Volume ! La revue des musiques populaires

12 : 1 | 2015 Avec ma gueule de métèque Chanson et immigration dans la France de la seconde moitié du XXe siècle Chanson and Immigration in France after 1945

Yvan Gastaut, Michael Spanu et Naïma Yahi (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/volume/4570 DOI : 10.4000/volume.4570 ISSN : 1950-568X

Édition imprimée Date de publication : 30 novembre 2015 ISBN : 978-2-913169-28-8 ISSN : 1634-5495

Référence électronique Yvan Gastaut, Michael Spanu et Naïma Yahi (dir.), Volume !, 12 : 1 | 2015, « Avec ma gueule de métèque » [En ligne], mis en ligne le 30 novembre 2018, consulté le 10 décembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/volume/4570 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.4570

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L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 1

Si la France est une terre d'immigration, peut-on en dire autant de la variété ? Ce numéro de Volume ! vise à retracer les parcours d'artistes d'origine étrangère en France, entre ceux qui ont intégré le patrimoine de la chanson française, et ceux qui ont marqué leur communauté en chantant l'exil. Expression protéiforme, la variété est un objet idéal pour observer les manières dont les identités immigrées et étrangères ont été travaillées dans les musiques populaires d'après 1945. If France is a land of immigration, what about its variété genre? This issue of Volume! aims at tracing the French paths of artists of foreign origin - those who integrated the legacy of chanson française, and those who left a mark on their community by singing their exile. As a protean form oe expression, variété is an ideal object to observe the ways in which immigrant and foreign identities have been moulded in post-1945 popular music.

NOTE DE LA RÉDACTION

Numéro publié en collaboration avec la BNF, l'ANR Écrin, l'URMIS (UMR - CNRS 8245 / IRD 205) et la Direction de l'accueil, de l'accompagnement des étrangers et de la nationalité (DAAEN).

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SOMMAIRE

Introduction

Avant-propos Salah Amokrane, Pascal Cordereix, Naïma Yahi et Yvan Gastaut

Introduction Yvan Gastaut, Michael Spanu et Naïma Yahi

Dossier

Yves Montand, Serge Reggiani, c’est nous… les Italiens ? Stéphane Mourlane

« Je suis rital et je le reste… » “Je suis rital et je le reste…” Expertise de l’inclusion italienne (en)chantée ou la transformation spectaculaire d’un monstre Piero-D. Galloro

Luis Mariano, passeur de frontières et Esparisien Philippe Tétart

“Et viva Conchita !” Le stéréotype de la “bonne à tout faire” espagnole dans la chanson française (années 1960-1970) Bruno Tur

Georges Moustaki, « La Marseillaise » et l’air du Pirée Pierre Sintès

Chanson et immigration portugaise en France : une musique du retour ? Victor Pereira

“Douce France” par Carte de Séjour. Le cri du “Beur” ? Philippe Hanus

Des souvenirs au fonds d'archives : retour sur la trajectoire du groupe Zebda, de l’association Vitécri et la formalisation d’une action militante-citoyenne. Armelle Gaulier

Note de synthèse

Diasporas musiciennes et migrations maghrébines en situation coloniale Hadj Miliani

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Notes de lecture

Joëlle-Andrée DENIOT, Édith Piaf. La voix, le geste, l’icône. Esquisse anthropologique Isabelle Marc

Gilles BONNET (dir.), La Chanson populittéraire. Texte, musique et performance Michael Spanu

Diana HOLMES & David LOOSELEY (eds.), Imagining the popular in contemporary French culture Peter Hawkins

Jonathyne BRIGGS, Sounds French: Globalization, Cultural Communities, and Pop Music in France, 1958-1980 David Looseley

Bouziane DAOUDI & Hadj MILIANI, Beurs’ Melodies. Cent ans de chansons immigrées du blues berbère au rap beur Rémi Boivin

Anaïs FLÉCHET, « Si tu vas à Rio… » La musique populaire brésilienne en France au XXe siècle Panagiota Anagnostou

Droit de réponse

Réponse à Isabelle Marc suite à sa recension d’Édith Piaf. La voix, le geste, l’icône. Esquisse anthropologique Joëlle-Andrée Deniot

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Introduction

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Avant-propos Foreword

Salah Amokrane, Pascal Cordereix, Naïma Yahi et Yvan Gastaut

Ce numéro a reçu le soutien de la Direction de l'accueil, de l'accompagnement des étrangers et de la nationalité (DAAEN).

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1 LES FLUX MIGRATOIRES du XXe siècle ont offert à la France de grands artistes de variété. Mais cette aventure de l’exil a pu aussi, pour certains d’entre eux, inspirer des textes écrits dans la langue d’origine révélant la pluralité des attaches. Du point de vue de la circulation des biens culturels et des questions liées à l’identité, la chanson populaire constitue un objet de recherche passionnant permettant de cerner les trajectoires d’enracinement des communautés étrangères, et offrant un témoignage vivant du syncrétisme culturel à l’œuvre dans le répertoire de la variété.

2 Forts de la mise en synergie de nos savoir-faire, nous avions organisé deux premières journées d’études le 23 et 24 octobre 2013 à la Bibliothèque nationale de France, consacrées aux liens intimes qui unissent la musique de variété à l’histoire de l’immigration au siècle dernier : « Avec ma gueule de métèque, la chanson française, miroir d’une société plurielle depuis 1945. » Depuis de nombreuses années déjà, chacun de nous est à pied d’œuvre pour promouvoir et valoriser la connaissance, la conservation et la transmission du répertoire de la chanson populaire immigrée. De plus, une partie des auteurs de ce numéro participent à un projet scientifique financé par l’Agence Nationale de la Recherche, sur les représentations des immigrés, notamment « arabes », sur les écrans français, piloté par l’Université de , intitulé EcrIn (Écran et Inégalités1). Il mobilise, entre autres, les archives de l’Institut National de l’Audiovisuel.

3 À travers cette fructueuse collaboration avec la revue Volume ! vous trouverez un premier travail de publication inspiré de ces journées d’études qui ouvre un chantier historique d’envergure riche des travaux déjà engagés précédemment. À travers des portraits, des analyses de stratégie culturelle ou des monographies, la présente publication questionne les enjeux identitaires mobilisés par les chanteurs d’origine étrangère. Elle s’applique à appréhender les artistes à travers leur parcours individuel, parfois exceptionnel ou à travers le marché des biens culturels parallèle mis en place à destination des diasporas et du pays d’origine comme le cas singulier de la communauté maghrébine primo-arrivante.

4 Gageons que cette première publication donnera lieu à des recherches complémentaires qui viendront éclairer encore davantage des fonds d’archives publiques et privées, conservés ou récoltés par les institutions patrimoniales, les chercheurs et les associations qui œuvrent pour l’histoire et la mémoire de l’immigration et des quartiers populaires.

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NOTES

1. Voir le site du projet : http://ecrin.hypotheses.org/.

AUTEURS

SALAH AMOKRANE

Salah AMOKRANE est le directeur de l’association Tactikollectif (http://www.tactikollectif.org).

PASCAL CORDEREIX

Pascal CORDEREIX est conservateur des bibliothèques, responsable du service des documents sonores au Département de l’Audiovisuel de la BnF.

NAÏMA YAHI

Naïma YAHI est historienne, chercheure associée à l’URMIS (UMR Migrations et société) et membre de l’ANR Ecrin au sein de l’université de Nice Sophia Antipolis. Spécialiste de l’histoire culturelle des Maghrébins en France, elle est directrice de l’association Pangée Network. Auteure de spectacles et de documentaires, elle est la co-auteure de la comédie musicale Barbès Café et du film documentaire Les Marcheurs, chronique des années beurs (2013). Elle a également été la commissaire de l’exposition Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France (CNHI, 2009) et a coordonné chez EMI Music, la compilation Hna Lghorba, Maîtres de la chanson maghrébine de l’exil 1930-1970 (2008). En 2013, elle a co-dirigé l’ouvrage La France Arabo-orientale aux éditions La Découverte.

YVAN GASTAUT

Yvan GASTAUT est historien, maître de conférences à l’université de Nice Sophia Antipolis, chercheur à l'Unité de recherche Migrations et société (URMIS), spécialiste de l'histoire de l'immigration et de l’histoire du sport. Il a codirigé le catalogue Générations, un siècle d'histoire culturelle des Maghrébins en France (Gallimard, 2009), et publié Le métissage par le foot (Autrement, 2008) et L’immigration et l’Opinion en France sous la Ve République (Le Seuil, 2000), et dirige le projet ANR « Écrans et Inégalités (ECRIN) », Les « Arabes » dans les médias français de 1926 à nos jours (2012-2015).

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Introduction

Yvan Gastaut, Michael Spanu et Naïma Yahi

1 « AVEC MA GUEULE DE MÉTÈQUE, de juif errant, de pâtre grec, et mes cheveux aux quatre vents… » : cette figure de l’éternel étranger chantée par Georges Moustaki dans sa célèbre chanson « Le Métèque » donne le ton de notre présent dossier consacré à l’exploration des liens qui unissent la chanson de variété au fait migratoire contemporain en France. De fait, la variété est un véritable objet d’histoire (Duneton, 1998) tant elle nourrit notre imaginaire en fournissant une série de représentations sociales standardisées. Dans ce cadre, une thématique forte peut être repérée : nombre de chanteurs et de chanteuses nous racontent des histoires de migrations, de circulations et de croisements culturels. Nombreuses sont les vedettes à avoir une origine étrangère, une identité métissée ou tout du moins un marquage communautaire qui n’est pas sans stimuler leur succès, que ce soit par exotisme ou par identification à une communauté d’exil.

2 En phase avec une époque qui, depuis les années 1980 et la « sono mondiale », tend à valoriser et commercialiser le métissage musical (Laborde, 1997 ; Arom & Martin, 2006), les trajectoires des chanteurs d’origine immigrée sont autant de témoignages de processus d’appropriation culturelle à l’œuvre dans l’industrie de la variété française. Les importations musicales et les marques identitaires dont ils sont porteurs, ironiques ou sincères, authentiques ou humoristiques, sont manifestes de la complexité des transferts culturels de notre époque et semblent jouer un rôle central dans l’adhésion du grand public. Comme le montre Carl Wilson (2015), les étrangers/immigrés ont une capacité à exprimer des émotions plus intenses, s’affranchissant et sublimant les codes locaux de l’expression distinguée. Ils perturbent ainsi, d’une certaine manière, l’ordre

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établi de la « bonne » déclaration sentimentale en tentant d’accroître leur capital sympathie.

3 Pour autant, la passion du métissage identitaire constatée dans la chanson ne signifie pas forcément une acceptation de ces réalités dans d’autres sphères de la vie publique. L’intérêt suscité par un chanteur à l’identité complexe, avec un accent étranger délivrant une musique aux sonorités exotiques, n’implique évidemment pas que la nationalité ou la catégorie ethnique qu’il représente sera mieux acceptée au sein de la société dans laquelle il connait la gloire. L’histoire montre que, bien souvent, l’artiste peut constituer une avant-garde trompeuse sur la réalité des relations interethniques, comme dans le cas de la chanson coloniale en France (Liauzu & Liauzu, 2002).

4 Ce numéro de Volume ! propose d’explorer la propension des chanteurs, à travers leurs trajectoires de scène et de vie, à mettre en scène ou à maquiller, consciemment ou non, l’identité immigrée dont ils sont porteurs au sein du contexte national français. Or, comme le fait remarquer Yves Borowice (2007) dans un article de référence, la chanson française s’apparente à un « art de métèques » inscrit dans le temps long, depuis le XIXe siècle. Sans cette dimension interculturelle, la variété – au sens premier du terme – semble ne pas avoir lieu d’être. Ainsi, elle est un outil heuristique pour interroger le schéma dominant de « l’identité nationale » qu’on voudrait figée dans une définition stricte, alors qu’elle est en perpétuelle évolution, intégrant de manière plus ou moins assumée et opportuniste les apports culturels des populations immigrées et/ou anciennement colonisées.

5 Ce numéro propose une série de contributions qui abordent l’univers de la chanson comme un ensemble de sources pertinentes pour analyser les évolutions du rapport de la France à l’altérité dans la deuxième moitié du XXe siècle. Cette inscription historique fait la part belle à une réflexion soucieuse de tisser des liens entre histoire de l’immigration et histoire de la variété en France. Les chercheurs en histoire culturelle comme Ludovic Tournès ou Jean-Charles Scagnetti ont déjà exploré les influences musicales de la France des IVe et Ve Républiques. Par ailleurs, l’angle des « transferts culturels », à travers les questions de diplomatie culturelle (Delphy et al., 2010), ou des recherches plus spécifiques comme celles d’Anaïs Fléchet (2013) sur les influences brésiliennes en France, ou Naïma Yahi (2008) sur les artistes algériens, a retenu l’attention des historiens du temps présent. Les travaux pionniers d’Alec G. Hargreaves (1997) portant sur les « cultures postcoloniales » dans notre pays avaient déjà éclairé la prise de parole culturelle – dont la chanson – des enfants de l’immigration maghrébine en France. Cet intérêt pour la chanson se précise désormais pour les historiens de l’immigration (voir par exemple Gastaut, 2006 : 99-167 ; Ould-Braham, 2010) opérant sur des sources autres que celles du monde du travail – auquel ils se sont longtemps cantonnés. Enfin, ce numéro s’inscrit dans la lignée de l’article fondateur d’Ursula Mathis-Moser sur « L’image de “l’Arabe” dans la chanson française contemporaine », publié en 2003 dans Volume ! Ce texte fait figure de référence, dans ce qu’il révèle du poids des rapports postcoloniaux au sein des représentations sociales de l’Autre en chanson.

6 Sur un plan méthodologique, on trouvera peu d’analyses musicologiques dans ce numéro, mais plutôt des approches particulières de la variété comme un cadre éclairant l’histoire de l’immigration en France. Retracer les parcours de vedettes, telle est, avant tout, l’ambition de ce numéro, en mettant l’accent sur leurs identités

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complexes, qu’ils masquent souvent, révèlent parfois, et utilisent stratégiquement (ou non) selon le contexte, le cadre et le moment de leur carrière.

7 Dès lors, le rôle des médias apparait essentiel dans la mesure où ils fabriquent la vedette et permettent une identification du public. La période n’est pas anodine puisqu’elle correspond à l’émergence de la société de consommation portant sur le devant de la scène des objets et des médias qui accentuent le phénomène de la « star », analysée par Edgar Morin (1957) : le disque, la cassette, mais aussi la radio et bientôt la télévision qui entrent progressivement dans la plupart des foyers. L’importance des médias dans la popularité des chanteurs a incité plusieurs contributeurs à recourir, avec raison, à la source audiovisuelle.

8 Avec l’arrivée à l’âge adulte des « jeunes issus de l’immigration » au début des années 1980, repérables lors de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, la question de l’immigration devient centrale dans la vie publique, autour de la problématique de l’accueil et du rejet (Weil, 2005). La chanson n’a néanmoins pas attendu que l’immigration se médiatise pour mettre en exergue le thème de l’immigration. En effet, jusqu’aux années 1970, si certaines musiques se cantonnent à des milieux communautaires, par exemple la chanson kabyle, la mode est aux airs venus d’Italie, de Grèce, d’Orient, d’Espagne ou d’Amérique du Sud. Il apparait ainsi nécessaire de distinguer, d’une part, les artistes qui reflètent le fait migratoire, mais dont l’identité artistique est dissoute dans l’appellation « chanson française1 » et, d’autre part, ceux qui produisent un répertoire de l’exil, créé en France, mais ayant un message propre à la diaspora de leur pays d’origine, le plus souvent interprété dans les langues vernaculaires.

La troupe arabo-andalouse El moutribia en 1926

coll. H. Reda. D. R.

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Qu’y a-t-il de français dans la chanson française ?

9 Le parcours des artistes qui « font France2 » fait écho à l’évolution des flux migratoires qui concernent la France métropolitaine et coloniale. Par exemple, les populations originaires d’Europe de l’Est, notamment les Juifs touchés par les persécutions, trouvent refuge dans l’Hexagone et fournissent, au cours du XXe siècle, un fort contingent d’artistes, tels Nathan Korb alias Francis Lemarque (1917-2002), le poète du Paris des faubourgs, ou Lucien Ginsburg alias Serge Gainsbourg (1928-1991), né de parents réfugiés juifs russes, qui va contribuer à la grandeur de ce qui est appelé et identifié comme « chanson française ». Par ailleurs, le parcours édifiant de deux immigrés, le compositeur Joseph Kosma (1905-1969) d’origine hongroise et son interprète d’origine italienne Ivo Livi, alias Yves Montand (1921-1991), se retrouvant autour de la même œuvre, Les Feuilles mortes (1945), illustre une forme particulière d’intégration des populations issues des flux migratoires européens, par le biais d’une médiatisation culturelle à succès. Dans le cas d’Yves Montand, cette intégration se fait sur le mode d’une occultation partielle de son identité d’origine, quasiment à l’inverse de Serge Reggiani qui capitalise sur son italianité dès le début de sa carrière. Cette opposition, qui aboutit pourtant à un résultat proche (les deux artistes incarnent une « intégration réussie »), est particulièrement visible dans les parcours biographiques de chacun des artistes, objet de l’article de Stéphane Mourlane dans ce numéro. De manière encore plus « spectaculaire », l’article de Piero Galloro fait de la « ritalité » un cas d’école en matière de retournement du stéréotype, en prenant les exemples, entre autres, de Claude Barzotti et Frédéric François. En s’appuyant, en partie, sur des entretiens avec des travailleurs d’origine italienne du bassin minier lorrain, l’auteur montre comment les travaux sur les représentations des immigrés dans la variété française peuvent s’inscrire dans : la continuité des travaux de Césaire et des écrits sur la négritude, cette dernière se définissant comme une stratégie d’autolégitimation avec une volonté d’assumer ses origines et en même temps de modifier le champ des possibles sociaux dans un véritable acte politique à travers l’écriture.

10 Toutefois, à l’inverse des minorités immigrées dites visibles, les artistes blancs de la variété peuvent être tantôt considérés comme français, tantôt comme « issus de l’immigration », s’ils font le choix (pour des raisons commerciales autant que personnelles) d’évoquer leurs origines étrangères, de les cacher ou de s’en inventer d’autres. Ce phénomène d’une identité folklorisée est repérable dès l’après-guerre. Les années 1950 consacrent Gloria Lasso (1922-2005), d’origine espagnole, qui popularise alors le genre « amour et castagnettes », mettant en scène une altérité en vogue dans le music-hall. L’interprète de « Buenas noches mi amor » (1957) est ensuite éclipsée par Dalida (1933-1987), d’origine italo-égyptienne, qui diffuse le belcanto italien avec « Bambino » (1956) ou « Come Prima » (1958), tout en proposant des classiques hispanisant comme « L’histoire d’un amour » (1957). Mais peut-on, pour autant, voir en Dalida une véritable « chanteuse de l’immigration » ? Si elle est « immigrée », elle n’en reste pas moins une chanteuse populaire généralement catégorisée comme française, à l’instar de Moustaki ou Reggiani, autant par ses chansons, par son parcours depuis la France et par son répertoire majoritairement francophone.

11 À la même époque, avec un style davantage marqué par l’opérette, Luis Mariano, né Mariano Eusebio Gonzalez y Garcia (1914-1970), basque réfugié de la guerre d’Espagne,

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devient une véritable star en France. Il triomphe avec des pièces comme La Belle de Cadix (1945) créée par Francis Lopez et interprétée au théâtre du Casino Montparnasse, ou avec « Le Chanteur de Mexico » (1951), devenu un énorme succès qui l’impose définitivement auprès du grand public. Imprégné de cette origine espagnole qu’il cultive avec efficacité, l’exotisme de ses accents lyriques accompagne la migration espagnole du début des Trente Glorieuses. À l’apogée de sa carrière après son passage à l’Olympia en 1959, il est quelque peu éclipsé par la « génération yéyé » au cours de la décennie suivante. Toutefois, c’est par son incessante activité de caméléon culturel (mexicain, espagnol, basque, parisien, etc.) qu’il se crée, paradoxalement, une place au sein des grandes figures de la variété française, comme en témoigne la contribution de Philippe Tétart. Si Luis Mariano a su tirer profit de son usage récurrent des stéréotypes, d’autres artistes s’engagent dans un travail de représentation de la communauté espagnole grandissante en France, faisant muter le fantasme littéraire de la femme sensuelle andalouse en un cliché presque enfantin. En effet, comme le montre l’article de Bruno Tur, les chansons de variété sont révélatrices du passage d’un rapport exotique et sensuel vis-à-vis de l’Espagne, relevant clairement d’une forme de fascination, à une vision condescendante et comique, par le recours à la figure de la « bonne à tout faire » simple d’esprit : Conchita. À la lecture de ces deux articles, on pourrait émettre l’hypothèse que, du fait que Luis Mariano parvient à se placer comme sujet multi-facette en faisant usage de figures espagnolisantes, tandis que les femmes espagnoles restent un objet de moquerie, la variété fournirait, dans ce cas, un outil d’émancipation relativement hétérocentré. Cela serait sans compter les travaux voyant en Luis Mariano une figure queer (Powri, 2014 ; Sellier, 2014), dont seraient héritiers les travestis, transsexuels et homosexuels du cinéma espagnol qui interrogent la nation lors de la transition démocratique (Le Vagueresse, 2012). Concernant la figure de Conchita, il ne faudrait pas non plus écarter la possibilité de lectures ironiques de la part des publics de l’époque, qui pourraient faire l’objet de futures recherches sur les réceptions de la chanson française, dont ce numéro est encore exempt.

12 L’étude du parcours biographique des artistes de variété, riche de ses entrelacs, donne à comprendre certains aspects du processus d’intégration et de l’ambigüité qui caractérise un artiste issu de l’immigration amené à devenir, plus ou moins durablement, une grande vedette française. Le cas de Dario Moreno illustre bien ce propos. De son vrai nom David Arugete, il est un chanteur turc né près d’Izmir en 1915 et mort en 1968 à Istanbul. Son succès se forge en France dans les années 1950 avec un nom qui trompe son public : la vogue est alors aux airs exotiques latino-américains. Il s’appellera Dario Moreno et chantera « Si tu vas à Rio… » avec un grand succès. Son identité turque et juive ne sera guère connue du grand public jusqu’à sa mort prématurée en 1968. Même profil pour Georges Guétary (1915-1997), de son vrai nom Lambros Worloou, grec d’origine alexandrine. Il prend pour nom de scène Guétary (en lien avec la ville de Guéthary) pendant la guerre, car la mode est aux Basques avec ses collègues André Dassary, Francis Lopez, Luis Mariano ou Rudy Hirigoyen.

13 En suivant la même méthode du tamis biographique, l’article de Pierre Sintès nous permet de mieux comprendre la construction d’une « identité immigrée » particulière, celle de Georges Moustaki, quand bien même elle ne correspondrait pas à son parcours et ses origines véritables. C’est, en effet, par un mécanisme d’« assignation », c’est-à- dire d’« adoption par l’égo du discours construit par autrui sur soi-même » (en l’occurrence le discours du « métèque »), que Georges Moustaki, après que Serge Reggiani ait refusé de chanter la chanson qui le rendra célèbre, embrasse durablement

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et artistiquement une identité d’immigré grec reconstruite, allant jusqu’à s’impliquer politiquement pendant les années de dictature (1967-1974). Toutefois, si cette identité essentialisée se révèle efficace artistiquement, elle comporte des failles (au niveau de la langue et de l’appartenance religieuse notamment), que l’auteur s’attache à mettre en lumière, pour mieux en souligner la complexité.

14 L’identité immigrée se révèle parfois au fil de la carrière, davantage par prise de conscience politique que par opportunisme commercial, comme le montre le cas de Charles Aznavour, né en 1924 à Paris, dans une famille d’artistes arméniens : le père est originaire de Géorgie et la mère de Turquie. Il fait peu cas, à ses débuts, de ses origines arméniennes, allant même jusqu’à les masquer. Ce n’est qu’à 40 ans, en 1964, qu’il se rend pour la première fois en Arménie, alors que le pays est encore l’une des quinze républiques de l’URSS. L’attachement est progressif, jusqu’à un engagement total qui prend forme lors du terrible tremblement de terre qui touche le pays en 19883. Omniprésent dans les médias pour soutenir la cause arménienne face à l’ampleur de la catastrophe, il devient un fervent défenseur du pays de ses origines. En 1989, il crée la Fondation Aznavour pour l’Arménie et enregistre « Pour toi Arménie », une chanson destinée à venir en aide aux victimes, qui rassemble 80 artistes français et qui sera diffusée en boucle dans les médias. Charles Aznavour devient très populaire à Erevan, dans le contexte d’une dislocation de l’URSS et d’une indépendance en perspective. Cet investissement identitaire va faire du chanteur un véritable diplomate. En 2008, Charles Aznavour obtient la nationalité arménienne tout en étant nommé ambassadeur de l’Arménie en Suisse, puis auprès des Nations Unies.

La chanson française et l’exil

15 Si certains masquent leur identité ou la recréent de manière fantasmée, d’autres font de la diaspora et du pays d’origine une thématique privilégiée dès le début de leur carrière. Par exemple, la figure de Linda de Suza, abordée par Victor Pereira, cristallise particulièrement la condition diasporique portugaise, quelques années après que la Révolution des Œillets ait attiré l’attention du grand public et que la chanson d’intervention ait constitué une forme de bande-son politique. Sa carrière à succès en France rappelle d’abord le poids économique important de cette communauté (que l’on a souvent représentée de manière discrète, voire invisible) sur le marché des biens culturels. À Paris, dans les années 1970, Linda de Suza se démarque du fado (dont la reine, Amalia Rodrigues, avait du s’éclipser du fait de ses relations avec la dictature de Salazar) et trouve un tremplin national, où elle représente à la fois une vague migratoire laborieuse et une figure exotique. Son répertoire, souvent bilingue, lui permet de toucher autant la communauté portugaise que les francophones. Si la France est sa terre d’accueil artistique, Linda de Suza incarne plus que jamais l’artiste exilée qui a su faire de la chanson un terrain d’affirmation culturelle et d’émancipation. Malgré un profond déclin dans les années 1990, probablement dû à un recours incessant à la même série de clichés, l’artiste revient avec le groupe de rap La Harissa dans les années 2000, pour exprimer toutes les ambigüités et contradictions de l’identité portugaise de France, en concurrence avec d’autres identités postcoloniales notamment.

16 La chanson maghrébine de l’exil constitue également un pan important du patrimoine culturel immigré français. Cette dernière ne serait pas autant écoutée aujourd’hui sans

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la révolution, notamment instrumentale, que connait son répertoire avec l’installation d’artistes comme Slimane Azem (1918-1983) en métropole à l’époque coloniale. Ce dernier devient, après 1945, le chantre de la poésie de l’exil, au même titre que son compatriote Cheikh el Hasnaoui ou plus tard Chérif Kheddam. Ils offrent une voix masculine à la tradition orale kabyle, introduisant une orchestration enrichie par les instrumentistes juifs maghrébins, arméniens ou sud-américains qui travaillaient ensemble à Paris déjà depuis la fin des années 1930. De sa chanson « A Moh A moh » (1955), complainte adressée à l’aïeul Si Mohand U Mhand, poète de l’exil, jusqu’à « Carte de résidence » (1979) chantée à la fois en kabyle et en français, son répertoire et son univers poétique sont immanquablement marqués par l’exil. À ce titre, ses compatriotes arabophones comme Dahmane el Harrachi (1926-1980), le Tunisien Mohamed Jamoussi (1910-1982) ou le Marocain Houcine Slaoui (1921-1951) participent également de cette création en situation d’exil puisque tour à tour ils nourrissent à la fois ce genre et lui offrent ses plus belles compositions.

17 Datée historiquement des années 1940 aux années 1970, la chanson maghrébine de l’exil se développe dans le contexte spécifique de la colonisation, comme en témoigne la tribune de Hadj Miliani. Ainsi, le réseau de production et de diffusion de ce répertoire est bien structuré : les cabarets orientaux du Quartier latin, les bars maghrébins ou les foyers constituent la scène artistique qui enregistre massivement sur les catalogues arabes des maisons Pathé Marconi, Philips ou Decca et animent les émissions en langue arabe, kabyle ou berbère (ELAK-ELAB) à destination des populations indigènes. Ce réseau de production et de diffusion bien rodé survit à l’indépendance des pays d’Afrique du Nord pour s’adresser aux ressortissants algériens, l’une des populations étrangères les plus importantes durant les années 1960-70. À cette époque, malgré des ventes parfois très élevées (Miliani & Daoudi, 2003), le répertoire majoritairement en arabe et en berbère n’est pas audible par le grand public qui ignore cette effervescence musicale.

18 Dans certains cas, suivre l’histoire d’une chanson peut permettre au chercheur de mieux saisir les reconstructions identitaires complexes des populations immigrées. En guise d’exemple, la chanson typiquement méditerranéenne « Ya Mustapha », quelquefois désignée d’après son refrain « Chéri je t’aime, chéri je t’adore », a marqué les esprits par son succès. Elle est chantée par de nombreux artistes au début des années 1960 : d’abord par Alberto Staiffi et ses Mustafa’s, dont le véritable nom est Albert Darmon, Français d’Algérie vivant à Sétif, puis par Dario Moreno ou encore le Libanais Bob Azzam (1925-2004), qui la rendra très populaire dans de nombreux pays du bassin méditerranéen. Cette chanson légère, qui évoque l’amour dans un quartier d’Alexandrie, revêt la particularité de mélanger trois langues (arabe, français et italien) et d’être, dans le contexte difficile de la guerre d’Algérie, un succès commercial inattendu.

19 Dans d’autres cas, la présence d’un artiste en France et son impact politique sur le public se résume à un concert ou un évènement singulier. Les deux concerts parisiens donnés à l’Olympia par la chanteuse égyptienne Oum Kalthoum (1898-1975) en novembre 1967 sont significatifs de la résonnance que peut avoir un spectacle musical ponctuel. Il s’agit des deux seules représentations de la diva égyptienne en dehors du monde arabe, organisées dans le sillage de la « nakssa », l’humiliation militaire de l’armée égyptienne et de ses alliés face à Israël lors de la guerre des Six Jours, quelques mois plus tôt. Oum Kalthoum, très engagée auprès du chef de l’État Gammal Abdel

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Nasser, y voit l’opportunité d’affirmer une « fierté arabe », mais aussi de collecter une belle somme d’argent qu’elle reversera à sa patrie au profit de l’effort de guerre. Et le public est au rendez-vous : un public sensiblement différent de celui qui fréquente traditionnellement l’Olympia. En effet, nombreux sont les travailleurs immigrés ou étudiants venus du Maghreb ou encore les ressortissants des pays du Proche-Orient qui prennent place dans une salle comble (Nessib, 19944).

20 C’est sous forme d’écho que la douleur de l’exil, chantée par plusieurs générations d’artistes, nous revient à l’oreille, quand des artistes issus de l’immigration, à l’instar de Mouss et Hakim, avec leur album de 2007 Origines contrôlées, ou Rachid Taha, se réapproprient ce patrimoine musical pour le populariser à nouveau. Le succès de la reprise de « Ya Rayah » (« Celui qui s’en va ») par Rachid Taha en 1997, complainte sur l’exilé du chanteur Dahmane El Harrachi, tisse un fil générationnel entre les artistes de la chanson immigrée. Toutefois, ce lien ne s’établit pas toujours sans heurts, comme en témoigne l’exemple de Carte de séjour, ancien groupe de Rachid Taha et première formation estampillée « Arab rock » en France. L’article de Philippe Hanus met en évidence comment ce groupe perturbe momentanément le champ des représentations sociales communes, en insufflant une nouvelle forme de rage à la musique arabe et en redonnant sa charge subversive à « Douce France » de Trenet. Carte de séjour dérange, autant du côté de la communauté maghrébine traditionaliste que des réactionnaires français, mais c’est justement cette opposition qui permet à la musique du groupe de constituer un véritable « cri du Beur » (Yahi, 2007). Cet acte politique musicalisé se retrouve également dans la carrière du groupe Zebda, dont Armelle Gaulier tente, dans ce numéro, de retracer l’histoire, à travers l’exploitation du fonds d’archive de l’association Vitécri. On perçoit dans cette histoire comment le groupe, postérieur à Carte de Séjour, s’est émancipé des « années beur », pour entamer, notamment à travers son activité associative, une profonde réflexion sur la citoyenneté et le refus de l’assignation identitaire, réflexion qui irriguera les productions artistiques du groupe.

21 Pour conclure, il nous faut reconnaître la nécessaire étroitesse du champ musical abordé dans ce numéro, malgré l’extrême diversité des productions artistiques françaises qui sont le fruit de flux migratoires et/ou postcoloniaux. On pense notamment à la concentration d’artistes d’Afrique subsaharienne à Paris entre les années 1950 et 1980, par exemple les Zaïrois du groupe Les Bantous de la capitale, légendes de la rumba afro-cubaine et de la soukouss (une danse empruntant à la rumba et aux rythmes zaïrois), mais aussi les sociétés Sonafric et African qui offrent plusieurs milliers de références dans les fonds de la BNF.

22 Grâce à ce dossier, nous espérons avoir entamé un chantier de recherche qui permettra de mieux distinguer les processus d’appropriation des cultures immigrées à l’œuvre dans la société française, suscitant une ouverture plus grande de l’histoire culturelle à ces questions, ainsi qu’un dialogue plus fertile avec l’étude des musiques populaires.

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NOTES

1. La Belge Annie Cordy (née en 1928), le Franco-Italien Serge Reggiani (1922-2004) ou le Belgo- Italien Frédéric François (né en 1950), l’Israélien Mike Brandt (de son vrai nom Moshé Brandt né dans un camp de réfugiés en 1947 d’une mère rescapée d’Auschwitz, à Famagouste [Chypre] et mort en 1975), l’Italo-Grec d’Égypte naturalisé français Georges Moustaki (1934-2013) et le Français d’Égypte Claude François (1939-1978), le Franco-Algérien Mouloudji (1922-1994), l’Allemand d’origine russe Ivan Rebroff (1930-2008), le Franco-Américain (1938-1980), les Grecs Nana Mouskouri (née en 1934) ou Demis Roussos (1946-2015), l’Anglaise Pétula Clark (née en 1932), le Néerlandais Dave (né en 1934 de son vrai nom Wouter Otto Levenbach), la Belgo- Portugaise Lio (née en 1962), les Juifs Pieds-noirs Enrico Macias (né Gaston Ghenassia en 1938 à Constantine) et Patrick Bruel (né Patrick Benguigui en 1959), ou le Franco-Camerounais Yannick Noah (né en 1960). 2. Voir Gervereau et al. 1998, Ory 2013 et, plus largement, l’exposition permanente du Musée de l’immigration au Palais de la Porte dorée à Paris, ouvert depuis 2007 et qui met en scène des chanteurs « qui ont fait la France ». 3. Ce séisme se produit le 7 décembre 1988 à Spitak provoquant la mort d’environ 30 000 personnes, plus de 15 000 blessés et 50 0000 sans-abri. 4. Voir Oum Kalsoum à l’Olympia, 16/01/1967, Archives INA url : http://www.ina.fr/video/ CAF97508995/oum-kalsoum-a-l-olympia-video.html.

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INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 1900-1999 Keywords : identity (individual / collective), migration / diaspora / exile, citizenship / national identity, integration / assimilation, stereotypes / stigma Mots-clés : stéréotypes / stigmates, migration / diaspora / exil, intégration / assimilation, citoyenneté / identité nationale, identité individuelle / collective Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson

AUTEURS

YVAN GASTAUT

Yvan GASTAUT est historien, maître de conférences à l’université de Nice Sophia Antipolis, chercheur à l'Unité de recherche Migrations et société (URMIS), spécialiste de l'histoire de l'immigration et de l’histoire du sport. Il a codirigé le catalogue Générations, un siècle d'histoire culturelle des Maghrébins en France (Gallimard, 2009), et publié Le métissage par le foot (Autrement, 2008) et L’immigration et l’Opinion en France sous la Ve République (Le Seuil, 2000), et dirige le projet ANR « Écrans et Inégalités (ECRIN) », Les « Arabes » dans les médias français de 1926 à nos jours (2012-2015).

MICHAEL SPANU

Michael SPANU est doctorant en sociologie au 2L2S (Universite ́ de Lorraine). Ses travaux portent sur les usages des différentes langues chantées dans les musiques populaires en France. Il a travaillé sur une partie de la scène indie parisienne, sur la scène occitane, ainsi que sur le metal français. Il fait éga- lement partie du comité de rédaction de Volume !

NAÏMA YAHI

Naïma YAHI est historienne, chercheure associée à l’URMIS (UMR Migrations et société) et membre de l’ANR Ecrin au sein de l’université de Nice Sophia Antipolis. Spécialiste de l’histoire culturelle des Maghrébins en France, elle est directrice de l’association Pangée Network. Auteure de spectacles et de documentaires, elle est la co-auteure de la comédie musicale Barbès Café et du film documentaire Les Marcheurs, chronique des années beurs (2013). Elle a également été la commissaire de l’exposition Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France (CNHI, 2009) et a coordonné chez EMI Music, la compilation Hna Lghorba, Maîtres de la chanson maghrébine de l’exil 1930-1970 (2008). En 2013, elle a co-dirigé l’ouvrage La France Arabo-orientale aux éditions La Découverte.

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Dossier

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Yves Montand, Serge Reggiani, c’est nous… les Italiens ? Yves Montand, Serge Reggiani, here come… the Italians?

Stéphane Mourlane

1 YVES MONTAND ET SERGE REGGIANI sont deux artistes d'une même génération, nés en Italie et venus en France à l’âge de l’enfance avec leurs parents dans les années 1920. Ils participent d'un vaste mouvement migratoire transalpin engagé à la fin du XIXe siècle qui entre, au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans une deuxième phase de croissance importante. Entre 1921 et 1931, la population italienne se multiplie quasiment par deux, passant de 420 000 à 808 000 personnes (Milza, 1995 : 75). Au-delà de leur appartenance à la plus importante communauté étrangère dans l’Hexagone jusqu'au recensement de 1968, les deux hommes ont en commun d'être des artistes complets, à la fois chanteurs et comédiens, et engagés. Ils se connaissent, s’apprécient grâce à l’entremise de Simone Signoret, l’amie indéfectible de l’un, la compagne de l’autre. Ils se retrouvent fréquemment dans le Sud de la France, à Saint-Paul-de-Vence. S’ils n’ont jamais mêlé leurs voix dans un duo, leur carrière artistique se croise en revanche au cinéma dans le film de Claude Sautet, Vincent, François, Paul… et les autres, tourné en 1974.

2 Yves Montand et Serge Reggiani figurent au rang des « monstres sacrés » selon une formule prisée par les médias. S’il n’y a pas lieu de retracer par le menu leurs carrières respectives, celles-ci peuvent être relues à l’aune de leurs origines italiennes dont l’empreinte ne s’efface jamais vraiment. L’évocation de leur parcours migratoire permet en outre un changement d’échelle dans l’analyse de l’immigration italienne,

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pour se situer au niveau des parcours individuels et familiaux, suivant ainsi une orientation historiographique parmi les plus récentes et les plus stimulantes (Tibarassi, 2005). Leur parcours met également en jeu la question de la mémoire de la migration, dont les historiens (Teulières, 2003) et plus largement les sciences sociales (Hajjat, 2005 ; Ribert, 2011) se sont saisies dans le prolongement des réflexions d’Abdelmalek Sayad (1999). Montand et Reggiani donnent à voir une identité culturelle complexe, à la fois vécue et perçue, marquée par l’expérience migratoire. Il s’agit d’une part de considérer que, dans leur singularité, les itinéraires personnels et artistiques d’Yves Montand et de Serge Reggiani témoignent d’un processus d’intégration qui, bien que réussi, ne rompt pas pour autant le lien avec le pays d’origine. Leur notoriété et les succès obtenus rejaillissent d’autre part sur l’ensemble des immigrés transalpins non seulement comme des modèles d’intégration, mais aussi comme des marqueurs d’italianité lorsque leur travail fait référence, sous diverses formes, à l’Italie.

Le temps de la migration

3 L’expérience migratoire d’Yves Montand et de Serge Reggiani présente des analogies et des caractéristiques qui font écho aux parcours de très nombreux compatriotes. Yves Montand naît sous le nom d’Ivo Livi le 13 octobre 1921 à Monsummano Terme en Toscane. Il ne passe toutefois que les trois premières années de sa vie dans cette petite cité de la province de Pistoia, réputée pour ses grottes thermales et célèbre pour avoir vu naître en 1809 l’écrivain et poète Giuseppe Giusti. Son père entraîne sa famille, dont Ivo est le troisième et dernier enfant, sur les voies de l’émigration comme tant d’autres habitants de la région au début des années vingt. L’artiste racontera plus tard les conditions de cette émigration liée aux persécutions fascistes : « mon père a tout encaissé, les sévices, les bastonnades, jusqu’à l’huile de ricin qu’on lui faisait avaler de force » (Montand, 2001 : 21). Fervent pacifiste depuis ses années passées sous l’uniforme au cours de la guerre de Libye puis de la Grande Guerre, Giovanni Livi, militant local de la première heure du Parti communiste italien qui vient de se former, est une cible désignée des fascistes dirigés à Monsummano par son beau-frère. L’incendie de son atelier de fabrication de balais signé d’une inscription « À mort les communistes ! » achève non seulement de le convaincre, après plusieurs agressions, de la menace fasciste, mais le conduit aussi à la ruine (Hamon, Rotman, 1990 : 20). L’émigration est donc déterminée à la fois par des motifs politiques et économiques. À Reggio d’Émilie, où naît Serge Reggiani, le 2 mai 1922, d’un père coiffeur, la violence fasciste est autant plus âpre que la région, l’Emilie Romagne, est une terre rouge où le parti socialiste obtient 66 % des suffrages aux élections de 1919 (Lazar, 1992 : 216). La famille Reggiani, dont le patronyme traduit un enracinement ancien à Reggio d’Émilie, se divise et se déchire : l’oncle maternel soutien ainsi le régime mussolinien qui se met en place à partir d’octobre 1922, tandis que le Ferruccio refuse de voir son fils Sergio porté l’uniforme balilla, l’organisation de jeunesse fasciste (Reggiani, Brierre, 2005 : 11). Autant que la tension politique, un désaccord familial sur la propriété du salon de coiffure contraint Ferruccio Reggiani à émigrer avec femme et enfants : son fils Sergio a alors 8 ans. En cette année 1930, ce sont près de 15 5000 Émiliens et Romagnols qui prennent le chemin de l’exil ; ils n’ont jamais été aussi nombreux depuis la fin de la guerre (Nicosia, Principe, 2009 : 320).

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Leurs pères, Giovanni Livi et Ferruccio Reggiani, comme nombre de leurs compatriotes, quittent l’Italie d’abord seuls avant d’être rejoints par leur famille.

4 Giovanni Livi traverse clandestinement la frontière franco-italienne en recourant à l’un de ces passeurs qui monnayent chèrement leur service pour échapper à la surveillance policière. Il se rend à non pas pour s’y installer, mais, comme de nombreux Italiens, dans le but d’y embarquer pour les Amériques (Mourlane, Regnard, 2013 : 34-35). Arrivé à Marseille, il se présente au consulat américain où sa déception est grande puisque, depuis 24 heures seulement, les visas ne sont plus accordés en raison de la politique des quotas adoptée à Washington en matière d’immigration. À Marseille, il n’est cependant pas isolé. Parmi l’importante communauté toscane de la ville, qui représente 18,5 % des immigrés italiens en 1901 (Dottori, 2010 : 16) se trouve une tante qui l’accueille. Son mari, contremaître dans une huilerie, lui trouve un emploi au sein de l’établissement Darrier de Rouffo, boulevard Oddo. Trois mois seulement après son arrivée, Giovanni Livi peut ainsi être rejoint par sa famille, qui s’installe à proximité de son lieu de travail, tout d’abord du côté du Verduron haut (Montand, 2006 : 10), puis dans un appartement du quartier des Crottes, rue Edgard Quinet. La famille Livi y réside en 1927 lorsqu’elle entame des démarches en vue d’obtenir une naturalisation (Mourlane, 2014). Comme le signale l’administration, Giovanni Livi, exerçant la profession de « journalier », « compte ne plus quitter la France ».

5 La famille Livi fournit un exemple de ces réseaux villageois et familiaux qui structurent les courants migratoires, et pas seulement entre l’Italie et la France. C’est sur les conseils d’un ami que Ferruccio Reggiani fait le choix de se rendre à Yvetot en Normandie, précisément à mi-distance du Havre et de Rouen. La concentration d’Italiens y est bien moindre que dans le Midi ou dans d’autres régions françaises. On les situe plutôt en Basse-Normandie où ils travaillent pour la plupart dans le bâtiment (Colin, 2001). Ferruccio Reggiani, après avoir été brièvement livreur de lait, retrouve pour sa part son métier de coiffeur. Rejoint par sa famille, il quitte la Normandie pour la région parisienne où les Italiens sont nettement plus en nombre, près de 150 000 en 1931, dont 50 000 dans la capitale (Couder, 1986 : 503). La famille Reggiani vit un temps dans des logements de passage à Aulnay-sous-Bois et dans différents quartiers de Paris avant de se fixer Rue du Faubourg-Saint-Denis dans le 10e arrondissement. Dans le quartier comme dans le reste de la capitale, à l’exception des quartiers est (Blanc- Chaléard, 2000), les Italiens sont proportionnellement peu nombreux (1,5 à 2 % de la population totale). Dans la capitale, nombreux sont les Italiens artisans et commerçants (Rainhorn, Zalc, 2000), catégories à laquelle appartiennent les époux Reggiani qui y ouvrent un salon de coiffure.

Jeunesses italo-françaises

6 Les jeunes Livi et Reggiani ne grandissent donc pas exactement dans le même environnement. Yves Montand évoque dans ses souvenirs ses jeunes années passées à la Cabucelle, dans une maison avec jardin, dans un environnement industriel entre raffineries de sucre, usines chimiques et de retraitement des déchets qui dégagent une odeur pestilentielle et déversent une eau polluée dans l’impasse des Mûriers où ils jouent avec les autres enfants du quartier (Montand, 2001 : 15). Cette différence traduit la variété des contextes sociaux, économiques et culturels qu’imprime l’ancrage territorial au sein de l’immigration italienne.

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7 Des traits communs se relèvent toutefois dans le souvenir de la stigmatisation de leur origine, même si celle-ci se module là aussi en fonction du contexte. Depuis la fin du XIXe siècle, les Italiens sont l’objet de stéréotypes et préjugés, socles d’une xénophobie qui s’exprime parfois violemment (Dornel, 2004). Au cours de l’entre-deux-guerres, l’hostilité ne faiblit pas et se renforce même avec la crise économique des années 1930 qui favorise des formes de rejet sur le thème de la concurrence au travail (Schor, 1985). Montand fait l’expérience de cette Marseille cosmopolite de l’entre-deux-guerres où la part des Italiens, toujours majoritaire, se réduit en raison de l’afflux de nouveaux courants migratoires (Attard-Maraninchi, Temime, 1990 : 25-29). Dans ce contexte, il se souvient ne pas s’être senti « immigré ou exilé » bien que traité en certaines occasions de « sales babis » (Montand, 2001 : 35), une injure fréquente à Marseille pour désigner les Italiens et dont l’étymologie occitane fait référence au crapaud. Reggiani est, dans la cour de l’école, un « maccaroni » selon une appellation très usitée et qui fait porter le stigmate sur les pratiques gastronomiques et plus largement culturelles des immigrés italiens. Dans ces conditions, il met un point d’honneur à apprendre rapidement la langue française (Reggiani, Brierre, 2005 : 15).

8 L’engagement politique antifasciste des familles est une autre similarité dans les parcours de Montand et Reggiani. Il faut sans doute y voir un cadre matriciel à leur propre engagement en tant qu’artiste par la suite. Si les Italiens font partie des étrangers les plus politisés en France, il faut pourtant rappeler que ceux qui choisissent la voie de l’engagement restent minoritaires. Au cours de l’entre-deux-guerres, le rapport au régime fasciste dans le pays d’origine constitue un cadre social structurant entre, d’une part, l’extension au sein des communautés italiennes à l’étranger des principes totalitaires fascistes par le biais des réseaux consulaires (Bertonha, 2002 : 527-534) et, d’autre part, le militantisme antifasciste animé par les fuorisciti, dirigeants politiques de gauche exilés (Tombaccini, 1988 ; Vial, 2007 : 22-25). Yves Montand décrit même son père comme « un responsable des antifascistes italiens » abritant des « camarades de passage », tirant des tracts et tenant des réunions dans un bar dans le quartier de la Cabucelle où la famille s’est installée (Montand, 2001 : 35). Les parents Reggiani adhèrent à la Fratellanza Reggiania de Paris, une association formée sur une base régionale, à caractère mutualiste, sur fond de militantisme antifasciste et plus particulièrement communiste (Barazzoni, 1984). Dans sa jeunesse, Ivo Livi ne suit pas, contrairement à son frère qui adhère aux Jeunesses communistes, le modèle paternel, admettant avoir participé seulement une fois à un défilé organisé par Rouge-Midi, le journal communiste local. Quant à Reggiani, on raconte qu’à l'occasion, il fait le coup de poing contre les fascistes. Le contexte parisien s’y prête peut-être mieux qu’à Marseille ; l’effervescence politique y est plus forte en raison notamment de la présence des leaders de l’antifascisme et d’une propagande fasciste qui s’appuie sur les services de l’ambassade. La participation éventuelle à des rixes peut aussi s’expliquer par le goût de Serge Reggiani pour la boxe ; son père organise des combats Il place même un temps dans ce sport l’espoir d’une meilleure condition (Reggiani, 1990 : 187 ; Reggiani, Brierre, 2005 : 16-17).

9 C’est toutefois vers le théâtre qu’il se tourne en entrant au conservatoire. La chanson ne vient que bien plus tard, à l’âge de 45 ans, lorsque Jacques Canetti, découvreur de Jacques Brel et de Georges Brassens, patron du cabaret Les Trois baudets, lui propose d'enregistrer Boris Vian en 1964, un projet refusé d’ailleurs par Yves Montand. La carrière de ce dernier s’inscrit dans une autre tradition, celle music-hall. Il fait ses

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débuts à Marseille au théâtre de l’Odéon, puis à l’Alcazar. C’est à ce moment qu’il adopte le nom d’Yves Montand dont on dit qu’il est une référence à sa mère qui, dans un mélange d’italien et de français, l’appelait pour qu’il monte à leur appartement : « Ivo, monta ». Il avoue cependant plus tard qu’il s’agit là peut-être d’une reconstruction et qu’il a perdu le souvenir de l’origine de ce nom de scène (Montand, 2001 : 48). Quoi qu’il en soit, c’est sous ce nom qu’il remporte la finale du concours organisé par la revue Artistica, une sorte de guide du spectacle du midi de la France. Sa carrière est ainsi lancée et se poursuit sur la scène du théâtre de l’Odéon, une salle de 1500 places construite à la fin des années 1920 à l’emplacement des écuries des chevaux qui assurent les transports en commun de Marseille. Une première consécration survient en 1939 lorsqu’il est invité en « vedette anglaise », au troisième rang sur l’affiche, à participer à un spectacle donné à l’Alcazar, le plus haut lieu du music-hall de la région : tous les grands artistes de l’époque (Charles Trenet, Maurice Chevalier, Tino Rossi, Fernandel) viennent s’y produire et l’on y joue les opérettes de Vincent Scotto, un autre Marseillais d’origine italienne (Barsotti, 1984). Face à un public exigeant, qui n’hésite pas à manifester bruyamment son mécontentement, Yves Montand connaît le succès grâce à ses imitations, mais aussi à une chanson originale : Dans les plaines du Far- West. Ce début de carrière prometteur connaît un développement en pointillé en raison de la guerre (Mourlane, 2014). C’est en 1943 que sa carrière prend véritablement son élan à Paris.

Mémoires d’Italie

10 Lorsque Montand et Reggiani sont en haut de l’affiche, ils sont devenus français. La famille Livi entame des démarches en vue d’obtenir une naturalisation en 1927 tandis que Reggiani obtient la nationalité française en 1948. Pour autant, leurs liens avec l’Italie ne se rompent pas, même s’ils ne s’ancrent que peu dans leurs régions d’origine. À la mort de Montand, le correspondant du journal Le Monde en Italie note, le 12 novembre 1991 : « Cette “italianité” pourtant, le chanteur semblait l'avoir assez mal vécue », et la presse rappelle à loisir que, durant toute sa vie, il ignora superbement son village natal, Monsummamo, dans la province de Pistoia, en Toscane. À plusieurs reprises, les différents maires du village tentèrent de lui conférer au moins la « citoyenneté d'honneur » : Montand ignora les démarches. Il vint un jour, cependant, en 1953, alors qu'il tournait à Florence un épisode de Tempi nostri, de Blasetti. Reggio d’Emilie n’a reçu que peu de visites de Reggiani : une en 1960 puis une autre en 1997 à l’occasion d’un concert donné dans le cadre de la fête de l’Unità, le grand journal communiste italien.

11 En revanche leur carrière artistique les conduit à renouer plus souvent avec leur pays d’origine. Au cinéma tout d’abord et surtout pour Reggiani. En effet, au cours de sa carrière de comédien, Montand ne manifeste pas d’intérêt particulier pour le cinéma italien à un moment où celui-ci, apprécié internationalement, notamment en France (Milza, Le Fur, 1986), attire de nombreux comédiens français dans le cadre de coproductions franco-italiennes (Gili, Tassone, 1995). Au-delà du film de Blasetti, Montand ne tourne que deux autres films avec des cinéastes italiens : Uomi e Lupi de Giuseppe de Santis en 1957 et La Lunga strada azzurra de Gilles Pontecorvo en 1958. Reggiani tourne plus souvent devant la caméra de réalisateurs italiens, pour le cinéma et la télévision. Certains de ces films sont alimentaires, reconnaît-il plus tard dans les

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colonnes du journal Le Monde, le 28 septembre 1972, tournés alors que le cinéma français le sollicite moins après l’immense succès de Casque d’Or au côté de Simone Signoret en 1952, sous la direction de Jacques Becker. Certaines œuvres sont néanmoins marquantes : La Grande Pagaille (Tutti a casa) de Luigi Comencini, en 1961, Le Guépard (Il gattopardo) de Luchino Visconti bien sûr et plus tard, en 1979, La Terrasse (La terrazza) d’Ettore Scola.

12 L’hommage à l’Italie se fait par ailleurs en chanson. Montand interprète en 1962 plusieurs titres tirés du répertoire populaire : Amore dammi quel fazzolettino, Un bicchiere di Dalmato ainsi que le chant des partisans Bella Ciao, à la fois en souvenir à l’engagement politique de son père et en écho à ses propres prises de position. Reggiani chante plus encore son italianité en enregistrant chez Polydor en 1972 un album En italien adaptation de ses plus grands succès. Mais surtout, l’année précédente, en 1971, toujours chez Polydor, son éditeur depuis 1968, figure sur l’album Rupture une chanson appelée à devenir emblématique : L’Italien. Ce titre est une commande passée par le chanteur à Jean-Loup Dabadie : « Il faut que tu m’écrives une chanson sur l’Italie, sur mes origines, sans que j’aie l’air de le faire. » (Reggiani, Brierre, 2005 : 88) Cette chanson au ton très grave donne à entendre, à la fois en français et en italien, toute la difficulté de la migration et l’attachement du migrant à son pays d’origine : « C’est moi, c’est l’Italien/ Je reviens de si loin/ La route était mauvaise/ Et tant d’années après/ Tant de chagrins après/ Je rêve d’une chaise. » Titre phare d’un album vendu à plus de 2,3 millions d’exemplaires, L’Italien est ensuite très souvent repris dans les tours de chant de Reggiani jusque dans les années 1990. Cette chanson participe d’un retour de mémoire d’une l’immigration italienne devenue invisible dans l’espace public au cours de la décennie précédente, marquée sur le plan migratoire par l’arrivée massive de population en provenance du Maghreb (Mourlane, Regnard, 2014). Elle confère en outre à Reggiani une double identité, française et italienne, qui ne le quitte ensuite jamais.

13 Montand est plus assimilé, dans l’opinion, à ses origines marseillaises. Sans jamais renier ses racines italiennes, il admet cependant qu’il s’est toujours « senti français » (Montand, 2001 : 21). Lorsqu’à l’occasion de l’émission de Jacques Chancel, Le Grand échiquier, diffusée le 24 janvier 1980, l’écrivain et dessinateur humoristique François Cavanna, qui deux ans plus tôt a publié Les Ritals, lui fait remarquer qu’il est « un vrai Rital » car né en Italie, Montand n’acquiesce que modérément. Son regard sur l’Italie et les Italiens ne diffère d’ailleurs guère de celui, fortement stéréotypé, que portent les Français à l’époque contemporaine (Milza, 1994) : « j’aime la courtoisie, la gentillesse, mais tout le côté gesticulatoire m’ennuie » fait-il ainsi observer (Montand, 2001 : 21). La distance prise avec son pays d’origine trouve également témoignage dans une maîtrise imparfaite de la langue, comme en atteste son dernier entretien donné à la télévision italienne peu de temps avant sa mort.

14 Cet entretien est d’ailleurs le signe, comme d’autres, que l’Italie ne les a pas oublié et les considère comme des compatriotes à l’instar du discours qui a toujours accompagné, dans les milieux officiels et dans l’opinion, le départ des 27 millions d’émigrés depuis les années 1870. Cette intégration des migrants à la communauté d’origine, à l’échelle locale, régionale et nationale, structure également le processus mémoriel et de redécouverte de l’histoire de l’émigration à l’œuvre en Italie depuis les années 1990 (Colucci, Sanfilippo, 2010 : 7-11). À l’échelle locale, les deux artistes sont honorés dans leurs villes d’origine : Monsummano donne le nom d’Yves Montand à son théâtre, tandis que Serge Reggiani possède une rue à son nom dans les quartiers sud de

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Reggio d’Emilie. Dans ce contexte de résurgence mémorielle, leur disparition donne l’occasion de rendre hommage à ces Italiani all’estero. En novembre 1991, tous les journaux télévisés s’ouvrent sur la triste nouvelle de la mort de Montand tandis que les grands quotidiens en font leur une – La Repubblica titre ainsi, en français, le 10 novembre, « Adieu Montand » – et consacrent de nombreuses pages à retracer la carrière de l’artiste. Un correspondant de la télévision française à Rome relève, non sans ironie, « que l’on se plait à l’appeler par son nom d’origine comme pour s’attribuer une partie, soit-elle modeste, de sa renommée ». Le Monde souligne le 12 novembre que l’ancien président du Conseil Bettino Craxi évoque « un Italien extraordinairement français ». Le décès de Reggiani, 23 juillet 2004, suscite également beaucoup d’émotion en Italie. Le Corriere della Sera du 24 juillet titre « Adieu Serge le plus italien des Français » et considère Reggiani comme « le dernier émigrant qui a uni deux cultures ».

Conclusion

15 Yves Montand et Serge Reggiani présentent donc des similitudes dans leurs parcours migratoires qui font écho à des centaines de milliers d’autres plus anonymes venus en France entre les années 1860 et 1960. Même si leurs rapports au pays d’origine présentent des degrés divers, sans doute plus affirmés pour Reggiani et plus distants pour Montand, leur notoriété autant que leurs activités artistiques en font des vecteurs d’italianité. Certes, on pourrait objecter que dans l’opinion publique française, leur statut vient renforcer un stéréotype profondément ancré qui fait de l’Italie une « terre des arts » et des Italiens un peuple d’artistes. Il n’en reste pas moins que la célébrité et la reconnaissance obtenues valorisent l’ensemble de la communauté immigrée. Il est certes difficile de mesurer l’audience de ces deux artistes auprès des Italiens et des descendants d’Italiens, mais on peut avancer qu’ils contribuent en outre, au même titre que l’écrivain François Cavanna ou le joueur de football Michel Platini, pour ne citer que deux exemples significatifs, à redonner de la visibilité à ces Italiens immigrés dont l’intégration réussie a pour corollaire la dilution de la mémoire de leur migration dans l’espace public, mais qui pour autant conservent comme Montand et Reggiani une empreinte d’italianité. Plus largement, ces deux artistes participent d’un espace culturel transnational entre France et Italie.

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RÉSUMÉS

Les itinéraires d’Yves Montand (Ivo Livi) et de Serge Reggiani s’inscrivent dans l’important courant migratoire en provenance d’Italie vers la France au cours des années 1920. Dans leurs singularités, ils éclairent, en particulier dans leur jeunesse, certains aspects généraux de cette migration. Leur carrière artistique, qui se déploie après la Seconde Guerre mondiale, témoigne d’un lien maintenu avec le pays d’origine selon des modes différenciés. Ils peuvent néanmoins être considérés tous les deux comme des vecteurs d’italianité en France à un moment où la mémoire de la migration tend à se diluer dans l’espace public.

Yves Montand (Ivo Livi) and Serge Reggiani are immigrants. As many other Italians, they came to France in the twenties. They shared the same life conditions as other young Italians abroad. After the Second World War, their artistic careers show durable links with their parents’ homeland. Despite their differences, they are both symbols of “Italianess” at the end of the Italian migration flow in France and when migration disappeared from collective memory.

INDEX

Index géographique : France, Italie nomsmotscles Montand (Yves), Reggiani (Serge) Keywords : autobiography / biography, cinema / film industry, entertainment / show, citizenship / national identity, migration / diaspora / exile, career / profession / professionalization, identity (individual / collective) Mots-clés : autobiographie / biographie, cinéma, migration / diaspora / exil, divertissement / spectacle, citoyenneté / identité nationale, carrière / profession / professionnalisation, identité individuelle / collective Index chronologique : 1940-1949, 1950-1959, 1960-1969, 1970-1979 Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson

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AUTEUR

STÉPHANE MOURLANE

Stéphane MOURLANE, agrégé et docteur en histoire, ancien membre de l’École française de Rome, est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille et chercheur au sein de l’UMR 7303 TELEMMe à la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en- Provence. Il y coordonne avec Virginie Baby-Collin l’équipe de recherche « Migrations, circulations et territoires en Méditerranée XIXe-XXIe siècle ». Il a publié récemment Nice cosmopolite, 1860-1960 (Autrement, 2010 en collaboration avec Ralph Schor et Yvan Gastaut), Atlas de l'Italie contemporaine (Autrement, 2011 en collaboration avec Aurélien Delpirou), Empreintes italiennes. Marseille et sa région (Lieux-dits, 2013 en collaboration avec Céline Regnard). Il a dirigé récemment le dossier « Les Italiens dans le Sud-Est de la France : nouvelles perspectives » paru dans la revue Archivio Storico dell’Emigrazione Italiana (11, 2015). Liste complète des travaux : http://telemme.mmsh.univ-aix.fr/membres/Stéphane_Mourlane.

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« Je suis rital et je le reste… » “Je suis rital et je le reste…” Expertise de l’inclusion italienne (en)chantée ou la transformation spectaculaire d’un monstre “I'm a Wop and I'll Stay that Way…” Italian Inclusion Through Singing or the Spectacular Transformation of a Monster

Piero-D. Galloro

1 LES STÉRÉOTYPES SUR LES ITALIENS et les représentations qui les ont affectés ont évolué dans le temps et suivant les espaces de production. Le matériau d’analyse principalement utilisé par la recherche s’appuie le plus souvent sur la littérature1, le théâtre (Dubost, 1999) et le cinéma (Bertin-Maghit, 1991), riches en images construites sur les Transalpins. Il existe un support encore peu exploité par la recherche comme les chansons. Dans celles-ci, les figures de la narration appartiennent à l’œuvre littéraire (Lintvelt, 1989) en lien avec les narrateurs et les « êtres de papier » (Barthes, 1966 : 13) qui participent à l’élaboration de discours contextualisables, reflets des regards portés sur les migrations. Il convient de ne pas se laisser abuser par la trompeuse légèreté (Borowice, 2005) du répertoire de la variété qui constitue à sa manière un moyen de communication et d’engagement à part entière.

2 De ce point de vue, le succès de chansons portées par des chanteurs d’origine italienne comme Frédéric François ou Claude Barzotti à la fin du XXe siècle ne peut s’apprécier

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pleinement s’il n’est replacé dans un processus de légitimation des Italiens qui rend compte de la métamorphose du regard social sur les Italiens. Celui-ci passe d’une italophobie vivace à la fin des années 1880 à travers la construction sociale d’images à une forme d’italomania un siècle plus tard à partir de l’usage inversé de ces mêmes éléments. À partir de l’observation de l’aire transfrontalière francophone de la Grande Région2, nous chercherons à montrer les mécanismes qui ont favorisé ces transformations.

La stéréotypisation sur les Italiens comme monstration excluante

3 Dès l’Époque moderne, l’image négative de l’Italien en France était véhiculée dans les chansons populaires notamment dans les mazarinades qui ridiculisaient les origines transalpines du successeur de Richelieu en réaction politique contre son autorité (Jouhaud, 2009). Au XIXe siècle, ce n’est plus l’élite politique qui est brocardée par les pamphlétaires et les chansonniers. La xénophobie, cette peur de l’étranger venu d’au- delà des Alpes de manière massive pour soutenir les envolées économiques, servira de moteur à une mise à l’Index3 des populations latines. De ce point de vue, le rejet des Italiens nous donne des indications sur les craintes face à ces nouveaux venus dans les pays industrialisés du nord de l’Europe. Elles sont perceptibles à trois niveaux : les configurations internationales sur une base nationaliste, les relations intergroupes et les relations interculturelles. Dans les trois cas, il existe une même mécanique de désignation de l’Autre italien comme pour mieux s’en séparer en brouillant sa réalité. Cette perturbation revient à produire des formes vides comme autant de réceptacles pouvant accueillir des signifiés divers et successifs (Legros et al., 2006) tel un support de projection de l’imaginaire collectif (Dadoun, 1972 : 118). Cette surface d’inscription servirait à signaler, à montrer (du latin mostrare) ce qui n’est pas Nous, le Non-Nous, réduisant l’Autre à un objet de monstration. Celle-ci s’appuie sur divers procédés, sur des marqueurs que Goffman appelle des stigmates. Cette opération de création du monstre consiste, comme le rappelle Deleuze, à appliquer « une pauvre recette d’entasser des déterminations hétéroclites ou de surdéterminer l’animal. Il vaut mieux faire monter le fond et dissoudre la forme » (Deleuze, 1968 : 44). Les images créées sur les Italiens avant 1945 sont autant d’éléments d’une monstration, car, là où il est question d’image, il est question de montrer avec l’institution de ce qui semble être (Legendre, 1994 : 26). Ainsi, dans les chansons et textes littéraires qui pointent les Italiens dès la Renaissance, on peut noter plusieurs thématiques récurrentes qui s’organisent sur les trois niveaux.

4 D’abord, le XIXe siècle reste la période au cours de laquelle la chanson populaire catalyse les ressentis contre les Italiens sur fond de tensions internationales entre la France et l’Italie. Elle affiche les Italiens d’abord sous les traits de Crispi, accusé d’avoir signé l’alliance de la Triplice, qui allie l’Italie avec l’Allemagne et les Autrichiens contre la France. Avant 1914, ce ministre sera l’un des symboles des Italiens qui, eux, seront qualifiés d’Italboches4 pour mieux souligner leur couardise et pour avoir trahi la France, cette sœur latine, en s’alliant avec des Germains. Cette image de veulerie rejaillit sur les individus ressortissants de la Péninsule qui, dans les chansons caricaturales apparaissent comme des ruffians surineurs. Ainsi dans le texte d’Aristide Bruant :

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Écoutez que je vous narre, En une horrible chanson […]. Il advint qu’un Italboche qui vivait dans ce quartier, Dit un jour à sa moitié : Faut lui prendre sa sacoche, Et Madame Carrara répondit : « On le tuera ». (Bruant, 1898)

5 Avant 1914, Jules Jouy chantait – sur l’air du Bataillon de la Moselle de Darcier – le titre Comme les Anciens contre les « Alboch’s, Italiens, Autrichiens » et avait également composé une autre chanson contre le Ministre Crispi : « Monsieur Crispi, Roquet de la niche allemande, Le petit Crispino Crispi, Sans crainte de la réprimande Nous asperge de son pipi […] Moucheron sournois et fugace Au petit dard toujours dispo Il nous énerve, nous agace […] Sur notre face il se démène Pique sa flèche ou la suspend Monsieur Crispi devient crispant » (Jules Jouy, Monsieur Crispi, 1888)

6 Plus tard, la vanité et les fanfaronnades des Italiens seront symbolisées par le portrait du « père Musso » qualifié, dans les chants de la résistance, de valet fidèle d’Hitler avec des exagérations moqueuses (Rieger, 1988).

7 Ensuite, en arrière-fond de ces considérations influencées par la politique internationale se trouve l’idée que les Italiens sont impulsifs et violents. Les exemples brandis par la presse ne manquent pas : de Sante Girolamo Caserio, l’anarchiste italien qui assassinat en 1894 le président de la République française Sadi Carnot à Lyon, en passant par Sacco et Vanzetti accusés de meurtre aux États-Unis quelques décennies plus tard, l’Italien est « joueur de couteau » (Hanus, 2007 : 95). Violent en général, l’Italien le serait par honneur à travers la pratique de la vendetta : Une coutume nationale, qui n’est pas exclusivement propre, il s’en faut, à la race italienne, celle de la Vendetta, explique suffisamment la criminalité violente de cette nation (Tarde, 1886 : 158), et dans son amour du jeu qui se termine souvent mal à cause de son caractère ombrageux. Les agissements déviants, qui seront qualifiés plus tard de mafieux, sont pointés du doigt. En Lorraine, quelques mois avant la déclaration de guerre de 1914, le Commissaire Spécial s’emportait en déclarant que la population italienne était composée de « véritables bandits dangereux auxquels il faut attribuer la majeure partie des nombreux crimes de l’arrondissement5 […] ». Leur manière de s’habiller (les costumes rayés « maquereau »), leur gestuelle (gesticulante), leur accent sont autant de marques qui les désignent comme étant différents, de même que les objets familiers qu’ils portent sur eux tel le couteau qui achèvent de donner d’eux une image violente. Hélas ces princes ont le couteau facile. Il ne fait pas bon sortir après le dîner dans les rues sombres des villages. On joue, à la nuit tombante du stylet comme on joue à la manille ou au piquet6 (Pawlowski, 1909).

8 De plus, dans les relations intergroupes, la peur des Italiens s’explique également parce qu’ils sont suspectés de venir voler le travail des Français (Barnaba, 1993) et sont utilisés par le patronat pour briser les grèves (Milza, 1986). Dans le sud de la Meurthe- et-Moselle et dans les Vosges (Grosjean, 2000), les entrepreneurs de travaux publics et de terrassement qui employaient des Italiens sur leurs chantiers, pressés par leurs employés français, furent obligés de limiter l’utilisation de cette main-d’œuvre jusqu’à

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la Grande Guerre. Dans le Lunévillois et autour de Toul, partout où les ouvriers italiens se présentaient il fallut solliciter la protection de l’autorité au moyen de la troupe7. À la fin du mois de juillet 1907, une rixe entre ouvriers italiens et français tourna à l’affrontement général et provoqua un attroupement de plusieurs centaines de personnes qui se dirigèrent « surexcités [plusieurs soldats avaient dégainés] devant les baraquements des ouvriers italiens en criant “À bas les Italiens”, “Il faut les exterminer tous !”8 ».

9 Enfin, sur le plan interculturel, dans une France qui a lutté pour séparer l’Église et l’État, les Italiens sont accusés d’être favorisés auprès des notables pour leur côté calotin : « […] il n’est pas extraordinaire qu’au moment des renvois et des chômages, la consonance italienne fasse des faveurs9 […]. » C’est avec mépris qu’ils sont affublés du dénominatif Christos à cause des croix qu’ils portent sur eux. Sont également pointés les goûts culinaires des Italiens ainsi que leur nourriture comme à travers une chanson du XVIIIe siècle, Quando si pianta la bella polenta, qui retrace le parcours d’un grain de maïs (que seuls les estomacs rustiques des Transalpins seraient capables de digérer) jusqu’à sa fin scatologique (Hermann, 2005). [Les Valaisans] […] voient avec dédain ces Piémontais, vêtus de hardes poussiéreuses, ne manger que de la polenta. Pour les aubergistes indigènes ce sont des « Couatches » – tel est le sobriquet des Italiens (Jezierski, 1901 : 4).

10 Après les céréales, ce sont les pâtes, qui réduisent les Italiens à des « bouffeurs de macaronis10 » et qui serviront de quolibet (Enriquez, 1905), voire « d’insulte la plus grave que l’on puisse jeter à un Italien11 » en référence à ce plat économique qui sert de révélateur au déclassement social de ceux qui le consomment (Canette, 2010). Une autre vue des Italiens, celle de leur confusion immodérée entre la mamma et la Madone, fait les choux gras des écrivains et des chansonniers : […] l’image de la Madone et de l’Enfant domine tout, l’homme se voit tout le temps comme un enfant assis dans le giron d’une mère vierge […]. Si un Italien se blessait, ou si subitement il lui arrivait malheur, son cri était tout de suite : O mamma mia ! o mamma mia ! (Lawrence, 1932 : 160) et De Musset de rajouter : […] les Italiens pourraient bien s’amouracher de Vénus et la confondre avec la Madone, pour laquelle ils ont un culte incomparablement plus tendre et plus passionné que pour son divin fils, parce qu’elle est femme et belle (De Musset, 1856 : 176). Ce lien avec la Sainte Vierge sera même repris par Charles Aznavour en 1963 dans le texte de La Mamma écrit avec Robert Gall : « Elle va mourir la Mamma, Sainte Marie pleine de grâce12. »

11 L’ensemble de ces éléments participe à la construction d’une connotation des Italiens et d’une certaine italianité. Dans la Rhétorique de l’image, Barthes précise la notion de connotation. Pour lui, l’« italianité », peut être définie non pas comme l’essence de l’Italie ou de la civilisation italienne, mais comme l’ensemble des représentations associées à ces notions. La connotation d’italianité est alors portée par la gestuelle (parler avec les mains), la nourriture (la polenta, les macaronis), les personnages (la mamma, Crispi, etc.). Or, comme le souligne Barthes, cette « italianité » ne peut être vue que par des nationaux (dussent-ils être d’origine italienne) empreints de stéréotypes sur les Italiens, car les Italiens, eux, ne la verraient peut-être pas comme tels.

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12 Au fil des décennies, les Italiens ont été perçus de manière de plus en plus positive sur la base des mêmes connotations. À l’échelle macroscopique, l’intervention italienne aux côtés de la France dès 1915, la participation d’Italiens aux batailles de l’Argonne avec les Français participera de manière favorable sur les représentations des Cisalpins. Dans l’entre-deux-guerres, pour le monde ouvrier français, la venue d’antifascistes italiens communistes est bien accueillie (Mourlane, 2002) tandis que les dirigeants d’entreprise de Lorraine apprécient ces Italiens fascistes disciplinés et travailleurs (Francfort, 1991). Les actes d’héroïsme dans la résistance d’Italiens dont les noms seront gravés sur les monuments aux morts des localités libérées13, les mariages mixtes et l’implantation durable dans les localités françaises sont autant d’éléments qui ont permis progressivement une acceptation puis une légitimation de la présence italienne. Enfin, de grands hommes politiques, des artistes et écrivains français d’origine italienne vont apparaître comme les vecteurs de la culture française et des valeurs universelles portées par le pays des Lumières. Ainsi, d’Émile Zola, que la droite antidreyfusarde honnissait et que le programme politique de Maurice Barrès à Nancy fustigeait comme « Vénitien déraciné » (Barrès, 1902 : 41) ou de Léon Gambetta décrit comme un métèque gênois (Vaugeois, 1908 : 114).

13 Mais jusque dans les années 1970, le grand public a vibré surtout pour Ivo Livi, Edith Giovanna Gassion, Stéphane Grappelli, Georges Brassens. Autant d’artistes qui, de la Libération aux années 1970, ont passé sous silence ou atténué leurs origines cisalpines par des noms d’emprunt francisés comme Montant ou des pseudonymes d’artistes comme Piaf. L’injonction sociale d’assimilation qui se met en place dès les années 1920 qui consiste à faire disparaître toute trace de ses origines fonctionne alors à plein. Et pour que l’absorption soit entière, pour qu’on ne puisse reprocher leur origine aux enfants des naturalisés, il ne faut pas que leur nom, plus ou moins exotique, les différencie, les harcèle parfois comme une tare originelle indélébile (Got, 1922 : 7).

14 C’est pourquoi des voix s’élèvent pour exiger le changement de noms voire la modification phonétique dans le sens d’une francisation des noms étrangers. Cette démarche devait prendre plusieurs formes. L’étranger italien qui épousait une Française adoptait le nom de sa femme ou y adjoignait le sien, leurs enfants portaient ensuite le nom de leur mère uniquement. Il pouvait également réclamer une francisation par transformation du nom d’origine : Il est évident qu’un Italien qui s’appelle Barafani peut devenir en Français Barafain ou Barafane, Pedani en Pédain, que Sonino peut se transformer en Sonnin, Morandotti ou Morandot sans aucun inconvénient. Cette modification présente l’avantage de permettre à l’intéressé de conserver son patronyme (Got, 1922 : 11).

15 Après la Libération, le sentiment reste vivace en France que les Italiens ont donné un « coup de poignard » dans le dos des Français en s’alliant aux envahisseurs allemands. Le souvenir des discours belliqueux de Mussolini a suscité dans l’Hexagone des postures de rejet des Italiens. Les décennies de mainmise du régime fasciste sur les Italiens laissent à penser que l’héritage est lourd dans les consciences et qu’il convient de se méfier d’eux (Violle, 2003), mais les nécessités de la reconstruction mettent progressivement en avant leurs qualités techniques15 et sociales en les présentant comme facilement assimilables. Un double discours s’entend alors sur les Italiens, qui les placent dans une sorte de purgatoire social dont ils ont eux-mêmes la conscience diffuse qu’ils ne peuvent s’en affranchir pleinement :

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Je me laissais pas faire, mais en ce temps-là on se permettait pas d’être trop grande gueule… on savait bien qu’on était regardés de travers. Et au moindre problème on pouvait s’attirer des misères (Mario, 84 ans, Metz).

16 Dans son répertoire, Serge Reggiani, au début des années 1970 manifeste encore cette hésitation à s’assumer comme héritier de l’immigration italienne. Il chantera L’Italien16, mais le personnage qui s’exprime dans sa chanson est encore marqué par l’errance, une forme de fatigue d’être de nulle part et qui aspire à accéder à un logis improbable. Il persiste une sorte de doute de pouvoir prétendre s’installer là, entre remord de s’être égaré loin du giron et aspiration à obtenir une place stable. Cet Italien apparaît, dans le texte, vacillant d’incertitudes quant à la posture à adopter, en ayant conscience de n’être ni attendu ni accueilli après être parti tenter sa chance ailleurs en faisant les travaux des éternels chemineaux. Cette présentation est dans la continuité de celle mise en avant par les autorités avant 1945 qui dénonçaient l’instabilité de beaucoup d’Italiens « sans point d’attache bien défini, qui sont non seulement des forains, mais des nomades ; il en est même dans le nombre qui vivent de-ci de-là au jour le jour comme des gens sans feu ni lieu » (Hottenger, 1911). Il s’agit donc d’un Italien encore empreint d’humilité, qui n’a pas eu sa chance et souhaiterait s’établir enfin, et qui quémande « ouvre-moi, ouvre-moi la porte […] aprimi la porta » voire même, à la fin du dernier refrain, gémit qu’il se contenterait qu’on lui ouvre juste « una porta ». L’usage des deux langues renforce quelque peu l’errance et renvoie à la double absence décrite par A. Sayad (Sayad, 1999). À propos de cet éternel situation d’immigré, où que l’on soit, dans le pays d’accueil comme dans celui de départ, il est intéressant de noter que quelques mois après la sortie de cette chanson en France, S. Reggiani sort, chez Polygram, un album chanté dans la langue de Dante et intitulé En Italien, avec une reprise de L’Italien dont le titre est devenu, pour les Italiens… Il Francese !

17 Cet Italien, en quelque sorte, endosserait la figure des générations d’Italiens présents dans la société française de la fin des Trente Glorieuses, dans laquelle, s’ils sont déjà mieux acceptés qu’auparavant, n’en continuent pas moins d’être vus comme des immigrati dans leurs villages d’origine et en France comme des Ritals. Ce dernier terme, encore dépréciatif au cours des années 1970, montre à quel point l’acceptation de la présence italienne dans la société française reste fragile. Il faudra une nouvelle génération d’artistes et d’écrivains pour que, à partir des années 1970 et 1980, l’image du Rital soit brandie comme un « Italian is beautiful » !

L’Italianité spectaculaire

18 Comme la monstration qui permet de signifier, de marquer pour mieux distinguer, le spectaculaire désigne étymologiquement « ce qui parle aux yeux de l’imagination » (Le Robert, 2011) ; autrement dit, ce qui s'offre aux regards est susceptible d'éveiller des réactions en établissant, par des interactions, un rapport social entre les personnes, ce rapport social étant médiatisé par des images (Debord, 1992 : 16). En reprenant le point de vue d’Agamben qui propose de voir dans le spectaculaire un dispositif toujours inscrit dans un rapport de pouvoir (Agamben, 2007), il est dès lors aisé de comprendre que, si dans les deux perspectives les regards sont sollicités, la vision de l’italien- monstre est surtout imposée de l’extérieur, tandis que l’image spectaculaire peut être prescrite à l’initiative de celui qui cherche à modifier les points de vue sur certains

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attributs en s’en appropriant la mise en scène. La Ritalité serait alors de cet ordre. Elle reste déterminée par le contexte propre aux Trente Glorieuses.

19 Dès la Libération, les besoins en main-d’œuvre des pays du nord de l’Europe en pleine reconstruction ont nécessité la mise en place d’accords avec les pays comme l’Italie. Celle-ci, qui industrialise le nord du pays, a besoin de ses ouvriers et pendant quelques années encore (jusqu’au début des années 1960), envoie surtout des Méridionaux qui viennent principalement de Sicile. En Belgique, au Luxembourg et en France dans des régions comme le Nord ou en Lorraine, des trains se croisent, transportent vers le Nord des ouvriers et vers l’Italie des tonnes d’acier et de charbon en échange (IHOES, 1998). Dans le compartiment, il y avait des types qui partaient vers la Belgique avec un contrat en poche et d’autres vers la France comme moi. Des fois on voyait des trains dans des gares où on s’arrêtait. Ils allaient dans l’autre sens. Et chaque fois qu’on voyait du charbon sur leur plateforme, il y en avait qui chantaient [Il chante sur l’air de Facetta Nera17] : « Io sono nero, io sono nero ! » […] ils disaient en rigolant : « cette tonne de charbon c’est moi et celle-là c’est toi ! » (rires) (M.P. 85 ans, ancien sidérurgiste, Thionville).

20 Au cours de ces années 1950 à 1970, les Italiens sont présents dans les luttes sociales à travers des centrales comme la CGT en France, puis l’accession de descendants de migrants italiens à la tête de municipalités communistes de Lorraine dans les années 1950 et 1960 et dans les luttes contre le démantèlement des usines au cours des années 1970 et 1980 (Noiriel, 1984). Sur le plan culturel, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les réalisations de Cinecittà, véritable Hollywood sur Tibre (Mirabella, 2004 : 11), étaient présentes dans les bassins industriels de l’Europe du Nord avec une volonté des programmateurs de salles d’adapter les spectacles au public local. Cette production italienne dès les années d’après-guerre était capable de concurrencer avec succès les productions populaires et à grand spectacle d’Outre Atlantique. Aux succès du néoréalisme succèdent les péplums, comédies de mœurs et western-spaghetti avec des stars italiennes, comme Vittorio Gassman, Sophia Loren ou Ugo Tognazzi, et des réalisateurs comme Mario Soldati ou Carmine Gallone, Don Camillo interprété par Fernandel, des œuvres de De Sica et Le Voleur de Bicyclette de Comencini comme Pain, Amour et Fantaisie avec Gina Lollobrigida et Vittorio De Sica, mais également de Fellini, et La Strada avec Anthony Quinn et Giulieta Masina, et surtout La Dolce Vita qui deviendra une expression de la langue courante pour désigner une sorte de style de vie typique faite d’hédonisme et de savoir-vivre propre à la Péninsule. À ce style s’ajoute l’image de la plastique attractive d’actrices comme Sophia Loren ou Silvana Mangano à la fois sensuelles et pulpeuses qu’apprécie le public.

21 Il n’est donc pas anodin de voir qu’à partir de 1975, Don Patillo devient l’égérie d’une marque de pâtes en parodiant le personnage de Don Camillo. À partir de 1982, la télévision luxembourgeoise inonde les écrans de la Grande Région et du Benelux avec Buona Domenica, une émission en langue italienne coproduite avec la RAI : cette émission diffuse des programmes italiens et fait entrer directement dans les foyers de ces régions des vedettes, des présentateurs ou des artistes italiens inconnus. Les espaces éloignées géographiquement entendent de manière simultanée des chanteurs qui font entendre qu’ils sont Italiano vero et qu’ils ne demandent qu’à ce qu’on les laisse chanter (Toto Cutugno, 1983). Même la publicité d’une eau minérale use de l’image italienne, en prétendant qu’en la consommant on vit « à l’italienne », voire « en Italien18 », et François Cavanna glorifie Les Ritals pour mieux rendre hommage à son

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père et à ceux de sa génération. Claude Barzotti et Frédéric François s’inscrivent dans ce mouvement qu’ils parachèvent en quelque sorte.

Claude Barzotti et la Ritalité assumée

Je me souviens parfaitement quand j’ai entendu cette chanson la première fois ! J’avais une vingtaine d’années. On était au bord de la Moselle à nous baigner avec des potes et une radio passait des tubes. On écoutait distraitement et d’un coup on entend le type qui beugle : « Je suis Rital et je le reste » ! (Rires) On était une dizaine dont certains d’origine italienne comme moi et là… là… on est restés tout figés, les sourcils en l’air, à se regarder, moitié hilares, moitié incrédules ! Après, nos potes nous ont chambrés, mais on a senti qu’il n’y avait plus la méchanceté d’avant dans leur propos… juste … je sais pas … autre chose… ! J’étais tout gêné et en même temps …oui… j’étais content ! (sourire) (Carmelo, 40 ans, Metz, 2003).

22 Dans les pays de l’Europe francophone, par sa chanson, Claude Barzotti va devenir l’un des porte-étendards d’une italianité assumée. Quand, en 1983, sort son single « Le Rital19 », il reste classé dans les hit-parades pendant plus de 26 semaines et vend plus de 1,5 millions d’exemplaires. La chanson en elle-même est un véritable story-board de cette génération d’enfants des Italiens venus après la deuxième guerre mondiale dans les territoires industriels francophones du Benelux et de France. Elle va, au même titre que les œuvres de Frédéric François, révéler une italianité comme retournement du stigmate et même la prolonger dans ses extrêmes par son avatar qui serait la ritalité. Ainsi, s’il existe en Belgique, en Suisse, au Luxembourg et en France une littérature de langue italienne, des auteurs se sont posés dans une « rital-littérature » (Morelli, 1996) francophone qui tire sa spécificité d’un partage entre l’attachement aux origines italiennes et à la revendication d’être un national (Paque, 2001 : 429), voire à une interrogation sur les questions identitaires au sein de la Ritalie (Milza, 1995). À travers ce couple origines/devenir défini par Reinert Kosseleck sous la forme d’espace d’expériences et d’horizon d’attente (Kosseleck, 1990), il est possible de poser ces propos dans la continuité des travaux de Césaire et des écrits sur la négritude, cette dernière se définissant comme une stratégie d’autolégitimation avec une volonté d’assumer ses origines et en même temps de modifier le champ des possibles sociaux dans un véritable acte politique à travers l’écriture (Proteau, 2001). Cette revendication de la part des héritiers de l’immigration italienne apparaît et s’épanouit dans la dernière partie du XXe siècle.

23 Une partie des enfants de cette main-d’œuvre du Mezzogiorno est née soit dans le pays d’accueil soit en Italie et a, par la suite, grâce au regroupement familial, rejoint le père tandis que d’autres membres de la fratrie naîtront sur place. Ainsi, parmi les chanteurs francophones d’origine italienne les plus connus, trois d’entre eux sont belges et nés en Sicile : Salvatore Adamo est né à Comiso en 1943 avant de venir en Belgique, Frédéric François est né en 1950 à Lercara Friddi avant d’arriver en Belgique, tandis que Claude Barzotti est né en 1953 directement en Belgique même s’il est retourné vivre jusqu’à 18 ans à Villarosa avant de s’installer définitivement en Belgique. Pour ces Italiens de l’après-guerre, les conditions sociales sont différentes de l’Entre-deux- guerres.

24 Socialisés dans les pays d’accueil, ils sont, à l’instar des Italiens des bassins industriels français, luxembourgeois et belges restés en lien avec le pays de leurs parents grâce au développement des moyens de communication immatériels (téléphonie) et des transports en commun (De Tapia, 1996). Ainsi, dans le Hainaut en Belgique, dès 1950, un

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maroquinier, René Wasteels, a l’idée de mettre en place le billet pour travailleurs immigrés qui permettra aux Italiens de partir, chaque année à des prix modiques, vers leur village d’origine au départ de La Louvière et de Mons. Les trains internationaux dits de la Wasteels drainaient les Italiens et leur famille sur l’ensemble des bassins industriels belges, luxembourgeois, français et suisses. Une fois partis de Mons et des gares belges, ils desservaient, à l’aller comme au retour, Luxembourg, Thionville, Metz, Strasbourg, Colmar, Mulhouse et Bâle avant d’entrer en Italie jusqu’en Sicile, le terminus, puis repartaient dans l’autre sens. Cette possibilité de retourner chez eux régulièrement à travers cette artère tout en s’installant dans un pays de manière durable laisse transparaître de nouveaux comportements autour de territoires circulatoires où le migrant italien (et ses héritiers) est celui qui d’une part fusionne lieu d’origine et étapes de parcours et, d’autre part, tout en restant fidèle aux liens créés dans ses antécédents migratoires, se place en posture d’intégration dans la population qui l’accueille (Tarrius, 1995 : 31).

25 Au même titre que les nouvelles technologies de l’audiovisuel, les migrants et leurs familiers sont devenus ainsi des traits d’union entre espaces culturels et temporalités d’échanges et de découverte mutuelle. On allait en vacances en Italie et dans les valises on revenait avec des tas de disques qu’on achetait là-bas. Souvent c’étaient les cousins ou des amis qui nous initiaient parce qu’il y avait le festival de San Remo et qu’on découvrait des vedettes inconnues chez nous. On revenait comme des explorateurs, on était dans l’avant- garde… Bobby Solo, Domenico Modugno, Adriano Celentano, le Mattia Bazar, etc. On était fiers de faire découvrir ça aux autres quand on rentrait et même nos amis qu’étaient pas d’origine italienne en redemandaient (Marco, 53 ans, Longwy, 2011).

26 On comprend alors dans cette ambiance propice que la transformation des origines par des pseudonymes de scène n’est plus une priorité, Salvatore Adamo et Richard Cocciante gardent leurs patronymes. Francesco Barzotti qui avait commencé sa carrière sous le nom de Franco Angeli, retouche juste son prénom qui devient Claude. Si Francesco Barracato devient Frédéric François, il commence sa carrière comme François Bara et ne prendra son nom de scène définitif que parce qu’il choisit comme modèle un compositeur polonais, Chopin, dont le prénom était Frédéric-François. Plus tard dans sa carrière, il avouera dans son Autobiographie d’un Sicilien qu’il lui a fallu, pour s’en sortir, qu’il distingue Frédéric François, ce chanteur qui lui a fait du mal, du vrai Francesco Barracato.

27 Claude Barzotti assume non seulement son nom, mais aussi son statut social au terme d’un cheminement mis en exergue par la narration où le narrataire devient la société dans laquelle lui et ses semblables évoluent. La chanson Le Rital – au-delà d’un usage du « je » biographique du chanteur lui-même – est construite comme le condensé d’un parcours de vie accéléré de cette génération qui finira par assumer sa double appartenance. Elle débute par les confessions d’un petit garçon italien exclu à cause de son phénotype marqué par ses cheveux couleur corbeau, un accent du fond de l’Italie et qui rêve d’avoir les cheveux blonds et de s’appeler Dupont ! La stigmatisation subie par les Italiens et leurs descendants continue donc à peser au cours des années 1960, qui correspond à l’enfance du chanteur. Sur ce plan, les travaux de Goffman ont montré que tout individu est susceptible de porter un ou plusieurs traits affectés de valeurs sociales dépréciatives. Cette « anormalité » met la personne face à une « gestion de la différence honteuse » (Goffmann, 1975), afin de tenter d’atténuer ou de corriger les effets de cette mise à la marge.

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28 Les individus peuvent alors développer des stratégies diverses. Ainsi en est-il de la volonté de mimétisme de la norme et donc de négation de ses propres attributs : dans la chanson Le Rital, le petit garçon, en plus de vouloir changer son allure et son patronyme, avoue en avoir voulu à son père de cet héritage trop lourd à porter : « j’en voulais un peu à mon père. Je suis un étranger, on me l’a assez répété ! » Réaction qui renvoie également à l’attitude développée par les migrants et leurs descendants, qui ont choisi de poursuivre l’assimilation par francisation, ou qui, en 1972, dans le cinéma fait écho au passage de Pain et Chocolat, quand Nino Garofalo (joué par Nino Manfredi) se teint les cheveux en blond pour se fondre dans la masse.

29 Une autre manière de réagir est de chercher à préserver ses attributs, mais surtout de revendiquer une légitimité culturelle et de l’imposer comme forme d’inclusion sociale naturellement naturelle (Sayad, 1993). Dans Le Rital, la fin du premier couplet conclut que ce petit garçon est « Italien jusque dans la peau » comme pour mieux se convaincre que, cette spécificité morphologique étant indiscutable, il est inutile de la nier, ce qui permet d’attaquer le refrain avec le titre éponyme : « je suis Rital et je le reste ! » Ce cheminement autorise ensuite la prise de conscience d’un rapprochement qui dépasse la double absence par acceptation d’être dans une double présence, à la fois d’ici et de là-bas puisque d’une part le chanteur déclare que « vos saisons sont devenues miennes », qu’il a « toujours fait l’aller-retour », mais qu’en plus même son corps en est imprégné : « mes yeux délavés par les pluies, De vos automnes et de vos nuits Et par vos brumes silencieuses. » Finalement, dans le dernier refrain, non seulement il assume d’être Rital et de le rester, mais il clame tout haut son nom : « Mon nom à moi c’est Barzotti ! » affichant par-là que le temps de l’invisibilisation est terminé (Le Blanc, 2009) ! Et elle le sera d’autant plus que d’autres chanteurs comme Frédéric François s’appliqueront à les mettre en lumière.

Frédéric François ou la Ritalité flamboyante

30 Si Claude Barzotti, chanteur populaire devenu M. Rital20, connu jusque dans les campings21, nous décrit dans sa chanson un cheminement qui conduit vers la reconnaissance syncrétique du Rital/national, c’est sans doute avec Frédéric François que la ritalité prend ses formes les plus renversantes. Avec ce chanteur, point d’étapes franchies en équilibriste, point de parcours initiatique ou de déambulation précautionneuse avant une quelconque révélation. Frédéric François apparaît comme celui qui non seulement déclare, comme dans la chanson de Barzotti, « le sang qui coule dans mes veines est italien, j’ai une mémoire gustative de l’Italie » (Le Soir, 3 mars 2012 : 35), mais il poussera jusqu’au bout ses origines puisqu’il va chanter non seulement en italien, mais aussi en sicilien. Plusieurs de ses chansons mettront les Italiens à l’honneur dans les titres, soit directement (Je t’aime à l’italienne, Les Italo-américains, Via Italia) soit par allusion (Amor Latino, Chicago, de Venise à Capri, Valentino).

31 Lui va user jusqu’à la corde des stéréotypes sur les Italiens dans un retournement glorifiant du stigmate. Contrairement à Claude Barzotti qui est surtout connu pour quelques titres dont Le Rital, la carrière de Frédéric François a débuté plus tôt, en tant que professionnel, et est émaillée de succès, avec un répertoire qualifié à l’époque, en France, de « chansons à minettes » et qu’il partage alors avec d’autres chanteurs d’origine étrangère de premier plan comme Mike Brandt, Patrick Juvet ou Dave.

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On peut aisément regrouper en plusieurs catégories les stigmates élaborés dès la fin du XIXe siècle sur les Italiens et récupérés par Frédéric François. Tout d’abord la violence, dont on affublait les Italiens au XIXe siècle, est brandie comme une qualité sous forme de vendetta, de jalousie ou d’omerta : « Je vois tout rouge si tu parles à quelqu’un […] j’ai des envies de vendetta ! (Je t’aime à l’italienne) », « je n’ai pas trahi […] j’ai gardé tous nos secrets ! (Via Italia) », « Jalousie, jalousie ! […] Si le désir d’un autre te fait t’éloigner de moi, oh oh oh jalousie !! (Jalousie). »

32 Ainsi, des références précises à la Prohibition et aux guerres de gang sont banalisées et esthétisées. Le titre Chicago est sorti en 1975 et la pochette du 45 tours montre l’artiste en costume rayé et chapeau. Il se met en scène, un œillet à la boutonnière dans une posture imitant celle des mafiosi de l’époque d’Al Capone. Il y emprunte l’identité d’un personnage qu’il nomme Frankie Borsalino et dont il narre, sur un air enjoué, les aventures sous forme de success-story en écho au film Le Parrain réalisé par un autre descendant d’Italiens, Francis Coppola et sorti quelques mois plus tôt dans les salles. De ce point de vue, le rêve américain présent dans les lettres des migrants italiens du XIXe et XXe siècle continue à alimenter un imaginaire de cette migration transatlantique (Franzina, 1994). L’Amérique reste présente dans plusieurs de ses chansons, dans Je t’aime à l’Italienne : « Sur un grand bateau parti pour l’Amérique », dans Valentino : « L’Amérique a fait de toi une super-star », dans les titres même des chansons comme San Francisco, Ma Belle américaine ou Les Italo-Américains. Dans ce dernier titre, les étatsuniens ne seraient que des Italiens qui s’ignorent : « Quand ils chantaient l’Italie, New York devenait Napoli », « Les Italiens ont mis leur nom aux génériques de toute l'histoire de l'Amérique » ou encore « Ils parlent anglais avec leurs mains », « Frankie est devenu Sinatra, Al Pacino jouait les Parrains ». Les déplacements ne sont plus une marque de l’errance, mais sont devenus synonymes de gloire, et les migrants : « aventuriers partis de rien […] on sera bientôt des stars ! »

33 Ses chansons mettent en avant l’amour immodéré de la mamma dans une mise en scène où la famille devient comparable à la Sainte-Trinité composée de la mamma, de Peppino (le père) et des enfants dont Frédéric François est devenu le porte-parole. Dans la chanson Mamina, sa mère est un modèle de dévouement (« Elle était debout la première », d’abnégation « […] dans la grisaille, marcher seule au bord du canal, des sacs très lourds à chaque bras »), de courage (« Elle n’a jamais baissé les bras, mamina, Elle n’a jamais baissé les bras »), de sacrifice (« Elle fatiguait ses pauvres yeux en reprisant nos tabliers d’écoliers ») et de fidélité par-delà son deuil (« […] Elle a deux alliances à son doigt, La sienne et celle de papa »). Les personnages des chansons de Frédéric François partagent cet engouement, que ce soit l’Hidalgo de Broadway (« Il portait contre son cœur, un porte bonheur : une photo de la mamma »), ou les Italo- américains partis faire fortune en Amérique qui la rassurent (« Mamma, surtout ne t’inquiète pas, Embrasse toute la famille, Ti amo Mamma ! »). Dans cette dernière chanson, Frédéric François s’adresse directement à elle, plein de promesses et de fierté : « On dansera tous les deux la tarentelle Mamma, écoute, c'est ton fils qui chante » et il lui consacrera encore une chanson complète, Mama, en 2010, dans laquelle il lui déclare : « je n’ai plus que toi. »

34 L’amour filial n’empêche pas l’image de l’Italian-lover, qu’il affiche sur les pochettes de ses disques. Il y apparaît le regard brillant, la chemise largement échancrée, le col sorti par-dessus la veste (le 45 tours de Valentino, son Double disque d’or, le 33 tours Je voudrais

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dormir près de toi), les chaussures blanches à talonnettes avec une chaîne. Celle-ci est portée soit avec une croix au-dessus des vêtements (45 tours de Quand le soir on se retrouve) soit ras du cou avec des bagues aux doigts et une chainette au poignet (45 tours de San Francisco), un smoking (45 tours de Je t’aime à l’italienne), un smoking et pieds nus avec un verre de spumante (?) dans un flou artistique (33 tours de Qui t’a dit qu’en ce temps-là ?) ou affublé d’une guitare (33 tours Qui de nous deux ? 33 tours du double disque d’or vol. 2), la même dans laquelle l’Hidalgo de Broadway a mis tous ses espoirs pour percer et briller dans le star-système. À ces visuels délibérément glamour s’ajoutent les paroles fiévreuses. Il fait l’apologie des chanteurs de charme, comme Valentino qui raconte l’histoire de Rudolph Valentino, le chanteur d’origine italienne. Avec ses « cheveux lissés à la gomina », il a tenu dans ses bras « les plus belles divas » et Frédéric François, à travers lui, rêve « de filles, qui viendraient jeter leurs corps à mes pieds ». Il symbolise l’Homme (le mâle) éternel qui séduit les femmes et met « leur cœur en morceaux ». Même l’Hidalgo de Broadway rêve de Valentino ! Il chante la mâle attitude, comparant l’Italien à un Volcan et au Tonnerre (Jalousie et Je t’aime à l’Italienne), à la Magie noire, irrésistible qui invite à l’amour (Viens te perdre dans mes bras), obligeant le corps des femmes à ne danser que pour lui (Impressioname22). Frédéric François se présente comme un Chanteur d’Amour23 pour qui Une nuit ne suffit pas24.

35 Enfin, l’appropriation valorisante du stéréotype des Méridionaux passe également par la mise en exergue de la Dolce Vita à travers un triptyque que nous pourrions parodier sous la forme Sea, Sex and Pasta. Ses chansons sont émaillées de références au farniente (La Dolce vita25, O sole mio26, le Vrai soleil27 ou En plein soleil28 […], Je joue la musica […], Je chante […]), à la douceur de vivre (On a un mois pour faire la fête […], On ira danser […]) ou à la liberté (nous serons libres, nous dormirons sur la plage […], Tout est permis […]). C’est sans complexe qu’il assure qu’aimer à l’italienne c’est le Chianti, parler avec ses mains, les violons de la Scala, jouer la musica à l’instar du Rital de Claude Barzotti qui aimait les amants de Vérone, les tifosi, les spaghettis et le minestrone.

36 Chez les deux auteurs, les textes des tubes sont autant de discours dans le sens où leurs chansons « ciblent le réel ou le projettent en des visions imaginées » (Gaulin, 1995) et rejoignent les finalités de la poésie orale sonorisée définie par Paul Zumthor. Loin de n’être que des artifices de paroliers, les images de leurs œuvres, reflétant des visions du monde convergentes, finissent par constituer un véritable corpus cohérent loin de l’insignifiance et de la futilité apparente dont la variété est affublée. Par là, Gaston Bachelard nous invite à réfléchir sur la constitution et la mobilité des images, ces perceptions élaborées et absorbées par la conscience (Bachelard, 1968) et qui peuvent être appréciées comme des réservoirs de significations des relations sociales au fil du temps et en fonction des espaces. À la vision négative des Italiens, véhiculée par la littérature et les chansonniers jusqu’au milieu du XXe siècle, correspond une configuration sociale particulière, qui marque de l’extérieur les individus et les groupes dans une démarche de monstration de ce qui les différencie de ceux qui les regardent en les mettant à distance. Ces mêmes mécanismes, récupérés par les individus eux- mêmes dans une volonté de lutte pour la reconnaissance (Hönneth, 2000), permettent de construire un nouveau regard sur eux-mêmes, en retournant l’opprobre qui les affecte. Ce retournement est à la fois à apprécier comme un état, mais surtout comme un passage du lieu de l’Altérité altérée vers une altérité reconnue comme équivalence et revendiquée. Cette démarche conjointe opérée par les Italiens et les sociétés dans lesquelles ils se sont installés et revendiqués comme membres à part entière reste

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lisible dans la chanson, à travers les entreprises spectaculaires de Claude Barzotti ou Frédéric François.

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NOTES

1. Au début des années 1950, le Bulletin International des Sciences Sociales a édité un dossier sur « Stéréotypes nationaux et compréhension internationale », automne 1951, vol. 3, no 3. 2. La Grande Région est constituée de quatre territoires situés entre Rhin, Moselle, Sarre et Meuse et composée, outre la Rhénanie-Palatinat et la Sarre, d’une partie francophone composée de la Lorraine, du Luxembourg et de la Wallonie. En plus du cadre juridique mis en place dès les années 1960 entre les différents partenaires nationaux dans le cadre des relations économiques et juridiques, ces régions possèdent comme point commun leur sous-sol minier qui a attiré des Italiens dès la fin du XIXe siècle. Parmi eux ont émergé des chanteurs connus internationalement comme Adamo, Frédéric François, Franck Michael ou Claude Barzotti. Les citations présentées ici sont tirées d’entretiens réalisés au cours de différentes recherches, en particulier Piero Galloro & Pascal Tisserant, Représentations identitaires des générations issues de l’immigration ; le cas des Italiens en Lorraine, Luxembourg et Wallonie, Rapport Fasild, avril 2005, Laboratoires Erase et Etic, Université de Metz, et Piero Galloro & Ahmed Boubeker, « Les non-lieux de la mémoire des immigrations en Lorraine », Rapport mission ethnologie du Ministère de la Culture, Laboratoire 2L2S, Université de Metz, septembre 2010. 3. Dans le sens premier de désignation de ce qu’il convient de mettre à l’écart et dans le sens littéral de l’index, le doigt qui montre. 4. Dans la presse nationaliste comme Gil Blas, Émile Zola était qualifié d’Italboche (Gil Blas, 12 avril 1908) mais la littérature usait de l’image de l’Italien lâche qui usait du couteau contre les victimes désarmées (voir à ce sujet Aristide Méténier, Madame La Boule, Paris, Charpentier et Cie, Editeur, 1890, 73). 5. Archives Départementales de Meurthe-et-Moselle, 9 M 23, rapport no 11 de février 1911. 6. Pawlowksi Auguste, Le nouveau bassin minier de Meurthe-et-Moselle et son réseau ferré, Paris, Berger-Levreault, 1909, 123. 7. Archives Départementales de Meurthe-et-Moselle, 10 M 36. 8. Archives Départementales de Meurthe-et-Moselle, 4 M 138.

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9. E. Maurin, « La “Calotteˮ Partout, Bouche du Rhône, La Ciotat », La Calotte : Ni dieu, Ni maître, 7 octobre 1900, p. 8. 10. Robert-Dumas Charles, Ceux du “S.R.ˮ - L’Homme à abattre, Editions Fayard, 1934 : « Son mépris raciste du Latin s’exprima dans cette conclusion : “Quand on les compare à ces singes italiens, joueurs de mandoline, bouffeurs de macaronis !” Il reprenait ces épithètes, courantes à l’époque de la Grande Guerre. C’est ainsi qu’on les appelait au front […]. » 11. Paris Soir, « Aux Assises de la Seine – Antonio Christofano qui vendit sa femme et l’assassina ensuite comparaît devant le jury », 21 février 1929, 1. 12. Gall Robert (auteur) - Aznavour Charles (compositeur), La Mamma, Barclay Records, 1963. 13. L’Humanité, « À Villerupt, sur le monument aux morts de la guerre de 39-45, les Bartolucci, Lorenzini et Pantanella occupent le devant de la stèle aux côtés des Clavel, Noël et Schmitt », 3 juillet 1998. 14. En 1908, le journal L’Action Française, par la plume de Henri Vaugeois, à propos de Zola et de Gambetta : « […] Toute intention positive et froide de trahison mise à part, ce Gambetta, étranger, Italien et ne se sentant français que par sympathie pour la Révolution, par cet anarchisme si commun à l’Italien déclassé, l’anarchisme de Zola lui-même, Gambetta devrait naturellement, instinctivement, irrésistiblement faire passer toujours, jusque dans son “patriotismeˮ la France métaphysique des Droits de l’Homme, la “France… mais ˮ, celle de M. Ran ??, avant la France historique dont il n’est point le fils. Qu’on mette ensemble au Panthéon, ces deux Italiens : peu importe. Le Panthéon est désaffecté de sa destination française. » 15. « La reconstruction aura besoin de 100 000 bons maçons, où les trouvera-t-on sinon en Italie. » (Le Monde, 1945 : 4) 16. L’Italien, 1971, interprète : Serge Reggiani. Auteur : Jean-Loup Dabadie. Compositeur : Jacques Datin. Éditeur : Sidonie. 17. Chant colonial fasciste signifiant « face noire » en référence aux africains mais également, dans la bouche des mineurs italiens, aux Gueules Noires des mines de charbon. 18. À propos de la publicité pour San Pellegrino dans Com.in Le magazine d'information des professionnels de la communication FRP, 08/03, août 2003. 19. Le Rital, 1983, interprète Claude Barzotti. Auteurs : Claude Barzotti, Anne-Marie Gaspard, Pietro Garinei, Alessandro Giovannini et Renato Ranucci. Compositeurs : Claude Barzotti et Renato Ranucci. Éditeurs : Sm Publishing France, Emha Kramer, Edizioni Musicali, S.r.l., Metropolitaines Éditions. 20. Le Midi Libre, « Dans les coulisses avec ce Rital de Barzotti », 28 septembre, 2008. 21. La bande son du film Camping, réalisé par Fabien Onteniente et sorti en 2006, reprend deux chansons de Barzotti, Madame et Le Rital. 22. « Impressioname (Dame-Damelo) », in Et si on parlait d’amour, 2009 chez Sony. 23. Chanteur d’Amour, 2010 chez Sony Music. 24. 45 tours « Une nuit ne suffit pas », 1987 chez Trema. 25. « La Dolce Vita » in l’album Un Slow pour s’aimer, 2001 chez Sony Bmg Music. 26. « O Sole mio », in l’album Mes Préférences, 2006 chez Sony Bmg Music. 27. « Le vrai soleil », 1984 chez Trema. 28. « En Plein soleil », in Album d’or, 1996.

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RÉSUMÉS

L’arrivée de flux migratoires massifs d’Italiens en France s’est accompagnée dès la fin du XIXe siècle d’une production d’images stéréotypées véhiculées tant par la presse, la littérature, que par les chansons. Après des décennies d’italophobie, la perception des Cisalpins s’est améliorée au sein de la société française et ce processus d’inversion sociale des regards transparait dans les thématiques et les postures d’artistes qui – tels Claude Barzotti et Frédéric François – n’hésitent pas, dès les années 1970, à brandir fièrement leurs origines italiennes. L’analyse et la contextualisation de leurs œuvres musicales permettent de comprendre une partie des mécanismes qui ont favorisé le passage d’une monstration excluante des Italiens à une mise en scène spectaculaire de leurs identités par ces derniers dans un retournement de stigmates valorisant.

As early as the late XIXth century, the arrival of huge migratory flows from Italy into France went together with the construction of stereotyped images conveyed both by the press and literature, but also by songs. After decades of italophobia the French attitude to Italians gradually improved and this process of social inversion in perceptions came out in the themes and postures of artists who, like Claude Barzotti and Frédéric François, did not hesitate, in the 1970s, to bring to the fore their social origins. The analysis and contextualization of their musical works help us understand parts of the mechanisms that favoured the passage from the stigmatization of the Italians to a spectacular staging of their identities.

INDEX

Index géographique : France, Italie Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson, variétés Mots-clés : stéréotypes / stigmates, migration / diaspora / exil, intégration / assimilation, citoyenneté / identité nationale Keywords : migration / diaspora / exile, citizenship / national identity, stereotypes / stigma, integration / assimilation Index chronologique : 1970-1979, 1960-1969, 1980-1989 nomsmotscles François (Frédéric), Barzotti (Claude), Reggiani (Serge)

AUTEUR

PIERO-D. GALLORO

Piero GALLORO est historien et maître de conférences HDR en sociologie des migrations, Docteur en Histoire, membre et responsable de l’axe « Culture(s) » du Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S) – Université de Lorraine. Il est l’auteur de travaux sur l’histoire et la mémoire des immigrations, sur les discriminations, le racisme, l’expertise des processus d’exclusion/inclusion sociale.

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Luis Mariano, passeur de frontières et Esparisien Luis Mariano, Cultural Smuggler and Esparisien

Philippe Tétart

1 LE PANTHÉON DE LA CHANSON française comprend nombre d’interprètes d’origine étrangère, ces chanteurs et chanteuses métèques – selon le mot d’Yves Borowice – « qui ont dessiné et continuent de bâtir le patrimoine chansonnier français » et qui se définissent à la fois dans le rappel de leurs origines et par leur appartenance au patrimoine français (Borowice, 2007). Parmi eux, Luis Mariano. Certains de ses plus grands succès – La Belle de Cadix, Prince de Madrid, España… – et des dizaines d’autres chansons et airs d’opérette mettent l’Espagne en scène. Ils constituent un pan essentiel de son répertoire et c’est souvent ceux que les médias privilégient pour rappeler la mémoire du chanteur et/ou incarner la tradition espagnolisante de la chanson française. Réflexe commémoratif aidant, l’image de Luis Mariano est donc d’abord celle d’un chanteur espagnol ou d’un chanteur de l’Espagne. La réalité est bien plus complexe. Non seulement son hispanité était multipolaire – entre grandes et petites patries, il fut tantôt Espagnol, tantôt Castillan, Andalou, Basque –, mais sa popularité tenait aussi à d’autres figures : Péruvien, Brésilien, Portugais, Italien, Américain et Parisien, etc. Dans cette valse identitaire, l’hispanisme1 est certes central. La mémoire collective ne s’égare donc pas lorsqu’elle y recourt pour définir Mariano. Mais si on admet que la mémoire collective se définit plus « comme la somme de ses oublis que comme celle de ses souvenirs » (Candeau, 2005 : 12), alors cette représentation confine au stéréotype.

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Aussi, pour réfléchir à la représentation de Luis Mariano en son temps, il faut dépasser ce dernier.

2 Dans les années 1940-1960, le chanteur était-il perçu avant tout comme Espagnol ? Se voulait-il, peu ou prou, étranger ? Pouvait-il être un symbole de l’immigration espagnole ? Se référait-il à l’idée d’exil ? Se donna-t-il, d’une façon ou d’une autre, une mission qu’on qualifiera d’interculturelle ? Autrement dit : célébra-t-il le métissage culturel ou en fut-il un représentant ? Bref, qui était-il ? Que représentait- il ? Que nous dit-il de l’histoire métissée de la chanson ? Et, au final : son iconisation – le chanteur espagnol – renvoie-t-elle à une réalité ou à la cristallisation d’un souvenir plus ou moins fantasmé ? Partant de ces questions, on s’interrogera à la fois sur l’image renvoyée par l’œuvre de Mariano et sur l’identification communautaire à Mariano. Pour répondre à ces questions, nous recourrons à l’analyse de deux corpus. D’une part celui constitué par l’œuvre de Luis Mariano (chansons, opérette, cinéma) appréhendée notamment par un dénombrement thématique. D’autre part celui constitué par ses apparitions à la télévision et à la radio, archives conservées par l’INA.

Itinéraire d’un transfrontalier

3 Passées au tamis biographique2, ces questions nous font découvrir un jeune homme partagé entre deux nations et trois cultures, puis un chanteur aussi habile qu’hybride.

Basque, Espagnol et Français d’adoption

4 Mariano n’est pas né Français mais, par la volonté de sa mère Gregoria, Basque et Espagnol. Ayant convaincu son mari, mécanicien, de quitter le Pays Basque pour prendre un emploi de chauffeur à Bordeaux, elle vit sa grossesse en France mais elle refuse d’y accoucher. Mariano Eusebio González y García naît donc à Irun le 13 août 1914. Deux ans plus tard, crise économique aidant, les González y García se réinstallent à Bordeaux. Enfin, en 1921, Mariano père rouvre sa petite concession Citroën à Irun. À sept ans, Mariano fils a donc passé cinq ans en France et, de retour au Pays Basque, ses parents l’inscrivent dans une école française.

5 À cette époque, il ne se voit pas chanteur mais acteur. Ce n’est pas faute d’appartenir à la chorale des enfants de chœur irundars et à la société orphéonique Irung’go Atsegiña, ni d’apprendre le violon. Ceci dit, s’il excelle dans un domaine, c’est le dessin. Peu porté sur les études, il finit d’ailleurs par marier l’utile et l’agréable en entrant aux Beaux- Arts de San Sebastián (section « architecte décorateur », 1929). Il s’y forge une première réputation : portraitiste séducteur de jeunes filles.

6 Au fil des ans toutefois, le chant prend le pas sur le reste. À San Sebastián, il rejoint le plus connus des orphéons basques, Donostiarra. Il suit des cours de musique. Il participe à des concours de chorales. Il voyage jusqu’à Madrid pour auditionner devant le violoniste, chef d’orchestre et compositeur Jacinto Guerrero, lequel lui réserve un bon accueil. Audacieux, il saute sur une scène de cinéma à la fin d’un film pour chanter et prendre le pouls du public – enthousiaste, dit-on. En 1935 enfin, il foule les planches en jeune premier dans El negro que tenía el alma blanca, un classique du répertoire ibérique. Bref, la scène aimante ce mélomane éclectique, amateur de bel canto, d’opérette, de chants basques et de variétés françaises.

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7 L’été 1936, farouche et protectrice, sa mère obtient d’un ami fonctionnaire la falsification de l’acte de naissance de Mariano. Rajeuni de six ans, il échappe à l’incorporation. La famille se rend alors souvent à Hendaye où le père est hospitalisé. Lors d’un retour, depuis les rives de la Bidassoa, frontière maintes fois franchie en contrebandier3, il voit une pluie de feu s’abattre sur Irun : « Tout était détruit. À quoi bon revenir dans un pays déchiré par la guerre. » (Mariano, 1950 : 17) Les González y García se réfugient alors en France. Mariano, lui, reste au Pays Basque espagnol. Études mises entre parenthèses, il est serveur, ouvrier… et rejoint le chœur d’Eresoïnka. Fondé en 1936 par Gabriel de Olaizola avec le soutien du gouvernement basque en exil, Eresoïnka milite contre la négation du particularisme basque par les franquistes. Entre 1936 et 1939, avec ce Chœur National, Mariano apprivoise la scène, en Espagne, en France (au Palais de Chaillot lors de l’Exposition Internationale), aux Pays-Bas, en Belgique. Il apparaît aussi dans le film, Ramuntcho, tourné à Sare (où il vit) par le réalisateur français René Barberis (1937). Il participe enfin à son premier enregistrement (1938).

8 À la fin de la guerre, Eresoïnka dissout, il repasse la frontière et reprend ses études aux Beaux-Arts de Bordeaux. Mais chanter est devenu sa priorité. Il devient « chanteur d’orchestre » et guitariste dans l’ensemble d’un autre expatrié, Rafael Canaro. Surtout, à l’automne 1939, pendant les vendanges, il négocie avec ses camarades de chanter pour les encourager et économiser sa peine. Le voici « chantant à tue-tête » (Mariano, 1950 : 19) devant un viticulteur aussi stupéfait que mélomane. Conquis, il l’incite à se présenter au Conservatoire de Bordeaux. Mariano y est reçu. Dès lors, son ambition est stimulée de bien des manières. Par les encouragements de ses amis. Par ceux de la cantatrice Jeanine Micheau. Par ses incursions réussies au Cabaret du Swing de Bordeaux où il est repéré par Fred Adison, chef d’un big band en vue. Sur ces entrefaites, en septembre 1942, il décide de monter à Paris avec un projet : faire carrière dans le chant lyrique ou, mieux, dans la chanson.

Mariano invente « Luis »

9 À Paris, Miguel Fontecha, spécialiste du bel canto, le prend sous son aile et quelques semaines seulement après son arrivée, il met sa virtuosité à l’épreuve de la salle Pleyel, du Palais de Chaillot et du cabaret l’Armorial. En 1943, tout en jouant Don Pasquale avec la soprano Vina Bovy, il auditionne pour l’opéra comique et il est invité dans le programme radiophonique de Saint-Granier. Enfin, il chante pour la première fois dans un film (L’Escalier sans fin), « Seul avec toi », un titre de Loulou Gasté.

10 À la Libération, il joue son va-tout. Avec un nouveau nom de scène – Luis Mariano – et grâce au climat d’après-guerre (les galas, de charité notamment, sont nombreux), il veut conquérir le music-hall. Je décidai, écrit-il, de me créer un genre et un répertoire bien à moi, en utilisant mon physique espagnol et mon accent qui, bien qu’atténué, persistait à me tenir compagnie comme un souvenir de mon pays (Mariano, 1950 : 24).

11 La recette fonctionne. Au printemps 1945, Mitty Goldin, imprésario et directeur de salles, l’engage à l’ABC pour La Revue de la Victoire. La critique est élogieuse. Elle écrit le premier chapitre de la légende du « ténorino adonis » poignardant « le cœur des spectatrices de ses roucoulades andalouses » (L’Aurore, 19 octobre 1945). Mitty Goldin bouleverse d’ailleurs l’ordre de la revue : de « vedette anglaise » (lever de rideau),

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Mariano devient « vedette américaine » (fin de première partie). Il enregistre alors plusieurs 78 tours, dont « España mia », « Amor Amor » (une reprise de la Mexicaine Consuela Velasquez) et « Besame Mucho ». Ils s’écoulent à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. En novembre, de retour à Chaillot et tout en écumant les galas et les studios de radio, il partage l’affiche avec le couple vedette du moment, Edith Piaf et Yves Montand. Désormais, les journalistes se complaisent à décrire les jeunes filles saisies de pâmoison. La petite mythologie marianiste est en marche.

Cadix plutôt que Budapest

12 Fin 1945, Mariano rencontre Francis Lopez et Raymond Vincy. Le premier, d’origine basque et qui a composé pour André Dassary, Lucienne Delyle, Léo Marjane, Maurice Chevalier, Tino Rossi, etc., va devenir son compagnon de route jusqu’aux années 1960. Le librettiste Raymond Vincy, qui a collaboré avant-guerre avec Vincent Scotto et Alibert, se consacre désormais à l’opérette. Avec l’imprésario Mac-Cab et le parolier et compositeur Maurice Vandair, ils travaillent sur une opérette : La Belle de Budapest. Mariano y sera chanteur, costumier et décorateur. Mais il se fait aussi stratège en convaincant ses complices d’emmener La Belle à Cadix.

13 Le succès est au rendez-vous dès la première, le 19 décembre 1945. Puis le Casino Montparnasse ne désemplit pas. La critique promet un avenir radieux à Mariano, propulsé au rang de vedette. Les ventes du disque (1,2 millions) obligent Pathé Marconi à réaménager sa chaine de production. Cette diffusion et le fait que l’opérette est jouée à guichets fermés jusqu’au printemps 1946, témoignent de ce que « La Belle de Cadix » répond à une demande sociale et/ou la stimule.

Le faux Andalou éclipse le transfrontalier

14 La Belle de Cadix, puis Andalousie en 1947, posent le socle de la légende du chanteur espagnol. Légende d’autant plus forte que l’Espagne apparaît alors comme un espace « très loin de l’Europe » (Angoustures, 1998 : 222), distanciation qui permet la floraison des stéréotypes et des caricatures, comme celle de l’Espagnol passionné dont Mariano serait un exemple (Angoustures, 2004 : 59). Légende trompeuse cependant. En 1947, le nouveau prince de l’opérette, trente-trois ans, a vécu treize ans en France. Au-delà de l’Etat-Civil, il est aussi Français (quoiqu’il ne fut pas naturalisé) que Basque et Espagnol. Il le sait. Il s’en méfie. Il reconnaîtra ainsi avoir toujours entretenu son accent pour préserver son identité. Plus intimement, il se voit comme un transfrontalier. Les Français se ruent donc sur les disques d’un Espagnol qui n’en est plus vraiment un et qui ne s’affirme pas comme tel sauf à la scène.

15 Espagnolité relative donc, d’autant que Mariano ne peut pas être vu comme un ambassadeur des Espagnols de France ou, a minima, des Basques. Parmi les marianistes (adhérents des clubs éponymes) qui se comptent par dizaines de milliers dès l’aube des années 1950, beaucoup sont basques et la majorité est française. En outre, si on cherche à établir un lien entre Mariano et les Espagnols de France, la seconde vague de l’immigration, après celle des années 1930, vient surtout à partir de 1952, lorsque l’État fait appel à la main d’œuvre ibérique (Dreyfus-Armand, 1999 : 330). Il n’y a pas

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concordance chronologique entre la consécration du chanteur et l’histoire d’une immigration dont il ne dit d’ailleurs jamais mot.

16 Même si quelques témoignages laissent à penser que certains exilés politiques et/ou du travail idolâtraient Mariano, ce dernier n’est donc ni un chantre du pays perdu ni, a priori, une figure identitaire pour les immigrés (Payre, 2004 : 120). Il « fabrique son personnage, il le police, l’invente et le règle sur les aspirations d’un après-guerre désirant renouer avec une vie normale » (Mirambeau, 2004 : 120). Chanteur polyvalent, chevronné et entreprenant, plutôt que d’adapter le répertoire espagnol, il crée son propre genre : l’opérette d’inspiration espagnole interprétée en français. En outre, s’il le fait fructifier, Mariano n’invente ni le genre espagnol ni, au plus large, hispanisant. Il ne fait que ranimer et repenser trois traditions dans le contexte singulier de l’après- guerre tout en s’évertuant à éviter, scrupuleusement, toute référence au franquisme, aboutissant au miracle d’une P B2015-08-28T17:01:00PBévocation de l’Espagne totalement décontextualisée (Angoustures, 2004 : 59).

L’héritier et l’après-guerre

Deux traditions

17 Une tradition hispaniste, musicale, littéraire, picturale, se déploie en France des années 1880 à l’entre-deux-guerres. Le violoniste Pablo de Sarasate (1844-1908) est un de ses représentants. Pablo Picasso en sera un autre. Cette tradition doit aussi à la chanson et à la littérature. Christine Rivalan-Guégo souligne ainsi que, dès le début du XXe siècle, on assiste « à un curieux ballet entre la France et l’Espagne, d’artistes qui, des deux côtés des Pyrénées s’approprient la thématique de l’espagnolade » et participent à « l’ancrage des stéréotypes relatifs à l’Espagne » (Rivalan-Guégo, 2008 : 291-292). Mariano, avec Francis Lopez, en sera pleinement héritier et donc pleinement acteur d’une forme de transfert culturel.

18 L’entre-deux-guerres sacre aussi les exotismes. Cette expression du cosmopolitisme culturel parisien vécu et fantasmé (Cohen, 1999 : 302 notamment) a sa veine latino- américaine et hispanisante. La vogue du tango, avec Carlos Gardel, toulousain de naissance et ambassadeur de la musique argentine, la symbolise bien, tout comme Raquel Meller. Née à Tarazona, cette dernière arrive à Paris en 1921 au bras de son mari, l’écrivain guatémaltèque Gomez Carrilo. Elle a débuté à Barcelone au début des années 1910. Mais c’est le public parisien, français, qui la consacre et lui garde son amitié jusqu’aux années 1930. Pensons encore à ce grand succès de 1938, interprété par la chanteuse d’origine italienne Rina Ketty : Sombreros et mantilles. En somme, Mariano réveille et rentabilise un « hispanisme vivace » (Defrance, 2004 : 202) qui a déjà porté sa marque dans l’histoire du music-hall. C’est un héritier autant qu’un inventeur.

19 Dernière perspective : celle du « Basque chantant ». Elle renvoie à une tradition, moins populaire certes, mais dont Mariano est aussi un avatar. L’amitié pour la culture musicale basque s’affirme au cours du XIXe siècle – publicisée entre autres par la famille impériale. Dans les années 1930, elle finit par engendrer un stéréotype : le peuple basque chante (Morel-Borotra, 2000 : 351-358). En 1947, c’est sous ce titre – Un peuple qui chante : les Basques – que Jean Ithurriague étudie l’histoire et l’identité basques.

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Mariano venant d’être découvert, le philosophe n’y fait pas référence ; mais il s’inscrit aussi dans cette lignée, encore une fois héritier et acteur du brassage interculturel.

Sortie de guerre et horizons exotiques

20 Mariano perce donc en jouant de marqueurs identitaires forts et ayant déjà reçu les suffrages du public. Inspiré, il les marie à l’opérette et la chanson de charme, deux registres à la mode des années 1930 qui retrouvent leur place dans le paysage musical de l’immédiat après-guerre. Effet de contexte donc, d’autant plus fort que Mariano tire aussi profit du goût, typique des bandes son d’après-guerres, des compositeurs, auteurs et du public pour l’exotisme. Ce goût parle d’une urgence : oublier la claustration guerrière pour mieux s’offrir à la liberté, à des horizons aussi lointains que chauds et pacifiés. Traitant de la Grande Guerre, Michaël Jeismann considère que ce type de topos symbolise le divorce avec l’ethnicisation de la conscience nationale (Jeismann, 1998) et la réouverture à l’autre, à l’imaginaire. Si on adopte cette analyse – en dépit de « topographies du divertissement » (Hédin, 2003 : 77) qui ont évidemment changé – la « déprise de la guerre » (Cabanes, Picketty, 2007) invite à rapprocher l’effervescence jazzistique germanopratine et le triomphe plus populaire d’un Mariano. Vian-Mariano : le cousinage est certes incongru, mais, contextuellement, le besoin d’euphorie qu’ils incarnent invite au rapprochement des genres.

21 Les premières espagnolades de Mariano résonnent donc avec désir très contextuel d’évasion, de jouissance, de mise à distance d’un quotidien difficile. Avec Mariano, le public consacre la « fécondation interculturelle » (Chauderonnet, 2007 : 10) et se prête à un jeu de rôle puisqu’il adopte un personnage tout autant qu’un chanteur. Ce qu’on est tenté d’appeler le néo-folklorisme de Mariano et ses déclinaisons fictionnelles l’emportent sur tout enjeu identitaire. Le plébiscite va à la fonction de « divertissement » de la chanson, au propre comme au figuré, à ses « travestissements » qui produisent des « représentations symboliques » donnant vie à un « contre-réel » facteur de ressourcement (Borowice, 2005 : 111). Cette dimension est capitale dans la carrière volontairement scénarisée de Mariano. Entre tropisme espagnol, surjeu et brouillages identitaires, sa trace se partage entre réalité, vérité (l’origine), fiction (les rôles) et scénarisation (costumes, chapeaux, danses, accessoires).

22 Notons enfin que ce besoin de fiction et d’Ailleurs est un trait de l’après-guerre et l’expression d’une demande sociale. Ainsi le nombre de 78 tours de « danse latine » explose (Fléchet, 2013) ; et côté chanson, nombre d’interprètes, français ou non, vedettes naissantes ou vieux routiers du music-hall, usent du genre caraïbe, hispano- américain. De 1945 à 1948, Tino Rossi reprend « Besame Mucho » et chante « Adios Pampa mia », « Ma petite hawaïenne », « Amorcito moi », etc. André Dassary, Ginette Garçin, Ray Ventura, Dario Moreno, Georges Ulmer, Henri Salvador, Andrex, Rudi Hirigoyen, Yvette Guilbau, Georges Guétary, etc., s’aventurent eux aussi sur les chemins de l’exotisme.

23 Bref, il est permis de penser que Mariano ne devient pas une vedette parce qu’il est Espagnol mais parce qu’il représente un ailleurs. Reste l’image fondatrice de l’Espagnol chantant. C’est par elle qu’il naît. C’est par elle qu’il est défini et adopté. Pour l’essentiel enfin, c’est elle qui a imprégné la mémoire collective. Pourtant, au fil des ans, Mariano tient de moins en moins dans cette image étriquée.

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Tropisme espagnol vs brouillages identitaires

24 La carrière de Mariano, savamment orchestrée, et sa popularité restent au sommet jusqu’au soir des années 1950. Puis, souffrant de la déferlante yéyé comme nombre d’autres chanteurs sacrés par le music-hall et le cabaret des années 1950, ses années 1960 sont moins triomphantes. Au cours de ces deux décennies, son répertoire (plus de 600 chansons, 10 opérettes, une vingtaine de films en vedette), ses postures et l’image qu’en donnent les médias contredisent-ils ce portrait de jeunesse ? En partie. Mariano ne cessera jamais de revendiquer et d’exploiter ses origines espagnoles. Mais sa galerie de personnages ne se limite plus au bellâtre andalou ou au torero de pacotille. En outre, sa popularité devient internationale. Et pour finir, s’il joue avec ses origines, parfois avec sa propre caricature, il se lasse d’être si étroitement catalogué. Autant d’éléments invitant à rediscuter sa représentation.

L’Espagne au cœur : double langage

25 Sa dernière grande sortie dans Le Prince de Madrid (1967), comme cinq de ses neuf opérettes (1945-1969) se situent en Espagne ou y renvoient. Elles entretiennent le mythe. À son répertoire figurent donc de nombreux extraits de ces opérettes et des chansons situées en Espagne. Une nuit à Grenade, La Feria de Séville, Étoile de Castille, Pedro L’Espagnol, L’Arlequin de Tolède, etc. représentent un quart des titres gravés sur microsillon. Au cinéma, la proportion est comparable, mais elle vaut surtout pour la charnière des années 1940-1950 avec, d’une part, des adaptations d’opérettes et, de l’autre, Fandango (1947), Rendez-vous à Grenade (1950), Au Pays Basque (1952), L’Aventurier de Séville (1953).

26 L’image de l’Espagnol chantant est également façonnée et entretenue par les médias. Producteurs et interviewers ne manquent jamais de convoquer la patrie natale, au besoin en tordant le cou à la réalité. Ainsi en va-t-il en 1952, lors des noces d’une cousine de Mariano que la RTF présente comme un « mariage tzigane4 » alors que les images tournées à Montmartre montrent un cortège d’invités portant des costumes traditionnels espagnols et, pour certains autres, purement et simplement déguisés, des tenues coloniales. Fiction. Extrapolation. De fait, dans La Belle de Cadix, Mariano convolait avec une gitane et deux ans plus tard, il chantait avec un orchestre tzigane dans le film Cargaison clandestine.

27 À la fin des années 1950, alors qu’il a élargi son répertoire, l’espagnolisation reste de mise. Mariano ne déconstruit pas sa propre image. En 1958, Claude Dague le taquine : « Vous avez tué l’opérette marseillaise, par contre vous avez apporté en France l’opérette espagnole5. »Tout en concédant la prise de pouvoir, Mariano se garde de corriger son interlocuteur. Il a bel et bien créé une opérette de type espagnol et non importé l’opérette espagnole. Mais sur un plan symbolique, il laisse parler son interlocuteur : l’authenticité a évidemment plus de noblesse que la réinterprétation. Sur un plan commercial aussi, ce voile est une plus-value pour l’industrie du disque qui vend les españoladas, celle de Mariano en France, celle de Molina de l’autre côté des Pyrénées (Vivancos Alvarez, 2010 : 35).

28 L’hispanisme reste donc central, plus encore à partir du moment (première moitié des années 1950) où le culte marianiste conquiert l’Amérique Latine et l’Espagne. Ce changement d’échelle n’est pas que géographique. Il est aussi numérique : en 1953,

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Mariano réunit plus de 100 000 spectateurs à Mexico et en 1958 il n’est pas peu fier d’expliquer aux auditeurs français qu’il a rempli les arènes de Valence (30 000 personnes). Cette nouvelle donne renforce son authenticité pour les journalistes et le chanteur en fait son miel. En 1953, de retour d’Argentine, il explique que, souhaitant satisfaire, divertir et instruire son public, il profite toujours de ses voyages « pour faire écrire des chansons dans le genre du pays6 ».

29 Avec les années 1960 cependant, sa quête d’authenticité change de nature. Jouissant d’une popularité intercontinentale, n’ayant plus qu’à assurer l’entretien du mythe, il fait un pas de côté et cherche, tout en restant le chanteur de l’opérette à l’espagnole, à faire découvrir la culture musicale et vocale espagnole : flamenco, chant choral basque… Folklore plutôt que néo-folklorisme : il rompt là avec l’imagerie « anachronique » et caricaturale de l’Espagne colportée alors assez volontiers par la presse française (Huerta-Floriano, 2012). Il rompt aussi avec le polissage d’un imaginaire méditerranéen (chanté) plus fictif et/ou reconstruit que réaliste (Segura, 2005 : 76) comme dans le cas de Dalida (Lebrun, 2013). Se dévoile alors un homme plus fin, esthète et complexe qu’on pouvait le penser. Un homme qu’on imagine lassé de sa propre caricature, soucieux de rétablir une part de vérité sur sa sensibilité, ses origines. Un homme enfin qui aimerait « former le goût du spectateur7 » et devenir aussi passeur que saltimbanque. Témoin une émission télévisée de 1963 tournée chez lui au Vésinet. On l’y découvre en costume, sobre, affable et préoccupé d’offrir (il a conçu le programme) des chants (en espagnol) et des danses flamenca rompant avec l’univers de ses opérettes. Dans les séquences plus attendues, il interprète quelques succès pas du tout espagnols. Mais, non content de le faire sans décorum typique (sur fond de piscine vide et de feuilles d’automne), il lance des clins d’œil pleins de facétie : ainsi fait-il passer à l’arrière-plan une danseuse à castagnettes jurant tout à fait avec la situation et lui-même, pince sans rire, lâche dans les passages non chantés quelques « olé ! » totalement hors de propos8. Mariano avait, on le sait, de l’humour et, ici, il se gausse de sa propre image. En 1954 déjà, lors de la sortie du livre et du film Tzarevitch, il reconnaissait dans un sourire entendu que le public comme lui étaient lassés « des ambiances espagnoles » ; aussi, poursuivait-il, « on m’habille en russe et maintenant en prince yougoslave…9». Une façon de dire qu’on pourrait l’habiller en n’importe quoi sans qu’il trouve à redire. On pourrait décliner. Jamais avare d’autodérision, il fend l’armure. Mais le public ? La mémoire ? Sans doute cette mise à distance ne les a-t-elle pas marqué. La mémoire se construit par effet d’accumulation ; une accumulation avant tout espagnole. Elle a tôt fait d’oublier cette part de facétie, ce double « je » et telle ou telle scène iconoclaste – et pourtant significative – comme ce jour de 1958 où le chanteur, transformiste et hilare, grimpe sur la scène de l’émission 36 Chandelles ceint d’un minuscule pagne à la Tarzan.

30 Et le Pays Basque ? Là encore Mariano ne manque ni de probité ni de sens de l’humour. En 1954, le conducteur d’une émission télévisée prévoit qu’un enfant basque lui offrira une chanson. Symbole. Mariano reçoit le texte, tout sourire. Il remercie chaleureusement le garçonnet, puis il s’empresse de préciser aux téléspectateurs que ce jeune auteur… n’est pas du tout Basque10. Plus sérieusement, avec les années 1960, il revient vers la tradition vocale qui l’a bercé, formé. Il enregistre des 33 cm de chants basques. Les reporters vont de plus en plus souvent le dénicher à Arcangues (à une dizaine de kilomètres de Biarritz) où il possède une propriété et où il repose depuis 1970. Il arbore de plus en plus son béret basque et une mise des plus sobres. Plus que jamais enfin, il revendique une identité transfrontalière : « Je suis né de l’autre côté

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de la frontière, mais vous savez que pour les Basques il n’y a pas de frontière11. » Cette sorte d’aggiornamento établit une mise à distance croissante de l’Andalou à jabot. Du spectaculaire à l’intime, les choix de Mariano parasitent donc sa représentation première. Ce brouillage identitaire est d’autant plus fort que le chanteur s’évertue à ne pas être que Basque ou Espagnol.

Valse identitaire et internationalisme

31 En 1947, l’opérette Andalousie, avatar esthétique et commercial de La Belle de Cadix, conforte sa popularité. Puis, en 1951, il crée Le Chanteur de Mexico qui attire plus de 3 millions de spectateurs au Châtelet. Il passe d’un registre ibérique à l’hispanisme au sens large. Mais bientôt il regarde aussi vers l’Italie (Le Secret de Marco Polo, 1959) et fuit tout folklorisme dans Chevalier du ciel (1955) et Visa pour l’amour (1961). La donne évolue aussi du côté des chansons. Au fil des ans, ses paroliers démultiplient les horizons. Si on passe le corpus des 85 titres faisant référence à une ville ou a un pays au tamis quantitatif, Mariano chante par ordre de préférence l’Espagne (22 titres), la France (15), le Mexique (7), l’Italie (6), les États-Unis (4), le Brésil (4), l’Argentine (3), le Pérou (3), le Portugal (3) et la Grèce (3). Suivent le Québec (2), la Russie (2), puis une série de pays ou de lieux auxquels il consacre une seule chanson (Madère, Tunisie, Gabon, Venezuela, Japon, Porto-Rico, Luxembourg, Chili, Martinique). Cet émiettement finit par donner corps à une géographie valorisant, de façon dominante, des contrées lointaines, ensoleillées, exotiques. À partir de 1954, cette évolution est également sensible au cinéma, quoique sur un mode moins exotique et latino-américain. Lorsqu’il s’expatrie sur pellicule, c’est en Russie (Tzarevitch, 1954), dans les Caraïbes (À la Jamaïque, 1957), aux États-Unis (Sérénade au Texas, 1958). Opérettes, chansons, cinéma : en toutes choses Mariano superpose les identités, parfois dans un seul élan, comme lorsqu’il met en scène un basque, Etchebar, chantant Paris au Mexique (Le Chanteur de Mexico).

32 Cette évolution est liée à l’internationalisation de sa carrière. Celle-ci prend ses marques avec son premier voyage à Cuba et aux États-Unis (1948), puis des tournées au Canada (1949), aux États-Unis (1951), au Mexique, en Argentine et en Uruguay (1953). Dès lors, les interviews s’ouvrent souvent par ce leitmotiv : « D’où revenez-vous ? » Jamais avare de précision, Mariano souligne le plaisir d’être un citoyen du monde. Loin de se recroqueviller sur l’espagnolisme qui l’a fait vedette, il revendique son « internationalisme12 » et, pour mieux le souligner, ne manque pas de dire l’étendue de sa popularité hors de France. En 1957, au retour d’une tournée argentine, il décrit ainsi un quartier de Buenos Aires bouclé lorsqu’il anime une émission quotidienne sur Radio Mundo, des sorties par des portes dérobées pour échapper à la meute des marianistes, ses saluts à la foule depuis un balcon13. Les journalistes, les interviewers lui disent qu’il tient un peu du chef d’État. Il ne nie pas. Mariano se mue donc en chanteur polyglotte (français, espagnol, italien, portugais), ambassadeur de la France. Les médias valorisent cette image. L’Espagne passe au second plan : Mariano est un émissaire français, comme Piaf, Montand ou Bécaud lors de leurs tournées outre-Atlantique. Son image et son identité sont de plus en plus hybrides, brouillées, d’autant qu’il s’applique enfin à être Parisien.

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Paris je t’aime

33 Là encore il s’inscrit dans une tradition chansonnière. Depuis la fin du XIXe siècle, Paris est mise en scène dans des chansons réalistes qui la prennent pour décor, dans des chansons d’amour ou grivoises, enfin dans des chansons à sa gloire et/ou disant l’amour qu’elle mérite. Nombreuses dans l’entre-deux-guerres, elles ont bercé le jeune Mariano via la TSF. On ne saurait toutes les citer. Souvenons-nous seulement de Joséphine Baker et de J’ai deux amours (1930), déclaration d’amour à Paris ayant un supplément d’âme et de popularité lié à un idéal d’hospitalité et de biculturalité qu’on retrouve avec Mariano.

34 Sous la Quatrième République, ce parisianisme reste d’actualité et Mariano n’est pas le dernier à l’entretenir. Dès 1949, en forme de remerciements, il entonne « Je te dis merci Paris ». En 1951, dans le Chanteur de Mexico, Francis Lopez glisse Paris, mon vieux Paris et Paris d’en haut. En 1952, Paris est au cœur de la comédie franco-espagnole Violettes impériales. Au cinéma, il est à l’affiche de Paris chante toujours (1952) et de Quatre jours à Paris (1955). Enfin, entre 1951 et 1959, entre créations ou reprises, Luis Mariano interprète « À Paris que fais-tu Madeleine ? », « Champs-Elysées », « Miracle de Paris », « Avril à Paris », « Une femme de Paris », « I love Paris », « Paris c’est du champagne », « Je rêve de Paris », « Le printemps à Paris », « Paris je t’aime », « Paris chéri », etc. Les paroliers de ces titres – tous français : Raymond Asso, Mireille Brocey, Hubert Ithier entre autres – mettent en scène une capitale idéalisée, révélant Mariano à lui-même, le grandissant, lui (re)donnant vie. Il y a là une mise en scène de l’économie de la dette (vis-à-vis de Paris, de la France) qui, nous semble-t-il, joue un rôle important dans le mille-feuille identitaire du chanteur. De l'espoir plein ma valise, Un matin, je suis parti Vers Paris, terre promise Où le miracle fleurit Cité où se réalisent Les rêves les plus jolis… Paris. Tu m'as tout donné. [Je te dis merci Paris, 1949] De l’Espagne à Paris il n’y avait qu’un pas Mais en rêve mon enfance l’avait fait déjà J’ai donné mon cœur à Paris Et Paris m’a donné la vie. [J’ai donné mon cœur à Paris, 1958]

35 Entre exploitation de la veine parisienne et autobiographie, ces chansons donnent corps à une image cardinale : Paris – et par extension la France – est une terre d’hospitalité, d’adoption et de révélation à soi-même. Cette image enrichit la représentation du chanteur et, du moins est-on fondé à le postuler, sa popularité – d’autant plus qu’il s’évertue à se présenter, au-delà de la scène, comme un Parisien et un Français de cœur. D’ailleurs, son premier héros à la scène, dans La Belle de Cadix, n’est-il pas un jeune premier français ? Et, par ailleurs, Mariano ne rappelle-t-il pas à loisir que ses « idoles14 » de jeunesse se nommaient Maurice Chevalier et Charles Trenet ?

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Conclusion : un Esparisien15

36 Le portrait de Mariano serait incomplet sans évoquer son répertoire sans attaches ni aspérités : celui du chanteur de charme, tour à tour amoureux transi (« Je chante pour toi que j’aime », « L’Amour est un bouquet de violettes », etc.), gendre idéal et fils prodigue (« Maman la plus belle du monde »). On ne peut pas, en dernier ressort, oublier cette part apatride. Elle n’est ni la moindre ni la moins significative. Pour le reste, sur les plans textuel, scénique, de l’interprétation, des représentations médiatiques, de la diffusion des disques et de la distribution thématique des chansons, l’Espagne est centrale. Une Espagne fantasmée source de bon nombre de succès, donc de la reconnaissance, de la popularité, de la trace. Une Espagne fictionnelle – tenant des « réductions caricaturales » qui définissent alors l’image de l’Espagne franquiste (Rivalan Guégo, 2008 : 299) – entretenue par goût et par intérêt. Une Espagne réelle aussi dès lors que Mariano devient une vedette de l’autre côté des Pyrénées. À la fin de sa carrière enfin, il voudrait aussi être perçu comme le passeur d’une plus grande authenticité. Sous ces trois perspectives, nulle surprise à ce que la mémoire collective soit frappée au coin espagnol. C’est une première dimension qui doit évidemment aux choix de Mariano mais aussi, beaucoup, à Francis Lopez, son fidèle compère à partir de 1945.

37 Mariano est-il pour autant un chantre de l’Espagne, au sens militant du terme ? Non. Si on reprend l’expression à laquelle recourt Lucien Rioux, il appartient à un néo- folklorisme caractérisé par son neutralisme (Rioux, 1965), nullement assimilable à l’univers plus militant des cabarets Rive Gauche. À l’Escale et au Chat qui Pêche, noctambules et amateurs de chansons peuvent écouter, à partir de 1954, un jeune chanteur de l’exil : Paco Ibanez. Trois ans plus tard, à l’Écluse et aux Trois Baudets, les Machucambos, trio composé d’une Espagnole, un Péruvien et un Costaricain, participent à l’émergence d’un revival latino-américain plus folkloriste. Entre affichage de sa différence et pratique de la neutralité, Mariano, lui, ne cherche ni à paraître étranger ni à défendre quoi que ce soit. Lorsqu’on l’invite à se définir, il se place sous la bannière de l’autonomisme basque, du biculturalisme, et rappelle son peu de considération pour les frontières. Cette posture rime avec son internationalisme : Mariano se veut de partout à la fois et s’évertue à brouiller les pistes.

38 Partant de cette représentation, on résout partiellement le problème de l’identification communautaire. Les stéréotypes marianistes ne satisfont pas, a priori, la soif identitaire de l’immigration espagnole. Il ne s’empare pas des éléments de « cohésion » – par exemple l’idéal du retour à la mère patrie (Drefyus-Armand, 1999 : 334) – que la communauté espagnole recherche dans les expressions culturelles de masse (Dreyfus- Armand, 1994 : 344). En ce sens, la dimension fictionnelle de son répertoire espagnol est représentative d’une France qui ne veut pas s’encombrer d’une question espagnole. En ce sens et en lui seul Mariano participe à l’appréhension politique de son temps.

39 Joua-t-il néanmoins de son statut d’exilé ? Oui, parce que, in fine, il instrumentalise ses origines. Oui aussi parce qu’il dit en chanson son périple de l’Espagne à Paris. Mais il ne se présente pas comme un Français de contrainte, comme immigré, réfugié. Le déracinement est positivé au travers de la révélation parisienne et de l’adoption par une nouvelle patrie. Chez Mariano, le lamento est cantonné au registre amoureux. Exilé stricto sensu, il ne l’est qu’une seule fois, dans un film d’André Hugon, Le Chant de l’exilé. Une incursion, une seule, d’autant plus oubliée qu’elle date d’une époque, 1943, où le

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second rôle Mariano est un inconnu et que le film ne trouve pas son public. Une incursion qui, en outre, ne scénarise pas un exil en France puisque l’histoire parle du vague à l’âme d’un chanteur basque éconduit (Tino Rossi) qui s’expatrie en Algérie.

40 Mariano n’étant ni un exilé ni tout à fait un étranger, est-il un métèque de la chanson ? Il l’est surtout au sens originel du terme : méta-oikos, celui qui a changé de résidence, qui habite dans une cité étrangère. Rien de péjoratif ici. Du reste et encore une fois, appréhender la perception de Mariano supposerait de solliciter la mémoire du public. Or nos conclusions sont fondées sur sa carrière, la nature de son répertoire, ses mises en scène. Comment le public le percevait-il ? Accompagna-t-il sa mue progressive ? Épousa-t-il ses multiples facettes ? Aima-t-il d’abord l’image de l’artiste exilé ? L’Espagnol ? Quelle distance critique avait-il avec le caractère fictionnel de l’Espagne marianiste ? On ne peut guère répondre ici. Cela invite d’ailleurs à pointer une des failles de la sociologie et de l’histoire sociale de la chanson : la méconnaissance des publics, de la réception, de l’appropriation symbolique de la chanson. Il y a là tout un champ à explorer, faisant se rencontrer l’histoire des temporalités internes de la chanson et de ses temporalités externes (Prévost-Thomas, 2002 : 338).

41 Cette limite posée, on peut voir Mariano comme une figure métissée et intégrée, voire incluse. Métis, il l’est par son parcours de vie, par goût et par choix. Son univers, son fond de commerce et la clé de son succès international s’appuient sur ce métissage. Il est parisien à Buenos Aires. Argentin fictif en France. La mixité, la plasticité de cette identité semble être un des principaux motifs de sa popularité. Quant à l’inclusion, elle s’exprime dans son répertoire parisien et ces déclarations où il se dit viscéralement attaché à Paris, à la France, soucieux d’en être l’ambassadeur. Sur fond d’économie de la dette, il est aussi français qu’espagnol. Si on se rapporte à la catégorisation des métèques de la chanson d’Yves Borowice, il appartient alors à la famille des immigrés ou descendants d’immigrés se réclamant de leurs racines tout en faisant pleinement partie du patrimoine français (Borowice, 2007). Cette conclusion renvoie à celle de l’historiographie de l’immigration espagnole. Mariano est l’archétype de celui dont « la nationalité perd de l’importance ». Il personnifie « l’exilé d’adoption », le passeur de frontière appartenant « de la façon la plus complète aux deux communautés » (Angustures, 1998 : 233), la figure de l’intégration voulue, de l’Espagnol assimilé ou du franco-étranger. Plus qu’un métèque, il est, selon le beau néologisme de Pascale Gauthier, un « Esparisien » (Gauthier, 2010 : 8).

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NOTES

1. Nous entendons l’expression au sens extensif, renvoyant à l’aire hispanophone. 2. En recourant aux biographies et autobiographies à lire, souvent, avec un filtre anti- hagiographique. Cf. bibliographie. 3. Bien que fille de douanier, Gregoria, comme bien d’autres Basques, avait pour habitude de glisser quelques objets et friandises dans les poches de son fils en comptant que les douaniers ne le fouilleraient pas. 4. Journal télévisé, 1952 (INA télévision). 5. Chez vous ce soir, 21.10.1958 (INA télévision). 6. Visa pour l’amour, 13.9.1953 (INA radio). 7. L’éreinteur éreinté, 6.2.1970 (INA radio). 8. Vedettes en pantoufles, 1963 (INA télévision). 9. Impromptu des vedettes, 22.12.1954 (INA télévision). 10. Réponse à l’œil, 1954 (INA télévision). 11. Journal télévisé, 15.7.1970 (INA télévision). 12. Impromptu des vedettes, 22.12.1954 (INA télévision). 13. Rendez-vous à 5 heures, 21.3.1957 (INA radio). 14. Visa pour l’amour, 13.9.1953 (INA radio). 15. Nous empruntons l’expression « esparisien » et, par suite, une partie de notre cadre d’analyse, à Pascale Gauthier (2010), L’Épopée des Espagnols de Paris de 1945 à nos jours, L’Harmattan, 2010. Par ailleurs, ce texte doit aux lectures avisées de Cécile Prévost-Thomas et Luc Robène.

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RÉSUMÉS

Selon le mot d’Yves Borowice, Luis Mariano fait partie des métèques de la chanson française : des interprètes d’origine étrangère mais totalement intégrés au patrimoine national. Reste que son espagnolité a été l’outil de sa distinction dans le paysage musical et le principal ressort de son adoption par le public français à partir de la fin des années 1940. Entre 1945 et le début des années 1970, le chanteur et les médias instrumentalisent son identité espagnolisante – plutôt que proprement espagnole. Elle constitue le socle de son succès. Cependant, loin des représentations réductrices et stéréotypées, Luis Mariano entretient ce succès en jouant d’une identité toujours plus métissée, façonnée par la référence à l’Espagne, mais aussi à Paris et à des horizons plus exotiques (latino-américain en particulier). Citoyen du monde par goût et par stratégie, il devient une figure d’autant plus fuyante. On doit alors le voir, avant tout, comme un passeur de frontières qui, au final, appartient de la façon la plus complète qui soit aux différentes communautés auxquelles il s’adresse – ce en quoi, en définitive, il est bien aussi français qu’espagnol et personnifie pleinement l’image positive d’un exilé d’adoption, d’un Esparisien.

As Yves Borowice has remarked, Luis Mariano is one of those artists in French chanson who can be described as “métèque”: musicians of foreign origin who are nevertheless fully part of French national cultural heritage. Despite his cultural integration, Mariano’s “Spanishness” was the main factor creating his distinctiveness within French music, and the principal reason for his popularity with the French music public from the late-1940s onwards. Between 1945 and the early-1970s, the singer and the media made much cause of his “hispanicising” identity, presented as such rather than solely “Hispanic”. This instrumentalised identity “in process” was the very basis of his success. Far from building success on reductive and stereotyped representations of Spanish identity, Mariano played with identity presented as ever more mixed and hybrid, constructed through reference to Spain, but also to Paris, and to more distant exotic cultural signifiers such as Latin America. Being a citizen of the world by choice and by strategy thus made Mariano’s identity all the more elusive. But above all, he should be read as a crosser of borders who in reality belonged fully and entirely to all the different communities to whom he spoke. Equally “French” and “Spanish”, Mariano perfectly personified the positive image of an immigrant adopted by his country of exile.

INDEX

Index géographique : France, Espagne / Spain nomsmotscles Montand (Yves), Reggiani (Serge) Mots-clés : perceptions / représentations culturelles, médias, imaginaire, exotisme / orientalisme, diffusion / circulation / transferts, citoyenneté / identité nationale, identité individuelle / collective Keywords : perceptions / representations (cultural), media, imaginary, exoticism / orientalism, dissemination / circulation / transfers, citizenship / national identity, identity (individual / collective) Index chronologique : 1940-1949, 1950-1959, 1960-1969, 1970-1979 Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson, opérette, variétés

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AUTEUR

PHILIPPE TÉTART

Maître de conférence en histoire à l’université du Maine et chercheur au VIPS2 (Université Rennes 2), Philippe TÉTART est historien des médias et du sport. Il prête également attention à l’histoire de la chanson et a été coproducteur de l’émission « Les Greniers de la Mémoire » sur France Musique. Il a notamment coécrit Cent ans d’histoire en chansons avec Serge Berstein (2000), Ray Ventura ou les enfants de la marquise avec Alain Teircinet (2005) et travaillé sur les rapports entre musique savante et sport (« Les chants du sport, 1888-1939 » in J-F. Diana (dir.), Les dispositifs d’écriture du spectacle sportif, 2013).

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“Et viva Conchita !” Le stéréotype de la “bonne à tout faire” espagnole dans la chanson française (années 1960-1970) The Stereotype of the Spanish ‘Maid of all Work’ in French Chanson (1960s-70s)

Bruno Tur

1 PENDANT LES TRENTE Glorieuses, de nombreux Espagnols ont émigré vers les pays d’Europe du Nord, principalement en France, en Allemagne et en Suisse. Auparavant, au XXe siècle, les Espagnols avaient déjà émigré massivement vers l’Amérique latine ou vers des pays européens. En France, ils avaient été nombreux à venir dans l’entre-deux- guerres et en 1939, lors de l’exil républicain, en conséquence de la Guerre civile espagnole et de l’avancée finale des troupes franquistes en Catalogne. Cependant, en France, les Espagnols n’ont jamais été aussi nombreux que dans les années 1960 : au recensement de la population française de 1968, ils formaient ainsi la communauté étrangère la plus nombreuse, avec plus de 600 000 ressortissants (Lillo, 2004).

2 Cette migration qui débute à la fin des années 1950 présente une particularité : pour la première fois dans la longue histoire migratoire des Espagnols, des femmes partent seules. Elles sont généralement célibataires et jeunes, parfois mineures (la majorité étant alors fixée, en Espagne, à 21 ans). D’autres sont mariées mais partent seules à Paris, en pionnières de la migration, principalement depuis les villages espagnols. Elles

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pensaient y rester quelques mois, une année tout au plus, pour gagner et épargner le maximum d’argent et l’investir en Espagne. Mais beaucoup sont restées en France de très nombreuses années, repoussant sans cesse le moment du retour (Tur, 2006 ; Oso Casas, 2004).

3 Si Paris attire les femmes espagnoles, c’est que l’offre de travail dans le secteur domestique y est alors très importante. Elles s’installent dans les chambres de bonne des immeubles cossus de la capitale dans lesquels elles travaillent comme « bonnes à tout faire », principalement dans les quartiers de l’ouest parisien. C’est à partir de cette présence dans la capitale qu’apparaît un stéréotype, ou un personnage stéréotypé, celui de Conchita (Tur, 2012), à travers plusieurs supports : principalement la télévision, le cinéma, la littérature, la chanson (Tur, 2014 : 421-475). L’objectif de cet article est de montrer comment certaines chansons, qui s’inscrivent dans un mouvement plus large produisant des stéréotypes sur l’immigration espagnole en France, ont contribué à la diffusion du stéréotype de la « bonne à tout faire » espagnole, principalement au cours des années 1960, mais également dans les années 1970.

Une focalisation sur la présence des femmes

4 Les chansons françaises évoquant l’immigration espagnole en France dans les années 1960 ne sont pas nombreuses. Les archives de l’INA permettent d’en repérer quatre : Les Dimanches de Conchita, interprétée pour la première fois par France Gabriel1 dans l’émission « Chansons pour une caméra » (diffusée le 22 mai 1964) ; Oh ! La-la-la Conchita, de Miguel Cordoba, produite en 1964 et interprétée une première fois dans l’émission « Vient de paraître » (29 mai 1965) ; Conchita, c’est moi, interprétée par Conchita y los Caracas dans l’émission « Le Grand Voyage » (4 novembre 1965) ; enfin La Madam’, enregistrée par Annie Cordy en 1978 et qu’elle interprète plusieurs fois également à la télévision.

5 Ces quelques chansons s’inscrivent dans une production culturelle beaucoup plus large et qui intègrent également la présence espagnole en France. En ce qui concerne la littérature, citons, par exemple, le premier roman publié par Philippe Sollers (1958) ; Novembre, publié par Georges Simenon (1969) ou le roman autobiographique de Françoise Mallet-Joris (1970), La Maison de papier ; autres exemples au cinéma, avec Clémentine chérie (réal. Pierre Chevalier, 1962) ou La Mandarine (réal. Édouard Molinaro, 1971).

6 Les quatre chansons citées plus haut présentent la même particularité que les autres œuvres abordant l’immigration espagnole en France produites dans les années 1960-1970 : elles se focalisent sur la présence des femmes issues de cette communauté, et plus précisément sur la figure de la « bonne à tout faire ». De ce point de vue, elles reflètent une réalité historique, puisque cette migration se caractérise par la forte présence féminine, attirée par les nombreux emplois domestiques proposés à Paris dès la fin des années 1950, et principalement dans les quartiers les plus riches de la capitale.

7 La première des quatre chansons, Les Dimanches de Conchita en 1964, oppose clairement l’employeuse française et l’employée espagnole : C’est inouï tous les amis Que vous vaut une maison de campagne

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À Barbizon, à Chevreuse ou à Marly. Dès le dimanche matin, Ils arrivent en rangs serrés En voiture ou par le train Affamés et altérés.

Tandis que Conchita, Comme elle est la bonne et qu’elle a son dimanche, Coiffée de mantille et de dentelle blanche, Elle s’habille de noir, traditionnellement, Pour aller à l’église accomplir pieusement Ses dévotions espagnoles.

C’est inouï ce qu’ils ont faim Et quand ils ont englouti Les hors-d’œuvre, le rôti, Les desserts et les vins fins, Pendant tout l’après-midi Il leur faut des distractions Passer des microsillons Faire un bridge ou un rami.

Tandis que Conchita, Comme elle est la bonne et qu’elle a son dimanche, Rejoint d’autres bonnes qui ont leur dimanche, Et d’autres Espagnols en exil et voilà Qu’en hommage au pays on s’en met jusque-là De paëlla espagnole.

C’est inouï ce qu’ils sont lents À comprendre qu’on voudrait Qu’ils s’en aillent, mais après Ces dimanches épuisants Comment voulez-vous encore Qu’on pense à batifoler ? Mon mari est épuisé, On se couche et on s’endort.

Tandis que Conchita, Comme elle est la bonne et qu’elle a son dimanche, Avec Manolo dépense des nuits blanches. Manolo c’est ce bel Andalou ténébreux Qui a l’air, comme ça, de s’y connaître un peu En gaudriole espagnole.

Ay ! Il ne faudrait pas que l’on insiste trop Pour que j’échange mon époux Contre ce Manolo Et mes dimanches pour ceux De Conchita ! »

8 La même année, les paroles d’Oh ! la-la-la Conchita, de Miguel Cordoba, sont également cadencées par une opposition entre l’employeuse et l’employée : Refrain : La la la la Conchita, Conchita. (bis) Oh la la la la, la maisone Conchita, la café Conchita, la vaissella Conchita, el telefono

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Conchita, Oh la la la la, Yo très fatiguée, la madame no comprende pourquoi. Trabajo más penible en Francia. La madame no comprende Conchita. El monsieur mucho más simpatico, Pero pero, ay ay ay, Toda la noche Conchita dormir, Por la mañana café a servir. Y la tarde salir a pasear. Ay ay ay ay, así es París. » Refrain […] Pero mañana retour Bilbao Pour retrouver la mama y Pablo. En la maleta muchas pesetas ! Viva la fiesta toda la vida.

9 Une opposition qu’on retrouve encore dans la chanson La Madam’ d’Annie Cordy, en 1978 : Refrain : La madame, la madame, la madame, Oh toujours on me réclame La madame, la madame, Y’en a que pour La madame, la madame, Tout pour elle, et rien pour Conchita. Madona ! J’en ai marre de ce téléphone, Moi Conchita, je n’en peux plus, je deviens folle. Caramba ! Je rêve d’une révolution Pour faire sauter la madame aux petits oignons. Tous les jours, je fais le ménage d’une main Pendant que de l’autre je tiens la queue du chien. Ay ay ay ! Avec le pied droit je frotte, Avec le gauche elle me fait touiller la compote. » Refrain Madona ! Dès que madame est dans son bain, Moi Conchita je te l’astique au gant de crin. Caramba ! J’aimerais lui arracher le dos, Mais manque de pot, elle a la peau comme un taureau. Quelquefois, elle reste vingt jours à la diète Et on entend ses os qui jouent des castagnettes. Ay ay ay ! Je mettrais bien dans les pâtes Des boules de gomme et du chewing-gum pour qu’elle éclate. » Refrain Madona ! Tous les señor l’ont dans la peau, Je comprends pas car c’est vraiment pas un cadeau. Caramba ! Mais dès qu’elle a tourné le dos, Ils sont pour moi tous les Miguel, tous les Pedro. Y olé ! Je me parfume de haut en bas, Je mets ses robes, pour Conchita c’est la fiesta. Et olé ! Dès que la patronne s’en va, Ne cherchez pas, car la madame alors c’est moi ! […] Et viva Conchita ! Anda !

10 Ces trois chansons évoquent toutes le monde du travail. Le titre même Les Dimanches de Conchita met l’accent sur le jour de repos de la « bonne » espagnole, généralement le dimanche. Privée de son aide, la maîtresse de maison se voit débordée alors qu’elle

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reçoit des invités dans sa maison de campagne. La succession couplets/refrain établit une opposition employeuse/employée d’où il ressort, en quelque sorte, que madame subit, alors que Conchita mène la belle vie. Ce sentiment d’opposition est accentué par la musique, qui alterne rythme lent lorsque l’employeuse évoque son dimanche et rythme soutenu lorsqu’elle évoque celui de Conchita. Dans la chanson de Miguel Cordoba, les rôles s’inversent et c’est, cette fois-ci, Conchita qui évoque sa fatigue et la dureté de son travail, alors qu’elle est confrontée à l’incompréhension de son employeuse : seul le retour annoncé en Espagne semble égayer son quotidien. Quatorze ans plus tard, la chanson interprétée par Annie Cordy ne déclare pas autre chose : « Y’en a que pour la madame […] / Tout pour elle, et rien pour Conchita ! »

11 Seule la chanson du groupe Conchita y los Caracas est construite sur un modèle différent : (Au téléphone :) Oui ? Le grand voyage ! C’est Conchita. Oui, Conchita. Oui oui Conchita c’est moi, Je viens de Venezuela. Oh monsieur comment ça va ? Oui oui Conchita c’est moi. J’aime Paris, je lui donne mon corazón Avec une grande émotion dans mes chansons. Écoutez-moi, je vous dis la vérité, Celle que vous entendez, c’est Conchita. Je ne parle très bien le français Mais j’espère que vous comprendrez C’est pour ça que je vous dirai Quelques mots en espagnol. Buenos días, ¿cómo esta señor? Chaque matin j’entends la radio, Je regarde la télévision, Et j’aime beaucoup voyager. C’est « Le grand voyage » Qui me fait venir à Marseille Dans une grande caravane de chansons. Je veux vous connaître, Mais demain nous repartons : Appelle-moi à Toulouse au téléphone.

12 Si l’allusion aux Espagnoles est incontestable dans les trois premières chansons, elle est bien moins évidente dans la dernière. Celle-ci fait plutôt référence au Venezuela. En effet, Conchita y los Caracas est un groupe originaire de ce pays. En 1965, ils se produisent donc dans le jeu télévisé Le Grand Voyage, puisque la destination du voyage à gagner par les participants est le Venezuela. Au cours de cette émission, ils interprètent deux chansons : une chanson folklorique péruvienne, La Flor de canela, et, donc, la chanson en français reproduite ci-dessus – qui n’a été interprétée qu’une seule fois à la télévision et qui, à notre connaissance, n’a jamais été commercialisée. Nous ne savons pas dans quelles conditions cette chanson a vu le jour, mais nous pouvons avancer l’hypothèse qu’elle a été écrite par l’équipe de l’émission pour faire chanter cette interprète en français dans le seul but de susciter chez les téléspectateurs un effet comique, en focalisant l’interprétation de Conchita sur ses difficultés à parler le français2. Ces quatre chansons ne se contentent pas d’évoquer l’immigration féminine espagnole en France : elles le font toutes à travers le même personnage, celui de Conchita.

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Conchita, un personnage-stéréotype cité dans toutes les chansons

13 Qui est ce personnage et pourquoi ces quatre chansons le mettent-elles toutes en scène ? Conchita est le personnage stéréotypé de la « bonne à tout faire » espagnole immigrée en France. Il apparaît sous ces traits au tout début des années 1960, mais ce stéréotype existait déjà auparavant sous une autre forme. Du XIXe siècle aux années 1950, Conchita était le stéréotype de la femme fatale espagnole, plus précisément andalouse. On la repère dans plusieurs sources, principalement littéraires, par exemple les récits de voyage des écrivains romantiques francophones en Espagne (Blaze, 1933 ; Didier, 1837), ou comme personnage principal de romans dont l’action se déroule en Espagne, le plus connu d’entre eux étant La Femme et le Pantin (Louÿs, 1990). On le retrouve également dans la chanson : en 1958, l’acteur et humoriste Sim interprète à la télévision, dans l’émission 36 chandelles (29 juin 1958), une chanson intitulée Conchita de Pampelune. Pour introduire cette chanson, Sim explique : […] je reviens d’Espagne, et là-bas j’ai rencontré tout à fait par hasard une Espagnole […], une brune extrêmement piquante, tellement piquante qu’elle m’a piqué mon portefeuille […].

14 Pour interpréter sa chanson, dont il a écrit les paroles et composé la musique, Sim apparaît habillé normalement, mais coiffé d’un peigne et d’une mantille. Avec ces deux accessoires il souhaite que soit identifié, au premier coup d’œil, le caractère espagnol du personnage : la mantille, le peigne, comme l’éventail, sont les attributs de la femme espagnole dans sa vision la plus folklorique. Ils revêtent ici un rôle humoristique, puisque Sim en joue tout au long de sa chanson, jetant également quelques pétards « pour faire couleur locale », dit-il. Et tout simplement parce que, coiffé ainsi, son apparence est ridicule. Si elles contiennent une forte charge humoristique, les paroles de la chanson qu’il interprète ne sont pas moins nourries d’une description très convenue de la femme espagnole qui colle aux habitantes du nord de l’Espagne des stéréotypes généralement assimilés aux Andalouses : Sous le beau ciel de Pampelune, Il est une fille aux yeux noirs Et le parfum de sa peau brune Monte dans l’air quand vient le soir Et son regard ardent, Chaud comme un incendie, Brûle les imprudents qui lui sourient. On l’appelle Conchita – olé – de Pampelune. Elle est celle que l’on peut voir – olé – au clair de lune. Mais elle a la beauté farouche Et se méfie des hidalgos. Si par malheur quelqu’un la touche Elle le tue aussitôt. Si un jour vous vous trouvez – olé – à Pampelune, Alors là-bas vous la verrez – olé – au clair de lune. Quand ses cheveux se décoiffent, Ils sont encore plus lumineux. D’un coup de tête elle se recoiffe, Elle a du défi dans les yeux. Le malheureux gitan

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Qui voudrait l’enlacer, Son sourire éclatant Peut le blesser. […] Mais celui qui n’a pas de chance Quitte l’Espagne à tout jamais, Car des gitanes il n’y a qu’en France Qu’on en a vingt par paquets.

15 La différence entre cette chanson de Sim et les suivantes tient au fait que, dans la première, le personnage de Conchita vit encore en Espagne. Dans les suivantes – dont les premières datent de 1964 –, le stéréotype a glissé de l’Espagnole vivant en Espagne à l’Espagnole vivant en France. Conchita, désormais, devient le stéréotype de l’immigrée employée de maison à Paris ; un stéréotype que l’historien repère non seulement dans ces chansons, mais dans bien d’autres sources, principalement dans des publications dont le livre de Solange Fasquelle paru en 1968, au titre évocateur, est le plus connu : Conchita et Vous. Manuel pratique à l’usage des personnes employant des domestiques espagnoles (Fasquelle, 1968) ; mais également, et plus tardivement encore, dans des sketchs d’humoristes – comme celui d’Olivier Lejeune dans l’émission La Grande Classe (23 novembre 1993) – ou des pièces de théâtre (Toutain & Denis, 2005).

16 C’est cependant dans les années 1960 que le personnage de Conchita est régulièrement repris pour divertir. Les chansons analysées ici n’échappent pas à cette règle : Conchita est un personnage grotesque, amusant, parce qu’elle parle mal le français et qu’elle est ancrée dans les traditions de son pays. Plusieurs facteurs expliquent la rapidité de son succès et sa popularité. D’abord, le fait que la chanson, un genre plus accessible au grand public que le roman, reprenne ce personnage a considérablement aidé à son succès. Si l’on considère les chansons analysées ici, on observe que les mélodies sont simples et que « l’histoire » que raconte chacune d’elles est accessible et « divertissante ». En analysant les textes d’un corpus de partitions françaises écrites entre 1920 et 1960 évoquant l’Espagne, Christine Rivalan Guégo notait la chose suivante : […] il est frappant de voir que les paroliers jouent la carte de l’exotisme en parsemant leurs textes de références stéréotypées à l’Espagne et de mots espagnols parfois authentiques mais le plus souvent, hélas, grossièrement parodiés. Ici encore, l’inventaire est facile car très limité. Avec un maigre catalogue d’accessoires, l’ambiance espagnole est créée : mantille, éventail, castagnettes, tambourins et guitare d’une part, navaja et poignard d’une autre part assurent l’exotisme nécessaire au déploiement d’un imaginaire de pacotille. La couleur locale est obtenue par l’insertion de quelques mots espagnols qui faisaient déjà partie du lexique de bien des Français de l’époque : ce sont des mots comme señorita et señor, caballero, posada, navaja (Rivalan Guégo, 2008 : 293).

17 Ces remarques sont également valables pour Les Dimanches de Conchita, Oh ! la-la-la Conchita ou Conchita, c’est moi ! : on y trouve les accessoires et attributs (Conchita est « coiffée de dentelle et de mantille blanche » et mange « de la paëlla espagnole ») et les mots espagnols faciles à comprendre pour un Français, particulièrement dans la chanson de Miguel Cordoba. En ce sens, ces trois chansons s’inscrivent dans le genre de l’espagnolade, dont les paroliers français étaient friands et qui, dans les années 1960, était encore un genre populaire.

18 La deuxième raison du succès et de la popularité du nouveau personnage Conchita tient au fait que les interprètes de ces chansons passent à la télévision. De cette façon, ils

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touchent un public beaucoup plus large que celui qui fréquente les salles de spectacle et de concert, à un moment où le nombre de foyers équipés d’un téléviseur est en augmentation constante : en 1964, il y avait 5 millions de récepteurs ; en 1968, ils sont deux fois plus nombreux ; en 1967, 50 % des foyers français possédaient un téléviseur (Mousseau, 1991 : 40). La télévision a donc joué un rôle essentiel dans la diffusion du stéréotype Conchita, à travers les chansons analysées ici par exemple. Or, les stéréotypes « sont intériorisés par ceux qui lisent les journaux (ou regardent la télévision) parce qu’ils sont répétés inlassablement chaque jour, pendant de nombreuses années […] » (Noiriel, 2007 : 685-686). Ainsi, Les Dimanches de Conchita ont été interprétés au moins trois fois à la télévision française entre 1964 et 1965. Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot précisent, par ailleurs, que « le public se forge par la télévision ou la publicité une idée d’un groupe national avec lequel il n’a aucun contact » (1997 : 37).

19 La troisième raison est le caractère comique du personnage et des chansons qui le mettent en scène. Cet aspect comique est porté soit par les paroles et l’histoire, soit par la prononciation de l’interprète. Il est aussi parfois accentué par le déguisement de l’interprète, qui reprend, le plus souvent, des objets considérés comme typiquement espagnols : la guitare, le peigne, la mantille, les castagnettes, l’éventail, et c’est pourquoi Annie Cordy apparaît de cette façon sur la pochette de son 45 tours :

Annie Cordy, La Madam’

45 tours (CBS, 1978).

20 Sur cette pochette, deux objets permettent d’identifier le thème de la chanson : l’éventail que l’interprète porte en coiffure et le plumeau qu’elle tient dans sa main : autrement dit, des attributs évoquant la femme de ménage espagnole. Annie Cordy personnifie ici Conchita, comme elle le fera dans ses différentes interprétations

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télévisées et comme elle le fait pour chacune de ses chansons où elle interprète des personnages différents.

21 Les paroles des chansons intègrent toutes des allusions à l’apparence et au mode de vie des Espagnoles en France, comme si ces chansons exploitaient le même lexique. Dans Les Dimanches de Conchita, celle-ci est « coiffée de noir, traditionnellement, pour aller à l’église accomplir pieusement ses dévotions espagnoles » ; avec d’autres Espagnols, elle « s’en met jusque-là de paëlla ». Mais c’est avant tout la façon de parler de Conchita qui prête à sourire. « Je ne parle pas très bien le français », annonce la chanteuse de Conchita y los Caracas, tandis que la Conchita de Miguel Cordoba s’exprime dans un fragnol (mélange de français et d’espagnol) à peine audible. Ce fragnol est plus léger dans la chanson d’Annie Cordy, où les exclamations considérées comme espagnoles sont omniprésentes (« Caramba », « Ay ay ay », « Y olé », « Anda ! »), bien que « Madona » soit un terme italien.

Qui est Conchita ?

22 Si le prénom Conchita évoque chez beaucoup de personnes un prénom féminin typiquement espagnol, il s’agit en fait d’un diminutif hypocoristique de Concepción. En l’occurrence, en Espagne, les filles ainsi nommées étaient déclarées ou baptisées sous le prénom générique, le diminutif n’étant usité que dans la vie courante. Pour les registres et l’État civil espagnols, les femmes couramment appelées Conchita se prénommaient Concepción, María Concepción ou María de la Concepción. Le prénom fait bien sûr référence au dogme de l’Immaculée Conception, qui est la patronne de l’Espagne. Mais en Espagne, Concepción a rarement été un prénom féminin courant. Les femmes nées à partir de 1930 et jusqu’à la fin de la dictature franquiste se prénommaient majoritairement Carmen ou María, et même María del Carmen ; à partir des années 1980, c’est Laura qui devient le prénom le plus donné. Quant à Concepción, il n’a cessé de reculer tout au long du XXe siècle : en dixième position pour les années 1930, il est 23e dans les années 1960, puis n’apparaît plus dans les cinquante premiers dès la décennie suivante. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Concepción – et a fortiori Conchita – n’a pas été l’un des prénoms les plus donnés aux Espagnoles, sauf pendant le premier quart du XXe siècle où il faisait partie des plus populaires. Mais dès les années 1930, ce prénom était en perte de vitesse, jusqu’à sa probable disparition aujourd’hui3. Par ailleurs, toutes les Concepción ne se sont pas fait appeler Conchita. Il ne s’agit, donc, en aucun cas, d’un prénom caractéristique, si l’on tient compte du nombre d’Espagnoles qui l’ont porté. C’est donc ailleurs que nous devrons chercher l’explication de son succès. En France, Conchita a été donné 727 fois seulement depuis 1900, principalement entre les années 1940 à 1960. Quant à Concepcion, il a été donné 226 fois, surtout entre 1950 et 1975. À titre de comparaison, sur la même période, 28 893 filles ont été appelées Carmen à leur naissance4.

23 Le succès du stéréotype Conchita la « bonne » espagnole est en partie redevable à son prénom. En effet, puisque c’est l’effet comique qui est recherché, il présente plusieurs avantages qui n’ont pas échappé aux artistes parisiens l’ayant diffusé. D’abord, parmi les prénoms féminins espagnols, c’est un prénom « libre ». Outre Conchita, les deux prénoms féminins espagnols considérés comme les plus caractéristiques étaient Carmen et Maria. Dans les années 1960, Carmen est un prénom trop chargé de sens

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pour qu’il puisse désigner autre chose que le personnage de Mérimée et de Bizet. Quant à Maria, il évoque la Vierge Marie et il ne peut désigner un personnage dont les pratiques religieuses font l’objet de moqueries. Mais le choix du prénom Conchita ne s’explique pas seulement par sa « disponibilité » : son autre particularité, c’est que de tous les prénoms féminins espagnols, il est le plus à même de susciter l’effet comique en français : la succession des sons [on], [i], [a], liés pa le son [ch] donne à Conchita une tonalité exotique, d’autant plus que dans les années 1960, d’après les sources audiovisuelles, on constate que le prénom se prononce Con[ch]ita, et non pas Con[tch]ita comme nous le faisons aujourd’hui. Ce qui veut dire qu’on retrouve dans la première syllabe du prénom le mot « con », à double sens : l’insulte « con », désignant une « personne idiote, bête », ce sens vulgaire découlant d’ailleurs de l’autre sens du mot « con », à savoir la « région du corps féminin où aboutissent l’urètre et la vulve », en particulier le « sexe (organes génitaux externes) de la femme ». Il contient également le mot « conchie », du verbe « conchier », c’est-à-dire « souiller d’excréments5 ». Pour finir, il faut noter que le prénom se termine par « chita », qui n’est pas sans évoquer le chimpanzé Cheeta, indissociable des adaptations filmées de Tarzan. Le prénom Conchita permet donc plusieurs lectures, ce qu’il partage avec Bécassine. Ce n’est qu’après la création du personnage et sa popularisation que « bécassine » prendra le sens de « femme stupide ou ridicule ». De la même façon, ce n’est qu’à partir des années 1960 que « Conchita » va désigner une « bonne à tout faire » ou une femme de ménage, espagnole d’abord, de toute nationalité ensuite.

24 Le personnage de Conchita est une construction stéréotypée qui, comme tous les stéréotypes, a des fonctions bien précises, notamment celle de la classification (Amaussy & Herschberg Pierrot, 1997). À travers l’opposition ou la rivalité employeuse/ employée (employeuse française/employée espagnole) se dessine une opposition plus large entre ce qui est français et ce qui est espagnol. La classification intervient dans la mesure où ce qui est français est jugé comme supérieur à ce qui ne l’est pas, et plusieurs sources concernant les représentations des Espagnol-e-s, à travers le personnage de Conchita, abondent en ce sens.

25 La langue, donc, est la première concernée. En 1964, la Conchita de Miguel Cordoba parle un français télégraphique et dépourvu de toute syntaxe. Conchita parle très mal le français, d’où l’utilisation du téléphone pour susciter le comique. Un outil qu’elle est incapable de manier parce qu’elle est mal à l’aise avec la modernité et qui la met en contact avec l’extérieur et les relations de ses employeurs, à qui elle répond au téléphone sans pouvoir se faire comprendre. À travers le personnage de Conchita, on observe également une infantilisation de la « bonne » espagnole et, plus largement, de tous les Espagnols. Présenté comme un personnage simplet, Conchita est incapable de s’adapter à la modernité française. Enfin, Conchita enferme les Espagnoles dans le rôle des servantes et les métiers de service, jusqu’à devenir le parangon de la « bonne à tout faire ». Ce stéréotype est le vestige d’une époque récente où l’Espagne était encore considérée comme un pays culturellement moins avancé que la France.

26 Enfin, il est intéressant de noter que le personnage de Conchita contient une charge érotique qu’on retrouve dans les chansons qui le mettent en scène. Dans la version des Dimanches de Conchita chantée par France Gabriel puis par Michèle Arnaud, Conchita fréquente donc Manolo, « ce bel Andalou » qui s’y connaît « en gaudriole espagnole ». Avec lui, Conchita passe donc « des nuits blanches ». Il est curieux de noter que lorsque Roland Arday interprète cette chanson dont il est l’auteur, il apporte quelques

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modifications pour que ce ne soit plus la « maîtresse de maison » qui interprète Les Dimanches de Conchita, mais son mari. Par exemple, dans la version chantée par Arday, la chanson se termine ainsi : Ah ! c’est déjà beaucoup qu’avec ce Manolo Tous les dimanches Conchita Me fasse quelques cornes, Mais qu’en plus elle nous laisse tout le boulot, Ca dépasse les bornes. Je vais flanquer ses huit jours À Conchita !

27 Ce passage sous-entend que Conchita est la maîtresse de l’employeur, puisque sa « gaudriole » avec Manolo lui font pousser « quelques cornes » d’amant trompé. Conchita a donc conservé son potentiel de désir, présent dans les œuvres littéraires du XIXe siècle ayant créé le stéréotype de l’Espagnole andalouse, et qu’on retrouve par exemple chez Philippe Sollers ou même chez Sim, mais qui va peu à peu s’estomper lorsque Conchita « la désirable » va laisser place à Conchita « l’immigrée idiote ». Entre temps, le modèle de la femme désirable que l’Espagnole brune incarnait à merveille semble s’être déplacé vers un autre genre de femmes, la vamp blonde par exemple, qu’incarne à la perfection en France, dans les années 1960, l’actrice Brigitte Bardot.

Conclusion

28 Les chansons analysées témoignent d’une époque où les Espagnols formaient l’une des communautés étrangères les plus nombreuses en France. Le personnage de Conchita, aussi grotesque soit-il, a connu un véritable succès dont ces quelques chansons ne sont qu’un exemple. Car il ne faut pas considérer le personnage de Conchita comme un stéréotype limité aux années 1960 : apparu au début de cette décennie, le personnage- stéréotype Conchita « bonne à tout faire » n’a plus quitté le langage courant depuis. En effet, bien que l’immigration espagnole n’évoque plus grand chose aux jeunes générations françaises, on constate que Conchita a intégré des expressions toutes faites du langage courant : « Il n’y a pas marqué Conchita » (exprimé en pointant son front), « Je ne suis pas ta Conchita » ou « Être la Conchita de service » sont des expressions usitées de nos jours et qui évoquent toutes la figure de la « bonne » espagnole, se traduisant par « Il n’y a pas marqué bonne à tout faire », ou « femme de ménage », ou « servante » ; « Je ne suis pas ta bonne » ; « Être la bonne de service ». Dans ces expressions, Conchita est donc employé comme synonyme de « bonne à tout faire » ou femme de ménage. L’usage actuel de ces expressions est, d’ailleurs, parfaitement repérable sur les forums Internet et sur les sites de microblogging comme Twitter ou les réseaux sociaux.

29 Si Conchita a intégré le langage populaire, c’est que le stéréotype n’a jamais disparu depuis les années 1960, malgré le tarissement de l’immigration espagnole et la disparition du métier de « bonne à tout faire » au sens propre du terme, c’est-à-dire de domestique à demeure. Le stéréotype s’est maintenu pour au moins trois raisons. D’abord, les immigrées espagnoles, dès qu’elles n’étaient plus « bonnes », ont continué à être employées dans le secteur des emplois domestiques, principalement en tant que femmes de ménage et concierges, comme nous l’avons montré par ailleurs (Tur, 2006). La deuxième raison est que les immigrées portugaises arrivées à partir de la moitié des années 1960 ont également investi ce secteur d’emploi : Conchita est parfois présentée

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comme une portugaise, comme dans la pièce de Stéphanie Janicot (2005). Enfin, si le stéréotype s’est maintenu, c’est parce qu’il a été couramment repris dans des œuvres de divertissement entre 1960 et aujourd’hui.

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NOTES

1. La chanson sera reprise par Michèle Arnaud et par son auteur, Roland Arday. 2. D’autres aspects des paroles de cette chanson évoquent l’Espagne. Par exemple, si Conchita annonce clairement qu’elle vient du Venezuela, elle demande également qu’on l’appelle à Toulouse, haut-lieu de la présence espagnole en France depuis la fin de la Guerre civile (1939). 3. Instituto Español de Estadística, Explotación Estadística del Padrón a fecha 01/01/2009, http:// www.ine.es/daco/daco42/nombyapel/nombres_por_fecha.xls [consulté le 8 novembre 2010]. 4. INSEE, Fichier des prénoms, édition 2003. 5. Les définitions proviennent du site www.cnrtl.fr.

RÉSUMÉS

Les années 1960 ont été marquées, en France, par une immigration espagnole importante. Au sein de cette communauté, les femmes étaient nombreuses, attirées par des emplois dans le secteur domestique, à Paris particulièrement. Bon nombre d’entre elles ont trouvé une place de « bonne à tout faire » dans les familles aisées de la capitale. On voit alors apparaître un stéréotype porté par le personnage de la domestique Conchita. Il s’alimente d’un stéréotype littéraire préexistant, celui de la femme fatale andalouse, décrite au XIXe siècle par les écrivains francophones, mais évolue dès le début des années 1960 vers un personnage enfantin et dépourvu de bon sens. Tout au long des années 1960 et 1970, plusieurs chansons mettent en scène ce personnage, qui a marqué l’imaginaire collectif français.

The 1960s in France were marked by a major Spanish immigration. Within this community, many women were attracted to jobs in the domestic sector, particularly in Paris. Many of them then found positions as cleaning ladies with wealthy families in the capital. During that time, a stereotype of the “Spanish Conchita”, a pejorative nickname for women in this position, began to appear. It feeds a pre-existing literary stereotype, that of Andalusian femme fatale described in the nineteenth-century by the French writers, but evolves in the early 1960s into a child character that is devoid of common sense. Throughout the 1960s and 1970s, several songs portray this character that marked the collective French imagination.

INDEX

Index géographique : France, Espagne / Spain Keywords : stereotypes / stigma, migration / diaspora / exile, femininity / masculinity / gender, work nomsmotscles Cordoba (Miguel), Gabriel (France), Conchita y los Caracas, Cordy (Annie) Index chronologique : 1960-1969, 1970-1979 Mots-clés : stéréotypes / stigmates, migration / diaspora / exil, travail / emploi / salariat, féminité / masculinité / genre Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson, variétés

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AUTEUR

BRUNO TUR

Centre de recherches ibériques et ibéro-américaines, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

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Georges Moustaki, « La Marseillaise » et l’air du Pirée Georges Moustaki, « La Marseillaise » and the Air of the Piraeus

Pierre Sintès

L’auteur souhaite rendre hommage à la force de persuasion d’Yvan Gastaut sans laquelle ce texte n’aurait jamais vu le jour, ainsi qu’à la clairvoyance prophétique de Guilhem Boulay. Merci encore à Olivier Givre pour les échanges qui ont entouré ce texte et bien d’autres.

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1 CE TEXTE VISE À INTRODUIRE une réflexion originale sur la relation entre Georges Moustaki, figure de la chanson française connue dans le monde entier, et la Grèce en tant que pays de ses origines supposées. Comme le chanteur le clamait lui-même dans les premières rimes de son titre phare « Le Métèque », Georges Moustaki était en effet réputé en France pour être grec, sans pour autant que cette affirmation ne soit jamais questionnée au regard de la trajectoire de l’artiste, ni de la réalité de sa vie ou de son ascendance. Pourtant, à y regarder de plus près, les contours de cette grécité (pré)supposée ne sont pas toujours évidents à identifier. Ce texte renvoie à une question ouverte – Georges Moustaki doit-il bien être considéré comme Grec ? – et à une affirmation implicite dont il serait peut-être autorisé de douter. Par ailleurs, en interrogeant sa relation avec l’« air du Pirée » bien connu, le titre de cet article suggère aussi que Georges Moustaki était un protagoniste situé dans le monde professionnel de la chanson grecque en renvoyant à la chanson, mondialement connue, de la célèbre Mélina Mercouri, création du compositeur grec le plus renommé de son temps, Manos Hatzidakis en 1960 pour la bande originale du film Jamais le dimanche de Jules Dassin. Par sa mélodie comme par ses paroles, « Les Enfants du Pirée » demeure en effet le symbole de la chanson grecque, avec laquelle Georges Moustaki a tissé certains liens au cours de sa vie d’artiste, et qui l’a sans doute quelque peu influencé dans les manières qu’il a eu de se présenter à son public.

2 Pour mesurer la réalité, l’étendue et les logiques de ces relations polymorphes entre Georges Moustaki et la Grèce, il sera donc nécessaire de puiser tout autant dans la réalité de la trajectoire familiale de l’artiste, dans son parcours de citoyen et d’artiste, comme dans le contexte social et idéologique dans lequel sa carrière s’est réalisée. Ce texte se fondera pour cela sur un corpus de chansons, mais aussi et surtout sur les interviews données par le chanteur ainsi que sur les quelques ouvrages consacrés à sa vie qui révèlent des informations importantes que les seules chansons n’abordent pas. Dans cet ensemble de sources, la Grèce apparaît souvent sous un jour paradoxal. Elle est tout à la fois la terre des racines revendiquées, parfois explicitement, et un lieu d’origines rêvées, imaginées, fantasmées, ou encore mobilisées en fonction de différents contextes de l’entretien à proprement parler et des périodes de la vie de l’artiste. Identifications plurielles, contextuelles, métisses, c’est finalement l’ensemble des questions concernant les discours d’identification qui est posé par la figure du barde méridional qu’a imposé Georges Moustaki de son vivant, et qu’il lègue à la postérité de la chanson française. Il nous permet d’illustrer un processus qui dépasse son unique cas : quels que soient les parcours individuels, les discours d’appartenance résultent toujours de mécanismes complexes1 puisant leurs racines tour à tour dans le regard des autres, les assignations parfois violentes qui peuvent être subies, tout comme les choix qui conduisent à les exprimer en fonction des circonstances.

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L’enfance et les origines : grec ou pas grec ?

3 Tout au long de sa carrière, un ensemble d’éléments objectifs semblent rapprocher Georges Moustaki de la Grèce dans l’esprit de nombre de ses contemporains. En premier lieu, son histoire personnelle porte la trace de relations tangibles avec la culture et l’identité grecque à commencer par sa naissance, le 3 mai 1934 à Alexandrie en Egypte, dans une famille originaire de Corfou, île de la mer Ionienne rattachée au territoire de la Grèce moderne en 1864. La Grèce ayant adopté depuis sa fondation en 1830 le droit du sang comme principe de transmission de la citoyenneté2, Georges Moustaki bénéficie ainsi dès sa venue au monde de la citoyenneté hellénique de ses parents, eux-mêmes déjà nés à Alexandrie. Pourtant, les choses s’avèrent plus compliquées quand on cherche à identifier précisément les différents cercles d’appartenance qui marquent cette famille. En effet, il est important de préciser qu’il s’agit d’une famille juive de Corfou, ce qui introduit la question des origines du chanteur dans les méandres des appartenances post-ottomanes, et donne ainsi une possible explication à la plasticité des discours identitaires dont il fera preuve plus tard. D’après les traces historiques qu’elle a laissées avant sa déportation en 1944, la communauté juive de Corfou est en effet connue pour avoir été une communauté essentiellement romaniote, c’est-à-dire composée de Juifs hellénophones, mais la langue de ses membres était fortement influencée par l’italien en raison de la proximité de l’Italie, et par l’espagnol apporté sur l’île par un groupe importants de Juifs hispanophones descendants des Sépharades chassés d’Andalousie en 1492. Les relations difficiles entre ces deux branches de la communauté juive sont particulièrement bien attestées dans le judaïsme grec, les uns et les autres vivant un rapport différent à la construction nationale grecque (Handman, 2002), mais surtout une concurrence locale assez aigüe (Flemming, 2008 : 34-41). Sans que cela ne soit jamais approfondi dans les différentes sources examinées, il est fort plausible que les parents de Georges Moustaki aient été précisément situés de part et d’autre de cette frontière intérieure au judaïsme grec, où que leur famille ait été précisément à cheval sur une telle frontière. Son père, Nessim Mustacchi, fils de Giuseppe né à Istanbul dans une famille corfiote est de toute évidence sépharade, comme en atteste le lieu de la naissance de son père ainsi que son nom et son prénom, alors que sa mère, Sarah fille de Samuel venu de Zante, serait une hellénophone dont les origines remonteraient à la ville de Ioannina, dans les montagnes d’Epire, où était présente l’une des plus anciennes communautés romaniote de Grèce3.

4 Les racines de cette famille, romaniote autant que sépharade, même si elles sont indéniablement liées à la Grèce moderne, sont ainsi empreintes d’une grécité très particulière. En effet, bien que l’une des caractéristiques de l’histoire de Corfou est de n’avoir jamais connu la domination de la sublime porte4, mais successivement de Venise (1386-1797) de la France napoléonienne (1797-1799 puis 1807-1814), la Russie (1799-1807) et l’Angleterre (1814-1864), la population de l’île, dont les influences culturelles avaient été très variées, connaît à partir de 1864 un processus de nationalisation classique pour l’époque, suite à l’inclusion de Corfou dans l’espace du jeune État grec. Un tel mouvement associe assurément l’extraction familiale de Georges Moustaki à des processus de constructions identitaires classiques dans le Sud-Est européen où les appartenances administratives, les allégeances religieuses ou les cercles de reconnaissances vécues peuvent être fortement dissociés, à l’image de la

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famille d’Edgar Morin, juif de Thessalonique, qui faisait perdre son latin à Aristide Briand : – Je ne comprends pas… Vous êtes né quoi ? – Ben, à Salonique, Turquie. – Donc, vous êtes turcs. Il s’adresse à Monsieur Longuet : – Ils sont turcs, bon, après ? – Après, on a opté au moment de la capitulation en Turquie, pour être protégés Italiens. – A oui, je suis au courant, qu’est-ce que c’est compliqué. Bon, et maintenant ? – Maintenant, on est grec… – Mais alors, vous êtes grecs ? – Oh non – Et vous n’êtes pas turcs ? – Mais non. – Et vous n’êtes pas italiens ? – Mais non, puisque… – Oh, quelle histoire ! Il s’adresse au député : – Monsieur Longuet, je suis désolé, je ne comprends pas, c’est tellement embrouillé cette salade macédonienne, je ne comprends pas. (Morin, 1989 : 101)

5 Le destin de Georges Moustaki est donc lié à celui d’une petite communauté incluse dans un pays dont le discours national ne faisait qu’une place assez ténue aux minorités religieuses ou linguistiques en raison de leur conformité imparfaite aux canons d’une identité nationale forgée au XIXe siècle autour du christianisme orthodoxe et de l’hellénophonie (Drettas, 2003). Cela fait de lui un citoyen grec à l’hellénité d’emblée ambigüe. À bien y regarder, certains détails de son enfance auraient même plutôt tendance à l’éloigner de l’identification à la Grèce, comme si l’on pouvait y déceler une sorte de mise à distance progressive vis-à-vis de ce pays. Son prénom d’origine tout d’abord (Georges est un prénom d’emprunt adopté à Paris bien plus tard) est tantôt italien (Giuseppe d’après sa sagefemme italienne), arabe (Yousef pour l’état civil égyptien) ou encore juif (Yosif pour la communauté juive) plutôt que grec. Le surnom qui lui est donné par ses amis et sa famille (Jo ou Jojo) est même imprononçable en grec moderne qui ne possède pas la consonne fricative post-alvéolaire voisée [ʒ] qui est prononcée plutôt comme une simple dentale [z]… transformant immanquablement ce Jojo en Zozo. De plus, même s’il se souvient que ses deux parents conversent entre eux en grec démotique, la langue parlée en famille est préférentiellement l’italien, car une tante semble refuser de parler grec à la maison pour des raisons un peu loufoques de mutisme sélectif (Calvet, 2014 : 28-29), mais peut-être aussi pour marquer sa distance vis-à-vis d’un pays dont elle se serait sentie rejetée. La trajectoire professionnelle de son père l’éloigne aussi de la langue et de la culture grecque puisque celui-ci est à la tête d’une librairie dont la très grande partie du fond est constitué par des ouvrages en français.

6 Cette distance linguistique et culturelle vis-à-vis du pays de ses grands-parents fait écho au comportement d’autres communautés juives de Grèce, surtout celle de Thessalonique dont l’hellénisation de ses membres a été très lente après l’intégration de la ville au territoire grec en 1913 (Fleming, 2008 : 48) ou encore celle de Rhodes dont l’île n’a été rattachée à la Grèce moderne qu’à partir de 1947 (Sintès, 2010b). Plus généralement, on retrouve un positionnement comparable chez de nombreux groupes

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minoritaires qui, après avoir quitté la Grèce, rejettent parfois toute association à ce pays – comme c’est le cas par exemple des Slavophones partis de Grèce du Nord vers l’Australie après la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile (Danforth, 1995). Un tel détachement demeure lisible tout au long de la vie du chanteur qui, quand il évoque ses origines, se rapporte bien plus régulièrement à la vie cosmopolite de l’Alexandrie de sa naissance qu’à la Grèce moderne (Moustaki, 2002).

7 À l’examen de ces premiers éléments sur ses origines, il semble donc difficile d’associer aussi clairement que ne le fait la vox populi le pâtre grec de la chanson française à la Grèce moderne. D’ailleurs, en Grèce et à l’autre bout de la vie du chanteur, la question de son hellénité n’est pas non plus si évidente à trancher. Les nécrologies parues suite à son décès en témoignent. On peut y lire γεννήθηκε στην Αλεξάνδρεια από Ελληνες γονείς5, et donc qu’il n’était pas grec lui-même, ou encore que η οικογένειά του ήταν έλληνες σεφαραδίτες εβραίοι από την Κέρκυρα, οι οποίοι είχαν μεταναστεύσει στην Αίγυπτο6. Sa notice Wikipédia en grec le présente d’ailleurs bien comme un citoyen français de nationalité française, et non pas comme un grec, même si sa famille est décrite encore une fois comme étant composée de Έλληνες Σεφαραδίτες Εβραίοι7, formule qui pourrait sembler proche de l’oxymore quand on connaît les difficultés éprouvées par les groupes minoritaires à être considérées comme faisant véritablement partie du corps national grec8.

1950-1960 : un Grec par les autres

8 Quels sont alors les éléments qui laisseraient penser aussi clairement que l’auteur de Milord, de Sarah et de Ma liberté, était en fait un chanteur grec ? La réponse réside sans doute tout d’abord dans les propos mêmes de Georges Moustaki qui s’est dit grec à plusieurs moments de sa carrière et en plusieurs occasions, sans forcement livrer plus d’explications. Cette grécité s’est tout d’abord affichée par le truchement de sa méditerranéité tout autant que de l’exotisme qu’il inspirait à ceux qu’il rencontre après son arrivée à Paris à l’hiver 1951. « Moustaki, c’est un drôle de nom. Il a des chansons qui nous font voyager, et c’est pour ça qu’on l’aime bien » dit en effet Édith Piaf pour le présenter lors de l’une de ses premières apparitions télévisées en 1958. Au cours de cette période, un ensemble de traits affichés par le chanteur renvoient ses admirateurs à la Méditerranée des vacances9 : pilosité généreusement négligée – même si ce trait deviendra ensuite un signe de l’époque du flower power, nonchalance assumée renvoyant au farniente stéréotypé de méridional qu’expriment bien ces vers de la chanson Les orteils au soleil de 1958 : Je laisse jouer mes orteils Dans les trous de mes espadrilles Pour qu’ils voient un peu le soleil, Comment qu’il brille. Pendant c’temps-là j’baye aux corneilles. Oh ! ce n’est pas que je m’ennuie, Mais je pass’ des nuits sans sommeil Avec les filles. […] Je laisse jouer mes orteils Dans les trous de mes espadrilles. Moi, j’ai un faibl’ pour le soleil Et pour les filles, C’est pourquoi j’irai à Marseille

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Ou m’embarquerai pour les Antilles. Paraît qu’là-bas c’est plein d’soleil Et plein de filles. Ou encore d’Avant que viennent les marchands écrite en 1970 : On allait en tapis volant Visiter les pays d’Orient Le désert était encore blanc avant que ne viennent les marchands On était tous les fils du vent Et les chiens n’étaient pas méchants On pouvait vivre doucement Avant que viennent les marchants On travaillait tout doucement On se reposait très souvent On vivait le reste du temps.

9 Son goût pour la romance et les conquêtes féminines qui y transparaît régulièrement (Savenier, 2009) fait de lui une sorte de latin lover de l’Orient lointain, évoquant dans le référent helléno-centré la figure du kamaki10, née autour de l’économie touristique grecque au cours des années 1960. Plus sûrement que par ses origines familiales, Georges Moustaki se présente donc par l’image qu’il affiche dès le début de sa carrière sous un ensemble de traits qui mènent confusément vers la Grèce, tout autant qu’elles évoquent un Orient au sens d’Edward Saïd, ici un espace méditerranéen idéalisé et rêvé, un lieu de dépaysement exotique, plus imaginaire que réel, conçu depuis un point de vue occidental (Saïd, 1978).

10 En inversant la perspective, on pourrait aussi se demander ce qui a pu amener à cette même période Georges Moustaki à se dire grec, au point qu’un élément important de son œuvre musicale, Le métèque, en constitue une marque indélébile. Dans cette chanson, il l’affirme bien à la première personne : il a une « gueule de métèque / de Juif errant, de pâtre grec ». En 1969, ce succès le projette sous le feu des projecteurs et lui ouvre les portes de Bobino pour ses premiers concerts solos du 6 au 25 janvier 1970. Inutile de rappeler combien cette chanson participe à le révéler comme interprète alors qu’au cours des années précédentes, il s’était contenté d’écrire pour d’autres chanteurs « rive gauche ». Les plus illustres de ses interprètes sont Henri Salvador, qu’il admire depuis l’enfance, Yves Montand, Édith Piaf (pour le célèbre Milord) et bien sûr Barbara et Serge Reggiani qui lui assurent un grand succès de compositeur. Il écrit aussi pour une petite foule d’artistes moins en vue comme Irène Lecarte, ou encore Paul Roby et Robert Ripa. Ce n’est que timidement qu’il chante depuis le milieu des années 1950 dans des cabarets parisiens (l’Échelle de Jacob ou La Pomme), lui donnant l’occasion d’interpréter à la télévision ou même d’enregistrer quelques titres au succès incertain, Donne du Rhum à ton homme ou Jean l’Espagnol en 1958 sous le nom de Jo Moustaki, puis, sous celui d’Eddie Salem, une curieuse version des Enfants du Pirée11 en 1960. C’est donc un véritable tournant qui le fait passer, à partir du métèque, de compositeur compétent à interprète reconnu, susceptible de remplir les plus grandes salles de la capitale. Une telle transformation laisse supposer la force de l’empreinte laissée par cette chanson sur l’artiste, ainsi que sur les discours construits par la suite pour le présenter au public.

11 Concernant la référence autobiographique aux origines de son auteur, l’histoire de ce titre est sous certains aspects suffisamment révélatrice pour être relatée12. Une fois écrit, Georges Moustaki le propose à Serge Reggiani qui le lui refuse. Pour argument, ce

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dernier lui explique qu’il n’est pas ce métèque que décrit la chanson, tout simplement parce qu’il y reconnaît les traits et l’histoire de son auteur plutôt que les siens. Alors que Moustaki s’en défend, Reggiani prend sa guitare et se lance dans une interprétation… où il parodie du mieux qu’il le peut son compositeur préféré. Cette anecdote, qui peut être mise en perspective avec d’autres éléments du répertoire naissant du Georges Moustaki des années 1950-60, comme la présentation d’Édith Piaf à la télévision en 1958 ou bien la tentative avortée de se glisser dans la peau légèrement basanée d’un Eddie Salem (twister ostensiblement Méditerranéen autant arabophone qu’hellénophone), semble montrer qu’à cette période, plus de dix ans après être arrivé à Paris, Georges Moustaki devient plus nettement ce qu’il est dans les yeux des autres, et ce qu’il sera pour les années suivantes. C’est à cette occasion que sa « gueule de métèque » devient un peu plus une évidence pour lui-même, car elle en est une pour Serge Reggiani ainsi que pour ses autres connaissances parisiennes. Le récit qu’il livre ici sur la genèse de l’interprétation de cette chanson culte donne l’illustration d’un processus classique de l’identification sociale, qui fait la part belle à ce que l’on appelle l’« assignation » (Gossiaux, 2002), c’est-à-dire l’adoption par ego du discours construit par autrui sur soi-même, à l’image des très célèbres « stigmates » étudiés par Ervin Goffman (Goffman, 1975). De la sorte, il semble que Georges Moustaki soit devenu un métèque en France, un Grec par le regard des autres, si l’on accepte que ces deux identifications n’en forment, à ce moment-là, qu’une seule.

1967- 1974 : s’engager pour la Grèce

12 Mais au-delà de ce simple jeu de miroir produit par ses premières rencontres parisiennes, il semble possible de trouver, au cours des années suivantes, différents éléments plus tangibles qui mettent en relation le professionnel reconnu de la chanson que Georges Moustaki devient à la fin des années 1960 avec le pays de ses origines supposées. Des éléments épars laissent entendre que la Grèce a pu prendre à certains moments une place particulière dans son parcours, voire que le chanteur a pu utiliser sa notoriété et son activité pour y établir des contacts, se prenant peut-être quelque peu au jeu de sa première grécité parisianogénérée.

13 Depuis sa jeunesse pourtant, en tant que citoyen de la République hellénique, il sait qu’il ne doit surtout pas voyager dans ce pays, car il sera contraint d’y effectuer son service militaire, ou bien il sera poursuivi pour insoumission – dilemme bien connu des Grecs de la diaspora13. C’est la raison pour laquelle il ne découvre la Grèce que très tard, à l’âge de 32 ans, en 1966, quand il apprend qu’il est amnistié. Lors de ce premier voyage, il tombe amoureux du pays : Je me suis senti grec parce que les odeurs, les sons, les saveurs, les chansons que j’entendais, tout cela me rappelait ma famille […]. Quand j’étais en Crète, un monsieur qui louait des chambres me dit : « vous n’êtes pas français, pas allemand, pas touriste, donc par déduction… vous devez être grec. » Il en conclut alors : « Ma première couche, c’était d’être grec, mais je l’avais oublié avec le temps à force de superposer d’autres cultures, d’autres pulsions14.

14 Après la première étape parisienne de sa « grécisation », ce voyage en Grèce constitue un second moment fort. Il écrit alors une lettre à sa fille Pia en lui disant : « je viens de découvrir mon pays d’origine15. » Mais les premiers liens publics avec la Grèce demeurent pourtant assez discrets. Le 8 septembre 1969, dans l’émission Vedette et son public16, il interprète avec Catherine Le Forestier un titre qu’il présente comme étant

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« une chanson grecque dont j’ai écrit les paroles françaises ». Il s’agit du « facteur », morceau de Manos Hatzidakis et interprété en Grèce sous le titre « Ο ταχυδρόμος πέθανε » (« le facteur est mort ») par Zoé Fitoussi, puis Nikos Xilouris et encore Arletta17, dont il a traduit les paroles avec l’aide de sa mère à la demande du compositeur. À partir de cette date, il voyage régulièrement en Grèce, faisant néanmoins reposer davantage ce nouvel ancrage sur sa vie de bohème, de troubadour ou sur ses liens professionnels, que sur un véritable projet de retour programmé aux sources de sa famille. Pour autant, ce mouvement semble aussi préfigurer certains traits de la mondialisation culturelle : en étant, par son métier, le protagoniste d’une mobilité régulière et répétée vers la Grèce, Georges Moustaki met en équation une « appartenance » à ce pays dans ses discours d’identification alors modifiés par ses nombreux voyages en Grèce.

15 Mais ce sont surtout le coup d’État et la dictature des colonels (1967-1974) qui provoquent chez lui une réaction de révolte profonde contribuant à renforcer, au moins pour un temps, ses liens avec la Grèce et les (ou des) Grecs. « On touchait à mon bien propre18 » dit-il pour expliquer son engagement lors de cette période. Alors que cela ne transparaissait que très peu dans son répertoire précédent, il exprime cette fois-ci un positionnement politique plus tranché à travers la sensation « d’être pris à parti personnellement19 ». Il se retrouve ainsi avec Marie-Paule Belle et Guy Béart pour chanter en présence de Mélina Mercouri et Mikis Théodorakis dans un meeting de bienvenue aux Grecs organisé le 2 novembre 1970, où il témoigne ainsi de son soutien aux réfugiés politiques venus à Paris20. On trouve la marque de cet engagement dans plusieurs chansons écrites à cette période comme Enfants de Grèce en 1969 : Un jour tu deviendras en fin ce que tu dois être Tu renaîtras de ta souffrance Ton avilissement t’accompagne à tous tes instants Et ton humiliation est plus profonde Que les racines des montagnes Enfants de la Grèce (bis) Tu vois ta trahison dans la lumière Tu bois la servitude dans ton verre de vin Et tu n’as rien d’autre que l’amertume à tous les repas Ô toi qui souffres Toi qui espères Enfant de la Grèce Un jour tu deviendras enfin ce que tu dois être. Ou encore En Méditerranée en 1973 : Le ciel est endeuillé par-dessus l’Acropole Et liberté ne se dit plus en espagnol On peut toujours rêver d’Athènes et Barcelone Il reste un bel été qui ne craint pas l’automne En Méditerranée.

16 Le point d’orgue de cet engagement est le travail qu’il réalise avec Mikis Théodorakis en 1970, relaté dans le documentaire intitulé Nous sommes deux de Robert Manthoulis. On l’y voit travailler avec Mikis Théodorakis à la traduction des Chansons pour Andréas écrites en captivité par ce dernier, où il évoque les séances de torture dont il a été la victime dans les geôles grecques. Le mobile de cette démarche est clairement politique, comme le déclare Mikis Théodorakis dans ce documentaire :

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Je suis venu en Europe pour témoigner devant l’opinion internationale. Mon témoignage sera long et pénible. Je témoignerai avec la parole, l’action et la musique.

17 Plus encore que dans ses voyages en Grèce, ce moment conduit Georges Moustaki à s’immerger véritablement dans le milieu de la création artistique grecque. Le succès qu’il connaît au même moment avec « Le Métèque » lui vaut paradoxalement une invitation officielle dans la Grèce des colonels, que tous les opposants grecs qu’il fréquente à Paris le poussent à accepter. Il y donne même une émission sur la chaîne de l’armée grecque le 31 décembre 197221. On y comprend que son grec est trop hésitant pour qu’il s’exprime dans cette langue, et il préfère parler l’anglais. Il y évoque néanmoins ses origines avec le présentateur disant combien il se sent grec et va jusqu’à interpréter quelques couplets du métèque en grec. S’il n’a bien entendu pas le droit de chanter les œuvres écrites avec Mikis Théodorakis, alors interdites en Grèce, il est assailli de questions après ses concerts sur les relations qu’il entretient avec les Grecs en exil à Paris22.

18 C’est dans ce contexte très particulier que Georges Moustaki construit donc ses relations à la Grèce véritable, qui font suite à celles qui le reliaient à une Grèce rêvée, surtout par ses amis parisiens. Il participe par son activité artistique à la lutte contre la dictature des Colonels, tout en s’associant au mouvement anticolonialiste qui gagne à la même époque la gauche française et ses représentants dans le monde de la chanson23. Il sera bientôt considéré comme un chanteur engagé s’intéressant plus généralement à la cause des opprimés comme en 1974, suite à la révolution des œillets au Portugal quand il chante : « Cette fleur nouvelle qui fleurit au Portugal / C’est peut-être la fin d’un empire colonial » dans la chanson « Portugal », ou plus généralement en promouvant la « révolution permanente » dans sa célèbre « Sans la nommer » en 1969. Au cours de cette période, la Grèce semble avoir été un premier catalyseur pour faire de Georges Moustaki un chanteur engagé de la chanson française.

Identités multiples pour un chanteur-monde

19 Mais le détour par l’engagement, tout comme le détour par la Grèce, semble n’avoir eu qu’un temps : « on n’échappait pas à la chanson engagée » déclare-t-il doucement au micro de Sapho en 2003, mais c’était « un monde qui n’était pas vraiment le mien24 ». À l’engagement succède très vite un ton plus léger, sorte de produit d’appel renouvelé pour des vacances en Méditerranée. Dans ces tours de chant, la Grèce demeure présente quand il joue du bouzouki sur scène ou quand il invite des artistes grecs. C’est le cas en 1996 à l’Olympia avec le célébrissime Giorgos Dalaras pour une interprétation en duo de « En Méditerranée ». À Chypre, quelques années plus tard, Giorgos Dalaras est encore là pour chanter cette fois-ci « Le Métèque » avec son créateur. Mais le barde chevelu s’inscrit dans ces années-là dans une dynamique de présentation de soi nettement plus panméditerranéenne que véritablement grecque. C’est ce dont font état les différentes traductions du métèque, décidément sa chanson phare, en italien (« Lo straniero »), en espagnol (« El extranjero») ou en catalan (« El metec »). Dans cette composition méditerranéenne, on voit ainsi pointer des identifications concurrentes ou alternatives à la Grèce. Tout d’abord, c’est « en tant qu’enfant de la Méditerranée25 » qu’il s’engage du côté de l’Algérie en révolution quand il écrit en 1969 la musique du film Les Hors la loi de Tewfik Farès. Puis, c’est plus régulièrement l’Espagne, dont il

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tombe amoureux, dont il parle la langue beaucoup mieux que le grec, pour laquelle il a appelé sa fille Pia, et sur laquelle il construit aussi un discours des origines en renouant avec ses racines sépharades dans « L’Espagne au cœur » en 1986. Comme pour la Grèce des années 1960, c’est encore un discours des racines qui semble enchanter sa relation à l’Espagne, sans que cela n’apparaisse forcément comme une contradiction à son auteur : Fils de Tolède ou de Grenade Tous mes ancêtres séfarades Ont pris la route des nomades (bis) L’Espagne au cœur de ma guitare Des Asturies à Gibraltar L’Espagne au fond de ma mémoire De la Galice aux Baléares Ma sœur latine et africaine Ma sœur méditerranéenne Le même sang coule en nos veines Le même sang coule en nos veines.

20 Mais l’identité méditerranéenne du chanteur s’impose toujours comme un kaléidoscope insaisissable qui correspond bien à la multiplicité des facettes du personnage. À côté des différentes langues qu’il parle et dans lesquelles il chante, impossible de ne pas évoquer la question de l’appartenance religieuse. Dans « Le Métèque », le « pâtre grec » est aussi un « juif errant » ; mais ce mariage des contraires au regard de la position du judaïsme en Grèce se présente dans la bouche du chanteur comme les deux faces d’une même médaille. D’autres indices renvoient à sa judaïté : les « pommes au miel » qui agrémentent les souvenirs qu’il laisse à Maxime Le Forestier26 font partie du rituel de la nouvelle année juive ; on l’aperçoit furtivement entrer au concert de la vedette de la chanson judéo-algérienne Reinette l’Oranaise au New Morning en 1991 dans l’un des plans du documentaire Le Port des amours de Jacqueline Gozland ; sa chanson « Les Mères juives » semble en appeler autant à son expérience qu’à sa nostalgie. Dans l’ouvrage Fils du brouillard, qu’il écrit pour son ami déporté Siegfried Meïr (Moustaki & Meïr, 2001), il évoque son identité de Juif de Méditerranée épargné par la Shoah, même si l’on peut aussi y voir l’écho dans l’inconscient de Georges Moustaki de la déportation des Juifs de Corfou, communauté disparue pour laquelle il pourrait assumer une filiation et dont il ne dit mot. Le dernier élément de ce registre n’est pas le moindre puisque son inhumation au cimetière du Père-Lachaise au mois de mai 2013 a été conforme au rite religieux juif. Mais comme la grécité, cette judaïté est située dans la diversité des appartenances et n’a été mobilisée qu’à certains moments particuliers. Pour autant, elle s’inscrit aussi dans une présentation qui se veut cohérente avec le parcours de vie, comme cela transparaît dans cet entretien donné à David Reinhart et publié dans Israël Magazine no 149 en 2008 : Pour moi, être juif, c’est être juif errant, universaliste. Je ne me sens aucune appartenance ni à une mouvance ni à un lieu géographique ni à un dogme quel qu’il soit. Le juif errant, c’est un cliché utilisé dans ma chanson pour définir ce qui en moi me paraît souvent universaliste.

21 On peut retrouver cette position universaliste dans sa participation au projet Vent d’Est, Ballade pour une mer qui chante en 1995, autour de la compagnie Montanaro, auquel il participe27 par une déclamation qui se présente comme l’évocation incantatoire d’une fraternité oubliée entre les habitants des différentes rives de la Méditerranée :

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J’accroche mes espérances À tes forêts d’étoiles La mer entre nous Est un chemin de vagues de lumière Et de sel […] Dans le fracas des automobiles Dans le fracas de la ville et des bombes Nous oublions que nous sommes si proches Depuis si longtemps Nous avons dormi côte à côte Et avons oublié de nous aimer.

22 En novembre 2003, le chanteur donne un dernier sésame en évoquant sa décision de venir en France en 1951 par l’attirance pour la langue française qu’il connaissait par la librairie de son père28. À Sapho qui s’empresse alors de souligner le caractère très « français » de ses chansons, il confesse : « je suis né une deuxième fois à Paris à 17 ans. » Comment ne pas voir dans cette adoption d’une appartenance culturelle à la France un effet du vécu minoritaire qui l’éloigne de l’Egypte qui se construit alors en État-nation arabe ? « Je n’étais pas égyptien, je n’étais pas de ceux qui devaient être appelés à régir le destin de l’Egypte. A Paris, je me sentais impliqué par la langue29. » Ce contexte faisait que, pour ce cosmopolite alexandrin, il ne semblait pas perturbant que l’on ait « plusieurs identités dans la sienne30 ». Il cultivait donc l’ambigüité avec douceur, comme une sorte de position de principe presque militante d’être à la fois un et divers. Mais Georges Moustaki, qui se disait « citoyen de la langue française » (Moustaki & Legras 2005), n’est devenu français qu’en 1985 grâce à une intervention du Président de la République en raison de complications administratives (Calvet, 2014 : 311).

23 En dehors de ces volontés d’ancrages, et derrière les nuances et ces identités-puzzles, il semble aussi possible de voir apparaître chez Georges Moustaki la nostalgie du déraciné. Elle apparaît dans la chanson « Grand-père » composée en 1973 et qui, après quelques notes inspirées d’un air de bouzouki grec, s’adresse à la seconde personne à son grand-père, vraisemblablement Giuseppe Mustacchi : Échappé de Corfou et de Constantinople Ulysse qui jamais ne revint sur ses pas Je suis de ton pays Métèque comme toi Un enfant de l’enfant que te fit Pénélope…

24 Empreinte de la nostalgie de l’enfance, d’un grand-père qu’il n’a que très peu connu, la chanson relate aussi un autre aspect du rapport de Georges Moustaki au français, celle d’une langue d’accueil certes, mais aussi d’une langue qui aurait effacé les autres : Depuis que je ne parle plus que le français Et j’écris des chansons que tu ne comprends pas.

25 Par cette évocation de la langue, Georges Moustaki renvoie cette fois-ci à la figure d’un Jacques Derrida qui exprime la perte culturelle associée à l’oubli d’une ou de plusieurs langues (Derrida 1996), destin que certains verraient comme propre au judaïsme méditerranéen, mais qui peut aussi paraître comme une condition plus générale des « minorités » nationales, linguistiques ou religieuses à l’époque postcoloniale. On peut aussi y voir l’adaptation de ce contexte au cas français – où la particularité de la nation civique permet à ces chanteurs comme à l’ensemble de ses citoyens d’appartenir à la

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nation tout en pouvant à l’occasion manifester d’autres discours d’identification. De cette manière, la postérité de Georges Moustaki ne s’y est pas trompée, qui a convoqué « Le Métèque » pour évoquer les questions identitaires de la France du début du XXIe siècle31. C’est le cas du chanteur Rocé qui s’inspire en 2006 de cette chanson, datant pourtant de 1960, pour évoquer une plasticité identitaire toute contemporaine. Avec ma tête de métèque, de juif errant, de musulman Ma carte d´identité suspecte, d’étudiant noir, de rappeur blanc Je commets l’délit de faciès, en tous lieux et de tout temps J’sais pas ce que j’suis aux yeux des êtres, mais je sais c’que je suis sans On dit que les humains s’organisent en tribu Je titube en passant de l’une à l’autre et je me situe Au beau milieu du vide, dans mon être qui de visu N’aurait que le besoin de se sentir individu Mais les patries se soudent et je glisse entre elles comme un savon Que les préjugés mouillent, mais l’isolement forme les bulles qui me laveront Et dans ma tête, ma propre histoire, mon propre jargon Me rendent seul, indépendant et grand garçon.

Conclusion

26 L’examen de la trajectoire de Georges Moustaki révèle ainsi la profusion et la coexistence, dans les discours de cet artiste, de différentes géographies imaginaires, de territoires représentés qui renvoient à autant d’identités recomposées, dans son cas, grecque, orientale, sépharade ou encore méditerranéenne et française. À cet égard, il est possible d’inscrire cette dimension de l’expression du chanteur dans deux mouvements plus généraux dont elle semble dériver et qui nous permettent ainsi de l’éclairer : 1. Le premier concerne la capacité des « élites mondialisées », ou plutôt des professionnels du déplacement, tels qu’ils sont décrit depuis plusieurs décennies par les études de sciences sociales sur les mobilités internationales (Tarrius, 1992), à se lier avec un grand nombre d’espaces et de discours, à traverser les frontières culturelles et d’en révéler ainsi l’artificialité. Dans le cas de Georges Moustaki, sa vie d’artiste lui a donné la possibilité, en raison des caractéristiques de son activité professionnelle de chanteur à renommée internationale, de s’inscrire, d’agir et d’interagir avec un grand nombre de contextes différents les uns des autres, lui permettant de faire varier ainsi les manières de se présenter lui-même en fonction de ces circonstances changeantes. Il est de ce point de vue comparable à ces tricksters, dont sont aujourd’hui friandes les études d’histoire connectée (Zemon Davis, 2006), et dont les trajectoires de vie mettent en relation des espaces lointains, présentés jusqu’alors comme ayant été isolés les uns des autres. 2. D’une autre manière, l’exemple de Georges Moustaki nous montre aussi la possible mobilisation au sein de la société française de différentes facettes d’identification qui permettent à (certains de) ses habitants de s’inclure ou de se distancier d’ensembles humains perçus comme proches ou comme différents par delà (ou en deçà) des frontières « nationales » dans tous les sens du terme. On voit ainsi comment des identifications alternatives peuvent se constituer à partir de représentations culturelles et géographiques plus ou moins stéréotypées, tout en s’articulant avec des vécus individuels ou collectifs. Pour certaines personnes, ces modes mineures d’autoreprésentation, qui sont souvent moins des « espaces de vie » au sens strict du terme que des « espaces vécus » (Di Méo, 2014 : 41), peuvent permettre de soutenir des discours d’identifications choisies, imposées ou assignées – mais toujours éminemment contextuelles et instrumentaux.

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27 À la rencontre de ces processus généraux et de la trajectoire particulière de ce chanteur, l’analyse proposée dans ce texte renvoie pour finir à un genre propre à la chanson française, qui s’articule avec les latences du discours public. Un tel genre a été façonné par l’histoire de certains de ses interprètes, qui n’ont pas hésité à mettre en musique un trait de leur trajectoire jugé particulier, et à y puiser la source de leur inspiration.

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NOTES

1. La question des déclarations identitaires est au centre de très nombreuses recherches en sciences sociales, en particulièrement quand il s’agit de populations migrantes. Pour une bibliographie indicative sur ce sujet, voir http://www.revue-interrogations.org/Pour-une- approche,289. À ce propos, ce texte ne soutient en aucun cas le caractère essentiel ou figé des identités sociales qu’elles soient comme ici culturelles ou nationales. Bien au contraire, l’ensemble des processus qui y sont décrits sont destinés à en soutenir l’hypothèse que ce type d’énoncé doit être compris comme une construction contextuelle autant que changeante. 2. Ce principe a permis au pays de conserver dans le giron de l’hellénisme les très nombreux membres de sa diaspora jusqu’à aujourd’hui (Parsanoglou, 2010). Ce n’est que depuis les années 2000, après que la Grèce est devenue une terre d’immigration massive à partir de 1990, que ce droit a été remis en cause (Sintès, 2010a). 3. C’est en tout cas ce qu’en disent certains membres de cette communauté, qui conservent aujourd’hui le souvenir du passage du chanteur à Ioannina. Sa venue aurait été motivée par l’intention de connaître la ville de sa grand-mère maternelle. 4. L’ensemble des sept îles de la mer Ionienne (Corfou, Paxos, Leucade, Céphalonie, Ithaque, Zante et Cythère) a été cédé par l’Angleterre à la Grèce en 1864. Sur la formation du territoire grec moderne, voir l’ouvrage de Richard Clogg (Clogg, 1992 : 46 et suivantes). 5. « Il était né à Alexandrie de parents grecs. » (extrait du quotidien Το Βήμα du 23 mai 2013) 6. Sa famille était « gréco-sépharade de Corfou qui avait déménagée en Egypte » d’après le quotidien Ελευθεροτυπία du 23 mai 2013. 7. C’est-à-dire des « Grecs sépharades juifs ». 8. À ce propos, voir l’ensemble des publications du Κέντρο Ερευνών Μειονοτικών Ομάδων (www.kemo.gr). (Centre d’études sur les groupes minoritaires) 9. C’est précisément le moment où la Grèce devient une destination touristique à succès auprès des Européens de l’Ouest. 10. Ce terme, qui signifie « harponneur » en grec moderne, désigne les jeunes hommes grecs qui attendaient les touristes pour leur proposer des aventures amoureuses sur les plages de la mer

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Egée dans les années 1970. Largement étudiés par les anthropologues, ils sont devenus dans la bibliographie anglophone les stéréotypes de masculinité méditerranéenne à la performance « agonistique » (Kirtsoglou, 2003 ; Zinovieff, 1991). 11. Les couvertures de ces 45 tours, telles qu’elles apparaissent sur le site http:// www.autourdemoustaki.fr/trajectoire.html, mentionnent « avec son orchestre et ses chanteurs arabes » quand il y interprète des titres comme Ya ma Leïli, ou encore Leïla- puis « avec son orchestre et ses chanteurs grecs » quand il interprète Les enfants du Pirée. La chanson de Hatzidakis y est interprétée dans une langue hésitante, encadré d’apostrophes verbales censées mimer un grec populaire et sympathique. 12. Le récit est celui donné par l’auteur sur le plateau de L’« invité » de TV5 Monde diffusés les 30 avril et 1er mai 2005 (information sur la date prise sur http://www.moustaki.nl). 13. Interview donnée à Sapho en novembre 2003, émission À voix nue sur France Culture. 14. Idem. 15. Interview donnée à Sapho en novembre 2003, émission À voix nue sur France Culture. 16. Informations sur l’émission disponible sur http://www.moustaki.nl. 17. Arletta qu’il rencontre dès son premier voyage de 1966 sera invitée pour des concerts à Paris dans les années suivantes. 18. Interview donnée à Sapho en novembre 2003, émission À voix nue sur France Culture. 19. Idem. 20. Voir les photographies présentées sur le site Paroles autour de Georges Moustaki de Chantal Savenier : http://www.autourdemoustaki.fr. 21. L’émission intitulée Μουσικό Εορταστικό Πρόγραμμα με τον Ζωρζ Μουστακί (Programme de divertissement musical avec Georges Moustaki) sur la chaîne, appelée Υπηρεσία Ενημερώσεως Ενόπλων Δυνάμεων (service d’informations des forces armées) ou Υ.ΕΝ.Ε.Δ. Cette dernière disparaît en 1982, après la prise du pouvoir par le parti socialiste grec suite à sa fusion avec la télévision publique ERT. 22. Interview donnée à Sapho en novembre 2003, émission À voix nue sur France Culture. 23. C’est en 1975 aussi que Jean Ferrat chante le célèbre Un air de liberté pour saluer la victoire du Viêt-Cong sur l’armée américaine et Sud-vietnamienne. 24. Interview donnée à Sapho en novembre 2003, émission A voix nue sur France Culture. 25. Interview donnée à Fabien Franco, Kaële Annecy-Léman, le 1er juillet 2004. 26. Article « Georges Moustaki : le salut à l’ami Jo de Maxime Le Forestier » dans Le Figaro musique du 23 mai 2013. 27. Notons que la pochette de cet album l’indique comme étant de « nationalité grecque » lorsqu’il apparaît aux côtés des autres participants à ce « moment de recueillement et de dépaysement pour une aventure musicale en forme d’utopie autour d’une Méditerranée imaginaire ». 28. Interview donnée à Sapho en novembre 2003, émission À voix nue sur France Culture. 29. Idem. 30. Idem. 31. Il existe de nombreuses reprises de « Le Métèque », ou des réinterprétations/relectures contemporaines de ce titre. Outre celle de Rocé citée ici, mentionnons dans la même veine celle de Joey Starr en 2006, ou encore celles de Martial en 2003 et d’Alpha Blondy en 2013.

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RÉSUMÉS

Au cours de sa longue carrière, Georges Moustaki était réputé pour être grec, sans pour autant que cette affirmation ne soit vraiment questionnée. Pourtant, les contours de cette grécité supposée ne sont pas toujours évidents à identifier. Pour mesurer la réalité des relations entre Georges Moustaki et la Grèce, ce texte propose d’examiner la trajectoire familiale de l’artiste autant que son parcours de citoyen et d’artiste, mais aussi le contexte social et idéologique dans lequel sa carrière s’est réalisée et qui peut sembler être déterminant à plus d’un titre dans les différents discours d’identification qui l’ont entouré. Pour cela, le propos se fonde sur un corpus de chansons et d’interviews données par le chanteur ainsi que sur les quelques ouvrages consacrés à sa vie. Dans cet ensemble de sources, la Grèce apparaît souvent sous un jour paradoxal : tout à la fois terre des racines revendiquées, parfois explicitement, et lieu d’origines rêvées, imaginées, fantasmées, ou encore mobilisées en fonction de différents contextes de l’entretien à proprement parler et des périodes de la vie de l’artiste.

Throughout his long career, Georges Moustaki was well known in France as a Greek singer, although this identification was never clearly established and the contours of his Greekness never well defined. This text aims to analyse the relationships between Moustaki and Greece by describing his family background and his experience as a singer and a militant, and the influence the social and ideological context had on the development of his career and the many ways in which he was identified. It is based on the analysis of a corpus of lyrics, interviews and biographical accounts in which Moustaki occasionally mentions his national or spiritual affiliations. In these various sources, Greece paradoxically appears as the land both of claimed roots and of an idyllic personal mythology. The variability of such self-identifications has to do with the specific environment of each interview and the different phases of his life.

INDEX

Index géographique : France, Grèce nomsmotscles Moustaki (Georges), Théodorakis (Mikis) Keywords : alterity / difference, autobiography / biography, identity (individual / collective), exoticism / orientalism, race / racism / ethnicity Mots-clés : altérité / différence, autobiographie / biographie, identité individuelle / collective, exotisme / orientalisme, race / racisme / ethnicité Index chronologique : 1950-1959, 1960-1969, 1970-1979 Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson

AUTEUR

PIERRE SINTÈS

Pierre SINTÈS est Maître de conférences en géographie à l’Université Aix-Marseille et chercheur à l’UMR 7303 TELEMME, CNRS-AMU. Spécialiste de la Grèce et des Balkans. Il est l’auteur, entre autres, de l’Atlas géopolitique des Balkans (Autrement, 2010) et de La raison du mouvement, territoires et réseaux de migrants albanais en Grèce (Karthala, 2010). Il a aussi participé à l’édition de Social Practices and Local Configurations in the Balkans (Université européenne de Tirana, 2013) et de Nommer et classer dans les Balkans (Ecole française d’Athènes, 2008).

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Chanson et immigration portugaise en France : une musique du retour ? Portuguese Song and Immigration in France: a Musical Journey Home?

Victor Pereira

1 PARMI LES INTERPRÈTES de chansons françaises d’origine étrangère repérés par Yves Borowice en 2007 (Borowice, 2007), ceux provenant du Portugal sont beaucoup moins nombreux que ceux originaires d’Italie, d’Espagne, de Grèce, de Pologne, d’Algérie ou de l’ancienne Union des républiques socialistes soviétiques. Yves Borowice n’en recense que six, dont un seul homme dont les origines portugaises sont d’ailleurs rarement mises en avant : Kool Shen, l’un des deux membres du groupe de rap NTM, de son vrai nom Bruno Lopes. Parmi les cinq chanteuses, une seule, Linda de Suza, a évoqué dans certaines de ses chansons l’expérience migratoire des Portugais venus en France dans les années 1960 et 1970. Les autres – Lio, Marie Myriam, Helena Noguerra et Catherine Ribeiro – ont interprété un répertoire constitué principalement de chansons d’amour ou de textes engagés (pour Catherine Ribeiro), n’évoquant jamais leurs origines portugaises1 ni leur parcours migratoire2.

2 La relative rareté d’interprètes de chansons françaises d’origine portugaise ne manque pas de surprendre quand on sait qu’au milieu des années 1970 les Portugais représentaient la population étrangère la plus nombreuse en France et qu’il y aurait, en 2013, 1,2 million de Portugais et de descendants de Portugais en France (Branco, 2013 : 211). Pourquoi si peu de migrants portugais ou de Français d’origine portugaise ont-ils entrepris une carrière de chanteur et interprété, principalement, des chansons

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en français ? D’une part, il faut relever que l’inventaire d’Yves Borowice n’est pas exhaustif, comme il le reconnait lui-même. Des chanteurs moins connus du grand public comme Da Silva, Dan Inger ou ceux du groupe de rap La Harissa sont omis. Cependant, la liste ne semble pas s’allonger beaucoup plus et n’invalide donc pas le constat de la modeste représentation des Portugais et de leurs descendants dans la chanson française. D’autre part, l’inventaire d’Yves Borowice n’inclut que ceux qui chantent majoritairement en français. Or, comme nous le verrons, plusieurs artistes portugais ou d’origine portugaise résidant en France ne chantent pas dans cette langue. Si certains membres de groupe de rock ou de musique électronique privilégient l’anglais – à l’image de José Reis Fontão, chanteur du groupe de rock Stuck in the Sound ou de Guy-Manuel Homem-Cristo, l’un des deux membres du duo mondialement connu Daft Punk –, beaucoup chantent en portugais, restant ainsi hors de cet inventaire. C’est le cas du chanteur de variété le plus célèbre au Portugal et parmi la population portugaise vivant en France, capable depuis les années 1990 de remplir plusieurs jours de suite l’Olympia et les Zéniths de Paris et de province, qui a commencé sa carrière en France où il s’est installé, enfant, avec ses parents. Ce n’est qu’après 25 années de carrière, 16 albums (sans compter les nombreux best of et les live), plusieurs millions de disques vendus et plusieurs dizaines de disques d’or et de platine que Tony Carreira a enregistré un disque entièrement en français3 (Nos fiançailles France-Portugal, 2014) et participé à un programme de la télévision française à grande audience – l’émission « Vivement dimanche », du 2 mars 2014, présentée par Michel Drucker. C’est également le cas de Bévinda, venue avec ses parents en France à l’âge de deux ans, qui chante majoritairement en portugais.

3 Il semble donc que dans le domaine musical également, de nombreux Portugais ou descendants de Portugais restent « invisibles », développent un « entre-soi » et cultivent des pratiques culturelles singulières à l’écart du reste de la société, sans pour autant être considérés, dans les discours politiques et médiatiques dominants, comme communautaristes. Cette invisibilité ne résulte pas seulement d’une discrétion propre à cette population moins homogène que ce que l’on prétend souvent. Les artistes dont les paroles ont une portée politique évidente, remettant en cause les autorités politiques ou l’ordre social, restent soit inconnus du grand public – comme c’est le cas du groupe de rap La Harissa – soit leur origine portugaise n’est pas du tout énoncée. Le cas le plus symptomatique est celui de Kool Shen qui, bien que petit-fils d’un migrant portugais venu s’installer en France dans les années 1930, n’est jamais érigé en « chanteur d’origine portugaise », tant par ceux qui ont critiqué ce groupe aux paroles jugées violentes (les membres du groupe ont d’ailleurs été condamnés par un tribunal pour « outrage à personne chargée d’une mission de service public » à la suite de plaintes déposées par des syndicats de policiers, choqués par les propos tenus par les chanteurs lors d’un concert) que par ceux qui apprécient cette formation. En règle générale, dans les discours politiques et médiatiques, les descendants de Portugais vivant dans les quartiers populaires ne sont jamais inclus dans la catégorie, non scientifique, floue et stigmatisante, de « jeunes de banlieue » : la non-catégorisation de Kool Shen comme « Portugais » en est une des principales illustrations.

4 Cet article prétend retracer comment la chanson française, interprétée par des chanteurs d’origine portugaise ou non, a évoqué les migrants portugais en France et quelles formes musicales ont développé et consommé une partie non négligeable des Portugais et de leurs descendants en France. À travers les œuvres musicales et les trajectoires d’artistes se perçoit la forte circulation, de personnes, d’idées, de sons

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entre le Portugal et la France, un intense « va-et-vient identitaire » (Charbit, Hily & Poinard, 1997).

« D’avril au Portugal » au 25 avril 1974, de la méconnaissance à la reconnaissance

5 Au milieu des années 1950, le Portugal est peu connu en France. La dictature salazariste mobilise peu la gauche, à la différence de l’Espagne dont la guerre civile a suscité une large mobilisation. À droite et à l’extrême droite, certains apprécient Salazar, qui est parfois appelé le « dictateur-moine ». La propagande du régime cherche à susciter la sympathie des élites conservatrices françaises, participant par exemple à la publication du livre de la journaliste du Figaro, Christine Garnier, intitulé Mes vacances avec Salazar (Garnier, 1952). Le Portugal est présenté comme un pays, certes pauvre, mais dans lequel règnent l’ordre et le respect des traditions. Cependant, cette propagande touche peu le grand public. Le tourisme au Portugal est encore balbutiant et les Portugais en France sont alors peu nombreux : seuls 20 000 Portugais résident dans l’hexagone au début de cette décennie. Le pays est alors peu distingué de l’Espagne et reste auréolé d’un voile de mystère.

6 Cette méconnaissance se décline également dans le champ musical. Le répertoire musical portugais est également peu connu, à l’exception du fado, genre né dans la première moitié du XIXe siècle et que le régime salazariste a su domestiquer (Castelo- Branco, 1997 ; Pellerin, 2003). La figure de proue du fado est Amália Rodrigues, chanteuse dont la renommée se développe au Portugal au cours des années 1940 et s’étend à l’étranger dès la fin de cette décennie. Elle chante pour la première fois à Paris en 1949 et apparaît dans le film d’Henri Verneuil Les Amants du Tage en 1955. Par la suite, elle donnera de nombreux concerts en France, notamment à l’Olympia. Des airs de fado sont appropriés par la chanson française. Ainsi, Yvette Giraud interprète Avril au Portugal en 1951, chanson inspirée d’un air de fado célèbre, Coimbra, composé en 1947 par Raul Ferrão. La même Yvette Giraud interprète en 1955 Les Lavandières du Portugal4, dont le texte illustre la méconnaissance du Portugal. Ainsi, le texte évoque la « manzanilla » que boiraient les lavandières de la ville de Setúbal et les vieux « hidalgos » qui chercheraient à les séduire. Or, la manzanilla est un vin andalou et le terme hidalgo renvoie plutôt à l’Espagne.

7 Les années 1960-1974 sont marquées par la venue de 900 000 Portugais en France (Pereira, 2012). Ce flux migratoire se singularise à la fois par son ampleur, mais aussi par ses aspects dramatiques. Près de 550 000 Portugais entrent irrégulièrement en France, traversant parfois les frontières clandestinement, au péril de leur vie. Une partie de ces migrants s’installe, pour une durée variable, dans des bidonvilles, notamment celui de Champigny-sur-Marne (Volovitch-Tavares, 1995). Ces travailleurs ne rechignent pas à occuper les emplois les plus durs, les plus fatigants, les plus salissants, les moins considérés. Cette immigration modifie l’image qu’une grande partie des Français pouvait avoir du Portugal. Ce pays est alors vu comme ce qu’il est véritablement : un pays pauvre, rural, dominé par une dictature qui laisse de fortes inégalités sociales se reproduire. De plus, à partir de 1961, des guerres coloniales éclatent en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique. Elles conduisent à un isolement progressif du Portugal sur la scène internationale et provoquent la venue de

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milliers de jeunes hommes qui refusent d’être envoyés en Afrique pour sauvegarder l’Empire.

8 L’irruption de l’émigration portugaise en France modifie le traitement du Portugal et des Portugais dans la chanson française. Jusqu’au début des années 1960, les évocations de ce pays renvoyaient à des scènes du travail traditionnel (Les lavandières du Portugal ; Vendanges à Porto (1957), deux chansons interprétées par Yvette Giraud). Le Portugal semblait alors être un conservatoire de traditions qui avaient disparu ou qui étaient en train de disparaître dans une France en cours de modernisation avec la multiplication d’appareils électroménagers et la mécanisation croissante du travail agricole (Ross, 2006 ; Mendras, 1994). Le Portugal constituait également le cadre romantique et exotique de passions amoureuses de touristes (Avril au Portugal ; Le jupon du Portugal (1956) ; Portugal, composé par Michel Emer pour le film Sylviane de mes nuits (1957) ; Mon cœur au Portugal (1958), interprétée par Line Renaud sur des paroles de Jean Yanne ; Madame est au Portugal (1958) ; Lisbonne, écrite par Robert Desnos (1961). Cependant, dans les années 1960, le travail traditionnel est synonyme de misère et d’exploitation et le Portugal dictatorial et en guerre peut difficilement offrir d’arrière-plan à des romances. Le Portugal cesse donc d’être évoqué dans les chansons de variété alors que la présence de Portugais en France n’a jamais été aussi importante.

9 Deux exceptions confirment cette règle. La première résulte d’un concours de circonstances. En 1966, un groupe de jeunes musiciens français, alors inconnus, se rend au Portugal pour y jouer quelques concerts et gagner un peu d’argent. Ce groupe s’appelle Les Problèmes. Avant leur voyage au Portugal, ils ont enregistré un disque avec Antoine, un autre jeune chanteur. Quand ils arrivent au Portugal en voiture, un des membres du groupe, Luis Rego, est arrêté à la frontière, car il n’est pas en règle avec ses obligations militaires. Luis Rego a quitté le Portugal pour ne pas faire son service militaire et il est donc considéré comme réfractaire. Après un séjour d’un mois à Lisbonne, ce qui reste du groupe est sommé par la police politique de quitter le pays, sans Luis Rego. À leur retour à Paris, les musiciens apprennent que le disque (Les élucubrations d’Antoine) qu’ils avaient enregistré avec Antoine avant leur départ obtient un grand succès. Antoine et les Problèmes donnent plusieurs concerts à l’Olympia et le groupe n’oublie pas le guitariste. Lors de ces représentations, ils jouent une nouvelle composition intitulée Balade à Luis Rego, prisonnier politique. Ce titre narre leur expérience portugaise et met en avant la dimension liberticide de la dictature salazariste : « Il nous faut partir / Sans t’avoir revu / Sans avoir pu te dire / Ami, salut / Nous crierons partout, sur tous les toits, /qu’on a pris ta liberté / Et qu’on t’a jeté / au fond d’une prison / pour rien, sans raison. » Pour le groupe, il s’agit de médiatiser la situation de leur ami et d’amener les autorités portugaises à libérer Luis Rego. À l’Olympia, cette chanson est ovationnée par le public qui scande « Salazar assassin, Salazar assassin » (Sarrus, 2004 : 72). Le gouvernement portugais redoute cette médiatisation qui met en avant sa dimension dictatoriale – peu relevée dans l’espace public français avant le début des années 1960 – et peut remettre en cause l’appui qu’il trouve auprès de son homologue français. En effet, la France est l’un des principaux partenaires diplomatiques du Portugal. Elle vend des armes dont le Portugal a besoin pour mener les guerres coloniales et elle soutient la politique coloniale de Lisbonne à l’ONU (Lala, 2007). La stratégie employée par ceux qui se nommeront ensuite les Charlots réussit. Luis Rego est libéré au bout de deux mois et demi d’incarcération et peut revenir en France5.

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10 La seconde exception est représentée par une chanson consacrée aux immigrés portugais en France. Elle n’est ni interprétée ni composée par des personnes issues de cette migration. C’est une star de l’époque, Joe Dassin, qui interprète en 1970 Le Portugais, titre inséré dans l’album La fleur aux dents qui contient notamment L’Amérique. La chanson est écrite par le très prolifique Pierre Delanoë. À la différence de la balade dédiée à Luis Rego, il n’est pas question dans cette chanson de politique. Pierre Delanoë est un parolier dont la sensibilité politique se situe plutôt à droite : il a milité dans les jeunesses des Croix de Feu dans les années 1930 (Minella, 1993). Cette chanson ne vise pas à attaquer un régime dont Delanoë partage l’anticommunisme. Mais elle évoque clairement la misère : le travailleur portugais vient en France avec son « marteau piqueur », car « ce n'est plus dans son village / qu'on peut gagner son pain ». La dureté au travail, la vie au bidonville, la volonté de rentrer au pays rapidement une fois un pécule amassé, l’isolement du travailleur masculin sont mis en exergue. La thématique de l’intégration n’est pas encore d’actualité. Bien au contraire. C’est l’altérité de ce Portugais inaccessible qui « ressemble à un épouvantail / Il ne t’entend pas / il est sur le chemin qui mène au Portugal ». Arrivés depuis quelques années seulement, ne maîtrisant pas (ou mal) le français, les Portugais sont encore peu connus et relégués à la figure du travailleur appelé à revenir dans leur pays. La relative ignorance des Portugais – et du Portugal – se manifeste dans l’orchestration de la chanson : ce sont des sonorités latino-américaines – renvoyant au titre Les Daltons qui a révélé Joe Dassin quelques années auparavant – avec trompettes et guitares qui dominent.

11 Jusqu’à la fin des années 1970, on chante les Portugais en France, mais les Portugais en France ne chantent pas, du moins pas en français. Néanmoins, on ne peut omettre que, dans les années 1960-1974, la France est l’une des scènes principales de la rénovation de la chanson portugaise. En effet, parmi les jeunes hommes qui fuient les guerres coloniales ou la répression, on compte de jeunes musiciens, interprètes et/ou compositeurs comme Luís Cília, José Mário Branco, Sérgio Godinho ou Francisco Fanhais. Ils s’inscrivent dans la chanson d’intervention (ou chanson protestataire) qui s’est développée au début des années 1960 avec des artistes comme Zeca Afonso ou Adriano Correia de Oliveira (Côrte-Real, 2010). Rompant avec le fado de Coimbra, interprété par les étudiants de classes aisées et racontant les passions amoureuses ou la vie estudiantine, la chanson d’intervention récupère une partie du patrimoine musical populaire et dénonce les injustices sociales et politiques. Elle est en partie constituée de balades, à l’orchestration réduite à quelques instruments (principalement la guitare), le texte, parfois composé par de célèbres poètes, primant sur la musique. Ce courant, d’abord confiné à la jeunesse estudiantine opposée à la dictature, se répand progressivement, en dépit de la censure. Il partage la portée politique de la folk américaine représentée par Joan Baez ou Bob Dylan et de la chanson à texte française symbolisée par Jean Ferrat, Georges Brassens et bien d’autres.

12 À Paris, ces musiciens trouvent l’appui d’artistes français et cherchent à mobiliser, par le biais de leurs chansons, les milliers d’émigrés qui vivent en France. Il s’agit également de dénoncer, dans leurs textes, la dictature portugaise et les crimes commis en Afrique. Par exemple Luís Cilia, né en Angola dans une famille de colons, quitte le Portugal en 1964 pour se soustraire à ses obligations militaires. Lié au Parti communiste portugais et soutenu par la chanteuse de gauche Colette Magny, il édite, aux Chants du monde, l’album Portugal-Angola : chants de lutte (1964). Le titre A bola (le ballon) dénonce le colonialisme portugais, décrivant des soldats portugais qui jouent au football avec la

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tête coupée d’un Africain. Canto do desertor (le chant du déserteur), lui, revendique le combat de ceux qui refusent la guerre : « qui sont les traitres ? / ceux qui nous volent le pain / ou nous les déserteurs / qui à la guerre disons : non. » En 1967, Cília compose la musique du premier film de fiction à aborder l’émigration portugaise en France : O Salto, réalisé par Christian de Chalonge.

13 Ces chanteurs multiplient les concerts en France (mais aussi dans le reste de l’Europe et à Cuba), s’adressant à la fois aux émigrés (lors de fêtes d’associations ou de mouvements créés par des exilés) et aux sympathisants de gauche français (notamment lors de la fête de l’Humanité). La portée croissante de ces chanteurs inquiète les autorités portugaises qui, de leur côté, organisent des concerts destinés aux émigrés avec des artistes de variété portugais. En 1971, un ancien ministre écrit à Marcelo Caetano, successeur de Salazar, après avoir assisté, en France, à un concert auquel ont participé Luís Cília et José Mário Branco. Il reconnaît que : il s’agit de deux chanteurs de haut niveau : bon placement de la voix, diction parfaite (on ne perd pas un seul mot), jeu scénique adéquat pour transmettre l’ironie, la peur, la haine et tout le reste. En toute objectivité, aucun de nos chanteurs peut être comparé à eux […]. L’action qu’ils sont en train de mener, dans un plan concerté, en France et dans les pays où nous avons des émigrants est extrêmement dangereuse. Ils chantent en portugais, mais – avant – ils expliquent en français leur chanson, en prose rimée et souvent très heureuse6.

14 Si l’homme politique portugais remarque que le public composé d’émigrants a préféré les interprètes de chansons folkloriques traditionnelles, sans aucune portée politique apparente, il n’en écarte pas pour autant le danger que constituent les chansons de protestation. Preuve de la portée révolutionnaire de la chanson d’intervention et de sa reconnaissance croissante, c’est une balade de Zeca Afonso, s’inspirant des chants polyphoniques de la région de l’Alentejo (Ciccia, 2013), qui est choisie par les jeunes capitaines pour donner le coup d’envoi de la révolution des Œillets. Ce titre a d’ailleurs été enregistré en France, en 1971, dans le Château d’Hérouville possédé par Michel Magne (Guerreiro & Lemaître, 2014 : 77-80).

Le moment Linda de Suza

15 La Révolution des Œillets suscite un intérêt non négligeable en France. De nombreux hommes politiques, militants, intellectuels et étudiants, visitent alors le Portugal (Pereira, 2003). Les médias rendent compte régulièrement des évènements portugais, surpris par la radicalisation politique à l’œuvre dans un pays considéré jusqu’alors comme archaïque et conservateur. Les chansons de protestation, en premier lieu Grândola, Vila Morena, atteignent alors un public plus large, notamment les sympathisants de gauche et d’extrême gauche. La musique portugaise n’est plus réduite au fado qui est alors largement contesté, car assimilé à un opium musical du peuple manipulé par la dictature pendant des décennies.

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Figure 1 : José Afonso au Théâtre de la Ville

Pendant la dictature salazariste, plusieurs chanteurs appartenant au courant de la « chanson d’intervention » s’exilent en France. L’un des plus célèbres, Zeca Afonso enregistre en France un de ses albums et la chanson « Grândola, Vila Morena » qui donnera le signal de départ de la Révolution du 25 avril 1974.

16 Symbole de l’influence de la chanson d’intervention en général et de Grândola, Vila Morena en particulier, lors de son premier Olympia, en 1983, Linda de Suza commence son concert par la célèbre balade de Zeca Afonso. Cette chanson renvoie, d’une part, à la Révolution des Œillets, dont, neuf ans après, le souvenir est encore fort tant dans le public français que portugais, et, d’autre part, à la région d’origine de Linda de Suza : l’Alentejo. La chanson d’Afonso évoque en effet un village de cette région dans laquelle le Parti communiste portugais était fortement implanté pendant la dictature. Dans son autobiographie, Linda de Suza évoque les chants polyphoniques interprétés par les journaliers ruraux dans les grandes exploitations. Le parcours de Linda de Suza, par la suite présentée comme « l’idole des bonnes » (Borowice, 2010 : 237), est singulier dans le contexte de l’immigration portugaise en France. D’une part, Linda de Suza, dont le vrai nom est Teolinda de Sousa Lança, est née en 1948 dans une famille pauvre et nombreuse de l’Alentejo, région dont les travailleurs ruraux émigrent rarement en France, se rendant plutôt à Lisbonne et dans sa banlieue industrielle. Elle connaît une enfance difficile : maltraitée par ses parents, placée dans un internat pour filles pauvres, elle commence à travailler à l’usine à l’âge de 13 ans. Mère à 18 ans, elle vient à plusieurs reprises en France clandestinement avant de s’y installer définitivement, avec son fils en 1973. Elle multiplie les emplois, en usine puis dans des hôtels parisiens où elle fait le ménage. Parallèlement à son travail, elle chante dans des restaurants des puces de Saint-Ouen où elle est remarquée. Sa carrière démarre en 1978 lorsqu’elle signe avec Claude Carrère. Consciente de son potentiel, Linda de Suza avait contacté auparavant Barclay, mais : ça n’avait pas marché. Mon accent leur semblait un obstacle insurmontable pour le public français… Quant au public portugais, ils n’imaginaient même pas qu’il puisse exister (Suza, 1984 : 151).

17 L’existence d’une importante population portugaise en France – près de 750 000 personnes au milieu des années 1970 – et l’absence d’interprète étiqueté « portugais » convainquent le producteur Claude Carrère de faire enregistrer un disque à la jeune portugaise. Linda de Suza résume ainsi sa première rencontre avec le producteur :

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ça n’avait pas duré 10 minutes. Il n’a rien écouté, ni une cassette, ni ma voix, rien. Il a dit « d’accord on va enregistrer un disque… ». Je n’ai eu que le temps de lui expliquer : « il y a un million deux cent mille Portugais en France. ». Ça a fait « tilt » dans sa tête : il a tout de suite vu le marché qui s’ouvrait devant lui ! Et c’est normal (Suza, 1984 : 152).

18 Avec le « produit » Linda de Suza, Claude Carrère vise deux publics distincts : le français, sensible à la nouveauté que constitue une chanteuse portugaise à la voix exotique, et celui représenté par les Portugais en France qui peuvent se retrouver dans la figure de Linda de Suza, la première à incarner dans la chanson de variété, leur immigration7. Dans son autobiographie, vendue à 2 millions d’exemplaires, la chanteuse revendique d’ailleurs être un « étendard » pour toutes ses compatriotes domestiques. Pour atteindre ces deux publics, les principaux titres de la chanteuse sont disponibles en français et en portugais.

19 Le succès de Linda de Suza vient toute de suite, dès sa première chanson : Un portugais, distinct du Le portugais de Joe Dassin. Cette chanson de 1978 retrace de nouveau le parcours d’un homme alors que Linda de Suza est l’illustration même du poids de la migration féminine. À la différence du texte rédigé par Delanoë, ni les conditions économiques et sociales, ni le travail ne sont mis en avant. Cette dimension n’est plus au goût du jour après la Révolution des Œillets et les transformations sociales et politiques qu’a connues le Portugal les années précédentes. Se diffuse l’image d’un Portugais qui ne peut être réduit à un travailleur : c’est également un individu qui porte avec lui la culture et l’histoire de son pays et qui souffre de la saudade, un sentiment de nostalgie, de manque du pays, supposé être spécifique aux Portugais. La chanson renvoie à l’un des principaux mythes historiques portugais : le sébastianisme. Ce messianisme remonte au roi Dom Sébastien, mort à la bataille d’Alcacer-Quibir, au Maroc, en 1578 (Valensi, 1992). Ce roi, dont le corps n’a pas été retrouvé à l’issue de la bataille, serait censé revenir au Portugal, un matin de brouillard, pour restaurer la grandeur perdue du Portugal. Le texte assimile l’émigrant à Dom Sébastien : « Un Prince s’éloigne dans le brouillard /c’est à la fille qui l’attend là-bas qu’il pense /ce Portugais qui rentre enfin au Portugal. » Cette référence s’inscrit dans l’héroïsation des migrants portugais construite par les élites portugaises depuis le début des années 1970 et surtout après la Révolution des Œillets (Pereira, 2015a). L’émigrant portugais est alors représenté comme un individu courageux, un « entrepreneur de lui-même » (Foucault, 2004 : 236), qui a osé quitter son pays temporairement pour améliorer la vie des siens et, plus généralement, contribuer au développement du Portugal avec ses remises financières.

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Figure 2 : Le titre « Un Portugais », le premier de la carrière de Linda de Suza

Ce titre est lancé en 1978 par le producteur Claude Carrère. Le single contient en phase B la chanson en portugais afin de toucher également le public portugais vivant en France.

20 Avec Un Portugais, Linda de Suza forge un des stéréotypes qui colle ensuite à l’immigration portugaise : la valise en carton, symbole d’une immigration de pauvres ayant quitté leur pays avec peu de choses : « Deux valises en carton sur la terre de France / Un Portugais vient de quitter son Portugal / Comme tant d’autres il est venu tenter sa chance / Le Portugais qui a quitté son Portugal. » Il n’est pas question – comme la chanson de Dassin – d’ « intégration » dans ce texte. À la fin de la chanson, le Portugais rentre au pays. L’immigration portugaise est encore récente et nombreux sont les migrants à espérer rentrer chez eux, à la faveur de l’avènement de la démocratie et du développement économique du pays. De plus, en 1978, quatre ans après la suspension de l’immigration décidée par le gouvernement Chirac, les autorités françaises incitent les étrangers à rentrer dans leur pays pour, prétendument, combattre le chômage (Weil, 2005 ; Laurens, 2009). La prime Stoléru symbolise cette politique : 10 000 francs sont versés aux immigrés qui retournent dans leur pays. Alors que cette mesure avait surtout été conçue pour provoquer le départ des travailleurs maghrébins, ce furent les Portugais qui se saisirent le plus de ce dispositif (Poinard, 1979).

21 À la différence de la chanson de Dassin, l’orchestration renvoie à des sonorités portugaises et plus particulièrement au « fado » que le « Portugais » de Linda de Suza « joue sur sa guitare / […] chante des fados des airs traditionnels ». C’est Linda de Suza qui a demandé l’emploi de guitares portugaises aux lignes mélodiques renvoyant au fado. L’émergence de Linda de Suza est intimement liée au goût d’un public français pour cette musique rendue célèbre par Amália Rodrigues dont la notoriété n’avait cessé de croitre dans les années 1960. Lorsqu’elle chantait aux puces de Saint-Ouen, Linda

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de Suza puisait dans le répertoire de la diva portugaise. En 1979, Linda de Suza rend hommage à Amália Rodrigues avec la chanson Amália : « Tes mélodies populaires ont fait le tour de la Terre / On t‘a vue sous les lumières de toutes les capitales / Pour le public qui t’acclame et pour tous les mélomanes / Tu es l’âme de la femme et la voix du Portugal. » Cependant, il serait erroné de croire que le fado est le courant musical le plus apprécié parmi les Portugais en France. En effet, le fado est un courant qui s’est surtout développé dans les milieux urbains (Lisbonne et Coimbra), parmi les classes populaires (à Lisbonne) et la jeunesse estudiantine (à Coimbra). C’est surtout avec l’apparition de la radio puis de la télévision à la fin des années 1950 que le fado touche les populations rurales d’où sont partis les émigrants vers la France. Cependant, l’équipement en radio et en télévision était rare dans les campagnes. Au début des années 1960, seuls 18,5 habitants sur mille possédaient un récepteur de télévision dans le district de Bragança (Nunes, 1964 : 414). Dès lors, la connaissance du fado que possédaient les Portugais en France était le plus souvent limitée. Les pratiques et les goûts musicaux de ces derniers s’orientent plutôt vers la musique folklorique rurale. Dès les années 1960, des groupes folkloriques sont créés en France : ils réunissent des chanteurs, des musiciens et des danseurs qui interprètent des mélodies traditionnelles, fortement ancrées dans des territoires circonscrits et souvent liées à la vie agricole. Au Portugal, les premiers groupes folkloriques ont été fondés à la fin du XIXe siècle, dans un mouvement, visible à l’échelle européenne, de quête des traditions populaires et d’invention de la nation (Thiesse, 1999). Il s’agissait de patrimonialiser des manifestations « authentiquement » populaires et irréductibles au peuple portugais, dans sa diversité régionale. La dictature salazariste a, dès les années 1930, favorisé la fondation de ces groupes folkloriques (ranchos), tout en cherchant à les contrôler étroitement, définissant des styles régionaux que les groupes devaient absolument respecter (instruments, textes, costumes, etc.). Plus que le fado, c’est donc la musique folklorique que les émigrés portugais ont pratiquée et consommée en France. L’un des premiers ranchos fondé en France est le « Groupe folklorique des jeunesses portugaises de Montluçon », fondé en 1967. Une note des Renseignements généraux sur cette association étrangère souligne qu’elle a pour but de : réveiller et d’entretenir le goût des traditions nationales portugaises dans une perspective artistique. […] Les dirigeants et membres de ce groupement, qui éprouvent un certain « mal du pays », ont le désir d’organiser des petites fêtes et des représentations théâtrales qui leur permettraient de recréer l’atmosphère de leur lieu d’origine8.

22 Les années suivantes d’autres ranchos se fondent en France et il en existe des dizaines de nos jours, adossés à des associations dites portugaises. Ces groupes assurent une transmission culturelle intergénérationnelle : la transmission de « cultures » estimées authentiques et reliant les migrants et leurs enfants à leur village d’origine. D’ailleurs, en conséquence de la formation de chaînes migratoires reliant des localités portugaises et françaises, les groupes réunissent le plus souvent des individus originaires de la même ville dont le répertoire musical, les pas de danse, les costumes sont adoptés. Par exemple, le groupe folklorique « Alegria dos emigrantes de Montfermeil » (Joie des émigrants de Montfermeil), créé en 1982, réunit des Portugais originaires de la région de Leiria. Le groupe s’inspire des danses et chants de cette région et fait confectionner des costumes remettant aux traditions locales (Cruz, 2012). Ces groupes permettent donc de maintenir des liens avec le village d’origine, notamment lors de représentations faites au Portugal ou par le biais de venues en France de groupes

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folkloriques portugais. Au-delà d’une transmission culturelle intergénérationnelle, ces groupes favorisent un certain entre-soi (Jelen, 2011), assurant le contrôle des enfants, notamment à l’âge de l’adolescence, et les mariages endogames. Toutefois, les groupes folkloriques portugais constituent également le support d’une ouverture des « communautés portugaises » à la société englobante. Ces groupes jouent un rôle de représentation de la « communauté portugaise » dans les localités où ils résident : ces groupes jouent lors des fêtes locales et donnent une image soi-disant authentique du Portugal, une image valorisante pour les membres de ces collectivités (Calogirou, 2003 ; Chevalier, 2003). Il est alors peu étonnant qu’une partie du répertoire de Linda de Suza, notamment le plus apprécié par le public dit portugais, soit constitué par des reprises de chansons traditionnelles portugaises comme Tiroli Tirola (1979), O Malhão, Malhão (1982). Cependant, toutes les chansons interprétées par Linda de Suza n’ont pas de lien avec l’expérience migratoire ou le Portugal. Ces paroliers sont Français (Dider Barbelivien qui écrit L’étrangère (1982), Pierre Delanoë, Charles Aznavour) et lui font chanter de nombreuses histoires d’amour.

23 En 1986, Linda de Suza est l’héroïne d’une comédie musicale qui retrace sa vie, de son enfance douloureuse à sa célébrité, en passant par son emploi de femme de ménage. Intitulée La valise en carton, cette comédie est toutefois un échec, notamment à cause des attentats perpétrés à Paris qui conduisent à l’annulation des représentations. La carrière de la chanteuse connaît un déclin manifeste dans les années 1990. Selon Yves Borowice, la chanteuse n’a su « s’affranchir de son personnage de Cendrillon lusitanienne ». Son répertoire multiplie les « clichés, bons sentiments, arrangements trop sirupeux : elle s’enferme dans un style qui finit par lasser » (Borowice, 2010 : 237).

Une scène à part

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Figure 3 : La Harissa, Conquistador

Le groupe est fondé par deux frères d’origine portugaise en 1997. Dans ses premiers albums, le groupe évoque à plusieurs reprises la mémoire de l’immigration portugaise en France. Par la suite, le groupe se tourne vers des sonorités latino-américaines, s’inspirant d’une vision «luso-tropicaliste» de la colonisation portugaise.

24 Linda de Suza tente néanmoins de revenir sur le devant de la scène. En 2001, elle chante dans le titre Les gens des baraques9 du groupe de rap La Harissa, constitué de deux frères, enfants de migrants portugais nés en banlieue parisienne. Sur un sample de guitare portugaise aux airs de fado, la chanson est en partie constituée d’une lettre envoyée à sa femme par un migrant, fraichement arrivé au bidonville des Francs-Moisins à Saint- Denis. Il décrit les « rats » qui pullulent, le manque d’eau et de confort. L’émigration est rattachée à la dictature de Salazar et à l’oppression qu’elle exerça sur la population (« qui pourrait faire plus de mal que Salazar ? »). Ces deux rappeurs cherchent, à travers leurs textes, à évoquer la mémoire dramatique de la venue des Portugais en France, les « années de boue » (Volovitch-Tavares, 1995). D’autres titres renvoient à cette histoire, à la vie des Portugais et de leurs descendants en France et illustrent une « quête identitaire » (Santos, 2010) de fils de migrants qui questionnent une histoire peu transmise au sein des familles : À tous les papas portos (2000) ; 25 avril ; Filhos da nação (2001) ; Paradis des émigrants ; Regresso à terra (2008).

25 Cette collaboration entre Linda de Suza et La Harissa peut être perçue comme la volonté de ces derniers de représenter la population portugaise en France, de reprendre le témoin à l’ancienne icône sur le déclin. Sur sa page Facebook, La Harissa se présente comme « le leader incontesté de toute la communauté portugaise de France », comme la « figure emblématique auprès des plus de 3 millions de Franco-Portugais vivant en France10 ». Ce propos est, bien évidemment, à prendre avec des pincettes. D’une part, il n’y a pas 3 millions de Franco-Portugais en France (même si l’on ajoute les descendants de Portugais possédant seulement la nationalité française). Cette

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exagération découle d’une volonté de rendre visible la population portugaise et de lutter contre ce qui leur apparaît être son invisibilité. Au journal Le Parisien, l’un des membres du duo précise : On nous a reproché de trop mélanger le rap et notre musique portugaise […]. On cherchait à réveiller la France en disant : on ne fait pas de bruit, mais on est là. Au niveau culturel, nous avons des choses à apporter11.

26 Ce discours rejoint celui de nombreux dirigeants associatifs portugais ou d’origine portugaise qui se plaignent également du manque de visibilité des Portugais dans les médias ou le champ politique. À ce titre, Jean-Baptiste Pingault note que : contrairement aux jeunes d’origine maghrébine, semblant souffrir d’un excès de visibilité, les jeunes d’origine portugaise se plaignent depuis vingt ans d’être invisibles. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Ils ont constamment cherché à s’affirmer dans la sphère politique, française comme portugaise (Pingault, 2004 : 71).

27 Comme le suggère Jean-Baptiste Pingault, une comparaison implicite est souvent faite avec d’autres populations immigrées et celle-ci se retrouve dans certains titres de La Harissa. Si des textes évoquent une solidarité entre immigrés et fils d’immigrés de toutes origines (J’suis hostile [1997]) dont le futur est compromis et qui sont confrontés à des discriminations dans le système scolaire et dans l’accès à l’emploi12, d’autres mettent en avant les clivages opposants les populations d’origines immigrées. Par exemple, dans Les gens des baraques, l’immigré arrivé dans le bidonville se plaint que « les HLM accueillent les étrangers d’ex-colonies en priorité, les Portugais n’y ont pas accès ». Cette assertion, qui ne correspond pas du tout à la réalité, les Portugais vivant en bidonville étant relogés en cités de transit ou en HLM (Cohen, 2013), sous-entend qu’à la différence des populations issues de l’ancien empire français (et notamment d’Algérie), les Portugais ont été délaissés par les autorités françaises et ne doivent leur réussite sociale qu’à eux-mêmes. Les clivages sont renforcés dans la chanson Rap français, de 2008, époque pendant laquelle l’espace public est marqué par des débats autour d’un prétendu « racisme anti-blanc ». Dans un clip où les deux chanteurs tiennent des armes à la main, ils vitupèrent le « rap français » qui selon eux ne représente pas les banlieues et leur diversité : deux doigts d’portos dans ton hip hop fatigué, c’est pas ma faute hey tête de con si ça marche pas ton rap français, ah oui, c’est vrai, t’aime pas les blancs, tu fais quoi de ceux qui achètent tes skeuds et qui habitent dans ton bâtiment c’est navrant comme c’est un con vrai rap français, ici c’est la France, il y a une tonne de blancs immigrés, mais toi on sait bien ce que tu en penses. Black, blanc, Beur. Ouais moi je suis le portos de service, je suis pas inclus dans tes discours comme les asiats et les juifs, rap français, dans le ghetto il y a des millions d’where dans la misère qui s’appellent Jean-Paul, Thomas, Rémy, Jean-Pierre.

28 Comme le signale Martine Fernandes, le rap de La Harissa est influencé par le rap chicano nord-américain dont les principaux acteurs sont d’origine mexicaine (Fernandes, 2007). Comme dans le rap chicano, La Harissa met en avant des notions de race (portugaise), d’orgueil national, et de famille (la référence aux valeurs familiales traditionnelles, le respect des parents, l’union de la fratrie – entendue parfois comme la fratrie nationale – sont maintes fois répétés). Et comme dans certaines chansons du rap chicano, une concurrence ethnique est suggérée entre migrants de différentes origines.

29 Au fil des albums, La Harissa se tourne vers un univers de musique latino et notamment vers le Brésil. Leur album de 2008 est baptisé Espírito Favela. Le groupe se présente alors également comme le leader des « musiques latines en France » :

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après avoir redimensionné le hip hop à son image, La Harissa a su mélanger toutes ses influences et sa double culture pour arriver aujourd’hui à une maturité musicale mêlée de son street, clubs, et de rythmes latinos-lusophones13.

30 Au-delà de l’influence du rap chicano, cette mise en exergue des mélanges, de la fusion de sons et de rythmes d’influences diverses, de l’ouverture à l’Amérique latine peut s’inscrire dans la « vulgate lusotropicale » (Léonard, 1997) qui s’est diffusée au Portugal à partir des années 1950 et dont les éléments principaux sont encore largement répandus de nos jours dans l’espace médiatique et politique. Pour justifier le maintien de l’Empire portugais, le régime salazariste s’est approprié – en la simplifiant et en sélectionnant les éléments estimés utile – l’œuvre de l’essayiste brésilien Gilberto Freyre qui depuis son ouvrage séminal de 1933, Maîtres et esclaves. La Formation de la Société brésilienne (Freyre, 1952) mettait en avant la capacité des Portugais, exempts de tout racisme, à entrer en contact avec les autres peuples. Pour Freyre, le Brésil était le résultat des mélanges permis par les Portugais entre les populations africaines, indiennes et européennes. Cette théorie permettait au Portugal d’écarter d’un revers de main la décolonisation prochaine de ces colonies dont la population, prétendait-on, se sentait portugaise et était issue de nombreux mélanges interethniques. La capacité d’adaptation des Portugal, le mélange de cultures qu’ils ont impulsé, leur goût du contact avec d’autres civilisations se trouvent donc au cœur du lusotropicalisme. Un lusotropicalisme banal s’est diffusé au Portugal dans les années 1960, instrumentalisant des chanteurs venus des colonies, censés symboliser l’unité, dans la diversité, d’un grand Portugal (Cardão, 2015). Les traits essentialistes donnés aux Portugais par la vulgate lusotropicaliste survécurent à la chute de l’Empire en 1975 (Almeida, 2002 ; Cahen, 2008). Soucieux de donner une dimension universelle au Portugal, qui ne pouvait se cantonner à un petit territoire en Europe, les élites portugaises ont institué les émigrants en navigateurs de l’époque contemporaine. Dans les discours politiques, on leur attribue les mêmes qualités que celles données aux colonisateurs : capacité d’adaptation, talent pour se mêler aux sociétés locales tout en restant attaché au Portugal. Toute la symbolique des Grandes découvertes est transférée sur les émigrés. Le logo de la principale institution chargée de la « politique de lien » avec les Portugais à l’étranger est pendant de longues années une caravelle, symbole de l’expansion maritime (Pereira, 2015b). De nombreux migrants récupèrent ce discours plutôt valorisant, surtout si on le met en rapport avec les visions stigmatisantes et dévalorisantes qui frappent les immigrés dans les sociétés où ils s’établissent, les réduisant à des travailleurs pauvres, peu ou pas lettrés, originaires d’un pays misérable et dominé symboliquement. La Harissa récupère entièrement la vision lusotropicaliste du passé portugais. Un de leurs albums s’appelle Conquistador (2000) et la pochette du disque contient, en arrière-fond, la sphère armillaire du drapeau portugais, un des symboles des Grandes Découvertes. Le terme peut sembler, à première vue, inadéquat, car il remet à la conquête de l’Amérique par les soldats espagnols. Les Portugais emploient plutôt le terme de « descobridores » (découvreurs) pour décrire les grands navigateurs. Cependant, La Harissa s’inspire directement de la chanson Conquistador, sortie en 1989 par le groupe portugais Da Vinci. Cette chanson gagna le prix de la chanson portugaise en 1989 et obtint un succès commercial. Elle exprimait une « nostalgie impériale » et participait à « un processus d’hygiénisation du passé colonial » (Cardão, 2015 : 13). Sur le titre Conquistador de La Harissa, les mots-clés de l’imaginaire impérial portugais sont égrenés : « conquête » ; « Vasco de Gama » ; « épicé » ; « découvrir la route », etc. Les aspects violents des Grandes Découvertes sont

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occultés14. Seule la notion de « rencontres culturelles » ressort, euphémisant la réalité de ces « contacts ».

31 Enfin, si dans plusieurs interventions et dans plusieurs de leurs chansons, les deux chanteurs de La Harissa prétendent représenter la « communauté » portugaise en France et constituer les musiciens « portugais » les plus connus, il faut nuancer ce discours. Depuis les années 1980, une « scène portugaise » s’est constituée en France, composée de chanteurs circulant entre les deux pays (et les autres pays d’immigration comme la Suisse ou le Luxembourg). Parmi eux, le plus célèbre est Tony Carreira, mais on peut ajouter les noms de Quim Barreiros, de Graciano Saga, d’Emanuel, de Marco Paulo, de Dino Meira, d’Ana Malhoa, de Jorge Ferreira ou de Ruth Marlene. Ces derniers réalisent, très fréquemment, des prestations lors des fêtes organisées par les centaines d’associations portugaises en France15. Leurs enregistrements (d’abord les cassettes puis les disques jusqu’aux fichiers MP3 d’aujourd’hui) circulent amplement en France. Au Portugal, ces chanteurs sont souvent rangés dans la catégorie dépréciative de « Musique Pimba », à cause de la légèreté, voire de la vulgarité, des textes où les sous- entendus sexuels sont fréquents. Dans les processus de classements sociaux, cette catégorisation a pour but d’indiquer le mauvais goût des migrants dont l’enrichissement à l’étranger ne masquerait pas leur manque de capital culturel (Gonçalves, 1996). Il s’agit souvent de délégitimer ces migrants considérés comme les survivances d’un Portugal agricole et archaïque (Pereira, 2010). L’orchestration des chansons pimbas s’appuie souvent sur des mélodies populaires et évolue au fil des modes musicales dominantes, du rock à la techno. Certains textes se réfèrent à l’émigration, insistant sur la saudade ressentie par les émigrants, leur désir de rentrer au pays, l’exaltation du mois d’août et des vacances passées au Portugal.

32 Au sein de cet univers musical, Tony Carreira est à la fois le plus connu et celui dont le parcours se rattache plus à la France. Venu en France lorsqu’il avait six ans, à la fin des années 1970, il entame, dans les années 1980, une carrière musicale parallèlement à son emploi dans une boucherie. Les fêtes portugaises de la région parisienne constituent ses premières scènes. Après plusieurs albums constitués principalement de chansons d’amour, son succès dépasse la population portugaise en France et atteint le Portugal. À partir de l’année 2000, après trente ans de résidence en France, le chanteur part s’installer au Portugal avec sa famille, dont ses deux enfants, Mickael et David, nés en France, qui se lancent aussi dans une carrière musicale et rencontrent immédiatement un succès considérable, tant au Portugal qu’en France. Aucun des Carreira n’est Français. Tony Carreira affirme à ce sujet : être un peu archaïque. C’est sûrement aussi pour avoir vécu hors du Portugal, ce qui amène des sentiments comme la saudade, le côté portugais… j’ai une fierté énorme d’être portugais (Soromenho & Lopes, 2009). L’histoire de la famille Carreira montre que pour de nombreux migrants portugais, l’« espace investi » (Rosental, 1990) n’est pas toujours la France, mais le Portugal, société dans laquelle beaucoup de migrants cherchent à prouver leur mobilité sociale ascendante.

33 Si Linda de Suza a été perçue comme la principale icône des Portugais en France, elle a également servi d’épouvantail pour une partie des enfants des migrants portugais, notamment les plus diplômés qui possèdent un capital culturel plus important. Certains considèrent que Linda de Suza a incarné un cliché, enfermant les Portugais dans le rôle de main-d’œuvre peu rémunérée, peu qualifiée, peu lettrée, docile et obéissante. Tous ne se retrouvent pas non plus dans la musique populaire pimba ou les groupes

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folkloriques connotés avec les classes populaires les moins dotés de capital culturel et le Portugal pauvre et rural. Certains d’entre eux investissent alors des productions culturelles portugaises plus valorisantes au sein de la société française, et notamment dans le champ culturel et intellectuel. Il s’agit à la fois de rester fidèle à ses origines portugaises, de ne pas couper avec cet héritage, tout en s’accaparant les manifestations musicales d’un pays en pleine mutation économique, sociale et culturelle depuis la Révolution des Œillets et l’intégration européenne. L’appropriation d’une culture savante reconnue et de biens culturels valorisés permet de se distinguer des manifestations culturelles rurales et populaires (Muñoz, 2002). Dans cette perspective des musiciens d’origine portugaise s’approprient le fado, qui ne cesse de se renouveler depuis les années 1980 et qui se place, dans l’espace musical français, dans la catégorie ambiguë de « world music » (Feld, 2004 ; Weiss, 2013). C’est le cas de Bévinda, venue très jeune en France et ayant grandi en Auvergne. Elle enregistre plusieurs disques de fado, transcrivant des poèmes de Fernando Pessoa dont les traductions se multiplient en France, depuis les années 1980, chez des éditeurs prestigieux.

34 Dans le film à succès16, La cage dorée, retraçant l’histoire d’une famille portugaise du 16e arrondissement parisien, dont la mère tient une loge de concierge, c’est après avoir entendu un fado, dans un restaurant portugais de la capitale, que la fille, apparent symbole d’ « intégration » (elle est avocate), décide de partir habiter au Portugal. L’épilogue de cette comédie illustre l’ambiguïté des chansons liées aux Portugais en France : plus que des odes à l’intégration, ces chansons suggèrent plutôt le retour au Portugal, même s’il n’est souvent qu’un mythe. Des trajectoires comme celles de Tony Carreira, star de la scène musicale portugaise en France qui est parti vivre au Portugal après trente ans de résidence dans l’hexagone, et la vitalité des groupes folkloriques portugais démontrent que les concepts d’« intégration » ou d’ « assimilation » sont peu utiles pour saisir l’expérience migratoire des Portugais en France.

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NOTES

1. Dans l’album intitulé no 2, sorti en 1970, Catherine Ribeiro interprète un fado en portugais, « Ballada das águas ». Il n’évoque cependant pas l’expérience migratoire. 2. Les propriétés sociales de Lio et de sa (demi-)sœur, Helena Noguerra, sont distinctes de celles d’une grande partie des immigrés portugais en France. Leur grand-père maternel est médecin, leur mère fait des études universitaires, privilège des classes aisées. Lio reconnaît avoir « vécu dans une certaine aisance. J’étais une enfant privilégiée, une nounou s’occupait de moi », (Lio & Verlant, 2004 : 42). 3. Certains de ses albums précédents comptent un titre en français, le plus souvent le dernier morceau. 4. Ce titre sera interprété par d’autres chanteurs comme Luis Mariano ou Jacqueline François. 5. La même année, le compositeur Alain Oulman, né au Portugal en 1928 de parents français, auteur de nombreux fados chantés par Amália Rodrigues, est arrêté par la police politique pour avoir aidé des militants communistes. Il est également libéré et expulsé du Portugal, après la mobilisation de différentes personnalités, dont Raymond Aron, proche de la famille d’Oulman (Aron, 1983 : 597). 6. Lettre d’Henrique Martins de Carvalho adressée à Marcelo Caetano, le 22 décembre 1971, Archives nationales-Torre do Tombo, Archives Marcelo Caetano, caixa 21. 7. Dans une stratégie similaire, les maisons de disque nord-américaines ont, dès les années 1920, développé des collections de blues pour capter un public de travailleurs noirs ayant migré dans les grandes villes du nord (New York, Chicago, Detroit) pour y trouver des emplois (Djavadzadeh, 2014). 8. Note du sous-directeur des Renseignements généraux adressée au secrétaire général de police, le 10 mai 1967, Centre des Archives Contemporaines, no 001984008, art. 61.

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9. Titre du documentaire de Robert Bozzi, sorti en 1995, qui décrit les Portugais vivant dans le bidonville de Saint-Denis. 10. https://www.facebook.com/pages/la-harissa/147815267095?sk=info&tab=page_info [16-01-2015]. 11. « La Harissa, une recette à succès », Le Parisien, 6 octobre 2012. 12. « Je représente ma génération perdue quand ils ont qu’à nous proposer sur cette putain de terre de France, frérot, quel est le menu ? Basta ! Encore moins pour le fils d’immigré, rebeu, paka, chinois, renoi, fils d’immigré portugais dans le caca, c’est le chômage pour tout le monde, même pour les céfran », J’suis hostile (1997). 13. https://www.facebook.com/pages/la-harissa/147815267095?sk=info&tab=page_info [16-01-2015]. 14. Voir par exemple la biographie de Vasco de Gama par l’historien indien Sanjay Subrahmanyam qui offre une vision moins pacifique et héroïque de cette figure exaltée au Portugal (Subrahmanyam, 2014). 15. Comme à Cérizay, ville des Deux-Sèvres, où s’est installée une importante population portugaise (Jerónimo, 2012). 16. Sorti en salles en 2013, cette comédie a réalisé près d’1,2 million d’entrées en France.

RÉSUMÉS

Si la chanson française est, en partie, un « art de métèques » (Yves Borowice), force est de constater que rares sont les interprètes portugais ou d’origine portugaise, alors qu’autour de 1,2 million de Portugais ou de descendants de Portugais vivent en France. L’expérience des migrants portugais a été tardivement évoquée dans la chanson française. De plus, dans le champ musical, les Portugais et leurs descendants ont principalement investi une « scène à part » constituée par la musique folklorique et des chansons populaires interprétées en portugais. Cet article décrit comment la chanson française, interprétée par des chanteurs d’origine portugaise ou non, a évoqué les migrants portugais en France et quelles formes musicales ont développé et consommé une partie non négligeable des Portugais et de leurs descendants en France. Loin d’illustrer la soi-disant « intégration » des Portugais en France, ces chansons et ces pratiques musicales illustrent le fort attachement d’une partie de cette population au Portugal et alimentent l’idée du retour, réel ou fantasmé.

According to Yves Borowice the chanson française is partly an “art of métèques” (métèque is a slang word for stranger). Yet in France, though around 1.2 million Portuguese immigrants and Portuguese descendants live inside the country, very few singers are Portuguese or of Portuguese origin. Besides, Portuguese migration, as a topic in French songs, has been late to rise. In the musical field, Portuguese and their descendants have mainly invested a “scene apart” in France: folk music and popular songs performed in Portuguese. This article describes how the chanson française (either performed by Portuguese singers, by singers of Portuguese origin or by other singers) has been evoking Portuguese migration to France these last decades. It also describes what kind of musical forms a significant part of Portuguese immigrants and their descendants are developing and consuming. This article interrogates the so-called “integration” of Portuguese in France: songs and musical practices illustrate the strong attachment of part of the

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migrants and their descendants to Portugal. This particular musical culture feeds the idea of return, real or fantasizdir.

INDEX

Index géographique : France, Portugal Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson nomsmotscles de Suza (Linda), Afonso (José), Harissa (La) Mots-clés : identité individuelle / collective, intégration / assimilation, migration / diaspora / exil, mobilité, transnationalité Keywords : identity (individual / collective), integration / assimilation, migration / diaspora / exile, mobility, transnationality

AUTEUR

VICTOR PEREIRA

Victor PEREIRA, docteur en histoire à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, est actuellement maître de conférences en histoire à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

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“Douce France” par Carte de Séjour. Le cri du “Beur” ? Carte de Séjour’s ‘Douce France’. A Cry from the “Beur” Heart?

Philippe Hanus

IL Y A D'ABORD CETTE VOIX vibrante et mélancolique : « il revient à ma mémoire des souvenirs familiers » ; un chant qui joue avec les tonalités orientales, répété deux fois a capela, avant qu'un oud et une darbouka viennent souligner la couleur méditerranéenne de cette mélopée ; le tout bientôt couvert par les sonorités d'une batterie, d'une basse et de guitares électriques signifiant qu'on est là aussi dans l'univers du rock. C'est sous cette forme hybride que les musiciens de Carte de Séjour firent connaître une seconde jeunesse à Douce France, d'abord sur scène en 1985, puis sur disque en 19861. Cette reprise, à la fois irrévérencieuse et revendicative, d'une célèbre chanson composée sous l'Occupation par Charles Trenet fut entendue comme un cri du « Beur2 », c'est-à-dire une prise de parole radicale de jeunes franco-maghrébins, transformant ainsi ce lieu de mémoire français en un manifeste politique. Nous allons montrer en quoi le braconnage de la langue et des sons est au cœur de l'aventure de Carte de Séjour, ensemble musical à géométrie variable, dont les membres fondateurs3 se sont rencontrés dans l'agglomération lyonnaise à la fin des années 1970. La dimension collective de leur action est à souligner d'emblée, dans la

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mesure où le charisme et la visibilité médiatique de Rachid Taha font généralement écran aux possibilités d'expression des autres musiciens (Taha, 2008). Or, la focalisation sur le seul « porte-parole » du groupe occulte la dimension collégiale du travail, aussi bien dans l'écriture des textes que dans les compositions musicales. Il ne faudrait pas non plus négliger certaines formes d'engagement dans les mouvements sociaux au cours desquels un « nous » a pu s'exprimer, par exemple lors de concerts en soutien aux immigrés expulsés ou victimes d'actes racistes. À partir d'archives écrites et audiovisuelles, mais aussi d'entretiens avec certains des musiciens4 – Mohamed Amini (guitare rythmique), Djamel Dif (batterie), Brahim M'Sahel (percussions), Jérome Savy (guitare solo) – et d'autres personnes qui les ont accompagnés, comme Serge Boissat (programmateur radio), on cherchera ici à comprendre en quoi et comment une certaine forme d'expression musicale – qualifiée de métisse (Moreira, 1987) – élaborée par des enfants de migrants postcoloniaux et des artistes d'horizons sociogéographiques variés, a pu contribuer au renouveau de la scène musicale française, ainsi qu'aux phénomènes contestataires contemporains (Traïni, 2008). Un accent particulier sera mis sur la genèse de cette expérience artistique, inscrite dans l'espace du rock lyonnais du début des années 1980, en évitant toutefois de focaliser notre regard sur les seules spécificités culturelles et sociales du milieu d'origine des musiciens.

Quand les jeunes des quartiers populaires prennent la parole

Figure 1 : Affiche Carte de séjour, 1984

Fonds Génériques

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À partir de 1977, alors que les chiffres du chômage ne cessent d'augmenter en France, une politique d'aide au retour des immigrés est promue par le gouvernement de Raymond Barre. De nouvelles mesures administratives rendant plus strictes les conditions de séjour des étrangers et autorisant leur expulsion sont mises en œuvre, sur fond de tension sociale dans les quartiers populaires (Gastaut, 2004). Le printemps 1981 constitue un moment politique charnière, puisqu'il correspond à l'élection du candidat du rassemblement de la gauche, François Mitterrand, dont l'une des premières mesures consiste à mettre un terme aux expulsions des immigrés. Cette décision fait suite à la grève de la faim, entamée le 2 avril à Lyon par Christian Delorme (prêtre catholique), Jean Costil (pasteur protestant) et Hamid Boukhrouma (Algérien en sursis d'expulsion). L'état de grâce est cependant de courte durée puisque, quelques mois plus tard, au cours de ce que les médias dominants ont appelé « l'été chaud de l'Est lyonnais » (Vaulx-en-Velin, Villeurbanne, Vénissieux) – vont être abondamment diffusées des images à la symbolique lourde : jeunes gens désœuvrés rassemblés dans les coursives des immeubles et « rodéos en voiture » pour figurer le chaudron anomique de ce qu'on appelle désormais « les cités » (Collovald, 2001). Dans ce contexte de durcissement de la répression policière et face à la multiplication des crimes à caractère raciste, certains enfants d'immigrés vont alors mener une lutte pour la reconnaissance dans l'espace public, en particulier sur le front culturel (Battegay, 1985). Représentants d'un groupe « minoritaire » – placé en position subalterne en fonction d’attributs naturalisés – ils sont confrontés à un dilemme : investir les identités collectives stigmatisées qui leur ont été historiquement assignées pour tenter de les requalifier ou s’en détacher pour produire d’autres identifications5.

Figure 2 : Carte postale de Rillieux-la-Pape au début des années 1970

Cette « prise de parole » permet de contrer l'image négative donnée dans les médias à leur groupe d'appartenance et ainsi offrir publiquement une contre image susceptible d'entraîner un processus de déstigmatisation (Beaud & Masclet, 2006). Écartés des

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formes traditionnelles de la représentation politique, ces jeunes gens font montre d'une grande lucidité quant aux possibilités de l'action collective qui s'offrent à eux. C'est ainsi qu'ils mettent en œuvre différentes « tactiques » (de Certeau, 1990 : 62) destinées à compenser leurs handicaps sociaux, en explorant des filières de représentation non explicitement politique, pour devenir « poètes de leurs affaires » (ibid. : 57) en créant troupes de théâtre, fanzines, stations de radio et autres formations rock. Au cours des années 1970, la « culture rock » se diffuse en France. Dans la région lyonnaise, nombre de jeunes espèrent échapper à une position dominée en transcendant, par l'expression musicale, un quotidien souvent qualifié de monotone. La ville industrielle de Givors, au sud de l'agglomération, devient une pépinière de groupes rock issus de diverses fractions des classes populaires, dont les plus célèbres représentants, Factory et Ganafoul, accèdent à la renommée nationale (Vincent, 1985). Au côté des Lyonnais de Starshooter, Electric Callas ou Marie et les Garçons – davantage issus des classes moyennes cultivées –, ils vont contribuer au bouillonnement de la scène locale. Bénéficiant de cet élan créatif, un premier embryon de ce qui deviendra bientôt Carte de Séjour voit le jour en 1978-79, dans la ZUP de Rillieux-la-Pape6, située au nord-est de Lyon. Les enfants d'immigrés postcoloniaux, nés à la fin des années 1950, y ont été socialisés dans des conditions familiales, scolaires, économiques assez proches : Avec mes parents on a déménagé à Rillieux en 76, dans la ville nouvelle. On y a monté une association culturelle maghrébine en 78. Y avait le sociologue Belbarhi qui faisait ses enquêtes et en même temps nous aidait un peu à nous organiser. On faisait du foot, de la musique. On partageait le même bâtiment que les vieux pour la prière, mais on ne répétait jamais quand ils priaient. On a fondé un groupe avec des instruments et un répertoire traditionnel, ça s'appelait Noujoum. Au même moment et en parallèle avec des copains du quartier, les frères Mokhtar et Mohamed Amini, on a voulu monter un groupe rock (M'Sahel). Leurs goûts musicaux se sont formés sur le modèle de l’identification-rejet, par intériorisation des goûts des différents groupes de socialisation auxquels ils appartiennent : famille, école, MJC. Spontanéisme et mimétisme, tels sont en effet les deux réflexes initiaux avant que ne débute l'initiation instrumentale : j'écoutais la musique de mes parents et beaucoup la radio, mais par respect pour eux je ne mettais pas de disques des Stones ou des Beatles pendant qu'ils écoutaient du chaâbi. J'avais des copains à Rillieux qui jouaient dans des groupes, et moi je les accompagnais, mais je pensais jamais vivre de la musique. J'étais parti pour travailler et mener une vie normale. À force de toucher un peu leur guitare quand ils répétaient, j'ai appris à jouer. Puis j'ai pris des cours avec des gens installés dans le village de Crépieux à côté de la ZUP qui avaient un orchestre. Ils animaient les bals et avaient monté une école de musique. Ils enseignaient une technique qui se rapprochait du musette ; un genre de musique française populaire et métissée (Amini). Pour éclairer ce propos, il convient de préciser que la ville nouvelle de Rillieux, construite sur un plateau, à une dizaine de kilomètres de Lyon, est à cette époque autant reliée au monde rural qu'au cœur de l'agglomération. Ceci permet de comprendre pourquoi ces jeunes gens fréquentent aussi régulièrement les bals de l'Ain. En ce qui concerne l'éveil à la culture musicale, c'est surtout au Maghreb, à l'occasion des vacances, que ces enfants d'immigrés découvrent la « culture underground ». La jeunesse cultivée des centres urbains s'y adonne en effet à la consommation de musiques électrifiées (Caubet & Miller, 2013) :

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Quand je rentrais au Maroc chaque été pour revoir la famille à , je retrouvais mes cousins qu'étaient des mecs branchés. Dans ma famille y a la fois des ruraux et des gens de la ville, des fonctionnaires, des cadres ; donc leurs enfants avaient accès à certaines choses. Et moi à Rillieux j'avais une autre vie : c'était l'immigration et le travail. Ces séjours avec les cousins ça m'a donc ouvert culturellement. Par exemple le film Tommy des Who7 je l'ai vu au Maroc, Woodstock aussi. Des tas de trucs que jamais j'aurais été voir en France (Amini). Ce témoignage montre bien que, paradoxalement, l'accès à la culture rock légitime, s'effectue d'abord dans les grandes villes du Maroc, et non pas en France où les clivages socioethniques semblent plus tranchés. Les jeunes de Rillieux ne restent pas cantonnés à leur quartier, mais développent une sociabilité à l'échelle de l'agglomération lyonnaise, liée en partie aux solidarités familiales, aux mobilités professionnelles, mais aussi aux réseaux culturels et militants : Avec notre premier groupe on a d'abord trouvé un local à la Mulatière (sud de Lyon), mais ça faisait trop loin pour les répètes. Ensuite on a déniché un drôle d'endroit : l'arrière-salle d'un bistrot Place du Pont (à la Guillotière8) (M'Sahel). Après quelques temps passés dans le Vieux Lyon, place Gerson, c'est finalement un grenier situé place Tolozan, sur les pentes de la Croix-Rousse, qui deviendra le Q.G. de Carte de Séjour : J'ai pris un job à la Croix-Rousse dans une boite qui usinait de la matière plastique et là, j'ai rencontré d'autres gars qui jouaient aussi. Les copains m'ont présenté Yvon Donzel, un musicien hors pair très impliqué dans la vie culturelle de ce quartier où il avait monté pas mal de groupes, qui nous a aidés à trouver notre style (Amini). C'est effectivement au cœur de ce quartier cosmopolite – laboratoire lyonnais d'innovation sociale (Rouleau-Berger, 1991 : 42) – que s'opèrent des rencontres avec des professionnels de la culture, lesquels vont parrainer les jeunes musiciens de Rillieux. Autour du local de répétition se développe un système de solidarité unissant les membres du groupe et leurs proches : comme une grande famille. Y avait toute sorte de monde qui passait, des potes chômeurs, des musiciens. C'était un carrefour notre local (Amini). Les pentes de la Croix-Rousse hébergent de nombreux cafés-concerts. Le Moderne, le Midnight Rambler et d'autres lieux où ils aiment à se retrouver au sortir d'une répétition permettent la convergence entre « rhorhos » et « rockers » : le Palace Mobile était tenu par un Maghrébin qui avait créé une ambiance western dans son rade. Il ne passait que du rock texan et n'avait rien d'orientalisant dans sa dégaine (Boissat).

« Arab rock » kesako ?

Guitare, basse et batterie forment le socle instrumental de Carte de Séjour, qui ne trouvera son style qu'au terme de longs tâtonnements : Au départ j'étais le prof de Mohamed et Mokhtar, puis j'ai rejoint leur groupe. Rachid faisait un peu de percu’ et chantait par intermittence en français (Dif). C'est finalement grâce aux conseils d'amis musiciens de Djamel Dif – batteur de jazz bien introduit dans le milieu musical lyonnais – comme Wayne Barrett9 et Karim Mansour10 du groupe Scum, que Rachid Taha va oser chanter en arabe. Carte de Séjour a recours à des esthétiques diverses, utilisées comme unités de construction d’une identité kaléidoscopique. On trouve dans leur palette musicale aussi

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bien des influences reggae, new wave, que punk ; empruntant à ce dernier courant l'idée du cri sauvage et libérateur (Hein, 2014). Dans certains morceaux, des instruments issus du répertoire maghrébin, comme le oud ou la darbouka ajoutent une ambiance méditerranéenne à l'ensemble. Mais c'est surtout au niveau des textes que l'on peut reconnaître la spécificité de ce qu'ils appelleront dès 1981 « Arab rock » : Rachid développait quelques idées en français qu'on discutait, et on se faisait aider par des étudiants arabophones à qui l'on demandait de les retranscrire en les rendant plus poétiques (Amini).

Figure 3 : Brahim M’Sahel tenant l’album Rhorhomanie dans ses mains, Lyon 2013

Fonds Philippe Hanus

Les paroles combinent dialecte oranais et arabe maghrébin, mâtinées d'un français lui- même parsemé d'expressions argotiques lyonnaises et d'anglicismes (Meouak & Aguadé, 1996). Ce jeu avec les langues apparaît bel et bien comme le moyen d’accéder à une liberté de ton et de style (Caubet, 2004). Les « enfants illégitimes » de l'immigration affirment ainsi leur subjectivité de manière ostentatoire qui contraste avec la discrétion de leurs parents (Sayad, 1979). Ils se démarquent de la « culture du bled », jugée comme arriérée, en chantant dans un arabe inaccessible, même aux arabisants : Ils voulaient signifier une vraie rupture en tant que représentants d’une génération culturellement inédite et que d’aucuns ont qualifiée d’assise « entre deux chaises ». Mais ils ne pouvaient marquer leur distinction qu’au niveau de la langue (un françarabe) et de la thématique des chansons (Belbahri, 2009 : 72). Lors d'un concert contre les expulsions de jeunes franco-algériens, Carte de Séjour partage l'affiche avec des groupes de musique traditionnelle arabe et kabyle. La salle est comble, mais le public divisé entre les jeunes et leurs aînés, pour qui c'est

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un scandale de faire se produire ensemble, devant des familles respectables, la belle musique du pays et ces jeunes qui braillent dans un micro dans une langue incompréhensible (Belbahri, 2009 : 73 ). Cette posture provocatrice pleine d'autodérision est aussi une manière de résister aux assignations identitaires, comme ne cesse de le clamer Rachid Taha : le rock arabe, c'est du rock avant d'être de l'arabe ! Nous coller une étiquette de « musicien traditionnel » sur le dos, c'est simplement nier ce que l'on peut apporter à la scène française (Moreira, 1987 : 46). Ceci montre combien leur rapport à la culture maghrébine est ambigu. Ce cadre de référence constitue en effet une marque de distinction – fort utile dans la compétition pour la reconnaissance musicale –, qui, en même temps, les « essentialise » comme représentants d'une minorité, dont ils ne cessent de vouloir s'extirper pour se faire reconnaître comme artistes français : Il s'agissait pour nous d'en finir avec l'arabitude désolante, celle de nos parents. Les vieux étaient à la botte. Ils étaient mentalement écrasés et nous on avait honte (Dif). Les paroles de Carte de Séjour, psalmodiées d'une voix gutturale par Rachid Taha, sollicitent l'auditeur, quand bien même il n'en comprendrait pas immédiatement le sens11. Elles contiennent une potentialité d’expériences sociopolitiques dans lesquelles les « Rhorhos » peuvent effectivement se reconnaître (Boubeker, 2003), mais également un public éclectique. Dans leurs chansons, le sentiment d'injustice constitue un thème central, autour duquel viennent se greffer d'autres énoncés concernant le racisme à l'entrée des clubs, le rejet de leur « algérianité » par des jeunes aux cheveux peroxydés pour faire plus « français » (« La Moda »), mais aussi certaines tensions qui agitent le groupe d'appartenance maghrébin, comme dans Zoubida, jeune femme conduite au suicide après un mariage forcé : On abordait les sujets qui nous préoccupaient : chercher un appartement, trouver une copine, résoudre les problèmes administratifs. Dans Nar (« Le Feu »), on fait la liste des jeunes abattus par les policiers (il chante un extrait en traduisant) : à la ville de Dieppe y a Mustapha qui a été tué (M'Sahel). Le quotidien sublimé en chanson devient subversif par son contenu et son langage incisif, en ce qu'il tranche avec la plupart des discours publics sur l'état du monde social et les classes populaires, ce qui permet de sensibiliser d'autres auditeurs. C'est ainsi que des étudiants, travailleurs sociaux et représentants de la « gauche morale » (prêtres, militants associatifs) reconnaissant là leurs propres engagements, vont soutenir Carte de Séjour : Je me rappelle d'un concert qu'on a fait au CCO12 de Villeurbanne. C'était un lieu fédérateur et le fait de chanter en arabe ça a attiré la diaspora intellectuelle nord- africaine (Dif). Sous le septennat de François Mitterrand, le volontarisme du ministère de la Culture, la libéralisation de la bande FM et l’encouragement des pratiques musicales amateurs créent un contexte favorable à l’émergence de labels indépendants (Lebrun, 2006) : dès avril 81 à la Guillotière le collectif artistique Frigo a eu une idée géniale : monter une radio qui diffuserait une programmation rock, mais aussi des informations culturelles. On est allé chercher un émetteur en fraude en Italie et on a démarré radio Bellevue dans un appart' rue Saint-Michel. Des fois ils étaient quinze à passer la nuit dans ce studio minuscule, à dire des poèmes ou diffuser du hard pendant des heures [...], Rachid Taha animait parfois des émissions sur l'antenne. Un jour il nous a parlé de son groupe. Avec Bernard Meyet, on est allé les voir répéter et ils nous ont fait craquer (Boissat).

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Figure 4 : Affiche de concert, 1988, « Trente artistes pour la révolte des pierres »

© coll. Génériques / http://odysseo.generiques.org

Ce dernier fonde le label Mosquito et produit, en 1982, le premier « maxi 4 titres » du groupe13. Quelques mois auparavant, un papier éloquent dans le magazine Actuel – dont le directeur, Jean-François Bizot, est aussi pionnier dans la diffusion des « musiques du monde » sur Radio Nova – leur sert de tremplin médiatique. Bénéficiant désormais de complicités fécondes dans le monde de la culture légitime (chercheurs, écrivains, journalistes), le groupe accède à la reconnaissance publique (Mauger, 2006). Au printemps 1982, Carte de Séjour est invité dans l'émission Droit de réponse de Michel Pollack (sur TF1), programmée le samedi soir à 20h30, puis Mégahertz (TF1), émission dédiée aux musiques rock, lui consacre un reportage, auxquelles s'ajoutent diverses apparitions dans Mosaïques (FR3), consacrée aux populations immigrées. Le chroniqueur anglais John Peel diffuse à son tour, sur les ondes de la BBC, le titre Halouf Nar, de ce qu'il appelle « a French-Algerian band14 ». Mais c'est surtout la déclinaison scénique de l'« Arab rock » qui emporte l'adhésion du public : avec beaucoup de percussions, avec une guitare solo très arabisante qui, paradoxalement, est jouée par le seul non-maghrébin du groupe (Jérome Savy) ! Celle de Mohamed, beaucoup plus sobre, intéressante aussi à sa manière, mais l'élément central c'est évidemment Rachid […] toujours penché en avant comme pour mieux communiquer avec le public […]. Il se retrouve vite pieds nus pour mieux danser ! (Dumonteil, 1982 : 14). Une analyse focalisée sur le seul engagement sociopolitique du groupe passerait à côté d'un aspect essentiel de leur motivation : jouer de la musique qui groove. C'est notamment à travers cette expérience de la scène ou lorsqu'ils « tapent le bœuf » avec des amis de passage – comme le guitariste virtuose Karim Mansour – que les musiciens

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s'approprient différents matériaux sonores, dans une sorte de dynamique mimétique, et participent à leur transformation en un « rock métis » : Mokhtar et Mohamed lancent une base reggae, Brahim avec son bendir apporte des trucs marocains du fond des âges et le batteur martiniquais Germain Troudard ajoute une touche de biguine. Rachid hurle des trucs primaires punks et moi je navigue entre ces mondes en tirant sur les cordes pour ramener des machins que j'ai au fond du ventre (Savy). C'est vraisemblablement la circulation renouvelée des textes et des rythmes, l’échange des savoirs et des savoir-faire musicaux qui fait remarquer Carte de Séjour, dès 1983, par le compositeur Steve Hillage, lequel va stimuler sa créativité et l'inciter à davantage de rigueur dans l'écriture et la pratique instrumentale.

Chanter pour l'égalité

Le choix du nom Carte de Séjour peut se lire comme une signature commune à ses membres : C'est le hasard, qui a fait qu'on a choisi ce nom. On était dans un bar à discuter et, au moment de payer, je sors mon porte-feuille et ma carte de séjour est tombée. C'est là qu'on s'est dit que ça pourrait devenir notre nom. En fait presque tous les groupes avaient des noms anglais. Pour nous ce qui a fait tilt c'est le fait que ça sonnait en français. En plus dans la tête on avait des idées, parce que le racisme quand t'es immigré tu connais. On a tous vécu des histoires où on se faisait embarquer dans une estafette de flics. Cette Carte de Séjour ça voulait dire quelque chose pour nous (Amini). Carte de Séjour joint le geste à la parole en se produisant gratuitement au rassemblement Rock against Peyrefitte15, organisé au Palais d'hiver de Lyon, le 31 octobre 1980, contre le projet de loi « Sécurité et liberté », puis régulièrement à partir du printemps 1981, pour dénoncer les crimes racistes ou lors des meetings du collectif féminin Zaâma d'Banlieue visant à faire entendre la colère des « jeunes immigrés » (Nasri, 2011). Une de leurs affiches de concert représente un jeune avec une « coupe afro16 » qui brandit sa guitare pour écraser un fourgon de police, devant une barre d'immeubles. Cette illustration, héritée du mouvement Rock against police, né dans la couronne parisienne en 1979, exprime bien leur rôle de « haut-parleur » faisant retentir la parole de ceux qui en sont privés (Abdallah, 2012). Le 21 mars 1983 éclate à Vénissieux une violente rébellion. Désireux d'éviter l'affrontement avec les forces de l'ordre, un collectif de jeunes des Minguettes débute alors une forme de protestation non violente. Le 10 avril, au côté de personnalités du monde associatif, politique, religieux et syndical, Carte de Séjour participe à « un rassemblement populaire de soutien » aux grévistes de la faim, qui constituera les prémices à la Marche pour l'égalité et contre le racisme (Hajjat, 2013) et se produit lors du concert de clôture place de la Bastille. Lors d'un passage à Strasbourg, le producteur d'une émission de FR3-Alsace qui reçoit le groupe sort un vinyle de Trenet : écoutez bien cette chanson Douce France. Dans le contexte actuel, il faut lui donner une nouvelle vie. C'était pas trop notre truc, mais quand on a écouté le premier couplet, on s'est dit que, en effet... (Amini). Au fil du temps, Douce France avait perdu l'essentiel de sa dimension de résistance identitaire sous l'Occupation pour ne plus sonner aux oreilles de la jeunesse que comme

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la représentation d'une France surannée. Le groupe va faire voler en éclat cette image désuète : Cette reprise n'avait rien à voir avec ce qui se faisait à l'époque où des groupes reprenaient des chansons de Piaf ou de Brel. Nous, c'était vraiment le détournement d'une chanson du répertoire français réarrangée à la sauce orientale (M'Sahel). Lors du concert géant de la Concorde du 15 juin 1985, organisé par l'association SOS Racisme, Rachid Taha singe l'« accent du bled » pour lancer la chanson de Trenet – affichant ainsi de manière ostentatoire le stéréotype de l'immigré – ce qui provoque immédiatement l'indignation d'une partie du public. Puis il s'interrompt et apostrophe la foule : « J'ai le droit de toucher à votre (c'est nous qui soulignons) patrimoine ? Y en a qui ne sont pas d'accord ? » Et, enregistrant les applaudissements, il peut enfin psalmodier Douce France avec l'intensité du rock. Ce qui distingue cette entreprise scénique de conversion à la fois « arabe et rock » d'un acte de pure dérision, c'est bien, comme le remarque un observateur avisé de la scène, la rage de convaincre, une procédure d'implication de l'adversaire, mais c'est aussi la science des proximités, c'est-à-dire du corps à corps langagier fait de provocations et de retournements accélérés (Battegay, 1985 : 48). En effet, ce rapt symbolique d'un lieu de mémoire français par des « lascars de banlieue17 » légalise et légitime une présence dans l'espace public : celle des enfants des immigrés postcoloniaux et abolit de la sorte les frontières du dedans et du dehors.

Carte de Séjour : modèle de réussite « beur » ?

Douce France, considérée comme la « réinterprétation “beur” d'une vieille chanson française18 » contribue à faire connaître le groupe au-delà du monde du rock. Si, à travers cette reprise, Carte de Séjour atteint l'acmé de sa popularité, en revanche la réception de son œuvre donne lieu à des interprétations équivoques, parfois teintées de démagogie. C'est ainsi qu'en 1986, durant la cohabitation Mitterrand-Chirac, les musiciens sont érigés en « porte-parole de l'intégration républicaine » par le parti socialiste. Aussi, le 19 novembre 1986, lors des débats relatifs au projet de réforme du Code de la nationalité19 initié par le ministre de la Justice Albin Chalandon – Jack Lang, accompagné de Charles Trenet, fait distribuer le single de Douce France à l'Assemblée nationale (Lebrun, 2012). Carte de Séjour refuse cependant de siéger au côté de l'ancien ministre de la Culture et du chanteur. Les musiciens profitent néanmoins de la tribune médiatique qui leur est ainsi offerte pour diffuser quelques messages de leur choix : Y aurait-il deux sortes d'Arabes ? Les gentils migrants qui contribuent à l'expression culturelle française – c'est-à-dire nous – qui mangent des petits fours dans les salons lambrissés des administrations, et les méchants immigrés qui se font tabasser parce qu'ils ne font qu'apporter leur force de travail à leur pays d'adoption20 ? À l'instar des organisateurs de la Marche pour l'égalité qui dénoncent une instrumentalisation de leur mouvement par le pouvoir socialiste, le groupe va prendre ses distances avec les promoteurs d'un antiracisme moralisateur et spectaculaire. À droite de l'échiquier politique, le thème culturel dans la politique de l'immigration se trouve détourné au profit d'un discours exclusif, nourri de référents identitaires. Dès avril 1985, le Club de l'horloge tient un colloque sur l'« identité nationale » à Nice. Un professeur d'histoire du droit y dénonce l'imposture d'une société pluriculturelle, affirmant que :

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Mettre sur de la musique de rock des paroles arabes comme le groupe Carte de Séjour ou des paroles kabyles à l'instar de Rockin'Babouches n'apporte rigoureusement rien sur le plan culturel. Tout cela n'est qu'une variante de l'inculture de masse, une nouvelle forme de la sous-culture (Harrouel, 1985 : 204). Et de poursuivre son exposé par une attaque en règle contre ce qu'il nomme une « entreprise de destruction de l'identité française ». Au fil du temps, l'esthétique contestataire du groupe va bénéficier de la reconnaissance de l’industrie musicale21, avec le potentiel de désubstantification que cela implique. Le dernier album, 2 ½ est en effet empreint d'un son moins brut que les premiers vinyles, davantage en conformité avec les codes d'un marché du disque en quête de sonorités exotiques22. Dès lors, le groupe est programmé en Europe et en Algérie, en première partie de Cheb Khaled : Lors de la tournée allemande, on était plus entrés dans le folklore « musique du monde ». Faut être honnête y avait moins de fond. Mais on s’éclatait quand même. Et tous ces musiciens additionnels virtuoses qu'on recrutait pour la scène étaient fascinés par ce qu'on pouvait faire à quatre avec Mohamed, Mokhtar et Rachid : cette énergie rock, qui pourtant pour eux n'avait aucune valeur musicale ; et à l'inverse, nous le groupe de base on était tiré vers le haut par leur virtuosité (Savy). Avec le succès international, la pression médiatique s'accentue autour des musiciens. De difficiles négociations avec les maisons de disques pour la signature des contrats artistiques se conjuguant à la fatigue générée par les tournées – sans oublier les problèmes d'ego – font naître des tensions au sein de Carte de Séjour qui finit par se dissoudre fin 1989. Rachid Taha gagne alors Paris où il entame une carrière solo. Les autres musiciens – à l'exception de Jérome Savy et Djamel Dif – renoncent à l'activité musicale professionnelle et regagnent leurs foyers lyonnais. L'histoire singulière de Carte de Séjour, qui traverse la décennie 1980-1990, permet d’éclairer d’un jour nouveau la question du métissage culturel dans une agglomération lyonnaise où les mondes socioethniques se côtoient, s'interpénètrent et se nourrissent plus qu'on ne l'imagine de prime abord. Pour les jeunes de Rillieux, l'univers du rock ouvre un espace des possibles, leur permettant d'échapper au sentiment d'indignité et d'impuissance (Tassin, 2005). C'est en effet la combinaison de différentes formes d'expressions musicales et langagières qui fait la signature de ce groupe, témoin et acteur des premières formes de visibilité sociale des enfants de l'immigration postcoloniale dans l'espace public. À travers son expression musicale, qu'il est impossible de dissocier de son engagement dans les mouvements sociaux, Carte de Séjour fait résonner la voix des sans-voix dans l'espace public. C'est aussi ce jeu avec les appartenances à la fois rock, arabe, banlieusarde, mais aussi évidemment Lyonnaise, qui fait de ces musiciens d'authentiques contrebandiers à la frontière des mondes. Aux discours stéréotypés de la vulgate politico-journalistique sur l'immigration (Gastaut, 1995), mais aussi au conservatisme des familles maghrébines, Carte de Séjour répond par un cri salutaire et parvient ainsi – au terme d'un incessant travail de coopération favorisant la mise à distance des déterminismes sociaux – à une authentique production de soi.

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NOTES

1. Le groupe produit un single éponyme (1982) et deux albums : Rhorhomanie (1984) et 2 ½ (1986). 2. Avant la Marche pour l'égalité, le mot servait à l'autodésignation des jeunes franco- maghrébins de la région parisienne, équivalent de « rhorhos » (frères) à Lyon. 3. Mohamed et Mokhtar Amini, Djamel Dif, Rachid Taha, Eric Vacquer, puis Jérome Savy, Brahim M'Sahel, Pascal Noguera, Jallane Abdelhak (Jallal), Nabil Ibn'khalidi, Germain Troudard et d'autres musiciens additionnels. 4. Voir à ce sujet l'étude ethnographique du collectif toulousain Zebda (Marx-Scouras, 2005). 5. On a recours à ce vocable afin d'éviter les connotations réifiantes de celui d'identité et pour mettre l'accent sur le fait qu'il s'agit d'un processus à l'issue toujours incertaine (Brubaker, 2001).

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6. « Zone à urbaniser par priorité » : procédure utilisée au cours des années 1960 afin de répondre à la demande croissante de logements. Les ZUP permettent la création ex nihilo de quartiers nouveaux. 7. Film musical de Ken Russell (1975) adapté de l'« opéra rock » des Who (1969). 8. Quartier populaire (rive gauche du Rhône) où vivent des populations immigrées. Depuis les années 1950, ses cafés contribuent à l’émergence d’une musique de l’exil (Barbet, 2014). 9. Ex-chanteur du groupe punk de Manchester, Slaughter and the Dogs, il s'installe à Lyon en 1980. 10. Guitariste jazz-rock, il joue dans différentes formations comme le Horn Stuff. 11. Les paroles sont traduites en français sur la jaquette du disque. 12. Créé en 1963, le Centre culturel œcuménique fut d'abord une aumônerie étudiante de l’INSA, ouverte aux étrangers. Haut-lieu de la vie associative villeurbannaise, il se spécialise dans le dialogue interculturel. 13. Il est enregistré à Rennes, par le producteur de Starshooter, Michel Zacha. 14. BBC Radio One, 24 août 1982. 15. Alain Peyrefitte ministre de la Justice du gouvernement de Raymond Barre. 16. Certains jeunes des quartiers populaires s'identifient aux figures de la musique soul et funk, ainsi qu'aux leaders contestataires afro-américains. 17. Expression péjorative désignant un jeune rusé et indiscipliné, potentiellement délinquant. 18. Libération, 20 novembre 1986. 19. Une réforme prévoyant que l'adhésion volontaire à la culture française soit une condition d'accession à la nationalité pour les enfants d'immigrés nés en France. 20. Allocution de Rachid Taha lors d'une cérémonie organisée en leur honneur à l’hôtel de ville de Lyon. Journal télévisé, FR3-Lyon, 23 avril 1987, Source INA. 21. On leur décerne le Bus d'acier (grand prix du rock français) en 1987. 22. Le premier festival raï en France a lieu à en 1986.

RÉSUMÉS

La musique du groupe Carte de Séjour (Rachid Taha), fondé en 1980 dans l'agglomération lyonnaise, peut être analysée comme « un cri du Beur », c'est-à-dire une prise de parole radicale de jeunes franco-maghrébins, adeptes de ce qu'on appelle « rock arabe ». Le braconnage de la langue et des sons (métissage entre reggae, punk rock et musiques méditerranéennes) est au cœur de l'aventure de cet ensemble musical à géométrie variable, mêlant sonorités électriques et instrumentations traditionnelles du Maghreb. En étudiant les conditions d'émergence d'un dispositif de création artistique protestataire – contemporain des luttes pour la reconnaissance des enfants d'immigrés nord-africains dans la société française, telles que la Marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983 – interrogeant les appartenances sociales ou ethniques, l'aventure de Carte de Séjour exprime, durant la décennie 1980-1990, une forme originale de création musicale et de résistance aux assignations identitaires.

Carte de Séjour (Rachid Taha) was founded in 1980 in Lyon’s suburbs. Following the so-called “Arab rock” trend, their music can be considered as a cry of “Beurs” (slang for Arabs), in other words a radical outburst from young French of North African descent. A complex mingling of language and styles (between reggae-punk-rock and Mediterranean music) is at the heart of this

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flexible ensemble’s music; a fusion of electric sounds and traditional instrumentations from North Africa. This article aims at studying the conditions leading to the emergence of dissenting artistic creativity (contemporaneous to the struggles for recognition by the children of North African immigrants in French society, such as the March for Equality and against Racism in 1983) and questioning social or ethnic allegiances. Indeed, the adventure of Carte de Séjour during the 1980s gave voice to a new form of musical creation that entailed resistance to ethnic assignation.

INDEX

Mots-clés : création collective / interaction, acculturation / créolisation / hybridation, citoyenneté / identité nationale, politique / militantisme, ville / banlieue, identité individuelle / collective Keywords : collective creation / interaction, acculturation / creolization / hybridization, identity (individual / collective), city / suburbs, citizenship / national identity nomsmotscles Carte de Séjour, Taha (Rachid) Thèmes : rock music, fusion / crossover, maghrébines / North African music Index chronologique : 1980-1989, 1990-1999 Index géographique : France, Afrique du Nord / Maghreb / monde berbère

AUTEUR

PHILIPPE HANUS

Philippe HANUS, historien, chercheur associé au LARHRA, UMR 5190. On lui doit diverses contributions à l'étude du système de la frontière franco-italienne, à l'histoire des mouvements migratoires au XXe siècle et aux trajectoires des étrangers et exilés durant la Seconde Guerre mondiale en Rhône-Alpes. Il a joué de la guitare dans un groupe rock amateur dans le Jura et vu Carte de Séjour sur scène à Fourvière (Lyon) le 14 juillet 1987.

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Des souvenirs au fonds d'archives : retour sur la trajectoire du groupe Zebda, de l’association Vitécri et la formalisation d’une action militante-citoyenne. From Memories to Archives: Zebda, Vitécri and the Formalization of a Citizen Militancy

Armelle Gaulier

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1 SOUVENT DÉFINI DANS LES MÉDIAS comme un « groupe de gauche1 »ou « d’artistes engagés2 » associant musique et revendications politiques, le groupe de rock français Zebda a attiré mon attention alors que j'envisageais de faire une thèse de science politique sur l'articulation entre musique et mobilisation politique3. En sommeil depuis 2003, le groupe s’est reformé en 2009, date à laquelle j’ai commencé ma thèse4. Après plusieurs années d’absence, Zebda rassemble alors trois chanteurs français, nés en région Midi-Pyrénées de parents ayant migré d’Algérie au début des années 1960 et des musiciens français, nés dans la même région et ayant des origines italiennes, espagnoles et pieds-noirs. Concentrés sur la réalisation d’un nouvel album, il était très difficile d’entrer en contact directement avec les membres de Zebda. Une étude ethnographique au moyen de l’observation participante (Chauvin et Jounin, 2010) semblait donc compromise. Mais, faire une recherche sur ce groupe, c’était aussi prendre en compte l’histoire d’une aventure associative. Zebda est né d’un groupe de musique fictionnel pour les besoins d’un film réalisé au début des années 1980 par une association toulousaine appelée Vitécri. Après une dizaine d’années d’existence, elle donne naissance, au milieu des années 1990, à une nouvelle association appelée le Tactikollectif, toujours en activité. Lors d’un entretien avec le coordinateur de cette association pour présenter ma recherche, dans les locaux du Tactikollectif, j’ai vu la quantité impressionnante de leurs archives (mélangeant aussi celles de l’association Vitécri et du groupe Zebda). J’ai alors proposé de faire un classement des archives de l’association. Ranger, organiser et référencer les documents archivés m’a permis de retracer l’histoire du groupe Zebda qui inscrit ses chansons au cœur d’une démarche de revendications politiques et humanistes, depuis sa création dans les années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Dans cet article, après avoir expliqué ma méthode pour constituer un fonds d’archives Zebda- Vitécri-Tactikollectif, je m’appuierai sur plusieurs documents pour revenir sur l’histoire du groupe et de l’association Vitécri. Ainsi je chercherai à comprendre en quoi la création artistique est devenue, pour Zebda, un outil de militance et d’affirmation d’une subjectivation5 citoyenne.

Des souvenirs au fonds d’archives

Des cartons au classement

2 En accord avec le Tactikollectif, j’ai commencé à collecter des archives en prenant pour repère temporel la naissance de l’association Vitécri en 1982. J’ai par exemple réalisé

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plusieurs entretiens semi-directifs avec les membres de Zebda et des associations. De plus, je suis allée chez les différentes personnes ayant des archives personnelles à me montrer6. Une fois les archives rassemblées, j’ai commencé un travail de récolement, c’est-à-dire l’examen et le classement de chaque document, pour constituer un fonds. Il prend la forme de boîtes numérotées, référencées dans un tableau Excel en fonction des acteurs : Vitécri, Tactikollectif ou Zebda ; de la typologie du document (dossier de presse, CD audio, rapports comptables, etc.) et des dates de réalisation lorsqu’elles étaient indiquées.

3 Des années 1980 à aujourd’hui, les progrès techniques ont conduit à la multiplication des supports et des formats de diffusion, qui sont pour certains devenus obsolètes. En plus des documents papiers « classiques » (affiches, dossiers de presse, programmes, photos), j’ai trouvé des cassettes vidéo, des cassettes master sons d’enregistrements de Zebda illisibles aujourd’hui, beaucoup de disquettes, des CD, des DVD, des 45-tours. Comment lire tous ces documents ? Comment travailler avec tous ces supports ? Ou autrement dit, comment choisir les documents pertinents sur lesquels travailler ?

4 Grâce aux différents entretiens, il a été assez facile de dater les documents qui ne l’étaient pas. J’ai alors constaté que sur la période couverte (environ une trentaine d’années) par le fonds d’archives commun entre le groupe et les associations, des éléments d’archives sont présents pour chaque année. J’ai donc pu réaliser une chronologie et procéder à un classement chrono-thématique7 des supports et documents. Puis, j’ai croisé ce classement avec les entretiens semi-directifs. Ainsi, plusieurs documents me permettent de replacer l’histoire du groupe Zebda et de l’association Vitécri dans un contexte social et politique particulier.

Une affiche, un 45-tours

5 Certains documents étaient toujours évoqués dans les entretiens, comme les deux films réalisés par l’association Vitécri entre 1981 et 1985. De même, deux visuels utilisés dès les années 1990 (sur des dossiers de presse, des affiches et certains albums de Zebda) sont encore présents aujourd’hui sur certains supports de communication. Adolescent très investi dans l’association, Magyd Cherfi (actuel parolier et chanteur du groupe Zebda) a écrit le scénario du film Salah, Malik : Beurs ! réalisé par Vitécri, dont voici l’affiche :

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Visuel 1 : Salah, Malik, Beurs

© Association Vitécri

6 Comme indiqué sur l’affiche, la bande originale du film est créée par le groupe Zebda Bird (antérieur à Zebda) et le titre comprend le mot Beurs (qui vient du mot arabe, en verlan rebeu et retourné à nouveau : beur), terme chargé de sens comme nous allons l’expliquer. L’association Vitécri a été créée en 1982 par Maïté Débats. Jeune diplômée en science de l’éducation à la fin des années 1970, Maïté commence à travailler comme éducatrice dans le club de prévention d’un quartier d’habitat social au nord de Toulouse. Elle rencontre un groupe de jeunes adolescents issus de l’immigration maghrébine avec qui elle organise plusieurs activités. Mais, contrainte par le cadre formel du club, qui veut simplement « occuper » les jeunes sans leur laisser d’autonomie d’action, elle fonde avec eux Vitécri8. Cette association a pour objet d’utiliser le champ artistique pour que les adolescents s’expriment librement, parlent de leur quotidien et de leur vécu de l’immigration au moyen de la vidéo, du théâtre et de l’écriture. De cette aventure artistique vont naître plusieurs films, notamment Salah, Malik : Beurs9 ! créé et réalisé par les jeunes entre 1984 et 1985.

7 Le film raconte l’histoire de Salah (à gauche sur l’affiche), jeune adolescent issu de l’immigration maghrébine habitant une cité HLM de banlieue. Il est très ami avec Malik (à droite sur l’affiche) chanteur et leader de Zebda Bird, groupe de rock de la cité. Le groupe cherche un endroit où faire un concert. Pour trouver de l’argent rapidement et louer une salle, Malik propose de braquer une station-service et demande de l’aide à Salah. Ce dernier refuse, cela provoque une rupture entre les deux amis.

8 Cette histoire n’a pas vraiment de lieu défini, le quartier d’habitat social où se passe l’action n’est pas identifiable. L’accent de certains acteurs mis à part, rien n’indique

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clairement la ville de Toulouse. Mais, l’histoire du film ajoutée à l’utilisation du mot Beurs dans le titre et dans le nom du groupe de musique (puisque zebda en arabe veut dire beurre) fait écho à l’actualité sociale et politique des années 1983-1984 en France. En effet, 1983 est marqué par la Marche pour l’égalité et contre le Racisme qui est synonyme d’une prise de parole publique, au sein de la société française, des jeunes dits « issus de l’immigration maghrébine » (Delorme, 1984 ; Boubeker, 1993 ; Bouamama, 1994 ; Hajjat, 2013). La Marche de 1983 sera rebaptisée « Marche des Beurs » par les journalistes de l’époque (Mogniss, 2013). Avant d’être repris par les médias et idéologisé par une partie de la gauche française, le terme Beur est au départ une appellation créée par ces jeunes dits de la seconde génération de l’immigration. Ils l’utilisent au début des années 1980 pour caractériser la réalité d’une France multiculturelle. Le sociologue Saïd Bouamama explique par exemple (Bouamama, 1994 : 69) : En fait, ce terme [Beur] exprime l'émergence d'une identité urbaine multiculturelle, assumée et revendiquée. Il indique le refus d'une identité [française] uniforme, homogène et niant ses diversités.

9 En filigrane d’une persistance des inégalités sociales et de divisions internes au sein des associations ayant lancé la Marche de 1983, l’appellation Beur est reprise par les médias et le Parti socialiste (Boumama, 1994) en investissant le terme d’un nouveau sens. Occultant les revendications d’égalité de droit portées par les jeunes de 1983, c’est une définition culturaliste et utilisant une double négation qui commence à être utilisée. Si on est Beur alors on n’est ni tout à fait immigré, ni tout à fait français. Ce terme à la mode est alors décliné par un art Beur, un look Beur, une littérature Beur et une musique Beur. Cet événement sera suivi par une autre Marche en 1984, appelée Convergence 84, à laquelle Vitécri sera associée. Les associations à l’origine de la mobilisation de Convergence 84 revendiquent un droit à la différence et à l’égalité sociale. De plus, toujours d’après le sociologue, elles amorcent une réflexion sur le plus petit dénominateur commun du vivre ensemble, la citoyenneté : […] suite logique de l'exigence d'égalité, la revendication d’une « nouvelle citoyenneté » est un des apports de Convergence 84. […] l'égalité suppose que soit brisé le lien actuel entre nationalité et accès aux droits, c'est-à-dire, que la citoyenneté actuelle soit remplacée par une nouvelle citoyenneté (Bouamama, 1994 : 103). Le film Salah, Malik : beurs ! s’inscrit dans ce contexte politique et social. Les Beurs sont à la mode et les pouvoirs publics cherchent à donner du contenu à cette soi-disant culture Beur. Vitécri bénéficie de cet enthousiasme et perçoit des subventions qui permettent la réalisation du film et la production d’un 45-tours enregistré par le groupe fictionnel Zebda Bird.

10 Après la réalisation de ce 45-tours, diffusé localement et tiré à 1 000 exemplaires, Zebda Bird sera en sommeil de 1986 à 1987 et se reformera sous le nom de Zebda en 1988. Voici une des pochettes du 45-tours intitulé Oualou Oualdi :

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Visuel 2 : Pochette du disque Oualou Oualdi

© Association Vitécri

11 Cette pochette réalisée par un des membres de l’association est un essai, ça n’est pas celle qui sera diffusée sur le disque final. Cependant, ce visuel possède toutes les caractéristiques de cette époque de revendication des enfants issus de l’immigration, ou plutôt de cette jeunesse urbaine multiculturelle. Au second plan, on voit une rue avec sa bouche d’égout et le marquage au sol de la route. Au premier plan, il y a une sorte de créature hybride entre le monstre et l’oiseau (peut-être une référence au bird : oiseau en anglais, dans l’appellation Zebda Bird). Les quatre têtes font penser aux musiciens et au chanteur du groupe : à droite le batteur, au centre Magyd Cherfi le parolier-chanteur, ensuite Joël Saurin le bassiste (qui sont tous les deux, encore aujourd’hui au sein du groupe Zebda) et Pascal Cabero le guitariste. La petite bulle au- dessus de la tête de ce dernier comporte l’interrogation identitaire suivante : « Suis-je kabyle ? » Mais ce qui attire l’attention ce sont les chaussures de cette créature. Celle de droite ressemble à une babouche10, elle est en train d’écraser une voiture de police. Celle de gauche peut faire penser à une santiag et témoigne d’une analogie évidente avec un des visuels de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 que voici :

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Visuel 3 – Visuel de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983

© Génériques/Odysséo.

12 Sur ce visuel, à côté de la babouche il y a une pantoufle, une charentaise, symbolisant la France. Chez Zebda Bird, elle se transforme en santiag perçue comme l’attribut des rockers. Le visuel du 45-tours fait référence à l’actualité du début des années 1980. À l’origine des marches il y a un contexte social particulier, marqué par des violences policières importantes et une augmentation des crimes racistes contre les populations immigrées et issues de l’immigration maghrébine (Delorme, 2013 : 95-107). Ce visuel rappelle aussi les concerts et rassemblements de Rock Against Police (RAP) qui ont eu lieu avant les Marches et dans lesquels Zebda Bird puis Zebda s’inscrivent11. Ces concerts-débats sont organisés en région parisienne, mais aussi à Lyon par l’association Zaâma d’Banlieue, entre 1980 et 1982. Ils avaient pour but de sensibiliser la société française dans son ensemble aux problématiques sociales vécues par les habitants des cités (chômage, mal- logement, etc.) et à la montée des actes racistes. Le rock est alors envisagé comme un outil culturel mobilisateur, car partagé par toute la jeunesse de France.

13 Des groupes de musique émergent de ces concerts-débats comme le groupe Carte de Séjour à Lyon, dont l’esthétique musicale et les thématiques des chansons inspirent Zebda Bird. Ce groupe de rock, emmené par le chanteur Rachid Taha, écrit en mélangeant les langues arabe, française et anglaise. Associant une base rock : basse, guitare, batterie, il utilise aussi des instruments issus du pourtour méditerranéen comme le oud (luth piriforme, joué avec un plectre) ou encore la derbouka (percussion). Les thèmes des chansons sont pris dans la vie quotidienne de ces jeunes, les discriminations qu’ils subissent, ou encore le décalage entre leur génération et celle de leurs parents. La chanson « Zoubida12 » par exemple, aborde le problème du mariage forcé, « la Moda13 » revient sur la réalité du délit de faciès à l’entrée des boîtes de nuit.

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14 Ces thématiques sur fond de musique rock, se retrouvent au sein du groupe Zebda Bird. La chanson « Oualdi » (« fils » en arabe) écrite par Magyd Cherfi est un dialogue entre une mère et son fils. La mère s’exprime en arabe, son fils répond à ses questions en français. Voici, ci-dessous, une version traduite de l’arabe. Les passages en français dans le texte originel de la chanson (figurant au dos du 45-tours) sont ici en gras, les mots anglais sont en italique. Mon fils n’aime pas manger, Il me dit: « je suis Rock and Roll » Mon fils ne veut pas prier Il me dit : « je suis Budy Holly » Il ne connaît ni la « sin » ni la « chin14 » Et se tape la sex-machine Il ne s’habille qu’en jean Et blasphème !!! Tu m’as dit : « t’es pas branché », et ensuite « t’es largué » Tu m’as dit « t’es pas ok, laisse moi m’éclater ». Dans tout le répertoire de Zebda c’est la seule fois que Magyd Cherfi écrit en arabe. Il reprend cette mode en faisant alterner langue arabe avec des mots anglais et des phrases en français. Cette juxtaposition de langues montre un décalage entre une mère immigrée ne s’exprimant qu’en arabe et son fils qui ne lui répond qu’en français, reprenant ainsi la problématique des Beurs.

15 Le groupe Zebda s’inscrit dans une filiation avec la Marche pour l’égalité de 1983 et de Convergence 84, ou en d’autres termes avec les luttes de l’immigration en France. Si le groupe prend ensuite ses distances avec cette identité Beur idéologisée, il n’en demeure pas moins que, comme pour l’association Vitécri et plus tard avec le Tactikollectif, un début de réflexion politique sur l’égalité des droits et la citoyenneté s’amorce à cette période. Cette prise de conscience du hiatus entre une identité Beur assignée, définie par une double négation et la revendication d’une identité urbaine et multiculturelle a poussé le groupe, comme l’association, à continuer cette réflexion sur soi. Cette subjectivation naît et est véhiculée par la pratique culturelle : la musique pour Zebda ou la réalisation de films pour Vitécri. La culture reste investie d’un pouvoir de mobilisation et de revendication, à l’image de deux logos qui apparaissent dès les années 1990 dans le fonds d’archives et qui sont de vraies signatures chargées de sens pour le groupe comme pour l’association.

Des signatures symboliques

La musique, un sport de combat ?

16 Comme l’expliquent par exemple les chercheurs Claire Duport et Jacques Ion, au début des années 1990 beaucoup d’associations s’organisent au niveau local en raison de l’échec des différentes tentatives des marcheurs de 1983 et 1984 pour fédérer un mouvement national. À leur niveau, ces associations défendent toujours les mêmes revendications : une reconnaissance en tant que sujets ayant des droits ; l’égalité de traitement des citoyens (même pour les personnes immigrées ou issues de l’immigration, citoyens à part entière et non « entièrement à part ») ; la dénonciation des discriminations et du racisme. Cependant, la plupart du temps, l’unique espace

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d’expression réservé aux associations des jeunes issus de l’immigration et/ou des quartiers d’habitat social est celui de l’animation socioculturelle.

17 Présente au quotidien dans les quartiers nord de Toulouse, Vitécri perçoit dès 1984 des subventions de la part de la mairie et du FAS (Fonds d’action sociale). L’association est un relais pour la municipalité (voire même un substitut), pour proposer et organiser des activités socioculturelles (déterminées par les grilles des financeurs : soutien scolaire, animations de quartiers, etc.). Au début des années 1990, Vitécri doit mettre de côté ses principes fondateurs et doit circonscrire son activité à un public spécifique, homogène et localisé dans les quartiers nord de la ville. Magyd Cherfi se souvient de ce tournant dans l’association : Il nous faut justifier des subventions très vite, elles… comment dit-on, elles pervertissent notre élan de créateur parce que la subvention nous oblige à nous soumettre à une idéologie […] on se fourvoie en devenant plus des animateurs que des créateurs. […] La pression devient de plus en plus forte pour être dans le travail social15. Cependant, l’association réussit à trouver un compromis entre travail social et création artistique. En 1991, le festival Ça bouge au nord est créé et les activités socioculturelles à visées éducatives pour les jeunes (sports, réalisation d’un journal du festival, implication des éducateurs et des jeunes dans la logistique de l’événement) sont associées à des concerts de musique accessibles à tous.

18 L’histoire de Ça bouge au nord est liée à celle du groupe Zebda. Initié par le plan rock de 1989 présenté par Jack Lang, alors ministre de la Culture, de nombreux « tremplins rock » qui rassemblent des groupes de musique en compétition et évalués par un jury s’organisent à l’échelle nationale. Au début des années 1991, Zebda est sollicité pour participer au tremplin rock du festival Y’a d’la banlieue dans l’air de Bondy (région parisienne). Le groupe finaliste sera programmé en première partie de la Mano Negra. Groupe de rock alternatif français (Lebrun, 2009), la Mano Negra a un certain succès au début des années 1990. Constitué de huit musiciens, le groupe fonctionne sous la forme d’un collectif à géométrie variable et assemble, sur une base de punk rock, autant d’influences musicales que ses membres sont prêts à en proposer : reggae, raï, musette, salsa, etc. Le groupe chante aussi bien en français, qu’en espagnol (certains membres sont fils d’immigrés espagnols) et plus rarement en arabe. Zebda découvre le festival et gagne le tremplin de Bondy en 1991. De retour à Toulouse, Zebda et Vitécri créent un premier événement de quartier inspiré du festival de Bondy, mais en y ajoutant des spécificités propres à l’association Vitécri. Le festival est pensé comme un événement de quartier, qui doit être fait pour et par les habitants. Autrement dit, Ça bouge au nord associe expériences artistiques et travail social. Le titre du festival est d’ailleurs assez évocateur : Ça bouge au nord (de Toulouse). Il se déroule sur une journée (le 6 septembre 1991), avec un tournoi de football l’après-midi et un concert le soir dans le stade du quartier. Les groupes programmés sont évidemment Zebda, mais aussi un chanteur de raï nommé Jimmy Oihid, un groupe de reggae appelé Natural et le groupe toulousain Fabulous Trobadors, d’après le programme du festival retrouvé dans les archives. Majoritairement autofinancé, le festival reçoit tout de même des aides du Fonds d’action sociale (FAS), du dispositif DSQ16 Quartier Nord et une aide logistique de la mairie de Toulouse. D’après les extraits de presse conservés par l’association, le public est au rendez-vous, l’association Vitécri prend alors un nouveau souffle. En avril 1991, pendant la préparation du festival, Zebda part en tournée et assure les premières parties de la Mano Negra. Les membres de Zebda découvrent un projet

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original appelé « Caravane des quartiers » monté par Culture des Banlieues, une association de Mantes-la-Jolie, parrainé par la Mano.

19 La caravane est itinérante. Elle part de la région parisienne, s’installe en banlieue et monte un village à proximité de (ou bien dans) la cité. Au sein du village, il y a un chapiteau : la salle de spectacle, mais aussi un bar et différents lieux d’expositions. Dans cet endroit clos, se succèdent pendant plusieurs jours animations, concerts pour tous, temps d’échanges et de rencontres. Cet événement autonome, presque clés en main, puisque encadré par des professionnels et fait pour (et par) les habitants et les associations du quartier, en collaboration avec des travailleurs sociaux, fait écho au festival Ça bouge au nord. Vitécri décide d’accueillir le village-caravane pour la seconde édition du festival en 1992.

20 Avec le soutien de la Caravane, Ça bouge au nord prend une autre dimension. D’une journée en 1991, l’édition de 1992 passe à une semaine (du 29 août au 5 septembre 1992). Selon les principes de la caravane, la programmation associe sport (tournoi de football et de boxe), défilé de mode et pièce de théâtre (réalisés par des associations locales), projection de cinéma en plein air, animations pour les enfants (mur d’escalade, jongleurs, jeux, etc.) et bien sûr de la musique. Des groupes locaux côtoient des artistes de plus grande importance comme le chanteur de reggae Linton Kwesi Johnson.

21 L’appui du réseau de la caravane des quartiers associé au réseau de la Mano Negra, qui apporte son soutien au projet, est primordial pour Vitécri. Les membres de l’association saisissent cette occasion pour se former, se professionnaliser et acquérir encore un peu plus d’autonomie et de confiance en eux. Le festival se fait aussi dans l’optique de créer localement un contre-pouvoir (au profit d’une autonomisation de l’association par rapport à ses financeurs, notamment la municipalité de Toulouse), une opposition sur la scène locale en se raccrochant à un mouvement national. Voici le logo choisi pour l’édition 1993 :

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Visuel 4 : Logo de l’édition 1993 : Al Brown

© Association Tactikollectif

22 L’histoire du festival donne une première explication du logo choisi pour l’édition 199317 : un boxeur tenant un accordéon. Il symbolise une idée de lutte (la boxe étant un sport de combat), utilisant la musique comme une arme pour se faire entendre et pour changer les regards, notamment sur son quartier, être vu de manière positive comme acteurs de terrain. Sur les affiches du festival le logo possède une petite note explicative que voici : Je suis Al Brown, boxeur né en 1903 à Panama j’ai été champion du monde poids coq et certains me considèrent comme l’un des meilleurs pugilistes de tous les temps. Je connais bien la France où j’ai eu comme amis Gabin, Raimu, Tino Rossi, Joséphine Baker et aussi Pierre Montané le boxeur toulousain. Mon ami Jean Cocteau a écrit sur moi : « La boxe doit être joyeuse, un boxeur qui rage boxe mal, un boxeur danse. »

23 Immigré en France pendant l’entre-deux-guerres, Al Brown devient un boxeur à succès. Quand il ne combat pas il joue dans des comédies musicales avec Joséphine Baker. Il quitte la France pour les États-Unis au début de la Seconde Guerre mondiale et il décédera au début des années 1950 dans la pauvreté et l’anonymat. Au niveau symbolique, il y a une identification évidente entre le champion de boxe immigré en France, qui par son sport accède à une certaine reconnaissance, avec les membres de Vitécri et Zebda. Le boxeur tient dans sa main un accordéon aux couleurs du drapeau français. Ces couleurs associent directement l’accordéon à la France, il est d’ailleurs connu dans l’hexagone pour représenter le folklore français. Il est relié à la musique populaire : au genre musette, très à la mode dans les bals du siècle dernier (Rousier, 2011). Mais l’accordéon c’est aussi la symbolique de l’immigration : il est importé en France par les migrants italiens, notamment à Paris en 1900. Dans les années 1990, l’accordéon est marqué par un retour en grâce auprès des musiciens du rock alternatif

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français. La Mano Negra, ou encore les Negresses Vertes, l’utilisent en tant qu’instrument authentiquement français (Guibert, 2006).

24 Cet accordéon dans les mains d’un boxeur est donc présenté de manière ironique comme un instrument de combat. La musique, pour Zebda comme pour l’association, est un moyen de se faire entendre, de faire réfléchir et de revendiquer la reconnaissance d’une identité française riche de son histoire culturelle de l’immigration18. De plus, ce logo témoigne du fait que l’association Vitécri (comme plus tard le Tactikollectif) compose avec les pouvoirs publics. Si seul le champ de l’action socioculturelle en tant qu’espace d’expression lui est réservé, elle sait l’utiliser pour l’investir d’une connotation plus politique. Vitécri au moyen des différentes éditions du festival Ça bouge au nord reste fidèle à son premier objectif : investir la créativité artistique pour s’exprimer, parler de soi de manière autonome. Dans le même ordre d’idée, voici un logo qu’on retrouve de manière récurrente chez Zebda.

Le coq de Zebda

25 Ce coq omniprésent chez Zebda apparaît à partir de 1990. Il est décliné sur des tee- shirts, en fond de scène (il fut d’ailleurs encore utilisé pour la tournée 2011-2012) ou dans des pochettes d’albums. J’ai retrouvé dans les archives de Zebda l’explication de la création de ce logo. Il a été fabriqué au moyen de la phrase suivante du poète libanais Khalil Gibran : « L’Humanité… ma famille. Le Monde… ma patrie. »

Visuel 5 : Le coq de Zebda

© Zebda

26 Une fois calligraphiée en arabe, cette phrase a été redessinée, ou plutôt stylisée en coq. L’utilisation de l’animal n’est pas fortuite et signifie bien directement le coq gaulois,

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symbole de la France. Ce coq stylisé apparaît comme un choix, une forme de résistance à une assimilation, ou pour paraphraser le politiste Abdellali Hajjat, une « injonction à l’assimilation » (Hajjat, 2012). Il représente la volonté de ne pas faire de compromis identitaire, c’est l’affirmation d’une identité autodéfinie. C’est la revendication d’une appartenance à la France, mais hors d’une identité française assignée et idéelle. C’est une forme de réponse aux différents articles de presse des années 1988 à aujourd’hui qui qualifient le groupe Zebda de : « Français ou Kabiles [sic], Cathares d’importation ou Toulousains du pavé19 » ; ou encore : « Les musiciens sont Français, les chanteurs Arabes et ça fait dix ans qu’ils sont ensemble. Un bon exemple… à suivre20 » ; enfin : « Groupe à composantes multiples – Français pur souche, fils de Maghrébins21. »

27 Au niveau symbolique, cette signature de Zebda sous-entend l’affirmation d’une francité avec une histoire précise : celle de l’immigration qui est aussi l’histoire de France. Ce coq permet finalement à Zebda de proposer une sorte de synthèse identitaire du groupe. Il annule symboliquement le « ni tout à fait immigré et ni tout à fait français » qui définissait la figure du Beur et propose au contraire une addition : et français et issu de l’immigration. C’est l’idée de ne pas choisir par rapport aux stigmatisations identitaires, aux catégorisations des autres (que soi). C’est aussi coller à ce que le sociologue Abdelmalek Sayad définit comme la stratégie de subversion du stigmate, c’est-à-dire s’attacher, « en s’attaquant précisément aux rapports de forces symboliques, à renverser l’échelle des valeurs qui autorise la stigmatisation plutôt qu’à effacer les traits stigmatisés » (Sayad, 1999 : 362).

28 L’emprunt du coq gaulois, son appropriation avec la phrase du poète et sa recomposition en coq gaulois-arabisé montre une nouvelle création. Comme le dit le philosophe Paul Ricœur, une des fragilités de l’identité est de répondre « quoi » à la question « qui sommes nous ? ». Il explique (Ricœur, 2000 : 98) : Qu’est-ce qui fait la fragilité de l’identité ? Eh bien, c’est le caractère purement présumé, allégué, prétendu de l’identité. Ce claim dirait-on en anglais […] se loge dans les réponses à la question « qui ? », « qui suis-je ? », réponses en « quoi ? », de la forme : voilà ce que nous sommes, nous autres. Tels nous sommes, ainsi et pas autrement. La fragilité de l’identité consiste dans la fragilité de ces réponses en quoi, prétendant donner la recette de l’identité proclamée et réclamée. Le danger est donc de donner une recette fixe de l’identité. Par ce coq humaniste, habillé des mots du poète libanais, le groupe laisse « la porte ouverte », il invite à une réflexion sur les stéréotypes, les représentations et plus largement la notion d’identité et d’appartenance au sein de la société française.

Conclusion

29 La constitution du fonds d’archives et des entretiens avec les membres de l’ancienne association Vitécri et de Zebda m’ont permis de reconstituer une trame historique et thématique de ces trente dernières années. Directement issus du « mouvement Beur » et de l’histoire des luttes de l’immigration en France, les membres de Vitécri et de Zebda Bird débutent une réflexion sur l’égalité des droits, le vivre ensemble et la citoyenneté, qui n’a jamais cessé depuis. En s’émancipant de l’appellation réductrice Beur au moyen de la création artistique, ils revendiquent, tant dans leurs chansons que par les actions de Vitécri, une appartenance à la société française sans compromis en tant que citoyens français ordinaires (Carrel et Neveu, 2014). Zebda comme Vitécri

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réinvestissent la culture de revendications politiques, en proposant notamment une réflexion sur le vivre ensemble. Ce que ce fonds d’archives m’a permis de restituer, c’est la cohérence globale de ce combat symbolique sur l’identité, sur l’appartenance et sur la citoyenneté au sein de Vitécri et Zebda depuis 1982 et jusqu’à aujourd’hui. Finalement, le groupe utilise la création artistique comme un outil pour se dire et se définir en s’émancipant du regard des autres et en proposant des éléments de réflexion sur le vivre ensemble.

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NOTES

1. Christian Larrède dans le journal Les Inrockuptibles, 30 novembre 1997 : « on n’ira pas uniquement voir Zebda parce que c’est un groupe de gauche. » http://www.lesinrocks.com/ musique/critique-album/essence-ordinaire/. 2. http://www.rfimusique.com/artiste/raggamuffin/zebda/biographie. 3. Je comprends ici le terme politique dans son sens premier comme le rapport à l’autorité publique et l’organisation du vivre ensemble. 4. Article inspiré d’une présentation réalisée dans le cadre des journées d’études « Avec ma gueule de métèque… La chanson française, miroir d’une société plurielle de 1945 à nos jours », à la BNF, les 23 et 24 octobre 2013, et qui s’intitulait alors « Des souvenirs au fonds d’archives : comment faire parler les archives du groupe Zebda ? ». 5. J’utilise le mot subjectivation en m’appuyant sur la définition du sujet politique donnée par le philosophe Jacques Rancière. Pour lui, le concept de subjectivation permet de montrer que le sujet peut se comprendre en dehors des relations formelles du pouvoir. Il explique : « Au lieu qu’un certain type de sujet, en conséquence de son statut exerce la relation politique, c’est cette relation qui définit l’être même du sujet. Est sujet citoyen celui qui accomplit cette relation spécifique : avoir part au fait de gouverner et d’être gouverné. » (Rancière, 2000 : 57-58) 6. Par exemple : Maïté Débats, membre fondatrice de l’association Vitécri, ou encore Joël Saurin, bassiste de Zebda et Vincent Sauvage, ancien batteur du groupe. 7. J’ai classé les années par thèmes (création artistique, socioculturel, production artistes, militantisme, etc.) en fonction des documents trouvés. 8. Plusieurs explications sont données à propos du nom Vitécri. En entretien, Maïté explique que lors de la réunion de création de l’association, les membres fondateurs n’avaient pas d’idée de nom. Finalement un peu agacé, un membre du bureau a dit au secrétaire : « Vite écrit quelque chose pour le nom », ce qui a donné la contraction « Vite-écrit » soit Vitécri. J’ai retrouvé une autre étymologie dans les documents pédagogiques de l’association, Vitécri serait la contraction de « Vidéo, Théâtre, Ecriture », les activités principales de Vitécri. 9. Titre qui d’ailleurs peut aussi s’entendre de manière phonétique comme « Salaam aleik, Beur » : Salut à toi, Beur. 10. Chaussures de cuir traditionnelles venant du monde Arabe. 11. Ils s’inspirent des concerts-débats appelés Rock Against Racism créés en Angleterre en 1976 en réaction à des propos ouvertement racistes de chanteurs de groupe de rock comme David Bowie

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ou Eric Clapton. Pour plus d’information sur la formation de ces concerts cf. Christophe 2011, 324-325. 12. Carte de Séjour, album éponyme, Mosquito, 1981. 13. Idem. .sont deux lettres différentes en arabe شﺵ : (« et šin (prononcé « shin سﺱ : sin .14 15. Entretien avec Magyd Cherfi, Toulouse, le 24 avril 2012. 16. DSQ : Développement Social de Quartier, voir par exemple Merlin 2012. 17. Cette troisième édition aura pour fondement les mêmes principes que les éditions précédentes, associant travail social et proposition artistique. 18. Pour une étude plus approfondie de la musique de Zebda envisagée par le groupe comme un outil citoyen de revendications voir Gaulier (2014 : 232-304). 19. Buzz, septembre/octobre 1998. 20. Idem. 21. Le Monde, dimanche 20 – lundi 21 décembre 1998.

RÉSUMÉS

Cet article revient sur un travail de recherche, effectué dans le cadre de ma thèse en science politique, sur le groupe toulousain de musique Zebda et l’association Vitécri. Après avoir expliqué ma méthode pour constituer un fonds d’archives Zebda - Vitécri, je présente et analyse plusieurs documents qui témoignent de l’histoire du groupe et de l’association. Ainsi, je cherche à comprendre en quoi la création artistique est devenue, pour le groupe Zebda, un outil de militance et d’affirmation d’une subjectivation citoyenne.

This article is based on a PhD research in political sciences dealing with the Toulousian music band Zebda and the Vitécri association. After explaining the method I used to create a common archive file for Zebda and Vitécri, I present and analyze several documents which trace the band’s and the association’s history. In doing so, I try to understand in what ways artistic creation became a tool of militancy and assertion as political subjects and citizens for the Zebda band members.

INDEX

Keywords : identity (individual / collective), citizenship / national identity, association / organization, archives / reissues / revival, left / far left Mots-clés : identité individuelle / collective, citoyenneté / identité nationale, politique / militantisme, associations / milieu associatif, archives / rééditions / revival, acculturation / créolisation / hybridation, gauche (extrême-) nomsmotscles Zebda Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson, chants de lutte / protest songs, maghrébines / North African music Index chronologique : 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009 Index géographique : France, Afrique du Nord / Maghreb / monde berbère

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AUTEUR

ARMELLE GAULIER

Armelle GAULIER est docteure en science politique et chercheure associée au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM) de l’université de Bordeaux. Après un Master en ethnomusicologie consacré aux fêtes carnavalesques du Cap, Afrique du sud, elle a soutenu une thèse de science politique, en 2014, portant sur les processus de citoyenneté auprès des populations issues de l’immigration maghrébine postcoloniale, en prenant comme cas d’étude le groupe toulousain de musique Zebda. Ses recherches portent sur les pratiques musicales et les expériences de citoyenneté, la question de l’exil et des diasporas. Page personnelle : https://sciencespobordeaux.academia.edu/ArmelleGaulier.

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Note de synthèse Synthesis

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Diasporas musiciennes et migrations maghrébines en situation coloniale North African Musical Diasporas and Migrations during Colonialism

Hadj Miliani

Des artistes à l’aube de l’émigration maghrébine

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1 Les migrations des Maghrébins en France et tout particulièrement des Algériens sont connues depuis le début du XIXe siècle. Cependant, ce que l’on ignore souvent ce sont leurs univers culturels et, en particulier, les chants et les musiques que ces migrants ont pratiqués et entendus. C’est durant les expositions universelles et coloniales que sont données à voir et entendre pour la première fois musiques et chants des colonies dans l’hexagone. Durant l’exposition de 1889, une reconstitution des cafés maures les montre comme des espaces traditionnels de prestations musicales, de convivialités masculines et d’exhibitions féminines. Julien Tiersot (1889) nous a décrit ainsi les airs joués avec des instruments traditionnels (derbouka, gheita) alors que les troupes indigènes interprètent des marches militaires. Arthur Pougin (1890) raconte l’histoire de certains de ces artistes venus dans le cadre des expositions et qui s’installeront finalement en France. C’est le cas d’une certaine Rachel Bent-Eny qui se serait produite avec son père lors de l’Exposition Universelle de 1878 à l’âge de huit ans et que l’on retrouvera en 1889. Elle se fera connaître ensuite dans les cafés-concerts sous le prénom de Fatma.

2 Dès le début de la colonisation, quelques groupes de musiciens professionnels tentent de diffuser leur musique hors de leurs espaces traditionnels de prestation en Algérie. C’est le cas, par exemple, de cet ensemble de Kabylie qui, le 30 novembre 1868, entreprend une démarche par l’intermédiaire du bureau arabe : La requête émane d’un groupe de cinq musiciens de la tribu des Maakla, dans la région de Tizi Ouzou, deux danseuses et un interprète qui désirent se rendre en France pour y exercer leur profession et sollicitent la faveur du passage gratuit d’Alger à Marseille1.

3 Par ailleurs, plus surprenant encore, on trouve au music-hall une Kadoudja (diminutif de Khadidja), interprète d’origine algérienne (serait-elle arrivée en France au cours d’une exposition ?). Jean-Paul Habans2, dit Paulus, raconte dans ses mémoires que, durant les années 1860, il fit : « […] la connaissance de la jolie Kadoudja, qui était très fêtée dans ses chansons mauresques et créoles. Ma Guadeloupe lui valait un gros succès. » Cette première artiste d’origine algérienne qui fera les beaux jours des salles de music hall participe évidemment d’un certain exotisme oriental largement diffusé et cultivé depuis le début du XIXe siècle : Les sycomores de l'Alcazar, de M. Arsène Goubert, ne sont à la vérité que des vernis du Japon, et il n'a encore, comme chanteuse mauresque, que Kadoudja, une belle fille d’Alger, vêtue de la tunique pailletée des dévotes au Prophète, et des pantalons de satin rose à franges d'or des captives aux harems de Damas ou de Constantinople3.

4 Kadoudja connaîtra une carrière assez longue puisque, en 1885, elle est encore considérée comme une des « étoiles » du music hall de son époque et a droit à un véritable portrait élogieux dans la presse spécialisée : Marmande. Tivoli-THÉÂTRE. Lundi, clôture de la saison théâtrale et adieux de la troupe. Mlle Kadoudja, chanteuse algérienne, étoile des concerts de Paris, Lyon, Bordeaux,

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de passage dans notre ville, avait bien voulu offrir à son ex-professeur, M. Dubroca, pianiste-accompagnateur, au bénéfice duquel était donnée cette représentation, l'appui de son gracieux concoure, en témoignage de sa reconnaissance. Voix sonore, éclatante, registre étendu et homogène, timbre parfois d'une douceur et d'une suavité pénétrantes ; jeu scénique irréprochable ; physionomie charmante, une, distinguée, extrêmement sympathique et d'une mobilité remarquable telles sont les qualités qui ont fait de cette artiste, une célébrité que je crois sans rivale dans son genre. Sa toilette, éblouissante de richesse, était portée avec une suprême élégance. L'admiration de tous s'est manifestée par de vifs applaudissements qui ont salué son entrée en scène. Tous les couplets de « Zhorah la Mauresque » (chanson arabe) ont été soulignés par les bravos unanimes d'un public très nombreux. Rappelée quatre fois par des applaudissements frénétiques, et, se prêtant avec une grâce infinie aux exigences provoquées par un succès sans précédent à Marmande, elle nous a permis d'apprécier de nouveau son talent dans une « Mélodie Arabe » et « Colibri », morceaux choisis de son répertoire. Toujours même triomphe ; enthousiasme indescriptible de l'auditoire tout entier. Une belle couronne lui a été présentée par le bénéficiaire. Je crois pouvoir assurer que les dilettanti marmandais, garderont avec moi, un souvenir ineffaçable de cette délicieuse soirée4.

5 On conserve encore sa trace en 1890 car elle se produit dans l’un des premiers cabarets (Les Montagnes russes, devenu plus tard L’Olympia), qui fut géré à Paris par une autre algérienne surnommée « La belle Zohra ». Au cours de la Première Guerre mondiale, des concerts sont donnés pour les soldats maghrébins par des musiciens venus des pays d’origine (Miliani, 2008). Le célèbre chanteur des Aurès, Aïssa Djarmouni, y participe et se produit à l’Olympia (alors devenue une salle de cinéma) en 1937. Mais, plus généralement, les chanteurs et les musiciens professionnels se rendent en France au début de l’entre-deux-guerres davantage pour enregistrer que pour se produire devant leurs coreligionnaires. Mehenna Mahfoufi (1994) signale que les premiers enregistrements de musique kabyle en France datent de 1910.

6 L’immigration maghrébine de cette période est encore par trop faible et instable pour former un public consommateur d’une production musicale. Les premiers groupes constitués sont des troupes de tambourinaires qui reprennent les traditionnelles prestations musicales du village kabyle dès 1910. Ce sont souvent des amateurs, des ouvriers ou des vendeurs la journée, qui se produisent le soir devant leurs compatriotes dans l’un des espaces clés du vécu immigré, le café et son pendant obligé : l’hôtel garni5.

7 Il ne faut pas oublier cependant que pour le public français et surtout parisien, l’Arabe en vogue (grâce au disque) est, depuis la fin du XIXe siècle, Aïssa6 (joué par le catalan Llobrégat), comique sabir dont les chansons ont pour titres : « Aïssa à Paris », « Arbi rumba », « Qui veut des tapis ? » ou encore « Arrouah j’t’y aie ! ». L’une des premières chansons dans le style langagier et grivois qui fut interprétée par nombre de chansonniers parisiens était « Arouah… Sidi » : Étant de passage à Mascara Arbi, chouïa, barka ! Et le climat m’ayant travailli Basta lacaoutchi ! J’aborde un’ jeun’ moukère Assis’ sur son derrière Et la croyant roisière Je lui dis en langue arbi7 […].

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8 Roger Prégor popularise la chanson sabir dans le music-hall, mais c’est Dominus qui écrit et interprète les premières chansons en sabir devant le public parisien à l’exemple de Au temps des pastèques qui parodie Le Temps des cerises. Marchand de Tapis, une des premières chansons sur cette thématique fut créée par Dominus avant 1914-1918. Dans le même style, Alcide Terneuse a interprété Arrouah Sidi en 1914 et Alibert, Viens dans ma Casbah en 19338.

Des prestations musiciennes maghrébines dans l’hexagone

9 À l’initiative d’Edmond Nathan Yafil, des musiciens et chanteurs algérois se produisent à Paris en 1924 à l’Empire et à l’Olympia. Le futur recteur de la Mosquée de Paris, Si Kaddour Benghabrit, fait écouter le « Caruso » algérien, Mahieddine Bachtarzi à Radio Paris. En 1926, celui-ci chante La Marseillaise en arabe au Quai d’Orsay. Avec sa troupe El Moutribia, il se produit en 1927 à la salle des fêtes du Xe arrondissement de Paris, au café maure de la mosquée de Paris ainsi que lors d’un concert organisé par le journal L’Intransigeant auquel assistent des ouvriers algériens venus de Clichy, Saint-Denis, Nanterre, Gennevilliers, Billancourt.

10 Il y a des artistes nés au Maghreb dans les premières années du XXe siècle dans les institutions musicales les plus traditionnelles en France. Toutefois leur mode d’expression musicale est parfois assez éloigné de leur culture d’origine. Ce fut le cas de Leila Bensedira (d’ascendance kabylo-breton dont le grand-père Belkacem Bensedira fut un des premiers lexicographes en arabe, kabyle et français) qui fait une brillante carrière à l’Opéra lyrique et on signale un Bouziane soprano à l’Opéra de Paris en 1928. Habib Benglia9 débute sur scène dans les années 1920 (il joue dans Les Bootleggers, opérette en trois actes créée en 1933 à Paris) alors que Mohamed Igherbouchen inaugure une carrière de pianiste et de compositeur de musique classique dans les grandes salles de concert européennes. Durant l’entre-deux-guerres, le tunisien Acher Mizrahi entreprend un voyage à Paris pour enregistrer des disques, avec les chanteurs Cheikh Elafrit, Chafia Rochdi, Dalila, et le pianiste Messaoud Habib. Cheikh El Afrit était venu lui aussi à Paris, pour la somme de 8 000 anciens francs français, graver vingt chansons tunisiennes. Enfin, des témoignages rendent compte de la vie musicale de la communauté juive sépharade originaire du Maghreb à Paris durant l’entre-deux- guerres. Joseph, dit encore Yossef ou Bâ Yossef Fhal, cordonnier à Khenchela, est un passionné de musique orientale ; en Algérie comme en France il pratique le violon et la derbouka lors des réjouissances familiales, naissance, « communions » et mariages. Il accompagne également les petits orchestres orientaux qui se produisent dans les salons et bistrots du quartier Saint-Gervais. Chez Gharbi, Au Petit Marseillais se produisent tour à tour, le samedi soir, les chanteurs, compositeurs et instrumentistes Simon dit Salim Hallali, sa mère Chelbyia, Elie Moyal alias Lili Labassi, « Blond-Blond » ainsi surnommé du fait de son albinisme, et, de temps à autre Raymond Leyris. (Laloum, 2005)

11 Il n’existe pas, en fait, de chanteurs ou de musiciens d’origine maghrébine qui pratiquent leur art d’une manière régulière et professionnelle auprès de leur communauté jusqu’aux environs de 1937-1939. C’est à partir de cette date seulement que vont se constituer les premiers ensembles musicaux modernes. Cheikh Amar, ouvrier chez Renault, est déjà dans les années 1930 l’un des plus anciens chanteurs des

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cafés immigrés avec Cheikh El Mahdi, connu pour son répertoire de chansons patriotiques (Ya el mselmine, Ô les musulmans !). Il recommande à ses auditeurs, en 1936, la lecture d’El Ouma, (journal du Parti du peuple algérien du nationaliste Messali Hadj). Cheikh Hasnaoui commence à s’exercer dans les cafés à la fin des années 1930. Les premiers enregistrements musicaux dont nous disposons et qui traitent des conditions de vie des premiers immigrés marocains en France entre les deux guerres sont les chansons de Rais Hadj Belaid. En 1933, lors de sa visite de la région parisienne, Hadj Belaid a enregistré sa chanson Amuddu s Baris (Promenade à Paris) en présence du grand chanteur et compositeur égyptien Mohamed Abdelwahab.

12 Les chanteurs de fortune sont étroitement surveillés par le Bureau indigène à Paris qui ne manquera pas d’interdire les disques qui comportent des chansons morales contre l’alcoolisme et les jeux de hasard. Les groupes et chanteurs anonymes : Chioukh et Cheikhate, groupes d’amateurs qui animent périodiquement les rassemblements familiaux et communautaires s’ajoutent aux chanteurs et musiciens qui occupent les espaces d’animation (cafés, cabarets, etc.) : En 1939, à Marseille, durant quatre nuits d’affilée, dans une écurie de la rue des Chapeliers, [Matoub Moh Ismaïl] il chante devant un public affamé, pieds nus « ya dellali, wech igul ezzawali » (ô mon destin, que peut bien dire le démuni !). (Mokhtari, 2001 : 116)

Figure 1 : Le chanteur Mohamed El Kamel, publicité Pathé.

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13 Une des figures les plus marquantes de musicien, compositeur et interprète, Mohamed El Kamel, chantait, en France, dans les années 1930, la rudesse des conditions climatiques et la précarité sociale de l’immigré :

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Kunt emhani fi bladi dafi J’étais tranquille dans mon pays au chaud Jit jed yemet ezafzafi Je suis venu dans cette damnée froidure Zlat tbagalt et’araw ktafi Frigorifié, gelé, mes épaules dénudées Echahou saha fiya C’est bien fait pour moi Menhou yerfdek fel ghorba Ne te soutiens dans l’exil Ghir lilaqik bkhachba que celui qui t’accueille avec une trique M’ah el haq kla darba Avec lui la justice a pris un coup Felsouh salawiya […] Déglinguée par les puissants

14 Mais dans ce panorama, il y a également les tournées que font les troupes musico- théâtrales qui viennent d’Algérie. Le service des Affaires Indigènes Nord-Africains transmet le 3 août 1938 une note au sujet de la tournée de la troupe El Kamel dans les départements de l’Est et du Nord. La troupe est signalée comme étant parrainée par des organismes dépendants du Parti du Peuple Algérien (PPA) : les tournées artistiques d’El Ouma et « Loisirs Nord-Africains ». Bien que « les chants et pièces qu’ils interprètent ont, pour la plupart, un caractère nationaliste algérien », la note met l’accent sur les risques liés à certaines catégories de publics touchés :

15 les troupes artistiques musulmanes joueraient fréquemment dans les casernes de province où sont cantonnées des troupes indigènes nord-africaines10.

Figure 2 : Le tenor Mahieddine Bachtarzi

16 Plus explicitement, dans une note du 25 octobre 1938, il est fait mention de l’activité de propagande menée par Mahieddine Bachtarzi en compagnie de Mohamed Hamel, dit El Kamel, au cours de leur tournée : D’après certains bruits, Mahieddine qui, au cours de quelques uns de ses concerts à Paris, avait chanté, ainsi que plusieurs artistes de sa troupe, des chansons à caractère anti-français (notes du 7 septembre et 11 octobre), serait chargé par d’anciens dirigeants du Parti du Peuple d’Algérie (organisation interdite en Algérie)

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de faire sous le couvert de réunions artistiques de la propagande nationaliste dans les milieux nord-africains de France11.

17 Le PPA et le MTLD accordent une grande importance aux tournées en France de ces troupes qu’elles soutiennent directement ou indirectement. Ainsi en septembre 1949, la tournée de la troupe L’Art Algérien est présentée dans le bulletin intérieure du parti de cette manière : Elle a le mérite de rompre avec les formes attardées et avilissantes de l’art décadent, d’apporter un esprit réellement révolutionnaire à notre théâtre national12.

18 La troupe qui joue la pièce Moula el Baraka et qui propose « un festival de musique et de chant algériens » se produit à Marseille, Lyon, Paris (à deux reprises), Montbéliard, Forbach, Audin Le Tiche et Gardanne. Le prix des places est de 150 à 200 francs à Paris et de 100 francs en province. Les estimations concernant le public, telles que l’établit le service, est le suivant : Montbéliard (320), Lyon (700), Forbach (700), Paris (1 000 par représentations). On peut voir là à la fois l’indice d’une vraie mobilisation par les structures militantes et d’un intérêt de la communauté des travailleurs immigrés. Le sentiment d’une opération de propagande nationaliste est d’ailleurs commenté : On a noté à plusieurs de ces représentations, quelques allusions à caractère nationaliste, notamment dans les sketchs et les chants.

19 Nous avons vu que pour pouvoir avoir une activité régulière et lucrative, le cabaret sera aussi l’un des espaces privilégiés pour certains artistes, musiciens et chanteurs. Salim Halali13 qui s’installa dès 1937 à Paris, fit l’essentiel de sa carrière dans ces espaces de prestation. Il dirigea aussi bien à Paris qu’au Maroc des cabarets qui attirèrent mélomanes et artistes en tous genres. Blond-blond (Albert Rouimi) fit lui aussi les beaux jours du Soleil d’Algérie (avec Line Monty) et du El Djazair pendant près de dix années. Maurice El Medioni travailla au cabaret Le Poussin Bleu au début des années 1960. Du café mauresque de la fin du XIXe siècle au cabaret oriental, la transition est vite faite entre une chanson marquée par le patrimoine arabo-andalou et celle qui alterne airs festifs, élégies amoureuses et complaintes d’esseulés. Rapidement, un répertoire se constitue. De Salim Halali nous pouvons évoquer Dour Biha ya Chibani, Sidi Hbibi, Mahani zine ya laamor, Mounira ya mounira, ainsi que les paroles de Mizrahi chantées par Cheikh El Afrit : Tesfar ou tetghareb, Ya ness hmelt, Ya hasra ki kount sghira, El ayam kif er-rih fel berrîma, etc.

20 Mohamed Hattab (dont le pseudonyme au théâtre est Habib Réda, 1919-2013) écrit une chanson « Bonjour Paris », à la libération en 1944, avec une musique de José Weber. Cette chanson, au-delà son caractère convenu et un peu naïf, atteste d’un vrai attachement à la ville : Paris, ô mon Paris De nouveau tu nous souris La fraîcheur de ton visage Dont nos cœurs gardaient l’image Reviens enchanter nos yeux C’est merveilleux Capitale retrouvée Disons, fière et libérée Tu mérites notre amour Bonjour, cher Paris, Bonjour

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Figure 3 : La troupe du cabaret El Djazaïr, années 1940.

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21 Pendant l’occupation, Rachid Ksentini (chansonnier et un des pionniers du théâtre algérien en arabe dialectal) assurait l’animation du cabaret El Djazaïr, rue de la Huchette, alors qu’au El Koutoubia se produisaient Mohamed El Jamoussi, Jamel Badri, Habiba Toumi, Didouche Sayeh. L’Oasis, le cabaret dancing ; Le Gebcy, (boulevard saint- Michel, directeur Mohamed Atlamna), le cabaret Bagdad (St André des Arts). La Favorite, Les Nuits du Liban, La Casbah, Le Soleil d’Algérie, le cabaret Le Ftouki (tenu par le père de celle qui deviendra plus tard Warda Djazairia), verront défiler entre les années 1940 et 1960 la plupart des musiciens et chanteurs du Maghreb et du monde arabe qui compteront par la suite. Situés dans le Quartier latin, ces lieux regroupent plus spécialement les musiciens et les chanteurs qui se produisent pour une clientèle française ou étrangère. C’est la particularité de ces espaces destinés avant tout aux divertissements des touristes qui va permettre au plan musical l’adoption d’airs et de mélodies occidentales ou à la mode.

22 Il y avait aussi certains cafés où se donnaient des prestations plus traditionnelles (c’est- à-dire regroupant des musiciens amateurs ou des musiciens de tradition villageoise) à Paris rue Daumesnil dans le XIIe, rue de Lyon, rue Moreau, place Voltaire à Belleville, les cafés Le Bejaia, le Tlemcen, La favorite, Si Mokrane à Saint-Denis ; à Lyon, le café Rabah Labidi, à Marseille celui de Si Rezki sont des lieux de rencontre et de repères pour des chanteurs qui tentent, en particulier dans l’immigration kabyle, de formuler au-delà de la nostalgie du pays, le paysage désenchanté de l’exil et l’éthique d’un quant à soi14.

23 Parce que constituant l’un des vecteurs principaux de la sociabilité dans l’immigration, la chanson constitue un enjeu dans l’activité politique dès le début des années 1940. Mohamed El Kamel et Mohamed Iguerbouchène animent des émissions radio sous le contrôle des Allemands à Paris pendant l’occupation (Paris Mondial). Ce qui leur vaut quelques ennuis à la Libération. Le célèbre chanteur marocain Houcine Slaoui à qui l’on

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doit les chansons Hdi Rassek (Faites attention) et Al Mirikan (Les Américains) a pu enregistrer, après la Seconde Guerre mondiale, quelques dizaines de chansons et sketchs chez Pathé Marconi à Paris grâce à un Français pianiste à Casablanca.

24 Au cours des années 1950, l’activité nationaliste est de plus en plus intense. Les troupes musico-théâtrales qui font des tournées de plus en plus fréquentes en France sont suivies attentivement par les services de renseignement français. Ainsi dans une synthèse du 24 octobre 195215 à propos des tournées en France de la troupe Jeune théâtre algérien dirigée par Mustapha Kateb et celle de l’Opéra d’Alger (direction Mahieddine Bacheterzi), la première est caractérisée par l’inspiration communiste et la seconde plutôt par les positions favorable aux thèse du PPA-MTLD. Il est signalé le rôle de Hattab (Habib Réda) qui conduisait la troupe de Mahieddine en France. Plusieurs représentations sont évoquées : Marseille le 26 juillet, Saint-Etienne le 29 juillet (450 spectateurs), Roanne le 30 juillet (120), Paris (Salle Wagram) le 2 août (2 000), puis Puteaux le 9 août, Thionville-Nilvange le 22-23 août (650 spectateurs), Paris le 26 août (500), Besançon le 5 septembre, Marseille (cinéma Colisée) le 10 septembre (200). Parmi les observations émises, outre le fait que l’influence du Parti Communiste au travers ces spectacles auprès de la communauté nord-africaine est considérée comme nulle, il est dit que « l’appui du PPA est nécessaire au succès d’une troupe », mais dépend également du prestige et de la valeur artistique de la troupe.

25 L’importance du parrainage du mouvement nationaliste pour les groupes artistiques algériens en France est telle qu’elle donne lieu à des dépassements qui poussent la Fédération de France du MTLD à adresser une circulaire à ses antennes. Celle-ci est relative aux groupes artistiques qui se prévalent du parti pour collecter de l’argent à leur compte : De nombreux escrocs qui se prétendent musiciens ou acteurs, mais qui, en réalité, ne sont doué d’aucune qualité artistique, essaient de spéculer sur la crédulité de nos compatriotes. […] Il arrive ainsi que des kasmas établissent des accords avec n’importe quelle troupe théâtrale ou n’importe quel musiciens ou prétendu tels. […] Tout dernièrement une kasma des Ardennes « a travaillé » avec une troupe dont le responsable s’est fait l’agent de la police de Nancy16.

26 L’année suivante (nous sommes à la veille du déclenchement de la lutte pour la libération nationale), les services de renseignement proposent de « faire cesser ces manifestations du point de vue administratif en demandant aux maires de refuser l’autorisation de spectacle et d’annuler les autorisations de spectacles du point de vue judiciaire17 ».

27 Au cours de cette période où militantisme et activités artistiques sont étroitement liés, une partie de la rechqa (somme d’argent donnée sous forme de prestation dédicatoire) collectée lors des soirées musicales ou les sommes au profit d’opérations caritatives rassemblées lors de ce que l’on appelait « enchères à l’américaine » allaient au parti nationaliste. Pendant la grève décrétée par le FLN en 1956, les chanteurs et producteurs qui avaient enregistrés sont mis à l’amende. Cependant, beaucoup de musiciens et de chanteurs mèneront, parallèlement à leur métier, des activités militantes. Akli Yahiatène compose en prison la célèbre chanson Yal menfi ; d'autres rejoindront le FLN comme Ahcène Larbi dit « Hssisen » ou Farid Ali (1910-1981) auteur de A Yemma S'var U- restru (Ne pleure pas maman, ton fils te vengera) et feront partie de la troupe artistique à Tunis.

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Le disque et la radio comme médiation dans l’élargissement des publics

28 Le marché de la musique dans l’immigration s’élargit à la fois grâce aux supports techniques et à l’accroissement démographique de la communauté en immigration. Pour la génération de l’immigration artistique des années 1940 à 1960, le passage obligé dans la production discographique s’est révélé comme une nécessité. Alors que petit à petit la stabilisation familiale des communautés immigrées permet de réactiver les fêtes musicales à l’occasion de cérémonies liées aux mariages.

29 Parmi ceux qui joueront un rôle primordial dans ce domaine une place essentielle doit être accordée à Ahmed Hachlef. Celui-ci s’occupe d’abord du catalogue arabe de Pathé Marconi dont il assurera pendant plus de vingt ans la direction artistique et est directeur artistique en 1947 chez Decca où il développera le catalogue Fiesta. Il jouera également ce rôle de pionnier à la radio où il réalisera des reportages et diffusera des concerts. Avec son frère ils organisent des galas au cinéma le Fagon, rue de la Grange- aux-Belles dans les années 1950. On lui doit un des plus importants catalogues d’enregistrements d’Oum Kalsoum, Abdelwahab, Asmahan, Farid El Atrache et la quasi- totalité des genres et des musiciens du Maghreb à travers sa maison d’édition : Le Club du disque arabe.

30 Après les indépendances, les maisons de disque françaises et internationales voient échapper un marché qui s’était peu à peu constitué en Afrique du Nord et vont, de ce fait, abandonner pour la plupart leurs catalogues qui seront rachetés ou tout simplement piratés par un nombre important de petits producteurs nationaux en Algérie, au Maroc ou en Tunisie. En 1967, au moment du conflit israelo-arabe, Pathé arrête l’enregistrement des chanteurs nord-africains. Ahmed Hachlef, rachètera une partie du catalogue et créera les trois A (Artistes Arabes Associés). Signalons enfin un autre éditeur de musiques maghrébines et arabes : Sid Ahmed Souleimane qui crée la Voix du Globe en 1958. Il sera lui aussi au cours des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980 l’un de ces passeurs des musiques dites des pays d’origine et de l’immigration.

31 Subissant le contrecoup de ce désintérêt pour les chants et musiques arabo-berbères, les chanteurs et musiciens en immigration reviennent, en partie, aux anciens réseaux de diffusion. Dans les années 1980, plusieurs éditeurs se spécialiseront dans les genres en vogue principalement dans le quartier de Barbès avant de décliner à la fin des années 1990 : MPCE (Khlifa), Boussiphone, La Voix du Globe, Triumph Music (Kabyle), Fassiphone, Horizon Music (créé par un Suisse amoureux d’Oum Kalsoum), L’Etoile d’Evasion (Marseille), Dounia (Kahlaoui Tounsi), Blue Silver, Declic, Aladin le Musicien, MLP, etc.

32 La radio est un vecteur principal de l’écoute des populations immigrées d’origine maghrébine et arabe. Durant la Seconde Guerre mondiale, Paris Mondial consacre certaines de ses émissions à la communauté arabe. Mais ce sont les ELAK (émissions en langue arabe et kabyle) puis les ELAB (émissions en langue arabe et berbère) qui consacreront l’essentiel de leur programmation aux auditeurs des deux rives. Le développement de la radio, en particulier celui des émissions de langue arabe et berbère, est un indicateur assez sensible de l’intérêt suscité par la diffusion des chanteurs arabophones et berbérophones18. Les programmes de musique nord-africaine

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diffusés en 1955 représentent 1 062 disques interprétés par 66 chanteurs nord-africains différents19.

33 Le bilan établi par la radio montre assez nettement la domination des chanteurs et des musiciens les plus « modernistes », les plus proches de l’influence moyen-orientale, et dont l’activité se déroule essentiellement en Métropole. La radio réalise des reportages sur les principaux cabarets « orientaux » à Paris et produit même des chansons « d’action psychologique » vantant les charmes de Paris, ou encore la chanson du jeune Ahmed Wahby sur le tremblement de terre d’Orléansville. De nombreux concerts parisiens sont également organisés et diffusés. Viennent de Tunisie : Jamoussi, Louisa Tounsia, Safia Chamia, Ouarda, Mahjoub Gaddafi, Sadok Theraya, Mahmoud Kheiri, Brahim Tounsi, Hadi Jouini ; d’Algérie : Cheikha Hadja Labassia, Hamid El Djazaïri, Mustapha Anouar, Farhat, Blond-Blond, Slimane Azem, Allaoua Zerrouki, Cheikh El Hasnaoui ; du Maroc : Mohamed Fouitah, Mohamed Sadki, Hadja El Amrania, Mohamed Djabrane, Samy El Maghribi, Ahmed Soliman Chawki20.

34 Dans les années 1940, un petit réseau de diffusion de musique arabe et maghrébine avait pris naissance dans les grandes métropoles urbaines qui connaissent une forte concentration d’immigrés maghrébins. Le magasin Sauviat ouvert par des Auvergnats à Barbès se spécialisera dans les musiques du Maghreb et du monde arabe. Pathé Marconi qui produisait également des appareils ménagers offrait vingt-cinq disques en cadeau, pour chaque phonographe vendu, afin de fidéliser la clientèle pour ses autres produits. À Saint-Paul à Paris et à Marseille, les Arméniens se spécialisèrent dans la vente de disques de chanteurs maghrébins et arabes (création de la maison Tam Tam en 1950 à Marseille qui produira plusieurs disques). Par ailleurs, la maison de production Teppaz, installée à Lyon, développera un catalogue très riche de musiques maghrébines, soutenu financièrement en grande partie dans le cadre du Plan de Constantine ; tout cela atteste de l’élargissement des consommateurs de ces musiques : De toutes façons les maghrébins, comme nous, aiment à entendre les airs en vogue qu’ils ont eu l’occasion d’écouter au cours de la vision d’un film, à la radio, au cours d’une réunion autour d’un chanteur de rue. Les rythmes et les résonnances suffisent à faire paraître un rayon de soleil au cœur de la grisaille des soirs de travail ou de nos horizons brumeux. Là encore, c’est d’une communion à des désirs profonds que découlera normalement le geste de sympathie des disques tout vibrant de la terre natale21.

35 Dans la continuité de cette production musicale, au courant des années 1960, le scopitone, ancêtre du clip musical22, va donner aux chanteurs et musiciens maghrébins et arabes une présence physique et une épaisseur culturelle qui oscillent entre exotisme et tradition : De 1963 à 1980, 250 bars fréquentés par des émigrés ont été équipés de scopitones, juke box à images. Ces machines diffusaient des petits films musicaux produits et réalisés par une équipe française qui mettait en scène des chanteurs du Maghreb et du Machrek. (Mokhtari 2005)

36 Cette longue séquence d’un siècle qui va du milieu du XIXe siècle au début des années 1960 est riche d’une aventure humaine, celle de l’immigration maghrébine en France, et nous renseigne sur l’activité musicale des artistes qui l’ont accompagnée. Certes, entre les artistes d’infortune laissés pour compte des expositions universelles qui se reclassent dans les cabarets, les colporteurs de musiques traditionnelles à la recherche de compléments de revenus, les ouvriers chantant pour leurs coreligionnaires dans les cafés avant d’en faire leur métier et les musiciens

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professionnels cumulant intermittences précaires et prosélytisme militant, les profils sont dissemblables et les trajectoires très variées. Cependant on constate que, quelque soient leurs publics ou leurs espaces de prestation, ces chanteurs et musiciens tentent de sauvegarder un ressenti culturel au plus profond de leur expression. De même que leurs publics, d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, construisent au gré des chants et des musiques, à la fois une mémoire de l’exil, un patrimoine partagé et un pan de l’histoire culturel de l’immigration.

BIBLIOGRAPHIE

DAOUDI Bouziane et Miliani Hadj (2003), Beur’s mélodie. Cent ans de musique maghrébine en France, Paris, Séguier.

LALOUM Jean (2005), « Des juifs d’Afrique du Nord au Pletzl ? Une présence méconnue et des épreuves oubliées (1920-1945) », Archives Juives, no 38, 2ème semestre, p. 55-56.

MAHFOUFI Mehenna (2008), Cheikh Hasnaoui, chanteur algérien moraliste et libertaire, Paris, Éditions Ibis Press.

MAHFOUFI Mehenna (1994), « La chanson kabyle en immigration : une rétrospective », Hommes et Migrations, Les Kabyles. De L'Algérie à la France, no 1179, p. 32- 39.

MOKHTARI Rachid (2001), La chanson de l’exil. Les voix natales (1939-1969), Alger, Casbah Editions.

MOKHTARI Rachid (2005), Slimane Azem, Allaoua Zerrouki chantent Si Mohand U Mhand, Alger, Éditions APIC.

MILIANI Hadj (2008), « Présence des musiques arabes en France. Immigrations, diasporas et musiques du monde », Migrance, no 32.

POUGIN Arthur (1890), Le théâtre à l’exposition universelle de 1889 : notes et descriptions. Histoires et souvenirs, Paris, Librairie Fisschbader.

TIERSOT Julien (1889), Musiques pittoresques. Promenades musicales à l’exposition de 1889, Paris, Librairie Fischbacher.

NOTES

1. Archives CAOM (1868), Bureaux arabes. 2. Jean-Paul Habans, dit Paulus (1845-1908), Mémoires (« Trente ans de Café-Concert ») (en ligne), URL : http://www.www.dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/. 3. Le Petit Journal, jeudi 28 mai 1868. 4. L’Europe-artiste, 11/01/1885-29/12/1885. 5. « Les chanteurs bi-professionnels faisaient la tournée hebdomadaire des cafés des compatriotes et se produisaient par groupe parmi les travailleurs réunis en grand nombre le vendredi soir, le samedi soir et le dimanche après-midi jusqu’à 22h. Cette pratique des musiciens existe encore aujourd’hui dans de nombreux cafés de la communauté immigrée algérienne des

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grandes villes de France, où des musiciens amateurs ou bi-professionnels se produisent régulièrement en échange de quelque argent donné par les spectateurs, clients du bar ou du restaurant. », Mahfoufi, op. cit., p. 32. 6. On retrouve un Aïssa qui joue le rôle de Vendredi dans une comédie musicale Robinson Crusoé dont un enregistrement en 6 disques a été commercialisé en 1932. 7. « Arouah…Sidi » aventure arabe [1910], paroles Paul Briollet et Jules Courbe ; musique Albert Valsien ; éditeur Mayol/Salabert. Premier disque Charlus (1910), Mémoires de la chanson. 1 200 chansons du Moyen Âge à 1919, réunies par Martin Pénet, Paris, Omnibus, 2001. 8. Quelques titres de ces chansons relevés dans une récente ré-édition : Viens dans ma casbah (de l’opérette Les Trois de la marine) (3:09) Composed by Vincent Scotto : Ali Ben Baba (chanson arabe) (3:20) composed by Maurice Chevalier ; Le Marchand de tapis, Pts. 1 & 2 (scène sabir, déclamation) (5:57) ; On a fait la nouba (chanson comique arabe) (2:31) ; Ali Baba (3:17) composed by Georges Tabet ; Butterfly-Tox (Chanson arabe) (3:15) ; Arrouah Sidi ! (2:34) ; Baraki Barako (2:13) ; Allah Oulla (2:35) ; Colonial & Exotic Songs, 1906-1942 CD PN: 723722357923 (1996). 9. Né le 25 août 1895 à Oran, mort le 2 décembre 1960 à Paris. 10. CAOM, note du 27 juillet 1938. 11. CAOM, note du 26 octobre 1938. 12. CAOM, note de renseignement, octobre 1949. 13. Simon (Shlomo) Halali, né le 20 juillet 1920 à , mort le 25 juin 2005 à . 14. Sur l’étude de cette thématique, outre le premier corpus publié par Malek Ouary : « chant d’exil », Forge, no 1, décembre 1946, Alger, p.29-37, il faut signaler le travail de Mohand Khellil (1979), L’exil kabyle, Paris, L’Harmattan. 15. CAOM, notes de synthèse 24 octobre 1952. 16. CAOM, note du 23 septembre 1953. 17. CAOM Note de la direction des renseignements généraux, 18 septembre 1954. 18. « Rapport sur les activités des émissions de langue arabe de la radiodiffusion française », 1955, p. 26. 19. Ibid, p. 24. 20. Rapport sur les activités de la radio, 1955, op.cit., p. 55. 21. « Disques arabes et kabyles », Documents Nord-Africains, no 272, 31 mai 1957, p. 2. 22. Mahfoufi rappelle que, dans certaines missions radiophoniques animées par Ahmed Hachlef, étaient diffusées les bandes sons tirées des films égyptiens programmés à la salle Stephenson dans le XVIIIe arrondissement (op.cit., p. 63.).

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INDEX

Keywords : identity (individual / collective), migration / diaspora / exile, citizenship / national identity, imperialism / (post)colonialism, café-concert / music-hall / cabaret, politics / militancy Mots-clés : identité individuelle / collective, migration / diaspora / exil, citoyenneté / identité nationale, impérialisme / (post)colonialisme, café-concert / music-hall / cabaret, politique / militantisme nomsmotscles El Kamel (Mohamed), Bachtarzi (Mahieddine), El Djazaïr (cabaret) Index chronologique : 1880-1889, 1890-1899, 1920-1929, 1930-1939, 1940-1949, 1950-1959, 1960-1969 Thèmes : chanson / song, maghrébines / North African music Index géographique : France, Afrique du Nord / Maghreb / monde berbère, Algérie, Maroc / , Tunisie

AUTEUR

HADJ MILIANI

Hadj MILIANI est un intellectuel très actif sur les territoires de la culture locale, il est Professeur de littérature à l’université de Mostaghanem et chercheur associé au CRASC.

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Notes de lecture Book reviews

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Joëlle-Andrée DENIOT, Édith Piaf. La voix, le geste, l’icône. Esquisse anthropologique

Isabelle Marc

RÉFÉRENCE

Joëlle-Andrée Deniot, Édith Piaf. La voix, le geste, l’icône. Esquisse anthropologique, Paris, Livredart, 2012, 396 p. Dessins : Mireille Petit-Choubrac.

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1 L’OUVRAGE QUI NOUS OCCUPE est divisé en huit chapitres, dont le premier « Délier, Relier », relate la genèse du projet et en donne ses idées fortes. Il s’agira ainsi d’explorer une figure mythique et paradigmatique populaire, en mettant l’accent sur l’élément émotionnel de sa personne et de son personnage (persona) et sur la composante subjective de l’analyse, liée à la fascination avouée de l’auteure envers l’artiste (39). Ce qui nous semble le plus original dans sa démarche, c’est la volonté de « voir la voix » : l’accès au sujet par les images de la voix est une optique parmi bien d’autres possibles ; mais cette dernière permet de faire entrer dans l’espace, la voix, le chant, eux qui n’existent que dans l’écoulement de la durée ; ainsi rapatriés dans l’espace, ils entrent dans la pensée de l’œil et, en conséquence, dans les dimensions mentales et discursives de la « raison graphique » (59).

2 Les chapitres deux, trois et quatre, « L’icône », « La scène de Piaf » et « Langages scéniques » respectivement, sont ainsi consacrés à la description graphique du « signe » Piaf, dans une démarche que l’on peut donc qualifier de sémiologique. Sont alors décrits son visage, centre de l’icône Piaf, son regard, ses mains, sa coiffure, ses habits, sa posture sur scène, ses gestes, appris et inventés, son jeu d’actrice, dans des analyses portant aussi bien sur l’ensemble de sa carrière que sur des performances précises. Ces interprétations sont accompagnées par des photographies et surtout par des illustrations de Mireille Petit-Choubrac qui permettent d’allier le langage visuel et le langage verbal dans l’évocation de l’artiste. La gestuelle de Piaf constitue donc un code bien précis, examinée en détail par l’auteure, permettant de « lire » les émotions, souvent qualifiées d’« excessives », situées au centre de sa voix et de son icône, son ancrage dans le « populaire » et dans la chanson réaliste ainsi que son évolution, qui l’individualise progressivement jusqu’à sa transformation en véritable icône contemporaine. Cette hyperbole passionnelle – et donc populaire, apparemment opposé à l’art « savant » – que semble incarner Piaf se trouverait à l’origine de son succès, aussi bien passé que présent : Entre la convention dramatique et un ensauvagement toujours renaissant, Édith Piaf va offrir, dès les années trente, puis durant la période des trente glorieuses, la catharsis prodigieuse de son chant, à penser également comme « modèle d’inconduite », expressive de l’être sentimentalement, fatalement traqué, dans une société dont les perspectives scientifiques, techniques, esthétiques n’accordent déjà plus au tragique qu’une portée marginale. […] Tout ce qui perturbe les règles et déplace les valeurs qui gouvernent l’existence quotidienne, constitue le matériau à chanter de Piaf (227).

3 La capacité de Piaf à susciter la compassion collective non seulement chez le public français mais aussi global est précisément explorée dans le chapitre cinq, « Ombres rétrospectives ». En effet, la continuité historique du mythe Piaf, l’engouement constant et contemporain pour l’artiste, notamment à partir de la sortie du film La

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Môme (2007), s’expliqueraient ainsi par la qualité cathartique de son art et de son image. Dans le chapitre six, « Nocturnes de femmes », l’auteure compare la théâtralité de Piaf à celles d’autres grandes interprètes de la chanson française, à savoir, Damia, Barbara, Juliette Gréco et Catherine Ribeiro. Outre les différences évidentes, ces artistes semblent partager certaines caractéristiques, dont un certain goût du noir, incarnant entre autres le tragique, l’obscurité et l’indicible féminin. Cette confrontation nous semble une piste de recherche fructifère qui mériterait d’ailleurs d’être développée dans de futurs travaux.

4 Volontairement situé à la fin du livre, et contrairement à la démarche habituelle dans les travaux scientifiques, le chapitre sept constitue une réflexion sur les concepts de la voix – insaisissable et méconnue par les sciences sociales – et ses rapports au langage et à l’écriture, permettant ainsi de justifier l’entreprise de l’auteure. En clôture, partant d’une anecdote personnelle d’éblouissement par la voix, le chapitre huit, « Anamnèse », permet à l’auteure de conclure son ouvrage en affirmant que : la voix qui, paradoxalement, précède le langage et procède de la parole nous invite à entrer dans ces dialogiques humaines proposées par Edgar Morin, la dialogique sapiens-demens, la dialogique prose-poésie (379-380).

5 Édith Piaf. La voix, le geste, l’icône. Esquisse anthropologique est ainsi un livre complet et dense, explorant en profondeur la figure de Piaf dans sa dimension anthropologique et quasiment universelle, faisant preuve d’érudition et de sensibilité analytique. S’il fallait synthétiser le foisonnement d’idées déclinées par l’auteur, nous retiendrons premièrement la nécessité d’étudier la chanson comme performance vocale, visuelle et cinétique, théâtrale ; deuxièmement, l’iconicité visuelle et symbolique de Piaf ; troisièmement, l’importance de l’expression de la sentimentalité « excessive » dans le succès et la durabilité des mythes populaires et notamment dans le domaine de la chanson, et finalement la voix comme paramètre d’analyse, à la fois fuyant et incontournable, dans les sciences sociales.

6 Le travail de recherche et l’étendue des sources du travail de Joëlle-Andrée Deniot sont certes indéniables – bien que certaines références absentes du livre et pourtant déjà classiques telles que les ouvrages de Calvet (1981) ou de Barthes (1999) auraient pu être pertinentes pour traiter de ce sujet. Il nous semble que, au moins pour la clarté de la lecture et de la démonstration, le texte aurait pu être condensé et que certaines idées auraient pu aussi être synthétisées par des formulations moins baroques, laissant moins de place à la digression et aux emportements stylistiques. En revanche, cette étude aurait pu éventuellement être complétée en incluant une analyse proprement vocale – musicologique, acoustique – de la voix. En effet, la voix requiert premièrement un travail d’écoute et c’est précisément la description précise de cette écoute qui semble parfois manquer dans le texte. Par ailleurs, bien que la dimension mythique de la figure de Piaf soit incontestable, les conditions matérielles (contexte historique, social, commercial, etc.) qui contribuent à ce processus de création et de mythification auraient aussi pu figurer, ne serait-ce que brièvement, dans l’analyse. En effet, Piaf apparaît ici comme une icône, mais au lieu d’en offrir une lecture critique, incorporant les acquis de la sociologie de la musique et de l’histoire culturelle, l’auteure en donne à son tour un portrait mythifié, présenté dans l’absolu de la création individuelle et de l’émotion subjective. À cet égard, il serait très intéressant de confronter l’ouvrage de Joëlle Deniot à celui qui sera prochainement publié par David Looseley chez Liverpool

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University Press et qui, partant d’une approche forcément différente, « extérieure », en sera vraisemblablement complémentaire.

7 En définitive, et nonobstant ces quelques réserves, Édith Piaf. La voix, le geste, l’icône. Esquisse anthropologique est un beau livre, qui saura intéresser aussi bien les amateurs de Piaf que les spécialistes et qui deviendra sans doute une référence obligée dans la bibliographie sur l’artiste.

BIBLIOGRAPHIE

CALVET Louis-Jean (1981), Chanson et société, Paris, Payot.

BARTHES Roland (1999), Le Grain de la voix. Entretiens (1962-1980), Paris, Points.

LOOSELEY David (2015), Édith Piaf. A Cultural History, Liverpool, Liverpool University Press (publication en cours).

ANNEXES

Lire la réponse de Joëlle-Andrée Deniot à cette recension ici.

INDEX

Mots-clés : voix, stars / icônes, chant nomsmotscles Piaf (Édith) Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson Keywords : voice, stars / icons, singing

AUTEURS

ISABELLE MARC

Isabelle MARC est maître de conférences au département d’Études françaises de l’Université Complutense de Madrid et Visiting Fellow à l’Université de Leeds, où elle co-dirige l’European Popular Musics Research Group. Elle s’intéresse à la culture populaire française en général et aux musiques actuelles en particulier. Dans ce domaine, elle a travaillé sur le rap et sur la chanson et sur les rapports entre esthétique et identité culturelle, notamment chez des artistes tels que Georges Brassens et Charles Aznavour. Sa recherche porte aussi sur les dynamiques transculturelles et sur les politiques publiques en Europe. Son prochain livre, The Singer in Europe: Paradigms, Politics and Place, coédité avec Stuart Green, paraîtra chez Ashgate en mars 2016.

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Gilles BONNET (dir.), La Chanson populittéraire. Texte, musique et performance

Michael Spanu

RÉFÉRENCE

Gilles Bonnet (dir.), La Chanson populittéraire. Texte, musique et performance, Paris, Kimé, 2013.

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1 L’OUVRAGE DIRIGÉ PAR GILLES Bonnet se présente comme un assemblage d’une vingtaine de propositions visant à questionner le concept de « chanson à texte ». Cette entreprise est menée grâce à l’étude des relations qu’entretiennent les chansons et la littérature et ce, à travers des cas aussi variés que le « roman rock » anglo-saxon ou les dérangeantes et surréalistes Chansons de Roland de Topor. La diversité des objets traités est donc ce qui frappe d’emblée, incitant davantage une lecture vagabonde. Toutefois, l’architecture « cantologique » de ce volume ne manque pas d’originalité et fait honneur à cette discipline en devenir, celle-ci même qui devait rendre ses lettres de noblesse à un objet souvent considéré comme vulgaire par les universitaires.

2 Il suffit d’ailleurs de se plonger dans l’introduction de Gilles Bonnet pour se convaincre de l’épaisseur d’un tel objet de recherche. La chanson, cet « art complexe de la simplicité », ce choc du quotidien qui rappelle l’infra-ordinaire d’un Perec, serait ce qui « nous abstrait de notre urgence » pour, parfois, peut-être même rien qu’une seule fois, nous permettre de mieux comprendre le monde. Ce paradoxe (devoir s’échapper du monde pour le saisir) se concentre dans les titres de chansons, ces « didascalies du perdu », faisant ainsi écho à leur caractère bien souvent nostalgique. Car il y a bien une dimension hors-norme (malgré les nombreuses contraintes techniques), voire hors-monde, dans ce chant musical qui déborde perpétuellement « de la parole et de son économie propre à la communication ».

3 C’est donc une approche de la chanson en tant qu’œuvre à laquelle nous avons à faire, justifiant dès lors la posture de base de l’ouvrage : un refus inconditionnel du pléonasme « chanson à texte ». Mais loin de s’arrêter à ce simple constat, cette constellation de textes nous fait voyager avec élégance à travers nombre de lieux et d’époques, explorant les aspérités de l’objet-chanson. D’entrée, Florent Bréchet revient sur les liens ténus entre chansonniers et écrivains, à travers l’exemple de l’admiration mutuelle qu’entretenaient Chateaubriand et de Béranger, chacun trouvant chez l’autre une source d’identification et d’inspiration, et ce malgré la dimension très populaire du second. Plus loin, Lionel Verdier décrit l’étonnante fascination de Francis Poulenc pour les chansons populaires du Morvan, mais aussi pour les guinguettes de son enfance, qu’il perçoit comme « vulgaires » mais jamais « mauvaises ». Joël July met justement l’accent sur la capacité de la chanson à transcender le quotidien, la banalité, à « repousser les frontières du partage émotionnel » lors d’une performance en public. Les questions du savant et du populaire sont abordées de manière plus approfondie encore par Romain Benini, via un travail historique sur la construction de la différence entre poésie et chanson initiée au XVIe siècle. L’auteur y montre que les paroles ont toujours été publiées (sous différents formats), conditionnant d’une certaine manière la

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réception des chansons, et justifiant ainsi la nécessité d’une analyse formelle de ces textes.

4 Par une mise en abîme de l’œuvre d’Annie Ernaux, Marielle Macé approfondit la notion de « bouleversant ennui » évoquée par Peter Szendy. En effet, c’est par ce sentiment que la chanson se saisit « des appartenances dont nous sommes tous faits », mettant en scène des personnages souvent en « porte-à-faux ». Damien Dauge, à l’inverse, évoque la réticence de Flaubert à mettre son œuvre en musique, se réclamant d’un art se suffisant à lui-même, et dont la mise en musique constituerait une « prostitution ». Et ce serait justement l’excès de musicalité d’un texte qui entraverait sa mise en musique.

5 En fait, il semblerait plutôt que chaque œuvre dispose d’une même potentialité musicale, le texte en fournissant des indices sans pour autant déterminer la bonne manière de l’adapter. Un détour par le slam, offert par Camille Vorger, nous invite à repenser cet « art du verbe libre », qui entretient des relations complexes avec la chanson (concision, densité) et la poésie. Pour sa part, Catherine Rudent, dans un effort pragmatique bienvenue, envisage la rime comme caractéristique prégnante pour définir le genre « chanson », du fait de ses qualités esthétiques (recherche lexicale, formules fantaisistes), mais aussi de son interpénétration avec la voix et l’accompagnement. Loin de simplement perpétuer les canons de l’art lyrique, la rime peut participer d’un « anti-lyrisme », notamment lorsque qu’elle force l’artiste à faire usage du son particulier de sa voix. Jean-Pierre Zubiate, quant à lui, relate les conditions d’émergence de chansonniers à caractère poétique, leur rapport à la technique d’enregistrement et à l’industrie du disque.

6 Si la place nous fait défaut ici, nous encourageons le lecteur à piocher dans cet ouvrage qui se termine sur une fascinante interview de Dominique A, dans laquelle il exprime – assez ironiquement – sa méfiance envers un excès d’intellectualisme de la chanson, préférant insister sur son aspect urgent, ainsi que sur les « petites illuminations » de l’espace sonore qu’elle permet.

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Keywords : text, performance / staging, literature Mots-clés : texte, performance / mise en scène, littérature Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson

AUTEURS

MICHAEL SPANU

Michael SPANU est doctorant en sociologie au 2L2S (Universite ́ de Lorraine). Ses travaux portent sur les usages des différentes langues chantées dans les musiques populaires en France. Il a travaillé sur une partie de la scène indie parisienne, sur la scène occitane, ainsi que sur le metal français. Il fait éga- lement partie du comité de rédaction de Volume !

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Diana HOLMES & David LOOSELEY (eds.), Imagining the popular in contemporary French culture

Peter Hawkins

REFERENCES

Diana Holmes & David Looseley (eds.), Imagining the popular in contemporary French culture, Manchester & New York, Manchester University Press, 2013, 254 p.

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1 THIS COLLECTION of essays reflects the growing academic interest in the popular culture of France in UK university departments of French and Francophone studies, where the analysis of canonical high-cultural literary texts is often still predominant. The opening theoretical introductions by the editors, discussing the categories of “lowbrow, middlebrow and highbrow” in cultural production and the rival principles of “politics and pleasure” in official French cultural policy, are followed by a “discursive history of French popular music” by David Looseley, tracing the notions of “authenticity and appropriation across a wide historical survey”. Diana Holmes goes on to examine “the mimetic prejudice” in the French popular novel; and David Platten traces the themes of “identification, imitation and critical mortification” in French popular cinema, often neglected in favour of its “high cultural” and “art-house” varieties. Lucy Mazdon traces the ideology of the “national popular” through the evolution of French television since the Liberation years, from the monolithic state-run ORTF to the contemporary proliferation of digital channels. Nigel Armstrong wonders if “popular culture means popular language” and looks at social and linguistic change in the contemporary French vernacular. The volume is rounded off with a brief concluding chapter that identifies a move from “a culture of the word to a polyvalent culture of the visual, the sonic and the digital”.

2 In spite of its synthesizing ambitions, it is difficult to trace a common thread through the disparate chapters of the collection. The survey is also not as complete as it might have been: one wonders why more attention was not paid to topics such as the typically French fascination with “bande dessinée” and graphic novels, or to the culture of sport in France, both areas currently being developed as research specialisms in academic departments of French studies. It is also curious that the chapter on the evolution of the French language doesn’t give more space to the proliferation of “argot” or slang in French everyday speech and oral forms of expression, such as rap music and stand-up comedy. In terms of the study of popular music, it is the chapters by David Looseley which are likely to attract the most interest, well-versed as they are in the very Anglo- centric domains of cultural studies and Anglophone popular music studies, as well as the avatars of French state cultural policy. Looseley draws attention to the ambivalence of the term “populaire” in the French context, where it refers more to “folk” culture; whereas the term “culture de masse”, with its elitist overtones, is probably more appropriate to the Anglophone conception of “popular culture”. His opening chapter analyses the intervention of the French state in the development of popular culture since as long ago as the mid-nineteenth century, and the tensions that arise between its

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pretensions to cultural universalism and the growth of commercially-motivated forms of entertainment, notably those of popular music. His chapter on the discursive history of French popular song is impressively wide-ranging and thoroughly documented, tracing the evolution of notions of authenticity from the Troubadours right up to the early 21st century reactions to recent television talent shows such as “Star Academy”. The later chapters are less encyclopaedic although equally well documented, but likely to be of less interest to researchers working on popular music. In general the collection provides a stimulating alternative view of the significance of popular culture in a linguistic domain singularly different from the more familiar Anglo-American mainstream.

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AUTHORS

PETER HAWKINS

Peter HAWKINS est Senior Research Fellow au département de français de la School of Modern Languages, University of Bristol. En 2013, il a realisé ́ Love and Anarchy: the songs of Léo Ferré, un CD de ses adaptations en anglais du chanteur franco-monégasque, et a publié plusieurs articles sur lui. Il fait régulièrement des recensions sur les livres portant sur la musique populaire française pour French Studies et le Journal of European Studies.

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Jonathyne BRIGGS, Sounds French: Globalization, Cultural Communities, and Pop Music in France, 1958-1980

David Looseley

REFERENCES

Jonathyne BRIGGS, Sounds French: Globalization, Cultural Communities, and Pop Music in France, 1958-1980, Oxford, Oxford University Press, 2015.

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1 IN THIS BOOK, Jonathyne Briggs provides an excellent and engaging new reading of French popular–musical history that is expertly researched. It makes an important contribution to the small but growing anglophone literature on an area which still has trouble finding a home among traditional university disciplines. Despite the exploratory, interdisciplinary, and sometimes paradigm-shifting scholarship it involves, research in English on French popular music is still largely ignored by both mainstream French studies and popular music studies, neither of which seems to know what to make of it. Paradoxically, it is welcomed much more warmly in France, at least by younger scholars, even though (or perhaps because) popular music is still a relatively new field of research there, that has itself had to struggle to achieve academic legitimacy. That Briggs is an academic historian working in America is therefore interesting in two ways. First because the French studies community of America is even further behind the UK’s in recognising popular music as a scholarly concern as valid as literature, theory and film. And second because, as a consequence, stateless Anglophone scholars in the field are steadily finding themselves more at home in cultural history.

2 Professor Briggs’s overarching concern is with the relationship between popular music, globalisation and community formation in the France of that seminal era from the arrival of rock and roll around 1958 to the end of the 1970s, after which the acclimatisation, segmentation and official legitimation of pop music produced somewhat different conditions. The communities he is concerned with in his five chapters are, in order, the “copains” of the yéyé era; exponents of la chanson française (Brel, Brassens, Ferré and Gainsbourg) and their fans; post-1968 prog rock (Red Noise, Magma and others); regionalists (particularly Alan Stivell); and punk (from Les Stinky Toys to ultranationalist hardcore).

3 Chapter 1 deals with the copains as a French subculture, but one based on an international youth community imagined as crossing social boundaries, though Briggs aptly points out that the rhetoric of copinisation couldn’t prevent gender and ethnicity, among other things, making this universalism a myth. His classificatory terminology here can be a little cloudy in so far as early 1960s pop or “yéyé” are sometimes described indiscriminately as “rock and roll”, when a sharper distinction is surely needed. It’s equally misleading to describe Brel, Brassens and co. as “first and foremost pop singers” (Chapter 2, 72). All three in fact began their careers well before the label “pop music” took on the specific discursive characteristics it would have in the 1960s and which made it much more than a mere abbreviation of “popular”.

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4 But this is a minor matter in light of the much greater rigour Briggs in fact brings to his discussion of chanson in Chapter 2. Here, he picks up and runs a good deal further with the persistent scholarly interest in recent years in the conceptualisation of la chanson française, a notion that Anglophone scholars in particular struggle with. Briggs helps out by methodically tracing how the conventions of a perceived “genre” were laid down by critics and other mediators; and by demonstrating that such conventions had no “cohesive music center” (76). His point is that, while mediators defined the centrality of the well made lyric as the distinctive feature of French chanson, musically the “genre” (if such it was) was much more ambiguous. And he argues that this ambiguity opened up new possibilities for experimentation and hybridisation in the 1960s and 1970s for the likes of Gainsbourg (Higelin might have been another interesting case study). Perhaps Briggs doesn’t question sufficiently whether chanson can realistically be described as a genre. But he does come close to what is for me an irresistible conclusion: that the importance of the lyric isn’t a verifiable generic essence so much as a mythic discourse. And he does suggestively contend that, as globalisation took hold in France, chanson came to be imagined as a remedial reconciliation of French tradition with international modernity and change. Briggs is equally illuminating when he foregrounds the folklorist readings of chanson that prevailed in the 1950s. These represented chanson as tied to France’s rural, provincial past, distinguishing it from urban commercial and artistic song. His most useful contribution, then, is in pointing out that at this stage there was still no single conception of chanson until Brel, Brassens and Ferré set its parameters.

5 Chapter 3 examines progressive rock as an expression of post-1968 revolutionism. The author identifies two types of politicisation at work here. The New Left saw the rock concert as bringing young people together and potentially harnessing the energy this generated for political ends. The more culturally minded “Freak Left” saw rock as a realisation and articulation of May’s hopes for a new society in which “cultural distinctions would collapse in a miasma of noise and rhythm” (81) and collective creation replaced bourgeois individualism. In practice, prog rock tried to conflate these two tendencies; and, through case studies including albums by Red Noise and Komintern, Briggs teases out the difficulties of doing so musically. Two less politically oriented bands, Magma and Heldon, aspired to transgress cultural boundaries by merging rock with forms of musical modernism. From here, it was but a step to the depoliticised, more commercial sound of Jean-Michel Jarre.

6 Chapter 4 covers musical regionalism in Brittany. In the aftermath of May, Breton musicians like Alan Stivell and Tri Yann, Briggs’s two main case studies, tried to modernise the image of their culture by hybridising its traditional folk music with global prog rock idioms, combining preservation with modernisation and cosmopolitanism. He contextualises the emergence of Stivell and others in impressive historical, social and cultural detail, bringing out the importance of the still fresh battles for decolonisation in supplying the new regionalist ideology with an anti- imperialist rhetoric. He also gives a detailed analysis of Stivell’s evolution in his albums before 1980, but he wears his musicological competence lightly, so that the analysis remains intelligible for those whom Philip Tagg calls “non-musos”, as indeed it does throughout the book.

7 Punk too, Briggs maintains in Chapter 5, was about community, in this case a community of youth once again but this time quite different from the optimistic,

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consumerist inclusivity of the copains. All the subcultures he has so far examined had constructed communities that consumerism had ended up indulging and therefore assimilating. Punk set out deliberately to prevent this récupération, so that it could remain the mouthpiece of alienated, marginalised youth. Ultimately, though, it failed, in France as it did in the UK. For Briggs, the stumbling block was authenticity, a fluid notion which French punks took seriously. Some, like the Stinky Toys, attempted to stay true to UK punk’s aesthetic by singing in English; others insisted on maintaining the notion of a particularist community by singing in French. Neither approach worked, until punk was reconfigured through hybridisation with chanson and “world music” as le rock alternatif, which in Briggs’s view helped reconfigure punk as distinctively French. He is right to highlight the issue of authenticity, precisely because of its assumed importance to the creation of specific communities. The linguistic and cultural foreignness of UK punk made it doubly hard to define a punk authenticity in France and Briggs carefully unpicks such issues in an illuminating way.

8 The book ends with a “coda” that spools forward to the success of Daft Punk’s Random Access Memories in 2014. The author convincingly argues that, although the band’s international triumph since the late 1990s suggests that the problem of reconciling global musics with French exceptionalism has been resolved, Daft Punk’s global success nonetheless hinges in part on their Frenchness. In this, he leaves us with the thought that notions of national community and belonging have not yet been entirely swept away by globalisation in the French case. The concern to define a Frenchness alongside a universality in the very act of appropriating a global popular-musical style runs through the history of French popular music to the present day.

9 Briggs writes knowledgeably, confidently, and always accessibly. There is, it is true, an obtrusive degree of minor error in the text (“l’école est fini”, “tête du bois”, Procol Harem, “Amorican” instead of “Armorican”, “La valise à mille temps”), which ought to have been picked up in the proof-reading. But there are also some agreeably original touches, like the opening of each chapter with the description of a concert, or the provision of a companion website (www.oup.com/us/soundsfrench) with useful links enabling the reader to hear and sometimes see the texts being discussed. This is a book that should remain useful for both teaching and research purposes for a long time.

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Geographical index: France

AUTHORS

DAVID LOOSELEY

David LOOSELEY est professor émérite à l'université de Leeds et auteur de nombreux écrits sur la culture française contemporaine. Son dernier livre, Édith Piaf: A Cultural History, sortira à

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l'automne 2015. Il est également l'auteur de Popular Music in Contemporary France: Authenticity, Politics, Debate (2003) et de The Politics of Fun: Cultural Policy and Debate in Contemporary France (1997). Il a dirigé le volume Policy and the Popular (2012) et a co-dirigé (avec Diana Holmes) Imagining the Popular in Contemporary French Culture. Il a traduit pour la scène américaine deux pièces de théâtre: Armand Salacrou, Les Nuits de la colère (New York, 2005) et Jalila Baccar, Araberlin (New York, 2015). En 2010, il a été nommé Chevalier dans l'Ordre des Palmes Académiques.

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Bouziane DAOUDI & Hadj MILIANI, Beurs’ Melodies. Cent ans de chansons immigrées du blues berbère au rap beur

Rémi Boivin

REFERENCES

Bouziane Daoudi & Hadj Miliani, Beurs’ Melodies. Cent ans de chansons immigrées du blues berbère au rap beur, Paris, Éditions Séguier, 2003.

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1 DANS LEUR OUVRAGE paru en 2003, Bouziane Daoudi et Hadj Miliani proposent de se pencher, par le biais d’une perspective historique, sur un univers musical bien spécifique, en tant qu’il est activé par des processus d’immigration, comme nous l’indique son sous-titre : « Cent ans de chansons immigrées du blues berbère au rap beur. » C’est à l’aune d’une histoire « convulsive » que l’on est invité à découvrir des trajectoires musicales d’immigrés maghrébins, pris en permanence dans une tension entre leurs appartenances culturelles, leurs attachements à la « communauté » d’origine et la culture « d’accueil ». Cette tension fait apparaître à partir des années 1980 l’émergence et le maintien de ce que les auteurs appellent une « culture beur », associée à la fois à la « question immigrée » ou au « fameux problème d’intégration » au sein du paysage social et politique français et à la fois aux difficultés posées par des formes de stigmatisation et de discrimination persistantes.

2 Après avoir procédé à un historique des principaux faits relatifs aux mouvements migratoires de population en provenance du Maghreb vers la France, les auteurs introduisent directement un concept central au fil du livre : le(s) « beur(s) ». Cette appellation endogène – en ce qu’elle aurait été inventée par « ceux-là même qu’elle désigne », contrairement au terme générique d’« arabe(s) » stigmatisant et « chargé de tous les aprioris négatifs » – que les français ont découvert lors de la marche pour l’égalité des droits en décembre 1984, serait reçue de manière ambivalente par les concerné(e)s : alors qu’une partie des « enfants d’immigrés maghrébins » se sentirait valorisée et la brandirait « fièrement comme un slogan vindicatif », une autre la rejetterait catégoriquement, quand une majorité s’en conviendrait.

3 Dans la logique de l’approche diachronique, les auteurs nous proposent alors de suivre l’itinéraire de migrants-musiciens maghrébins – alors majoritairement Algériens – en « exil » et qui vont dès lors se rendre en France pour s’enregistrer, plutôt que pour « s’y produire devant leurs compatriotes », dès 1908 (Cheikh Mohamed Snoussi de Mostaganem et Cheikh Zaoui, premiers musiciens à enregistrer de la « musique maghrébine en France »). Le thème de l’exil tient une place centrale dans les répertoires des chanteurs « de l’immigration ». Les auteurs proposent une explication bien documentée de sa co-construction qui, apparaissant comme un point de rencontre entre des modes de conservation et des procédés d’adaptation – produits par leurs trajectoires individuelles et collectives – permet à ces musiciens de communiquer de « nouvelles images façonnés par les circonstances de l’exil ». Si la question de l’identité d’« immigré(e)(s) maghrébin(e)(s) » est abordée en plaçant statut artistique et statut social sur un même continuum et en interrogeant leurs motivations, leurs revendications, et les représentations qu’ils peuvent cristalliser, c’est bien l’idée de la

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singularité de leur « empreinte » musicale, exprimée au sein du « paysage musical français », qui fait l’objet de la réflexion.

4 Les auteurs s’attachent ensuite à mettre en relief les circuits et les réseaux dans lesquels ces musiciens déploient leurs activités autour des années 1940-1960, en évoquant les lieux privilégiés (des cafés, hôtels garnis pour travailleurs nord-africains et les « premiers cabarets et restaurants orientaux ») qui sont souvent les seuls espaces de diffusion de leurs musiques, mais également l’émergence d’un réseau de diffusion de disques des « musiques moyen-orientales et maghrébine » à Paris, à Marseille et à Lyon, et enfin les programmes radiophoniques en langues arabe et berbère qui développent leurs audiences à cette période (la radio joue alors un rôle important en permettant de toucher « un public plus large, plus familial, plus féminin que celui des cabarets ou des cafés. »). Suscités par un intérêt croissant des français (dont certains sont alors issus de la troisième génération de l’immigration) pour les musiques maghrébines, les auteurs montrent que des nouveaux genres (la « nouvelle chanson kabyle », le raï, etc.) et des personnalités (notamment Khaled, Cheb Mami, Rachid Taha) vont émerger, ainsi qu’un circuit de diffusion « grand public » s’ajoutant aux nombreux espaces de diffusion et de production discographique spécialisés qui composent le circuit traditionnel de la chanson et des musiques du Maghreb.

5 On apprend par ailleurs que c’est à partir des années 1980 que l’expression de « beurs génération » forgée par les médias (plus tard appuyée par celle de « multi culturalité ») va cristalliser tout un processus de mise en perspective de réussites issues de cette population, et cette période historique est décrite comme celle d’un « Beur is beautiful qui ne dit pas son nom ». La « culture beur » apparaît comme le produit d’un relativisme culturel et semble donc prise dans une ambivalence sans perspective sociale ou culturelle – les éléments témoignant d’un processus d’intégration et d’insertion reposant alors souvent sur des symboles « spectaculaires » issus des sphères les plus légitimes – et dès lors, l’idée selon laquelle l’exclusion sociale serait l’unique moteur du déploiement de leurs activités musicales est rejetée. Se posent alors les problématiques posées par un processus au sein duquel, en plus de la sphère politique, les acteurs médiatiques jouent un rôle central : la réduction de ces individus-musiciens à leurs origines culturelles ou à la thématique de la « banlieue », représentation « spectaculaire et agressive » qui cristallise de manière exemplaire « tous les laissés- pour-compte », « les classes dangereuses, version fin de siècle1 ».

6 Les auteurs concluent ainsi sur une note désenchantée, les pratiques musicales chez les jeunes générations analysées dans l’ouvrage, loin de s’inscrire dans un monde homogène ou dans un « véritable réseau et un courant musical notable », subissent l’appréciation du marché musical et celle des publics potentiels qui n’y retrouvent pas toujours les stéréotypes consensuels, et ainsi les opérations cycliques de reclassement – le temps d’un « engouement politico-culturel passager » – et de déclassement finissent bien souvent par les reléguer aux positions les plus dominées dans le milieu musical.

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NOTES

1. Les auteurs finissant par admettre que, bien qu’elle soit encore considérée comme l’illustration par excellence de la marginalisation urbaine, la thématique de la banlieue aura permis de cristalliser des expressions ludiques ou artistiques aujourd’hui largement popularisées dans la culture et le vécu des jeunes en général et d’origine immigrée en particulier.

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Geographical index: France, Afrique du Nord / Maghreb / monde berbère Mots-clés: migration / diaspora / exil Keywords: migration / diaspora / exile

AUTHORS

RÉMI BOIVIN

Rémi BOIVIN (EHESS-Centre Norbert Elias) est doctorant en sociologie et chargé de cours à l’IUT Métiers du livre d’Aix-en-Provence. Il réalise une thèse portant sur des activités collectives d’organisation de moments musicaux « live » à Marseille, en interrogeant les rôles de catégories de musiques populaires et de constructions territoriales spécifiques.

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Anaïs FLÉCHET, « Si tu vas à Rio… » La musique populaire brésilienne en France au XXe siècle

Panagiota Anagnostou

REFERENCES

Anaïs Fléchet, « Si tu vas à Rio… » La musique populaire brésilienne en France au XXe siècle, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2013.

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1 « COMMENT ÉCOUTAIT-ON LE MONDE avant les “musiques du monde” ? » (21). L’ouvrage d’Anaïs Fléchet, maître de conférences en histoire culturelle à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, offre une analyse approfondie des échanges musicaux, transferts culturels, circulations et appropriations entre les deux rives de l’Atlantique, en retraçant, de manière chronologique, la longue histoire de la musique populaire brésilienne en France au XXe siècle. En mobilisant une grande diversité de sources écrites (livres, récits de voyage, mémoires et correspondances de musiciens, archives de presse et diplomatiques, partitions, livrets, manuels de danse…), audiovisuelles (enregistrements, émissions radiophoniques et télévisées, films…), iconographiques (petits formats, couvertures des revues et des partitions, pochettes des disques, dont certains illustrent l’analyse) et orales (entretiens, dont ceux inédits avec Caetano Veloso, Pierre Barouh, Georges Moustaki, Chico Buarque de Hollanda et Violeta Arraes Gervaiseau sont publiés en fin d’ouvrage), l’auteure s’intéresse aux acteurs (passeurs et médiateurs), à la production des objets musicaux et à leur réception en France, en incluant effets de triangulation et d’aller-retour.

2 Du succès de la maxixe – danse aujourd’hui oubliée – pendant la Belle époque et l’accueil de la samba – pourtant moins fervente – après la Première Guerre mondiale, jusqu’à la bossa nova et le mouvement culturel du tropicalisme à partir des années 1960, en passant par la samba « tropicale » ou « made in France » et le baião de l’après-guerre, les rythmes brésiliens et les imaginaires qui leur étaient associés n’ont pas cessé d’attirer – avec une intensité variable – les auditeurs français. Une série d’acteurs défile au long de cette histoire détaillée : producteurs de musique populaire brésilienne oubliés comme Nicolino Milano (années 1910) ; danseurs comme Duque et ses cours de maxixe pour la haute société parisienne dès 1913 ; groupes comme les Batutas et leur tournée parisienne en 1922 ou encore la tournée de Ray Ventura et son orchestre au Brésil pendant la Seconde Guerre ; paroliers et musiciens français comme Pierre Barouh et Claude Nougaro ou nés à l’étranger comme Paul Misraki, Dario Moreno et Georges Moustaki ; exilés politiques comme Caetano Veloso et Gilberto Gil, sans oublier le rôle des musiciens de la musique dite savante comme Darius Milhaud ou Heitor Villa-Lobos, celui des stars cinématographiques comme Carmen Miranda ou encore des anthropologues comme Lévi-Strauss et des diplomates, voire des cinéastes à l’image de Marcel Camus qui gagna la Palme d’or à en 1959 pour son Orfeu negro.

3 En parallèle, les changements dans la production, tant en France qu’au Brésil, sont étudiés : l’évolution des petits formats, des compagnies et des enregistrements,

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l’apparition de la presse spécialisée, la popularisation de la radio, du cinéma et de la télévision ou encore les festivals. Autant d’événements qui marquent le passage à une consommation de masse après la Seconde Guerre. Le déclin de la centralité de Paris dans la diffusion des rythmes brésiliens dans le monde, amorcé dès les années 1930, se confirme après 1945 avec une reconfiguration des hégémonies culturelles et l’importation des sambas en France par les États-Unis. Des données quantitatives avec parfois des comparaisons avec d’autres musiques latino-américaines, représentées dans les dix graphiques réalisés par l’auteure, complètent l’étude de la production des musiques brésiliennes en France.

4 La partie la plus passionnante de l’analyse concerne les changements des imaginaires qui accompagnent les trois moments musicaux brésiliens en France, à travers les discours sur la musique et les paroles des chansons (chapitres 3, 6 et 9). Leur impact au Brésil est également examiné. Avant la guerre, l’exotisme est caractérisé par la sélection d’un petit nombre d’éléments jugés significatifs comme la syncope et certains instruments (surtout percussifs). Si l’âme du Brésil est définie par sa nature exotique et sa diversité ethnique, une dimension primitive est ajoutée, incarnée par les figures du bon sauvage et de l’aventurier. Un passage du « primitif » au « typique » s’opère après- guerre, au moment culminant des modes brésiliennes désormais présentes dans toute la France. Le décor exotique se colore d’un désir d’évasion et de plaisirs, alors que des nouveaux stéréotypes intègrent les discours : la femme fatale, le latin lover et le carnaval. Enfin, à partir des années 1960 apparait le souci d’une fidélité et d’un respect de l’original, véhiculé dans les master class par des musiciens brésiliens, dans des salles exclusivement consacrées aux musiques brésiliennes ou lors de tournées avec des musiciens français et brésiliens (comme celle de Claude Nougaro et Baden Powell en 1974-1975). Cette musique « authentique » comporte une dimension politique puisqu’elle est considérée comme un rempart à la massification. Elle est accompagnée d’une envie de comprendre les réalités politiques et sociales du Brésil, des idées de voyage et de rencontre.

5 Issu d’une thèse de doctorat, l’ouvrage d’Anaïs Fléchet impressionne par l’examen détaillé des échanges franco-brésiliens et la précision de l’analyse concernant la réception en France des rythmes du Brésil. Une analyse musicale poussée aurait permis d’établir davantage de liens entre matériel musical, discours et représentations sur la musique, et de mieux révéler la dynamique des notions de transfert, d’appropriation et de circulation des échanges musicaux. Mais un tel travail nécessiterait probablement l’implication d’une équipe pluridisciplinaire.

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INDEX

Geographical index: France, Brésil / Brazil Subjects: brésilienne / MPB Keywords: dissemination / circulation / transfers, adaptation / appropriation / borrowing, reception Mots-clés: diffusion / circulation / transferts, adaptation / appropriation / emprunt, réception

AUTHORS

PANAGIOTA ANAGNOSTOU

Panagiota ANAGNOSTOU est diplômée en science politique et en sociologie. Ses recherches relèvent de la sociologie politique et traitent des configurations identitaires et mémorielles dans la musique populaire. Elle a soutenu sa thèse de doctorat sur la musique populaire grecque (XIXe- XXe siècles), intitulée « Les représentations de la société grecque dans le rebetiko » (sous la direction de Denis-Constant Martin) à Sciences Po Bordeaux, en décembre 2011. Elle a participé depuis à différents programmes de recherche. Elle s’intéresse actuellement aux pratiques musicales de migrants comme expression et participation politiques et est chercheuse associée à l’Institut d’Histoire Culturelle Européenne (Château des Lumières, Lunéville).

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Droit de réponse Right of reply

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Réponse à Isabelle Marc suite à sa recension d’Édith Piaf. La voix, le geste, l’icône. Esquisse anthropologique

Joëlle-Andrée Deniot

RÉFÉRENCE

Joëlle-Andrée Deniot, Édith Piaf. La voix, le geste, l’icône. Esquisse anthropologique, Paris, Livredart, 2012, 396 p. Dessins : Mireille Petit-Choubrac.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Lire la recension d’Isabelle Marc ici.

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1 LA CRÉATION, la subjectivité, le style, le détour, les limites de la connaissance causale : c’est bien à cela que j’ai voulu m’affronter sans regret vis-à-vis du vieux paradigme scientiste dont l’actuelle science sociale se veut gardienne. Je remercie donc Isabelle Marc de cette lecture acérée me renvoyant comme un miroir inversé de ce que j’ai réalisé en cette recherche. Pourquoi la création ? Parce qu’elle est au centre des « manques à penser » de la sociologie achoppant toujours sur la question de la singularité, tentant parfois la noyer sous les effets de champs ou de contextes. D’ailleurs si j’ai choisi d’aller au plus près de la singularité créatrice de Piaf c’est évidement en la situant dans une lignée culturelle, scénique, interprétative dont l’histoire critique ou pas était quasi inexistante. Il fallait donc s’aventurer seule ou presque et cela en attitude radicalement compréhensive, oui. J’enseigne que l’on est toujours trop « à distance » de l’œuvre, des personnes et pratiques que l’on étudie. Claude Javeau le disait autrement : Toute autre est la démarche de Joëlle-A. Deniot lorsqu'elle s'en prend, si j'ose dire, à Édith Piaf. Ici, c'est l'admiratrice-auditrice qui parle, dans une perspective d'anthropologie phénoménologique et non, ou à peine, historique. À travers le corps, le visage, les gestes, la voix de la chanteuse, est proposée la reconstitution d'un rapport singulier au monde, au départ d'une visée intersubjective1.

2 Pourquoi la subjectivité ? Le rapport sujet/objet est une question lancinante en sciences sociales. L’implication est toujours là, toujours intense. Quand on cherche à la taire ou l’on est naïvement obsédé par une neutralité « axiologique » introuvable ou l’on refuse de voir que dans toute prise de position « scientifique », il y a une part de notre weltanschauung. Et l’affect est constitutif de l’idée même soumise au plus grand formalisme. Le désir de connaître, est bien un désir. Quant à choisir un objet de travail de long cours, mieux vaut l’aimer que lui réserver de la méfiance, un peu de mépris ou quelque autre passion triste. Reste face à cette question de l’implication inextricable pour tout chercheur et auteur à la dire le plus authentiquement possible, sachant que sa part inconsciente restera dans l’ombre. La recherche de mon rapport à cette voix de Piaf, j’en ai décrit les ressorts souterrains. Écrire cette subjectivité-là c’est la seule façon de l’objectiver. Non pas nier l’intention scientifique mais au contraire s’y exposer de la façon la plus extrême.

3 Pourquoi le style littéraire et le détour (deux questions liées) ? D’abord parce que je me situe de façon revendiquée dans la culture des Humanités, support le plus adapté à la pensée complexe. Depuis sa fondation, la sociologie a eu peur du style littéraire qui était à ce moment-là le discours concurrent. Sa crainte s’est muée en irrationnel rejet face à l’impérialisme de la mathématisation des sciences, même celles du langage ! Il est grand temps d’abandonner cet autre interdit disciplinaire et d’admettre que toute science sociale est science humaine. Pour analyser, décrypter le sens manifeste, latent des actions singulières et collectives elle ne peut se passer de ces usages – baroques – de

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la métaphore vive, au principe du fait littéraire et de la saisie sensible du monde, d’autant plus que l’on parle d’art, de chanson. Rechercher figures et dynamiques des « poétiques sociales », cette belle expression de Michel de Certeau, fut toujours ma ligne directrice. Le fond et la forme y sont indissociables. Le cheminement y a tout autant de valeur, voire davantage que l’aboutissement. C’est tout cela qui est transmis dans le Master d’Expertise des Institutions et Professions de la culture que je dirige et dont l’audience internationale perdure depuis 10 ans.

4 Pourquoi les limites de la connaissance causale ? Les chaînes causales sont utiles mais ne permettent pas d’épuiser le sens des choses et des personnes. Elles se rattachent toujours peu ou prou à des théories du soupçon, du dévoilement en dernière instance. L’approche par la genèse peut s’adjoindre à celle de la causalité. Une icône est une énigme qu’aucun système explicatif ne pourra jamais contenir. On peut aussi, au-delà de la séparation positiviste, placer ce théâtre de la voix de Piaf dans tout un réseau de liens : liens entre l'actrice réelle iconisée et ses peuples ; liens entre l'auteur et ses « objets » analysés les restituant comme sujets ; liens entre l'auteur et le populaire et ses icônes ; entre l'écriture et le référent. C’est à ce péril que l’ouvrage s’expose. A-t-il vraiment été perçu ?

NOTES

1. Claude Javeau, postface de Jean-Marie Brohm, Des impostures sociologiques, Le bord de l’eau, Lormont, 2014.

INDEX

Mots-clés : voix, stars / icônes, chant nomsmotscles Piaf (Édith) Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson Keywords : voice, stars / icons, singing

AUTEURS

JOËLLE-ANDRÉE DENIOT

Joëlle-Andrée DENIOT est professeur de sociologie à l’Université de Nantes. Elle est spécialisée en socio-anthropologie de l’esthétique, de l’image, des cultures populaires et de la chanson à laquelle est consacré son ouvrage (Édith Piaf, la voix, le geste, l’icône, Lelivredart, Paris, 2012). En 2013, elle a publié un essai Le genre et l’effroi d’après Judith Butler aux éditions des Cahiers du

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Lestamp, Nantes. En 2014, avec Antigone Moutchouris et Jacky Réault, elle a publié Éros et liberté, trois essais de sociologie et d’histoire aux éditions Le Manuscrit, Paris. Elle est actuellement membre du laboratoire C3S de l’université de Franche-Comté et présidente du Lestamp-Association. Elle achève un ouvrage qui a pour titre Le sentiment esthétique aux éditions Le Manuscrit, Paris.

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