Luc Béraud LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Pierre Lhomme était un magicien de la lumière naturelle. Chef opérateur emblématique de sa profession, il travailla avec les plus grands réalisateurs du cinéma français : , , , Jean-Pierre Melville,

LUC BÉRAUD LUC Les lumières Jean-Paul Rappeneau, , ou . Luc Béraud l’a rencontré en 1972 sur le tournage de La Maman et la Putain de , dont il était le premier assistant. Depuis et jusqu’à sa disparition en de Lhomme juillet 2019, leurs routes se sont souvent croisées. Des conversations particulières, des témoignages, des pu- blications ainsi que les archives personnelles que Pierre a ouvertes à l’auteur ont aidé à documenter cette balade dans la filmographie d’un directeur de la photo, duCombat dans l’île (1962) à Cyrano de Bergerac (1990), de L’Armée des ombres (1969) et de Mortelle Randonnée (1983) à Camille Claudel (1988). Souvent interviewé, n’a pas écrit de mémoires ni publié de livre d’entretiens. Entrepris avec lui avant son décès, Les lumières de Lhomme revient sur l’homme, l’artiste et son œuvre. Parsemé de digressions, d’apartés ou de commentaires, ce livre est aussi un hommage aux chefs opé- rateurs qui transforment des idées en images, un formidable témoignage sur la fabrique du cinéma et sur cette génération de cinéastes née dans les soubresauts de Mai 68. LHOMME DE LUMIÈRES LES

Cinéaste, Luc Béraud fait son premier stage au cinéma en 1965. Premier assistant de Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Jacques Rivette, Jean Eustache, Claude Miller, , il devient ensuite lui-même réalisateur. Auteur ou coauteur d’un grand nombre de scénarios pour le grand et le petit écran, il a tourné trois longs métrages de cinéma, vingt-trois films de télévision, et a mis en scène deux pièces de théâtre.

Cinéphile passionné, il est l’auteur en 2017 d’Au travail avec | Eustache (making of) aux éditions Institut Lumière /Actes Sud, qui reçut le prix CNC 2017 du livre de cinéma et le Prix du livre d’histoire du cinéma du Festival de Pessac 2017.

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : AVRIL 2020 / 23 € TTC France INSTITUT LUMIÈRE

9:HSMDNA=VXXU^W: Biscioni : © Sylvie de couverture Photographie ISBN 978-2-330-13309-2

INSTITUT LUMIÈRE |

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COÉDITION INSTITUT LUMIÈRE / ACTES SUD série dirigée par Thierry Frémaux et Bertrand Tavernier LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Pierre Lhomme était un magicien de la lumière naturelle. Chef opérateur emblématique de sa pro- fession, il travailla avec les plus grands réalisateurs du cinéma français : Alain Cavalier, Chris Marker, Robert Bresson, Jean-Pierre Melville, Jean-Paul Rappeneau, Claude Miller, Jacques Doillon ou Marguerite Duras. Luc Béraud l’a rencontré en 1972 sur le tournage de La Maman et la Putain de Jean Eustache, dont il était le premier assistant. Depuis et jusqu’à sa disparition en juillet 2019, leurs routes se sont souvent croisées. Des conversations particulières, des témoi- gnages, des publications ainsi que les archives personnelles que Pierre a ouvertes à l’auteur ont aidé à documenter cette balade dans la filmogra- phie d’un directeur de la photo, du Combat dans l’île (1962) à Cyrano de Bergerac (1990), de L’Ar- mée des ombres (1969) et de Mortelle Randonnée (1983) à Camille Claudel (1988). Souvent inter- viewé, Pierre Lhomme n’a pas écrit de mémoires ni publié de livre d’entretiens. Entrepris avec lui avant son décès, Les lumières de Lhomme revient sur l’homme, l’artiste et son oeuvre. Parsemé de digressions, d’apartés ou de commentaires, ce livre est aussi un hommage aux chefs opérateurs qui transforment des idées en images, un formidable témoignage sur la fabrique du cinéma et sur cette génération de cinéastes née dans les soubresauts de Mai 68. LES LUMIÈRES DE LHOMME LUC BÉRAUD

Cinéaste, Luc Béraud fait son premier stage au cinéma en 1965. Premier assistant de Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Jacques Rivette, Jean Eustache, Claude Miller, Patrice Leconte, il devient ensuite lui-même réalisateur. Auteur ou coauteur d’un grand nombre de scénarios pour le grand et le petit écran, il a tourné trois longs métrages de cinéma, vingt- trois films de télévision, et a mis en scène deux pièces de théâtre. Cinéphile passionné, il est l’auteur en 2017 d’ (making of) aux éditions Institut Lumière/Actes Sud, qui reçut le prix CNC 2017 du livre de cinéma et le Prix du livre d’histoire du cinéma du Festival de Pessac 2017.

DU MÊME AUTEUR

L’OUEST, LE VRAI, pièce de Sam Shepard – coadaptation avec Rudi ­Coupez et Bernard Stora, L’Avant-scène théâtre, 1985 LA PETITE VOLEUSE, novélisation du scénario de Claude Miller et Luc Béraud d’après un scénario de François Truffaut et Claude de Givray, Christian ­Bourgois Éditeur, 1989, 10/18, 1991 L’ACCOMPAGNATRICE, scénario de Claude Miller et Luc Béraud d’après le roman de Nina Berberova, Actes Sud Beaux Arts, 1992 PLEIN SUD, scénario de Luc Béraud et Claude Miller, LettMotif, 2013 AU TRAVAIL AVEC EUSTACHE, Institut Lumière/Actes Sud, 2017

Note des éditeurs Un index général situé en fin de volume rappelle le réalisateur et l’année de sortie de chaque film cité, et le titre original et français dans le cas d’un film étranger.

L’auteur et les éditeurs expriment leurs plus vifs remerciements à Renée Lhomme, Vincent Lowy et l’École nationale supérieure Louis- Lumière, Armelle Bourdoulous et Bruno Thévenon (bibliothèque Raymond-Chirat) et aux équipes d’Actes Sud.

© Institut Lumière / Actes Sud, 2020 Photographie de couverture : © Sylvie Biscioni ISBN 978‑2-330‑13814‑1 LUC BÉRAUD

Les lumières de Lhomme

récit

INSTITUT LUMIÈRE | ACTES SUD

“Prométhée a dérobé une torche au cha- riot du soleil pour porter la lumière aux hommes. Pour avoir volé la propriété des dieux, il fut enchaîné et son foie devint la proie des vautours – et c’est de ce jour que les chefs opérateurs sont bilieux.” Josef von Sternberg

SOMMAIRE

Avant-propos...... 15

Chapitre 1 Les nuits du Pont-Neuf...... 25 Chapitre 2 Voir des films, pas regarder des images...... 41 Chapitre 3 Éclairer, c’est donner physiquement à voir...... 55 Chapitre 4 Cadreur, un métier à part entière...... 65 Chapitre 5 En enfreignant les règles, les artistes se révèlent...... 83 Chapitre 6 Une étape, le premier long métrage de Cavalier...... 99 Chapitre 7 Travailler avec Chris Marker...... 107 Chapitre 8 Cinéma-vérité, cinéma direct...... 119 Chapitre 9 Le premier Rappeneau...... 131 Chapitre 10 Chef op’ pour De Broca...... 139

11 Chapitre 11 Retravailler avec les amis...... 151 Chapitre 12 Mai 68...... 155 Chapitre 13 La souffrance délicieuse du tournage avec Melville...... 161 Chapitre 14 Retour au cinéma direct et deux premiers films...... 181 Chapitre 15 Eustache, N&B format carré...... 191 Chapitre 16 Ne dessiner que par la lumière...... 207 Chapitre 17 Au travail avec Chéreau...... 215 Chapitre 18 De la variété pour chasser la monotonie...... 223 Chapitre 19 Claude Miller...... 235 Chapitre 20 L’outil principal du chef opérateur, c’est son œil...... 255 Chapitre 21 Terrible randonnée...... 273 Chapitre 22 Éclairer des émotions...... 283 Chapitre 23 Cyrano...... 295 Chapitre 24 L’après-Cyrano, la vie continue...... 311 Chapitre 25 Licht ! Mehr Licht !...... 317

12 Épilogue...... 325 Filmographie de Pierre Lhomme...... 327 Principales sources consultées...... 331 Remerciements...... 335 Index des noms...... 337 Index des films...... 351

AVANT-PROPOS

Dans les interminables assemblées de Mai 68, quand quelqu’un prenait la parole on ne lui disait pas : “Qui es-tu ?” mais “D’où tu parles ?” C’est pourquoi je vais commencer par un retour en ar- rière avant d’en arriver à ma rencontre avec Pierre Lhomme, aux débuts de nos différentes collabora- tions et de notre amitié. Né à La Rochelle, je suis d’une famille bour- geoise provinciale. Dans mon milieu, le cinéma n’était pas considéré comme une distraction pour enfants. Du même âge que moi, mon cousin Antoine, dont les parents étaient en instance de divorce, était souvent confié à la garde de sa grand- mère. Pour distraire son petit-fils le week-end, la chère femme transgressait la proscription et l’envoyait régulièrement au cinéma. Quand on se retrouvait, mon cousin me racontait les films qu’il avait vus, et c’était pour moi des moments passionnants mais frustrants. C’est probablement ce refoulement qui a éveillé mon intérêt pour le ci- néma. Une curiosité totalement fantasmée puisque je ne voyais pratiquement pas de films et que ceux qu’il me racontait (dans les années 1950, c’étaient principalement des films de guerre américains)

15 m’obligeaient à en inventer les images. Les rares fois où j’allais au cinéma étaient pour moi comme une perte de conscience : quand les lumières se ral- lumaient j’avais l’impression de sortir d’une séance d’hypnose et il me fallait de longues minutes pour revenir à la réalité. En 1956, Denys de La Patellière est venu tour- ner à La Rochelle les extérieurs de son film Le Salaire du péché, un événement dans une ville de province belle mais endormie. Ce réalisateur était un lointain parent, et j’ai eu le privilège d’assister à un tournage de nuit dans la cour de l’Hôtel de la Bourse. L’affairement de l’équipe technique, la lumière des arcs électriques, les rails de travelling, l’épais maquillage de Jean-Claude Pascal qui mar- chait de long en large en se répétant son texte, La Patellière avec une casquette de marin-pêcheur (très portée par les metteurs en scène de l’époque), tout me fascinait dans ce cérémonial, et ce fut un déchirement lorsque au bout de trois ou quatre heures, il m’a fallu rentrer me coucher. C’est à ce moment que j’ai décidé de faire du cinéma. J’avais eu, quelques années plus tôt, des velléités de tournage avec la caméra 8 mm du père d’un copain. Sans trop savoir quoi raconter, le filmage se réduisait à quelques plans jamais montés. Mais je me souviens très bien avoir réinventé le gros plan, comme d’autres “réinventent” l’eau chaude : pour bien montrer un message secret caché sous un bracelet-montre, j’ai demandé au camarade qui tenait la caméra de la rapprocher très près de mon poignet afin qu’on comprenne d’où sortait le petit morceau de papier. Un pas négligeable pour le septième art, mais une révélation pour moi.

16 Dans une solderie, je m’étais procuré Le Cinéma amateur pas à pas, un livre d’initiation technique pour profanes. Je n’avais que rarement accès à une caméra, et pourtant le manuel était devenu mon livre de chevet. J’y découvrais mille combines à la portée de cinéastes du dimanche. Notamment comment faire des travellings en posant le pied de la caméra sur une carpette, le cameraman assis sur un pouf, tandis qu’un ami dévoué (et musclé) tire le petit tapis. Travelling arrière exclusivement, et sur sol glissant. Plus tard, à l’adolescence, armé d’un peu plus de connaissances, j’ai réalisé des films en 8 mm avec la caméra Beaulieu du père d’un autre copain. Des petites amies tenaient les rôles féminins, et les scé- narios, inspirés des courts métrages de la Nouvelle Vague, racontaient des histoires de drague. Ces nouveaux cinéastes – auxquels je n’avais pas tou- jours accès car leurs films étaient souvent interdits aux moins de 16 ans – représentaient pour moi une modernité qui enterrait le cinéma tradition- nel. Une de perdue et La Méprise, deux films de 6 ou 7 minutes, peu montrés car les collures des raccords sautaient les unes après les autres au fur et à mesure de leur passage dans le couloir du pro- jecteur. Deux titres de ma filmographie fantôme jusqu’au jour où j’ai décidé de faire un ­western avec la caméra 16 mm d’un oncle. À cause de ma réputation de cancre et de potache, cet oncle Pierre n’avait aucune confiance en moi, aussi m’a- t‑il imposé Nicolas, son fils, un cousin du même âge que moi mais plus fiable, pour tenir sa Paillard Bolex. Le projet était ambitieux, trente minutes, beaucoup de personnages, des décors bricolés dans

17 le grenier de mes grands-parents et des repérages dans la campagne charentaise avoisinante. Les chevaux étaient remplacés par des Solex, un parti pris audacieux qui fonctionnait, sauf le jour où il a fallu en atteler deux à une carriole pour tourner la scène de l’attaque de la malle-poste… Les scènes de cow-boys étaient en couleur et celles du shérif au foyer en noir et blanc. Dans les intérieurs, mon cousin tendait sa cellule devant le champ qu’éclai- raient des projecteurs bricolés dans des grandes boîtes de conserve récupérées à la cantine du lycée et que j’avais tapissées de papier de chocolat pour en augmenter la luminosité. Tant que l’aiguille de sa cellule ne bougeait pas, Nicolas me disait qu’il ne pouvait pas tourner et qu’il fallait ajouter de la lumière. Cette obstination m’exaspérait au plus haut point et c’est en artiste incompris que je me résolvais à allumer des lampes supplémentaires empruntées à d’autres pièces de la maison. Ma passion pour le cinéma nuisait beaucoup à mes études, qui se sont éternisées bien au-delà de l’âge normal car une lutte s’était engagée avec ma famille : “Le cinéma on verra, passe ton bac d’abord !” Pour vérifier la sincérité de mon idéal et sans doute me détourner d’une profession qui ne correspondait pas à ce qu’on attend d’un garçon de bonne famille, on a demandé à Denys de La Pa- tellière de me faire faire un stage sur son prochain film. Et aux vacances de Pâques de 1965, j’ai suivi aux studios de Boulogne deux semaines du tour- nage du Tonnerre de Dieu, un long métrage avec Jean Gabin, Lilli Palmer, Robert Hossein et Mi- chèle Mercier. Les journées de sept heures et demie m’ont paru bien longues et le temps que prenait

18 Walter Wottitz pour éclairer me faisait regretter mon cousin Nicolas. Bref, je me suis terriblement ennuyé sur ce tournage. Mais c’est peut-être que, plein des a priori de la jeunesse, je ne voyais en La Patellière, homme charmant au demeurant à qui je dois une fière chandelle, qu’un représentant d’un cinéma qui n’était pas celui auquel j’aspirais. En 1966, une fois le bac en poche et après avoir raté le concours d’entrée au lycée Voltaire dans la classe préparatoire à l’Idhec (Institut des hautes études cinématographiques1), j’ai préparé ce fichu concours dans un cours privé. Y étaient étudiants avec moi Patrice Leconte, , Jean- Noël Ferragut et quelques autres qui ne sont pas entrés dans le métier. Nos enseignants principaux, ceux qui nous passionnaient, étaient Jean-André Fieschi (critique aux Cahiers du cinéma) et Noël Burch (auteur d’ouvrages théoriques), qui nous ont appris à réfléchir sur le cinéma et initiés aux richesses de la Cinémathèque. Patrice est entré à l’Idhec, Bruno à l’Insas à Bruxelles, Jean-Noël à l’école Louis-Lumière, et moi (le cancre), j’ai eu la chance que Denys de La Patellière (encore lui) me prenne comme stagiaire sur le remake de Caroline chérie, sans Martine Carol mais avec France An- glade. J’ai été pris en main par Roberto Bodegas et Marco Pico, les deux premiers assistants, et par Co- lette Crochot, la célèbre scripte (de Jacques Becker, entre autres), qui m’ont fait travailler comme une brute (consentante) et m’ont inculqué­ les bases du métier et les usages professionnels. Comme j’avais donné satisfaction, on m’a proposé d’enchaîner avec

1. L’Idhec est devenu la Femis à partir de 1988. (N.d.É.)

19 un film de , mais Janine Bazin et André S. Labarthe, les producteurs de Cinéastes de notre temps, m’ont offert de remplacer leur assistant parti faire son service militaire. Après une belle tem- pête sous mon crâne, j’ai fini par choisir le chemin qui s’approchait le plus de ce que je voulais faire : le cinéma d’auteur. Et bien m’en a pris car c’est grâce à cette émission passionnante que j’ai rencontré des cinéastes dont j’allais être ensuite l’assistant. Je n’ai personnellement connu Pierre Lhomme que quelques années plus tard, en 1972. Il faisait l’image de La Maman et la Putain, le film de Jean Eustache sur lequel j’étais premier assistant. Il a tenu un rôle déterminant sur ce tournage et nous sommes devenus amis. Depuis, nos chemins se sont croisés plusieurs fois. Souvent interviewé au cours de sa car- rière, Pierre n’a pas écrit de Mémoires ni publié de livre d’entretiens. Imaginant avec lui que retracer son parcours sous le regard et les commentaires d’un réalisateur pourrait apporter un éclairage particulier sur un métier technique mais aussi très créatif et au demeurant assez mystérieux, nous avons décidé d’entreprendre cet ouvrage. Des conversations par- ticulières, des témoignages, des publications, des consultations à la bibliothèque de la Cinémathèque française ainsi que les archives personnelles que Pierre m’a ouvertes m’ont aidé à documenter ce tra- vail. La plupart des propos énoncés ici sont les siens. J’y ajoute quelques notations ou anecdotes person- nelles ou des citations glanées dans mes lectures. Ce livre voudrait être une balade dans la filmographie d’un grand chef opérateur parsemée de digressions, d’apartés ou de commentaires qui aspirent à cerner le travail sur le tournage des films.

20 Le chef opérateur – aussi appelé directeur de la photographie1 – est, avec le décorateur, celui qui, sur le tournage, donne de la réalité à ce que le réali- sateur a imaginé. Il transforme des idées en images. Il est le responsable technique des prises de vues et de la qualité artistique de l’image. Dirigeant l’équipe caméra et celle des électriciens qui manient les pro- jecteurs, sur le plateau il gère le temps consacré à la technique. Il doit anticiper les problèmes avant les prises de vues de façon à ne pas être obnubilé par les questions matérielles pendant qu’il crée sa lumière. Au travail, on avance d’approximation en approxi- mation. On a quelques certitudes mais elles sont contrariées par les aléas du tournage, les problèmes d’équipe, les questions de matériel, les rapports avec le laboratoire… Tout est flottant alors que le but c’est d’être le plus rigoureux possible pour épouser au plus près les ambitions de départ. L’image au cinéma colle au film, elle en est un des éléments créatifs majeurs. Mais la photo­ graphie enregistre ce qu’on lui donne à filmer : les décors, les costumes, les comédiens et la mise en scène. Le talent des chefs opérateurs consiste, par leur lumière, à éclairer tous les composants pour leur donner une forme et une cohérence. Il est dif- ficile de parler du travail du chef opérateur dans l’absolu tant les conditions dans lesquelles il a été exercé sont déterminantes. À l’époque, pas si ancienne, où les films se tour- naient sur pellicule, et avant l’usage du moniteur

1. Aux États-Unis, on utilise le terme cinematographer car il intervient davantage dans le découpage et la manière de filmer une séquence.

21 de contrôle, le chef opérateur était un magicien qui maîtrisait l’art de l’éclairage, la technique de l’exposition et la chimie de la pellicule. Et c’était à la projection des rushes1 qu’on découvrait le résul- tat de son travail. La collaboration entre le réalisa- teur et le chef opérateur reposait sur la confiance. Les actrices comptaient sur lui pour mettre leur physique en valeur (ou effacer leurs défauts), le décorateur pour magnifier ses décors, le produc- teur pour valoriser ses dépenses, le réalisateur pour voir concrétisés ses désirs, ses souhaits et souvent plus encore. Pierre Lhomme dit : “Quand on est sur la même longueur d’onde avec le scénario, le réalisateur et la production, beaucoup de la mise en image se fait par intuition.” Sur L’Horloger de Saint-Paul, le premier long métrage de Bertrand Tavernier, l’équipe et les comédiens en tournage à Lyon se plaignaient de n’avoir aucune nouvelle de la production qui pour- tant visionnait tous les jours les rushes à Paris. Phi- lippe Noiret, excédé, avait envoyé un télégramme : “Est-ce que vous êtes au courant que nous tournons un film ?” Ralph Baum, le directeur de la produc- tion, répondit par retour : “Tout va bien, on recon- naît tout le monde.” Une idée plutôt réductrice de la fonction de l’image dans la création d’un film venant d’un collaborateur qui avait travaillé avec le grand Max Ophuls. Bien sûr ce message était teinté d’humour et d’ironie. Mais dans l’esprit du public, l’importance de la photographie est-elle perçue à sa juste valeur ? Mesure-t‑on les subtiles nuances

1. Projections quotidiennes pour l’équipe des plans filmés, développés et tirés par le laboratoire.

22 qu’apporte la conception de la lumière dans la nar- ration d’un film ? Connaît-on vraiment le travail du chef ­opérateur ?

Chapitre 1

LES NUITS DU PONT-NEUF

“Ce n’est pas le message qui fonde obligatoi- rement la vocation de cinéaste. C’est peut- être aussi la simple et impérieuse nécessité d’exercer un regard.” André S. Labarthe

La première fois que je vois Pierre Lhomme, c’est sur le Pont-Neuf. Il tourne avec Robert Bresson Quatre nuits d’un rêveur. C’est en août 1970 mais les soirées sont glaciales et toute l’équipe est cou- verte de vêtements chauds. Elle est peu nombreuse et travaille en silence. Et curieusement, malgré la nuit, avec peu de matériel d’éclairage. Cet été 1970, je viens d’être assistant sur un court métrage de Jean-Louis Comolli et, avant de reprendre en octobre mon poste de “conseil- ler artistique” sur Cinéastes de notre temps, je passe l’été à Paris. Et, plus précisément, à suivre à la Cinémathèque les programmes de vacances qui reprennent des chefs-d’œuvre du cinéma mondial. Ce qui me permet de rattraper le retard qu’une scolarité longue et laborieuse en province m’a fait prendre dans le domaine de la cinéphilie.

25 Après la projection des trois films quotidiens à Chaillot ou à la salle de la rue d’Ulm, je rejoins la piaule que je partage avec mon frère Marc, un septième étage de la rue de l’Arbre-Sec, le long de la Samaritaine. En sortant du métro Pont-Neuf, je vois chaque soir les lumières du tournage. Bien sûr je m’approche et reste de longs moments à regarder l’équipe s’activer dans un cérémonial d’autant plus étrange qu’il est silencieux. D’autres curieux sont là, mais se lassent vite de voir cette quinzaine de personnes recommencer les mêmes gestes comme les acteurs de la scène invariablement répétée dans L’Invention de Morel, l’étonnant livre de Bioy Ca- sares que je viens de lire. Chaque soir, il y a cinq ou six mètres de rails de travelling, la caméra avec toujours le même objectif – Bresson est réputé pour ne travailler qu’au 50 mm – filme le même garçon et la même fille qui marchent, les bras ballants, les épaules relâchées, de cette démarche à pas courts que j’ai vue chez François Leterrier dans Un condamné à mort s’est échappé (1956), chez Martin Lassalle dans Pickpocket (1959) ou chez François Lafarge dans Au hasard Baltha- zar (1966). Rejoignant le terre-plein de la statue équestre d’Henri IV, la longeant ou s’en éloignant, ils échangent quelques mots que je n’entends pas, puis la caméra est coupée. La belle silhouette de Bresson, chevelure blanche élégamment dépei- gnée, visage réfléchi et vêtements précieusement négligés, se dirige vers eux. Il fait ses remarques (ou pas), repart, moteur, clap et ça recommence. À la caméra, un homme mince et souple, l’œil vif, belle tête aux cheveux noirs qui se raréfient, c’est Pierre Lhomme. Il est concentré, on sent qu’il maîtrise

26 ce qu’il fait. Il fume avec un court fume-cigarette et donne ses indications calmement et à voix basse. Je sais déjà que Lhomme est un directeur de la photographie important. Il a cosigné Le Joli Mai avec Chris Marker (1963), il a cadré Le Signe du Lion pour Éric Rohmer (1959), fait la photo de La Vie de château (1966) de Jean-Paul Rappeneau et des films d’Alain Cavalier et celle, impressionnante, de L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville (1969). Sur le Pont-Neuf, le cérémonial est chaque soir le même avec de menues variations qui doivent rythmer le cours des quatre nuits du titre. Je n’ai pas encore lu Les Nuits d’un rêveur, le court roman de Dostoïevski dont le film est tiré, et je n’ai tou- jours pas vu Nuits blanches, la version que Visconti avait réalisée en 1957. Quelques années plus tard, au cours de ma longue collaboration avec Claude Miller, il sera question de tirer une adaptation de ce même livre pour une série de télévision sur les capi- tales européennes. Le projet ne verra jamais le jour. Veste de velours marron, pantalon beige et, comme tous les garçons de l’époque, des Clarks aux pieds (curieusement au bruitage le son de ses semelles de crêpe sera remplacé par un martèle- ment de chaussures de cuir), Guillaume des Forêts tient le rôle de Jacques. Il est le fils de Louis-René des Forêts, l’auteur du troublant Bavard, un livre qui m’a durablement impressionné. Le personnage de Marthe est incarné par Isabelle Weingarten, la fille de Romain Weingarten, l’auteur du théâtre dit poétique dont je ne sais pas grand-chose (ce n’est que bien plus tard que je vais me passion- ner pour le théâtre). C’est parmi les intellectuels parisiens (ou leurs enfants) que Bresson choisit ses

27 modèles – on sait qu’il n’appelle pas les protago- nistes de ses films des acteurs mais des modèles. Ce n’est que trois ans plus tard que va paraître son livre annoncé de longue date, Notes sur le cinéma- tographe, recueil de courtes maximes qui livrent son art poétique. J’y lirai : “Modèle. Tu lui dictes des gestes et des paroles. Il te donne en retour (ta caméra enregistre) une substance1.” Technique que j’aurai vue à l’œuvre chaque soir de l’été 1970. Pour obtenir ce qu’il attend de ses modèles, il ne montre pas. Il n’explique pas non plus. Et surtout il n’a jamais recours à la psychologie pour justifier le comportement d’un personnage ou l’humeur d’une scène. Il ne demande aucune intériorité. Il avance par refus successifs : “Non, pas comme ça !” ou : “Ça, ça ne va pas”. Et quand on essaye de lui résister, il s’enferre et revendique son obs- tination : “Modèle. La cause qui lui fait dire cette phrase, faire ce geste n’est pas en lui, elle est en toi2.” En conséquence, pour être certain que les modèles n’aient pas de point de vue sur ce qu’ils font, ils sont interdits de projection de rushes. Pierre Lhomme me parle du ravissement d’avoir travaillé avec Bresson. Sa rencontre sur ce film a été déterminante dans sa vie de chef opérateur. Un réalisateur qui avait une haute idée de son art et prétendait avoir choisi de faire du cinéma pour montrer son travail parce que sa peinture n’était vue par personne. Étrange attachement à la noto- riété de la part d’un auteur dont les exigences, la

1. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975. 2. Ibid.

28 maîtrise et l’ambition artistique produisent des œuvres austères et réputées difficiles. D’emblée il a dit à son directeur de la photographie que son précédent film, Une femme douce (1969), était raté parce qu’il n’avait pas plu aux jeunes… Dans Quatre Nuits d’un rêveur, il veut montrer la jeu- nesse et s’adresser à elle. Mai 68 est encore proche et la révolte étudiante a dû le questionner. Bresson habite l’île Saint-Louis. En tournant son film sur le Pont-Neuf, c’est un peu comme s’il filmait de sa fenêtre, il reste dans ses repères familiers. Avec le recul, et sans qu’on puisse s’en étonner – il a 69 ans –, sa représentation de la jeunesse est un peu désuète : romantisme décalé, dandysme baudelairien, hippies qui fument et chantent sur les berges de la Seine avec guitares sèches et tambourins, projection d’un improbable film de violence, etc. Rien qui soit en prise directe avec l’image que se donnent les jeunes de ces années-là. Mais les qualités du film sont ailleurs. Avec Quatre Nuits d’un rêveur, comme dans ses films précédents, Bresson filme l’invisible, l’im- palpable avec une véritable puissance poétique. Une relation ambiguë entre deux inconnus qui se rapprochent par ce qui les sépare. En avouant son amour à Marthe, Jacques sait qu’il risque de trahir sa confiance et donc de la perdre. Et la quatrième nuit, celle où il s’apprête à franchir le pas, elle retrouve l’amoureux qui l’avait quittée et le suit, abandonnant son soupirant à son désarroi. Pour la lumière, Bresson fait confiance à Lhomme. Stanley Cortez, un des grands chefs opé- rateurs américains, déclare : “Je n’ai jamais demandé à un metteur en scène, ni à Welles, ni à Laughton, ni

29 à Fuller, ni à quiconque, de me dire ce qu’il voulait voir sur l’écran, au point de vue photographique… Jamais. Parce que je savais avec certitude qu’ils se- raient satisfaits de mon travail, à partir du moment où j’avais compris l’intention de la mise en scène1.” En fait, c’est sa culture générale et ses expériences passées qu’un directeur de la photographie met en jeu quand il aborde un film. Pour l’image, la plupart du temps, le réalisateur concentre sa créativité sur le travail du cadre. Bresson n’échappe pas à la règle. À travers les manies, les obsessions et les idées fixes de son metteur en scène, Pierre reçoit une véri- table leçon de cinéma. À commencer par l’objectif unique. “Changer à tout instant d’objectif photo- graphique, c’est comme changer à tout instant de lunettes2.” Quand on utilise la même focale tout au long du tournage, tous les plans font partie de la même famille. Ils s’enchaînent en douceur. Durant les mises en place au cours desquelles Bresson ne re- garde jamais dans le viseur de la caméra, sa demande récurrente au cadreur est que ça ne fasse pas de choc. Qu’avec le plan précédent la continuité ne heurte pas l’œil. Ce que Pierre appelle la tendresse de la conti- nuité. “Il n’y a pas de choc là, hein, Pierre ? — Non, Robert, tout va bien. — Il me semble qu’il y a un choc… — Non, je vous assure, il n’y a pas de choc.” Bresson craint les chocs, même à l’intérieur des plans. Très souvent, il commence ses entrées de champ par les pieds de ses protagonistes pour que la découverte de son plan soit progressive. Et pour

1. P. Carcassonne et J. Fieschi, “Les opérateurs”, Entretien avec Stanley Cortez, Cinématographe, no 68, juin 1981. 2. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cit.

30 les sorties de champ, c’est pareil, le personnage s’éloigne, on redescend cadrer ses pieds. Bresson redoute la brusquerie, à l’inverse d’Eisenstein qui, avec son montage d’attraction, cherchait systémati- quement à heurter le regard du spectateur pour créer une réaction, faire sens. Welles, Hitchcock, Godard et bien d’autres utilisent le montage et les angles de caméra pour surprendre et casser la fluidité du récit. Pour arriver au dépouillement qui fait la matière inimitable de ses films, Bresson travaille par éli- mination. Il ne sait pas toujours ce qu’il veut, en revanche, il sait ce qu’il ne veut pas. Il ne doit pas y avoir d’élément qui pourrait perturber la per- ception de ce qu’il veut raconter. “On ne crée pas en ajoutant, mais en retranchant. Développer est autre chose. (Ne pas étaler.)1” Pierre raconte : “Il y a une scène d’amour dans le film dont Bresson espère faire une scène érotique. Il me répète sou- vent : « Ils vont se mettre dans le lit, tous les deux, et ils seront nus. » Alors, il commence à rêver d’une scène d’amour et finalement cette scène se termine sur un couple nu, debout côte à côte, en contre-jour d’une fenêtre : de la statuaire. Parce que, quand il les met dans le lit, il trouve que c’est laid, qu’on ne peut pas filmer cela. C’est très tou- chant, d’autant plus que les comédiens et l’équipe ne savent pas les discours qu’il m’avait tenus, les choses qu’il avait envie de faire. Eux ne savaient pas mais moi je voyais la progression vers l’épure2.” Bresson est arrivé à choisir le 50 mm en écartant les autres objectifs parce qu’il s’est aperçu que les

1. Ibid. 2. Entretien inédit de Pierre Lhomme avec Alain Bergala.

31 images conformes à son imagination et à son goût ne pouvaient être obtenues que par cette focale. Il ne veut pas être choqué par la différence entre ce qu’il voit en étant à côté de la caméra et ce qu’il voit en- suite en projection. Sa demande, c’est la neutralité. Le 50 mm est l’objectif le plus doux, le plus tendre. Celui qui correspond le mieux au champ de vision de l’œil humain tant par la profondeur de champ (la netteté) que le rapport à l’environnement (le décor). Ce qui n’est pas le cas avec des courtes focales qui sont brutales, car elles modifient les perspectives et accélèrent les déplacements. Ou des longues focales qui écrasent les fonds et ralentissent les mouvements frontaux. Dans un découpage peu scrupuleux, pas- ser d’une focale à l’autre peut faire – s’ils ne sont pas délibérés – des raccords médiocres qui heurtent la continuité visuelle. Les mouvements de caméra avec le 50 mm sont toujours d’une élégante fluidité. Et l’usage constant de cet objectif produit des enchaîne- ments en douceur, et précisément sans choc visuel. L’utilisation d’une focale unique apparaît comme une contrainte, mais pour Pierre c’est une formi- dable source d’inspiration. Pour préparer ce film qui, comme son titre l’indique, se passe beaucoup la nuit, il a fait des essais avec plusieurs objectifs 50 mm et il en a retenu trois. Un Cooke qui ouvre à f/1,4 pour les scènes courantes, un autre 50 de sécurité et un 55 Nikkor qui ouvre à f/1,2 pour les conditions de lumière difficiles mais qui rend le travail du pointeur1 très délicat. Plus on ouvre le diaphragme de l’objectif, mieux il capte la lumière

1. Premier assistant opérateur chargé de “faire le point”, c’est- à-dire de manier la bague de l’objectif pour que le plan soit net.

32 mais plus la mise au point doit être précise, la pro- fondeur de champ se trouvant alors très réduite. Les mesures budgétaires radicales ont restreint l’équipe électro-machino à trois personnes avec un matériel d’éclairage limité par un groupe électrogène de 12 kilowatts, donc très modeste. Ce sont les lu- mières de la ville qui déterminent le diaphragme de base (key light), c’est avec elles que l’apport en lumière du chef opérateur doit se combiner. Aussi le peu de puissance disponible oblige-t‑il à travailler à grande ouverture, donc à très faible profondeur de champ. Ce qui impose à l’opérateur d’impliquer son réalisateur dans les choix de point : qui (ou quoi) doit être net et qui (ou quoi) ne l’est pas. Contrairement à l’idée qu’on se fait du cinéma de Bresson, la caméra est très souvent en mouve- ment. Mais comme ce travail du cadre est et doit demeurer discret, il s’efface en épousant un dépla- cement de comédien, accompagnant une entrée ou une sortie de champ, resserrant délicatement dans l’axe pour souligner un détail, une expression ou un geste en se servant d’un passage de figurant, de dos. Pour Bresson, un mouvement d’appareil est un événement qu’il faut neutraliser le plus possible : “Ne pas se servir de la caméra comme d’un balai1.” Et quel n’est pas l’étonnement de Pierre quand, à une projection de rushes, sans colère mais avec stupéfaction, le maître s’étonne qu’on ait pu faire un travelling avant sur des personnages en n’étant pas dans l’axe ? Ce léger décalage – cette avancée en crabe – fait varier la perspective sur les fonds, ce qui attire l’œil, chose inacceptable dans le système

1. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cit.

33 bressonnien. “Pierre, comment avez-vous pu faire une chose pareille ?” Application de sa maxime : “Que tes fonds (boulevards, places, jardins pu- blics, métropolitain) n’absorbent pas les visages que tu y appliques1.” En clair, il ne faut pas que le décor prenne trop d’importance par rapport aux personnages qui y évoluent. Et bien entendu le plan sera retourné au cours d’une nuit prochaine, en changeant le numéro sur le clap car Bresson est sous contrôle de la production qui veille à ce que le tournage avance. Alors quand il veut refaire un plan, il triche en faisant croire à un plan nouveau. , qui a fait la lumière des trois précédents films de Bresson, a prévenu Pierre : “Si tu ne peux pas avoir Chiabaut2, fais le film toi- même au cadre parce que Bresson voudra refaire tout ce qui aura été tourné par un cadreur qu’il n’aura pas choisi.” Cloquet a fini par ne plus sup- porter le caractère de Bresson et lui a recommandé de prendre Lhomme. Un choix confirmé après le visionnage de L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville, en cours de montage. Depuis Le Joli Mai, Pierre a la réputation d’être un cameraman qui sait magnifiquement cadrer à la main3. D’ailleurs, Gian

1. Ibid. 2. Jean-César Chiabaut, cameraman recherché du cinéma fran- çais (Truffaut, Malle, Berri…), ancien élève de Vaugirard (qui deviendra plus tard école Louis-Lumière), promotion Louis- Daquin 1953, celle de Pierre Lhomme. Il a fait le cadre de Au hasard Balthazar (1966) et Mouchette (1967) après avoir été deuxième assistant sur Un condamné à mort s’est échappé (1956) et il reviendra à Bresson pour Lancelot du lac (1974). 3. Au lieu d’être fixée sur un pied ou sur un travelling, la ca- méra est tenue à la main, portée sur l’épaule par le cadreur,

34 Vittorio Baldi, le cinéaste et producteur italien qui coproduit le film, veut persuader Bresson, s’il veut toucher la jeunesse et gagner des spectateurs, de faire comme tous les jeunes réalisateurs et tourner en 16 mm, caméra à la main. Pressé de commencer le tournage, l’auteur de Pickpocket est prêt à accep- ter n’importe quoi, convaincu qu’une fois le film mis en production, il pourra prendre le pouvoir et organiser son travail comme il l’entend. C’est un artiste déterminé et entêté, il est connu pour ça. Pierre s’inquiète de constater que les producteurs semblent ne pas connaître le caractère de leur met- teur en scène et voit venir la catastrophe. Il leur ex- plique que s’ils s’embarquent dans des conditions de tournage qui ne lui conviennent pas, Bresson arrêtera le film au bout de huit jours et ils seront obligés de tout recommencer en 35 mm. S’il y a des économies à faire ce n’est pas de ce côté-là. Pour accepter le surcoût du 35 mm, il faut que le réalisateur s’engage à économiser la pellicule (coût d’achat et frais de laboratoire). Bresson pré- vient Pierre qu’il compte sur lui pour limiter le nombre des prises, car il a la réputation de faire recommencer à l’infini chacun de ses plans sans que l’on sache pourquoi. En fait, comme un peintre, il reprend ses touches sans trop les analy- ser, jusqu’à ce qu’il trouve le rendu qu’il a imaginé. Claude Ollier, qui campait le personnage du mé- decin dans Une femme douce, disait qu’il devenait chèvre car Bresson multipliait les prises sur une ce qui lui donne une grande liberté de mouvement et évite l’installation d’un matériel lourd et compliqué. On dit aussi caméra à l’épaule.

35 réplique courte et banale en lui répétant à chaque fois : “Plus neutre !” Application directe de son axiome : “Rien n’est plus faux dans un film que ce ton naturel du théâtre recopiant la vie et cal- qué sur des sentiments étudiés1.” Il faut dire que Bresson se fait une idée du théâtre qui doit dater de Mounet-Sully 2, ce qui montre qu’il ne se tient pas au courant des mises en scène contemporaines – Strehler, Planchon, Chéreau. “Quand il jouait une scène, quand il montrait à un acteur ce qu’il souhaitait, c’était impeccable. Il avait une voix magnifique et c’était d’une justesse et d’une musicalité formidables. Je pense que s’il cassait les modèles, c’est tout simplement parce que personne ne s’approchait de sa voix à lui et qu’il ne supportait pas la voix des autres3.” Dans l’équipe, personne ne comprend très bien pourquoi il faut recommencer, d’autant plus que le réalisateur n’explique pas ce qu’il souhaite. Créant une tension et une hostilité dont il n’a cure, il est concentré sur son film et indifférent à ce qui se passe autour de lui. On pourrait même penser qu’il a besoin d’avoir son équipe à dos pour se convaincre de sa légitimité de créateur. Alors les modèles deviennent fébriles et les techniciens enra- gés. De plus, il est volontiers provocateur, mais quand on lui tient tête, il met fin à la discussion en disant : “Ne plaisantons pas, il faut se remettre au travail.” Sur chacun de ses films, les opérateurs

1. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cit. 2. Voir la représentation ironique mais poussiéreuse de Hamlet dans Une femme douce. 3. Entretien inédit de Pierre Lhomme avec Alain Bergala.

36 excédés ont quitté le plateau. Lors d’une engueu- lade célèbre, Ghislain Cloquet a répondu à son réalisateur : “Vous ne faites pas du Cinémato- graphe, vous faites du Tographe !” Bresson faisant une différence entre le cinéma du tout-venant et son travail d’expression à lui, pour lequel il utilise la forme intégrale, donc noble, du mot. Économies de pellicule ou pas, Cloquet a pré- venu Lhomme de se méfier parce que Bresson retourne pratiquement un tiers des plans de ses films. Pour des raisons tantôt claires et évidentes, tantôt obscures ou peu compréhensibles. Se pré- parant à devoir faire des raccords rigoureux avec des plans tournés plus tard mais devant s’intercaler dans la continuité de montage, Pierre a demandé à Jacques Renard, le second assistant opérateur, de se munir d’un carnet pour consigner l’implan- tation de tous les projecteurs, positionnement, type et puissance, et pour l’objectif, diaphragme et filtres. Tout étant noté plan par plan, lors du retake il est facile de faire les retouches demandées pour la lumière, pour la place ou le mouvement de la caméra tout en raccordant avec les prises de vues antérieures. Un soir en projection de rushes, Bres- son regrette à propos d’un plan qui a fait l’objet d’un retake que Pierre n’ait pas reproduit le petit éclat de lumière sur l’épaule gauche du person- nage. Stupéfaction du chef opérateur qui n’avait pas remarqué ce petit reflet, pur fruit du hasard. Dans une très belle scène du film, Marthe ob- serve son corps dans un miroir. L’équipe a été réduite à trois techniciens. Malgré la disponibilité d’Isabelle Weingarten, Bresson est embarrassé de filmer une femme nue et il demande à Pierre de

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