inconnu et fascinant

DLE-20101008-51404 2010-242021 Remerciements à Jean Davoust, éditeur de Musique en ligne, pour son aimable collaboration.

Photo de couverture : Juin 1970, sur la plage de Cork (Irlande) © Bernard Leloup Edition révisée et augmentée du livre Cher Joe Dassin (1987, Editions Carrère) Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. © Editions Aug. Zurfluh, 2010 ISBN : 978-2-87750-165-1 N° d'éditeur : AZ 1856 Dépôt légal : 876 III 2010 Maryse Grimaldi Jacques Plait

JOE DASSIN inconnu et fascinant

ZurfluH • éditeur Michel Drucker et Joe à la Défense, Pentecôte 1980 (dernière émission radio de Joe) Préface

Quand on le voyait sur scène, on avait l'impression que tout était facile pour lui. Son élégance naturelle, sa silhouette d'éternel étudiant, sa voix unique, tout dégageait chez Joe Dassin ce qui s'appelle tout simple- ment le charme. Mais cette facilité était trompeuse. De tous les artistes que j'ai ren- contrés, dans ma déjà longue carrière, il fait partie de cette catégorie de perfectionnistes, qui mettaient beaucoup de temps avant de choisir un texte et la mélodie qui va avec. Ses auteurs, Pierre Delanoë, et bien sûr Claude Lemesle, ont souvent « remis vingt fois l'ouvrage sur le métier ». Mais une carrière ne se fait pas seul. Dans « », l'une de ses plus grandes chansons, Joe Dassin chante : « Il y a les filles dont on rêve et celles avec qui l'on dort. Il y a lesfilles qu'on regrette et celles qui lais- sent des remords. Il y a les filles que l'on aime et celles qu'on aurait pu aimer. Puis un jour il y a la femme qu'on attendait ». La femme que Joe attendait s'appelle Maryse. Elle fut Mme Joe Dassin pendant treize ans, les treize années les plus importantes de sa carrière, au cours desquelles il a créé ses plus grands succès. En 1987, sept ans après sa mort, Maryse Grimaldi, a écrit ce livre avec Jacques Plait, qui fut son « directeur de carrière ». Dans cette réédition, vous découvrirez toute l'histoire de ses débuts, qui ne furent pas si faciles, jusqu'à la fin tragique d'une vie trop courte. Rappelons que Joe Dassin est mort à 42 ans... Ce livre est un document, parce qu'il est écrit par les deux personnes les plus légitimes pour parler de cet artiste hors normes. Joe Dassin ne mourra jamais, parce que ses chansons sont éternelles. Michel Drucker

(Maryse)

LA SAUVAGEONNE

Je suis née Maryse Massiéra ; je suis Niçoise. J'ai passé toute mon enfance à Nice, d'abord à l'école communale Pauliani jusqu'à la 6e, puis au lycée Foch, A l'époque, Nice était une charmante petite ville de province : très peu de circulation, des fleurs partout, le calme absolu et la tiédeur provençale. Nous, les enfants, vivions librement dans la rue. Nous habitions devant le Paillon (un petit ruisseau, maintenant recouvert d'immeubles et de parkings) au pied de la colline de Cimiez, quartier résidentiel où il n'y avait que des villas et des jardins, dans lesquels je cueillais des roses et des mimosas. J'ai eu une enfance merveilleuse. A douze ans, ma première bicyclette a changé ma vie. Grâce à elle, j'ai commencé à faire du basket à l'autre bout de la ville. Et, à partir du mois de mal, je partais me baigner et faire du pédalo à 7 heures du matin, avec mes copines avant d'entrer au lycée à 8 h 30, les cheveux trempés, dans une joyeuse bousculade. Quelle vie de rêve ! J'étais la dernière d'une famille de cinq enfants : deux frères et deux sœurs. Je suis arrivée huit ans après le dernier-né. J'étais la petite gâtée. Mes parents étaient très unis ; ils m'ont toujours donné l'image d'un couple heureux sans problèmes. Toutes nos vacances se passaient dans l'arrière-pays niçois, à Luceram, un adorable petit village provençal. Mes grands-parents étaient paysans. Ils avaient une maison dans le village avec des « campagnes » où ils cultivaient le blé et les oliviers. Dans une de ces campagnes, il y avait un vieux mas en ruine où on se réfugia pendant la guerre. On y vécut trois ans en autarcie totale. C'était la vie rêvée. On vivait au rythme des saisons. Je jouais à Manon des Sources : je courais les collines et ramassais des herbes et des plantes, que j'appris à connaître par coeur. Je me lavais et me baignais dans le ruisseau du vallon. Il n'y avait ni électricité, ni radio, ni télé. Nous faisions notre pain dans un four à bois avec notre blé. Cette belle vie ne dura hélas que jusqu'à quinze ans. « Chat », ma soeur aînée qui s'était mariée et vivait à , estima que je ne pouvais rester une sauvageonne toute ma vie. Elle décida mes parents de me laisser « monter » à Paris et, « pour mon bien », elle me mit en pension dans un établissement très renommé de bonnes soeurs. Ce fut l'horreur. J'avais perdu d'un coup le soleil, la liberté, le confort, la chaleur de la famille, la bonne chère, pour me retrouver en « prison ». J'étais dans un ancien couvent avec d'immenses salles sinistres, des couloirs sans fin, le tout d'une grande tristesse. Un superbe parc entou- rait ces bâtiments, mais nous n'avions pas le droit d'y aller. Du lever au coucher, on nous surveillait et on nous disait tout ce que nous avions à faire. Quel réveil ! Je devais y passer un an et demi : la pire époque de ma vie... J'en sortis traumatisée... J'attrapais angine sur angine. J'avais tellement froid que je gardais tout le temps mon petit calot sur la tête et je croulais sous les pull-overs. Mais rien n'y faisait. Je claquais des dents en permanence. Le soir, je m'endormais gelée entre deux blocs de glace. Le matin, je me réveillais toujours frigorifiée... Dieu que j'ai eu froid ! Quand j'y pense, je le sens encore... A Paris les hivers n'en finissent plus. Ou étais-tu passé mon cher soleil ? Dans ce couvent régnait une atmosphère très XIX siècle. Tout était tabou. Nous devions nous habiller et nous déshabiller à quatre pattes derrière nos lits et recouvertes de nos robes de chambre. Essayez ! Vous verrez comme c'est facile ! L' hygiène : idem. Notre salle de bains était réduite à un robinet d'eau froide qui coulait dans une mangeoire. Tous les matins on se lavait, habillées, uniquement la figure et les mains. Une fois par semaine, les pensionnaires avaient droit à une douche. Je vous laisse à penser dans quel état de saleté se trouvaient toutes ces jeunes filles de bonne famille ! Tout cela devait mal finir ; c'est ce qui arriva. Comme beaucoup de jeunes filles, je tenais un journal. Un soir, une bonne sœur voulut me le prendre. Ce fut la bagarre : je m'y agrippais... elle tirait de son côté... mais j'étais la plus forte. Elle me donna des gifles... je les lui rendis... devant les regards effarés des élèves ! Le lendemain, j'étais convoquée chez la Mère supérieure qui me fit comprendre qu'après un tel acte de rébellion j'étais mise à la porte. Je pris un air contrit... mais, au fond de moi, j'étais ravie ! J'atterris dans une autre pension de bonnes soeurs, mais celles-là très tolérantes, près du jardin du Luxembourg. Je retrouvais la joie de vivre. Je n'étais plus dans un dortoir mais, luxe suprême, dans « ma » chambre, dans l'école, où le soir je pouvais lire, écouter la radio, avec un chauffage qui marchait nuit et jour. Après le bac, je passais mes vacances à Nice ou je retrouvais avec joie tous mes amis. En octobre, je me retrouvais de nouveau à Paris ; je décidais d'aban- donner mes études (qui d'ailleurs n'avaient pas commencé !) Je m'installais avec une copine dans un petit appartement. Je commençais ma vie d'adulte, en Niçoise « cool », sans faire grand-chose, mais en pensant que je rattraperais plus tard le temps perdu (je ne croyais pas si bien dire). Je passais deux mois aux sports d'hiver avec ma soeur, puis quatre mois d'été sur la Côte avec mes parents... la belle vie, quoi ! J'étais très courtisée. J'avais un tas de « chevaliers servants ». On n'avait pas encore découvert l'égalité des sexes, ni les droits de la femme. Aussi des jeunes gens très bien m'emmenaient dîner dans de grands restau- rants et m'envoyaient des bouquets de fleurs le lendemain. Je dois dire que j'ai toujours adoré la bonne cuisine. Je sortais tous les soirs dans les boîtes à la mode : chez Castel, Régine, François Patrice. Je rencontrais beaucoup de jeunes gens charmants, mais je n'avais envie d'en épouser aucun. Juin 1965, Bois de Boulogne, à l'occasion de la sortie du 2 disque (Maryse)

JEANNE ET LE PIRATE

Eddie Barclay ne le sait pas, mais c'est grâce à lui que j'ai rencontré Joe la première fois ! C'était le vendredi 13 décembre 1963, à l'occasion de la sortie d'un film Un Monde fou fou fou. Barclay donnait une soirée costumée au Pavillon d'Armenonville, un grand restaurant du bois de Boulogne. J'étais invitée, mais je n'avais pas envie d'y aller. A 8 heures du soir mon amie Aïda m'apporte un costume de Jeanne d'Arc en me disant : « Maryse, tu m'accompagnes que tu le veuilles ou non ! » Je me laisse faire et je passe le costume que je vais essayer de vous dé- crire : imaginez un collant-justaucorps de couleur chair et une cotte de maille argent, avec sur les épaules des espèces de piques qui se dressaient vers le ciel. Comme dans la vie j'étais déjà coiffée « à la Jeanne d'Arc » il n'y avait pas de problème de coiffure... Nous arrivons au Pavillon d'Armenonville où, comme d'habitude, Eddie avait fait les choses royalement : à l'entrée, une machine inondait les invités de flocons de neige. Sous la tempête, je cherche mon invita- tion... Je l'avais oubliée. Eddie Barclay lui-même était sur le pas de la porte ; il refuse de nous laisser entrer sans nos cartons ! Ça commence mal ! Heureusement, arrive un ami providentiel qui nous fait entrer... C'était une petite soirée intime : à peu près deux mille invités, tous déguisés, des buffets somptueux, une ambiance folle. II y avait même un ring de boxe et un public qui hurlait ses encouragements. Trois orches- tres jouaient dans plusieurs salles, la grande classe quoi !... Je passe de salle en salle, rencontre un tas d'amis, papote, quand... tout à coup... au milieu de ces milliers d'invités... j'aperçois un pirate barbu que je trouve fascinant... II faut vous dire qu'en 1963 les barbus jeunes étaient rarissimes. De plus, celui-ci portait un costume superbe : des cuissardes noires à talons, un pantalon de satin noir très collant, une large ceinture drapée bordeaux, une chemise de satin blanc à larges manches très ouverte sur son torse viril ! Dans ses cheveux, un foulard noir et sur sa joue, une cicatrice. J'appris par la suite que ce costume provenait des studios de cinéma de Boulogne, et qu'il avait été maquillé par un professionnel du cinéma... Mais comment faire sa connaissance ? À l'époque, on ne parlait pas aux gens à qui on n'avait pas été présenté. Je cherche désespérément pendant une heure quelqu'un qui le connaîtrait. Plus tard, j'appris qu'il faisait la même chose de son côté. Enfin il trouve une amie commune : « Maryse, je te présente Joe Dassin. » C'est le coup de foudre ! Nous ne nous sommes plus quittés de la soirée. Joe était adorable et très prévenant. J'étais sous le charme. Une seule chose me préoccupait : parfois, bizarrement, il arrachait un poil de sa barbe sans avoir l'air d'en souffrir. Je compris tout à coup que sa barbe était fausse (ce fut ma seule déception). Quelle merveilleuse soirée ! Nous avons dansé jusqu'à six heures du matin. En sortant, nous nous sommes séparés à regret, sous de « vrais » flocons de neige (le ciel avait remplacé la machine de Barclay). J'avais très envie de le revoir. Je l'invite à dîner pour le lendemain chez Chat (ma soeur). II hésite (ce qui me surprend), puis finit par accepter. Plus tard il m'avouera : « Pour la première fois de ma vie, je me sentais comme une jolie femme qui enlève son maquillage, ses faux-cils, et qu'on ne reconnaît plus. » II n'avait pas tort, car le lendemain, quand je lui ouvre la porte je ne le reconnais pas, avec ses cheveux courts et son « costume-cravate ». Mais j'en suis toujours amoureuse... C'était un samedi. Le lundi, c'est lui qui m'invite à dîner dans un restaurant de Saint-Germain-des-Prés. Le vendredi suivant, les choses se précipitent. II m'invite à passer le week-end au Moulin de Poincy, à quarante kilomètres de Paris. J'accepte tout de suite bien sûr ! La neige est tombée en abondance toute la semaine. La campagne est magnifique : une vraie carte postale de Noël. Comme Joe est un gentleman, il a réservé deux chambres. Pour mieux me séduire, il a apporté sa guitare. II vient dans ma chambre et se lance dans un vérita- ble récital ; je tombe sous le charme. Tout le répertoire du folk-song américain y passe (surtout Freight Train que je lui redemande cinq fois de suite). Finalement, il ne retournera pas dans sa chambre ! Je fus sa première fan. Joe commençait sa carrière de chanteur, sans que ni lui ni moi ne le sachions... Joe à (Maryse)

JOE ME RACONTE

C'est pendant ce week-end que Joe (très bavard) commence à me raconter sa vie : « Je suis Américain, né à le 5 novembre 1938, sous le signe du Scorpion. Je ne crois pas à l'astrologie. Je trouve que ce sont des histoires de bonnes femmes. Mes grands-parents étaient Russes et Hon- grois, l'un charpentier, l'autre coiffeur. Quand mon grand-père est arrivé en pauvre émigrant à New York, il n'avait que douze ans, et était très intimidé quand le douanier lui demanda son nom. II bredouilla un nom russe incompréhensible. Après le lui avoir fait répéter deux fois, le fonc- tionnaire lui dit : « Bon, tu t'appelleras Dassin, ce sera plus simple ! » C'est pourquoi je ne connais pas le nom de mes ancêtres. J'ai une lourde hérédité artistique : mon père est metteur en scène, ma mère violoniste classique. Mes parents habitaient New York, dans le quartier populaire du Bronx. Ma mère alla d'abord au Conservatoire municipal de musique. Puis, après un concours très difficile elle fut reçue à la Julliard Academy (le célèbre Conservatoire supérieur de musique), où elle obtint une bourse d'études. Mon père voulait être acteur. II jouait dans une troupe. Le metteur en scène lui dit un jour : « Jules, tu seras un grand metteur en scène. C'est ton véritable destin. » II commença alors à faire des mises en scène. L'une d'elles fut remar- quée par une « talent scout » de la William Morris Agency (la plus grande agence américaine d'impresario). Elle lui obtint la mise en scène d'un show à Broadway. A la suite de ce spectacle qui remporta un grand succès, mon père signa son premier contrat à avec la R.K.O. Et nous partîmes pour Los Angeles. C'était en 1940. Tout ce qu'on demandait à mon père était d'être présent sur un plateau de cinéma et d'apprendre le métier en regardant travailler Alfred Hitchcock. Il avait vingt-sept ans. Au bout de 6 mois, il dit : « J'ai compris ; je suis prêt à faire un film. » Mais aucun producteur ne voulait prendre le risque de confier un film à un si jeune metteur en scène. Entre-temps notre famille s'était agrandie : ma soeur Richelle (qu'on appela Ricky) était née. Mon père eut une idée géniale : il réalisa un film de dix minutes (au- jourd'hui on appellerait ça un clip) sur une nouvelle d'Edgar Allan Poe. Ce fut un chef-d'oeuvre, considéré aujourd'hui comme un « classique ». Louis B. Mayer l'engagea à la MGM. II commença à tourner un premier film avec Joan Crawford. A quatre ans mon père m'emmena au studio. J'étais très impressionné. II me mit derrière la caméra et fit semblant de tourner un film en disant « moteur ». On me donna un cachet de 25 cents (un franc cinquante). J'étais très content et très fier... A cinq ans, j'eus la joie d'avoir une autre petite soeur Julie. J'entrais à la « Public School ». Ma mère m'a raconté que j'étais très sociable : j'avais même fait la conquête de mon institutrice, qui m'aimait tellement qu'elle venait prendre de mes nouvelles lorsque j'étais malade. C'est à cette époque que je vécus une triste histoire. Nous avions une gouvernante Noire, qui avait une ravissante petite fille de mon âge, Betty. On aurait dit une poupée avec ses robes amidonnées. Sa mère l'emme- nait à la messe tous les matins à 6 heures, puis elle venait avec elle à la maison, et nous préparait pour aller à l'école. Nous avions comme voisins un couple d'instituteurs sans enfants. Chaque vendredi soir ils invitaient chez eux une dizaine d'enfants du quartier. Ils nous gâtaient, nous passaient des films qu'ils louaient spécialement pour nous. Nous étions fous de joie. Un jour, cette dame vint voir ma mère en lui disant : « Madame Dassin, je suis très ennuyée. II faut que je vous parle d'une chose délicate. Surtout ne le prenez pas mal, vous savez que je suis loin d'être raciste. Mais les parents des enfants qui viennent chez nous le vendredi ne veulent plus de la présence d'une petite Noire. Si elle continue à venir ils ne nous laisseront plus leurs enfants. Vous savez comme nous les aimons et quelle joie nous avons de les recevoir... » Ma mère m'expliqua alors que je ne pourrais plus emmener Betty chez les voisins. Je fus atterré : je découvrais pour la première fois le racisme. Ma réaction fut immédiate : « Si Betty n'y va pas, je n'irai pas non plus ! » Ce que je fis. Le souvenir de cette triste histoire est resté longtemps dans ma mémoire. Des années après, à l'Université, j'écrivis Wade In The Water (qui obtint le « 2 prix national de la Nouvelle »). Mes soeurs et moi étions passionnés par les animaux. Nous rappor- tions à la maison tous les oiseaux que nous pouvions trouver. J'achetai un petit lapin blanc avec mon premier argent de poche. Ricky avait un poisson rouge. A huit ans, je pris l'avion pour aller voir mon père qui montait une pièce à New York. A l'époque, j'avais un petit cochon d'Inde que je ne voulais pas quitter. Ma mère me dit : « On ne te permettra pas de l'emmener. » Mais j'étais très têtu. J'ai caché l'animal sous ma chemise. Pendant le voyage, le cochon d'Inde a fait pipi sur moi, mais je n'ai pas bronché. J'ai retrouvé mon père à l'aéroport, ma chemise était trempée mais j'étais tout heureux. Ricky et moi avions aussi deux petits chats siamois, mais nous n'avons pas pu les garder car nous étions allergiques à leurs poils. C'est seule- ment quand j'ai été à l'Université que j'ai pu à nouveau avoir un chat siamois (que j'ai appelé «Jean-Pierre »). J'ai toujours aimé me déguiser. J'avais dix ans et je m'étais déjà costumé en pirate (c'est une manie !) II me manquait une moustache. J'eus une idée géniale : je coupai une mèche de cheveux de Julie, avec son accord. Tout le monde était très content... sauf ma mère quand elle vit Julie ! En 1949, nous avons habité Londres pendant quelques mois ; mon père y tournait un film pour la Twentieth Century Fox. Ensuite j'ai été mis en pension au collège du Rosey, en Suisse, car mon père tournait en Italie, et Maman avait été choisie avec douze autres solistes qui repré- sentaient les Etats-Unis pour participer au Festival de Prades avec Pablo Casals, le célèbre violoncelliste. Après le festival, Maman a obtenu de Pablo Casals la faveur d'étudier avec lui. Mais elle restait une mère. Chaque samedi soir elle faisait le voyage en train de Perpignan à Genève pour venir nous voir, prenait au passage mes deux soeurs qui étaient en pension dans un autre collège et nous passions le dimanche en famille à Gstaad. Le dimanche soir, elle nous raccompagnait, puis reprenait le train pour Perpignan. Mon meilleur copain au Rosey était Karim Aga Khan. Le jour où je lui fis rencontrer Maman, je dis fièrement : « Maman, je te présente le prince de Perse. » Or, le prince avait onze ans comme moi ! Dès le mois de novembre, le collège s'installait à Gstaad pour l'hiver. C'est là que je découvris la neige. J'écrivis à maman : « Ce matin, je me suis réveillé en Fairyland » (le pays des fées). J'appris à faire du ski et je participais à des courses de descente. J'aimais beaucoup ce sport et je ne me débrouillais pas mal. J'avais demandé à maman de donner un récital de violon pour mes camarades de classe. Je m'en souviens comme si c'était hier : j'étais au premier rang, tout fier, disant à mes copains : « Vous avez vu... C'est ma mère ! » C'est au Rosey que j'ai eu mes premiers contacts avec la langue française. Au début de l'année, je ne comprenais pas un mot ; je fus dernier en composition française. J'étais très vexé. Et je décidai de m'y mettre à fond... A la fin de l'année, j'étais premier. L'année suivante je suivis ma famille en Italie (ce qui m'a permis d'apprendre l'italien). Puis nous sommes venus en France, à Savigny-sur-Orge, près de Paris, où j'entrais au lycée. À quinze ans, je suis retourné en Suisse à l'Ecole Internationale de Genève. Je pense que j'ai fait une dizaine d'écoles différentes en six ans ! A seize ans, j'ai réussi mon bac à . Quand j'ai eu dix-sept ans, mes parents se sont séparés. J'ai décidé alors de vivre seul et de repartir aux Etats-Unis. Je suis entré à l'Univer- sité d'Ann Harbor, dans le Michigan. C'était le début de l'hiver : il faisait moins trente degrés ! J'ai commencé des études de médecine, mais elles n'ont pas duré longtemps. Au bout de quelques semaines, on nous a donné des grenouilles vivantes, et on nous a demandé d'extraire leur coeur pour l'étudier. Plusieurs élèves se sont évanouis. Ma grenouille s'est sauvée. Je ne l'ai pas rattrapée... j'ai décidé que je ne serais jamais médecin. Je me suis dirigé vers l'anthropologie (l'histoire naturelle de l'homme faite comme l'entendait un zoologiste étudiant un animal). En même temps, j'ai étudié le sanscrit (l'ancienne langue indo-aryenne dans laquelle sont composés les textes sacrés de l'hindouisme). J'ai aussi appris le russe, de façon intensive (huit heures par jour) pour pouvoir parler rapidement. J'avais une terrible soif de « savoir ». Je partageais un appartement avec deux étudiants (un Français et un Suisse). Je faisais la cuisine ; les deux autres en étaient incapables. J'avais obtenu une bourse, mais comme elle n'était pas suffisante pour vivre et payer mes études, je faisais des tas de petits boulots. J'ai été, entre autres, « testeur psychologique » : armé d'un chronomètre, je minutais les réactions d'étudiants payés pour être cobayes. Cela dura six mois jusqu'à ce qu'on réalise que le professeur qui avait demandé cette expérience n'était plus là... II avait été muté dans une autre université. En dehors de lui, personne ne savait à quoi servaient ces expériences ! Je devins alors routier : je transportais des plantes en Californie (à 2 500 km d'Ann Harbor). Un jour, le frêt de retour n'était pas prêt à San Francisco. Je n'hésitais pas, je partis me balader avec mon camion, en Alaska... Je fus aussi livreur de voitures neuves : je prenais des autos à l'usine de Detroit et je les conduisais dans l'état où elles avaient été commandées. C'est à l'Université d'Ann Harbor que j'ai commencé à chanter du Brassens avec mon copain français Alain Giraud, tous deux juchés sur une échelle, au milieu des étudiants, pour un mirifique cachet de 10 dollars (environ soixante francs). En même temps, je me livrais à ma passion d'écrire. J'écrivais des nouvelles ; j'eus même la joie de trouver un éditeur... Je suis resté six ans à l'Université. J'ai réussi mon doctorat en ethnologie. Je suis revenu en Europe via l'Italie. Comme je n'avais pas beaucoup d'argent, j'ai voyagé sur un cargo qui transportait du charbon. Au bout de quinze jours de traversée, la poussière avait tout envahi, j'en retrouvais jusque dans mon dentifrice ! Je suis en France depuis cet été pour être l'assistant de mon père sur le tournage de Topkapi. Quand le film sera terminé, je ne sais pas si je vais repartir aux Etats- Unis ou rester en France ». ... Pour rester avec moi, il resta en France. (Maryse)

NOTRE HONEYMOON

Le 6 janvier 1964, après mon anniversaire, nous décidons de vivre ensemble. Nous habitons dans une grande maison avec un jardin, à Saint-Cloud. Cette maison appartient à Bea, sa Maman, qui vit la plupart du temps à New York. Mi-janvier Topkapi se termine et Joe reste à Paris, sans trop savoir quel métier il fera. Le cinéma l'intéresse beaucoup, mais il aimerait aussi être écrivain. Tous les matins, à 7 heures, il est devant sa machine à écrire. Je l'entends qui tape : tac, tac, tac, tac..., qui tape sans fin. Il écrit des nouvelles qu'il envoie à des revues américaines très connues, The New Yorker et Play-Boy. Plusieurs sont publiées... et bien payées. Un chèque arrive de temps en temps. C'est la joie, la belle vie, quoi ! L'après-midi, c'est les vacances : nous allons au cinéma ou au zoo de Vincennes. Joe adore photographier les animaux : les ours, les babouins qui l'amusent, les tigres. Nous passons des heures à les guetter pour surprendre une attitude drôle. Fin janvier, nous allons à Zermatt, en Suisse, faire du ski. Nous avons oublié un seul petit détail : cette année-là, il n'y a pas de neige... enfin juste un peu sur les hauteurs. Pour skier, il faut faire la queue à 6 heures 30 du matin pour avoir une place dans la benne. Mais Joe, très sportif et fou de ski, se lève sans peine. Un jour nous montons en haut du Cervin en fixant des peaux de phoques sur nos skis. L'ascension dure trois heures... mais après, quelle récompense ! Nous sommes seuls au monde, dans la neige vierge, au milieu d'un extraordinaire paysage de Noël pendant plus de dix minutes ! Au printemps, Joe et moi décidons de vivre « chez nous ». Nous trou- vons un appartement à Montparnasse. Oh ! rien de bien extraordinaire : trois petites pièces au 5 étage, sans ascenseur, dans un vieil immeuble. Pendant l'été, au lieu de partir en vacances, avec un copain, nous faisons tous les travaux pour le rendre confortable. Joe a trouvé un job : il double des films en anglais et en français. Ça suffit pour nous faire vivre. Dès le début, Joe et moi avons décidé (sans nous le dire) de ne pas nous quitter, de tout faire ensemble. Ça s'est fait tout naturellement, sans doute parce que nous le voulions inconsciemment au fond de nous- mêmes, et parce que nos goûts sont identiques. Joe est vraiment adorable avec moi. Il aime me faire des surprises et des cadeaux. Quoi de plus agréable pour une femme ! Il arrive souvent avec un bouquet de fleurs. D'autres fois avec des cadeaux inattendus : d'une boutique de lingerie des Champs-Élysées, il rapporte plein de frous-frous (pour moi et pour Julie, sa petite soeur). En rentrant, il me dit : « J'aurais voulu que tu voies la tête de la vendeuse quand je lui ai demandé deux nuisettes de tailles différentes dans deux paquets- cadeaux ! » Joe a parfois des excès de générosité : il m'achète un superbe sac de chez Hermès qui lui a coûté son cachet du mois. La vie est belle. Nous n'avons pas beaucoup d'argent, mais nous avons le temps de vivre, et nous en profitons. Montparnasse est encore un petit village sympa. On flâne, on boit un verre à la Coupole, on joue au flipper dans les bistrots du coin... Un soir, dans un de ces bistrots, Joe trouve une nichée de chatons. Il ne peut résister à l'envie d'en prendre un. Cléo notre chatte fait son entrée à la maison (elle va y rester dix-huit ans). Elle prend peu à peu une place considérable. C'est une tigresse, un chat sauvage, une véritable panthère noire. Elle ne supporte pas que l'on rentre après minuit et se venge en faisant pipi, dans les pantoufles de Joe. Elle était même arrivée à ouvrir la porte du réfrigérateur pour y voler des aliments. Je mis longtemps à la surprendre : elle se couchait sur le dos, poussait avec ses pattes arrière tout en tirant la porte avec ses pattes avant. Elle grimpait dans les éta- gères pour en faire tomber des boîtes de chocolat, pas pour elle, pour Fanny, notre petite chienne. Joe riait beaucoup de toutes ses bêtises. II lui laissait faire tout ce qu'elle voulait. Elle le savait et en profitait largement. Joe était bon cuisinier. II faisait des pancakes américains, des oeufs brouillés, de l'Irish Stew (ragoût irlandais), du chili con carne, des spaghetti à la bolognaise, des ortolans, des escargots de Bourgogne. II adorait l'ail, et me disait souvent : « Entre l'ail et ma femme... je choisis l'ail ! » Moi, je n'avais jamais cuisiné avant de le connaître. Joe disait : « Quand j'ai connu Maryse, elle ne savait pas faire cuire deux oeufs. » Il m'offre L'ALI-BAB, la Bible de tous les cuisiniers (2 700 pages !) J'attaque bravement à la page un. Comme je veux absolument y arriver, les progrès sont assez rapides, si j'en juge par les réactions des amis qui viennent dîner à la maison. Bien sûr, il y a parfois des ratés : je fais un « poulet aux 40 gousses d'ail». C'est délicieux... mais pendant dix jours nous allons prendre plusieurs bains par jour (tant on empeste l'ail). Joe adore les petits bistrots. C'est l'une des raisons pour lesquelles il aime vivre en France, car dit-il : « L'Amérique est un beau pays, mais il n'y a pas de bistrots. » C'est à cette époque, d'ailleurs, qu'il obtient son « permis de résident privilégié », tout en conservant sa nationalité américaine. Joe vit avec sa guitare à la main. Quand des amis viennent à la maison, il chante sans se faire prier jusqu'au petit matin : des blues américains, du folk, tout le répertoire de Georges Brassens, des chansons folkloriques françaises. On baigne dans la musique. Août 1963, à Istamboul dans le film Topkapi e livre consacré à l'immense artiste que fut JOE DASSIN est celui C des souvenirs les plus chers. Souvenirs intimes au travers de sa vie familiale, et de métier au fil de ses multiples tournées en France et à l'étranger, présences radiophoniques et télévisuelles et séances d'enregistrement, jalonnent ces pages, reflets de la carrière fulgurante d'un chanteur parmi les plus populaires de sa génération. Interprète à la voix d'une chaleur inimitable qui a su allier chansons d'amour et chansons à thème avec un rare bonheur par son goût infaillible de musiques et de textes intemporels, les générations actuelles ne s'y trompent pas, il a été et reste toujours l'ambassadeur du bon goût de la vraie chanson française. Son parcours est ici évoqué de façon particulièrement originale, chapitres des domaines privés et professionnels alternant sans faillir, comme le reflet en écho des faces cachées et publiques de l'artiste. Transmis par les deux plus proches témoins de son existence, rien ne nous échappe dans la découverte du destin hors pair de ce gentleman, au sens propre comme au figuré, de la profession. La flamme magique que JOE DASSIN a su allumer brillamment au fil de ses chansons n'est assurément pas près de s'éteindre.

Maryse Grimaldi fut l'épouse de Joe Dassin pendant les treize années les plus marquantes de sa carrière, la confidente de tous les instants et le soutien indéfectible de l'artiste à tout moment, enjoué ou triste, de sa trop courte vie. son producteur et directeur artistique de toujours, a su le révéler au grand public et faire évoluer sa carrière comme le grand du métier qu'il était, ami très cher par la valeur sûre de ses conseils et la profonde affection qu'il lui portait.

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Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.