fait sa deuxième résidence. 19. Eleanor Roosevelt, This I Remember, Praeger, 1975, p. 344. 20. Warm Springs sera surnommé « la petite Maison-Blanche », à partir du moment où Franklin Delano Roosevelt deviendra président. 21. Elle a appris du même coup que sa fille Anna était au courant des visites de Lucy. Eleanor, à son retour à Washington, aura une explication orageuse avec elle. Anna affirme qu’elle ne savait rien de la présence de Lucy à Warm Springs, elle avait seulement pensé que les visites d’êtres chers pouvaient le distraire des soucis de la guerre et que d’ailleurs ils n’étaient jamais seuls. 22. Un cottage qu’elle a fait construire sur un terrain que lui a offert son mari tout près de Hyde Park, où règne sa belle-mère. Un lieu champêtre qui est pour elle un refuge depuis les années vingt. 23. Dès l’année 1942, Roosevelt s’est préoccupé du sort du monde dans l’après-guerre, souhaitant en remplacement de la défunte Société des nations une organisation internationale qui, par la sécurité col- lective, garantira le maintien de la paix, la défense des libertés publiques et individuelles.

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est l’incident de circulation le plus célèbre de toute la littérature anglaise. Au début de Mrs Dalloway (1925), Virginia Woolf décrit com- ment, par une belle matinée de juin 1923, à Londres, alors que le regard de Clarissa s’at- C’tarde sur les fleurs du fleuriste Mulberry’s – « des delphiniums, des pois de senteur, des branches entières de lilas, des brassées d’œillets », mais aussi des roses, des iris, des arums, « odeurs délicieuses », « fraî- cheur exquise » (1) – au point de se laisser soulever, emporter par une « vague », soudain, « une détonation, là dehors, dans la rue ! » (2) et une « violente explosion » viennent rompre le charme prolongé de cette sensation. Un attentat, une bombe ? Non, une automobile, « qui s’était rangée le long du trottoir juste en face de la vitrine de Mulberry’s ». La rumeur se propage aussitôt de Bond Street jusqu’à Oxford Street : c’est une voiture officielle, les passants ont juste eu le temps d’apercevoir « un visage de la plus haute importance se détachant sur le capitonnage gris perle avant qu’une main d’homme n’abaisse le store ». Moment fugace : « personne ne savait de qui on avait vu le visage. Était-ce celui du prince de Galles, de la reine, du Pre- mier ministre ? » (3). Tout se fige, s’immobilise, comme sil’explosion ­

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n’en finissait pas de produire ses ondes de choc. L’automobile repart, « stores baissés, protégée, impénétrable » (4). Mrs Dalloway estime que c’est la reine, mais ce pourrait être aussi bien le prince de Galles, qui passerait comme par effraction, incognito, aussi impénétrable que l’automobile aux stores baissés, avant de poursuivre sa route en direc- tion de Piccadilly, de Saint James’s Street et de Buckingham Palace. Du prince, la petite foule rassemblée aux marches du palais dit qu’il ressemble extraordinairement au vieux roi Édouard VII, le fils de la reine Victoria, mais en beaucoup plus mince.

Une femme sulfureuse

Quelques années plus tard, Édouard, ou plutôt « David », comme on le surnomme, le prince de Galles dont il est question, rencontre pour la première fois Mrs Wallis Simpson en janvier 1931, lors d’une chasse, par l’entremise de sa maîtresse d’alors, la vicomtesse Thelma Furness. C’est un caractère étrange et contradictoire : enfant pleur- nichard, manquant de confiance en lui, il devait insister, à l’âge de 18 ans, pour être envoyé en France, durant Jean-Pierre Naugrette est professeur la Première Guerre mondiale, au plus près de littérature anglaise du XIXe siècle des combats, faisant fi du danger malgré à l’université Sorbonne-Nouvelle sa position d’héritier du trône. Elle est Paris-III. Spécialiste de R.L. Stevenson et d’Arthur Conan Doyle, il est aussi une Américaine divorcée, âgée de 34 ans, traducteur et romancier (Exit Vienna, précédée d’une sulfureuse réputation. Un Le Visage vert, 2012). Dernier ouvrage premier mariage avec Earl Winfield Spen- paru : Détections sur Sherlock cer, un officier aviateur de la marine améri- Holmes (Le Visage vert, 2015). › [email protected] caine, violent, alcoolique et probablement espion à la solde des États-Unis, l’a conduite dès 1922 en Chine à l’époque des Seigneurs de la guerre. C’est un personnage à la Malraux. On dit qu’à Hongkong, elle aurait fréquenté des salons de massage, pour ne pas dire des maisons closes, dans lesquels elle aurait acquis diverses compétences qui devaient se révéler précieuses pour la suite de sa carrière. De fait, avec son front haut, ses lèvres assez épaisses, son nez un peu épaté, ses traits anguleux, ce n’est certes pas une très

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belle femme, mais incontestablement une grande séductrice : il y a presque quelque chose d’asiatique dans son visage de porcelaine. À l’époque, ces salons étaient également des lieux de rencontre pour les espions. On pense qu’elle aurait rencontré à Pékin le comte Ciano, futur gendre et ministre des Affaires étrangères de Mussolini, avec lequel elle aurait eu une liaison : tombée enceinte, elle se serait fait avorter, ce qui l’aurait rendue stérile. La vie de Wallis Spencer, née Bessie Wallis Warfield, est déjà placée sous le signe du scandale, du sexe et de la politique. En Amérique, les années vingt, celles des roa- ring Twenties décrites par Scott Fitzgerald, sont celles où les femmes, coiffées à la Louise Brooks, s’affranchissent hardiment des codes de la bienséance et de la bonne pensée. Après son divorce, elle se remarie en 1928 avec Ernest Aldrich Simpson, dirigeant d’une grande entreprise en commerce maritime : elle n’aura de cesse que de dilapider sa for- tune en menant un train de vie sidérant. C’est dans ces conditions qu’elle rencontre le prince de Galles, dont elle devient la maîtresse en 1934. A-t-il été séduit par l’exper- tise que Wallis avait acquise en Chine ? Selon certains biographes, bien qu’ayant eu de nombreuses liaisons avec des femmes mariées, Édouard n’était semble-t-il guère performant en la matière, et avait besoin d’être dominé par cette femme qui devait, en quelque sorte, lui être fatale. Au décès du roi George V le 20 janvier 1936, le prince lui succède très normalement sur le trône, sous le nom d’Édouard VIII. Lorsque le nouveau roi demande Mrs Simpson en mariage quelques mois plus tard, le scandale éclate. Les Premiers ministres du Royaume-Uni et des dominions s’opposent nettement à cette union : jamais une femme dont les deux ex-époux sont encore en vie ne serait acceptée par le peuple britannique comme leur reine. Le Premier ministre conservateur Stanley Baldwin laisse entendre que son gouvernement démissionnerait en cas de mariage : de nou- velles élections générales auraient lieu, et du même coup, le roi per- drait son statut traditionnel et constitutionnel de monarque interdit d’interférer dans la vie politique du pays. Le royaume connaît alors une véritable crise institutionnelle qui ne sera dénouée qu’avec l’ab- dication du roi le 10 décembre 1936. On connaît la suite : c’est son

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frère Albert, « Bertie », qui lui succédera sous le nom de George VI. Un roi « malgré lui », apparemment peu préparé, réservé, timide et notoirement bègue. Comme le montre le film de Tom Hooper, le Discours d’un roi (2010) avec Colin Firth dans le rôle principal, c’est à force de courage et de volonté qu’il va peu à peu surmonter ce handicap grâce à l’orthophoniste Lionel Logue, au point de réussir son allocution radiophonique, cruciale, de septembre 1939, desti- née à la nation et à l’Empire. Après avoir prononcé son discours de Noël 1934, le roi George V avait paraît-il expliqué à son fils cadet l’importance de la radiodiffusion pour une monarchie moderne. Il lui avait demandé de s’entraîner, d’être prêt, de surmonter son bégaiement, lui expliquant au passage qu’il n’avait aucune confiance en son fils aîné, l’héritier du trône, peu apte, selon lui, à régner dans une Europe prise entre ces deux fléaux qu’étaient le communisme et le nazisme. Sous couvert de la réputation sulfureuse attribuée à l’intrigante Mrs Simpson, les raisons profondes du scandale et de l’abdication n’étaient-elles pas plutôt politiques ?

Sympathies nazies

Devenus duc et duchesse de Windsor, Édouard et Wallis se marient en France, au château de Candé, le 3 juin 1937. Puis ils se rendent en Allemagne. Le 27 octobre, ils sont à Munich, où ils rencontrent Adolf Hitler et lui serrent la main, comme l’atteste une photographie où le Führer esquisse une courbette devant Wallis, et où le trio arbore un large sourire. Cette photo fit bien sûr scandale en Angleterre, où l’on se félicita rétrospectivement de l’abdication du roi. Mais Édouard le pro-nazi était-il un cas isolé dans l’Angle- terre des années trente ? Un petit film de dix-sept secondes, datant de 1933, l’année même où Hitler­ arrive au pouvoir, révélé par la presse britannique en 2015, montre le futur Édouard VIII apprenant à sa jeune nièce, la jeune Élisabeth, alors âgée de 7 ans et future Élisa- beth II d’Angleterre, à faire le salut nazi : à côté de la fillette, sa mère, l’épouse de George VI, le fait aussi. La presse s’est alors déchaînée :

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un tabloïd comme The Suna titré, le 18 juillet 2015, « Their royal heilnesses » (« leurs heiltesses royales »). L’image fait mal, surtout lorsqu’on sait le rôle exemplaire que joua la famille royale anglaise, George VI le premier, pendant la Seconde Guerre mondiale, et notamment pendant le Blitz (5). Elle est cependant révélatrice du contexte historique des années trente en Angleterre. Une partie de l’aristocratie anglaise était fascinée par Hitler et le nazisme, seuls remparts, selon elle, contre le commu- nisme. On sait les ravages que fera ce sentiment, répandu en Europe, dans la classe politique et intellectuelle de la France occupée. Un roman anglais comme les Vestiges du jour, de Kazuo Ishiguro (1989), montre les efforts diplomatiques de Lord Darlington dans les années trente, recevant dans son manoir, en pleine campagne anglaise, des hommes politiques anglais et étrangers – y compris allemands, comme Joachim von Ribbentrop –, espérant vainement qu’une solution à l’amiable, réunissant des « hommes de bonne volonté », permettrait d’éviter la guerre. À force de recevoir chez lui des dignitaires allemands, Darling- ton se taille dans la région une méchante réputation de « nazi ». Chur- chill, au contraire, dira qu’on ne discute pas avec ces gens-là, même avec de l’argenterie et une grande cuiller. En 1936, Wallis Simpson serait devenue la maîtresse de von Ribbentrop quand celui-ci était ambassadeur au Royaume-Uni. Plus tard, il devait lui envoyer dix-sept roses ou œillets par jour, le chiffre correspondant au nombre de fois où ils avaient couché ensemble… On pense aujourd’hui que Ribbentrop avait été dûment mandaté par ­Hitler pour entrer en contact intime avec Wallis, et préparer ainsi un futur ralliement de la monarchie anglaise au Reich. Wallis avait également eu une liaison avec William C. Bullitt, l’ambassadeur des États-Unis en France, suspecté de sym- pathies pro-nazies. Le couple formé par Wallis et Édouard fréquentait aussi sir Oswald Mosley, le fondateur de la British Union of Fascists en 1932, qui se maria secrètement en Allemagne en 1936 pour la seconde fois avec Diana Mitford, grande admiratrice de Hitler – lequel assista à la cérémonie en compagnie des Goebbels. Ces éléments du dossier ne font qu’alourdir la réputation sulfureuse de Wallis, qui mêle étroi- tement sexe et politique.

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Un cas extrême est sans doute celui de Unity Mitford, la sœur de Diana (6). En septembre 1939, à la déclaration de guerre, elle tente de se suicider dans l’Englischer Garten de Munich, le même jardin où s’ouvre la Mort à Venise de Thomas Mann (1913) : elle utilise un pistolet à crosse de nacre, cadeau personnel de Hitler, dont elle était, comme sa sœur, une fervente admiratrice, sinon plus. Souhaitant ardemment une alliance entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne, Unity Valkyrie Mitford – le second prénom ne s’invente pas, il en dit long sur la germanophilie de l’aristocratie britannique ! – ne pouvait supporter l’idée d’une guerre entre les deux puissances : la famille royale anglaise elle-même était liée à l’Allemagne, le Kaiser Guil- laume II étant, comme on le sait, le petit-fils de la reine Victoria. Unity fréquentait le Berghof près de Berchtesgaden avec une telle assiduité qu’Eva Braun, paraît-il, avait fini par prendre ombrage de cette admiration qui ressemblait tant à de l’amour : Hitler était très tôt tombé sous le charme de la jeune aristocrate anglaise. D’une certaine manière, Unity Mitford est le pendant anglais de Wallis Simpson : implantée auprès de Hitler telle Wallis manipulée par Rib- bentrop auprès d’Édouard, elle incarne une forme de collaboration amoureuse entre les deux pays en guerre. Sauf que Unity Mitford était clairement nazie, ce que n’était sans doute pas Wallis – malgré ses aventures diverses et variées, malgré la poignée de mains de 1937.

Merci Wallis ?

Il faut se replacer dans le contexte de l’époque pour bien saisir les enjeux de ce scandale qui défraya la chronique mondiale en cette année 1936, alors que les périls s’accumulaient en Europe. On sait que les nazis avaient établi une « liste noire » comportant 2 820 noms de personnalités qu’il fallait arrêter, déporter, et sans doute exécu- ter dès l’invasion de l’Angleterre. Parmi elles, Winston Churchill arrivait en tête, suivi par des écrivains célèbres comme H.G. Wells, pacifiste et antifasciste, E.M. Forster, homosexuel notoire, Aldous Huxley, qui aidait écrivains et artistes juifs à sortir d’Allemagne, ou

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encore Virginia Woolf, « féministe, antifasciste et mariée à un juif ». Les nazis ne s’y trompaient pas : il s’agissait de décapiter l’élite intel- lectuelle et politique de l’Angleterre. On imagine la douce et frêle Virginia, l’égérie de Bloomsbury, l’auteure de Mrs Dalloway, arrêtée par les SS : elle serait morte sur-le-champ. La question de savoir qui serait à la tête de la monarchie anglaise dans ces années de guerre ne relevait donc nullement de la chronique mondaine : elle était vitale. Même si, dans cette monarchie parlementaire, le roi n’a en principe aucun pouvoir politique, il jouit d’un pouvoir moral et symbolique considérable. Dans le contexte européen, qu’une monarchie aussi ancienne pût tomber sous l’emprise, le joug ou l’influence d’un parti pro-nazi, sinon des nazis eux-mêmes, était en soi une perspec- tive effrayante. Hergé l’a très bien montré dans le Sceptre d’Ottokar, publié d’abord en noir et blanc du 4 août 1938 au 10 août 1939 dans le Petit Vingtième : un souverain d’Europe centrale faible et peu méfiant voit son trône menacé par des extrémistes du parti de « La garde d’acier », dont le chef s’appelle « Müsstler », nom-valise formé par Mussolini et Hitler… La question n’est pas de savoir si Wallis Simpson, devenue l’épouse du roi, aurait eu une influence néfaste sur lui pendant la guerre du fait de ses fréquentations et de ses frasques avec de hauts dignitaires fascistes ou nazis. Selon le biographe Philip Ziegler, Wallis ne s’intéressait nullement à la politique, alors que son époux était clairement germanophile, pro-nazi et anticommuniste (7). Au regard de l’histoire, il est sans doute heureux que ce roi éphémère, qui régna pendant 325 jours sans même avoir le temps d’être cou- ronné, eût préféré l’amour au trône : « J’ai estimé impossible de por- ter le lourd fardeau de responsabilités et de remplir les devoirs qui m’incombent en tant que roi sans l’aide et le secours de la femme que j’aime », avait-il déclaré avec émotion lors de son allocution radiophonique du 11 décembre 1936. Heureusement, en un sens, que « Wallis Simpson a été victime d’un ostracisme total » (8) : face à cette levée de boucliers ayant les relents d’un victorianisme étroit, le nouveau roi s’est courageusement entêté dans son entichement pour la séduisante Américaine divorcée. Avançons l’idée que « David »

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eût été pro-nazi sans elle : il n’avait pas besoin d’elle pour l’être. En revanche, le monde a eu besoin d’elle pour qu’il fût obligé de renon- cer à son trône. Elle lui a été fatale, au sens d’une femme qui préci- pite le destin d’un homme, mais elle a peut-être, sans le vouloir, fait pencher la balance pour sauver l’Europe.

1. Virginia Woolf, Mrs Dalloway, traduit par Marie-Claire Pasquier, Gallimard, coll. « Folio classique », 1994, p. 74-75. 2. Idem, p. 75. 3. Idem, p. 76. 4. Idem, p. 79. 5. Voir Jean-Pierre Naugrette, « E II R 90 », Revue des Deux Mondes, octobre 2016. 6. Voir Annick Le Floc’hmoan, Ces extravagantes sœurs Mitford, Fayard, 2002. Précisons que toutes les sœurs Mitford n’étaient pas nazies, bien au contraire : Jessica devint communiste puis s’engagea auprès des républicains espagnols pour lutter contre Franco, Nancy vécut une histoire d’amour avec le gaul- liste Gaston Palewski, Deborah épousa en 1941 le duc de Devonshire, neveu du Premier ministre Harold Macmillan. 7. Philip Ziegler, King Edward VIII, A. Knopf, 1991. Voir aussi Charles Higham, la Scandaleuse duchesse de Windsor, Lattès, 1989 ; Bertrand Meyer-Stabley, la Véritable Duchesse de Windsor, Pygmalion, 2002 ; Lau- rence Catinot-Crost, Wallis la Magnifique ! L’extraordinaire destin de la duchesse de Windsor, Atlantica, 2004 ; Jean des Cars, la Saga des Windsor, Perrin, 2011. 8. Laurence Catinot-Crost, entretien dans Secrets d’histoire, n° 13, février 2017, numéro spécial « La folle histoire des Windsor », p. 24. Dans le même numéro, voir l’article de Béatrice Dangvan, « Le cas Édouard VIII », p. 22-25.

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102 | La Fontaine. Une école buissonnière › Érik Orsenna

110 | La révolution de 1789 dans l’histoire et la littérature française de 2016 › Marc Fumaroli

130 | Germaine de Staël intempestive › Michel Delon

137 | Retour à Tipasa › Sébastien Lapaque

143 | De la patrie et des étrangers › François de La Mothe Le Vayer EXTRAITS LA FONTAINE. UNE ÉCOLE BUISSONNIÈRE

› Érik Orsenna

« Je définis la cour un pays où les gens, Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents, Sont ce qu’il plaît au Prince, ou s’ils ne peuvent l’être, Tâchent au moins de le paraître, Peuple caméléon, peuple singe du Maître, On dirait qu’un esprit anime mille corps. »

Et plus loin, cette admirable et réaliste morale, à la fin des « Obsèques de la Lionne » :

« Amusez les rois par des songes, Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges, Quelque indignation dont le cœur soit rempli, Ils goberont l’appât, vous serez leur ami. »

À ma droite, le moraliste, le fabuliste, le galant, l’infidèle, le Castelthéodoricien, donc natif de Chateau-Thierry en Champagne, où l’on s’ennuyait un peu, ce Jean de La Fontaine (1621-1695) libertin et voluptueux qui devint, mystères de la postérité, le compagnon des familles, des classes, des élèves en blouse – ah ! « Le Corbeau et le Renard » – et dont la portée polémique, la transgression tant au rapport au pouvoir qu’au sexe dit faible ont échappé à beaucoup. À ma gauche, le conseiller des princes, l’homme qui murmure à l’oreille des présidents, le Prix Goncourt précoce, le voyageur qui, du Mali au

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Brésil, descend les fleuves, ausculte les économies locales, aussi mobile que La Fontaine fut immobile, aussi volatile que moqueur, deux académiciens, deux grammairiens, deux scrutateurs de la chose publique, chacun son monarque, mais croit-on que la cour a changé ? Qui oserait le dire ? La Fontaine, une école buissonnière (1), dont nous publions les extraits en avant-première, est un livre personnel et universel. Il est biographique et autobiographique. Ce précis est une traversée d’un siècle charnière qui annonce la révolution à venir, autant que la considération sans chronologie d’un génie de la langue française. Ce livre dessine la carte nostalgique d’une France frondeuse et persifleuse, celle qui dira « non » aux pouvoirs. Celle que l’on aime. À la fin du match, les deux compères s’embrassent. Et la petite morale :

« Ne nous associons qu’avec nos égaux, Ou bien il nous faudra craindre Le destin de ces pots. » (« Le Pot de terre et le Pot de fer »).

L’Astrée

De certains livres on dirait qu’ils vous ont choisi. Dès la première phrase. En la lisant, le cœur vous bat. Au-delà des mots écrits, vous entendez une voix vous dire : « Tu veux être mon ami ? » C’est la voix du livre. Vous en pleureriez. Vous avez trouvé quelqu’un, et ce quelqu’un est un livre, quelqu’un pour vous protéger. Comme le ferait un plus âgé dans la cour de récréation. Vous protéger, mais pas seulement. De page en page, le livre continue de vous parler : « Tu es mon ami, oui ou non ? Alors aie confiance ! Et honte de rien. Et surtout pas de tes rêves. Je suis venu pour que tu oses. Pour que tu oses les accomplir. » Il est des livres qui sont des bateaux. Ou, si vous préférez, des grands frères. Ils vous embarquent, ils vous prennent la main. Ils vous aident à traverser cette mer cruelle et chahutée qu’est la ­jeunesse. Ils vous rendent plus fort, juste assez fort pour atteindre l’autre rive. Qui est votre vie.

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Pour beaucoup de ma génération, ce livre-là, ce livre-bateau, ce livre-grand frère, fut Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez. Rappelez-vous l’ouverture du livre : « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rap- peler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. » Osez raconter, jeunes gens, nous disait cet ange Gabriel, osez, et tant pis si ce n’est pas la mode. Le goût des péripéties reviendra. Pour ceux qui fêtèrent leurs 20 ans vers 1640, donc pour Jean de La Fontaine, ce livre-grand frère fut l’Astrée, un roman-fleuve (5 399 pages) écrit par un auteur dont le nom seul est poème : Honoré d’Urfé. Les Urfé étaient originaires du Forez, une région à l’ouest de Saint- Étienne. C’est là que notre Honoré vint s’installer après avoir combattu, du côté catholique, dans la guerre de religions qui déchirait la France. C’est là qu’il place son intrigue, mais au Ve siècle après Jésus-Christ dans la Gaule des druides. Un berger au joli nom de porcelaine, Céla- don, aime une bergère, Astrée. Tout paraît simple, puisque Astrée aime aussi Céladon. Hélas, mais tant mieux pour le roman, Astrée est d’un naturel soupçonneux. Ce défaut de caractère était, à ce qu’on m’a rap- porté, fréquent chez les bergères, à l’époque. Convaincue de l’infidélité de son amant, elle le chasse. Que voulez-vous que fasse notre désespéré Céladon ? Il erre, et ce faisant rencontre toutes sortes de gens, certains lui voulant trop de bien, telle la princesse Galathée (il résiste héroïque- ment à ses avances), d’autres beaucoup de mal (il échappe, chaque fois par miracle, à leurs pernicieuses embuscades). Céladon est un malin. La bonne idée lui vient : se déguiser en fille. Astrée accueille joyeuse- ment cette compagne inespérée (on s’ennuie pas mal, quoi qu’on dise, à garder toute la journée des moutons). Cette compagne est d’autant plus appréciée que, sans savoir qui, elle lui rappelle quelqu’un. D’amitié tendre en caresses, vous devinez la suite. Ce que vous ne pouvez ima- giner, sauf à lire le roman, c’est le nombre des détours et méandres que prendra l’amour avant de parvenir au roucoulement final. Comment expliquer aujourd’hui le succès formidable, continu et européen, de cette épopée pastorale ? Sans doute, dans un siècle si violent, déchiré par tant de guerres, avait-on besoin de paix bucolique

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et d’une histoire qui malgré tout finit bien. Et ne sous-estimons pas le talent d’Honoré. Sa prose est aussi fleurie que fluide. Quant à sa maîtrise du rebondissement, elle enchante. Je vous assure que par de longues journées de pluie rien ne vaut un long bain dans l’Astrée. Vive le Forez !

Un mariage peut-il contenter tout le monde ?

1647. Jean de La Fontaine allait vers ses 26 ans et son père Charles s’inquiétait : combien de temps mon fils va-t-il repousser l’heure d’entrer dans la vraie vie ? À Paris, il s’amuse. À Château-Thierry, il flâne, occupé seulement, comme il l’écrira plus tard, à « consommer les heures ». Au total, rien. Sauf une tendance certaine à dilapider le bien qui lui vient de sa mère. À cette dangereuse dérive, il faut mettre un terme. D’autant que François de Maucroix, son ami le plus cher et camarade de loisirs per- pétuels, a montré l’exemple. Il vient de s’acheter conduite, soutane et prébende en devenant chanoine à Reims. Jean tergiverse encore. Plus tard, il résumera son humeur dans une fable : « Le Meunier, son Fils et l’Âne ».

« À quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j’y pense. [...] Dois-je dans la province établir mon séjour, Prendre emploi dans l’armée, ou bien charge à la cour ? Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes. La guerre a ses douceurs, l’hymen a ses alarmes. »

Charles perd patience. Il se met en quête et trouve à son fils une prénommée Marie, gage d’angélisme. Fille d’un lieutenant civil et criminel, on peut la supposer éduquée dans la rigueur. Autre qua- lité : âgée de 14 ans, elle ne pourra qu’obéir à son mari. Surtout, elle apporte trente mille livres de dot. Le contrat est signé le 11 novembre. Et le mariage commence.

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Mlle de La Fontaine, qui sort du pensionnat, s’enchante de sa nou- velle vie. Sachez que c’est ainsi, mademoiselle, qu’on appelle alors les épouses quand elles ne sont pas nobles. La petite mademoiselle s’émerveille de tout, rit à tout propos, bat des mains pour un rien. Une vraie gaieté résonne dans la vieille demeure. Jean de La Fontaine semble ravi de sa toute jeune moitié. Sans se faire prier, il l’emmène par la ville et visiter sa campagne. Des amis viennent. On parle. On boit. On lit des poèmes. On écoute et fait de la musique. Marie se rêve tenant bientôt salon à Paris. Et le soir venu, il paraît qu’à d’autres moments aussi, on prend vif plaisir à s’ébattre, au lit ou ailleurs. À qui veut bien l’entendre, le mari répète qu’il trouve sa femme jolie. Dans l’effervescence de ces débuts, il ne lui viendrait pas à l’idée de remarquer qu’elle a, peut-être, le nez trop long. Qui peut savoir quand s’invite, pernicieuse, à petits pas, une lassitude ?

Maître des Eaux et Forêts

L’histoire remonte à la fin du Moyen Âge, à Philippe le Bel pour être plus précis. Dès son arrivée sur le trône, en octobre 1285, à l’âge de 17 ans, il s’entoure de conseillers choisis pour leur connaissance du droit. Aussi les appelle-t-on « légistes ». Ils vont l’aider à museler le pou- voir des féodaux. Une puissante administration se met en place. Ainsi naît une France qui est l’ancêtre directe de celle que nous connaissons. Un pays beaucoup plus centralisé que les autres, où tous les pouvoirs remontent à la capitale et au roi (plus tard au président). C’est ainsi que sont créées les charges de maître des Eaux et Forêts. Elles vont se multiplier car l’État les vend, cher, à qui veut bien se déclarer intéressé. Bon moyen de renflouer des finances publiques déjà exsangues. Le grand-père de notre poète avait acquis une telle charge. Riche marchand, il en avait les moyens et un tel titre de maître vous posait un homme. Son fils en avait hérité. À sa mort, Jean l’aurait

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reçue. Il préfère en acheter une autre. Il a 31 ans. Il ne sait pas trop quoi faire dans la vie. Pourquoi pas les Eaux et Forêts ? L’idée n’est pas désagréable de percevoir le tiers de la vente des bois, ainsi que diverses dîmes. Hélas, la poésie du titre correspond peu aux réalités. Certes, plutôt que dormir dans un bureau, mieux vaut chevaucher sous les futaies, s’émerveiller du passage des saisons sur les feuilles, humer les fraîches odeurs des mousses, et vivre en intime compagnie avec tous les ani- maux sauvages de la Création, cerfs et renards, loups et biches, lapins, lièvres et perdrix, tous personnages des fables futures. Mais, dans le même temps, il faut surveiller ses garde-marteau, qui marquent les arbres destinés à être abattus. Il faut arrêter les braconniers, nombreux et souvent violents. Rien n’est plus facile à voler que du bois. Rien de plus difficile à contrôler que les pêches sauvages dans les ruisseaux et mares de la circonscription. Déjà, les règlements sont précis : inter- diction absolue de prendre une carpe ou une truite qui ne serait pas grande de plus de six pouces entre l’œil et la queue. Le travail ne s’arrête pas là. Chaque semaine, le maître des Eaux et Forêts, qui est aussi juge, doit se rendre au tribunal pour statuer sur les contentieux. Et chaque soir, au retour des tournées, il s’épuise les yeux à tenir d’in- terminables registres. La Fontaine quittera le métier avec soulagement. Mais cette liberté va se payer d’un vrai dénuement. Bientôt il ne pourra plus compter sur le moindre revenu. Entré dans la pauvreté, il n’en sortira pas.

Histoire d’une abbesse rémoise

Amoureux sans succès d’une Henriette mal mais pour toujours mariée, Maucroix s’était résigné à entrer dans les ordres. Une prébende de chanoine s’étant trouvée disponible à Reims, il l’acheta. Notons que, dès ce temps-là, l’État comme l’Église n’hésitaient pas à vendre leur patrimoine, et moins encore à transférer, contre bel argent, leurs responsabilités. La « privatisation » a des racines plus lointaines qu’on ne croit.

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Son ami devenu rémois, La Fontaine se découvre un nouveau lieu de délices et de voluptés. Haut lieu, et solennel, de la monarchie, puisque c’est en sa cathédrale que sont sacrés les rois, la bonne ville de Reims est connue pour son carnaval, particulièrement débridé, et pour deux abbayes de femmes. Résidences de nombreuses dames, certes fort préoc- cupées de dévotion, je ne vous permettrai pas d’en douter, mais ouvertes, surtout les plus jeunes, aux plaisirs d’ici-bas, musicaux, littéraires et vineux, notamment. Lesquels plaisirs ne pouvaient être, n’est-ce pas ?, que la volonté de Dieu. S’il n’avait pas voulu le champagne, pourquoi le Créateur en aurait-il soufflé la recette à un moine, dom Pérignon ? C’est l’une de ces dames que rencontre La Fontaine. En quelle occasion, carnavalesque ou autre, on l’ignore. Mais il semblerait que l’attirance fut immédiate et réciproque. Il ne s’agissait pas d’une nonne ordinaire. Mais de Claude-Gabrielle- Angélique de Coucy de Mailly, excusez du peu, abbesse de Mouzon. On se plaît donc. On jure de se revoir. Les circonstances vont hâter ces retrouvailles. Nous sommes au milieu du siècle, l’époque continue d’être troublée, c’est-à-dire dangereuse. La Fronde, véritable guerre civile, vient de s’achever, mais les combats se poursuivent contre les Espagnols, alliés avec le duc de Lorraine et soutenus par l’Autriche. Ajoutons les déserteurs de toutes ces armées. Réunis en bandes, ils dévastent tout sur leur passage. C’est ainsi que, pour fuir ces périls, l’abbesse vient se réfugier à… Château-Thierry. La Fontaine l’accueille au mieux et même, prenant quelque risque, au domicile conjugal.

« Nous nous trouvâmes seuls : la pudeur et la crainte De roses et de lis à l’envi l’avaient peinte. Je triomphai des lis et du cœur dès l’abord ; Le reste ne tenait qu’à quelque rose encor. Sur le point que j’allais surmonter cette honte, On me vint interrompre au plus beau de mon conte [...]. »

Une porte s’était ouverte. Mme de La Fontaine paraît. Son mari conclut, au moins son récit :

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« [...] et depuis je n’ai pu retrouver L’occasion d’un bien tout près de m’arriver. » Il faut croire que l’abbesse était pincée. Car revenue chez elle, Claude-Gabrielle-Angélique n’a rien de plus pressé que d’inviter son ami. La réponse de La Fontaine ne manque pas de charme ni de sin- cérité. Mais c’est un refus. Ferme et définitif :

« Très révérende mère en Dieu Qui révérente n’êtes guère Et qui moins encore êtes mère, [...] Votre séjour sent un peu trop la poudre ; Non la poudre à têtes friser, Mais la poudre à têtes briser : Ce que je crains comme la foudre C’est-à-dire un peu moins que vous [...]. »

La Fontaine se connaît et s’assume tel qu’il est : couard. Ou, pour employer sa langue animalière :

« Jupiter sur un seul modèle N’a pas formé tous les esprits : Il est des naturels de coqs et de perdrix. »

1. Erik Orsenna, La Fontaine (1621-1695). Une école buissonnière, Stock, à paraître en août 2017.

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 109 LA RÉVOLUTION DE 1789 DANS L’HISTOIRE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DE 2016

› Marc Fumaroli

Aucun tribun dans le monde n’a eu un langage moins populaire plus savant et plus étudié que Robespierre et Saint- Just. Quiconque s’essayait à parler la langue du peuple leur fut promptement «et naturellement odieux. Cela leur semblait faire déchoir la Révolution. Ils ne la virent jamais qu’avec la pompe de Cicéron et la majesté de Tacite […] C’était la Révolu- tion classique et lettrée des jacobins qui écrasait l’inculte et prolétaire des cordeliers […] Robespierre poursuivait les plans d’une tragédie classique. Tout ce qui sortait de l’ordonnance convenue : vie, spontanéité, instinct popu- laire, lui apparaissait comme une monstruosité : il y por- tait le fer et le feu. (1) »

La mémoire de la révolution de 1789 rencontre au XIXe siècle romantique antipathie et réserves, non pour son programme encore monarchique de 1789, mais pour la féroce froideur rationnelle et géo- métrique du plan républicain conçu par les deux théoriciens radicaux du jacobinisme, Robespierre et Saint-Just, et pour le style de prose dans lequel ils entendirent l’expliquer et l’appliquer. Un projet ­entièrement

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dépouillé, dans son application comme dans sa conception, tant de la sensibilité de Jean-Jacques Rousseau que de l’empathie idyllique et élégiaque de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre et de Fabre d’Églantine, le poète du calendrier républi- Marc Fumaroli est membre de cain créé pour remplacer le calendrier gré- l’Académie française, professeur gorien par un groupe de travail d’experts honoraire au Collège de France, élu par la Convention. Les deux architectes président de la Société des amis de la Terreur ne voulaient voir dans les du Louvre, directeur de l’Institut d’histoire de la République des procès sommaires et les exécutions immé- lettres (CNRS). Dernier ouvrage diates du Tribunal révolutionnaire que le publié : le Comte de Caylus et Edme prologue chirurgical indispensable et pro- Bouchardon. Deux réformateurs du goût sous Louis XV (Somogy, 2016). visoire aux cinq actes de la « régénération » prévue du corps politique français. L’esprit voltairien des journalistes royalistes qui rédigèrent et publièrent en 1789-1791 la revue les Actes des apôtres avait pressenti le caractère fanatique et punitif commun à l’Église originelle de Pierre et Paul, foudroyeurs à Jérusalem d’Ananias et de Sapphira, et à l’État jacobin inaugurant un nouveau cycle histo- rique avec la même impitoyable vertu spartiate. La fascination horrifiée qu’éprouve le poète Edgar Quinet pour les deux « apôtres » ferrés à glace du jacobinisme lui a dicté une critique de la Révolution qui a fait longtemps autorité dans l’historiographie de 1793 et qui a reçu un puissant réconfort dans le Tocqueville de l’Ancien Régime et la Révolution (1856) et chez le Taine des Origines de la France contemporaine (1876-1893). De génération en généra- tion, sous la IIIe République, baptisée d’emblée « athénienne », et non spartiate ou jacobine, par Gambetta, l’apologie de la Révolution dirigée contre l’école historique de droite (2) prit le plus souvent ses distances avec l’épisode « terroriste » des années 1793-1794. Cependant Georges Clemenceau, qui fit capoter en 1917 les propo- sitions de trêve et de paix du pape Benoît XV, rendant inévitable l’inter- vention américaine, repoussait la notion de « République athénienne » chère à Gambetta et ne voulait voir qu’un « bloc », Terreur comprise, dans la Révolution de 1789. Après la Seconde Guerre mondiale, dont Staline fut l’un des vainqueurs, la version robespierriste de la Révolution en retira une nouvelle audace. La Société des études robespierristes et son

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président Albert Soboul (1914-1982), continuateur orthodoxe ­d’Albert Mathiez (1874-1932), dictaient l’enseignement officiel d’histoire de la Révolution. L’approche, sous la Ve République « monarchique », du bicentenaire de 1789 multiplia les publications historiques conçues par des équipes de recherche ou par des auteurs plus ou moins assujettis au schéma progressiste et providentialiste de Marx, qui commence par le triomphe de la révolution bourgeoise sur les survivances de la féodalité et qui prévoit la revanche révolutionnaire du prolétariat industriel sur le capitalisme exploiteur. Le plus affranchi de ce schéma inexorable fut le grand essayiste genevois Jean Starobinski, auteur de l’Invention de la liberté et d’Emblèmes de la raison (3). Il avait eu en France des prédéces- seurs à gauche (Anatole France). Parmi les études très nombreuses préparant le grand anniversaire, était aussi apparu, dès les années quatre-vingt, Penser la révolution française, de François Furet (4), précédé de peu par le chef-d’œuvre de Simon Leys, les Habits neufs du président Mao (5). L’essai critique de Furet faisait appel à l’Ancien Régime et la Révolution d’Alexis de Tocqueville (1856) et à Augustin Cochin (les Sociétés de pensée et la démocratie, 1921) pour défaire le carcan marxisant dont se prévalait au XXe siècle l’École historique de la Révolution à la Sorbonne. Furet et ses amis Denis Richet, Mona Ozouf et leur éditeur Pierre Nora chez Gallimard (6) disposaient, à la fois dans le monde de gauche parisien et dans le cadre libéral de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), d’une indépendance d’esprit et d’une auto- rité scientifique difficiles à contester par les clans défraîchis de l’his- toriographie néojacobine et néostalinienne. La clé de cette nouvelle approche critique de la révolution française força la serrure du phé- nomène imprévisible et spécifiquement français surgi tout à coup au cours de la Révolution, le jacobinisme. Encore en 1968, cette serrure bien gardée s’imposait comme une révélation grandiose aux yeux de l’historiographie robespierriste : il n’était pas question d’en chercher la genèse et d’en expliquer le succès. D’autant que, loin de compter parmi les rebuts de l’histoire, la doctrine jacobine avait refait surface, à la stupeur générale, en 1917 à Saint-Pétersbourg, sous la forme du léninisme et des soviets s’appuyant sur la complicité de l’état-major

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prussien, pour s’emparer de l’État tsariste et anéantir la dynastie des Romanov. La Providence matérialiste se manifesta de nouveau après la Seconde Guerre mondiale, consolidant la foi jacobine européenne, par une cascade de révolutions réussies et dirigées, dans plusieurs cas (Ho Chi Minh au Viêt Nam, Pol Pot au Cambodge) par d’anciens étudiants en histoire ou en droit de la Sorbonne, et dans le cas le plus monumental, celui de la Chine de Mao, par un autodidacte local du jacobinisme et du léninisme occidentaux. On mesure après coup, avec le secours du beau livre publié par François Furet peu avant sa mort en 1997 (le Passé d’une illusion (7)), l’énorme emprise sur les esprits, savants ou non, exercée dans le monde entier par les nombreuses variantes de la secte jacobine et l’effet produit sur les masses à la fois par le nombre des convertis à ce catéchisme moderne et par les victoires militaires remportées par les croisés de cette foi. Le mérite de Furet, soutenu par un groupe d’amis, est d’avoir su libérer son esprit de ces énormes obstacles à la vue historique et d’ouvrir à lui-même et à ses lecteurs un chemin à la découverte des vraies Lumières.

Jean-Claude Milner et la réhabilitation de Robespierre

Pour autant, le conflit d’interprétation du jacobinisme, cette étrange Méduse pétrifiante surgie en France, le pays de Montaigne et de Voltaire, de Boucher et de Matisse, est loin d’avoir cessé. Chaque année il y va de sa moisson d’ouvrages ramenant des lecteurs médusés au lieu mystérieux, contagieux et redoutable dévoilé par la violence au fond de l’histoire française moderne. L’année 2016 a été particulière- ment féconde. On a vu paraître chez Verdier un essai intitulé « Relire la Révolu- tion » (8) conçu à l’évidence pour répondre, après un demi-siècle, au Penser la révolution française de Furet et pour réhabiliter Robespierre, le Lycurgue et le saint Paul du jacobinisme. L’auteur, Jean-Claude Milner, est à la fois philosophe althussérien, psychanalyste lacanien, linguiste chomskyen, sémanticien du langage politique et critique d’art (9). Il a

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été en 1968 un maoïste de poids ; comme Philippe Sollers, il a toujours refusé de renier son admiration pour la Révolution culturelle pilotée par le Grand Timonier, le Robespierre et le Lénine de la Chine moderne. Avec Jean-Claude Milner, nous avons affaire à l’archétype sévère du superintellectuel parisien, couvé rue d’Ulm dans le sillage des Jean-Paul Sartre, Louis Althusser, Michel Foucault, Gilles Deleuze. Il a publié nombre d’essais brefs et brillants, la plupart chez Verdier. Plusieurs sont consacrés à la philologie du français et aux règles d’énonciation de l’alexandrin. Le plus éclatant à mon goût, publié chez Grasset en 2006 et intitulé « Le juif de savoir » (par opposition au juif de cour), est à la fois un autoportrait et une description de l’idéal-type des grands cerveaux qui, ayant échappé à temps à l’extermination en Europe, ont pu prendre la tête en Amérique d’un Siècle d’or juif, d’Albert Einstein à Henry Kissinger, de Robert Oppenheimer à Isaac Bashevis Singer, de Noam Chomsky à Harold Bloom, de Leo Strauss à Saul Bellow, de Mark Rothko à Robert Motherwell, de Leonard Bernstein à Leonard Cohen et bien d’autres. Milner en 2016, avec Relire la Révolution, est donc entré sinon en rivalité du moins en polémique posthume avec Furet. C’est un règle- ment de comptes entre grands esprits de gauche, les uns, « soixante-­ huitards », n’entendant pas plus se renier que Jean-Paul Sartre ou Phi- lippe Sollers, les autres, « antisoixantehuitards », bien décidés à avoir eu raison, avec Raymond Aron, de la Révolution culturelle chinoise, de son carnaval d’épouvante, plutôt comique une fois transporté dans les alcôves du Quartier latin. Concurrent libre de la Société des études robespierristes, tenant à peine compte des travaux récents d’histoire reli- gieuse de la Révolution (ceux de Catherine Maire, Mona Ozouf, Dale Van Kley, Monique Cottret, Lucien Jaume), Milner se fait un plaisir de montrer la vivace survie d’une persévérante foi jacobine que le succès des livres de Furet n’a pas réussi à éradiquer, et que rien n’empêchera, à en croire notre auteur, de regagner du terrain sur un capitalisme libé- ral et mondial en voie de déréliction. Dans une langue claire et abs- traite, proche de celle de ses ancêtres spirituels, Robespierre, Saint-Just et les orateurs de leur parti, Milner s’emploie à faire valoir la singularité absolue de la révolution de 1789, impossible à confondre avec les deux

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­révolutions anglaises et l’américaine, simples changements superficiels de régime, et non pas, comme dans la France de 1789 à 1794, projet métaphysique de transformation radicale de la condition humaine, des- siné subliminalement sur des schèmes chrétiens, voire pauliniens. La notion de régénération, inconnue des Lumières philosophiques, est entrée d’emblée dans le vocabulaire de la Révolution en 1789, trans- position de la notion paulinienne d’« homme nouveau », se dépouil- lant du « vieil homme » déchu par la faute d’Adam, mais racheté par le baptême. Jean-Claude Milner n’hésite pas à parler de « croyance » plus ou moins ardente pour qualifier le jacobinisme et le culte de l’Être suprême dont Robespierre, père régénérateur de l’État-Église révolu- tionnaire, voulut pourvoir la Cité jacobine, fille aînée de la Respublica christiana médiévale, maintenant transportée de Rome à Paris comme elle l’avait été, au IIIe siècle, de Rome à Constantinople. Savant et bril- lant explicateur de textes, Milner, linguiste et philosophe, brouille toute lecture routinière de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qu’il tient pour plus hardie et plus universelle que toutes ses rivales, lorsqu’elle distingue les droits accordés à l’homme par la nature et les droits dont le libre citoyen est pourvu par les lois du droit civil. Il ne cache pas non plus sa vindicte contre François Mitterrand, le Tartuffe du maurrassisme monté sur le trône gaulliste au titre du socialisme. Il lui reproche entre autres d’avoir obtenu de Jack Lang qu’il confie la fête anniversaire de la Révolution, le 14 juillet 1989, sur les Champs-Élysées et la Concorde, fête à laquelle étaient invités les chefs d’État du monde entier, à un décorateur de défilés de mode, Jean-Paul Goude. De chapitre en chapitre, bref et net, Jean-Claude Milner réussit à surmonter le peu de goût que le lecteur français d’aujourd’hui éprouve à revisiter cette terrible époque, et à s’intéresser à l’étrange génie que fut Robespierre. Il s’arrange pour surprendre même les spécialistes des deux bords de la Révolution, en extrayant de sa manche une carte négligée par les historiens de l’Antiquité qui ont étudié la place des historiens antiques dans les débats de la Révolution : l’Histoire géné- rale de la République romaine écrite par Polybe, un Grec romanisé qui admira l’équilibre et la solidité des institutions politiques de la Rome conquérante, combinant et équilibrant les trois principaux régimes

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politiques décrits par Platon et Aristote : monarchie (toujours menacée de sombrer dans la tyrannie), aristocratie (guettée par une dégénéres- cence oligarchique), et démocratie, hantée par sa dérive, l’ochlocratie ou dictature de la foule. Idéalement, pour Polybe, un déclin cyclique (anacyclose), fait parcourir successivement chacun de ces régimes et leur décadence, avant qu’un grand législateur ne restaure le meilleur régime dans sa pleine santé, la monarchie.

Monique Cottret, jansénisme et Révolution

Très admirée par Montesquieu, la Constitution de la Rome des deux derniers siècles avant Jésus-Christ est aux yeux de Polybe un chef- d’œuvre de modération et d’esprit de synthèse qui ralentit les déca- dences. Ce que Milner appelle « polybisme » fut selon lui un repoussoir modéré dont l’extrémisme jacobin se joua. Son échec en 1789-1792 imprima sur l’imaginaire politique français ce que nos politologues nomment, autre singularité gauloise, le « centre introuvable ». La relec- ture par Jean-Claude Milner de la révolution jacobine et des discours des deux apôtres du jacobinisme a le mérite de nous mettre en face d’un fait énorme que nous aimerions bien ignorer ou oublier, un peu comme la Saint-Barthélemy, le massacre de Wassy, le sac de Lyon par le baron des Adrets et celui que plus tard décrétera Fouché dans Lyon rebaptisée Commune-Affranchie, et enfin la révocation de l’édit de Nantes, autant de boucheries des XVIe-XVIIe siècles que nous effacerions volontiers de notre mémoire collective avec les massacres de la fin du XVIIIe siècle et les tueries dont furent payées les victoires napoléoniennes. Les Lumières n’ont cessé d’attribuer presque exclusivement ces hor- reurs au fanatisme religieux dont la Réforme calviniste et la Contre- Réforme tridentine s’étaient chargées (comme on dit de la poudre à canon et des balles de fusil), dans une extrême violence réciproque. Les longues guerres de religions françaises précédant de peu l’autre, dite de Trente Ans, qui abîma pour longtemps les deux versants religieux du Saint-Empire romain germanique, ne purent s’apaiser que par l’applica- tion de l’édit de Nantes en France et celle des traités de Westphalie dans

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l’Europe du Nord, après 1648. Même la révocation de 1685 et la férocité de ses applications immédiates durent s’atténuer, avant même la mort de Louis XIV, et surtout sous la régence de l’agnostique duc d’Orléans. En même temps que les dragonnades des Cévennes, la passion sénile de Louis XIV pour l’unité religieuse du royaume lui laissa tout de même le temps et la volonté de faire raser l’abbaye de Port-Royal des Champs, de séparer et disperser les dernières vieilles nonnes qui y survivaient, et de chasser hors de France les derniers « messieurs » arrachés à leur studieux « Désert ». Cette indécente et publique brutalité du roi, de son État et de son Église envers des lieux saints et des ecclésiastiques doctes, inno- cents et âgés, hommes et femmes, ouvrit dans l’âme chrétienne française une plaie profonde qui ne cicatrisera jamais plus, de haut en bas de la société monarchique et aristocratique. Jean-Claude Milner, qui maîtrise tant de savantes disciplines, laisse de côté le détail de cette histoire religieuse, la seule pourtant qui pourra déchiffrer à fond et à neuf le mystère du jacobinisme français et de sa contagieuse ferveur révolutionnaire. Heureusement, les travaux d’au- teurs que j’ai nommés plus haut ont révélé depuis une trentaine d’an- nées la tortueuse vitalité au siècle dit « des Lumières », tant en France qu’en Italie, d’un jansénisme qui a certes perdu l’éclat généreux de la France classique. Mais le métamorphisme de ce jansénisme réducteur, plus ou moins difficile à suivre et à reconnaître dans le secret des cœurs et la variété des milieux, a beaucoup contribué à éloigner les Français, tant aristocrates de salon que paroissiens de Paris, lecteurs clandestins des virulentes Nouvelles ecclésiastiques et auditeurs de prêches furieux de curés rigoristes, d’une monarchie persécutrice de ses propres saints et d’une Église gallicane corrompue par l’appât du gain et du pouvoir, et trop souvent abandonnée publiquement dans ses palais épiscopaux à un laxisme jouisseur. L’excellent ouvrage publié l’an dernier par Monique Cottret, His- toire du jansénisme, est une synthèse écrite par l’une de nos meilleures historiennes de la survie cachée dans les Lumières d’un jansénisme abrégé, moral et politique, mais virulent. Mme Cottret fait reconnaître l’irritation permanente du petit peuple parisien par les prêches indi- gnés de leurs curés jansénisants et la réprobation secrète ­qu’éprouvaient

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en conscience magistrats et même grands seigneurs comme l’une des données les plus diffuses, les plus répandues et les moins aisément saisissables de la pré-Révolution. On est trop souvent porté par les historiens des idées à réduire celles-ci à un dialogue au sommet entre « philosophes » et historiens de la Grèce et de la Rome antiques, arbi- tré par un public urbain de femmes et d’hommes cultivés. Monique Cottret peut aujourd’hui écrire :

« Si Louis XIV a fabriqué des jansénistes en alternant phases d’ouverture et de persécution, le pouvoir du car- dinal Fleury, à partir de 1727 multiplie les jansénistes [qui se qualifient, quand ils se déclarent, d’“Amis de la vérité et de saint Augustin”, ou bien “de la doctrine de saint Augustin”] en les transformant en victimes [et martyrs]. Ils deviennent la preuve tangible des excès despotiques de la monarchie. Tous les jansénistes ne sont pas des révolutionnaires, il s’en faut de beaucoup, mais leur des- tin participe, qu’ils le veuillent ou non, à la remise en cause de l’ordre établi. (10) »

L’exemple d’un grand seigneur athée, libertin, parisien et jansénisant : le comte de Caylus

Cette analyse porte avant tout sur le petit peuple parisien, mais on peut aussi l’étendre aux traces profondes laissées par une éducation janséniste chez un grand seigneur athée et esthète tel que le comte de Caylus. On a pu faire valoir le terreau jansénisant sur lequel ont prospéré la satire morale des romans dits « libertins » de Crébillon fils et de l’abbé Prévost et la célébration de l’intimité domestique et fami- liale chrétienne par le peintre Jean Siméon Chardin, célèbre malgré lui. Pour en revenir au cas plus tortueux du comte Anne-Claude de Caylus, il partagea assurément les avanies que sa mère, pourtant nièce chérie de Mme de Maintenon, dut subir, chassée de Versailles pour avoir choisi comme directeur de conscience le général de l’Oratoire,

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Pierre-François de La Tour, honni à la Cour pour son jansénisme. À un autre moment, la ravissante comtesse se vit ostracisée à Paris pour sa liaison avec le duc de Villeroy. Adolescent, il apprit comment sa mère encore enfant avait été littéralement enlevée à sa famille calvi- niste par les sbires de Mme de Maintenon, qui souhaitait élever auprès d’elle la petite Marguerite Marie après l’avoir forcée à se convertir. Son entrée dans le catholicisme, telle qu’elle la raconte dans ses Souvenirs, lui parut facile, tant elle avait pris plaisir, dès son arrivée à Versailles, aux beautés de la liturgie romaine de la Messe royale, faste sensuel raffiné dont la réforme catholique janséniste aurait souhaité limiter sévèrement l’esthétisme, tandis que la réforme calviniste persévérait à remplacer la messe eucharistique et son double miracle par une simple commémoration des paroles et gestes du Christ de la Cène. Doué pour les études, le fils aîné de la comtesse, Anne-Claude, fut confié à son oncle paternel, Charles de Caylus, ecclésiastique très goûté par Mme de Maintenon, qui lui fit obtenir l’évêché d’Auxerre en 1704. Mgr de Caylus en gardera la gratitude la plus ardente envers le couple morganatique de Louis XIV et Mme de Maintenon, qui avaient déjà honoré la famille en concourant en 1686 au mariage du frère du futur évêque, le marquis de Caylus, avec Mlle de Villette-Mursay, nièce de Mme de Maintenon et future mère de deux Caylus, le comte Anne- Claude (1691), entré dans l’armée à l’âge de 15 ans, démissionnaire en 1714, et consacrant désormais son esprit et ses revenus à achever son éducation et à devenir dès 1748 un savant célèbre dans toute l’Europe ; son frère cadet, le chevalier Charles ne fit de son côté qu’une aventu- reuse carrière maritime. Les premières années de sa libre vie civile, Caylus les passa en voyages d’études à l’étranger et en studieux séjours parisiens auprès de sa mère adorée. Celle-ci pouvait écrire à Mme de Maintenon, retirée à Saint-Cyr, son admiration pour un fils si vertueux. À une réserve près : la totale indifférence religieuse du jeune homme, dont sa mère ne pouvait imagi- ner qu’il n’en démordrait jamais, même sur son lit de mort en 1765. La violente querelle française entre Versailles « jésuite » et bas clergé « jansé- niste » a eu souvent pour effet une exigence morale redoublée, d’autant plus rigoriste qu’elle ne s’appuyait pas sur un acte de foi théologique.

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Le jeune comte, qui respectait les convictions et le caractère de son oncle l’évêque, auprès duquel il fit de nombreux séjours d’été, dans son château épiscopal de Régennes (dans l’Yonne), n’était pas janséniste au sens théologique, mais il l’était par l’admiration qu’il portait à l’exer- cice rigoriste des vertus morales pratiqué par son oncle. Mais ce libertin érudit se garda bien d’imiter en tous points ce chrétien exemplaire. Il était néanmoins au courant des incessantes intrigues du clergé projésuite contre Mgr de Caylus et il n’hésitait pas à intervenir en sa faveur auprès de son ami, le puissant comte Jean-Frédéric Phélypeaux de Maurepas, dont le vaste ministère de la Maison du roi englobait une partie des affaires religieuses du royaume. Respectueux chez autrui de la sévère éthique chrétienne du « jansénisme », Anne-Claude de Caylus ne se sentait pas tenu à une conduite chaste et pure, pour peu qu’il ne scandalise personne dans le monde qu’il fréquentait de préférence, le clergé savant. Un autre trait de sa conduite, cette fois excentrique et provocateur, mais moralement irréprochable, était sa vêture de pauvre plébéien, mar- quant sa sympathie pour les « basses classes », et son dédain pour les paons de Versailles. Ce piéton de Paris qui pratiquait avec talent, dans ses proses, l’argot oral des rues de la capitale mettait rarement les pieds à Versailles, alors qu’il aimait arpenter les quartiers commerçants et arti- sanaux de Paris. Il s’employa à graver lui-même (il avait été l’élève d’An- toine Watteau) une suite de « Cris de Paris » dessinés par son protégé depuis 1732, le sculpteur Edme Bouchardon, dont les robustes modèles à l’antique tranchent résolument sur les jeunes gens modernes, minces et gracieux, préférés par le peintre des « fêtes galantes ».

Le jansénisme éthique des Lumières est aussi une esthétique

Caylus amateur, mécène, critique d’art dont le goût avait dès l’en- fance été marqué par le jansénisme – mais resté chez lui un jansénisme athée–, exercé au « divertissement » pascalien, et un jansénisme esthé- tique, rallié à la simplicité et au naturel de l’antique. Dès 167I, sous le titre éloquent « La Vraie Beauté et son fantôme », le parti augustinien

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avait trouvé en la personne de Pierre Nicole un philosophe chrétien- platonicien du beau. Le jeune Caylus attendit la mort de sa mère, en 1729, pour s’affranchir peu à peu des nombreuses sociétés de diver- tissements dont il s’était étourdi, après s’être conduit en héros dans les dernières batailles de la guerre de la Succession d’Espagne. Il se consacra et se concentra de plus en plus désormais aux travaux plus graves auxquels s’adonnaient les deux Académies royales dont il était devenu membre, celle de peinture, sculpture et gravure (il y entra en 1731) et celle des inscriptions et médailles, où il fit son entrée en 1742. C’est finalement avec ses amis archéologues et antiquaires, tous jansénisants, le père théatin Paciaudi à Parme et l’abbé numismate Barthélémy à Rome et à Paris, mais aussi avec un futur membre de l’Académie de peinture, le très sage et très savant historien, collection- neur et marchand d’art Pierre-Jean Mariette, qu’il se délivra de son penchant à la dispersion, aux « amusements », aux « récréations ». Ses nombreuses conférences dans les deux Académies, les sept volumes de son Recueil d’antiquités, l’orientation savante qu’il imprima aux artistes contemporains qu’il protégeait ont fait de l’ancien ami de Watteau le plus déterminé et écouté promoteur du retour à l’antique dans les arts de la monarchie. Ses amis et collaborateurs préconisent avec lui cette thérapeutique pour guérir le goût français, corrompu selon eux par le succès frivole des décorateurs « rocaille ». La « vraie beauté » selon Pierre Nicole, modèle sur lequel Caylus et les siens ont conçu la réforme des arts français, c’est « la beauté antique et nouvelle » dont saint Augustin se plaint dans ses Confessions de l’avoir reconnue et aimée trop tard : Sero te amavi… Caylus, janséniste sans le vouloir, a fait du « retour à l’Église des premiers siècles et des Pères », revendiqué si haut par Port-Royal, le principe caché et constamment renouvelé d’une beauté « à la française », simple et sublime comme l’antique, tant païen que chrétien. Ce n’est pas un hasard si la « République européenne des antiquaires », composée de laïcs et d’ecclésiastiques, a cultivé avec un zèle extraordinaire, au XVIIIe siècle, l’étude de l’an- tique, et surtout de l’antique pur et original, le grec, l’athénien : cette rétrogradation esthétique accompagnait en surface et symbolisait en profondeur la rétrogradation théologique et morale dont Port-Royal­

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avait attendu la régénération de la France gallicane, corrompue par les « nouveautés » théologiques et morales modernes répandues par les ambitieux jésuites. Hérésie gallicane à l’intérieur du catholicisme français, apparentée à l’hérésie calviniste dont l’expansion dans les élites du royaume au XVIe siècle avait failli de peu le faire basculer du côté de l’Europe réformée, le jansénisme classique du XVIIe siècle ou, si l’on préfère, son augustinisme fit craindre à Louis XIV que cette élite spirituelle, dont l’exigence intellectuelle et morale ralliait les meilleurs esprits du royaume, comportât une grave menace pour son État, sa politique européenne et pour lui-même, dont les mœurs n’étaient guère gênées par la direction de conscience laxiste de ses confesseurs jésuites. Le jansénisme initial, celui de l’abbé de Saint-Cyran et de la mère Angé- lique Arnauld, immédiatement diagnostiqué et redouté par Riche- lieu, s’est voulu la forme la plus authentique et la plus radicale de la Contre-Réforme catholique française, avec l’Oratoire du cardinal de Bérulle : la véritable et sévère réponse de l’Église gallicane au défi des schismatiques protestants. Or il a été tenu d’emblée par l’État royal et la majorité de la haute Église gallicane comme le péril le plus dan- gereux, avec la Réforme protestante, qu’encouraient la solidité et le centralisme politique et religieux de la monarchie absolue. Celle-ci, alliée à l’ultramontaine Compagnie de Jésus contre une majorité de « bons Français », avait adopté la théologie de la liberté et la « morale relâchée » prônée par les fils de saint Ignace. Ce premier jansé- nisme modérément persécuté après la mort de Bérulle, de Saint-Cyran et de Richelieu, connut son âge d’or pendant la courte paix de l’Église négociée par le pape Clément IX en 1669, mais il lui fallut endurer, après la mort de la duchesse de Longueville en 1671 jusqu’à la mort du roi en 1715 une escalade de répression qui culmina dans les spectacu- laires violences de 1711-1713 et qui chassa en Hollande calviniste les derniers survivants sur le territoire français du « parti » originel de la Contre-Réforme radicale. Restait que l’une des très grandes heures du génie français (René Descartes et Marin Mersenne, Nicolas Poussin et Philippe de Cham- paigne, Jean Racine et Nicolas Boileau, Antoine Arnauld et Blaise

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­Pascal, Marie-Madeleine de La Fayette et François de La Rochefou- cauld, François Mansart et Louis Le Vau, le prince Louis II de Condé et sa sœur Anne-Geneviève, duchesse de Longueville, dite « la Mère de l’Église ») avait coïncidé avec la période la plus modérée de la répres- sion royale exercée sur les « messieurs » de Port-Royal des Champs et sur les nonnes de Port-Royal. Cette courte trêve fut suivie de violences se voulant définitives. Écrasé au sommet, le parti élitiste des « Amis de la vérité » va se capillariser, sans diluer son intransigeance, dans le petit peuple des paroisses parisiennes manipulé par les prêches du dimanche et les articles vengeurs des Nouvelles ecclésiastiques. Dans cette revue insaisissable bien informée et fort bien écrite étaient stigmatisés chaque semaine la haute Église gallicane, sa scandaleuse décadence morale et doctrinale et le reniement de ses traditionnelles libertés envers Rome. Dans le vocabulaire politique de la Révolution jacobine, de son éloquence et de son journalisme, affleurera à tout moment la violence sacrée d’un prophétisme religieux. La révolution de 1793 s’est tournée vers un lointain passé salvateur, comme le fameux Angelus novus de Paul Klee en 1920, emblème d’un modernisme qui cherche le salut dans le primitif. Elle a perdu presque tout son attrait aujourd’hui où l’on attend du passé qu’il se détruise à grande échelle pour laisser place aux productions éphémères d’une créativité de masse dépourvue de mémoire. L’horreur fait recette édi- toriale dans un public qui plonge volontiers dans ses lointains abîmes pour se délivrer de sa propre inanité et en rapporter un semblant de sens. Si la Révolution ne se contente pas, comme le souhaitait le doux docteur Guillotin, de couper des cous, dans l’imaginaire des romans de Sade, comme dans la réalité sordide des bastilles improvisées par les bourreaux républicains, elle recourt aux cruautés du sadisme et aux tortures du masochisme pour reproduire à diverses échelles, dans l’ac- tualité tardive de l’histoire de France, les folles douleurs qu’on croyait oubliées de sa parturition originelle. Deux ouvrages, de genres très différents, ont renouvelé deux lieux de mémoire révolutionnaires jusqu’ici explorés superficiellement, ou même allusivement : le procès de Marie-Antoinette par Emmanuel de Waresquiel (11) et le long destin de sa fille Marie-Thérèse, la seule de

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la famille à avoir longtemps survécu, sous le nom de duchesse d’An- goulême, transie et comme transfixée par le sort réservé aux siens sous ses yeux, et surtout celui promis à son petit frère, qu’elle dut abandon- ner entre les mains d’ignobles tortionnaires chargés de le faire dispa- raître. Sylvie Yvert lui a consacré des mémoires fictifs mais historique- ment vraisemblables ; ils débordent d’une insondable tristesse (12). Waresquiel vise plus haut. Son récit au passé du procès de Marie- Antoinette est le fruit d’une enquête archivistique approfondie, qui sert à son tour de cadre « en abyme », au présent et à la première personne, d’un évènement qui n’a besoin de pathos ni dans son temps ni dans le nôtre. Les faits et leurs traces surpassent par eux-mêmes, en pleine « civilisation », les capacités humaines de froide férocité dans un camp et d’indignation impuissante dans l’autre. Pari tenu en faveur de la noble reine, adoptée et avilie récemment dans la culture de masse américaine, par le même historien qui a réussi par ailleurs à soustraire Talleyrand à la vindicte que lui porte, avec Chateaubriand, l’opinion française en général et a rendu justice au grand artiste « immoral » de la diplomatie qui a rendu de bien plus grands services à la France et à l’Europe que la vertu de l’Incorruptible ou le génie militaire de l’Aigle corse.

Benedetta Craveri célèbre la jeunesse dorée de Versailles rééduquée en Amérique révoltée

Pour une vue d’ensemble de la Révolution comme processus final d’expulsion hors de l’histoire de l’aristocratie de naissance, le vaste diptyque composé en italien par Benedetta Craveri, et aussitôt tra- duit avec élégance sous le titre « Les derniers libertins » (13), ravive dans la mémoire française à la fois les charmes de la société d’Ancien Régime finissant, tant à Versailles qu’à Paris, et la férocité croissante de la « justice » révolutionnaire appliquant « la lanterne » aux nobles arrêtés pour crime de rang et de naissance, avant que les émigrés, peu à peu de retour pendant le Consulat, ne découvrent leurs successeurs plébéiens installés à leur place par la toute-puissance de Bonaparte et son pouvoir de titrer ses fidèles sujets.

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Cette liquidation, physique ou symbolique, de l’ancienne noblesse féodale avait commencé dès l’avènement de la dynastie des Bourbons, sous le règne de Henri IV, qui n’hésita pas à faire décapiter le maréchal de Biron, son compagnon d’armes, surpris à comploter avec l’étranger contre le roi, afin de restaurer pour lui-même et les siens le pouvoir politique que leur ôtait de façon systématique le Béarnais. C’est une véritable Terreur qu’instaura, au règne suivant, contre une féodalité frondeuse, la justice sommaire de Richelieu et de son lieutenant de justice Isaac de Laffemas, le Fouquier-Tinville de la monarchie abso- lue. Le cardinal et son « étrangleur » firent exécuter en public, entre autres grands seigneurs, le duc de Montmorency, le maréchal de Maril- lac et le marquis de Cinq-Mars, qu’adorait Louis XIII, mais qu’il dut sacrifier à la survie de son régime. Mazarin, Louis XIV et Colbert s’y prirent autrement pour dompter leur caste féodale et en faire une caste de loisir, entretenue par de juteuses pensions royales et dont les mœurs galantes, les manières, le goût, le luxe, exposés sur la scène somptueuse et solennelle des Tuileries, de Fontainebleau, puis de Versailles seraient imités en province et dans les cours d’Europe, laissant à Louis XV, au cardinal Fleury, à Étienne-François de Stainville, duc de Choiseul, à la marquise de Pompadour la liberté de gouverner à leur guise une docile et ornementale noblesse d’épée. La génération de très nobles « libertins » dont s’occupe Mme Cra- veri, et dont le destin a coïncidé dans le temps avec la Révolution, mérite cet adjectif, non pas tant pour leurs mœurs amoureuses éman- cipées du mariage que pour leur appétit de cette liberté politique que le régime bourbonien a soustrait à leur caste, mais dont ils ont tardive- ment respiré le souffle parmi les gentlemen de la rébellion américaine. Une périlleuse ambiguïté pèse alors sur l’emploi du mot « liberté » selon qu’il est prononcé par les descendants d’une aristocratie d’épée efféminée, réduite à parader sur la scène versaillaise, ou au contraire par les tribuns d’une plèbe qui revendique l’affranchissement de son humiliation millénaire et toute sa part majoritaire de citoyenneté. Le duc d’Orléans, futur Philippe-Égalité, joue alors contre son cousin Louis XVI et la reine Marie-Antoinette, qu’il rêve d’évincer du trône, sa partie de nouveau frondeur appelé à libérer le second

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ordre du royaume de son asservissement versaillais et à bénéficier lui- même d’une vaste popularité due à sa création d’un marché-spectacle, le palais Royal et ses galeries de bois, un Anti-Versailles fréquenté à égalité par tous les publics et clientèles de la société de consomma- tion parisienne naissante. L’ingénieuse et savante historienne coupe sa narration en deux, avant et après la prise de la Bastille et le barbare assassinat par la foule des deux gouverneurs du vieux château, de part et d’autre du fameux échange de minuit entre Louis XVI et le duc de La Rochefoucauld-Liancourt que commente aussi Jean-Claude Milner : « Eh bien, Liancourt, où en est l’émeute ? – Ce n’est pas une émeute, Sire, mais une révolution ! » L’avant-Bastille est occupé dans ce livre par une belle galerie de portraits qui semblent sortir de l’ate- lier de Mme Vigée Le Brun et dont les sept modèles forment le héros romanesque et collectif de cette narration historique à la manière de Germaine de Staël, leur amie à tous, dans Delphine et dans Corinne ou l’Italie. L’après-Bastille s’élargit à un récit labyrinthique du monde éclaté et inexorable de la Révolution au sens de Liancourt, où les sept héros et anti-héros choisis par Mme Craveri – le duc de Lauzun de Gontaut-Biron, le vicomte et le comte de Ségur, le duc de Brissac, le comte de Narbonne, le chevalier de Boufflers, le comte de Vaudreuil – s’égaillent aux quatre coins de l’Europe, croisant ou perdant de vue leurs amours et leurs amitiés, partagés entre la fidélité à la monarchie près de disparaître et un patriotisme préparé dans tous les partis à se mobiliser contre l’invasion étrangère imprudemment souhaitée en secret par le couple royal et annoncé par le duc de Brunswick. Chacun a, dans le livre de Mme Craveri, son portrait ovale qui le fait connaître jeune jusqu’à 1789. Tous ont des liens de parenté, de société, de rivalité amoureuse dans le même réseau de cercles et de compagnies de haut vol parisien, tous se ressemblent. L’échantillon sélectionné par Mme Craveri avec la sûreté rétrospective du sociologue historique superposant ses types pour en dégager un idéal-type, comporte à la fois trois chefs-d’œuvre de l’éducation aulique versaillaise, beaux, galants, élégants, chevaleresques, Brissac, Boufflers, Vaudreuil, et deux autres, Biron, Narbonne, passés maîtres eux aussi dans les arts de société, mais de plus grand format, de plus fort caractère, de sens politique plus

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­pénétrant, capables avec aisance de dépouiller l’uniforme du courtisan versaillais et d’affronter sans biaiser les défis qu’opposait à leur passion de la liberté la démarche, ivre ou inspirée, de la Révolution. Le comte de Narbonne, était le fils présumé de Louis XV qu’adora Germaine de Staël et qu’admira Napoléon, et le duc de Lauzun- Gontaut-Biron, le fils naturel de Choiseul, qui avait rendu ce service dynastique à son ami Gontaut, dont une blessure à la bataille de Det- tingen avait fait un eunuque. La mère de cet enfant était la richissime fille aînée du banquier Antoine Crozat, dit « le Riche » pour le distin- guer de son frère cadet Pierre Crozat, dit ironiquement « le Pauvre ». Choiseul épousa la sœur cadette, née elle aussi Crozat, de la duchesse de Gontaut, morte en couches du futur duc de Biron. Vertige d’en- dogamie caractéristique des mœurs de la très ancienne aristocratie concentrée à Versailles autour du roi et assez analogue aux pratiques des éleveurs de chevaux de race anglais. La grande carrière diploma- tique, puis gouvernementale de Choiseul, petit noble lorrain affranchi des routines de Versailles, fut lancée à la fois par le faste que lui permit dans ses ambassades à Rome, puis à Vienne, l’immense fortune de sa femme et par une rare liberté d’esprit. Quant à Lauzun, un fils secret que Choiseul ne revendiqua jamais, Mme Craveri a raison de lui consacrer dans sa seconde partie un portrait en pied dont les dimensions prennent les proportions d’une biogra- phie, pour peu toutefois que le lecteur réussisse à raccorder le Lauzun d’avant 1789 au Biron de l’après-1789, où ce duc orléaniste, devenu Biron à la mort de son père putatif en 1788, s’attacha au succès de la Révolution. Nommé à la tête de plusieurs armées successives, il fut enfin transféré en Vendée, où il ne tarda pas à être accusé de trahison, ramené à Paris, jugé et guillotiné (le 31 décembre 1793). Pur produit, comme ne l’avait pas été le comte de Caylus, de la cour-couveuse de Versailles, élevé par de grandes dames initiées aux règles non écrites et peu morales de la société de cour, Lauzun bat tous les records de pas- sion partagée avec les grandes dames les plus admirées de Versailles et de l’Europe des cours : la dauphine Marie-Antoinette, dès son arrivée à Versailles, la très belle et spirituelle comtesse de Stainville, belle-sœur détestée de Choiseul et de la duchesse de Gramont, sa sœur, Lady

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Sarah Bunbury, la vedette de la cour de Saint James, et la plus splen- dide des princesses polonaises, Izabela Czartoryska. Et même, pendant sa campagne militaire contre Pascal Paoli en Corse, faute de mieux !, la jeune et vaillante épouse de l’intendant de Louis XV dans l’île de Beauté. Éblouissant séducteur séduit, il se savait virtuose sans rival de l’esprit de société ; il en fit merveille chez son père secret, Choiseul, exilé dans son paradis de Chanteloup. Mais Lauzun se révéla aussi, dès la victoire de Yorktown, un chef de guerre hors pair, parfaitement indemne du principal reproche adressé à la cage dorée de Versailles par Saint-Simon, historiographe de l’aristocratie d’épée : réduire celle-ci à une aristocratie de loisir et de parade, peu préparée à l’art de com- mander et de gouverner, dont le roi « absolu » s’attribue jalousement le privilège. Talleyrand, l’une des figures les plus originales de sa génération, y fait exception. Ecclésiastique athée échappant à l’impôt du sang et au code moral de sa famille d’épée, il n’a pas été non plus soumis au dressage que la monarchie absolue selon Richelieu et Louis XIV, depuis la victoire de Mazarin sur les deux Frondes, a imposé à son aristocratie d’épée pour en faire le défilé permanent et officiel de modes de tous ordres, vestimentaires, culinaires, mais aussi artis- tiques et littéraires aussitôt adoptées et bientôt délaissées dans la plu- part des cours d’Europe espionnes, et plus ou moins imitatrices, des caprices féminins de Versailles. Cette féminisation et esthétisation de la classe politique et mili- taire du royaume (souvent dénoncées à leurs amants trop doux par les moqueuses grandes dames des romans « libertins » du jansénisant Crébillon fils) ont fini par faire rêver de nouveau le second ordre d’af- franchissement et de libération. L’emballement de la fine fleur de la jeune génération aristocratique pour la guerre de libération des colo- nies anglaises d’Amérique du Nord (la croisade des Lumières !) est l’ex- pression encore indirecte (mais déjà la plus naïve et ambiguë) de cette aspiration de la jeune noblesse à sa libération politique. Chez Talley- rand, évêque d’Autun, grand seigneur sceptique et épicurien qui sait intimider sans blesser, l’« esprit de société » s’élève au rang de science diplomatique, le cynisme au refus de toutes les formes d’autoduperie

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et la corruption cachée devient une technique efficace pour s’attacher, au bon moment, ministres, ambassadeurs et espions. Dédaigneux de la vertu dont son époque brutale feint partout de porter le masque, Talleyrand s’est fait redouter de Napoléon empereur et des Bourbons restaurés. Ce « libertin » d’une singulière autonomie morale a rendu à la France et à l’Europe le signalé service d’adoucir pour la France les traités de Vienne et d’ouvrir aux Français un demi-siècle de paix suc- cédant à vingt-cinq ans de guerre et de politicologie. Benedetta Craveri rejoint Emmanuel de Waresquiel, biographe de l’évêque d’Autun, pour faire de ce grand civilisé et de ses amis les meilleurs passeurs, à travers l’Europe révolutionnée, d’un ancien art de vivre dont le raffinement, la douceur et les délicatesses nous manquent cruellement, à une époque qui a substitué à la santé démocratique selon Tocqueville un régime dégénéré que Chateaubriand nomme « oligarchie chrysogène » (14) et dont Jean-Claude Milner rappelle le nom d’origine grecque « ochlocratie », le gouvernement de la foule aveugle et de ses flatteurs.

1. Edgar Quinet, la Révolution, tome I, 1868, p. 175. 2. Numa Denis Fustel de Coulanges, la Cité antique (1864), Flammarion, 2009 ; Jacques Bainville, Histoire de France (1924), Tallandier, 2007. 3. Jean Starobinski, l’Invention de la liberté suivi de 1789, les Emblèmes de la Raison, Gallimard, 2006. 4. François Furet, Penser la révolution française, Gallimard, 1978. 5. Simon Leys, les Habits neufs du président Mao. Chronique de la Révolution culturelle, Champ libre, 1971. 6. Coll. « Bibliothèque des histoires ». 7. François Furet, le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont, 1995. 8. Jean-Claude Milner, Relire la révolution, Verdier, 2016. 9. Voir son déchiffrement de l’icône de Marat assassiné peinte par David : Jean-Claude Milner, Malaise dans la peinture, Ophrys, 2012. 10. Monique Cottret, Histoire du jansénisme, Perrin, 2016, p. 162. 11. Emmanuel de Waresquiel, Juger la reine, Taillandier, 2016. 12. Sylvie Yvert, Mousseline la Sérieuse, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2016. 13. Benedetta Craveri, les Derniers Libertins, Flammarion, 2016. 14. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome I, livre VI, « Dangers pour les États- Unis », Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 2015.

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› Michel Delon

lle était la fille d’un homme riche et célèbre, elle aurait pu se contenter de faire des enfants au mari qu’on lui aurait donné et de tenir un salon pour soutenir la carrière dudit mari. C’était compter sans sa force de caractère, sans les événements dont elle était la contemporaine et Edont elle prétendait devenir l’actrice. Germaine Necker naît en 1766. Son père, , est un banquier genevois et réformé installé à Paris. Il devient directeur général des Finances dans un royaume au bord de la banqueroute. Congédié par un roi indécis et bientôt rap- pelé au pouvoir, il s’impose comme une figure essentielle dans la crise qui mène à la convocation des états généraux et au début de la Révo- lution. En 1786, Germaine épouse un noble suédois, Erik Magnus de Staël-Holstein, devenu pour l’occasion baron et ambassadeur du roi de Suède. Elle ne l’a pas choisi et cherche passionnément le compa- gnon d’une aventure à la fois intime et publique. À la fin 1788, elle publie son premier livre, Lettres sur les ouvrages et le caractère de Jean- Jacques Rousseau. Elle y défend la figure du philosophe qui incarnerait un nouveau rapport au monde. Son père est vite « dégagé », dirait-on aujourd’hui, par une actualité qui s’accélère. Il se retire en Suisse, elle décide quant à elle de continuer à vivre au cœur de la tourmente. Elle

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devient la compagne du comte de Narbonne, noble libéral favorable à la Révolution, ministre de la Guerre en 1791. Elle doit pourtant quit- ter Paris en 1792 lorsque sa vie est en danger. Elle fuit la violence après le 10 août, mais continue à intervenir par des brochures politiques, Réflexions sur le procès de la reine, Réflexions sur la paix. Dès que la situation le permet, elle revient à Paris avec Benjamin Constant, rencontré peu de temps auparavant. « J’ai trouvé ici ce soir un homme de beaucoup d’esprit », a-t-elle noté à cette occasion. Et Constant de se souvenir : « Je rencontrai la personne la plus célèbre de notre siècle, par ses écrits et par sa conversation. Je n’avais rien vu de pareil au monde. J’en devins passionnément amoureux. » Leur liaison est la collabora- tion intellectuelle d’un couple engagé dans la construction d’une France nouvelle. Ils parient sur un général qui prend le pouvoir en Brumaire,

mais déjà Napoléon perce sous Bonaparte. Michel Delon est professeur à la Constant est nommé au Tribunat pour en Sorbonne. Il est notamment l’auteur être exclu un an seulement plus tard. Ger- du Dictionnaire européen des Lumières (PUF, 1997) et de Sade, un maine de Staël publie au printemps 1800 De athée en amour (Albin Michel, 2014). la ­littérature comme un programme pour le › [email protected] pays qui décrit le rôle que doivent y jouer ceux qu’on n’appelle pas encore les intellectuels. Son salon et son activisme déplaisent au pouvoir, qui lui interdit le séjour dans la capitale. Pour celle qui vit de conversation et d’échanges, l’exil est une peine douloureuse. Elle voyage en Europe, découvre l’Allemagne, l’Italie. Elle publie deux romans qui suscitent des réactions enflammées, mais son second essai ambitieux, De l’Alle- magne, est saisi et interdit en 1810. Assignée à résidence en Suisse, elle fait du petit bourg vaudois de Coppet, où son père a acheté un château, une capitale intellectuelle, elle y invite presque tout ce qui compte dans l’Europe littéraire du temps et correspond avec ceux qui ne peuvent s’y rendre. Genève est alors un département français. Quand la pression du contrôle impérial se fait trop forte, elle fuit avec ses enfants vers Vienne, Moscou et Saint-Pétersbourg, alors que la Grande Armée avance à travers l’Europe. La chute de l’Empire lui permet un retour à Paris, elle se rallie aux Bourbons, entreprend un livre sur la Révolution et un autre sur sa découverte de la Russie, mais elle meurt en juillet 1817, usée avant l’âge par la passion qu’elle avait mise à vivre en femme libre.

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Le bicentenaire de sa disparition a inspiré d’heureuses initiatives. La « Bibliothèque de la Pléiade » et la collection « Bouquins » pro- posent deux recueils qui, une fois n’est pas coutume, ne se font nulle concurrence et offrent aux lecteurs comblés l’essentiel d’une œuvre majeure de notre culture. Le travail des éditeurs a été bien préparé par les Œuvres complètes, entreprises par la regrettée Simone Balayé et en cours de publication chez Honoré Champion. Benjamin Constant est entré dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en 1957, il était temps que Germaine de Staël l’y rejoigne, plus d’un demi-siècle plus tard (1). Elle y est représentée par trois textes : le traité de l’an VIII-1800 et deux romans, Delphine ou l’Italie (1802) et Corinne (1807). De la littérature consacre le passage des belles-lettres à la littérature, d’une poétique qui se prétendait universelle à une conscience nouvelle de la relativité du goût. L’invention littéraire dépend de la culture de chaque pays, de son « climat », au sens où Montesquieu l’avait dit des lois et des coutumes. Dans les pays du Sud se sont développés une littérature et un art de l’extériorité. Aux terres brumeuses du Nord correspondraient une volonté d’intériorité et une mélancolie profonde. Esthétiquement, les pratiques de l’imitation s’opposent à la recherche de l’originalité ; reli- gieusement, le catholicisme, avec ses rites spectaculaires, se distingue pareillement d’une Réforme tournée vers la vie intérieure. D’un côté la sculpture, qui supporte le plein air, et l’épopée, qui appelle la décla- mation publique ; de l’autre la peinture, qui veut être protégée par des bâtiments, et le roman qui appelle une lecture individuelle ; c’est la forme privilégiée par les femmes, qui entrent en force dans la création littéraire. L’époque de Jane Austen en Angleterre est celle de Germaine de Staël de ce côté-ci de la Manche, et de tant de ses consœurs qui restent à découvrir. Les deux romans illustrent ces affirmations. Delphine et Corinne se battent contre les préjugés corsetant la vie des femmes. L’épigraphe de Delphine est empruntée à Suzanne Necker : « Un homme doit savoir braver l’opinion, une femme s’y soumettre. » Sa fille imagine une jeune veuve dont la spontanéité et l’indépendance défient involontairement cette opinion à laquelle l’homme qu’elle aime est toujours tenté de se soumettre. Corinne ou l’Italie reprend le même schéma, Corinne

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a fui son Écosse natale pour devenir une poétesse reconnue en Ita- lie. Elle est rattrapée par le passé quand elle tombe amoureuse d’un compatriote incapable de se libérer de la tradition. Les deux héroïnes meurent de cette société qui méconnaît les individus. Idéalement, ce volume de la « Pléiade » devrait comporter l’essai qui fait pendant à De la littérature, mais aussi à la présentation de l’Italie dans Corinne : De l’Allemagne, saisi et interdit par le pouvoir napoléonien en 1810. Le volume aurait été matériellement trop épais, mais De l’Allemagne complète l’idéal républicain de 1800 par un éloge de la philosophie kantienne et un appel à l’enthousiasme qui permet de s’arracher à la mélancolie. De l’Allemagne définit surtout les littératures classique et romantique en des termes qui marquent tout le siècle. Le roman Delphine sort également dans la collection « Folio clas- sique » (2), présentée avec une naïveté feinte par Aurélie Foglia, qui résume d’emblée ce qu’on pourrait dire de l’ensemble de l’œuvre de Mme de Staël : « Delphine est un livre intempestif. Aujourd’hui, le lec- teur y trouvera une telle cure d’anticynisme, un si profond réservoir d’enthousiasme et de telles bouffées de dévouement qu’il retournera vers la vie avec une âme rajeunie, renouvelée. Il ne doutera plus d’avoir une âme. » Delphine lutte pour le droit au divorce et à la rupture des vœux monastiques. On pourrait trouver des équivalents pour notre temps. Dans la même perspective, l’image dominante qui ressort du volume de la collection « Bouquins », intitulé « La passion de la liberté », est la militante aux prises avec son époque (3). Quatre essais sont regroupés : deux datent des années révolutionnaires, deux autres ont été laissés inachevés par Germaine de Staël et ont été édités par son fils. De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, publié en 1796, est un traité tout à la fois de morale et de politique. Une femme y parle de la passion amoureuse, mais aussi de l’esprit de parti et de la violence dans la vie publique, domaine qui était considéré comme réservé aux hommes. Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la république en France est rédigé durant le Directoire, parallèlement aux interventions politiques de Benjamin Constant. Le titre annonce la

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complémentarité des principes qui ont valeur générale et des circons- tances qui relèvent des situations particulières. Il appelle à un équilibre entre l’idéal et le réalisme, entre le long et le court terme. Les événe- ments alors vont vite et l’auteure ne finit pas plus son essai que David son tableau le Serment du Jeu de paume. Elle renonce à faire imprimer cet éloge de la philosophie, capable de dépasser les injustices de la féo- dalité aussi bien que les excès de la Terreur : un coup d’État a permis à Bonaparte de s’emparer du pouvoir. Les espoirs que Germaine de Staël et Benjamin Constant ont pu mettre dans ce jeune ambitieux sont vite déçus et toute l’action de la fille de Necker devient une dénonciation du despotisme et du pouvoir personnel. Deux essais en témoignent : les Considérations sur les principaux événements de la Révolution retracent un quart de siècle de l’histoire de France, de l’entreprise réformatrice de Necker à la chute de l’Empereur, et Dix années d’exil racontent la lutte du despote tout-puissant et d’une femme qui n’a pour elle que des idées et des convictions. Les Considérations comportent un « De l’Angleterre », explication de la monarchie parlementaire anglaise et Dix années d’exil un « De la Russie », exprimant l’espoir que ce grand pays neuf sorte d’une féodalité archaïque pour devenir une démocratie moderne. Les beaux volumes de la « Pléiade » et de « Bouquins » donnent des milliers de pages à lire, mais pour comprendre la femme qui les a rédigées et s’y est investie, il faut se tourner vers une biographie intellectuelle et morale qui en renouvelle la connaissance (4). Les bio- graphes précédents se sont laissés fasciner par les excès de la femme du monde qui a multiplié les conquêtes amoureuses et connu des liaisons tumultueuses avant d’épouser secrètement à 45 ans un jeune officier mutilé, de vingt ans son cadet, Albert de Rocca, qui ne lui survécut que quelques mois. À juste titre sans doute, la mouvance féministe a transformé Mme de Staël (comme continuent à l’afficher les couvertures chez Gallimard et chez Laffont) en Germaine de Staël et a dénoncé le refoulement subi par cette figure majeure de notre histoire. Mais la réhabilitation de celle qui ouvre le XIXe siècle avec De la littérature et qui propose une première interprétation libérale de la Révolution s’accorde mal avec la théâtralité pathétique de la châtelaine de Coppet,

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avec les cris qu’elle pousse dans sa correspondance. Stéphanie Genand part d’une remarque de De l’Allemagne où le spectacle d’un drame suscite la peur « comme dans une chambre noire ». Telle est l’angoisse constitutive de Germaine, couvée par ses parents et révoltée contre sa mère, admiratrice de son père et cherchant le compagnon capable de prendre son relais, avide d’affection et déçue dans la plupart de ses amours. Sa revendication d’une liberté personnelle ne se distingue pas de son combat pour la liberté d’expression. Écrire, publier, parler dans un salon, répandre des lettres dans l’Europe entière, c’est refu- ser la place faite traditionnellement aux femmes et œuvrer pour une société d’individus responsables. La mélancolie n’est plus un repli sur soi, c’est une lucidité douloureuse qui permet d’assumer le réel. Sté- phanie Genand invite à lire les « petits » textes de Germaine de Staël, les romances et les tragédies, les nouvelles qui mettent en scène des folles par amour ou des amoureuses meurtrières de l’amant indigne. La démocratie naît dans les violences de la Révolution et l’autonomie morale se vit dans une crise permanente. Comment gérer les passions et établir un équilibre qui ne soit pas un simple jeu de balançoire entre Révolution et Contre-Révolution, entre action et réaction, ainsi que l’explique Constant en empruntant une image à la physique de New- ton, pour l’appliquer à la vie politique ? Le bicentenaire du décès de Germaine de Staël à Paris coïncide avec les 250 ans de la naissance de Benjamin Constant à Lausanne. L’occasion n’a pas été manquée par la Fondation Martin Bodmer, qui est installée là même où le frère de Jacques Necker avait sa pro- priété donnant sur le lac. L’an passé, la Fondation fêtait la naissance de Frankenstein dans une villa voisine (5). Cette année, son directeur, Jacques Berchtold, invoque un même « génie du lieu », en consacrant une exposition au couple porté par l’esprit de liberté (6). Coppet est à quelques kilomètres. Germaine de Staël écrit qu’elle devrait marier son « fils à une Anglaise belle, aimable et riche », pour que le château reste la demeure de Necker, des siens et ce que Stendhal nomme « les états généraux de la pensée européenne ». La fratrie de ses descendants, à la neuvième génération, célèbre dans le catalogue de l’exposition la beauté d’un lieu « saturé de passé », selon le mot de Marcel Proust qui,

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en 1904, a consacré une chronique au salon de Mme d’Haussonville. Manuscrits, imprimés, portraits, paysages et objets sont rassemblés pour faire revivre un couple qui, au-delà de l’anecdote, se trouve à la source de la pensée libérale française. D’étonnants éventails et taba- tières racontent les succès de tribune de Constant, qui avait sans doute peu de prestance physique, parlait d’un ton monotone à l’Assemblée, mais dont l’argumentation frappait. Aujourd’hui, les produits déri- vés de la vie politique sont des tee-shirts et des mugs. Les journaux intimes, dans les vitrines de la Fondation Bodmer, voisinent avec le journalisme politique, l’exploration du moi accompagne la revendi- cation d’une démocratie représentative. Une malle au cuir fatigué est l’emblème d’une existence de voyages et d’exils. Les livres imprimés à Genève et à Paris, à Londres et à Vienne racontent les censures et « l’esprit de résistance », comme le dit Florence Lotterie dans un des chapitres du catalogue. Ils donnent à sentir la réalité intellectuelle et morale d’une Europe en lutte contre « le moi gigantesque » des des- potes et des oligarques. Pour Staël et Constant, il n’est pas de liberté politique sans liberté sentimentale, mais il n’est pas non plus de liberté sans devoir moral, sans solidarité sociale et sans souci de la collectivité. Le progrès est à ce prix, qui ne doit pas être seulement quantitatif et technique.

1. Madame de Staël, Œuvres, édition établie par Catriona Seth, avec la collaboration de Valéry Cossy, Galli- mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2017. Voir également chez Slatkine la Correspondance générale de Germaine de Staël, éditée par Stéphanie Genand et Jean-Daniel Candaux. Les tomes VIII et IX (2017) réunissent les lettres écrites entre 1812 et 1817. 2. Madame de Staël, Delphine, édité par Aurélie Foglia, Gallimard, coll. « Folio classique », 2017. 3. Madame de Staël, la Passion de la liberté, préface de Michel Winock, édition établie et annotée par Laurent Théis, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2017. 4. Stéphanie Genand, la Chambre noire. Germaine de Staël et la pensée du négatif, Droz, 2016. 5. Voir Michel Delon, « Frankenstein, deux cents ans plus tard », Revue des Deux Mondes, mai 2016. 6. Germaine de Staël et Benjamin Constant. L’esprit de la liberté, catalogue sous la direction de Léonard Burnand, Stéphanie Genand et Catriona Seth, Perrin-Fondation Martin Bodmer, 2017.

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› Sébastien Lapaque

e ciel était voilé et l’argile mouillée, à Tipasa, vendredi 28 avril 2017. Un peu de bleu, du rouge, du vert, beau- coup de gris et les orages de la nuit qui semblaient encore se faire entendre au-dessus de l’amphithéâtre que l’on traverse en pénétrant à l’intérieur du site. Quels jeux Ls’étaient joués là, quels chrétiens jetés aux lions ? Plus loin, je retrouvais les deux temples qui se font face, le cardo maximus, la rue commerçante de l’antique Tipasa qui descend vers la mer dallée de pierres rouges, les grandes jarres de la fabrique de garum, façon de nuoc-mâm de l’époque romaine dont Apicius recommande un usage abondant dans l’Art culinaire (1). À l’horizon, le sommet du mont Chenoua était mangé par un gros nuage noir. J’ai connu ce djebel dans sa gloire, sa corniche et ses falaises éclatantes sous le soleil. J’avais quitté Tipasa. À Hadjout, autre- fois Marengo, je voulais fleurir la tombe de la mère d’Albert Camus dans le cimetière municipal de l’époque coloniale posé au milieu des champs. Sous le soleil de janvier, je l’ai recherchée au milieu des pins et des cyprès et je ne l’ai pas trouvée. Pour cause. Oubliée de tous, Catherine Sintès, veuve Lucien Camus, repose sous une pauvre plaque

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de marbre gris brisée en deux au milieu des ronces et des herbes folles au cimetière d’El-Madiana, boulevard des Martyrs, au-dessus du quar- tier de Belcourt à Alger. Aucun ayant droit, aucun éditeur de son Prix Nobel de fils, aucun président de la République en visite officielle en Algérie n’a jamais eu l’idée d’aller fleurir sa tombe. Cette femme ne savait ni lire ni écrire, elle était presque muette. Ce n’est pas une rai- son pour ne pas écrire ici son nom et ne pas donner de la voix pour célébrer la mémoire. Dans l’Étranger, Meursault est condamné pour ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère d’encre et de papier. En janvier 1960, Catherine Sintès a pleuré la mort de son fils. « C’est trop jeune », murmura-t-elle quand on la lui annonça. Huit mois plus tard, à son tour elle rendait l’âme sans un bruit. L’anniversaire du décès à Alger de Catherine Sintès est le 20 septembre. On demande des larmes, des prières, des fleurs ! À Tipasa, au pied du mont Chenoua, impossible de ne pas son- ger à Albert Camus, dont les mots ont été gravés sur une stèle ocre érigée près du mausolée circulaire de la nécropole occidentale. Ni de réciter encore une fois une page de Noces : Sébastien Lapaque est romancier, « Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les essayiste et critique au Figaro concerts d’insectes somnolents, j’ouvre les littéraire. Il collabore également au yeux et mon cœur à la grandeur insoute- Monde diplomatique. Son recueil Mythologie française (Actes Sud, nable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n’est 2002) a été récompensé du prix pas si facile de devenir ce qu’on est, de Goncourt de la nouvelle. Dernier retrouver sa mesure profonde. Mais à regar- ouvrage publié : Théorie d’Alger (Actes Sud, 2016). der l’échine solide du Chenoua, mon cœur › [email protected] se calmait d’une étrange certitude. (2) » En ce lieu hanté par l’esprit, on doit également se souvenir de la Nouba des femmes du mont Chenoua d’Assia Djebar, un film de 1978 dans lequel l’histoire profonde de l’Algérie – cette histoire longue à laquelle Camus, tout à son athéisme solaire, ne songeait pas – est inscrite comme un palimpseste sous celle du présent. L’histoire profonde de l’Algérie, les souvenirs qui s’évanouissent, les ombres choisies des grands hommes et des grandes femmes du temps passé – le roi numide Massinissa, son petit-fils Jugurtha, Pto- lémée, époux de Cléopâtre Séléné, dernier roi de Maurétanie, à la

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fois africain, grec et romain, la bienheureuse Salsa, chrétienne mar- tyrisée à 14 ans, la reine touareg Tin Hinan, la reine berbère Kahina combattant les envahisseurs arabes au VIIe siècle – les routes effacées de la mémoire des hommes : voilà ce que j’aime venir chercher à Tipasa, ville antique située à 70 km à l’ouest d’Alger, au nord du Tell, chef-lieu d’une wilaya de 600 000 habitants. Derrière l’impo- sant djebel enlacé par l’oued Nador à l’est et par l’oued El Hachem à l’ouest, il est possible d’aller à la rencontre des cultures et des tradi- tions de l’Algérie berbère. Pour retrouver un ami, j’ai un jour traversé la suite de villes et de villages dissimulés derrière le Chenoua : Aïn Tagourait, Nador, Sidi Rached, Cherchell et Sidi Ghiles. Une autre fois, dans des cafés où des garçons agiles servent du thé à la menthe exagérément sucré, des anciens qui parlent le français d’Algérie mêlé de langue locale – le chenoui – et d’arabe dialectal m’ont juré que le mont Chenoua, 905 mètres, était le point culminant du pays. Difficile de les suivre. « Cela ressemble à la langue qu’on parle chez nous », m’a juré Saïd, qui traduisait pour moi ce jour-là. Saïd est un Kabyle de Tizi Ouzou. Il connaît bien les cafés où les anciens aiment se souvenir. Dans l’autoradio, il avait glissé un disque d’Ichenwiyen, le groupe emblématique de la chanson locale, composé à la gloire du mont Chenoua. Ichenwiyen fredonnait « Achimi tsough achimi thettsough », soit « J’oublie, je n’oublie pas ». Une chanson d’amour ? « Non, tout le mal que nous ont fait les Arabes ! », m’expliqua Saïd en rigolant. Je connaissais à peine l’Algérie, mais un premier voyage du côté de la Grande Kabylie m’avait initié à des luttes politiques et culturelles dont j’ignorais tout avant de venir de ce côté-ci de la Méditerranée, aux différences entre le kabyle de Tizi et le chenoui de Tipasa, aux subtilités du monde berbère (3), expression qui rem- plaçait dans mon esprit celle, impropre pour évoquer l’Algérie, de monde arabo-musulman. Mélange de tristesse et d’allégresse, la musique aux notes aiguës d’Ichenwiyen qui sortait des enceintes évoquait pour moi le fado, le rebetiko et toutes les musiques populaires que les hommes inventent au bord de la mer. Saïd me parla du banjo, de la flûte en roseau, de l’oud, un instrument à cordes pincées, du tar, un instrument à

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­percussion joué avec la paume de la main, de la darbouka, une sorte de petit tambour. Il connaissait un musicien du groupe Ichenwiyen. Au bled, les gens adorent raconter des histoires. Et moi j’adore les écouter. Ce qui frappe en Algérie, c’est la gentillesse des habitants. Partout, on entend : « Bienvenue chez vous ! » Tant pis si ces histoires sont un peu confuses. La mère d’Albert Camus n’était pas enterrée à Hadjout, comme me l’avait certifié cet Algérien, et le mont Chenoua, point culminant des collines du Sahel, n’était pas le plus haut djebel du pays, comme me l’avait affirmé cet autre. Qu’importe. Le Chenoua est le plus grand pour les amoureux de Tipasa. Ce témoin du passage des hommes a tout vu : les marins puniques débarqués au IXe siècle avant Jésus-Christ, les marchands romains alliés aux princes numides après la chute de Carthage, l’âge d’or de l’hellénisme à Iol, port phénicien devenu une capitale romaine baptisée Césarée de Maurétanie, aujourd’hui Cherchell, les Berbères devenus des citoyens romains sous le règne de l’empereur Claude, les païens convertis au christianisme au IIIe siècle, les envahisseurs vandales venus des forêts de Germanie au Ve siècle, les Byzantins reprenant Tipasa aux Vandales, les Arabes soumettant les Berbères, les juifs andalous chassés d’Espagne au XVe siècle, rejoints par les Morisques, avant que l’antique Mauré- tanie césarienne ne tombe sous la domination des Turcs installés à Alger au début du XVIe siècle, puis sous celle des Français, débar- qués en 1830 à Sidi-Ferruch. Je n’oubliai aucun d’entre eux, ce vendredi 28 avril 2017. Au bout du parc archéologique encadré par des collines, au pied de la villa des Fresques, la mer couleur d’acier était démontée et l’écume blanche des vagues s’écrasait sur les rochers. Était-ce bien la Méditerranée éternelle et bleue et l’Algérie ardente sous le soleil ? Pour un peu, on se serait cru en Bretagne. Mais non, un vent soufflait du sud au milieu des arbustes aux formes atypiques, portant des odeurs chaudes et parfu- mées, comme dans la nouvelle de Camus. C’était peut-être le sirocco, ce vent qui vous perce jusqu’aux os, laissant au corps du voyageur européen émerveillé par la découverte de l’Afrique je-ne-sais-quelle impression étrange dont il a du mal à se défaire.

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À Tipasa, cette dernière fois, j’étais accompagnée de Catherine, ma femme, et d’un ami ; Sofiane Hadjadj nous conduisait, comme il avait eu le plaisir, quelques années auparavant, de conduire l’académicien Dominique Fernandez et le photographe Ferrante Ferranti qui prépa- raient Voyage dans l’Algérie antique (4). Sofiane est écrivain et éditeur. Chacun des livres qu’il publie aux éditions Barzakh, qu’il a fondées avec son épouse Selma Hellal en 2000, tandis que son pays lumineux et brûlant, tragique et déchiré, sortait à peine d’une sanglante éclipse de l’esprit, est une pierre vivante employée à bâtir un pont, une arche, une maison. À Alger, il a fait connaître Salim Bachi, El-Mahdi Acherchour, Kamel Daoud et Samir Kacimi, avant que leur réputation ne traverse la Méditerranée, voire l’Atlantique. Inch’Allah, on découvrira bientôt à Paris Samir Toumi, auteur d’un merveilleux roman générationnel, l’Effacement, et Ryad Girod, qui a publié en Algérie une dystopie aux couleurs d’incendie : la Fin qui nous attend (5). Sofiane aime restituer l’histoire et la réalité de son pays dans leur complexité. C’est grâce à lui, pour la partie historique et littéraire, et grâce à mes amis kabyles, pour la partie militante, que j’ai compris que l’Algérie était une mosaïque. « L’histoire du pays n’a pas commencé en 1962 avec le départ des Fran- çais, ni en 1830 avec leur arrivée », s’obstine-t-il à répéter. On en revient à l’histoire profonde de l’Algérie, tour à tour berbère, phénicienne, grecque, romaine, juive, chrétienne, byzantine, africaine, turque, française et aujourd’hui patrie souveraine « parlant arabe, ali- mentant sa pensée, ses songes, aux sources de l’islam » comme l’avait prédit Jean Amarouche. Il n’y a pas de lieu mieux choisi que Tipasa pour se souvenir de cette inscription dans la suite des siècles. Parmi les émotions singulières que suscitent en moi ce lieu de mémoire, il y a celle des retrouvailles avec les ruines de la grande basi- lique chrétienne qui domine le site, perchée sur un haut promontoire. C’est un témoignage frappant d’un premier grand foyer du christia- nisme. Sur une plaque de marbre blanc datée de l’an 238, dix ans avant l’épiscopat de Cyprien à Carthage, on a trouvé ici la plus ancienne ins- cription chrétienne d’Afrique. Les vieilles pierres sacrées de Tipasa me parlent. Durant l’été 418, saint Augustin se rendit à Césarée de Mauré- tanie, l’actuelle Cherchell, comme légat du pape Zosime. Le donatisme,

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doctrine des purs, et le pélagianisme, négation du péché d’origine et de la nécessité de la grâce qui sauve, faisaient des ravages en Afrique du Nord. Il vint rappeler aux évêques locaux la doctrine catholique. Il était âgé de 64 ans. Accompagné de ses disciples Alypius de Tha- gaste et Possidius de Calame, Augustin chemina sur 1 100 kilomètres d’Hippone à Césarée, traversant la Numidie, la Maurétanie sitifienne et la césarienne, en passant peut-être par Tipasa. « Probablement », écrit Serge Lancel, son parfait biographe français (6). Face à la mer, dans les ruines de la grande basilique chrétienne battue par les vents du large qui pouvait accueillir 3 500 fidèles au Ve siècle, ce « probable- ment » me fait rêver. Aux abords de l’arc à quatre baies qui subsiste de cet ensemble immense, j’entends Augustin, capable d’émouvoir son auditoire aux larmes, terrassant l’erreur par la seule force de sa parole. Je l’entends prêcher, célébrant les martyrs chrétiens de Tipasa, Salsa, Victorinus, Rogatus, Vitalis, Sperantius, Amantius, Illara et Dativa. Augustin de retour en Afrique, Augustin dans ses jardins, Augustin dans ses couleurs, nitidos et amoenos, brillantes et riantes, écrit-il. Le bleu, le rouge, le vert et le gris de Tipasa. Augustin dans la lumière de l’Algérie : « La reine des couleurs elle-même, cette lumière qui baigne l’univers visible, où que je sois le jour durant, glisse sur moi en mille formes de caresses, alors que je suis occupé ailleurs et que je n’y prends même pas garde. Et elle s’insinue si fort que, soudain soustraite, on la désire, on la réclame ; et son absence prolongée plonge l’âme dans la tristesse. (7) » Cette sensibilité extrême d’Africain au corps tiède, aux songes brûlants, à la peau cuivrée et au cœur dévoré par le feu de l’amour : Augustin sous le soleil.

1. Apicius, l’Art culinaire, traduit et annoté par Jacques André, Les Belles Lettres, 2013. 2. Albert Camus, Noces, suivi de l’Été, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 14. 3. Internet me permet de retrouver cette vieille évocation du monde berbère : Ernest Renan, « Exploration scientifique de l’Algérie. La société berbère », Revue des Deux Mondes, tome 107, septembre 1873, p. 138. 4. Ferrante Ferranti (photographies), Dominique Fernandez, Michel Christol, Sabah Ferdi (textes), Voyage en Algérie antique, Actes Sud, 2013. 5. Samir Toumi, l’Effacement, Barzakh, 2016 ; Ryad Girod, la Fin qui nous attend, Barzakh, 2015. 6. Serge Lancel, Saint Augustin, Fayard, 1999, p. 493. 7. Saint Augustin, les Confessions, livre X, chapitre li, traduit par Patrice Cambronne, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 1015.

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› François de La Mothe Le Vayer

Chaque mois, Jean-Paul Clément puise dans notre patrimoine philosophique et littéraire un texte qui résonne avec l’actualité.

Grand lettré, philosophe pétri de l’enseignement des auteurs grecs et latins, François de La Mothe Le Vayer (1588-1672), au fil de son œuvre abondante (traités, dialogues), fut l’un des propagateurs, au sein de son cénacle d’érudits libres-penseurs (Gabriel Naudé, Pierre Gassendi, etc.), du scepticisme chrétien. Protégé par Richelieu, il obtint le préceptorat du duc Louis d’Anjou, frère du roi. Puis le tout-puissant cardinal-ministre lui confia au plus fort de la Fronde (1652) la charge prestigieuse de la formation intellectuelle et morale du jeune Louis XIV, âgé de 14 ans. Il garda cette charge jusqu’à la mort de Mazarin (1661). La Mothe Le Vayer avait composé pour son élève plusieurs traités : De l’économique (1653), De la politique (1654) et De la logique (1655). Voici quelques extraits de De la patrie et des étrangers, qui s’adressent, il est vrai, aux grands capitaines et princes exilés de leur pays. Jean-Paul Clément

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« [...] Comme je m’accommode doucement avec vous pour ce regard, trouvez bon que je vous contredise sur deux autres points et que, m’opposant formellement à cette grande aversion des autres pays dont vous témoi- gnez d’être touché, je vous soutienne encore qu’il y a de l’injustice, et peut-être de l’inhumanité, à traiter si mal les étrangers que vous voudriez qu’on fit. Ne savez-vous pas, pour ce qui concerne le premier article, qu’on a toujours dit que la patrie d’un homme de bon esprit était partout où il pouvait vivre commodé- ment et à son aise ? »

« Car, pour ce qui est des habitudes et de la fréquenta- tion, le sage trouve partout avec qui converser, et la vertu est si puissante qu’elle lui acquiert des amitiés parmi les plus barbares. Ainsi l’on peut dire qu’il y a des patries d’élection, aussi bien que de naissance, et que celles-là nous donnent parfois plus de sujets de les affectionner par raison que nous ne sommes portés d’inclination pour les autres par nature. Je sais bien que les Romains prenaient l’éloignement de leur ville pour une mort civile. »

« [...] qui caresse un chétif esclave domestique et aboie après le plus honnête homme du monde s’il lui est inconnu ? Pour le moins, ne sauriez-vous nier que les Français n’aient été de tout temps fort hospitaliers et fai- sant profession de bien traiter ceux du dehors. Les lois de nos anciens Celtes punissaient plus rigoureusement le meurtre d’un étranger que celui d’un citoyen. »

« N’est-il pas vrai que rien n’a tant contribué à la grandeur de Rome que cet accès libre qu’elle donnait à toutes les nations de s’y habituer et de prendre part aussitôt à son gouvernement ? Et ne savons-nous pas qu’au contraire la rigueur tenue contre les étrangers par les Républiques de

144 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 de la patrie et des étrangers

Sparte et d’Athènes, a toujours été estimée la principale cause de leur peu de durée ? Car vous vous pouvez sou- venir de la remarque d’Hérodote, que jamais les Lacédé- moniens n’accordèrent le droit de bourgeoisie qu’à deux étrangers seulement, dont le premier leur fit obtenir cinq des plus notables victoires qu’ils aient remportées sur leurs ennemis. »

« Et je ne doute point que vous ne reconnaissiez assez combien ce serait une chose ridicule qu’il fût permis de faire cas et d’avoir soit des chiens soit des chevaux qui viennent de pays fort éloignés, lorsque nous les trouvons excellents, et qu’il ne fût pas loisible de se prévaloir des hommes du dehors qu’une vertu extraordinaire nous peut rendre recommandables. Certes, outre l’excès d’une rigueur barbare dont nous userions en leur endroit, nous serions encore trop injustes envers nous-mêmes. »

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ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

148 | Discours sur la vertu › Xavier Darcos

156 | Wagner affabulateur ? › Ulrich Drüner

162 | L’Europe à 29 euros › Kyrill Nikitine

167 | La beauté vaut-elle de l’or ? › Annick Steta

174 | L’amour sous Macron › Marin de Viry DISCOURS SUR LA VERTU

› Xavier Darcos

ous vous rappelez Brutus, l’assassin de César. Il n’a pas le beau rôle. Il porte les stigmates du parricide, du comploteur ingrat, finissant par frapper d’un coup fatal son père adoptif qui, incrédule et dépité, l’interpelle dans un dernier soupir : « Toi aussi, mon filsV ! » Dans sa Divine comédie, Dante loge Brutus dans l’antre de Luci- fer, formant un couple avec Judas Iscariote. C’est vous dire ! Pourtant, Brutus passa de son vivant pour l’incarnation de la vertu. César, qui s’était toujours méfié des professeurs de vertu, raides et émaciés, avait fait pour lui exception. Car il redoutait les maigres : « “Ce ne sont pas les gens gras et bien peignés que je crains, mais ces hommes maigres et pâles.” Il désignait par-là Brutus et Cassius », rapporte Plutarque. Shakespeare s’en souviendra, qui prête ce discours à son Julius Caesar : « Je veux près de moi des hommes gras, des hommes à la face luisante et qui dorment les nuits. Ce Brutus là-bas a l’air bien maigre et famé- lique ; il pense trop. De tels hommes sont dangereux… (1) » Maigreur rimerait donc avec aigreur.

148 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 études, reportages, réflexions

Dans le film d’animation les Douze Travaux d’Astérix, on le présente comme un frustré qui ne cesse de manier un couteau. César le rappelle à l’ordre : « Brutus, cesse de jouer avec ce couteau, tu finiras par blesser quelqu’un ! (2) » Le sec Brutus se voyait parmi les héros légendaires, ceux

qui renoncent à l’hédonisme trivial pour sau- Xavier Darcos, membre de l’Académie vegarder une morale supérieure. C’est ce que française, a été ambassadeur, ministre Shakespeare, encore, lui fait énoncer : « César de l’Éducation nationale (2007-2009) puis du Travail, des Relations sociales, m’aimait et je le pleure. Il connut le succès, je de la Famille, de la Solidarité et de la m’en réjouis. Il fut vaillant, je l’honore. Mais Ville (2009-2010). Derniers ouvrages il fut ambitieux et je l’ai tué. Pour son ami- publiés : Auguste et son siècle (Artlys, 2014), Dictionnaire amoureux de tié, des larmes. Pour sa fortune, un souvenir l’école (Plon, 2016) et Virgile, notre joyeux. Pour sa valeur, du respect. Et pour vigie (Fayard, 2017). son ambition, la mort. (3) » Les lettres de › [email protected] Cicéron, qui l’admirait, nous permettent de discerner un individu com- plexe et torturé, qui prétendait descendre de ce Lucius Brutus qui, après le viol de Lucrèce, renversa le dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe, en 509 av. J.-C. Notre Brutus entendait reproduire l’héroïsme de son aïeul supposé, refusant monarchie et tyrannie. Plutarque en trace un portrait tragique et flatteur qui ne corres- pond pas à ce que la postérité en a retenu. Il raconte la vie d’un orphe- lin passionné de philosophie, lecteur de Platon, écrivant un puissant traité sur la vertu, brave et réfléchi, contraint de fomenter son coup d’État pour sauver la pureté de l’idéal républicain. Après le meurtre, le vertueux Brutus ne sait plus rien faire de concret. Car la vertu a les mains pures mais elle n’a pas de mains. Elle est désemparée quand elle atterrit dans le réel. Brutus pensait que le sang versé suffirait à fertiliser un ordre nouveau. Mais il en est réduit au rôle infécond de « césaricide », de paria condamné à l’errance. Il s’enfuit en Grèce, où Marc-Antoine le poursuit et l’écrase avec ses derniers fidèles, lors de la bataille de Philippes en Macédoine. Vaincu, Brutus se suicide en se transperçant de son propre glaive, le 23 octobre 42 av. J.-C., s’écriant théâtralement : « Vertu, tu n’es qu’un nom ! » Tardive lucidité. Le résultat de son bel exploit fut une guerre civile redoublée et une monarchie sans partage qui dura quatre siècles. Victor Hugo n’a pas tort de comparer la vertu de Brutus à la folie de Néron, nuisibles

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toutes deux (4), car toutes deux déconnectées de la réalité. César avait raison de craindre la certitude nocive et l’exaspérante énergie des vati- cinateurs de la vertu, tous fabricants de malheur. Les révolutionnaires édifiants sont sûrs d’eux, intrépides, fanatiques, résolus. Mais ces dog- matiques, épanouis et fanfarons, n’ont semé que le sang et les larmes. Car chacun sait que la vertu et la politique ont du mal à coïncider. Tout le monde aspire au bonheur, à la justice, à la liberté. Mais ces bons sentiments ne font pas un programme politique. À l’inverse, l’art de gouverner suppose une part d’artifice, de cynisme et de dissimula- tion. Machiavel dit qu’un homme politique « doit pouvoir n’être pas bon (5) » et que sa vertu compte moins que sa ruse. L’intérêt général, ou ce qui est supposé tel, pour celui qui veut le pouvoir, doit l’empor- ter sur un idéal béat. Il n’est pas inutile qu’un homme politique soit honnête, généreux, cultivé, compatissant. Mais ces vertus ne garan- tiront pas sa bonne gestion. Le pouvoir ne revient pas forcément à ceux qui savent (les experts, les savants, les technocrates) ni à ceux qui prêchent l’angélisme. Ainsi, dès que l’histoire bascule, les grands moralisateurs reprennent la main, donc le pouvoir, rarement pour le bonheur des braves gens. Tous les dictateurs manièrent un verbe de prêcheurs charismatiques. On l’a vu chez nous, par exemple lors de la révolution française : des hommes comme Danton, Mirabeau ou Robespierre remâchaient les mots « vertu », « raison », « peuple », « patrie », « morale », « devoir », « volonté générale ». Ils s’enivrèrent ainsi du droit de tuer, aimant l’humanité, pas les hommes. On croit entendre encore le cri d’André Chénier montant sur l’échafaud : « Toi, vertu, pleure, si je meurs. » La liste est longue des vertueux professionnels qui, au nom de la morale, ont édifié des utopies politiques qui ont mal tourné, de Savonarole à Robespierre et de Lénine à Pol Pot. Et je ne dis rien des religions, sans même exhiber ici leurs hideuses et mortifères versions fondamenta- listes. L’histoire du monde est jalonnée de vertueux criminels et de croyants assassins. Nous sommes à ce point échaudés que le mot « vertu » s’est défraîchi. Il est volontiers tourné en dérision. Dire d’une personne qu’elle est vertueuse, c’est la faire passer pour un bonnet de nuit ou,

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pire, pour un Tartuffe, surtout si elle s’adonne à la bonne conscience activiste, à cet altruisme citoyen des « cosmopolites qui vont chercher loin de leur pays des devoirs qu’ils dédaignent accomplir chez eux », comme dit Jean-Jacques Rousseau. « Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. (6) » Mais, paradoxalement, si le mot « vertu » s’est démodé, il n’en va pas de même pour ses manifestations. Rien n’est plus répandu que le moralisme. Il prend diverses étiquettes : l’humanitaire, le rejet de l’exclusion, l’ouverture à la diversité, la repentance, le devoir de mémoire… Jamais le règne de la vertu n’a été apparemment si oppressant : nous sommes obsédés de solidarité, de droits de l’homme et de tolérance. La repentance et la confession publique tournent à la manie, concernant parfois l’obs- curantisme d’antan ou des horreurs disparues, comme les croisades, l’Inquisition ou l’esclavage. Ce décalage entre pratique privée et proclamation publique était déjà dénoncé chez les Romains. La virtus était moins une conduite privée qu’un respect de la morale collective, une conscience partagée, qui unit les citoyens dans l’accomplissement d’un destin commun. En ce sens elle était complémentaire de la fides, la loyauté, ce fondement de la citoyenneté romaine. L’étymologie l’indique : la virtus est la qua- lité du vir, de l’homme, énergique et courageux, prêt à soumettre sa vie personnelle aux nécessités vitales de la Cité. Cette qualité majeure du citoyen appartient à tous, plébéiens ou patriciens : chacun peut, par elle, accéder aux plus hautes magistratures. Elle se révèle surtout quand naît un conflit qui pourrait nuire à l’État, en particulier dans la guerre. Voilà pourquoi la notion fut divinisée à Rome : Vertu y avait son temple, tout comme Honneur ou Victoire. Les Romains exaltaient donc des modèles de vertu, souvent cités dans leurs discours. Leurs héros combattants – les Cincinnatus, Hora- tius Coclès, Mucius Scaevola et alii – en sont tous l’incarnation, selon un raide code d’honneur que le théâtre cornélien ressuscitera, dans Horace, par exemple. On pense aussi à Caton l’Ancien, aux mœurs austères, tout dévoué à la République, hostile aux sensualités venues de Numidie ou de Grèce qu’il considérait comme une corruption fatale.

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La virtus, d’abord physique, civique et militaire, évolua, notam- ment sous l’influence de la pensée philosophique grecque. Les stoï- ciens et les épicuriens, par exemple, chacun à leur manière, voyaient dans la virtus un ressort éthique intime, un retrait, une abnégation qui conduit à la vraie sagesse. Ils y puisaient une méthode pour contrôler les passions, les pulsions et les troubles. Le vertueux est celui qui arrive à la maîtrise de soi et, partant, à la liberté. Dans le même esprit, les Romains couplaient également virtus et fortuna, la chance, le hasard. L’homme attaché à la droiture doit tout de même apprendre à composer. Il lui faut dompter les accidents de la vie et les désordres de l’histoire, faute de quoi il se trouve livré aux aléas. C’est un parallélisme que reprendra Machiavel dans le Prince : le souverain sait que les accidents impromptus de l’histoire sont une entrave à son action. La virtù consiste à dompter ces imprévus ou à les utiliser comme autant d’opportunités. Les chefs de guerre et les grands politiques, les virtuosi, sont des rusés, qui savent manier les événements et les faire basculer à leur avantage, en combinant le calcul et le risque. On voit alors se dessiner un grand écart sémantique : mélange d’héroïsme et de cynisme, la virtus devient la qualité majeure des manipulateurs, audacieux (car la chance ne vient qu’aux hardis, audaces fortuna juvat) et déterminés, quoi qu’il arrive. N’empêche : suivant la tradition moraliste de Salluste, Tacite considérait que le déclin romain a pour origine le discrédit de la vertu et donc que « le principal objet de l’historien est de préserver les vertus de l’oubli » (7). Car la vertu recule quand on gagne plus à flatter qu’à convaincre. Il faut lire son sidérant préambule auxHis - toires, un texte poignant, presque halluciné. Tacite essaie de com- prendre ce qui s’est passé pour que Rome sombre dans la tyrannie, la terreur et la débauche : « Rome désolée par les incendies, voyant consumer ses plus antiques sanctuaires ; le Capitole lui-même brûlé par la main des citoyens ; la religion profanée ; des adultères scan- daleux ; la mer couverte d’exilés ; les récifs teints de sang ; dans la ville, des cruautés plus atroces encore : la noblesse, la fortune, les honneurs (voire le refus même des honneurs) tenant lieu de crime, et, pour prix de la vertu, la mort assurée. (8) »

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Nous sommes loin désormais de ces opinions tranchées. François de La Rochefoucauld, entre autres, nous a appris que les frontières sont floues entre l’affichage de nos vertus et le jeu de nos intérêts. C’est peut-être par là que cette belle virtus romana s’est démodée. Déjà Horace lui préférait une précieuse modération, aurea mediocri- tas. Nous privilégions cet entre-deux que suggérait Molière dans son Misanthrope : « À force de sagesse on peut être blâmable / Il faut en ce bas monde une vertu traitable. / La parfaite raison fuit toute extré- mité, / Et veut que l’on soit sage avec sobriété. (9) » Elle est moins glorieuse, cette « voie moyenne » chère à Montaigne, qui savait que les plus fous sont les plus résolus. Mais, contrairement à la sourcilleuse vertu des excités du bien, elle n’a jamais fait le malheur des hommes. Il est vrai que notre temps donne matière au remords et à la contri- tion : les crimes et les exterminations y ont grossi comme jamais, sans que les progrès de la culture et des techniques en aient atténué l’extension et l’horreur. Et, pire encore, c’est au nom de la vertu que ces atrocités furent perpétrées, suscitées par des utopies politiques insanes qui promettaient la félicité de l’espèce humaine, quitte à commencer par l’asservir et la martyriser. Le XXe siècle a poussé aux pires extrêmes l’adage selon lequel la fin justifie les moyens. Même les intellectuels éclairés ont pu se montrer menteurs, vils, immoraux, injustes quand il s’agissait de défendre une cause dont ils refusaient de voir la perversité, le communisme et ses variantes maoïstes en particulier. Ainsi, l’idée machiavélienne selon laquelle la politique doit se dis- penser de la morale est devenue lieu commun, au point d’éliminer tout autre conception. La plupart des électeurs soupçonnent leurs dirigeants d’immoralité, voire de vénalité. Un mot de Tocqueville, ici : « Ce qu’il faut craindre, ce n’est pas la vue de l’immoralité des grands que celle de l’immoralité menant à la grandeur. (10) » Et encore, parmi les États du monde, les pays européens font-ils partie d’une minorité où la corruption n’est pas au centre du système de gouvernement. À l’échelle planétaire, les crises, le sous-développement et les détresses diverses ont souvent pour origine la corruption des hommes de pou- voir. Bref, ce n’est pas la vertu qui mène le monde.

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Relisons Tacite une dernière fois, chez qui l’idéalisme ne résiste pas à la lucidité : la plupart du temps, les raisons profondes qui motivent les actions des hommes ne sont ni nobles ni honorables. Les satellites du pouvoir (ministres, favoris, flatteurs, parents) semblent guidés par des appétits et des intérêts privés où la vertu ne joue aucun rôle et ils contribuent à la dégradation générale. Tout est donc avili et dénaturé. Souvent issue de familles plus neuves que nobles, cette élite aspire à parvenir pour se servir. Tacite parle ici « d’ambition perverse », quand « se ruent dans l’esclavage des consuls, des patriciens et des cheva- liers (11) », ruunt in servitudinem. Pourtant Tacite ne désespéra jamais de la vertu. Il ne perdit pas courage. Revenons à la préface des Histoires. Il y récapitule d’abord les calamités qui se sont abattues sur Rome depuis la mort de Néron : assassinats successifs de tous les empereurs, rébellions dans les pro- vinces, catastrophes naturelles en Italie, incendie du Capitole, aris- tocratie décimée, ordre social bouleversé, etc. Mais aussitôt, il dit sa raison d’espérer. Car, dans cette confusion, émergent partout des exemples d’héroïsme et de vertu : mères partageant volontairement le sort de leurs fils proscrits ; épouses suivant leur mari dans la mort ou l’exil ; esclaves fidèles à leur maître jusque dans le supplice ; belles figures humaines dignes et stoïques face à la mort. Ainsi, comme par volonté d’impartialité ou pour éviter un pessimisme trop monotone, Tacite émaille son œuvre de vertus saillantes. Il cherche les traces du bien et de la vertu, même si elles sont souvent la marque des êtres démodés, qui finiront mal, comme s’ils étaient insupportables ou ina- daptés au monde réel. Ainsi, la pensée des Anciens ne céda pas au défaitisme. Tout en ayant conscience des calamités de l’histoire romaine, ils virent un signe du destin dans la résistance de Rome à tant de désastres et d’infor- tunes. Enfin, ils distinguèrent ce qui sous-tend cette ténacité : la vertu des gens. Celle des grands hommes et surtout celle des anonymes. Les catastrophes politiques sont finalement l’écume des jours, absorbée par la force du destin. Cette théorie historique romaine rejoint une idée ancestrale sur la vie des hommes : ils ne se grandissent que dans l’obstacle et les revers. L’épreuve forge le mérite et la puissance. Les

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stoïciens pensaient aussi que si la divinité punit les hommes, ce n’est pas par méchanceté ou colère, mais pour encourager au rebond et à la vertu. Les moralistes latins considéraient que si la Providence avait comblé la créature de tous les bonheurs et de toutes les facilités, elle l’aurait conduite au relâchement, au vice, à la chute. Alors le vertueux Brutus, à l’origine de catastrophes, eut peut-être sa revanche malgré tout. Son crime sema un désordre épouvantable et des abus de pouvoir sanglants. Mais ce fut un châtiment passager, un chaos nécessaire pour qu’émergent l’accalmie et la renaissance, celles de la paix augustéenne, chantée par Virgile et par Horace. Ce débat sur la nécessité pour Rome de braver des adversaires afin de sauvegarder son idéal fondateur n’était pas nouveau. Vers 150 av. J.-C., Caton exi- geait, comme une obsession, qu’on détruise Carthage, l’ennemi héré- ditaire. À quoi Scipion Nasica objectait que, faute d’un challengeur, Rome péricliterait. Comme dans les tragédies, l’excès de confiance en soi conduit tout droit à la catastrophe. De l’audace à l’entêtement, il n’y a qu’un pas. Prenons cet adage comme une consolation : s’il est vrai que la vertu publique est une nécessité qui finit par renaître au bout des antagonismes, des désordres, des brutalités et des chambardements, son règne arrive.

Ce discours a été prononcé lors de la séance publique annuelle de l’Académie française le 1er décembre 2016.

1. William Shakespeare, Julius Caesar, acte I, scène 2. 2. René Goscinny et Albert Uderzo, les Douze Travaux d’Astérix, film d’animation, 1976. 3. William Shakespeare, Julius Caesar, acte III, scène 2. 4. Victor Hugo, les Misérables, IIIe partie, livre IV, chapitre iv, « L’arrière-salle du café Musain ». 5. Machiavel, le Prince, chapitre ii. 6. Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, chapitre i. 7. Tacite, Annales, livre III, chapitre lxv. 8. Tacite, Histoires, livre I, chapitre ii. 9. Molière, le Misanthrope, acte I, scène 1, v. 150-152. 10. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835, tome I, chapitre ii, « De la corruption et des vices des gouvernants dans la démocratie ». 11. Tacite, Annales, livre I, chapitre vii.

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› Ulrich Drüner

é à Leipzig en 1813, Richard Wagner a 24 ans lorsqu’il prend ses fonctions de Kapellmeister au théâtre de Riga. En cet été 1837, dans la lointaine capitale lettone, il nourrit d’autres ambitions. Après Würzburg, Magdebourg et Königsberg, l’air lui fait Ndécidément défaut. Depuis peu, il travaille à la composition de Rienzi, son troisième opéra, une œuvre qui fera plus tard sa renommée sur les grandes scènes lyriques européennes, Paris ou Londres. Avant Rienzi, les Fées, sa première composition, n’a pas quitté ses tiroirs – elle ne sera jouée qu’après son décès ; la deuxième, la Défense d’aimer, présentée en 1836 à Magdebourg, a essuyé un échec cuisant. Que Wagner parte, avec si peu de bagages, à la conquête de La Mecque lyrique parisienne, à l’époque l’Opéra de la rue Le Peletier, semble plus que hardi. En écri- vant de Riga à Eugène Scribe, le librettiste le plus adulé de son temps, pour lui demander un livret, il se conduit un peu comme un cinéaste débutant qui, après deux échecs, s’inviterait aujourd’hui à Hollywood pour réaliser un film taillé pour les Oscars. Scribe ne répond pas.

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Wagner fuit Riga en juillet 1839, criblé de dettes, et rejoint ­l’Angleterre avec sa femme. La traversée est si terrible – le bateau essuie une violente tempête – qu’il en garde un souvenir très précis. Il séjourne ensuite à Boulogne-sur-Mer, où le Tout-Paris est en villégiature. La sta- tion balnéaire compte parmi ses célèbres Ulrich Drüner est musicologue. habitués le grand compositeur allemand Dernier ouvrage publié : Richard Giacomo Meyerbeer, aussi parisien que Wagner Die Inszenierung eines berlinois et dont les œuvres Robert le Diable Lebens (Blessing, 2016). › [email protected] et les Huguenots ont reçu à Paris un accueil triomphal. Ces deux compositions ont fait de lui le maître incontesté du grand opéra, de « l’œuvre d’art totale », un genre dont Wagner s’est déjà inspiré pour écrire son Rienzi. Meyerbeer, avec qui Wagner a déjà pris contact depuis Riga, le reçoit dans son hôtel boulonnais et ne cache pas la forte impression que lui font le livret et la musique de Rienzi. Il promet à son jeune compatriote de l’aider de son mieux. Arrivés à Paris, les Wagner, à qui la chance n’a pas encore souri, s’installent rue de la Tonnellerie, dans un quartier assez pauvre sur la rive droite. Les lettres de recommandation de Meyerbeer arrivent enfin ! Le célèbre compositeur a rejoint Berlin où Sa Majesté le roi de Prusse l’a nommé Generalmusikdirektor. Pour Wagner commence la routine des débutants : faire antichambre, rencontrer des personnali- tés aussi aimables que peu pressées à lui donner signe ensuite. Notre jeune héros n’a qu’une réussite à son actif : faire jouer l’ouverture de son Columbus. Mais cette représentation ne lui rapporte pas un sou et ses économies fondent comme neige au soleil. Les lettres qu’il adresse à son maître se font de plus en plus pres- santes. Meyerbeer, en réponse, le met en relation avec l’éditeur Mau- rice Schlesinger. Loin de ses projets démesurés, Wagner doit se rési- gner à de menus travaux d’écriture pour survivre comme tant d’autres de ses collègues tenaillés par la faim et tout disposés à travailler pour une bouchée de pain. Schlesinger n’est pas le premier éditeur de musique venu à Paris, qui en compte une centaine. Juif d’origine berlinoise comme Meyerbeer, il a édité Robert et les Huguenots et gagné ainsi, grâce à son compatriote, une jolie fortune. Comment ne pas être attentionné à l’égard de ce protégé

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si chaudement recommandé ? C’est ainsi qu’en décembre 1840, Schle- singer engage Wagner pour une durée de neuf mois et 4 570 francs. Une somme considérable : elle correspond, à l’époque, aux revenus annuels d’un professeur d’université, au double de ceux d’un concertiste. Sur un an, soit 6 080 francs, le salaire de Wagner est proche de celui d’un pré- sident de tribunal parisien. Schlesinger a donc été très généreux et notre musicien payé comme un prince. Dans son autobiographie (1), Wagner accuse néanmoins Schlesinger d’être une « connaissance monstrueuse », de l’avoir payé en dessous des tarifs conventionnels et « exploité » avec des travaux « humiliants ». Ces accusations, qui datent de 1865, sont bien tardives. En effet, dans ses lettres de 1841, disponibles depuis peu, Wagner évoque au contraire la bonne humeur et l’entente cordiale qui règnent entre lui et l’éditeur, tout comme son travail « astreignant », mais « indispensable ». Comment expliquer ces opinions contradictoires que vingt-cinq ans séparent ? Mein Leben, dont le roi Louis II de Bavière passe com- mande à Wagner en 1865, est une autobiographie destinée, selon les termes de l’auteur, à servir de « repère véridique » pour la postérité. À lire les cinq mille pages de la prose wagnérienne, de toutes les véri- tés possibles, la seule qui vaille pour notre compositeur est de servir ses intérêts de créateur. Or 1865 est aussi l’année où Wagner doit donner, dans le théâtre du jeune roi de Bavière, la première repré- sentation de ses trois opéras Rheingold, la Walkyrie et Tristan et Iseult. Il n’est pas question que notre brillant fugitif, « injustement » pour- suivi et « affamé » par ses ennemis, avoue à son monarque qu’il est un piètre gestionnaire. En effet, entre 1839 et 1842, malgré ses confor- tables revenus parisiens, Wagner est pauvre faute d’être raisonnable. L’éventuelle représentation de son deuxième opéra, la Défense d’aimer, l’engage à s’installer dans un spacieux appartement de la rue cossue du Helder, qu’il meuble luxueusement. Son opéra n’est malheureusement pas interprété et Wagner se retrouve avec une dette de 6 250 francs, poursuivi par ses créanciers jusqu’en 1845. La « vérité » de Wagner tient dans ce paradoxe : dans le luxe, son génie prend de la vitesse ; dans le désastre, il s’élève comme jamais. C’est à Paris que le miracle se produit. Après avoir quitté le luxueux

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appartement de la rue du Helder, il se retire dans une masure à Meu- don, où il compose en huit semaines son quatrième opéra, le Vaisseau fantôme. Cette contradiction apparente est sa compagne de route. Wagner puise dans l’exaltation sensuelle des brocarts et des parfums autant que dans le stress des soucis financiers l’excitation et la nervo- sité à l’origine de son élan créateur. Cette condition psychique lui est indispensable pour transformer une émotion diffuse en une œuvre que son intellect a façonnée. Comment de tels propos sur l’origine du génie, sur son exigence et sa fragilité, auraient-ils pu intéresser un jeune roi de 18 ans, habité par son rôle de Lohengrin qui, sur un lac, navigue dans sa nacelle guidée par un cygne ?

Querelle et intrigues harassantes

Pour se faire entendre dans un monde qui n’est pas encore le sien, Wagner sait qu’il doit inventer sa propre légende. Et donc réécrire l’histoire. Dès 1845, il reprend une partie de son « carnet rouge », un journal intime qu’il rédige depuis dix ans en prévision d’une future autobiographie tout à son avantage. Le « mythe de Paris » apparaît une première fois dans un texte de 1852 (2), puis dans une version plus élaborée en 1865 sous le titre « Mein Leben » (ma vie). Dans ce récit autobiographique, Wagner raconte avoir été quasi mort de faim à Paris en raison des mauvais traitements de Schlesinger, mais aussi des « intrigues harassantes » menées contre lui par son « rival » Meyerbeer. Décédé un an auparavant, celui-ci ne peut le contredire et rétablir la vérité. Et la vérité, c’est que Meyerbeer recommanda, dès 1840, Rienzi et le Vaisseau fantôme aux directeurs des théâtres de Dresde et de Ber- lin, une démarche qui marque le vrai début de la carrière de Richard Wagner. Les deux opéras furent joués en 1842 et 1843 à Dresde et présentés à Berlin à partir de 1844. La querelle entre les deux hommes remonte en réalité à 1850, date à laquelle Meyerbeer a créé la figure éponyme de son opéra le Prophète basée sur les traits de Jean de Leyde. Mais ce personnage fait de l’ombre à Siegfried, le héros wagnérien par excellence, dont

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le compositeur a livré les premières ébauches en 1848. Si le Prophète et Siegfried sont tous deux de purs héros hégéliens, leur interpréta- tion est à l’antipode l’une de l’autre. Pour Wagner, il prend les traits du rédempteur ; pour Meyerbeer, ceux d’un tyran. À comparer ces figures mythiques avec l’empereur Guillaume II, Hitler et Staline, Meyerbeer a raison contre Wagner. Ces hommes ont en commun de s’être déclarés, dans une veine hégélienne, les seuls capables d’assurer le salut des hommes. Wagner, comprenant à temps l’échec prévisible de son Siegfried, confie à son héroïne Brünnhilde, et non à son héros, le pouvoir de racheter l’humanité, un rôle inédit dans ce siècle très misogyne. Mais dès 1850, Wagner décide de s’attaquer frontalement à Meyerbeer, à ce fabricant de prophètes auquel il adresse une flèche redoutable et lourde de conséquences, son pamphlet le Judaïsme dans la musique (3). Les Parisiens Schlesinger et Meyerbeer l’autorisent, dans une extra- polation antisémite classique, à dénoncer chaque artiste juif comme un ennemi. L’histoire nous apprend que génies et héros se sont, de tout temps, livrés à des travestissements similaires pour construire leurs récits fondateurs. Pour Wagner, le « mythe » se joue, de 1839 à 1842, dans cette « méchante » ville qu’est Paris où, selon lui, il aurait frôlé la mort en prison. En 1850, il clame encore une fois : « La révo- lution ne peut naître que des cendres de Paris. » Ces mots terribles en feraient presque le « prophète » de 1914 et de 1939 ! La capitale française continue de nos jours d’être la cible des contre- vérités wagnériennes. En 2013, lors du bicentenaire de la naissance de Wagner, ses reproches sans fondement sont unanimement repris. Ils ont été si utiles ! Ni en 1870 ni en 1914, encore moins en 1939 ou même après 1950, les wagnérologues allemands ne furent tentés de chercher des preuves pour confirmer, ou non, les informations finan- cières partielles que le compositeur a bien voulu mentionner dans son autobiographie. Si, jusqu’en 2013, l’autorité de ladite autobiogra- phie, instructive mais sulfureuse, a été contestée, elle ne l’a été qu’à la marge, faute de documents. Ce n’est que depuis la mise en ligne des principaux périodiques et autres documents de l’époque que j’ai pu déconstruire ces légendes, qui ne sont que de purs mensonges. Wagner

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a gagné beaucoup d’argent à Paris, mais il en a gaspillé davantage. Quant à Meyerbeer, il n’a jamais intrigué contre lui, ce qu’attestent la correspondance et les journaux du compositeur berlinois, accessibles depuis une dizaine d’années. Il est vain d’y chercher le moindre mot susceptible d’expliquer le courroux de Wagner, son pire ennemi. Le mythe n’a pourtant pas été entamé, a régné en maître sur la biographie wagnérienne jusqu’en 2013. Il était grand temps d’y mettre fin. Mon ouvrage (4) n’est pas sans ternir l’image de Wagner. Mais il apporte, dans l’analyse de son travail créatif, une lumière neuve sur son œuvre. À plusieurs reprises, Wagner évoque la place initiale de l’inconscient dans la création. Sa signification lui échappe, s’autodé- termine, parfois contre son gré ! Mais il laisse cette création aller son chemin car, selon lui, la vérité en dépend. Ce nouvel angle permet d’identifier, si l’on est attentif, des contradictions dans ses opéras. Et c’est souvent là où l’on trouve le meilleur de Wagner, sa vraie moder- nité. En reprenant sa biographie, les corrections ne portent pas seule- ment sur la vie du compositeur, mais aussi sur son œuvre, où le bien et le mal y sont mêlés comme dans l’existence de tout être humain.

1. Richard Wagner, Mein Leben, première édition publique en 1911 ; réédition commentée et annotée en 1976. Traduction française par Dorian Astor : Ma vie, Perrin, 2012. 2. Richard Wagner, « Eine Mitteilung an meine Freunde », in Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. III. Fritzsch 1873-1883 (nombreuses rééditions). 3. Richard Wagner, « Das Judenthum in der Musik », première édition dans Neue Zeitschrift für Musik, septembre 1850 ; édition revue et augmentée en 1869 ; idem in Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. V et VIII ; nombreuses rééditions et traductions entre 1914 et 1945. 4. Ulrich Drüner, Richard Wagner. Die Inszenierung eines Lebens. Biografie, Karl Blessing Verlag, 2016. Les données utilisées dans cet article sont extraites essentiellement du chapitre vii (p. 117-142) ; les docu- ments consultés dont j’ai tiré les chiffres cités sont mentionnés dans les notes, p. 763-766.

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 161 L’EUROPE À 29 EUROS

› Kyrill Nikitine

est le printemps dans le jardin de la Grande Mosquée de Paris. Djelloul Seddiki, directeur de l’institut théologique, chevalier de l’ordre national du Mérite et de la Légion d’honneur, interrompt notre entretien, se lève puis se dirige C’vers deux vestiges soigneusement gardés au fond de son bureau. Dans ses mains, les médailles décernées par la France à son père et son grand-père. Le premier pour ses talents de bâtisseur et d’urbaniste, le second pour sa bravoure pendant la Première Guerre mondiale. « Et l’on continue de s’interroger sur notre intégration et notre statut ! Si nous faisons réellement partie de la nation française ? Mais l’intégra- tion est déjà depuis bien longtemps derrière nous ! Remettre en ques- tion un processus cosmopolite aussi important et vieux de plusieurs générations, c’est une honte pour notre nation ! » Nous qui pensions vivre l’apogée du cosmopolitisme, pourquoi nous semble-t-il aujourd’hui si vulnérable face à l’amalgame entre identité culturelle et une prétendue pureté de l’identité ? Quel leurre s’est-il glissé pour que nous en venions à faire des hyper-flux de la mondialisation un indicateur de la santé cosmopolite ? Sans doute parce que le cosmopolitisme n’existe pas en soi ou qu’il ne peut être systématisable, qu’il ne peut prendre racine dans un ensemble définitif de territoires ou à travers une mosaïque parfaite

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et équilibrée. Parce qu’il est avant tout un rapport, une relation et non un dénominateur. Organique et incarné : on est cosmopolite. Et non pas selon un modèle mais selon un échange. Vouloir instaurer une zone cosmopolite et être cosmopolite, la frontière est mince et non sans danger. Là où nous pensions vivre au sein d’un optimum de la diversité culturelle, des comportements anti-cosmopolites peuvent ressurgir contre toute attente. Toute culture, par l’échange, est amenée à être absorbée ou à absor- ber. Sa nature première est d’abord d’être cosmopolite. Peu importe le temps ou le territoire à travers lesquels elle perdure, selon Claude Lévi- Strauss : « Il ne peut y avoir exploitation qu’au sein d’une coalition : entre les deux groupes, dominant et dominé, existent des contacts et se produisent des échanges. À leur tour, et malgré la relation unilaté- rale qui les unit en apparence, ils doivent, consciemment ou incon- sciemment, mettre en commun leurs mises, et progressivement les différences qui les opposent tendent à diminuer. (1) » Si être cosmopolite signifie vouloir concevoir « l’humanité dans son extension maximale », il y a là un véritable paradoxe prométhéen qu’il s’agirait de ne pas confondre avec une vue politique. Cette exten- sion maximale ne consiste pas à incarner une banque universelle des cultures, dépositaire du patrimoine de l’humanité. Louable intention mais qui peut se révéler être la pathologie d’une civilisation syllogo- mane. À vouloir toujours tout conserver, on ne conserve plus rien. Plus rien de vivant précisément. Tout échange cosmopolite a des conséquences irréversibles et ne tient pas son harmonie par l’établis- sement d’un moyen terme idéal. Il y a donc sans cesse cet « État de

déséquilibre dont dépend la survie bio- Kyrill Nikitine est écrivain et journaliste. Il a publié le Chant du derviche tourneur logique et culturelle de l’humanité. [...] (2011). Pour progresser, il faut que les hommes › [email protected] collaborent ; et au cours de cette collaboration, ils voient graduelle- ment s’identifier les apports dont la diversité initiale était précisément ce qui rendait leur collaboration féconde et nécessaire. Même si cette contradiction est insoluble, le devoir sacré de l’hu- manité est d’en conserver les deux termes également présents à l’esprit. [...] Mais aussi de ne jamais oublier qu’aucune fraction de l’humanité

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ne dispose de formules applicables à l’ensemble, et qu’une humanité confondue dans un genre de vie unique est inconcevable, parce que ce serait une humanité ossifiée. (2) » Il y a, de fait, une tendance à vouloir fixer un modèle cosmopo- lite alors qu’il s’agirait de le dé-normaliser afin qu’il puisse s’oxygéner. C’est le sens même du cosmopolitisme stoïcien « le centre est partout et nulle part », le sens du voyage. Récemment, une publicité affichait la possibilité de voyager à tra- vers l’Europe pour une modique somme : « L’Europe à 29 €. » Les compagnies low-cost, sous couvert de rendre accessible à tous la diver- sité européenne, sont souvent accusées d’être d’abord à la solde d’un réseau économique sauvage issu de la mondialisation. Symbole ambi- valent certes, mais cette Europe-ci a pourtant déjà pris le train cos- mopolite en marche, laissant ces caricatures et détracteurs alarmistes à quai. Ces formules à bas prix ne sont pourtant pas de simples slogans vides de sens, elles accompagnent précisément les transvasements culturels qu’une partie des populations européennes refuse de voir.La dynamique cosmopolite ne s’apprécie donc pas à une échelle quan- titative ni à la considération historique d’un processus accéléré de la mondialisation. Ces facteurs participent au phénomène mais ils n’en sont pas l’authentique moteur. De saint Augustin l’Algérien, première grande figure intellectuelle de l’Occident chrétien, à saint Anselme, qui d’Aoste a parcouru l’Eu- rope entière pour devenir archevêque de Cantorbéry, l’incarnation nomade de la culture et du savoir à travers les écoles et les universités a toujours été le moteur originel… En ce sens, le cosmopolitisme n’est pas un au-delà, mosaïque aboutie des identités, mais un en-deçà, à la racine même d’un inexorable mouvement dont l’aboutissement est la possibilité même de la vie culturelle. C’est bien le caractère centripète du cosmopolitisme (mouvement ramenant les choses vers un centre névralgique) que redoutait tant Hannah Arendt : « L’établissement d’un ordre mondial souverain, loin d’être la condition préalable d’une citoyenneté mondiale, serait la fin de toute citoyenneté. (3) » Cette autre forme de cosmopolitisme

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antique dont Rome fut l’un des plus illustres symboles fait barrage à la conception centrifuge d’Érasme pensée il y a cinq cents ans, renvoyant les choses vers leurs perspectives extérieures, telle une ramification par la reconnaissance des différences et de la diversité. Si le cosmopolitisme en tant qu’idéal vise l’unification mondiale des modes de vie, des institutions politiques, des modèles écono- miques et technologiques, en effet, nous ne pourrons sortir d’une vision binaire du problème. Ce caractère dualiste dans notre façon de penser le cosmopolite ne vient pas seulement de notre prétention à vouloir absolument prédire l’avenir par l’établissement d’un futur État-monde, mais il vient également du fait qu’il est avant tout défini à travers le cosmopolitique. Le second tendant à monopoliser toute réflexion sur le premier. Et cela à juste titre, car il y a là un grave danger : substituer une communauté internationale à la communauté des États préexistante. Ce processus d’ores et déjà enclenché implique un modèle pyramidal voire aristocratique, tout ce contre quoi luttent les organismes démocratiques. Selon Monique Chemillier-Gendreau,­ juriste spécialiste du droit international, cette extension du modèle de l’État à l’échelle de la planète « n’a rien de démocratique puisque cinq États (parmi 193) ont un droit inamovible, celui des membres permanents du Conseil de sécurité, qui ne sont soumis à aucune pro- cédure de renouvellement et disposent du véto. Aussi, le codeur d’une réforme urgente est-il certainement dans la suppression de la catégorie des membres permanents du Conseil de sécurité pour faire sauter ce verrou aristocratique de l’organisation du monde (4) ». En ce sens, une juridiction cosmopolite nécessite une solide coo- pération entre l’échelle supranationale (ce qui doit être au-dessus des nations ou en parallèle) et l’échelle infranationale (ce qui constitue les éléments indépendants agissant au sein d’un pays). Un rapport multidimensionnel encore beaucoup trop faible et que la machine des Nations unies tend à scléroser. La difficulté est bien là : laisser le cosmopolite vivre dans toute sa tension, dans son déséquilibre en demande permanente de réajustement ou prendre le risque de confondre vérité et universalisme et d’assister à un grave recul du relativisme. Être cosmopolite, pour employer une

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expression de Rudolf Carnap, serait-ce donc être toujours « quasi » cos- mopolite ? Entretenir un rapport en le faisant toujours fructifier dans l’incomplétude ? Cette incomplétude qui permet à notre identité de res- pirer et de s’incarner librement de soi vers l’autre. Pour Djelloul Seddiki, c’est le « mariage de raison » vital pour l’islam, la condition sine qua non à sa perpétuelle floraison : « Deux tiers de matière de sciences religieuses et un tiers de matière profane. Ceci est une seule unité, une et indivi- sible. Sinon chacun des tiers s’enfermera, s’isolera dans son petit monde, soit dogmatique, soit de spéculation intellectuelle. L’imam français de demain a cette capacité de comparer, de s’ouvrir et de sortir des castes. [...] Cette pseudo-fraternité transnationale musulmane est un mythe, il n’y a pas de clergé mais des écoles adaptant sans cesse leurs dogmes. C’est la citoyenneté qui prime et qui rend adaptable une lecture plus juste du savoir dans le temps où nous agissons. Quant à la foi, la ques- tion est privée et n’appartient qu’à la sphère intime du croyant. (5) » Ce refus de regarder l’autre en face dans les rapports cosmopolites amène à imputer sans cesse la disparition d’une culture à une autre. Un refus total d’introspection qui nous indique derrière cette posture une bien plus sombre vérité… Celle de s’être atrophiée elle-même, de s’être immobilisée, sans avoir pu insuffler la perméabilité nécessaire afin d’être partagée et d’être incarnée par cet autre. Dans ce replie- ment, elle peut manquer le sens même de son existence : sa transmis- sion. Les peurs actuelles de certains intellectuels les ont amenés en ce sens à un verdict terrifiant : la mort pure et simple de l’Occident et de son patrimoine. Il sera donc aisé de comprendre que cet effroi ou cette folie face à la mort d’une culture provient moins d’un véritable crépuscule que d’une absence de transmission. Tant pour la nouvelle génération que pour le perpétuel alter. Cette mort-ci nous renvoie fort heureusement à la naissance et la vie d’un autre Occident, celui qu’ils n’arrivent pas à voir faute de ne pas vouloir ou de ne pas pouvoir transmettre le leur, et qui lui est bien vivant.

1. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987. 2. Idem. 3. Hannah Arendt, Vies politiques, Gallimard, 1986. 4. Monique Chemillier-Gendreau, l’Avenir du droit international, Institut Diderot, 2014. 5. Propos recueillis par Kyrill Nikitine.

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› Annick Steta

apparence physique des individus semble a priori très éloignée des préoccupations des économistes. Jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, l’analyse économique est restée concentrée sur le cœur de son champ. Son principal objectif consistait à com- L’prendre comment allouer des ressources rares de façon à maximiser la production de richesses. Elle s’est toutefois progressivement intéressée à des sujets relevant au premier chef d’autres sciences sociales, sujets qu’elle a éclairés d’une lumière nouvelle. Cette tentation expansion- niste l’a conduite à devenir, selon l’expression de l’économiste amé- ricain George Stigler, une « science impériale » : « Elle s’est montrée agressive dans sa manière de chercher à répondre à des problèmes situés au cœur d’un nombre considérable de sciences sociales voisines. (1) » Aux yeux de Stigler, cette évolution s’enracine dans le caractère de plus en plus abstrait de l’analyse économique : en se caractérisant de plus en plus fortement par le mode de raisonnement qui lui est propre, elle a pu s’appliquer à une plus grande variété de phénomènes. La prise en compte de l’apparence physique par l’analyse écono- mique procède de cette logique. Tandis que les sociologues se sont attachés de longue date à évaluer le rôle que joue la beauté dans la détermination de la position sociale d’un individu, les économistes

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ont tardé à introduire dans leur discipline une variable réputée diffi- cile à mesurer. C’est un économiste spécialisé dans l’étude du marché du travail qui a fait le premier pas. Professeur depuis 2012 à Royal Holloway, l’un des sept colleges de l’université de Londres, l’Améri- cain Daniel Hamermesh a fait l’essentiel de sa carrière à l’université du Texas à Austin. Ses travaux pionniers consacrés aux liens entre beauté et réussite professionnelle des individus furent largement le fruit du hasard. Alors qu’il travaillait à un projet de recherche n’ayant pas de lien avec cette question, il découvrit que la base de données qu’il utilisait comprenait des indications chiffrées relatives à la beauté des individus ayant répondu aux questions des enquêteurs. L’exploita- tion de ces indications donna lieu à la publication en 1994 d’un pre-

mier article scientifique tentant d’évaluer Annick Steta est docteur en sciences l’impact de l’apparence sur le revenu (2). économiques. Daniel Hamermesh a présenté les résultats › [email protected] de ce travail de recherche ainsi que ceux qu’il a obtenus ultérieurement dans un livre intitulé « Beauty Pays » (3). Cette nouvelle branche de l’analyse économique, qu’il a baptisée « pulchronomics » – contrac- tion du latin pulcher, qui signifie « beau », et de l’anglais economics –, repose sur la réalisation d’enquêtes destinées à attribuer aux individus une note reflétant le degré de leur beauté ou de leur laideur. La majo- rité des enquêtes conduites dans ce cadre utilise une échelle de 1 à 5 – 1 désignant une apparence ingrate, 3 un physique moyen et 5 une beauté frappante. Les enquêteurs ne tiennent compte que de l’aspect du visage, ce qui traduit une conception très restrictive de la beauté. Pour justifier ce parti pris, Daniel Hamermesh explique que les indivi- dus évaluent fréquemment la beauté d’un tiers sur la base de l’examen de son seul visage. Ignorer le corps et l’allure du sujet observé permet par ailleurs de faire abstraction de l’évolution de certains standards de beauté. Ainsi que le souligne l’auteur de Beauty Pays, les formes des femmes qui posaient nues pour Auguste Renoir à la fin du XIXe siècle seraient jugées bien trop généreuses aujourd’hui. Daniel Hamermesh insiste enfin sur l’existence de standards universels de beauté valables à une époque donnée. Il s’appuie pour ce faire sur une expérience consistant à montrer une photographie de George Clooney ainsi que

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des clichés d’autres personnalités à des groupes d’individus vivant aux États-Unis, en Asie, en Australie et en Europe : chaque fois, l’acteur américain a surclassé la concurrence. L’existence d’un consensus sur ce qui constitue la beauté humaine est essentielle : en l’absence d’un tel standard, l’impact de la beauté sur le revenu ne peut être isolé de celui exercé par d’autres variables. L’échelle de 1 à 5 généralement retenue dans les enquêtes destinées à noter la beauté des individus a été conçue pour les besoins d’une étude conduite en 1971 par l’université du Michigan. Cette étude a été complétée par d’autres travaux réalisés aux États-Unis dans les années soixante-dix. L’ensemble de ces recherches, qui concernaient une population âgée de 18 à 64 ans, a conduit à attribuer la note moyenne – soit 3 – à 51 % des femmes et à 59 % des hommes. 34 % des femmes et 29 % des hommes ont obtenu une note supérieure à la moyenne, tandis que 15 % des femmes et 12 % des hommes ont reçu une note inférieure à la moyenne. Seul un très faible pourcentage de la population considérée s’est vu attribuer une note extrême (1 ou 5). Les femmes obtiennent des notes extrêmes un peu plus fréquemment que les hommes. Quant aux sujets jeunes, ils se voient en moyenne attribuer des notes supérieures à celles accordées aux sujets plus âgés. Là encore, les femmes sont pénalisées. Alors que les enquêtes réalisées dans les années soixante-dix plaçaient 45 % des femmes de 18 à 29 ans dans la catégorie supérieure à la moyenne, seules 18 % des femmes de 50 à 64 ans obtenaient un tel score. La perception du déclin physique des hommes était moins spectaculaire : 36 % de ceux âgés de 18 à 29 ans bénéficiaient d’une note supérieure à la moyenne, contre 21 % de ceux âgés de 50 à 64 ans. En termes de beauté, les hommes partent souvent de moins haut que les femmes, mais ils tombent moins bas. Des enquêtes menées dans des parties du monde caractérisées par une culture très différente de celle prévalant aux États-Unis ont produit des résultats similaires, ce qui vient appuyer l’hypothèse selon laquelle il existerait des standards de beauté universels. L’exploitation par Daniel Hamermesh des données collectées aux États-Unis dans les années soixante-dix met en évidence l’exis- tence d’une prime à la beauté (beauty premium). Les femmes jugées

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plus jolies que la moyenne (notées 4 ou 5) obtiennent une rému- nération de 8 % supérieure à celle versée aux femmes au physique moyen (notées 3). La prime à la beauté est moins importante pour les hommes : elle n’est que de 4 %. Symétriquement, la laideur est asso- ciée à une pénalité financière. Celle-ci est plus lourde pour les hommes que pour les femmes : tandis que les hommes jugés laids (notés 1 ou 2) perçoivent une rémunération de 13 % inférieure à celle accordée aux hommes au physique moyen, la rétribution des femmes laides n’est que de 4 % inférieure à celle des femmes dont le visage a obtenu une note moyenne. Étant donné qu’un peu plus de la moitié des hommes et des femmes a un physique considéré comme moyen, l’impact de la prime à la beauté et de la pénalité liée à la laideur sur la structure des rémunérations n’est pas négligeable. Il est par ailleurs intéressant d’évaluer les variations de rémunération induites par ce phénomène sur l’ensemble d’une vie professionnelle. En prenant pour hypothèses que l’Américain moyen est payé 20 dollars de l’heure et travaille deux mille heures par an durant quarante ans, Daniel Hamermesh a cal- culé qu’un individu disposant d’un physique supérieur à la moyenne gagnerait 90 000 dollars de plus au fil de sa carrière. Un individu au physique moyen gagnerait pour sa part 140 000 dollars de plus qu’une personne disgracieuse.

D’où vient la prime à la beauté ?

Différentes études réalisées dans les années deux mille ont permis d’évaluer l’intensité des liens entre beauté et revenu existant dans d’autres pays : l’Australie, le Canada, la Chine, la Corée du Sud et le Royaume-Uni. Elles montrent que la laideur exerce un effet négatif sur la rémunération des individus – effet qui est généralement supé- rieur à la prime à la beauté engrangée par les individus ayant un phy- sique plus avantageux que la moyenne. Ces impacts sont toutefois de moindre ampleur que ceux observés aux États-Unis. Il convient néanmoins de souligner que la comparaison des résultats des études réalisées sur la base de données américaines à ceux de travaux menés

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dans d’autres pays est délicate en raison du décalage temporel entre ces diverses enquêtes. Pour l’essentiel, les articles publiés par Daniel Hamermesh utilisent des données datant des années soixante-dix. Il ne s’agit pas là d’un choix délibéré : en la matière, la base de données la plus riche est le résultat de l’enquête réalisée en 1971 à l’échelle des États-Unis. Il est donc difficile de savoir si la prime à la beauté a varié depuis cette époque. Les recherches réalisées par l’économiste Jason Fletcher sur la base d’une enquête conduite au début des années deux mille auprès de jeunes Américains permettent cependant d’éclairer cette question. L’auteur a choisi de retenir un échantillon composé d’individus âgés en moyenne de 22 ans et n’ayant qu’un diplôme de fin d’études secondaires. Son travail a montré que les personnes dis- posant d’un physique au-dessus de la moyenne bénéficient de rému- nérations de 5 à 10 % supérieures à celles des individus au physique moyen. Les jeunes adultes au physique ingrat perçoivent quant à eux des rémunérations de 3 à 5 % inférieures à celles de leurs contempo- rains plus passe-partout. L’impact de l’apparence sur le revenu est plus marqué que celui des compétences des individus : une élévation du niveau de compétence ne se traduit que par une hausse de 3 à 6 % des salaires. Les résultats obtenus suggèrent par ailleurs que les indi- vidus les plus attrayants physiquement peuvent obtenir des rémuné- rations plus élevées en acquérant de nouvelles compétences. Il n’en va pas de même des individus disposant d’un physique au-dessous de la moyenne : dans leur cas, les rendements de l’investissement consistant à accroître leur niveau de compétence peuvent être négatifs (4). Si Daniel Hamermesh et les économistes travaillant dans sa lignée s’accordent à penser qu’il existe une corrélation positive entre beauté et revenu, ils ne sont pas parvenus à identifier l’origine de la prime accordée à la beauté. Trois phénomènes peuvent selon eux être à l’œuvre. Le premier consisterait en la discrimination dont seraient vic- times les individus les moins attractifs physiquement. Les employeurs préféreraient engager et promouvoir des salariés séduisants. Mais ils ne seraient pas seuls en cause : collègues et clients auraient eux aussi plus de plaisir à côtoyer des personnes au physique agréable. Un deuxième phénomène résiderait dans la prise en compte par les individus de la

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qualité de leur physique au moment où ils choisissent une activité. Dans la mesure où le traitement statistique des données permet d’éli- miner les biais liés à la concentration d’individus au physique extrême dans certaines professions, le pouvoir explicatif de cette hypothèse est limité. Le troisième phénomène évoqué par la littérature consiste en l’existence de différences intrinsèques entre les individus avantagés physiquement et les autres – différences ayant des conséquences sur leur productivité. De nombreux biologistes ont montré que la beauté constitue un indicateur de la qualité du patrimoine génétique d’un individu et de sa capacité à rester en bonne santé. L’attractivité phy- sique est positivement corrélée à la santé du sujet à l’âge adulte et à son niveau d’intelligence, lequel est à son tour corrélé à des traits de personnalité susceptibles d’expliquer la productivité d’un individu. Ces cinq traits de personnalité, que les psychologues désignent par l’expression « Big Five », sont l’ouverture à l’expérience, un caractère consciencieux, l’extraversion, le souci d’être agréable et l’instabilité émotionnelle. Cette dernière explication a ouvert une nouvelle voie de recherche en matière d’économie de la beauté. Explorant cette piste, une étude publiée en février 2017 a totalement remis en cause les conclusions obtenues par Daniel Hamermesh et ses épigones. Le psychologue Satoshi Kanazawa et la sociologue Mary Still ont montré que le surcroît de rémunération dont bénéficient les indivi- dus les plus attractifs physiquement n’est pas dû à leur beauté mais aux caractéristiques qui y sont associées : ils sont en meilleure santé que la moyenne des salariés, sont plus intelligents et ont des traits de person- nalité mieux adaptés aux exigences du monde du travail. De façon à disposer de données plus fines que celles généralement utilisées par les chercheurs travaillant sur les liens entre beauté et revenu, Satoshi Kana- zawa et Mary Still ont utilisé les résultats d’une enquête réalisée auprès d’individus interrogés à plusieurs reprises entre 1994-1995 et 2007- 2008. Ces données laissent apparaître une forte corrélation entre attrac- tivité physique, santé et intelligence, ce quel que soit l’âge des personnes concernées. Il n’y aurait donc pas vraiment de prime à la beauté : ce sont les caractéristiques associées à la beauté et ayant un impact positif sur la productivité des salariés qui seraient à l’origine d’un surcroît de rému-

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nération. Contrairement à leurs prédécesseurs, les auteurs de cette étude ont par ailleurs choisi de ne pas regrouper les individus beaux et très beaux d’un côté et les individus laids et très laids de l’autre. En isolant les physiques extrêmes, ils ont mis en évidence une prime à la laideur qui contredit radicalement les résultats des études antérieures : les individus très laids interrogés lors de cette enquête bénéficiaient de rémunérations supérieures à celles de ceux qui n’étaient que laids. Satoshi Kanazawa et Mary Still ne sont toutefois pas en mesure d’identifier l’origine de cette prime à la laideur. Leurs résultats suggèrent que les individus très laids gagneraient plus d’argent que les autres parce qu’ils seraient plus intelli- gents et auraient un niveau d’éducation plus élevé. Mais cette hypothèse contredit les conclusions d’études antérieures établissant une corrélation positive entre attractivité physique et intelligence. Le surcroît de rému- nération accordé aux individus très laids conserve donc encore une part de mystère (5). En élargissant le champ de leur recherche à des caractéristiques corrélées à l’apparence physique, Satoshi Kanazawa et Mary Still ont porté un coup sévère aux « pulchronomics » : la beauté ne serait pas à elle seule source d’un surcroît de revenu. Cette conclusion est cependant moins réconfortante qu’on ne pourrait le croire. Les résul- tats obtenus par Daniel Hamermesh et les auteurs s’inscrivant dans sa lignée laissaient à ceux dont le physique était l’unique atout une chance de se faire une place au soleil. Mais si Satoshi Kanazawa et Mary Still ont raison, seuls les individus étant à la fois beaux, en bonne santé, intelligents et particulièrement adaptés à l’univers professionnel pourront se hisser au sommet de la hiérarchie des revenus. Comme le dit Calimero, « c’est vraiment trop injuste ».

1. George J. Stigler, « Economics: The imperial science ? », The Scandinavian Journal of Economics, vol. 86, n° 3, septembre 1984, p. 301-313. 2. Daniel S. Hamermesh et Jeff E. Biddle, « Beauty and the labor market », American Economic Review, vol. 84, n° 5 (1994), p. 1174-1194. 3. Daniel S. Hamermesh, Beauty Pays. Why Attractive People Are More Successful, Princeton University Press, 2011. 4. Jason Fletcher, « Beauty vs. brains: Early labor market outcomes of high school graduates », Economics Letters 105 (décembre 2009), p. 321-325. 5. Satoshi Kanazawa et Mary Still, « Is there really a beauty premium or an ugliness penalty on ear- nings? », Journal of Business and Psychology, 16 février 2017.

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› Marin de Viry

errais sans but depuis trois jours en robe de chambre Arnys – une merveille de soie et de cachemire, rouge et or, réversible – en lisant des exemplaires anciens de la Revue des Deux Mondes quand tout à coup, tout est J’devenu plus cool : Emmanuel Macron avait gagné. Est monté dans mon esprit cette phrase patriotique et propitiatoire : « Good luck and safe flight, guys ». Je l’ai pensée en anglais de cuisine, mon pain quotidien. Depuis les Ray-Ban de Nicolas Sarkozy, j’obser- vais que j’utilisais de plus en plus ma langue professionnelle, l’anglais, pour penser à mon pays. Quelques indices de la révolution, pour commencer. « Je vous servirai avec amour », a lancé Emmanuel Macron au Louvre. J’ai bien aimé. En tant que morceau du peuple, je suis sou- verain. Mon vassal me faisait hommage, un genou à terre, avant de devenir mon suzerain. Je me reconnais bien là-dedans, ça me rappelle des choses. D’antan : la cour de Provence, brièvement, devant le palais de nos rois. Son prénom nous dit que Dieu l’aime, et il nous dit qu’il nous aime. Là aussi, tout va bien. Il a adopté, toujours au Louvre, la gestuelle américaine de la main sur le cœur pendant la Marseillaise.

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Sous l’arc de Triomphe, il a fermé les yeux pendant « le chant du par- tisan », pénétré, ému, recueilli, probablement au bord d’être submergé. On aurait tort d’aller vite et de passer par-dessus ces indices comme sur des détails psychologiques et de communication sans enjeux ; comme s’ils étaient une variante de la partie de « casse-code » superficielle de ce candidat démocrate au sens américain, ou du décalage symbolique en pilotage automatique pour faire jeune, ou des habitudes bisounours de la culture digitale : hugs et cœurs de smiley, toutes émotions dehors. Résumons : l’anglais, l’émotion, l’entrepreneuriat envahissent les codes culturels franco-français. Il y a là-dedans de quoi faire muter l’amour gaulois. Tirons le fil : si je me souviens bien, les Grecs avaient quatre mots pour désigner le lien amoureux suivant son objet et sa fin : l’amour filial, l’amour de sympathie, l’amour entre deux êtres, et l’amour physique. Un monde de spécialisation, de mode d’emploi. Le catholicisme a construit là-dessus un principe unique et sur- plombant. L’amour monte vers Dieu, car l’amour descend de lui. Il y a confusion de Dieu et de l’amour, il suffit de dire « amour » pour désigner Dieu. Il existe un sauveur suprême, à la fois principe et chair, l’amour. Avertissement dans cette vallée de larmes : le diable emprunte souvent le vaisseau de l’amour physique pour œuvrer dans le monde. Une totalité mystérieuse, et des dangers métaphysiques. Là-dessus, les hommes inventent un fluide : l’argent. Cette techno­ logie numérique avant la lettre (tout est chiffrable) permet à chacun d’espérer sortir d’un monde d’ordre. Il peut tout dissoudre, et tout recomposer : le marxisme comme le ciel, Marin de Viry est critique littéraire, et la bourgeoisie comme tout le reste. enseignant en littérature à Sciences Po, L’argent, c’est une promesse de recom- directeur du développement de PlaNet position permanente, un monde d’op- Finance. Il a notamment publié Tous touristes (Flammarion, 2010), Mémoires portunités infinies, le grand levier des d’un snobé (Pierre-Guillaume de Roux, capacités, pour utiliser le langage de John 2012) et Un roi immédiatement (Pierre- Rawls. Dans le monde de l’argent, on ne Guillaume de Roux, 2017). thésaurise pas, on tente de capter les flux. › [email protected] Jusqu’à ce qu’un malin les détourne du lit que vous lui aviez creusé. À sec, il vous faut tout recommencer. La justice sociale, c’est avoir le droit de devenir liquide en prenant le risque d’être au pain sec.

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Les Américains gardent Dieu et adoptent l’argent. C’est tout à fait possible, contrairement à ce que veulent nous faire croire à toute force Bossuet, Balzac, Bernanos, Marx, Péguy, et autres exagérés. Il suffit de les contredire en tonnant, et de déclarer que désormais Dieu est d’accord avec l’argent. Que l’argent est coextensif de l’amour (car sans argent, on donne quoi ?). Que la charité du milliardaire a quelque chose de céleste. Que l’émotion du riche et qui entend le rester vaut bien la préférence pour la pauvreté d’un trappiste. Qu’il y a quelque chose de daté dans cette vieille et catholique hiérarchie inverse des dignités, qui veut que le pauvre soit plus près de Dieu, car il a plus besoin d’amour que le riche. Dans cette bagarre, gagnée par les Anglo- Saxons, l’amour est devenu l’émotion de l’amour : l’amour aujourd’hui est cette marchandise qui vous fait du bien. Le visible et le sensible ont triomphé de l’invisible où l’amour se cache avec Dieu. L’amour américain, c’est d’abord du concret : des femmes divines, des couples merveilleux, des voitures, des objets. Et je ne sais quelle naïveté cruelle et puérile, aveuglée car trop sensible, dans laquelle la femme vieillie et l’homme parcheminé sont en dehors des limites du jeu de l’amour, car ils ne font pas du bien. Mais l’argent permet tout, y compris l’annula- tion de l’âge. Éros est liquide. Après quelques décennies de domination culturelle américaine, nous y sommes : il va falloir vivre en régime d’argent et d’émotion, et non de pauvreté et d’amour. Dans un régime où en chaque homme, la recherche du profit a la même source d’angoisse affamée que l’émotion amoureuse. On court après l’argent, on court après l’amour. L’infinité du désir est devenue une donnée, et non plus une tentation à maîtriser. Regardons les feuilletons américains : il n’est pas question de séduire sans avoir débité un business plan à l’objet de son désir ni de le conserver sous son toit sans lui offrir un loft toutes options, avec concierge philippin. Le fauché n’a qu’un droit : trouver la martingale. Autoentreprendre, et fissa. Vous pouvez être Ezra Pound, d’accord, à la condition que l’income statement de votre business plan ait un retour sur capitaux propres supérieur à 15 % – en dollars actualisés, natu- rellement (par la technique du discounted cash flow). Sinon, Éros se dérobe. Ne pas connaître par cœur les postes du compte ­d’exploitation

176 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 l’amour sous macron

a quelque chose de criminel. Ne pas maîtriser les acid ratios qui sont les récifs financiers au large desquels un entrepreneur conséquent doit passer, c’est à peu près comme de commettre une faute morale grave. Or les femmes morales n’aiment pas les criminels. Or toutes les femmes ou presque sont morales. C’est simple : aujourd’hui, si vous voulez séduire, il faut expliquer qu’à HEC, vous lisez des business cases passionnants de la Harvard Business Review dans lesquels, par exemple, un Indo-Norvégien a ubérisé le marché de la maintenance des pho- tocopieurs. Vous racontez ça autour d’un verre de Gruaud Larose, et ça fonctionne, vous aimantez. Une fois que vous aurez séduit l’objet désiré, vous éviterez qu’il vous quitte sèchement pour un godelureau sur un trend de croissance supérieur au vôtre en tapissant votre loft de Rimbaud. Le supplément d’âme vient après, comme un kit d’éter- nelle jeunesse, un examen de rattrapage pour l’âme. Avant, c’était le contraire : l’être aimé était aimanté parce que vous lui récitiez « Le bateau ivre » sous les ponts, et puis vous assuriez le coup en montant un business model soutenable. C’est beaucoup plus intelligent mainte- nant : vous commencez votre existence à « marger » comme un goret, et vous finissez en récitant du Charles d’Orléans et en adepte de la décroissance. Le tout dans l’hypercentre. La poésie et la responsabilité zen, dans des mètres carrés à 12 000 euros pièce. Le salaud de pauvre, dont l’image de parasitisme et d’hostilité vio- lente envahit les représentations de notre espace politique, ce n’est plus celui qui appartient aux classes dangereuses ou migrantes et que la bourgeoisie tenait à l’œil et dans le viseur de son chassepot ; non !, c’est un individu assez anti-social et moralement méprisable pour négliger de chercher l’effet de levier qu’il pourrait trouver dans ses atouts afin d’augmenter ses revenus. Le type qui n’a pas compris que sa vie consistait à créer de l’argent et à accroître sa productivité pour en augmenter le montant. Ce salaud de pauvre-là peut toujours courir pour s’accoupler. Le bénéfice ou la solitude. Stendhal disait du Genevois occupé comme une bête de somme à accroître ses revenus qu’il était incapable de concevoir la passion, et qu’il n’aurait rien compris à Fabrice del Dongo, cet Italien fougueux qui jetait l’argent par les fenêtres en poursuivant son désir. Nous y

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sommes, sauf que le Genevois, désormais américain, réclame le droit de jouir de l’amour. Qu’il ne connaît que sous sa forme symptoma- tique : jolie fille, jolis atours, jolie situation. L’interpénétration du business et de la chose amoureuse n’a rien de neuf, mais du moins il était réservé à des monstres sociaux – aris- tocrates florentins, capitaines d’industrie, robins cyniques – dont le peuple voyait avec effroi qu’ils mettaient leurs âmes en grand péril. Il est désormais permis de vivre comme un Médicis du bas en haut de la société : le fun érotique a pour enjeu la défonce consommatrice. Bref, puisque nous sommes devenus définitivement gallo-romains, je veux dire franco-américains, en élisant Emmanuel Macron, nous allons vivre dans un monde où l’amour ne sera plus un mystère, mais un bien. Au moins, chacun saura à quoi s’attendre : à se faire plaquer quand il sera hors marché. Quand l’offre du bien qu’il apporte au marché sera à un prix trop élevé. En dehors de la zone d’intersection entre l’offre et la demande, il entrera dans la sphère de la domination si ce qu’il procure est réservé aux pouvoirs d’achat hors normes, et dans celle de la compassion si sa proposition ne trouve pas preneur. J’en tire une amère satisfaction : mon Master in Business Admi- nistration n’est plus ce diplôme infâmant que je cachais dans mon curriculum et que je ne croyais destiné qu’à me permettre de rattraper discrètement l’argent derrière lequel ce monde idiot me fait courir. C’est devenu beaucoup mieux que ça : ce parchemin est mon brevet de gallo-romanité macronienne. Et quelque chose comme mon capital érotique, ce que je ne soupçonnais pas. L’amour, en passant de l’idéal du sacrifice à celui de la transaction, est devenu méprisable. Il n’y a rien de plus inutile et passif que de mépriser. Il faut aimer cet amour méprisable.

178 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 CRITIQUES

LIVRES 180 | Histoire de la collaboration : la fin de l’ère Paxton › Robert Kopp

CINÉMA 183 | Trois femmes › Richard Millet

EXPOSITIONS 186 | Au carrefour des Afriques › Bertrand Raison

189 | Hommage aux photographes de guerre › Olivier Cariguel

DISQUES 192 | Boulez, un hommage venu du Proche-Orient › Jean-Luc Macia LIVRES Histoire de la collaboration : la fin de l’ère Paxton › Robert Kopp

près un Dictionnaire de la collaboration (2014), les trois volumes de l’Armée française sous l’Occupa- A tion (2002-2003) signés par François Broche, une Encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale (2015), plusieurs livres sur la Résistance et la France libre par Jean-François Muracciole, voici que ces deux spécialistes parmi les plus reconnus de la période, qui nous avaient donné un Diction- naire de la France libre (2010), conjuguent à nouveau leurs talents pour une Histoire de la collaboration (1). Après les interprétations plutôt lénifiantes des années cinquante, dont celle de Robert Aron, puis les procès ins- truits à charge des années soixante-dix, notamment par Robert O. Paxton, et après un demi-siècle de recherches de détail sur tel ou tel aspect des années noires, François Broche et Jean-François Muracciole proposent une syn- thèse très bien informée et nuancée, claire et facile à lire de cette période complexe, voire contradictoire, au cours de laquelle les uns et les autres ont souvent évolué au gré des événements et des circonstances. Il en résulte un tableau qui tourne enfin la page des « années Paxton », qui sont aussi celles d’une repentance tournant souvent à la flagellation, un tableau qui n’est pas en noir et en blanc, mais composé de toutes les nuances de gris possibles et qui évolue au cours de la guerre de manière souvent imprévisible. Détaillé, concret, fourmillant de précisions, l’exposé de François Broche et de Jean-François Muracciole se veut néanmoins didactique. Ainsi, après avoir liquidé la fausse querelle des origines françaises du fascisme, déclenchée par

180 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 critiques

Zeev Sternhell et relayée sans discernement par Bernard- Henri Lévy, les auteurs désignent, dans un prologue, les trois causes probables de la collaboration : l’héritage dreyfu- sard et le pacifisme, le discrédit du régime parlementaire, le mythe de l’homme providentiel. Si les deux derniers points sont connus, le premier est plus inattendu, qui souligne combien d’écrivains, de journalistes et d’intellectuels enga- gés parmi les dreyfusards se retrouvent parmi les collabora- teurs, le trait d’union étant un pacifisme et un antimilita- risme fort ancrés dans les mentalités françaises. Autre exemple : le chapitre consacré à la collaboration vue depuis Berlin. On y voit que l’appareil d’État du IIIe Reich est tout sauf monolithique et que, si certains amiraux de la Kriegsmarine et généraux de la Wehrmacht plaidaient en faveur de la collaboration, Otto Abetz ne jouait cette carte que contraint et forcé et par ambition personnelle, pen- sant qu’en fin de compte mieux valait imposer à la France une culture allemande. « En définitive, les Allemands n’ont jamais été demandeurs de la collaboration et ils n’ont jamais réellement songé à accorder à l’État français les importantes concessions que celui-ci attendait. L’armistice et les infinies opportunités de pillage économique qu’il offre leur suffisent amplement. » François Broche et Jean-François Muracciole ne sou- lignent pas seulement les hésitations et les contradictions qui caractérisent les relations entre occupants et occupés, ils sont également sensible aux ambiguïtés qui caractérisent le comportement de beaucoup de personnalités françaises, comme celui d’André Mornet, procureur général qui avait requis devant la Haute Cour de justice la peine de mort contre le maréchal Pétain alors qu’il s’était porté volontaire, trois ans plus tôt, pour être membre du tribunal de Riom et que, président de la commission de l’épuration de la magis- trature à la Libération, il avait fait partie de la commission de révision des naturalisations de Vichy. Contrairement à

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ce que veut faire croire André Mornet dans un livre paru en 1949, Quatre ans à rayer de notre histoire, les années noires continueront à être scrutées indéfiniment. Car, plus de sept décennies après l’« étrange défaite », le traumatisme de cette époque ne s’est pas effacé. « Pendant quatre ans, les Français se sont divisés, affrontés, déchirés, et le destin de la France est devenu soudain incertain. L’État français et l’ensemble des collaborateurs se sont compromis avec l’un des pires régimes de l’histoire moderne, jetant sur la France des droits de l’homme et des soldats de l’An II, la France de la Marne et de Verdun, la France victorieuse de 1918 une ombre durable, en dépit de la figure du général rebelle et du sacrifice d’une minorité de Français. » Le seul moyen de tendre vers « une mémoire apaisée » est d’enseigner l’histoire de France puisée aux meilleures sources. Le livre de François Broche et de Jean-François Muracciole en fait partie.

1. François Broche et Jean-François Muracciole, Histoire de la collaboration. 1940-1945, Tallandier, 2017.

182 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 CINÉMA Trois femmes › Richard Millet

e hasard, à quoi un homme de foi ne croit jamais vraiment, m’a conduit à regarder deux films qui ont, L chacun, à voir avec mes territoires personnels : la Corrèze, où je suis né, et le Liban, où j’ai grandi. Ce qui les unit, plus objectivement ? Des portraits de jeunes femmes, le premier brossé par un homme, l’autre par une femme. Dans le Chant du merle, Frédéric Pelle évoque un être simple – soit la chose la plus difficile à mettre en scène. Wil- liam Faulkner et Jean Giono y ont réussi, après Gustave Flau- bert et Fedor Dostoïevski ; je suis moins certain que le cinéma y excelle, sauf peut-être Marcel Pagnol, ou le Bruno Dumont des premiers films. On se gardera aussi de confondre la modestie sociale et l’âme simple. Les personnages de Ken Loach et des frères Dardenne ne sont pas la Mouchette ni le petit curé de Robert Bresson. Avec Aurélie, Frédéric Pelle nous donne un personnage bouleversant. Serveuse dans un hôtel-restaurant d’Aubazine, un village de basse Corrèze, elle vit entre sa mère et son père mort, sur la tombe de qui elle va fréquemment se recueillir. Elle porte des songes de mondes lointains auxquels un voyageur de commerce donnera un corps de chair et d’es- poir, avant que la désillusion lui fasse franchir la porte sombre. Ce genre d’histoire, Maupassant l’a conté plusieurs fois. Nous sommes cependant au XXIe siècle, dans ce qu’on appelle la province profonde, c’est-à-dire nulle part vu de Paris, où l’on a une vision souvent condescendante de ces territoires décrétés sans destin romanesque. Fréderic Pelle montre ce qu’il y a d’universel dans cette petite servante mutique qui devient la proie d’un homme sans scrupules. C’est aussi l’his- toire d’une âme pure, mais non niaise, puisque Aurélie parti- cipe au club d’ornithologie local. Et lorsque les forces du mal prennent le vêtement de l’amour, l’amour marque, pour elle,

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la ruine de l’innocence. La jeune femme oscille entre le bon sens et la simplicité, qualités qui la trouvent désarmée face au démoniaque, il n’y a pas d’autre mot pour dire le drame de cet être pur, séduit puis abandonné par un suborneur. Fré- déric Pelle filme ce drame au plus près d’un silence dont le chant des oiseaux, parmi lesquels celui du merle, est un révé- lateur ; un silence qu’Adélaïde Leroux incarne dans sa mutité frémissante autant que dans ses rares paroles qui la placent, d’une certaine façon, au-delà du bien et du mal. Plus jeune est Lina, interprétée par Manal Issa, dans Peur de rien, de la Libanaise Danielle Arbid. Cette jeune fille, venue de Beyrouth à Paris pour y suivre des études et, plus sûrement, pour échapper à une mère hystérique et à un père malade ainsi qu’à un pays instable, est, elle aussi, la proie d’un prédateur : le mari de sa tante, chez qui elle vit, en banlieue, et qu’elle doit fuir. Ce film est moins l’histoire d’une innocence perdue que celle d’une fuite et d’un apprentissage : celui du Paris de 1993, avec ses prédateurs innombrables, tous les hommes se ressemblant dans ce schéma terriblement prévisible, répétitif et banal qui est une des marques du démoniaque. Ainsi tombe- t-elle d’abord entre les mains d’un homme riche et cultivé, et bien sûr marié, qui la séduit pour l’abandonner brutalement. Elle rencontre ensuite un garçon de café d’extrême droite qui l’héberge quelque temps avant de partir pour l’Amérique. Elle se liera enfin avec un étudiant bobo dont le père lui permettra d’obtenir le renouvellement de sa carte de séjour. Une fin heureuse, donc trop symbolique, et qui donne l’impression que le film traîne en longueur. Lina ne s’inté- ressant pas à la politique et son appartenance confessionnelle n’apparaissant pas dans le film, alors qu’elle est fondamentale au Liban, c’est la question du séjour sur Terre, au sens onto- logique, qui prime sur le reste, à Paris ou à Beyrouth, où Lina revient quelque temps pour l’agonie et la mort de son père ; et le sexe, comme la culture dispensée par deux professeurs d’université qui lui parlent d’art et de littérature, notamment de Marivaux et de Pascal, semble la meilleure des initiations.

184 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 cinéma

Comme Aurélie, Lina possède une rare et profonde qua- lité de silence qui lui donne, en fin de compte, plus encore que sa beauté, sa vraie dimension, politique et humaine, de femme en quête de liberté. Cette dimension, Ana (lumineuse Salomé Richard !) semble la chercher au cœur d’un flottement existentiel, dans Baden Baden, le premier long-métrage de Rachel Lang. Ana revient à Strasbourg, où elle est née vingt-six ans auparavant, après une calamiteuse expérience professionnelle lors du tournage d’un film à l’étranger. Elle a gardé la Porsche de location avec laquelle elle convoyait les vedettes. L’été strasbourgeois est l’occasion d’une singulière expérience existentielle par dépossession de soi : tandis que les parents d’Ana voyagent à l’étranger, chacun de son côté, sa grand-mère a une attaque. Ana profite du séjour de la vieille dame à l’hôpital pour refaire sa salle de bains, dans des conditions quasi drolatiques ; elle perd aussi son permis de conduire en roulant trop vite dans la Porsche ; elle va cueillir des mirabelles dans le verger d’un voisin, couche avec un ami et renoue avec l’homme qu’elle aime encore, malgré leur rup- ture. Vivre semble une transition entre deux formes d’incer- titude : un passé qui ne finit pas et un avenir qui ressemble au passé… La fin du film montre Ana devant la chapelle de Ronchamp, en une scène où il n’y a rien de symbolique : Le Corbusier n’est nullement, ici, un gage de modernité, ni l’église un lieu où Ana va prier. Les êtres qu’évoque le film sont livrés à eux-mêmes dans une société en proie à la déchristianisation, au divorce, à la perte des valeurs traditionnelles ; le mal n’y fait jamais relâche, et l’insignifiance ou la vilenie des mâles renvoie les femmes à la solitude : Aurélie, Lina et Ana vivent toutes les trois dans la même déperdition du sens comme un surcroît de tragique dont elles ne se sortent pas toujours. Reste la puissance du vivant, particulièrement remar- quable dans Baden Baden, où la liberté dansante d’Ana est son vrai rempart contre les délétères effets d’une société liquide, pour parler comme Zygmunt Bauman ; c’est aussi une forme de grâce cinématographique qui suggère la pos- sibilité d’un enchantement.

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 185 EXPOSITIONS Au carrefour des Afriques › Bertrand Raison

Afrique a beau être le berceau de l’humanité, elle a été avec une étrange constance mise à l’écart L’ de l’histoire du monde. C’est par ce constat sans appel que commence le texte du catalogue signé par Gaëlle Beaujean et Catherine Coquery-Vidrovitch, les deux com- missaires de l’exposition que le Musée du Quai Branly- Jacques Chirac consacre à l’Afrique des routes (1). Loin d’occuper les marges, l’Afrique au contraire n’a jamais cessé de remplir son rôle sur l’échiquier universel des échanges commerciaux et culturels. Pourquoi un tel désintérêt ? On lui accorde volontiers le règne de la préhistoire, immortalisé par cet ancêtre de l’humanité découvert en Afrique Australe et dont l’âge canonique se situerait entre 6 et 7 millions d’années, sans parler de la diffusion mondiale de l’Homo sapiens à partir de son sol. Hormis cet extraordinaire évé- nement, son histoire ne commencerait seulement qu’au temps des explorations européennes du XIXe siècle, c’est- à-dire à la période où les colonies deviennent des enjeux politiques. Cette indifférence tient aussi au préjugé qui veut que seules les sources écrites comptent, oubliant pré- cisément qu’en histoire, selon l’affirmation de Marc Bloch, « tout est source » : la tradition orale, la circulation des mar- chandises, des hommes, des langues, des plantes, la manu- facture des objets, l’archéologie, etc. Désaffection qui dura, tout au moins en France, jusqu’aux années soixante, date à laquelle, rappelle Catherine Coquery-Vidrovitch­ (2), seuls les anthropologues travaillaient le sujet car les historiens s’en désintéressaient, laissant en quelque sorte le champ libre aux chercheurs anglo-saxons. Cela dit, malgré un renouveau réel, l’enseignement de l’histoire africaine reste la

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mal-aimée des bancs de l’école hexagonale. Non, l’Afrique, ou plutôt les Afriques, ne se sont pas absentées du monde. Il suffit de regarder une carte géographique pour réaliser la continuité territoriale de l’Afro-Eurasie, cet immense espace qui s’étend des côtes occidentales de l’Afrique aux rivages de l’Extrême-Orient. Non, les Africains n’ont pas attendu les Portugais du XVe siècle pour être délivrés de leur prétendu immobilisme continental. Par le biais de leurs marchands navigateurs, les cités-États côtières orientales commerçaient déjà plus de mille cinq cents ans avant l’arrivée des marins occidentaux avec les Perses, les Arabes, les Indonésiens et les Indiens. Ce qui explique d’ailleurs la pénétration pré- coce de l’islam sur le littoral dès la fin du VIIe siècle ainsi que l’introduction du batik indonésien à partir du Xe siècle. Cette proposition textile rencontra un tel succès qu’elle tra- versa les terres africaines d’est en ouest. Vu la fortune du procédé, les Hollandais, déjà présents dans le pays d’ori- gine grâce à leur colonie, en industrialisèrent la produc- tion au milieu du XIXe siècle sous le nom de wax, terme générique reprenant le mode d’impression à la cire. C’est ainsi qu’aujourd’hui, le wax porté en Afrique, même si les concurrents sont nombreux, est imprimé aux Pays-Bas, tissé en Chine à partir d’une matière première achetée en Asie ou en Afrique. L’usine hollandaise Vlisco, qui le produit depuis 1846, écoule encore la majorité de sa fabrication vers le continent africain. Beau clin d’œil à la circumnavigation internationale et au saute-mouton des frontières. Au lieu de s’encombrer de phrases inutiles, ce simple exemple permet de dérouler toute la richesse des relations humaines qui se nouent autour d’un tissu racontant sur plus de mille ans les variations fertiles de son voyage et de ses motifs décoratifs d’un bord à l’autre de l’océan Indien en passant par l’Eu- rope. C’est sur un modèle identique que le fil de l’or sera déployé dans la présentation pour en comprendre les péri- péties et les avatars. Car on a trop tendance à croire que les explorateurs portugais parcouraient les mers au seul profit

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d’une curiosité cartographique. En fait, ils cherchaient d’où venait l’or africain. En témoignent les toponymes qui expri- ment avec exactitude la nature des gains qu’ils engrangent sur place. Côte-de-l’Or et Côte d’Ivoire désignent sans détour la manne représentée par l’extraction du précieux minerai et les revenus confortables de la traite négrière. La fonction du premier fort construit par les Européens au sud du Sahara, à Elmina sur la côte ghanéenne, fut bien entendu de protéger leurs intérêts. En clair, Elmina désigne la mine, ces gisements aurifères qui firent la fortune du port qui devint, plus tard avec les Hollandais, un des centres les plus importants du trafic des esclaves. En ce qui concerne le métal jaune, on oublie trop souvent que l’Afrique occiden- tale et australe jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles a fourni en or l’Europe et le pourtour de l’océan Indien avant d’être supplantée par l’or américain, en provenance du Pérou et du Chili d’abord puis surtout du Brésil. On pensait que l’or provenait des marchands arabes, en réalité ceux-ci n’étaient que des intermédiaires, l’or musulman était subsa- harien. À la fin du XIXe siècle, le continent redeviendra un grand producteur fournissant au temps de la guerre froide 80 % de l’or occidental. Finalement le grand intérêt de ce parcours consiste à replacer l’Afrique au cœur des circuits mondiaux, à réfuter point par point l’isolement dans lequel on l’a trop longtemps tenue. On aborde ici non l’histoire particulière de l’Afrique mais son histoire mondiale. Un parti pris ambitieux qui consiste à examiner aussi bien le spectre mouvementé des influences religieuses que la cir- culation des plantes. Non, les Européens n’ont pas décou- vert l’Afrique. Au moment de leur arrivée, elle avait déjà une longue histoire derrière elle composée d’empires et de royaumes. Et, enfonçons le clou, l’art africain n’est pas plus primitif ou premier que l’Afrique est noire.

1. L’Afrique des routes. Histoire de la circulation des hommes, des richesses et des idées à travers le continent africain, catalogue de l’exposition, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac-Actes Sud, 2017, p. 9. Exposition jusqu’au 12 novembre 2017. 2. Entretien du 14 avril 2017 avec Catherine Coquery-Vidrovitch.

188 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 EXPOSITIONS Hommage aux photographes de guerre › Olivier Cariguel

a photographie nous fait toucher du doigt la réa- lité même. Cette vérité se révèle encore plus sen- L sible quand ce sont des photographes de guerre qui pressent le déclencheur. Mais que sait-on au juste de cette pro- fession qui les expose à tous les dangers ? Le nom de Robert Capa, qui fonda l’agence Magnum, est loin d’être le seul éten- dard d’un métier à haut risque dont l’histoire est fort mécon- nue. L’exposition « Photographes de guerre. Depuis 160 ans, que cherchent-ils ? » a installé ses quartiers d’été au Mémorial de Verdun (1), symbole de la boucherie guerrière et d’une terre ensanglantée. Organisée selon un parcours chronologique, elle passe en revue les pionniers qui travaillaient dans des conditions expérimentales et leurs successeurs qui ont couvert les derniers conflits, en Syrie par exemple. Les premiers clichés remontent à la guerre de Crimée et à la guerre de Sécession. Qui furent ces hommes et ces femmes qui eurent le toupet de prendre un appareil ou un équipement parfois très encom- brant ? L’un de ces pionniers, l’Anglais Roger Fenton dépêché en Crimée, donne à voir des portraits, des scènes posées, des paysages qui construisent la représentation fallacieuse d’une guerre « propre », d’une épopée « en dentelles ». Il serait injuste d’intenter un procès à cet ancien photographe du Bri- tish Museum et de la famille royale. Tributaire de conditions techniques lourdes, il se déplace avec une voiturette de mar- chand de vins qui lui sert de laboratoire ambulant. 36 caisses de matériel à charrier sur les routes de Crimée en 1855 ! Sa technique du collodion humide sur de grandes plaques de verre exige du temps. Il décrit à sa femme une vie sous des

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chaleurs épuisantes. Passé 8 heures du matin, il lui est impos- sible de travailler et quand il travaille, les balles sifflent : « La quatrième est passée si près que je suis parti en me fiant à cet avertissement. Un baiser aux enfants. » Attaché à « faire évoluer l’art de la photographie », selon ses propres mots, l’Américain Mathew Brady est un mordu dont les clichés reproduits dans la presse vont faire date. Avec une vingtaine de photographes, il couvre la guerre de Sécession et montre aux opinions publiques des cortèges de cadavres. Il convoie de petites voitures à cheval bâchées de noir (pour les déve- loppements) que les soldats interloqués appellent les « wha- tizzit ». Ils posent spontanément pour être pris en photo par Brady et les siens. Lors des affrontements russo-japonais en 1905, un jour- naliste de l’Illustration dressait en direct du front le portrait du photographe américain Jimmy Hare, qui cherchait à « don- ner ici la vision authentique des péripéties de la campagne actuelle ». Nouvel art, en opposition à une tradition héroïque et lénifiante, il porte un dessein politique : « Il n’aura échappé à personne, poursuit l’envoyé spécial, combien cette image de la guerre, fidèlement enregistrée par l’objectif, incapable d’un mensonge ou d’une complaisance, est inattendue, loin- taine des tableaux épiques qui nous la montraient autrefois. » Les panoramas et autres « pittoresques épisodes » qui avaient tendance à tronquer la réalité sont presque mis au rebut. « Jimmy Hare n’est pas un de ces “pousse-bouton”, comme vous ou moi, et un tas d’autres reporters, voyageurs, explora- teurs. » C’est dit ! Les soldats de l’image, grâce à l’améliora- tion des procédés photographiques, comprennent qu’ils ont un pouvoir entre leurs mains. Les vues des camps de la mort ou de la guerre du Vietnam ne sont donc pas les premières à dénoncer des massacres d’innocents. Les profils des photographes de guerre sont très différents : professionnels, amateurs, photographes par curiosité, ou en devenir. Avant d’exercer sur les plateaux de cinéma, Raoul Coutard, le célèbre chef-opérateur de la Nouvelle Vague,

190 JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 expositions

passa cinq ans sous les drapeaux. D’abord photographe de studio à Londres, la Franco-Tchèque Germaine Kanova s’en- gage fin 1944 dans les Forces françaises libres. Armée d’un Rolleiflex, elle accompagne les troupes françaises comme correspondante de guerre pour le Service cinématographique des armées (SCA). On lui doit les premiers clichés des survi- vants du camp de concentration de Vaihingen en Allemagne. Cette expérience la bouleverse et définit son style : par son regard, elle cherche à restituer aux prisonniers une dignité. Faire des photos de destruction pour s’en servir ultérieure- ment comme preuves de dommages de guerre a son utilité au lendemain du premier conflit mondial. Le perfectionnement des techniques met en relief l’intérêt documentaire, scolaire et politique des scènes de dévastation. Lors de la guerre d’Indo- chine, le maréchal de Lattre, chef du corps expéditionnaire, avait saisi le pouvoir de l’image. Extraite des archives, une note du Service presse information (SPI) de l’armée, datée de 1951, demande à ses photographes d’« être à l’affût de tout ce qui peut intéresser la presse ». Les années soixante voient l’émergence de professionnels au plus près du réel. Une philosophie résumée par le photographe français Gilles Caron commentant une scène de bataille au Viêt Nam très semblable à celles qu’on verra dans le film de Francis Ford Coppola Apocalypse Now : « À Dak To par exemple, ce sont des photos qui sont purement d’action et sur le moment tu ne sais pas très bien quoi faire. Tu fais tout ce qui se passe. Tout ce que tu vois, tu le fais. » Cette exposition au Mémorial de Verdun est un riche hommage historique et contemporain à une lignée de témoins oculaires engagés qui professent une discipline, un art et une philosophie au péril de leur vie malgré les canons, les mines, les snipers et la course à l’information.

1. « Photographes de guerre. Depuis 160 ans, que cherchent-ils ? », exposition au Mémo- rial de Verdun jusqu’au 1er octobre 2017. Catalogue de l’exposition : Photographes de guerre, Éditions Dacres.

JUILLET-AOÛT 2017 JUILLET-AOÛT 2017 191 DISQUES Boulez, un hommage venu du Proche-Orient › Jean-Luc Macia

es deux disques (1) ont été enregistrés au début des années 2010 ; Pierre Boulez était encore vivant. C Actif même, puisqu’il y dirige en personne l’une de ses œuvres emblématiques, le Marteau sans maître. Il est heureux que cet hommage paraisse enfin, un peu plus d’un an après sa mort. D’abord parce que c’est l’un de ses fidèles amis, Daniel Barenboim, avec qui il a souvent collaboré, qui a conçu ce programme et en dirige plusieurs partitions. Ensuite parce que ce sont des musiciens pas comme les autres qui y participent : les membres du West-Eastern Divan Orchestra, cette formation créée par Barenboim et composée d’instru- mentistes méditerranéens, notamment des Palestiniens, des Égyptiens, des Libanais et des Israéliens. Entendre ces jeunes gens se confronter à une musique d’une modernité abrupte et très éloignée de leurs sources culturelles est un événement réconfortant. De même que le but de cet orchestre est de démontrer que l’art peut surmonter des frontières politiques que l’on croit hermétiques et hostiles, de même la musique peut transcender des clivages supposés irréconciliables. Certes c’est une soprano britannique, l’excellente Hilary Summers, qui chante les quelques vers de René Char retenus par Bou- lez dans son Marteau sans maître, mais flûte, alto, guitare, vibraphone et percussions qui l’entourent sont bien tenus par des musiciens venus d’Espagne et du Proche-Orient avec un aplomb et une conviction surprenants. Ils sont onze, cette fois sous la baguette de Barenboim, pour traverser les vol- cans sonores et le faux chaos harmonique imaginés par le compositeur français dans le monumental Dérive 2, sorte de fleuve déferlant avec des séquences sans cesse répétées qui ne

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se ressemblent jamais. Et ces instrumentistes brillent, comme le flûtiste Guy Eshed dans le bref Mémoriale avec huit de ses camarades ou comme le violoncelliste Hassan Moataz El Molla, qui survole le raffiné Messagesquisse pour sept violon- celles. Quant à Jussef Eisa, il prête sa clarinette à la spatialité étrange de Dialogue de l’ombre double, où son instrument est cerné, transfiguré et multiplié par les ordinateurs de l’Ircam – une œuvre qui gagnerait à être écoutée en multicanal. C’est en tout cas une anthologie intelligente qui à l’hommage à Boulez ajoute cette émotion venue d’artistes qui croient encore à la fraternité en une terre dévastée par l’intolérance.

Et aussi… C’est un peu anecdotique : Claudio Monteverdi est né il y a quatre cent cinquante ans. L’occasion est belle cepen- dant pour les musiciens, les éditeurs et les théâtres d’en pro- fiter pour exalter un corpus devenu en cinq décennies l’un des piliers du répertoire baroque. Monteverdi, on le sait, transfigura l’art du madrigal, le faisant passer d’un exercice polyphonique à une monophonie théâtrale, source de l’air d’opéra, genre qu’il codifia d’ailleurs dès 1607 avec Orfeo. Ce lien entre la scène et le madrigal est évident dans le génial Combattimento di Tancredi e Clorinda d’après le Tasse. Récit dramatique bouleversant qui décrit la mortelle méprise d’un duel bien connu. Cette page est au programme de deux disques qui abordent différemment Monteverdi. Les Arts flo- rissants bouclent une anthologie des plus beaux madrigaux avec un volume III consacré aux livres VII et VIII (2). Le ténor Paul Agnew a pris le relais du fondateur de l’ensemble, William Christie, pour valoriser les effluves sentimentaux de la « Lettre amoureuse », l’allant chorégraphique de Tirsi et Clori et surtout la volupté des madrigaux « guerriers et amoureux » du livre VIII. L’approche des « Arts flo » est d’un raffinement inouï, avec des variantes rares comme dans le Dolcissimo usignolo, où la soprano est peu à peu rejointe par les autres voix en un effet saisissant. Les timbres sont succu-

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lents, les élans savamment maîtrisés et la voix de Paul Agnew toujours lumineuse et bouleversante dans le Combattimento. L’autre CD (3) n’est pas de la même eau. Rinaldo Alessandrini et son Concerto italiano ont concocté une sorte d’opéra fic- tif construit à partir de madrigaux de diverses époques, dont le fameux Combattimento, entrecoupés de sinfonias extraites d’opéras. Cela s’appelle « Night, Stories of Lovers and War- riors » et semble une veillée suivant la mort de Clorinde, une nuit d’amour et de lamentations avant l’arrivée d’une aube pâle. Il y a une recherche d’effets qui rend la nuit hagarde, la mort cataclysmique, les amours éthérées ou furieuses au gré d’une multiplication d’affects bien choisis. Les voix ont évidemment leur part (l’étincelant Testo de Raffaele Gior- dani dans le Combattimiento) mais aussi les instruments uti- lisés avec infiniment de variété (les pizzicati des cordes). Une approche théâtrale fidèle à l’inventivité de Monteverdi qui résume à elle seule l’art du compositeur vénitien. Quand il était étudiant, Michel Dalberto n’aimait pas trop, dit-il, la musique de Gabriel Fauré. Les choses ont sûrement changé car, après un premier volume, cet élégant pianiste, aujourd’hui jeune sexagénaire, nous offre un enre- gistrement superbe (4). Le désamour de certains interprètes pour Fauré vient peut-être d’une image longtemps véhiculée d’un compositeur mièvre, salonnard, académique. Il n’en est rien évidemment et Dalberto prouve ici sa puissance expres- sive, son audace harmonique, sa poésie déjà impressionniste à travers des Nocturnes aux reflets tragiques et désespérants, grâce à un clavier qui prend des dimensions orchestrales (Ballade) et à une virtuosité sans détour, allant droit au but, dans l’époustouflant Thème et variations op. 73, sommet d’un disque à la fois introspectif, secret et empanaché qui souligne les paradoxes créatifs de Fauré. 1. Hommage à Boulez par le West-Eastern Divan Orchestra. 2 CD Deutsche Grammophon 479 7160. 2. Claudio Monteverdi, Madrigali, vol. 3 par les Arts florissants, CD Harmonia Mundi HAF 8905278. 3. Claudio Monteverdi, Night, Stories of Lovers and Warriors par Rinaldo Alessandrini, CD Naïve OP30566. 4. Gabriel Fauré, Œuvres pour piano par Michel Dalberto, CD Aparté AP150.

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6Mois. Le XXIe siècle en images › Annick Steta

L’Histoire › Robert Kopp

Politique étrangère › Thomas Gomart

L’Année rabelaisienne › Sébastien Lapaque LES REVUES EN REVUE Chaque mois les coups de cœur de la rédaction

6Mois. Le XXIe siècle en images L’Histoire « Des bêtes et des hommes » « La grande querelle. L’histoire N° 13, printemps 2017 de la France » Les Arènes | 300 p. | 25,50 € Hors-série n° 4, avril 2017 Sophia Publications | 6,90 e La revue de photoreportages 6Mois publie dans son nouveau numéro un Deux notions font débat depuis une article consacré au Parc national des vingtaine d’années, celle d’identité et Virunga. Fondé en 1925, ce parc celle de roman ou récit national. Un est situé dans l’est de la République débat qui s’est envenimé depuis que démocratique du Congo. Il abrite l’histoire a tendance à être confondue une grande diversité d’espèces ani- avec la mémoire. Les célébrations natio- males, dont plusieurs sont menacées. nales (rebaptisées commémorations Le photographe sud-africain­ Brent après la polémique suscitée par l’affaire Stirton suit depuis 2007 le travail des Céline en 2011), les lois mémorielles rangers des Virunga. À travers ses cli- (récusées par la plupart des historiens), chés, il rend hommage à ces individus le projet (avorté) d’une Maison de qui, au péril de leur vie, protègent les l’histoire de France, l’éphémère minis- derniers gorilles de montagne. Ceux- tère de l’Immigration, de l’Intégration ci sont en effet les principales cibles et de l’Identité nationale (associant des braconniers. Grâce aux efforts malencontreusement les termes « iden- d’Emmanuel de Mérode, directeur du tité » et « immigration »), les récentes Parc national des Virunga depuis près réformes des programmes d’histoire au de dix ans, le nombre des gorilles de collège et au lycée (l’histoire reléguée au montagne a enfin cessé de décliner. En niveau de discipline facultative en ter- professionnalisant l’entraînement des minale S) ont ainsi suscité des contro- rangers et en concevant un modèle verses d’autant plus âpres que la droite de conservation fondé sur le dévelop- conteste à la gauche, qui a longtemps pement économique de cette région, occupé le terrain, sa prééminence en Emmanuel de Mérode est parvenu à la matière. Michel Winock, Pierre faire reculer les menaces pesant sur Nora, Jean-Pierre Rioux, Joël Cornette l’un des plus beaux sites naturels du et d’autres historiens de premier plan monde. › Annick Steta interrogent une nouvelle fois les possi- bilités d’une histoire de France renou- velée et la nécessité d’enseigner celle-ci

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à tous les niveaux, du primaire à l’uni- L’Année rabelaisienne versité. Autant de contributions qu’il est N° 1, 2017 urgent de prendre en compte dans une Classiques Garnier | 500 p. | 52 € discussion qui n’est pas près de s’arrêter. › Robert Kopp L’auteur de Pantagruel est mort le 9 avril 1553, et chaque année qui passe depuis ce jour est une année rabelaisienne. Politique étrangère Autour de Mireille Huchon, biographe printemps 2017 de Messire François, un comité inter- Institut français des relations internationales national de seiziémistes témoigne de la | 238 p. | 23 e vigueur, du talent et de la conviction des études pantagruelistes contempo- Créée en 1936, Politique étrangère (PE raines en lançant l’Année rabelaisienne, dans le jargon) est la revue trimestrielle un fort volume annuel conçu pour ras- de l’Ifri depuis 1979. Aux manettes deux sasier les lecteurs en substantiel et en rédacteurs en chef – Dominique David hénaurme. Qui le croira ? Des décou- et Marc Hecker – épaulés par deux secré- vertes biographiques contemporaines taires de rédaction – Sharleen Lavergne et ont récemment encore permis d’élar- Daphné Bertin – et un comité de rédac- gir le corpus des œuvres de Rabelais. tion réunissant des chercheurs de l’Ifri Ainsi l’étonnant Traité de bon usage de et des personnalités extérieures. Chaque vin (Allia, 2009). Le professeur Mario numéro propose un dossier – les formes Niminen, de l’université de Castille-La de décompositions démocratiques dans Manche est pour : « Les “rabelaisants” ce numéro de printemps –, une partie n’ont pas changé ; ils sont toujours « Contrechamps » – « Que faire avec aussi frileux à reconnaître l’importance la Russie ? » – et, pour finir, une série des découvertes décisives qui ne sont d’articles sur des questions d’actualité ou pas les leurs » ; son collègue Francis abordant, au contraire, des thématiques Bastien, de l’université du Québec à rarement traitées. À cela s’ajoute une Rimouski, a de sérieux doutes. Pour rubrique « Lectures », qui présente des connaître la vérité, tournons-­nous vers ouvrages publiés en France et à l’étran- Bacbuc, la prêtresse de la Dive Bou- ger. À l’instar des grands think tanks, teille, écoutons son oracle : « Trinch ». l’Ifri dispose avec Politique étrangère d’un › Sébastien Lapaque outil non seulement pour diffuser les tra- vaux de ses chercheurs mais aussi pour accueillir des travaux extérieurs. Avec ce qu’il faut de références, l’ensemble s’adresse aux décideurs et aux milieux académiques, et à tout lecteur désireux de comprendre les grandes questions internationales. › Thomas Gomart

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NOTES DE LECTURE

Lettres d’Amérique La Nation, la religion, l’avenir. Nathalie Sarraute Sur les traces d’Ernest Renan › Stéphane Ratti François Hartog › Charles Ficat Entre eux Richard Ford Étonnant vivant. Découvertes et › Marie-Laure Delorme promesses du XXIe siècle Catherine Jessus (dir.) Les Invisibles › Charles Ficat Roy Jacobsen › Marie-Laure Delorme Bossa nova. La grande aventure du Brésil Jean-Paul Delfino Philippe Henriot. La voix de la collaboration › Sébastien Lapaque Pierre Brana et Joëlle Dusseau › Olivier Cariguel Le Triomphe de l’artiste Tzvetan Todorov › Bertrand Raison notes de lecture

CORRESPONDANCE une spontanéité et une joie communi- Lettres d’Amérique cative : « Je peux dire que je n’ai jamais Nathalie Sarraute imaginé rien d’aussi divinement beau, Édition établie et annotée par Carrie exaltant, véritablement féerique. » Et Landfried et Olivier Wagner, présentation d’Olivier Wagner l’on se prend à s’émouvoir soi-même de Gallimard | 128 p. | 14,50 € cette spontanéité ainsi que de la fran- chise ravie avec laquelle l’auteure de ces La lecture de ce petit livre est un lettres au style vif-argent décrit comme moment de grâce, comme le fut ce de l’extérieur les manifestations enthou- voyage aux États-Unis pour Natha- siastes de sa gloire américaine. C’est la lie Sarraute. Nous sommes en 1964 et signification de cette formule – « la stu- l’auteure de l’Ère du soupçon est enfin peur opaque » – dans laquelle l’auteure considérée, à 63 ans, depuis la parution résume son état d’esprit. Le sens de l’ob- de ce recueil d’essais en 1956, comme servation (l’hiver sur les grands lacs du un élément incontournable de l’avant- Wisconsin et les barrières en bois peint garde littéraire internationale. Pendant des maisons colorées) et de la notation deux mois entiers, Nathalie Sarraute juste donne une vraie valeur littéraire à va parcourir l’ensemble du continent ces billets. L’humour parfois ravageur nord-américain, invitée dans les plus et surtout la lucidité aiguë proche de grandes universités pour une série de l’autodérision qui égayent ces pages font conférences, accueillie fastueusement que jamais le lecteur ne se lasse ni ne se par les milieux littéraires et journalis- désolidarise. tiques, fêtée par les étudiants, par le Les anecdotes pittoresques ne manquent public, par la presse, par l’intelligentsia point et il est particulièrement savou- new-­yorkaise, comme la théoricienne reux, par exemple, de lire que c’est vedette du Nouveau Roman. Son der- Nelson Algren qui lui fait visiter les bas- nier roman, les Fruits d’or, vient tout fonds de Chicago, ce qui ne manqua pas juste en outre d’être traduit en anglais et de susciter une réaction enflammée de connaît aux États-Unis un incontestable Simone de Beauvoir… succès de librairie. Hannah Arendt, par Les deux responsables de ce volume, exemple, salue avec enthousiasme le tra- Carrie Landfried et Olivier Wagner, ont vail de Nathalie Sarraute dans la déjà accompli un remarquable travail d’édi- prestigieuse New York Review of Books. tion et de présentation de ce document. Mais pour nous l’essentiel n’est pas Les notes et l’introduction apportent là. Il réside bien plutôt dans la saveur avec justesse, précision et tact tous les extraordinaire de ces 24 lettres que éclairages souhaitables à des lettres qui Nathalie Sarraute envoie pendant son sont ainsi non seulement un moment séjour à son époux demeuré en France. de vie inimitable mais aussi un jalon L’enthousiasme de la romancière pour d’importance dans l’histoire littéraire l’Amérique y éclate à chaque page avec du XXe siècle. › Stéphane Ratti

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RÉCIT s’est retrouvée veuve à 50 ans avec un Entre eux fils à élever, elle est morte d’un cancer Richard Ford du sein diagnostiqué en 1973. Le fils a Traduit par Josée Kamoun été là, jusqu’au bout. « Et au cœur de la L’Olivier | 190 p. | 19,50 € mort elle-même, il y a encore de la vie à vivre jusqu’au bout. » Elle ne s’est jamais Que sait-on de ses parents ? Presque plainte, malgré la solitude constante. rien et c’est avec ce presque rien qu’il Ses parents se sont rencontrés en 1927, faut vivre. Le romancier américain alors qu’Edna avait 17 ans et Parker Richard Ford part sur les traces de ses 23. Ils ont eu un seul enfant en 1944, parents dans deux courts textes écrits Richard, au bout de quinze ans de à trente ans d’écart. Les deux portraits mariage. Il a grandi entre eux. « Ils vou- se répondent. Ford s’attache à peindre laient de moi mais n’avaient pas besoin ses parents tels qu’ils furent et le défi de moi. » Entre eux est un texte sobre se révèle être de taille pour un écrivain. et beau qui aborde le mystère des gens Ses parents furent des gens ordinaires ordinaires. Richard Ford considère dont le parcours ne comporte aucun fait qu’il a eu une enfance heureuse. De ses remarquable. Alors, plus que jamais, parents, il dit : « J’avais confiance en l’auteur de Canada (prix Femina étran- eux. » › Marie-Laure Delorme ger 2013) écrit sans pathos, sans effets de manche, sans romanesque ni appel

à l’émotion. Est-ce pour cela ? À la fin, ROMAN l’émotion nous cueille. On ne l’avait pas Les Invisibles vue venir. Roy Jacobsen Son père : Parker Ford (1904-1960). Un Traduit par Alain Gnaedig grand type débonnaire dont le père s’est Gallimard | 270 p. | 21 € suicidé avec du poison, en 1916, ruiné à la suite de mauvais placements. Parker Une île minuscule du nord de la Nor- Ford adore son métier. Voyageur de com- vège, l’île de Barroy, au début du merce, il sillonne les routes la semaine XXe siècle. La famille Barroy y lutte face pour vendre de l’amidon. Il rentre le à la misère, aux tempêtes, à la moder- week-end auprès de sa femme, Edna, et nité de 1913 à 1928. Elle tire sa maigre de son fils. Il est un père à la fois absent subsistance de la pêche et du bétail. et aimant. Il meurt d’une crise cardiaque Le père, Hans, participe en hiver à la lorsque l’auteur a 16 ans. pêche aux îles Lofoten pour rapporter Sa mère : Edna Akin (1910-1981). un peu d’argent liquide. La fille unique, Irlandaise, elle a passé son enfance en Ingrid, apprend à se débrouiller avec, Arkansas, elle a été envoyée au pen- à ses côtés, son cousin, Lars. Quand le sionnat Sainte-Anne de Fort Smith grand-père meurt puis le père, soudai- chez les sœurs où elle fut heureuse, elle nement, âgé d’à peine 50 ans, Ingrid se a parcouru le pays avec son mari, elle retrouve seule avec son cousin. Sa mère

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doit être internée et sa tante est simple BIOGRAPHIE d’esprit. Ingrid adopte deux orphelins. Philippe Henriot. Il faut alors construire l’avenir. Au loin, La voix de la collaboration le village avec l’usine de poissons, le Pierre Brana et Joëlle Dusseau Perrin | 350 p. | 24 € presbytère, les maisons. Un phare guide les navires étrangers dans l’obscurité Parmi les ministres ou les hommes mais, eux, les enfants, qui les guide dans politiques français victimes d’un assas- la tempête et la sécheresse ? Ils sont à la sinat au XXe siècle, aux côtés de Louis recherche de l’équation parfaite entre les Barthou, Jean de Broglie, Joseph Fon- bêtes, la terre, les hommes. On ne quitte tanet, il existe un maudit passé sous jamais une île. silence ou simplement oublié. Le Ingrid est une fille de la mer, senti- 28 juin 1944, au petit matin, Philippe mentale et heureuse. Dans un style Henriot, dernier secrétaire d’État à dépouillé, le Norvégien Roy Jacobsen l’Information et à la Propagande du raconte comment on se reconstruit, régime de Vichy amorçant sa phase comment on se réarme face à l’adver- fasciste, meurt sous les balles d’un sité. Les îliens doivent savoir nager, commando de résistants. Une opéra- naviguer, prier. Il ne se passe rien, les tion préparée de longue date. Le nom jours s’écoulent, mais un cheval abattu de la voix redoutée de Radio-Paris présage du pire, la construction d’un figurait sur une liste de collaborateurs pont est un événement, l’irruption à exécuter, fixée par le comité d’action d’un homme menaçant remet en cause militaire des Forces françaises de l’in- l’ordre établi. Il vole ce que la famille térieur. L’assassinat de la vedette radio- ne savait pas posséder : l’insouciance. phonique qui menait des duels ora- Les Barroy sont « invisibles » car ils toires à distance avec Radio-Londres, sont relégués du côté des oubliés du eut lieu au ministère de l’Information, monde. Quand Ingrid peinera à trou- l’actuel siège du Parti socialiste, rue de ver une place de domestique, elle Solférino. Henriot y habitait. L’iden- s’interrogera : le monde veut-il bien de tité des commanditaires et des tueurs moi ? Les Barroy ont des rêves plein les est établie, ce qui n’est pas courant poches, des rêves à hauteur d’homme : dans ce genre de drame. un quai en pierre, un peu d’argent, une La vie et l’itinéraire de Philippe Hen- nature douce, une île plus petite ou riot ne sont guère connus en détail. une île plus grande, d’autres enfants, Le décret de nomination le 6 jan- un bateau à moteur. Une autre vie, vier 1944 de Henriot, ancien député peut-être. Car le bien le plus précieux catholique de la Gironde né en 1889, des îliens reste l’horizon. › Marie-Laure avait été signé du seul Pierre Laval, Delorme Philippe Pétain ayant refusé de s’y associer. Deux biographes d’hommes politiques, Pierre Brana et Joëlle Dus-

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seau, se sont penchés sur cet éphémère ESSAI ministre, d’origine modeste, au nom La Nation, la religion, l’avenir. prestigieux. Mais le père de Philippe Sur les traces d’Ernest Renan Henriot n’était que le petit-cousin de François Hartog Gallimard | 160 p. | 16 € la famille des champagnes du même nom. Henriot, professeur de lettres Revenir à Renan, c’est se retremper sans relief, enseignait à Sainte-Foy, dans un océan où se mêlent les cou- sur la route de Bergerac, dans une rants de la religion, de la philosophie, petite ville de Gironde. Le collège de la science, de la politique, irrigués catholique où il exerca s’installa dans toujours par une pensée ondulée et le un bâtiment au nom impayable, « la style le plus clair. Revenir à Renan, c’est Villa Misère »… Il épousa la sœur toucher à une essence de la pensée fran- d’un de ses élèves. Au lieu de prendre çaise avec ses éclats et ses parts d’ombre. le train de l’histoire du bon côté en On répète à l’envi qu’il n’est plus lu, fréquentant le groupe de François nombre de ses œuvres sont cependant Mauriac, il a été séduit par une per- toujours disponibles aujourd’hui et il sonnalité locale, l’abbé Bergey, qui fut ne cesse d’être cité. L’imposant colloque élu député en 1924. Henriot s’engaga tenu en 2012 au Collège de France à ses côtés, devint journaliste puis montrait la réalité de sa présence. Le siéga lui aussi à la Chambre basse, où livre de François Hartog nous rappelle il se fit remarquer par ses invectives. la place de premier plan qui revient à Catholique traditionnel, pourfen- l’auteur des Souvenirs d’enfance et de deur acharné de la franc-maçonnerie, jeunesse (1883). Sur des sujets essentiels il trouva un autre cheval de bataille comme les origines du christianisme avec la lutte contre le communisme. (et la fin du monde antique), la nation Il publia trois romans au style étriqué (avec sa célèbre conférence de 1882) ou et un livre de maximes, les Miettes du la science (son premier livre, l’Avenir de banquet. Il semblait destiné à une exis- la science, écrit en 1848, publié seule- tence de défenseur de la foi catholique ment en 1890, le contient tout entier), contre le radicalisme républicain, il Renan a développé des vues qui restent s’orienta donc vers la politique puis la pour nous d’une fécondité étonnante. collaboration avec l’Allemagne. Une De tout cela, François Hartog a bien voie qui fit école : son fils cadet rejoi- conscience en lui consacrant cet essai où gnit les rangs du NSKK, le « corps de il confronte son concept d’« historicité » transport nazi ». à la pensée renanienne. La biographie qui lui est consacrée L’ancien séminariste ne s’en sort pas si décrit l’ascension vers les sommets d’un mal, même si François Hartog rappelle ambitieux fanatique qui ne vibrait que les quelques passages malheureux de pour les ondes et le ministère de la Renan où l’habituelle clairvoyance de parole. › Olivier Cariguel ce dernier a fait défaut au regard de la

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suite de l’histoire. En Renan, il voit un médias. C’est dire si un ouvrage comme homme de quiproquos : en effet, sou- Étonnant vivant, dirigé par Catherine vent, les lectures peuvent être doubles Jessus, directrice de l’Institut national des ou équivoques. Il s’agit peut-être d’y sciences biologiques (INSB) du CNRS, voir là non une contradiction mais la avec le concours de Thierry Gaude, fruit richesse d’une pensée qui a elle-même d’une collaboration entre une centaine évolué et peut encore encourager notre de scientifiques, se révèle précieux, car destin de nation qui repose sur le prin- il met à jour l’état de la recherche en cipe d’« avoir fait de grandes choses nombre de disciplines et rend accessibles ensemble, vouloir en faire encore ». S’il ces découvertes. Le vivant recouvre trois fallait exprimer un regret, ce serait que propriétés, « l’auto-organisation d’édi- le directeur d’études à l’École des hautes fices macromoléculaires complexes, la études en sciences sociales (EHESS) mobilisation de l’énergie nécessaire à ait fondé son essai sur les aspects les la maintenance de cette organisation à plus connus des écrits du biographe de partir de l’environnement (un “métabo- Jésus. Les Œuvres complètes de Renan lisme”), la capacité à se reproduire ou se – 10 000 pages, Calmann-Lévy, 1949- multiplier plus ou moins à l’identique. 1961 – contiennent quantité de textes Voilà plus de quatre milliards d’années peu explorés sur une infinité de sujets que les premières formes de vie sont et recèlent des aperçus pénétrants qui apparues sur Terre. Depuis, le vivant n’a gagneraient à être mis en lumière. La cessé d’évoluer sous l’effet combiné “du matière est loin d’être épuisée et nous hasard des mutations et de la sélection n’en avons pas encore fini avec l’illustre naturelle” ». › Charles Ficat savant de Tréguier. Aujourd’hui encore, les plus récents progrès dans l’exploration des formes microscopiques ne manquent pas de ESSAI Étonnant vivant. Découvertes et surprendre la communauté scienti- promesses du XXIe siècle fique. En deux décennies, la percep- Catherine Jessus (dir.) tion de la complexité du vivant s’est CNRS Éditions | 328 p. | 20 € accrue, notamment en ce qui concerne les gènes, les molécules et les cellules. Depuis le début du XXIe siècle, les progrès Ainsi, le fonctionnement du cerveau accomplis dans le domaine des sciences nous est mieux connu. Étonnant vivant de la vie ont été considérables dans une dresse le tableau de ces apports et livre mesure insoupçonnée. Ce renouvelle- de nouvelles perspectives qui s’offrent ment complet des connaissances relatives à l’avenir : par exemple, la recherche au monde du vivant reste encore pour des formes de vie au-delà de la Terre, l’heure limité aux seuls scientifiques. notamment sur Mars. Dès le début de Ces révolutions invisibles sont trop peu la prochaine décennie, la mission de valorisées tant dans la société que dans les l’agence spaciale européenne (ESA)

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et de l’agence russe Roscomos Exo- romanesque en neuf volumes, Jean-Paul Mars 2020, qui enverra sur la planète Delfino restitue dans son ambiance rouge un robot capable de forer jusqu’à tiède et ses paysages colorés l’histoire de 2 mètres de profondeur, permettra la bossa-nova, ce genre musical né dans peut-être de trouver des traces de vie. les clubs de Copacabana puis d’Ipanema Grâce au concours de toutes les dis- à Rio de Janeiro avant de devenir uni- ciplines – mathématiques, physique, versel. La bossa, dans le parler carioca chimie, robotique, etc. –, ce recueil des années trente, c’est le je-ne-sais- nous entraîne dans un indispensable quoi qui fait qu’une chose plaît immé- approfondissement du savoir, afin que diatement : le chien, le chic, la touche. nous n’ignorions rien de cette révolu- « Une bossa nova est donc quelque chose tion biologique dont nous sommes les de neuf, d’inédit, dont on ne parvient contemporains. Ce que l’homme fera pas à donner une définition exacte. » de ses découvertes est un autre débat. Une nouvelle vague musicale défendue › Charles Ficat et illustrée par Baden Powell, Vinícius de Moraes, Tom Jobim et des artistes moins connus que Jean-Paul Delfino ESSAI nous invite à découvrir ou à redécouvrir. Bossa nova. La grande aventure du Brésil Une des singularités de la bossa-nova est Jean-Paul Delfino son usage comme arme diplomatique Le Passage | 320 p. | 18 € pour faire connaître et aimer le Brésil dans le monde entier. Delfino raconte L’année 1958 fut féconde au Brésil : avec ferveur l’émotion planétaire provo- retour de Suède de l’équipe formée par quée par l’album de Stan Getz et João Didi, Pelé et Garrincha avec une pre- Gilberto enregistré à New York pour le mière coupe du monde de futebol dans label Verve Records en mars 1963. Huit ses bagages, éclosion du Cinema Novo titres gravés pour l’éternité et une Garota dans les salles de Rio, premier standard de Ipanema chuchotée en portugais avec de la bossa-nova avec Chega de saudade une voix plus sensuelle que jamais par de João Gilberto : « Vai minha tristeza e João Gilberto, reprise en anglais par son diz a ela que sem ela não pode ser » (va épouse Astrud, enveloppée par les notes mon chagrin et dis-lui que sans elle rien chaudes du saxophone de Stan Getz et la ne peut être). Sous l’autorité éclairée basse continue du piano de Tom Jobim. du président Juscelino Kubitschek, une Les militaires n’avaient pas encore pris le parenthèse de six années s’ouvrait qui pouvoir à Brasilia, il restait encore huit allait se refermer en 1964 avec l’installa- mois à vivre à John Fitzgerald Kennedy. tion à Brasilia, nouvelle capitale du pays, Encore un moment, monsieur le bour- de généraux anticommunistes soutenus reau… › Sébastien Lapaque par les États-Unis. Parfait connaisseur du Brésil, auquel il a consacré une suite

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ESSAI les différentes étapes de cette descente Le Triomphe de l’artiste aux Enfers qui finit devant les pelo- Tzvetan Todorov tons d’exécution. Les avant-gardistes Flammarion | 336 p. | 20 € patentés disparaissent dans le secret des prisons, et c’est ainsi que s’achève l’in- Disparu au début de cette année, Tzve- croyable carrière du créateur du théâtre tan Todorov, critique littéraire, essayiste, de la Révolution Vsevolod Meyerhold et sémiologue d’origine bulgare, français celle de l’écrivain Isaac Babel. Les sans- de cœur et d’esprit depuis 1973, était parti contournent les effets de la cen- profondément sensible aux dérives tota- sure ; c’est le cas pour les plus connus, litaires de gauche comme de droite qu’il de Mikhaïl Boulgakov à Boris Paster- a su repérer et critiquer dans ses nom- nak. Au milieu d’un tel désastre, que breux ouvrages. Attitude qui donne à pèse l’individu ? Rien sans doute, mais son dernier essai, le Triomphe de l’artiste, l’auteur estime qu’aujourd’hui, cent ans une couleur très particulière. Examinant après la révolution d’Octobre, l’art n’a l’histoire du régime soviétique entre la pas péri face aux bourreaux, l’intransi- révolution de 1917 et 1941, il suit de geance de l’œuvre de Malevitch en serait près les relations tumultueuses entre l’exemple le plus frappant. Cependant, les artistes (on regrettera la présence on ne peut s’empêcher de penser que ce marginale des femmes, quand on sait l’importance qu’elles ont eue) et le pou- triomphe est bien amer au beau milieu voir communiste. Analyse qu’il partage de ce cataclysme humain sans précé- en deux parties consacrées pour l’une à dent. Pourtant, et c’est l’intérêt de cet la perte progressive d’autonomie de la essai, cette histoire n’appartient pas au communauté artistique et pour l’autre passé et nos démocraties ne sont pas à au parcours mouvementé du peintre et l’abri de ces horizons dogmatiques et théoricien Kasimir Malevitch (1878- glorieux que certains nous prédisent 1935), grande figure du refus et associé avec la foi des patriotes. › Bertrand Raison à jamais à son Carré noir sur fond blanc (1915), toile phare de l’abstraction certes mais surtout drapeau du rejet absolu de la sujétion, qu’elle soit d’ordre poli- tique ou esthétique. La première section décrit le malheur de ceux qui crurent au Grand Soir. La lune de miel, si l’on peut dire, des artistes de la révolution d’Oc- tobre dura à peine dix ans avant de som- brer, avec la mort de Lénine et l’arrivée de Staline, dans le chaos des assassinats, des suicides sollicités, des expulsions et des collaborations forcées. On suit

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Les débats sur notre identité n’ont rien de nouveau. Les Gaulois ne savaient pas qu’ils étaient gaulois. C’étaient les Romains qui les appelaient ainsi. Ils ne nous ont pas transmis leur langue et nous n’utilisons guère plus de 150 mots d’origine gauloise. Quant aux Francs, ils nous ont laissé leur nom, mais pas leur langue, dont découle moins de 1 % de notre vocabulaire: « hache », « hameau », « haine », « orgueil », « éperon », « étrier », « flèche », « garçon », « gibier », « haie », « haine », « haricot », « jardin », « renard ». Ces mots sont d’origine germanique, mais les Francs avaient honte d’être des germains. Et ils prétendaient descendre des Troyens. Au XVIe siècle, Henri II et Charles IX demandent à Ronsard d’écrire une histoire de Francion ou Francus, fils de Hector, qui aurait été l’ancêtre de nos rois. Ce sera la Franciade. Puis, au temps des Lumières, on veut en revenir à l’Antiquité. Montesquieu et Voltaire sont nostalgiques de la grandeur des Romains. La Convention veut rétablir le paganisme et célèbre le culte de la déesse Raison à Notre-Dame de Paris. Puis elle transforme l’église Sainte- Geneviève en Panthéon romain. Admirateurs de Rousseau, Robespierre et Saint-Just rêvent comme lui de ressusciter Sparte. Napoléon tente une synthèse de l’ancienne Rome en faisant inscrire sur ses monnaies à la fois « République française » et « Napoléon Empereur ». Utilisant les recherches les plus récentes, ce livre tente d’éclairer une réflexion toujours recommencée sur une histoire plurimillénaire.

Claude Fouquet est docteur en sciences économiques, ancien élève de l’IEP et de l’ENA. Il a étudié avec Pierre Grimal et Raymond Aron à Paris, avec Leo Strauss et Friedrich August von Hayek à l’université de Chicago. Ancien ambassadeur, il a enseigné à l’université Paris- Assas et à l’Institut international d’administration publique. Il est cofondateur avec Raymond Aron de la revue Commentaire.

Claude Fouquet, l’Identité de la France, Les Éditions Libréchange, 22 euros. 97, rue de Lille | 75007 Paris Tél. 01 47 53 61 50 | Fax 01 47 53 61 99 N°ISSN : 0750-9278 www.revuedesdeuxmondes.com [email protected] Twitter @Revuedes2Mondes

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