Bruno Nuytten : «Revenir Aux Premiers Chocs Rétiniens»
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BRUNO NUYTTEN : «REVENIR AUX PREMIERS CHOCS RÉTINIENS» Par Anne Diatkine— 18 mars 2018 à 17:16 Fasciné par les expérimentations sur la lumière, le chef op qui fit ses débuts sur les films de Marguerite Duras, pour tourner plus tard avec Godard ou Claude Berri, a décidé d’arrêter le cinéma en 2001. Après une longue absence, il revient par le biais de la photo et une expo à Paris. Bruno Nuytten, en 2002. SIPA Depuis quelques mois, il photographie la disparition et l’incertitude, et ces photos volées, prises n’importe où, portent en elles l’évanescence de l’instant et suscitent le doute. Existe-t-elle véritablement, cette enfant dont le visage échappe au cadre, habillée d’une robe blanche, comme pour une cérémonie au début du siècle dernier ? On la devine plus qu’on ne la voit, tout comme ce couple, endimanché mais dont les traits semblent avoir été mangés par une substance interne à l’image même. Tous ces portraits ont en commun d’être comme des prélèvements fugitifs du réel, que le regard métamorphoserait par sa seule puissance. Pas de contexte, pas de lieu, pas de date. Eux, c’est nous, c’est tout le monde. Anne-Dominique Toussaint expose jusqu’au 24 mars ces «Images retrouvées» de Bruno Nuytten, et elle a choisi une sélection de photos abstraites, dont le tirage par imprimante accentue l’aspect pictural, mais qui suscite de manière moins évidente la symbiose entre celui qui regarde et ceux qui sont vus : le sentiment qu’à travers eux, Bruno Nuytten nous donne de ses nouvelles. La disparition: Bruno Nuytten en est un spécialiste, mais ce n’est pas un métier, ni même un art. Une manière d’être. Dans les années 70 et jusqu’en 1985, il a été un chef opérateur star, récoltant des césars, tournant plusieurs films par an, gagnant très bien sa vie. Ça aurait pu, ça aurait dû continuer. Quand on est reconnu, comment renoncer à la gratification immédiate de la gloire ? Après 1985, Nuytten réalise lui-même quelques films dont Camille Claudel, un cadeau à Isabelle Adjani, afin qu’ils se quittent «avec un peu d’élégance», dit-il aujourd’hui. Mais aussi pour faire taire la mauvaise rumeur que l’actrice trépassait. Difficile d’être moins show off que lui, qui jamais, à aucun moment, se glorifie de quoi que ce soit ou évoque une réussite. Ou alors, c’est celle d’être parvenu à tout lâcher. Ne pas confondre l’esprit critique et le masochisme. Bruno Nuytten est simplement quelqu’un qui n’a rien à vendre, pas même sa propre légende. Vous réapparaissez avec des photos. Qu’est-ce qui a ranimé votre désir de faire des images? Il y a eu une bonne fée, Caroline Champetier, que je connaissais à peine, mais qui a insisté pour que je vienne au Fresnoy [école d’art à Tourcoing, dans le Nord, ndlr] travailler avec des étudiants artistes. Je l’ai envoyée balader en lui disant que je n’avais rien d’un artiste. Elle m’a dit que l’école me permettrait d’accomplir «un projet personnel», ce qui m’a encore plus effrayé car non seulement je n’avais pas de projet, mais je ne tenais pas à en avoir. Puis j’y suis allé et j’ai commencé, comme tout le monde, très simplement, à prendre des photos avec mon téléphone portable. Je n’utilise aucune application, sauf parfois celle de désactiver tous les automatismes de l’appareil. L’idée, c’est de tenir un journal du regard. Revenir aux premiers chocs rétiniens, ce qu’on éprouve quand on voit pour la première fois, enfant. Essayer de retrouver ce regard. Je travaille exprès en très basse définition. Mes photos, au départ, n’étaient pas destinées à être tirées et exposées. Peut-on revenir sur ce qui vous a amené à quitter le cinéma? Je ne me suis jamais senti à ma place nulle part, depuis les origines. Quand j’ai abandonné le cinéma, ça a semblé extrêmement bizarre, voire cinglé, mais cela faisait partie de cette difficulté à trouver une position et à m’y sentir bien. A mes débuts, je faisais l’expérience de ce que je ne connaissais pas : l’image d’un film. Mais très vite, on s’est mis à m’appeler pour mon savoir-faire. Or, je n’ai jamais eu de savoir-faire. D’un film à l’autre, j’oubliais tout ce que j’avais cherché et bricolé sur le précédent. Dès les années 80, j’ai commencé à être appelé pour de mauvaises raisons. J’avais une famille, une équipe qui elle-même avait une famille, des traites à payer, des enfants, donc j’acceptais. Mais toutes ces propositions m’éloignaient du plaisir premier que j’avais eu à filmer. Je me suis retrouvé sur des films sur lesquels je n’avais rien à faire. Ce qui m’intéressait dans le cinéma, c’était l’expérimentation de quelque chose que je connaissais mal et que j’essayais d’exercer à ma façon. Quand j’ai décidé de dire non, j’ai eu une sensation de liberté incroyable. Il n’y avait plus de médiation entre le réel et moi. Vous avez fait vos premiers pas avec Marguerite Duras… J’ai tout appris de Marguerite. A tourner, à éclairer, à cadrer, à vivre. On a tourné cinq films ensemble et la grande aventure, ça a été India Song.J’ai passé ma vie de chef opérateur à rechercher le plaisir qu’avait pu être cefilm, en vain. Marguerite disait ce qu’elle voulait avec ses mots à elle, que je tentais de lui donner avec mes moyens techniques à moi. Sans préjugés sur ce qu’il était possible de faire ou pas. Elle était passionnante dans sa simplicité. Derrière la caméra, j’étais à côté d’elle, et j’étais pris dans sa parole, je l’écoutais commenter ce qu’elle voyait, je voyais avec ses yeux. Pour India Song, la proposition de Marguerite était magnifique : «Emmène-moi ailleurs.» On était dans une maison Rothschild désertée depuis des lustres à Boulogne, et très vite, Marguerite a jugé qu’elle lui appartenait. Ce n’était bien sûr pas nous qui la faisions voyager, mais elle qui nous embarquait ailleurs. En termes d’image, être aux Indes signifiait défigurer le réel pour le transfigurer mais ce n’est pas ce geste-là, technique, qui m’impressionnait. Plutôt le bonheur de Marguerite à faire ce voyage. Auparavant, il y avait eu Nathalie Granger, qui est la découverte de Depardieu, le premier film où il a un vrai rôle. Duras avait tout à fait conscience de la puissance de Depardieu, elle avait ménagé ses effets en nous le cachant. Quand on l’a vu pour la première fois, on tournait et il s’avançait devant la caméra. Ce qui était très beau, c’est que lui aussi avait peur, était intimidé par Jeanne Moreau et Marguerite. Je n’ai jamais vu quelqu’un apparaître dans un plan de cette manière. Avec lui face à la caméra, on n’avait aucun doute d’être en présence d’un monument. Les photos de Bruno Nuytten sont présentées à Paris (photo Galerie Cinéma) Il n’y a que les premières fois qui vous attirent? Oui. J’ai aimé tourner des premiers films - La nuit, tous les chats sont gris de Gérard Zingg, par exemple - et surtout que ce soit des premières fois pour moi. L’autre film que j’ai adoré faire, c’est Zoo zéro d’Alain Fleischer, un film presque invisible tant le négatif est dans un état pitoyable. C’est une apocalypse où tous les animaux du zoo de Vincennes sont libérés dans les rues de Paris, sauf qu’on n’avait pas d’animaux - ni les moyens de faire des trucages. Il a fallu tout entreprendre à la prise de vue. J’ai aimé filmer la nuit, la réinventer. Sur Barocco d’André Téchiné, j’ai cru m’approprier une technique du grand chef opérateur hongroisVilmos Zsigmond, en inventant une méthode pour flasher l’image durant la prise de vue, ce qui mettait en péril le film car la lumière était immaîtrisable. Même la caméra, agrandie par un tuyau perpendiculaire et un miroir que je filmais, était dangereuse car déséquilibrée. Quand j’ai rencontré Zsigmond et que je lui ai dit avoir appliqué sa méthode, il m’a dit : «Vous êtes fou ! Je flashe, mais en post-synchronisation.» Tchao Pantin, c’est la rencontre avec Claude Berri, le début de la fin, l’entrée dans un monde beaucoup plus confortable que je vais fuir, mais aussi un film de nuit. Il y avait tout de même une proposition : faire l’hiver en plein été et tourner de nuit à Paris, sans pousser la pellicule, mais en éclairant énormément. La renommée du cinéaste et la réussite du film comptent-elles dans le plaisir de filmer? Non. Je me suis énormément ennuyé sur un film de Resnais, et le tournage désastreux de Détective de Jean-Luc Godard a pesé dans ma décision d’arrêter d’être chef op. Godard m’avait mal calculé, il n’y a aucune personne qui doute plus que moi. J’avais trois lampes, chaque fois que j’en allumais une, il l’éteignait. Ma seule influence sur ce film a été a contrario. J’avais eu le malheur de me montrer content de travailler avec lui et de lui dire que j’avais loué tout le matériel qu’il fallait pour des plans en mouvement.