Tabularia Sources écrites des mondes normands médiévaux

Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande | 2002 Guillaume de Volpiano: Fécamp and Norman history Guglielmo da Volpiano: Fécamp e la storia normanna

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/tabularia/1642 DOI: 10.4000/tabularia.1642 ISSN: 1630-7364

Publisher: CRAHAM - Centre Michel de Boüard, Presses universitaires de Caen

Electronic reference Guillaume de Volpiano: Fécamp and Norman history, 2002, Tabularia [Online], connection on 16 March 2020. URL : http://journals.openedition.org/tabularia/1642 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tabularia. 1642

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CRAHAM - Centre Michel de Boüard 1

TABLE OF CONTENTS

À l’origine du culte du Précieux Sang de Fécamp, le Saint Voult de Lucques Jean-Guy Gouttebroze

Fécamp et les rois anglo-normands Judith Ann Green

Les femmes dans l’histoire du duché de Normandie Elisabeth Van Houts

Guillaume de Volpiano en Normandie : état des questions Véronique Gazeau

La diffusion de la toponymie scandinave dans la Normandie ducale François de Beaurepaire

Dudon de Saint-Quentin et Fécamp Pierre Bouet

La genèse architecturale de l’église de la Trinité de Fécamp Katrin Brockhaus

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 2

À l’origine du culte du Précieux Sang de Fécamp, le Saint Voult de Lucques On the origin of the cult of Holy Blood of Fecamp, the Holy Face of Lucca

Jean-Guy Gouttebroze

1 À quelques détails près, l’histoire légendaire du Précieux Sang de Fécamp prend sa forme définitive à la suite de la découverte, le 19 juillet 1171, dans les ruines de l’abbaye de la Sainte-Trinité, de deux étuis de plomb renfermant des particules du sang du Christ.

2 De cette tradition littéraire, il nous est parvenu un texte latin en prose et deux poèmes en octosyllabes rédigés en langue vernaculaire qui en sont une adaptation. Ces œuvres étaient destinées, pour leur instruction et leur édification, aux clercs et aux laïcs visitant le sanctuaire. Prévoyantes, les autorités monastiques avaient ménagé des moyens d’information qui tenaient compte des différents niveaux de culture. 3 Au demeurant, ces écrits qui ont été élaborés entre 1171 et 1210 environ ne sont pas le lieu d’une totale innovation. Depuis le début du XIIe siècle circulait, du moins oralement, dans le cadre de l’abbaye, la notice historique d’une relique du sang du Christ, emmurée derrière une colonne de l’église abbatiale et qui guérissait malades et infirmes. Baudri de Bourgueil, qui avait rendu visite aux moines de la Sainte-Trinité entre 1107 et 1130, dans une lettre de remerciement à eux adressée, écrivait : Le monastère se glorifie de posséder le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ, inhumé par Nicodème, comme l’atteste saint Jean, sang qui a été recueilli sur ses membres : solennellement et en grand nombre, les pèlerins se pressent pour se rendre sur ce lieu1. 4 Cette référence à Nicodème devait être reprise et amplifiée par les anonymes qui, à partir de 1171, élaborèrent la tradition historico-légendaire du Précieux Sang, en y incluant des éléments d’origine locale.

5 Dans cette tradition, Nicodème s’impose comme un personnage clef. Des quatre évangélistes canoniques, seul saint Jean parle de lui : juif, pharisien, de rang social

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élevé, il a rejoint en secret les rangs des chrétiens. Associé à Joseph d’Arimathie, il procède à la mise au tombeau du Christ. Étant, avec Joseph d’Arimathie, le dernier homme à avoir tenu le corps du Christ, il deviendra, selon ses hagiographes, un pourvoyeur privilégié de reliques. Ce rôle sera d’autant plus reconnu que lui fut attribué un évangile apocryphe, en fait rédigé au IVe siècle et qui mentionne, de façon circonstanciée, ses activités de la Passion à la Résurrection. 6 En plaçant Nicodème à l’origine du périple qui devait amener la relique du Précieux Sang de la Palestine antique à Fécamp, les autorités de l’abbaye de la Sainte-Trinité n’innovaient pas : elles se référaient à Nicodème, car il était susceptible d’avoir recueilli le sang du Christ. Certes, une telle initiative pouvait provenir directement, comme un prolongement abusif, de l’Évangile de saint Jean. Il est cependant probable que, conjointement, les moines de Fécamp disposaient de textes hagiographiques qui montraient comment Nicodème avait été, en se livrant à un travail de sculpteur, un propagateur de l’image du Christ. De nombreux sanctuaires, à cette époque, s’enorgueillissaient de posséder un crucifix qui portait une représentation, considérée comme fidèle, des traits du Christ : l’attribution de l’œuvre à Nicodème était une garantie de son authenticité. Citons, entre autres, les crucifix de Sainte Marie de Najère et de Rüe ; mais, de toutes ces sculptures, la plus célèbre était le Saint Voult de Lucques, conservé et honoré dans la cathédrale Saint-Martin de cette ville. Ce qui fait du Saint Voult de Lucques un archétype des crucifix attribués à Nicodème, c’est l’ancienneté de son culte, qui semble avoir précédé tous les autres, et la littérature fournie dont il a été l’objet ; c’est aussi la richesse et le rayonnement de la ville de Lucques qui ont fait connaître cette relique dans tout l’Occident chrétien. 7 Selon une tradition locale qui s’est développée à Lucques et qui est attribuée au chroniqueur Leboinus, c’est en 782, le premier vendredi après Pâques, que le Saint Voult est reçu dans cette ville. Des chrétiens l’avaient caché en Palestine afin de le soustraire aux atteintes des musulmans. Il fut trouvé à Ramla, dans la cave d’une demeure appartenant à un chrétien, Seleucus, par l’évêque Gualfredus qui était venu d’Italie. C’est à Ramla que Nicodème s’était retiré dès qu’il était devenu suspect à la communauté juive2 . La date de 782 peut sembler bien précoce ; ce n’est qu’au Xe siècle que le Saint Voult est installé dans la cathédrale de Lucques et que s’élabore, à son sujet, une tradition littéraire étendue. Mais cette date n’a pas été choisie au hasard : c’est en effet à la fin du VIIIe siècle que s’intensifie, dans l’Occident chrétien, en réaction aux excès iconoclastes byzantins, le culte des images et que se mettent en place des procédures de récupération. De cette période date l’arrivée à Rome de l’image du Christ du Sancta Sanctorum ; jetée à la mer par le prêtre Germannos qui voulait la sauver de la destruction, elle est alors portée miraculeusement sur les flots jusqu’à Rome, où le pape Grégoire II la recueille3. Cette image avait été, dit-on, confectionnée par Saint Luc et achevée par un ange. Dans les années ou les siècles qui ont suivi, sur ce modèle, s’est élaborée la légende du Saint Voult : saint Luc est remplacé par Nicodème ; mais, selon Leboinus, l’intervention divine, qui se manifeste en la personne de l’ange, n’est pas totalement absente de cette reprise de la légende : Nicodème a sculpté « le très saint visage en mettant en œuvre un art qui n’était pas le sien, mais celui de Dieu » 4. 8 Gervais de Tilbury, qui a voyagé en Italie à la fin du XIIe siècle, s’est peut-être rendu à Lucques et, certainement, sur le site de Luni. À Sarzana, il a pris en main et examiné l’ampoule du sang du Christ qui était jointe à la relique du Saint Voult. De cette

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reproduction même du Christ en croix, il donne, au chapitre XXIV de ses Otia imperialia, un aperçu de ses origines et de son histoire qui reprend la tradition qui avait cours localement5. 9 Toutefois, simultanément, le corpus légendaire du Saint Voult se dilate : au début du XIIIe siècle paraît un poème en langue d’oïl, de facture épique6. Il est composé en triptyque : découverte de la Croix, histoire du Saint Voult, miracle et martyr du jongleur Genois, en qui nous pouvons voir une adaptation de la figure de saint Genest. Dans ce texte, la légende primitive du Saint Voult est profondément remaniée. Nicodème et l’empereur de Constantinople David sculptent trois crucifix qu’ils jettent dans la mer de Grèce. Nicodème en a sculpté un, qui parviendra à Lucques ; les deux autres, œuvres de David, iront l’un à Rome, l’autre à Rüe. Le Saint Voult est victime de son succès. Certes, seule la cathédrale de Lucques possède le crucifix le plus authentique, mais cela n’exclut pas que, sur les conseils de Nicodème, deux images du Christ en croix de même type ont été créées. L’église Saint-Vulphly de Rüe peut se recommander de la possession d’une de ces représentations. 10 À ces œuvres littéraires contribuant à la célébrité du culte du Saint Voult, il convient de joindre les allusions apparaissant ponctuellement dans les poèmes épiques des XIIe et XIIIe siècles. Elles connotent la dévotion particulière que les jongleurs – créateurs ou simples récitants des œuvres concernées – portent au Saint Voult. Citons, par ordre autant que possible chronologique, Aliscans (v. 4760-9), Ogier le Danois (II, laisse 367), Raoul de Cambrai (v. 4208-9). 11 En milieu anglo-normand, l’existence du Voult de Lucques était bien connue. Comme l’attestent successivement Guillaume de Malmesbury, Ordéric Vital et Wace, le roi Guillaume le Roux, qui meurt en 1100, jurait par le Voult de Lucques. Ses interlocuteurs, comme lui-même, connaissaient bien le sens de cette formule. Parmi eux, se trouvait son principal conseiller Herbert de Losinga, évêque de Norwich, ancien moine de Fécamp, qui continuait à entretenir des relations avec son monastère d’origine. Il serait étonnant que les moines de Fécamp n’aient pas compris ce qu’un ministre, issu de leurs rangs, était appelé à comprendre. En outre, l’empereur Henri V est un protecteur du sanctuaire de Lucques qu’il visite en 1100. Quelques années plus tard, il signe un diplôme qui confirme les privilèges de la cathédrale7. Or, Henri V est un allié d’Henri Ier Beauclerc, dont il épouse la fille en 1114 : de nouveau, la dynastie anglaise a l’occasion d’être renseignée sur le Saint Voult. 12 Plus généralement, Lucques était un des lieux les plus réputés pour la fabrication des tissus de soie utilisés à la fois par l’aristocratie et, surtout, par l’Église. Les marchands lucquois qui se déplaçaient dans toute l’Europe ont certainement diffusé les vertus attachées au pèlerinage de Lucques, l’éclat des cérémonies qui s’y déroulaient, les miracles produits par le Saint Voult. 13 Le souvenir du Saint Voult à Fécamp est aussi bien présent pour des raisons théologiques. 14 C’est l’Iconoclasme qui, à la fin du VIIe siècle, provoque l’exportation, depuis l’empire byzantin vers la chrétienté occidentale, d’images du Christ, de la Vierge et des saints. La tradition légendaire relative au Voult de Lucques est tributaire d’un mouvement iconodoule qui s’était établi dans la partie latine de la chrétienté. L’Incarnation justifiait la représentation de Dieu fait Homme et de ceux qui avaient participé à son activité terrestre. Elle rendait caducs, sur ce point, les interdits de l’Ancien Testament8.

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Comme l’image du Sancta Sanctorum, la représentation du Christ en croix attribuée à Nicodème s’affirmait comme un manifeste anti-iconoclaste. 15 Les jongleurs – musiciens, chanteurs, récitants, compositeurs, mimes – dont nous avons souligné l’attachement au Saint Voult, sont des gens du spectacle, donc de la représentation. Leurs activités sont condamnées par les autorités ecclésiastiques, comme frivoles, obscènes, dégradantes. Seuls trouvent grâce auprès du clergé ceux qui chantent les exploits des héros épiques et chrétiens et, dans le cadre même de l’abbaye de Fécamp, les musiciens et les chanteurs. Si nous en croyons le texte d’un vidimus de 1402, ceux-ci ont été organisés en confrérie dès l’époque de Richard II et de Guillaume de Volpiano, et cette organisation fut renouvelée sous les abbatiats d’Henri de Sully et de Raoul d’Argences9. Par l’intermédiaire des jongleurs, la tradition du Saint Voult dont ils étaient porteurs avait connu un regain de notoriété. Participant aux activités médiatiques de l’abbaye, ils ont vraisemblablement été sollicités pour diffuser la légende du Précieux Sang ; peut-être ont-ils participé à sa composition, si ce n’est directement, du moins en informant et en influençant les membres de la collectivité monastique. 16 Le poème du Saint Voult de Lucques en langue vernaculaire, édité par W. Foerster, est une œuvre de jongleur. Sa troisième partie constitue une apologie, face au mépris et à l’avarice du clergé, des mérites d’un chanteur qui s’accompagne de sa vielle. Un texte latin du XIIe siècle, conservé à Lucques et formant une annexe au récit de Leboinus, racontait aussi comment un ménestrel, honteux de ne pouvoir faire une offrande au Saint Voult, se mettait à chanter devant lui en son honneur, en s’accompagnant d’un instrument qui était vraisemblablement une vielle. Pour le récompenser, le Saint Voult avait projeté sur sa poitrine, in gremium, un de ses souliers d’argent. 17 L’expression de la bienveillance divine envers les jongleurs est encore plus nettement marquée dans le poème du Saint Voult en langue vernaculaire. Ce texte du début du XIIIe siècle, dont la langue est proche de celle qui devait être parlée non loin de Fécamp, relève de leur répertoire. Notons d’abord une sorte de signature : quand Hélène est invitée par son époux David à se retirer d’un combat, elle refuse, disant : « Ne nus jongleres mauvaisement n’en chant » (v. 227). C’est un motif traditionnel de la création épique dont les jongleurs sont, par excellence, les propagateurs. Par ailleurs, le poème emprunte sa forme à l’épopée : une succession de laisses assonancées en décasyllabes. 18 Cette œuvre, qui reprend la tradition latine du Saint Voult, s’en éloigne en plusieurs endroits, et ces écarts sont révélateurs, car ils signalent les mouvements d’une inspiration originale. Le Saint Voult est envisagé en lui-même ; en effet, il n’est fait nulle mention de l’ampoule ou des ampoules de sang du Christ dont il est porteur. Sa sainteté et sa signification propres s’en trouvent accrues. Ce n’est plus dans une barque soigneusement calfeutrée qu’il vogue vers l’Italie. Les personnages jettent des crucifix dans la mer, les confiant au soin de la Providence. Certes, ce comportement s’explique par la finalité et la destinée des reliques : il est nécessaire qu’elles parviennent respectivement à Lucques, à Rome et à Rüe. Mais l’indication de la mer de Grèce, donc du littoral byzantin, alors que David et Nicodème se trouvent en Terre Sainte, renvoie à la persécution iconoclaste : ils réitèrent le geste du prêtre Germannos. 19 Il n’est pas fortuit que se soit établie, en l’occurrence, une relation entre le thème du Saint Voult et la condition de jongleur. Il existe entre ces deux entités un rapport logique. Le jongleur est un support de représentations – musicales, chantées, récitées, composées, dramatisées – ; il peut, à ce titre, revendiquer sa dignité que le clergé met

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en cause. En revenant à l’origine de la dispersion des images du Christ en agonie, il produit une explication et une justification de sa condition. 20 Le culte des images peut être tempéré : il est un moyen de commémoration et de méditation. À ce niveau déjà, se trouve légitimée la fonction du jongleur. Mais il peut être beaucoup plus radical quand l’image est investie des vertus mêmes de la personne qu’elle représente. Elle devient un facteur de médiation. Les auteurs de la légende du jongleur Genois vont jusque là : alors qu’il chante devant le Saint Voult, le saint Esprit vient animer la sculpture : Devant le Vous commencha a chanter, Li sains Espirs commenche à avaler Qui le Vous fait parler et remüer (v. 439-41) 21 Il s’en retire quand le jongleur a obtenu satisfaction des autorités ecclésiastiques : Li sains Espirs s’en estoit retournés, Con li solauz resache sa clarté Et comme iaues rentrent toutes en mer. (v. 476-8) 22 En associant, en des termes aussi précis, ce miracle à l’activité d’un jongleur, le texte pose le problème de la transcendance des images, de leur pouvoir médiatique et du statut de ceux qui participent à l’élaboration des représentations. La présence des jongleurs à Fécamp appelle la référence au Saint Voult et, réciproquement, les références littéraires à la relique lucquoise impliquent dans bien des cas la participation des jongleurs. Leur action, en synergie avec celle des moines bénédictins a présidé à la composition de la légende du Précieux Sang.

23 Ce faisceau de renseignements historiques et idéologiques convergents montre avec certitude que la communauté religieuse de Fécamp, lorsqu’elle s’apprête à donner une histoire définitive à la relique du Précieux Sang, connaît bien celle du Saint Voult de Lucques. 24 Que le corpus historico-légendaire ait été déjà bien élaboré, alors que la relique était encore dissimulée dans une colonne murale du sanctuaire, ou qu’il se soit formé après que cette relique eut été dégagée, la recherche d’une structure narrative qui conduisait à la Passion et, par là, à l’activité de Nicodème, découvrait comme modèle la légende du Saint Voult. 25 Le sang du Christ, en effet, n’est pas absent du crucifix que les habitants de Lucques et ceux de Luni découvrent sur le rivage. Comme beaucoup de crucifix miraculeux, l’image du Saint Voult porte, selon les traditions, une ou deux ampoules de sang christique. Dans un monde germanisé, il est possible aussi qu’une confusion entre vult et blutt ait orienté l’attention d’auditeurs qui pressentirent, sous le visage, la présence du sang. Ce phénomène d’attraction linguistique, sous une forme différente, s’exerce aussi à Rüe où l’église de saint Vulphly – vraisemblablement à l’origine un saint Loup – accueille un crucifix sur lequel figure le Saint Voult. 26 La nécessité d’expliquer l’origine d’un culte du sang du Christ qui, en Normandie, pouvait seulement être l’effet d’une translation, d’un périple miraculeux, trouvait, dans la navigation du Saint Voult, un précédent intéressant. Toutefois, la barque étanche qui portait le Saint Voult devint tronc de figuier, parce que préexistait au culte du Précieux Sang un culte populaire et païen de l’arbre et qu’un phénomène de fausse étymologie faisait de Fécamp, Fiscannum, lieu riche en poissons, une plaine, un champ du figuier, fici campus10 .

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27 La légende du Saint Voult présente donc des principes de fonctionnement que les conteurs de Fécamp, clercs et laïcs confondus, vont adapter à une réalité locale qui trouve un nouveau sens, sans perdre totalement son originalité. 28 Quant au texte qui naît, il se ressent, par endroits, de cette imitation. Le point principal qui dénonce le phénomène de réemploi est le geste de Nicodème raclant de son couteau le corps du Christ pour en détacher des morceaux de sang coagulé qui y adhèrent. Cette initiative brutale ne peut s’expliquer que par le geste du sculpteur sur bois ayant formé le Saint Voult. Les moines de Fécamp auraient pu retenir l’image d’une réception, plus noble, celle du sang du Christ au pied de la croix. 29 Peut-être ont-ils adapté le motif du transport de la relique du Saint Voult sur un char tiré par des bœufs. L’évêque de Lucques, Jean, voulant neutraliser les prétentions des habitants de Luni à retenir chez eux le Saint Voult, le fait placer sur un char, escomptant que la Providence déciderait de la direction vers laquelle s’orienterait la relique. L’attelage s’engagea sur le chemin de Lucques. Le tronc du figuier qui contient la relique du Précieux Sang connaît également un transport miraculeux. Alors qu’il est impossible de l’arracher de la terre pour le hisser sur un chariot, un mystérieux personnage va, sans peine, s’acquitter de cette tâche. Dieu conduit alors l’attelage là où devait s’élever l’église de la Sainte-Trinité. À cet endroit, le tronc prend un tel poids qu’il écrase le chariot. Le pèlerin, avant de disparaître, recouvre le tronc d’un tas de pierre. L’imitation semble évidente ; toutefois, comme les transports d’objets rituels, de statues de divinité sur des chars appartiennent aussi à un patrimoine mythologique général, il n’est pas exclu que, sur ce point, nous soyons en présence d’une tradition locale ravivée par la légende du Saint Voult. Signalons enfin que l’homme à qui Nicodème, à la fin de sa vie, confie le Saint Voult est un de ses amis, Isaccar, personnage qui, dans la tradition du Précieux Sang, deviendra son neveu, Isaac. 30 Il est évident que le corpus historico-légendaire du Saint Voult de Lucques précède chronologiquement l’établissement du corpus qui, à Fécamp, lui correspond. Il y a bien, du premier au second, un processus de reprise et d’imitation. Toutefois, ce mouvement est limité. Les clercs et les laïcs de Fécamp qui s’intéressaient au passé de l’abbaye disposaient en effet de moyens qui leur permettraient de s’affranchir de cette tutelle, à savoir le modèle que fournissaient, par ailleurs, d’autres récits de translation, d’Orient en Occident, de la relique du sang du Christ et vraisemblablement, sur place, la préexistence d’un culte de l’arbre qui se renouvelle dans le motif du tronc du figuier. La tradition du Précieux Sang, qui s’impose comme syncrétique, tire en partie son originalité d’éléments locaux. Ainsi se trouvaient ménagées la persistance d’une pratique indigène et son adaptation au monde chrétien. D’où le maintien d’un potentiel de sacralité qu’une procédure d’imitation totale aurait émoussé ou même, anéanti. Un grand sanctuaire, alors qu’un modèle célèbre appelait les pèlerins, ne pouvait se contenter d’une reproduction.

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NOTES

1. BALDRICI, Itinerarium sive Epistola ad Fiscannenses, Patrologie Latine, CLXVI, Paris, Jacques-Paul Migne, 1894, col. 1182. Nous avons donné une traduction du texte latin de l’histoire légendaire du Précieux Sang, d’après l’édition de H. Omont De Inventione sanguinis Christi in Gouttebroze, Jean- Guy, Le Précieux Sang de Fécamp, origine et développement d’un mythe chrétien, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 68-78. 2. Voir sur ces points Almerico GUERRA, Notizie storiche del Volto Santo, Lucca, Tipografia arciv. s. Paolino, 1881, p. 36-40 et 53. 3. F. de MELY, « L’image du Christ du Sancta Sanctorum et les reliques chrétiennes apportées par les flots », Paris, Mémoires de la Société des Antiquaires de France, tome LVIII, 1902, p. 113-144. Le local du Sancta Sanctorum, ainsi nommé par référence au Saint des Saints du temple de Jérusalem, renferme, dans la basilique du Latran, les reliques les plus précieuses de la Chrétienté. 4. « Sacratissimum Vultum, non sua, sed divina arte disculpsit », cité d’après Almerico GUERRA, Notizie storiche…, p. 16. 5. Gervais de Tilbury, Otia imperialia, in Scriptores Rerum Brunswicensium, éd. Leibniz, Hanovre, 1707, p. 967-8. 6. Le Saint Vou de Luques, éd. W. Foerster, Mélanges Chabaneau, Romanische Forschungen, Erlangen, Verlag von Fr. Junge, 1907. 7. Almerico GUERRA, Notizie storiche…, p. 104. 8. Exode, 20, 4, Deutéronome, 5, 8. 9. Sur ce point, voir Jean-Guy GOUTTEBROZE, Le Précieux Sang…, p. 39-49. 10. Ibid., p. 82-95.

RÉSUMÉS

Après la crucifixion, Nicodème, en compagnie de Joseph d’Arimathie, reçoit le corps du Christ et procède à son ensevelissement. Nicodème est un des derniers hommes à avoir eu un contact physique avec la dépouille mortelle du Christ — il l’a vue et touchée. De ce fait, il est à même de devenir un pourvoyeur de reliques. Il sculpte, inspiré par Dieu, le visage du Christ : cette œuvre, le Saint Voult, passe de Terre Sainte à Lucques. Dans une autre tradition, il recueille des particules ou des gouttes de sang christique qui, à la suite d’un périple miraculeux, seront portées, dans le tronc d’un figuier, jusqu’au rivage où doit s’élever l’abbaye de la Sainte-Trinité de Fécamp. Les deux corpus historico-légendaires ne sont pas indépendants l’un de l’autre. A certains indices, nous pouvons supposer que les clercs et les laïcs de Fécamp qui ont composé le récit de la translation du Précieux Sang, ont mis à contribution la tradition du Saint Voult de Lucques.

After the Crucifixion, Nicodemus, accompanied by Joseph of Arimathaea, receives and buries the body of Christ. Nicodemus is one of the last people to have been in physical contact with Christ’s mortal remains, which he saw and touched. Because of this he is in a position to become a provider of relics. Inspired by God he chissels the face of Christ. This sculpture, the Holy Face, travels from the Holy Land to Lucca. According to a second tradition, Nicodemus receives the

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'particules' or drops of Holy Blood, which, following a miraculous journey, shall be carried inside the trunk of a fig tree to the coast where in due course the monastery of Holy Trinity at Fécamp will arise. The two semi-historical traditions are not independent of each other. Several aspects suggest that the clergy and laity at Fécamp responsible for the translation narrative of the Holy Blood may also have made a contribution to story of the Holy Face of Lucca.

INDEX

Keywords : crucifixion, gospel, Fécamp, iconoclasm, image, incarnation, jongleurs, epic poetry, relics, Holy Blood, Holy Face Mots-clés : crucifixion, Évangile, Fécamp, iconoclasme, image, incarnation, jongleurs, poème épique, reliques, Précieux Sang, Voult (saint)

AUTEUR

JEAN-GUY GOUTTEBROZE

UMR 6130 Université de Nice Sophia Antipolis

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Fécamp et les rois anglo-normands Fécamp and the anglo-norman kings

Judith Ann Green

Je voudrais remercier le Dr Evelyn Mullally qui a traduit cette communication en français.

1 Ce colloque est pour moi l’occasion de replacer les expériences de l’abbaye de Fécamp dans le contexte des régimes des rois anglo-normands. Je mettrai l’accent sur la période comprise entre 1066 et 1135, et me servirai de Fécamp pour mettre en lumière le fait selon lequel le règne intermittent des rois d’Angleterre a apporté aux normands autant de difficultés que d’avantages.

2 En 1066, les moines de Fécamp possédaient déjà, en Angleterre, des terres et des ports qui leur avaient été donnés par les rois d’Angleterre2. Ils s’occupèrent activement de l’expédition ducale car cette entreprise pouvait leur apporter la possibilité d’une protection supplémentaire pour leurs terres anglaises, la perspective d’autres gains et des promotions possibles, pour eux-mêmes, dans des abbayes et des évêchés d’Outre- Manche. La communauté avait les moyens de fournir à Guillaume des hommes et des vaissaux et pouvait aussi lui faire part de son expérience des traversées de la Manche et des ports anglais. Rémi l’Aumônier a affrété, dit-on, un vaisseau et fourni vingt chevaliers pour l’ost ducal ; un moine de Fécamp se trouvait même dans l’armée de Guillaume3. Le Conquérant a solennellement célébré Pâques à l’abbaye de Fécamp, en 1067. Ses vêtements somptueux et ceux des gens de sa cour ont forcé l’admiration ; les captifs aux cheveux longs attiraient aussi l’attention de son entourage4. Guillaume a confirmé et protégé les nombreuses terres de l’abbaye en Angleterre5. Des moines de Fécamp ont fait de belles carrières ecclésiastiques en Angleterre en devenant abbés et évêques : Rémi, à l’évêché de Dorchester (situé ensuite à Lincoln), Herbert Losinga, abbé à Ramsey puis évêque à Elmham (puis à Thetford et enfin à Norwich), Turold, abbé à Malmesbury puis à Peterborough et Vitalis, abbé à Westminster6. 3 Guillaume allait faire ses Pâques à l’abbaye au moins deux fois encore, en 1075 et en 10837. Pourtant, comme l’a fait remarquer le Professeur Annie Renoux, l’élargissement de ses horizons a fait que Fécamp (tant l’abbaye que la résidence ducale voisine) devenait moins essentiel à ses yeux ainsi qu’à ceux de ses successeurs qu’il ne l’avait été à ses prédécesseurs à la fin du Xe et au début du XIe siècle8. Après 1066, il y

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avait beaucoup plus de communautés monastiques qui le pressaient de reconnaître leur droit à sa protection et qui demandaient des bienfaits supplémentaires. Le roi était toujours en voyage et peut-être n’avait-il pas le temps de visiter Fécamp. 4 Guillaume le Roux et Robert Courteheuse se sont battus pour y exercer leur suprématie entre 1088 et 1094 ; l’un et l’autre ont vraisemblablement visité l’abbaye, à cette époque, mais ne l’ont plus visitée par la suite. Pour autant qu’on le sache, Henri Ier non plus ne s’y est pas rendu, car il préférait traverser la Manche pour se rendre en Angleterre en empruntant la route occidentale. Quand il se trouvait en Normandie, il avait tendance à tenir ses grandes cours à ou à Caen9. Fécamp avait été le lieu de sépulture des ducs Richard Ier, Richard II10 et de Marguerite du Maine 11, la fiancée de Robert Courteheuse, mais l’abbaye n’est pas devenue la nécropole de la maison régnante en Normandie comme, par exemple, Saint-Denis l’est devenue pour les Capétiens. 5 Les dernières années du XIe siècle ont été difficiles pour l’abbaye, à cause des luttes entre les fils du Conquérant. Robert avait pourtant bien commencé à s’attirer les faveurs des moines en leur restituant certaines terres que l’abbaye avait perdues et il leur avait octroyé une foire qui devait durer tout le temps de la prise du hareng12. En revanche, dans ses efforts pour rassembler une flotte afin d’envahir l’Angleterre en 1088, il a capturé des vaisseaux appartenant aux moines ; l’un d’eux, ancré dans la Seine, a été détourné de force13. Robert a tenté de renforcer son autorité aux environs de Fécamp, installant plusieurs de ses fidèles comme Guillaume Grenet, Gilbert Belet, Geoffroi Martel, Robert d’Estouteville, sur des terres issues du domaine ducal14. Pourtant, cette tentative a provoqué des troubles dans un cas au moins, et il a fait détruire le château d’un autre nouveau-venu, Robert de Mortagne15. 6 L’échec de son projet d’invasion fut si rapide que Robert lui-même ne s’est jamais embarqué pour l’Angleterre. Bientôt, il eut du mal à garder la fidélité de ses vassaux qui tenaient des terres près des frontières nord et nord-est de la Normandie. Parmi ceux-ci se trouvaient le comte d’Eu et le comte d’Aumale qui avaient tous deux des terres en Angleterre. D’autres seigneurs se sont laissés séduire par Guillaume le Roux ; on dit que Guillaume y a gagné toute la garnison à Saint-Valéry, ce qui allait lui fournir une tête de pont16. Le comte Etienne d’Aumale et Gérard de Gournay aussi passèrent à Guillaume le Roux et on pourrait en ajouter d’autres17. Quoiqu’il en soit, pendant l’été de 1089, Robert Courteheuse a assiégé les châteaux d’Eu et de La Ferté18. 7 Cependant, les moines de Fécamp sont entrés en conflit avec l’archevêque de Rouen, qui avait jeté l’interdit sur la Normandie, en réponse au duc Robert qui avait cédé le domaine archiépiscopal de Gisors au roi Philippe19. Les moines n’ont pas obéi, arguant du fait que leur abbé, Guillaume, se trouvait alors en Angleterre. Ils ont fait appel au pape en soulignant leur relation spéciale avec la papauté20. Par conséquent, les moines affaiblissaient ainsi leurs liens avec le duc, mais ils étaient prêts apparemment à accepter ce risque21. 8 C’est précisément au moment où l’abbaye mettait en avant son statut d’abbaye exempte qu’un programme de reconstruction fut commencé. L’abbé Guillaume pouvait financer de grands travaux de construction ; il a allongé la nef et refait le choeur, fournissant ainsi un cadre pour la relique la plus révérée de l’abbaye, celle du Précieux Sang22. En même temps, on a révisé le dossier des miracles associés à cette relique, et Annie Renoux a suggéré que l’abbé Guillaume a conçu un « programme de substitution »23. Plus que les liens étroits avec la dynastie ducale, l’abbaye s’affirmait comme un centre

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de pèlerinage. L’abbé Guillaume avait bien choisi son moment : il y avait une sensibilité accrue pour des reliques de ce genre dans les dernières années du XIe siècle, l’époque de la Première Croisade24. Quand Baudry de Bourgueil a visité l’abbaye au début du XIIe siècle, il pouvait décrire l’abbaye comme un « palais de Dieu », parce qu’elle possédait le sang du Christ325. 9 Face aux révoltes soutenues par Guillaume le Roux, le duc Robert a décidé de négocier et a cédé l’abbaye de Fécamp, les comtés d’Eu et d’Aumale, le port de Cherbourg et l’abbaye du Mont-Saint-Michel à son frère26. Il y avait quelques autres propositions : le roi promit d’aider le duc à soumettre les châteaux normands et le comté du Maine ; de restituer aux partisans du duc leurs propriétés anglaises et de donner au duc lui-même des propriétés anglaises. Le duc et le roi ont promis que chacun serait le successeur de l’autre à défaut d’un héritier légitime. 10 Mais l’accord n’était pas viable et le duc a condamné son frère parce qu’il n’avait pas tenu ses promesses. Guillaume le Roux est arrivé en Normandie et les frères ont discuté de leurs différends, mais sans résultat27. Guillaume assiéga le château de Bures-en-Bray alors que le duc avec son suzerain, le roi Philippe, attaquait le château d’Argentan au sud de la Normandie28. Le roi Guillaume rentra en Angleterre pour lever des hommes et de l’argent, alors que le duc et son allié le roi Philippe avançaient vers Eu. Les richesses du roi d’Angleterre furent décisives : le roi Philippe abandonna la lutte. 11 Le duc Robert avait eu des problèmes avec les seigneurs du nord du duché ; de son côté, le roi Guillaume eut les siens en Angleterre, l’année suivante, lors d’une grande révolte dont deux des chefs étaient Guillaume, comte d’Eu et Etienne, comte d’Aumale29. Il a envoyé son frère Henri Beauclerc en Normandie à sa place, mais on ne sait pas où. À ce moment, le pape a prêché la Première Croisade ; le duc lui-même et quelques seigneurs du voisinage de Fécamp ont quitté le duché30. 12 À Fécamp, la reconstruction de l’église a continué. La date de la consécration n’est pas assurée (1099 ou 1106), mais 1099 est toutefois plus probable parce que le duc n’y assista pas31. Néanmoins l’abbé Guillaume a réussi à obtenir de Guillaume le Roux la protection des droits de l’abbaye à Steyning, en Angleterre. Là-bas, la trop grande proximité d’un nouveau seigneur normand, Philippe de Briouze, et d’une communauté de moines à Bramber, qui venaient de Saint-Florent-de-Saumur, étaient la cause d’un désaccord persistant32. 13 Quand les Normands sont rentrés de Jérusalem, Henri Beauclerc avait succédé à Guillaume le Roux, comme roi d’Angleterre. Robert Courteheuse s’est donc trouvé écarté du trône pour la deuxième fois. Une fois de plus, Robert a rassemblé ses forces pour une invasion, et cette fois, sa flotte a pris la mer au Tréport33. Nous ignorons la réaction des moines de Fécamp à ces événements. Pourtant, en 1103, l’abbé Guillaume se trouvait en Angleterre, où il avait obtenu une audience au sujet de la dispute prolongée entre Fécamp et, d’autre part, Philippe de Briouze et les moines de Bramber. Cette fois, il semble que le jugement a été décisif, puisqu’on n’entendit plus parler de ces problèmes. L’autorité du duc s’est relativement maintenue en haute Normandie. Robert d’Estouteville en particulier s’est montré un allié à toute épreuve34. Ce n’est que trois ans plus tard qu’Henri a vaincu et capturé son frère Robert à la bataille de Tinchebray, dont un prêtre de Fécamp avait été un témoin oculaire35. 14 En mars 1107, l’abbé Guillaume a assisté au conseil d’Henri à Lisieux36. Cette assemblée faisait partie d’une série de conseils où Henri a exposé les principes selon lesquels il se proposait d’opérer en Normandie. Selon Orderic Vital, ces principes comportaient une

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proclamation de paix, la suppression du vol et du pillage, ainsi que la restauration du domaine ducal et des terres ecclésiastiques tels qu’ils se trouvaient à la mort de son père le Conquérant37. En plus, Henri a mandé ceux qui avaient des pouvoirs de justice et de juridiction et, en somme, il leur a donné des admonestations vigoureuses38. Henri avait justifié l’invasion de la Normandie en invoquant l’incapacité de son frère Robert à protéger l’église et le peuple39 ; lui, au contraire, prenait très au sérieux son rôle de protecteur de l’église, comme les moines de Fécamp allaient s’en rendre compte. 15 La promptitude de l’abbé Guillaume à se rendre à la cour d’Henri a bientôt profité à Fécamp, car le roi a présidé un procès entre les moines de cette abbaye et ceux de Saint-Taurin d’Evreux, qui cherchaient à échapper à la tutelle de Fécamp. Devant Henri, leur tentative d’émancipation a échoué40. 16 L’abbé Guillaume était mort au cours de son retour du concile de Lisieux, et il fallait élire son successeur41. Le choix des moines s’est porté sur Roger de qui avait été, paraît-il, très ami avec Guillaume, mais qui avait moins d’envergure que son prédécesseur42. La décision relevait essentiellement du pouvoir d’Henri, mais, comme Roger avait été l’ami de Guillaume, Henri a pu se montrer conciliant pour ne pas contrarier les moines. 17 A un moment inconnu, Henri avait pris le pouvoir au château de Fécamp, dont la garnison était restée fidèle même durant la guerre, en 111843. Il devait s’efforcer ensuite d’établir son autorité sur les nobles des environs. Le temps et le hasard faisaient leurs effets : Gautier Giffard44 et Gérard de Gournay étaient morts ne laissant que des fils encore mineurs45. Henri s’en conciliait d’autres en leur donnant des terres, comme à Guillaume Martel, qui a attesté un document royal pour la première fois vers 1128 ; il a aussi attesté chacune des deux interventions en faveur de Fécamp en 113146. 18 Henri n’arrivait pas, pourtant, à se concilier tous les Normands. Les d’Estouteville, par exemple, n’avaient pas perdu leurs terres normandes en 1106, mais ils ne parvinrent pas pour autant à la cour d’Henri. Plusieurs de ces seigneurs qui avaient causé des ennuis à Robert Courteheuse et à Guillaume le Roux allaient se révolter contre Henri dès que les circonstances le permirent. En 1118, des combats sérieux eurent lieu dans les pays de Talou et de Caux, et cette révolte avait pour chefs une alliance des seigneurs voisins, y compris Etienne comte d’Aumale, Henri comte d’Eu, et Gérard de Fécamp ; le jeune Hugues de Gournay en fit partie dès qu’il eut atteint sa majorité47. Par contre, la garnison de Fécamp restait fidèle, et ce succès illustre bien un aspect clé du régime d’Henri en Normandie : il a pris le contrôle de châteaux et il a dépensé des sommes importantes pour les construire et les garnir : c’est ainsi qu’il a pu traverser cette année si périlleuse pour lui. 19 Il n’est pas facile de rassembler les indices qui permettent d’éclairer les caractéristiques du gouvernement d’Henri dans cette région. Qu’est devenue la vicomté de Fécamp ? Si, comme M. Bouvris le suggère48, le rebelle Gérard de Fécamp sortait du lignage qui avait tenu auparavant l’office de vicomte, il est alors possible qu’Henri ait transféré la vicomté à l’abbé, car plus tard, en 1180, cet office était effectivement tenu par l’abbé de Fécamp49. De toute façon, l’abbé de Fécamp a conservé la faveur d’Henri. On note la présence de l’abbé en Angleterre en 111550. En outre, il a assisté à des conciles ecclésiastiques à Rouen en 1115 et 112851. Lors de ce dernier concile, Henri a protégé, dit-on, les droits des abbayes contre les évêques et les archevêques. 20 L’abbaye avait d’importants pouvoirs de haute justice, mais nous entendons parler aussi des juges d’Henri, qui avaient le droit d’entendre certains plaids. Il est même

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devenu nécessaire d’ordonner aux officiers du roi de donner à l’abbé sa part légitime des amendes qui provenaient des cas d’incendie criminel ou d’homicide52. On décrit aussi l’administration des droits de chasse du duc dans la forêt de Fécamp et, là encore, il fallait obliger les officiers d’Henri à donner aux moines les dîmes de la chasse qui leur étaient dues53. En Angleterre, aussi, les moines de Fécamp devaient veiller sur leurs intérêts. Ils se sont disputés avec le comte d’Eu au sujet de leurs droits importants sur les péages des ports de Winchelsea et de Hastings. L’accord s’est fait dans la cour du roi, mais au prix fort : le roi a obtenu une somme considérable pour son intervention aussi bien que sa part des péages54. La paix était établie, mais il fallait la payer. Nous pouvons noter aussi que les interventions d’Henri au sujet des amendes judiciaires et des droits de chasse se sont produites à un moment où il se montrait particulièrement généreux dans ses dons à l’église pour des raisons tant dynastiques que spirituelles55. Il faut dire, pourtant, qu’Henri était prêt à reconnaître son devoir de protéger l’abbaye. 21 Henri n’a pas accordé à Fécamp de nouvelles terres ou de nouveaux privilèges, mais l’abbaye était déjà très riche et, à cet égard, les relations du roi avec Fécamp peuvent se comparer avec celles qu’il a eues avec Le Mont-Saint-Michel ou, en Angleterre, avec l’abbaye de Westminster56. Ses préférences personnelles, comme on sait, l’attiraient vers Cluny, et en Normandie, vers les moines du Bec. Il avait aussi des raisons tant politiques que spirituelles pour protéger le nouvel ordre de Savigny, qui se situait près de la frontière entre la Normandie et le Maine. Il en était de même pour sa générosité envers la maison angevine de Fontevraud et les Templiers, à la suite du mariage de sa fille avec Geoffroi d’Anjou57. Comme Mathieu Arnoux l’a montré, Henri a joué un rôle considérable dans la fondation des maisons d’Augustins des deux côtés de la Manche58. Vers la fin de sa vie, il soutenait les Cisterciens59. Il est vrai que sa façon de traiter les maisons bien établies de Bénédictins, en Angleterre comme en Normandie, était beaucoup moins éclatante, mais il ne faut pas croire qu’il les négligeait ; au contraire, sa protection restait active ; elle constituait une partie importante de son action politique. 22 Henri pacisque serenus amator : C’est comme cela que le moine Orderic Vital a caractérisé ce roi60, et c’est comme roi pacificateur qu’on s’est souvenu de lui à Fécamp, comme en Angleterre. Son régime était autoritaire, pour ne pas dire plus, mais pour les moines, ce régime valait mieux que le désordre qui le suivrait, selon l’abbé Henri de Sully, neveu du roi Etienne, élu en 1140, le vieux roi Henri avait protégé les intérêts de l’abbaye des deux côtés de la Manche61. Quand Geoffroi d’Anjou et son fils ont maîtrisé le duché, ils ont confirmé les terres et les privilèges de l’abbaye62. En Angleterre, il y avait des difficultés dans l’Oxfordshire, un pays férocement disputé, où l’abbaye possédait un petit prieuré à Cogges (maintenant un quartier de Witney, non loin d’Oxford). Un moine de Fécamp visita le prieuré et il essaya de percevoir des rentes et des dîmes dans le Kent. Ce récit n’est pas daté, mais paraît avoir été écrit dans les années 1150. Il révèle toute une série de problèmes, dûs à la nature et à l’homme63. Une lettre de l’archevêque Theobald, dans sa capacité de légat papal, confirme son témoignage64. 23 La conquête de l’Angleterre avait donc apporté des avantages et des inconvénients à Fécamp. Pour les moines, il valait mieux que la Normandie et l’Angleterre soient tenues par un seul homme. Des difficultés avaient surgi essentiellement à cause de successions disputées. Les disputes les plus longues pour l’abbaye étaient les conflits locaux, notamment entre 1088 et 1094 et aussi en 1118. Dans une certaine mesure, Henri Ier d’Angleterre avait rétabli l’ordre. Il utilisait ses richesses anglaises et sa force militaire

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pour concilier, pour dominer et pour punir les rebelles. La paix, vraiment, mais un certain genre de paix.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

2. Aethelred avait donné ‘Rameslie’ (un manoir qui comprenait Rye et Winchelsea) à Fécamp : HASKINS, Charles Homer, « A Charter of Canute for Fécamp », English Historical Review, 33, 1918, p. 342-324 ; le roi Edouard était le donateur du manoir de Steyning, qu’Harold Godwinson avait saisi, (BATES, David, Regesta…, n° 141, 142) ; Domesday Book, I, 17. L’abbaye avait aussi des biens à

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Hastings, échangés pour le manoir de Bury après 1066 (BATES, Regesta…), n° 144. Les moines croyaient que le roi Edouard avait promis Bury à Fécamp (MABILLON, Jean, Annales Ordinis Sancti Benedicti, Paris, 1703-39, 4, p. 547b ; voyez aussi ROUND, John Horace, « Some Early Sussex Charters », Sussex Archaeological Collections, 42, 1899, p. 75-86. Mark GARDINER a suggéré que la terre à Hastings était peut-être le site du château, « Shipping and Trade between England and the Continent during the Eleventh Century », Anglo-Norman Studies, 22, 1999, p. 91. 3. VAN HOUTS, Elisabeth M. C., « The Ship list of », Anglo-Norman Studies, 10, 1988, p. 178-179 ; GUILLAUME DE MALMESBURY, Gesta Pontificum, éd. N. E. S. A. Hamilton, Rolls Series, Londres, 1870, p. 312-313 ; The Gesta Guillelmi of William of Poitiers, éd. Ralph Henry Carless DAVIS et Marjorie CHIBNALL, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1998, p. 120-121. 4. The Gesta Guillelmi…, p. 178-180. 5. BATES, Regesta…, n° 141-144. 6. CHIBNALL, Marjorie, « Fécamp and England » in L’Abbaye bénédictine de Fécamp…, 1, p. 127-131. 7. The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, éd. Marjorie CHIBNALL, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1969-80, t. 3, p. 8 [ci-après ORDERIC VITAL] ; BATES, Regesta…, n° 230. 8. RENOUX, 1991, p. 492. 9. CHRISTELOW, Stephanie Mooers, « A Moveable Feast ? Itineration and the Centralization of Government under Henry I », Journal of British Studies, 29, 1996, p. 206-7. 10. DUDON DE SAINT-QUENTIN, De moribus et actis primorum Normanniae ducum, éd. Jules LAIR, Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 23, Caen, 1865, p. 297-299 ; The Gesta Normannorum Ducum of William of Jumièges, Orderic Vitalis, and Robert of Torigni, éd. Elisabeth M. C. VAN HOUTS, 2 vol., Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1992, 1995, t. 2, p. 38-40 [ci-après GND]. 11. ORDERIC VITAL, t. 2, p. 118. 12. HASKINS, Charles Homer, Norman Institutions, Cambridge, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1918,p. 69. 13. Des miracles advenus en l’église de Fécamp, éd. Abbé Eugène-Paul SAUVAGE, Mélanges de la Société de l’Histoire de Normandie, 2e série, 1893, p. 29-32. 14. LE MAHO, 1976, p. 58-59. 15. Pour l’identité de Robert de Bec-de-Mortagne voir Adigard des Gautries, Jean, « Les noms de communes en Normandie », Annales de Normandie, supplément (1962), p. 6, cité par LE MAHO, 1976, p. 56. 16. The Anglo-Saxon Chronicle, éd. Dorothy WHITELOCK, David C. DOUGLAS et Susie I. TUCKER, Londres, Eyre and Spottiswoode, 1961, p. 168. 17. ORDERIC VITAL, t. 4, p. 182. 18. Regesta Regum Anglo-Normannorum, éd. Henry William Carless Davis, t. 1, Oxford, 1913, n° 310 ; Gallia Christiana in provinciis ecclesiasticis distributa, 11, Paris, 1759, instr. 18 ; Barlow, 1983, p. 272-273. 19. Gallia Christiana, t. 11, instr. 18 ; BARLOW, 1983, p. 273. 20. LEMARIGNIER, 1937, p. 192-204. 21. RENOUX, 1991, p. 493-495. 22. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 128. 23. RENOUX, 1991, p. 496-498. 24. HERVAL, René, « En Marge de la légende du Précieux Sang – Lucques – Fécamp – Glastonbury », in L’Abbaye bénédictine de Fécamp…, t. 1, p. 105-126. 325. BAUDRY OF BOURGUEIL, Opera, éd. Jacques-Paul MIGNE, Patrologia Latina, 166, col. 1176, 1182. 26. ORDERIC VITAL, t. 4, p. 236, 250 ; GND, 2, p. 206-207 ; Anglo-Saxon Chronicle, 1091 ; The Chronicle of John of Worcester, éd. Patrick MC GURK, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), t. 3, 1998, p. 58 [ci-après JEAN DE WORCESTER].

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27. JEAN DE WORCESTER, t. 3, p. 70-71. 28. JEAN DE WORCESTER, t. 3, p. 70-73. 29. Anglo-Saxon Chronicle, éd. WHITELOCK, DOUGLAS et TUCKER, p. 172-173 ; JEAN DE WORCESTER, t. 3, p. 76-78. 30. DAVID, Charles Wendell, , , Cambridge, MA, 1920, appendix D : Robert’s Companions on the Crusade. 31. RENOUX, 1991, p. 503. 32. VAN CAENEGEM, Ralph C., English Lawsuits from William I to Richard I, 1, William I to Stephen, Selden Society, 106, 1990, n° 163. 33. JEAN DE WORCESTER, 3, p. 96. 34. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 72, 84, 90. 35. DAVIS, Henry William Carless, « A Contemporary Account of the Battle of Tinchebray », English Historical Review, 24, 1909, p. 728-733. 36. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 138. 37. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 92-94. 38. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 136. 39. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 86. 40. Regesta, éd. JOHNSON et CRONNE, t. 2, n° 790. 41. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 138-40. 42. Si l’on se réfère au propos d’Adelelm à Baudry de Bourgueil, éd. Jacques-Paul MIGNE, Patrologia Latina, 166, col. 1177, cité par ORDERIC VITAL, 6, p. 140-141. 43. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 222. 44. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 38. 45. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 190. 46. Regesta, éd. JOHNSON et CRONNE, t. 2, n° 1562, 1689, 1690. 47. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 190-194. 48. BOUVRIS, Jean-Michel, « Contribution à une étude de l’institution vicomtale en Normandie au XIe siècle. L’exemple de la partie orientale du duché : les vicomtes de Rouen et de Fécamp », Autour du pouvoir ducal normand Xe-XIIe siècles, Cahier des Annales de Normandie, n° 17, 1985, p. 173. 49. Magni Rotuli Scaccarii Normanniae sub regibus Angliae, éd. Thomas STAPLETON, Londres, Société des Antiquaires de Londres, 1840-1844, t. 1, p. 90. Une autre possibilité est que Guillaume Martel tenait le château et vicomté pendant les dernières années du règne. 50. Regesta, éd. JOHNSON et CRONNE, t. 2, n° 1092. 51. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 202, 388-390. 52. Regesta, éd. JOHNSON et CRONNE, t. 2, n° 1562. 53. Regesta, éd. JOHNSON et CRONNE, t. 2, n° 1689. 54. Regesta, éd. JOHNSON et CRONNE, t. 2, n° 1690 ; Magnum Rotulum Scaccarii vel Magnum Rotulum Pipae de Anno Tricesimo-Primo Regni Henrici Primi, éd. Joseph HUNTER, Londres, 1833, p. 71. 55. Voyez Judith GREEN, « Piety and Patronage of Henry I », Haskins Society Journal, à paraître. 56. Il semble qu’Henri I er n’a pas fait des nouveaux dons au Mont-Saint-Michel : deux textes seulement sont inclus au catalogue de ses actes, Regesta, éd. JOHNSON et CRONNE, t. 2, n° 1418 (un échange pour les églises de Wargrave et Cholsey), 1422 (la soumission de Thomas de Saint-Jean). Pour Westminster voyez : MASON, Emma, « Westminster Abbey and the Monarchy between the reign of William I and John », Journal of Ecclesiastical History, 41, 1990, p. 209-210. 57. Fontevraud : Regesta, éd. JOHNSON et CRONNE, t. 2, n° 1580-1, 1687 ; Templiers : GND, 2, p. 256-257. 58. ARNOUX, Mathieu (dir.), Des clercs au service de la réforme. Etudes et documents sur les chanoines réguliers de la province de Rouen, Bibliotheca Victorina, 11, Turnhout, Brepols, 2000, p. 120, 142-144,

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215-220 ; DICKINSON, John Compton, The Origins of the Austin Canons and their introduction into England, Londres, 1950. 59. Le premier cartulaire de l’abbaye cistercienne de Pontigny (XII e-XIIIe siècles), éd. Michel GARRIGUES, Paris, 1981, p. 86 ; Mortemer : BOUVET, J., « Le récit de la fondation de Mortemer », Collectanea Ordinis Cisterciensium Reformatorum, 22, 1960, p. 149-168 ; RIEVAULX : Regesta, éd. JOHNSON et CRONNE, t. 2, n° 1720, 1740-1, 1961. 60. ORDERIC VITAL, t. 6, p. 452. 61. Voyez la lettre de l’abbé Henri de Sully qui met en contraste la paix du régime d’Henri Ier avec les « multiplices et maximas perpessa… molestias » après sa mort, « Epistolae Fiscannenses, Lettres d’amitié, de gouvernement et d’affaires (XI-XIIe siècles) », éd. Jean LAPORTE, Revue Mabillon, 42, 1953, p. 26-27. 62. Regesta Regum Anglo-Normannorum, éd. Henry Alfred CRONNE and Ralph Henry Carless DAVIS, t. 3, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1968, n° 304, 305. 63. « Epistolae Fiscannenses », éd. LAPORTE, p. 29-31 ; la date du texte est révisée par John BLAIR, « Investigations at Cogges Priory, Oxfordshire, 1978-1981 : the priory and parish church », Oxoniensia, 47, 1982, p. 47-48. 64. Theobald, Archbishop of Canterbury, éd. Avrom SALTMAN, Londres, 1956, p. 330-331.

RÉSUMÉS

Les expériences de l’abbaye de Fécamp peuvent servir d’exemple des relations entre les rois/ducs et les grands ecclésiastiques. L’abbaye avait déjà acquis des possessions en Angleterre avant 1066 et avait aidé Guillaume le Conquérant pour son expédition. À Pâques 1067, Guillaume avait réuni à Fécamp une cour brillante. Toutefois, si l’abbaye tirait des bénéfices de l’union de la Normandie et de l’Angleterre, elle en subissait aussi les inconvénients, surtout pendant les luttes entre les fils de Guillaume de 1087 à 1094, puis entre Étienne de Blois et les Angevins.

The experiences of the abbey of Fécamp can serve as an example of relations between the king- dukes and ecclesiastical magnates. The abbey had already acquired possessions in England before 1066 and assisted William’s expedition. The Conqueror held a brilliant court at Fécamp at Easter 1067. Afterwards the periods when England was held together with Normandy brought some advantages, but there were also problems, especially during the struggles between the sons of the Conqueror and between Stephen of Blois and the Angevins.

INDEX

Keywords : Anglo-Norman king, Curthose (Robert), frontiers, Holy Blood, First Crusade, ducal justice Mots-clés : roi anglo-normand, Courteheuse (Robert), frontières, Précieux Sang, Première Croisade, justice ducale

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AUTEUR

JUDITH ANN GREEN

School of Modern History The Queen’s University of Belfast Belfast BT7 1NN Northern Ireland

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Les femmes dans l’histoire du duché de Normandie Women in the history of ducal Normandy

Elisabeth Van Houts

1 Au Moyen Âge, connaître l’Histoire et la transmettre était avant tout la tâche des clercs. Aux XIe et XIIe siècles, les historiens normands les plus fameux furent Dudon de Saint- Quentin, Guillaume de Jumièges, Guillaume de Poitiers, Orderic Vital et Robert de Torigni. Tous étaient des hommes1. Nous ne connaissons malheureusement pas d’historiennes normandes du Moyen âge, quoique l’Histoire nous fournisse de nombreux exemples de femmes qui s’intéressèrent à l’histoire du duché. Dudon de Saint-Quentin suggère par exemple, que dans la production de son histoire des premiers ducs normands, la comtesse Gunnor († 1031) joua un rôle2 ; Robert de Torigni laisse entendre que l’impératrice Mathilde († 1167), fille du duc/roi Henri (1100-1135), lui avait demandé de faire un ajout biographique aux Gesta Normannorum Ducum de Guillaume de Jumièges3. À son tour, Mathilde aurait pu être inspirée, dans cette commande, par l’exemple de sa mère la reine Mathilde II († 1118), qui demanda de l’information sur ses ancêtres à l’historien anglais Guillaume de Malmesbury4, et qui avait reçu une biographie anonyme de sainte Marguerite d’Ecosse († 1095), sa mère, la grand-mère de l’impératrice Mathilde5. Ainsi la comtesse Gunnor, la reine Marguerite et les deux reines Mathilde témoignent de manière très convaincante qu’il existait un public de femmes nobles pour l’historiographie médiévale6.

2 Les sœurs monastiques de ces femmes, les moniales, s’intéressaient aussi à l’Histoire. Elles possédaient dans leurs bibliothèques des livres historiques, des généalogies et des chroniques sur l’histoire de leurs établissements7. Parmi les religieuses de Normandie, on trouve une femme écrivain, l’abbesse Marsilia de Saint-Amand à Rouen, qui composa une histoire du miracle opéré, sur une femme de son monastère, par saint Amand, patron du lieu8. Ainsi, loin de conclure que les femmes normandes n’ont joué aucun rôle dans le processus d’écriture de l’Histoire, je voudrais suggérer qu’il y a d’autres manières où elles purent s’impliquer dans l’histoire de leurs familles d’origine et de celles où elles entraient. Si elles ne jouaient pas un rôle d’écrivain, elles agissaient

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comme des canaux de communication historique entre les générations, pouvaient mémoriser des événements historiques et renseigner des historiens. Nous verrons aussi que leur implication dans l’Histoire et dans l’écriture de celle-ci était intimement liée au désir de contrôler leur présent et de connaître leur futur. En résumé, des femmes de l’aristocratie, s’occupant du passé, du présent et du futur, ont stimulé la production de récits historiques et prophétiques.

Le passé

3 Je commencerai par le passé, en examinant deux documents normands du XIe siècle qui prouvent que des femmes de l’aristocratie furent parfois les uniques sources d’informations historiques concernant leurs familles. Le premier document est une charte de la comtesse Adeliza, fille du duc normand Richard II (992-1026) et de Judith († 1018), veuve du comte Renaud de Bourgogne († 1056)9. En 1075, la vieille comtesse bourguignonne – elle avait alors plus de soixante-dix ans – fit don aux religieuses de la Trinité de Caen de son château du Homme (aujourd’hui l’Isle-Marie) dans le Cotentin. La charte fournit de précieux détails sur les événements qui eurent lieu quarante ans auparavant et qui ne se trouvent pas dans les chroniques ducales de Guillaume de Jumièges ou de Guillaume de Poitiers. Adeliza dit explicitement qu’elle acheta le château avec son or (de auro suo) à son frère le duc Robert le Magnifique (1027-1035), donc avant la mort de celui-ci, quatre décennies auparavant. À mon avis, l’achat du château par la comtesse bourguignonne remonte probablement à la fin du règne de Robert, du temps où il rassembla des fonds pour financer son pèlerinage à Jérusalem10. L’acquisition du château serait aussi liée à la présence en Normandie de son fils Gui, un cousin contemporain du fils du duc Robert, Guillaume le Conquérant, qui fut élevé à la cour normande11. Si le château du Homme fut conçu comme un pied-à-terre pour Gui, il est très intéressant de voir que dans le document caennais, sa mère Adeliza affirme explicitement qu’elle le perdit à la suite de l’appropriation injuste par son fils Gui12. Nous avons ici, sans doute, une référence explicite à la révolte de Gui contre son cousin Guillaume pendant les années 1047-1050. Selon la version de l’histoire d’Adeliza, Gui, à son tour, aurait donné le château à son ami et collaborateur Néel II de Saint-Sauveur13. Celui-ci revendiquait son droit sur le château qu’il avait gardé jusqu’à présent, c’est-à- dire jusqu’en 1075. De son côté, Adeliza contrait l’argument de Néel en soulignant que le père de Néel (Néel Ier) avait conservé le château en tant qu’officier ducal, à titre de vicomte, et non pas comme sa possession héréditaire14. La présence de la comtesse/ reine Mathilde Ière, femme de Guillaume le Conquérant, à l’occasion du don du château à la Trinité de Caen, est lapreuve que le duc soutenait la version de l’histoire du château racontée par sa tante la comtesse Adeliza, et non pas celle présentée par son vicomte, Néel II de Saint-Sauveur15.

4 Mais pourquoi ce don du château au monastère de la Trinité en 1075 ? Il me semble que la comtesse Adeliza essaya de contrôler le destin du château du Homme avant sa mort, sans doute avec le consentement de son cousin le duc Guillaume. Par ce don aux moniales de Caen, comme Pierre Bauduin l’a signalé, elle retirait d’une circulation future parmi les femmes de la famille ducale un domaine anciennement donné en douaire16. Le domaine du Homme avait probablement fait partie d’un douaire depuis la mère d’Adeliza, Judith, car Le Homme se trouvait sans doute parmi des domaines du Cotentin donnés par Richard II à sa femme, et après par Richard III à sa fiancée Adèle de

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France17. Or, Adèle avait épousé en secondes noces Baudoin V de Flandre et paraît avoir emporté son droit sur Le Homme avec elle18. Toutefois, entre 1026 et 1075, l’histoire du domaine du Homme n’est signalée que par la charte d’Adeliza de Bourgogne. Dans ce contexte, il est très intéressant de noter qu’ensuite notre information sur cette localité se trouve dans une autre charte du monastère de la Trinité, datée de 1082, qui déclare que Le Homme ne reviendra pas immédiatement aux religieuses, mais passera d’abord à une autre femme de la famille ducale, en l’occurrence la comtesse Adélaïde d’Aumale, fille de Robert le Magnifique, sœur de Guillaume le Conquérant et donc nièce de la comtesse Adeliza de Bourgogne, qui se vit garantir à titre viager la possession du burgus19. Se pose alors la question : pourquoi la comtesse Adeliza de Bourgogne essaya- t-elle de sortir le château du Homme de la circulation des biens dévolus aux femmes de la famille ducale à l’occasion des transactions matrimoniales ? 5 Peut-être la réponse a-t-elle été fournie par l’un des témoins du don de 1075, Baudoin, fils du comte Gislebert, un autre membre de la famille ducale de Normandie. Aux environs de 1050, il épousa une femme issue de la famille ducale que nous n’avons pas identifiée, mais qui est décrite par Orderic Vital comme une fille de la tante (paternelle) du duc Guillaume le Conquérant20. Elle serait soit une fille d’Adeliza de Bourgogne, soit une fille de la sœur d’Adeliza (que les sources normandes ne nomment pas) qui épousa Baudoin IV de Flandre21. Il est donc important pour nous de réaliser que la femme inconnue de Baudoin, fils du comte Gislebert, était une petite-fille du duc Richard II, qui aurait eu quelque droit sur le château du Homme, soit parce qu’elle l’avait reçu en douaire, soit parce qu’elle était parente directe de Robert le Magnifique. Après la mort prématurée de cette épouse, Baudoin, fils du comte Gislebert, se maria en secondes noces avec une femme nommée Emma (après 1086). Il est possible que Baudoin ait été présent, à l’occasion du don de la comtesse Adeliza, à cause des droits des enfants que Baudoin avait eus de sa première femme, la nièce d’Adeliza, et parce que son consentement au transfert du château aux religieuses de la Trinité était nécessaire. Quoi qu’il en soit, Le Homme n’arriva jamais aux mains des religieuses parce qu’entre 1075 et 1082, la comtesse Adélaïde d’Aumale exerça son droit sur le château, probablement comme fille du duc Robert le Magnifique: plus tard en effet, au XIIe siècle, Le Homme figure comme le douaire de sa petite fille, une autre Adélaïde d’Aumale. Par conséquent, même si les femmes de la famille ducale normande ne pouvaient pas toujours contrôler le destin de ces douaires tant qu’elles étaient en vie, elles pouvaient faire rédiger des documents pour leur transmission, dans lesquels elles fournissaient des détails historiques qui expliquaient l’acquisition, l’histoire et le destin des domaines dont elles avaient été dotées. L’information féminine, qui est souvent de type privé, est pour nous une source parallèle à l’information publique fournie par l’historiographie ducale. 6 Je voudrais à présent porter mon attention sur la comtesse Adélaïde d’Aumale, un autre exemple de femme dans ce rôle d’informatrice sur la connaissance du passé. La comtesse Adélaïde, qui était la sœur du duc Guillaume par leur père le duc Robert le Magnifique, naquit avant 103522. Elle est célèbre pour ses trois mariages: le premier en 1053 avec le comte Enguerrand II de Ponthieu († 1054), qui lui donna une fille, également nommée Adélaïde (II)23, le second avec le comte Lambert de Lens dont est issue une autre fille nommée Judith, connue surtout par son mariage avec l’earl anglais Waltheof († 1076)24 ; le troisième et dernier, entre 1065 et 1070, avec le comte Eudes de Champagne (après 1118), le père de son fils Etienne25. Elle avait donc trois enfants de trois époux: deux filles et un fils. Adélaïde Ière a été appelée Adélaïde d’Aumale en

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souvenir du comté d’Aumale au nord-est du duché de Normandie, qui constituait peut- être un douaire venu de son premier mari Enguerrand II de Ponthieu26. Elle le transféra à ses autres époux, une coutume rare, mais pas unique dans l’histoire médiévale27. L’influence d’Adélaïde Ière sur deux de ses enfants, Adélaïde II et Etienne, fut très forte à en juger par le dossier des documents concernant l’église collégiale de Saint-Martin d’Auchy à Aumale, qui nous fournissent de précieux détails sur le rôle d’Adélaïde Ière dans la transmission de l’histoire familiale de son premier mari et sur celle du comté d’Aumale. 7 Le dossier est constitué de deux documents, qui représentent deux versions racontant l’histoire de la fondation de l’église de Saint-Martin d’Auchy, nommés A et B28 : la version A présente le droit exercé par Etienne, fils d' Adélaïde Ière, sur le comté d’Aumale29 et la version B celui de la fille aînée d’Adélaïde, Adélaïde II 30. Les deux versions s’accordent sur le fait que l’église de Saint-Martin a été fondée par le « vir nobilis Guerenfridus », l’homme noble Guerenfroid, au temps du duc Richard II – donc entre 996 et 1026 – et elles énumèrent des dons d’Adélaïde Ière, de Judith, la sœur d’Adélaïde, et d’autres seigneurs locaux. La version d’Etienne (A) souligne que celui-ci confirme les dons de ses parents, sa mère, la très noble comtesse Adélaïde, sœur du duc Guillaume, et son mari le comte Eudes31. Sans date, mais remontant aux années 1090, la version A n’indique que vaguement le lien d’héritage entre Guerenfroid, Adélaïde Ière et son troisième mari, le père d’Etienne. Cependant la version B, c’est-à-dire la version d’Adélaïde II, est plus détaillée que la version A en ce qui concerne le lien précis entre les générations et surtout entre l’homme noble Guerenfroid et Adélaïde Ière. La charte B affirme que le premier mari d’Adélaïde, le comte Enguerrand II de Ponthieu, est le fils d’une femme nommée Berthe, et que cette Berthe est la fille de Guerenfroid32. En détaillant les liens de parenté entre Enguerrand et son grand-père Guerenfroid, la fille d’Enguerrand, Adélaïde II, mettait l’accent sur son ascendance directe, par son père Enguerrand, avec sa grand-mère paternelle Berthe, l’héritière de Guerenfroid. En outre, le document B donne à Adélaïde II le même titre que sa mère: comitissa, et se réfère donc à elle comme comtesse Adélaïde, fille de la comtesse Adélaïde Ière, qui après la mort de ses parents succéda à « l’imperium » d’Aumale33. Il est évident que la charte remonte à une période où Adélaïde II avait été reconnue comme l’héritière d’Aumale, une position semblable à celle de sa grand-mère paternelle Berthe, fille de Guerenfroid. 8 Comment pouvons-nous concilier les deux versions du dossier d’Aumale qui représentent les droits contradictoires des deux enfants d’Adélaïde Ière ? La question est fascinante parce que nous savons qu’Etienne survécut à sa sœur aînée et qu’il gouverna Aumale jusqu’à son exil en dehors de Normandie en 112734. Dans quelle mesure et à quelle période Adélaïde II eut-elle besoin de souligner sa position d’héritière? Nous savons qu’après la mort d’Adélaïde Ière, entre 1086 et 109035, Etienne, peut-être avec son père Eudes, fut chargé de la défense d’Aumale en 1089/109036. Nous savons aussi qu’il donna une charte à l’abbaye Saint-Lucien de Beauvais en juillet 1096 avec le consentement de sa sœur Adélaïde II37 et qu’il gouverna Aumale après son retour de Jérusalem en 1100 jusqu’à son exil. Je voudrais suggérer qu’Adélaïde II profita de l’absence de son demi-frère Etienne pendant la première croisade quand il accompagna le duc Robert Courteheuse (1087-1106, 1134) à Jérusalem entre septembre 1096 et 110038. Pendant cette période, Adélaïde II eut la chance de gouverner le comté et de revendiquer son droit comme enfant unique d’Enguerrand de Ponthieu, seigneur d’Aumale. Sans mari et sans enfants, elle n’avait aucune chance de prolonger la dynastie de sa mère, et elle n’aurait remplacé Etienne que temporairement comme

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régente. Pendant sa régence, Adélaïde II eut l’opportunité de réviser le document de la fondation de Saint-Martin d’Auchy pour donner des détails sur son origine, en tant qu’héritière d’Enguerrand II. L’information sur la généalogie de ses ancêtres, fournie sans doute par sa mère Adélaïde I, témoigne de l’importance qu’attachait Adélaïde II à son droit d’héritière sur Aumale et de l’importance de la connaissance de l’histoire pour prouver ce droit. 9 Nous ne savons pas quand Etienne revint de Jérusalem ni à quel moment précis il reprit le gouvernement d’Aumale. Les sources provenant des domaines anglais de l’héritage d’Adélaïde Ière suggèrent que mon hypothèse d’une régence d’Adélaïde II n’est pas valide. En 1095-96, le comte Eudes et son fils Etienne furent impliqués dans une révolte contre le roi Guillaume le Roux ; quelques Anglais proposèrent à cette occasion le jeune Etienne comme roi (sans doute en qualité de petit-fils de Robert le Magnifique) ; l’affaire provoqua l’incarcération du comte Eudes et le départ d’Etienne pour la croisade39. à cause de cette révolte, le roi donna les domaines anglais, le comté d’Holderness en particulier, à Arnulf de Montgommery, qui le gouverna jusqu’à sa propre révolte en 110240. Il existe donc une possibilité réelle pour que pendant six ans, de 1096 à 1102, le comté d’Aumale ait été aux mains d’Adélaïde II, pas en tant que régente à la place d’Etienne, mais à titre personnel. Les circonstances de la restitution d’Aumale à Etienne ne sont pas connues41. 10 Ironiquement, après la mort des deux Adélaïde d’Aumale, il émergea une troisième Adélaïde, la petite fille d’Adélaïde I, fille d’Etienne et de sa femme Hawise de Mortemer. Cette Adélaïde reçut un douaire dont nous avons déjà parlé, en l’occurrence Le Homme en Cotentin. Elle ne donna pas le château, mais l’église du Homme à l’abbaye de Saint- Sauveur-le-Vicomte, la fondation de la famille de Néel de Saint-Sauveur, l’ancien adversaire de la comtesse Adeliza de Bourgogne42. Le témoignage du douaire d’Adélaïde III explique donc que si Adélaïde I fit honorer le don de Le Homme aux religieuses de Caen par sa tante Adeliza de Bourgogne, elle ne l’a fait que pour le château et pas pour l’église. Indirectement elle avait contribué à rediriger la possession d’une partie du domaine du Homme de la famille ducale et comtale vers l’abbaye familiale de la famille de Saint-Sauveur, ennemie de longue date de sa tante. 11 Les deux exemples du château du Homme et du comté d’Aumale montrent que la connaissance historique n’était pas seulement importante pour les hommes, mais aussi, et peut-être surtout, pour les femmes, parce que la connaissance de la généalogie familiale et de la transmission des domaines familiaux était essentielle pour connaître les droits des membres masculins et féminins de la famille, et surtout, essentielle pour que les femmes exercent leurs droits en l’absence des hommes. Mes deux exemples soulignent aussi le fait que s’intéresser au passé n’était pas exclusivement du domaine masculin. Au contraire, l’implication féminine dans l’histoire et la généalogie familiale constituait une tâche qui demandait la collaboration des hommes et des femmes au Moyen Âge.

Le futur

12 Je terminerai sur l’engagement féminin vis-à-vis du futur. Par rapport au passé, l’engagement féminin était directement lié à cette implication dans le présent et le futur. L’angoisse du futur s’inspirait des récits prophétiques qui sont en réalité des images en miroir des récits historiques. Retournons à la Bourgogne du temps de la

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comtesse Adeliza, de son mari le comte Renaud de Bourgogne et aussi du temps de l’abbé Guillaume de Volpiano († 1031), dont le colloque de Fécamp commémore la venue. Son contemporain l’abbé Adson de Montier-en-Der43 est l’auteur de l’un des plus fameux textes prophétiques du Moyen âge, De ortu et tempore Antechristi44. Composé à la demande de la reine Gerberge de France, l’arrière-grand-mère du comte Renaud, le traité sur l’Antéchrist est une petite histoire de l’ennemi de Dieu, et aussi une tentative d’établir la date de la fin du monde. On peut expliquer la requête royale et l’intérêt de la reine Gerberge pour le problème de l’Apocalypse en considérant l’angoisse de la reine pour l’avenir des enfants qu’elles avait eus de deux unions différentes. Les enfants de son premier mariage avec le comte Gislebert de Lorraine († 939) étaient menacés par le roi Louis IV, le père de ses autres enfants45. Pour guider sa stratégie maternelle, la reine Gerberge avait besoin d’information sur le futur. Grâce à sa protection, l’abbé Adson lui fournit ce texte. Dans le contexte de notre colloque sur Guillaume de Volpiano il est très intéressant de constater que le manuscrit le plus ancien de texte sur l’Antéchrist est aussi le manuscrit le plus ancien de la Vie de l’abbé Guillaume composée par Raoul Glaber46 et enfin pour un troisième texte qui les accompagne, une prophétie sibylline47. L’importance de ce manuscrit (Paris, BnF, ms lat. 5390) est d’autant plus grande si nous réalisons qu’il est une copie exécutée entre 1060 et 1070 à Fécamp par ordre de l’abbé Jean de Ravenne (1028-78)48. Sans doute l’autorité de Guillaume de Volpiano comme celle d’Adson de Montier-en-Der et de l’abbé Jean de Ravenne, qui connaissait bien Guillaume de Volpiano, soulignent la valeur des textes prophétiques. La réputation spirituelle des trois abbés aurait donc donné une valeur supplémentaire aux textes prophétiques composés et copiés pour des reines et des femmes de l’aristocratie.

13 En considérant la date de la copie du manuscrit de Fécamp, entre 1060 et 1070, je voudrais suggérer, comme je l’ai fait il y a deux ans, au colloque sur la Tapisserie de Bayeux, que les trois textes auraient été copiés pour la duchesse Mathilde, femme du Conquérant, au temps de la conquête normande de l’Angleterre49. La duchesse Mathilde, comme la reine Gerberge, avait beaucoup de raisons de se faire du souci pour son mari, qui préparait son invasion de l’Angleterre, pour ses enfants présents et surtout à venir. Elle était particulièrement angoissée du fait qu’elle était enceinte de sa fille Adèle, née au commencement de l’année suivante (1067), même si la naissance à venir était vue comme un présage favorable. Les femmes de l’aristocratie et surtout les mères étaient toujours intéressées par le futur, appréciant beaucoup les textes prophétiques et recherchant des conseils des prophètes. Par exemple, selon Orderic Vital, la même duchesse Mathilde consulta un prophète allemand pendant les périodes prolongées de désaccord entre son mari Guillaume et son fils aîné Robert Courteheuse pour connaître le futur de la dynastie normande50. 14 Les craintes de Mathilde pour son mari et pour son fils émanaient de son impuissance à contrôler le présent et le futur. Dieu avait charge du futur mais on avait besoin des prophètes pour expliquer les signes de Dieu. La peur et l’angoisse du futur se cristallisent sur les moments de changements dynastiques. L’année 1066 fut l’un d’eux et il y en eut d’autres à la fin du XIe siècle et au début du XIIe siècle quand les fils du Conquérant, Robert Courteheuse, Guillaume le Roux et Henri Ier, connurent des désaccords. Le temps des fils du Conquérant fut marqué par une crainte pour l’avenir avec notamment le danger réel d’un changement dynastique. L’auteur de la Brevis Relatio, une petite histoire sur Guillaume le Conquérant, composée entre 1114 et 1120,

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avait inclus la prophétie suivante : le lignage ducal, qui s’était étendu sur sept générations, de Rollon à Henri Ier (1106-1135), devait subir une période de mésaventures pendant la génération suivante51. Ces indications avaient aussi de l’intérêt pour les hommes de la cour d’Henri Ier pour la connaissance du futur, surtout après la mort du fils de ce dernier, Guillaume Adelin, en 1120. L’absence d’héritiers nés de son épouse brabançonne, Adeliza de Louvain, constituait un sujet d’angoisse profonde52. Mais les témoins les plus anciens des horoscopes se réfèraient à la génération suivante, pendant le règne du roi Etienne en Angleterre et le principat du duc Geoffroy d’Anjou en Normandie53. L’idée des sept générations heureuses est aussi présente dans les Gesta Normannorum Ducum, l’histoire des ducs normands, de Rollon à Guillaume le Conquérant, qui est en effet divisée en sept livres, un livre pour chacun des ducs. La division posa un problème monumental à Robert de Torigni, le rédacteur des Gesta, à qui l’impératrice Mathilde demanda d’ajouter un livre sur son père Henri Ier. Pour éviter d’écrire un livre sur la huitième génération ducale et d’encourager ainsi la prophétie d’une future catastrophe pour ces ducs, Robert porta le nombre de livres de huit à sept, en considérant le premier livre comme une introduction non numérotée. Par conséquent, le second livre devenait le premier livre et le livre supplémentaire, sur Henri Ier, le septième54. 15 La peur d’une catastrophe dynastique après la septième génération n’était pas une frayeur exclusivement normande, parce qu’une semblable angoisse est constatée parmi des membres de la famille capétienne au XIIe siècle. Il est très intéressant que cette peur soit déjà présente, bien que sous forme implicite, dans la prophétie sibylline recopiée dans le manuscrit de Fécamp. Ce texte contient de longs passages sur les lignages dynastiques d’empereurs, de rois et de princes anonymes. L’anonymat des lignages transformait le texte en un support idéal pour des interprétations spécifiques à chaque type de public. Toute femme et tout homme qui avait une copie de la prophétie sibylline pouvait donc identifier de vagues événements mentionnés dans le texte à des faits de son propre temps. Par conséquent, cette femme ou cet homme pouvaient croire qu’ils connaissaient le futur et agir pour le mieux sur lui. Depuis les temps classiques, les Sibylles avaient toujours été associées aux changements dynastiques55. Un Père de l’Eglise comme saint Augustin a même considéré ces prophéties comme plus importantes que les prophéties bibliques. Au XIIe siècle, le philosophe Abélard affirme explicitement que les Sibylles devaient leur autorité prophétique à leur virginité56. L’insertion de la prophétie sibylline Tiburtienne (Sibylla Tiburtina) dans le manuscrit de Fécamp représente donc un témoignage important de l’acceptation par la cour normande de l’autorité de Sibylle, soutenue par l’abbé Jean et indirectement par Guillaume de Volpiano. 16 En conclusion, les démarches historiographiques d’Adeliza de Bourgogne et des deux Adélaïde d’Aumale signalent que la préservation de l’information historique n’était pas exclusivement une tâche masculine. Le processus de collecte et de conservationdes informations sur le passé découle d’une interaction entre les deux sexes. De la même manière, la connaissance et l’interprétation du futur résultent d’une collaboration entre les hommes et les femmes. Les femmes de l’aristocratie, et parmi elles surtout les mères, avaient besoin de renseignements fiables sur le futur. Bien que le futur fût dans la main de Dieu, des abbés se faisaient les sincères interprètes de prophéties destinées à ces femmes. Guillaume de Volpiano, pour sa part, connaissait l’importance de la prophétie. Selon son biographe, Raoul Glaber, il dut son destin d’ecclésiastique à sa mère Perinza qui, à la suite d’un rêve prophétique, décida que Guillaume était destiné

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au service de Dieu57. Ce thème est un lieu commun de l’hagiographie, mais il souligne la croyance de la femme aristocratique aux prophéties aussi bien que le rôle des mères en tant qu’informatrices, et parfois de prophètes, de l’histoire de leurs enfants

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ANNEXES

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Les connexions familiales d'Adélaïde d'Aumale

NOTES

1. SHOPKOW, 1997. Pour l’histoire du genre, voir VAN HOUTS, 1999 et VAN HOUTS, 2000, p. 83-94. 2. DUDON DE SAINT-QUENTIN, De moribus et actibus primorum Normanniae ducum, éd. Jules LAIR, Caen, Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXIII, 1865, p. 289. 3. The Gesta Normannorum Ducum of William of Jumièges, Orderic Vital and Robert of Torigni, éd. Elisabeth VAN HOUTS, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1992, I, p. LXXXIII-LXXXIV [ci-après GND]. 4. Guillaume de MALMESBURY, Gesta Regum Anglorum, éd. Roger Aubrey Baskerville MYNORS, Rodney THOMSON, Michael WINTERBOTTOM, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1998-1999, t. 1, p. 2-5. 5. HUNEYCUTT, 1990, p. 81-98. 6. JOHNSON, 1991, p. 144-147 sur l’éducation et les bibliothèques en France médiévale ; il manque une étude sur les nonnes et l’historiographie en Normandie. Pour l’Allemagne ottonienne, voir CORBET, 1986. 7. VAN HOUTS, 1992, p. 53-68. 8. VAN HOUTS, Elisabeth, « L’oralité dans l’hagiographie normande au XIe et XIIe siècles », in Les Saints dans la Normandie médiévale, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (26-29 septembre 1996), éd. BOUET Pierre, NEVEUX Francois, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2000, p. 83-94; PLATELLE, 1967, p. 83-106. 9. BATES, David, Regesta Regum Anglo-Normannorum. The Acta of William I (1066-1087), Oxford, Clarendon Press, 1998, n° 58, p. 270. [Ci-après Regesta…] 10. GND, II, p. 80-81 ; sur le financement du pèlerinage, voir MUSSET, 1962, p. 149-150. 11. GND, II, p. 120-123 ; The Gesta Guillelmi of William of Poitiers, éd. Ralph Henri Carless DAVIS, Marjorie CHIBNALL, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1998, p. 8-13, p. 32-35, p. 42-43. 12. BATES, Regesta…, n° 58, p. 270 : Quod postea Guido, filius suus iniuste sibi auferens, dedit illud Nigello vicecomiti. 13. Voir note n° 12.

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14. BATES, Regesta…, n° 58, p. 270 : Si autem prefatus Nigellus dixerit se hoc iure hereditario habuisse, sciendum est quia pater eius hoc aliter minime habuit, nisi quia vicecomes erat eiusdem patrie, et precepit sibi comitissa Adeliz ut sibi inde veluti minister serviret ; DELISLE, 1867, p. 4-6. 15. Pour la présence de Mathilde, voir BATES, Regesta…, p. 92-93. 16. Je remercie Pierre BAUDUIN de m’avoir fourni une copie de son article avant publication. 17. FAUROUX, Marie, Recueil des actes des ducs de Normandie de 911 à 1066 I, Caen, Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXXVI, 1961 [ci-après Recueil…], n° 11, p. 82-85 (Brix, p. 85 « Bruet ») et n° 58, p. 180-182 (p. 182 : castella que ibi habentur, videlicet Carusburg cum eo quod dicitur Holmus et eo quod dicitur Brusco cum iis que ad hec aspicere videntur) ; BAUDUIN, à paraître, [p. 8, 12]. 18. BAUDUIN, à paraître [p. 13]. 19. BATES, Regesta…, n° 59, p. 271-86 à la p. 278 : donavimus burgum de Hulmo cum reditibus suis Adelissa amita mea [sc. Rex Willelmus I] benigniter annuente, cuius hereditas erat, sed et comitissa A (delissa) de Albemarla concedente, eo videlicet pacto ipsa teneret in vita sua, post obitum vero suum ad victum sanctimonialium sancta possideret ecclesia. On peut noter, avec P. BAUDUIN, que Le Homme est cité parmi les biens usurpés à la Trinité de Caen sous le règne de Robert Courteheuse (WALMSLEY, Charters, p. 127 : et Hulmum aufertur Sancte Trinitati iniuste). 20. The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, éd. Marjorie CHIBNALL, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1969-1978, IV, p. 208 [ci-après ORDERIC VITAL, H. E.] : et filiam amitae suae uxorem dedit [sc Guillemus dux]. Elle fut la première femme de Baudoin, nommée Albreda dans un document de v. 1340, voir DUGDALE, V, p. 377. 21. FAUROUX, Recueil… n° 59, 61 ; MUSSET, 1967, n° 2, 8, 11 ; DOMESDAY BOOK, I, f. 107 : uxor Balduini. 22. Il n’y a aucun doute qu’Adélaïde fut une fille de Robert le Magnifique et donc une demi-sœur de Guillaume le Conquérant, voir, ORDERIC VITAL, H. E. II, 264 : filiam scilicet Rodberti ducis. Elle a été identifiée comme sœur utérine (soror uterina) – dans le sens de demi-sœur paternelle – par Robert de Torigni (GND, II, p. 272). Cf. aussi Robert de Torigni sur Guillaume d’Eu, frère utérin de Richard II par leur père, Richard I (GND, II, p. 128). Dans sa Chronique, Robert de Torigni (Chronicle…, éd. Richard HOWLETT, p. 24) identifie Adélaïde comme unam filiam nomine Aeliz de alia concubina. 23. GND, II, p. 270-271. 24. Vita Waldevi, éd. D. GILES, p. 10 : Juettam, filiam comitis Lamberti de Lens. Cette source est le seul témoin pour l’identification du second époux d’Adélaïde. 25. GND, II, p. 270 ; ORDERIC VITAL, H. E., II, 264-4 ; IV, 182-183. 26. Pour l’histoire d’Aumale, voir BAUDUIN, 1998, p. 404-431. Je remercie Pierre Bauduin de m’avoir fourni une copie de sa thèse en microfiche. Pour une histoire anglaise, voir ENGLISH, 1979, p. 14-17. 27. LE JAN, 1995, p. 369 ; p. 371 et BAUDUIN, à paraître [p. 13-15]. 28. Je suis Pierre Bauduin pour les sigles utilisés pour ces documents. 29. MUSSET, 1961, p. 32-35 ; BAUDUIN, 1998, p. 405. 30. STAPLETON, 1836, p. 358-60 ; BAUDUIN, 1998, p. 406. 31. MUSSET, 1961, p. 32 : jussu Addelidis nobillissime comitisse sororis sicilicet Willelmi regis anglorum que ideo apicibus commendari voluit, confirmante viro suo, videlicet Odone comite, una con filio suo Stephano… 32. STAPLETON, 1836, p. 358 : jussu Enguerrani consulis qui filius Bertae supradicte Guerenfridi filie et Delidis comitisse uxoris sue, sororis scilicet Willelmi regis… 33. STAPLETON, 1836, p. 358 : Et quicquid beneficii eidem ecclesie supradicti antecessores concensserunt, Addelidis comitissa supradicti Engueranni et supradicte Adelidis filia, que post obitum illorum in inperio successit, confirmat. 34. ENGLISH, 1976, p. 15.

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35. Adélaïde I ère était encore en vie en 1086 (FARLEY (éd.), Domesday Book II, fol. 91b [Essex] and 431b [Suffolk]), mais morte en 1089/1090 quand son fils Etienne (ORDERIC VITAL, H. E., IV, p. 182) ou son mari Eudes (The Chronicle of John of Worcester, éd. Reginald Ralph DARLINGTON, Patrick MCGURCK, Jennifer BRAY, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1995-1998 [ci-après JEAN DE WORCESTER], III, p. 57) sont dits être en possession d’Aumale. Elle est de manière certaine décédée en 1096 quand sa mort est mentionnée dans une charte de son fils pour Saint-Lucien de Beauvais (voir ci-dessous, note n° 37). 36. Voir note n° 35. 37. GALLIA CHRISTIANA, XI, Instr. XV, col.19-20 : consensu simul et corroboratione sororis meae Adelidis. 38. DAVID, 1920, p. 228 ; ENGLISH, 1976, p. 15. 39. JEAN DE WORCESTER, III, p. 76-77. 40. ENGLISH, 1976, p. 13-14 et FARRER, 1916, III, p. 26-32, avec une généalogie familiale à la p. 87. 41. DAVID, 1920, p. 158 signale qu’en 1104, Etienne, en tant que comte d’Aumale, salua le roi Henri Ier pendant sa visite en Normandie (ORDERIC VITAL, H. E., VI, p. 56). 42. BAUDUIN à paraître [p. 12, n. 76] et ROUND, 1899, n° 971, p. 346-347. 43. Il n’est pas certain que les deux hommes, Guillaume et Adson, se soient rencontrés. Je remercie Neithard BULST pour l’information donnée sur ce point. 44. Adso Dervensis de ortu et tempore antichristi necnon et tractatus qui ab eo dependunt, éd. Daniel VER– HELST, Corpus Christianorum continuatio Mediaevalis, XLV, Turnhout, Brepols, 1996, p. 20-21. 45. LE JAN, 1995, p. 369-370. 46. Rodulfus Glaber Opera, éd. John FRANCE, Neithard BULST, Paul REYNOLDS, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1989, p. 254-299, [ci-après Rodulfus]. 47. SACKUR, 1898, p. 177-187. 48. Ibidem, p. XCIV-XCV et BULST, 1974, p. 453-454. 49. VAN HOUTS, à paraître ; je voudrais mentionner le fait que Neithard BULST n’est pas d’accord avec ma suggestion parce que les trois textes mentionnés ont été réunis dans un livre manuscrit intitulé In Omeliis Gregorii, c’est un ensemble purement monastique et donc, selon Neithard BULST, pas opportun pour une reine. 50. ORDERIC VITAL, H. E., III, p. 104-108. 51. VAN HOUTS, 1997, p. 42-44. 52. WERTHEIMER, 1995, p. 100-115 ; STAFFORD, 2000, p. 4-27. 53. NORTH, 1987, p. 147-161. 54. GND, I, p. LXXXIV-LXXXV. 55. MC GINN, 1985, p. 7-35. 56. ABELARD, Epistola, éd. Jacques-Paul MIGNE, PL 178, c. 246-7. 57. Rodulfus, p. 258-259.

RÉSUMÉS

Loin de conclure que les femmes normandes n’ont joué aucun rôle dans le processus de l’écriture de l’Histoire, je voudrais suggérer qu’elles ont pu s’impliquer de différentes manières dans l’histoire de leurs familles. Elles ont agi comme des « canaux de communication historique » entre les générations. Des femmes de l’aristocratie, s’occupant du passé, du présent et du futur,

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 33

ont stimulé la production de récits historiques et prophétiques. Trois dossiers en particulier ont retenu mon attention : le don du château du Homme (Cotentin) de la comtesse Adeliza de Bourgogne aux religieuses de La Trinité de Caen en 1075 ; les deux versions du récit de la fondation de l’église de Saint-Martin d’Auchy de la fin du XIe siècle et le manuscrit Paris BnF lat. 5390 (Raoul Glaber, Vie de Guillaume de Volpiano ; Adson de Montier-en-Der, L’origine et du temps d’Antéchrist et la prophétie sibylline) copié entre 1060 et 1070.

Instead of concluding that Norman women did not play any role in the process of writing history, I should like to suggest that there were other ways in which they could be involved with the history of their families. They acted as channels of historical knowledge between the generations. Aristocratic women, preoccupied with the past, the present and the future, stimulated the production of historical and prophetical narratives. Three dossiers in particular will be discussed here: the grant of the castle of Le Homme (Cotentin) by Countess Adeliza of Burgundy to the nuns of Holy Trinity at Caen in 1075, the two versions of the foundation narrative of the church of St Martin at Auchy dating to the late eleventh century, and manuscript Paris BN Lat. 5390 (Ralph Glaber, Life of William of Volpiano; Adso of Montier-en-Der, The Origin and Time of the Antichrist and the sibyline prophecy) copied between 1060 and 1070.

INDEX

Keywords : genealogy, prophecy, medieval historiography, woman, dower land, Aumale, Glaber (Ralph), Adso of Montier-en-Der, William of Volpiano, Matilda of Normandy Mots-clés : généalogie, prophétie, historiographie médiévale, femme, douaire, Aumale, Glaber (Raoul), Adson de Montier-en-Der, Guillaume de Volpiano, Mathilde de Normandie

AUTEUR

ELISABETH VAN HOUTS

Emmanuel College Cambridge CB2 3AP UK

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 34

Guillaume de Volpiano en Normandie : état des questions William of Volpiano in Normandy: current position

Véronique Gazeau

1 Le prestige de l’abbaye de Fécamp fut incomparablement supérieur à celui des trente- trois autres abbayes bénédictines que compte la Normandie. Selon la formule de Raoul Glaber, « l’heureuse prospérité de Fécamp éclipsait tous les autres établissements »1. En effet, et en premier lieu, l’abbaye fut le lieu de sépulture des princes normands Richard Ier et Richard II et de plusieurs membres de la famille ducale2. En deuxième lieu, l’étude prosopographique démontre que le choix des successeurs de Guillaume de Volpiano ne relève pas seulement des compétences religieuses. Jean de Ravenne est un disciple de Guillaume, le choix semble avoir été effectué de concert avec le duc Robert le Magnifique3. Guillaume de Rots, le troisième abbé, a été moine de Saint-Etienne de Caen, la fondation de Guillaume le Conquérant, sous l’abbatiat de Guillaume Bonne Âme4. En 1079, les deux hommes sont promus, le premier à Fécamp, le second au siège métropolitain de Rouen. Le quatrième abbé de Fécamp, Roger de Bayeux, est un disciple de Guillaume de Rots et doit sa désignation au duc-roi Henri 1er Beauclerc. L’abbé Henri de Sully est le propre neveu du futur roi d’Angleterre, Etienne de Blois5. En troisième lieu, les successeurs de Guillaume de Volpiano figurent très souvent les premiers souscripteurs ou témoins dans les listes des abbés au bas des diplômes ducaux. Ils sont parfois seuls présents au bas des mêmes diplômes. Leur présence est d’autant plus remarquable que sont rares les souscriptions abbatiales dans la Normandie ducale. Enfin, des événements de la plus haute importance se déroulent à Fécamp aux XIe-XIIe siècles. À Pâques 1075, Guillaume le Conquérant se rend à l’abbaye alors que sa fille Cécile prononce ses vœux monastiques. Il y revient en 10836. Le 3 mars 1162, le duc-roi Henri II assiste à la translation des corps des ducs Richard Ier et Richard II, au-dessus de l’autel majeur7. Si certains historiens — Colette Beaune et Mathieu Arnoux — peuvent considérer que les ducs sont moins présents à Fécamp après la fondation de Saint- Etienne de Caen8, les papes ont accordé à l’abbaye une attention toute particulière. Alexandre III, en 1174, remet à l’abbé Henri les insignes pontificaux, la mitre, l’anneau et les sandales, faveur confirmée par Lucius III en 11829. En 1197, Célestin III autorise

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l’abbé Raoul à porter la tunique et la dalmatique10. Aucun autre abbé en Normandie n’a reçu de tels privilèges, octroyés ici prématurément, puisque c’est généralement sous le pontificat d’Innocent III, donc à partir de 1198, que les pontificalia commencent à être exceptionnellement donnés.

2 À n’en pas douter, l’abbatiat de Guillaume de Volpiano appelé par le duc Richard II à réformer Fécamp a contribué à donner éclat et renommée à l’abbaye ducale. L’historiographie s’est efforcée d’accorder à Guillaume de Volpiano une sorte de paternité dans la réforme du monachisme normand. Au vide du Xe siècle dû aux exactions des , vide qui devait concerner tous les aspects de la vie de la Normandie, il convenait d’opposer le renouveau, dans le domaine monastique, voulu ex nihilo par les ducs et Guillaume de Volpiano. Lors de la célébration du treizième Centenaire de l’abbaye de Fécamp en 1958, René Herval concluait sa communication intitulée « Un moine de l’an mille : Guillaume de Volpiano, premier abbé de Fécamp (962-1031) », ainsi : « À la mort de Guillaume de Volpiano, la page de l’Histoire de l’an mille était tournée… De cette résurrection, le premier abbé de Fécamp et ses disciples avaient été les précurseurs et les meilleurs annonciateurs. Cela suffit à leur gloire et justifie largement la haute admiration que la Normandie garde à leur souvenir »11. Depuis 1958, les historiens dans le sillage des travaux menés par Jean-François Lemarignier, Lucien Musset, David Douglas, Marjorie Chibnall12, pour ne citer que ceux- là, et surtout depuis une bonne décennie, ont commencé de revisiter les sources de l’histoire du duché de Normandie. Entre temps, en 1973, paraissait la thèse de Neithard Bulst, consacrée aux réformes de Guillaume de Dijon, thèse qui demeure un ouvrage de référence13. En précurseur, Neithard Bulst mettait en place des chronologies, dressait une prosopographie des abbés qui gravitaient dans le sillage de Guillaume, pour finalement limiter la portée des réformes de ce dernier en Normandie. 3 Que peut-on dire aujourd’hui de l’œuvre de l’abbé Guillaume de Volpiano ? Quelle fut son action à Fécamp et en Normandie, de 1001, date de son arrivée dans le duché, à 1031, date de sa mort à Fécamp ? Et quelle fut la portée de son œuvre en Normandie, au-delà de sa mort ? Evoquons quelques pistes de recherches et quelques éléments de réponses en dressant un état de la recherche en cours, aujourd’hui en France mais aussi Outre-Rhin, Outre-Manche et aux États-Unis. 4 Raoul Glaber, un moine bourguignon de ses disciples, rédigea en quatorze chapitres la vita de son maître, quelque temps après 103114. Né en juin ou juillet 962 dans la citadelle de San Giulio d’une lignée aristocratique alémanique, oblat à Lucedio au diocèse de Verceil, Guillaume ne devint pas moine de Cluny par hasard. Mais on ne s’attardera pas à ces moments-là de sa vie. Il réforme l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon à partir de 989 et se voit confier dans les années suivantes plusieurs monastères en Bourgogne, Lorraine et Ile-de-France. En 1000-1001 il fonde Fruttuaria en Italie du Nord. 5 Et c’est en 1001 — il y a mille ans aujourd’hui — que le duc Richard II de Normandie appelle à Fécamp Guillaume de Volpiano encore appelé Guillaume de Dijon, précédé par sa réputation d’abbé réformateur. Raoul Glaber présente au chapitre VII de la Vita l’action de Guillaume à Fécamp et insiste sur les largesses effectuées en faveur de l’abbaye sitôt l’arrivée du nouvel abbé15. Celles-ci, confirmées par les sources diplomatiques, sont constituées en 1006 de domaines sis dans le comté de Caux, à Granville, Arques, à Ecretteville, à Harfleur, à Rouen, Pissy, Barentin, au Vaudreuil, à Aizier et à Hennequeville16. Entre 1017 et 1025, le duc enrichit encore de ses bienfaits l’abbaye en lui remettant des possessions à nouveau dans le pays de Caux17. Enfin, un

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acte de 1025, confirmant les libéralités de Richard Ier — les importants domaines de Saint-Valéry-en-Caux, Argences et Mondeville —, ajoute une quantité considérable de donations dans tout le duché, notamment dans le diocèse de Bayeux18. Les nombreux domaines ruraux, les forêts, les moulins, les marchés, les pêcheries, les vignes et autres revenus produisent des ressources susceptibles d’entretenir la communauté et de nourrir les pauvres, comme le suggère la Vita de Guillaume. L’abbé nomme en 1025 les prêtres de 35 églises rurales. En 1006, l’abbaye est dotée de l’exemption. Quelques années plus tard, elle est placée sous la protection pontificale, tout en restant dans l’orbite ducale19. On ignore tout des écoles mentionnées par le biographe de Guillaume qui connaît certainement la grammaire. On ne conserve aucune œuvre de l’abbé de Fécamp. Sans doute créa-t-il une école pour les oblats et une autre pour les clercs. On y apprend à déchiffrer l’Ecriture sainte, à prier et chanter les psaumes. Raoul Glaber insiste sur la décadence qui règne dans le domaine du chant en Normandie et sur l’influence qu’a eue Guillaume de Volpiano dans le détail de l’organisation des chants de l’office. Il faut très vraisemblablement considérer qu’il a lui-même composé des antiennes et des répons, que l’on ne rencontre que dans les manuscrits des monastères qu’il a lui-même réformés20. La Bibliothèque municipale de Rouen conserve un antiphonaire-hymnaire du XIIIe siècle, précédé d’un traité de musique et d’un tonaire21. Or ce tonaire en usage à Fécamp s’apparente à celui de Saint-Bénigne de Dijon, connu par un manuscrit conservé à la Faculté de Médecine de Montpellier et attribué à Guillaume de Volpiano22. 6 Il ne semble pas que les bâtiments claustraux mentionnés par la Vita aient abrité un atelier d’enluminure par exemple. Les moines qui accompagnent Guillaume de Volpiano ont trouvé une Règle des chanoines dans la bibliothèque, un manuscrit de tradition carolingienne, de style franco-saxon avec des lettres ornées23. Il faut attendre l’abbatiat de son successeur, Jean (1028-1078), pour que de nouveaux décors se fassent jour24. Si, comme le laisse entendre son biographe, Guillaume n’a fait que construire les bâtiments abbatiaux, effectivement, en 990 l’église avait été relevée. Le Libellus de revelatione, edificatione et auctoritate Fiscannensis monasterii précise que des bâtiments claustraux, des ateliers et des maisons ont été édifiés par Richard II, avant l’arrivée de Guillaume25. Dudon de Saint-Quentin décrit un vaste massif occidental à trois tours26. 7 Guillaume de Volpiano avait introduit à Dijon les coutumes de Cluny qu’il adapta. Fécamp emprunte beaucoup aux coutumes clunisiennes, mais diverge sur plusieurs points. 8 Si l’on examine l’influence de Guillaume en Normandie, son rôle dépasse largement le cadre du monastère ducal. De son vivant, il s’est efforcé de réformer d’autres établissements au moyen du cumul, comme l’a montré Neithard Bulst27 : 9 Il est non seulement abbé de Fécamp, mais aussi depuis 1025 le premier abbé de Bernay, la fondation de l’épouse de Richard II, Judith, vers 1008-101728. A Jumièges, il a exercé l’abbatiat de 1015 à 101729. En réalité Guillaume résida assez peu en Normandie pendant trente ans. Il s’efforce de nommer ses disciples aux postes d’abbé ou de prieur, derrière lesquels il s’efface : • à Fécamp : à la demande du duc Robert, il cède la place à Jean de Ravenne en 102830 ; • à Bernay : à une date inconnue (avant 1027), il est aidé ou remplacé par un custosou gardien,Thierry, ancien moine de Dijon et prieur de Fécamp31 ;

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• à Jumièges : en 1017, il place Thierry qui cumule les abbatiats de Jumièges et de Bernay. Les Annales de Jumièges indiquent explicitement qu’il introduit à Jumièges les coutumes dijonnaises32. • au Mont-Saint-Michel : le même Thierry succède à l’Italien Suppo, en 102333.

10 Que reste-t-il de l’œuvre de Guillaume de Volpiano après 1031, en Normandie ? La réponse s’appuie sur quelques exemples.

11 Premièrement, le monachisme qui prend son essor dans les années 1030 avec la multiplication des fondations aristocratiques, relayant l’action des ducs, présente des similitudes avec le monachisme de Guillaume de Volpiano. Les nouvelles abbayes que sont Préaux, Cormeilles, Grestain et d’autres ont à leur tête un supérieur, appelé parfois custos, qui ne porte pas le titre abbatial, le temps que s’affermisse la jeune maison et qu’elle se détache de la maison-mère dans l’orbite de laquelle elle a été créée34. Peut- être faut-il voir en cette pratique une influence de Guillaume qui, on l’a vu, avait instauré la pratique du gardiennage à Bernay. Jean de Ravenne cumule de 1052 à 1054 les abbatiats de Fécamp et de Saint-Bénigne de Dijon35. Rainier, deuxième abbé de La Trinité-du-Mont de Rouen a très vraisemblablement exercé quelque temps la responsabilité de premier abbé du Tréport fondé en 1059, exemple de cumul à la manière de Guillaume de Volpiano36. Le cumul ne doit pas être interprété comme la volonté d’imposer un monachisme autoritaire, mais comme une pratique de gouvernement dans une période délicate. 12 Deuxièmement, deux abbayes relèvent d’un statut particulier en Normandie. Il s’agit de Bernay et de Saint-Taurin d’Evreux, cette dernière restaurée par Richard Ier dans la deuxième moitié du Xe siècle et confiée à Fécamp par Robert le Magnifique en 1034. Dans le giron de Fécamp, elles sont contraintes de choisir un abbé fécampois et de suivre les coutumes monastiques de leur abbaye-mère. Après deux custos, Bernay a un véritable abbé dans les années 1060, Vital37. 13 Troisièmement, plusieurs abbayes vont être en quelque sorte placées dans la mouvance fécampoise par l’entremise d’abbés venus de Fécamp. Après la mort de Guillaume de Volpiano, le Mont-Saint-Michel a encore des abbés fécampois jusqu’au milieu du XIe siècle38. Conches et Troarn, fondations aristocratiques de 1035 et 1059, choisissent leurs premiers abbés parmi les moines de Fécamp39. Le premier abbé de Saint-Martin de Sées vers 1057 est sorti de Troarn, en apportant les coutumes de Fécamp40. 14 Quatrièmement, dans le domaine liturgique, les travaux de Dom Hesbert, de Michel Huglo, de Dom Le Roux et plus récemment d’Olivier Diard, montrent que pour l’office, Guillaume de Volpiano a imposé le cursus bénédictin dans quelques monastères rénovés, c’est-à-dire 12 leçons et 12 répons répartis sur les trois nocturnes pour les fêtes solennelles41. Concernant le répertoire liturgique, son influence se vérifie par la présence de pièces originales probablement composées par lui, l’adaptation d’autres pièces par des variantes musicales et littéraires, ce que Raoul Glaber appelle des « corrections », et leur ordre dans certaines solennités42. Son influence apparaît dans les quatre dimanches de l’Avent avec un choix de répons et d’antiennes présentés dans le même ordre dans les antiphonaires et bréviaires manuscrits de Fécamp, de Jumièges, du Mont-Saint-Michel, de Saint-Martin de Troarn et indirectement de Conches43. Le choix des répons pour les Jeudi, Vendredi et Samedi Saints permet de relever un cursus original dans les abbayes de Fécamp, Jumièges et Troarn44. La présence d’un office original normand dédié à saint Bénigne à Fécamp, au Mont-Saint-Michel et à Jumièges, composé par Guillaume de Volpiano, a influencé la composition d’autres offices de

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saints normands où l’on retrouve des variantes des mêmes mélodies45. Ainsi l’office dédié à saint Taurin a été composé à Fécamp après la mort de Guillaume et est chanté à Fécamp et à Conches46. Si le chant grégorien importé par Guillaume a effectivement remplacé le chant gallican, il lui a fallu imposer une théorie pour expliciter l’accord entre les mélodies permettant de réciter les psaumes (tons psalmodiques) et les chants les encadrant (antiennes)47. Conforme au tonaire de Saint-Bénigne de Dijon, le tonaire de Fécamp s’est répandu à Jumièges48. 15 Cinquièmement, l’influence clunisienne et dijonnaise est visible à Bernay, abbaye construite dans les années 1025-1030 et dont Guillaume de Volpiano a été l’abbé. Le plan échelonné à chevet, la présence de piles composées et celle d’une coursière au niveau supérieur du mur oriental du transept attestent l’influence bourguignonne49. En matière de décoration, le traitement et la manière d’organiser la figure dans un cadre d’un chapiteau de Bernay, conservé dans la crypte, orné d’un personnage à casque feuillu, pourraient indiquer des similitudes avec l’atelier de Saint-Bénigne50. 16 Sixièmement, la lecture des documents nécrologiques est révélatrice du souvenir d’un abbé entretenu par les communautés monastiques normandes, l’inscription au nécrologe donnant droit à des prières spéciales au chapitre. Le nom de Guillaume de Volpiano est consigné dans le nécrologe de Jumièges et dans le martyrologe du Mont- Saint-Michel, où l’office de saint Bénigne est chanté51. Mais ce qui ne manque pas d’étonner, c’est l’absence du nom de Guillaume de Volpiano dans les autres nécrologes conservés, au Bec, à Lyre, à Lessay et au Tréport. Certes dans ces établissements l’influence de Guillaume de Volpiano est quasi nulle. Mais comment expliquer son absence dans la documentation de Saint-Evroult et de Sées ? 17 Ces quelques exemples invitent à considérer l’autorité de Guillaume de Volpiano, une autorité indéniable, mais peut-être localisée, circonscrite à quelques établissements : Fécamp et Jumièges au diocèse de Rouen, Bernay et Saint-Evroult au diocèse de Lisieux — le premier abbé de Saint-Evroult, Thierry de Mathonville, fut au préalable prieur de Jumièges sous l’abbatiat de Thierry —, Saint-Martin de Sées au diocèse de Sées, Le Mont-Saint-Michel au diocèse d’, Troarn, au diocèse de Bayeux, enfin Conches et Saint-Taurin d’Evreux au diocèse d’Evreux. Dans ces établissements, on doit néanmoins admettre des nuances à son autorité, à son influence. Saint-Evroult restauré en 1050 fait venir son premier abbé de Jumièges, mais dote son abbaye des coutumes clunisiennes pas exactement semblables à celle de Fécamp. Et Ordéric Vital, parfaitement bien renseigné sur ce qui se passe à Saint-Evroult, son monastère, souligne que l’abbé, Thierry de Mathonville, connaît bien aussi les coutumes de Saint- Vanne de Verdun et celles que lui a enseignées Thierry de Jumièges52. Les premiers abbés de Conches et de Troarn sont des Fécampois qui laisseront rapidement leur place à des abbés choisis ailleurs qu’à Fécamp. À Conches, c’est à Saint-Laumer de Blois, à Coulombs au diocèse de Chartres ou au Bec qu’on va chercher des successeurs53. Les moines de Saint-Taurin d’Evreux, en 1104, se révoltent contre la tutelle fécampoise et l’abbé de Fécamp doit faire intervenir le duc-roi Henri Ier, en 1106, pour faire cesser ce qu’on est en droit d’appeler un mouvement de sécession54. À Bernay, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, les moines se tournent vers le Bec et en font venir deux abbés successifs55. 18 Examinons également les cas de trois abbayes qui ont au cours des XIe-XIIe siècles choisi un abbé fécampois sans que l’influence de Fécamp ait laissé des traces durables. Lorsque Nicolas, jeune moine de Fécamp et fils du duc Richard III, en 1042, prend la tête

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de Saint-Ouen de Rouen, il n’y impose pas l’office de Fécamp, bien au contraire56. En 1063, le duc Guillaume a choisi pour abbé de Saint-Wandrille, le moine de Fécamp, Gerbert. Ce dernier avait commencé par mener plusieurs expériences monastiques y compris en Italie avant son entrée à Fécamp en 1055. La situation chaotique qui règne à Saint-Wandrille après la mort de Gerbert en 1089, pendant deux ans, peut laisser supposer qu’il a peut-être cherché à bouleverser les coutumes en imposant celles de Fécamp. Par la suite, la sérénité revient avec le choix d’un abbé issu de la communauté 57. L’abbaye de Notre-Dame d’Ivry, placée dès sa fondation en 1071 sous la tutelle de Notre-Dame de Coulombs, a un abbé fécampois au XIIe siècle, dans des circonstances obscures58. 19 Il est plusieurs établissements où l’autorité de Guillaume n’a pas droit de cité. Dans les années 1030, c’est-à-dire au lendemain de la mort de Guillaume de Volpiano, plusieurs abbayes nouvellement fondées tournent indéniablement le dos à Fécamp. Ainsi, à La Trinité du-Mont de Rouen, le premier abbé Isembert, qui fut moine de Saint-Ouen, apporte avec lui l’office de saint Ouen et celui de saint Nicolas, qu’il impose59. Son successeur choisit les abbés de Cormeilles et du Tréport. Son disciple, Ainard, est installé à Saint-Pierre-sur-Dives, au diocèse de Sées, abbaye fondée par les comtes d’Eu, futurs fondateurs du Tréport60. En 1032, le premier abbé de Cerisy vient aussi de Saint- Ouen61. La vita d’Herluin, le fondateur et premier abbé du Bec, rapporte que ce dernier, en quête d’un monastère après l’abandon de la vie laïque, s’est arrêté au début des années 1030 à Bernay, où il fut rudoyé par le custos, Raoul, un moine de Fécamp 62. Herluin fonde finalement un monastère au Bec en 1034, dans la vallée de la Risle63. L’Italien Lanfranc fréquente les écoles d’Avranches au plus tard en 1039 et s’arrête au Bec64. Le nombre d’abbés, formés au Bec et envoyés aux quatre coins de la Normandie, puis de l’Angleterre après 1066, est largement supérieur à celui des Fécampois65. 20 Il convient dès lors de se poser la question de savoir si Guillaume de Volpiano lui-même n’a pas entrevu les limites de son action avant même son arrivée. En effet, on s’explique difficilement pourquoi Maieul de Cluny dans un premier temps, puis Guillaume de Volpiano ont commencé par refuser de répondre à l’appel des ducs à venir réformer le monachisme normand. Le Libellus de revelatione, composé sous l’abbatiat de Guillaume de Rots (1079-1107), dans le souci de consacrer le caractère singulier et exceptionnel de l’abbaye et dont Mathieu Arnoux a montré le crédit qu’on doit apporter à ses informations, indique que Guillaume de Volpiano redoute les Normands, « des hommes barbares et farouches et démolisseurs des temples saints »66. Et pourtant, les travaux récents de Katharine Keats-Rohan mettent l’accent sur une donation de terre au Mont- Saint-Michel, en Touraine, effectuée par Maieul de Cluny le 21 mars 96667. Certes, cela démontre l’intérêt porté au monachisme de la principauté normande par Cluny, mais à cette époque l’abbaye du Mont-Saint-Michel demeure encore dans l’orbite des régions situées à l’ouest de la principauté. Et Maieul, qui connaît l’Eglise normande, mais au prisme du Mont-Saint-Michel, n’ose pas encore à la fin du Xe siècle, après la révolte paysanne de 996, lancer ses troupes dans la partie orientale du duché, ce qui explique l’accusation lancée aux légats envoyés par le duc à Guillaume de Volpiano. Maieul n’a pas souhaité disperser ses efforts sous le règne de Richard Ier et au début de celui de Richard II. L’hésitation n’est plus de mise à la toute fin du Xe siècle. Une donation de Richard Ier à l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon montre que même si les parties concernées avaient préparé le terrain de la venue des Clunisiens, le moment n’est propice qu’en 100168. Les dernières hésitations sont levées par l’obtention du silence de l’archevêque Robert, qu’on n’entend pas et qui ne souscrit pas l’acte de 1006. Il faut

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attendre 1023 pour qu’apparaissent conjointement dans un acte ducal en faveur de Fécamp les attestations de l’archevêque Robert et celle de l’abbé Guillaume69. 21 En réalité, Guillaume de Volpiano n’arrive pas en terrain vierge. D’une part, le monachisme n’a jamais totalement disparu en Normandie, d’autre part, bien avant l’arrivée de Guillaume, des réformateurs sont à pied d’œuvre. Un très rapide tour d’horizon à partir des derniers travaux de Jacques Le Maho, Katharine Keats-Rohan, Mathieu Arnoux et des nôtres permet de tenir pour une hypothèse solide, sinon d’affirmer que des moines n’ont cessé d’être présents au Mont-Saint-Michel, que des clercs, voire des moines, ont dû continuer de mener une vie communautaire à Saint- Evroult ainsi qu’à La Croix-Saint-Leufroy. Jacques Le Maho, par une enquête d’une grande minutie, parvient à vider de son sens la théorie de la disparition du monachisme dans la vallée de la Seine en pleine période d’invasion viking. On sait maintenant qu’à la fin du IXe siècle, des communautés exilées depuis le Cotentin, ont trouvé refuge à plusieurs endroits dans cette vallée, en tout état de cause à Fécamp et près de Jumièges70. À Saint-Ouen de Rouen, tout laisse à penser que sous Rollon les moines sont revenus. Au début du Xe siècle, l’archevêque exerce encore conjointement sa charge avec celle d’abbé, comme aux temps mérovingiens et carolingiens. Un abbé régulier, Hildebert, est présent en 989 au moment de la translation des reliques de saint Ouen et peut-être tient-il les rênes de l’abbaye dès 96071. À Jumièges, les efforts de Guillaume Longue Epée pour ranimer la vie monastique en faisant venir l’abbé Martin et des moines de Saint-Cyprien de Poitiers, que méconnaît le dernier ouvrage de l’historienne américaine, Cassandra Potts consacré au monachisme en Normandie, ne sont absolument pas sans lendemain après l’assassinat du duc le 17 décembre 94272. Un scriptorium et un atelier d’enluminures y existent73. À Saint-Wandrille dès 959, Mainard le disciple de Gérard de Brogne, grand réformateur d’abbayes en Flandre, fait renaître le monachisme. En réalité, la communauté expatriée au temps des Vikings n’a pas totalement disparu et si l’on admet aujourd’hui que le Mainard de Saint-Wandrille n’est jamais parti en 966 au Mont-Saint-Michel, il a pu rester longtemps dans l’abbaye renaissante et y instaurer une communauté forte. En 1001, c’est vraisemblablement un des trois rectores, connus seulement par le Gallia christiana qui ne cite pas ses sources, qui est à la tête de Saint-Wandrille. Le premier des trois rectores Enfulbert, est mort en 993 après avoir « restauré les basiliques », sans doute les églises antérieures aux Vikings. Il eut même le droit à une épitaphe. Ces rectores ne pourraient-ils pas être des sortes de custos avant la lettre ? Enfulbert, enterré à Jumièges, dont il avait été d’abord moine et doyen, aurait pu être custos de l’abbaye de Saint-Wandrille placée momentanément sous la férule de Jumièges. Cela donnerait consistance à l’hypothèse de la stabilité du monachisme gémmetique à la fin du Xe siècle, dont on connaît certes mais assez mal les abbés. En 1008, alors que Guillaume de Volpiano est à Fécamp, c’est Gérard, un abbé de Crépy-en-Valois, qui accède à l’abbatiat de Saint-Wandrille74. A priori, les liens avec Jumièges, s’ils ont existé, sont rompus et l’on sait que Saint- Wandrille fera cavalier seul. Mais Gérard est inscrit au 29 novembre dans le nécrologe et le martyrologe du Mont-Saint-Michel75. L’insistance avec laquelle Dom Pommeraye au XVIIe siècle a voulu absolument que les abbés rouennais du début du XIe siècle aient été mis en place par Guillaume de Volpiano, n’a pas de fondement. Certes, l’origine des abbés Henri et Herfast de Saint-Ouen risque de demeurer à jamais mystérieuse, mais rien ne peut prouver qu’ils viennent de Fécamp. Au Mont-Saint-Michel, la communauté est bien solide en 1001 sous la férule de l’abbé Mainard II, qui gouverne depuis 991. À Fécamp même, une lecture attentive du Libellus permet de saisir qu’entre l’installation

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en 990 des chanoines par Richard Ier et l’arrivée de Guillaume de Volpiano, des moines ont occupé les bâtiments construits par Richard II76. 22 Le monachisme n’est pas mort des invasions vikings. À cet égard, les travaux de l’Américaine, Felice Lifshitz, s’ils doivent être lus avec prudence, ont contribué à mettre en évidence la responsabilité des troubles des guerres internes en Neustrie au Xe siècle, dans le déclin du monachisme77. Guillaume n’a donc pas eu à relever de ses cendres le monachisme en Normandie. Le renouveau monastique dans la nouvelle principauté est multiforme, entre les mains de réformateurs nombreux, issus de régions diverses extérieures au duché. Loin d’être un espace clos, le duché est une principauté importante de l’Occident chrétien et à ce titre reçoit les influences variées. Il prend appui sur des communautés qui ne sont pas disparues, loin s’en faut. 23 Au terme de ce rapide tour d’horizon, il faudra s’interroger sur les moments historiographiques, postérieurs au Moyen Age, qui ont porté au pinacle Guillaume de Volpiano. Dom Pommeraye au XVIIe siècle voit Guillaume à l’œuvre dans de nombreux monastères78. Certes, on l’a montré, Guillaume place ses disciples à la tête de plusieurs monastères. Mais, lorsqu’il arrive en Normandie, d’autres réformateurs sont déjà à l’œuvre. Plus près de nous, Jean-François Lemarignier considérait comme sans avenir les efforts de Martin de Poitiers à Jumièges79 ! Laissons le dernier mot à trois grands de la littérature médiévale normande. Guillaume de Poitiers et Guillaume de Jumièges ne prennent pas la peine de mentionner Guillaume de Volpiano. Quant à Ordéric Vital, il ne lui accorde en tout et pour tout que deux mentions assez laconiques, la première faisant de lui un homme sage et très fervent, « vir sapiens et in religione ferventissimus », la seconde indiquant qu’il a édifié le monastère « sollerter et religiose »80. Ces formules n’ont rien à voir avec les envolées oratoires consacrées à d’autres abbés par le moine d’Ouche ! Peut-on se résigner à dire qu’elles sont simplement à la mesure de l’œuvre de Guillaume de Volpiano ? Certainement pas car Ordéric jalouse sans doute quelque peu le monastère fécampois. Oeuvre exagérée ensuite par une certaine historiographie ? Certainement. Nous sommes tentés de revenir sur l’hésitation première de Guillaume de Volpiano, auquel Hugues de Flavigny dans sa Chronique écrite avant la fin du XI e siècle, donne une réputation de rigueur, le surnommant « super-règle »81. Même son biographe Raoul Glaber au chapitre V du Troisième Livre des Histoires met l’accent sur les calomnies suscitées par l’observance de la Règle82. N’avait-il pas pressenti l’ingratitude de la tâche ? Quoiqu’il en soit, l’œuvre de Guillaume de Volpiano suscite des questionnements sur la diversité du monachisme, auquel la principauté puise singulièrement sa force.

NOTES

1. Vie de saint Guillaume abbé de Dijon, chap. VII, GAZEAU, Véronique (trad.), La Normandie vers l’an mil, François de BEAUREPAIRE et Jean-Pierre CHALINE (coord.), Rouen, Société de l’Histoire de Normandie, 2000, p. 133.

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2. DUDON DE SAINT-QUENTIN, De moribus et actis primorum Normanniae ducum, éd. Jules LAIR, M.S.A.N., 23, 1865, p. 297-299. VAN HOUTS, Elisabeth, Gesta Normannorum ducum, Oxford, 1992-1995, II, p. 38-40. ORDÉRIC VITAL, Histoire ecclésiastique, éd. Marjorie CHIBNALL, II, p. 118. 3. Chronique de l’abbaye de Saint Bénigne, éd. Louis-Emile BOUGAUD et Joseph GARNIER, Dijon, 1875, p. 157. 4. ORDERIC VITAL, Histoire ecclésiastique, II, p. 150. 5. ORDERIC VITAL, Histoire ecclésiastique, VI, p. 536. 6. ORDERIC VITAL, Histoire ecclésiastique, III, p. 8. BATES, David, Regesta Regum Anglo-Normannorum. The Acta of William I (1066-1087), Oxford, 1998, n° 230. 7. Annales du Mont-Saint-Michel, Léopold DELISLE (éd.), II, p. 228. 8. BEAUNE, Colette, « Les ducs, le roi et le Saint Sang », in Saint-Denis et la royauté. Etudes offertes à Bernard Guenée, Paris, 1999, p. 711-732. ARNOUX, Mathieu, « A. D. MI : Willelmus abbas Fiscannensis efficitur année du Seigneur 1001 : Guillaume devient abbé de Fécamp », De l’histoire à la légende, La broderie du Précieux-Sang, Catalogue des Musées municipaux de Fécamp, Fécamp, 2001, p. 8. 9. RAMACKERS, Johannes, Papsturkunden in Franfreich, N. F. 2 : Normandie, Göttingen, 1937, n° 212. 10. Ibid., n° 339. 11. HERVAL, René, « Un moine de l’an mille : Guillaume de Volpiano, premier abbé de Fécamp (962-1031) », in L’abbaye bénédictine de Fécamp, ouvrage scientifique du XIIIe centenaire, 658-1958, Fécamp, 1958-1960, I, p. 44. 12. LEMARIGNIER, Jean-François, Etude sur le privilège d’exemption et de juridiction ecclésiastique des abbayes normandes depuis les origines jusqu’en 1140, Paris, 1937. MUSSET, Lucien, « La contribution de Fécamp à la reconquête monastique de la Basse-Normandie », dans L’abbaye bénédictine de Fécamp. Ouvrage scientifique du XIIIe centenaire, 658-1958, Fécamp, 1959, p. 57-68 et p. 341-343. DOUGLAS, David, « La première charte ducale pour Fécamp », L’abbaye bénédictine de Fécamp, ouvrage scientifique du XIIIe centenaire, 658-1958, Fécamp, 1958-1960, I, p. 44-56 et 327-339. CHIBNALL, Marjorie, « Fécamp and England », L’abbaye bénédictine de Fécamp, ouvrage scientifique du XIII e centenaire, 658-1958, Fécamp, 1958-1960, I, p. 126-135 et 367-378. 13. BULST, Neithard, Untersuchungen zu den Klosterreformen Wilhelms von Dijon (962-1031), Bonn, Ludwig Röhrscheid Verlag, 1973, 330 p. 14. RAOUL GLABER, « Vita domni Willelmi abbatis », Rodulfus Glaber opera, Neithard BULST et John FRANCE (éd. et trad. anglaise), Oxford (Oxford Medieval Texts), 1999, p. 254-299. 15. Vie de saint Guillaume abbé de Dijon…, p. 132-133. 16. FAUROUX, Marie, Recueil des actes des ducs de Normandie, Caen, 1961, n° 9. 17. FAUROUX, Recueil…, n° 31. 18. FAUROUX, Recueil…, n° 34. 19. Sur la question de l’exemption à Fécamp, LEMARIGNIER, Jean-François, Etude sur le privilège… 20. RAOUL GLABER, « Vita domni Willelmi », p. 286-288. 21. Bibl. mun. Rouen, A 190, f° 2-28 v°. 22. Bibliothèque de la Faculté de Médecine de Montpellier, H 159. HUGLO, Michel, « Le tonaire de Saint-Bénigne de Dijon », Annales musicologiques, 1956, IV, p. 7-18. Un tonaire comprend les incipit des 3000 antiennes de l’office et/ou ceux des 250 antiennes de la messe, classés suivant les huit tons du chant grégorien et, pour chaque ton, il donne la terminaison psalmodique capable de procurer le meilleur enchaînement musical de cette cadence finale à la reprise des antiennes citées. Une antienne est un refrain repris par le choeur entre chaque verset d’un psaume ou chanté seulement avant et après. Un antiphonaire est un recueil des antiennes et des répons ; un bréviaire comprend le lectionnaire et l’antiphonaire. 23. BnF, ms lat. 1535. 24. AVRIL, François, « La décoration des manuscrits dans les abbayes bénédictines de Normandie aux XIe et XIIe siècles », Positions de thèses de l’Ecole des chartes, 1963, p. 24-25.

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25. Patrologie latine, t. CLI, col. 719-720. 26. De moribus et actis primorum Normanniae ducum, p. 291. BAYLÉ, Maylis, L’architecture normande au Moyen Age, 1, Regards sur l’art de bâtir, Caen, 1997, II, p. 153. 27. BULST, Neithard, Untersuchungen…, p. 131 et suiv. 28. FAUROUX, Recueil, n° 35. 29. BULST, Neithard, Untersuchungen…, p. 165. 30. Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon, p. 157. 31. ROBERT DE TORIGNI, De immutatione ordinis monachorum, éd. Léopold DELISLE, Rouen, 1872-1873, II, p. 194. 32. Annales de l’abbaye de Saint-Pierre de Jumièges, éd. Dom Jean LAPORTE, 1954, p. 85. 33. De abbatibus Montis sancti Michaelis in Periculo maris, éd. Philippe LABBE, Nova bibliotheca manuscriptorum, Paris, 1657, I, p. 351. 34. Préaux : Inventio et miracula sancti Vulfranni, Jean LAPORTE (éd.), Société de l’Histoire de Normandie, Mélanges, 14e série, Rouen-Paris, 1938, p. 52. Cormeilles : ORDERIC VITAL, Histoire ecclésiastique, II, p. 90. Grestain : Neustria Pia, Rouen, 1663, p. 530. 35. Gallia christiana, t. XI, col. 207 A. 36. ROBERT DE TORIGNI, De immutatione…, II, p. 201. DELISLE, Léopold, Rouleaux des morts du IXe au XVe siècle, Paris, 1866, p. 137. 37. ORDERIC VITAL, Histoire ecclésiastique, II, p. 134. 38. Vers 1053-1055 Renouf, un moine du Mont, est fait abbé. 39. Conches : ORDERIC VITAL, Histoire ecclésiastique, II, p. 197. Troarn : ibid., II, p. 20 et 198. 40. ORDERIC VITAL, Histoire ecclésiastique, IV, p. 164. 41. DIARD, Olivier, Les offices propres dans le sanctoral normand, étude liturgique et musicale (X e-XVe siècles), thèse de doctorat, Université de Paris IV-Sorbonne, 2000, p. 106-108. Pour les solennités, ibid. Ouen, p. 130 ; Romain, p. 141 ; Philibert, p. 146-147 ; Aychadre, p. 150 ; Taurin, p. 165 et Leufroy, p. 170-171. J’adresse ici tous mes remerciements à Olivier Diard, dont les explications et les conseils relatifs à la liturgie et au chant m’ont été très précieux. 42. Quelques compositions de Guillaume de Volpiano, pour le cycle de Noël, dans LEROUX, dom R., « Guillaume de Volpiano, son cursus liturgique au Mont-Saint-Michel et dans les abbayes normandes », dans Millénaire monastique du Mont-Saint-Michel, I, Histoire et vie monastique, dom Jean LAPORTE (éd.), Paris, Lethielleux, 1966, p. 442. 43. HESBERT, dom René-Jean, Corpus antiphonalium officii 5, Fontes et earum prima ordinatio, Rome, Herder, 1975, p. 418 et 442. 44. HUGLO, Michel, Les livres de chant liturgique, coll. Typologie des sources du Moyen Age occidental, fasc. 52, Turnhout, Brepols, 1988, p. 90. 45. Par exemple, pour l’office de saint Taurin : DIARD, Olivier, Les offices propres…, p. 232-236, 241, 243. 46. DIARD, Olivier, Les offices propres…, p. 165. Pour Fécamp : bréviaire de la Bibl. mun. de Rouen, ms 244 (A 261, fol. 253-256 v°) ; 203 (Y 46), fol. 297-299 ; 251 (A 393, fol. 152-156) et l’antiphonaire 245 (A 190), fol. 260 v°– 263. Pour Conches, mairie de Conches, Bréviaires : ms 3, fol. 260 v°-262 v° ; 4, fol. 182 v°-184 et 5, fol. 206 v°-208) et le rituale, ms 6, fol. 120-120 v°. 47. DIARD, Olivier, Les offices propres…, p. 264-265. 48. HUGLO, Michel, Les Tonaires. Inventaires, analyse, comparaison, Paris, Société de musicologie, Heugel et Cie, 1971, p. 332, pour les manuscrits de Jumièges, Bibl. mun. de Rouen, 248 (A 339) et de Fécamp, 244 (A 261). 49. BAYLÉ, Maylis, L’architecture normande…, p. 16. 50. GRODECKI, Louis, « Les débuts de la sculpture romane en Normandie. Les chapiteaux de Bernay », Bulletin monumental, 1950, p. 33. 51. R.H.F., t. XXIII, p. 417. Bibl. Mun. Avranches, ms lat. 214, p. 6.

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52. Histoire ecclésiastique, II, p. 74. 53. ROBERT DE TORIGNI, De immutatione…, II, p. 198. 54. Gallia christiana, t. XI, instrumenta, col. 127-128. 55. Gallia christiana, t. XI, col. 832 A. 56. L’enquête du Corpus antiphonalium officii, op. cit., montre un cursus liturgique indépendant de celui de Fécamp. DIARD, Olivier, op. cit., p. 274 et l’analyse du sanctoral, p. 617. 57. LAPORTE, Dom Jean, « La fin du XIe siècle et le début du XIIe siècle », L’abbaye de Saint-Wandrille de Fontenelle, n° 29, 1980, p. 23. 58. Gallia christiana, t. XI, col. 653 A. 59. DIARD, Olivier, Les offices propres…, p. 271, 274 et 514. 60. ORDERIC VITAL, II, Histoire ecclésiastique, p. 352. 61. ROBERT DE TORIGNI, De immutatione…, II, p. 195. 62. Vita domni Herluini abbatis Beccensis, J. ARMITAGE ROBINSON (éd.), Gilbert Crispin abbot of Westminster, A study of the abbey under Norman Rule, Cambridge, 1911, p. 92. 63. FAUROUX, Recueil…, n° 4, p. 31. 64. GIBSON, Margaret, Lanfranc of Bec, Oxford, 1978, p. 15. 65. Voir notre étude en préparation sur les abbés bénédictins en Normandie à l’époque ducale. 66. ARNOUX, Mathieu, « La fortune du Libellus de revelatione, edificatione et auctoritate Fiscannensis monasterii. Note sur la production historiographique d’une abbaye bénédictine normande », Revue d’histoire des textes, t. XXI, 1991, p. 135-158. 67. KEATS-ROHAN, Katharine, « Une charte de l’abbé Mayeul de Cluny et la réforme du Mont-Saint- Michel, annexe », La Normandie vers l’an Mil, François de BEAUREPAIRE et Jean-Pierre CHALINE (coord.), Société de l’Histoire de Normandie, Rouen, 2000, p. 166-167. 68. FAUROUX, Recueil…, n° 17, p. 23. 69. FAUROUX, Recueil…, n° 25. 70. LE MAHO, Jacques, « Un exode de reliques dans les pays de la Basse Seine à la fin du IXe siècle », Bulletin de la Commission départementale des Antiquités de la Seine-Maritime, t. XLVI, 1998, p. 136-188. 71. Il est présent à la seconde translation de saint Ouen en 989 ( Patrologie latine, t. CLXII, col. 1162). Le Neustria pia, p. 21 s’appuyant sur un Vetus chronicon, indique une durée d’abbatiat de 46 ans. 72. POTTS, Cassandra, Monastic Revival and Regional Identity in Early Normandy, Studies in the History of Medieval Religion, XI, Woodbridge, The Boydell Press, 1997. 73. NORTIER-MARCHAND, Geneviève, « La bibliothèque de Jumièges au Moyen Age », in Jumièges, congrès scientifique du XIIIe centenaire, Rouen, 10-12 juin 1954, Rouen, 1955, II, p. 601. HOWE, John, « The Hagiography of Jumièges (Province of Haute Normandie) », in L’hagiographie du Haut Moyen Age en Gaule du Nord, manuscrits, textes et centres de production, Beihefte der Francia, 52, 2001, p. 96-97. 74. Inventio et miracula sancti Vulfranni, Jean LAPORTE (éd.), Société de l’Histoire de Normandie, Mélanges, 14e série, Rouen-Paris, 1938, § 30, p. 43. 75. Bibl. Mun. Avranches, ms 214, p. 180. LAPORTE, Jean, « Les obituaires du Mont-Saint-Michel », Millénaire monastique du Mont-Saint-Michel, I, p. 738. 76. Patrologie latine, t. CLI, col. 720. 77. Par exemple : LIFSHITZ, Felice, « The "exodus of holy bodies" reconsidered : the translation of the relics of St. Gildard of Rouen to Soissons », Analecta Bollandiana, t. 110, fasc. 3-4, 1992, p. 329-340. 78. Dom Pommeraye s’interroge sur le rôle de l’abbé italo-dijonnais à propos d’un passage de la Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon (p. 158-159) qui indique que Richard II a mis Guillaume de Volpiano à la tête de Jumièges, de Saint-Ouen et du Mont-Saint-Michel. (POMMERAYE, Jean-François, Histoire de l’abbaye royale de Saint-Ouen de Rouen, Rouen, 1662, p. 247-248). Dom

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Pommeraye conclut que Guillaume a remis l’abbaye dans « l’étroite observance… sans avoir la qualité d’abbé de Saint-Ouen, non plus que de Jumièges, du Mont-Saint-Michel ». 79. « Jumièges et le monachisme occidental au haut Moyen Age (VII e-XIe siècle). Quelques observations », Jumièges, congrès du XIIIe centenaire, II, p. 762. 80. ORDERIC VITAL, Histoire ecclésiastique, II, p. 292 et VI, p. 40. 81. HUGUES DE FLAVIGNY, Chronicon Hugonis monachi Virdunensis et Divionensis, abbatis Flaviniacensis, PERTZ (éd.), M.G.H., S.S., t. VIII, 1848, p. 391, 31-32. 82. Histoires, ARNOUX, Mathieu (éd.), Turnhout, Brepols, 1996, p. 171, § 16.

RÉSUMÉS

L’appel de Richard II au réformateur italo-bourguignon Guillaume de Volpiano en 1001 marque une étape majeure dans le relèvement du monachisme dans la principauté normande. Fécamp devient l’abbaye ducale d’où partent les initiatives des disciples de Guillaume vers Jumièges, Bernay, Le Mont-Saint-Michel, et au-delà Troarn, Saint-Taurin d’Évreux, Conches et Sées. L’influence de Guillaume de Volpiano est particulièrement visible dans le domaine liturgique et architectural. Mais le prestige de Fécamp ne doit pas éclipser le rôle d’autres réformateurs issus de régions extérieures à la Normandie, et qui ont eu leur part, avant l’arrivée de Guillaume et après sa mort (1031), dans le renouveau monastique du duché.

Richard II’s appeal to William of Volpiano, an Italian-Burgundian reformer in 1001, must be regarded as an important stage in the revival of monasticism in the Norman principality. Fécamp becomes the ducal abbey, from where William’s disciples initiate reforms at Jumièges, Bernay, le Mont-Saint-Michel and the abbeys of Troarn, Saint-Taurin d’Evreux, Conches, and Sées. William of Volpiano’s influence is evident in liturgical and architectural matters. One cannot forget that other foreign reformers came to Normandy before William of Volpiano and after his death (1031) who had a part in the settling of monasticism in the duchy.

INDEX

Mots-clés : monachisme, Guillaume de Volpiano, Fécamp, Richard II Keywords : monasticism, William of Volpiano, Fécamp, Richard II

AUTEUR

VÉRONIQUE GAZEAU

CRAHM-UMR 6577 Université de Caen Basse-Normandie

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 46

La diffusion de la toponymie scandinave dans la Normandie ducale Scandinavian place-names in norman duchy

François de Beaurepaire

1 L’arrivée des Vikings en Normandie fut à l’aube du Xe siècle l’évènement majeur des origines de cette province. Mais une grande imprécision règne sur les conditions dans lesquelles ils s’y établirent; les textes de cette époque n’apportent que des informations bien indigentes et les traces archéologiques de leur implantation sont très rares. Heureusement la toponymie régionale, riche d’éléments scandinaves, nous apporte des données irremplaçables; les historiens1 y ont en effet noté la présence fréquente d’éléments d’origine scandinave tels que tot « domaine rural », comme dans Yvetot, beuf « maison, agglomération », comme dans Elbeuf, bec « cours d’eau », comme dans Caudebec et Bolbec, fleur « estuaire, port » qui est présent dans Honfleur et Harfleur, et de plusieurs autres éléments que sont dalle « vallée », londe « bois », tuit « essart », torp « village », gatte « chemin », homme et hou, qui l’un et l’autre signifient une île ou un site au bord de l’eau. Leur répartition est en vérité fort inégale, car de fortes densités règnent dans le pays de Caux, la vallée de la Seine et les côtes du Cotentin, tandis qu’on ne trouve que des exemples dispersés dans le pays de Bray et qu’ils sont presque inexistants dans le sud de l’Eure et du Calvados et dans presque tout le département de l’Orne.

2 Les limites de notre propos ne nous permettent pas de présenter un inventaire détaillé du legs toponymique des Vikings en Normandie, même si nous restreignons notre investigation à l’ouest du pays de Caux, dont Fécamp est l’une des principales agglomérations. Nous nous limiterons à quelques observations générales que nous inspire le contraste manifeste entre la densité des noms de lieux d’origine scandinave et la pauvreté du legs linguistique de cette origine. Cette pauvreté découle des conclusions de l’investigation de Jean Renaud2, qui à la suite d’un large examen propose environ cent cinquante mots d’origine scandinave, qui relèvent d’ailleurs souvent de la

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pêche et de la navigation. Comment se fait-il donc que ces envahisseurs qui ont parrainé tant de noms de lieux en Normandie – n’y a-t-il pas plus de trois cents noms en -tot ? – aient laissé si peu de témoins dans le parler régional? Sans prétendre donner de réponse satisfaisante à cette interrogation, nous chercherons du moins à proposer quelques réflexions qui orienteront les investigations des chercheurs futurs. 3 Nous tenterons d’abord de donner un aperçu de la toponymie du pays de Caux, telle qu’elle se présentait au Xe siècle, lorsque les Vikings s’y établirent, et nous examinerons comment les noms de lieux de type scandinave y prirent place. Le paysage toponymique y était alors constitué de plusieurs familles de noms de lieux plus ou moins largement représentées, issues de modèles prélatins, gallo-romains, germaniques et romans.

Les noms de lieux scandinaves en Normandie.

On note leur forte densité dans les régions côtières à l’exception de réserves correspondant aux massifs forestiers (notamment dans la Basse-Seine) ou à des points de résistance à l’implantation des Vikings. Dans l’arrière-pays leur présence se limite à quelques sites dispersés.

4 Les noms que nous présumons d’origine prélatine se rapportent soit à la langue gauloise, soit aux parlers qui l’ont précédée, sans qu’il soit possible de faire la distinction avec certitude, car il est probable que la langue gauloise avait elle-même intégré de notables éléments de langages plus anciens. On peut, comme ailleurs en France, considérer comme prélatins de nombreux noms de cours d’eau; la Seine représente, comme chacun sait, un primitif Sequana, témoin d’un passé très reculé; peut-être aussi anciens sont les noms des rivières du littoral cauchois, le Dun (Dunus), la Scie (Seda) la Saâne (Sedana) et son affluent la Vienne (Vigenna). En ce qui concerne les noms de lieux habités d’origine prélatine nous ne relevons que de rares exemples, Jumièges (Gemeticum), Rançon (Rosontio), Gravenchon (Craventio), Gueures (Gora) et L’eure (Lodurum), ancienne paroisse médiévale, aujourd’hui intégrée dans la ville du Havre. Lillebonne, ancien Juliobona, date, quant à lui, des premiers temps de la présence romaine, puisque l’appellatif gaulois bona « fondation » y est associé au nom d’homme bien latin Julius (Jules).

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5 Mais le legs toponymique gallo-romain comprend surtout, comme ailleurs en France les héritiers de noms de domaine en acum ou iacum, dont le premier élément est le plus souvent un nom d’homme ; ainsi Sabiniacum ou Pauliacum étaient les domaines de Sabinus et de Paulus avant de devenir les nombreux Savigny et Pouilly que nous connaissons. Or, les noms de lieux de ce modèle sont particulièrement peu nombreux dans le pays de Caux au regard de leur densité dans le reste de la France : on n’y compte que de rares noms de paroisse, bien que la structure paroissiale fût bien établie dans cette région à l’époque mérovingienne, ainsi que l’atteste le grand nombre d’églises dédiées de façon bien caractéristique aux saints alors en honneur, saint Rémi, saint Denis, saint Médard ou saint Martin3 : du type de formation toponymique en acum il ne subsiste guère dans le pays de Caux que les noms de paroisses de Drosay, le domaine de Drusus, de Luneray, le domaine de Lunaris, d’Autigny, formé avec le nom d’homme Altinus, Cany dérivant quant à lui d’un archétype indéterminé, ces noms étant par ailleurs groupés entre Saint-Valery-en-Caux et Dieppe. La survie des formations en acum fut plus fréquemment assurée dans les noms de hameaux: nous en relevons au moins une vingtaine, les noms d’hommes avec lesquels ils sont construits appartenant en général à la basse latinité ou à l’anthroponymie germanique diffusée en Gaule à partir des Ve/VIe siècles, comme le montrent les quelques exemples qui suivent :

Noms de hameaux formés avec des noms d’hommes de basse latinité

Bailly, à Yvetot Ballius

Brilly à Vattetot-sous-Beaumont ?

Clémencé à Manneville-ès-Plains Clemens

Clercy à Bornambusc Claricus

Gruchy à Montivilliers et Veulettes Crucius

Reffigny à Yvetot Rufinus

Tessy à Offranville Tassius

Torcy à Ourville-en-Caux Tauricius

Noms formés avec des noms d’homme germaniques

Etupigny à Octeville Stuppo

Gogny à Ecretteville-les-Baons Godo

Picagny à Bec-de-Mortagne Piccho

Roquigny à Avremesnil Rocco

Vinchigny à St-Martin-aux-Buneaux Witso

Les trois Glatigny d’Auberville-la-Renault,

Fontaine-la-Mallet et Sainte-Marguerite-sur-Duclair Glatto

6 A la même époque, alors que les formations en acum/iacum cessaient de se multiplier, apparut en Gaule une éclosion de noms de lieux empruntés aux langues germaniques.

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Bien que les migrations barbares aient surtout affecté le nord et le nord-est de la Gaule, leur pénétration a touché tout le pays, comme le montre un semis de toponymes de cette origine, dont les exemples régionaux s’appliquent à quelques lieux notables, Flers (Orne), Falaise (Calvados), Rebets, Meulers et Darnétal (Seine-Maritime), et notamment la ville de Fécamp. En effet, malgré la légende qui voit dans Fécamp un ancien Fici campus « le champ du figuier », comme le consacre le blason de la ville meublé d’un superbe figuier, il semble bien qu’il s’agit d’un nom d’origine germanique ; en effet les formes anciennes contredisent formellement l’interprétation « champ du figuier », notamment un diplôme de Charles le Chauve de 875 en faveur de la cathédrale de Rouen4 qui mentionne le lieu désigné Fontanas super fluvium Fiscannum : il s’agit visiblement de la rivière de Valmont qui traverse aujourd’hui la ville. Or Fiscannum est de toute évidence apparenté à la Fischa, affluent du Danube, et aux nombreux Fischach et Fischbach allemands, issus de la base européenne fisk « poisson » ; par ailleurs un petit affluent de l’Aude, le Fresquel, est désigné en 835 sous la forme Fiscanum, bien proche de l’ancien nom de Fécamp, sa présence dans le sud de la France étant un témoin de la colonisation du Languedoc par les Wisigoths. En tout état de cause, il n’y a pas lieu de rechercher pour Fécamp une origine prélatine, puisque la lettre F est absente de la langue gauloise.

7 En dehors de ces rares formations germaniques, la toponymie gallo-romaine céda surtout la place à partir du VIe siècle aux formations romanes caractérisées par l’emploi d’une gamme d’appellatifs de valeur géographique, tels que val, mont, bosc ou bois, ou représentatifs de l’habitat humain, comme cour, ville, villiers et mesnil, les noms en ville le plus anciennement attestés en Normandie étant Bourville en Seine-Maritime (Bodardi villa 715) et Bazenville dans le Calvados (Basonni villa 875) ; les noms de lieux relevant de ce type de formation se sont dès lors multipliés jusqu’au XIIe siècle, si bien qu’il est souvent difficile de savoir s’ils sont antérieurs à l’arrivée des Vikings, contemporains ou postérieurs.

* * *

8 Après avoir recensé les modèles toponymiques qui préexistaient à la conquête des Vikings, nous avons à examiner comment et sous quelle forme se sont implantées les désignations scandinaves : celles-ci sont de différents modèles qu’il convient de présenter.

9 Parmi les formations scandinaves présentes en Normandie, les plus caractéristiques sont celles qui ont leurs équivalents dans les sites d’origine des Vikings, dans le Jutland ou dans le Danelaw, cette région du nord-est de l’Angleterre où ils s’étaient établis dès la seconde moitié du IXe siècle. Tel est le cas des Hautot, semblables aux Hottoft anglais, de Dieppedalle apparenté au Dibendal danois, des Bouquelon et Iclon, décalques des Bogelund et Egelund du Danemark, désignations de hêtraies et de chênaies ; de même les Houlbec normands évoquent les innombrables Holbaek danois, tandis qu’Auppegard et Houlgate sont cousins germains des Applegarth et des Holgate du Danelaw. 10 A côté des composés toponymiques scandinaves qui ont pris place tels quels en Normandie sous réserve de quelques mutations phonétiques, certains autres ont été affectés par différentes formes de romanisation. Dans un premier cas de figure, ils ont subi la flexion du féminin pluriel roman, ainsi pour Boos (ancien Bothes), Tôtes, Veules, Ecalles (Scalæ) ou Etigue à Vattetot-sur-mer (Stigæ). Un autre formule fut celle de

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l’association d’un appellatif scandinave et d’un adjectif roman, ainsi dans Bonnetot, Maltot et Franquetot et aussi dans Belbeuf, près de Rouen, ancien Bellebeuf, ou dans Cléronde à Blay (Calvados) qui est un ancien Clairlonde. 11 La romanisation s’est aussi manifestée par la conjugaison d’appellatifs scandinaves avec des noms d’hommes romans ou avec des noms d’hommes d’origine germanique en usage en Gaule dans la seconde moitié du premier millénaire. Dans le premier cas on peut citer l’exemple de Mictot, hameau d’Angerville-la-Martel, proche de Fécamp, anciennement « Mikieltot » « le domaine de Michel » ou de Barbetot à Epretot, où l’on identifie le nom d’homme roman Barbé ou Barbet. Les exemples de la seconde formule sont encore plus nombreux: citons seulement Robertot, Gratot, Raimbertot et Thiboutot, dans lesquels on reconnaît les noms d’homme Robert, Guérard, Raimbert et Thibout. 12 Enfin la dernière forme de romanisation fut celle de l’intégration des appellatifs toponymiques scandinaves dans la langue romane, impliquant l’emploi de l’article et parfois une suffixation. On les trouve surtout dans la microtoponymie ; qu’il nous suffise d’évoquer tous les le bec, le becquet, la hogue, la hoguette, la londe, le londel, la londette, le homme, le hommet ; ces formations se sont multipliées jusqu’à une date assez tardive, parfois jusqu’à la fin du Moyen Age et leur aire de diffusion a largement débordé celle de la première occupation scandinave, puisque nous retrouvons des lieux dits la Hogue dans le Maine et un Becquet près de Beauvais. De tels noms n’ont pas lieu d’être pris en considération pour définir les premiers secteurs d’établissement des Vikings. 13 Il n’y a pas lieu non plus de tirer un argument trop décisif de la présence de noms d’homme scandinaves dans les noms de lieu; en effet, parmi les noms d’homme portés par les Vikings5, les uns demeurèrent apparemment sans postérité et ne nous sont attestés qu’en construction toponymique, notamment dans des noms en tot ou en ville; mais certains autres bénéficièrent d’un vogue durable: on trouve des Asketillus, des Osmundus, des Turstingus, des Osulfus dans des chartes du XII e siècle et le succès des noms de famille Anquetil, Osmond, Toutain et Auzou témoigne de leur longue utilisation: les noms de lieux dans lesquels sont inclus, Ancretteville, Osmonville, Toutainville et Auzouville, ne sont donc pas totalement significatifs de la géographie des établissements des Vikings. 14 Dans la recension des noms de lieux scandinaves, il y a donc lieu de tenir compte de ce qu’un grand nombre de formations tardives correspondent à la longue survie de certains éléments toponymiques ou anthroponymiques scandinaves. Seuls les noms que l’on peut rapporter à la première heure de l’établissement des Vikings nous intéressent. En ne retenant que l’ouest du pays de Caux, on constate qu’ils y ont largement pris place pour la désignation de nombreux centres d’habitat, qu’il s’agît de simples paroisses comme Daubeuf et Criquebeuf, Yvetot, Sassetot ou Raffetot, ou même d’agglomérations plus importantes telles que Caudebec, Elbeuf ou Harfleur. Seuls échappèrent à de nouvelles désignations, comme nous l’avons vu, quelques noms de cours d’eau et d’agglomérations notables, Fécamp, l’Eure ou Lillebonne, ainsi qu’un petit groupe de paroisses entre Saint-Valery et Dieppe, mais aussi un semis de petits hameaux, dotés de noms gallo-romains en acum, comme si les Vikings s’étaient employés à donner de nouvelles désignations aux centres paroissiaux et aux sièges des grands domaines fonciers qu’ils s’étaient appropriés en domestiquant plus ou moins la

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population locale, avaient négligé de procéder de même pour les centres d’habitat secondaires, peuplés de paysans, qui purent conserver leurs toponymes traditionnels. 15 Ces remarques s’appliquent-elles aux autres régions de Normandie occupées par les Vikings ? Nous pouvons répondre affirmativement pour le Cotentin qui fut très densément occupé par les Vikings. Nous constatons en particulier que dans les deux cantons de Beaumont-Hague et des Pieux nous ne retrouvons qu’un seul nom de lieu issu d’un nom gallo-romain en acum, le hameau de Gruchy à Gréville, tandis que tous les noms de paroisses sont contemporains de la conquête scandinave ou postérieurs à celle-ci. 16 Ces remarques n’ont cependant pas lieu d’être généralisées à tout le littoral normand, car le Bessin, entre la Vire et la Seulles, demeure peuplé d’un nombre appréciable de noms de lieux d’origine prélatine ou gallo-romaine, tels que Vienne, Ryes, Tracy, Sully ou Maisy; le Bessin contient même avec l’Avranchin une des plus fortes densités de noms de lieux antiques de Normandie. En revanche le vocabulaire agraire de cette région est curieusement enrichi d’un certain nombre de désignations de terroirs anglo- saxonnes, tels que delle, forlenc, hovelland, wendinc ou verlinc6, et l’on peut se demander si elles n’ont pas été diffusées par une main d’oeuvre venue de Grande-Bretagne à l’époque de l’établissement des Vikings. Ce schéma historique, bien différent de celui du pays de Caux et du Cotentin, montre combien l’établissement des Vikings en Normandie a pu connaître des aspects différenciés.

* * *

17 Et nous en venons à cette contradiction que nous avons déjà soulignée entre la pauvreté du legs dialectologique des Vikings et la richesse de leur héritage toponymique. Pour apprécier ce phénomène, il paraît intéressant d’examiner ce que furent dans ces deux domaines les effets des diverses migrations qui affectèrent le nord-ouest de l’Europe au cours du premier millénaire.

18 Nous pouvons en premier lieu porter notre regard sur les peuples issus de l’ancienne Germanie, qui s’établirent en Gaule au Ve siècle. Nous leur devons la généralisation de parlers germaniques au nord-est d’une courbe rejoignant la Flandre à la Suisse romande; la toponymie au delà de cette ligne est devenue dans son ensemble de type germanique, mais de notables témoins de la toponymie gallo-romaine y ont subsisté, principalement dans la vallée de la Moselle7. Dans tout le reste de la Gaule ces migrations ont donné naissance à des noms de lieux germaniques qui ne furent parfois qu’un saupoudrage, mais présentent en certaines régions une appréciable densité, ainsi en Bourgogne, où l’on recense de quelque deux cents noms construits avec le suffixe ans (issu du suffixe germanique ing), comme Ornans, Louhans ou Rémondans, et dans une moindre mesure dans le Languedoc où un groupe de noms en ens, tels que Rabastens, Badens ou Tonneins, évoquent l’ancienne colonisation wisigothe. Mais malgré le succès régional de ces formations, elles n’ont pas été accompagnées d’une survie des parlers germaniques en dehors de quelques éléments lexicaux. 19 Bien différentes furent les conséquences des migrations qui affectèrent la Grande- Bretagne. Les Anglo-Saxons, venus du Jutland, après avoir traversé la mer du Nord, y imposèrent à la fois leur langue et leurs désignations toponymiques, balayant presque toute la toponymie celtique préexistante à l’exception des noms de cours d’eau. A leur tour les Bretons pourchassés allèrent s’installer massivement en Armorique, notre

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actuelle Bretagne, et là aussi imposèrent leur langue aux populations locales (ce qui fut peut-être facilité par le fait qu’elles utilisaient peut-être encore un dialecte gaulois) et parallèlement diffusèrent dans cette province une toponymie spécifique, en éliminant presque toute la toponymie antérieure. 20 Tout autres furent les conséquences de l’installation des Vikings dans le nord-est de l’Angleterre à la fin du IXe siècle, peu avant leur descente en Normandie. Ils ont peuplé tout ce secteur géographique d’une abondante toponymie scandinave apparentée à celle de la Normandie; en revanche la langue des Vikings n’a guère laissé plus de traces dans la langue anglaise que dans le langage régional normand. 21 Et pour compléter notre tour d’horizon, il nous intéresse de porter notre regard sur les conséquences de l’établissement des compagnons de Guillaume le Conquérant en Angleterre en 1066, dans les deux domaines de la linguistique et de la toponymie. Il eût été normal que les Normands, à la faveur de leur position dominante, apportassent au paysage toponymique de l’Angleterre de nombreuses nouvelles désignations nouvelles empruntées à la langue romane: or, sauf quelques exceptions (ainsi Montacute, Richmond ou Freemantle)8, ils s’en abstinrent, bien que leurs descendants n’aient cessé d’employer jusqu’au XVe siècle un parler dérivé du langage régional normand, dont l’apport à la langue anglaise demeure considérable.

* * *

22 On peut s’interroger sur les raisons qui ont dicté la présence ou l’absence de corrélation entre les créations toponymiques et les conséquences linguistiques des invasions du premier millénaire ? Dans certains cas les envahisseurs ont imposé la diffusion de leur langue, mais respecté la toponymie locale; ailleurs, ainsi en Normandie, le langage régional s’est maintenu, alors que les noms de lieux préexistants étaient largement éliminés au profit d’appellations nouvelles. Des facteurs d’ordre politique, démographique ou sociologique expliquent sans doute ce paradoxe; puissent les historiens futurs réussir à les mettre en lumière avec prudence et perspicacité.

NOTES

1. Le recensement des éléments scandinaves présents dans la toponymie normande, qu’on trouve dans les différents ouvrages historiques concernant la Normandie procède principalement de l’ouvrage de Charles JORET, Des caractères et de l’extension des patois normands, étude de phonétique et d’ethnographie, Paris, F. Vieweg, 1883. XXXII-211 p. + cart. Une très bonne réflexion sur cette question nous a été récemment donnée par Gillian FELLOWS JONES, « Les noms de lieux d’origine scandinave et la colonisation viking en Normandie. Examen critique de la question », Proxima Thulé, vol. 1, 1994, p. 63-103 . 2. RENAUD, Jean, Les Vikings et la Normandie, Rennes, Ouest-France, 1989, 223 p.

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3. BEAUREPAIRE, François de, « Essai sur le pays de Caux au temps de la première abbaye de Fécamp », L’abbaye bénédictine de Fécamp, Ouvrage scientifique du XIIIe centenaire, t. I, Lecerf, Rouen, 1955, p. 3-21. 4. TESSIER, Georges, Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1943-1955 (3 vol.), III, p. 387. 5. Sur ce point il y a lieu de se référer à Jean ADIGARD des GAUTRIES, Les noms de personnes scandinaves en Normandie de 911 à 1066, C. Bloms Boktryckeri, Lund, 1954. 6. Cf. MUSSET, Lucien, « Pour l’étude des relations entre les colonies scandinaves d’Angleterre et de Normandie », Mélanges de linguistique et de philologie Fernand Mossé, Paris, Didier, 1959, p. 330-339. 7. HAUBRICHS, Wolfgang, « Le processus d’élaboration des frontières linguistiques : le cas des zones de contact romano-germaniques » et PITZ, Martina, « Le superstrat francique dans le nord-est de la Gaule », Nouvelle revue d’Onomastique, 35-36, 2000, p. 41-85. 8. Cf. EKWALL, Eilert, The concise Oxford dictionary of english place-names, Oxford, 1947, p. XXV-XXVI.

RÉSUMÉS

En marge des relevés de noms de lieux d’origine scandinave présentés par les historiens et les linguistes, quelques réflexions méritent d’être formulées. On peut d’abord remarquer que certains appellatifs scandinaves se sont perpétués plus ou moins longtemps dans l’ancien parler régional (ainsi la londe, le londel, le thuit, le becquet, les hogues) et que les noms de lieux qui en sont dérivés peuvent être sensiblement postérieurs à l’établissement des Vikings ; il en est de même des noms de personnes scandinaves inclus dans les noms de lieux et qui demeurèrent en usage pendant plusieurs générations. En ce qui concerne la diffusion géographique des noms de lieux scandinaves, on constate qu’ils s’appliquèrent de façon assez impérative aux paroisses ou aux domaines ruraux, qui perdirent leurs dénominations carolingiennes, tandis que certains noms mineurs, ceux des cours d’eau et de hameaux secondaires, ont mieux survécu. Enfin la grande question en suspens est celle du contraste entre l’abondance du legs toponymique des Vikings et le petit nombre de témoins qu’ils ont laissé dans le vocabulaire régional.

Behind scandinavian place names known by historians and linguists, some observations have to be formulated. Scandinavian appellatives can be seen in the ancient regional dialect (so, la londe, le londel, le thuit, le becquet, les hogues) and place names issued from it, may be noticeably later than viking settlement; it is the case for scandinavian person names included in places names and which have been used for several generations. Concerning the question of geographic diffusion of scandinavian place names, we observe they have been generally given to parishes or rural estates, which lost their Carolingian designations, whereas some minor names (rivers, hamlets) better survived. Last but not least, the question is the contrast between the affluence of viking place names and the small number of the evidences which have survived in the regional vocabulary.

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INDEX

Mots-clés : Viking, Danelaw, toponymie, domaine rural, paroisse, dialecte normand Keywords : Viking, Danelaw, toponymy, rural estate, parish, norman dialect

AUTEUR

FRANÇOIS DE BEAUREPAIRE

Société de l’Histoire de Normandie 128, rue Jeanne d’Arc 76000 Rouen

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Dudon de Saint-Quentin et Fécamp Dudo of Saint-Quentin and Fécamp

Pierre Bouet

1 Dudon, chanoine de Saint-Quentin, composa dans les dernières années du Xe siècle un ouvrage volumineux traditionnellement intitulé De moribus et actis primorum Normanniae ducum. Ce titre qui s’inspire d’un passage de la préface dédicatoire adressée à Adalbéron, évêque de Laon1, fut imposé par André Duchesne, puis par Jules Lair, les deux éditeurs de Dudon2. Comme l’a suggéré Gerda Huisman, il conviendrait mieux de retenir l’intitulé Gesta Normannorum, voire Historia Normannorum, puisque ce sont ces dénominations que l’on rencontre sur de nombreux manuscrits3.

2 Dudon offre dans ses quatre livres un panorama de l’histoire de la Normandie du Xe siècle en centrant son récit sur les figures les plus marquantes. Le livre I est consacré à Hasting, le chef viking, particulièrement cruel et barbare, incarnation parfaite du pirate viking capable des méfaits les plus sanguinaires. Le livre II narre les exploits de Rollon à qui la Providence a confié la mission de rétablir la paix dans l’Occident carolingien et de devenir le nouveau protecteur de l’Eglise, pour prix de sa conversion. Les livres III et IV rapportent les faits essentiels, ou jugés tels par Dudon, des règnes de Guillaume Longue Epée (c. 927-942) et de Richard Ier (942-996). 3 Cet ouvrage est vite devenu une référence pour les historiens médiévaux et normands en particulier. Il était lu et copié, même après 1070 quand Guillaume de Jumièges en eut publié un abrégé avec une continuation pour l’histoire des ducs Richard II et Richard III, Robert le Magnifique et Guillaume le Bâtard. Il nous reste actuellement quatorze manuscrits dont quatre du XIe siècle. Le plus ancien manuscrit (Berne, Burgerbibliothek Bongars 390) date de la première moitié du XIe siècle et ne contient que le texte en prose, sans la préface et les nombreux poèmes qui interrompent le récit aux moments forts de la narration. Les trois autres, qui furent copiés au cours de la seconde moitié du XIe siècle, présentent un texte complet avec préface et poèmes : le manuscrit de la bibliothèque municipale de Rouen Y 11 qui fut copié à Jumièges, celui de Cambridge (Corpus Christi College 276), attribué au scriptorium de l’abbaye Saint- Augustin de Cantorbéry et le manuscrit de Berlin (Deutsche Staatsbibliothek Phillipps 1854) qui appartint à La Trinité de Fécamp. Ce dernier manuscrit, qui fit partie

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de la bibliothèque de sir Thomas Phillipps, avait été consulté par A. Duchesne et J. Lair pour leurs éditions: il présente la particularité de posséder un poème final à la gloire de Fécamp et de l’abbé Jean de Ravenne. Selon Jonathan James Alexander, ce manuscrit aurait été copié au scriptorium du Mont-Saint-Michel vers 1050-1070 et offert à Fécamp, à moins qu’il n’ait été prêté à l’abbaye fécampoise et jamais rendu4. Six autres manuscrits datent du XIIe siècle, dont le manuscrit de Paris (BnF, nouvelle acquisition latine 1031) en provenance de Saint-Wandrille. Au vu des manuscrits existants, on constate que les grandes abbayes bénédictines de Normandie disposaient de l’ouvrage de Dudon dans leur bibliothèque : Jumièges (ms de Rouen),Saint-Wandrille (ms de Paris), Fécamp / Mont-Saint-Michel (ms de Berlin) et Saint-Evroult avec le manuscrit 20 de la bibliothèque municipale d’Alençon, disparu depuis l’édition de J. Lair. 4 La cité de Fécamp occupe peu de place dans l’œuvre de Dudon. C’est dans les dernières pages que l’historien des ducs de Normandie l’évoque. Il convient de voir quelle place tient Fécamp et son abbatiale dans l’économie d’une œuvre au service du lignage de Rollon et de ses descendants. A l’évidence, Dudon connaît bien la région puisqu’il accompagna les ducs Richard Ier et Richard II dans leurs différents lieux de pouvoir. Dans deux chartes, en effet, Dudon s’intitule capellanus et cancellarius du duc de Normandie5. On peut légitimement penser qu’il participa aux offices des chanoines de La Trinité de Fécamp, puis à ceux des moines bénédictins installés vers 1001 par Guillaume de Volpiano.

***

5 Le premier événement relatif à Fécamp dont Dudon nous parle concerne la naissance du jeune Richard Ier vers 932. L’historien mentionne la cité de Fécamp au livre III, consacré à Guillaume Longue Epée, après avoir raconté la défaite du rebelle Riouf à l’issue d’un combat livré au Pré de la Bataille près de Rouen : « Alors que Guillaume revenait du combat, arriva de Fécamp un chevalier qui lui annonça que sa très chère épouse lui avait donné un fils. Plus heureux de la naissance de son fils que de sa victoire, il y envoya Henri, l’évêque de Bayeux, le plus vénérable de tous les prélats, et Bothon, le plus éminent de ses chevaliers, pour que son fils renaisse et soit renouvelé par l’huile, par le chrême et par l’eau baptismale »6.

6 Ces quelques lignes nous fournissent des informations importantes sur Fécamp vers 930-935. Il semble donc qu’à cette époque Guillaume Longue Epée ait possédé à Fécamp une résidence susceptible d’accueillir l’épouse du duc avec sa domesticité. Guillaume de Jumièges qui résume Dudon en apportant souvent corrections et additions et qui est très bien informé dit même qu’il y avait un castrum (c’est-à-dire une place forte) avec une garnison sous les ordres d’un praefectu 7. En outre, c’est bien à Fécamp que le duc Guillaume envoie Henri et Bothon: à cette époque, en effet, les évêques des diocèses les plus occidentaux de la province demeuraient le plus souvent à Rouen, à proximité de la cour ducale. C’est par une erreur de lecture que Guillaume de Jumièges a affirmé que le duc Guillaume envoya son fils nouveau-né à Bayeux auprès de l’évêque Henri pour qu’il soit baptisé8 : au lieu de lire misit Henricum (« il envoya Henri »), Guillaume de Jumièges a compris misit ad Henricum (« il envoya auprès d’Henri »). La tradition manuscrite confirme bien misit Henricum, ce qui laisse supposer que Fécamp possédait déjà un édifice religieux (chapelle, oratoire, église) susceptible d’accueillir la cour ducale pour une grande cérémonie.

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7 Dans le livre IV consacré à Richard Ier, Dudon parle à nouveau plus longuement de la naissance du jeune Richard en apportant d’intéressantes informations sur sa résidence fécampoise. Il donne en particulier les raisons qui ont amené Guillaume Longue Epée à confier à la cité de Fécamp le destin de sa jeune femme et de son fils : « Il fit transporter son épouse enceinte… avec une importante escorte de chevaliers à sa résidence de Fécamp, de sorte que, si par hasard Riouf, la plus cruelle de toutes les bêtes sauvages, parvenait à s’approprier avec ses complices le pouvoir sur la région normande, comme cela lui semblait probable, son épouse puisse rapidement gagner l’Angleterre pour échapper à la capture »9. Ce choix d’une cité de bord de mer, avec un site naturel aisé à défendre, comme ultime refuge en cas de perte du pouvoir, apparaît tout à fait vraisemblable. Ces remarques de Dudon confirment d’autres passages du De moribus et actis où se révèle la fragilité du pouvoir instauré par Rollon et ses descendants. Dudon présente, d’ailleurs, la révolte de Riouf comme le refus des Vikings de la Normandie occidentale à accepter l’autorité d’un prince déjà bien intégré à la culture chrétienne d’Occident. Mais cette menace n’est pas la seule. A ce danger intérieur s’ajoute la menace (réelle ou supposée) des attaques lancées par les comtes des régions limitrophes. Dans ce contexte politique la cité de Fécamp offrait une garantie défensive et une situation excentrée que la capitale de Rouen, même avec ses hautes murailles, ne pouvait lui offrir. La mise en défense d’Eu, d’Arques et de Fécamp semble être un élément du dispositif de gouvernement dont la vocation n’était pas seulement d’arrêter le débarquement d’autres bandes vikings. Si, comme le dit Dudon dans le poème qui suit, « Richard a par sa naissance honoré la cité de Fécamp »10, c’est parce que Fécamp garantissait au lignage de Rollon sa survie et son maintien au pouvoir. 8 Dudon raconte en détail les cérémonies du baptême du jeune Richard en présence de tous les évêques de la région, du clergé et d’un peuple en liesse : l’enfant fut donc baptisé par une triple immersion (trinae immersionis inundatione)11 au nom de la sainte Trinité et reçut le nom de Richard. 9 Les termes utilisés par l’historien des ducs méritent une analyse linguistique. A propos de Fécamp, Dudon parle d’un castrum, d’un oppidum, de moenia et d’aulasedis (cf. tableau des termes employés par Dudon pour Fécamp et les autres sites de Normandie). Ces termes n’ont pas la précision sémantique que nous aimerions rencontrer : le souci littéraire et artistique l’emporte toujours sur l’exigence historique aussi bien dans l’historiographie antique que dans l’historiographie médiévale. Un même édifice, comme la cathédrale de Rouen, peut être qualifiée à quelques lignes d’intervalle d’ecclesia, de basilica, de templum, de delubrum, voire de monasterium. Cela ne veut pourtant pas dire que la terminologie de Dudon est floue et sans rigueur. Les connotations contextuelles permettent très souvent de définir le sens précis des termes employés12. 10 Dudon distingue ainsi les moenia de Fécamp des moenia d’autres sites : à Fécamp,ce sont des moenia castri, tandis qu’à Rouen, Bayeux, Evreux, qui sont des ciuitates, ce sont des moenia urbis, expression qui évoque des remparts dont certaines parties peuvent remonter aux murailles gallo-romaines. Comme l’a suggéré Annie Renoux dans sa thèse, cette enceinte primitive de Fécamp était une levée de terre (agger) avec fossé et palissade en bois13. Dudon ne parle à propos de Fécamp ni d’arx ni de turris, comme c’est le cas pour le château de Montreuil14. Fécamp appartient donc à ce type de places fortes établies dans la campagne en s’appuyant sur des sites naturellement bien défendus : les termes castrum et oppidum dont use Dudon pour Fécamp correspondent à une plate-

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forme entourée d’une enceinte de terre vraisemblablement renforcée par un fossé et une palissade à l’intérieur de laquelle sont édifiés divers bâtiments. En dehors d’Evreux, Dudon réserve l’appellation de castrum à des places de campagne. 11 Dans ce castrum s’élève une aula qui fait référence à une résidence princière d’une certaine importance puisque c’est le terme réservé aux résidences du roi de France,de l’empereur Othon, du comte de Poitiers. Qu’il y ait dans l’emploi de ce terme la volonté de valoriser la cour normande, c’est vraisemblable, mais le fait incontournable est que Fécamp est capable d’accueillir la cour ducale pour une cérémonie d’une certaine importance : cela suppose l’existence d’un complexe résidentiel avec une grande salle de réception, des bâtiments privés et une chapelle. Les fouilles archéologiques d’Annie Renoux ont découvert la trace d’un bâtiment résidentiel en bois de 16,5 m de long sur 5,5 m de large divisé en deux salles, selon la tradition des résidences aristocratiques de l’époque carolingienne15. Une chronique contemporaine de l’ouvrage de Dudon, le manuscrit 528 de la bibliothèque municipale de Rouen, parle même d’un palatium mirifico opere que Guillaume Longue Epée fit construire à Fécamp, à proximité de l’ancien monastère détruit où les arbres d’une vaste forêt avaient remplacé les moniales. Ainsi, le texte de Dudon qui repose sur les informations de Raoul d’Ivry, le demi-frère de Richard Ier, établit clairement que Fécamp fut sous le règne de Guillaume Longue Epée une place forte, un castrum-oppidum, située près de la mer: Fécamp n’est ni une ciuitas, ni une urbs au sens strict, mais une résidence princière, situé à proximité d’un port, qui va devenir un lieu de pouvoir et un refuge pour le duc et sa famille dans la longue et difficile reconnaissance de sa légitimité dynastique.

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12 C’est dans les dernières pages du De moribus et actis que Dudon parle longuement de Fécamp et de son abbatiale. Le chapitre 126 du livre IV expose de façon synthétique la politique religieuse du duc Richard Ier dans le domaine de l’architecture. Richard restaura ou édifia de nombreuses églises tant en Francia qu’en Normandie. Il ne nous énumère pas les lieux où ces édifices furent élevés, il n’évoque que les plus prestigieux d’entre eux: la cathédrale de Rouen, le monastère Saint-Ouen et le Mont Saint-Michel. Alors qu’habituellement Dudon, comme tous les chroniqueurs médiévaux, utilise des expressions toutes faites, du genre delubrum mirae amplitudinis construxit, pour décrire les nouvelles constructions, l’auteur du De moribus et actis consacre un long chapitre à l’histoire de la construction de l’abbatiale de Fécamp et à la description minutieuse de son architecture, de son décor et de son trésor. Pourquoi deux lignes sur la cathédrale de Rouen où étaient inhumés les deux premiers ducs, Rollon et Guillaume Longue Epée, et deux pages sur Fécamp ?

13 Ce chapitre doit être remis en perspective avec le récit de la mort et des funérailles du duc Richard Ier. Les derniers chapitres et le poème à la gloire de Fécamp constituent l’épilogue du projet historiographique de Dudon de Saint-Quentin16. Celui-ci a pris la plume à la fin du Xe siècle pour affirmer la légitimité du lignage de Rollon à exercer le pouvoir sur tout le duché de Normandie. Cette légitimité a, selon Dudon, des fondements multiples. Elle a, d’abord, un fondement de nature politique dans la mesure où c’est Rollon qui fut le négociateur de Saint-Clair-sur-Epte et que c’est lui qui a conclu le traité au terme d’un rapport de forces dont il est sorti vainqueur. La légitimité des Rollonides a également un fondement religieux, puisque c’est Rollon qui, comme son

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ancêtre Enée, a reçu la mission providentielle de rétablir la paix dans le royaume de Francia et de restaurer le culte chrétien pour prix de sa conversion 17. Le discours, qui s’exprime de façon rhétorique ou poétique à travers tout le De moribus et actis, s’adressait d’abord aux Normands rebelles qui contestaient encore en 996 le pouvoir des Rollonides. A la fin du Xe siècle, les règles de succession restaient encore, comme dans les autres royaumes et provinces d’Occident, très imprécises et sujettes à contestation. Dudon, qui avait arrêté d’écrire en raison de la mort du duc Richard Ier, se remit au travail à la demande de son fils Richard II : on entrevoit tout le parti que put en tirer le jeune duc pour asseoir son autorité. Le discours de Dudon s’adressait également à l’opinion publique européenne, c’est-à-dire aux cours princières et royales, pour montrer comment les Normands, convertis à la foi chrétienne, étaient devenus des protecteurs et des défenseurs de l’Eglise. 14 Mais la légitimité des Rollonides s’est affirmée d’une autre façon : Dudon a voulu montrer l’ascension spirituelle du lignage issu de Rollon et même la sainteté de son dernier représentant. C’est pour cela que l’historien panégyriste se change à la fin du livre IV en hagiographe. L’affirmation progressive du pouvoir politique des ducs de Normandie s’est, en effet, doublée d’une évolution intérieure dont chaque duc marque une étape. Rollon est le modèle du prince fondateur qui, converti à la foi chrétienne, use de la force pour imposer la paix et l’ordre dans sa province. Il marque la rupture avec les mœurs barbares et païennes, incarnées par Hasting, le nequissimorum nequior. Son fils Guillaume Longue Epée est le prince de la paix usant, non plus de la force comme son père, mais de la parole. C’est pour rétablir la paix par la négociation qu’il meurt assassiné en martyr, selon le modèle des saints rois subissant la mort dans l’exercice de leur ministerium au service du peuple chrétien. Richard I er, au terme de cinquante quatre années de règne, achève l’œuvre de ses ancêtres : il incarne non plus le saint roi martyr, mais le saint roi confesseur qui, par la pratique des vertus chrétiennes, est parvenu à accomplir parfaitement les tâches de son ministère: maintenir la paix, assurer la justice et protéger l’Eglise. « C’est donc avec raison, écrit Dudon au chapitre 127, et de façon justifiée que nous déclarons, au vu de ses actions, Richard, le duc de la terre normande, à la fois saint et sacré : car tous les dons des béatitudes évangéliques s’appliquent parfaitement à sa personne18. A la fin du Xe siècle cet idéal du saint roi confesseur s’impose, notamment dans l’empire ottonien avec la canonisation d’empereurs et d’impératrices19. 15 La sainteté du duc Richard devait nécessairement s’incarner dans un lieu sacré : ce lieu sacré, c’est à la fois Richard et la Providence divine qui l’ont choisi. Richard a voulu que le lieu de sa naissance sur la terre soit également celui de son dies natalis dans les cieux. Il avait fait déjà tailler un sarcophage à Fécamp. Lorsqu’il se sentit faiblir, il quitta Bayeux pour se rendre à Fécamp et y vivre ses derniers instants. C’est donc dans la ville où il était né qu’il assura la continuité dynastique en désignant comme son successeur légitime son fils qui portait le même nom. C’est à Fécamp qu’il effectua ses dernières largesses à l’égard de Dieu et des pauvres20. C’est à La Trinité de Fécamp, dont il était le fondateur, qu’il voulut reposer, non à l’intérieur de l’église, mais « près de la sortie sous la gouttière »21. Ainsi, cité dynastique, Fécamp était choisie comme lieu de sépulture et mausolée du duc de Normandie. Tel est le destin que Richard avait choisi pour la cité de sa naissance. Il y avait fait construire un palatium, un ensemble résidentiel avec fonctions administrative, politique et religieuse. Les fouilles d’Annie Renoux ont mis en évidence des constructions des années 975-980 comprenant un édifice en L de 143 m2 avec aula à l’étage et une petite construction de 30 m 2 situé dans la cour qui devait

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servir de camera22. Quelques années après, il fit édifier la nouvelle collégiale, dédicacée en 990, dont le luxe et les dimensions révèlent la volonté ducale de faire de Fécamp une cité dynastique23. Par sa longueur (estimée à 60-65 m) l’abbatiale de Fécamp dotée d’un chœur oriental et d’un massif occidental rivalisait avec les plus grands chefs-d’œuvre de cette fin du Xe siècle : la Basse Œuvre de Beauvais et Cluny II. 16 Mais l’historien–hagiographe transcende les projets du duc Richard. Il cherche, en effet, à faire de ce mausolée dynastique un lieu de pèlerinage à la gloire des Rollonides. Après avoir montré combien, par ses actions, le duc Richard avait accompli toutes les prescriptions évangéliques, il fait un récit circonstancié des derniers instants du duc où se révèle sa sainteté. Alors que les habitants de Fécamp pleurent déjà la mort imminente du duc, celui-ci affronte les ultimes souffrances avec lucidité : revêtu du cilice, il a la force d’aller nu-pieds à l’autel de la collégiale de La Trinité pour y prier et y présenter ses derniers dons. Dudon, à la manière des hagiographes, décrit les épreuves ultimes parfaitement assumées : paralysie des pieds, des jambes, puis de tous les membres. Au dernier instant le duc leva les yeux et les mains vers le ciel et dit : « Entre tes mains, Christ, je remets mon esprit ».24 Ainsi mourut le duc Richard, en prononçant les paroles mêmes que Jésus prononça sur la Croix à l’instant de sa mort. Quand le lendemain on ouvrit le sarcophage, le corps du duc « ressemblait à celui d’un homme vivant » (inuenit omnia eius membra quasi uiui hominis) et du sarcophage s’éleva « une suave odeur de térébenthine et de baume » (odor suauior fragrantia terebenthinae et balsami)25, marque objective de la sainteté du défunt. 17 Ainsi Fécamp devient pour Dudon la cité honorée par la sainteté de son duc. Comme il le proclame dans la poésie finale : Fécamp conserve son corps sacro-saint qui va purifier la cité de ses fautes et la faire prospérer. C’est sur un ton prophétique qu’éclate cet éloge de Fécamp : « Ô Fécamp, toi qui conserves au sein de la terre sacrée les restes des saints qui ont brillé par leurs mérites, tu es toute resplendissante »26. Dudon évoque alors deux autres figures illustres qui ont rendu célèbre la ville de Fécamp : avant Richard, il y eut saint Léger, qui, privé de la vue et de la langue, trouva le salut à Fécamp. Il y eut également la fondatrice des moniales du VIIe siècle que Dudon nomme par erreur Gildeberta au lieu de Hildemarca. Le corps du duc qui repose en « terre consacrée » (terrae sacratae)27 de Fécamp devient dès lors un gage de salut et de prospérité pour la cité : « par ses prières tu sera purifiée de toute souillure, par ses mérites tu parviendras au salut »28. Puisque le duc Richard a été autrefois « un soutien efficace » (Et cuius patrocinio suffulta fuisti), il sera désormais « le garant de son élévation » (Munere largifluo et cuius praecelsa uigebis)29. Ainsi le destin temporel et spirituel de la cité repose-t-il sur la présence agissante du duc, tant après sa mort que de son vivant.

***

18 Il est surprenant de constater que Dudon n’a pas fait la moindre allusion à Guillaume de Volpiano qui vint à la demande du duc Richard II établir en 1001 une communauté de moines bénédictins. Ce silence est-il la réponse du chanoine Dudon supportant difficilement l’expulsion des chanoines fécampois ? Cela est peu vraisemblable.

19 La raison de cette absence doit être recherchée ailleurs. Le De moribus et actis s’achevait avec la mort exemplaire de Richard Ier en 996. Dudon n’est pas un annaliste qui peut toujours ajouter un fait nouveau à un autre fait. Parler de Guillaume de Volpiano,

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c’était déjà évoquer l’action politique et religieuse de Richard II. C’était un autre sujet, une autre histoire. Dudon est un historien qui détermine précisément l’objet de sa narration et qui s’attache à la cohérence de son projet historiographique : il avait voulu montré l’élévation d’un lignage qui, plongé dans la barbarie du paganisme, avait, en se convertissant à la foi chrétienne, gravi les honneurs des grandeurs temporelles et atteint les sommets de l’ordre spirituel. La mort de Richard Ier en fut, en quelque sorte, l’apothéose. 20 Une autre raison tient sans doute au fait que ce projet fut mené à son terme peu de temps après le décès de Richard Ier. Que Dudon se soit arrêté d’écrire pour faire son deuil, comme il nous le confie dans sa préface, cela ne saurait se compter en de nombreuses années, d’autant que l’arrivée au pouvoir de Richard II rendait indispensable le soutien précieux que pouvait apporter l’historien en réaffirmant la légitimité du lignage de Rollon. Vers l’an mil, le livre était sans doute déjà achevé : la profonde unité de style et de ton milite en faveur d’une rédaction sans longue interruption. Peut-être apporta-t-il par la suite quelques compléments avec la préface et les poèmes. L’existence de manuscrits ne présentant que le texte en prose semble le confirmer. Le plus ancien manuscrit du De moribus et actis, qui date du début du XI e siècle, le Burgerbibliothek de Berne, qui ne contient que le texte en prose, en serait peut-être un témoignage. Des marques effectuées par le copiste aux endroits où les poèmes devaient être insérés, en vue de procéder à une nouvelle copie qui allait comporter le texte complet avec la préface et les poèmes, laissent supposer que l’œuvre en prose dut faire l’objet d’une première publication. 21 C’est de la même époque que date la Chronique de Fécamp qui se trouve dans le manuscrit 528 de la bibliothèque municipale de Rouen. Comme l’a montré Mathieu Arnoux30, ce texte est constitué de plusieurs extraits de vie de saints (Vita sancti Waningi, Vita sancti Leodogarii, Vita sancti Wandregisili) et d’un large extrait de Dudon relatant la construction de l’abbatiale de Fécamp. L’auteur de cette chronique se contente de reprendre mot à mot le texte des sources. Cette brève chronique est-elle l’œuvre de Dudon comme le suggère Mathieu Arnoux ? C’est peu vraisemblable. Dudon n’a guère l’habitude de recopier fidèlement ses sources : il aime intégrer les éléments, empruntés à diverses sources, à son discours rhétorique si particulier. Un examen minutieux des parties rédigées par l’auteur de la chronique, sans tenir compte des emprunts textuels, montre que ce texte est étranger à la plume de Dudon (cf. tableau comparatif des expressions de la chronique du manuscrit 528 avec celles de Dudon). Une grande partie du lexique ne se rencontre jamais chez Dudon : uita decedere, praefatum, non minimum, stragem dare, migrare a saeculo, angelico ductu, indubitatum est, simili modo etc. Le terme Dani, utilisé régulièrement par l’auteur du manuscrit 528, n’est employé qu’une seule fois par Dudon qui préfère le terme Daci (117 occurrences). En outre, les formules identiques que l’on trouve dans la Chronique et chez Dudon ne montre aucun lien de parenté, tant ces expressions sont banales. Mais si le style est fortement différencié, l’intention est bien la même : montrer que Fécamp est non seulement la cité dynastique des ducs de Normandie, mais également une « terre consacrée » par de nombreux miracles prouvant la sollicitude divine.

Termes employés par Dudon pour Fécamp et pour les autres sites de Normandie

22 (Les références à Dudon de Saint-Quentin renvoient à l’édition de Jules Lair : livre, chapitre et ligne).

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 62

Moenia : 24 occurrences Fécamp 3 : Fiscanni castri moenia (4, 66, 6) ; moenia Fiscannina (4, 66, 33) ; Fiscanninae sedis moenia (4, 126, 12) Rouen 8 : moenia urbis Rotomagensis (3, 60, 32) cf. 3, 44, 63 ; 4, 83, 1 ; 4, 130, 20 ; 4, 97, 15 ; 4, 98, 12 ; 4, 105, 27 ; 4, 116, 19 Bayeux 1 : Baiocensia moenia (4, 68, 6) Beauvais 1 : moenia urbis Beluacensis (4, 97, 8) Evreux 1 : moenia urbis Ebroicacensis (4, 72, 14) Paris 1 : moenia urbis Parisiciae (4, 94, 55) Mt-St-Michel 1 : spatiosa monachilis habitationis moenia (4, 126, 9) Luna 1 : per moenia urbis (1, 7, 12) Crète 1 : Minoenia moenia (1, 1, 9) Norvège 1 : moenia ciuitatis (2, 4, 11) Généralités 5 : urbes et moenia restaurare… (2, 27, 6) cf. 2, 6, 32 ; 4, 80, 10 ; 4, 130, 23

Oppidum : 6 occurrences Fécamp 1 : Fiscanninae sedis oppidum (4, 129, 8) Généralités 5 : urbes et castra, uillas et oppida, aulas et palatia (2, 19, 17) cf. 2, 12, 7 ; 2, 14, 17 ; 2, 18, 13 ; 2, 18, 22

Castrum : 44 occurrences Fécamp 2 : Fiscanni castri moenia (4, 66, 6) ; castro facta decentius tuo (4, 66, 57) Montreuil 16 : castrum Monasterioli (4, 59, 13) cf. 4, 59 et 60 ; 4, 86, 29 ; 4, 88, 7 et 14 Coucy 1 : Codiciacum castrum (4, 75, 14) Creil 1 : Cretheltense castrum (4, 77, 7) Evreux 1 : Ebroicacense castrum (4, 117, 10) Camp viking 4 : carneum castrum (2, 24, 51) cf. 2, 14, 2 et 7 ; 2, 24, 45 Divers 20

Palatium : 6 occurrences Fécamp 1 : Fiscanni palatio (4, 128, 12) Rouen 2 : Rotomagensis urbis palatia (4, 72, 17) et (4, 102, 17) Laon 2 : palatio regis (4, 74, 10), palatio meo (4, 72, 7) Angleterre 1 : aulas et palatia (2, 19, 17)

Aula : 13 occurrences Fécamp 3 : Fiscannicae sedis aulam (4, 66, 9 ; 4, 128, 11 et 23) Roi de France 2: Francisca aula (2, 5, 37), aula suae habotationis (4, 70, 45) Comte de Poitiers 1 : Pictauensis aula (3, 47, 27) Empereur Othon 1 : tuae sedis aula (4, 96, 60) Sens général 2 : aulas et palatia (2, 19, 17 Sens métaphorique 4 : coelestis aula (Préf., 7, 31)

Comparaison entre Bibl. mun. Rouen ms 528 et Dudon de Saint-Quentin

Ms 528 Expressions communes Ressemblances

1- llustris prudentia - -

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 63

famosissimus bonitate 4, 113, 7 Eminens bonitate - diffusus bonitate 4, 126, 62

obediens domino 4, 95, 8 Deo obediens - obediens Dei praeceptis 4, 106, 9

defuncto rege/ illo 2, 2, 8 ; 3, 38, 15 ; defuncto rege - 4, 127, 59

regnum accipere 2, 33, 5 regnum suscepit- regnum obtinere 3, 47, 2

regnum tenens regnum tenere 2, 18, 18 etc - 3- vita decessit- -

huius tempore - -

uinculis tenebat- -

praefatum Waningum- -

floruit locus - -

gens saeuissima- saeua gentilitas 2, 1, 99

Dani Dani (1 emploi : 2, 13, 14) Daci (117 emplois)

Irrumpo - Irruo

Ora maritima- -

Non minimum - - 4- Stragem dedit- stragem perago 4, 112, 28

Factum est ut factum est ut 4, 74, 9 -

Sanctimoniales - -

Ad solitudinem redigeret- -

Christocolarum - - ornamentum

5- gubernante regnum - gubernat populos 4, 103, 18

natione Danus- natione Graecus 2, 30, 19

ritu gentilis - ritu ueterrimo 1, 1, 26

ordine miles- -

intrat Frantiam intrat Scaldi alueum 2, 9, 35 -

deuastans terram (3 emplois) 2, 9, 20… -

baptismi gratiam- baptismum suscepit 1, 6, 4

quoad- -

leges et iura paternaque decreta 3, iura et leges paternas - 58, 8

- migrare ad Christum 3, 68, 7 migrarut a saeculo - migrare ad aethera 3, 129, 68

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 64

mirifico opere - miri schematis templum 3, 58, 10 (construxit)

elegantissimae formae uirgo 3, eleganti forma infantem- 76, 6

imbui disciplini - imbutus fide 2, 6, 19

destructo monasterio destructa templa 2, 3, 9 -

grandis silua - -

ad praesens ad praesens (passim) -

auctor et redemptor - -

redemptor humani redemptor humani generis 4, 126, plasmator et redemptor 4, 126, generis 17 17

Miro opere- -

Ad memoriam - - (confessoris)

(ostendere) mortalibus - -

conditoris iussa- - 6- obediens praeceptis Dei 4, 106, 9 obediens iussis- obediens praeceptis Rollonis 2, 9, 32

angelico ductu - -

(sine) adiutorio humano- -

Circumhabitantes- circumstantes 4, 86, 23

Officium diuinum officium diuinum 4, 115, 22 -

Uir decorus uir decorus (passim) -

Omnibus uidentibus cunctis uidentibus 3, 63, 16 -

oratorium (ingressus) - -

7- superaltare posuit 2, 11, 10 ; 4, 111, superaltare posuit - 22

nulli nichil- -

indubitatum (est) - indubitanter (passim)

pro magno opere magno opere 4, 126, 42 -

in testimonio - -

dux insignis memoriae 4, 66, 2 puer diuae memoriae 4, 66, 14 Pre memorie Ricardus- 8- R. diuae memoriae 4, 95, 1 R. recolendae memoriae 4, 99, 40

in regnum succedere - -

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 65

forma perspicuae uitae 0, 2, 8 Uir bonae uitae - dux memoralis uitae 0, 7, 22 uiros honestissimae uitae 3, 36, 8

missarum sollemnia missarum solemnis 1, 7, 1 -

more solito more solito 2, 5, 15 / 2, 23, 3 -

panem dominicum- -

simili modo - -

peractis mysteriis - mysterio celebrato 4, 121, 59

quae accederant referre 2, 24, quae acciderant exposuit - 9- 54 ; 4, 99, 39

repletus gaudio- repletus uirtute/stultitia…

gratias agit gratias agere 2, 19, 28 gratias referre 4, 119, 4

congregata multitudine 2, 3, 3 ; 2, 9, congregata multitudine - 5 / 3, 51, 19

dux memoratus dux, supra memoratus 3, 61, 6 -

conuocatis episcopis conuocatis prrincipibus (7 : passim) -

cum magno gaudio magno gaudio 3, 58, 3 -

in donum dedit- dono dari 3, 44, 66

NOTES

1. DUDON DE SAINT-QUENTIN, De moribus et actis primorum Normanniae ducum, éd. Jules LAIR, Caen, Le Blanc-Hardel, 1865 (M.S.A.N., t. XXIII), p. 115 – 301 ; cf. Préface, p. 119, 7, ligne 8. 2. DUCHESNE, André, Historiae Normannorum scriptores antiqui, Paris, Lutetiae Parisiorum, 1619, p. 51-160. 3. HUISMAN, Gerda C., « Notes on the manuscript Tradition of Dudo of Saint-Quentin’s Gesta Normannorum », Anglo-Norman Studies, 6, 1983, Woodbridge, Boydell Press, 1984, p. 122-135. 4. ALEXANDER, Jonathan James, Norman Illumination at Mont St. Michel 966–1100, Oxford, Clarendon Press, 1970, p. 127-172. 5. FAUROUX, Marie, Recueil des Actes des ducs de Normandie de 911 à 1066, Caen, Caron, 1961 (M.S.A.N., t. XXXVI) : n˚ 13, p. 89 : Dudo capellanus Richardi Northmannorum ducis et marchionis hanc cartam composuit et scripsit. ; n˚ 18, p. 102: Dudo cancellarius scripsit et subscripsit. 6. DUDON…, 3, 46, p. 191, lignes 10-15 : Reuertenti igitur Willelmo de praelio, occurrit ei miles quidam ex Fiscanno, nuntians quod esset ei filius ex coniuge dilectissima natus. Laetior itaque peracto praelio, laetissimusque filio, misit Henricum, Baiocensis ecclesiae episcopum, omnium quippe praesulum sanctissimum, et Bothonem, cunctorum militum praecellentissimum, sacri baptismatis rore oleo et chrismate renasci et innouari filium.

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 66

7. GUILLAUME DE JUMIÈGES, Gesta Normannorum ducum, éd. Elisabeth VAN HOUTS, Oxford, Clarendon Press, (Oxford Medieval Texts), 1992, 3, 2, p. 78 : …a prefecto Fiscannensis castri legatus dirigitur… 8. Ibidem, 3, 2, p. 78 : Qui, letus ualde effectus, sub festinatione Baiocas illum episcopo Henrico mandauit dirigere… 9. DUDON…, 4, 66, p. 218, lignes 7-11 : …(Willelmus) transuehi fecit decenti insigniter equitatu ad Fiscannicae sedis aulam, ut si forte Riulfus, omnium belluarum crudelissimus, Northmannicae regionis monarchiam cum suis complicibus sibi uindicaret, ut aestimabatur, ne eam raperet, ad Anglos citius transfretaretur. 10. Ibidem, Apostropha, p. 220, v. 11-14 : Viri nomine perpeti / Castro facta decentius / O Fiscanne tuo, maris / Prope littora quod uiget. 11. Ibidem, 4, 66, p. 219, ligne 39. 12. Cf. au livre IV, 126, p. 290-291, Dudon use des termes suivants : ecclesias, templa, monasterium (cathédrale de Rouen), ecclesia (monastère Saint-Ouen de Rouen), delubrum (monastère du Mont Saint-Michel), basilica / delubrum / templum(pour la nouvelle construction de Fécamp). 13. RENOUX, Annie, Fécamp : du palais ducal au palais de Dieu, Paris, Editions du CNRS, 1991, p. 314-317 ; Idem, « Châteaux normands du Xe siècle dans le De moribus et actis primorum Normanniae ducum de Dudon de Saint-Quentin », Mélanges d’archéologie et d’histoire médiévales en l’honneur du Doyen Michel de Boüard, Genève / Paris, Droz, 1982, p. 327-346 et notamment p. 329-337. 14. Dudon…, 3, 60, p. 205, ligne 17 : …inexpugnabilium praesidio turrium munitum castrum… 15. RENOUX, Annie, Fécamp…, p. 367-375. 16. LE MAHO, Jacques, « La mort et les funérailles de Richard Ier duc de Normandie d’après Dudon de Saint-Quentin », La Normandie vers l’An Mil, Rouen, Société de l’histoire de Normandie, 2000, p. 84-87 ; BOUET, Pierre, «Dudon de Saint-Quentin : la construction de la nouvelle collégiale de Fécamp (990) », La Normandie vers l’An Mil, p. 123-129. 17. BOUET, Pierre, « Dudon de Saint-Quentin et Virgile : L’Enéide au service de la cause normande », Recueil d’études en hommage à Lucien Musset, Caen, Cahier des Annales de Normandie, n˚ 23, 1990, p. 215-236. 18. DUDON…, 4, 127, p. 293, lignes 1-3 : Merito igitur iusteque atque probabiliter Ricardum Northmannicae regionis ducem beatum sanctumque, recensitis breuiter operibus eius, dicimus ; cui omnia euangelicarum beatitudinum dona reperiuntur propensius attributa… 19. Cf. CORBET, Patrick, Les saints ottoniens. Sainteté dynastique, sainteté royale et sainteté féminine autour de l’an mil, Sigmaringen, J. Thorbecke, 1986, 288 p. 20. DUDON…, 4, 127, p. 293, lignes 1-3. 21. Ibidem, 4, 128, p. 297, lignes 29-30 : Cadauer tanti sceleris non requiescat infra aditum huius templi, sed ad istud ostium in stillicidio monasterii. 22. RENOUX, Annie, Fécamp…, p. 375 –387. 23. Richard Ier ne fut pas le premier occupant de ce mausolée. Selon Lucien Musset, un fils de Richard Ier, Robert, décéda le lendemain de son baptême et fut inhumé à Fécamp ; cf. MUSSET, Lucien, « Les sépultures des Souverains normands : un aspect de l’idéologie du Pouvoir » in MUSSET, Lucien, BOUVRIS, Jean-Michel et MAILLEFER, Jean-Marie, Autour du pouvoir ducal normand (Xe- XIe siècles), 1985, Cahier des Annales de Normandie, n˚ 17, Caen, p. 30. 24. DUDON…, 4, 128, p. 297, lignes 33-34 : In manus tuas, Christe, commendo spiritum meum. 25. Ibidem, 4, 129, p. 299, lignes 34-35. 26. Ibidem, 4, 129, p. 299: v. 1-3 : O Fiscanne, sacris semper fecunde fauillis / Sanctorum cineres meritorum flore micantes / In gremio terrae conseruans iamque sacratae. 27. Ibidem, v. 3. 28. Ibidem, v. 22-23 : Cuius et precibus lue purificaberis omni / Et cuius meritis migrabis ad aethera dignis…

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 67

29. Ibidem, v. 25-26. 30. ARNOUX, Mathieu, « Before the Gesta Normannorum et beyond Dudo : some evidence on early Norman Historiography », Anglo-Norman Studies, 22, 1999, Woodbridge, Boydell Press, 2000, p. 29-48. L’édition du texte de la Chronique de Fécamp se trouve p. 43-46.

RÉSUMÉS

La ville de Fécamp fut le lieu de naissance et de sépulture du duc Richard Ier qui y fit édifier une collégiale, dédicacée en 990. Dudon de Saint-Quentin, historiographe des premiers ducs de Normandie, parle peu de cette ville: il évoque cependant le rôle important que celle-ci a joué durant le Xe siècle au temps de Guillaume Longue Epée et de Richard Ier (c. 927-996). Les fouilles d’Annie Renoux ont confirmé l’existence d’une résidence ducale (avec aula, camera et capella), modeste au temps de Guillaume Longue Epée, plus importante sous le règne de Richard Ier. Dudon a, sans doute, voulu dans les dernières pages de sa chronique promouvoir un culte en l’honneur du duc Richard, mort en « odeur de sainteté » dans la cité de Fécamp et inhumé dans la collégiale qu’il avait fait construire.

The town of Fécamp was the place of birth and death of Duke Richard I who had a collegiate church built there, which was consecrated in 990. Dudo of Saint-Quentin, the historiographer of the first dukes of Normandy, provides little information about the town; he mentions however its major role in the tenth century under William Longsword and Richard I (c. 927-996). Annie Renoux’s excavations confirmed the existence of a ducal residence (with aula, camera and capella), which was relatively modest under William Longsword, but more opulent under Richard I. In the last pages of his chronicle, Dudo probably wanted to exhort to the worship of Duke Richard, who died “in the odour of sanctity” in the town of Fécamp and was buried in the collegiate church he had built.

INDEX

Mots-clés : Fécamp, Saint-Quentin (Dudon de), Guillaume Longue Epée, Richard Ier, historiographie, résidence ducale Keywords : Fécamp, Saint-Quentin (Dudo of), William Longsword, Richard I, historiography, ducal residence

AUTEUR

PIERRE BOUET

Université de Caen Basse-Normandie

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 68

La genèse architecturale de l’église de la Trinité de Fécamp Architectural genesis of the church of Holy Trinity in Fécamp

Katrin Brockhaus

1 L’abbaye de Fécamp, l’un des principaux établissements monastiques de la Normandie au Moyen Âge, fut fondé en 1001 par le duc Richard II au sein de sa résidence en faisant appel à l’abbé de Saint-Bénigne de Dijon, Guillaume de Volpiano1. L’église de la Trinité est le seul vestige médiéval du monastère qui nous soit parvenu. Si l’on peut être frappé par l’homogénéité apparente du bâtiment, l’analyse révèle que l’église actuelle est principalement le résultat de trois grandes phases de construction étalées sur plus de deux siècles2 ; l’une à la fin du XIe siècle, la suivante à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, la dernière vers 1300 (voir annexe 2). Nous nous proposons de montrer et de comprendre l’enchevêtrement de ces phases dans le chœur de l’église à l’aide des sources et par l’étude du bâtiment. Nous verrons aussi que, si la première église du monastère, érigée par Richard Ier, n’existe plus en élévation, son héritage est pourtant encore décelable dans l’église d’aujourd’hui.

2 L’église actuelle se dresse dans les vestiges du château ducal. De dimensions imposantes, elle illustre bien l’importance du monastère auquel elle appartenait. Derrière une façade reconstruite au milieu du XVIIIe siècle s’étend la nef longue de dix travées, érigée à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle (fig. 1). Le vaisseau central, bordé de part et d’autre de bas-côtés et entièrement voûté d’ogives, est suivi d’un transept saillant sans bas-côté et dont la croisée est surmontée d’une tour-lanterne. L’élévation à trois niveaux de la nef se prolonge dans les bras du transept, où les tribunes sont remplacées par des coursières dans l’épaisseur du mur (fig. 2). Le vaisseau central du chœur, long de trois travées droites et flanqué de bas-côtés sur lesquels s’ouvrent des chapelles rectangulaires3, se termine en rond-point contourné d’un déambulatoire pourvu de cinq chapelles rayonnantes alternant dans leur forme (voir annexe 1). Au côté nord du vaisseau central, on retrouve l’élévation à trois niveaux de la nef (fig. 3). La troisième travée est différente des deux premières pour ses niveaux inférieurs: l’arcade et l’ouverture de la tribune y sont moins hautes et en plein-cintre.

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 69

Le tracé des arcs, la forme des piliers ainsi que la modénature indiquent que ces deux niveaux datent de l’époque romane, alors que le niveau des fenêtres hautes, comme les deux premières travées, est de la fin du XIIe siècle. Avec une élévation à deux niveaux uniquement, le côté sud du chœur et le rond-point sont différents du côté nord; sous les fenêtres hautes du XIIe siècle, des arcades très élancées occupent par leur moitié supérieure la place des tribunes (fig. 4).

Fig. 1 : Fécamp, abbatiale, vue de la nef vers l'ouest

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 70

Fig. 2 : Fécamp, abbatiale, vue du transept vers le sud

3 Piliers et arcades, profilés par une multitude de tores minces pourvus de chapiteaux à crochets vigoureux ou à deux rangs superposés de feuilles, sont caractéristiques des années de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle. La différence se retrouve aussi dans les chapelles rayonnantes. Au nord du chœur, elles datent de l’époque romane, alors qu’au sud, elles font partie des reconstructions de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle.

Tabularia , Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande 71

Fig. 3 : Fécamp, abbatiale, choeur, travées droites, côté nord.

La première et la deuxième travée ainsi que le niveau des fenêtres hautes et les voûtes datent du XIIe siècle, les deux niveaux inférieurs de la troisième travée de l'époque romane

Fig. 4 : Fécamp, abbatiale, choeur, travées droites, côté sud.

Les arcades sont le produit du remaniement au début du XIVe siècle, le niveau des fenêtres hautes et les voûtes datent du XIIe siècle

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4 Aucune élévation ne subsiste de la première église, construite en 990 par Richard Ier au sein de son château pour remplacer un petit oratoire installé par son père, et desservie par des chanoines jusqu’à leur remplacement par les moines bénédictins en 10014. Elle nous est connue néanmoins par des sources écrites et par les résultats de fouilles entreprises dans le chœur.

5 Le récit de la construction de la première église donné par Dudon de Saint-Quentin est incontestablement la source la plus connue. Le chanoine relate le déroulement du chantier sous la direction de Richard Ier avant de donner une description assez sommaire de l’édifice : il s’agit d’une église à plusieurs tours, faite en pierres et briques, voûtée ou pourvue d’arcs en deux endroits, blanchie à l’extérieur et peinte à l’intérieur5. D’autres sources fournissent des indications sur l’emplacement des autels dans l’église. Le récit d’un miracle survenu à l’époque de l’abbé Jean de Fécamp (1028-1078) indique clairement qu’un autel dédié au Sauveur se trouvait derrière le maître-autel dédié à la Trinité6. La Chronique de Saint-Bénigne, écrite entre 1058 et 1066, situe le tombeau de Guillaume de Volpiano devant l’autel Saint-Taurin7, tandis que la Vita Willelmi place le tombeau au milieu de l’église, à un endroit où les frères pouvaient le voir en entrant et sortant de l’église8. D’après un autre miracle, le tombeau de Guillaume aurait été situé dans un lieu de l’église désigné comme « crypte »9. 6 Aux sources s’ajoutent les résultats des fouilles menées en 1925, malheureusement assez mal documentées10. Ces fouilles furent entreprises dans les deuxième et troisième travées du chœur dans le but de retrouver la crypte mentionnée dans le miracle cité ci- dessus. Un pan de mur arrondi en blocs de tuf local fut découvert sous la troisième travée du vaisseau central (voir annexe 1). Ce mur fut également retrouvé lors d’un sondage dans le bas-côté nord de la deuxième travée, où il est situé sous le pilier supportant les arcades de la deuxième et de la troisième travée du chœur actuel. Lors d’un troisième sondage côté sud, il fut découvert sous le pilier en vis-à-vis. Les sondages furent conduits sur une profondeur de quatre mètres sans que la base du mur ait été atteinte. Les remblais étaient meublés de fragments d’enduit peint dans lesquels les fouilleurs virent la confirmation de l’existence des peintures murales mentionnées par Dudon. 7 Ces différentes informations sur la collégiale ont donné lieu à plusieurs essais de reconstitution, focalisés sur la partie ouest de l’église. En 1933, un article de Hans Reinhardt et Etienne Fels sur les églises-porches et leur survivance dans l’art roman aborde exclusivement le massif occidental de l’église. Le texte de Dudon, seule source utilisée, y est interprété comme description de cette partie et non de l’église dans son ensemble. Les auteurs arrivent à la conclusion que l’église de 990 aurait été précédée d’une église-porche (Westwerk) munie d’un narthex voûté, d’un étage supérieur également voûté et surmontée de trois tours11. Dès lors, ce Westwerk à trois tours semble généralement accepté dans la littérature relative à Fécamp12. Dans son livre sur le palais ducal de Fécamp, Annie Renoux réexamine le dossier en tenant compte de toutes les sources accessibles13. Elle arrive aux mêmes conclusions que Reinhardtet Fels, mais par un raisonnement plus global. L’existence du Westwerk serait moins prouvée par la description de Dudon que par les mentions des autels. L’autel Saint-Sauveur aurait été situé, comme dans beaucoup d’églises-porches, à l’étage de la construction. Le niveau inférieur correspondrait à la crypte mentionnée dans le miracle et aurait donc contenu l’autel Saint-Taurin et le tombeau de Guillaume de Volpiano14. L’existence

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d’un Westwerk pleinement développé s’accorde bien, d’après elle, avec une idéologie du pouvoir fortement calquée sur les traditions carolingiennes. 8 Ces reconstitutions incitent à faire quelques remarques. Comme l’a montré Pierre Bouet dans un article récent15, le texte de Dudon ne permet à lui seul en aucune façon d’assurer l’existence d’un Westwerk à trois tours. Si des tours sont mentionnées, on ne connaît ni leur nombre, ni leur localisation16. L’emplacement des autels reconstitué par Annie Renoux est également très hypothétique. La première mention de l’autel Saint- Sauveur place en fait celui-ci derrière le maître-autel dédié à la Sainte Trinité, et cela dès l’époque de Jean de Fécamp, donc avant la réorganisation attestée de l’espace liturgique entreprise par l’abbé Guillaume de Rots à la fin du XIe siècle17. Quant à l’autel Saint-Taurin, il se trouvait à partir du XIIIe siècle dans le transept nord de l’église actuelle18. Sa première mention date du milieu du XIe siècle ; il est à cette date proche du tombeau de Guillaume de Volpiano. Rien ne prouve qu’il existait déjà en 990 ; il est même vraisemblable que son installation ait été liée au don du monastère de Saint- Taurin d’Evreux par le duc Robert aux moines de Fécamp en 1034-103519, à la suite duquel les reliques du saint ont pu être acheminées à la Trinité20. Il apparaît donc que, l’autel Saint-Sauveur ayant pu être situé dans le chœur et l’autel Saint-Taurin pouvant être postérieur à 990, les informations sur les autels ne rendent pas nécessaire l’hypothèse d’un Westwerk. Reste le problème de l’emplacement du tombeau de Guillaume de Volpiano21. Si Annie Renoux le place à l’étage inférieur d’un Westwerk, qu’on pourrait assimiler à une crypte, on peut tout aussi bien supposer qu’il se trouvait dans un autre espace voûté de l’église,que le même mot crypta peut également désigner. Là encore, la présence d’un Westwerk n’est donc pas nécessaire. 9 Il est plus probable que le massif occidental présentait une forme dérivée du Westwerk qui, à partir du Xe siècle, supplante le Westwerk pleinement développé. La « crypte » avec autel en est absente, le groupement de trois tours est remplacé par une ou deux tours22 et, surtout, la construction perd son indépendance liturgique23. En Normandie, cette forme se trouve à Saint-Pierre de Jumièges24 et à Notre-Dame de Jumièges 25. L’église de la Trinité constituerait ainsi non pas une survivance isolée d’un modèle dépassé, mais un point de départ pour l’élaboration des façades normandes26. 10 Les vestiges fouillés de la partie est de l’église, négligés dans les reconstitutions citées ci-dessus, méritent plus d’attention. Dans son article sur les fouilles, Philippe Lauer souligne que l’aspect très soigné des pans de mur découverts semble indiquer qu’il s’agit de maçonneries destinées à être vues et non de fondations27. Du fait de la situation et de la forme de ces vestiges, il les attribue à l’abside de l’église de Richard Ier, dont le sol aurait été situé plusieurs mètres plus bas qu’aujourd’hui. L’analyse du texte de Dudon permet d’avancer une hypothèse légèrement différente : il y est spécifié que Richard Ier était amené à la construction d’une nouvelle collégiale par le fait que l’oratoire existant était beaucoup moins élevé que son palais28. Le but recherché était donc l’érection d’un sanctuaire égalant le palais ducal en hauteur. Or, comme cette église était située sur le flanc de la colline descendant vers la vallée, au nord-ouest du palais, la présence d’une substruction sous l’abside nous semble nécessaire pour arriver à la hauteur requise29. C’est une partie des murs de cette substruction qui pourrait avoir été découverte dans les fouilles. Mais ce qui est le plus significatif, comme nous le verrons par la suite, c’est la localisation de la substruction de l’abside de 990 dans le chœur de l’église actuelle, et la coïncidence de sa largeur et de celle du vaisseau central.

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11 À la fin du XIe siècle, Guillaume de Rots, troisième abbé de Fécamp (1079-1107), fit reconstruire le chœur de l’abbatiale, qui fut consacrée en 109930. Un passage du recueil de miracles nous apprend que ces constructions ne furent pas uniquement guidées par la volonté d’embellir l’église, mais également par la nécessité de disposer de plus de place pour accueillir les foules de pèlerins qui venaient à Fécamp31. Orderic Vital précise que l’abbé fit détruire le chœur et le rebâtit en plus long et plus large, et que, par contre, la nef fut seulement modifiée32. Le chœur de Guillaume de Rots existe encore en grande partie, non dans sa forme d’origine, mais imbriqué dans les constructions du XIIe siècle. Les deux chapelles qui s’ouvrent sur le déambulatoire nord du rond-point ainsi que les deux niveaux inférieurs au nord de la troisième travée droite du chœur en sont des vestiges manifestes. Mais d’autres éléments existent ailleurs: les quatre piliers de la troisième travée du chœur contiennent chacun au moins une demi-colonne montante de l’époque romane, prouvant ainsi que les dimensions de cette travée étaient alors exactement les mêmes. Derrière les deux piliers délimitant cette travée vers l’est, à la jonction des travées droites avec le rond- point du chœur, se trouvent aussi deux escaliers tronqués appartenant au chœur roman, qui devaient desservir à l’origine une coursière devant les fenêtres hautes. Il est notable que, tandis que de nombreux vestiges du chœur de Guillaume de Rots subsistent dans ces parties, on n’en trouve en revanche aucune trace à l’ouest de la troisième travée du chœur actuel. 12 On peut dès lors reconstituer le projet de Guillaume de Rots : il fit bâtir un chœur plus spacieux, à déambulatoire et chapelles rayonnantes, englobant l’ancienne abside. La place nécessaire pour la construction fut trouvée par le décalage du nouveau chœur vers l’est par rapport au chœur de 990. L’élévation était à trois niveaux, dont les deux niveaux inférieurs existent encore partiellement dans la troisième travée nord du chœur actuel, et dont le troisième niveau peut être reconstitué par l’emplacement des entrées des escaliers. L’architecture de ce chœur s’insère bien dans le courant architectural de la fin du XIe siècle en Normandie, en montrant une architecture très proche de Saint-Etienne de Caen ou Saint-Vigor de Cerisy-la-Forêt. Quant à la nef, la mention d’Orderic Vital et l’absence totale de vestiges romans plus à l’ouest de la troisième travée droite du chœur concordent pour affirmer que cette partie ne fut pas reconstruite. Ainsi s’explique que la largeur et l’orientation de l’abside de 990 furent reprises dans le vaisseau central du chœur : il devait s’accorder à l’ancienne nef de 990 intégrée à la nouvelle construction. 13 L’hypothèse selon laquelle la nef de 990 existait encore au XIIe siècle est étayée par une source plus tardive : en 1157, l’abbé Henri de Sully (1139-1187) écrivit une lettre sollicitant la générosité des fidèles envers ses moines envoyés pour recueillir des fonds nécessaires à la reconstruction des toits, des murs et des tours de l’église abbatiale33. Comme il est peu probable que Henri de Sully ait envisagé la reconstruction d’une église érigée à peine soixante ans plus tôt, dont les vestiges sont en bon état encore aujourd’hui, cette source fut toujours interprétée comme se référant soit aux bâtiments claustraux, soit au logis abbatial, soit aux fortifications de l’abbaye34. Mais si on admet que la nef était encore celle de 990, la nécessité de travaux à l’église même devient beaucoup plus naturelle. 14 La reconstruction devint indispensable après qu’un incendie eut ravagé l’église en 116835. Henri de Sully la fit reconstruire d’est en ouest, en commençant par les travées droites du chœur. La nouvelle construction s’inspira clairement du chevet

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roman, qui avait survécu à l’incendie: on garda l’élévation à trois niveaux, avec tribune comme niveau intermédiaire, les piliers composés, les demi-colonnes montantes sans interruption du sol à la naissance de la voûte. La réalisation intégra néanmoins les dernières évolutions stylistiques : les arcs sont en tiers-point, des chapiteaux à feuilles d’eau ont remplacé ceux à rinceaux, les espaces sont voûtés sous ogives. La construction dura une cinquantaine d’années, elle fut terminée par les soins de l’abbé Raoul d’Argences (1190-1219) avec la façade ouest de la nef36. Ces travaux firent complètement disparaître la nef de l’église de 990 et son massif occidental. 15 Le chœur de Guillaume de Rots n’échappa que de justesse à la disparition totale;au milieu du XIIIe siècle, une transformation du chœur fut entreprise. Les tribunes du côté sud et du rond-point furent démolies pour laisser la place à la partie haute des arcades très élancées. La chapelle d’axe ainsi que les chapelles sud du chœur furent reconstruites avec la même hauteur sous voûte que les travées du déambulatoire et du bas-côté sud, les chapelles sud reprenant le plan ancien. Ces travaux furent exécutés en sous-œuvre, de sorte que le vaisseau central garda ses voûtes et ses fenêtres hautes de la fin du XIIe siècle. 16 Aucune source ne nous renseigne sur les raisons de ces travaux ou sur la date de leur commencement. On peut néanmoins supposer qu’ils furent entrepris parce que le chevet roman, avec ses tribunes, occultait trop le rond-point. Des éléments stylistiques suggèrent qu’ils débutèrent dans la chapelle d’axe au milieu du XIIIe siècle pour se poursuivre au sud. La première mention de ces travaux dans les sources n’apparaît qu’au début du XIVe siècle. L’Historia abbatum indique que l’abbé Thomas de Saint- Benoît (1297-1307) fit achever les chapelles donnant sur le bas-côté sud du chœur et qu’il aurait voulu continuer les travaux de l’autre côté du chœur, mais que la mort l’en empêcha37. Les résultats de l’analyse archéologique sont en accord avec cette mention: les travaux plus tardifs dans le déambulatoire nord servirent uniquement à unifier l’aspect du rond-point en supprimant la tribune, sans toucher aux chapelles romanes. 17 Après le milieu du XIVe siècle, l’église ne changea plus de forme. Les travaux des siècles suivants se contentèrent de remplacer des parties en mauvais état, comme la chapelle axiale, reconstruite en grande partie vers 1500, ou la façade ouest, qui date du milieu du XVIIIe siècle. 18 Ainsi, l’étude des différentes étapes de la construction de la Trinité permet de comprendre le développement de l’église, de 990 à aujourd’hui (voir annexe 2). La première église s’avère être le noyau autour duquel le bâtiment actuel s’est développé, par une succession de reconstructions partielles dans lesquelles les différentes parties furent remplacées tour à tour, sans qu’il ne fût jamais procédé à une reconstruction totale. Les reconstructions partielles s’étant à chaque fois adaptées aux éléments conservés du bâtiment antérieur, l’emplacement de l’abbatiale, son orientation et la largeur de son vaisseau central sont encore aujourd’hui ceux de l’église de 990. L’élévation à trois niveaux, introduite dans le bâtiment roman, a été reprise à l’époque gothique, de sorte que les différences se retrouvent plus dans les détails que dans l’ordonnance des volumes. C’est cette évolution graduelle du bâtiment, comparable à celle de nombreuses autres grandes églises normandes, comme par exemple les cathédrales de Bayeux ou Coutances, qui explique la relative homogénéité d’une église comprenant des éléments de différentes époques.

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ANNEXES

Annexe 1

Fécamp, plan du chœur de l'abbatiale

Annexe 2

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Schéma évolutif de l'église

À gauche, le bâtiment de 990 (seuls l'emplacement et la forme de l'abside sont établis, le tracé de la nef et du transept est purement hypothétique). Au milieu, l'église vers 1099, après la reconstruction du choeur par Guillaume de Rots. À droite, l'église actuelle. Le choeur est composite (voir plan du choeur), le transept et la nef ont été érigés entre 1168 et 1219.

NOTES

1. Sur l’histoire de la fondation du monastère, voir Jean-François LEMARIGNIER, Étude sur les privilèges d’exemption et de juridiction ecclésiastiques des abbayes normandes depuis les origines jusqu’à 1140, Picard, Paris, 1937, p. 29-43 ; BULST, Neithard, Untersuchungen zu den Klosterreformen Wilhelms von Dijon (962–1031), Bonn, L. Rohrscheid, 1973, p. 147-161 ; RENOUX, Annie, Fécamp, du palais ducal au palais de Dieu, Paris, CNRS, 1991, p. 241-244 et p. 251-252. 2. VALLERY-RADOT, Jean, L’église de la Trinité de Fécamp, Paris, H. Laurens, 1928, 101 p. 3. Comme le gros-oeuvre ne comprenait pas de cloisons entre les chapelles, les deux rangées de chapelles sont souvent désignées comme doubles bas-côtés. Néanmoins, elles sont mentionnées dès le début du XIVe siècle comme chapelles. Nous adoptons ici la dénomination du Moyen Âge. 4. L’église ayant été consacrée onze ans avant l’arrivée de Guillaume de Volpiano et ses moines, il est improbable que ce dernier fit faire des travaux. 5. « …miri schematis forma construxit in honore sanctae Trinitatis delubrum, turribus hinc inde et altrin secus praebalteatum dupliciterque arcuatum mirabiliter et de concatenatis artificiose lateribus coopertum. Hinc forinsecus dealbavit illud, intrinsecus autem depinxit historialiter… », DUDON DE SAINT-QUENTIN, De moribus et actis primorum Normanniae ducum, éd. Jules LAIR, M.S.A.N., t. XXIII (1865), p. 291. 6. De miraculis quae in Ecclesia Fiscannensi contigerunt (copie d’ ARTHUR DU MONSTIER, BnF, lat. 10051, fol. 165-169), éd. Arthur LANGFORS, Annales Academiae Scientiarum Fennicae, B, XXV, 1, 1930, p. 8. Ce recueil comprend des miracles survenus aux XIe et XIIe siècles. 7. Chronicon S. Benigni Divionensis, éd. Emile BOUGAUD et Joseph GARNIER, Analecta Divionensia, Dijon, 1875, p. 178. 8. RAOUL GLABER, Vita domni Willelmi abbatis, éd. Neithard BULST, Deutsches Archiv, 30 (1974), p. 486 : « Sepultum nanque est sacrum illius corpus honorifice in gremio eiusdem sancte Trinitatis aecclesie in conspectu euntium ac redeuntium fratrum ». 9. LANGFORS, De miraculis…, p. 9. Le terme crypta ne se réfère pas forcément à une crypte au sens moderne du mot, il peut aussi indiquer un endroit caché ou voûté. 10. MALANDAIN, Jerôme, « Compte rendu sur les premières fouilles faites à l’abbaye de Fécamp pour rechercher la crypte souterraine », Bulletin de l’Association des Amis du Vieux-Fécamp, 16

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(1925), p. 95-116 et 19 (1928), p. 1-13, et LAUER, Philippe, « Les fouilles de l’abbaye de Fécamp », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1927, p. 220-229. 11. REINHARDT, Hans et FELS, Etienne, « Étude sur les églises-porches carolingiennes et leur survivance dans l’art roman », Bulletin Monumental, 92 (1933), p. 354-355. 12. BAYLÉ, Maylis, « Les relations entre massif de façade et vaisseau de nef en Normandie avant 1080 »,Cahiers de Civilisation médiévale, 34 (1991), p. 226 ; et, récemment, BOTTINEAU-FUCHS, Yves, Haute-Normandie gothique, Picard, Paris, 2001, p. 197. 13. RENOUX, Fécamp…, p. 453-462. 14. RENOUX, Fécamp…, p. 461. Le mot crypta fut effectivement utilisé pour désigner les rez-de- chaussée des Westwerke. 15. BOUET, Pierre, « Dudon de Saint-Quentin. Construction de la nouvelle collégiale de Fécamp (990) », in La Normandie vers l’an mil, Société de l’histoire de Normandie, Rouen, 2000, p. 123-129. 16. Un point de vue très proche est adopté par Reinhard Liess dans sa thèse sur l’architecture en Normandie au XIe siècle (LIESS, Reinhard, Der frühromanische Kirchenbau der Normandie, München 1967, p. 270), qui conteste la reconstitution avancée par Reinhardt et Fels. 17. Voir infra pour les constructions de Guillaume de Rots. On sait qu’il fit déplacer des autels, mais il n’est nullement mentionné que ces autels venaient de l’antéglise. 18. L’Historia abbatum fiscannensium ab anno 1001 (BnF lat. 12778, fol. 101v˚) relate que l’abbé Raoul d’Argences fut enseveli en 1219 devant l’autel Saint-Taurin. 19. FAUROUX, Marie, Recueil des actes des ducs de Normandie, M.S.A.N., t. XXXVI, Caen, 1961, n˚ 87, p. 228. 20. DELAPORTE, Yves, « L’office fécampois de saint Taurin », L’Abbaye bénédictine de Fécamp, Ouvrage scientifique du XIIIe centenaire, vol. II, Fécamp, 1960, p. 172. 21. Aujourd’hui, le tombeau de Guillaume de Volpiano se trouve dans la deuxième chapelle nord du chœur. La date de la translation n’est pas connue. 22. L’Allemagne, en revanche, reste fidèle au massif occidental à trois tours jusqu’à l’époque romane. Voir Carol HEITZ, Recherches sur les rapports entre architecture et liturgie à l’époque carolingienne, Paris, S.E.V.P.E.N., 1963, p. 61. 23. Idem, p. 177-178. 24. Pour la datation vers l’an mil, voir Maylis BAYLÉ, Les origines et les premiers développements de la sculpture romane en Normandie, Art de Basse Normandie, n˚ 100 bis, Caen, 1992, p. 54. 25. Datation de la façade avant 1050 : voir BAYLÉ, « Les relations… », 1991, p. 228 et BAYLÉ, Les origines…, 1992, p. 74. Datation entre 1055 et 1066/67 : MORGANSTERN, James, « Le massif occidental de Notre-Dame de Jumièges : recherches récentes », dans SAPIN, Christian (dir.), Avant-nefs et espaces d’accueil dans l’église entre le IVe et le XIIe siècle, Actes du colloque tenu à Auxerre du 17 au 20 juin 1999, Paris, CTHS, 2002, p. 299. 26. Pour le développement ultérieur des façades, voir BAYLÉ, 1991, p. 225-235. 27. LAUER, 1927, p. 226. 28. DUDON DE SAINT-QUENTIN, 1865, p. 290 : « Domum Dei et orationis superlativo specialis pulchritudinis decoraeque altitudinis culmine, supereminentiorem universis moenibus civitatis decet et oportet esse », et un peu plus loin : « … quia altiore amplioris culminis schemate, domum Dei domui nostrae habitationis praecellere condecet,… ». 29. Quand les moines, au XIIIe siècle, décidèrent d’allonger la chapelle axiale, ils se retrouvèrent confrontés aux mêmes problèmes de niveau. La chapelle fut construite sur une salle voûtée, sans utilisation liturgique attestée. 30. BRÉHIER, Louis, « L’église abbatiale de Fécamp », Journal des savants, juin/juillet 1930, p. 252, montre que c’est la date de 1099 et non de 1106 qui est à retenir pour la consécration de l’église. 31. « Praeterea, ad innumerabilem hominum multitudinem qui ad eam de toto mundo conveniunt capiendam undequaque angustior erat. » LANGFORS, De miraculis…, p. 20-21.

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32. « Nam cancellum veteris ecclesie quam Ricardus dux construxerat, dejecit, et eximiae pulchritudinis opere in melius renovavit, atque in longitudine ac latitudine decenter augmentavit, navem quoque basilicae, ubi oratorium Sancti Frodmundi habetur, eleganter auxit », The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, éd. Marjorie CHIBNALL, vol. VI, Oxford 1978, p. 138. 33. « … nostrae tamen Fiscannensis ecclesiae turres, tecturas et macerias renovare pariter ac meliorari vestro cupientes auxilio, presentes istos fratres et legatos ad vestre fraternitatis pietatem direximus, ut nobis in hac necessitate vestri oblationibus et elemosinis opem ferre dignemini. » éd. Jean LAPORTE, « Epistulae fiscannenses, lettres d’amitié, de gouvernement et d’affaires (XIe-XIIe siècles) », Revue Mabillon, 43 (1953), p. 27. 34. RENOUX, Fécamp…, p. 505. La reconstruction du logis abbatial par Henri de Sully est attestée par l’Historia abbatum fiscannensium (BnF lat. 12778, fol. 101v˚), mais la date précise n’est pas indiquée. 35. « Fiscannense monasterium combustum est. », ROBERT DE TORIGNI, Chronique, éd. Léopold DELISLE, Société de l’Histoire de Normandie, Rouen, 1875, vol. II, p. 3. Une autre source, le Poème français, composé au XIIIe siècle, précise que c’est l’église qui a brûlé. Voir Arthur LANGFORS, « Histoire de l’abbaye de Fécamp en vers français du XIIIe siècle », Annales Academiae Scientiarum Fennicae,B, XXII, 1, 1928, p. 230. 36. Historia abbatum Fiscannensium ab anno 1001, BnF lat. 12778, fol. 101v˚ : « Nam medietatem navis ecclesie vel encirca cum duabus turribus anterioribus decenter complevit ». 37. Historia abbatum Fiscannensium ab anno 1001, BnF lat. 12778, fol. 102v˚ : « in dextro latere ecclesie capellas opere decenti complevit et in alia parte operari magnopere si vixisset intendebat ».

RÉSUMÉS

L’église de la Trinité de Fécamp, construite en trois grandes étapes entre le XIe et le XIVe siècle, s’élève à l’emplacement de la collégiale érigée par Richard Ier en 990. Cette première église est mentionnée par plusieurs sources qui ne permettent qu’une reconstitution sommaire de l’édifice, mais font supposer qu’elle était dotée d’un massif occidental à deux tours plutôt que d’un véritable Westwerk. L’abside, seul élément connu par des fouilles, s’avère être le noyau autour duquel le bâtiment actuel s’est développé par une succession de reconstructions partielles, qui intégrèrent chaque fois des parties de l’édifice antérieur.

The Church of the Holy Trinity in Fécamp, constructed in three major phases between the eleventh and the fourteenth century, stands where Richard I built a collegiate church in 990. This first church is mentioned in several sources, which only allow for a rough reconstruction of the building. They suggest that its western part was a twin-tower west front rather than a genuine Westwerk. The only section known from excavations, the apse appears to be the kernel around which the present building has developped in a sequence of partial reconstructions, each integrating parts of the previous building phase.

INDEX

Mots-clés : Sainte-Trinité de Fécamp, architecture, Westwerk, Richard Ier Keywords : Holy Trinity of Fécamp, architecture, Westwerk, Richard I

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AUTEUR

KATRIN BROCKHAUS

Doctorante à l’Université de Paris IV

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