Il est des êtres qui gardent le sens de la liturgie. Mais leur attachement rituel, indomptable aux legs du passé, ne chasse pas en eux la soif d'innover, à condition que des paradoxes oiseux, nés d'une recherche de l'originalité à tout prix, ne viennent pervertir par avance le fruit de leur imagination. Leur univers passionnel est situé à des galaxies du caprice. Apôtre de l'énergie, sensible au souffle du rêve, est de ces hommes en qui le poids suprême de la tra- dition et l'appel inexorable de l'avenir cohabitent. Son sens de la création le tire vers le haut; cette exigence ne le lasse jamais. Sa raison d'être? Servir le sport, entreprise d'allégresse et aussi de douleur où l'athlète accepte de moins en moins ses limites mais doit se résigner quand la houle du renoncement l'atteint. D'où l'ivresse et le pathétique de ces vies fré- missantes. «Vais-je donc passer sans fournir la note que Dieu avait mise en moi?» s'interro- geait Maurice Barrès. La question hante ceux pour qui l'existence est un acte de foi. Leur force d'âme n'est pas là pour mas- quer leurs échecs mais au contraire pour les pousser à satisfaire le plus difficile, autrement dit soi-même. Jacques Goddet peut être rassuré. Cette note que « Dieu avait mise» en lui, il l'a jouée. Et plus d'une fois. Comme journaliste, il s'est émer- veillé, avec des tremblements d'adoles- cent, de ce qu'il a vu et souvent suscité car le blasement n'a pas prise sur sa personne. Comme organisateur, il a comblé le besoin lyrique de nos cœurs parce que ses intui- tions, son expérience, sa détermination ont toujours su améliorer ou inventer des «batailles» qui furent autant de bouts d'éternité pour les fervents de l'effort phy- sique aiguillonné par l'esprit. Voilà près de trois quarts de siècle que dure la belle aventure.

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COLLECTION «VÉCU»

JACQUES GODDET

L'ÉQUIPÉE BELLE

ROBERT LAFFONT/STOCK Ouvrage fkblié sous la direction de 'Daniel Mermet

@ Éditions Robert Laffont, S.A., et Stock, , 1991 ISBN 2-221-07290-1 à Jean-Baptiste et Camille, à Eliott, et aux jeunes de tous les âges.

Je n'ai jamais eu assez de complaisance pour croire un seul instant que ma vie mériterait d'être rapportée dans un livre. Vouloir écrire ses Mémoires m'a toujours semblé un désir pour le moins étrange, et passer à l'acte, bien sûr, ne me disait rien qui vaille. Je n 'ai aucune inclination parti- culière pour le passé et, toute ma vie justement, homme d'action et de passion raisonnable, je n'ai eu pour seul souci que de regarder devant moi. D'un autre côté, refuser obstinément de consigner sur le papier ce qu'on a vu et les événements dont on a eu la chance d'être le témoin me paraît aussi comme une forme de complaisance plus maligne encore. Aussi me suis-je résigné à raconter le plus simplement possible les étapes d'une vie toute consacrée à la merveil- leuse aventure du sport à travers la destinée d'un journal et celles de certaines manifestations qui ont marqué de leurs très belles empreintes l'histoire moderne. On ne change pas son passé, et en aurait-on la possibilité que je n'y change- rais rien. Ma vie fut bien remplie et ne vaut, en définitive, que par la permanence de certains principes qui l'ont gui- dée, le travail, la simplicité, l'honnêteté, auxquels je me suis toujours efforcé de rester fidèle contre vents et marées. Jacques Goddet

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L'AUTO LE TOUR, LE PARC : les sanctuaires du sport (1905-1939)

Au début du siècle, tous les dimanches de mon enfance, je les ai passés en culottes courtes, suivant mon père et , l'hiver au Vél'd'Hiv' et l'été au . Aussi ma mémoire est encore tout imprégnée du parfum des embrocations et de l'odeur de l'herbe fraîche. Et j'ai appris ce qu'était la nature de personnages exceptionnels, qui avaient installé à cette époque un métier inédit, le journalisme de sport, soutenu par des activités et des organisations concordantes. Victor Goddet était de cette espèce d'homme qui ne connaissait que les semaines de quatre-vingts heures. D'origine modeste, sans for- mation particulière, sans fortune, il s'était élevé dans la hiérarchie des responsabilités par un moyen tout simple : le travail. Il se trouvait que cet entrepreneur tout à fait «self made» savait merveilleusement compter. Amoindri dans son rendement physique par un accident de jeunesse qui l'avait estropié, se déplaçant avec difficulté, il avait compensé en consacrant tous ses efforts au développement du quoti- dien automobile sportif créé en 1900, l'Auto-Vélo ; à la bonne marche du Parc des Princes, le premier des trois, construit en 1897; au succès du Vélodrome d'Hiver, bâti près du boulevard de Grenelle, sur la rue Nélaton, devenue fameuse, après que mon père fut parvenu à réunir les fonds nécessaires. Et en réunissant l'intégration rationnelle des trois instruments, en cimentant leur nécessaire complémentarité. Je dois remercier mon père pour cet inestimable héritage, solide- ment charpenté, mais destiné à être malmené, et même, un moment, anéanti. Je dois aussi le remercier de l'exemple et de ses leçons. Ma chance fut de trouver un autre père quand l'auteur de mes jours eut, beaucoup trop tôt, disparu, en 1926. J'allais avoir vingt et un ans, le goût d'une vie sociale épanouie, le désir - déjà! - de me marier (ayant tôt évacué l'obligation du service militaire en devançant l'appel) et l'envie de jouer un rôle dans le cadre des activités qui avaient meublé le début de mon existence. Je les aimais déjà, ces activités, pour l'ambiance si vivante des milieux traversés, pour la chaleur et la forme des sujets traités. Je devins donc journaliste. C'est la fierté de ma vie. Journaliste nanti de la carte professionnelle, un des rares patrons de presse ayant cette qualification. J'ai passionnément aimé ce moyen d'expression pour sa spontanéité, sa diversité, l'influence qu'il peut dégager. Écrire dans un journal d'actualité, c'est dépeindre et faire comprendre, appor- ter une explication, juger même, influencer peut-être, donner des idées en tout cas. Cela peut devenir une sorte de mission si l'on se trouve confronté à des événements susceptibles d'infléchir le comportement humain dans sa morale individuelle ou les mœurs de la société. Écrire pour un journal, c'est-à-dire à destination de lecteurs innocents, qu'on agresse soudain, à leur insu, est un devoir difficile. Il est pourtant néces- saire, à mon sens, sans jamais transgresser la vérité des faits, de donner son opinion, ou du moins une opinion, d'essayer de traduire en clair les péripéties que l'on doit relater de telle manière qu'en soient comprises les raisons. La matière qu'apporte le sport se situe absolument à part. D'abord, pour le principal, parce que la rédaction porte sur des élé- ments dont beaucoup d'autres personnes ont été les témoins. On ne dupe pas les spectateurs du stade ! Situation qui s'est étrangement préci- sée depuis l'avènement de la télévision et son insertion dans le domaine du sport qui semble avoir été inventé pour elle. Nous avons donc, nous les plumitifs (terme totalement périmé) de la chose, été amenés à confronter en permanence notre vision avec celle de la masse de specta- teurs ou téléspectateurs (ou auditeurs, aussi, bien sûr), tous détenant les éléments qui permettent de porter des jugements et de forger sa propre opinion. Eh bien, mon évangile personnel m'enseigne qu'il ne faut sur- tout pas, à cause de cela même, se confiner dans une sorte de neutra- lisme d'expression, au contraire. Engageons le débat. Donnons matière à réflexion, voire à discussion. Le lecteur de sport porte sa passion en lui. Il est, dans son subconscient, supporter, arbitre, juge. Jamais indif- férent. Il est (ou tout au moins, se croit) compétent. Vous ne le convain- crez peut-être pas. Mais vous le tromperez difficilement. Et vous sti- mulerez son intérêt. Le sport, à coup sûr, c'était ce qu'il y avait de plus créateur dans ce monde que j'avais craint de voir disparaître durant les années 14-18, un moyen de le sauver de lui-même, de ses conflits guerriers, de ses luttes de races et de classes, de la maladie et de la déchéance corporelle qu'entraîne notre civilisation du progrès en nous privant d'exercices. Je me sentais en harmonie de pensée avec l'admirable pédagogue moderne que fut de Coubertin écrivant : « Le sport va chercher la peur pour la dominer, la fatigue pour en triompher, la difficulté pour la vaincre! » Et davantage encore avec la rustique et forte sentence d'Eugène Chris- tophe, le rude routier, le « Vieux Gaulois » qui répara seul sa fourche chez le forgeron d'un petit village pyrénéen du Tour de , répon- dant, mâchoire proéminente, à ceux qui l'interrogeaient sur les meil- leurs moyens de gagner : « Faut vouloir. »

La création de l'Auto (l'Auto- Vélo plus exactement) constitue en elle-même un joli roman d'aventures. L'Auto-Vélo fut fondé au début du siècle, engagé dans la plus moderne des révolutions, celle des tech- niques, sur l'initiative du comte de Dion, par un groupe de construc- teurs désireux d'assurer la défense des industries - toutes neuves donc fragiles - du cycle et de l'automobile. « Le premier numéro parut le 16 octobre 1900 », rappelle la plaquette éditée en 1928 pour fêter la cra- vate de commandeur attribuée à Henri Desgrange. Par un curieux pos- tulat, ce quotidien au titre spécialisé allait, d'entrée de jeu, devoir s'orienter vers le sport dans toutes ses expressions ! Sans doute l'indus- trie du cycle était-elle déjà complètement liée à la compétition cycliste. Elle en était même tributaire, la rigueur des épreuves et la qualité des performances des coureurs fournissant les meilleurs arguments pour convaincre le public des vertus comme des potentialités d'utilisation d'une monture de si frêle apparence. Mais il ne faut point se le dissimu- ler, le comte de Dion, majoritaire dans le capital, engageait en réalité ses fonds ainsi que ceux de ses amis pour défendre des intérêts indus- triels alors agressés par d'autres puissances qui soutenaient le quotidien Vélo. Et pas vraiment pour propager le sport et chanter ses bienfaits! Soyons lucides, soyons intellectuellement honnêtes : ces mises de fonds contenaient toute la noblesse de ceux qui les risquaient, d'une manière prémonitoire, dans l'aventure incertaine des activités de progrès. Cette audace calculée n'émargeait-elle pas à l'esprit du sport! Albert de Dion, un des derniers gentilshommes du xixe siècle, citait un mot de son ami Aurélien Scholl. Ce redoutable polémiste, dont tous les journaux parisiens : l'Illustration, le Figaro, le Matin, l'Écho de Paris, s'arrachaient la signature, avait pourtant éprouvé le besoin de fonder sa propre feuille, le Nain jaune. Et à ceux qui s'étonnaient : « Pourquoi ce journal? », il répondait invariablement : « Parce qu'il ne répond à aucun besoin...» «Tandis que l'Auto-Vélo, lui, ajoutait le comte, répond à un besoin absolu et urgent. » C'est que Vélo dirigé, animé par un journaliste de très grand talent, , financé Par un autre puissant industriel automobile, M. Darracq, s'était solide- ment implanté depuis sa fondation, à la fin de l'année 1893. Déjà, la diffusion du journal se développait grâce à des opérations promo- tionnelles (on ne connaissait guère le mot, mais on pratiquait la chose) de caractère grand public. L'organisation de courses cyclistes magis- trales : -Paris - la doyenne des épreuves classiques qui fut fon- dée en 1891 par le Véloce-Club bordelais et que le journal Vélo prit la charge d'organiser en 1895 - et Paris-Roubaix (1896). L'adversaire à vaincre bénéficiait donc d'un acquis difficile à rattraper. C'est Henri Desgrange qu'appela le comte de Dion pour lui demander de prendre en charge le journal. Pourquoi cet Henri Desgrange, qui avait débuté sa vie professionnelle comme clerc d'avoué? Parce que, avec la belle vigueur athlétique de ses trente-cinq ans, son caractère combatif, sa connaissance du milieu sportif, et aussi le mordant, déjà révélé, de sa plume, Henri Desgrange avait fait les preuves de sa compétence et de son sérieux à la tête du vélodrome du Parc des Princes qu'il dirigeait, flanqué de l'associé dont ne le séparerait plus que la mort, Victor God- det, mon père. Un gestionnaire, celui-là (cela s'appelait un administra- teur à l'époque), un financier (dito : un argentier) tout à fait hors de pair. Le comte, bailleur de fonds, n'ignorait pas que Henri Desgrange n'envisagerait jamais rien de nouveau et de plus difficile sans Victor Goddet; le tandem lui parut tout de suite indispensable pour la réussite de son entreprise. Pourtant, les deux compères hésitèrent cruellement. Bien des années plus tard, le 23 octobre 1928, fêté au Pavillon d'Armenonville, au milieu de tout le personnel de l'Auto, Henri Desgrange se souvenait encore avec émotion d'un clair matin d'avril 1900 où ils étaient assis sur un banc, Victor Goddet et lui, avenue de la Grande-Armée, devant l'hôtel qui abritait les bureaux de M. de Dion. « Que devons-nous faire?» s'interrogeaient-ils. «Accepter? Refuser? Si nous ratons notre affaire, Giffard ne va pas nous rater, lui. Et notre pauvre Parc des Princes, qu'est-ce qu'il perdra dans la bataille ! » Ce jour-là encore, ils remirent leur décision au lendemain. Ils ne craignaient pas l'incertitude du combat, bien au contraire, mais leur caractère réaliste les retenait de s'y lancer sans assurances raisonnables. Ils prirent conseil auprès d'experts amis, tel le fameux Marinoni, protagoniste et constructeur d'avant-garde de la rotative, alors patron du tout-puissant quotidien le Petit Journal (par un hasard particulièrement harmonieux, je me suis retrouvé, depuis 1973, parent, extrêmement éloigné, de ce haut person- nage, ayant épousé son arrière-arrière-petite-fille, Rosine Simon- Loriere). Tous comptes faits, les perspectives d'exploitation étaient basées sur un tirage total de 25 000 exemplaires quotidiens. Le coup était jouable, diraient nos rugbymen aujourd'hui, et les deux hésitants plongèrent enfin, en octobre 1900. Vélo étant publié sur papier vert, l'Auto-Vélo paraîtrait sur papier jaune. Ainsi s'est instaurée la coutume d'éditer un quotidien de sport sur papier de couleur. Le grand quotidien milanais la Gazzetta dello Sport continue à paraître sur papier rose. l'Équipe, créé en 1946, ne pouvait obtenir à cette époque que soit fabri- qué du papier de couleur. La question ne se pose plus, le progrès tech- nique aidant, depuis l'Équipe est imprimé avec photos en quadri- chromie. Esprit moderne, résolument novateur, le comte de Dion avait investi d'énormes capitaux dans la construction automobile, n'hésitant pas à accoler à son propre nom celui d'un obscur petit mécano. Les fameuses de Dion-Bouton associaient ainsi la noblesse entreprenante au génie roturier, belle allégorie de la transition socialo-industrielle entre les deux siècles. Président du conseil d'administration du jeune quotidien l'Auto-Vélo, il avait persuadé ses plus illustres amis de parta- ger avec lui les risques de cette autre aventure. Siégeaient donc autour de lui : le baron de Zuylen (plus précisément : de Zuylen de Nyevelt de Haart), cet autre seigneur, aux origines hollandaises, qui continuait, malgré l'intérêt qu'il portait aux naissants véhicules motorisés, à ne cir- culer que dans des voitures à attelages, superbes, de deux ou quatre che- vaux, tous tenus dans les monumentales écuries de son hôtel particulier de l'avenue du Bois (cependant, il fut le créateur de l'Automobile-Club de France) ; Adolphe Clément, petit fabricant de vélocipèdes, rue Bru- nel à Paris, devenu, au terme d'une prodigieuse ascension, M. Clément Bayard, châtelain de Pierrefonds et tout-puissant industriel du pneuma- tique; Darracq, rallié à la bonne cause; le fameux André Edouard , inventeur avec son frère du pneumatique démontable; le comte de Chasseloup-Laubat; le vicomte de Montureux; Rives, qui était le commissaire général du Salon de l'automobile; Hammond, constructeur des cycles La Française, qui allait devenir l'ami fraternel de mon père. Du très beau monde donc, influent et agissant dans tous les domaines de la locomotion. Ces hautes personnalités, que j'ai moi- même retrouvées plus tard, restèrent unies par leur commune passion du progrès mécanique. Seule ombre (légère) à cette unanimité: le vicomte de Montureux, homme de bonne compagnie, souffrait de ne présenter aucun titre d'action ou d'invention dans ce secteur technique où s'illustraient ses collègues. Il cherchait désespérément et vint le jour où il sollicita une audition particulière pour leur présenter, avec une solennité satisfaite, de nombreux plans, esquisses, épures fort compli- qués. Il était pourtant parti d'une idée toute simple : le retour à la nature telle que l'avait conçue le divin Créateur. Il avait donc rejeté la roue, invention sacrilège de l'Homme, pour sortir de sa bouillonnante imagination un véhicule motorisé... à pattes! Inconsciemment, le can- dide vicomte avait dû s'inspirer de l'écrevisse qui marche à reculons et il fut tout surpris, déçu, de ne point voir son nom passer à la postérité. La bataille menée à gros boulets contre Vélo ne se limita pas au domaine journalistique. Elle s'exprima aussi, essentiellement, sur le plan de l'organisation des grandes manifestations, principalement cyclistes, bien entendu. Tout de suite s'installait donc la politique à laquelle je devais moi-même, durant toute ma longue carrière, rester fidèle : un bon journal d'abord, évidemment, mais aussi un foyer de création, d'initiatives, de combat pour les idées. Le 23 mai 1891, les dirigeants du Véloce-Club bordelais avaient paru vouloir faire dépasser les limites de la résistance humaine en organisant la course Bordeaux- Paris, 572 kilomètres d'une seule traite! (Hélas! un siècle après sa créa- tion, l'épreuve de légende sera restée dans l'oubli. Bordeaux-Paris n'aura pas survécu à son époque, un certain pragmatisme tendant à suppléer la grandeur.) Or les grands champions de l'époque, Britan- niques et Français, surmontèrent gaillardement l'épreuve, l'Anglais Georges-Pilkington Mills vainqueur couvrant la distance en 26 h 34' 57". Une telle réussite ne pouvait qu'émoustiller Pierre Giffard, directeur de Vélo mais également chroniqueur au Petit Journal, et il eut tôt fait de persuader M. Marinoni d'organiser, le 26 mai 1892, la course Paris-Brest-Paris, soit 1 200 kilomètres qui allaient porter le champion français Charles Terront au sommet de la gloire. Ce héros resta en selle pendant trois nuits et couvrit la distance à la moyenne, stupéfiante pour ses contemporains, de 16,140 kilomètres à l'heure. Mais Marinoni n'avait pas oublié les deux jeunes gens entreprenants qui avaient estimé indispensable de lui demander conseil avant de prendre la décision qui allait engager toute leur carrière. Et il leur fit, en retour, un royal présent : l'organisation, en toute propriété, de « son » Paris-Brest-Paris. Ainsi, le vendredi 15 août 1901, à 5 heures du matin, devant le Parc des Princes, le starter agitait un fanion aux couleurs de l'Auto-Vélo pour lâcher les cent trente-neuf concurrents, vingt-cinq coureurs dits «de vitesse» et cent quatorze touristes-routiers. Ce fut le rude qui l'emporta, améliorant de près de vingt heures le temps de Charles Terront en 1891, à la moyenne de 22,995 kilomètres à l'heure. Et l'organisation l'Auto-Vélo portait un rude coup au fier et ombrageux Pierre Giffard. Bien d'autres allaient suivre. Le fidèle Jacques May (collaborateur de l'Auto-Vélo dès sa création, en 1900) remplissait conjointement les fonctions de secrétaire général de la Comédie-Française. Ses ouvrages : Enquête sur l'œuvre de Clément Ader et les Maîtres de l'aviation sont devenus des classiques de l'histoire de l'aviation. Il est également l'auteur de Littérature sportive - en collaboration avec Paul Souchon - et de la Vie de M. l'abbé Bozon, curé de Porquerolles, ouvrage couronné par l'Académie française. Enfin, en 1947, il écrivit un très émouvant ouvrage sur ses tribulations d'israélite traqué pendant l'Occupation : Paris-Paris en 1 591 jours. Le sous-titre : Histoire d'un homme chan- ceux, reflète toute l'indulgence et la générosité de ce grand humaniste, un « fin lettré » (c'était le terme de l'époque), barbu et chétif, lequel, tout en développant le champ des chroniques qu'il obtenait des plus célèbres écrivains de l'époque, menait une croisade mémorable pour que soit reconnue à l'aéronaute français Clément Ader la propriété du premier vol en avion (1890) alors attribuée aux Américains, les frères Wilbur et Orville Wright (17 décembre 1903). Desgrange portait en lui de plus hautes ambitions encore. Il voulait que l'Auto-Vélo devienne le premier journal social français. Credo peu commun depuis Zola! Jamais de crime, de fait divers, de débauche scandaleuse, d'obscénité (la pornographie, le mot n'était pas encore à l'ordre du jour), mais une très vive campagne contre la syphilis, alors sujet tabou, contre les ravages exercés par le silence honteux qui, en cachant le mal, contribuait à le propager davantage. Colonnes ouvertes en faveur de l'hygiène, de la propreté. Une rubrique « les pieds sales » fut même créée mettant au pilori, par publication de leur nom, les ath- lètes ou pratiquants qui, dans les vestiaires, oubliaient de se savonner après l'effort! Desgrange s'en prenait aussi - déjà! - au système éducatif de notre pays, portant des accusations formelles contre la nature de l'enseignement secondaire. Il considérait que l'instituteur, à la base, res- tant avec ses élèves toute la journée, devait être capable de leur donner les directives utiles en les initiant à l'éducation physique. Notre apôtre comparait l'heure hebdomadaire de «gym» administrée - infligée serait plus exact - à nos élèves au programme scolaire appliqué en Autriche, par exemple, où tous les gosses bénéficiaient chaque jour d'une heure d'exercices corporels. Doctrine fixée, bases journalistiques établies, il fallait frapper plus fort devant l'opinion publique pour élimi- ner le concurrent qui s'accrochait ferme, qui attaquait même puisque son patron, Pierre Giffard, intentait un procès à l'Auto-Vélo pour usur- pation de titre. Le sport cycliste, chéri de Desgrange, fournit l'arme déterminante.

Henri Desgrange était un homme hors du commun. Il a marqué son époque. Avec d'autres moyens et d'autres formes d'expression que ceux utilisés par Pierre de Coubertin, pédagogue de génie, mais épris d'abord d'esthétisme pur. Coubertin fut un rénovateur obstiné, tout imprégné d'humanisme grec et d'éducation britannique dans son esprit de caste. Desgrange fut un novateur, un pionnier audacieux et lucide que son métier de journaliste mettait quotidiennement à l'écoute de ses contemporains; son pragmatisme et son réalisme le plaçaient très en avance sur son temps. Henri Desgrange avait suivi la filière classique, depuis le collège Rollin, le bac et la licence en droit qui l'avaient conduit à devenir avoué. La vogue de la bicyclette, vers 1890 - il avait vingt-cinq ans -, allait bouleverser sa vie. Ce fut le coup de foudre! Il tomba amoureux de la « petite reine », image que nous devons à « l'irascible » Pierre Giffard, poétisant à ses heures. Le juriste Des- grange prit une licence de coureur cycliste à l'Amicale Vélo Amateur et il se construisit un palmarès fort honorable avec, même, deux sommets prestigieux : le record de l'heure sans entraîneur : 35,325 kilomètres couverts, le 11 mai 1893, sur la piste de 333,33 mètres du vélodrome Buffalo de Neuilly; le record des 100 kilomètres sur tricycle, avec entraîneurs (à tandems et triplettes), couverts en 2 h 41' 58", le 25 août 1895 sur la piste de Bordeaux-Mondésir. Le nom de Desgrange figure le premier sur les tablettes officielles du record de l'heure, détenu actuelle- ment par Francesco Moser sur sa drôle de machine : 51,151 kilomètres, soit... 15,826 kilomètres de plus que Desgrange. On mesure ici tous les progrès des techniques matérielles et de la préparation athlétique. Et Plus encore si l'on rappelle le record de Jeannie Longo, «faible» femme! Henri Desgrange est toujours recordman des 100 kilomètres à tricycle et il le restera sans doute pour l'éternité, ce type d'engin n'ayant plus cours depuis longtemps. Détail piquant : Henri Desgrange, parti- san résolu du professionnalisme dans ses écrits, fut un amateur convaincu comme pratiquant! La contradiction n'est qu'apparente. Cycliste en même temps qu'avoué à Paris, puis à Bordeaux et de nou- veau à Paris, Henri Desgrange ne pouvait consacrer à l'entraînement tout le temps qui lui eût permis d'améliorer ses performances et les por- ter au niveau de celles des grands professionnels de l'époque. Sans doute eut-il aussi conscience de ses limites athlétiques.

Le directeur du journal avait un lieutenant très remuant, Géo Lefèvre, passionné, spirituel, débordant d'imagination. Géo était un transfuge de... Vélo où il avait fait ses premières armes de rédacteur. « Avant d'accepter l'offre de Desgrange et de Victor Goddet, je crus devoir rendre compte à mon patron, l'irascible Pierre Giffard, de cet appel d'un concurrent, aimait-il rappeler avec malice, mais dès que j'eus prononcé le nom de Desgrange, Giffard ne m'écouta pas une seconde de plus et me vida littéralement sur le trottoir de la rue Meyer- beer où Vélo avait ses bureaux. Je n'avais plus qu'à aller au plus vite accepter l'offre de Desgrange, avant que Victor Goddet n'ait appris mon expulsion! et c'est ainsi qu'en janvier 1901, je devins spécialiste du cyclisme, prenant, à la tête de la rubrique de l'automobile, la suite de cet extraordinaire Richard W. Reith dont quelques vieux camarades n'ont pas dû oublier la personnalité rondouillarde. » Géo, cher Géo qui m'assista, depuis la création de l'Équipe, de son expérience et de son enthousiasme permanent, jusqu'à sa mort, en 1961. C'est lui qui eut une idée, géniale ou folle : prendre définitivement la position domi- nante dans le champ des manifestations sportives en organisant la super-épreuve cycliste: le ! I-ni-ma-gi-nable! H.D. (ses initiales étaient devenues d'appellation courante : Achedé), d'abord suffoqué, s'empressa d'inviter derechef cet inventif compagnon à déjeuner au tout proche Café de Madrid, sur le boulevard Montmartre, geste rare qui soulignait éloquemment la violence du choc subi par cet homme réputé pour être extrêmement rigoureux sur les dépenses. A peu près convaincu à l'heure du café, Henri Desgrange conclut : « Il ne nous reste plus qu'à décider Goddet... » Car le Goddet en question, mon paternel, avait pleine autorité pour tenir les comptes et administrer les ressources. Il écouta avec attention l'exposé des deux complices et, sans hésiter, à leur profonde surprise, leur tendit les clés du coffre-fort (qui ne le quittaient jamais) en déclarant simplement : «Prenez ce qu'il vous faut.» Le Tour, notre beau Tour, venait de naître! L'Auto-Vélo perdit le procès que lui avait intenté Vélo et devint tout simplement l'Auto, sans autre dommage, le 1er juillet 1903, où se lançaient les soixante concurrents du premier Tour de France cycliste de l'Histoire. Malgré de derniers sursauts désespérés, Vélo cessait sa parution en 1905. Henri Desgrange et Victor Goddet, magnanimes, offraient à Pierre Giffard un poste dans leur rédaction. La bataille était gagnée et l'Auto allait devenir le quotidien sportif le plus célèbre du monde. Destin glorieux, étrange et privilégié, mais pas tellement favo- rable en dépit des apparences, qu'être seul face à l'opinion sans le contrepoids d'une concurrence stimulante (un autre quotidien sportif, l' Écho des sports : le journal rose, était né en 1904, mais il ne fut jamais réellement menaçant. Dans son style polémiste, il servait même de faire-valoir à l'Auto). J'ai vécu moi-même, quarante années profes- sionnelles durant, dans le dangereux confort et les risques d'une situa- tion qui oblige à lutter contre ses propres inerties, à se remettre soi- même en cause jour après jour. Henri Desgrange fut l'homme public du journal, maniant la plume avec chaleur et parfois avec emportement, ne craignant pas de clamer son enthousiasme dans des envolées métaphoriques... qu'on reproche volontiers aux journalistes sportifs - et je bats ici ma coulpe. Un écri- vain plaisant n'écrivait-il pas : « Diogène le cynique aura moqué un champion du stade : " Ne sais-tu donc pas que la vitesse est un signe de lâcheté! " cependant que Jacques Goddet sera (toutes proportions gar- dées) le Pindare de son temps. » Directeur de journal, chef d'entreprise et apôtre, le « Père du Tour » (à la vérité plutôt putatif, notre cher Géo ayant fait jaillir la première étincelle qui avait engendré la naissance de l'enfant), Desgrange était exemplaire par son réalisme et ses convictions de pratiquant sachant aller jusqu'aux extrêmes limites de l'effort corpo- rel. Géo Lefèvre, qui avait pourtant l'esprit moqueur, l'appelait « patron » ou même « mon petit patron » avec une nuance d'affectueux respect. Et, patron, il passait pour l'être à tous les points de vue. De son côté, Victor Goddet se confirmait comme un formidable administra- teur. Férocement économe, mais amoureux des plaisirs de la table, il consentait des exceptions, en stratège gastronomique éclairé, pour trai- ter royalement à déjeuner au Café de Paris, avenue de l'Opéra, les clients de publicité les plus importants qu'il démarchait lui-même. Et il gravissait, dans la discrétion, les échelons de la société en même temps qu'il fortifiait sa position personnelle dans la société du journal. Mon père avait, en effet, conquis toute la confiance du comte de Dion, et peu à peu, petits paquets par petits paquets, le mouvement s'accélérant après la guerre de 1914-1918, le président-fondateur céda ses actions à ce précieux Victor Goddet qui put ainsi investir pour son propre compte. Au début des années vingt, mon père était devenu l'actionnaire majoritaire du journal ainsi que le porteur principal des actions de la société du Parc des Princes et de celle du Vélodrome d'Hiver. Progressivement retiré de l'affaire, de son propre gré, le comte, devenu dynastiquement marquis de Dion, n'en continua pas moins d'entretenir les meilleures relations d'amitié avec mon père et je devins, à mon tour, un jeune familier affectueusement privilégié de son somp- tueux hôtel particulier de l'avenue d'Iéna qui abrite aujourd'hui l'ambassade d'Iran. Le marquis vouait un véritable culte à son épouse qu'il eut la douleur de perdre à un âge avancé. Il s'en montrait inconso- lable et il institua même un singulier rituel pour perpétuer son souve- nir. A table, lors de ses réceptions, une chaise vide symbolisait, impo- sait même la présence, à la place d'honneur, de la maîtresse de maison disparue. Si bien que les invités de marque placés à la droite et à la gauche de la marquise, contraints de jouer le jeu, se penchaient cour- toisement pour s'adresser la parole dans le dos de la défunte très pré- sente en la circonstance. Mais nul n'aurait eu le cœur de sourire de cet immuable cérémonial, si émouvant dans sa dérisoire obstination. Certes, Victor Goddet, naturellement modeste, laissait les honneurs publics et la représentativité à son ami Henri Desgrange, plus brillant et plus apte à captiver l'attention du public. Il n'en était pas moins le « big boss », mais Desgrange ne prenait nullement ombrage de cette situation qu'il avait d'ailleurs favorisée avec une indéfectible confiance dans son compagnon de toujours. Henri Desgrange conservait des grosses parts sur les deux vélodromes et il avait opté, dans le cadre de ses intérêts personnels, pour l'investissement immobilier. Le journal, à sa création, en 1900, s'était installé au 10, Faubourg- Montmartre, dans un immeuble à vocation commerciale auquel il allait conférer le prestige, au fil des années, d'un haut lieu historique du sport français. Le bureau de Victor Goddet se situait au premier étage grou- pant l'administration, la comptabilité et la publicité. Au deuxième étage, le bureau d'Henri Desgrange et la salle de rédaction. La transmis- sion des notes de service s'effectuait par garçons d'étage. C'est ainsi que fut publié, certain jour, dans un numéro de l'Auto, un très étrange résul- tat de course automobile : « 1er Untel, sur automobile Renault, pneu- matiques Michelin, avec l'accord du premier étage. » Le rédacteur, se conformant aux instructions supérieures, avait mentionné en marge que la citation des firmes indiquées était bien autorisée par les services commerciaux de Victor Goddet... et le linotypiste consciencieux avait tapé exactement et intégralement tout ce qu'il avait lu!

J'avais un frère, Maurice, de cinq ans plus âgé, et une sœur, Suzanne, jolie et diablement spirituelle, m'avait aussi devancé de deux ans. J'étais donc le petit dernier, aimant l'activité et le mouvement, considéré comme une bonne pâte ; aussi Maurice, qui avait l'affection dominatrice, trouvait-il tout naturel de me prendre comme factotum et souffre-caprice. Après tout, pareil traitement, qui ne nous empêchait pas de nous aimer très fort, devait me former le caractère. Maurice excellait à régler ses problèmes d'argent - déjà assez fréquents! - avec une diabolique habileté. Il était le chef et il faisait de moi l'innocent exécutant. S'il dénichait dans l'appartement quelque objet, apparem- ment oublié, susceptible de trouver acquéreur, c'était moi qu'il char- geait d'engager les transactions avec les commerçants du quartier, car il avait bien vite remarqué combien mon doux visage naïf désarmait la méfiance. Et quelle ne fut pas la stupéfaction de notre maman quand elle repéra dans la vitrine d'un cordonnier-chausseur de la rue Miro- mesnil, toute proche, une paire de bottines qui ne lui était pas inconnue. Et pour cause! Elle les avait soigneusement rangées au fond d'une armoire quelques jours auparavant quand notre père avait décidé de ne plus les porter. Mais Maurice était passé par là! Je n'étais pas mécontent d'avoir réussi une très honorable opération commerciale avec ces superbes bottines à tiges boutonnantes, en cuir souple de che- vreau d'une élégante teinte café au lait! Des bottines qui ne pouvaient passer inaperçues, et les conséquences furent désastreuses. L'acheteur patenté ne connaissait que moi comme négociateur et je fus seul à subir remontrances et sanctions (à vrai dire pas trop sévères) alors même que ma participation aux bénéfices était restée bien maigrelette. Mon père a toujours marqué un goût prononcé pour les arts théâ- traux. Et il fut en quelque sorte un précurseur de la radiophonie en fai- sant installer à notre domicile de la rue de La Boétie, après 1918, le « théâtrophone ». Il s'agissait d'un circuit téléphonique spécial pour lequel on souscrivait un abonnement et par lequel on recevait en direct, sur demande, l'audition d'une pièce de théâtre donnée dans la capitale. Tout au moins pour les salles (celles du lyrique en particulier) qui étaient elles-mêmes équipées d'un système acoustique adapté, par lequel étaient transmis les sons, paroles et musique. Nous nous grou- pions, à la maison, autour d'un petit guéridon (fourni dans le prix - élevé - de l'abonnement) auquel se trouvaient accrochés des écouteurs à branches, raccordés à la ligne spéciale de ce théâtrophone. Je reste étonné, avec soixante-dix ans de recul, que ce procédé si ingénieux n'ait obtenu à l'époque qu'un succès limité, et, surtout, qu'il semble avoir été complètement oublié dans l'histoire moderne de la télécommunication. Je considère, quant à moi qui en fut un tout jeune usager, qu'il a pour- tant beaucoup compté. N'était-ce pas déjà le direct à domicile? Les grandes manifestations lyriques, surtout, prenaient, avec l'ambiance même de la salle où elles étaient données, avec la réaction du public, une valeur véritable d'audition. C'est dans le même esprit que notre père, conscient de la nécessité de compléter le bagage culturel de ses enfants et de ne pas nous confiner dans l'apprentissage sur le tas du sport cycliste au cours des réunions dominicales du Vél'd'Hiv' et du Parc, avait contracté des abonnements du jeudi après-midi (c'était le jour sans dans la semaine des écoliers de l'époque) à la Comédie-Française, à l'Odéon et à l'Opéra-Comique. Deux billets par représentation, étant convenu que nous établirions une juste alternance entre nous trois. Mais mon frère Maurice et ma sœur Suzanne se trouvaient souvent des distractions plus actuelles et me pas- saient volontiers leur tour. J'avais seulement la charge de cacher la vérité à nos parents et, corollairement, de raconter à mes aînés, avec précision, la nature du spectacle qu'ils séchaient afin qu'ils soient en état de faire mensongèrement à nos géniteurs les récits et les critiques adéquats. Peut-être pareille contrainte, qui m'obligeait à l'analyse et au jugement, m'a-t-elle aidé pour la préparation à mon futur métier de journaliste! En tout cas, j'ai ingurgité un nombre impressionnant de Phèdre et de Cid, d'Avare et de Chapeau de paille d'Italie comme de Lakmé, de la Traviata ou de Carmen, etc. Et je garde un souvenir très fort du talent déclamatoire du grand de Max (ah ! ces maudits serpents qui n'arrêtaient pas de siffler sur nos têtes !), ainsi que de l'art accompli du doyen Eugène Sylvain, d'autant que son fils Jean devint, dans la civilisation des sports cyclistes, un commensal familier, écrivain de passion inspiré par les exploits de nos champions.

Ma carrière scolaire ne devait pas être très brillante. Les péripéties de la Première Guerre mondiale perturbèrent le cours de mes études. Le repli familial sur la côte basque où nous fûmes accueillis à Arbonne, près de Biarritz, avec une merveilleuse chaleur humaine, dans le domaine des Borotra. Séjours prolongés dans les caves de l'immeuble parisien, 20 bis, rue de La Boétie, pour obéir aux sirènes d'alerte et se protéger des bombardements ennemis, particulièrement de ceux de la grosse Bertha dont l'empereur de Prusse, Guillaume II, avait fait un engin d'apocalypse destiné à réduire en cendres la capitale française. Ce que les contemporains vécurent, dans la frayeur suscitée par l'appari- tion de cette autre arme d'anéantissement qu'étaient les gaz asphyxiants, comme le deviendra celle de l'arme atomique. Les archives de l'institution Sainte-Marie-de-Monceau n'auront pourtant pas conservé les traces d'un mauvais élève. Ma studiosité, ma bonne conduite ne me valurent-elles pas d'être appelé par le « vieux rat » - pseudonyme fort irrévérencieux dont nous affublions l'aumônier du lycée - pour servir la messe ou les vêpres, tâche privilégiée? N'est pas enfant de chœur qui veut... Mais les problèmes qui, au début des années vingt, conduisirent mes parents à se séparer m'incitèrent à rechercher, dans une ambiance rassérénée, une formation d'adolescent à valeur plus active, plus conforme aux aspirations que je sentais confu- sément en moi. Je demandai à mes parents de m'envoyer dans un col- lège en Angleterre. Je n'aurais pas mon «bac»! Et, bien que j'aie dû prendre l'habitude de vivre sans le diplôme qui passe, dans ce pays, pour être la base de toutes connaissances, je reconnais qu'il m'a été souvent pénible, au cours de cette vie truffée d'actes civils, d'avoir à laisser vide la réponse à la question formulaire : diplômes?... Il a fallu secouer ma honte en me rappelant que certains des grands « patrons » de la profession (Pierre Lazareff, alias « Pierrot-les-Bretelles », Marcel Bleustein-Blanchet, alias « le Lion », mes copains) ont brillamment tra- versé leur époque sans avoir conquis non plus le fameux parchemin! Mes parents comprirent le sens de ma démarche. Et ce fut une des pre- mières grandes chances de ma vie que de me retrouver à seize ans au sein du collège Courtney-Lodge, à Sutton-Courtney près d'Abington, c'est-à-dire à la périphérie d'Oxford. Un lieu qui regroupait tous mes rêves. Un ravissant village de campagne, traversé par la Tamise, la belle rivière, là pas encore fleuve, de jolis bâtiments bas donnant sur des parcs, sur des terrains de sport directement attenants, librement ouverts. Les collégiens habitaient tous dans les ravissants cottages composant le village, chacun de ces cottages étant tenu par un des pro- fesseurs de l'établissement, généralement accompagné de son épouse. La vie de famille. Pour nos week-ends, l'habitude était de se rendre à Oxford, distant de quelque 15 kilomètres, et nous nous déplacions à bicyclette. Mes amis « school-boys » chevauchaient de solides machines de tourisme, selle rembourrée et large guidon droit. Je m'étais singularisé en me fai- sant envoyer de France un fringant vélo de course, marque La Fran- çaise-Diamant, avec des freins à câble qui étonnaient tellement mes condisciples. Ainsi avantagé, je n'avais aucune peine à les lâcher dans la roue, mais ils m'enviaient plus qu'ils ne m'en tenaient rigueur. Comme chaque « prof » était en même temps responsable d'une des disciplines sportives pratiquées, ou coach d'une équipe de sport, le temps passé au sein de sa maison permettait des conversations de type familial au cours desquelles nous discutions librement du sujet de nos études, de tout problème d'actualité, ou, bien entendu, d'actions sportives, et nos professeurs devenaient alors des amis tout proches, confidents, conseil- lers. Ce que j'ai découvert à Courtney-Lodge a marqué mon existence. J'y ai appris, en la vivant en état d'adolescence, ce qu'était la véritable éducation, celle qui prépare les êtres aux combats, comme aux facilités, de notre vie moderne, modulée par les problèmes de cette fin de millé- naire, et alors que le siècle a connu la plus forte avancée technologique de tous les temps et que les modes de vie ont basculé. Oui, jeune «Frenchie», sortant des étroites cours de «récré», au sol bitumé, enserrées dans leur prison de hauts immeubles, j'ai appris la logique productive d'une journée sans déperdition de temps. Salles de classe à côté du lieu d'habitation, terrains de sport jouxtant les salles d'étude, déjeuner remplacé par un lunch rapide, léger - le breakfast du matin ayant été déjà un repas complet -, ce qui justifiait, aussitôt le lunch ter- miné, la pratique d'un des sports choisis, football, rugby, hockey, cross, en automne et en hiver; aviron, athlétisme, tennis, cricket, au cours du troisième trimestre. Deux heures de plein exercice. Les douches et ves- tiaires se trouvent sur place. On reprendra les classes pour deux heures de temps. Le « five o'clock tea », c'est-à-dire un repas léger avec toasts, buns, muffins, marmelade, sera consommé paisiblement, avant 17 heures. Un après-midi bien rempli, puisqu'on se retrouvera dans son cottage pour lire, écrire, étudier, dessiner, faire de la musique ou bien un travail manuel, jouer, bavarder auprès du prof, pater familias du lieu. Ce prof vivait auprès de nous, avec nous. Le plus souvent un homme d'âge un peu mûr, mais habillé à la mode des collégiens anglais, blazer aux couleurs du collège, coiffé de la traditionnelle cap en velours et pompon à gland, portant le blason de l'école. Un peu rubicond, le whisky y aidait, toujours jovial et familier sans ostentation, il prenait à nos jeux sportifs autant de plaisir que nous-mêmes. Personnellement, j'avais opté pour le rugby et le tennis, je réussis- sais assez bien dans chacun de ces exercices et j'allais même en finale du tournoi de tennis du collège. Au rugby, demi d'ouverture, j'eus ma carrière abrégée en entendant le craquement de mon tibia gauche rom- pant sous la masse des avants adverses qui pratiquaient un pressing intensif, bien groupés. Je retrouvai mon pied sous mon genou et fus dirigé aussitôt sur l'hôpital d'Oxford où ces sortes d'accidents étaient fort bien connus. Et traités de manière drastique : pied maintenu sur une planchette mobile, en extension permanente afin d'éviter la rétrac- tion qui eût entraîné un raccourcissement de la jambe, méthode sau- vage, affreusement douloureuse, mais salutaire. Cet incident de par- cours contribua à me tremper davantage le caractère et ne m'empêcha pas de continuer d'apprécier la saine et bienfaisante logique de l'éduca- tion britannique qui permet, chaque jour de la semaine, d'absorber son match de ballon, ou pratiquer tout autre sport sans amputer sur le temps nécessaire au travail. Le tout étalé sur trois trimestres de calen- drier normal, la durée des grandes vacances restant très mesurée, évi- tant le vide intellectuel qui vient engourdir annuellement l'esprit de nos gosses. Ah ! ce satané drame des « rythmes scolaires » qui faussent cri- minellement la préparation au combat pour la vie que vont avoir à livrer tous les jeunes Français! Problème réglé en Grande-Bretagne (comme dans la plupart des pays de civilisation moderne) à la satis- faction de toutes les parties prenantes : élèves, bien sûr, familles, ensei- gnants eux-mêmes, ainsi que tous responsables de la classe politique. Les conditions d'organisation du temps se trouvent être à peu près identiques pour les élèves qui travaillent en externat, tout au moins pour ceux qui déjeunent sur place, ce qui est le cas de l'immense majo- rité des écoliers. Le trop rabâché mens sana in corpore sano n'intervient plus, dans un tel type de formation, pour satisfaire les pédants et endormir les consciences. L'intégration naturelle est réussie. Continuant à ren- contrer, dans notre cher et beau pays, tous les obstacles (nature des pro- grammes, statut des enseignants, habitudes familiales, mode de vie) sur lesquels échoue la grande réforme, toujours plus indispensable à l'ave- nir adapté de notre pays et au bon développement de notre espèce menacée par les contraintes du statique, j'apporte ici le témoignage de mon expérience. Et je crie de toutes mes forces : « France, prépare acti- vement tes enfants aux tâches immenses du troisième millénaire! » Ce problème-là, celui de la manière dont on fabrique un homme et, à tra- vers lui, un athlète, ou tout au moins un être sain, productif, n'aggra- vant pas le déficit de la Sécurité sociale, ne coûtant donc rien à la collec- tivité, ce problème-là est celui sur lequel bute le développement harmonieux de notre nation. Voilà, hélas! depuis le cher Sutton- Courtney, quelque soixante-dix années qu'il reste pourtant dressé devant moi, solennel, ineffritable, incontournable comme on dit (à tort et de travers) aujourd'hui, une barrière sourde et aveugle au progrès de l'homme. Nous allons souvent, hélas! buter dessus au détour de ces Pages, que je voudrais pourtant remplir d'un hymne à la gloire utile du sport, bienfait social, soutien de notre personnalité humaine, joie.

Maurice, habitué à vivre dans la trace de notre père, l'accompagna tôt dans les bureaux du 10, Faubourg-Montmartre. Il y poursuivit sans Problème un excellent apprentissage sur le tas. Mais il aimait surtout les aspects brillants de sa carrière naissante, et progressait dans la facilité. Aux côtés d'un homme dont la vertu principale était la permanence de l'effort dans le travail et la discrétion voulue, son fils aîné montrait des Prédispositions pour le caractère brillant des choses : relations, récep- tions, manifestations de notoriété. Ce qui ne déplaisait pas tellement au rude géniteur, sentant instinctivement que c'était grâce au produit de son labeur que son fils aîné pouvait manifester tout naturellement tant de brio et se hisser dans la hiérarchie de la classe mondaine. L'attache- ment de mon père pour Maurice devint un sentiment privilégié de reconnaissance à la suite d'un grave incident de santé mettant en cause la vie de notre chef de famille. Sans avoir divorcé, il avait choisi de vivre auprès d'une dame très discrète, qui lui apportait beaucoup de bonheur. Bien qu'étant toujours domicilié rue de La Boétie, mon père s était installé, avec sa compagne, au 216, rue de Rivoli dans un bel appartement donnant sur les Tuileries. Mais cette situation était suppo- sée rester secrète. Malheureusement, la santé de Victor Goddet, déjà usé par le travail en atteignant la cinquantaine, privé d'exercice du fait de l'infirmité qui lui limitait sa mobilité, se dégradait rapidement. Les déjeuners du Café de Paris, lieu où se concluaient toujours les gros contrats de publicité, se multipliaient, exerçant leurs délicieux et insi- dieux ravages... Maurice assistant notre père en permanence, il se trou- vait donc près de lui au Café de Paris, un jour de 1924, lorsqu'il subit, au cours du repas, un grave malaise et perdit connaissance. Et c'est sans hésiter que son fils aimé prit la décision de le faire transporter rue de Rivoli, et non à son domicile officiel. Décision humaine, et juste, très certainement, que les deux autres enfants de l'homme qui avait usé sa santé pour établir leur situation dans les conditions matérielles les meil- leures approuvèrent sans restriction. Mais Maurice était celui par qui était passé le destin. C'était donc lui qui recevrait toutes les marques de la reconnaissance, non seulement de notre père, mais aussi, mais sur- tout de la très gentille Mme Gavériaux («Tata» pour l'entourage intime), belle personne, très simple, qui, ainsi, liait définitivement son existence à celle de son grand homme. Elle en prit le soin le plus atten- tionné, d'ailleurs, et lutta de toutes ses forces, en vain, pour le rendre à sa vie de travail, accueillant aussi les deux autres enfants Goddet avec des manifestations de véritable affection. Hélas! le tenace administra- teur des sociétés qu'il avait rendu prospères ne retourna pour ainsi dire jamais s'échiner sur les dossiers remplissant l'énorme bureau à cylindre du premier étage de l'Auto. Un long séjour à Montreux ne put lui apporter que le calme apaisant montant du lac Léman, le seul vrai moment de calme qu'il ait connu, peut-être, durant une existence vouée tout entière à la marche des entreprises qu'il avait créées... Il mourut le 8 mai 1926, à l'âge, seulement, de cinquante-sept ans, dans cet apparte- ment de la rue de Rivoli, lequel devint, après la Libération, celui où vécut et mourut, également, Jean Prouvost, le fameux industriel lainier qui s'était orienté avec bonheur vers le journalisme. Et l'on perçut le niveau social qu'avait atteint notre père, si discret durant sa vie de labeur acharné, quand on assista, en l'église Saint- Roch, à ses obsèques, qui furent une cérémonie de souverain.

Leur vie de responsabilité commençait donc pour les fils Goddet, pas mal aguerris par les événements traversés, mais encore bien, bien tendres. La loi dynastique avait joué normalement dans la répartition des parts de l'important héritage laissé par un homme qui avait déve- loppé toutes ses entreprises avec patience, en évitant un système de vie dispendieux. Le droit d'aînesse auquel s'ajoutaient certains sentiments de reconnaissance firent de Maurice le patron absolu de l'Auto, dont il recevait la majorité des actions. Il obtenait aussi la part principale des deux vélodromes, Parc des Princes et Vél'd'Hiv'. Il devenait vraiment, à moins de vingt-six ans, le responsable de ce groupe d'affaires détenant une si forte influence sur la vie du sport français. Lui, aimable au sens plein du terme, spirituel, mondain, appréciant le beau et aussi le luxe du moment qu'il était beau, s'installait en patron à hauteur d'Henri Desgrange. Ce géant, créateur productif, qui avait parfaitement admis que son associé de base, Victor Goddet, devînt le majoritaire dans les affaires créées ensemble, n'ayant jamais douté de sa volonté de ne rien modifier dans la répartition de leurs tâches réciproques, ni dans l'aspect public de la hiérarchie établie. Le choc pour la maison, pour son per- sonnel si attaché, avait été rude. Les fils Goddet, qui avaient traîné toute leur jeunesse dans les bureaux et les alentours du Faubourg, furent admis, sans réticence, dans un climat d'affection. Ils le furent d'autant plus qu'il était établi que ce personnel faisait carrière tout entière Faubourg-Montmartre, bénéficiant en priorité de tout mouve- ment de promotion interne. Et aussi parce que Victor Goddet avait créé dans les années vingt, au bénéfice de tous les salariés de la maison, une société civile du personnel, qui préfigurait les paisses de retraite de notre époque dite de progrès social. A cette légère différence que la dotation en capital était entièrement d'origine patronale, de même que les cotisations!... L'aîné s'assit au grand bureau de l'administrateur général avec l'assurance acquise en quatre années passées dans le sillage de son Père. Lequel, entre autres qualités, avait été un négociateur exception- nel, sachant obtenir par la séduction le contrat difficile. Notre père avait le génie des petits cadeaux, des «primes», astucieuses et pas chères, bien sûr. Par exemple des boîtes de chocolat faites de quelques exemplaires de l'Auto pliés à l'ancienne (six pliures en hauteur pour ne laisser apparaître que le titre, rabattu en deux) et collés les uns sur les autres, puis évidés. Avec des numéros repris dans les « bouillons » (les bouillons, en terme de métier : les numéros invendus) et des chocolats au demeurant excellents - obtenus chez Meunier, payables en publi- cité. Ce genre de cadeau-prime - farces et attrapes plus douceurs! - obtenait un succès monstre, même auprès des plus hautes personnali- tés, amis ou clients de l'Auto. Le génie simple de Victor Goddet... Maurice, son successeur, saurait être au moins aussi généreux, mais il aurait le goût, lui, pour des cadeaux plus fastueux, donc plus coûteux. Moi, le benjamin, j'avais d'abord à apprendre le métier devant lequel je me trouvais si brusquement placé. J'en connaissais l'esprit. Et J avais surtout la passion personnelle du sport. En qualité de prati- quant, m'essayant à un nombre considérable de disciplines. Roulant énormément sur mon vélo; utilisant beaucoup ma raquette (jouant la finale junior du tournoi estival d'Houlgate) ; resté le fleurettiste élève du maître Madelin de Sainte-Marie-de-Monceau; ayant été l'un des premiers adeptes du crawl, que m'enseignait sur la plage de Saint- Jean-de-Luz l'étonnant précurseur Villepion; courant beaucoup de cross à l'exemple mémorable d'Henri Desgrange; et «macaroneur» Passionné, déjà titulaire de mon permis de conduire (acquis, donc, il y a deux tiers de siècle et utilisé depuis sans aucun accident, malgré l accomplissement de raids assez vertigineux sur les routes nationales des grands itinéraires avant la création des autoroutes... et les limita- tions de vitesse). Ayant vingt et un ans, jeune marié, héritant d'une situation excep- tionnelle, conscient d'une chance à mériter et donc de beaucoup de devoirs dans le sillage d'un grand frère déjà installé au pouvoir, il me restait tout à apprendre. Du métier et de la vie. Et à conquérir les droits a l'autorité alors qu'ils avaient été dévolus en totalité à mon aîné. J appris donc d'abord comment fonctionnait un journal quotidien. Qui Plus est : spécialisé dans le sport. Des stages successifs dans tous les ser- lices me firent comprendre, en découvrant les faces cachées d'un jour- nal, que le succès n'est pas dû seulement au talent des rédacteurs. Et ce tour intérieur eut, pour moi, l'immense mérite de m'éclairer sur les voies de mon avenir. Il était établi que tout ce qui correspondait à l'administratif, à la technique, au commercial, donc au financier, restait placé sous l'autorité de mon frère aîné, autorité légitime puisqu'il y avait suppléé notre père en raison de ses absences durant les derniers mois de sa vie. Si je voulais jouer un rôle responsable dans cette maison où le pouvoir d'entreprise était resté, vingt-cinq ans durant, réparti entre deux hommes, je devais, à l'évidence, me préparer pour succéder, moi, à l'autre. A celui qui se montra déterminé à m'accueillir dans sa propre ligne et qui était, par la loi de l'âge, destiné le premier à trans- mettre ses responsabilités. Et puis, surtout, je me sentais attiré, aspiré, capté par cette belle tâche qui est d'informer, de critiquer, mais aussi de suggérer, de créer, d'animer dans le domaine immense et merveilleux de l'être humain, de sa bonne santé. Henri Desgrange, qui m'appelait toujours « mon petit Jacques », contribua grandement au choix de mon orientation. Il m'adopta, fils de sa vie professionnelle. C'était en 1926. Il avait soixante ans, moi vingt et un. Il fut mon père spirituel, me for- mant plus que m'instruisant, sans jamais me donner d'autre leçon de choses que celle des exemples pris à son contact direct (ainsi ai-je remarqué que, lorsque Henri Desgrange était sollicité d'avoir à donner dans le public un autographe, il signait, chaque fois, tout en haut de la feuille présentée; je le questionnai. «Vous comprenez, Jacques, c'est pour éviter qu'un quidam quelconque n'écrive un engagement au- dessus de ma signature»). Journaliste donc, je le suis devenu, poussé par la confiance silen- cieuse de mon modèle, dans le désir de précipiter les phases de mon apprentissage. Je commence à rédiger les comptes rendus analytiques des grandes classiques cyclistes sur route, que Desgrange ne suit plus (et dont je deviens aussi le directeur de course). Un dimanche soir, à l'issue d'un Bordeaux-Paris (qui exige de passer la nuit entière derrière les concurrents), le plus ancien des rédacteurs de la rubrique cyclisme, l'excellent homme qu'était Charles Ravaud, chantre (un peu fruste) de la « petite reine », s'effondre sur sa machine à écrire, victime d'une « fracture de fatigue » (dirait-on aujourd'hui) que l'assistance, soutenue, de picon-cassis n'avait fait que précipiter. Alors, une seule ressource : je m'y colle moi-même, rassemblant hâtivement notes et impressions, et je produis un très correct Charles Ravaud.

L'ennemi, pour Pierre de Coubertin, semblait être le professionna- lisme. « Il ne s'amuse plus, il travaille », disait-il d'un athlète qui avait décidé de «tourner» professionnel, selon l'expression du début du siècle. Alors qu'il donnait, d'autre part, une si juste définition de l'ath- lète de haut niveau : « Chercher à plier l'athlétisme à un régime de modération obligatoire, c'est poursuivre une utopie. Ses adeptes ont besoin de la " liberté d'excès ". C'est pourquoi on leur a donné cette devise : Citius, Altius, Fortius, toujours plus vite, toujours plus haut, plus fort, la devise de ceux qui prétendent à abattre des records! » N'y avait-il pas là contradiction? Portée à son plus haut degré, la pratique du sport de compétition, et non plus de loisir, s'impose comme une activité prioritaire, puis exclusive qui ne pouvait déboucher que sur le professionnalisme. Dans son éthique sportive idéaliste, Pierre de Cou- bertin récuse avec force cette évolution inéluctable dans notre société Moderne : « La liste est longue, dénonce-t-il, des déguisements sous les- quels le faux amateur, parfois beaucoup moins sportif que tel profes- sionnel, force l'entrée des concours qui devraient lui être interdits. » Henri Desgrange fut certainement le premier, alors que le siècle s ouvrait aux activités sportives et aux grandes compétitions publiques, à reconnaître que l'athlète de haut niveau ne pouvait pas rester « ama- teur » dans le sens restrictif, du point de vue matériel, du terme. C'eût été Privilégier l'aristocratie, la caste des possédants, des nantis. Au contraire, pour Henri Desgrange, le sport était un moyen de promotion sociale dans un secteur d'activité naissante. Il fallait donc aider, à la base, les couches moyennes, les classes ouvrières et cela à l'âge où l'on s engage dans la vie du travail et récompenser les champions, vedettes attirant les foules, activant la vente des journaux, honorant leur club et leur patrie. Il était clair, pour cet homme aux vues directes, prémoni- toires, que l'athlète de renommée méritait que fût assise sa situation sociale et familiale. Moraliste, Desgrange répugnait à protéger un ama- teurisme à tendance inégalitaire qui engendrait l'hypocrisie et le men- songe. Tandis que se flattaient à condamner toute forme de profession- nalisme des puristes, des utopistes dont Frantz Reichel, plus encore que Pierre de Coubertin, ouvert et tolérant malgré ses convictions, était le leader réputé pour son acharnement rigoriste. Une belle figure d'apôtre que ce Frantz Reichel, athlète des premiers âges de la compétition offi- cialisée, chroniqueur enflammé qui mettait sa passion sincère et aveu- glément retardataire au service d'une morale aussi fausse dans sa signi- fication philosophique qu'inappropriée, nous venons de le voir, aux regles naturelles toutes simples de l'existence. Henri Desgrange, directeur du Vélodrome de la Seine, en 1896, avant de créer avec Victor Goddet le Parc des Princes, absorbé par son travail, se fixa comme règle formelle de vie de se livrer à des exercices Physiques quotidiens. Ils devaient exiger, selon ses théories dra- coniennes, un effort violent, prolongé, répété, allant parfois jusqu'à la douleur, nécessitant de la ténacité, et même un certain stoïcisme. Il engageait la croisade contre l'inertie originelle, contre l'engourdisse- ment du corps devant les effets d'une civilisation tendant à lui suppri- mer les besoins de l'effort. Il se faisait l'apôtre de la lutte pour la sauve- ^rde du caractère. Souffrir et suer! Cela voulait dire une culture Physique (individuelle) permanente, du cross-country, au moins triheb- omadaire, dans le parc de Saint-Cloud, sous les frondaisons de l'admi- rable Faisanderie, lieu encore champêtre où reste fixé le Stade français, son club de toujours, le seul auquel il ait jamais donné son adhésion. Il n'était pas question d'une randonnée pépère : au moins une heure de course en n'omettant surtout jamais d'aller chercher la côte des Jardies, petite rampe féroce s'élevant en plein parc à l'usage des crossmen har- dis. On en bavait, on en bavait même au sens précis du terme ! Henri Desgrange avait créé les audax pédestres, à l'usage de tous, et très long- temps il y participa, payant bravement de sa personne dans l'anonymat, avalant des distances de 50, 100 kilomètres et au-delà. Le périple annuel du Tour de France n'arrêtait pas sa férocité de dépense physique. Il se levait aux aurores pour aller courir dans la campagne et il utilisait les journées de repos pour accomplir sa prouesse personnelle sur un parcours caractéristique, comme la mon- tée allant de Luchon jusqu'à Superbagnères par le ballast du funi- culaire, 15 kilomètres sur 14 % d'élévation, ou la randonnée Per- pignan-Canet-Plage, 14 kilomètres à la course à travers les vignobles sans ombrages, par les trente-cinq à quarante degrés du mois de juillet catalan ! Épreuves dont je puis parler en toute connaissance de cause en qualité de disciple du maître. Oui, ce fut pour moi une vraie superbe chance d'être admis à ces sorties de nature si exceptionnelle, en la seule compagnie de Lucien Cazalis qui fut le lieutenant dévoué du « patron » jusqu'à sa fin. Avant d'entrer à l'Auto, Lucien Cazalis avait fait carrière de comé- dien. Sa voix, très travaillée, lui avait même valu un prix au Conserva- toire, cette «voix sans limite», commentait admirativement le doux Jacques May, faisait sensation à l'appel des coureurs dans les départs d'étape du Tour de France. Mais Cazalis-Stentor n'était pas spéciale- ment porté vers la performance pédestre, il ne s'y pliait, de lui-même, dans la foulée du patron bien-aimé que par un dévouement incondi- tionnel qui prenait parfois des allures de zèle excessif. Ils allaient donc tous deux bon train, Henri Desgrange devant, Caza ahanant derrière, par un frisquet matin d'hiver, dans cette fameuse et redoutée côte des Jardies. Deux titis parisiens, le nez au vent, les voient passer et l'un s'écrie, sur un ton de goguenardise suprême : « Vise un peu, ces deux vioquarts de quarante piges qui se prennent pour des jeunots! » L'apos- trophe vous paraît désobligeante? Bien au contraire, elle emplit Henri Desgrange d'une légitime fierté. Cela se passait en 1932, il avait donc la soixantaine bien sonnée, et non la quarantaine que lui attribuait, avec une généreuse inconscience, ce juvénile et insolent, mais inconsciem- ment généreux, témoin! Pour ma part, je puis vous certifier que, même avec quelque quarante années de moins, je terminais souvent ces sortes d'épreuves à la limite de la rupture. Mais quelle méthode génératrice d'énergie ! Pourtant Henri Desgrange n'était pas doué d'une véritable adresse gestuelle. Il nageait avec des mouvements désordonnés et eut beaucoup de mal à apprendre les rudiments du crawl. Nous étions inscrits, l'état- niajor tout entier : Henri Desgrange, les deux frères Goddet, plus l'iné- vitable Cazalis et le géant Robert Desmarets (père de Sophie, la spiri- tuelle comédienne), tout à la fois directeur des vélodromes et chef de la publicité de l'Auto, au Sporting-Club qui offrait de somptueuses ins- tallations, rue de l'Élysée, dans l'hôtel donnant sur les jardins des Champs-Élysées, avenue Gabriel. Hélas! Les adeptes du sport-hygiène ont perdu, depuis, ce lieu de dévotion physique exceptionnel. J'ai vu Henri Desgrange, ce dominateur, se débattre de façon tout à fait anar- chique dans les eaux de la jolie piscine de notre club, pour tenter de coordonner correctement les battements de jambes classiques avec la projection alternative des bras. Cela s'apparentait, hélas! à une pitoyable séance de noyade... Et j'échouai moi-même, au début des années trente, dans une mission d'extrême confiance dont il finit par accepter, difficilement, je le présume, de me charger : lui apprendre à conduire une voiture automobile. Oui! le directeur-fondateur du jour- nal s'appelant l'Auto, qui s'était donné pour mission, depuis plus de trente années, de soutenir les bonnes causes de l'industrie automobile ainsi que des courses dans lesquelles étaient éprouvées les capacités des véhicules motorisés et de leurs pilotes, ce grand, cet irréductible conducteur d'hommes ne savait pas conduire une automobile! Sans doute fis-je un mauvais choix en me procurant, pour cette épreuve ini- tiatique, une voiture de marque Rosengart. L'audacieux industriel por- tant ce nom avait pour objectif de concurrencer la 5 CV Citroën et il finit par se ruiner dans cette entreprise trop ambitieuse, ce que je ne Pouvais prévoir à ce moment. La mini voiture qu'il avait construite se voulait rustique, économique, légère. Je pensais que son volume res- treint effacerait les appréhensions de mon élève, que je sentais fort nerveux... Le maniement de ce frêle engin se révéla, au contraire, fort délicat, exigeant une totale précision de geste dans les temps définis, mais contradictoires. Les opérations de changement de vitesse, avec un embrayage dérapant et un accélérateur trop impulsif, infligèrent au néophyte, comme à son « prof », il faut bien l'avouer, des avanies qua- Slment insurmontables. Quand on eut amorcé, par miracle, le mouve- ment et qu'on se fut engagés dans l'allée discrète choisie au bois de Boulogne, un cavalier désinvolte déboucha brusquement devant nous. Autre miracle: mon pilote perdit tout contrôle de son action et la bagnole rétive cala net. Nous étions sauvés! Mais plus jamais Henri Desgrange ne se remit au volant. Il termina sa vie sans détenir de per- mis de conduire et je renonçai moi-même, pour toujours, à monter Une auto-école.

La vie privée d'Henri Desgrange, cet homme de discipline, restait calme, bien équilibrée. D'une épouse dont il divorça tôt, il avait eu une tille qui ne tint jamais, non plus, une grande place près de lui. Ma propre chance, sans doute, que l'enfant unique n'eût été un garçon? Aucune autre attache familiale véritable, bien que je puisse rappeler que Henri Desgrange avait un frère jumeau, Georges, à l'allure de moine défroqué, excellent bonhomme dépourvu de toute ambition, simplet au point qu'on prétendait que Henri, si doué, avait tout pris à Georges. Le brave garçon tenait, sans le moindre sentiment de jalousie ou de frustration, un très modeste emploi d'archiviste au journal. Henri Desgrange avait tôt reconstruit une nouvelle vie - qui le conduisit jusqu'à sa fin - auprès d'une personne aux formes opulentes, quelque peu expansive, Jane Deley. Elle se déclarait artiste peintre et produisait effectivement, d'une manière pléthorique, des toiles imprégnées d'un impressionnisme approximatif, sommaire mais fort en couleurs, souvent surprenant. L'inspiration du dessin valait de telle manière que notre artiste semblait, parfois, affleurer une certaine forme de génie. De toute façon, la peinture de l'exubérante concubine présentait des thèmes difficilement perceptibles, au point qu'elle ne laissait jamais indifférent. Ce couple, formé de deux êtres carrément dissemblables, resta mer- veilleusement uni. Leurs caractères étaient si totalement différents qu'ils en devenaient complémentaires. On ne songea jamais à passer devant M. le Maire. Elle tenait à protéger sa personnalité d'artiste et sa signature. Il en eut pourtant le regret, quelquefois, quand la dame, per- suadée de son renom d'artiste, préférait donner avec assurance sa propre identité civile à son compagnon qui avait atteint, lui, une célé- brité authentique : « Vous enverrez cette facture à mon mari, M. Henri Deley. » Le mérite de Jane, entre laquelle et moi restaient établies des relations vraiment affectueuses, fut de placer son Henri dans un climat de diversion. Elle connaissait beaucoup d'artistes, de la palette ou de la scène. Desgrange avait été, lui-même, toujours passionné de littérature. Il aimait côtoyer les écrivains, les acteurs, et, depuis l'origine, attirait au journal les plus brillantes signatures pour y donner des chroniques por- tant sur le sport, cette activité vibrante, génératrice d'images et de signi- fications toutes neuves. Citons, au fil de la plume : Tristan Bernard, Jules Renard, Willy, J.-H. Rosny, Louis Hémon, Jean Richepin, Paul Adam, Henri de Montherlant, Jean Giraudoux, André Obey, Maurice Leblanc, Octave Mirbeau, Franc Nohain (le père de Jean), Romain Coolus, Marcel Berger. Alain Souvestre, l'un des pères, avec Marcel Allain, de l'inoubliable et inquiétant Fantômas, était rédacteur à l'Auto. Dans la période où il s'attacha à régénérer Al Brown, la « merveille noire » du noble art, styliste incomparable, et à le convaincre de remon- ter sur le ring, Jean Cocteau fut un familier du journal et de son direc- teur. Henri Desgrange s'était toujours tenu dans le courant de la mode intellectuelle et artistique de son époque. En 1903, il avait été directeur d'une feuille, le Petit Bleu, spécialisée pour le théâtre, le spectacle, les arts. En 1907, il décida d'en créer personnellement une autre qu'il bap- tisa Comœdia. La démarche s'inscrivait dans sa logique réaliste ; ayant prouvé que pouvait vivre et se développer un quotidien spécialisé dans le sport, il pensa qu'il pourrait en être de même dans le monde des arts et spectacles. La rédaction de Comœdia fut installée en un lieu tout proche du 10, Faubourg-Montmartre, dans des bureaux dont les fenêtres donnaient sur le boulevard Poissonnière. Bien entendu, c'était Victor Goddet qui tenait le contrôle administratif et financier et l'on était en droit d'espérer un autre succès. Hélas ! le seul bénéfice pratique fut pour les enfants des collaborateurs, y compris les enfants Goddet, car les balcons donnant sur les grands boulevard les plaçaient dans une Position idéale pour assister aux défilés, surtout militaires, fort prisés des Parisiens à l'époque. Pour le reste, Comœdia ne put survivre long- temps, faute de lecteurs. Il était ainsi confirmé que le journalisme quo- tidien doit nécessairement être nourri d'événements à répétition, de faits neufs et inattendus, de passion, sans doute, de surprises certaine- ment. Toutes choses que les activités artistiques ne produisaient pas à cadence suffisante. Et puis, les organisateurs de spectacles n'acceptaient de donner de la « pub » que si le directeur du journal s'engageait à rédi- ger des comptes rendus élogieux, et même outrageusement louangeurs... Donc, une fois consommé cet échec riche d'enseignements, Henri Desgrange trouva auprès de son amie un bonheur adapté à ses goûts, qui ne faisaient pas du tout dans le conformisme et le snobisme mon- dain. Parmi ses familiers, l'un devait devenir un commensal indispen- sable tant il apportait d'esprit, de gentillesse, de belle humeur avec une étonnante originalité de pensée... qui lui avaient conféré un droit d accueil permanent, son couvert toujours mis à table : Uzelac, Millivoï de son prénom, peintre venu de Serbie, qui n'était pas encore la You- goslavie, à la découverte du mont Parnasse de la création artistique : Paris ! Son seul défaut fut sa prodigieuse facilité, il dispersa avec insou- ciance un talent fabuleux qui eût pu faire de lui l'égal des plus grands. Décédé dans un petit village provençal, il est aujourd'hui reconnu par son pays d'origine comme un maître de la peinture contemporaine. Il nous a laissé principalement les planches illustrant les quarante-cinq chroniques d'auteurs composant les Joies du sport. Une réalisation Maurice Goddet, sans doute le plus somptueux ouvrage jamais édité concernant le sport. Nous en reparlerons plus loin. L'influence certaine qu'exerça Jane Deley sur son illustre compa- gnon ne dépassa jamais de beaucoup les limites de leur vie privée. Jane favorisa cependant, peut-être sans l'avoir cherché, la carrière de certains collaborateurs du journal ou de certains familiers grâce aux relations amitié privilégiée qu'elle avait nouées avec eux. Ainsi Henri Decoin, ancien champion de natation, brillant pilote de guerre, qui fut d'abord, a l'Auto, avant d'atteindre sa pleine célébrité d'écrivain et de cinéaste, Un chroniqueur de boxe enrobant ses parfaites connaissances tech- niQues dans un style étincelant. Ainsi Paul Olivier qui répandait sa faconde et son accent marseillais du haut de son 1,98 mètre, spécialiste de boxe également, mais surtout habituel rédacteur du billet mondain qui accompagna si longtemps, nécessairement, tous comptes rendus des grandes soirées pugilistes du Vél'd'Hiv'. Il devint, par ses contacts au niveau des fauteuils de ring, un familier des vedettes de scène et de l'écran. Longtemps Paul assista Maurice Chevalier, puis leurs communes racines provençales lui permirent d'apprivoiser le Toulon- nais Jules Raimu, acteur gigantesque, mais citoyen irascible et furieuse- ment méfiant, dont il devint l'imprésario par les voies d'une amitié qui ne se démentit jamais... et ce n'était point facile avec l'ombrageux et coléreux Raimu! Avec sa prestance et sa belle voix méridionale, Paul Olivier aurait pu être lui-même acteur... si la place n'avait déjà été prise par Raimu, mais il restait un merveilleux conteur d'histoires, comme en témoigne celle-ci dont il nous régala le jour où il reçut, peu avant de nous quitter, la rosette de la Légion d'honneur des mains de Marcel Bleustein-Blanchet sur la terrasse élyséenne de Publicis : « Un brave vieil homme, très anonyme, désirait passionnément recevoir la croix de la Légion d'honneur, bien qu'il ne présentât aucun titre civique qui pût raisonnablement appuyer sa candidature. Il avait supplié l'un de ses amis, proche du ministre, d'intercéder en sa faveur, et l'ami, à court d'arguments, choisit de faire vibrer la corde sensible auprès de l'influent membre du gouvernement : " Cet honnête homme est tout près de la mort, dit-il, il est oublié de tous, impotent au point de ne plus sortir de chez lui et cette croix serait pour lui une joie suprême... - Il ne va plus dehors? Il ne voit plus personne? s'exclama le ministre, eh bien, dites- lui donc qu'il la mette ! " » Ainsi, autre chouchou de l'impétueuse Jane, Robert Perrier, jeune rédacteur à l'Auto, à la plume insolente, souvent trempée dans du vinaigre, un vrai critique plein d'esprit, piquant, à une époque où le conventionnalisme avait tendance à dominer. Il fut dans les années trente le chantre d'un sport fraîchement importé des États-Unis, le bas- ket-ball qui n'avait été jusque-là en France que le « ripopo » quasi- confidentiel des patronages. Robert vit, aujourd'hui très âgé, apaisé, au Maroc où il édita une revue automobile, tout en composant des vers qui contiennent tous ses élans, tout son amour de la vie facile, après avoir connu les affres d'un jugement de condamnation à mort, à la Libération. Il avait eu l'inconséquence, sous l'Occupation, de quitter l'Auto pour le quotidien Aujourd'hui dirigé par l'écrivain pro-hitlérien André Suarez. Robert n'avait pas de convictions politiques bien éta- blies, mais il résistait difficilement au plaisir de donner quelques coups de griffe dont il ne mesurait pas la portée, et cela lui avait valu de tenaces inimitiés qui se manifestèrent à la Libération. Ainsi, encore, Jeff Dickson, la séduction même venue des Amériques. Son imagina- tion, sa fantaisie, son goût des entreprises un peu folles, si opposés à la nature réfléchie d'Henri Desgrange, firent précisément la conquête du « patron » et, peut-être, contribuèrent à le faire se découvrir lui-même. Quant à Jane Deley, elle ne pouvait qu'être chavirée par le physique hollywoodien de ce jeune Yankee insouciant et si sûr de son charme. Ainsi, cas curieux se situant en dehors des murs de l'Auto, celui de Charles Pélissier, benjamin de la trilogie fraternelle de champions cyclistes, les plus populaires de l'époque, avec lequel se nouèrent des relations quasi familiales. Curieux vraiment, car les deux aînés, Henri et Francis, se dressaient depuis des années en adversaires virulents du Père du Tour. Desgrange ne rapportait-il pas dans sa chronique ces pro- pos contestataires de l'aîné de la tribu : « Il faisait nuit noire et, derrière 1 arbre, Pélissier disait à Tiberghien : " Laisse donc ça là, c'est un métier de forçat! " » Ce cri de révolte, Henri Pélissier l'avait poussé en aban- donnant, à Rochefort, en pleine nuit, lors de la très longue étape Les Sables-d'Olonne-Bayonne (482 kilomètres) du Tour de France 1920. Après de tumultueux abandons en 1919 et 1920 et deux abstentions en 1921 et 1922, Henri eut enfin la volonté d'aller jusqu'au bout, et il gagna brillamment le Tour, à trente-quatre ans, en 1923. Cette ambi- tion satisfaite au déclin de sa carrière, il avait pris le départ l'année sui- vante sans grand espoir, désireux surtout, pour assurer une sortie spec- taculaire, de régler quelques comptes avec son vieil ennemi Desgrange. Après avoir ameuté les populations au départ de Cherbourg (troisième étape) pour une nébuleuse histoire de maillot supplémentaire que les règlements lui interdisaient de porter, il se retira toujours flanqué de Francis, son cadet, à Coutances. C'est là, au Café de la Gare, que les retrouva Albert Londres, le premier grand reporter de faits divers venu a la découverte du phénomène événementiel qu'était cette épreuve cycliste accusée de démesure. Henri servit de nouveau son refrain de « forçat de la route » et c'est ainsi qu'Albert Londres le fit passer à la Postérité dans sa chronique du Petit Parisien du 30 juin 1924. C'était donc la vendetta entre les deux Henri, Desgrange et Pélissier, et ce fut Une manœuvre de haute stratégie que de provoquer une réconciliation avec Charles, le benjamin, au-dessus de la tête des deux irascibles aînés. L'instigateur en fut un fidèle auxiliaire du Tour, André Trialoux, 9uI y tenait fonction de commissaire et qui, comble d'ironie, avait involontairement servi de détonateur à Henri Pélissier dans l'affaire des « forçats de la route », en lui passant la main dans le dos, au départ de l'étape de Cherbourg, pour vérifier s'il portait un ou deux maillots. Henri n'avait pas admis ce genre de contrôle réglementaire, humiliant selon son sentiment, et l'on a vu ce qui s'ensuivit. Trialoux, type du genre un peu marlou, il faut bien le dire, faisait habituellement profes- sion d'admirateur inconditionnel du « patron ». Charles, de quinze ans Plus jeune que son frère Henri, et cela explique bien des choses, était très beau, racé, avec d'immenses yeux de charbon et une haute taille Que sa maigreur athlétique rendait encore plus impressionnante. Made- eine, son épouse, fille de bourgeois fortunés, sensiblement plus âgée que lui, fort intelligente, avait vite pressenti que l'avenir de son coureur de mari, qu'elle aimait passionnément, devait passer par l'établisse- ment de bonnes relations avec ce puissant personnage que les frères aînés avaient si insolemment et si injustement attaqué. Personnage qui était au surplus, elle ne l'oubliait pas, le patron des vélodromes pari- siens alors que le type de jeune coureur si photogénique, encore un peu frêle pour la route, s'adapterait si parfaitement à la piste... Le physique de Charles subjugua Jane Deley, admiratrice déclarée des beaux mâles : Millivoï, Henri, Paul, Robert, Jeff, Charles, tous si séduisants... Comme sa personnalité, faite d'habileté souriante, plut aussi à Henri Desgrange, qui aimait aider à la formation des jeunes athlètes, Charles, flanqué de sa Madeleine, devint l'enfant de la maison. La carrière de ce coureur racé fut marquée par ses duels de sprinter de la route contre cet autre superbe athlète qu'était l'Italien Raffaele Di Paco, et par son brio de pistard. Cela au prix d'une continence particulièrement stricte, ordon- née par l'astucieux Trialoux, dont l'infortunée Madeleine, de plus en plus amoureuse, acceptait héroïquement les contraintes pour contri- buer, à sa façon, à la réussite de son champion. Jane Deley usa encore de son influence sur Henri Desgrange en favorisant sa passion, qui naquit dans les années vingt, pour la Côte d'Azur. Beauvallon fut, pour cet homme de rigueur, son vrai Eldorado. Il découvrit, lui qui faisait son évangile de la nécessité absolue d'une forte sudation, la douceur des hivers méditerranéens, comme la bienfai- sance prononcée des grosses chaleurs estivales. Il aima l'esprit mali- cieux d'un homme qui devint son compagnon familier au bord du golfe de Saint-Tropez, Georges Seguin, le notaire de Cogolin. Poète et humo- riste, vivant à l'ancienne, vêtements sombres et haut faux col dur, dans l'étude cogolinoise aux volets toujours clos pour interdire à tout rayon de soleil d'y pénétrer. Maître Seguin accomplit sa dernière facétie sur son lit de mort, face à une cousine avec laquelle il était fâché depuis trente ans et dont il était sûr que sa visite inopinée était due à la joie morbide de le voir s'éteindre : ayant accepté de la recevoir, après avoir mis dans la confidence les autres membres de la famille d'abord décontenancés, le moribond fit semblant de décéder là, juste devant sa parente dont il savait qu'elle le détestait encore plus fort qu'il ne le fai- sait lui-même. Il voulut faire le constat de l'hypocrisie de la cousine éta- lant un spectaculaire désespoir. Et jouir de son affreux dépit quand, tel Lazare, il ressuscita! Desgrange s'était rendu acquéreur à Beauvallon dans le début des années vingt - et il faisait figure de précurseur - d'une propriété qui n'était pas du tout dans son style, une énorme bâtisse, terriblement pompeuse, destinée aux origines à servir de casino, privilège qui fut refusé à son audacieux promoteur. Mais Jane Deley voyait dans les colonnades délimitant la galerie circulaire une sorte d'atrium propre à honorer son talent et ses œuvres. Et puis une mise en vente publique, après l'échec du projet de casino, avait permis à Henri Desgrange, seul candidat, d'obtenir cette immense propriété à prix dérisoire, compte tenu de la seule valeur du terrain, bordant la route nationale qui conduit à Sainte-Maxime, route désertique à l'époque, devenue depuis, on le sait, une voie infernale durant les mois d'été.

J'avais à mon actif, par chance, les leçons des années de travail pas- sées auprès du grand magister. Dès que je me fus déterminé, en 1926, à m'orienter vers la direction-rédaction de l'Auto, évitant ainsi de rester bloqué derrière la position souveraine de mon frère, très exclusif, je me sentis orienté sur ma vraie voie. Je me formai sur le tas, selon le rude apprentissage de la pratique impromptue, au beau métier de journa- liste : les de garde, les chiens écrasés (disons, en l'occurrence : les vélos brisés ou les ballons éclatés), la machine à écrire, le secrétariat de rédaction - tâche aride qui n'avait cependant pas encore l'importance Qu'elle a prise maintenant alors que la maquette commande souvent le montage des pages -, le plomb, le marbre, le clichage, toutes opérations abandonnées au profit de la photocomposition, et aussi les rotos, et encore l'expédition, les messageries. Et tant il était déjà vrai que ce métier de journaliste, traitant l'événement quand il se présente, ne s exerce avec compréhension que si l'on s'investit dans toutes les phases de la fabrication du journal. Principe qui est devenu plus vrai encore depuis que s'établit la technologie moderne de pointe à base d'informatique, et que la copie du journaliste frappée du bout du monde sur « datox » avec écran de contrôle est destinée à se composer et à se mettre en pages automatiquement au siège du journal. Je n'avais Jamais manifesté, en période scolaire, de véritable facilité d'écriture. Mais le sujet m'inspirait, ma volonté de créer un emploi d'avenir rédac- tionnel, au plus haut degré de responsabilité, me stimulait. Henri Des- êrange me donna vraiment toutes mes chances, sans jamais me forcer à nen, d'ailleurs, mais il me confiait des tâches de plus en plus ardues en lignant de me croire capable de les réussir. Comment aurais-je pu le décevoir? C'est en 1928 que je fis ma première incursion sur le Tour. Un court passage. J'étais juste venu voir, essayer de piger. Je sautais dans la course en marche, au début de la matinée, quand elle traversait La Rochelle venant des Sables-d'Olonne, juste devant la gare d'où je sor- tais, la nuit passée dans le train. On allait faire étape, immuablement, à Bordeaux. Et je suivis jusqu'à , après avoir appris ce qu'était cette fameuse montagne, en traversant de part en part les Pyrénées. Mais quelles Pyrénées alors! 710 kilomètres en deux étapes, Bayonne- J-uchon-Perpignan, avec des cols qui n'étaient que des piètres chemins de terre, boueux, caillouteux. Départ en pleine nuit de Bayonne Puisqu'il fallut 16 h 13' à pour remporter une des vic- tOIres les plus inattendues que j'aie connues dans une étape majeure du Tour. Entrée en matière surprenante à tous égards, fortement instruc- tive. Ce brave Fontan était chargé de symboles. Il était baptisé Victor, ce qui évoquait le souvenir de mon père, prénom bien rare chez les ath- lètes de réputation. On le découvrait quasiment à trente-six ans, régio- nal donnant l'exemple d'une discrétion excessive qui l'avait tenu éloi- gné du cyclisme international. Restant tout simple, mais pas tellement étonné, devant l'amplitude de sa victoire pyrénéenne. Acceptant sans maugréer l'anormalité d'un règlement qui l'emprisonnait dans la fai- blesse insigne de son équipe de cycles locale, Elvish, formée de huit coureurs contre dix pour les équipes des grandes marques! Une telle disparité n'avait-elle pas entraîné le malheureux régional à perdre cinq heures dans les contre la montre par équipes quasi quotidiens de la folle formule tentée alors par Henri Desgrange pour sortir du marasme chro- nique et sauver son Tour! Grandeurs et problèmes! Déjà, débarquant, je me posais des questions - quelle que fût mon inconditionnalité vis-à- vis de mon magister - et j'osais parler « d'invraisemblable expédient » à propos de la disposition réglementaire qui allait permettre aux équipes de se compléter en cours de route, chacune d'elles étant autorisée à faire entrer des remplaçants à mi-course, à Marseille, seraient-ce des cou- reurs ayant pris le départ et abandonné durant les étapes précédentes ! Je n'ai plus quitté le Tour depuis (sauf en 1932, en raison de la durée de mon déplacement « à l'ancienne » au lointain Los Angeles, et une semaine en 1981 pour panne personnelle), mon dernier ayant été celui de 1989. Et quand je dis que je ne l'ai pas quitté, l'expression doit être prise au sens plein du terme : sur la route même, aucune halte, pra- tiquement jamais. Le Tour, pour les directeurs de la course, est une veille permanente. Là encore, j'ai suivi l'exemple donné par Henri Des- grange qui ne quittait son poste de commandement sur le terrain que pour l'exécution, vite fait, à peine le temps de se dégourdir les guiboles et de respirer les senteurs de la campagne, de son petit besoin. Exercice qui, la route du Tour devenant toujours plus encombrée par les véhi- cules de tous services, nous sembla, à Félix Lévitan et à moi, entière- ment prisonniers de notre rôle, devoir être évité. L'installation d'une trappe et d'un cornet à conduit dans le plancher de nos véhicules, sys- tème imaginé pour nous éviter tout arrêt, nous parut toutefois devoir nous contraindre à commettre un acte plus désobligeant encore que malséant et ridicule : l'appareillage en question ne fut jamais utilisé... Mon initiation à l'évangile du Tour se produisit dans le moment de ses plus fortes initiatives, celui où le destin de l'épreuve allait finale- ment se jouer avec la création et la mise en place de la formule dite des équipes nationales, événement considérable, à valeur historique. En fait, Henri Desgrange se débattait depuis la reprise, après les destruc- tions occasionnées par la guerre de 14-18, au milieu de contradictions nées d'abord des problèmes dus à la pénurie comme aux pertes de plu- sieurs générations de champions, puis de sa propre volonté de ne pas laisser les marques de cycles formant les équipes dénaturer l'esprit de la course; enfin des recherches qu'il conduisait sans cesse pour donner à la compétition sa pleine signification sportive, en combattant les temps morts et en tentant de trouver des contreparties efficaces à la trop for- midable influence de la montagne. Déjà! Oui, toutes idées qui, déjà, entraient dans mes propres raisonnements et ne me quittèrent jamais plus. Et je crois bien que le minot que j'étais put commencer à s'efforcer d'influencer un tant soit peu l'omnipotent décideur, lequel ne se confiait en exclusivité qu'à Lucien Cazalis. C'est un fait que les années vingt ont été celles de la confusion, marquées d'un illogisme apparent sous la contrainte de la situation. Mais il est vrai que Henri Desgrange se tenait également volontiers enfermé dans ses « credo » : le coureur devait rester entièrement res- ponsable de lui-même, pour sa préparation comme pour ses évolutions tactiques en course, pour la conduite de ses propres efforts (la tête et les jambes, toujours). La course par équipes était, dans l'esprit de cet apôtre vénérant les valeurs propres de chaque individu, un contresens, voire un acte impie; la charte « desgrangienne » est formelle : les quali- tés de chaque concurrent doivent s'exprimer par elles-mêmes, ce qui interdit à chacun de recevoir en course quelque aide adjuvante que ce soit, viendrait-elle d'un camarade appartenant à la même équipe! La formule de reprise, en 1919, pour fortuite qu'elle fût, les « isolés », cor- respondait exactement à cette charte. D'où les dispositions régle- mentaires draconiennes : obligation de n'utiliser que son propre vélo et ses propres boyaux, de réparer soi-même sur la route en cas d'accident, interdiction de se débarrasser de quelque objet que ce fût, serait-ce des maillots supplémentaires portés pour se garantir de la fraîcheur au départ des étapes commencées de nuit! Sans aucun doute cette formule de reprise, en 1919, pour un Tour Iniraculeusement remis sur place quelques mois seulement après un des plus destructifs conflits guerriers de notre civilisation, correspondait- elle à toutes les conceptions intimes d'Henri Desgrange. Formule « La Sportive », consortium regroupant tous les constructeurs de cycles et équipant, traitant d'une manière uniforme, égalitaire, tous les coureurs engagés individuellement. Hélas! un constructeur réfractaire, Maison- nas, patron de la firme J.B. Louvet, un bonhomme grognon, détruisit le bel idéal en faisant bande à part et engageant sa propre équipe! Cir- constances aggravantes : ladite équipe avait accueilli les frères Pélissier, les fortes têtes, qui n'avaient en rien admis la notion du consortium. Et c est ainsi qu'on assista à la première phase aiguë du conflit qui ne cessa Plus d'opposer les deux récalcitrants à l'intransigeant maître d'œuvre, . esgrange intervenant en pleine course pour interdire que Henri Pélis- sier, chassant derrière le peloton et ayant rejoint un lâché, le brave Honoré Barthélémy, ne soit relayé par cet occasionnel auxiliaire! Même lorsque, en 1923, les restrictions s'effaçant, on en revint aux équipes de marque - constructeurs de vélos uniquement - toute aide resta interdite, même entre coureurs de la même formation! Prescrip- tion peu facile à faire observer et à contrôler, à l'intérieur d'une épreuve dont les étapes (quinze) s'étendaient en moyenne sur 360 kilomètres, les coureurs disséminés, les voitures suiveuses rares et fort peu maniables... Ce qui permettait aux frangins Pélissier, adulés par les confrères, de mener la révolte perpétuelle, même si la victoire d'Henri, ayant superbement triomphé en 1923, n'avait déclenché le lyrisme admiratif du Père du Tour, au jugement impartial, devant l'étalage d'une telle classe. Mais on ne prêta pas suffisamment attention, alors, je le crois vraiment, à l'explosion de colère de l'aîné des Pélissier mettant publiquement en accusation, au Tour 1924, l'excès des efforts exigés, affirmant que ceux-ci obligeaient les coureurs à « se charger » (le mot « doping » n'était pas encore généralisé). Alors Desgrange, pragmatique, accentue ses recherches. Il avait déjà installé un système de bonification en faveur du vainqueur d'étape. Puis, ne supportant plus les arrivées en paquet qui marquaient toutes les étapes précédant l'entrée en mon- tagne, il en était venu, à partir de 1925, à autoriser la course d'équipe en son entier, avec le droit d'aide entre équipiers et même l'autorisation d'aller porter ses vêtements à la voiture de son directeur sportif. Le nombre des étapes, légèrement raccourcies, passait à dix-huit. Instaura- tion d'une prime dite de « bonne conduite », ressemblant à notre prime, devenue classique, de la « combativité ». Hélas ! les droits accordés, uti- lisés surtout pour renforcer les tactiques défensives, bridèrent davan- tage la 'bataille. Et, nouvelle source de tracas, il apparut que les coureurs de même nationalité, appartenant à des équipes différentes, sensibilisés par une presse suiveuse toujours plus importante, cultivant un certain chauvinisme, avaient eu tendance à s'entendre entre eux! Un beau vainqueur irréprochable, cependant : Ottavio Bottechia, modeste maçon à ses origines, qui magnifia le cyclisme italien déjà considéré comme plus romantique que ne l'est celui pratiqué par les rudes combattants descendus des plaines flamandes. Voilà Henri Desgrange contraint de chercher, de toujours chercher à combattre les tendances négatives souillant sa course. C'est donc, dès 1926, qu'il installe un système qui, plus tard, fera florès, celui que j'ai moi-même adopté pour toujours à partir de 1951 : le Tour partira hors de Paris (à Évian dans la circonstance) de manière à situer l'arrivée finale de l'épreuve le plus près possible après la dernière étape de haute montagne. Mais 5 725 kilomètres, couverts en dix-sept étapes, cela fait toujours une tâche quotidienne écrasante. Et comme Lucien Buysse (prononcez Bueusse) est un champion authentique, le seul Belge de grande classe parmi tous ceux qui ont pesé sur les années vingt, c'est avec la bagatelle de 1 h 22' qu'il va devancer, en 1926, le pourtant très valeureux Luxembourgeois ! Le Père du Tour explose! Il va déculotter son môme, vraiment insupportable, et lui administrer une sévère correction. Henri Des- grange s'est complètement persuadé que la haute montagne, qui fait la grandeur de son épreuve, en détruit tous les équilibres. Elle étouffe les étapes de plat. Elle pèse trop! Et c'était bien là mon avis, c'est toujours resté mon avis de base. Malheureusement, le remède que Henri Des- grange va choisir, pour l'édition 1927, choix draconien, abusif, était une médication folle: toutes les étapes de plat, sauf trois d'entre elles, seraient disputées contre la montre par équipes! La disparité existante entre la valeur des différents groupes fut flagrante. Le consortium Alcyon-Gentil détenait une position dominante, ayant eu toutefois le jnérite d'incorporer de tout jeunes éléments français, un certain André Leducq, déjà rigouillard, et l'appliqué . Le résultat final présenta une physionomie catastrophique, prouvant qu'il n'y avait pas eu de course : Nicolas Frantz, dont la classe s'affirmait, précéda cette fois le second, qui était un équipier, de 1 h 48', les trois suivants appar- tenant aussi au même groupe, si bien que le premier des adversaires, Qui est un quasi-débutant, un certain Antonin Magne, termine avec 4 h 48' de retard! C'est la seule et maigre consolation. Ce frêle Auver- gnat s'était montré excellent tacticien au commandement de sa très légère escouade d'Alléluia, composée seulement de six néophytes, tous français, dits « les Clochetons », aussi légère en effet que l'était par son nom et sa morphologie l'un des six, le tout jeune Moineau. Cher Julien Que j'ai aimé si fort pour sa gentillesse et pour une certaine tendresse qui en a fait un des champions les plus humains que j'aie connus durant ma longue carrière. Alors, moi témoin privilégié des efforts de recherche, qui me semblent désordonnés, frappés d'apparent illogisme dans leur application bien que reposant sur une motivation justifiée, conduits par Henri Desgrange, et qui crois y percevoir un certain désar- rOI, je veux m'approcher concrètement du problème. J'irai voir ce qu'est le Tour. Mais ce Tour 1928 conservait, contre toute logique, ces étapes contre la montre par équipes en plaine, mortellement monotones, affreusement déséquilibrées. Elles produisirent le même résultat final désastreux, installant encore aux cinq premières places les dominateurs collectifs du conglomérat Gentil, fournissant le même vainqueur, mais confirmant, seule note sympathique, le style fleuri comme le joyeux caractère d'André Leducq, «Dédé», déjà. Le pragmatique Antonin . agne s'affirme aussi, terminant à nouveau le premier des « écrasés », sixième, mais cette fois à 2 h 14' (seulement...), à la tête de ses « Cloche- tons » sensiblement renforcés, Marcel Bidot les ayant rejoints accompa- gne de son fort intelligent frère Jean. Un fait attractif, la participation a une « équipette » australienne (quatre coureurs seulement), illustrée superbement par , aussi fin dans sa structure que par ses capacités intellectuelles. « Oppy », avec lequel j'ai établi des rela- IOns fraternelles qui ne se sont jamais effacées, couvrit une haute car- rière politique dans son pays, ministre, puis ambassadeur. « Oppy » ne put terminer que dix-huitième, ce qui n'était pas si mal compte tenu de l'étrangeté de la formule, mais avec un capital de retard de 8 h 34' ! Cependant, le champion australien, gabarit léger, à la pédalité suave, était un véritable phénomène d'endurance, comme il le prouva en rem- portant superbement le Paris-Brest et retour de 1931, épreuve excep- tionnelle, organisée tous les dix ans, que, directeur de la course, je sui- vis de bout en bout. Et il remporta de la même manière le Bol d'Or des vingt-quatre heures sur piste. La démonstration par l'absurde était fla- grante, même si, dans sa quête constante de la vérité, Henri Desgrange avait cette année-là créé une formule qui se prouva plus tard avoir une valeur essentielle, celle des équipes régionales, accueillant les touristes- routiers. Je vais donc m'installer dans le Tour, pour toujours - soixante années... -, en assistant à l'agonie d'une époque qui ne valut que parce qu'elle posa crûment tous les problèmes d'imperfection pour une épreuve qui dure près d'un mois et qu'elle dégagea par ses expériences malencontreuses les voies de l'avenir. Je crois avoir aidé Henri Des- grange à se persuader de ne pas s'entêter sur sa formule « absolutiste » du contre la montre par équipes qui, évidemment, dans les étapes sans relief, évitait les temps morts et les risques de collusion, mais engen- drait les méfaits dus à la supériorité écrasante d'un groupe et, à travers eux, un ennui mortel... La réaction du Père du Tour fut donc de renver- ser la tendance en revenant purement et simplement à sa formule « idéaliste », la formule totalement individuelle. Fausse pourtant en rai- son de son application dans une épreuve ouverte à des coureurs salariés les uns et les autres, à l'année, par des firmes différentes. Henri Des- grange plongea, croyant sans doute que sa grande figure pourrait impo- ser l'ordre. Tout devint interdit, tout cas d'entraide, fortuit ou non, sera puni! Alors, j'y étais, on assista à la course de l'anarchie et du men- songe. Le seul Tour inavouable des cinquante-trois que j'ai suivis! Je puis affirmer que le coureur qui revint à Paris dans le meilleur temps chronométré, , ne pouvait pas être appelé un vain- queur. Ce Flahute, terne en tout, classe et mentalité, dut aux expédients les plus suspects de ne pas être battu par le rougeaud Jeff Demuysere, pétant de santé, mais assez maladroit pour avoir semblé renoncer à la victoire, laquelle était visiblement à sa portée! C'est que ce De Waele appartenait au consortium régnant, Gentil, tandis que le bon Jeff n'Atait que le modeste salarié d'une marque secondaire, Lucifer. Du sport nau- séabond ! (« On a fait gagner un cadavre », écrivit même Henri Des- grange, indigné.) Il est vrai que le responsable de la réglementation du Tour avait diaboliquement persévéré dans son erreur de prescrire cette formule intégralement individuelle. Marquant sa volonté de défi contre les interventions des constructeurs, ce Tour 1929 s'était présenté avec deux catégories globales de coureurs : les as et les touristes-routiers, les uns et les autres obligés réglementairement à n'échanger aucun service, à ne s apporter aucune entraide. Laquelle formule, inapplicable dans les faits, n'avait rien arrangé! Et pourtant, poursuivant ses efforts vers la recherche d'une construction plus activante, Desgrange était passé à vingt-deux étapes, les raccourcissant sérieusement. Il était même allé jusqu'à prévoir, réglementairement, moyen stimulant autant que sanc- tion, que, dans le cas où messieurs les coursiers ne manifesteraient guère, certains jours, d'ardeurs offensives, et qu'ils couvriraient l'étape a moins de 30 kilomètres à l'heure, ils seraient contraints de disputer 1 étape du lendemain contre la montre. Mais, cette fois, selon une for- mule totalement inédite : deux groupes, les as d'un côté, les touristes- routiers de l'autre, quel que soit leur classement propre dans la course! Mesure qui fut effectivement appliquée trois fois dans ce Tour, de Mar- seille à Cannes, de Metz à Charleville et de Charleville à Malo-les- Bains, cette étape-là servant étrangement à sauver la face à De Waele, déclaré vainqueur sur les bords de la Manche... alors même qu'il lui était reproché de faire la manche! Ne fallait-il pas reconnaître dans 1 extravagance d'une telle formule un certain désespoir, l'annonce de la fin d'un monde? Une seule lueur, mais vacillante, dans ce Tour des ombres, la complète révélation du vétéran Victor Fontan, trop longtemps cloîtré dans son régionalisme, surprenant maillot jaune à Luchon, après une Première étape pyrénéenne (longue de 363 kilomètres!) qu'il survola, conduisant son jeune équipier espagnol Cardona à la victoire. La per- sonnalité humaine de ce placide champion aurait pu sans doute sauver ce Tour - car lui n'aurait cédé à aucune pression venant des Alcyon - s il n'avait cassé sa fourche, dans la nuit, dès le départ de l'étape sui- vante. Il abandonna à Tarascon-sur-Ariège. Holocauste précieux, pour- tant, parce qu'il déclenchait une campagne de sensibilité assez forte Pour que fût établi le dépannage absolu. Et puisque, surtout, il allait laisser se développer une course si pitoyable qu'elle exigeait, cette fois, une réforme complète. Le Tour était en péril. Il fallait le sauver de ses démons. Henri Des- grange, créateur audacieux, porteur de tous les courages, ayant quelque chose d'un Savonarole, se décida, prieur de son époque, à brûler vif, lui- ciême, les théories tour à tour (c'est le terme) théocratiques et démocra- tiques contenues dans les formules essayées sur sa grande épreuve durant les onze années suivant la tourmente 14-18. Tout avait été essayé, dans un désordre apparent, sous des formes stimulatrices ou Punitives. Le caractère expérimental de toutes ces tentatives s'était exprimé dans un esprit de révolte, permanent, contre le comportement des constructeurs de cycles. C'est d'eux que venait tout le mal. De leur volonté de gagner le Tour, providence pour leurs ventes, par n'importe quel moyen. Et de la disparité des moyens dont ils disposaient. Il fallait donc, à l'évidence, bouter dehors ces pelés, ces galeux, et surtout couper la tête au monumental Edmond Gentil, dont l'erreur avait été de vou- loir s'annexer la course cycliste ! Arrivant en premier communiant dans la cathédrale, j'ai donc eu le privilège d'assister en pleine tourmente aux sursauts d'un homme de caractère qui préféra se lancer dans une véri- table révolution, avec les risques, et surtout avec les charges qu'elle engendrait, plutôt que de demeurer dans l'atermoiement. Les tout jeunes frères Goddet restaient les bailleurs de fonds. Pour ce qui me concerne, j'apportais à Henri Desgrange une confiance incondi- tionnelle. Quant à Maurice, mon aîné, le principal actionnaire, toujours tenté par le beau, par toute action notoire, il donna sans réserve son approbation au projet pharamineux qu'allait nous présenter le vieux lutteur. J'ai participé au cheminement de la pensée. J'ai été amené à don- ner quelques avis, non pas tant sur la nature de la formule, que je consi- dérais comme ne pouvant plus être autre que celle choisie, mais sur ses conséquences matérielles, celles du poids de l'organisation même, celles du financement nécessaire en découlant. Puisqu'on allait libérer le Tour de l'intervention des constructeurs de cycles, il faudrait bien assumer les responsabilités budgétaires du nouveau système. Ça devait être la révolution dans la révolution, celle de la création des équipes natio- nales! Henri Desgrange consentit à renoncer enfin au régime d'isolés auquel il était tant attaché, quand il eut donc pris la décision de grouper les coureurs (les meilleurs), sélectionnés sous leur drapeau. Ils porte- raient un maillot aux couleurs de leur pays (pas le maillot de champion, restant réservé logiquement aux seuls vainqueurs de leur championnat officiel), et ils monteraient un vélo d'origine anonyme, peint en jaune, fourni par l'organisation et portant son seul nom. Ainsi, échappant à toute pression extérieure, se sentiraient-ils responsabilisés. On leur assi- gnait un véritable devoir vis-à-vis de leur fédération, et surtout vis-à-vis de l'opinion publique. On tendait vers une certaine égalisation des chances, puisque serait évité l'écueil d'un constructeur surpuissant capable d'engager les meilleurs champions quelle que fût leur nationa- lité, comme se permettait de le faire jusque-là ce trusteur de Gentil! Et les pouvoirs sportifs fédéraux flattés apportèrent d'enthousiasme leur approbation (mais guère de soutien matériel...), même si Henri Des- grange se conduisait assez dictatorialement en la matière, préférant charger des auxiliaires, amis, pour l'étranger, du travail de sélection, prenant toutes les responsabilités pour ce qui concernait l'équipe bleue bandes blanche et rouge, la sélection en premier lieu! (L'esprit despo- tique, mais respectueux de l'ordre et de la morale, qui habite Henri Desgrange, l'entraîne à se réjouir; il ne craint pas d'écrire : « Le coureur est désormais dans notre main, sous notre coupe, punissable s'il fait mal. ») En fait, j'ai toujours veillé à ne pas me laisser « coloniser » par le Tour. Même si je le considère comme une entité véritable, je l'ai traité, ainsi que Henri Desgrange l'avait voulu, comme un moyen d'action au service du journal. C'était d'ailleurs, je le crois, le meilleur moyen de le protéger de lui-même, d'en conserver le caractère d'intégrité, de le pré- server de ses propres excès. Et puis, somme toute, il ne dure jamais qu'un petit mois, et il faut bien traiter d'autres matières le restant de l'année. J'avais commencé mon expérience olympique de journaliste sur Je tas. A Paris, en 1924, je n'étais pas encore entré en profession, J accomplissais mon service militaire par devancement d'appel, mais je ressentis très fort ce qu'il y eut de fabuleux dans l'apparition de Paavo Nurmi, révélant les ressources en santé profondes de la vie finlandaise, cet athlète mystérieux, impénétrable, remportant quatre victoires (1 500 mètres, 5 000 mètres, cross, 3 000 mètres par équipes), celles du 1 500 et du 5 000 à soixante-dix minutes d'inter- valle! J'avais toutefois ressenti la difficulté pour la France de domi- ner tous ses problèmes dans le domaine du sport. Il avait fallu subir 1 humiliation de l'échec, mondialement public, que représenta l'inca- pacité de nos pouvoirs gouvernementaux d'édifier le grand et noble stade olympique projeté, pour devoir se contenter de celui de (soixante mille places seulement) construit en catastrophe grâce à la seule initiative d'un club, notre déjà grand Racing. Hélas! voilà donc, il y a deux tiers de siècle, que notre pays, bâtisseur de cathédrales, créateur d'œuvres architecturales uniques, faisait déjà la preuve de son impuissance face à ce problème, qui n'est pas seule- ment une histoire de prestige ! Et je m'étais senti heurté par la défaite du Quinze tricolore - le rugby étant alors admis aux Jeux, pourquoi Plus maintenant? - par les USA présentant une équipe expéri- mentale, fort athlétique (les Britanniques refusant déjà que le ballon ovale soit olympique), avanie déclenchant des incidents indignes. Mais je notais soigneusement que le baron de Coubertin, annonçant son retrait de la présidence du CIO, déclarait, frisant ses nobles moustaches : « Notre tâche à nous autres a été d'indiquer la route », confiant au collaborateur de l'Auto, Marcel Oger: «Je crois que, depuis vingt ans, la formule anglaise (celle de l'amateurisme) est péri- mée. » D'ailleurs, en soi, l'olympisme n'était pas tellement bien Perçu. Un critique rigoureux comme Gabriel Hanot allait jusqu'à reclamer, dans des Jeux plus restreints, la suppression des sports organisant déjà leur propre championnat du monde. Je me suis rendu à Amsterdam, en 1928, pour y passer quelques Jours et observer le phénomène. De toute évidence, c'était l'athlé- 'Ir,le qui polarisait l'attention. Passionnant d'ailleurs, avec un Nurmi ^eillissant, mais encore présent (médaille d'or au 10 000 mètres), apparition du plus noble champion olympique jamais connu, Lord Burghley, futur marquis d'Exeter, admirable personnalité, vainqueur au 400 mètres haies, un doublé dans le sprint (100 mètres et 200 mètres) réalisé par le même champion, Percy Williams, apparte- nant à une nation neuve, le Canada. Mais la France tenait brillam- ment sa place, avec l'excellent El Ouafi (ah! les vertus du colonia- lisme...) remportant le marathon, et notre Jules Ladoumègue, certainement l'athlète national le plus exceptionnel de tous les temps, s'envolant soudain de sa foulée souveraine dans la ligne droite oppo- sée, mais battu à l'issue du 1 500 mètres par un de ces prestigieux athlètes nordiques, le Finlandais Larva, ramené in extremis, dans le don complet de lui-même, par son compatriote Purje. Et toutes les vertus nationales furent glorifiées par Lucien Gaudin - un des plus grands noms de toute l'histoire sportive -, escrimeur gaucher poly- valent, achevant sa carrière à quarante-deux ans, victorieux et au fleuret et à l'épée après s'être conduit comme un seigneur en décla- rant de lui-même, au cours de l'assaut décisif livré contre son quasi- homonyme, le géant italien Gaudini, qu'il avait été touché, alors que le juge lui donnait le point!

Entre-temps, je participais à l'évolution de nos deux vélodromes. A l'évidence, ni le Parc des Princes ni le Vél'd'Hiv' de la rue Nélaton ne correspondaient plus, tant par leur configuration que leur pro- grammation - celle-ci dépendant de celle-là - aux besoins du temps. Le Parc des Princes avait été bâti, en 1897, au seul usage du cyclisme sur piste. Le dessin étrange de cet anneau en ciment avait constitué alors un événement. Il mesurait 666,66 mètres, trois tours correspondant ainsi à la distance de 2 000 mètres. Il présentait l'originalité d'être ovoïde avec un virage à grand rayon, fort peu relevé, avant la ligne d'arrivée, l'autre étant court et abrupt. Il s'agissait alors de marquer une suprématie vis- à-vis des concurrents, le vélodrome Buffalo de Neuilly, piste en bois de 333,33 mètres, et le vélodrome du bois de Vincennes, construit par les soins du conseil municipal de Paris en 1895, piste en ciment mesurant 400 mètres, remplacée, en 1900, par la piste de 500 mètres qui reste, de nos jours encore, la populaire « Cipale », hélas ! de moins en moins fré- quentée. Celle-ci connaissait alors des jours glorieux avec les journées du Grand Prix de Paris de vitesse. A cet antique Parc des Princes, la tri- bune de la ligne d'arrivée se trouvait placée en retrait derrière de larges terre-pleins piétonniers en emmarchement. La pelouse, terriblement éloignée, ne servait guère qu'à l'entraînement de sociétés de culturistes! En 1929, mon frère Maurice était parvenu à convaincre Henri Des- grange, d'abord réticent, de réaliser enfin ce qui manquait tant à Paris : la construction d'un stade de cent mille places! Notre ami Jo Haour, ingénieur ECP, dressa les plans et présenta à la Ville de Paris, après une année d'étude, un projet complet de cent mille places, sur l'emplace- ment du vélodrome du Parc des Princes dont le démantèlement était envisagé de toute façon. Était prévue, encerclée par la nouvelle piste cycliste de 500 mètres, une piste pédestre de 400 mètres et tous les ter- rains de concours, sauts et lancers, nécessaires aux compétitions d'ath- létisme. Les plans détaillés avaient été acceptés par les services d'archi- tecture de la préfecture, il n'y avait plus qu'à procéder à l'adjudication Pour pourvoir commencer les fondations. C'est alors que les passions se déchaînent pour entraver la réalisation de cette œuvre ambitieuse, Pourtant si nécessaire à la vie de la cité. En tête de l'opposition se dressa Frantz Reichel, président du Comité olympique français. Et quel fut son argument majeur? On ne pouvait admettre dans un tel stade omni- sports la présence des professionnels du sport cycliste à côté de celle des amateurs de l'athlétisme! Cela en 1930, alors que le sport de compéti- tion n'en était tout de même plus à ses balbutiements... M. le directeur de plan de la Ville de Paris finit par céder aux instances de cet homme de haute moralité, et si persuasif, et c'est ainsi que Paris continua d'être la seule grande capitale européenne à ne pas posséder un stade de cent mille places! C'est Maurice, toujours protagoniste du neuf et du beau et, en 1 occurrence, du nécessaire, qui, après l'échec du stade de cent mille Places, fut le champion et aussi le promoteur de l'idée raisonnable de création d'un nouveau vélodrome qui serait, en fait, un stade- vélodrome. On conçut une piste plus spectaculaire, donc plus courte : 454,545 mètres, soit, cette fois, onze tours pour 5 000 mètres. Raffine- ment supplémentaire, imaginé par Maurice : son ciment serait teinté de rose. Le football s'imposant parmi les sports populaires, une pelouse de Jeu fut aménagée, dont le spectateur serait proche. Henri Desgrange Marcha, je suivis avec enthousiasme. La difficulté fut de réunir les tonds nécessaires, les nôtres propres plus ceux de nos sociétés n'y suffi- sant pas. Nous reconstruisîmes sur le terrain appartenant à la Ville de Paris, dont nous étions les locataires. Cette réalisation aura été la der- nière, à Paris en tout cas, d'un grand stade public totalement financé avec des fonds privés. Dans le même moment, il s'avérait que le vieux Vél'd'Hiv' de la rue Nélaton ne parvenait plus, en dehors des réunions dominicales du cyclisme et des Six Jours, à remplir d'autres fonctions. Or une nouvelle étoile s'était introduite dans notre firmament : Jeff Dickson, un tout Jeune Américain ayant choisi de rester en France où il avait débarqué, en 1917, sous l'uniforme de combattant volontaire. Le séduisant Jeff, aux activités explosives, devenu l'organisateur de boxe numéro un à Paris, collaborait pleinement avec nous au Vél'd'Hiv' où il assumait la resPOnsabilité financière de sensationnelles réunions à grand spectacle. Mais l'établissement, créé et financé en 1909 par le tandem Henri Des- glalige-Victor Goddet avec l'assistance d'un groupe ami formé de trois 1 eaux-frères solidaires : Marcel Durand, expert en cyclisme qui devint e premier directeur du Vél'd'Hiv' ; Gaston Lambert, architecte qui en dessina les plans, et Gaston Frémont, brave homme, qui en fut long- temps l'administrateur, ne correspondait plus du tout aux besoins d'une utilisation moderne en faveur de sports autres que le vélo. Et autres aussi que le bon vieux patinage à roulettes qui, sous l'étiquette modernisée de skating, était alors à la mode. Or, notre ami Jeff, fort de l'influence conquise sur Henri Desgrange et... sur Jane Deley, se pro- posa pour créer une société qui aurait l'exclusivité de l'exploitation, dans la salle de tous les spectacles et de tous les sports autres que le cyclisme. En contrepartie, il s'engageait à modifier fondamentalement les structures de l'établissement et à l'équiper pour tous sports nou- veaux, en priorité une piste de glace. Dans cette perspective, on s'atta- qua au gros œuvre en supprimant les piliers qui s'échelonnaient sur toute la longueur de la salle, dans la partie centrale, pour soutenir la toi- ture, cette fameuse « verrière nélatonienne» qui inspira tant de chantres, hérauts et troubadours de l'époque, notamment pendant les Six Jours. Travaux considérables qui incombèrent à la société montée sans coup férir par Jeff, ouvrant un nouvel avenir à l'établissement désormais pompeusement baptisé «Palais des Sports - Vélodrome d'Hiver »... bien que notre associé américain n'eût jamais réussi à libé- rer entièrement le capital appelé. Toutes ces activités réformatrices, Tour, Parc, Vél'd'Hiv', s'ajou- tant à la progression accélérée de mes propres responsabilités journalis- tiques - et je m'employais à donner un ton plus moderne au canard, à rendre plus attrayante sa présentation typographique trop traditionnelle -, tout ce mouvement de marche en avant s'accordait parfaitement avec mes propres aspirations novatrices.

Maurice continuait à avoir lui aussi des idées, beaucoup d'idées, certaines excellentes, malheureusement la plupart assez dispendieuses. Ainsi le magnifique ouvrage les Joies du sport qu'il avait fait éditer à grands frais, s'occupant lui-même de tous les détails de la réalisation. Il avait mis toute son énergie et une obstination inhabituelle, peu conforme à son caractère, à solliciter les écrivains les plus illustres et les personnalités les plus représentatives de l'époque pour obtenir de cha- cun un texte manuscrit traitant de son sport ou jeu sportif de prédilec- tion. Tristan Bernard, ancien directeur de vélodrome, choisit le cyclisme sur piste. Henry de Montherlant écrivit tout naturellement sur la tauromachie; Virginie Heriot, championne olympique 1928, sur le yachting et la duchesse d'Uzès sur la chasse à courre. Deux romanciers s'attribuèrent, Charles-Henry Hirsch, l'escrime; André Lichtenberger, le tennis et l'auteur dramatique Pierre Wolff, la boxe. Si bien que les chroniqueurs qui faisaient autorité en ces matières durent se rabattre, Jean-Joseph Renaud sur le jiu-jitsu; Lucien Dubech sur la pêche spor- tive et Henri Decoin sur le water-polo. De même, ce ne fut pas Marcel Berger, auteur d'une Histoire de quinze hommes, qui eut le rugby en Partage, mais René Maran, prix Goncourt 1925 pour son roman exo- tique Batouala. En revanche, nul ne contesta le football au très compétent écrivain lyonnais Joseph Jolinon. Jean Prévost, auteur ath- létique de Plaisir des sports, exaltait les vertus du lancer du poids, tan- dis que Marcel Prévost, délicat analyste de l'âme féminine, s'attardait au charme des champêtres randonnées à bicyclette. Le poète Tristan Derème ornait de sa fantaisie un texte sur la marche. Et Edmond .araucourt, partir, c'est mourir un peu, mettait son inspiration au ser- vice des harmonieuses figures de patinage. J'avais secondé Maurice dans cette quête aux grosses signatures comme autrefois dans la vente clandestine des bottines paternelles et nous avions eu encore les adhé- sions de René Schœller, austère directeur des messageries Hachette, Te canot automobile; Jean Fayard auteur-éditeur, le ping-pong; J.-H. Rosny aîné, les poids et haltères; Herman Grégoire, la grande chasse; A. T'sertevens, romancier flamand, pour le jeu de boules qu'il g avait pas limité à la seule pétanque. La présentation était de Jules Rimet, président du Comité national des sports. En ouverture, Henri Desgrange avait développé sa philosophie sur les sports dans leur généralité. J'eus la fierté de clôturer le festival en osant traiter le sujet, o combien délicat! : le Spectacle sportif. Au total, quarante-cinq textes manuscrits autographes superbement illustrés par Millivoï Uzelac. Ce luxueux ouvrage, tiré à 750 exemplaires sur papier japon impérial, ne Pesait pas moins de six kilos ! Il préfigurait la bible monumentale de ami Forest, bibliophile qui fut dans sa jeunesse coureur amateur au grand VCL. Les Joies du sport, c'est une œuvre d'art unique, digne d'éveiller aujourd'hui les convoitises de collectionneurs «éclairés». Ce fut d abord, à son avènement, un lourd fiasco financier. Elle est pour moi le symbole de l'action créatrice de mon aîné : un investissement de la Plus haute qualité artistique... non rentable à l'époque de la réalisation, mais susceptible de prendre une valeur marchande avec le temps. Vous connaissez l'histoire du château de Versailles? Mais le goût du faste et ses libéralités pour nouer des relations avec les plus brillants fleurons de la haute société entraînaient Maurice dans une politique... périlleuse Pour les caisses du journal. Protecteur des arts et des modes, il veut être aussi celui des sports. Henri Cochet, l'un de nos glorieux mousquetaires pY tennis, a ouvert à son nom un magasin d'articles de sports, rue de la Pépinière, près de la gare Saint-Lazare. Mais notre champion est beau- coup moins doué pour le tiroir-caisse que pour la raquette, ses affaires sont mauvaises... Maurice vole à son secours, il investit dans le maga- sin d'importants capitaux venant du journal et qui seront engloutis à tout jamais. Maurice avait remodelé entièrement les installations intérieures de l1nmeuble du 10, Faubourg-Montmartre, rachetant une aile supplé- mentaire pour s'octroyer à lui-même, au premier étage, un bureau-salon d'une dimension et d'un faste indiquant clairement qui régnait sur l'affaire. Ce bureau était flanqué d'une pièce de secrétariat et d'une salle de bains-cabinet de toilette avec installations appropriées pour que coiffeur et manucure puissent venir opérer à domicile. Je me suis installé moi-même, par droit de succession et pour bien marquer mon autorité, dans cette immense pièce formellement directoriale, depuis 1940, pour n'en plus sortir, quarante-sept ans plus tard, que lorsque l'Équipe fut transféré, en septembre 1987, dans un immeuble ultramoderne d'Issy-les-Moulineaux. Je lui avais retiré une partie de sa solennité en l'intégrant davantage aux activités du journal. Je la fis salle de conférences, salle de projection, salle de réception. C'est le lieu où j'ai passé la majeure partie de mon existence. J'y fus heureux parce que je crois y avoir bien travaillé. Et je ressens aussi un vrai bonheur et une certaine fierté d'avoir réussi à sauver tous les élé- ments matériels de ce bureau, condamné à la disparition. Après les nombreuses et très pieuses démarches conduites conjointement avec M. Félix Lévy, l'architecte-décorateur, tant attaché à l'œuvre qu'il avait conçue, nous avons obtenu de la Ville de Paris, par son service des Beaux-Arts, que l'ensemble complet, revêtement et mobilier, purs produits de l'Art déco, soit réinstallé dans l'une des plus belles pièces de l'Hôtel de Ville : le bureau de l'adjoint au maire, M. Jean Tiberi, lequel m'en a exprimé toute sa satisfaction. Desgrange était resté au deuxième étage, occupant juste au-dessus (quel symbole!) une pièce aux proportions à peine moindres. Fidèle à son culte napoléonien, il l'avait meublée en style Empire, moins luxueux. Tandis que le jeunot que j'étais encore s'était vu transféré dans le bureau occupé jusque-là par Henri Desgrange, correspondant directement avec la rédaction. J'avais eu droit à une grande et élégante table de travail en laque noire, dans un ensemble décoré par Millivoï Uzelac. Toutes ces réformes eurent l'utilité de dégager, au troisième étage, la place pour procéder à une installation plus moderne de l'atelier de composi- tion. Maurice avait choisi, pour sa vie privée, un bel hôtel particulier à Neuilly, le bouleversant de fond en comble avec l'aide de ses proches amis, Jo Haour, notre architecte attitré, et Millivoï Uzelac qui joignait à ses dons de peintre ceux de décorateur. Cela donnait un ensemble origi- nal et raffiné. La table de la salle à manger, immense, était entièrement en verre et des éclairages de couleur intégrés alternaient à la commande au pied du maître de maison. Maurice avait complété par un court de squash-racket, sport à peine naissant, très en vogue aujourd'hui, prati- qué à l'époque seulement par quelques « happy few ». Nous ne connais- sions que deux autres particuliers de nos amis possédant également un court de squash, Jean Rosenthal, le diamantaire bien connu, toujours solide, toujours ami fidèle et chaleureux, et Michel Détroyat, as mon- dial de l'acrobatie aérienne, qui aimait si fort son pays, mais se compro-