Entre mémoire et pouvoir Islamic History and Civilization

Studies and Texts

Editorial Board Sebastian Günther Wadad Kadi

VOLUME 81 Entre mémoire et pouvoir

L’espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809)

Par Antoine Borrut

LEIDEN • BOSTON 2011 On the cover: Statue du “calife” sur un piédestal aux lions, Ḥ irbat al-Mafjar © “Khirbat al-Mafjar”, Encyclopaedia of Islam [s.v.].

This book is printed on acid-free paper.

Library of Congress Cataloging-in-Publication Data

Borrut, Antoine. Entre memoire et pouvoir : l’espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809) / par Antoine Borrut. p. cm. — (Islamic history and civilization ; 81) Includes bibliographical references and index. ISBN 978-90-04-18561-6 (hardback : alk. paper) 1. Syria—Historiography. 2. Umayyad dynasty—Historiography. 3. Abbasids—Historiography. I. Title. II. Series.

DS94.95.B67 2010 956.91’02—dc22 2010036404

ISSN 0929-2403 ISBN 978 90 04 18561 6

Copyright 2011 by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands. Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Hotei Publishing, IDC Publishers, Martinus Nijhoff Publishers and VSP.

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, translated, stored in a retrieval system, or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without prior written permission from the publisher.

Authorization to photocopy items for internal or personal use is granted by Koninklijke Brill NV provided that the appropriate fees are paid directly to The Copyright Clearance Center, 222 Rosewood Drive, Suite 910, Danvers, MA 01923, USA. Fees are subject to change. À Juliette

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements ...... xiii Tableaux, schémas et figures ...... xvii Liste des abréviations ...... xxiii

Introduction ...... 1

Chapitre I Temps d’écritures et de réécritures : l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien ...... 11 A. Les sources narratives islamiques et la question de leur transmission ...... 11 1. Mise par écrit et modes de transmission ...... 14 2. Sources perdues et reconstruction historique ...... 18 3. Aspects formels : isnād et ḫabar ...... 21 B. L’écriture de l’histoire dans l’espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides ...... 26 1. Aux origines de l’historiographie islamique ...... 27 2. Une historiographie « syrienne » à l’époque omeyyade ? 33 − La « théorie des écoles » et la place du Šām ...... 33 − La plume et l’épée : les califes et l’écriture de l’histoire ...... 37 3. Des sources oubliées ? ...... 53

Chapitre II Temps d’écritures et de réécritures : filtres historiographiques et vulgates historiographiques ...... 61 A. À la recherche des projets historiographiques omeyyades 62 1. « Lien commun », « isnād-s collectifs » ou filtres historiographiques omeyyades ? ...... 62 2. Écritures et réécritures marwanides ...... 67 − Phase 1 : L’affirmation du pouvoir marwanide (v. 72-96/692-715) ...... 67 − Phase 2 : Tentatives de réformes et de contre- réformes (v. 96-105/715-724) ...... 71 − Phase 3 : Hišām et al-Zuhrī (v. 105-125/724-743) ... 73 − Phase 4 : La troisième fitna et la chute du califat omeyyade (v. 125-132/743-750) ...... 76 viii table des matières

B. Vers une vulgate historiographique : l’histoire de la Syrie réécrite depuis l’Iraq abbasside ...... 79 1. Les strates de réécriture de l’histoire sous les premiers Abbassides ...... 80 − Phase 5 : Affirmer la légitimité abbasside (v. 132-193/750-809) ...... 80 − Phase 6 : De la guerre civile à la fondation de Sāmarrāʾ (v. 193-232/809-847) ...... 86 − Phase 7 : Résistance et anarchie (v. 232-279/ 847-892) ...... 93 − Phase 8 : L’après Sāmarrāʾ (279/892 – iv/xe siècle) 97 2. Al-Ṭabarī : la fin de l’histoire ? ...... 103

Chapitre III Temps d’écritures et de réécritures : des sources en marge de la vulgate historiographique ? ...... 109 A. Des sources islamiques en marge de la vulgate ? ...... 110 1. Des sources du iie/viiie siècle ? ...... 110 − Les sources de la pratique califale et administrative 110 − Programmes artistiques et architecturaux ...... 114 − La poésie omeyyade : questions et enjeux ...... 115 2. L’espace avant la chronologie ...... 119 − Les dictionnaires biographiques syriens : des libri memoriales au service des Omeyyades et du Šām ? 120 − Les géographes ...... 124 3. Autres regards ...... 126 − Historiens tardifs et andalous ...... 126 − Apocalypses musulmanes et hérésiographie ...... 132 B. Les sources non musulmanes : sources « externes » ou sources « orientales » ? ...... 137 1. La transmission interculturelle ...... 140 2. Théophile d’Édesse, la chronologie de Qartamīn et la source syriaque commune ...... 143 3. Les autres sources chrétiennes ...... 152 4. Les apocalypses ...... 162

Chapitre IV L’espace syrien du iie/viiie siècle entre souvenir et oubli ...... 167 A. La memoria comme objet de recherche ...... 168 1. Islam et mémoire ...... 168 2. La memoria hors du champ des études islamiques : bilan historiographique ...... 173 table des matières ix

B. La memoria omeyyade ...... 179 1. « Lieux de mémoire » omeyyades ...... 180 2. Les premiers Abbassides face à la mémoire omeyyade 184 − Le massacre des Omeyyades : l’oubli impossible ..... 184 − Al-Mansūṛ et les califes de Damas : le souvenir nécessaire ...... 195 − De l’adversité à l’altérité ...... 198 3. Mémoire omeyyade et culture omeyyade ...... 200 C. Les espaces de mémoire ...... 204 1. Les prismes déformants de l’historiographie post- Sāmarrāʾ ...... 205 2. Memoria syro-omeyyade vs. memoria iraqo-abbasside : une opposition construite ? ...... 207 − L’Euphrate en miroir ? ...... 208 − Les Abbassides syriens : al-Ḥ umayma et les stratégies de l’oubli ...... 210 3. L’espace syrien dans l’idéologie omeyyade : l’appropriation du précédent salomonien ...... 217 − Les attributs de Salomon : bâtisseur, sage et juste ... 218 − L’idéologie omeyyade et la légitimité salomonienne 221 − Salomon et le pacte syrien ...... 224

Chapitre V La fabrique des héros omeyyades : Maslama b. ʿAbd al-Malik, le héros combattant ...... 229 A. Le siège de Constantinople entre échec militaire et succès narratif ...... 231 1. Tradition épique et héritage monumental ...... 232 2. L’expédition contre Constantinople dans les chronographies islamiques ...... 236 3. Les sources chrétiennes et la machine à héroïser ...... 247 B. Du héros de la frontière byzantine au héros islamique ? 260 1. La compétition pour l’héroïsation ...... 260 2. Maslama et la clôture du monde : un nouvel Alexandre ? ...... 265 C. Eschatologie et fabrique des héros ...... 271

Chapitre VI La fabrique des héros omeyyades : ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, le calife « saint » ...... 283 A. ʿUmar II dans la tradition islamique ...... 285 1. Le calife pieux et vertueux : le cinquième calife orthodoxe ...... 285 x table des matières

2. Un nouveau ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ ...... 288 3. Mahdī et Mujaddid : le calife de l’an 100 de l’hégire .... 291 B. ʿUmar II dans les sources chrétiennes ...... 298 1. Apocalyptique musulmane et tradition chrétienne ...... 298 2. L’image du calife ...... 301 3. Chronologie de l’apparition de ces topoi dans l’espace syrien : propositions et hypothèses ...... 305 C. Étapes et conditions de l’élaboration du modèle du calife pieux ...... 306 1. Sunna et Sīra : le calife des traditionnistes ...... 307 2. Le calife du droit : ʿUmar II et Mālik b. Anas ...... 309 3. Circulation des éléments relatifs à ʿUmar II : propositions et hypothèses ...... 315

Chapitre VII Penser la Révolution abbasside dans l’espace syrien ...... 321 A. La Révolution abbasside : vulgates médiévales et modernes ...... 324 1. Le canon révolutionnaire ...... 324 2. Un siècle d’interprétations de la « Révolution abbasside » ...... 326 3. La « Révolution abbasside » et la recherche moderne : questions et débats ...... 330 − L’identité des acteurs du soulèvement ...... 330 − Révolution ou évolution ? ...... 333 B. Les mémoires syriennes de la Révolution abbasside ...... 338 1. L’atelier de l’histoire abbasside ...... 340 2. L’histoire continue ? ...... 344 3. Ibrāhīm al-Imām ...... 351 C. ʿAbd Allāh b. ʿAlī et la tentation d’un califat abbasside syrien ? ...... 354 1. Les stratégies de l’isolation ...... 354 − Les prétentions de ʿAbd Allāh b. ʿAlī ...... 354 − La fabrique d’un rebelle syrien ...... 362 − Le sens de la révolte ...... 365 2. La confiscation de et par la messianité ...... 368 − Du sanguinaire au généreux ? ...... 369 − Révolution et messianité ...... 371 table des matières xi

Chapitre VIII L’exercice du pouvoir dans l’espace syrien du iie/viiie siècle : une histoire du sens ...... 383 A. Patrimonialisme et fabrique d’un paysage califal ...... 385 1. La construction d’un paysage califal islamique ...... 386 2. Patrimonialisme et régionalisation des pouvoirs ...... 391 B. L’exercice mobile du pouvoir ...... 396 1. L’exigence de la mobilité ...... 397 2. Les « châteaux omeyyades » comme expression de l’exercice mobile du pouvoir ...... 412 − Interprétations et problèmes ...... 412 − Balqāʾ et Palmyrène : éléments de topographie historique ...... 423 3. La mobilité confisquée ...... 435 C. Recompositions abbassides ...... 443 1. Les Banū Ṣāliḥ et le patrimonialisme abbasside syrien 446 2. La compétition pour la mobilité et ses conséquences .... 450 3. Entre Damas et Bagdad : les espaces du pouvoir califal 456

Conclusion ...... 467

Sources ...... 475 Bibliographie ...... 481 Index ...... 527

REMERCIEMENTS

Au cours de ces longues années de recherche qui m’ont conduit à sil- lonner trois continents, j’ai contracté plus de dettes que je ne saurais le dire. Le rôle de Christophe Picard a été prépondérant, puisque c’est lui qui a dirigé mes premiers pas dans la recherche jusqu’à ma thèse, soutenue en février 2007, dont cet ouvrage est l’ultime aboutissement. Il a continuellement su se montrer disponible pour me conseiller dans l’élaboration de cette étude et son soutien a été sans faille. Au fil des ans, il est devenu bien plus qu’un directeur de recherche. Les autres membres de mon jury de thèse m’ont aussi fait bénéficier de leurs remarques et suggestions, que je me suis efforcé de mettre à profit lors de la révision du manuscrit. Que Christian Décobert, Fred M. Don- ner, Anne-Marie Eddé, Gabriel Martinez-Gros et Françoise Micheau trouvent donc ici l’expression de ma reconnaissance. Je tiens par ailleurs à remercier tout particulièrement André Binggeli, Paul M. Cobb, Denis Genequand et Frédérique Woerther qui ont bien voulu relire les différents chapitres qui composent ce volume. Leurs conseils ont été des plus précieux et ils m’ont évité maintes erreurs. Il va sans dire que je suis seul responsable de celles qui demeurent. Mes remerciements vont aussi à Wadād al-Qāḍī et Sebastian Günther qui ont bien voulu accueillir cet ouvrage dans la collection qu’ils diri- gent. Sa publication doit beaucoup à l’équipe éditoriale de chez Brill, en particulier Kathy van Vliet et Marjolein Schaake. La réalisation de l’index aurait été impossible sans le savoir-faire d’Anna Olivier de la société Index à la page. Ce travail s’est très largement nourri de riches discussions avec tant d’amis et de collègues, que ma seule certitude au moment d’écrire ces lignes est que je vais immanquablement en oublier certains : Paul M. Cobb, Denis Genequand, André Binggeli, Muriel Debié, Denise Aigle, Fred M. Donner, Christian Décobert, Gabriel Martinez-Gros, Sophie Makariou, Donald Whitcomb, Wadād al-Qādī,̣ Alastair Northedge, Christian Robin, Jean Durliat, Alain Ducellier, Louis Pouzet, Alfred- Louis de Prémare, Dominique Valérian, Marie-Laure Derat, Thierry Bianquis, Sylvie Denoix, Hugh Kennedy, Chase F. Robinson, Robert G. Hoyland, Arietta Papaconstantinou, Jens Scheiner, Cyrille Jalabert, Petra Sijpesteijn, Élise Voguet, Wissem Gueddich, Sobhi Bouderbala, xiv remerciements

Anne Troadec, Emma Gannagé, Marie-Odile Rousset, Yves Gonzalez- Quijano, Peter Wien, Madeline Zilfi, Kenneth Holum, Vanessa Guéno, Nicolas et Magalie Peaudeau, Yvonne Alfonso-Castel, Delphine Roques, Fabienne Landou, Vanina Carcenac et Mathilde Basselier.

Plusieurs institutions m’ont offert des conditions idéales pour mener à bien cette recherche, à commencer par l’Université de Toulouse-Le Mirail où j’ai fait mes premières armes. J’ai ensuite eu le privilège de passer quatre années en Syrie, en tant que boursier de l’Institut Fran- çais du Proche-Orient. Durant mes années à Damas, j’ai eu la chance de profiter des richesses de la bibliothèque et du contact permanent avec les autres chercheurs à commencer par Cyrille Jalabert qui m’a accueilli lors de mon tout premier séjour syrien et a guidé mes pas dans Damas et à l’Institut. Issam Chehadat a été l’un de mes autres guides syriens, auquel il faudrait associer la plupart des chercheurs de l’IFPO. J’ai aussi une pensée particulière pour Maher Chérif, Sylvia Chiffoleau et Fanny Lafourcade, avec qui j’ai partagé un bureau exigu qui respi- rait toujours la bonne humeur. Denise Aigle a également traversé avec moi une grande partie de cette aventure damascène et m’a éclairé de son profond savoir, tout comme Christian Décobert, alors directeur de l’IFPO, qui m’a en outre témoigné d’un soutien constant. Ces années proche-orientales ont aussi conduit mes pas vers le Liban, où j’ai ensei- gné pendant plusieurs années à l’Université Saint-Joseph, profitant notamment de la complicité d’Anne Troadec, d’Emma Gannagé et de Lévon Nordiguian. Au terme de ce séjour syrien, c’est à Paris que j’ai achevé ma thèse, alors que j’étais Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’université de Paris 8. J’ai ensuite entamé la révision du manuscrit en vue de sa publication lors de mon post-doctorat à la section arabe de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (CNRS), et terminé ce travail après avoir traversé l’Atlantique, pour rejoindre l’Université du Maryland. J’ai également eu la chance de pouvoir travailler à plusieurs reprises à l’université de Chicago et dans ses bibliothèques incomparables. Le mérite en revient à Fred M. Donner, Donald Whitcomb et Wadad al-Qādī,̣ qui ont rendu ces séjours possibles et m’ont toujours témoi- gné d’un accueil chaleureux. Le programme « Héritages omeyyades/ Umayyad Legacies » que j’ai animé avec Paul M. Cobb entre 2004 et 2006, et dont les actes viennent juste d’être publiés, a donné lieu à des échanges particulièrement féconds, au cours des deux tables rondes organisées à Damas et à l’université de Notre Dame (Indiana), puis lors du colloque final. Ma gratitude va donc à l’ensemble des partici- remerciements xv pants de ces rencontres. Denis Genequand, Marie-Odile Rousset, Ian B. Straughn, D. Whitcomb et Alastair Northedge m’ont fait partager leur connaissance des sites archéologiques du Proche-Orient, au cours de multiples escapades, au Liban, en Syrie et en Jordanie. Naoum Abi Rached et le père Simon Légasse ont eu la patience de m’initier à l’arabe et au syriaque. Lors d’un retour quelque peu précipité en France il y a quelques années, mon père, Georges, ainsi que Florence et Armand m’ont accueilli à bras ouvert et m’ont procuré les conditions idéales pour mener à bien la rédaction de ma thèse. Merci aussi à ma mère, Sabine, à mon frère, Clément, ainsi qu’à mes grands-parents, qui m’ont tou- jours encouragé à persévérer dans cette voie qui prenait les chemins de l’Orient. Et à Juliette, qui a eu la patience de partager son mari avec d’obscurs omeyyades et abbassides sillonnant l’espace syrien.

TABLEAUX, SCHÉMAS ET FIGURES

Tableaux

Tableau 1 : La memoria omeyyade sous les premiers Abbassides ...... 180 Tableau 2 : Principales informations relatives à Maslama dans les sources chrétiennes ...... 250 Tableau 3 : Principales informations relatives à ʿUmar II dans les sources chrétiennes ...... 299 Tableau 4 : Thèmes associés àʿ Umar II dans le Muwatṭ ạ ʾ ...... 312 Tableau 5 : Principales informations relatives à la « Révolution abbasside » dans les sources chrétiennes ...... 339 Tableau 6 : Principales informations relatives aux activités de Hišām dans les sources chrétiennes ...... 432

Schémas

Schéma 1 : Circuits de Théophile d’Édesse et de la chronologie de Qartamīn ...... 145 Schéma 2 : Transmission des éléments relatifs à Maslama ...... 249 Schéma 3 : Transmission des éléments relatifs au calife ʿUmar II ...... 300

Figures

Figure 1 : Carte des principaux sites omeyyades en Palmyrène et dans la Balqāʾ ...... xix Figure 2 : Généalogie des Omeyyades ...... xx Figure 3 : Généalogie des Abbassides ...... xxi Figure 4 : Généalogie simplifiée des Hashimites ...... xxii Figure 5 : Ḫirbat al-Mafjar : statue du calife sur un piédestal aux lions ...... 225 Figure 6 : Localisation d’al-Sinnabrạ / Ḫirbat al-Karak ...... 406 Figure 7 : Al-Sinnabrạ / Ḫirbat al-Karak : plan du site ...... 407 Figure 8 : Inscription de ʿAbd al-Malik (ʿAqaba Afīq/Fīq) ...... 408 xviii tableaux, schémas et figures

Figure 9 : Nouvelle route de ʿAbd al-Malik dans le ...... 410 Figure 10 : Les Banū Umayya ...... 435 Figure 11 : Plan de Raqqa/al-Rāfiqa ...... 457 Figure 1 : Carte des principaux sites omeyyades en Palmyrène et dans la Balqāʾ. © Denis Genequand, Les élites omeyyades, fig. 183. Ismāʿīl

Mud.ar Kināna Qurayš

Qusayy. ʿAbd Manāf

ʿAbd Šams Hāšim

Umayya Muhamma. d

Harb. Abū al-ʿĀs. Abū Sufyān al-Hakam. 1. Muʿāwiya I (661-80) 4. Marwān I (684-5) 2. Yazīd I (680-83) 3. Muʿāwiya II (683)

5. ʿAbd al-Malik (685-705) ʿAbd al-ʿAzīz Muhammad.

8. ʿUmar II (717-20) 14. Marwān II (744-50)

6. Walīd I (705-15) 7. Sulaymān (715-17) 9. Yazīd II (720-24) 10. Hišām (724-43)

12. Yazīd III (744) 13. Ibrāhīm (744) 11. Walīd II (743-4) Omeyyades d’Espagne Figure 2 : Généalogie des Omeyyades al-ʿAbbās b. ʿAbd al-Muttalib.. ʿAbd Allāh ʿAlī

Muhamma. d ʿAbd Allāh ʿIsā Sulaymān

Ibrāhīm 1. Abū al-ʿAbbās (750-754) 2. al-Mans.ūr (754-775) 3. al-Mahdī (775-785)

4. al-Hādī (785-786) 5. al-Rašīd (786-809) al-Mansūr. Ibrāhīm

6. al-Amīn (809-813) 7. al-Maʾmūn (813-833) 8. al-Muʿtasim. (833-842)

Muhamma. d 9. al-Wātiq (842-847) 10. al-Mutawakkil (847-861)

12. al-Mustaʿīn (862-866) 14. al-Muhtadī (869-870) 11. al-Muntasir. 13. al-Muʿtazz 15. al-Muʿtamid al-Muwaffaq (861-862) (866-869) (870-892) 16. al-Muʿtad.id Ibn al-Muʿtazz (892-902)

17. al-Muktafī (902-908) 18. al-Muqtadir (908-932) 19. al-Qāhir (932-934)

ʿ 22. al-Mustakfī (944-946) 20. al-Rād.ī (934-940) 21. al-Muttaqī (940-944) 23. al-Mutī. (946-974) 25. al-Qādir (991-1031) 24. al-Tā. ʾiʿ (974-991) Figure 3 : Généalogie des Abbassides Hāšim

ʿAbd al-Muttalib..

ʿAbd Allāh Abū Talīb. al-ʿAbbās

Muhammad. ʿAlī ʿAbd Allāh

ʿ ʿ Fātima. Alī b. Abd Allāh

ʿ Muhamma. d b. ʿAlī ʿĪsā b. ʿAlī ʿAbd Allāh b. ʿAlī Sālih.. b. Alī

ʿ al-Mansūr Mūsā b. Muhamma. d Ibrāhīm al-Imām Abū al- Abbās . Banū Sālih. c. 132-136/750-754 c. 136-158/754-775 .

ʿĪsā b. Mūsā

Figure 4 : Généalogie simplifiée des Hashimites LISTE DES ABRÉVIATIONS

AAAS Annales archéologiques arabes syriennes ADAJ Annual of the Department of Antiquities of Jordan BASOR Bulletin of the American Schools of Oriental Research BEO Bulletin d’études orientales BSOAS Bulletin of the School of Oriental and African Studies CSCO Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium DM Damaszener Mitteilungen IJMES International Journal of Middle East Studies IOS Oriental Studies IQ Islamic Quarterly JA Journal Asiatique JAL Journal of Literature JAOS Journal of the American Oriental Society JESHO Journal of Economic and Social History of the Orient JRAS Journal of the Royal Asiatic Society JSAI Studies in Arabic and Islam JSS Journal of Semitic Studies MUSJ Mélanges de l’Université Saint-Joseph OPSAS Occasional Papers of the School of Abbasid Studies PO Patrologia Orientalis REI Revue des études islamiques RSO Rivista degli Studi Orientali SHAJ Studies in the History and Archaeology of Jordan SI Studia Islamica ZDMG Zeitschrift der deutschen morgenländische Gesellschaft

INTRODUCTION

The Syria to which Heraclius bade his moving farewell seems to have vanished, not just from Byzantine rule, but from the face of the earth1. Écrire l’histoire des premiers siècles de l’islam ne va pas de soi : absence presque totale de sources narratives islamiques contempo- raines, nombre limité d’actes de la pratique, données archéologiques, épigraphiques et numismatiques encore fragmentaires, sources dites « externes », en particulier chrétiennes, jugées insuffisantes et encore trop rarement prises en considération. Tel est le constat drastique qui résume bien souvent la question des sources dans les chapitres intro- ductifs des ouvrages traitant des débuts de l’islam. C’est sans doute en partie pour cela qu’il faut, aujourd’hui encore, prouver qu’une histoire des premiers siècles de l’islam est possible2. Le cas de l’espace syrien3 du iie/viiie siècle, qui fait l’objet de cette étude, est particulièrement problématique : ainsi que l’évoque la cita- tion en préambule, la Syrie des débuts de l’islam est largement tom- bée dans l’oubli. Cela tient notamment au fait que l’histoire du Šām omeyyade fut produite dans l’Iraq abbasside, par des historiens écri- vant sous la dynastie qui avait renversé les anciens maîtres de Damas. Mais le constat de P. Crone est peut-être encore plus frappant dès lors que s’ouvre l’ère abbasside. Avec la translation du califat vers Bagdad, la Syrie semble en effet purement et simplement disparaître. L’atten- tion des chroniqueurs se tourne alors brusquement vers l’Orient, à compter de 132/750. La démarche adoptée dans les pages qui suivent découle du défi méthodologique imposé par cette situation si particulière. Pour emprunter la jolie formule de Ch. F. Robinson, elle consiste large- ment à « marier l’histoire et l’historiographie »4. Dans ces conditions,

1 P. Crone, Slaves, p. 11. Pour ne pas alourdir inutilement les notes de bas de page, les renvois bibliographiques se limitent aux premiers mots du titre de l’article ou de l’ouvrage concerné. Pour les références complètes, on se reportera à la bibliographie en fin de volume. 2 Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. viii. 3 Le Bilād al-Šām des auteurs arabes. Voir figure 1. 4 Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. viii. 2 introduction une présentation sommaire des sources mises à contribution dans le cadre de cette étude ne saurait suffire. Elles se doivent au contraire de constituer le cœur même de notre travail, et les mécanismes à l’œu- vre dans les historiographies du Proche-Orient retiendront toute notre attention, notamment dans les trois premiers chapitres de cet ouvrage, dont ils constituent en quelque sorte le socle méthodologique. Dans leur état actuel de préservation5, les chronographies6 islamiques pré- sentent un double inconvénient pour aborder l’histoire du Šām du iie/ viiie siècle : outre le fait qu’il s’agit essentiellement d’une production extérieure à la province, iraqienne en l’occurrence, la plupart d’entre elles ne furent composées qu’à compter de la fin du iiie/ixe siècle, et elles sont donc largement postérieures à la période envisagée. Le cor- pus de textes chrétiens pertinent pour notre enquête offre pour partie l’avantage d’un décalage chronologique moindre et peut, sous réserve d’une méthodologie appropriée, permettre un accès vers des informa- tions historiques anciennes, mises en circulation dans le courant du iie/viiie siècle. Ces rapides remarques, que nous aurons l’occasion de développer dans les chapitres à venir, invitent d’emblée à un constat important. Cette situation induit en effet un décalage spatio-temporel entre le sujet de cette recherche, la Syrie du iie/viiie siècle, et la majorité des sources disponibles pour le documenter, en particulier dans le cas des chronographies islamiques. Cette situation impliquera dès lors inévi- tablement certains détours : il est bien souvent indispensable d’aller enquêter du côté de Bagdad ou de Sāmarrāʾ pour mettre au jour les projets historiographiques qui sous-tendent la composition de tel ou

5 Insistons sur le fait que les traditions manuscrites des sources narratives pré- servées, et par voie de conséquence les éditions modernes de ces textes, posent de nombreux problèmes. Si cette question dépasse largement notre propos, on lira avec profit sur le sujet l’enquête minutieuse qu’A. C. S. Peacock vient de consacrer au cas particulièrement complexe de Balʿamī (m. entre 382/992 et 387/997), Medieval Islamic Historiograpy. 6 Pour ne pas alourdir inutilement l’écriture, nous utiliserons alternativement les termes de chronographies, chroniques et, le cas échéant, d’annales. Il faut cependant noter que la terminologie de « chronographie » est plus pertinente que le vocable tradi- tionnel de « chronique » (ainsi que le souligne Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 55 et s.), qui pose de nombreux problèmes de définition. C’est ce qu’a notamment confirmé le colloque « Lectures historiques des chroniques médiévales (mondes arabe, persan, syriaque et turc) », tenu à l’Institut Français du Proche-Orient, à Damas, en 2003. Pour une réflexion approfondie sur ce que recouvre le vocable de « chronique » dans l’Occident médiéval, voir notamment les contributions réunies par E. Kooper (éd.), The Medieval Chronicleet, du même auteur, The Medieval Chronicle II. introduction 3 tel texte. L’exemple le plus évident de cette situation est bien entendu al-Ṭabarī (m. 310/923), autour de qui se cristallisa l’historiographie islamique classique dans la Bagdad abbasside. Si al-Ṭabarī n’est pas l’objet de cette thèse, il n’en constitue pas moins l’un des acteurs incontournable. Cette démarche est essentielle car, comme l’a résumé G. Martinez-Gros : la littérature de Bagdad ne prétendait pas seulement dominer l’Islam, mais donner cohérence à tout le monde habité, retracer tous les itiné- raires, exhumer toutes les traditions des royaumes et en plier le sens vers le cœur de l’antique Mésopotamie et vers la figure de l’Imam sou- verain, qui noue en ses mains tous les fils de la Création. Dire que cette immense entreprise intellectuelle – qui va de la traduction des œuvres antiques à la reconstruction d’une Histoire Universelle et à l’élabora- tion de la géographie des Al-masālik wa-l-mamālik – est “liée” au califat est un euphémisme. Elle lui appartient ; elle n’a pas d’autre origine, ni d’autre fin7. L’histoire des débuts de l’islam ne devait évidemment pas échapper à ces processus engagés dans l’historiographie que nous désignons géné- ralement comme « classique ». C’est pourquoi tout travail consacré à cette histoire de l’islam premier doit s’accompagner d’une réflexion sur l’écriture de l’histoire. Ces questions ont suscité de vifs débats historio- graphiques, et certains chercheurs ont défendu l’idée selon laquelle les narrations islamiques ne seraient que des visions idéalisées d’un passé composé à des périodes tardives, dépourvues de tout noyau d’infor- mations historiques8. Ce processus de cristallisation historiographique aurait été si rapide qu’il en résulterait un « écrasement [. . .] définitif », une « absence totale de sédimentation entre les différentes étapes du travail de l’écriture ». Pourtant, comme l’a noté Ch. Décobert, « une sédimentation est repérable », notamment parce que toutes les sour- ces ne disent pas toutes « la même chose en même temps »9. Ce parti pris nous conduit à partir en quête d’une historiographie islamique ancienne, dont seuls quelques fragments nous sont parvenus. Dans une optique d’histoire de la mémoire et d’historiographie comparée,

7 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade, p. 20-21. 8 Il s’agit là de l’une des idées force du courant historiographique dit des « scepti- ques ». Pour une présentation détaillée de ces différentes approches des sources, voir F. M. Donner, Narratives, p. 5-31. F. M. Donner, ou avant lui Ch. Décobert (« L’an- cien et le nouveau » ; Le mendiant et le combattant, p. 30 et s.) ont réfuté les thèses des sceptiques. 9 Ch. Décobert, Le mendiant et le combattant, p. 34 et 40 (mes italiques). 4 introduction il s’agit d’écouter ces « murmures », pour mettre au jour des « passés alternatifs »10. L’analyse des filtres historiographiques successifs qui conduisent à la fixation d’une vulgate abbasside permet de préciser les différents moments de sédimentation mnésique, dans une démarche d’archéologie des textes. Il devient alors possible d’essayer de resti- tuer les significations successives que les auteurs voulurent donner à la période ou à un épisode précis. L’enjeu était de taille : la maîtrise du passé permettait de conjuguer le pouvoir au présent et au futur. Les gouvernants se devaient donc de « disposer d’un passé convaincant »11. Dans ces conditions, « la mémorisation [. . .] n’est pas seulement une activité d’organisation nouvelle du savoir mais un aspect de l’organi- sation d’un pouvoir nouveau »12. Les relations entre mémoire13 et pouvoir sont donc au cœur même de cet ouvrage. Nous allons revenir en détail sur ces notions plus loin, mais il importe de souligner dès à présent que « le passé n’existe pas à l’état naturel, il est une création de la culture », confié à « une élite savante de spécialistes de la mémoire culturelle »14. Ajoutons que « la domination est un puissant stimulant de la mémoire »15. Telle qu’elle est envisagée dans les pages qui suivent, la mémoire est donc une « forme de pratique sociale » et une « production culturelle »16. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre les recompositions succes- sives, volontiers orchestrées par un pouvoir, califal ou élitaire, ayant compris le « potentiel de la culture écrite »17. Il s’agissait là d’un objectif majeur : en maintes occasions, il convenait de tisser des liens nouveaux en direction du passé, pour donner du sens à des présents transformés, et offrir ainsi des gages d’avenir et de légitimité. C’est pourquoi, tant en raison de la documentation disponible que des strates successives

10 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 13 et 261. 11 B. Guenée, Histoire et culture historique, p. 345. 12 J. Le Goff,Histoire et mémoire, p. 122. 13 J. Assmann a explicité les raisons de l’actualité de cette thématique, La mémoire culturelle, notamment p. 9-11. Voir en outre la discussion récente de G. Cubitt, p. 1-22. 14 J. Assmann, La mémoire culturelle, p. 43 et 50. On trouvera en outre dans cet ouvrage une réflexion féconde sur le concept de « mémoire culturelle », que l’on peut compléter par une autre contribution du même J. Assmann, « What is Cultural Memory ? ». Sur les différentes approches de la notion de mémoire par les historiens, voir infra, chapitre IV. 15 J. Assmann, La mémoire culturelle, p. 64. 16 G. Cubitt, History and Memory, p. 128 et 203. 17 R. McKitterick, History and Memory, p. 22. introduction 5 d’écritures qui jalonnent la période, l’histoire de l’espace syrien du iie/ viiie siècle invite avant tout à une démarche d’histoire des sens18. Après avoir esquissé les grandes lignes méthodologiques qui sous- tendent notre enquête, il convient d’en préciser les contours, et tout d’abord le cadre spatial. Le découpage des provinces du califat nous est surtout connu par le truchement des auteurs de la période classique, en priorité les géographes étudiés par A. Miquel19. C’est cette vision du monde que l’on projette sur les premiers siècles de l’hégire, quand bien même l’espace islamique est alors en construction, comme nous le constaterons abondamment. L’image n’est donc pas figée. C’est au début de la période envisagée ici que la Jazīra s’impose graduellement comme une entité adminis- trative20, tandis que les contours des ʿAwāsiṃ et des T̠uġūr se dessi- nent à l’autre extrémité de ce huitième siècle syrien, sous l’impulsion de Hārūn al-Rašīd. Dans sa partie méridionale, le Šām possède des confins également incertains, tant dans le désert qui conduit en Ara- bie, sur les routes du pèlerinage, que du côté du Sinaï. Le découpage interne de la province, enfin, divisée enjund -s, fluctue lui aussi. En conséquence, le Bilād al-Šām des premiers siècles de l’islam est vérita- blement à comprendre comme « l’espace syrien », dans son acception la plus large. La vallée de l’Euphrate ne constitue pas alors la ligne de démarcation administrative des auteurs arabes, mais une zone straté- gique, dont les deux rives sont indissociables de cette histoire syrienne du iie/viiie siècle. Ce rapport à l’espace des principaux acteurs de la période est l’une des clefs de notre enquête, à une époque où le ralen- tissement puis l’arrêt des conquêtes impose de définir une relation au dār al-islām, aux immenses espaces hérités du grand mouvement d’expansion islamique et façonnés par les politiques des premières générations de musulmans. Maslama b. ʿAbd al-Malik, ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, Hišām b. ʿAbd al-Malik ou Hārūn al-Rašīd, pour ne citer que quelques-uns des protagonistes majeurs des chapitres à venir, s’inscri- vent profondément dans cette logique. Cet espace dont il sera si souvent question est celui du politique. On cherchera vainement dans les pages qui suivent une histoire urbaine

18 Ce concept a connu quelques-uns de ses développements les plus féconds sous la plume de l’égyptologue allemand J. Assmann. Voir en particulier Ägypten. Eine Sinngeschichte et Moïse l’égyptien. 19 A. Miquel, La géographie humaine. 20 Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. 33-62. 6 introduction ou rurale par exemple, qui aurait constitué un autre sujet. À vrai dire cette démarche est un préalable indispensable à toute velléité d’écrire ces autres histoires, puisque c’est le chemin qui est imposé par la nature des sources. Cet ancrage dans le sol syrien offre cependant un appui précieux aux sources narratives déjà évoquées, par le biais des données – il est vrai encore souvent fragmentaires – issues de l’ar- chéologie. Omeyyades et Abbassides nourrirent en effet d’ambitieux programmes architecturaux dans l’espace syrien, de la fondation de la mosquée de Damas aux « châteaux du désert » pour les premiers nom- més, aux projets de grande envergure développés par les seconds dans la région de Raqqa. Archéologie, numismatique et épigraphie seront ainsi convoquées dès que la situation s’y prêtera, et une confrontation plus systématique sera proposée dans le dernier chapitre. Les limites chronologiques de cette étude découlent du choix de ce cadre géographique. Notre enquête débute avec la fondation du Dôme du Rocher par ʿAbd al-Malik b. Marwān, en 72/692 à Jérusalem, et s’étire jusqu’à la mort de Hārūn al-Rašīd, en 193/80921. La première date correspond à la restauration de l’autorité marwanide, à la suite des troubles occasionnés par la deuxième fitna et les prétentions d’Ibn al-Zubayr ; c’est la véritable naissance de l’État islamique22, dans le contexte de l’affirmation d’une identité religieuse proprement musul- mane23. Tout est alors à redéfinir, d’une pratique du pouvoir à une idéologie politique, sources de légitimité. L’écriture de l’histoire avait là un rôle prépondérant à jouer, en même temps qu’il convenait de façonner l’espace pour y affirmer l’hégémonie omeyyade retrouvée. Les choix opérés alors sont révélateurs d’une certaine vision du monde, dont on fabrique les nouveaux héros, et d’une conception particulière de la souveraineté, que nous nous efforcerons de mettre en lumière. À l’autre extrémité de la période couverte par cette étude, la dis- parition d’al-Rašīd, le souverain popularisé par les Mille et une nuits, consacre l’abandon par les califes de Raqqa comme lieu de résidence, tandis qu’éclate la guerre civile entre ses fils, al-Amīn et al-Maʾmūn.

21 Pour une vue d’ensemble de la généalogie des dynasties omeyyades et abbassides, on se reportera aux figures 2 et 3. 22 C’est le point de vue récemment défendu par Ch. F. Robinson (‘Abd al-Malik, p. 6), rejoignant celui qui a été soutenu, dans une approche archéologique, par J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam ». Pour une opinion divergente, voir notamment C. Foss, « A Syrian Coinage ». 23 Voir surtout F. M. Donner, « From Believers to Muslims » et Muhammad and the Believers. introduction 7

Les forces de dissociation à l’œuvre dans l’empire abbasside trouvent là un premier exutoire. Le retour du califat à Bagdad, puis sa migration vers Sāmarrāʾ, démontrent que les enjeux seront désormais essentielle- ment iraqiens. L’Euphrate aura cessé d’aimanter le califat. L’épisode célèbre de la Révolution abbasside (132/750), se situe donc très exactement au milieu de la période envisagée. Cet événe- ment retentissant est traditionnellement présenté comme une césure classique de l’histoire islamique, sanctionnant en particulier le déclin du Šām alors que la « capitale » migre vers l’Iraq et Bagdad, fondée dès 145/762 par al-Mansūṛ 24. La démarche privilégiée dans le cadre de cette recherche vise à s’extraire de ce découpage dynastique réducteur pour mieux appréhender, au-delà des soubresauts politiques, les dyna- miques spatiales qui président à l’histoire de la province au cours de ce long huitième siècle syrien25, et pour comprendre aussi comment cette rupture fut fabriquée en raison des besoins nouveaux qui virent le jour à la suite du coup d’État qui avait renversé les Omeyyades. Toutefois, ainsi que nous l’avons signalé, les sources nous imposeront quelquefois de raisonner à une autre échelle, d’al-Zuhrī (m. 124/742) à al-Ṭabarī si l’on veut, ou de Médine à Sāmarrāʾ, dans le cadre d’autres temporalités et d’autres espaces, ceux de l’historiographie islamique. Étudier le Šām du iie/viiie siècle c’est donc aussi entreprendre un voyage au travers de la quasi-totalité de l’historiographie musulmane naissante. L’historiographie moderne propre à chaque question particulière sera traitée en détail dans les chapitres idoines. Là encore, un simple survol introductif ne saurait rendre justice à une production dense et riche de débats. On se bornera donc ici à quelques remarques d’ordre général. Alors qu’il est volontiers présenté comme l’apogée de l’histoire syrienne, le « siècle omeyyade » souffre paradoxalement d’un véritable déficit d’études26. Depuis les travaux pionniers de J. Wellhausen ou H. Lammens27, pour ne citer que deux des figures les plus marquantes de

24 Pour une synthèse récente sur la ville d’al-Mansūr,̣ voir Fr. Micheau, « Bag- dad ». 25 En écho à l’ouvrage de I. L. Hansen et Ch. Wickham (éd.), The Long Eighth Century. 26 C’est le constat auquel aboutissait déjà J. Sauvaget en 1943 ! Il remarquait ainsi que « cette période d’un intérêt capital reste extrêmement mal connue », Introduction à l’histoire, p. 118. En 1972, C. E. Bosworth notait que la situation avait peu évoluée depuis les observations de J. Sauvaget, « Rajāʾ », p. 36. 27 J. Wellhausen, Das arabische Reich ; H. Lammens, Études. Pour une liste détaillée des travaux de ces différents chercheurs, on se reportera à la bibliographie. 8 introduction la discipline, et en dépit d’études importantes à l’image de celles de P. Crone et M. Hinds, de G. R. Hawting, ou plus récemment de Ch. F. Robinson ou de R. S. Humphreys28, la première dynastie de l’islam a nettement moins retenu l’attention des chercheurs que les périodes antérieures et postérieures. Le temps des « fondations de l’islam » et des grandes conquêtes d’un côté, celui du califat abbasside de l’autre, ont en effet suscité une bibliographie beaucoup plus abondante. Les trois dernières décennies ont ainsi vu fleurir quantité d’études consacrées à la période formative et à l’expansion de l’islam : il suffit d’évoquer les nom de J. Wansbrough, P. Crone et M. Cook, F. M. Donner, Ch. Décobert, W. E. Kaegi, J. Chabbi, G. R. Hawting ou encore A.-L. de Prémare pour s’en convaincre29. Pour se limiter aux travaux consacrés aux premiers Abbassides et touchant directement notre sujet, le même constat s’impose, avec les ouvrages de D. Sourdel, H. Kennedy, M. Bonner, T. El-Hibri, P. M. Cobb, M. Gordon et bien d’autres encore30. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que, dans le cadre syrien, la période omeyyade est largement devenue le terrain des archéolo- gues31, tandis que l’époque abbasside s’impose comme l’apanage des historiens. La Syrie a, quant à elle, fait l’objet de nombreux travaux, en par- ticulier dans le paysage historiographique français. Les noms de Cl. Cahen, J. Sauvaget, N. Élisséeff, M. Canard, Th. Bianquis, A.-M. Eddé, J.-M. Mouton ou C. Jalabert32 en témoignent. D. Sourdel avait en outre

28 La liste n’est bien entendu pas exhaustive. Voir P. Crone, Slaves ; P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph ; Ch. F. Robinson, Empire and Elites et ʿAbd al-Malik ; R. S. Humphreys, Mu‘āwiya. On doit à G. R. Hawting, The First Dynasty, la seule synthèse à ce jour consacrée aux Omeyyades. 29 J. Wansbrough, Quranic Studies et The Sectarian Milieu; P. Crone et M. Cook, Hagarism ; P. Crone, Meccan Trade ; F. M. Donner, The Early Islamic; Ch. Décobert, Le mendiant et le combattant ; W. E. Kaegi, Byzantium ; J. Chabbi, Le seigneur des tribus ; G. R. Hawting, The Idea of Idolatry; A.-L. de Prémare, Les fondations. 30 D. Sourdel, Le vizirat et L’État impérial ; H. Kennedy, The Early Abbasid Cali- phate ; M. Bonner, Aristocratic Violence ; T. El-Hibri, Reinterpreting ; P. M. Cobb, White Banners ; M. Gordon, The Breaking. 31 J. Sauvaget a été l’un des grands pionniers en la matière. Si une véritable synthèse sur l’archéologie omeyyade dans l’espace syrien fait encore défaut à ce jour, en dépit de nombreux travaux importants, on se reportera en dernier lieu à C. Foss, « Syria in Transition », A. Walmsley, Early Islamic Syria et à D. Genequand, Les élites omeyyades. Cette question est traitée en détail au chapitre VIII. 32 Cl. Cahen, La Syrie du Nord ; J. Sauvaget, Alep ; M. Canard, Histoire de la dynas- tie ; N. Élisséeff,Nūr al-Dīn ; Th. Bianquis,Damas et la Syrie et « Damas » ; A.-M. Eddé, La principauté ayyoubide et « Alep » ; J.-M. Mouton, Damas ; C. Jalabert, Hommes et lieux. introduction 9 attiré l’attention sur l’indigence des études consacrées à la Syrie abbas- side33, ce que l’ouvrage de P. M. Cobb est en partie venu combler34. On notera toutefois que, depuis les travaux du jésuite belge H. Lammens, le Šām omeyyade demeure le grand absent de ce vaste panorama35. La réflexion sur l’historiographie islamique, enfin, a fait l’objet de très importants renouvellements sur lesquels nous allons revenir. L’ensemble des éléments ainsi brièvement évoqués indique déjà que le chemin sera parfois tortueux : le parcours s’adapte aux méandres d’une historiographie riche de sens. Cette étude est peut-être d’abord et avant tout le fruit d’un cheminement méthodologique. Écrire l’histoire de l’espace syrien au cours du iie/viiie siècle revient en effet, dans une large mesure, à faire l’histoire d’un vide. D’un vide historiographique d’une part, en raison de l’indigence des sources narratives contempo- raines, d’un blanc « historique » d’autre part, la Syrie semblant perdre tout intérêt à compter de 132/750 avec le renversement des Omeyya- des par les Abbassides, tant dans les sources islamiques que, jusqu’à une date récente, dans l’essentiel de la recherche moderne. P. J. Geary a souligné le danger que représente le fait de vouloir « écouter les silences du passé », mais a montré tout l’apport que l’on peut tirer de l’étude des « murmures » qui jalonnent les textes36. En raison de l’état même des sources, le travail de l’historien s’apparente bien souvent à un exercice d’équilibriste. Le lecteur jugera de notre capacité à nous maintenir sur le fil. Toutefois, c’est parce que notre connaissance de la période repose avant tout sur une histoire canoni- sée qu’il conviendra d’en dénouer tous les fils, pour mieux tenter de les renouer dans une démarche d’histoire des significations. Ainsi que nous l’évoquions, l’existence même d’un socle historiogra- phique ancien a été contestée. C’est donc par là que doit débuter notre enquête, qui s’efforcera tout d’abord de préciser les temps d’écritures et de réécritures qui scandent une historiographie partagée entre Syrie et Iraq. Il conviendra ensuite d’explorer de nouvelles voies pour faire toute la lumière sur des figures et des événements saillants de l’histoire

33 D. Sourdel, « La Syrie ». 34 P. M. Cobb, White Banners. 35 Signalons toutefois l’importance de quelques histoires de la Syrie, notamment l’ouvrage classique de Ph. K. Hitti, History of Syria. La publication imminente de The New Cambridge History of Islam viendra en outre combler une partie de ce vide, en particulier grâce aux chapitres de P. M. Cobb, « The empire in Syria, 705-763 » et de R. S. Humphreys, « Syria ». 36 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 13. 10 introduction du Šām du iie/viiie siècle. Nous pourrons dès lors essayer de resti- tuer les sens successifs qui furent donnés à cette histoire syrienne, qui oscille entre souvenir et oubli. Les contours de notre étude à présent un peu mieux définis, il est temps de nous engager dans ce parcours syrien, tiraillé entre mémoire et pouvoir. CHAPITRE I

TEMPS D’ÉCRITURES ET DE RÉÉCRITURES : L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE DANS L’ESPACE SYRIEN

The starting point [of historiography] is not silence (by now irretrievable), but what has been said already1. Les sources aujourd’hui disponibles pour écrire l’histoire des premiers siècles de l’islam sont majoritairement des sources narratives, qui furent surtout composées dans l’Iraq abbasside ; des sources antérieures ont existé, mais ne nous sont pas parvenues. Pour renouveler nos connais- sances sur l’espace syrien du iie/viiie siècle, il faut donc aller au-delà de ces textes « classiques », et nous efforcer de fixer les contours de l’écriture à intention historique en islam, ainsi que la place éventuelle qu’occupa le Šām dans ce processus. Pareille démarche invite à s’inter- roger tout d’abord sur la naissance de l’historiographie islamique, puis sur les conditions de transmission des narrations des premiers histo- riens musulmans. Le cas particulier de la Syrie, qui constitue l’objet de cette recherche, sera plus spécifiquement étudié, afin de mettre en lumière une production historiographique finalement mal connue. Un tel travail permettra de souligner la part active que jouèrent les cali- fes omeyyades dans l’essor d’une historiographie islamique, et la place non négligeable du Šām, que l’on avait pourtant volontiers relégué loin derrière l’Iraq ou le Hedjaz en la matière.

A. Les sources narratives islamiques et la question de leur transmission

La problématique de la transmission appartient en propre au tra- vail de l’historien. Dans un article récent, A. Esch a magistralement montré tout le profit que l’on peut tirer d’une réflexion nourrie en la matière, face aux problèmes posés par les sources médiévales2.

1 A. Rigney, « Time for Visions », p. 86, citée dans Ch. Lorenz, « Comparative His- toriography », p. 34. 2 A. Esch, « Chance et hasard de la transmission ». 12 chapitre i

C’est particulièrement vrai lorsque l’on s’intéresse aux premiers siè- cles de l’islam, chichement pourvus en sources contemporaines. Les spécialistes de la période débattent depuis longtemps des modalités d’appréhension d’un corpus extrêmement fragmentaire d’actes de la pratique3 datant des deux premiers siècles de l’hégire4, et plus encore des problèmes posés par les sources narratives arabo-musulmanes, toutes postérieures à la période envisagée (la plus ancienne chrono- graphie conservée dans son intégralité et à la datation assurée est celle de Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ m. v. 240/854)5, sans évoquer pour l’instant la question des sources non islamiques6. Ces chronographies constituent traditionnellement le gibier pre- mier de l’historien spécialiste de la période, et requièrent de ce fait une analyse minutieuse, par laquelle il convient de débuter notre enquête. Le décalage chronologique de ces sources par rapport à la période considérée ici, implique un nécessaire travail de « démontage historiographique », afin de mettre au jour les phases successives de réécriture de l’histoire en fonction des besoins changeants d’utilisa- tion et d’interprétation du passé. Cette démarche invite à se pencher sur la question des productions historiographiques antérieures à ces premières sources conservées, tant à l’époque marwanide que sous les premiers Abbassides. Un second problème épineux vient se greffer au caractère tardif de ces sources narratives islamiques, celui de leur aire de production, majoritairement l’Iraq abbasside. En d’autres termes, étudier l’espace syrien du iie/viiie siècle revient à se heurter à un double écueil : il faut composer avec des sources à la fois postérieures à la période examinée, et extérieures à l’aire géographique envisagée7. Dans ces conditions, les remarques méthodologiques d’A. Esch prennent tout leur sens : [. . .] que la transmission ne puisse être intégrale, l’historien en est conscient en permanence. Ce dont il est moins conscient, en revan- che, parce que c’est un fait à peine perceptible, c’est de l’inégalité de

3 Que nous entendons ici dans la stricte acception de sources non narratives. 4 Voir par exemple les opinions diamétralement opposées de R. S. Humphreys, Islamic History, p. 69, pour qui une reconstruction de l’histoire des débuts de l’islam avec ces seules sources est purement impossible et la thèse soutenue par J. Koren et Y. Nevo, Crossroads to Islam, p. 1 et s. qui voient en ces documents le seul moyen d’y parvenir. Sur ces sources, voir infra, chapitre III. 5 Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ. 6 Voir désormais sur la question R. G. Hoyland, Seeing, et chapitre II. 7 Ainsi que le notait déjà J. Sauvaget, « Châteaux omeyyades de Syrie », p. 17-18. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 13

ces pertes. Celle-ci a pour conséquence, non seulement que la quan- tité de notre savoir est réduite, mais aussi que les proportions de notre savoir sont déformées. Nous partons volontiers de l’idée qu’il nous est parvenu un peu de tout, comme s’il était impossible que des parties entiè- res et cohérentes, des continents entiers aient sombrés8 ; de l’idée aussi que ce qui subsiste est une image simplement pâlie, mais, dans l’en- semble, encore représentative de la réalité passée, comme si cette image ne pouvait, bien pire, être aussi déformée [. . .] Or, c’est un risque bien plus dangereux qui se profile : celui de recomposer ce qui nous est resté visible en un ensemble nouveau parce que nous pondérons beaucoup plus fortement ce que nous avons que ce que nous n’avons pas et dont nous ne remarquons peut-être même pas l’absence. La réalité d’autrefois nous est transmise, pourrait-on dire, ici au 1:10000e, là au 1:100000e, ailleurs encore pas du tout, sans que nous puissions toujours le repérer. En bref : c’est le problème de la représentativité ou de la déformation de ce qui est transmis9. Dans le cadre de l’espace syrien du iie/viiie siècle, les implications de cet avertissement sont cruciales. La disparition des sources narrati- ves composées à l’époque10 entraîne bien entendu une « réduction » de notre savoir, mais aussi des « déformations » profondes, qui engen- drent par exemple une sous représentation marquée du Šām dans les sources produites dans l’Iraq abbasside. Encore faut-il ajouter que la distorsion est inégale au cours de la période étudiée : la Syrie est fina- lement beaucoup plus présente dans les sources lorsque les derniers Omeyyades sont impliqués, puisqu’elle s’affirme comme leur espace de pouvoir privilégié, qu’à l’époque des premiers Abbassides, fondamen- talement associés à l’aire iraqienne. La métaphore cartographique uti- lisée par A. Esch s’avère ici tout à fait pertinente : il existe notamment une réelle différence d’échelle entre ce que nous savons de l’Iraq abbas- side et de la Syrie abbasside11. Au-delà de ces critères géographiques, il faut aussi faire la place aux enjeux idéologiques qui visent à affir- mer la légitimité de la dynastie régnante. En d’autres termes, à la sous représentation de l’espace syrien, il faut ajouter la question d’éventuels discours tendancieux au détriment des Omeyyades dans les narrations

8 C’est nous qui soulignons ces deux passages. 9 A. Esch, « Chance et hasard », p. 15-16. 10 Les questions des débuts de l’historiographie islamique et de l’écriture de l’his- toire dans l’espace syrien sont discutées plus bas. 11 Dans un article pionnier, en 1980, D. Sourdel attirait l’attention sur l’indigence des études consacrées à la Syrie abbasside, voir « La Syrie ». L’ouvrage important de P. M. Cobb, White Banners, a récemment permis de combler une partie de ce vide historiographique. 14 chapitre i

abbassides12, et plus largement l’absence de sources directement pro- duites par la première dynastie de l’islam, dont seuls de lointains échos nous parviennent. Les méandres de la transmission offrent donc une image pour le moins étonnante du iie/viiie siècle, celle d’un siècle largement dépourvu en matière de sources. Sur le strict plan des chronographies islamiques, le constat est sans appel pour la période envisagée ici : nous ne disposons d’aucune source contemporaine, ni de la première dynastie de l’islam ni des premiers Abbassides13. Sur ce plan au moins, Omeyyades et premiers Abbassides sont sur un pied d’égalité, même si cet état de fait n’a pas véritablement été pris en considération jusqu’à présent. Trop souvent en effet, l’historiographie est appréhendée de façon manichéenne, présentée de manière défavorable aux Omeyyades et, à l’inverse, au service de leurs successeurs, ce qui nous garanti- rait des informations nettement plus assurées dès lors qu’il s’agit de la période abbasside. Le problème est loin d’être aussi simple, nous le constaterons d’abondance. Quoi qu’il en soit, il faut donc aller puiser dans des textes postérieurs, composés à la période abbasside, à l’instar de l’incontournable al-Ṭabarī, que G. R. Hawting qualifiait de « source arabe la plus importante pour l’histoire omeyyade »14. Cette situation ne manque pas de poser problème, en particulier sur le plan méthodo- logique et sur la manière d’appréhender ces sources « tardives ». Avant de revenir en détail sur ces sources classiques et d’envisager le devenir de celles qui ont été produites préalablement dans le courant du iie/viiie siècle, plusieurs remarques s’imposent, relatives à l’écriture de l’histoire au cours des premiers siècles de l’islam.

1. Mise par écrit et modes de transmission L’existence de toute source textuelle est conditionnée par un travail d’écriture préalable. Et c’est précisément là que se situe le problème

12 Cette question a toutefois été souvent appréhendée de façon trop caricaturale. Voir désormais les approches plus nuancées de T. El-Hibri, « The Redemption » et d’A. Borrut « La memoria omeyyade ». La place des Omeyyades dans l’historiographie abbasside est analysée en détail au chapitre IV. 13 D’autres textes, de natures différentes, subsistent toutefois, à l’instar des lettres de ʿAbd al-Ḥamīd, secrétaire du dernier calife omeyyade Marwān II, du fameux épître d’Ibn al-Muqaffaʿ, destinée à al-Mansūr,̣ ou encore du Kitāb al-ḫarāj d’Abū Yūsuf Yaʿqūb, composé pour Hārūn al-Rašīd. Les problèmes spécifiques posés par ces sour- ces sont discutés plus loin, chapitre III. 14 G. R. Hawting, The first Dynasty, p. 130. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 15 initial, autour du caractère licite ou non de la mise par écrit en islam, dans un premier temps de la tradition, mais plus largement de tou- tes formes d’écrits, incluant les textes à intention historique. Se posait en effet le problème d’une concurrence au texte coranique, qui devait rester pour certains l’unique écrit arabo-musulman. Cette question a été traitée en détail par M. Cook, qui part du constat, à une époque tardive – la seconde moitié du iie siècle de l’hégire –, d’une opposition à la mise par écrit à Basrạ 15. Cette hostilité connaît des phases plus pré- coces dans la plupart des grands centres intellectuels du monde islami- que, datables du dernier quart du premier siècle de l’hégire16. Dans ces conditions, la recherche moderne a eu tendance à proposer un schéma simple : la transmission aurait tout d’abord été exclusivement orale, et ce n’est que plus tardivement que l’écrit se serait imposé. M. Cook estime que ces réticences musulmanes envers l’écriture ont des ori- gines juives, alors que G. Schœler défend l’idée selon laquelle cette opposition serait le résultat des contestations aux tentatives omeyyades visant à codifier la tradition17. L’exemple classique est celui d’al-Zuhrī qui, ainsi qu’il s’en expli- que lui-même, aurait été « obligé » par les Omeyyades de procéder à cette mise par écrit. Ce premier pas franchi, il n’aurait plus vu d’ob- jection à ce que ces coreligionnaires fassent de même : « nous avions une aversion contre la consignation par écrit des traditions (kunnā nakrahu kitāb al-ʿilm) jusqu’au moment où ces princes nous forcèrent [à le faire] ; puis nous fûmes d’avis qu’il ne fallait plus en empêcher aucun musulman »18. Il s’agit bien entendu là d’un topos de la littéra- ture islamique, à ranger dans la catégorie des awāʾil (« le premier qui fit ceci ou cela fut . . . »)19 ; de maigres fragments sur papyrus attestent par exemple d’une écriture à intention historique au plus tard au début

15 M. Cook, « The Opponents », p. 441 et s. 16 Les auteurs musulmans mentionnent toutefois fréquemment le calame comme première création divine, ajoutant qu’Allah lui commanda d’écrire ce qui était pré- destiné. Voir par exemple al-Ṭabarī, Taʾrīḫ, I, p. 29 et s., trad. vol. I, p. 198 et s., qui présente différents débats et opinions sur le sujet. 17 G. Schœler, « Mündliche Thora », p. 227 et s. ; voir les objections de M. Cook, « The Opponents », p. 474-475. 18 Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, II, p. 389 ; trad. G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 55. 19 Voir notamment sur ce point A. Noth et L. I. Conrad, The Early Arabic, p. 104 et s., les remarques d’A. al-Azmeh, « Chronophagous discourse », p. 164-165, et K. Lang, Awāʾil ; ailleurs, on dit que c’est ʿUrwa b. al-Zubayr (m. v. 94/712-713) qui fut le premier à entreprendre une consignation par écrit. Voir sur ce point G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 47, A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 14-16. 16 chapitre i du iie/viiie siècle20. Quoi qu’il en soit, si cette confession d’al-Zuhrī a suffi aux détracteurs des Omeyyades pour les accuser debid ʿa, d’inno- vation blâmable, G. Schœler a montré que l’on pouvait aller plus loin, notamment en se détachant de la dichotomie classique oral/écrit. Trop longtemps en effet, les chercheurs se sont focalisés sur la question de l’identification du tournant à compter duquel on était passé d’un mode de transmission oral à celui de l’écrit, en considérant ces deux outils de communication comme antinomiques et exclusifs21. Ces présupposés ne résistent toutefois pas aux travaux les plus récents sur la question, qui démontrent au contraire l’étroite imbrication de ces deux modes de transmission22 : les sources narratives islamiques, parsemées de « fragments d’oralité » (qāla, aḫbarna, ḥaddat̠na, etc.) en offrent à vrai dire un exemple saisissant. Refusant ce carcan, G. Schœler a introduit une nouvelle grille d’ana- lyse typologique des différents écrits. Il a ainsi emprunté au grec le cou- ple syngramma/hypomnēma. Le premier désigne un ouvrage littéraire, un véritable livre, tandis que le second renvoie à de simples notes, à un brouillon ou à un aide-mémoire23. Il en conclut que nombre de titres mentionnés dans les sources pour les débuts de la période isla- mique renvoient davantage à des brouillons ou notes qu’à de véritables ouvrages achevés ; jusque vers le iiie siècle de l’hégire, kitāb désigne « quelque chose d’écrit ». Cette datation tardive à compter de laquelle on pourrait distinguer de véritables livres, publiés et ainsi transformés de notes privées en ouvrages, est contestée par A. Elad, qui plaide pour une époque plus précoce, qu’il situe entre la fin du ier et le milieu du iie siècle de l’hégire24.

20 Il s’agit de quelques informations relatives à la bataille de Badr, incluant le nom du Prophète, et figurant dans un papyrus de ̮ irbatH al-Mird, édité par A. Grohmann, Arabic Papyri, p. 82-84 ; voir A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 12-13. 21 Cette réflexion est étroitement associée à celle sur la mémoire, dans la mesure où les sociétés de l’oralité étaient considérées comme celles de la mémoire par excel- lence, là où celles de l’écrit rendaient l’oubli possible. Sur ces thématiques, voir infra, chapitre IV. 22 Voir, parmi une très abondante bibliographie, les travaux importants de M. Innes, « Memory, Orality and Literacy » et P. J. Geary, « Oblivion Between Orality and Textuality», qui contredisent par exemple les thèses classiques de M. Clanchy, From Memory to Written Record, pour ce qui concerne l’Occident médiéval. Si la question a été moins étudiée du côté de l’islam médiéval, voir toutefois les résultats similaires obtenus notamment par S. Günther, « Due Results », ou encore G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 9. 23 G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 57. 24 A. Elad, « The Beginning », p. 122-123. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 17

Les implications de cette distinction sur la nature flottante de la transmission sont profondes. Nombre de textes demeuraient pour ainsi dire « ouverts »25, dans la mesure où ils n’étaient pas encore de véritables ouvrages (syngrammata), et se trouvaient ainsi susceptibles d’être amendés et retravaillés. Ainsi, les « transmetteurs ne prenaient pas simplement des libertés avec les textes : ils généraient les textes eux-mêmes »26 ; les historiens ne se contentaient pas de transmettre et d’enregistrer, il réorganisaient aussi et, à l’occasion, ils inventaient purement et simplement27. Par conséquent, même lorsque des sources ont subsisté sous la plume de compilateurs postérieurs, la question des transformations subies par l’original et des interpolations éventuelles est incontournable. E. Landau-Tasseron l’a récemment souligné dans un article important28, stigmatisant ainsi les faiblesses de la « méthode » de reconstruction des sources perdues, chère à F. Sezgin29, à partir des citations préservées dans des ouvrages postérieurs et garantis par des isnād-s jugés fiables. Elle met en garde contre deux des problèmes majeurs inhérents à toute tentative de reconstitution des sources per- dues : les fausses attributions (on cite une autorité, mais le contenu du fragment ne provient pas d’elle) et les métamorphoses des textes transmis30. Cela implique qu’il faut se montrer extrêmement prudent dès lors que l’on part à la recherche de ces historiographies perdues, en gardant présent à l’esprit que, si l’on peut retrouver des informations provenant de ces sources disparues – dont la « fiabilité » doit alors être discutée –, nous ne pouvons généralement rien savoir de leur forme31. Plus largement, ce caractère non définitif de nombre de textes fragili- sait aussi leur position devant les processus de transmission, puisqu’il limitait nécessairement leur diffusion, et par là même leur chance de survie. Puisque l’on cite un auteur, on le transmet. On peut donc ima- giner qu’il n’est alors plus indispensable de préserver le texte original, dans le cadre d’un oubli partiel désormais possible.

25 Voir sur cette question R. G. Hoyland, Seeing, p. 35. 26 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 38. 27 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 18-19. 28 E. Landau-Tasseron, « On the Reconstruction » ; voir en outre L. I. Conrad, « Recovering ». 29 Développée notamment dans le premier volume de sa somme, GAS, par ailleurs fondamentale. 30 E. Landau-Tasseron, « On the Reconstruction », p. 47 ; voir aussi S. Leder, « The Literary Use », p. 284 et s., et R. G. Hoyland, Seeing, p. 32 et s. 31 Voir par exemple A. Borrut, « Entre tradition et histoire ». 18 chapitre i

Les anthropologues ont mis au jour certains processus actifs qui sous-tendent les généalogies, et ont forgé le concept de generative genealogy32. Toutes proportions gardées, nous sommes ici dans un cas de figure semblable, appliqué à l’écriture de l’histoire. On peut parler d’une véritable historiographie générative33. Les modes de transmission, comme les débats qui accompagnent ces textes34, participent à des pro- cessus actifs qui constituent en eux-mêmes une écriture de l’histoire. On rejoint ici les remarques de J.-Cl. Schmitt, qui soulignait récemment que, « [entre] l’historien et le document [. . .] s’intercale [. . .] toute l’his- toire dense de la transmission (Überlieferung) dont la prise en compte est nécessaire à la compréhension totale du document. Comme si la substance de celui-ci s’était au fil du temps imprégnée des aléas de la transmission, au point que les conditions de la transmission font désormais partie intégrante de la nature du document que l’historien a entre les mains »35. Pour cerner ces problèmes spécifiques, le mieux est de partir d’un exemple concret.

2. Sources perdues et reconstruction historique L’édition récente de fragments de deux ouvrages de Sayf b. ʿUmar (m. 180/796), le Kitāb al-Ridda wa-al-futūḥ et le Kitāb al-jamal wa-masī ʿĀʾiša wa-ʿAlī, constitue à plus d’un titre une avancée notable dans le domaine de l’historiographie des débuts de l’islam36 : tout d’abord, par la valeur intrinsèque de ces documents, – les seuls à ce jour connus de cet auteur –, qui n’étaient accessibles jusqu’alors que par les cita- tions de compilateurs postérieurs, ensuite parce que ces textes per- mettent d’effectuer une comparaison avec les fragments préservés de Sayf par les compilateurs successifs, au premier rang desquels figurent par exemple al-Ṭabarī ou Ibn ʿAsākir (m. 571/1176). Il faut rappeler ici que la question de la « fiabilité » de Sayf b.ʿ Umar et, partant, des informations qui lui étaient attachées dans les sources médiévales, a fait l’objet de débats acharnés chez les chercheurs modernes depuis

32 L’expression est de W. Lancaster, The Rwala, p. 151. 33 Voir en outre les remarques de G. M. Spiegel, « Theory into practice », p. 2 : « [. . .] what was the generative grammar that defined historical writing in the Middle Ages, the linguistic protocols that permitted the transformation of the past into historical narrative? » 34 Soulignés notamment par E. L. Petersen dans son ouvrage classique, ʿAlī and Muʿāwiya. 35 J.-Cl. Schmitt, « Une réflexion », p. 43-44. 36 Sayf b. ʿUmar, Kitāb al-Ridda wa’l-futūḥ. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 19 les sévères critiques formulées à son encontre par J. Wellhausen, dès 189937. Comme l’a souligné E. Landau-Tasseron, cet « anathème » jeté contre Sayf eut pour effet de provoquer la défiance des chercheurs modernes à son égard, et nombreux sont ceux qui considérèrent, dès lors, qu’il convenait purement et simplement de rejeter les aḫbār qui lui étaient attribués38. E. Landau-Tasseron avait pourtant déjà plaidé pour une réévaluation des traditions attribuées à Sayf, en démontrant le caractère unique de certaines de ses informations et leur valeur. Or une confrontation serrée de ces textes récupérés à l’histoire et des citations de Sayf dans les sources classiques, livre des résultats impor- tants pour mieux cerner les méthodes et les choix qui président dans les processus de transmission. Ainsi, pour ce qui est du Kitāb al-ridda wa-al-futūḥ, al-Ṭabarī a omis 89 des 196 aḫbār ; pour le Kitāb al-ja- mal, sur 108 aḫbār, il en omet 33 intégralement et 8 partiellement39. Q. al-Samarrai, l’éditeur des textes de Sayf a noté que des citations d’al- Ṭabarī différaient de celles de Sayf, et en conclut qu’al-Ṭabarī se sentit libre d’abréger, d’omettre, ou de réorganiser le matériau de son prédé- cesseur. En comparant l’utilisation de Sayf par al-Ṭabarī et Ibn ʿAsākir, M. E. Cameron estime, à la lumière des isnād et des évidences biogra- phiques, que les deux auteurs travaillèrent bien sur la même recension et que c’est al-Ṭabarī, et non Ibn ʿAsākir, qui est le responsable des principales variations, à partir des versions de Sayf. Cette étude permet de préciser qu’Ibn ʿAsākir et al-Ṭabarī n’utilisèrent pas les mêmes voies d’accès à Sayf, excluant ainsi l’hypothèse d’un recours du Taʾrīḫ madīnat Dimašq au Taʾrīḫ al-rusul wa-al-mulūk à cette fin40. Il est ainsi patent que le rejet massif par l’historiographie moderne d’un transmetteur de la fin du iie/viiie siècle, en l’occurrence Sayf b. ʿUmar, doit être largement révisé à la lumière de questions nouvel- les. Le fait qu’il soit le seul à offrir un certain nombre d’informations avait provoqué la suspicion des chercheurs, qui préféraient s’accorder sur des aḫbār mieux étayés dans les sources. L. I. Conrad a pourtant rappelé que le consensus n’est pas nécessairement un gage de vérité historique41, tandis qu’E. Landau-Tasseron a insisté sur l’idée que ces

37 J. Wellhausen, Skizzen, vol. 6, p. 1-7, cité par E. Landau-Tasseron, « Sayf b. ʿUmar », p. 1. 38 E. Landau-Tasseron, « Sayf b. ʿUmar », p. 1. Voir aussi un aperçu des critiques qui s’abattirent sur Sayf, p. 3 et s. 39 Q. al-Sāmarrāʾī, « A Reappraisal of Sayf b. ʿUmar », p. 539. 40 M. E. Cameron, « Sayf at First ». 41 Cité dans E. Landau-Tasseron, « Sayf b. ʿUmar », p. 12. 20 chapitre i récits différents étaient complémentaires et non contradictoires et que, bien souvent, les supposées « erreurs » ou « inventions » de Sayf n’en étaient pas42. Derrière cet exemple, se dessine la complexité de la trans- mission et des modalités de l’écriture de l’histoire43. La question de la déformation inhérente à tout processus transmissif a généralement été analysée par les chercheurs modernes en termes de falsification volon- taire, de manipulation illicite obéissant à des buts politiques et idéo- logiques. De telles pratiques sont évidentes et attestées. Il n’en reste pas moins qu’une étude minutieuse de la transmission, au cours des premiers siècles de l’islam, a montré qu’il ne faut pas concevoir toute « déformation » sous un angle aussi négatif44. Au-delà d’une simple réflexion sur la fiabilité de tel ou tel auteur, il convient en effet d’ana- lyser les processus de sélection, d’omission, de conservation, voire de déformation à l’œuvre dans tout travail d’écriture ou de réécriture his- torique, à l’instar des recompositions du proche passé islamique par les auteurs d’époque abbasside, sur lesquelles nous reviendrons. Pour s’en faire une idée, le mieux est encore de laisser la parole aux auteurs médiévaux eux-mêmes. À en croire Ibn Qutayba, fameux polygraphe sunnite du ixe siècle (m. 276/889)45, l’établissement de la chronologie, la liberté de sélectionner les informations retenues et le souci de la vérité sont les trois matrices de l’écriture à intention historique. La question préjudicielle de la datation est au centre des préoccupations des auteurs de la période, dépassant le simple cadre de l’historiographie islamique. L’auteur anonyme chrétien de la chro- nique syriaque de Zuqnīn s’en fait l’écho : « dès lors ici aussi, s’il ren- contre un écrit qui n’est pas concordant avec celui-ci, qu’il considère ceci : que les écrivains antérieurs eux-mêmes ne sont pas d’accord entre eux, mais que l’un minimise et que l’autre amplifie, que l’un écrit sur l’Église et l’autre sur d’autres sujets. Mais ceci ne fera aucun tort aux hommes sages et craignant Dieu, qu’une chose soit passée la première année ou qu’elle se soit étendue sur un ou deux ans »46. Quant aux

42 E. Landau-Tasseron, « Sayf b. ʿUmar », p. 12 et s. 43 On pourrait en évoquer bien d’autres cas de figure, comme les relations unis- sant un auteur et son (ou ses) transmetteur(s), à l’instar d’Ibn Isḥāq et Ibn Hišām ou encore d’al-Wāqidī et Ibn Saʿd. Sur ces deux exemples, voir les remarques d’A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 362-363, 389. 44 Voir en particulier l’exemple de la poésie omeyyade, analysé par G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 20 et s., et infra, chapitre III. 45 Sur cet auteur, voir G. Lecomte, Ibn Qutayba, et, du même, « Ibn Qutayba ». 46 Zuqnīn, éd. 147, trad. 109-110. Ce souci de la chronologie chez les auteurs syria- ques est d’importance, car c’est probablement par le truchement des listes de califes l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 21 processus de sélection et d’omission volontaires, ils ne constituent pas davantage l’apanage des auteurs islamiques, ainsi qu’en témoigne par exemple, dans l’Occident médiéval, la démarche d’un moine bavarois écrivant vers 1030, Arnold de Ratisbonne : « non seulement il est per- mis aux choses nouvelles de modifier les anciennes, mais, si celles-ci sont désordonnées, on peut les rejeter totalement ; si elles sont confor- mes au bon ordre des choses sans être d’une grande utilité, on peut les ensevelir respectueusement »47. Nous reviendrons plus loin sur le devenir de ce passé « enseveli », qui, comme le souligne P. J. Geary, « ne devait pas être totalement oublié mais transformé, intégré à la mémoire et commémoré »48. Quoi qu’il en soit, nous retrouvons pleinement ici l’idée selon laquelle les compilateurs « généraient » eux-mêmes le texte49. Si l’on ajoute à cela le fait que, contrairement aux historiens modernes, ceux du Moyen-Âge musulman s’accommodaient très bien des reconstruc- tions multiples du passé50, on perçoit l’ampleur de la tâche et du travail de dépeçage critique des textes, afin de dégager les strates successives d’écritures et de réécritures de l’histoire, en dépit des incertitudes qui demeurent. Avant d’aborder ces questions, il n’est pas inutile d’ap- porter un certain nombre de précisions sur les aspects formels de ces sources, dans la mesure où ils font partie intégrante des processus transmissifs.

3. Aspects formels : isnād et ḫabar L’unité composée par le « couple » isnād/ḫabar (chaîne de garants/récit) est la caractéristique la plus distinctive de l’historiographie islamique, comme le rappelle Ch. F. Robinson51. Ce mode de présentation a, par conséquent, suscité une production très fournie dont il est impossible de rendre compte de manière exhaustive52. Cette union d’un contenu en syriaque, sans doute basées sur des originaux arabes, que notre connaissance de la succession des califats a été préservée. Voir Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 23. 47 « Non solum novis vetera licet mutare, sed etiam, si sint inordinata, penitus abjicere, sino vero ordinaria sed minus utilita, eum veneratione sepelire », cité par P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 24-25. 48 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 25 et infra chapitre IV. 49 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 38. 50 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 79. 51 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 92. 52 Voir en particulier l’article de S. Leder, « The Literary Use » et la discussion récente d’U. Mårtensson, « Discourse and Historical Analysis », p. 291-297. 22 chapitre i

(ici le ḫabar) et d’une chaîne d’identification (l’isnād) ne manquera pas de rappeler à tout lecteur familier des textes islamiques le format du ḥadīt ̠ (dits du Prophète ou d’autorité), associant un contenu (matn) à un isnād53, et qui a été largement adopté dans l’historiographie. Ce binôme est étroitement lié au problème de l’affirmation du Vrai. Dans un texte comme le Coran, le Vrai va de soi, il est indiscutable ; la parole révélée de Dieu n’a besoin d’aucun élément extérieur de jus- tification pour en assurer la véracité et l’authenticité. Ce problème a été résumé par A. Cheddadi : le problème le plus important auquel étaient confrontées toutes les pro- cédures d’attestation de la vérité [. . .] était celui du temps, avec ses effets destructeurs d’oblitération, d’effacement, de déformation. La procédure de l’isnâd s’inscrit dans la même problématique. Ce qui lui est demandé, c’est de garantir l’authenticité de la transmission d’une information ou khabar – qui peut être des paroles isolées, des discours, des récits, des textes – et ce, en produisant la chaîne de tous ceux par qui cette infor- mation est passée depuis sa source d’émission ou son origine, jusqu’à la personne qui l’enregistre ou l’expose au présent. Là où [le Coran fait] intervenir une puissance surnaturelle pour assurer la continuité entre le moment originaire et le moment présent, l’isnâd met en place un pro- cédé formel. [. . .] Ici, le matn ou contenu du khabar est formellement distinct de sa forme, le sanad. La procédure d’attestation de la vérité est ici purement extérieure54. Ch. F. Robinson souligne d’ailleurs que la fonction de l’histoire était principalement de donner des preuves de vérités et d’enseigner des leçons55, ce qui n’est pas sans rappeler certains soucis essentiels des auteurs du Moyen-Âge occidental étudiés par B. Guenée56. Pour F. M. Donner, plus que la recherche du Vrai, c’est la piété que l’on

53 Nous n’abordons pas ici l’épineuse question de l’origine de la pratique de l’isnād qui fait l’objet de débats contradictoires. Voir notamment parmi les hypothèses récen- tes les tenants d’une origine juive, plaidant pour que l’isnād ait « pour modèle le pro- cessus d’authentification utilisé dans les écoles juives de l’époque talmudique (entre 200 et 500 de notre ère) » (G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 128, à la suite des thèses de J. Horovitz et de M. Cook notamment), ce que conteste par exemple A. Cheddadi, qui réfute l’option d’une origine rabbinique et penche plutôt pour un rapprochement avec les « procédures d’argumentation développées en milieu chrétien, portant l’accent sur la référence aux autorités du passé et sur l’usage des citations et des florilèges » (A. Cheddadi , Les Arabes, p. 259). 54 A. Cheddadi, Les Arabes, p. 244-245. 55 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 152. Sur les rapports entre histoire et vérité, voir aussi A. Cheddadi, Les Arabes, en particulier p. 47-70 et 244-259. 56 Dans un ouvrage fondamental, Histoire et culture historique, en particulier p. 18-19. Voir plus récemment Ch. Given-Wilson, Chronicles, p. 1-20. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 23 cherche à historiciser, d’où la combinaison matn (ou ḫabar) et isnād : si au début le contenu était suffisant (légitimant en soi), on ajoute une chaîne de transmetteurs en l’historicisant et c’est ainsi l’individu (le pieux transmetteur) qui légitime le contenu57. T. Khalidi va dans le même sens, quand il estime que le grand défi posé aux Omeyyades par l’anti-califat zubayride (64-73/683-692) coïncida probablement avec la diffusion des noms des transmetteurs : on mobilisa alors l’ensemble des autorités disponibles dans le cadre de cette compétition pour la légitimité58. Ce format n’échappe pas aux problèmes de transmission : outre les déformations volontaires, des choix de compression ou de développements (ces deux pratiques n’étant pas exclusives) de tel ou tel ḫabar – ou partie de ḫabar – introduisent des distorsions, en fonc- tion de l’intérêt changeant des compilateurs successifs. On sait, en effet, que se mit rapidement en place la pratique deh ̮abar-s combinés ou synthétiques, en général désignés sous la terminologie « d’isnād-s collectifs », mais F. M. Donner insiste sur le fait que c’est sur le matn, le contenu, que porte la contraction et pas nécessairement sur l’isnād. Quoi qu’il en soit, ces pratiques avaient déjà cours du temps d’al- Zuhrī, voire plus tôt59. Au-delà des explications sur la fonction de ce binôme, l’utilisation de l’isnād comme moyen d’authentification de l’information et d’iden- tification des transmetteurs divise les chercheurs. Certains, comme A. Elad ou H. Motzki, plaident pour une étude approfondie de ces chaînes de garants, arguant du fait que les isnād-s premiers sont large- ment authentiques et non des inventions tardives60. À l’inverse, A.-L. de Prémare en souligne les limites : Cette technique de présentation formelle [qui] veut donner l’assurance d’une transmission orale ininterrompue par des personnes successives à l’autorité reconnue. En fait, la pratique systématique de l’isnâd ne s’est mise en place que progressivement. Au milieu du 8e siècle par exemple,

57 F. M. Donner, Narratives, p. 119-120. F. M. Donner situe ce processus dans le contexte de l’émergence d’une identité confessionnelle proprement musulmane : les croyants (muʾminūn) qui s’étaient rassemblés autour du Prophète se définirent pro- gressivement comme musulmans (muslimūn). Le basculement s’opère dans les années 70/690, en particulier à la suite de la seconde fitna, ainsi qu’en témoignent notamment les inscriptions du Dôme du Rocher. Voir F. M. Donner, « From Believers to Mus- lims » et, en dernier lieu, Muhammad and the Believers. 58 T. Khalidi, Arabic Historical Thought, p. 21-22. 59 F. M. Donner, Narratives, p. 263-265. 60 Voir notamment H. Motzki, « The Prophet and the Cat », et A. Elad, « Commu- nity of Believers », p. 288-290. 24 chapitre i

le commentateur du Coran Muqâtil [m. 765] ne mentionnait aucune chaîne de transmetteurs à l’appui de ses récits sur les circonstances de l’émission de tel ou tel message coranique. [. . . En se limitant à ce] maté- riel islamique traditionnel [les chercheurs] sont contraints d’entrer dans le jeu des clercs musulmans d’autrefois ; ce sont ceux-ci, en effet, qui en ont sélectionné et compilé les éléments selon l’idée qu’ils voulaient donner des origines de leur communauté et de la vie de leur prophète. Les chercheurs tendent, par conséquent, à en épouser les méthodes de vérification, alors que celles-ci sont conditionnées par la nature du maté- riel mis en place. Ils centrent dès lors leurs efforts critiques sur l’analyse pointilleuse des chaînes de transmission, les isnâd. En dépit des précau- tions de rigueur, ils risquent d’oublier que ces isnâd sont souvent ceux-là mêmes que des clercs musulmans patentés ont sélectionnés, validés ou invalidés, en fonction de leur propres critères et pour servir leur propre vision des faits61. Et il invite à s’interroger, sur cette quête à outrance de la « connais- sance des hommes » (maʿrifat al-rijāl), c’est-à-dire des transmetteurs, qui risque d’aboutir à « une sorte de néo-scolastique du Hadîth tour- nant en rond dans un cercle fermé ? [. . . au risque] d’oublier de nous demander si le schéma global des origines de l’islam, à l’intérieur duquel ces traditions ont été originellement sélectionnées, rassem- blées et catégorisées, n’est pas, à beaucoup d’égard, une construction artificielle ? Ce schéma, en effet, est davantage une structure d’ortho- doxie consensuelle, organisant une histoire sacralisée et déjà interpré- tée, que le recueil et la présentation de documents d’histoire »62. Sans entrer plus avant dans les détails, les problèmes spécifiques posés par le format de l’historiographie islamique apparaissent clairement. Et le danger de se limiter à épouser les méthodes d’authentification impo- sés par les auteurs médiévaux, souligné par A.-L. de Prémare, invite à ne pas se contenter de la seule analyse des isnād-s préservés dans les compilations tardives. Nous verrons plus loin que, sans contester l’in- térêt évident de telles démarches, ce travail sur les isnād-s gagne à être confronté à d’autres approches, qui intègrent notamment les sources non musulmanes. Ajoutons que ce format isnād/ḫabar contribue en outre à compo- ser une image tronquée des grands auteurs d’époque abbasside, qui apparaissent davantage comme de simples compilateurs que comme

61 A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 12, 27. 62 A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 28-29. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 25 des historiens à part entière63. C’est négliger le rôle que jouaient les aḫbārīyūn dans le cadre d’un « processus complexe de transmission réactive », incluant la dissimulation de la paternité de tel ou tel écrit, puisqu’on le place sous l’autorité d’un autre, même lorsque l’original est complètement refondu pour l’occasion64. Or la seconde moitié du viiie siècle correspond précisément au moment de la professionnali- sation de la transmission des aḫbār 65 : la période qui nous occupe est donc aussi celle de la codification d’une méthode de transmission de l’information, en particulier à intention historique. Ces éléments de méthode et de forme permettent de mettre en lumière les multiples écueils qui jalonnent l’utilisation des sources islamiques classiques lorsque l’on veut appréhender les débuts de l’is- lam. Plusieurs séries de questions émergent ainsi, relatives à leur mise par écrit, à leur transmission66, surtout, avec les risques inhérents de manipulation et de déformation, sans oublier enfin les phases successi- ves de réécriture de l’histoire. Il n’est pas inutile de souligner ici, avec J.-C. Schmitt, « qu’il n’y a pas de hasard dans le degré de préservation ou de disparition de tel ou tel genre de documents – non seulement textuels, mais, ajouterais-je, iconographiques ou archéologiques – puisque leur transmission, tout autant que leur production initiale, n’est pas une fatalité, mais un “fait social” et mieux encore un “fait his- torique”, chaque époque ajoutant ses propres raisons de préserver ou de détruire les documents qui lui ont été légués par le passé »67. Le for- mat majoritairement adopté dans l’historiographie visait précisément

63 H. N. Keaney, Remembering Rebellion, p. 4. Voir en outre les réflexions de R. G. Hoyland, « History, Fiction and Autorship ». Parmi les critiques les plus sévères adressées à ces « compilateurs », on notera celle de P. Crone, Slaves on Horses, p. 13 : « But the Muslim tradition was the outcome, not of a slow crystallization, but of an explosion; the first compilers were not redactors, but collectors of debris whose works are strikingly devoid of overall unity; and no particular illuminations ensue from their comparison ». Sur cette idée d’une « absence totale de sédimentation entre les différen- tes étapes du travail de l’écriture » et d’un « écrasement définitif », voir les remarques de Ch. Décobert, Le mendiant et le combattant, p. 30 et s. 64 S. Leder, « The Literary Use », p. 278-279. 65 S. Leder, « The Literary Use », p. 314. Si S. Leder souligne l’émergence des aḫbārīyūn, on note un processus similaire et concomitant dans le domaine de la poésie, avec l’apparition d’un nouveau type de ruwāt. Voir notamment sur ce point R. Drory, « The Abbasid Construction » et surtout G. Schœler, « Writing and Publishing » et Écrire et transmettre, en particulier p. 19-20. 66 Ainsi que le souligne G. Schœler, « Foundations for a new Biography », p. 21: « Therefore, it is not sufficient to weigh the sources critically against each other; rather, a fundamental criticism of the transmission itself is necessary first ». 67 J.-Cl. Schmitt, « Une réflexion », p. 43. 26 chapitre i

à pallier – mais souvent aussi à masquer – ces difficultés. Telle qu’elle nous est parvenue, cette historiographie offre une « orthodoxie consen- suelle », une vulgate « officielle » des débuts de l’islam, des califats omeyyades et abbassides. Pour en démonter les mécanismes et tenter d’accéder à des passés alternatifs – c’est-à-dire à des historiographies alternatives –, il faut tout d’abord nous efforcer de dater les débuts d’une production à intention historique, avant de dégager les couches successives de réécritures qui scandent la période étudiée, jusqu’à ce que nous revenions en terrain plus assuré, en retrouvant des sources préservées.

B. L’écriture de l’histoire dans l’espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides

L’absence de sources narratives contemporaines de la période omeyyade pose divers problèmes. Ces sources ont-elles existées ? Ont-elles été détruites ou supprimées ? De quelle nature étaient-elles ? Étaient-elles achevées, « publiées » pour reprendre la terminologie de G. Schœler ? Avant de revenir sur ces différentes questions, il est néces- saire de s’interroger plus largement sur l’émergence et les premiers développements de l’historiographie islamique. Car cette série d’inter- rogations relatives aux sources historiques contemporaines de la pre- mière dynastie de l’islam ne saurait se comprendre sans la préexistence d’une conscience historique, seule à même de susciter une production écrite et/ou orale. L’absence de sources narratives conservées ne signi- fie pas que les Omeyyades ne se préoccupèrent pas de l’histoire. Au contraire, il semble bien que la première dynastie de l’islam ait joué un rôle non négligeable dans l’essor d’une historiographie islamique, comme nous allons le constater. Notons dès à présent qu’au-delà des sources narratives, nous disposons d’autres sources écrites, tels que des actes de la pratique épars (papyri68, lettres, en particulier celles de ʿAbd al-Ḥ amīd, le secrétaire du dernier calife omeyyade Marwān II), ou des recueils de poésie ; l’épigraphie et la numismatique complètent ce tableau pour témoigner d’une pratique de l’écrit solidement ancrée à l’époque omeyyade.

68 Pour un exemple récent de la richesse de cette production, voir P. Sijpesteijn et L. Sundelin (éd.), Papyrology and the History of Early Islamic Egypt et P. Sijpesteijn, L. Sundelin, S. Torallas Tovar et A. Zomeño (éd.), From al-Andalus to Khurasan. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 27

1. Aux origines de l’historiographie islamique En amont de tout processus d’écriture de l’histoire, se pose une série de questions, relatives à la conception même de l’histoire. Comment, quand et pourquoi une communauté donnée décide-t-elle de produire un discours sur son histoire passée et/ou présente ? La « civilisation musulmane » naissante n’échappe pas à ces questionnements, qui font l’objet de débats soutenus dans la recherche moderne, visant à fixer le cadre chronologique du développement de l’historiographie islamique. Cette réflexion est importante afin de comprendre la place prépondé- rante qu’occupe le « moment omeyyade » dans cette genèse. La première série d’interrogations tient donc à l’émergence d’une conscience historique chez les Arabo-musulmans. L’absence de sour- ces narratives à intention historique contemporaines des premiers siècles de l’islam complique considérablement la donne pour s’effor- cer de répondre à ce problème central. Cette réflexion ne se limite toutefois pas aux seules sources dites « historiques », et touche plus largement l’ensemble du domaine scripturaire, en particulier le Coran. Les chercheurs s’interrogent en effet à bon droit sur la place occu- pée par l’histoire dans le livre révélé des musulmans, et sur ses liens éventuels avec l’essor d’une « conscience historique islamique »69. C’est par ce débat qu’il faut commencer, non sans rappeler que la date de composition du texte coranique divise les chercheurs et que, par voie de conséquence, ce sont les arguments des tenants d’une composition précoce du corpus coranique qui nous intéressent ici. Il va sans dire en effet que ceux que l’on désigne volontiers sous le vocable de « scep- tiques », et qui plaident pour une rédaction tardive du Coran dans un « milieu sectaire » (au iie et même au iiie siècle de l’hégire), dans la lignée des travaux de J. Wansbrough70, ne sauraient y contribuer, en raison même de la date qu’ils attribuent au Coran71 ; cette approche résolument pessimiste a d’ailleurs été largement remise en question

69 L’influence de la tradition biblique sur l’historiographie islamique a par ailleurs été soulignée, en particulier par F. Rosenthal, « The Influence of the Biblical Tradi- tion ». 70 J. Wansbrough, Quranic Studies, et The Sectarian Milieu. 71 Ce débat dépasse largement le cadre de notre étude. Voir la mise au point récente d’A.-L. de Prémare, Aux Origines du Coran, p. 15 et s., les remarques de E. Whelan, « Forgotten Witness », ainsi que les contributions réunies par J. D. McAuliffe,The Cambridge Companion to the Qurʾān. 28 chapitre i par F. M. Donner dans un ouvrage important72. Quoi qu’il en soit, les partisans de la première hypothèse, qui situent l’existence d’un corpus coranique clos à des dates variables, soit sous les califes dits « ortho- doxes », en particulier sous ʿUtmān,̠ soit à l’époque omeyyade, sont divisés quant à la place de l’histoire dans le texte coranique. On trouve en effet deux points de vue radicalement opposés sur les rapports unis- sant Coran et histoire. Cette question est essentielle dans la mesure où elle positionne d’emblée toute réflexion sur la naissance d’un genre proprement « historique » par rapport au Coran. L’historicité dans le Coran ou, à l’inverse, son absence, est dès lors un élément à considérer pour évaluer la précocité – ou le caractère plus tardif – de l’émergence d’écrits à intention historique en islam. A. Cheddadi a récemment affirmé que l’on peut déceler dans le Coran un « esprit historien ». Selon lui, le texte coranique « propose une vision globale de l’histoire du monde et de l’homme, déploie une réflexion métahistorique construite sur la base d’un recours constant au témoignage des faits et des événements du passé […] L’histoire [dans le Coran] est essentiellement une histoire-mémoire, une histoire-regis- tre »73. Plus encore, « le Coran est sans doute le texte où l’identification entre histoire et religion, Loi et histoire est poussée le plus loin. L’his- toire y apparaît clairement comme une affaire divine 74» . Toutefois, « le Coran ignore l’idée d’une progressivité du temps, qu’il remplace par celle d’un temps discontinu ; et à la doctrine d’une unité organique de l’histoire, il substitue l’idée d’une histoire absolue inscrite prééternelle- ment dans le Livre divin, une histoire conçue essentiellement comme celle de la communication ponctuelle du Vrai aux hommes . . . »75. Sui- vant A. Cheddadi, nous trouvons donc dans le Coran des conditions préalables – et favorables – au développement d’un genre historique. S’il pense qu’une influence coranique directe sur les cadres interpréta- tifs de la tradition islamique est très difficile à démontrer, R. S. Hum- phreys n’en estime pas moins que le Coran façonna une conscience du passé, tandis que pour F. Rosenthal, c’est l’intérêt de Muḥammad

72 Voir F. M. Donner, Narratives, p. 20-25 pour une présentation de cette « appro- che sceptique », et sa critique p. 25-31. Cette approche a suscité des débats très impor- tants, dont il est impossible de rendre compte ici. On en trouvera un aperçu dans Ch. Décobert, « L’ancien et le nouveau » et Le mendiant et le combattant, p. 30-40. 73 A. Cheddadi, Les Arabes, p. 101, 104. 74 A. Cheddadi, Les Arabes, p. 156. 75 A. Cheddadi, Les Arabes, p. 307 ; sur la notion de continuum, voir aussi T. Kha- lidi, Arabic Historical Thought, p. 8. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 29 pour l’histoire qui offrit un stimulus puissant à la création d’une histo- riographie islamique76. A. al-Azmeh insiste pour sa part sur le fait que l’ensemble des écrits arabo-musulmans atteste d’un souci du passé, Coran inclus77, tandis qu’A. Neuwirth a mis en évidence la complexité des liens entre Coran et histoire78. A.-L. de Prémare souligne pourtant « l’indigence du texte quant aux données proprement historiques » et insiste sur la rareté « de toute précision historique événementielle, y compris sur Muḥammad et les étapes de sa carrière ». Partant de ce constat, il s’étonne d’ailleurs du statut de « document historique de base » conféré au Coran par les orientalistes et stigmatise « le fait que le Coran est le contraire d’une “histoire” telle qu’on la rêvait au xixe siècle »79. Et à l’inverse d’A. Cheddadi, F. M. Donner présente le Coran comme un texte trai- tant fondamentalement de valeurs pieuses et morales, qu’il considère par essence anhistoriques80. Pour ce dernier, dans le discours coranique, et au contraire de l’Ancien testament, les prophètes sont interchangea- bles81 ; T. Khalidi va d’ailleurs dans le même sens, en soulignant que les prophètes coraniques sont des exemples de vie morale et qu’ils révè- lent essentiellement le même message82. Pour F. M. Donner, les racines d’une conscience historique ne sont donc pas à chercher du côté du Coran – qu’il considère par ailleurs comme un corpus ancien, clos au moment de la première fitna (656-661)83 –, mais dans le lien entre l’identité communautaire et l’écriture de l’histoire : le développement de l’histoire ne fut pas le fruit d’une curiosité soudaine pour le passé, mais le résultat d’un processus identitaire où les croyants se conçu- rent peu à peu comme musulmans et cherchèrent à se légitimer eux- mêmes comme récepteurs de la parole de Dieu84. Ce sont les challenges internes et externes opposés à la légitimité des Croyants qui rendit la

76 R. S. Humphreys, « Qurʾanic Myth », p. 274 ; F. Rosenthal, A History, p. 39. 77 A. Al-Azmeh, « Chronophagous Discourse », p. 163. 78 A. Neuwirth, « Qur’an and History ». 79 A.-L. de Prémare, Aux origines, p. 19. 80 F. M. Donner, Narratives, p. 75 et s. 81 F. M. Donner, Narratives, p. 80, 83-84. 82 T. Khalidi, Arabic Historical Thought, p. 9. 83 F. M. Donner, Narratives, p. 46. 84 F. M. Donner, Narratives, p. 282 ; sur la question spécifique de l’évolution d’une « communauté de croyants » vers une « communauté de musulmans », voir F. M. Don- ner, « From Believers to Muslims » et Muhammad and the Believers. 30 chapitre i

narration historique indispensable pour eux : l’écriture de l’histoire est fondamentalement une réponse à un besoin de légitimation85. F. M. Donner affirme que les évidences documentaires ne portent pas les traces d’une historicisation par les croyants avant la fin des années 60 et 70 de l’hégire (v. 685-700)86. C’est à partir de ces présup- posés qu’il détermine quatre phases successives du rapport des Arabo- musulmans à l’histoire87 : 1) La Pre-historicist phase, jusque vers 50/670, au cours de laquelle la communauté des croyants est concentrée sur des valeurs pieuses et n’a pas de réelle vision historique d’elle-même. 2) La Proto-historicist phase (v. 25-100/645-719), à situer dans le contexte des débats théologiques et des rivalités politiques qui contribuent à renforcer les sentiments identitaires des croyants. Certains thèmes historiographiques apparaissent, peut-être soutenus par les Omeyya- des qui jouent un rôle majeur dans leur enregistrement. 3) La Early Literate phase (v. 75-150/694-768), qui se traduit par un pas- sage à l’écrit marqué et la cristallisation des grands thèmes de l’histo- riographie islamique. 4) La Late Literate phase, ou historiographie islamique classique (v. 125- 300/742-913), au cours de laquelle on collecte des textes des phases précédentes, qui sont retravaillés, amendés, voire supprimés. C’est au cours de cette phase que disparurent probablement la plupart des éléments affirmant la légitimité des Omeyyades et des Zubayrides. Dans un article récent, A. Elad s’est nettement opposé au noyau central de la démonstration de F. M. Donner, en contestant l’idée selon laquelle c’est la piété qui unissait les premières communautés de croyants, et en défendant l’idée que l’émergence d’une conscience historique fut précoce chez les arabo-musulmans et que, par voie de conséquence,

85 F. M. Donner, Narratives, p. 114 : « The writing of history, then, is a profoundly legitimizing activity, and one enmeshed in time-bound irony. History is our way of giving what we are and what we believe in the present a significance that will endure into the future, by relating it to what has happened in the past. Or, to be more precise : to write history is to write about events in relation to their own past, in order to pro- vide those events with significance that makes them worthy of being remembered in the future. The function of history is not only “to provide a specific temporal dimen- sion to man’s awareness of himself ” ; it is indeed to authorize a community’s very claim to legitimate existence. The creation of historical narratives is always, ultimately, an exercise in legitimation ». T. Khalidi, Arabic Historical Thought, p. 14, propose lui aussi de relier la naissance douloureuse de l’empire islamique et l’émergence de l’his- toriographie islamique. 86 F. M. Donner, Narratives, p. 120-121 ; sur cette période cruciale des 70 premières années de l’hégire, voir en outre le point de vue de l’archéologue J. Johns, « Archaeo- logy and the History of Early Islam ». 87 F. M. Donner, Narratives, p. 276 et s. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 31 les premiers écrits historiques le furent aussi88. Les rivalités et les conflits qui surgirent dès l’époque du Prophète, auraient ainsi suffi à créer des sentiments identitaires justifiant que les croyants se sentent musulmans. Il faut noter que l’opposition entre ces deux historiens achoppe sur le noyau central de la démonstration de F. M. Donner – les croyants étaient porteurs de vertus pieuses anhistoriques –, ce qui dépasse largement notre propos, mais au bout du compte, leurs chronologies d’écriture de l’histoire ne diffèrent pas de manière aussi importante que semble le penser A. Elad : la Proto-historicist phase de F. M. Donner (phase 2) va des environs de 25/645-646 jusque vers l’an 100/718-719 de l’hégire, alors qu’A. Elad évoque pour sa part le milieu de ce premier siècle hégirien. D’autres auteurs se sont bien entendu interrogés sur le sujet. C’est aussi à l’époque omeyyade, plus précisément sous les marwanides, que T. Khalidi décèle l’émergence d’une « conscience protohistorique »89 : l’anti-califat zubayride (64-73/683-692), premier défi majeur imposé au califat omeyyade, nécessita la mobilisation des autorités savantes, dans le cadre d’une compétition pour la légitimité90. On rejoint ici l’idée de F. M. Donner pour qui légitimation et écriture de l’histoire sont intrinsèquement liées. G. Schœler va dans le même sens, esti- mant « facile de concevoir que les califes omeyyades aient, quant à eux, voulu avoir accès à ce savoir [historique] d’une manière plus confor- table. Ils souhaitaient disposer, dans les bibliothèques de leurs palais, de recueils contenant les traditions du prophète, les récits relatifs à sa vie, mais aussi des informations sur le passé des Arabes »91. C’est enfin à une période légèrement plus tardive, mais toujours sous les Marwanides, que Ch. F. Robinson place l’émergence de l’historiogra- phie islamique au cours de la période entre 730 et 830 environ92. Nous verrons toutefois plus loin qu’une historiographie islamique existe déjà de manière assurée avant 73093, et reviendrons en détail sur ces pre- miers « historiens »94.

88 A. Elad, « Community of Believers », p. 246, 251-252 ; voir aussi B. Lewis, « Per- ceptions musulmanes », p. 79, pour qui islam et historiographie vont de pair. 89 Cité par Ch. F. Robinson, « The Study », p. 201. 90 T. Khalidi, Arabic Historical Thought, p. 21. 91 G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 58. 92 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 30. 93 Voir sur ce point A. Borrut, « Entre tradition et histoire ». 94 Nous laissons ici de côté la question de « l’horizon conceptuel » qui accompagne cette genèse de l’historiographie islamique, qui est sujette à débats. D’aucuns penchent pour des influences diverses (voir par exemple Ch. F. Robinson,Islamic Historiography, 32 chapitre i

Une pièce mérite d’être ajoutée au dossier, relative au lien entre histoire (taʾrīḫ) et comput hégirien, et qui, sans avoir été totalement ignorée par les chercheurs, n’a reçu qu’une attention pour l’heure très limitée. Rappelons en effet que l’action de dater (une lettre, un événe- ment . . .) est le sens premier de la racine « ʾ-r-ḫ », et que taʾrīḫ désigne avant tout la date d’un acte ou d’un fait, puis par extension l’histoire95. La mise en place du comput hégirien, c’est-à-dire d’un temps absolu proprement islamique96, pourrait dès lors avoir joué un rôle détermi- nant dans le développement d’une conscience historique musulmane. L’utilisation du calendrier hégirien étant attestée à une date précoce par des papyri remontant aux années 20 et 30 de l’hégire97, ladite conscience historique le serait aussi. La plus ancienne chronographie intégralement conservée, celle de Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ offre un exemple éloquent de ce lien entre comput et début de l’histoire : l’auteur adopte un mode annalistique et, pour la première année, il indique spécifique- ment « première année de l’histoire » (sana iḥdā min al-tārīḫ), et non de l’hégire98. La question de la naissance de l’historiographie islamique a suscité une production abondante dans la recherche moderne. En dépit des débats et des désaccords qui surgissent à l’occasion entre les différents spécialistes, tous reconnaissent la place cruciale que joua l’époque omeyyade dans ce domaine. C’est en effet sous les califes de Damas qu’aurait émergé l’écriture de l’histoire en islam. Les tenants de l’émer- gence précoce d’une conscience historique (A. Elad), comme ceux d’un éveil – légèrement – postérieur à l’historiographie (F. M. Donner), ou encore ceux qui insistent sur la continuité avec les traditions histo-

p. 43), tandis qu’A. Cheddadi a récemment plaidé pour l’inscription de la tradition historiographique islamique dans la continuité de l’hellénisme, arguant de son ancrage profond dans l’espace où naquit l’islam. Voir A. Cheddadi, Les Arabes. 95 Voir R. S. Humphreys, « Taʾrīkh ». 96 Le comput hégirien instaure un temps absolu, en remplacement de datations relatives basées sur le nom d’une année donnée, par exemple « l’année du pèlerinage de l’adieu » (ʿām ḥijjat al-wadāʿ, qui correspond à l’an 10 de l’hégire) ou « l’année du Yarmūk » (ʿām al-Yarmūk, qui correspond à l’an 15 de l’hégire). Voir sur ce point F. M. Donner, Narratives, p. 230-254, avec une liste exhaustive des années désignées par des noms p. 249-254. 97 F. M. Donner, Narratives, p. 237 ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 687-703. Sur l’uti- lisation du comput hégirien dans les sources syriaques, voir M. Debié, L’écriture de l’histoire en syriaque, chapitre 5. 98 Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, p. 13. Il faut toutefois noter que l’utilisation ancienne du vocable « hégire » pose question, ce qui ne retire rien au lien explicite établi ici entre début du comput et de l’histoire. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 33 riographiques antérieures (A. Cheddadi), situent en effet la période omeyyade au cœur même du processus. F. M. Donner a souligné à raison les liens unissant légitimation et écriture de l’histoire ; ce point est tout à fait crucial, et force est de constater que pour l’heure, ces buts politiques de la maîtrise du passé ont trop souvent été négligés dans les réflexions sur l’historiographie des débuts de l’islam99. Si donc la période omeyyade joua un rôle clef dans la genèse d’une historiogra- phie islamique, comment se fait-il que la première dynastie de l’islam soit victime d’une telle indigence de sources ?

2. Une historiographie « syrienne » à l’époque omeyyade ? Outre ces problèmes chronologiques, la question des lieux de produc- tion de l’historiographie islamique naissante occupe les chercheurs depuis fort longtemps. En se focalisant sur les identités des transmet- teurs mentionnés dans les chaînes de garants, les spécialistes se sont efforcés d’établir une géographie des écritures historiques. C’est par là qu’il nous faut poursuivre notre enquête, en analysant la place occupée par l’espace syrien dans ces processus.

– La « théorie des écoles » et la place du Šām L’un des pionniers de ce travail sur les lieux d’écriture de l’histoire fut incontestablement J. Wellhausen. À la lumière des isnād-s, il localisa les principaux transmetteurs mis à contribution par al-Ṭabarī dans sa somme. Il n’en fallut pas davantage pour élaborer, il y a plus d’un siècle, la théorie dite des « écoles » (historiques), dont ces narrateurs fameux étaient érigés en représentants100. Un Ibn Isḥāq (m. 150/767 ou 151) ou un al-Wāqidī (m. 207/823) incarnaient ainsi, parmi d’autres, l’école médinoise, tandis qu’un Sayf b. ʿUmar (m. 180/796) ou un Abū Miḫnāf (m. 157/774) personnifiaient celle de Kūfa. J. Wellhausen déce- lait d’autres écoles historiques, en particulier à Basra,̣ au Ḫ urāsān et en Syrie, les fruits de cette dernière ayant été largement perdus dans les méandres de la transmission101. Ces différentes écoles étaient de

99 Cette question a été largement traitée dans le cadre de l’Occident médiéval. Voir notamment l’article pionnier de G. M. Spiegel, « Political Utility », qui, dès 1975, sou- lignait « l’utilité politique » de la manipulation médiévale du passé, insistant sur le fait que le passé constitue en lui-même la structure idéologique d’un argument. Plus récemment, voir par exemple P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, en particulier p. 24, et R. McKitterick, History and Memory. 100 Voir en particulier la préface de J. Wellhausen, Das arabische Reich. 101 J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. xii. 34 chapitre i valeur inégale ; celle de Médine recevait généralement la préférence des chercheurs et certains transmetteurs furent particulièrement suspectés de falsification. L’exemple classique est celui de Sayf b.ʿ Umar, évoqué plus haut, sur qui J. Wellhausen jeta un véritable anathème qui per- dura longtemps dans la recherche moderne. Cette « théorie des écoles » fut largement acceptée par les successeurs de J. Wellhausen, ainsi qu’en témoignent en particulier les travaux de A. A. Duri102, avant d’être rejetée par A. Noth, à compter de 1973103. Les remarques formulées par ce dernier ont trouvé un écho largement favorable dans les travaux les plus récents, ainsi qu’en témoigne F. M. Donner. Ce dernier stig- matise néanmoins le fait qu’elles tendent à obscurcir la réalité : durant les deux premiers siècles de l’islam, l’écriture de l’histoire était limitée à un petit nombre de villes majeures104. En d’autres termes, la « théo- rie des écoles » imposait une grille d’analyse beaucoup trop rigide, mais le nombre limité de centres de production de l’histoire favorisa l’émergence de tendances à rattacher à des histoires « locales ». La thèse avancée par F. M. Donner, faisant état d’orthodoxies multiples, pour- rait ainsi avoir une dimension spatiale : telle ville pourrait, au moins ponctuellement, être associée à une orthodoxie donnée. Toujours est-il qu’en raison de la prégnance de ces paradigmes dominants, la recherche moderne sur les débuts de l’historiographie islamique s’est longtemps concentrée sur l’Iraq et le Hedjaz (en parti- culier Médine) au détriment de la Syrie105. L’historiographie syrienne était en effet considérée comme beaucoup moins bien préservée, mais aussi comme nettement postérieure aux historiographies médinoi- ses et iraqiennes106. L’œuvre d’al-Ṭabarī offre un bon exemple de ce problème, dans la mesure où l’auteur ne s’appuie que très peu sur des informateurs syriens, y compris lorsqu’il rapporte des éléments relatifs à l’histoire du Bilād al-Šām. F. M. Donner a montré que sur environ 200 aḫbār traitant de l’histoire de la Syrie entre les débuts de la conquête islamique (12/634) et l’an 100 de l’hégire, près de 80%

102 A. A. Duri, « Al-Zuhrī » ; « The Iraq School » ;The Rise of Historical Writing. 103 A. Noth, Quellenkritische. Une version augmentée de cet ouvrage a été traduite en anglais en 1994 : A. Noth et L. I. Conrad, The Early Arabic; voir sur cette seconde mouture les remarques de Ch. F. Robinson, « The Study », en particulier p. 211 et s., et celles de T. Khalidi, Arabic Historical Thought, p. 16, n. 13. 104 F. M. Donner, Narratives, p. 216. 105 L’un des travaux pionniers pour palier ce déficit est l’article de G. Rotter, « Abū Zurʿa », auquel il faut adjoindre F. M. Donner, « The Problem » et A. Elad, « The Begin- ning ». 106 F. M. Donner, « The Problem », p. 1. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 35 reposaient sur des isnād-s remontant vers des autorités iraqiennes ou médinoises (Sayf b. ʿUmar, al-Wāqidī, al-Madāʾinī . . .), tandis que les 20% restant sont souvent dotés d’isnād-s incomplets et dérivent donc peut-être aussi des mêmes origines107. On peut étendre ce constat à d’autres auteurs anciens et, comme le notait déjà J. Wellhausen, seul al-Balād̠urī (m. 279/892) offre une vision plus équilibrée, faisant appel à des transmetteurs syriens à côté des Iraqiens et des Médinois108 ; il faut désormais y adjoindre Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ qui était alors inédit109. Nos connaissances sur ces premiers historiens basés dans l’espace syrien ont fait des progrès considérables au cours des dernières décennies ; nous allons y revenir dans un instant. Soulignons toutefois, avec S. C. Judd, que les biographies de savants aussi importants qu’al-Awzāʿī ou Sufyān al-T̠awrī ne mettent pas l’accent sur des critères géographiques pour les distinguer, ce qui pourrait signifier que le « régionalisme » n’était pas aussi important que les chercheurs modernes peuvent le supposer110. Une précision s’impose en outre : il ne faut pas penser ces différents centres de production historiographique et les transmetteurs qui leurs sont associés comme des cellules islolées les unes des autres, ce qui est l’un des présupposés classiques de la « théorie des écoles ». C’est ce que souligne L. I. Conrad, qui penche par exemple pour des trans- ferts abondants d’informations, de motifs et de méthodes de travail entre Médine et la Syrie du Nord, notamment par l’intermédiaire d’un al-Zuhrī, qui fut actif dans les deux aires, à Médine et à Damas, puis qui suivit Hišām à al-Rusāfa,̣ auprès de la cour impériale en Syrie du Nord111. Il faut donc prendre en compte cette mobilité des hommes et des idées, même si l’on peut formuler l’hypothèse, avec M. Cook, que les strates successives de réécriture durant la période abbasside aboutirent à une sous-représentation de la « tradition » syrienne dans les sources conservées112. Un exemple probant des liens unissant ces différents centres réside dans l’existence d’un noyau d’informations commun, relatif à l’histoire des débuts de l’islam. S. A. Mourad a mis en évidence qu’un ouvrage comme le Futūḥ al-Šām d’Abū Ismāʿīl

107 F. M. Donner, « The Problem », p. 1-2. 108 J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. xii ; F. M. Donner, « The Problem », p. 2. 109 Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ. 110 S. C. Judd, « Competitive Hagiography », p. 27. 111 L. I. Conrad, « Heraclius », p. 152-153 ; sur le thème connexe de la pérégrination des lettrés, voir H. Touati, Islam et voyage. 112 M. Cook, « The Opponents », p. 471. 36 chapitre i al-Azdī (m. début ixe s.) reposait avant tout sur des informations qui circulaient alors à Kūfa, mais que, parallèlement, ce corpus d’infor- mations était connu des auteurs de Médine, comme Ibn Isḥāq, ou de Damas, comme Saʿīd al-Tanūḫī (m. v. 167/784)113. Ce sont peut-être ces éléments partagés qui avaient laissé penser à L. I. Conrad qu’al- Azdī était syrien, plus précisément originaire de Homs, et non de Kūfa comme le démontre S. A. Mourad114. Cette présence d’un socle d’in- formations commun dans les différentes villes de production d’écrits historiques est cruciale, car elle renvoie à un noyau d’éléments, une sorte de « squelette historiographique » que les tenants de l’approche sceptique tiennent pour totalement fabriqué à une époque tardive (ixe s.). Ces derniers estiment en effet que cette unanimité est le fruit de la fabrique d’un mythe des origines de la communauté islami- que ex-post, ce que réfute F. M. Donner au regard des évidences qui témoignent de l’existence précoce de ce consensus (dès les environs de l’an 100 de l’hégire) et pour qui ce « noyau » est commun parce que réel115. Reste à évoquer le problème des divergences, qu’elles soient mini- mes ou plus significatives, qui existent au sujet de la présentation de tel ou tel élément de ce noyau, et qui conduisirent bien souvent à rejeter une version donnée, à l’instar du sort réservé à Sayf b. ʿUmar, dont il a déjà été amplement question. Il faut prendre en compte ici les remar- ques importantes de E. L. Petersen, qui a souligné que les textes se répondaient dans le cadre d’une compétition historiographique, géné- rant ainsi des versions concurrentes qui, une fois mises en circulation, devenaient autonomes et évoluaient indépendamment des événements qu’elles décrivaient116. A la lumière de ce constat, on prend la mesure de la complexité des processus historiographiques alors à l’œuvre, et il n’est plus possible de se contenter de rejeter tel ou tel transmetteur, suspecté de falsification. En d’autres termes, les débats qui accompa- gnaient la diffusion de ces écrits à intention historique participaient pleinement aux réécritures successives dont ces textes faisaient l’objet, allant jusqu’à prendre le pas sur l’événement lui-même. En ce sens,

113 S. A. Mourad, « On Early Islamic », p. 588. 114 L. I. Conrad, « Al-Azdī’s History » ; S. A. Mourad, « On Early Islamic », p. 579. 115 F. M. Donner, Narratives, p. 287-290 ; voir aussi R. S. Humphreys, Islamic His- tory, p. 87 et s. 116 E. L. Petersen, ʿAlī and Muʿāwiya ; R. S. Humphreys, Islamic History, p. 88. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 37 l’historiographie des premiers siècles de l’islam est bien fondamenta- lement une historiographie générative. L’existence même de ces débats traduit bien l’enjeu, éminemment politique, que représentait alors le fait de pouvoir dire le passé ; la pre- mière dynastie de l’islam ne pouvait négliger cette dimension. Et c’est fort logiquement du côté des liens unissant les califes et l’écriture de l’histoire qu’il faut à présent nous tourner.

– La plume et l’épée : les califes et l’écriture de l’histoire Si l’historiographie syrienne a longtemps fait figure de parent pau- vre au sein de l’historiographie islamique naissante, plusieurs travaux importants invitent à nuancer ce tableau trop vite esquissé. Il s’agit toutefois là d’un véritable travail d’équilibriste dans la mesure où, faute de posséder les textes de ces auteurs anciens, il faut axer nos investiga- tions sur « les sources des sources », voire plus avant encore. Se dessine alors une image inévitablement incomplète, mais qui éclaire d’un jour nouveau la question de l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien, la part active qu’y prirent les califes omeyyades, et la poursuite de cette activité dans le Šām abbasside. Des autorités dépositaires d’un savoir – dont l’histoire ne représente qu’une des facettes – et de sa transmis- sion, furent mobilisées par les détenteurs du califat pour qui le pouvoir impliquait un contrôle du passé, afin de se conjuguer au présent et au futur. La plume et l’épée révélaient ainsi leur complémentarité, pour reprendre l’expression fameuse d’Ibn Ḫ aldūn117. Pour mettre au jour ces liens finalement mal connus, il est indispen- sable de partir en quête de ces « historiens » et transmetteurs syriens qui semblent, à certains égards, avoir été « oubliés » par l’historiogra- phie islamique. Historiens entre guillemets, car il est très clair, comme l’a souligné F. M. Donner, que l’histoire était une activité annexe pour la plupart de ces auteurs, qui travaillaient avant tout dans d’autres domaines (ḥadīt̠, exégèse, fiqh . . .)118. Si J. Wellhausen soupçonnait déjà l’existence d’une historiographie syrienne qui ne nous serait pas par- venue119, ce n’est que beaucoup plus tard que les chercheurs se sont mis en quête des traces laissées par cette production. C’est en parti- culier le cas des travaux de G. Rotter autour de l’une des plus ancien- nes sources syriennes préservées, le taʾrīḫ d’Abū Zurʿa al-Dimašqī

117 Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 569. 118 F. M. Donner, Narratives, p. 256 ; S. Leder, « The Literary Use », p. 313. 119 J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. xii. 38 chapitre i

(m. 281/894)120. S’intéressant aux sources qui présidèrent à la com- position dudit ouvrage, G. Rotter remarque qu’Abū Zurʿa s’appuie sur plusieurs auteurs syriens, notamment Saʿīd b. ʿAbd al-ʿAzīz al-Tanūḫī (m. 167 ou 168/783-784), al-Walīd b. Muslim (m. 195/810 ou 196), Abū Mushir al-Ġassānī (m. 218/833)121 et Ibn ʿĀʾid̠ (m. 232/847)122. Il semble donc clair que, dans la seconde moitié du iie/viiie siècle et au cours du iiie/ixe siècle, la Syrie ait connu une activité historiogra- phique plus ou moins comparable à celle de l’Iraq et de Médine123, en dépit des affirmations contraires de S. Dahan124. Mais qu’en est-il pour les périodes antérieures ? C’est la question à laquelle F. M. Donner et A. Elad se sont efforcés de répondre, traquant pour ce faire les mentions éparses de transmetteurs et d’historiens attachés à l’espace syrien125. Ils ont ainsi fait émerger plusieurs figures importantes sur lesquelles il convient de s’arrêter un moment, et qu’il est utile de rassembler ici pour les besoins de notre démonstration. Précisons rapidement que toute une partie du débat prend racine en amont de la période qui nous occupe ici. Une analyse détaillée de ces éléments dépasserait de beaucoup notre propos, mais il n’est pas inutile de fixer rapidement quelques principes chronologiques. A. Elad, nous l’avons vu, plaide en faveur d’une écriture de l’histoire des débuts de l’islam dès le second quart du premier siècle de l’hé- gire126. L’un des exemples classiques, supposé attester de ce souci, met en scène un certain ʿUbayd (ou ʿAbīd) b. Šarya al-Jurhumī qui, aux dires d’Ibn al-Nadīm, « se rendit auprès de Mu‘âwiya Ibn Abî Sufyân. Celui-ci le questionna sur l’histoire ancienne, les rois arabes et non arabes, la cause de la confusion des langues et de la dispersion des

120 Abū Zurʿa, Taʾrīḫ. 121 Qui fut interrogé par al-Maʾmūn à Raqqa, dans le cadre de la miḥna, et menacé de mort. Le calife lui aurait demandé : « Travailles-tu pour le Sufyānī ? », voir D. Sour- del, L’État impérial, p. 103. 122 G. Rotter, « Abū Zurʿa », p. 98 et s. ; Abū Zurʿa ne se limite pas aux sources syriennes : ainsi, pour la partie traitant de la période prophétique, il s’appuie majo- ritairement sur des informateurs « iraqiens », et seules 15 traditions, sur un total de 44, sont « syriennes », remontant notamment à Yaḥyā b. Sāliḥ ̣ al-Wuḥāzị̄ al-Ḥ imsị̄ (m. 222/837) et à Abū Mushir al-Ġassānī (m. 218/833). 123 F. M. Donner, « The Problem », p. 3. 124 S. Dahan, « The Origin », p. 109 : « During the 2nd/8th century not a single his- torian in Syria is known who was working on the history of his country ». 125 F. M. Donner, « The Problem » ; A. Elad, « Community of Believers » et « The Beginning ». 126 A. Elad, « Community of Believers », p. 269. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 39 hommes dans les différents pays du monde 127» . Le calife ordonna alors de mettre ces enseignements par écrit et de les attribuer à ʿUbayd ( fa- amara Muʿāwiya an yudawwan wa-yunsab ilā ʿUbayd b. Šarya)128. Cet épisode témoigne de l’attention portée par Muʿāwiya à l’histoire129 et pose également la question du devenir de ce recueil. Des Aḫbār ʿUbayd b. Šarya sont en effet préservés dans une compilation postérieure, le Kitāb al-Tījān d’Ibn Hišām (m. v. 216/831)130 ; l’authenticité et la data- tion de ce texte divise les chercheurs depuis longtemps déjà, mais il pourrait bien dater des débuts de l’époque abbasside131. Cependant, en dépit des questions qu’elle soulève, cette anecdote suffit à souligner que l’on s’efforça, à une époque et en un lieu qui demeurent délicats à déterminer, de présenter Muʿāwiya comme le précurseur d’une écri- ture à intention historique en islam et que, par voie de conséquence, cette initiative eut pour cadre l’espace syrien132.

127 « Wafada ʿalā Muʿāwiya b. Abī Sufyān fa-saʾalahu ʿan al-aḫbār al-mutaqaddima wa-mulūk al-ʿArab wa-al-ʿajam wa-sabab tabalbul al-alsina wa-amr iftirāq al-nās fī-al- bilād ». Ibn al-Nadīm, Fihrist, p. 132. Nous suivons ici la traduction de A. Cheddadi, Les Arabes, p. 42. Voir en outre A. Elad, « Community of Believers », p. 270. 128 A. Elad, « Community of Believers », p. 270. 129 Cet intérêt est largement corroboré dans les sources. Al-Masʿūdī s’en fait notam- ment l’écho, en décrivant les activités nocturnes du calife : « Un tiers de la nuit était consacré à l’histoire des Arabes et de leurs journées célèbres, ainsi qu’à celle des poli- tiques des rois non arabes ; aux récits sur la vie, les guerres, les stratagèmes et les gouvernements des rois des différentes nations ; en un mot, à tout ce qui forme l’his- toire des nations passées [. . .] Puis il allait dormir pendant un tiers de la nuit. A son réveil, il se mettait sur son séant et se faisait apporter les cahiers renfermant les vies des rois, leur histoire, leurs guerres, leurs stratagèmes. Des pages étaient spécialement chargés de cette lecture, ainsi que de la conservation de ces documents. Chaque nuit, il écoutait une série de récits historiques, de vies, de traditions et de différents ouvrages politiques ». Murūj, éd. V, p. 77-78, trad. III, p. 726-727, amendée par A. Cheddadi, Les Arabes, p. 42. 130 Ibn Hišām, Kitāb al-Tijān. 131 Voir essentiellement les réserves anciennes de F. Krenkow, « The Two Oldest », et à l’inverse l’optimise de N. Abbott, Studies, I, p. 9-19. Rosenthal, « Ibn Sharya », offre une vision plus nuancée. En dernier lieu, A. Cheddadi,Les Arabes, p. 36 et s., a contesté l’existence même de ʿUbayd, qu’il considère comme un personnage fictif, tout en estimant que les Aḫbār ʿUbayd constituent un texte d’époque omeyyade, mettant notamment en scène « l’adoption par la nouvelle culture arabo-islamique de la dis- cipline historique » (p. 40). Le seul argument avancé par A. Cheddadi pour soutenir cette datation réside dans le statut de protagoniste principal dévolu à Muʿāwiya, ce qui ne manque pas d’inciter à la plus grande prudence. L’étude la plus approfondie sur ce texte est celle de R. G. Khoury, « Kalif, Geschichte und Dichtung », étrangement absente de la bibliographie d’A. Cheddadi. Voir en outre les remarques d’A. Elad, « Commu- nity of Believers », p. 270-271 et celles de R. S. Humphreys, Mu‘awiya, p. 129-130. 132 Ce qui ne préjuge évidemment pas de la possibilité que les premiers écrits histo- riques aient été composés ailleurs, en particulier dans les milieux chiites, ainsi que le 40 chapitre i

Cette assertion participe de la présentation de Muʿāwiya comme figure fondatrice de la première dynastie de l’islam par excellence, attribut qu’il partage nettement avec ʿAbd al-Malik b. Marwān, le res- taurateur de l’autorité omeyyade face à l’anti-califat zubayride133. C’est plutôt autour du califat de ce dernier, et quoi qu’il en soit à la période marwanide, que la recherche moderne a aujourd’hui majoritairement tendance à situer la naissance de l’historiographie islamique, tandis que des auteurs médiévaux prirent le parti inverse, en la rattachant au grand calife sufyanide. Nous rejoignons ici un débat classique entre les deux moments omeyyades, sufyanide puis marwanide, que la compé- tition entre ces deux figures créatrices d’histoire suffit à résumer, sans pour autant pouvoir bien souvent trancher sur la paternité de telle ou telle initiative134. Le cadre chronologique imparti à notre étude, qui nous invite à nous limiter à l’analyse du seul califat de ʿAbd al-Malik, ne saurait toutefois préjuger de la préexistence d’une historiographie islamique à la période sufyanide. Car plus qu’une autorité tutélaire garantie, et sans doute illusoire, ce sont davantage des sources mieux assurées qui mettent en exergue les réalisations marwanides, à l’instar de leurs programmes architecturaux, de leurs réformes administratives et monétaires, ou encore de la part active qu’ils prirent dans la consti- tution du corpus coranique135 ; un travail historiographique pourrait dès lors avoir été l’un des volets de ces politiques ambitieuses. Il est toutefois manifeste que, dès la fin du viie siècle, des éléments à inten- tion historique furent produits dans l’entourage des califes omeyyades, notamment au sein de l’espace syrien136. Concentrons-nous à présent sur les principaux acteurs de l’écri- ture de l’histoire actifs en Syrie – et le cas échéant à Médine ou en Iraq lorsque cela concerne directement notre propos – au cours de la période envisagée ici (v. 72-193/692-809)137. En dépit de la perte de suppose F. M. Donner, Narratives, p. 278, suivi sur ce point par A. Elad, « Community of Believers » p. 272-273. 133 Sur ces deux figures fondatrices, voir désormais R. S. Humphreys,Mu‘awiya et Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik. 134 Voir notamment les avis divergents de C. Foss, « A Syrian Coinage » et de J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam ». 135 Voir en dernier lieu A.-L. de Prémare, « ʿAbd al-Malik » et Aux origines du Coran, p. 12. 136 Ce processus n’est toutefois pas limité au Bilād al-Šām. Voir d’autres exemples analysés par F. M. Donner, Narratives, p. 227. 137 La date de composition de la plupart de ces auteurs est souvent impossible à préciser, aussi est-ce leur date de décès qui servira de marqueur chronologique, lors- que cette dernière est connue. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 41 leurs ouvrages ou de leurs traditions, l’étude détaillée de ces personna- ges est essentielle dans la mesure où ils jouèrent un rôle prépondérant dans la transmission de l’information à intention historique : citer et utiliser un de ces auteurs chez les historiens postérieurs revenait ainsi non seulement à faire appel à ce que ledit auteur avait écrit, mais aussi à ce qu’il avait choisi de préserver et d’enregistrer de ses prédécesseurs. Ces sources perdues doivent être étudiées avant tout dans la mesure où elles conditionnèrent ce qui pouvait être préservé par la suite. La reprise en main de l’empire par ʿAbd al-Malik, en 72/692, ne saurait se réduire à sa dimension militaire, dans le cadre du conflit qui l’opposait à Ibn al-Zubayr138. Les politiques architecturales et monétai- res du calife en témoignent139, tout comme les efforts qui furent alors déployés pour s’assurer la maîtrise des écrits et des discours. Si ce der- nier point a longtemps souffert de la comparaison avec les précédents, des études récentes ont contribué à le mettre en lumière, permettant ainsi d’appréhender les politiques de ʿAbd al-Malik sous l’angle d’un projet global, mûrement réfléchi140. Par voie de conséquence, le rôle de certains personnages clefs de l’entourage du calife appelle d’impor- tantes révisions. C’est notamment le cas d’al-Ḥ ajjāj (m. 95/714), bien connu pour ses talents militaires et sa poigne de fer lorsqu’il exerça les fonctions de gouverneur de l’Iraq, dont A.-L. de Prémare a récemment souligné la place décisive qu’il occupa dans la constitution du corpus coranique141. Cet exemple est riche d’enseignements : il nous invite à ne pas « cataloguer » les hommes trop rapidement dans des domaines réservés, mais à les appréhender au contraire dans toute leur épais- seur. À mettre en évidence, aussi, l’impérieuse nécessité du califat à contrôler le monde de l’écrit142, à un moment où il convenait d’impo- ser sa propre « orthodoxie » face à d’autres projets concurrents. Et dans cette optique, la démarche initiée par ʿAbd al-Malik avait vocation à dépasser le cadre strict des écritures religieuses pour s’étendre notam- ment à la maîtrise du passé, base de toute légitimité califale. Aux côtés d’un al-Ḥ ajjāj, un Qabīsạ b. D̠uʾayb (m. 86/705), secrétaire de ʿAbd

138 Sur cet épisode délicat de l’histoire omeyyade, voir notamment A. A. Dixon, The Umayyad Caliphate; G. Rotter, Die Umayyaden ; Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik, p. 31-48 ; et en dernier lieu F. M. Donner, Muhammad and the Believers, p. 177 et s. 139 Sur ces questions, voir infra, chapitre VIII. 140 A.-L. de Prémare, Aux origines et « ʿAbd al-Malik » ; Ch. F. Robinson, ‘Abd al- Malik. 141 Voir en dernier lieu A.-.L. de Prémare, « ʿAbd al-Malik ». 142 Pour une comparaison féconde avec le Moyen-Âge occidental, on se reportera en particulier aux différents travaux de R. McKitterick cités dans la bibliographie. 42 chapitre i al-Malik143, en charge du sceau et de la poste144, joua sans doute un rôle important dans ce processus. D’autres figures marquantes de la période méritent de retenir notre attention. ʿUrwa b. al-Zubayr (m. v. 94/712-713) est issu d’une famille bien connue. Son père était un compagnon du Prophète, tandis que son frère ʿAbd Allāh b. al-Zubayr se révolta contre le pouvoir omeyyade et s’affirma comme un calife rival à La Mecque jusqu’en 72/692, date à laquelle ʿAbd al-Malik restaura l’autorité omeyyade sur l’ensemble de l’empire. Au contraire des autres membres de sa famille, surtout célèbres pour leurs faits d’armes, ʿUrwa se distingua dans les domai- nes juridiques et historiques, séjournant essentiellement à Médine, en dépit d’une parenthèse égyptienne de plusieurs années. Son autorité en matière de fiqh était reconnue et il aurait composé, à la demande de ʿAbd al-Malik, des écrits sur les maġāzī du Prophète dans le cadre d’une correspondance épistolaire avec le calife, qui demeure toutefois sujette à débats145. Dans la perspective qui nous occupe ici, c’est sur- tout sa dimension de formateur qui nous intéresse puisqu’il fut le maî- tre de nombreux disciples, dont plusieurs devinrent ensuite des figures incontournables de la transmission, à l’instar du fameux al-Zuhrī. Ce dernier fut, en compagnie du propre fils deʿ Urwa, Hišām (m. 146/763), son principal transmetteur et assura une large diffusion de son œuvre, qui n’est pas sans poser de multiples problèmes méthodologiques146. Ḫ ālid b. Maʿdān al-Kalāʿī al-Ḥ imsị̄ (m. 104/722-723)147, vécut à Homs, mais mourut à Ṭarsūs, où il était murābit.̣ Spécialiste du Coran, expert en droit et en ḥadīt̠, il est considéré comme un transmetteur fiable et renommé pour sa piété. Il avait des liens étroits avec les Omeyyades, au service desquels il occupa plusieurs fonctions : sāḥ ̣ib al-šurtạ sous

143 Al-Ṭabarī, II, p. 837, trad. vol. XXI, p. 215. Sur l’importance du personnage dans l’entourage califal, voir par exemple al-Ṭabarī, II, p. 1164-1165 ; trad. vol. XXIII, p. 108-109. 144 Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, V, p. 176. 145 A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 14-16. 146 A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 14-16 et p. 387-388 ; sur les problèmes posés par l’utilisation des traditions de ʿUrwa b. al-Zubayr et les possibilités offertes par ce dernier, voir notamment G. Schœler, « Foundations for a new Biography » et en der- nier lieu A. Görke et G. Schœler, Die ältesten Berichte. 147 La date de décès de Ḫ ālid b. Maʿdān fait l’objet d’une certaine confusion, tant dans les sources que dans la recherche moderne, où les dates proposées oscillent entre 103/721 et 108/727. W. al-Qāḍī a toutefois montré que la date de 104/722-723 était à privilégier puisque c’est celle qui figurait dans ledīwān al-ʿatạ̄ ʾ à en croire Abū Zurʿa al-Dimašqī (Taʾrīḫ, I, p. 243, no 282 et II, p. 694, no 2144). Voir en dernier lieu sur ce personnage W. al-Qāḍī, « A Documentary Report ». l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 43

Yazīd Ier, il entretint par la suite des correspondances avec les califes ʿAbd al-Malik et al-Walīd, notamment en matière de fiqh. Il participa en outre en 98/716-717 au siège de Constantinople, avec Maslama b. ʿAbd al-Malik qui emmena avec lui des notables syriens (wujūh ahl al-Šām), dont Ḫ ālid148. Une vingtaine d’aḫbār chez al-Ṭabarī remon- tent à Ḫ ālid, surtout en lien avec la conquête du Šām, mais livre plus largement des informations s’étalant de la période prophétique à l’époque omeyyade. Il transmit par ailleurs des ḥadīt̠-s nettement pro-sufyanides et pro-syriens149, en particulier des traditions à forte connotation apocalyptiques, mettant notamment en scène le mahdī ou le Sufyānī150. Il fut plus tard suspecté par Ibn Qutayba de tendances qadarites151, vraisemblablement à tort si l’on suit les conclusions de W. al-Qāḍī, puisqu’il semble avoir au contraire été farouchement opposé à ces derniers152. Rajāʾ b. Ḥ aywa al-Kindī (m. 112/730-731) est une figure marquante de la période omeyyade, qui occupa des fonctions importantes au ser- vice du califat, de ʿAbd al-Malik jusqu’à Hišām. Il est célèbre pour avoir supervisé la construction du Dôme du Rocher, jouant alors un rôle de « conseiller spirituel » ; c’est peut-être à l’occasion de ces travaux qu’il gagna son surnom de Sayyid ahl Filastīṇ , alors qu’il était natif de Baysān (Beth Shean). Il joua par la suite un rôle probablement déter- minant dans la désignation comme successeur au califat de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz par Sulaymān b. ʿAbd al-Malik153. Présenté comme un zāhid et un ʿālim, il était notamment faqīh et muḥaddit154̠ .

148 Al-Ṭabarī, II, 1315, trad. vol. XXIV, p. 40. 149 F. M. Donner, « The Problem », p. 7-9 ; A. Elad, « Community of Believers », p. 263 ; W. al-Qāḍī, « A Documentary Report ». 150 Sur ces traditions apocalyptiques, on se reportera aux travaux de W. Madelung, « The Sufyānī », p. 14 et « Apocalyptic Propheties », p. 173-175. 151 Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 625 ; J. Van Ess, Theologie, p. 111-114. Il est très difficile de préciser ce que désigne laqadariyya à l’époque omeyyade. L’idée selon laquelle ce mouvement consistait essentiellement à affirmer le libre arbitre de l’être humain, et la prédestination de ses actes, n’est peut-être en effet qu’un développement plus tardif. Voir essentiellement sur la question W. M. Watt, Free Will ; J. Van Ess, Theologie et « Ḳadariyya » ; S. C. Judd, The Third Fitna. 152 W. al-Qāḍī, « A Documentary Report ». 153 Voir notamment sur ce point C. H. Becker « Studien », p. 21 et s. ; W. W. Bar- thold, « The Caliphʿ Umar II », p. 79-80 ; C. E. Bosworth, « Rajāʾ ibn Ḥ aywa », p. 48 et s. ; R. Eisener, Zwischen Faktum und Fiktion, p. 213 et s. ; T. Mayer, « Neue Aspekte », p. 109-115 ; A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 333. 154 A. Elad, « Community of Believers », p. 260 ; C. E. Bosworth, « Rajāʾ ibn Ḥ aywa » ; N. Rabbat, « The Dome of the Rock Revisited », p. 70-71. 44 chapitre i

Maymūn b. Mihrān (m. 117/735-736), renommé dans les sources pour sa piété, était un savant réputé. Ce marchand de vêtements, pro- priétaire d’une boutique (ḥānūt), était en charge du bayt al-māl de Ḥ arrān pour le gouverneur Muḥammad b. Marwān b. al-Ḥ akām, en charge de la Jazīra sous ʿAbd al-Malik155. ʿUmar II le nomma cadi et le plaça à la tête du ḫarāj en Jazīra ; d’autres traditions disent qu’il fut secrétaire (kātib) de ʿUmar II. La tradition familiale de service dans l’administration se perpétua, puisque son fils fut en charge dudīwān (al-jayš ?)156. ʿUbāda b. Nusayy al-Kindī (m. 118/736-737), savant et spécialiste du droit, fut cadi d’al-Urdunn. Il en fut aussi le gouverneur pour ʿAbd al-Malik et ʿUmar II. Il était appelé Sayyid ahl al-Urdunn ou Sayyid al-Urdunn. Il fut le ʿarīf, sans doute dans ce contexte le commandant d’une unité militaire157, d’un groupe tribal auquel appartenait Rajāʾ b. Ḥ aywa. En dépit de ses liens marqués avec le pouvoir omeyyade, il n’hésitait pas à formuler des critiques à l’encontre des califes, comme lors de l’exécution de Ġaylān al-Dimašqī par Hišām158. Il est aussi transmetteur d’informations à intention historique, comme au sujet de la conquête de Qinnasrīn et du partage du butin qui suivit159. Il rapporta également d’autres aḫbār relatifs à la période omeyyade et semble avoir été particulièrement concerné par certains thèmes spéci- fiques de l’histoire syrienne160. Sulaymān b. Mūsā (m. entre 115 et 119/733-737), traditionniste réputé, était un mawlā des Omeyyades, et peut-être un familier du calife Hišām, s’il l’on se fie aux récits stipulant qu’il mourut en lui rendant visite à al-Rusāfạ 161. S’il est avant tout connu comme un transmetteur de ḥadīt̠, il participa aussi à la diffusion d’informations à intention historique, comme en témoigne un isnād d’al-Ṭabarī remon- tant à Sulaymān, à propos du siège de Constantinople par Maslama b. ʿAbd al-Malik en 98/716-717162.

155 F. M. Donner, « Maymūn b. Mihrān ». 156 A. Elad, « Community of Believers », p. 260-261. 157 A. Elad, « Community of Believers », p. 260. 158 Sur cet épisode, voir S. C. Judd, « Ghaylan al-Dimashqi » et The Third Fitna. 159 Il est mentionné dans une vingtaine d’aḫbār chez al-Ṭabarī, tous relatifs à la conquête de la Syrie. Voir F. M. Donner, « The Problem », p. 11. 160 F. M. Donner, « The Problem », p. 9-12 ; A. Elad, « Community of Believers », p. 260. 161 F. M. Donner, « The Problem », p. 4-5. 162 Al-Ṭabarī, II, 1315 ; trad. vol. XXIV, p. 39-40. Sur cet épisode, voir infra, cha- pitre V. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 45

Ibn Šihāb al-Zuhrī (m. 124/742)163 est probablement le traditionniste le plus célèbre de la période et a, à ce titre, suscité une bibliographie abondante164. Il doit avant tout sa notoriété au rôle clef qu’il joua dans la transmission du ḥadīt̠, mais aussi à son expertise en matière de fiqh ou encore dans le domaine de l’histoire, en particulier des maġāzī165. Al-Zuhrī étudia sous la direction des plus grands maîtres de l’époque à Médine, en dernier lieu sous celle de ʿUrwa b. al-Zubayr, et forma nombre de disciples fameux, dont le grand Mālik b. Anas. Il fut par la suite actif tant à Médine qu’en Syrie, circulant fréquemment entre ces deux espaces. Nous avons évoqué plus haut la place de pionnier que la tradition lui a conféré, en matière de mise par écrit des savoirs. Dans l’optique qui nous occupe ici, ce sont surtout ses liens avec les Omeyyades qui méritent de retenir notre attention. Cette question est ancienne, puisque les auteurs médiévaux reprochèrent volontiers à al-Zuhrī ses liens avec les califes de la première dynastie de l’islam. Un bon exemple en est offert par l’ascète Abū ̣ āzimH Salama b. Dīnār, qui mit en garde un gouverneur omeyyade en présence d’al-Zuhrī, avec cette habile formule : « le meilleur des souverains (umarāʾ) est celui qui aime les ʿulamāʾ, et le pire des ʿulamāʾ est celui qui aime les souverains »166. Dans la recherche moderne, ce point de vue fut repris très tôt, dès 1890, par I. Goldziher qui le soumit à une critique sévère, allant jusqu’à affirmer qu’il forgea un certain nombre de traditions favorables aux Omeyyades167. Une approche radicalement opposée fut adoptée plus tard par A. A. Duri, qui s’efforça de le présenter comme indépendant du pouvoir califal, arguant notamment du fait que des traditions attribuées à al-Zuhrī témoignaient de critiques envers les Omeyyades168. Plus récemment, M. Lecker, suivi depuis par d’autres, a plaidé pour un retour aux thèses d’I. Goldziher, soulignant à nouveau les attaches évidentes qui unirent le savant et les califes, depuis ʿAbd

163 Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, II, p. 388-389 ; TMD, vol. 55, p. 294-387. 164 Voir essentiellement M. Lecker, « Biographical Notes » et « Al-Zuhrī » ; A. A. Duri, « Al-Zuhrī : a Study » et The Rise, p. 76 et s. ; A.-L. de Prémare, Les fondations, en particulier p. 321-323, p. 393 ; G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 52-56 ; H. Motzki « Der Fiqh des Zuhrī » ; F. M. Donner, Narratives, index ; Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, index ; A. Cheddadi, Les Arabes, index ; S. C. Judd, The Third Fitna, p. 149-153. 165 G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 52. 166 Ibn Manzūr,̣ Muḫtasaṛ , X, 67 ; M. Lecker, « Biographical Notes », p. 34. 167 I. Goldziher, Muslim Studies, II, p. 43 et s. 168 A. A. Duri, « Al-Zuhrī : a Study », en particulier p. 10-12. 46 chapitre i al-Malik jusqu’à Hišām, sans solution de continuité169. Il n’est pas inu- tile d’en retracer ici les grandes lignes. Le rôle d’al-Zuhrī sous le califat de ʿAbd al-Malik a déjà fait couler beaucoup d’encre, en particulier en raison d’un passage d’al-Yaʿqūbī (m. 284/897)170 maintes fois cité, exposant comment le calife, désireux de substituer au pèlerinage à La Mecque un autre vers Jérusalem – alors que l’anti-calife Ibn al-Zubayr contrôlait les villes saintes d’Ara- bie –, fit appel au savant afin d’exhumer des traditions à même de justifier cette décision politique171. Si l’on est en droit de s’interroger sur la validité de cette anecdote, considérée comme douteuse dans des travaux récents172, il n’en reste pas moins que les relations entre les deux personnages sont bien attestées, même si la date de leur pre- mière rencontre demeure sujette à débats173. Si les liens d’al-Zuhrī avec al-Walid Ier, le successeur de ʿAbd al-Malik, sont moins bien docu- mentés, al-Ṭabarī signale toutefois que le calife l’aurait interrogé sur l’âge des califes omeyyades, ce qui aurait éventuellement motivé sa décision d’écrire sur cette question ainsi que sur la durée des différents califats174. C’est peut-être ainsi que peut s’expliquer la composition de ses Asnān al-ḫulafāʾ, ouvrage signalé par plusieurs sources ; al-Ṭabarī s’appuie d’ailleurs sur al-Zuhrī pour préciser la durée du règne d’al- Walīd Ier175. Les attestations relatives à Sulaymān b. ʿAbd al-Malik sont encore plus minces, mais l’on signale toutefois que, averti de la diffé- rence entre les ʿulamāʾ d’autrefois et ceux de son temps, le calife s’en- gagea à réduire au minimum ses contacts avec al-Zuhrī176. ʿUmar II, qui le tenait en haute estime, l’aurait ensuite sollicité pour collecter des

169 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 22 et s. 170 Nous conservons ici la date la plus communément admise, même si M. Q. Zaman penche pour une date de décès qui ne serait pas antérieure à 292/905, « al-Yaʿqūbī ». 171 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 261. Ce texte est traduit par A.-L. De Prémare, Les fondations, p. 462-463. 172 A. Elad, Medieval Jerusalem, p. 156-157 ; M. Lecker, « Biographical Notes », p. 22. 173 Voir par exemple l’opinion d’A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 321-322 ; M. Lecker, « Biographical Notes », p. 41 et s. 174 Al-Ṭabarī, II, p. 199, 428, trad. vol. XVIII, p. 211, trad. vol. XIX, p. 225 ; A. A. Duri, « Al-Zuhrī : a Study », p. 10. 175 Al-Ṭabarī , éd., II, p. 1269, trad. vol. XXIII, p. 218. 176 Ibn Manzūr,̣ Muḫtasaṛ , X, 68 et s. : « wa-la-azhadanna fī al-Zuhrī min baʿd al- yawm ». l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 47 ḥadīt̠-s et en composer un recueil177 ; il le nomma cadi178, tâche dans laquelle il fut confirmé par la suite par Yazīd II179. Toutefois, outre ses liens avec ʿAbd al-Malik, ce sont surtout ceux qu’il entretint avec Hišām qui le rendirent célèbre. Et là encore des débats subsistent, par exemple sur la question de savoir s’il s’installa à al-Rusāfa,̣ à la cour du calife, de manière durable, ou s’il fut un infatigable voyageur, cir- culant continuellement entre le Hedjaz et la Syrie, puis entre Damas et al-Rusāfạ 180. C’est en tout cas à al-Rusāfa,̣ à la demande de Hišām, qu’al-Zuhrī entreprit de dicter des ḥadīt̠-s, qui furent probablement consignés par l’un des secrétaires du calife, Šuʿayb b. Abī Ḥ amza al-Ḥ imsị̄ 181. Le calife lui confia en outre la charge de veiller à l’éduca- tion de ses fils182 et, lorsque Hišām confia la conduite duh ̣ajj à son fils Maslama, en 119/737, al-Zuhrī l’accompagna183. Au total, al-Zuhrī occupa ainsi différentes fonctions au service des Omeyyades : cadi, collecteur de la sadaqạ et chef de la šurtạ 184. Les commentateurs médiévaux soulignent d’ailleurs qu’il travaillait au ser- vice des califes (wa-kāna yaʿmalu li-Banī Umayya)185. Cette collabora- tion de la plume et de l’épée se révéla fructueuse pour le savant, qui s’affirma comme un partisan loyal des Omeyyades et fut généreuse- ment rétribué en conséquence, notamment sous forme de domaines186.

177 A. A. Duri, « Al-Zuhrī : a Study », p. 11 ; G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 59. 178 Al-Zuhrī était peut-être déjà le cadi de ʿAbd al-Malik, voir TMD, vol. 55, p. 387 (« [. . .] wa-kāna qāḍiyan bayna yaday ʿAbd al-Malik »), cité par M. Lecker, « Biogra- phical Notes », p. 38. 179 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 37. 180 La première option repose notamment sur l’assertion d’al-Fasawī, qui stipule qu’al-Zuhrī demeura à al-Rusāfạ durant la totalité du califat de Hišām (« ḫilāfat Hišām kullahā », Al-Maʿrifa wa-al-taʾrīḫ, I, p. 636), soit près de vingt ans, tandis que d’autres évoquent une période de dix ans (en particulier Abū Zurʿa, Taʾrīḫ, I, p. 432 et Yāqūt, Muʿjam, III, p. 48). Voir M. Lecker, « Biographical Notes », p. 32-33. La seconde hypo- thèse est défendue par A. A. Duri (« Al-Zuhrī : a Study », p. 11 ; The Rise, p. 118 et s.), qui penche pour une installation d’al-Zuhrī à Damas sous Yazīd II, là où M. Lecker, « Biographical Notes », p. 32 n. 45, penche plutôt pour une date plus précoce, dès le califat de ʿAbd al-Malik. 181 Sur ce personnage, voir ci-après ; « kataba ʿan al-Zuhrī imlāʾan li-l-sultān,̣ kāna kātiban », Ibn ʿAsākir, cité par M. Lecker, « Biographical Notes », p. 27. 182 Ibn Katīr,̠ Bidāya, IX, p. 342 ; Duri A. A., « Al-Zuhrī : a Study », p. 11 et The Rise, p. 118. 183 Al-Ṭabarī, II, 1635, trad. vol. XXV, p. 166. 184 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 38-39. 185 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 38. 186 Al-Zuhrī possédait notamment des domaines sur les routes du pèlerinage où il faisait du commerce avec les pèlerins. Voir sur ce point M. Lecker, « Biographical Notes », p. 49-56. 48 chapitre i

C’est précisément dans l’un de ses domaines, à Šaġb wa-Badā dans le Hedjaz, qu’al-Zuhrī tomba malade et mourut en 124/742187. Si, comme nous l’évoquions, ces liens ténus furent critiqués par des savants du Moyen-Âge, ils suscitèrent aussi l’ire du calife al-Walīd II, qui vouait une haine farouche à al-Zuhrī, coupable d’avoir cherché, avec Hišām, à modifier l’ordre de succession afin de l’en écarter au profit de l’un des fils du calife, Maslama b. Hišām188. Dans la période troublée qui s’ouvrait pour le califat omeyyade, la mémoire du savant n’échappa donc pas à la tourmente, et al-Ṭabarī rapporte qu’al-Walīd II aurait déclaré qu’il aurait tué al-Zuhrī si ce dernier avait été encore en vie189. Auparavant, alors qu’il n’était encore que prince héritier sous le califat d’Hišām, al-Walīd b. Yazīd fit couper les arbres d’un domaine d’al- Zuhrī, celui déjà évoqué de Šaġb wa-Badā, probablement en repré- sailles des tentatives de ce dernier de convaincre Hišām de le retirer de l’ordre de succession190. Plusieurs ouvrages à intention historique sont attribués à al-Zuhrī, dont un consacré aux maġāzī, un autre à la généalogie des Qurayš ou encore celui connu sous le titre d’Asnān al-ḫulafāʾ, sans parler ici de ses écrits en matière de ḥadīt̠, qui devinrent des « collections officielles », pour reprendre l’expression de G. Schœler191. Outre ces écrits, al-Zuhrī forma aussi des disciples, dont plusieurs transmirent des informations à caractère historique tout en travaillant au service des Omeyyades : Sulaymān b. Dāwūd Abū Dāwūd al-Ḫ awlānī al-Dārānī (première moitié du iie/viiie siècle), avant tout connu en tant que transmetteur de ḥadīt̠, fut ḥājib de ʿUmar II ou un de ses kuttāb192.

187 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 54. Yāqūt y localise la tombe d’al-Zuhrī, Muʿjam, III, p. 351. Il semble toutefois exister une certaine confusion dans les sources quant à savoir si Šaġb wa-Badā désigne une seule ou deux localités distinctes. Cf. Yāqūt, Muʿjam, III, p. 351 et 352, et infra, chapitre IV. 188 L’ordre de succession avait été défini par Yazīd b.ʿ Abd al-Malik, qui avait dési- gné son frère Hišām pour prendre sa suite, puis son fils al-Walīd b. Yazīd. Hišām n’aurait dans un premier temps pas cherché à modifier cette décision, jusqu’à ce qu’al- Walīd adopte un comportement répréhensible. C’est ce changement d’attitude qui aurait motivé l’initiative du calife d’essayer de bouleverser l’ordre de succession initia- lement défini par son frère et prédécesseur, au profit de sa progéniture. Voir un récit détaillé de ces épisodes chez al-Ṭabarī, II, p. 1740 et s., trad. vol. XXVI, p. 87 et s. 189 Al-Ṭabarī, II, p. 1811, trad. vol. XXVI, p. 165. 190 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 54. 191 Pour la liste des ouvrages attribués à al-Zuhrī, voir F. M. Donner, Narratives, p. 301 ; G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 54. 192 A. Elad, « Community of Believers », p. 261-262. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 49

Muḥammad b. al-Walīd b. ʿĀmir al-Zubaydī al-Ḥ imsị̄ (né pendant le califat de ʿAbd al-Malik, m. entre 146/763-764 et 148/765-766), muḥaddit̠ et cadi de Homs, fut un transmetteur d’al-Zuhrī avec qui il passa une dizaine d’années à al-Rusāfa,̣ où il était aussi en charge du bayt al-māl du califat193. Šuʿayb b. Abī Ḥ amza al-Ḥ imsī,̣ mawlā de la famille de Ziyād b. Abīhi (m. 162/779 ou 163), évoqué plus haut, était un transmetteur de ḥadīt̠ reconnu, qui fut secrétaire du bureau des dépenses (al-nafaqāt) du califat sous Hišām. Il entendit et enregistra des lectures données oralement par al-Zuhrī sur l’ordre de Hišām194. Mālik b. Anas (m. 179/796) fut sans doute le plus célèbre disciple d’al-Zuhrī. Ancêtre éponyme de l’école malikite, « l’imam de Médine » est surtout connu pour ses écrits juridiques et sa place centrale dans l’histoire du fiqh. Son Kitāb al-Muwatṭ ạ ʾ renferme toutefois des tradi- tions à caractère historique de première importance, comme nous le constaterons plus loin195. Ces exemples démontrent de manière incontestable l’existence pré- coce d’une écriture de l’histoire dans la Syrie omeyyade, doublée d’un travail scrupuleux de transmission, ainsi que de la mobilisation d’auto- rités, syriennes et médinoises, par les califes omeyyades. Ils témoignent aussi de la part prépondérante que jouèrent les maîtres successifs de Damas dans ce processus ; ce faisant, ils stimulèrent l’essor de l’his- toriographie islamique naissante. Dans un esprit un peu différent de la démarche adoptée par A. Noth et L. I. Conrad, F. M. Donner s’est efforcé d’identifier un certain nombre de thèmes caractéristiques de cette production196. Il souligne ainsi que plusieurs d’entre eux furent sponsorisés par les Omeyyades – nubūwa, umma, culte et administra- tion, ḫilāfa et futūḥ –, et que le thème générique de la « prophétie » reçut sans doute une attention particulière, ainsi qu’en témoignent les inscriptions coraniques du Dôme du Rocher197. Cette implication du pouvoir califal dans le développement d’une écriture de l’histoire

193 A. Elad, « Community of Believers », p. 262. 194 A. Elad, « Community of Believers », p. 262 ; M. Lecker, « Biographical Notes », p. 27 et « al-Zuhrī ». 195 Voir en particulier infra les éléments relatifs à ʿUmar II, chapitre VI. Sur Mālik et le Muwatṭ ạ ʾ, voir notamment J. Schacht, « Mālik b. Anas » et surtout Y. Dutton, The Origins of Islamic Law. 196 A. Noth et L. I. Conrad, The Early Arabic; voir les remarques de Ch. F. Robin- son, « The Study », et F. M. Donner,Narratives , p. 125 et s. 197 Sur ces thèmes voir surtout F. M. Donner, Narratives, p. 147 et s., p. 227, et J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam », p. 433. 50 chapitre i est à comprendre dans le contexte plus large d’un projet global des Omeyyades, dont il constitue un aspect important, dans la mesure où la maîtrise du passé se donne à lire comme un acte essentiel de légitimation. En effet, ces efforts de constitution de corpus, d’écriture et de réécriture touchèrent aussi l’ensemble du domaine scripturaire : Coran, ḥadīt̠ et sunna constituèrent des préoccupations centrales de la première dynastie de l’islam. Ils s’accompagnent de surcroît d’un travail de codification notable, en particulier du côté des rituels isla- miques198. Cet état de fait a longtemps été obscurci par la nature même de la documentation permettant d’appréhender la période, ce qui a probablement conduit à sous-estimer la place capitale qu’occupent les Omeyyades dans ces processus. Il faut ajouter qu’il est tout à fait illu- soire de vouloir dissocier complètement ces divers champs d’écriture. Les cloisons ne sont pas étanches entre des écritures « religieuses », « juridiques » ou « jurisprudentielles », « historiques », etc. Si ces diffé- rents types d’écrits possèdent bien entendu leurs spécificités propres, ils procèdent d’une même démarche et sont souvent le fait des mêmes auteurs. Ce sont des écrits d’autorité, dans un processus engagé visant à la « canonisation » d’une révélation qui se veut l’ultime, d’une iden- tité musulmane qui se précise et d’une histoire islamique qui s’efforce d’intégrer les héritages d’un passé monothéiste et hellénistique199. F. M. Donner a souligné que, dans ce processus d’historicisation, ce ne sont pas les seules informations qui furent collectées et organisées, mais aussi des légendes et des matériaux non historiques, qui furent placés dans le contexte des thèmes de cette historiographie naissante200. L’intérêt des califes omeyyades pour l’histoire avait aussi des raisons pratiques, notamment en raison des vertus éducatives de la discipline, ainsi que des enseignements qui pouvaient en être tirés en terme de pratique du pouvoir et de gouvernement. Hišām b. ʿAbd al-Malik, qui fit donc d’al-Zuhrī le précepteur de ses fils, commandita par exemple la traduction en arabe d’un ouvrage sur l’histoire des empereurs sas-

198 Voir F. M. Donner, « Umayyad Efforts at Legitimation ». Ces initiatives du pouvoir omeyyade ne se limitent bien entendu pas aux seuls aspects écrits. Ils se matérialisent aussi par l’inscription d’un pouvoir islamique dans l’espace, par le biais de programmes architecturaux de grande ampleur, et plus largement dans la vie quotidienne, comme par le truchement des réformes monétaires initiées par ʿAbd al-Malik. 199 Voir en particulier Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 45, et A. Ched- dadi, Les Arabes, notamment p. 127 et s. 200 F. M. Donner, Narratives, p. 209-214. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 51 sanides et de leurs politiques en 113/731201. Ces fonctions d’apprentis- sage par l’histoire ne sont pas sans évoquer le genre des « miroirs des princes », qui connaîtra par la suite un vif succès dans le monde isla- mique. Des ouvrages composés sous les premiers Abbassides, comme ceux d’Ibn al-Muqaffaʿ (m. v. 140/757) ou d’Abū Yūsuf Yaʿqūb (m. 182/798), bien que centrés sur des thèmes différents, s’inscrivent d’ailleurs pour partie dans la même lignée202. Ce sont précisément ces mérites de l’histoire et de l’historiographie que met en exergue Ibn Ḫ aldūn en évoquant le rôles qu’elles jouaient aux époques omeyyade et abbasside : un dernier exemple, à propos de la manière dont les historiens traitent des dynasties et des rois. Pour chaque monarque, on énumère son nom, sa généalogie, le nom de son père, celui de sa mère, ceux de ses femmes, son surnom, l’inscription gravée sur son sceau, le nom de son cadi, celui de son chambellan et celui de son vizir. On suit l’exemple des histo- riens des deux premières dynasties de l’islam sans discerner l’objectif que ceux-ci visaient. Or, à cette époque, les œuvres historiques étaient écrites pour les membres de la famille dynastique, dont les enfants dési- raient ardemment connaître la vie et les hauts faits de leurs ancêtres, afin de marcher sur leurs traces et d’imiter leurs modèles. Ce souci allait jusqu’à choisir leurs hommes de confiance parmi les descendants des anciens serviteurs de la dynastie et à nommer les enfants ou les parents des anciens clients de celle-ci aux différentes fonctions et dignités. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, l’office de cadi, comme celui de vizir, était également confié à des membres du clan de la dynastie régnante. Voilà pourquoi les historiens devaient les mentionner tous203. Ce développement des écritures historiques ne doit toutefois pas se comprendre comme exclusivement lié au pouvoir. À la fin de la

201 D. Gutas, Greek Thought, p. 27 ; Al-Masʿūdī, Al-Tanbīh, éd. p. 106, trad. p. 151. D. Gutas relève également la mention de l’éventuelle traduction d’un ouvrage médical grec sous Marwān Ier ou ʿUmar II (Greek Thought, p. 24). Le grand mouvement de traduction, des sciences et de la philosophie grecques vers l’arabe est bien entendu associée à la Bagdad abbasside, en particulier autour de la bayt al-ḥikma du calife al-Maʾmūn (198-218/813-833), ainsi que le soulignent notamment les travaux de D. Gutas. G. Saliba a toutefois mis en lumière le rôle considérable que jouèrent les Omeyyades dans l’amorce de ce processus de traduction, à compter de la politique d’arabisation voulue par ʿAbd al-Malik (voir G. Saliba, Islamic Science, chapitres 1 et 2). 202 Ibn al-Muqaffaʿ, Risāla fī al-saḥ ̣āba ; Abū Yūsuf Yaʿqūb, Kitāb al-ḫarāj ; voir sur ce genre littéraire C. E. Bosworth, « An Early Arabic Mirror for Princes » et, du même, « Administrative Literature », p. 165-167. 203 Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 44. 52 chapitre i période marwanide, nous trouvons aussi des mentions d’historiens dont les liens avec le califat semblent incertains, voire inexistants. Al-Waḍīn b. ʿAtāʾ al-Dimašqī (m. 149/767), était originaire de Bāniyās, mais vivait à Kafr Sūsiyya, à proximité de Damas. C’est dans cette dernière ville qu’il mourut. Il était de tendance qadarite et ne semble pas avoir eu des liens avec les Omeyyades. À l’inverse, il fut probablement en bons termes avec les Abbassides à une date précoce ; al-Waḍīn signale d’ailleurs avoir eu des contacts avec al-Mansūṛ avant son accession au califat. Il transmit surtout des récits sur les conquêtes, notamment pour le littoral syrien, et sur les déplacements de popula- tions par Muʿāwiya. Son intérêt très marqué pour le littoral fait dire à F. M. Donner qu’al-Waḍīn était une sorte d’historien local204 ; il fut à ce titre mis à contribution par les compilateurs postérieurs205. T̠awr b. Yazīd al-Kalāʿī (m. entre 150/767 et 155/772), était peut- être originaire de Homs, ou au moins identifié comme un intellec- tuel de cette ville. Sa maison y fut brûlée et il fut expulsé de la ville à cause de ses tendances qadarites. Il s’installa alors à Jérusalem, où il devait mourir plus tard, âgé de la soixantaine. Il passa aussi du temps à La Mecque et à Médine, où il semble avoir enseigné. Ses penchants qadarites font que les avis sur ses qualités de transmetteur sont divi- sés. Ainsi, Mālik b. Anas aurait eu de fortes réticences envers T̠awr, quand bien même certaines versions rapportent que Mālik transmit des ḥadīt̠-s sous l’autorité de ce dernier. T̠awr b. Yazīd n’apparaît tou- tefois pas comme un transmetteur de Mālik dans le Muwatṭ ạ ʾ, et n’a pas de liens attestés avec les Omeyyades, pour lesquels il ne paraît pas avoir occupé de fonctions officielles206 ; il fut par contre en contact avec les Abbassides207. Il va sans dire que les tendances qadarites (réelles ou supposées) com- munes à ces deux auteurs pourraient amplement justifier leur absence de liens avec les Omeyyades. Ils ne pouvaient dès lors être intégrés au projet « d’orthodoxie marwanide » que les califes sponsorisaient alors ; les évidences documentaires ne permettent malheureusement pas de préciser leur rôle éventuel lorsque le califat omeyyade épousa briève- ment la doctrine qadarite sous Yazīd III. Il est en outre important de

204 F. M. Donner, « The Problem », p. 12-15 ; J. Van Ess,Theologie , p. 81-82. 205 Comme par exemple Saʿīd b. ʿAbd al-ʿAzīz al-Tanūḫī, reprit à son tour par al-Balād̠urī, voir infra. 206 F. M. Donner, « The Problem », p. 15-18 ; J. Van Ess,Theologie , p. 114-117 ; S. C. Judd, « Ibn ʿAsākir’s Sources », p. 81. 207 S. C. Judd, « Competitive Hagiography », p. 28. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 53 noter, à la lumière de l’exemple d’al-Waḍīn b. ʿAtāʾ al-Dimašqī notam- ment, que la chute de la dynastie omeyyade ne signifia absolument pas la fin d’une écriture de l’histoire en Syrie. Certains transmetteurs syriens occupèrent même des places de choix dans l’administration du jeune empire abbasside, après avoir joui d’une place importante à la fin de la période omeyyade le cas échéant208. Leurs éventuels pen- chants qadarites, qui les excluaient de fait de l’essentiel du projet idéo- logique marwanide, facilitèrent leur intégration dans l’administration abbasside, sans être une condition indispensable pour autant. Il est important ici de s’arrêter sur quelques-uns de ces personnages et de les suivre au fil de l’époque abbasside, afin de comprendre pourquoi ces productions historiographiques syriennes ne nous sont pas parvenues, et pourquoi elles n’ont finalement été que peu exploitées par nombre d’auteurs d’époque abbasside.

3. Des sources oubliées ? Commençons tout d’abord par évoquer quelques-unes de ces figures de la transmission dans la jeune Syrie abbasside, avant de diriger notre enquête vers le devenir de leurs productions à intention historique. Hišām b. al-Ġāz (m. entre 153/770 et 159/776), un célèbre muḥaddit̠ de Damas, réputé pour sa piété et sa vertu, s’installa dans la Bagdad abbasside, où il fut en charge du bayt al-māl d’al-Mansūr.̣ Il transmit des ḥadīt̠-s sur les compagnons, sur les campagnes de Muʿāwiya contre les Byzantins et sur les intellectuels le précédant. Il signale par exemple la visite de Makḥūl (m. entre 112 et 119) sur la tombe de ʿUmar II209. Al-Awzāʿī (m. 157/774) incarne à coup sûr l’un des juristes les plus célèbres au sein du Bilād al-Šām sous les derniers Omeyyades et les pre- miers Abbassides210. Il entretenait des liens étroits avec les Omeyyades, en particulier avec Hišām dont il fut le conseiller. Il joua un rôle très

208 Ces continuités ne sont pas l’apanage des seuls historiens et transmetteurs, mais sont également attestées dans l’administration, les carrières militaires, etc. On se reportera en particulier sur ce point aux travaux de I. I. Bligh-Abramski, « Evolu- tion versus Revolution » et d’A. Elad « Aspects of the transition ». Voir en outre infra, chapitre VII. 209 F. M. Donner, « The Problem », p. 18-20 ; A. Elad, « Community of Believers », p. 263. Sur la tombe de ʿUmar II et les pèlerinages qui s’y développèrent, voir en der- nier lieu A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 351-352. 210 Il n’est pas question de s’étendre ici sur les aspects doctrinaux développés par al-Awzāʿī. Voir essentiellement S. C. Judd, The Third Fitna, p. 153 et s., « Ghaylan al- Dimashqi » et « Competitive Hagiography » ; G. Conrad, Die Quḍāt ; J. Van Ess, Theo- logie et Anfänge, p. 207-213. Pour une approche du contexte générale de la période, 54 chapitre i important dans les tentatives omeyyades visant à établir, puis imposer, leur propre orthodoxie, et dans la lutte contre les hérésies qui jailli- rent en réponse à ces efforts. Al-Awzāʿī tint une place prépondérante dans ces processus, notamment dans l’inquisition contre les qadarites, comme en témoigne son implication directe dans le procès de Ġaylān al-Dimašqī, mis à mort en 125/743211. Fortement attaché à la première dynastie de l’islam, al-Awzāʿī fut contraint de s’adapter à la nouvelle donne consécutive à la prise de pouvoir par les Abbassides. Il parvint à s’en accommoder, sans renier ses anciens maîtres ni reconnaître la légitimité de la Révolution abbasside. Il subit plusieurs interrogatoi- res, par ʿAbd Allāh b. ʿAlī puis par al-Mansūr,̣ mais fut autorisé par le nouveau régime à se retirer à Beyrouth. Il fut par la suite sollicité occasionnellement sur des questions juridiques, et plusieurs de ses étu- diants devinrent cadis de la nouvelle dynastie212. Parallèlement à ses compétences juridiques, al-Awzāʿī aurait aussi composé un livre sur l’histoire de la Syrie dont nous ne savons rien213. Saʿīd b. ʿAbd al-ʿAzīz al-Tanūḫī (m. 167/784) fut un important trans- metteur et compilateur syrien, en particulier au sujet de la conquête de la Syrie. Il est ainsi mis à contribution par al-Balād̠urī au sujet du littoral « libanais »214, ou encore par Abū Zurʿa215. Al-Walīd b. Muslim al-Umawī al-Dimašqī (m. 194/810), un des- cendant omeyyade, aurait écrit plusieurs ouvrages historiques qui n’ont pas survécu, en particulier un ouvrage sur les maġāzī 216. Les compilateurs postérieurs font surtout appel à cet important transmet- teur – ainsi que le soulignait récemment A. Elad – pour ce qui touche à la conquête du Šām217, et lui-même s’appuie fréquemment sur un informateur qu’il nomme « al-Umawī » ou « al-šayḫ al-Umawī », que F. M. Donner propose éventuellement d’identifier comme étant Yaḥyā b. Saʿīd al-Umawī (m. 194/809)218. on se reportera en particulier aux chapitres correspondants des ouvrages de H. Laoust, Les schismes ; Ch. Melchert, The Formation; P. Crone, Medieval Islamic. 211 Sur cet épisode, voir surtout S. C. Judd, The Third Fitna et « Ghaylan al-Dimashqi ». 212 Sur les relations d’al-Awzāʿī avec les premiers Abbassides et l’instrumentalisation qui en fut faite dans ses biographies, voir S. C. Judd, « Competitive Hagiography ». 213 S. Dahan, « The Origin », p. 109, qui ne cite malheureusement pas la source d’où provient cette information. 214 Al-Balād̠urī, Futūḥ, éd. p. 126-127, trad. p. 194. 215 G. Rotter, « Abū Zurʿa », p. 100. 216 A. Elad, « The Beginnings », p. 99-100; S. Dahan, « The Origin », p. 109. 217 Il est par exemple un informateur important d’Abū Zurʿa al-Dimašqī, voir G. Rotter, « Abū Zurʿa », p. 99. 218 F. M. Donner, Narratives, p. 245. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 55

Abū Mushir al-Ġassānī al-Dimašqī (m. 218/833), né à Damas en 140/757, était un traditionniste, spécialiste des maġāzī et de généalogie. Il était considéré comme un des meilleurs muḥaddit̠ūn de son temps et fut, à ce titre, considéré comme une autorité par des savants aussi prestigieux qu’al-Buḫārī ou Aḥmad b. Ḥ anbal. Faute d’avoir accepté de souscrire au dogme du Coran créé, il fut jeté en prison dans la Bag- dad d’al-Maʾmūn, où il mourut219. Dans l’optique qui nous intéresse ici, Abū Mushir est particulièrement important, dans la mesure où il constitue une source essentielle d’Abū Zurʿa al-Dimašqī. Le cas de Muḥammad b. ʿĀʾid̠ al-Dimašqī (m. 232/847) offre peut- être un bon exemple de l’oubli relatif que connurent certains tradi- tionnistes syriens d’époque abbasside. Ce transmetteur syrien, disciple d’al-Walīd b. Muslim, qui fut mufti de Damas est généralement consi- déré comme fiable, en dépit de ses vues mu‘tazilites ou qadarites. Ibn ʿĀʾid̠ est connu depuis longtemps par les chercheurs ; F. Rosenthal signale notamment qu’il n’est cité que par des sources tardives, ce qui s’expliquerait par le fait qu’il était le représentant d’une tradition syrienne alors impopulaire220. Dans une étude récente, A. Elad relève qu’Ibn ʿĀʾid̠ est cité à plusieurs reprises par Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ qui mou- rut seulement 8 ans après lui en 240/854. Nous verrons plus loin que Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt ̣ représente un cas marginal dans les sources d’épo- que abbasside qui nous sont parvenues, dans la mesure où son Taʾrīḫ et ses Ṭabaqāt se situent légèrement en amont d’une phase intensive de réécriture de l’histoire, dans la période post-Sāmarrāʾ. En consé- quence, il se pourrait bien que nous soyons ici confronté à un exemple très concret « d’oubli » d’une tradition syrienne, pourtant bien connue et diffusée du vivant de son auteur ou rapidement après son décès. Il semble en effet que les éléments provenant d’Ibnʿ Āʾid̠ chez Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt ̣ soient tous le fruit d’interpolations émanant du transmet- teur (rawī) de ce dernier, Baqī b. Maḫlad al-Qurtubị̄ (m. 276/889)221. Quoi qu’il en soit, une diffusion d’Ibn ʿĀʾid̠ est attestée dans la seconde moitié du iiie/ixe siècle, qui ne trouve pas d’écho chez les autres compilateurs postérieurs de la période abbasside, avant qu’il ne soit

219 GAS, I, p. 100-101. 220 F. Rosenthal, « Ibn ʿĀʾidh ». 221 Voir G. Conrad, Die Quḍāt, p. 167, note 155 ; A. Elad, « The Beginning », p. 74-75 ; E. Landau-Tasseron, « On the Reconstruction », p. 49. Les traditions d’Ibn ʿĀʾid̠ furent transmises par Baqī via Bakkār b. ʿAbd Allāh ; les éléments attribués à Ibn ʿĀʾid̠ cités par Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt ̣ ne vont chronologiquement pas au-delà du début du califat de ʿAbd al-Malik. 56 chapitre i récupéré à l’histoire par des auteurs beaucoup plus tardifs222. L’une des explications possible de cet « oubli » d’Ibn ʿĀʾid̠ réside dans l’étude de ses propres informateurs. Il s’avère en effet largement tributaire d’al- Walīd b. Muslim, ainsi que l’a noté A. Elad223, même s’il s’appuie aussi sur d’autres sources. Ibn ʿĀʾid̠ possédait d’ailleurs chez lui une copie du Kitāb al-Fitan d’al-Walīd b. Muslim224. En conséquence, lorsque al-Walīd b. Muslim est cité par les auteurs ignorant Ibn ʿĀʾid̠, cela peut expliquer l’oubli de ce dernier. Abū Zurʿa al-Dimašqī (m. 281/894) fait figure d’exception dans ce panorama des auteurs syriens, dans la mesure où son ouvrage est pré- servé225. Issu d’un milieu qaysite, et né entre 195/811 et 200/815, il offre un exemple probant du maintien d’une activité historique dans le Šām de la seconde moitié du iiie/ixe siècle. Pour Abū Zurʿa, l’histoire se résume à l’islam et commence par conséquent avec la naissance du Prophète. Il passe ensuite totalement sous silence le califat de ʿAlī, se bornant à mentionner une fitna de cinq ans après l’assassinat de ʿUtmān̠ 226 : il suggère par là même une continuité entre Muʿāwiya, qui réunit la umma au terme de cette première grande crise, et son aïeul. Son taʾrīḫ n’en porte pas moins les stigmates de jugements variables sur les califes omeyyades, ainsi qu’en témoigne le choix du vocabulaire pour désigner l’accession de tel ou tel souverain. S’il s’appuie essentiel- lement sur des isnād-s « iraqiens » lorsqu’il traite de la période prophé- tique, Abū Zurʿa fait ensuite majoritairement appel à des transmetteurs syriens : al-Walīd b. Muslim al-Umawī al-Dimašqī (m. 194/810) est sa source principale, pour la période entre Abū Bakr et Muʿāwiya227, avant qu’Abū Mushir (m. 218/833), lui-même assez régulièrement tributaire de Saʿīd b. ʿAbd al-ʿAzīz al-Tanūḫī (m. 167/784), ne remplisse cette fonction pour la période marwanide et celle des premiers Abbassides.

222 Ces sources utilisant Ibn ʿĀʾid̠, avec ce qu’elles nous apprennent sur ses ouvrages perdus, sont étudiées en détail par A. Elad, « The Beginnings », p. 67-100. 223 A. Elad, « The Beginnings », p. 99-100 ; Baqī b. Maḫlad, rawī de Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ donne souvent des isnād-s ou Ibn ʿĀʾid̠ s’appuie sur al-Walīd b. Muslim. 224 A. Elad, « The Beginnings », p. 128. 225 L’auteur, comme son ouvrage, demeure toutefois trop peu étudié. Signalons les études pionnières de G. Rotter, « Abū Zurʿa », G. Conrad, « Das Kitab » et en dernier lieu W. al-Qāḍī, « A Documentary Report ». Voir en outre GAS, I, p. 100-101, et la copieuse introduction à l’édition du Taʾrīḫ d’Abū Zurʿa par S. A. al-Qujānī, p. 1-94. 226 Abū Zurʿa, Taʾrīḫ, p. 187. 227 G. Rotter, « Abū Zurʿa », p. 98-99. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 57

Cet échantillon non négligeable de transmetteurs syriens aux épo- ques omeyyade et abbasside pose donc plusieurs problèmes, quant à sa représentativité, aux vecteurs qui en assurèrent la transmission, etc. Une autre interrogation centrale se dégage, à la lumière des sujets abordés par ces auteurs, qui semblent s’être avant tout concentrés sur la période prophétique et le mouvement des conquêtes. Ces premiers historiens paraissent ainsi s’être surtout focalisés sur leur proche passé islamique, au détriment d’une histoire plus contemporaine ; c’est le constat que faisait récemment Ch. F. Robinson, au regard de la liste d’ouvrages composés avant la fin du iie siècle de l’hégire établie par F. M. Donner228. Ce désintérêt relatif pour une histoire au présent doit être relativisé si l’on suit A. Elad, pour qui l’écriture historique débuta à une date précoce, immédiatement après les premières conquê- tes islamiques, vers le milieu du ie/viie siècle229. Pour la période qui nous occupe ici, le problème n’en demeure pas moins posé, puisque les ouvrages traitant apparemment du iie/viiie siècle apparaissent en nombre très inférieur à ceux consacrés par exemple aux maġāzī ou aux futūḥāt. Cette question est très difficile à trancher, dans la mesure où nous n’avons qu’une connaissance très fragmentaire de ces travaux, dont seuls les titres – pas nécessairement représentatifs du contenu – ou des éléments épars ont parfois survécus. Il n’est donc pas exclu que, dans certains cas au moins, les citations préservées dans des com- pilations postérieures offrent une vision déformante de telle ou telle source, parce que seule une partie fut mise à contribution (par exemple les informations relatives à la conquête d’une région donnée), au détri- ment du reste de l’œuvre et du projet global de son auteur. Un certain nombre d’ouvrages, dont nous ne connaissons que les titres, semble néanmoins traiter de la période omeyyade, ou de certains événements marquants qui la scandèrent. Des auteurs plus tardifs, à l’instar d’al- Masʿūdī (m. 345/956) ou d’Ibn al-Nadīm (m. 385/995), affirment s’y être reportés ou les avoir consultés. L’un des plus anciens ouvrages répertoriés qui puisse se rattacher à cette catégorie est sans doute celui, déjà cité, d’al-Zuhrī (m. 124/742), intitulé Asnān al-ḫulafāʾ230. Il est délicat de se faire une idée sur ce que

228 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 94 ; la liste de ces ouvrages figure en annexe de celui de F. M. Donner, Narratives, p. 297-306. 229 A. Elad, « The Beginnings », notamment p. 116 et s. 230 GAS, I, p. 280-283 ; F. M. Donner, Narratives, p. 183, 239. 58 chapitre i renfermait cet ouvrage, qui consistait sans doute fondamentalement en une liste des califes, à un moment où il importait avant tout de fixer la chronologie de l’histoire du califat. Al-Ṭabarī affirme s’appuyer sur cet ouvrage, par le truchement de plusieurs transmetteurs il est vrai, à propos du décès de Yazīd Ier : « Yazīd b. Muʿāwiya mourut à l’âge de 39 ans. Son règne fut de trois ans et six mois selon les uns ; mais d’autres disent qu’il fut de [trois ans] et huit mois »231. Ce souci de la chronolo- gie demeure prépondérant dans les décennies qui suivent la mort d’al- Zuhrī, ainsi qu’en témoignent les premières « chronographies » avec deux ouvrages intitulés Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, l’un attribué à Muḥammad b. Isḥāq (m. 151/768), l’autre à Abū Maʿšar Najīḥ (m. 170/780), ou bien encore, un Kitāb al-taʾrīḫ rédigé par ʿAwāna b. al-Ḥ akam (m. vers 147/764)232. A côté de cet important effort de mise en ordre chronologique, nous trouvons quelques mentions d’ouvrages portant directement sur les Omeyyades. Un Kitāb sīrat Muʿāwiya wa-Banī Umayya est ainsi attri- bué à ʿAwāna b. al-Ḥ akam, que nous évoquions précédemment233. Le fameux Abū Miḫnāf (m. 157/774) est lui aussi crédité de travaux sur la première dynastie de l’islam, sur les sufyanides, la deuxième fitna, la bataille de Marj Rāhit ̣ou encore les premiers marwanides234. Al-Masʿūdī signale quant à lui plusieurs ouvrages centrés sur les Omeyyades, dans la présentation des travaux qu’il mit à contribution pour composer ses Prairies d’or : ʿAlī b. Mujāhid (m. 182/798) est ainsi désigné comme étant notamment l’auteur d’un Kitāb Aḫbār al-Umawiyyīn235, tandis qu’un dénommé Abū ʿAbd al-Raḥmān Ḫ ālid b. Hišām al-Umawī aurait rapporté « la chronique générale et l’histoire des Omeyyades, leurs vertus, leurs mérites, les exemples qu’ils ont suivis et les innova- tions qu’ils ont apportées dans leur conduite »236. Enfin, des ouvrages à teneur apologétique, traitant des Omeyyades, circulaient toujours

231 Al-Ṭabarī, II, 428, trad. vol. XIX, p. 225 ; F. M. Donner, Narratives, p. 239. Voir aussi un autre passage rapporté par al-Ṭabarī (II, p. 199 ; trad. vol. XVIII, p. 211), où le calife al-Walīd interroge al-Zuhrī sur la durée de vie des califes, et notamment l’âge de Muʿāwiya lors de son décès. C’est peut-être la même source qui est mise à contribution au sujet de la durée du califat d’al-Walīd b. ʿAbd al-Malik, al-Ṭabarī, II, p. 1269, trad. vol. XXIII, p. 218. 232 F. M. Donner, Narratives, p. 240, 303, 305 ; GAS, I, p. 307-308. 233 F. M. Donner, Narratives, p. 195, 303 ; GAS, I, p. 307-308. 234 F. M. Donner, Narratives, p. 304. 235 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. I, p. 12 ; trad. I, p. 5 ; F. M. Donner, Narratives, p. 195, 305 ; GAS, I, p. 312. 236 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. I, p. 14-15 ; trad. I, p. 6. l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 59 au xe siècle dans l’espace syrien, comme en témoigne la consultation par al-Masʿūdī, à Tibériade en 324/935-936, d’un Livre des preuves de l’imamat des Omeyyades, faisant de ‘Utman̠ le premier Omeyyade et se poursuivant, par-delà les califes d’Orient, avec leurs successeurs anda- lous237. Des écrits historiques furent indubitablement produits tant à l’épo- que omeyyade qu’au sujet de ces derniers238. L’espace syrien fut un pôle actif de composition de textes à intention historique, à la fois sous les Omeyyades et sous les premiers Abbassides. À l’exception nota- ble d’Abū Zurʿa, ces écrits ne nous sont toutefois pas parvenus dans leur forme originale, mais de manière bien plus limitée : soit, dans le meilleur des cas, par des citations dans des compilations postérieures – avec les difficultés d’usage qui les accompagnent –, soit uniquement parce que le nom d’un auteur et ses thèmes de travail ou les titres de ses ouvrages ont été mentionnés au gré d’ouvrages bibliographiques plus tardifs, à l’instar du Fihrist d’Ibn al-Nadīm. Dans le vaste projet de reconstruction historiographique que sponsoriseront les Abbassides à compter du retour du califat à Bagdad, après l’intermède Sāmarrāʾ – sur lequel nous allons revenir en détail dans le chapitre suivant –, ces sources « syriennes » ne trouvèrent, en général, qu’une place limitée. Seuls les « passages obligés » furent conservés, surtout dans la mesure où aucune autre alternative ne s’offrait aux compilateurs d’alors. Les sources composées dans la Syrie abbasside firent l’objet de véritables stratégies de l’oubli, dans le cadre de la mise en place de cette vulgate historiographique – c’est-à-dire l’essentiel du corpus que nous dési- gnons par commodité sous le vocable de « sources classiques » –, alors qu’elles demeuraient disponibles et avaient été mises à contribution par les compilateurs abbassides, actifs en Iraq de surcroît, jusque à l’abandon de Sāmarrāʾ239. Ces sources furent donc sciemment laissées

237 Kitāb al-barahīn fī imāmat al-Umawīyīn, mentionné dans le Kitāb al-Tanbīh, éd. p. 336-337, trad. p. 433. Voir aussi P. M. Cobb, White Banners, p. 51-55 et « Al-Maqrīzī », p. 70. 238 Dès le milieu du viiie siècle, l’existence de compositions en arabe est connue des voisins de l’empire islamique, ainsi qu’en témoigne le T’ung tien, une source chinoise présentée par Tu Yu en 801, s’appuyant notamment sur le témoignage d’un certain Tu Huan, fait prisonnier lors de la bataille du Talas et autorisé à retourner en Chine en 762. L’ouvrage propose en particulier une description des barbares de l’Ouest, les Arabes, dans laquelle il est notamment noté qu’ils possèdent « une littérature qui est différente de celle de Perse ». Voir R. G. Hoyland,Seeing , p. 245. 239 Voir les interrogations de G. Rotter sur les possibilités d’utilisation des maté- riaux « syriens » à l’époque abbasside, « Abū Zurʿa », p. 102. 60 chapitre i de côté, ou ne furent pas toujours accessibles à certains auteurs tra- vaillant dans l’Iraq abbasside ; leur utilisation, à des dates plus tardives, par un al-Masʿūdī ou un Ibn ʿAsākir par exemple, atteste en effet de leur préservation. Bien qu’apparemment plongée dans un oubli délibéré, il n’en reste pas moins vrai que l’histoire réécrite à l’époque omeyyade marqua d’une empreinte durable l’historiographie islamique : les sélections opérées à l’âge abbasside ne pouvaient pas toujours se départir de celles qui avaient été pratiquées sous la première dynastie de l’islam. Dans une large mesure, dont il reste encore en grande partie à prendre conscience, cette construction historiographique d’époque omeyyade conditionne toujours notre approche des débuts de l’islam. En repen- sant l’histoire de ses origines, la communauté islamique, réunie autour des califes de Damas, légua ainsi un héritage colossal à la fois à ses suc- cesseurs abbassides, mais aussi plus largement à l’ensemble des musul- mans. Nous verrons plus loin que des accès partiels vers ces projets historiographiques successifs sont possibles. L’historiographie islami- que n’offrait pas, en effet, la seule voie de conservation de ces sources et l’analyse des processus de transmissions interculturelles, à l’œuvre dans le Proche-Orient médiéval en direction des sources non musul- manes, peut ouvrir, sous réserve d’une méthodologie appropriée, des perspectives fécondes240. Cependant, avant de pouvoir appréhender ce corpus élargi, il est indispensable de s’efforcer de mettre au jour les strates successives de réécriture de l’histoire : seule cette archéologie des textes est à même de nous permettre de comprendre les processus de transmission historique dans toute leur épaisseur. Pareille démarche offre en outre l’opportunité d’identifier les filtres historiographiques successifs, moments où les sélections dans le matériau alors disponible furent opérées, qui déterminèrent les réécritures ultérieures possibles. C’est donc à présent vers les cristallisations successives d’idéologies dominantes, c’est-à-dire vers l’établissement successif « d’orthodoxies » politiques accompagnées de filtres historiographiques, qu’il nous faut nous tourner.

240 Sur les sources chrétiennes et la circulation de l’information à intention histori- que dans le Proche-Orient des débuts de l’islam, voir chapitre III. CHAPITRE II

TEMPS D’ÉCRITURES ET DE RÉÉCRITURES : FILTRES HISTORIOGRAPHIQUES ET VULGATES HISTORIOGRAPHIQUES

Nous sommes le peuple arabe. Lorsque nous rapportons [des événements], nous les présentons selon l’ordre de l’antérieur et du postérieur, nous ajou- tons et nous enlevons [comme bon nous semble], mais nous ne cherchons pas à mentir1. Ce chapitre est dédié aux moments d’écritures et de réécritures de l’histoire. La démarche adoptée s’inscrit nettement dans une perspec- tive d’histoire des sens : les réécritures successives correspondent à autant de sens nouveaux donnés au passé pour le rendre conforme aux besoins d’un présent sans cesse transformé. Ces réécritures présup- posent des écritures préalables dont témoignent les auteurs évoqués dans le chapitre précédent. Toutefois, ces sources musulmanes pre- mières, contemporaines des Omeyyades ou des premiers Abbassides, de surcroît produites dans l’espace syrien, ne nous sont pas parvenues. C’est là l’écueil classique de toute recherche sur les débuts de l’islam : nous ne disposons plus que de sources « tardives », ne remontant pas au-delà du iii/ixe siècle, presque exclusivement composées en Iraq de surcroît. Du strict point de vue des sources narratives, les Omeyyades et les premiers Abbassides sont ainsi sur un pied d’égalité, dans la mesure où ils ne nous sont connus que par des sources assez nette- ment postérieures. Les sources aujourd’hui disponibles pour appréhender les premiers siècles de l’islam imposent donc une méthodologie appropriée, pour ne pas nous limiter à raconter cette histoire à travers le prisme défor- mant des grands auteurs et compilateurs de l’âge abbasside. Il convient donc de démonter les mécanismes historiographiques et les strates de sédimentation mnésique qui conduisirent à l’instauration d’une vulgate dans les chronographies, résultant d’un choix éminemment

1 « [. . .] Inna qawm ʿarab fa-nuqaddim wa-nuʾaḫḫir wa-nazīd wa-nanqus,̣ wa-lā nurīd bi-d̠alik kād̠iban », Ibn Qutayba, ʿUyūn, II, p. 136. 62 chapitre ii politique. Pour cerner ce phénomène de grande ampleur dans toute son épaisseur historique, il est indispensable de mettre au jour les phases successives de réécriture de l’histoire, en partant d’un triple postulat : la vulgate finalement conservée ne fut pas la seule tentative en la matière, mais celle qui fut couronnée de succès ; les efforts anté- rieurs, s’ils ne connurent pas la même réussite, n’en conditionnèrent pas moins le résultat final ; d’autres développements demeurèrent pos- sibles, à la marge de cette vulgate. En d’autres termes, chaque projet de réécriture s’accompagna de sélections, d’ajouts et de suppressions, formant autant de filtres historiographiquessuccessifs dont il n’était pas toujours possible de s’affranchir. Pareil constat implique qu’il fut parfois inévitable de composer avec du matériau sélectionné par ses rivaux ou concurrents.

A. À la recherche des projets historiographiques omeyyades

Puisque l’on peut démontrer l’existence d’une écriture de l’histoire à l’époque marwanide, il est important de nous efforcer de compren- dre à quels besoins successifs cette démarche répondait. Les besoins changeants du politique ne pouvaient en effet se satisfaire d’un seul discours monocorde tout au long de la période. Les réinterprétations alors nécessaires suscitèrent des réorientations qu’il nous faut à pré- sent traquer, pour faire émerger ces phases de réécritures omeyyades.

1. « Lien commun », « isnād-s collectifs » ou filtres historiographiques omeyyades ? L’omniprésence de certains transmetteurs dans les grandes compila- tions n’a pas manqué d’attirer l’attention des chercheurs. L’exemple le mieux documenté est celui d’Ibn Šihāb al-Zuhrī, sur lequel nous allons revenir. Cette prédominance d’un nombre limité d’auteurs a conduit à l’élaboration de différentes théories, aboutissant à l’idée d’un « lien commun »2, c’est-à-dire d’une autorité incontournable partagée par l’ensemble ou la majorité des compilateurs postérieurs, ou encore à celle, déjà évoquée, « d’isnād-s collectifs ». Dans un cas comme dans

2 Voir G. Schœler, « Mündliche Thora », p. 226, 230, et la critique de M. Cook, « The Opponents », p. 465. Voir aussi les remarques de ce dernier, « Eschatology and the Dating », p. 24 et s. filtres historiographiques et vulgates 63 l’autre, c’est la tradition qui, produite dans un premier temps par un faible nombre de savants, aurait généré elle-même ces « passages obli- gés » vers quelques-unes de ses figures de proue : le mécanisme serait donc endogène et, en quelque sorte, accidentel. Il semble que ces explications négligent un aspect essentiel, à savoir l’impérieuse nécessité de maîtriser le passé et, partant, l’écriture de l’histoire. Cet enjeu politique majeur suscita un profond effort de contrôle par le pouvoir califal ainsi que par différents groupes élitai- res : à une écriture succédait une réécriture, et ainsi de suite, au gré des soubresauts politiques, tandis que les textes ainsi produits suscitaient des « débats historiographiques ». Toutefois, ces réécritures ne pou- vaient s’affranchir des matériaux alors disponibles pour ces entrepri- ses de recomposition. Ces données ayant elles-mêmes été victimes des travaux successifs de contrôle du passé, ne constituaient ni un corpus illimité, ni vierge de toute empreinte : « le point de départ [de l’histo- riographie] n’est pas le silence [. . .], mais ce qui a déjà été dit »3. À l’in- verse, ces recompositions étaient le fruit de filtres historiographiques successifs, et la création d’une nouvelle orthodoxie – d’un nouveau filtre – était largement tributaire des processus de sélection antérieurs. Situation paradoxale, où les efforts d’harmonisation des adversaires politiques d’hier conditionnaient l’écriture de l’histoire par ceux qui les avaient supplantés. Cet état de fait ne rend toutefois pas seulement compte de l’opposition classique entre Omeyyades et Abbassides ; le problème est parfaitement identique au sein même de chacune des deux dynasties, où les luttes de pouvoir entre les différents prétendants faisaient rage. À côté de cette dimension politique, un autre aspect épineux réside dans le matériau avec lequel les historiens travaillaient. F. M. Donner estime qu’en comparant avec d’autres sources, on peut penser qu’al- Ṭabarī n’avait pas à disposition une masse de documents sur tous les sujets possibles, mais plutôt un corpus documentaire déjà arrangé thé- matiquement, avec des sujets mis en avant et des silences sur d’autres4. Nous évoquions d’ailleurs plus haut l’existence d’un « noyau com- mun », d’informations partagées entre des sources produites en des lieux distincts. Et au-delà de la question de savoir si ce socle est par- tagé parce que « vrai », ces « noyaux communs » dans l’historiographie

3 A. Rigney, « Time for Visions », p. 86, citée dans Ch. Lorenz, « Comparative Historiography », p. 34. 4 F. M. Donner, Narratives, p. 129. 64 chapitre ii abbasside préservée présupposent des filtres historiographiques anté- rieurs, en l’occurrence omeyyades. En d’autres termes, ces informa- tions sont présentes dans la plupart des sources dans la mesure où elles sont incontournables, non en raison de leur caractère qualitatif, mais en raison de leur caractère exclusif. L’étude de ces phases de réécritures successives, véritable strati- graphie historiographique, est capitale. Non pas pour dénier toute crédibilité à nos sources, mais pour mettre au jour ces différentes séquences, qu’il conviendra ensuite de confronter à d’autres historio- graphies (syriaque, byzantine, arménienne) et à des sources de natu- res variées (archéologie, épigraphie, numismatique). L’analyse de ces couches historiographiques et leur mise en perspective avec d’autres sources, permet de dater la mise en circulation d’un certain nombre d’informations, qui traduisent autant de discours apologétiques, de programmes idéologiques, ou encore de projets historiographiques jusqu’alors enfouis et se donnent à lire comme des fragments de passé ayant refusé de « rester ensevelis »5. La présence dominante de quel- ques grandes figures dans les chaînes de transmission n’est plus impu- table à la seule tradition elle-même, mais résulte d’un processus actif d’une écriture historique que le pouvoir califal s’évertue à contrôler, le cas échéant en compétition avec différents groupes rivaux6. Il va sans dire cela ne signifie évidemment pas que la totalité de la production préservée passa au filtre de ces écritures autorisées successives, sans parler de ce qui n’a pas survécu. Il faut aussi souligner que ces figures clefs de la transmission furent à l’occasion victimes de leur succès : les abus du « label » al-Zuhrī en offrent un exemple concret7. Autant de pièges et de prismes déformants qui obscurcissent notre vision des choses. Plus qu’un « lien commun », ce sont donc des matériaux com- muns imposés qui justifient le recours à des transmetteurs en nombre finalement limité. Dans ces conditions, il est d’autant plus indispensable d’exhumer ces strates successives, afin de mieux comprendre ce que nous pos-

5 En empruntant librement l’expression de P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 266. 6 La question des usages (sociaux, politiques, etc.) de la culture écrite a fait l’objet de développements féconds sous la plume des spécialistes de l’Occident médiéval. Voir en particulier l’étude classique de B. Stock, The Implications of Literacy; P. J. Geary, La mémoire et l’oubli ; G. Spiegel, notamment, « Political Utility » et Romancing the Past ; et les travaux de R. McKitterick, The Carolingians and the Written Word, The Uses of Literacy et History and Memory. 7 Ainsi que le souligne A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 393. filtres historiographiques et vulgates 65 sédons et ce que nous n’avons plus ; de mieux cerner aussi les sens changeants qui furent donnés à tel ou tel événement, dans une pers- pective d’histoire des significations. C’est là que les sources chrétiennes joueront un rôle capital, nous y reviendrons. Non pas parce qu’elles seraient « externes » à la tradition islamique, mais parce qu’au gré de l’histoire propre de l’écriture et de la transmission de chacun des textes de ce corpus, elles offrent un accès à des strates de sédimentation his- toriographique par ailleurs perdues ; non pas tant parce qu’elles ont à offrir des points de vue différents – que l’on considère d’ailleurs volon- tiers avec suspicion8 – que parce qu’elles proposent des éléments issus de moments historiographiques différents. Efforçons-nous à présent de faire émerger ces phases de réécriture qui scandent la période omeyyade, non sans évoquer tout d’abord les périls et les incertitudes inhérents à pareille entreprise. Si nous allons essayer de montrer qu’il est possible d’identifier plusieurs étapes d’écri- ture – dont l’histoire ne constitue qu’un volet, pas nécessairement prioritaire eu égard au travail similaire conduit en matière de ḥadīt̠ ou de fiqh, voire sur le corpus coranique lui-même –, rien ne permet d’affirmer que ce cadre général fut appliqué ailleurs que dans l’entou- rage immédiat des califes et/ou des élites savantes concernées, ni qu’il fut systématiquement mis en œuvre au sein même de ce groupe res- treint. En outre, la perte totale, ou partielle si l’on se fie aux citations préservées, de sources émanant de ces différentes étapes, interdit toute vision globale du phénomène. Néanmoins, ces précautions posées, une telle analyse ne nous semble pas vaine dans la mesure où elle permet d’éclairer l’évolution des besoins du politique et les changements de perception de tel ou tel événement. Plus encore, ce travail d’archéologie des textes, ou plutôt des écri- tures, visant à identifier une véritable stratigraphie des recompo- sitions successives, apparaît indispensable du strict point de vue de la compréhension des « sujets connaissants »9, c’est-à-dire des histo- riens qui les produisirent. L’étude de ces réécritures ne se réduit pas à celle des seules initiatives politiques qui y présidèrent, mais se doit de faire aussi la place aux phases d’interprétations successives du passé qui furent alors à l’œuvre. O. G. Oexle insistait récemment sur les « conditions historiques de la connaissance historique, et plus précisé- ment de l’imaginarium, de l’imaginaire des historiens, de ces modèles

8 Pour une étude détaillée du problème, voir infra chapitre III. 9 J’emprunte l’expression à O.-G. Oexle, « L’historicisation », p. 31. 66 chapitre ii d’interprétation, représentations, concepts et images qui sont à la base de la connaissance historique et qui l’orientent »10. Ces remarques nous invitent à considérer l’impact qu’eurent les grands événements qui jalonnent le iie/viiie siècle, mais aussi ceux qui se déroulèrent en amont et plus encore en aval, jusqu’à la compilation des sources classiques à la période abbasside. Il suffit d’évoquer les exemples les plus évidents, de l’anti-califat d’Ibn al-Zubayr à la miḥna, en passant par la bataille de Marj Rāhit ̣ (64-65/684), la troisième fitna (126-130/743-747), la « Révolution abbasside » ou la guerre civile à la mort d’al-Rašīd (193- 198/809-813) : comment ignorer l’influence que ces épisodes jouèrent sur les schémas mentaux et sur les « images mnémoniques »11 des pro- ducteurs de sources narratives ? Les couches historiographiques sont dès lors tributaires des strates de sédimentation mnésiques, et s’ins- crivent dans des « cultures du souvenir », dont « il existe toujours une multiplicité [. . .] qui s’entremêlent, se rejoignent ou se font concur- rence » 12. Cette Erinnerungskultur plurielle se double d’une nécessaire réflexion sur « l’histoire du sens » Sinngeschichte( ), ou les histoires des significations données successivement par telle ou telle époque à tel ou tel événement, culture ou civilisation13. Ces éléments suffisent ample- ment à justifier cette tentative d’identification des phases successives d’écriture de l’histoire. Une dernière précision de méthode. Il va sans dire que le décou- page proposé ci-après est susceptible de faire débat. Certaines strates de sédimentation historiographique supposées offrent en effet trop peu d’éléments positifs pour que nous soyons toujours en terrain parfaite- ment assuré. L’idée d’un processus stratifié de construction de l’histoire ne nous semble pas moins solidement étayée dans les pages qui sui- vent. Dans l’idéal, il faudrait toujours pouvoir partir d’une réécriture de l’histoire attestée pour tenter de la rattacher aux événements qui l’engendrent. Comme cela n’est pas toujours possible, c’est la démar- che inverse qui est adoptée lorsque cela s’impose, ce qui implique bien entendu davantage d’hypothèses et d’incertitudes. Pareille démarche

10 O.-G. Oexle, « L’historicisation », p. 31. 11 Pour reprendre la formule de J. Assmann, Ägypten. Eine Sinngeschichte, p. 475 et s. 12 O.-G. Oexle, « L’historicisation », p. 39, et, du même, Memoria als Kultur, p. 9 et s. ; ces prismes déformants sont notamment étudiés dans le chapitre IV. 13 O.-G. Oexle, « L’historicisation », p. 39-40. Sur le concept d’histoire du (ou des) sens, on se reportera en particulier à J. Assmann, Ägypten. Eine Sinngeschichte, et, du même, Moïse l’Égyptien. Voir en outre les remarques importantes de M. P. Thompson, « Reception Theory ». filtres historiographiques et vulgates 67 offre aussi l’avantage d’un mode de présentation qui permet de conser- ver un fil chronologique, seul moyen d’écrire ensuite une histoire des sens, dans une démarche qui se veut résolument heuristique.

2. Écritures et réécritures marwanides Au cours de la période marwanide, il est possible de distinguer qua- tre strates principales qui, tout en présentant des différences et des évolutions internes, n’en possèdent pas moins une cohérence notable, scandant ainsi l’historiographie omeyyade.

– Phase 1 : L’affirmation du pouvoir marwanide (v. 72-96/692-715) Sans préjuger d’un historiographie produite à la période sufyanide, qui s’inscrit en amont du cadre chronologique imparti à cette recherche, mais qui ne saurait en rien être exclue a priori au regard notamment de la stature politique d’un Muʿāwiya et de son intérêt pour l’histoire souvent souligné dans les sources – et évoqué plus haut –, il convient de se concentrer tout d’abord sur les temps troublés qui caractérisent le début de notre enquête. Le conflit qui opposa Ibn al-Zubayr au cali- fat omeyyade n’est en effet pas sans poser un certain nombre de ques- tions relatives à notre propos. Cette compétition pour le pouvoir et la légitimité califale se traduisit-elle dans le domaine de l’écrit ?14 Les évidences sont à vrai dire limitées pour documenter la ques- tion, même s’il est net que l’opposition entre les deux camps eut une dimension polémique, qui se prêtait à merveille à des prolongements historiographiques. La figure qui domine la période est celle deʿ Urwa b. al-Zubayr, fameux pour les lettres qu’il aurait échangées avec ʿAbd al-Malik15. Un épisode bien connu des spécialistes mérite de retenir notre attention, bien qu’il soit légèrement antérieur à la période qui nous occupe : il concerne l’attitude du traditionniste, le propre frère du révolté, lors de la bataille d’al-Ḥ arra (64/683)16. À l’occasion de cette victoire des Omeyyades contre les insurgés médinois, ʿUrwa aurait prit le soin de brûler des livres de fiqh qu’il possédait, ce qu’il

14 L’épisode, tout comme la figure d’Ibn al-Zubayr, fit l’objet d’intenses recompo- sitions. Voir surtout S. S. Campbell, Telling Memories ; W. Madelung, « ʿAbd Allāh b. al-Zubayr », au sujet duquel voir les remarques de M. Cook, « Eschatology and the Dating », p. 32-38. 15 Au sujet desdites lettres, voir notamment A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 14-16. 16 Sur cet épisode, voir M. J. Kister, « The Battle ». 68 chapitre ii regretta par la suite17. Les avis des chercheurs divergent sur la ques- tion de savoir si ʿUrwa était l’auteur de ces écrits ou s’il s’agissait d’ouvrages lui appartenant, mais composés par d’autres18. L’épisode lui-même est mis en doute par E. Landau-Tasseron, qui estime qu’il s’agit là d’un artifice littéraire à replacer dans le contexte du débat entre les premiers musulmans sur le caractère licite de l’écriture19 ; il n’est pas impossible en effet que la destruction d’ouvrages par le feu relève du topos, comme en attestent d’autres occurrences au cours de la même période20. Une autre interprétation est cependant envisa- geable, si l’on admet que ʿUrwa détruisit bien des écrits lors de cette bataille : il craignait pour sa vie, car ses écrits (ou ceux qui étaient en sa possession) étaient clairement engagés au service de son frère et des prétentions zubayrides. Cette situation ambiguë et inconfortable des savants médinois est illustrée par d’autres cas, y compris par celui d’al- Zuhrī lui-même, dont le père combattit aux côtés d’Ibn al-Zubayr. Cet engagement motiva la décision de ʿAbd al-Malik de rayer du dīwān les noms des membres de cette famille, et compliqua en outre l’inté- gration du savant dans l’entourage califal21. Il est donc possible que la deuxième fitna marquât un tournant dans l’écriture de l’histoire. Si les savants médinois soutinrent peut-être primitivement Ibn al-Zubayr, les efforts deʿ Abd al-Malik lui permirent de récupérer ces plumes au service des Omeyyades, ainsi qu’en témoigne le cas d’al-Zuhrī, tout d’abord sanctionné financièrement, avant d’être par la suite largement rétribué pour services rendus. Au-delà de cette anecdote, la poésie offre un autre témoignage pro- bant en la personne d’al-Aḫtaḷ (m. v. 92/710), qui composa un pané- gyrique dédié à ʿAbd al-Malik et visant à célébrer la restauration du pouvoir marwanide22. Si les conditions de la transmission du texte

17 Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, V, p. 179 ; voir en outre G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 139 note 22. 18 A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 387 et G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 46, sont les tenants de la première hypothèse, tandis que la seconde est présentée par E. Landau-Tasseron, « On the Reconstruction », p. 52-53. 19 E. Landau-Tasseron, « On the Reconstruction », p. 53. 20 ʿAbd al-Malik aurait ainsi fait brûler l’ouvrage de Ziyād b. Abīhi, Mat̠ālib al-ʿArab, à en croire al-Isfahānī.̣ Voir A. Elad, « Community of Believers », p. 269. 21 Voir sur ce point M. Lecker, « Biographical Notes », p. 47, et A. Elad, « Commu- nity of Believers », p. 266-267. 22 Les problèmes spécifiques posés par la poésie omeyyade sont discutés au chapitre III. filtres historiographiques et vulgates 69 mériteraient d’être mieux précisées23, S. Stetkevych a proposé de dater sa composition de « l’année [de la réunification de] la communauté » (ʿām al-jamāʿa), qui marque la fin de la secondefitna , en 73/69224. Cette ode à la victoire omeyyade introduit un nouveau rapport au passé, que S. Stetkevych n’hésite pas à définir comme tournant culturel culture-( defining moment) : en choisissant délibérément le modèle de la qasīdạ préislamique, al-Aḫtaḷ et ses confrères définissent un « code [qui] per- met à [la] communauté de consolider ses expériences historiques en leur conférant du sens ». Ce « code épique » devient alors le « médium par lequel [la] société prend possession de son propre passé », lui don- nant ainsi le rôle de « matrice » et de « modèle »25. C’est aussi le moyen formel de transmettre une idéologie impériale et une « rhétorique du califat »26, dans le contexte de la construction d’une « vision d’un passé légitimant »27. Le panégyrique d’al-Aḫtaḷ témoigne donc du fort besoin marwanide de s’inscrire dans l’histoire, au terme de la plus profonde crise jamais connue par le pouvoir omeyyade. C’est notamment en tissant de nouveaux liens vers son passé arabe et vers le temps de la jāhiliyya, période au cours de laquelle le clan omeyyade exerçait déjà sa domination, que ʿAbd al-Malik et les siens amorcent le processus de réaffirmation de l’autorité de la première dynastie de l’islam. Ajoutons que W. Caskel a mis en lumière l’important travail d’éla- boration généalogique qui eut lieu à l’époque omeyyade, en amont et en aval de la bataille de Marj Rāhit ̣ (64-65/684)28. La seconde fitna contribua en effet à redessiner certaines lignes de divisions tribales. De nouvelles solidarités émergent alors, comme en témoigne par exem- ple l’incorporation des Sāliḥ ̣ et des Tanūḫ dans la confédération des Quḍāʿa, mais il est pour l’heure surtout intéressant de noter que cet effort de codification s’inscrit lui aussi dans une démarche visant à tisser de nouveaux liens en direction du passé.

23 Sur les conditions de la transmission du dīwān d’al-Aḫtal,̣ voir T. Seidensticker, « Al-Akhtaḷ ». 24 S. Stetkevych, « Umayyad Panegyric », p. 92. 25 S. Stetkevych, « Umayyad Panegyric », p. 92, citant G. B. Conte, The Rhetoric of Imitation, p. 142. 26 S. Stetkevych, « Umayyad Panegyric », p. 90. 27 S. Stetkevych, « Umayyad Panegyric », p. 90, citant T. Khalidi, Arabic Historical Thought, p. 29. 28 W. Caskel, Ğamharat, I, p. 41-44. Voir en outre les remarques de H. Kennedy, « From Oral Tradition to Written Record », p. 540 et s. et en dernier lieu l’étude exhaustive d’E. Orthmann, Stamm und Macht. 70 chapitre ii

Plus largement, le vaste effort de reprise en main initié parʿ Abd al-Malik eut indubitablement une dimension écrite. Dans le domaine scripturaire, tout d’abord, à en juger par l’intervention notable d’al- Ḥ ajjāj sur le texte du Coran29, les inscriptions coraniques du Dôme du Rocher et l’imposition d’un monnayage strictement épigraphique. Il convient d’y ajouter l’ambitieuse réforme initiée par le calife en vue d’arabiser l’administration de l’État omeyyade. G. Saliba a souligné le caractère fondateur de cette mutation, qu’il analyse comme le véritable coup d’envoi du fameux « mouvement de traduction » du grec et du persan vers l’arabe30, stimulant ainsi l’émergence d’un milieu de tra- ducteurs et de savants : ces fonctionnaires du dīwān, leurs descendants et leurs successeurs devinrent les kuttāb de la fin de l’époque omeyyade et de la période abbasside. G. Saliba estime en outre que les dīwān-s ainsi traduits n’étaient pas uniquement de simples registres utilisés à des fins administratives, mais plutôt un groupe de textes plus vaste, englobant en particulier des textes scientifiques31. Ces différents projets s’accompagnèrent peut-être aussi d’une dimension historiographique, à côté d’autres aspects mieux connus, avec des hommes de la trempe d’un Rajāʾ b. Ḥ aywa, d’un al-Ḥ ajjāj et, déjà, d’un al-Zuhrī. Si cette hypothèse est valable, elle implique qu’une entreprise de recomposition du passé fut initiée peu avant le début du iie/viiie siècle. Cette tâche était à vrai dire nécessaire pour faire taire les revendications zubayri- des, ainsi que les autres voix qui contestaient la légitimité omeyyade ou celle de la branche marwanide, récemment parvenue au pouvoir ; les politiques conduites par ʿAbd al-Malik, de la construction du Dôme du Rocher aux réformes monétaires, témoignent de cette volonté32. Cette refonte conditionna les réécritures ultérieures, en raison même des processus de sélection et de destruction qu’elle avait mis en œuvre : elle explique sans doute en partie pourquoi nous supposons si décisif

29 A.-L. de Prémare, « ʿAbd al-Malik ». 30 G. Saliba s’oppose ainsi à l’idée selon laquelle ledit « mouvement de traduction » ne débuta qu’à l’époque abbasside, idée défendue notamment par D. Gutas, Greek Thought. G. Saliba s’appuie en particulier sur les éléments fournis par Ibn al-Nadīm dans son Fihrist pour étayer sa démonstration, Islamic Science, chapitre 2. 31 G. Saliba, Islamic Science, p. 55. 32 Parmi une abondante bibliographie sur la question, on se reportera en dernier lieu à J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam » ; Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik ; F. M. Donner, « Umayyad Efforts at Legitimation ». filtres historiographiques et vulgates 71 le rôle des marwanides tant en matière administrative qu’en relation avec l’écriture de l’histoire ou en terme de codification33. Si nous continuons à dérouler le fil de l’histoire omeyyade, le califat d’al-Walīd (86-96/705-715) se donne en grande partie à lire comme une continuation des politiques de ʿAbd al-Malik. La poursuite de l’ambitieux programme architectural initié par son père et matérialisé notamment par la grande mosquée de Damas, en offre un bon exem- ple34. Le calme qui caractérise ce califat, après les temps troublés de la restauration de l’autorité marwanide par ʿAbd al-Malik, et la prospé- rité qui va de pair, ont parfois conduit les chercheurs à interpréter le règne d’al-Walīd comme un apogée omeyyade. Cette continuité poli- tique, confortée par la présence continue d’al-Ḥ ajjāj35, n’exigeait sans doute pas une refonte historiographique, et c’est davantage du côté de Sulaymān ou de ʿUmar II qu’il faut aller chercher une impulsion nouvelle.

– Phase 2 : Tentatives de réformes et de contre-réformes (v. 96-105/715-724) Pour avoir été brefs, ces deux califats n’en sont en effet pas moins char- gés d’une forte teneur politique, traduisant des projets forts différents de ceux qu’avaient nourri ʿAbd al-Malik et al-Walīd ; c’est notamment l’analyse que propose M. A. Shaban36. Les conditions de l’accession de Sulaymān, qu’al-Walīd s’efforça de convaincre de renoncer à ses droits au califat au profit de son fils,ʿ Abd al-ʿAzīz b. al-Walīd37, imposèrent probablement la production de discours visant à asseoir la légitimité du nouveau calife. La désignation de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz n’est pas moins problématique38, d’autant plus que son père, propre frère de

33 Cet effort de contrôle du passé initié parʿ Abd al-Malik pourrait contribuer à expliquer les difficultés spécifiques posées par les 70 premières années de l’hégire aux historiens. De la question de l’écriture historique (voir surtout F. M. Donner, Narra- tives, p. 120-121), aux questions les plus récentes des archéologues (en dernier lieu J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam »). Voir en dernier lieu la dis- cussion de F. M. Donner, Muhammad and the Believers, chapitre 5. 34 Sur la mosquée des Omeyyades de Damas, voir essentiellement B. F. Flood, The Great ; R. Grafman et M. Rosen-Ayalon, « The Two Great Syrian ». 35 Ainsi que le soulignent à raison M. A. Shaban, Islamic History, I, p. 100 et s., et en dernier P. M. Cobb, « Imperial Islam in Syria ». 36 M. A. Shaban, Islamic History, I, 127-137 ; voir aussi infra, chapitre VII, sur les conséquences de la régionalisation des pouvoirs marwanides. 37 Al-Ṭabarī, II, p. 1274, trad. vol. XXIII, p. 222. 38 Voir notamment Ch. Becker, « Studien », p. 21 et s. ; W. W. Barthold, « The Caliph ʿUmar II », p. 79-80 ; C. E. Bosworth, « Rajāʾ ibn Ḥ aywa », p. 48 et s. ; R. Eisener, 72 chapitre ii

ʿAbd al-Malik, avait été dépossédé de ses droits à la succession au profit d’al-Walīd b.ʿ Abd al-Malik39. Les rivalités internes à la famille omeyyade pour le califat et les conditions troublées d’accession à la charge suprême de Sulaymān puis de ʿUmar II se traduisirent par un changement de cap politique, probablement accompagné d’un volet historiographique ; nous verrons en effet plus loin qu’une écriture de l’histoire plus ou moins contemporaine de ʿUmar II est bien attestée. En outre, un important travail de collecte et de codification est associé à ce dernier calife, tant en matière de ḥadīt̠ qu’en ce qui concerne la sunna prophétique ; ces éléments s’accompagnent d’une forte tradi- tion épistolaire attachée au calife qui trouve un large écho dans les sources narratives où nombre de lettres attribuées à ʿUmar II sont préservées40. L’ensemble des politiques de ces deux califes est à situer dans le contexte des attentes messianiques et apocalyptiques suscitées par l’approche de l’an cent de l’hégire41. Ces attentes, qui se révélèrent vai- nes, nécessitèrent un effort de réécriture pour donner un sens nou- veau à un présent que l’on avait présumé ne jamais devoir atteindre. L’image complexe de Sulaymān pourrait procéder de ces strates d’in- terprétations successives dont le calife fit l’objet42. Contentons-nous pour l’heure d’insister d’une part sur la tentative de grande enver- gure, initiée par Sulaymān, en vue de s’emparer de Constantinople, et concrétisée par le long siège de la ville conduit par Maslama b. ʿAbd al-Malik43, et d’autre part sur les efforts réformateurs deʿ Umar II, en particulier en matière fiscale44. Ces éléments suffisent à souligner à la fois l’existence de projets politiques distincts de la période précédente et un important travail d’écriture, nettement attesté pour le califat de ʿUmar II, tant dans le domaine religieux qu’en terme de pratique administrative. Une étude serrée de l’image exceptionnelle dont jouit le calife ʿUmar II dans la tradition islamique démontre la mise par

Zwischen Faktum und Fiktion, p. 213 et s. ; T. Mayer, « Neue Aspekte », p. 109-115 ; A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 333. 39 K. V. Zetterstéen, « ʿAbd al-ʿAzīz » ; P. M. Cobb, « The Empire in Syria », p. 227. 40 La majeure partie de ces lettres ont été rassemblées par A. Safwat,̣ Jamharat, II, p. 310-393. 41 A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 339-345. 42 R. Eisener, Zwischen Faktum und Fiktion. 43 Sur cet épisode, voir infra, chapitre V. 44 Voir essentiellement l’article classique de H. A. R. Gibb, « The Fiscal Rescript » ; A. Guessous, « Le rescrit fiscal » ; et en dernier lieu A. Borrut, « Entre tradition et his- toire », p. 359 et s. filtres historiographiques et vulgates 73

écrit précoce de ces éléments, attestée au plus tard dans les années 730, et qui pourrait s’inscrire dans un effort de réécriture de l’histoire45. L’accession de Yazīd b. ʿAbd al-Malik marque le retour aux prin- cipes de succession voulus par ʿAbd al-Malik, c’est-à-dire limité à ses propres fils, après l’intermède constitué par le califat deʿ Umar b. ʿAbd al-ʿAzīz. M. A. Shaban y voit d’ailleurs un moment de « contre réforme »46, en réaction aux deux califats précédents, qui avaient pris des orientations différentes de celles initiées parʿ Abd al-Malik ou al-Walīd. En dépit de ce retour apparent à la norme définie par ʿAbd al-Malik, le califat de Yazīd II est fortement marqué par la question de images47 : cette iconophobie pouvait-elle se dispenser d’écrits visant à justifier cette nouvelle orientation ? Les justifications de cette décision politique n’étaient-elles pas à chercher dans l’histoire première de la communauté islamique ? Autant d’interrogations qui pourraient, là encore, avoir suscité des travaux de réécriture de l’histoire à une plus large échelle et qui invitent donc à classer ce califat dans cette phase qui voit se succéder des projets différents. En dépit de ces divergences et réorientations successives, l’ensemble de la période est caractérisé par des besoins changeants, qui se distin- guent ainsi des ambitions nourries par ʿAbd al-Malik et al-Walīd. Sans doute la tentative avortée de ce dernier en vue de bouleverser l’ordre successoral imposé par son père, initia-t-elle cette réaction, que les conditions troubles de l’accession de ʿUmar II ne pouvaient que pro- longer, tout comme les choix politiques de Yazīd II. Notons néanmoins que la brièveté de ces trois califats a sans doute tendance à accentuer l’idée d’un rythme plus saccadé, par contraste avec la relative stabilité qui caractérise la fin de celui deʿ Abd al-Malik et celui d’al-Walīd.

– Phase 3 : Hišām et al-Zuhrī (v. 105-125/724-743) Hišām est le dernier des fils de ʿAbd al-Malik48 à avoir occupé le califat, parachevant ainsi l’œuvre voulue par son père, tandis que le savant al-Zuhrī traverse l’essentiel de la période marwanide, jusqu’à sa mort en 124/742, puisqu’il était déjà actif sous ʿAbd al-Malik. Ce qui nous incite ici à distinguer cette étape tient avant tout à un changement d’échelle :

45 A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 345 et s. ; voir infra, chapitres III et VI. 46 M. A. Shaban, Islamic History, I, p. 127 et s. 47 Voir notamment sur le sujet P. Crone, « Islam, Judeo-Christianity » et S. H. Griffith, « Images, Islam ». 48 Sur son califat, voir Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State. 74 chapitre ii le binôme Hišām/al-Zuhrī marque la période d’un vaste effort de codi- fication et la mise en place d’un filtre historiographique marwanide. Il y aura désormais un avant et un après al-Zuhrī, véritable mémoire de la tradition omeyyade. Cette accélération dans le processus de recom- position du passé, avec la formation d’un « couple » calife/savant, était sans doute rendue nécessaire par l’installation à al-Rusāfa,̣ qui appelait des explications et des justifications, et plus largement dans le contexte de la définition d’une « orthodoxie marwanide », en particulier face au développement des tendances qadarites. Pareille démarche supposait la délimitation du champ des interprétations autorisées, tant dans les domaines politique que religieux ; s’écarter de cette voie tracée par le pouvoir califal signifiait tomber dans l’hérésie, pendant obligatoire de toute orthodoxie49. L’exemple du changement d’attitude envers Ġaylān al-Dimašqī, supplicié vers la fin du califat de Hišām, est significatif à cet égard50. Quoi qu’il en soit, nul n’incarne davantage ces efforts de contrôle de la production du passé et de la tradition que ces deux figures emblé- matiques au cours de la période omeyyade. Il va dans dire que la durée même du califat de Hišām, associée à la notoriété croissante d’al- Zuhrī, favorisa leurs desseins. Nous avons déjà évoqué plus haut les liens ténus unissant le grand savant médinois aux califes omeyyades, et l’influence particulière qui fut la sienne sous le règne de Hišām, tant en matière de mise par écrit du ḥadīt̠ qu’en terme d’éducation des princes héritiers. C’est alors vraisemblablement à al-Rusāfạ que l’essentiel de ces tâches furent accomplies51. Cette longévité remarquable d’al-Zuhrī dans l’entourage califal eut des effets importants en termes historio- graphiques. Car en s’affirmant comme l’un des producteurs du passé et de la tradition les plus incontournables de la première moitié du iie/viiie siècle, al-Zuhrī s’imposait aussi à bien des égards comme un « passage obligé » pour les générations suivantes d’historiens et de tra- ditionnistes. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre le souci mani- festé par un al-Awzāʿī de vanter l’intégrité d’al-Zuhrī, en dépit de ses contacts fréquents avec les Omeyyades que d’aucuns lui reprochaient : le caractère indispensable de l’œuvre d’al-Zuhrī « impose » en quelque

49 Sur les implications de la définition d’une orthodoxie, voir S. C. Judd,The Third Fitna. 50 Voir sur ce point S. C. Judd, « Ghaylan al-Dimashqi ». 51 Sur al-Rusāfa,̣ voir E. K. Fowden, The Barbarian plain ; D. Sack, Resafa IV ; et infra, chapitre VIII. filtres historiographiques et vulgates 75 sorte al-Awzāʿī à cette présentation plus nuancée de son fameux pré- décesseur52. Al-Mansūṛ lui-même aurait invoqué l’exemple d’al-Zuhrī pour parfaire l’éducation de son fils, le futur calife al-Mahdī53. Ce sont fondamentalement les mêmes raisons qui conduisirent les chercheurs modernes à voir en al-Zuhrī l’une des figures majeures du passage de l’oral à l’écrit54. En raison de sa prééminence dans les écrits des premières décennies du iie/viiie siècle, al-Zuhrī constitue un filtre historiographique à part entière. Que ce soit dans les domaines à intention historique, dans celui de la tradition ou encore dans celui du fiqh, il s’impose comme une figure incontournable de la transmission. Les relations entre maîtres et disciples, qui tissent un réseau dense entre savants, renforcent encore cet état de fait : lui-même héritier de ʿUrwa b. al-Zubayr, al-Zuhrī forma quantité de disciples, dont Malik b. Anas. Ces disciples fameux contribuèrent largement à la diffusion d’éléments attribués à al-Zuhrī, renforçant ainsi, ex post, un filtre historiographique déjà bien présent. Plusieurs passages du Muwatṭ ạ ʾ relatifs aux Omeyyades sont ainsi cités par Mālik sous l’autorité d’al-Zuhrī55. À un niveau plus politique, la récupération de ces élites savantes au service des Omeyyades, initiée par ʿAbd al-Malik pour contrer les prétentions zubayrides, atteint ici son apogée : des réseaux sont désormais tissés, un filtre historiogra- phique est imposé. Le succès de cette entreprise est sans appel. Par la suite, les Abbassides et leurs historiographes ne pourront pas faire l’économie d’un al-Zuhrī, ni même se passer des lumières de lettrés qui faisaient partie de l’entourage des derniers Omeyyades. Ces réussites incontestables ne suffisaient toutefois pas à masquer les rivalités au sein de la famille régnante, ni à faire taire les jalousies et les ressentiments accumulés ; à l’inverse, ces efforts de codification les attisaient peut-être. La fin du règne de Hišām allait se traduire par l’implosion du califat omeyyade après ce dernier grand moment

52 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 37. 53 Al-Ṭabarī, III, p. 404 ; trad. vol. XXIX, p. 107. 54 N. Abbott, Studies, II, p. 53, 80 et s., 184, 196 ; M. Cook, « The Opponents », p. 439. 55 Par exemple : Mālik b. Anas, Muwatṭ ạ ʾ, p. 13, n° 1 (ʿUmar II) ; p. 521, n° 1410 (ʿAbd al-Malik). Ce circuit de transmission n’est toutefois pas exclusif, et les infor- mations relatives aux Omeyyades dans le Muwatṭ ạ ʾ proviennent de plusieurs autres canaux. Pour le cas de ʿUmar II, voir A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 359 et s. ; la place de modèle occupée par ʿAbd al-Malik dans le Muwatṭ ạ ʾ est notée par Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 495. 76 chapitre ii d’éclat. La troisième fitna brisa l’élan du califat mais aussi une certaine continuité des politiques de contrôle du passé.

– Phase 4 : La troisième fitna et la chute du califat omeyyade (v. 125-132/743-750) Les dernières années du califat omeyyade se donnent à lire comme des temps troublés, qui virent se succéder des projets concurrents, dont les circonstances ne permirent pas forcément la réalisation56. Cette rivalité entre les différents prétendants au califat et les groupes de pouvoir qui les soutenaient ne se limita pas au terrain militaire : elle eut aussi une dimension historiographique, dans un contexte où chacun s’efforçait de faire valoir sa légitimité. La diffusion remarquable de l’œuvre d’al-Zuhrī se fit ainsi de sur- croît en dépit de tentatives visant à la combattre. Les relations délica- tes que le savant entretint avec l’héritier désigné, al-Walīd b. Yazīd, ne favorisèrent sans doute pas le devenir de ses écrits à la suite du califat de Hišām. Plus encore, à la suite de l’assassinat d’al-Walīd II (125/743)57, des écrits d’al-Zuhrī furent, nous dit-on, retirés de la bibliothèque califale : la masse devait en être considérable puisqu’ils représentèrent le chargement de plusieurs bêtes de somme58. Cet épi- sode invite d’ailleurs à réviser le jugement classique faisant état de destructions et suppressions opérées par les Abbassides dans l’histo- riographie et les archives de l’époque omeyyade ; il faut ainsi prendre également en considération les dégâts que produisirent les dernières années agitées du califat de la première dynastie de l’islam. La mon- tée en puissance du qadarisme avec Yazīd III (126/744) s’inscrivait par essence en opposition avec des pans entiers de l’effort de codifi- cation préalablement réalisé59 ; les renversements des alliances tribales posaient des problèmes similaires. Et que dire de l’assassinat du calife al-Walīd II, qui devait être « justifié » ? Un travail de réécriture et de sélection était dès lors indispensable : imposer une nouvelle orthodoxie

56 Pour le contexte général de la période, voir P. M. Cobb, « Imperial Islam in Syria » et S. C. Judd, The Third Fitna. 57 Sur cet épisode, voir notamment S. C. Judd, The Third Fitna, p. 72 et s. ; R. W. Hamilton, Walid and his Friends ; H. Kennedy, « Al-Walīd II ». Sur le site de cet assas- sinat, al-Baḫrāʾ, voir désormais D. Genequand, « Al-Bakhraʾ ». 58 La plus ancienne source à mentionner cet épisode est Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, II, p. 389 ; d’autres auteurs reprirent ensuite cette information, voir G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 55. 59 Sur les efforts de mise en place d’une orthodoxie religieuse marwanide, voir S. C. Judd, The Third Fitna, en particulier p. 132 et s. filtres historiographiques et vulgates 77 nécessitait une réinterprétation totale, même si les troubles qui carac- térisent la fin de la période omeyyade n’offrirent sans doute pas les conditions les plus propices en la matière. À la suite de ces califats brefs mais chargés de projets politiques et idéologiques forts, l’effort de reprise en main initié par Marwān II marque la fin de la période omeyyade. Et là encore, au-delà des aspects militaires bien connus, alors que le nouveau calife tentait d’as- seoir son autorité en différents points de l’empire, cette réaffirmation du pouvoir califal eut une dimension écrite. En outre, ce califat voit un nouveau déplacement du centre de gravité de l’empire omeyyade qui, après avoir migré vers al-Rusāfạ avec Hišām, traverse cette fois-ci l’Euphrate pour s’installer à Ḥ arrān où dominaient les Arabes du Nord, nouveaux alliés du calife60. Pareil transfert nécessita peut-être la production d’un discours visant à sa justification. Plus largement, on peut supposer que les élites qaysites n’étaient certainement pas défavo- rables à une réinterprétation de certains épisodes fâcheux de l’histoire omeyyade, et ce renversement des alliances tribales, plus durable que celui esquissé sous l’éphémère al-Walīd II, eut forcément des réper- cussions au sommet de l’État. Il convient d’ajouter que la question de l’impact du milieu culturel spécifique de ̣ arrānH mériterait par ailleurs une étude plus approfondie. Si les évidences sont à vrai dire maigres pour documenter ces questions, la production épistolaire non négligeable associée au nom de ʿAbd al-Ḥ amīd, kātib de Marwān II, témoigne toutefois d’une importante utilisation politique de l’écrit61. Dès lors, il n’est pas impossible que cette démarche ait été étendue à d’autres types d’écrits, tandis que l’histoire, réinterprétée au gré des besoins nouveaux, était naturellement employée dans les épîtres pro- duites à la cour. Le tableau ainsi esquissé conduit à considérer l’époque marwanide sous un jour peu étudié : celui d’une période où, à côté d’une his- toire, se construit aussi une ou plutôt des historiographies. S’il est évident que les rivalités pour le pouvoir à l’époque omeyyade se tra- duisirent par des compétitions politiques, économiques ou tribales, il faut également faire place à une compétition historiographique. Des

60 Sur les dynamiques de pouvoir à la période omeyyade, voir infra, chapitre VIII. 61 Sur les lettres de ʿAbd al-Ḥamīd, voir I. ʿAbbās, ʿAbd al-Ḥ amīd ; H. Schönig, Das Sendschreiben ; W. al-Qāḍī, « Early Islamic State Letters » et « The Religious Foun- dation » ; et infra, chapitre III. Pour le contexte général de la période, voir l’étude ancienne de D. C. Dennett, Marwan ibn Muhammad. 78 chapitre ii

processus de sélection et de destructions étaient ainsi déjà à l’œuvre sous la première dynastie de l’islam. Les liens du sang ne signifiaient ni une continuité des politiques ni un accord sans cesse renouvelé sur les grands projets alors entrepris. Il n’y eut donc pas une mais des his- toriographies omeyyades ; même si nos connaissances sur ces strates de réécritures sont vouées à demeurer fragmentaires, leur étude est cruciale, tant pour mettre au jour les desseins successifs nourris par les califes que pour prendre conscience des transformations que ces différent projets induisirent dans les corpus écrits alors disponibles. Dès lors, l’onde de choc supposée de la « Révolution abbasside » doit être nuancée en termes historiographiques, puisque des mécanismes actifs existaient déjà sous les Omeyyades et que des continuités sont bien attestées en matière d’écriture à intention historique, notamment dans l’espace syrien. Les implications de ce constat sont notables pour notre compréhension globale de l’historiographie des premiers siècles de l’islam : les auteurs d’époque abbasside n’eurent pas le loisir de composer avec un matériau vierge et illimité. Bien au contraire, leurs écrits se donnent à lire, dans une certaine mesure, comme les pro- duits – involontaires – de ces filtres historiographiques hérités du pro- che passé islamique. De surcroît, les premiers Abbassides ne sont pas mieux documentés que les derniers Omeyyades sur le strict plan des sources narratives : la période courant de 132/750 jusqu’aux grandes sources « classiques » des iiie/ixe et ive/xe siècles fit, elle aussi, l’objet de réinterprétations successives qu’il importe à présent de décrypter, à la suite des strates historiographiques marwanides. Nous nous sommes efforcé de mettre en lumière l’existence d’une production historiographique précoce dans l’espace syrien, tant aux époques omeyyade qu’abbasside. Ces productions connurent toutefois des fortunes diverses, et une large part tomba dans l’oubli. Parallèle- ment, soucieux de maîtriser les usages politiques du passé, les califes omeyyades initièrent plusieurs phases de réécriture de l’histoire afin d’adapter le passé aux besoins de présents transformés. Le nouveau pouvoir abbasside se devait de faire de même pour affirmer sa légi- timité, qui faisait l’objet de fortes contestations, en particulier de la part des Alides. Si les besoins politiques demeurent donc, c’est l’espace de production de ces écrits d’autorité qui change. De l’espace syrien, « l’historiographie califale » glisse vers l’Iraq, mouvement qui sera for- tement accentué par la fondation de Bagdad (145/762), qui nécessitait, à elle seule, une réécriture à grande échelle. Nous nous trouvons donc désormais dans une situation nouvelle, où l’histoire de la Syrie s’écrit filtres historiographiques et vulgates 79 depuis l’Iraq, quand bien même une historiographie perdure au sein du Šām. L’historiographie islamique classique préservée est le produit de ces réécritures iraqiennes : c’est donc vers elles qu’il convient à pré- sent de se tourner.

B. Vers une vulgate historiographique : l’histoire de la Syrie réécrite depuis l’Iraq abbasside

L’écriture de l’histoire de la Syrie depuis l’Iraq implique de sortir du cadre strictement syrien adopté jusqu’alors, pour nous efforcer de comprendre les processus qui présidèrent à ces réécritures abbassi- des. La date même des sources préservées commande en outre de ne pas se cantonner aux seuls auteurs et transmetteurs du iie/viiie siècle : il est indispensable de dépasser ce cadre chronologique pour mettre au jour les strates successives de sédimentation historiographique et cerner les prismes déformants qui influèrent sur ces recompositions, jusqu’à ce que nous arrivions aux sources narratives préservées des ixe et xe siècles. L’histoire des premiers siècles de l’islam telle que nous la connais- sons avant tout, c’est-à-dire par le truchement des grandes compila- tions composées à la période abbasside, dont l’incontournable Taʾrīḫ al-rusul wa-al-mulūk d’al-Ṭabarī, se donne à lire comme une histoire déjà interprétée, comme une histoire « clef en main ». Récemment, T. El-Hibri a même affirmé que ces sources narratives ne furent pas originellement composées pour rapporter des faits, mais pour fournir des commentaires sur divers aspects politiques, sociaux, économiques et culturels, autour de tel ou tel épisode controversé62. Au-delà de cette question, il est patent qu’un profond travail de réinterprétation et de réécriture eut lieu au tournant des iiie-ive/ixe-xe siècles, fondamentale- ment parce qu’il était nécessaire, sans doute indispensable. La vulgate imposée alors parachevait un travail de recomposition engagé dès le temps des premiers califes abbassides. L’oubli relatif – et progressif – dans lequel était tombée la production historiographique syrienne, pourtant bien attestée tant sous les Omeyyades que sous les premiers Abbassides, tenait avant tout au fait qu’un projet de grande ampleur était alors amorcé ailleurs, visant à établir un « passé officiel » au service

62 T. El-Hibri, Reinterpreting, p. 13 ; voir aussi H. N. Keaney, Remembering Rebel- lion, p. 2 et s. 80 chapitre ii de la nouvelle dynastie : en ce sens, il s’agissait pleinement d’un « oubli créatif »63.

1. Les strates de réécriture de l’histoire sous les premiers Abbassides L’exercice visant à identifier les phases de réécriture de l’histoire à l’époque abbasside s’avère périlleux, à l’instar des difficultés que nous évoquions plus haut au sujet de l’historiographie d’époque omeyyade. Le rythme d’une histoire politique, dans un premier temps moins saccadé, permet de mettre en lumière les efforts que déployèrent les Abbassides pour affirmer leur légitimité à régner, devant les revendi- cations concurrentes. C’est fondamentalement à cet objectif que sont consacrées les premières décennies abbassides, du renversement des Omeyyades jusqu’à la guerre civile entre al-Amīn et al-Maʾmūn64.

– Phase 5 : Affirmer la légitimité abbasside (v. 132-193/750-809) Si ce découpage épouse celui d’une période historique souvent traitée comme un tout par les historiens modernes en raison de sa relative homogénéité, le terrain devient plus incertain dès lors qu’on l’aborde sous l’angle strictement historiographique. De maigres indications tex- tuelles fournissent un point de départ, sous le califat d’al-Mahdī (158- 169/775-785), à partir duquel nous pouvons essayer de décrypter ce processus. L’auteur anonyme des Aḫbār al-dawla al-ʿAbbāsiyya signale en effet, dans cet ouvrage à caractère ouvertement apologétique, que le calife fit affirmer la légitimité à l’imamat d’al-ʿAbbās b. ʿAbd al-Mutṭ alib,̣ l’ancêtre éponyme des Abbassides65. Il s’agissait là d’un enjeu crucial : le passé préislamique, comme la période prophétique, se donnaient à lire comme les étapes décisives dans ce processus de légitimation. En manipulant ce temps des origines, c’est la proximité avec le Prophète qui était revendiquée, ainsi que l’antériorité de la conversion de tel ou tel à l’islam, ou de son rattachement à Muḥammad66. Pour s’imposer de manière exclusive comme ahl al-bayt, il fallait en effet combattre la légitimité omeyyade que la première dynastie de l’islam s’était éver-

63 P. J. Geary, « Oblivion », p. 111. 64 Pour une présentation de l’histoire, surtout politique, de la période, voir notam- ment H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate, et D. Sourdel, L’État impérial, p. 9-91. 65 « fa-raddahum al-Mahdī ilā it̠bāt al-imāma li-al-ʿAbbās b. ʿAbd al-Mutṭ aliḅ », Aḫbār, p. 165. Voir aussi M. Sharon, « The Umayyads », p. 142 et P. Crone, Medieval Islamic, p. 92. 66 Voir en dernier lieu A. Afsaruddin, Excellence and Precedence. filtres historiographiques et vulgates 81 tuée à construire sur un mode similaire67, et les prétentions rivales, en particulier alides. Face à ces derniers, les Abbassides s’efforçaient d’imposer la figure d’al-ʿAbbās b. ʿAbd al-Mutṭ aliḅ au détriment de celle de son frère, Abū Ṭālib (voir figure 4). Cette démarche faisait partie intégrante d’un projet plus vaste d’al-Mahdī, visant à intégrer la famille abbasside tant dans l’histoire islamique que dans le paysage architectural, ainsi qu’en témoigne la substitution de son nom à celui d’al-Walīd b. ʿAbd al-Malik sur les murs mêmes de la mosquée de Médine68. En dépit de leur caractère fragmentaire, ces éléments attestent du fort besoin de légitimité qui préoccupait alors le califat abbasside. En outre, dans le contexte des strates de recompositions historiographiques ces épisodes sont lourds de sens : ils décrivent précisément des manipulations opérées dans les écrits existants et la fabrique d’un nouveau passé, conforme aux besoins du présent. En amont du califat d’al-Mahdī, il est plus délicat de porter un juge- ment sur les vingt-cinq premières années du califat abbasside en terme d’écriture de l’histoire. L’histoire anonyme des Abbassides ne précise pas la politique de ses prédécesseurs vis-à-vis de leur illustre ancêtre, demi-frère du père du Prophète. L’auteur chiite al-Yaʿqūbī rapporte toutefois qu’al-Mansūṛ fut le premier hashimite à établir une distinc- tion entre les fils d’al-ʿAbbās b. ʿAbd al-Mutṭ aliḅ et ceux d’Abū Ṭālib b. ʿAbd al-Mutṭ aliḅ : c’est ainsi que les désignations de ʿAbbāsī et de Ṭālibī entrèrent en usage69. Ces éléments révèlent la nécessité d’affir- mer la supériorité des descendants d’al-ʿAbbās vis-à-vis de concurrents déclarés ou potentiels. L’argument repose sur le fait que le Prophète n’a pas désigné ʿAlī ni quiconque comme son successeur et que c’est donc son oncle paternel, al-ʿAbbās, qui a été investi de son autorité à sa mort en tant que parent agnatique, en vertu des règles de la société tri- bale. L’élément déclencheur de cette démarche fut sans doute la révolte de Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya, en 145/762, premier défi majeur imposé à l’autorité abbasside70. Conduite par un adversaire puissant

67 M. Sharon, « The Umayyads ». 68 Sur la mémoire omeyyade combattue, voir infra, chapitre IV ; le patronage exercé par les premiers Abbassides a été souligné par Ch. F. Robinson, Islamic Historiogra- phy, p. 26. 69 Al-Yaʿqūbī, Mušākala, éd. p. 22-23, trad. p. 338. Sur l’hypothèse d’une rivalité entre ces deux branches hashimites dès la période omeyyade, voir les réserves de A. Elad, « The Rebellion », p. 158, ainsi que F. Omar, « Some Aspects ». 70 Pour une analyse détaillée de cet épisode, voir en dernier lieu A. Elad, « The Rebellion ». 82 chapitre ii motivé par des revendications fortes découlant de son ascendance hassanide71 et d’une dimension messianique avouée72, cette révolte se solda rapidement, pour la jeune dynastie, par la perte du contrôle des lieux saints d’Arabie. Toutes proportions gardées, al-Mansūṛ se trou- vait ainsi dans une situation qui n’est pas sans rappeler celle qu’eut à subir ʿAbd al-Malik face aux prétentions zubayrides73 : ces oppositions farouches imposèrent aux califes respectifs des réactions marquées, tant sur le terrain militaire qu’en matière de construction de discours, pour reprendre le contrôle des villes saintes dont le califat ne pouvait se priver, et faire échec à la propagande adverse. Il est de toute manière vraisemblable que le califat d’al-Mansūṛ (136- 158/754-775), marqué par de fortes rivalités dès sa période initiale74, et plus encore par la fondation de Bagdad (145/762), se soit accompa- gné d’un projet historiographique d’envergure. Comment imaginer en effet qu’une décision aussi importante n’ait pas nécessité la produc- tion de discours visant à l’expliquer et à la justifier ? Cette question est toutefois particulièrement difficile à résoudre, dans la mesure où, à la fondation de la ville, se superposa par la suite le problème épineux du retour à Bagdad, après l’intermède Sāmarrāʾ (221-279/836-892), nous allons y revenir. Dans ces conditions, il est souvent bien difficile de préciser si tel ou tel texte relatif à la ville ronde, ou l’emphase portée sur son fondateur, est à situer dans le contexte de la fondation de la ville ou du retour du califat à Bagdad. Le patronage de l’écriture de l’histoire par al-Mansūṛ semble quoi qu’il en soit clairement établi75. L’exemple le plus évident est celui d’Ibn Isḥāq (m. v. 150/767) qui trouva refuge à la cour du calife et

71 Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. al-Ḥasan b. al-Ḥ asan b. ʿAlī b. Abī Ṭālib, plus souvent appelé Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya, l’âme pure, était un descendant d’al- Ḥ asan, fils aîné deʿ Alī. 72 Voir sur ce point A. Elad, « The Rebellion », p. 148, 153 et s., et M. Q. Zaman, « The Nature ». 73 Les Zubayrides offrirent d’ailleurs un soutien de choix lors de la rébellion de Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya, voir A. Elad, « The Rebellion », p. 182. 74 Outre la révolte d’al-Nafs al-Zakiyya, voir en particulier les prétentions de ʿAbd Allāh b. ʿAlī lors de la succession d’al-Saffāḥ. Sur cette question, voir infra, chapitre VII. 75 Notons que le calife se préoccupa aussi d’autres genres littéraires, ainsi qu’en témoigne la compilation, à sa requête, d’un recueil de poèmes rassemblés par al-Mufaḍḍal b. Muḥammad b. Yaʿlā al-Ḍabbī (m. 164/780 ou 170/786), qui était alors le tuteur du futur al-Mahdī, et rapidement désigné sous le titre d’al-Mufaḍḍaliyyāt. Voir sur ce recueil R. Jacobi, « Al-Mufaḍḍaliyyāt » et G. Schœler, « Writing and Publishing », p. 428. filtres historiographiques et vulgates 83 pour lequel il aurait composé (ou remanié) différents ouvrages (en particulier un ouvrage de maġāzī76) dont seule la Sīra subsiste, dans la recension qu’en fit par la suite Ibn Hišām (m. 218/834)77. Ajou- tons que l’utilisation politique de l’écrit sous al-Mansūṛ n’est plus à démontrer. D. Gutas a ainsi insisté sur l’importance du « mouvement de traduction », qui participe alors d’une véritable stratégie impériale78. Un autre trait saillant réside dans la place considérable accordée alors à l’astrologie, illustrée par-dessus tout par le recours aux astrologues pour déterminer la date la plus propice à la fondation de Bagdad. Cela se traduit parallèlement par la rédaction d’histoires astrologiques79, où les conjonctions planétaires jouent le rôle de moteur de l’histoire, ainsi qu’en témoignent par exemple les ouvrages d’Abū Sahl b. Nawbaḫt (m. 170/786) et de Māšāʾallāh (actif d’al-Mansuṛ à al-Maʾmūn)80. Encore en amont, l’existence d’une écriture de l’histoire sous le califat d’Abū al-ʿAbbās al-Saffāḥ81 pose question. Il va sans dire que le changement dynastique qui venait de s’opérer nécessitait un usage judicieux du passé, mais, faute de traces attestées, nous demeurons dans l’hypothétique. Nous pouvons toutefois noter que, à défaut de sources narratives, des éléments épigraphiques montrent le souci du nouveau pouvoir abbasside de s’inscrire dans l’espace et d’affirmer sa dimension messianique : les inscriptions de Baysān en Palestine ou de Sanạ ʿāʾ au Yémen, qui présentent toutes deux le premier calife

76 N. Abbott, Studies, I, p. 89 et R. Sellheim, « Prophet, Chalif und Geschichte », p. 40. 77 L’importance du patronage d’al-Mansūṛ dans la composition de la Sīra a été souli- gné par R. Sellheim, « Prophet, Chalif und Geschichte ». Voir en outre Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 26. 78 D. Gutas, Greek Thought, p. 28-60. 79 Ces histoires astrologiques ont finalement été assez peu étudiées en dépit de tra- vaux importants, notamment ceux de D. Pingree et E. S. Kennedy. Ce déficit d’études a d’ailleurs été noté par D. Gutas, Greek Thought, p. 46 n. 34. Plus largement, c’est le rôle de ces astrologues/astronomes et historiens de cour, en particulier sous les premiers Abbassides, qui méritera une analyse approfondie que je me propose de conduire ailleurs. 80 La totalité des ouvrages attribués à Abū Sahl b. Nawbaḫt est malheureusement perdue, et seules quelques citations ont été préservées, en particulier par Ibn al-Nadīm dans son Fihrist, éd. p. 238-239. Ce passage a été traduit en dernier lieu par D. Gutas, Greek Thought, p. 38-40, qui fournit en outre la bibliographie nécessaire sur Abū Sahl (voir en particulier D. Pingree, « Abū Sahl b. Nawbaḫt »). L’Histoire astrologi- que de Māšāʾallāh n’a pas davantage survécue dans sa forme originale, mais de larges extraits en ont été préservés par un astrologue chrétien du ixe siècle, Ibn Hibintā. Voir E. S. Kennedy et D. Pingree, The Historical Astrology et D. Pingree, « Māshāʾallāh ». 81 Nous conservons provisoirement ce laqāb par commodité. Pour la discussion sur ce titre, voir infra, chapitre VII. 84 chapitre ii abbasside comme le mahdī, en témoignent82. Un volet historiographi- que pourrait donc très bien avoir été le corollaire de ces enregistre- ments dans la pierre. Héritant d’une autorité solidement assise par son père, al-Mahdī s’efforça donc de parachever ce travail, en le dotant d’une dimension historiographique visant à affirmer définitivement la légitimité de sa famille à régner. Dans cette optique, la dimension messianique, for- tement attachée à ce calife, et plus largement à la nouvelle dynastie, fut peut-être l’un des arguments mis en avant. Des évidences numis- matiques incitent à souscrire à pareille hypothèse83, et invitent à s’in- terroger sur l’impact que ces attentes purent avoir sur l’écriture de l’histoire. Par ailleurs, le rôle des astronomes de cour faisant aussi office d’historiens ne se dément pas ainsi qu’en témoigne Théophile d’Édesse (m. 169/785), sur lequel nous allons revenir84. Après al-Mahdī, faute d’attestation des volontés de tel ou tel calife de réorienter l’écriture à intention historique, nous avançons en ter- rain difficile. Il paraît toutefois probable que les deux califats suivants, ceux d’al-Hādī et de Hārūn al-Rašīd, s’inscrivent dans une relative continuité, en dépit des luttes successorales85. Les enjeux demeurent en effet fondamentalement les mêmes : il faut encore affirmer la légiti- mité des Abbassides, avec une « historiographie de combat » produite en conséquence86. C’est sans doute ainsi que se donne à lire le Kitāb had̠f min nasab Qurayš, d’al-Muʾarrij b. ʿAmr al-Sadusī (m. 195/811), véritable pièce de propagande au service de la jeune dynastie87. Il divise les Qurayš en deux camps, les vertueux Abbassides et les Omeyyades coupables, « qui sont tous destinés à être tués »88. Autre ouvrage associé

82 Sur ces inscriptions, voir A. Elad, « The Caliph », p. V-VI [résumé en anglais d’un article en hébreu], et M. Sharon, CIAP, II, p. 214 et s. 83 M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries ». 84 Voir infra, chapitre III. 85 Al-Hādī chercha par exemple à convaincre son frère Hārūn de renoncer à son droit de succession et multiplia les brimades devant le refus de ce dernier, jusqu’à sa propre mort, suspecte, en 170/786. Le sujet a suscité une abondante bibliogra- phie. Voir surtout N. Abbott, Two Queens of Baghdad; S. Moscati, « Le califat » ; les travaux de M. Bonner, « Al-Khalīfa al-Marḍī », « The Mint » et Aristocratic Violence; H. Kennedy, The Early, p. 106 et s. et « Succession Disputes » ; en dernier lieu R. Kim- ber, « The Succession ». 86 Notamment face aux prétentions alides qui caractérisent la période des premiers Abbassides, voir un aperçu chez D. Sourdel, L’État impérial, p. 59-62. 87 T. Khalidi, Arabic Historical Thought, p. 54-55. 88 Al-Sadusī, Kitāb had̠f, p. 33 et 36. Sur le besoin de légitimer le massacre des Omeyyades, voir infra chapitres IV et VII. filtres historiographiques et vulgates 85

à cette phase, et plus précisément destiné à al-Rašīd, le Kitāb al-ḫarāj d’Abū Yūsuf Yaʿqūb, témoigne du besoin d’écrits qui marque la période. La pratique (ʿamal) des califes précédents y joue une place importante, lui conférant ainsi, au moins pour partie, une dimension historique. C’est aussi au cours de cette phase que s’épanouirent deux des grandes figures de la transmission historique des premiers siècles de l’islam, qui connaîtront des fortunes diverses dans les sources postérieures, Sayf b. ʿUmar (m. 180/796) et Abū Miḫnaf (m. 157/774) ; nous avons évoqué plus haut le sort longtemps réservé au premier nommé dans l’historiographie moderne. Ces deux auteurs témoignent d’un profond effort d’écriture historique, confirmant l’existence de versions concur- rentes alors en circulation sur un certain nombre d’épisodes de l’his- toire islamique : c’est précisément les différences proposées par Sayf, qui avaient conduit à le stigmatiser si fortement. L’un comme l’autre n’en constituent pas moins de véritables filtres historiographiques, qui déterminent largement par la suite les accès possibles au passé pour les générations suivantes d’historiens. En dépit de ces signes de continuité, il n’est pas exclu que l’intense activité dans la zone frontalière avec l’empire byzantin, qui caracté- rise le califat d’al-Rašīd, ait suscité un intérêt plus marqué pour ces questions de jihād89 ; ce thème deviendra omniprésent dans l’historio- graphie postérieure, en particulier chez al-Ṭabarī90. De plus, al-Rašīd s’éloigna durant plusieurs années de Bagdad pour s’installer sur les bords de l’Euphrate, à Raqqa91. À l’instar des autres transferts de la résidence califale déjà évoqués, peut-être celui-ci appela-t-il une pro- duction spécifique. L’épisode fameux, enfin, de la disgrâce des Bar- makides et des bouleversements qu’il provoqua au sommet du califat imposa sans doute aussi un discours en conséquence92. Ces éléments ne semblent toutefois pas avoir suscité de réécritures en profondeur, mais plutôt impliqué des inflexions nécessaires. La crise de succession, qui s’apprêtait à faire rage à la disparition d’al-Rašīd, allait bouleverser la donne et commander une réappropriation profonde du passé.

89 Voir sur cette question M. Bonner, Aristocratic Violence et Le jihad. Voir en outre Ch. Picard, « Regards croisés ». 90 Ainsi que l’a souligné H. Kennedy, « Caliphs and their Chroniclers ». 91 M. Meinecke, « Al-Raqqa ». 92 Voir en dernier lieu sur cet épisode fameux J. Dakhlia, L’empire des passions. 86 chapitre ii

– Phase 6 : De la guerre civile à la fondation de Sāmarrāʾ (v. 193-232/809-847) Il semble en effet inévitable que la période de la guerre civile, entre al-Amīn et al-Maʾmūn, ait suscité de nouvelles tendances93. Si la phase militaire du conflit (193-198/809-813) ne fut sans doute guère propice à une refonte historiographique en profondeur, en dépit d’échanges polémiques évidents, al-Maʾmūn dut, au lendemain de cette lutte fra- tricide, affirmer son autorité et justifier des choix politiques nouveaux qui tranchaient avec les habitudes de ses prédécesseurs. Plus encore, il était indispensable de justifier un régicide particulièrement trauma- tisant pour la communauté musulmane94. Délaissant dans un premier temps l’Iraq, espace de pouvoir privilégié des Abbassides, le nouveau calife demeura tout d’abord plusieurs années à Merv, où il s’était ins- tallé pour assumer sa charge de gouverneur du Ḫ urāsān, à la mort de son père. Plus marquant encore, al-Maʾmūn désigna alors comme successeur un membre extérieur à la famille régnante en portant son choix sur un alide husaynide, ʿAlī al-Riḍā95, et substitua simultanément la couleur verte au noir traditionnel des Abbassides96. Par cet acte poli- tique fort, qui s’accompagnait de la donation en mariage de la propre fille du calife au nouvel héritier désigné97, al-Maʾmūn entendait sans doute réconcilier les deux branches rivales hashimites. Les soubresauts occasionnés par ce changement de cap radical furent toutefois tels, avec la proclamation d’un anti-calife à Bagdad, que le calife fut contraint de revoir ses plans et de rentrer précipitamment réinstaller le siège de son pouvoir en Iraq. Ce retour vers l’Ouest fut fatal au vizir al-Faḍl b. Sahl, inspirateur de la politique du calife, qui périt assassiné à Saraḫs98, ainsi qu’à ʿAlī al-Riḍā, mort à Ṭūs à la fin du mois de afarṢ 203/818, peut-

93 Pour un bilan de l’historiographie moderne de cette période, fournissant une bibliographie foisonnante sur le sujet, voir H. Yucesoy, « Between Nationalism ». 94 Voir sur cette question particulièrement sensible les travaux de T. El-Hibri, « The Regicide » et surtout Reinterpreting, chapitre 3. 95 Huitième imam de l’imamisme duodécimain, fils du septième imam, Mūsā al-Kāzim.̣ Voir B. Lewis, « ʿAlī al-Riḍā ». 96 Sur cet épisode, voir surtout al-Ṭabarī, III, p. 1012 et s., trad. vol. XXXII, p. 60 et s. Pour des études modernes, on se reportera principalement à F. Gabrieli, Al-Maʾmūn ; D. Sourdel, « La politique religieuse du calife » ; W. Madelung, « New Documents » ; R. Kimber et C. Vazquez, « Al-Maʾmun and Baghdad » ; D. G. Tor, « An Historiographical Re-examination » ; M. Cooperson, Al-Ma’mun, p. 57 et s. 97 Al-Ṭabarī, III, p. 1029, trad. vol. XXXII, p. 82. 98 Al-Ṭabarī, III, p. 1027, trad. vol. XXXII, p. 80. Sur cette localité, voir Yāqūt, Muʿjam, III, p. 208-209. filtres historiographiques et vulgates 87

être empoisonné99. Le retour à Bagdad et la restauration de la couleur noire marquait une inflexion dans la politique d’al-Maʾmūn à l’égard des Alides : c’est alors que le calife s’orienta résolument vers les mu‘ta- zilites. À la fin de son règne, alors qu’il était engagé dans une campa- gne d’envergure face aux Byzantins et qu’il se trouvait à al-Raqqa, en 218/833, le calife initia la fameuse miḥna, inquisition visant à imposer le dogme du Coran créé100. Pareille initiative se traduisit par un impor- tant recours à l’écrit, ainsi qu’en témoignent les missives expédiées par le calife à ses gouverneurs. Moment de la cristallisation du conflit entre le califat et les ulémas, en vue de définir la prééminence en matière d’autorité religieuse, la miḥna exigeait par essence une réécriture en profondeur. Cette entreprise fut sans doute largement gommée par la suite, à l’initiative des « adversaires d’un califat législateur [. . .] qui [. . .] nièrent bientôt toute autorité religieuse active aux califes », pour imposer une autre reconstruction, « faite dans l’élaboration même de ce qu’on appelle la “tradition prophétique” et par la formation d’un milieu stable de virtuoses, de lettrés spécialistes du savoir religieux et monopolisant leur capital »101. La mort rapide d’al-Maʾmūn, dans les mois qui suivirent l’instauration de la miḥna, alors qu’il se trouvait dans la région de Ṭarsūs102, ne favorisèrent pas, il est vrai, la réussite de ses desseins.

99 Ḫ alīfa, Taʾrīḫ, II, p. 766. C’est à Ṭūs qu’il fut enterré, à côté de la tombe de Hārūn al-Rašīd aux dires d’al-Ṭabarī, III, p. 1030, trad. vol. XXXII, p. 84, suivi par Yāqūt, Muʿjam, IV, p. 49. L’auteur chiite al-Yaʿqūbī affirme pour sa part queʿ Alī b. Hišām fit manger à al-Riḍā une grenade empoisonnée (atʿ̣ imahu rummānan fiha samm), Taʾrīḫ, II, p. 453. Sur ʿAlī b. Hišām, khurassanien influent, assassiné plus tard par al-Maʾmūn, alors qu’il était gouverneur du Jibāl en 217/832, voir H. Kennedy, The Early, index. Ces rumeurs d’empoisonnement sont reprises par un autre auteur chiite, al-Masʿūdī, Murūj, VII, p. 61, trad. vol. IV, p. 1122, qui fait état de raisin (ʿinab) prétendument empoisonné. 100 Pour un récit détaillé de ces mesures, incluant les lettres supposées d’al-Maʾmūn à ses gouverneurs, en vue de s’assurer de l’adhésion des cadis et des traditionnistes à la doctrine mu‘tazilite, voir al-Ṭabarī, III, p. 1112-1134, trad. vol. XXXII, p. 199-223. La miḥna a fait l’objet d’une bibliographie très abondante, depuis l’ouvrage pionnier de W. M. Patton, Ahmad Ibn Hanbal and the Mihna, dès 1897 ; il est impossible d’en rendre compte ici de manière exhaustive. Pour les aspects qui nous concernent plus particulièrement, voir surtout D. Sourdel, « La politique religieuse du calife » ; I. Lapidus, « The Separation » ; P. Crone et M. Hinds,God’s Caliph ; M. Q. Zaman, « The Caliphs, the ʿUlamāʾ, and the Law » et Religion and Politics ; H. Yucesoy, « Between Nationalism » ; Ch. Décobert, « L’autorité religieuse » ; M. Cooperson, Al-Ma’mun ; C. Melchert, Ahmad Ibn Hanbal. 101 Ch. Décobert, « L’autorité religieuse », p. 41-42. 102 C’est dans cette ville qu’il fut enterré : voir al-Ṭabarī, III, p. 1140, trad. vol. XXXII, p. 231 ; al-Masʿūdī, Murūj, VII, p. 2, trad. vol. IV, p. 1099 ; Yāqūt, Muʿjam, IV, p. 28-29 ; M. Cooperson, « The Grave of al-Maʾmūn ». 88 chapitre ii

Quoi qu’il en soit, après une soixantaine d’années d’un calme relatif, surtout à compter de l’affirmation de l’autorité d’al-Mansūr,̣ la crise majeure qui secoua alors le califat abbasside ne pouvait s’af- franchir d’une nécessaire démarche de réécriture. Le califat difficile d’al-Maʾmūn, marqué par de nombreuses révoltes, réclamait des expli- cations nouvelles pour légitimer les conditions de son accession au trône et sa lutte armée contre son frère, pourtant désigné par al-Rašīd. Les prises de positions du calife, favorable aux Alides puis aux Mu‘ta- zilites, devaient là encore être inscrites dans l’histoire, et les débats théologiques qui firent rage alors justifiaient amplement un travail de remodelage. Le fort contexte messianique qui caractérise la période fut peut-être, là encore, un élément important des discours développés alors103. À côté de ces épisodes politiques et religieux, al-Maʾmūn, est étroi- tement associé à la Maison de la sagesse, ou Bayt al-ḥikma, qu’il spon- sorisa à Bagdad afin d’assurer la transmission des savoirs antiques104. Nous sommes à vrai dire très mal renseignés sur cette institution dont la célébrité est inversement proportionnelle à la connaissance que nous en possédons. Peut-être le travail qui y fut alors effectué ne se limitait-il pas à des traductions du grec vers l’arabe, éventuellement par le truchement du syriaque, mais marquait une tentative plus vaste, visant à sélectionner, archiver, enregistrer et classer les matériaux alors disponibles. Par sa fonction de bibliothèque, le Bayt al-ḥikma avait de toute évidence un rôle à jouer dans le domaine historiographique, par le simple choix des ouvrages qui y furent collectés et conservés. La pré- servation des collections privées était en effet problématique, comme en témoigne, à l’époque justement d’al-Maʾmūn, le devenir de la riche bibliothèque de l’historien al-Wāqidī, mise en vente à sa mort par ses héritiers et ainsi dispersée105. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de noter que, parmi les savants qui furent employés par le calife au sein de l’institution, certains étaient aussi des historiens. Le célèbre mathématicien et astronome

103 H. Yucesoy, « Between Nationalism » et Messianic Beliefs a récemment plaidé pour une prise en compte accrue de ce contexte messianique par les historiens de la période. 104 Sur le Bayt al-ḥikma, voir notamment M.-G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Ḥ ikma » ; D. Gutas, Greek Thought; H. Touati, L’armoire à sagesse ; G. Saliba, Isla- mic Science ; et la discussion plus générale de J. Lyons, The House of Wisdom. 105 Vente qui rapporta 2000 dinars or, voir H. Touati, L’armoire à sagesse, p. 47-48. filtres historiographiques et vulgates 89 al-Ḫ wārazmī (v. 184-232/800-847) en offre un bon exemple, puisqu’il est également connu pour être l’auteur d’un Kitāb al-taʾrīḫ, que J. Vernet donne pour perdu, sans signaler qu’il est largement mis à contribution par Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr (m. 280/893) dans son Kitāb Baġdād, ainsi que par l’auteur nestorien Élie de Nisibe (m. 1046)106. Si ces citations dans des compilations postérieures ne sauraient préten- dre compenser la perte de l’original, il n’en reste pas moins qu’avec les précautions de rigueur, il serait intéressant de pousser plus avant l’enquête sur cette source exceptionnelle ; car l’enjeu est d’importance, puisqu’il s’agit potentiellement d’une voie d’accès à un taʾrīḫ, plus ou moins contemporain du plus ancien conservé jusqu’alors, celui de Ḫ alīfat b. Ḫ ayyāt ̣ (m. 240/854). Quoi qu’il en soit, al-Ḫ wārazmī témoigne d’une écriture historique au cours de cette sixième phase, peut-être en accord avec les besoins nouveaux qui avaient vu le jour lors du califat d’al-Maʾmūn. Si les successeurs d’al-Maʾmūn devaient poursuivre la miḥna, témoi- gnant, pour quelques décennies au moins, d’une relative continuité en matière de politique religieuse, un changement important allait inter- venir quelques années à peine après sa mort, avec le transfert de la capitale administrative à Sāmarrāʾ (221/836), qui donnait une nouvelle ampleur au phénomène, déjà amorcé, de la montée en puissance des Turcs. Toutefois, si en termes politiques l’installation à Sāmarrāʾ se donne à lire comme un changement majeur107, dans la perspective des strates de réécritures historiques, la rupture est loin d’être évidente, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, et c’est le point le plus impor- tant, parce qu’au contraire des activités militaires ou administratives, la vie intellectuelle demeura fortement ancrée à Bagdad, en dépit du

106 Élie de Nisibe, Chronographie ; Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr, Kitāb Baġdād. J’ai souligné ailleurs l’importance historiographique d’ Élie de Nisibe, seule grande chronique syro- orientale préservée, en particulier pour la préservation de sources arabo-musulmanes perdues. Voir A. Borrut, « La circulation de l’information historique ». Pour ce qui concerne Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr, on se reportera désormais à S. M. Toorawa, Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr. Sur les autres domaines de l’œuvre d’al-Ḫ wārazmī, voir G. J. Toomer, « Al-Khwārizmī » ; J. Vernet, « al-Khwārazmī » ; D. R. Hill, « Mathematics » ; D. A. King, « Astronomy » ; J. F. P. Hopkins, « Geographical », p. 304-306. 107 La césure Sāmarrāʾ est également bien reconnue par les archéologues, en terme de culture matérielle, et il significatif de noter que c’est précisément là que S. D. Goi- tein, voyait un tournant de l’histoire des débuts de l’islam dans un article pionnier traitant des limites de la périodisation dynastique. Voir S. D. Goitein, « A Plea for the Periodization ». 90 chapitre ii départ d’al-Muʿtasiṃ (218-227/833-842) à Sāmarrāʾ108. Ensuite, dans la mesure où les traits saillants des débuts de la « période Sāmarrāʾ », à savoir la montée en puissance de l’élément turc et la poursuite de la miḥna, s’inscrivent en réalité dans une nette continuité avec l’époque d’al-Maʾmūn109. Il ne faut bien entendu pas nier le fait que la fondation de Sāmarrāʾ fournissait matière à un travail de réécriture. Trois-quarts de siècles après la fondation d’al-Mansūr,̣ une telle initiative n’allait en effet pas de soi, a fortiori devant l’importance qu’était en train de prendre Bagdad. Il semble toutefois que les projets historiographi- ques nourris alors s’inscrivaient finalement dans le prolongement des directions initiées depuis la fin de la quatrième guerre civile. Ajoutons en outre qu’al-Maʾmūn lui-même, en son temps, avait déjà délaissé Bagdad pour résider à Merv (198-203/813-818). Autant d’éléments qui incitent à pousser plus avant pour détecter le passage à une autre phase historiographique, sans minimiser les inflexions nouvelles qui virent alors le jour. C’est à notre sens davantage du côté du calife al- Mutawakkil (232-247/847-861), marqué par un profond changement de direction, en particulier avec l’abandon de la miḥna, qu’il convient de se tourner. Dans l’intervalle, s’il n’est pas possible d’évoquer ici en détail les motivations qui poussèrent al-Muʿtasiṃ à prendre pareille décision110, contentons-nous de rappeler que les deux sources prin- cipales, al-Ṭabarī et al-Yaʿqūbī, s’accordent à reconnaître que ce sont les violences entre les militaires turcs et les habitants de Bagdad qui motivèrent cette initiative111, tandis que l’on a pu avancer l’idée que les suites de la miḥna eurent aussi un rôle à jouer112. Poursuivant l’œuvre de son père, al-Wātiq̠ (227-232/842-847) maintint le califat à Sāmarrāʾ, pour la plus grande satisfaction de l’élite turque qui accroissait ainsi son emprise113. En dépit du déplacement du califat, c’est donc la conti- nuité avec les politiques mises en place par al-Maʾmūn qui prévalait.

108 Notons cependant qu’il conviendrait de préciser les conditions obscures dans lesquelles al-Muʿtasiṃ succéda à al-Maʾmūn : M. S. Gordon souligne à raison que cet épisode n’a que trop peu retenu l’attention des chercheurs, et insiste sur le fait qu’al- Muʿtasiṃ se serait imposé lors de la mort soudaine de son frère, en particulier face aux aspirations d’al-ʿAbbās b. al-Maʾmūn. Voir M. S. Gordon, The Breaking, p. 47-50. 109 Voir sur ce point M. S. Gordon, The Breaking, p. 15-46. 110 Sur l’histoire de Sāmarrāʾ, voir en particulier les travaux récents de M. S. Gor- don, The Breaking, et d’A. Northedge, The Historical Topography. 111 Al-Ṭabarī, III, p. 1180-1181, trad. vol. XXXIII, p. 27-28 ; al-Yaʿqūbī, Buldān, p. 256, trad. p. 46. Sur ces textes, voir M. S. Gordon, The Breaking, p. 50-54. 112 C’est la thèse défendue par H. Töllner, Die türkischen, sur laquelle voir les réser- ves de M. S. Gordon, The Breaking, p. 53-54. 113 M. S. Gordon, The Breaking, p. 78-79. filtres historiographiques et vulgates 91

C’est à cette séquence historiographique que sont associées deux autres figures incontournables de la transmission historique des pre- miers siècles de l’islam, al-Wāqidī (m. 207/823) et al-Madāʾinī (m. v. 235/850). Si l’ouvrage de maġāzī, composé par le premier, a survécu aux méandres de la transmission114, ces deux auteurs nous sont exclu- sivement connus, lorsqu’ils traitent du ii/viiie siècle, par le truchement de citations préservées par des compilateurs postérieurs, avec toutes les incertitudes qui en découlent. L’omniprésence de ces deux trans- metteurs, dans les chaînes d’isnād des grands ouvrages du tournant des ixe-xe siècles, témoigne à la fois du crédit qui fut accordé aux deux hommes et de l’importance de cette phase en matière de transmis- sion de l’information historique. Al-Wāqidī et al-Madāʾinī sont les deux principaux acteurs des filtres historiographiques particulièrement pré- gnants qui se mettent alors en place. D’autres ouvrages composés lors de cette séquence historiogra- phique sont fort heureusement préservés. C’est en particulier le cas d’Ibn Saʿd (m. 230/845), qui fut le secrétaire d’al-Wāqidī, et dont la somme de notices biographiques, al-tabaqāṭ al-kubrā, est particuliè- rement riche pour appréhender les grandes figures des premiers siè- cles de l’islam115. La question de la filiation entre cet ouvrage et celui au titre identique, mais perdu, d’al-Wāqidī fait débat116. Dans l’espace égyptien, Ibn ʿAbd al-Ḥ akam (m. 214/829) consacra une biographie à ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, attestant ainsi de l’aura dont jouissait alors le calife omeyyade117. C’est vraisemblablement aussi à cette strate historiographique qu’il convient de rattacher Ibn Aʿtam̠ al-Kūfī et son Kitāb al-futūḥ. Ibn Aʿtam̠ demeure peu étudié et de nombreuses zones d’ombres subsistent tant autour du personnage que de son œuvre. La chronologie de sa vie divise ainsi les chercheurs, et on trouve une grande amplitude dans les dates de décès proposées pour cet auteur dans la recherche moderne.

114 Al-Wāqidī, Kitāb al-maġāzī. 115 Ibn Saʿd, Al-tabaqāṭ . 116 S. Leder, « al-Wāqidī », p. 113, estime qu’Ibn Saʿd « utilisa principalement des matériaux d’un livre d’al-Wāqidī portant le même titre », tandis qu’A.-L. de Prémare insiste sur le fait que « même si tous deux travaillaient en grande partie, quoique non totalement, à partir d’un même fonds d’informations, les ouvrages que nous connais- sons respectivement de l’un et de l’autre sont fort différents, et nous trouvons, dans les notices d’Ibn Saʿd, des choses qui sont en contradiction avec ce que contait al- Wâqidî », Les fondations, p. 389-390. 117 Ibn ʿAbd al-Ḥ akam, Sīra; sur l’image de ʿUmar II, voir A. Borrut, « Entre tradition et histoire », et infra, chapitre VI. 92 chapitre ii

La date la plus fréquemment citée est celle de 314/926-927118. Il s’agit là en réalité d’une « vieille erreur orientaliste »119, dont L. I. Conrad a pu retracer l’historique et qui remonte au milieu du xixe siècle. La confu- sion s’explique notamment par un passage de Yāqūt (m. 626/1229), qui stipule dans la notice qu’il consacre à Ibn Aʿtam̠ que sa chronique se prolongeait jusqu’au califat d’al-Muqtadir (r. 295-320/908-932)120. L. I. Conrad a pourtant montré que cette mention faisait en réalité référence à une continuation de la chronique d’Ibn Aʿtam̠ et non pas à l’œuvre originale121. Dès lors, une datation nettement plus précoce est à privilégier. C’est notamment l’option adoptée par M. A. Shaban qui estime que le Kitāb al-futūḥ fut composé en 204/819122. Cette chro- nologie est corroborée par L. I. Conrad, qui précise que le père d’Ibn Aʿtam̠ fut en effet en contact avec le sixième imam, Jaʿfar al-Sādiq̣ (m. 148/765), dont il fut peut-être l’élève. Poète et prédicateur (qāsṣ )̣ 123 d’obédience chiite124, Ibn Aʿtam̠ rédigea semble-t-il une première ver- sion de son Kitāb al-futūḥ sous le califat d’al-Maʾmūn, en 204/819, à en juger par la date indiquée dans la traduction persane réalisée par al-Mustawfī en 596/1169. Cette version primitive s’arrêtait peut-être à la bataille de Karbalāʾ (61/680) si l’on se fie à la traduction persane125. L. I. Conrad a suggéré qu’Ibn Aʿtam̠ ait ensuite prolongé sa chronique au minimum jusqu’au califat de Hārūn al-Rašīd, avant que des conti- nuateurs sunnites ne prennent le relais126. C’est ce qui explique que l’ouvrage, dans sa forme actuelle, se poursuive jusqu’à la déposition d’al-Mustaʿīn en 252/856 (ce qui avait poussé L. I. Conrad à considé- rer dans un premier temps qu’Ibn Aʿtam̠ était actif vers 254/858)127. L’étude d’envergure que L. I. Conrad comptait consacrer à Ibn Aʿtam̠

118 Notamment GAL, I, p. 144 et GAS, I, p. 329. Voir L. I. Conrad, « The Conquest of Arwād », p. 349, n. 90. 119 L. I. Conrad, « Ibn Aʿtham », p. 314. 120 Yāqūt, Iršād, éd. Margoliouth, I, p. 379, cité par L. I. Conrad, « The Conquest of Arwād », p. 349 n. 90. 121 L. I. Conrad, « The Conquest of Arwād », p. 349, n. 90. 122 M. A. Shaban, « Ibn Aʿtham ». 123 Voir Ch. Pellat, « Ḳāsṣ ̣». 124 Ce point est contesté par Z. V. Togan (« Ibn A‘tham », p. 250), qui estime qu’Ibn Aʿtam̠ avait simplement des sympathies pour les descendants du Prophète, ce qui jus- tifierait qu’il se montre parfois ouvertement favorable aux Omeyyades. 125 L. I. Conrad, « Ibn A‘tham », p. 314. Voir en outre Z. V. Togan, « Ibn Aʿtham » ; Ch. F. Robinson, « The Conquest of Khūzistān » etIslamic Historiography, p. 34 n. 21. 126 L. I. Conrad, « Ibn Aʿtham », p. 314. 127 Cf. L. I. Conrad, « The Conquest of Arwād », p. 349 n. 90, et, du même, « Ibn Aʿtham », p. 314. filtres historiographiques et vulgates 93 n’a malheureusement jamais vu le jour pour permettre de clarifier les multiples questions qui demeurent, tant au sujet de l’œuvre que de son auteur. La qualité des informations transmises par Ibn Aʿtam̠ est effet à l’occasion hautement problématique, voire sujette à caution, ainsi que l’a souligné L. I. Conrad au sujet de la conquête de la petite île syrienne d’Arwād, pour laquelle Ibn Aʿtam̠ livre un matériau pour le moins douteux128. Ibn Aʿtam̠ n’en connut pas moins une popularité incontestable, en particulier dans le monde persanophone, ainsi qu’en témoignent les nombreux manuscrits de la traduction persane de son ouvrage qui nous sont parvenus ; c’est d’ailleurs une source de pre- mière importance pour Balʿamī (m. entre 382/992 et 387/997)129. Ibn Aʿtam̠ est donc un contemporain de savants tels qu’al-Madāʾinī, qu’il semble avoir connu personnellement130, et al-Wāqidī. À vrai dire, au delà de ces éléments factuels, le contenu même de la chronique d’Ibn Aʿtam̠ corrobore l’hypothèse d’une datation haute : son histoire offre un parfait exemple de ces écritures à la marge de la vulgate qui se développent dans la première moitié du ixe siècle, alors qu’une datation plus tardive permettrait moins d’expliquer la position unique qu’Ibn Aʿtam̠ occupe dans l’historiographie islamique, ainsi que nous le constaterons abondamment plus loin.

– Phase 7 : Résistance et anarchie (v. 232-279/847-892) L’accession d’al-Mutawakkil allait bouleverser la donne en raison de la volonté du nouveau calife d’imposer une ligne politique différente, illustrée par l’abandon de la miḥna, et par son souci de se défaire de l’emprise croissante de la soldatesque turque. Dans cette optique, il fit deux tentatives pour s’éloigner de Sāmarrāʾ : la première en 244/858, lorsqu’il s’efforça de réinstaller la capitale du califat à Damas avant d’être contraint de faire machine arrière devant le mécontentement de troupes131 ; la seconde, dès ce retour forcé, lorsqu’il initia la construc- tion d’un nouveau complexe palatial, au nord de Sāmarrāʾ que des évi- dences numismatiques désignent sous le nom d’al-Mutawakkiliyya132.

128 L. I. Conrad, « Arwād », p. 348-364. 129 A. C. S. Peacock, Medieval Islamic Historiograpy, p. 43 et 94-97. Sur les incerti- tudes relatives à la date de décès de Balʿamī, voir E. L. Daniel, « Balʿamī’s Account », p. 164 note 4, et en dernier lieu A. C. S. Peacock, Medieval Islamic Historiograpy, p. 31-35. 130 Z. V. Togan, « Ibn A‘tham », p. 250. 131 Sur cet épisode, voir M. S. Gordon, The Breaking, p. 87-88, et surtout P. M. Cobb, « Al-Mutawakkil’s Damascus ». 132 M. S. Gordon, The Breaking, p. 88 ; A. Northedge, The Historical Topography. 94 chapitre ii

Cette double tentative se solda par autant d’échecs et par la fin tragi- que du calife, assassiné en 247/861 par des officiers turcs133. L’élimi- nation du calife, qui avait tenté de s’opposer à l’ascendance turque sur le pouvoir califal, marquait le début de la période dite d’anarchie à Sāmarrāʾ, et plusieurs autres califes allaient connaître le même sort qu’al-Mutawakkil134. L’élite militaire turque fit et défit alors les califes pendant plusieurs années. C’est finalement le calife al-Muʿtamid (256- 279/870-892), au terme d’un califat agité, qui imposa, une trentaine d’années après l’assassinat de son père, le retour du califat à Bagdad. Les nouvelles orientations définies par al-Mutawakkil comman- daient sans doute de nécessaires réécritures, et le retour marqué au traditionalisme fut sans doute important en la matière, dans la mesure où le passé était érigé en modèle pour le présent135. Le chaos qui s’ins- talla à compter de son assassinat ne permet toutefois pas de se faire une idée précise de la suite. Peut-être cet affaiblissement du pouvoir califal conféra-t-il une marge de manœuvre plus grande à certains auteurs, travaillant à Bagdad, loin des soubresauts qui secouaient le microcosme de Sāmarrāʾ ? Au-delà des volontés politiques de réorien- ter l’écriture à intention historique, les changements sociaux profonds alors à l’œuvre commandaient aussi notablement une nouvelle donne dans le monde de l’écrit. Un certain nombre d’auteurs se rattachent à cette phase, et deux d’entre eux sont d’une importance capitale, tant du point de vue de la stricte historiographie islamique, que pour aborder le Šām du ii/viiie siècle : Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt ̣ (m. v. 240/854) et al-Balād̠urī (m. 279/892). Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ dont le Taʾrīḫ est la plus ancienne chronographie intégralement conservée136, se distingue d’ailleurs nettement de la vul- gate historiographique qui sera mise en place quelques décennies plus tard. Outre les informations et surtout les interprétations quelque peu différentes qu’il propose, ̮ alīfaH b. Ḫ ayyāt ̣ offre aussi le grand intérêt de faire encore appel à des sources produites dans l’espace syrien, à l’instar d’al-Balād̠urī qui se situe à l’extrême fin de la période Sāmarrāʾ. Ainsi, pour n’évoquer que quelques exemples, parmi les auteurs syriens

133 Sur l’empreinte durable laissée par cet assassinat dans la poésie de cour, voir S. M. Ali, Ardor for Memory. 134 Sur cette période troublée, voir M. S. Gordon, The Breaking, p. 90 et s. 135 Ainsi que le souligne Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 92 ; voir aussi D. Sourdel, L’État impérial, p. 149-163. 136 Voir surtout F. M. Donner, Narratives, p. 133-134 ; S. Zakkar, « Ibn Khayyāt ̣» ; Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 77-79. filtres historiographiques et vulgates 95

étudiés plus haut, plusieurs sont mis à contribution par Ḫ alīfa : cer- tains d’époque omeyyade, comme Maymūn b. Mihrān (m. 117/735- 736) ou ʿUbāda b. Nusayy al-Kindī (m. 118/736-737), d’autres actifs dans la Syrie abbasside, à l’instar de T̠awr b. Yazīd al-Kalāʿī (m. entre 150/767 et 155/772), al-Walīd b. Muslim al-Umawī al-Dimašqī (m. 194/810), ou encore Muḥammad b. ʿĀʾid̠ al-Dimašqī (m. 232/847)137. Le recours d’al-Balād̠urī à des sources émanant du Šām a été noté par les chercheurs depuis longtemps138. Le Futūḥ al-buldān de ce dernier dépasse d’ailleurs de beaucoup l’objectif que laisse envisager son titre, et se donne à lire comme une source de première impor- tance pour la période. Ce recours à une historiographie produite au sein du Šām sera par la suite bien plus limité, et il constitue donc l’un des grands intérêts des sources préservées de cette période. Ces deux auteurs s’illustrèrent également dans le genre prosopographique, Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt ̣ par le biais d’un ouvrage de tabaqāṭ , al-Balād̠urī par le truchement de ses fameux Ansāb al-ašrāf 139. Dans cette somme, al-Balād̠urī accorde d’ailleurs une place exceptionnelle aux Omeyyades, nous y reviendrons140. Autre auteur connu de la période, Muḥammad b. Sāliḥ ̣ b. al-Natṭ āḥ ̣ (m. 252/866), composa un Livre de la dynastie abbasside (Kitāb al-dawla al-ʿAbbāsiyya), que A. A. Duri avait pro- posé d’identifier à ’Histoirel anonyme des Abbassides (Aḫbār al-dawla al-ʿAbbāsiyya)141. Si cette hypothèse demeure peu vraisemblable, Ibn al-Natṭ āḥ ̣ fut mis à contribution par al-Masʿūdī dans la composi- tion de sa somme142. L’Histoire anonyme des Abbassides est quant à elle délicate à dater avec précision. On peut néanmoins la situer en relation avec un autre ouvrage anonyme le Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, publié par P. A. Gryaznevich en 1967143, qui propose une version conden- sée des événements, démontrant que les Aḫbār al-dawla furent mis à contribution. Le Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ datant vraisemblablement du début du ve/xie siècle, il en résulte que l’Histoire anonyme est antérieure. La découverte cruciale de ce texte apologétique par A. A. Duri, en 1955,

137 Voir Ḫ alīfa, Taʾrīḫ, index. 138 Wellhausen J., Das arabische Reich, p. xii ; F. M. Donner, « The Problem », p. 2. 139 Sur cette somme, voir l’introduction de S. D. Goitein, Ansāb, V ; M. Hamidullah « Le livre des généalogies » ; Kh., Athamina, « The Sources » ; T. Khalidi,Arabic Histo- rical Thought, p. 58-61. 140 Voir chapitre III. 141 A. A. Duri, « Ibn al-Natṭ āḥ ̣ ». 142 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. I, p. 12, trad., vol. I, p. 5. 143 Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ. 96 chapitre ii a quoi qu’il en soit profondément renouvelé le matériau disponible pour aborder la phase clandestine de la Révolution abbasside144. Le texte, acéphale, s’achève à la mort d’Ibrāhīm al-Imām et la fuite des membres de la famille abbasside, sous la conduite d’Abū al-ʿAbbās, vers Kūfa145. Al-Wāqidī et al-Balād̠urī figurent parmi les sources des Aḫbār à la lumière des isnād-s. Le dernier nommé semble même avoir été en contact direct avec l’auteur de l’Histoire anonyme, et la forme de ses Ansāb al-ašrāf est similaire à celle adoptée par les Aḫbār. Autant d’éléments qui plaident pour situer l’ouvrage sensiblement à la même période que ceux d’al-Balād̠urī, c’est-à-dire vers la fin du iiie/ixe siè- cle146. En s’interrogeant plus avant sur les sources mises à contribution pour la composition du recueil, E. L. Daniel a proposé que certains passages, à l’unité solidement établie, reposent sur des écrits anciens qui furent réincorporés pour l’occasion. Il estime notamment que cer- tains éléments pourraient dater de l’époque d’al-Mahdī147, dont on sait justement par l’Histoire anonyme qu’il joua un rôle important dans les strates de recompositions historiques. C’est donc à la fois la source d’information la plus riche sur la daʿwa et un ouvrage important pour affiner notre connaissance de l’historiographie abbasside. Historien et géographe, al-Yaʿqūbī (m. 284/897) est la figure de proue de la transition entre cette phase et la suivante. Nous savons que son Kitāb al-buldān fut achevé en Égypte, en 278/891, tandis que son ouvrage historique ne va pas au-delà du califat d’al-Muʿtasim (m. 279/892). Seul son petit traité, le Mušākalat al-nās li-zamānihim148, dépasse cette borne chronologique pour atteindre le règne d’al- Muʿtaḍid (m. 289/902). Son Taʾrīḫ, qui nous intéresse plus particu- lièrement ici, met en évidence les sympathies alides de l’auteur, qui affirme notamment la supériorité deʿ Alī et consacre des notices spéci-

144 Le texte a ensuite été édité par ses soins, assisté de A. J. al-Mutṭ alibī,̣ en 1971, Aḫbār al-dawla. Sur cette source de première importance, voir notamment A. A. al-Duri, « Ḍawʾ jadīd » ; F. Omar, The ʿAbbāsid Caliphate, p. 16-19 ; M. Sharon, « The Abbasid Daʿwa Re-examined » ; E. L. Daniel, « The anonymous History of the Abbasid family ». Sur l’épisode de la Révolution abbasside, voir infra, chapitre VII. 145 Le titre de l’édition résulte d’un choix arbitraire des éditeurs, qui ont défendu l’idée que les termes daʿwa et dawla étaient interchangeables pour la haute époque. Voir A. A. al-Duri et A. J. al-Mutṭ alibī,̣ Aḫbār al-dawla, p. 10-11, et les réserves de E. L. Daniel, « The anonymous History of the Abbasid family », p. 419-420. 146 E. L. Daniel, « The anonymous History of the Abbasid family », p. 422. La ques- tion de l’identité de l’auteur de l’ouvrage est par ailleurs discutée en détail, p. 423- 424. 147 E. L. Daniel, « The anonymous History of the Abbasid family », p. 426. 148 Al-Yaʿqūbī, Mušākalat. filtres historiographiques et vulgates 97 fiques aux imams alides149, ce qui le conduit à juger les Omeyyades de façon souvent sévère. Son attitude envers la dynastie abbasside est plus ambiguë, mais il faut toutefois noter que, à l’instar de leurs prédéces- seurs omeyyades, les souverains ne bénéficient pas du titre attendu de ḫilāfa – réservé à ʿAlī – et qu’al-Yaʿqūbī se contente de désigner leurs règnes sous le vocable d’ayyām. Dans son traité consacré à l’adapta- tion des gens à leur temps, al-Yaʿqūbī s’efforce de démontrer à quel point le peuple était influencé par le modèle proposé par le souverain régnant et s’évertuait à suivre son exemple. Il s’agit là d’un véritable essai, visant à mettre au jour certaines lois qui gouvernent l’histoire. Si l’on excepte le cas de Sayf b. ʿUmar, dont les parties sur les Omeyyades et les Abbassides ne sont malheureusement pas préservées, et celui d’al-Ḫ wārazmī, évoqués plus haut, c’est donc avec cette couche historiographique, associée à la période de Sāmarrāʾ, que nous rencon- trons les premières chronographies islamiques préservées. Cette étape joua sans doute un rôle déterminant à l’échelle des processus d’écri- ture de l’histoire au cours des premiers siècles de l’islam, notamment en matière de maturation de l’écrit historique. Il est donc particulière- ment fructueux de comparer ces sources avec celles qui composeront la vulgate historiographique imposée peu après.

– Phase 8 : L’après Sāmarrāʾ (279/892 – iv/xe siècle) Le retour à Bagdad, après l’intermède Sāmarrāʾ, appelait bien entendu des justifications. C’est peut-être de cette époque que date l’emphase portée dans les sources sur les discours relatifs au choix du site et à la fondation de la ville par al-Mansūṛ ; sans doute aussi est-ce à ce moment précis que l’on s’évertua à mettre en exergue le califat d’al- Mansūr,̣ ou plus exactement l’image de ce calife, associé à Bagdad par excellence. Le véritable architecte de l’État abbasside avait choisi le site et ordonné la construction de la ville ronde ; y réinstaller le califat signifiait un retour à cet « abbasside premier », héros fondateur par excellence, préalable à la restauration escomptée de l’autorité califale. Il est frappant de constater que l’écrasante majorité des sources nar- ratives islamiques préservées provient de cette période post-Sāmarrāʾ, avec al-Ṭabarī en figure de proue, et que ce corpus livre, dans l’ensem- ble, une vulgate historiographique qui ne connaît que des variantes limitées. Faut-il vraiment s’en étonner ?

149 Voir toutefois l’opinion opposée défendue par E. L. Daniel, « Al-Yaʿqūbī and Shiʿism ». 98 chapitre ii

Abordé dans une perspective d’histoire des sens, le problème ne saurait se réduire à la volonté de tel ou tel calife de commanditer une réécriture du passé. Le processus demeure bien entendu éminemment politique, visant à harmoniser les différentes versions du passé en cir- culation, avec le projet impérial150. Il traduit toutefois bien davantage, en particulier la perception que les « producteurs du passé », c’est-à- dire les « chroniqueurs », avaient de leur propre époque ; la « logique sociale »151 de ces textes est un élément prépondérant à prendre en compte pour comprendre le travail en profondeur qui fut alors effec- tué pour réécrire l’histoire. Arrêtons-nous, en effet, un instant aux environs de 286/900, peu après l’abandon de Sāmarrāʾ, au profit d’un retour à Bagdad. En un siècle et demi de domination abbasside, le monde avait profondément changé : dans les dernières décennies du troisième siècle de l’hégire, « les signes de continuité étaient devenus inintelligibles », pour repren- dre la belle expression de P. Geary152. Les épisodes successifs de la « Révolution abbasside », de la guerre civile, de la miḥna, du « moment » Sāmarrāʾ et de la montée en puissance d’une nouvelle élite turque – pour ne citer que les plus évidents – suffisent à rendre ces perturba- tions aisément plausibles. Les temps de crise sont toujours propices à des développements axés sur la mémoire et ses deux attributs, le souvenir et l’oubli. Avant de revenir ultérieurement en détail sur le contenu de ce qui retint l’attention des auteurs et fut ainsi mémorisé, il convient de préciser les conditions qui donnèrent lieu à ces continuités inintelligibles et à cette nouvelle réécriture qui allait s’avérer bien plus durable que les tentatives antérieures. Dans un article important, R. S. Humphreys a proposé un schéma général que l’on peut résumer ainsi : du point de vue d’un musulman de l’époque abbasside, l’histoire islamique est hautement problémati- que. C’est celle d’une communauté qui a souscrit au pacte de Dieu, comme nul autre peuple ne l’avait jamais fait. Or cette communauté a quelque part failli et s’est divisée dans le sang et les schismes. Ce constat sans appel posait des questions cruciales aux penseurs, et se cristallisa autour de trois mythes partagés : le pacte, la trahison et la rédemption. Pour ceux qui contemplaient l’histoire islamique, il était

150 Ch. F. Robinson, Islamic historiography, p. 41. 151 J’emprunte l’expression à G. M. Spiegel, « History. Historicism and the Social Logic ». 152 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 51. filtres historiographiques et vulgates 99 essentiel de déterminer les circonstances dans lesquelles le pacte du Prophète avait été trahi, et la nature de cette trahison ; il fallait des coupables. L’interprétation officielle, produite par la cour abbasside, fit porter la responsabilité sur les Omeyyades corrompus et en parti- culier sur le tyran et l’usurpateur : Muʿāwiya. C’est seulement lorsque la rédemption ne sembla plus possible et fut déplacée dans un futur lointain, que l’histoire de la communauté originelle devint un objet de nostalgie. R. S. Humphreys date ce moment de la seconde moi- tié du ixe siècle et surtout du xe siècle avec la dislocation de l’empire abbasside153. D. Cook a en effet stigmatisé la diminution des traditions apocalyptiques dans le monde sunnite après 250/864 et après environ 350-400/960-1000 dans le monde chiite ; jusqu’à cette date, les évi- dences fournies par la littérature islamique apocalyptique témoignent d’attentes messianiques imminentes154. Il n’était alors plus nécessaire de réécrire, à la suite d’al-Ṭabarī, l’histoire des débuts de l’islam155. Notons toutefois que les attentes messianiques ne sont pas absentes de l’œuvre d’al-Ṭabarī, et furent bien perçues comme telles par son traducteur/adaptateur persan, Balʿamī156. La fin du iiie siècle de l’hégire fut proprement « le moment d’une réorganisation importante pour toutes sortes de traditions. On créa ou réorganisa des archives. On collecta ou recopia des documents, aussi souvent qu’on en détruisit ou inventa. Les familles repensèrent leurs liens avec leurs lointains ancêtres à la lumière de leurs nouvelles obli- gations. Les dynasties régnantes commencèrent à vouloir mettre un peu d’ordre dans l’image souvent confuse de leur ascension vers le pouvoir »157. On s’évertua donc à placer « ces éléments à l’intérieur de nouvelles structures de sens, transformant des souvenirs en légendes

153 R. S. Humphreys, « Qurʾanic Myth », p. 278-281. Cf. sur ces thématiques les réflexions stimulantes de J. Assmann,La mémoire culturelle, p. 207-230. 154 D. Cook, Studies, p. 330. Au sujet des attentes messianiques suscitées par l’approche de l’an 100 de l’hégire, en particulier sous le califat de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, voir A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 339-345. L’an 200 de l’hégire est associé aux mêmes croyances. Voir en dernier lieu H. Yucesoy, Messianic Beliefs, p. 50-58. Il faudrait mieux préciser les raisons de la diminution de ces traditions, à la lumière de ce que s’est attaché à faire J.-Cl. Schmitt pour l’Occident, qui note que « la représentation eschatologique des futura » fut mise en cause à la Renaissance, avec la découverte progressive de la « notion ouverte “d’avenir” ». Voir J.-Cl. Schmitt, « Le Temps », p. 49, et plus largement « L’appropriation du futur ». 155 R. S. Humphreys, « Qurʾanic Myth », p. 281. Ce point, plus complexe qu’il n’y paraît, est discuté en détail plus bas. 156 E. L. Daniel, « Balʿamī’s Account », p. 182. 157 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 53. 100 chapitre ii et, finalement, en mythes – c’est-à-dire en modèles créatifs, exemplai- res et donc répétables, de passé, de présent et d’avenir. Ces mythes étaient compréhensibles à l’intérieur des nouveaux systèmes culturels alors en gestation. En même temps, ils leur conféraient un sens, une légitimité et une forme »158. Les chroniqueurs occupaient un rôle dans ces processus, puisqu’ils donnèrent une vision du passé « capable de donner un sens à ce présent transformé ». Étant ceux qui avaient « le droit de dire la tradition », ils étaient les garants d’un pouvoir fonda- mental au service du politique, car « ceux qui pouvaient contrôler le passé pouvaient commander l’avenir »159. Dans cette optique, à l’inverse de Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ pour qui l’histoire débute avec l’islam, al-Ṭabarī, comme avant lui al-Yaʿqūbī, récupère à l’histoire islamique toute l’his- toire de l’humanité, depuis la création160. C’est là un acte « d’appropria- tion », pour reprendre la formule d’A. Cheddadi, qui traduit bien le besoin de se rattacher à une histoire longue, dont le message islamique est l’aboutissement ultime. Le passage d’une perspective strictement islamique à une approche universelle traduit un nouveau rapport au temps et à la chronologie, au passé et à l’histoire161, tandis que la forme annalistique adoptée par de nombreux auteurs peut en outre se don- ner à lire comme un décompte vers la Fin des Temps162. Un autre aspect important vient souligner le bouleversement pro- fond que connaît alors l’historiographie islamique : sa forme change. C’est le constat auquel aboutissait récemment H. Kennedy, décelant un changement de l’écriture de l’histoire chez al-Ṭabarī, dès lors que celui-ci traite du iiie siècle de l’hégire (en gros le ixe siècle, 815-912). Cette évolution se matérialise, tant sur le plan de la forme littéraire, que par une forte diminution du recours à la poésie ou aux chaînes de transmetteurs (isnād)163 ; en somme, seul le cadre annalistique se maintient. À côté de ce changement quantitatif, T. El-Hibri stigma- tise quant à lui une chute qualitative : il estime que, pour la période abbasside – sans plus de précisions –, al-Ṭabarī offre des récits « extrê-

158 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 51. 159 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 22. 160 La partie traitant de la création est perdue dans le Taʾrīḫ d’al-Yaʿqūbī, qui débute, dans sa forme actuelle, avec Adam. 161 Cette question mériterait une étude approfondie qui dépasse largement notre propos. Cette thématique a fait l’objet de développements féconds au sujet de l’Occi- dent médiéval, en particulier R. McKitterick, Perceptions of the Past. 162 A. C. S. Peacock, Medieval Islamic Historiography, p. 80. 163 H. Kennedy, « Caliphs and their Chroniclers », p. 18-19 ; voir en outre M. S. Gordon, The Breaking, p. 12. filtres historiographiques et vulgates 101 mement divers et anecdotiques », qui ne reposent que rarement sur les chaînes de transmetteurs qu’il affectionne pour les périodes anté- rieures164. Puisque cette métamorphose concerne des événements plus ou moins contemporains de la vie d’al-Ṭabarī (224-310/839-923), il faut envisager que les informations qu’il livre alors soient basées sur ses propres observations (on sait par exemple qu’il visita Sāmarrāʾ165, ou qu’il se rendit en Syrie et en Égypte166), sur celles de témoins ocu- laires, ou encore sur les récits de personnes affirmant connaître les- dits témoins. Ces cas de figures permettraient d’expliquer la chute des isnād-s. Nous indiquions plus haut que le recours massif à l’isnād, mais aussi à la poésie par exemple, était, pour les époques anciennes, étroitement lié à l’affirmation du vrai. Si d’autres moyens permettaient de garantir la véracité de l’information, alors cet appareil n’avait plus de raison d’être. Un autre élément peut toutefois être ajouté au dossier, à la lumière de ce qui a été mis en évidence, par G. Spiegel, à propos de l’une des plus importantes mutations formelles qu’ait connue l’historiographie médiévale occidentale, le passage de la poésie à la prose dans l’écriture de l’histoire. Le contexte est différent il est vrai mais, sur le fond, la comparaison n’est pas dénuée d’intérêt. G. Spiegel a en effet relié cette métamorphose, dans les chroniques de la France du xiiie siècle, aux bouleversements sociaux qui affectaient alors l’aristocratie au cours des premières décennies de ce siècle : le changement social se doubla d’un changement littéraire, et les nouveaux problèmes qui voyaient le jour furent déplacés dans le passé167. Les transformations sociales pou- vaient donc avoir leur pendant littéraire, et il n’est pas impossible que l’historiographie islamique « post-Sāmarrāʾ » ait été touchée, au moins pour partie, par un phénomène de nature similaire. L’essor du rôle des Turcs, avec pour corollaire l’affaiblissement de l’autorité califale, et la dislocation déjà engagée de l’empire abbasside, fournissaient les conditions nécessaires. La mutation formelle, attestée chez un auteur de l’importance d’al-Ṭabarī, invite à souscrire à pareille hypothèse, d’autant que, comme nous le verrons en détail dans les chapitres sui- vants, les évidences d’une projection dans le passé des problèmes qui

164 T. El-Hibri, Reinterpreting, p. 219. 165 Al-Ṭabarī, III, p. 1511-1512, trad. vol. XXXV, p. 11 ; M. S. Gordon, The Breaking, p. 11. 166 F. Rosenthal, « General Introduction », p. 21. 167 Voir G. M. Spiegel, « Social Change », Romancing the Past, et, en dernier lieu, « Theory into Practice ». 102 chapitre ii secouaient alors le califat – notamment en matière de légitimité –, sont bien attestés. Au-delà des changements profonds que traduit cette recomposi- tion de l’histoire et de l’historiographie à grande échelle, les résultats appellent quelques constats, pour l’historien désireux de s’aventu- rer en amont. La vulgate ainsi établie, influencera profondément les auteurs médiévaux, et peut-être plus encore les chercheurs modernes. Le « squelette historiographique » construit dans l’après Sāmarrāʾ sera désormais incontournable et son contenu jugé comme base de toute connaissance sérieuse des premiers siècles de l’islam. Ceux que l’on désigne volontiers sous le vocable de « sceptiques » détectèrent à rai- son cette période de forgerie, mais récusèrent l’idée même de l’exis- tence de matériaux de base. Nous nous sommes efforcé, après d’autres, de démontrer qu’à l’inverse une production ancienne préexistait de manière incontestable. Plus encore, cette historiographie première fit l’objet de multiples strates de réinterprétations, au gré des besoins changeants et de sélections successives qui conditionnaient les réé- critures ultérieures possibles. Le point d’orgue de ces recompositions du passé fut atteint lors de la crise profonde, sociale et politique, qui secoua le califat abbasside au tournant des ix-xe siècles. Tous les élé- ments concordèrent alors pour rendre possible la mise en place d’un filtre historiographique déterminant, « post-Sāmarrā’ », incarné priori- tairement par al-Ṭabarī. Cette vulgate est profondément marquée par un tropisme iraqien, en raison même de l’espace dans lequel elle fut produite. Les implica- tions de cette remarque sont notables dans l’optique qui est la nôtre : la Syrie n’y est traitée que lorsque cela est indispensable au propos des auteurs. C’est ce qui justifie notamment le peu d’éléments que livrent les chronographes sur la Syrie abbasside, qui ne revêt pas le carac- tère indispensable à leur propos dont peut se prévaloir l’espace syrien omeyyade. Au bout du compte, le matériau ainsi élaboré imposait fondamentalement un cadre, une grille de lecture de l’histoire isla- mique. L’ensemble des narrations se donnent en effet à lire comme basées sur un nombre limité d’événements clefs, partagés par tous les auteurs, toutes tendances confondues ; à l’inverse, de nombreux autres épisodes, qui intéressent l’historien moderne, sont passés sous silence168. Plus qu’une histoire canon, c’est donc un cadre historique

168 R. S. Humphreys, « Qurʾanic Myth », p. 275. C’est aussi ce que stigmatisait P. Crone, Slaves, p. 11 : « wherever one turns, one finds compilers of different dates, filtres historiographiques et vulgates 103 canonique avait ainsi été mis en place169 : ce cadre n’excluait pas de nouvelles interprétations, mais visait à les circonscrire dans un champ des possibles désormais fixé.

2. Al-Ṭabarī : la fin de l’histoire ? La question de l’impact d’al-Ṭabarī sur la production historiogra phique islamique, après son opus magnum, qui court jusqu’en 302/915, a fait couler beaucoup d’encre170. H. Keaney stigmatisait l’idée, encore com- munément répandue, selon laquelle, hormis quelques exceptions, les auteurs médiévaux postérieurs se seraient bornés à paraphraser et à résumer l’œuvre d’al-Ṭabarī171. Ce postulat, soutenu notamment par F. Rosenthal172, ne résiste pas à des analyses historiographiques serrées, encore trop rares il est vrai, alors même que plusieurs contributions significatives démontrent la fécondité d’une telle démarche. C’est en particulier le cas de l’étude de H. Keaney, sur les réinterprétations suc- cessives dont fit l’objet la figure deʿ Utmān̠ b. al-ʿAffān tout au long de la période médiévale173. Pour prendre un exemple plus extrême encore, E. L. Daniel et A. C. S. Peacock ont mis en évidence que même Balʿamī fut davantage un adaptateur qu’un traducteur d’al-Ṭabarī en persan174, tandis que T. Khalidi a fourni de multiples exemples de la richesse qui caractérise l’historiographie islamique médiévale175. En dépit de l’imposition d’une vulgate historiographique à compter du tournant

origin and doctrinal persuasions, presenting the same canon in different arrangements and selections ». 169 La bibliographie relative aux processus de canonisation et de dé-canonisation est immense. On se reportera en priorité à A. Van der Kooij et K. Van der Toorn, Canoni- zation and Decanonization, qui renferme notamment une très précieuse bibliographie annotée sur ces thématiques, voir J. A. M. Snoek, « Canonization and Decanonization. An Annotated Bibliography ». Dans le champ des études islamiques, l’ouvrage incon- tournable en la matière est désormais celui de J. Brown, The Canonization. 170 Sur la vie d’al-Ṭabarī, et les quelques 7800 pages de son Taʾrīḫ al-rusul wa-al- mulūk, voir surtout F. Rosenthal, « General Introduction » ; Cl. Gilliot, « La formation intellectuelle » et Exégèse, langue et théologie ; B. Shoshan, Poetics of Islamic Historio- graphy ; H. Rydving (éd.), Al-Ṭabarī’s History ; H. Kennedy (éd.), Al-Ṭabarī. 171 H. N. Keaney, Remembering Rebellion, p. 13. 172 « The attitude of the earlyʿ Abbāsid historians became the standard for later his- toriography as late as the fifteenth century », F. Rosenthal, A History, p. 63, cité par H. N. Keaney, Remembering Rebellion, p. 14. 173 Avec un objectif avoué : « my own research bridges the gap between al-Ṭabarī and Ibn Khaldūn », Remembering Rebellion, p. 45. 174 E. L. Daniel, « Balʿamī’s Account » ; A. C. S. Peacock, Medieval Islamic Historio- graphy. 175 T. Khalidi, Arabic Historical Thought. 104 chapitre ii des iii-ive siècles de l’hégire, al-Ṭabarī ne marque donc pas « la fin de l’histoire ». D’autres crises majeures, à l’instar de la chute de Bagdad en 1258, auront d’ailleurs un impact historiographique au moins égal à la crise du xe siècle176. En amont de ces réinterprétations médiévales plus tardives, al-Ṭabarī imposait toutefois une certaine lecture de l’histoire islamique, et sa grille d’analyse se heurtait aux interprétations concurrentes qui avaient alors cours. S. C. Judd en a récemment fourni un exemple probant, en mettant en lumière les divergences d’appréciations portées par al-Balād̠urī et al-Ṭabarī sur les causes de la chute des Omeyyades, alors que les deux auteurs utilisent principalement une source commune, al-Madāʾinī177. Al-Ṭabarī insiste sur les facteurs tribaux, dans le cadre de la querelle endémique entre Kalb et Qays, et met en exergue l’avidité des derniers Marwanides ; son prédécesseur situe le débat sur le terrain de la corruption morale et des déviances religieuses des derniers califes de la première dynastie de l’islam178. Les deux auteurs jouent notam- ment sur les traits de caractère des personnages pour soutenir leur démonstration. Al-Walīd II est ainsi présenté par al-Balād̠urī comme un calife orthodoxe, mais moralement déviant, injustement renversé par Yazīd III l’hérétique ; al-Ṭabarī minimise à l’inverse les travers moraux du calife, et stigmatise son incapacité à gérer les tensions tri- bales qui le conduisirent à sa perte179. Parallèlement, des divergences existaient aussi entre les interprétations d’al-Ṭabarī, et celles que four- nissent des auteurs pro-Alides, comme al-Yaʿqūbī et al-Masʿūdī180. Il convient donc d’appréhender l’historiographie islamique du tour- nant des ix-xe siècles dans toute sa profondeur, et les efforts d’im- position d’une vulgate n’empêchent aucunement la persistance de divergences sur les lectures possibles de l’histoire islamique. Dans cette optique, il faut rappeler qu’al-Ṭabarī était lui-même tributaire

176 H. N. Keaney, Remembering Rebellion, p. 48. Voir en outre les remarques d’A. C. S. Peacock, Medieval Islamic Historiography, p. 14. 177 S. C. Judd, « Character Development » et « Medieval Explanations ». Pour un autre exemple de ces différences de traitement du matériau alors disponible par ces deux auteurs, voir S. Leder, « Features of the Novel ». 178 S. C. Judd, « Character Development », p. 210. 179 S. C. Judd, « Character Development », p. 223-224. S. C. Judd a en outre récem- ment plaidé pour une réinterprétation de la figure d’al-Walīd II, qui jouit tradition- nellement d’une image sulfureuse dans les sources, « Reinterpreting ». Voir aussi sur l’image de ce calife M. Vogts, Figures de califes. 180 R. S. Humphreys, « Qurʾanic Myth », p. 278 ; H. N. Keaney, Remembering Rebellion, p. 37. filtres historiographiques et vulgates 105 des débats qui caractérisaient les filtres historiographiques antérieurs, que nous avons largement développés plus haut. Toutefois, bien que soumis lui-même aux méandres de la transmission et aux polémiques antérieures qui avaient présidé aux reconstructions historiographiques successives, l’influence de l’opus magnum d’al-Ṭabarī fut à son tour considérable. Si G. Spiegel a pu affirmer que les moines de Saint-Denis, par le truchement de leurs fameuses chroniques, étaient devenus « la voix historique de la France »181, que dire en effet d’al-Ṭabarī au sujet de l’histoire islamique ? La reconnaissance de l’œuvre d’al-Ṭabarī fut immédiate, et il fut loué par ses contemporains comme le juriste Ibn al-Muġallis (m. 324/936)182, aussi bien que par ses pairs, à l’instar d’al-Masʿūdī (m. 345/956)183. Sa somme se devait de figurer en bonne place dans les bibliothèques des califes, ainsi qu’en témoigne le calife fatimide al-ʿAzīz (r. 365-86/975- 96), qui dépensa cent dinars pour s’en procurer une copie, avant de découvrir que sa bibliothèque en possédait déjà plus d’une vingtaine ! Deux siècles plus tard, Ibn Abī Ṭayyiʾ rapporte que la bibliothèque des souverains fatimides en possédait 1220 copies, lors de la prise du com- plexe palatial par Saladin en 567/1171184. C’est un engouement iden- tique qui poussa Maḥmūd de Ġazna à s’exclamer que le Shahnameh était aux Persans ce que l’Histoire d’al-Ṭabarī était aux musulmans185 ! La popularité d’al-Ṭabarī est d’ailleurs immense, tant chez les histo- riens arabes postérieurs que dans le monde persanophone, ainsi qu’en témoigne par-dessus tout le succès considérable que connu l’ouvrage du vizir samanide Balʿamī, largement adapté de celui d’al-Ṭabarī186. Corollaire de la reconnaissance de son œuvre, al-Ṭabarī trouva natu- rellement sa place dans les dictionnaires biographiques. Abū Saʿīd b.

181 G. M. Spiegel, « Political Utility », p. 314. 182 F. Rosenthal, « General Introduction », p. 135. 183 Masʿūdī, Murūj, I, p. 15-16, trad. I, p. 6-7 : « La chronique d’Abū Jaʿfar Muḥammad b. Jarīr al-Ṭabarī brille entre toutes les compositions [historiques] et leur est supérieure ; la variété des renseignements, des traditions, des documents scienti- fiques qu’elle renferme la rendent aussi utile qu’instructive ; comment pourrait-il en être autrement, puisque l’auteur est le faqīh de son siècle, le dévot de son temps, et qu’à lui ont abouti toutes les connaissances des fuqahāʾ des grandes villes ( fuqahāʾ al-amsāṛ ) et des porteurs de traditions religieuses remontant au Prophète (sunna) et à ses compagnons (at̠ar) ? ». 184 F. Rosenthal, « General Introduction », p. 141. 185 Ibn al-Atīr,̠ Kāmil, IX, p. 371-372, cité par A. C. S. Peacock, Medieval Islamic Historiography, p. 13. 186 Voir sur ce point A. C. S. Peacock, Medieval Islamic Historiography, en parti- culier chapitre 5. 106 chapitre ii

Yūnus (m. 347/958) lui consacra ainsi une notice, dans son ouvrage sur les « étrangers en Égypte », malheureusement perdu187. La plus ancienne biographie préservée est donc celle d’al-Ḫ atīḅ al-Baġdādī (m. 463/1071), dans son Taʾrīḫ Baġdād188, tandis que la plus fournie est celle que Yāqūt (m. 626/1229) lui consacre dans ses Iršād189. Plus généralement, al-Ṭabarī est bien représenté dans les grands dictionnai- res biographiques médiévaux et, au-delà de simples notices, il suscita aussi des biographies comme en témoigne l’ouvrage du savant égyp- tien al-Qiftị̄ (m. 646/1248), intitulé Al-taḥrīr fī aḫbār Muḥammad b. Jarīr, qui n’a pas survécu190. Il devint une source incontournable pour les historiens postérieurs, à l’instar d’Ibn al-Atīr̠ (m. 630/1233) ; l’œu- vre de ce dernier servit par la suite de recours indirect à al-Ṭabarī pour les auteurs de la fin du Moyen-Âge. Il n’est toutefois pas exclu que les chercheurs modernes aient été plus marqués encore par l’empreinte d’al-Ṭabarī que leurs prédéces- seurs médiévaux, et F. M. Donner a souligné à raison la « tabarisation » de l’histoire islamique dont nous sommes victimes191. Al-Ṭabarī était connu en Occident dès le xviie siècle, ainsi qu’en témoigne la notice que lui consacra Barthélemi d’Herbelot (1625-1695) dans sa Bibliothè- que orientale, dont la publication posthume date de 1697 ; pour ce faire, d’Herbelot s’appuie surtout sur les données puisées chez son contempo- rain Ḥājjī Ḫ alīfa (1609-1657)192. L’importance d’al-Ṭabarī fut soulignée plus tard par l’orientaliste A. D. Mordtmann qui, en 1848, le qualifia de « Vater der arabischen Geschichte » 193. C’est toutefois l’édition du texte, initiée dans la seconde moitié du xixe siècle par M. J. De Goeje, qui permit une plus large diffusionauprès des chercheurs. L’influence de l’ouvrage incontournable de J. Wellhausen fut par la suite détermi- nante et demeure aujourd’hui encore particulièrement prégnante : la première grande étude globale consacrée aux Omeyyades suit fidèle- ment al-Ṭabarī dans sa présentation de la dynastie194. La traduction américaine intégrale du Taʾrīḫ al-rusul wa-al-mulūk contribua sans

187 F. Rosenthal, « General Introduction », p. 8. 188 Al-Ḫ atīḅ al-Baġdādī, Taʾrīḫ Baġdād, II, p. 162-169. 189 Yāqūt, Iršād, éd. Rifāʿī, XVIII, 40-94. 190 F. Rosenthal, « General Introduction », p. 8. 191 Dans son compte-rendu de l’ouvrage de H. Kennedy, The Prophet, dans Specu- lum, 65, 1990, p. 182-184. 192 Sur D’Herbelot, voir H. Laurens, La bibliothèque orientale. 193 A. D. Mordtmann, « Nachrichten » ; F. Rosenthal, « General Introduction », p. 139. 194 J. Wellhausen, Das arabische Reich, trad. anglaise, The Arab Kingdom. filtres historiographiques et vulgates 107 doute encore à renforcer cet état de fait195, tout comme la confusion entretenue entre al-Ṭabarī et son adaptateur persan Balʿamī, dans la traduction française de H. Zottenberg, inexplicablement maintenue dans sa nouvelle édition196. Même des historiens qui se rattachent au courant des « sceptiques », ne se départissent pas d’une vision de l’his- toire omeyyade imposée par al-Ṭabarī, comme en témoigne la synthèse de G. R. Hawting197. Des travaux plus récents soulignent pourtant les dangers d’une utilisation exclusive d’al-Ṭabarī et invitent à reconsidé- rer les fondements même de ce que nous croyons savoir de l’histoire omeyyade : le facteur tribal par exemple, prépondérant dans notre approche de la période, ne retint pas l’attention de tous les auteurs médiévaux, ce qui ne manque pas d’inciter à la prudence et, peut-être, à en relativiser l’importance198. Si al-Ṭabarī ne marque donc en aucun cas la fin de la réflexion historique islamique, il n’en reste pas moins que sa notoriété rapide, accompagnée d’une diffusion remarquable, influença considérable- ment nombre d’écrits historiques postérieurs. Référence désormais incontournable, le Taʾrīḫ al-rusul wa-al-mulūk laissa une empreinte profonde dans l’historiographie, tant médiévale que moderne. Cela s’explique notamment par le fait que la somme d’al-Ṭabarī s’ins- crit dans un contexte particulier. Ainsi que l’a récemment souligné J. Brown, le ive/xe siècle se donne à lire comme une « intense période de canonisation », qui voit en particulier les saḥiḥayn de Muslim et al-Buḫārī érigés au rang de canons199. Ces remarques rejoignent cel- les de Cl. Gilliot qui soulignait qu’al-Ṭabarī vivait à une « époque charnière », « à l’issue d’une processus de fixation de doctrines et de thèses » et qu’il participait « dans une certaine mesure à l’élaboration d’une “orthodoxie” »200. En ce sens, la présentation de l’histoire et de ses grandes figures, proposée par al-Ṭabarī, constitue non seulement un filtre historiographique majeur, mais aussi un prisme déformant. Force est ainsi d’y constater la maigre place accordée au Šām, notam- ment pour ce qui est du ii/viiie siècle.

195 The history of al-Ṭabarī. 196 Tabarî, La chronique. 197 G. R. Hawting, The First Dynasty. 198 Voir en particulier les mises en garde de S. C. Judd, « Character Development », p. 224. 199 J. Brown, The Canonization, en particulier chapitre IV. 200 Cl. Gilliot, Exégèse, p. 8, 207 et 277. 108 chapitre ii

Jusqu’à l’abandon de Sāmarrāʾ, il y eut des passés et des histoires, que l’on avait essayé de maîtriser bien entendu, de sélectionner et de réécrire, mais jamais encore avec l’ampleur qui allait être alors mise en action. Dans l’après Sāmarrāʾ, les efforts devaient cette fois abou- tir : passé et histoire tendaient à se conjuguer au singulier, même si des variantes pouvaient subsister, en raison du mode même d’écriture, qui juxtaposait les riwāya201. Une vulgate avait été imposée, ce qui ne signifiait en aucun cas que des développements ultérieurs s’avèreraient impossibles, bien au contraire. Car c’était moins un contenu que l’on s’était évertué de fixer durablement, qu’un cadre – celui de l’histoire des premiers siècles de l’islam – composé d’un noyau d’événements finalement limité, qu’à vrai dire nous utilisons toujours aujourd’hui202. Pratiquement tous les développements suivants offriraient nombre d’interprétations nouvelles, mais le squelette historiographique n’était plus appelé à se transformer. C’est précisément sur cette trame géné- rale que portait tout l’enjeu : peu importait les réinterprétations suc- cessives, puisque l’on avait déterminé le cadre d’un passé autorisé dans lequel elles étaient appelées à se couler. D’autres développements historiographiques demeuraient toutefois bien entendu possibles à la marge de cette vulgate en cours d’établissement, et c’est vers ces sour- ces procédant de logiques différentes qu’il convient à présent de nous tourner.

201 Ainsi al-Ṭabarī juxtapose-t-il par exemple des aḫbār empruntés à al-Wāqidī et à Sayf b. ʿUmar, au sujet du calife ʿUtmān̠ b. ʿAffān. Le premier nommé, suspecté de tendances chiites, propose un portrait assez négatif du calife, à l’inverse de Sayf b. ʿUmar, qui en dresse un portrait nettement favorable. Voir H. N. Keaney, Remembe- ring Rebellion, p. 39 et s. 202 L’ouvrage important de T. El-Hibri, Reinterpreting, est significatif à cet égard : l’auteur, qui propose une réinterprétation de l’histoire islamique, met en lumière que ce sont fondamentalement les auteurs dont il parle qui se sont livrés à cet exercice. CHAPITRE III

TEMPS D’ÉCRITURES ET DE RÉÉCRITURES : DES SOURCES EN MARGE DE LA VULGATE HISTORIOGRAPHIQUE ?

Ce ne sont pas simplement « beaucoup d’informations » mais des infor- mations données par des sources de natures différentes qui garantissent la plus grande chance de transmission. Et c’est cette combinaison de formes de transmission différentes qui donne à l’historien la confiance que son entreprise n’est pas a priori sans issue. Mais dans ce cas aussi, la percep- tion de l’asymétrie des pertes de transmission est une aide fondamentale parce qu’elle entraîne à identifier la déformation possible là où, justement, elle est à peine perceptible et donc particulièrement pernicieuse : le médié- viste est particulièrement voué à faire des misères de la transmission une vertu méthodologique1. Le schéma esquissé dans le chapitre précédent vaut surtout pour les chronographies islamiques ; une vulgate conditionne désormais les histoires possibles des débuts de l’islam, en dépit de la persistance d’interprétations concurrentes. Rechercher une historiographie isla- mique en marge de cette vulgate revient donc, dans une large mesure, à s’intéresser à des sources narratives de natures différentes ; les sour- ces produites dans l’espace syrien, ou ne pouvant faire l’économie d’une présentation du Šām, sont particulièrement importantes dans cette optique. Procédant de logiques distinctes et répondant à des besoins différents, ces sources ne pouvaient totalement s’inscrire dans les efforts alors engagés, ni s’affranchir complètement des tendances lourdes qui dominaient l’écriture de l’histoire. Ces textes se trouvaient donc dans des situations variables, parfois ambiguës. À la marge de la vulgate ne signifie cependant pas nécessairement que ces sour- ces représentent une approche opposée au canon historiographique d’époque abbasside. Certains textes sont à vrai dire encore bien plus hostiles aux Omeyyades par exemple, tandis que d’autres révèlent à l’inverse des tendances favorables envers la première dynastie de l’is- lam, parce qu’ils se font le cas échéant l’écho d’une historiographie omeyyade perdue. Il convient donc de poursuivre notre enquête par l’analyse de cette variété de sources islamiques, qu’il est nécessaire de

1 A. Esch, « Chance et hasard de la transmission », p. 19. 110 chapitre iii situer par rapport au corpus des chronographies que nous évoquions précédemment. Il sera temps ensuite d’aborder la question des sources non musulmanes, pour mettre au jour les relations qui unissent les dif- férentes historiographies à l’œuvre dans le Proche-Orient médiéval.

A. Des sources islamiques en marge de la vulgate ?

Plusieurs types de sources peuvent prétendre, à des degrés divers, à entrer dans cette catégorie. Si l’on essaye d’en esquisser une typologie, on peut dégager trois grands ensembles. Tout d’abord les différentes sources préservées, produites – ou supposées avoir été produites – à la période omeyyade ou sous les premiers Abbassides ; ensuite, des sources fondamentalement axées sur une dimension spatiale, consa- crant alors une place de choix au Bilād al-Šām ; enfin, des textes offrant d’autres regards, tardifs, extérieurs, ou répondant à des contextes spé- cifiques. Une présentation exhaustive de l’ensemble de ces sources dépasserait de beaucoup l’objectif de ce travail, mais il est indispensa- ble de nous attarder sur quelques échantillons représentatifs, afin de mettre en lumière ce qu’il est possible d’en attendre.

1. Des sources du iie/viiie siècle ? La première question qui se pose est bien entendu celle de la survi- vance des documents produits par les États omeyyades et abbassides. Il conviendra ensuite de s’interroger sur le legs monumental, en par- ticulier celui de la première dynastie de l’islam pour ce qui concerne l’espace syrien, sans doute l’héritage omeyyade le plus évident2, et plus largement sur les productions artistiques et culturelles, illustrées en particulier par la riche poésie associée aux califes de Damas.

– Les sources de la pratique califale et administrative Depuis des générations, les chercheurs déplorent l’absence presque totale « d’actes de la pratique » caractéristique des débuts de l’islam et envient leurs collègues arpentant les dépôts d’archives européens, richement dotés pour l’Occident médiéval. C’est là à vrai dire le sujet sensible par excellence pour tout spécialiste des débuts de l’islam ! Nous évoquions plus haut le caractère éminemment fragmentaire de cette

2 Sur cette thématique voir A. Borrut et P. M. Cobb, « Introduction ». des sources en marge de la vulgate historiographique ? 111 documentation ancienne. Le lot d’archives le plus important pour les premiers siècles de l’islam est incontestablement celui composé par la masse de papyri, légués en particulier par l’administration omeyyade. Ce corpus s’avère malheureusement d’un apport limité pour appré- hender l’espace syrien du iie/viiie siècle, dans la mesure où c’est bien entendu l’Égypte qui constitue la terre d’élection de ce matériau et que les papyri palestiniens connus à ce jour datent principalement du ier/viie siècle3, ou d’époques postérieures à la période qui nous occupe ici4 : nous ne disposons malheureusement pas d’un Qurra b. Šarīk dans le Šām du iie/viiie siècle5. Ces papyri égyptiens n’en témoignent pas moins d’une pratique écrite, administrative et épistolaire, que l’espace syrien, cœur du pouvoir omeyyade, devait nécessairement connaî- tre, mais qui n’a pas été préservée. Notons d’ailleurs que de maigres mentions dans les chronographies vont dans ce sens et témoignent même du maintien d’une activité administrative et archivistique dans la Damas abbasside, dont le calife al-Mahdī fit transférer desdīwān -s à destination de Médine en 168/784-785, dans le cadre d’une réforme de l’administration6. C’est donc toutefois vers d’autres supports qu’il convient de se tourner pour partir en quête « d’actes de la pratique »7. L’épigraphie et la numismatique, si l’on veut bien les ranger dans cette catégorie, sans doute un peu réductrice il est vrai, offrent dès lors les exemples les plus évidents et les mieux assurés. Nous accédons ainsi à des écrits indubitablement produits par les Marwanides ou les premiers Abbassides : ce sont alors des fragments de la pratique admi- nistrative, de politiques diverses ou de programmes idéologiques qui émergent. Ces deux types de sources livrent un matériau caractérisé par une forte dispersion, qui nous prive encore pour l’heure d’une vision globale, en dépit de travaux importants déjà réalisés ou de

3 C. J. Kraemer, Excavations at Nessana. 4 Il s’agit en particulier des papyri de Ḫirbat al-Mird, étudiés par A. Grohmann, Arabic papyri, ou encore de textes datant du califat d’al-Mutawakkil, provenant peut-être de Syrie, voir N. Abbott, « Arabic papyri ». 5 Sur cette figure majeure de l’administration omeyyade d’Égypte, dont il fut gou- verneur durant la période 90-96/709-714, et dont de nombreuses lettres sur papyrus nous sont parvenues, voir surtout N. Abbott, The Qurrah Papyri et Studies in Arabic Literary Papyri ; Y. Ragheb, « Lettres nouvelles ». Voir aussi P. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State. 6 Al-Ṭabarī, III, p. 522, trad. vol. XXIX, p. 241. Sur les continuités entre les prati- ques administratives omeyyades et abbassides, voir notamment I. I. Bligh-Abramski, From Damascus to Baghdad, et D. W. Biddle, The Development. 7 Un bon aperçu des premiers écrits islamiques datés est fourni par R. G. Hoyland, Seeing, p. 687-703. Voir en outre R. G. Hoyland, « New Documentary Texts ». 112 chapitre iii projets en cours8. Il n’en reste pas moins que les données issues de ces corpus appellent une confrontation systématique avec les chrono- graphies. Leur contemporanéité avec la période étudiée ici, dont ne peuvent se prévaloir les sources narratives islamiques conservées, et leur profond ancrage dans l’espace syrien, le justifient amplement. La politique religieuse des Omeyyades y est particulièrement bien repré- sentée, à travers les inscriptions coraniques du Dôme du Rocher ou les monnaies épigraphiques produites après la réforme de ʿAbd al-Malik, pour se limiter aux exemples les plus évidents. La mise en valeur de l’espace syrien est également illustrée par ces enregistrements dans la pierre, ainsi qu’en témoignent notamment les bornes milliaires de ʿAbd al-Malik ou les inscriptions de son fils Hišām9. Les politiques des pre- miers Abbassides dans la province qui fut l’espace de prédilection de leurs prédécesseurs s’y donnent aussi à lire sous un jour peu connu10. Ce sont néanmoins d’autres sources qui semblent se rapprocher le plus de la pratique administrative égyptienne que nous évoquions plus haut, en particulier dans sa dimension épistolaire. Nous disposons en effet de quantité de lettres attribuées aux différents souverains de la période ou à leurs secrétaires11. L’exemple le plus fameux est à coup sûr constitué par le corpus de missives rattaché à ʿAbd al-Ḥ amīd al-Kātib, le secrétaire du dernier calife omeyyade Marwān II ; ces lettres ont été étudiées en détail, en particulier par I. ʿAbbās et W. al-Qāḍī12. Elles offrent une matière abondante pour partir en quête d’une idéologie

8 Pour l’épigraphie, parallèlement à une multitude de travaux très pointus, des études régionales font encore largement défaut, à côté de celle de F. Imbert, Corpus, consacrée à l’actuelle Jordanie du Nord. Une approche plus théorique de l’apport de l’épigraphie pour l’histoire des débuts de l’islam a été proposée par R. G. Hoyland, « The Content and Context ». Les principaux répertoires épigraphiques renferment un matériau abondant, voir en particulier M. Van Berchem, Corpus inscriptorum ; RCEA ; CIAP ; W. Diem et M. Schöller, The Living and the Dead. Pour ce qui concerne la numismatique, outre les nombreux catalogues disponibles et des études plus ciblées, on mentionnera en priorité les travaux de M. Bates et de C. Foss (voir liste détaillée en bibliographie), et les études de H. Bone, The Administration, ou de C. Bresc, Monu- ments numismatiques. 9 Voir notamment sur ces inscriptions A. Elad, « The Southern Golan » ; A. K. Rihaoui, « Découverte » ; E. Khamis, « Two Wall Mosaic ». Pour plus de détails sur ces inscrip- tions, et les politiques qu’elles révèlent, voir infra, chapitre VIII. 10 Voir par exemple J. L. Bacharach, « Al-Mansur ». 11 Les principaux problèmes posés par ces lettres sont exposés par A. Noth et L. I. Conrad, The Early Arabic, p. 76-87. La principale tentative de collation de l’en- semble de ces lettres, en réalité loin d’être exhaustive, est à mettre au crédit de A. Safwat,̣ Jamharat. 12 I. ʿAbbās, ʿAbd al-Ḥ amīd ; W. al-Qāḍī, « Early Islamic State Letters » et « The Reli- gious Foundation ». Voir en outre H. Schönig, Das Sendschreiben. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 113 omeyyade par ailleurs largement perdue. Cependant, à la différence de leurs homologues égyptiens, ces documents ne nous sont pas par- venus sous leur forme originale : nous ne les connaissons que dans la mesure où ils furent intégrés dans des sources littéraires postérieures, et non pas en tant que documents d’archives. En d’autres termes, nous retrouvons là un problème largement évoqué dans les chapitres précé- dents, celui de la transmission de l’information. Certaines de ces let- tres préservées dans des compilations tardives sont manifestement des reconstructions totales13, et c’est donc la question de l’authenticité de ces documents qui se trouve posée en permanence14. Toutes ces lettres ne sont cependant pas insérées dans des narrations pour de simples raisons formelles, et des études serrées de diplomatique démontrent que nombre de ces lettres présentent indubitablement des éléments anciens. C’est, là encore, un travail qui demeure en grande partie à réaliser, à l’image de ce qui a été fait au sujet de ʿAbd al-Ḥ amīd. À côté de ces lettres, les sources narratives renferment aussi nombre d’autres documents, en particulier des traités de capitulation15 et des lis- tes de nature variées, ainsi que des discours, prétendument reproduits verbatim16. Si, là encore, la forme est problématique et que les modali- tés de transmission demeurent incertaines, il n’en reste pas moins qu’il ne faut pas toujours rejeter ces éléments a priori, dans la mesure où ils sont susceptibles de préserver des informations anciennes. Notons à ce propos que Ch. F. Robinson, reprenant une idée déjà avancée par M. Chamberlain, a souligné qu’une des fonctions de l’historiographie était de permettre l’archivage sous forme littéraire de documents de la pratique17. C’est là une remarque d’importance, qui invite à ne pas réduire cette documentation au rang de simple artifice littéraire ; si la forme originelle de ces documents ne peut pas toujours être garantie, ils n’en fournissent pas moins, bien souvent, des informations ancien- nes. L’ensemble de ces documents nous renseigne enfin, et peut-être

13 A. Noth et L. I. Conrad, The Early Arabic, p. 77. 14 Les lettres attribuées à ʿAbd al-Ḥamīd ont généralement été considérées comme authentiques par les chercheurs. Voir la discussion de W. al-Qāḍī, « Early Islamic State Letters », p. 232 et s. 15 Voir notamment sur ces documents D. R. Hill, The Termination; W. al-Qāḍī, « Madḫal » ; A. Noth, « Die “Sulḥ ̣” ». 16 Sur ces insertions diverses dans les sources littéraires, voir A. Noth et L. I. Conrad, The Early Arabic, p. 62-108. 17 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 147 ; M. Chamberlain, Knowledge, p. 2 et s. 114 chapitre iii avant tout, sur la période à laquelle ils furent intégrés dans les sources littéraires, et sur le sens que l’on souhaitait alors donner au passé.

– Programmes artistiques et architecturaux Autre production califale, en nous éloignant quelque peu du cadre des sources textuelles imparti jusqu’alors, les programmes architecturaux et iconographiques conduits dans l’espace syrien du iie/viiie siècle. Sous réserve d’une datation assurée – ce qui est loin d’être toujours le cas –, ces données nous offrent là encore une voie d’accès vers des éléments qui présentent l’avantage de la contemporanéité. L’architec- ture monumentale dans le Bilād al Šām, à l’époque envisagée ici, offre d’ailleurs une situation strictement opposée à l’image laissée par les sources narratives. Là où nous ne disposons plus que de sources pro- duites à la période abbasside, le corpus de sites donne, à première vue, une image diamétralement opposée : ce sont les édifices et l’art omeyyades qui marquent en profondeur les paysages syriens, même si la continuité d’occupation de ses sites sous les premiers Abbassides a encore été trop peu étudiée18. L’archéologie contribue très largement, depuis plusieurs décennies, à renouveler nos connaissances sur les premiers siècles de l’islam. L’ap- port de ces données est notable, tant en matière d’histoire économique et sociale que pour ce qui concerne l’exercice du pouvoir califal19, ainsi qu’en attestent notamment les « châteaux du désert »20 ; l’exemple de ces sites, largement oubliés dans les sources narratives, est d’ailleurs significatif, puisque c’est l’archéologie qui les récupère à l’histoire. Plus encore, dans notre quête de ces sources à la marge de la vulgate historiographique que constituent les grandes chronographies de l’âge abbasside, les programmes iconographiques et artistiques omeyyades offrent un accès vers l’idéologie du pouvoir de la première dynastie de l’islam. Cette « présentation de soi »21 est en effet révélatrice de la manière dont les Omeyyades désiraient s’inscrire dans une histoire continue et affirmer la vocation universelle de leur califat22. En créant

18 Voir en dernier lieu D. Genequand, « Formation et devenir ». 19 Sur cette question, voir infra, chapitre VII. 20 La bibliographie est abondante sur le sujet. Voir notamment H. Lammens, « La “Bâdiya” » ; J. Sauvaget, « Châteaux omeyyades » ; H. Gaube, « Die syrischen Wüstens- chlösser » ; R. Hillenbrand, « La Dolce Vita » et « ʿAnjar » ; D. Genequand, « Umayyad Castles », « Châteaux omeyyades » et Les élites omeyyades. 21 Pour reprendre la fameuse formule J. Habermas, Logique des sciences sociales. 22 R. Ettinghausen, La peinture arabe, p. 20, 40. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 115 une « culture visuelle »23, dont les fresques de Qusayṛ ʿAmra constitue peut-être l’exemple le plus abouti24, les califes de Damas affirmaient leur pouvoir et leur légitimité. La fameuse fresque des six rois, où les souverains de la terre viennent faire allégeance aux nouveaux maîtres du monde, en offre un exemple probant25. Les programmes architec- turaux omeyyades participaient en outre d’une appropriation du Šām, tandis que leurs constructions religieuses inscrivaient la nouvelle reli- gion dans l’espace. Ces témoignages artistiques constituent, au même titre que les inscriptions ou les monnaies que nous évoquions précé- demment, des sources omeyyades authentiques : à ce titre ils sont de véritables conservatoires d’une mémoire omeyyade. L’archéologie met aussi au jour, en particulier à al-Ḥ umayma, des traces d’une mémoire abbasside syrienne, que la deuxième dynastie de l’islam s’évertua à gommer26. Elle souligne aussi bien souvent le main- tien en activité des sites, au moins jusqu’au début du iiie/ixe siècle. Ce faisant, elle invite à une autre appréhension du changement dynasti- que de 132/750, et au devenir de l’espace syrien après la translation du califat vers l’Iraq27 : les rythmes saccadés de l’histoire politique cèdent ici la place à ceux, plus lents, de l’occupation des sols.

– La poésie omeyyade : questions et enjeux Reste à évoquer le cas épineux de la poésie omeyyade28. Les histo- riens ont longtemps entretenu des relations ambivalentes envers ce genre littéraire, qui était à intégrer ou à rejeter in toto : la poésie a bien

23 J’emprunte l’expression à F. B. Flood, The Great Mosque. 24 Sur ce site fameux, voir les contributions récentes G. Fowden, Qusayṛ ʿAmra, et A. Cheddadi, Les Arabes, p. 26 et s. ; un certain nombre d’interprétations proposées dans ces deux ouvrages sont toutefois à considérer avec prudence. Pour un relevé systématique des peintures, on se reportera au bel ouvrage de Cl. Vibert-Guigue, Les peintures de Qusayr ‘Amra. 25 Voir notamment A. Musil, Kusejr Amra ; E. Herzfeld, « Die Könige » ; O. Gra- bar, « The Painting of the Six Kings » etLa formation, p. 68-71 ; K. A. C. Creswell, Early Muslim Architecture, I, p. 390-415 et A Short Account, p. 84-99 ; M. Almagro et al., Qusayr ‘Amra ; A. Cheddadi, Les Arabes, p. 26 et s. ; G. Fowden, Empire to Commonwealth, p. 143-149 et Qusayṛ ʿAmra. Cette fresque est discutée infra, chapitre VIII. 26 Voir infra, chapitre IV. 27 Ce point est développé dans les chapitres VII et VIII. 28 Pour une vue d’ensemble de la production littéraire arabe à la période omeyyade, voir notamment Ch. Pellat, Langue et littérature ; A. F. L. Beeston, Arabic Literature. Pour le cas particulier de la poésie omeyyade, voir S. K. Jayyusi, « Umayyad Poetry ». Sur l’utilisation de cette littérature par les historiens, voir A. Cheikh-Moussa, « L’his- torien et la littérature arabe ». 116 chapitre iii souvent été dépeinte comme la source par excellence pour l’histoire omeyyade, ou à l’inverse comme quantité négligeable du point de vue de la connaissance historique. C’est ce dernier jugement, sans appel, qui s’imposait comme une évidence, en 1962, pour W. M. Watt29. Pareille approche a, depuis, été largement battue en brèche, et l’apport de la poésie est désormais bien établi30. Cet intérêt des historiens pour la poésie fait d’ailleurs écho aux convictions des savants musulmans des débuts de l’islam eux-mêmes, qui estimaient que les poètes « étaient les seuls organes de la mémoire historique »31, et, plus précisément, que « la poésie est la mine de sciences des anciens Arabes (al-šiʿru maʿdinu ʿilmi al-ʿarabi), le livre de leur sagesse (sifru ḥikmatihā), les archives de leur histoire (dīwānu aḫbārihā), le trésor de leurs grandes jour- nées [. . .] et le rempart qui garde leur hauts faits (al-sūru al-maḍrūbu ʿalā maʾātirihā̠ ) », ainsi que l’affirme un passage fameux des Aḫbār ʿUbayd 32. La poésie remplit en outre la fonction essentielle de preuve, ce qui justifie sans doute en partie sa fréquente inclusion dans les écrits à intention historique33 ; certains chercheurs n’hésitent d’ailleurs pas à parler de « poésie arabe historique »34. Il est en outre bien attesté que la

29 W. M. Watt, « The Materials », p. 28 : « Not much requires to be said about the poetry, since, even if it is all authentic, it adds little to our historical knowledge ». Voir aussi les remarques sceptiques de Cl. Cahen sur l’utilisation de la poésie par l’histo- rien, relevée par A. Cheikh-Moussa, « L’historien et la littérature arabe », p. 152 et s. 30 Voir par exemple les critiques adressées par A. F. L. Beeston et L. I. Conrad, aux tenants de l’opinion communément répandue sur le peu d’importance historique de la poésie, « On some Umayyad Poetry », p. 191. 31 Ainsi que le notait I. Goldziher, Muslim Studies, I, 169, cité plus récemment par A. Elad, « Community of Believers », p. 272. 32 A. Arazi, « Al-šiʿru », p. 205, citant les Aḫbār ʿUbayd, p. 352. Ce passage est reprit par A. Elad, « Community of Believers », p. 272. La place prépondérante de la poésie du temps de la Jāhiliyya est par ailleurs soulignée par al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, I, p. 262. 33 Voir notamment sur ce point A. Cheddadi, Les Arabes, p. 49-52. D’autres moti- vations d’insertion de la poésie dans les chronographies ne sont bien entendu pas à négliger, ainsi que le souligne R. S. Humphreys, Islamic History, p. 90 : « The function of verse citations in the historical texts has never been properly studied, but I believe that they serve much the same purpose as the speeches and letters which are perio- dically introduced [. . .] to allow the historian to convey an explicit interpretation or evaluation of persons and events without having to speak for himself. Poetry, in short, is editorial comment, safely attributed to others ». A. F. L. Beeston et L. I. Conrad stigmatisaient eux aussi ce déficit d’études relatives à la place de la poésie citée dans les ouvrages à intention historique, « On some Umayyad Poetry », p. 191. Voir toutefois désormais l’étude significative de S. M. Ali,Ardor for Memory, et les remarques de B. Shoshan, Poetics of Islamic Historiography, p. 82-84, faisant notamment suite aux appréciations préalables de Kh. Athamina, « The Sources », p. 245-246. 34 A. F. L. Beeston et L. I. Conrad, « On some Umayyad Poetry », p. 192. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 117 poésie était à la fois un vecteur d’affirmation identitaire35, et il semble clair que les Omeyyades faisaient appel aux poètes de cour, afin de promouvoir leur légitimité36. Et dès lors que l’on s’intéresse à la pre- mière dynastie de l’islam, il est impossible de ne pas penser d’emblée à quelques-uns de ses poètes fameux et rivaux : Jarīr (m. v. 110/728), Farazdaq (m. v. 112/730), ou encore al-Aḫtaḷ (m. v. 92/710), « chan- tre » des Omeyyades, en empruntant l’expression d’Henri Lammens37, pour n’évoquer que les plus célèbres. Faut-il pour autant faire du corpus de poésie omeyyade la source par excellence pour appréhender la première dynastie de l’islam, comme d’aucuns l’affirment ? Récemment encore, S. Agha et T. Khalidi esti- maient en effet qu’il s’agissait peut-être là de la plus fondamentale des sources arabes, justement parce que première38. Cette vision idylli- que fait bien peu de cas, par comparaison, de ce que certains cher- cheurs ont pu affirmer au sujet de la poésie préislamique, les fameuses Muʿallaqāt, autres fragments poétiques pré-abbassides à avoir survécu. Depuis Ṭāhā Ḥ usayn, il était affirmé que cet héritage issu – et reven- diqué – de la Jāhiliyya, avait été retravaillé à la période abbasside, et notamment passé au filtre du monothéisme39 ; cette désacralisation n’avait d’ailleurs pas manqué de susciter des polémiques soutenues. R. Drory situait plus précisément cette recomposition de la poésie préislamique vers le milieu des années 76040. La date de composition et la question de l’authenticité des Muʿallaqāt fait toutefois toujours débat : les tendances récentes invitent à s’interroger sur ces manipula- tions41, et soulignent l’existence de strates d’écritures anciennes, pour certaines attestées au début de la période omeyyade, sous Muʿāwiya42. Nous nous retrouvons ainsi dans une situation comparable à celle que nous évoquions à propos des chronographies : le passé lui-même, tant pré que post-prophétique, fut retravaillé à l’époque abbasside, à la suite de réécritures antérieures successives et au gré de stratégies de

35 S. S. Agha et T. Khalidi, « Poetry and Identity ». 36 Voir notamment, S. Stetkevych, The Poetic of Islamic Legitimacy. 37 H. Lammens, « Le chantre ». Sur al-Aḫtaḷ voir en outre S. Stetkevych, « Umayyad Panegyric » et The Poetic of Islamic Legitimacy, chapitres 3 et 4. 38 S. S. Agha et T. Khalidi, « Poetry and Identity », p. 55, note 1. 39 Ṭ. Ḥ usayn, Fī al-šiʾr al-jāhilī. 40 R. Drory, « The Abbasid Construction ». 41 A. Arazi, « Périodisation, oralité et authenticité ». 42 Voir sur ce point M. J. Kister, « The Seven Odes », et en dernier lieu A. Arazi, « Périodisation, oralité et authenticité », p. 408-409. 118 chapitre iii sélection. Comment dès lors imaginer que la poésie omeyyade n’ait pas été affectée par ces processus alors à l’œuvre ? Ce que nous savons des conditions qui présidaient à la transmission de la poésie invite à vrai dire à la même prudence et, partant, à la même démarche, que celle qui a été adoptée pour l’historiographie islamique. G. Schœler a montré qu’il était en effet courant, chez les poètes, que les transmetteurs corrigent et améliorent le poème dont ils assuraient la transmission, y compris du vivant de l’auteur des vers. Les sources s’en font l’écho : on nous dit ici que « les transmetteurs avaient jadis l’habi- tude de corriger les poèmes des Anciens »43, ou ailleurs, dans le Kitāb al-Aġānī, qu’il arrivait de trouver les transmetteurs d’al-Farazdaq « en train de redresser ce qui était “courbé” dans sa poésie ». Il en allait de même pour Jarīr, dont les transmetteurs se livraient aux mêmes pra- tiques et corrigeaient de surcroît une « faute de rime appelée sinād » 44. G. Schœler en conclut que l’on « ne se souciait donc pas tellement, à l’époque, de la préservation de l’exactitude textuelle au cours du processus de transmission, ni de la fidélité à l’original. Ce qui impor- tait, c’était plutôt la préservation, et même l’amélioration de la qualité artistique et linguistique de la poésie à transmettre. Cette conception de la transmission est incompatible avec l’idée d’une recension défi- nitive rendant possible une publication littéraire des textes »45. Toutes ces raisons concourent, pour ne pas faire de la poésie omeyyade une exception au sein des sources islamiques. Sans négliger l’apport de ces textes, par exemple en matière de topographie historique46 ou plus encore pour nous informer sur la vie de cour et le cérémonial omeyya- des47, elles soulignent aussi le travail qui reste à accomplir pour mieux comprendre pourquoi et comment certaines compositions poétiques furent conservées dans les processus complexes de la transmission, et les éventuelles déformations dont elles firent l’objet, au cours de réé- critures successives. C’est précisément à cette tâche que s’est consacrée H. Kilpatrick au sujet du Kitāb al-Aġānī48. L’anthologie d’al-Isfahānị̄ (m. 356/967),

43 Cité par G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 20. 44 Aġānī, IV, p. 54, trad. G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 20. 45 G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 21. 46 Ainsi que l’a notamment démontré J. Sauvaget, « Notes de topographie », p. 104-105. 47 Voir en particulier l’étude exemplaire de S. Stetkevych, « Umayyad Panegyric » et en dernier lieu A. Marsham, Rituals, qui exploite abondamment les ressources offertes par la poésie omeyyade. 48 Al-Isfahānī,̣ Kitāb al-Aġānī. Voir H. Kilpatrick, Making the Great Book of Songs. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 119 dont nous connaissons désormais mieux les méthodes de travail, est une source de choix, tant pour les Omeyyades que pour les premiers Abbassides, qui nous occupent ici. Les chapitres qu’il consacre aux dif- férents califes mêlent des éléments de narration à intention historique, à rapprocher parfois des dictionnaires biographiques ou des chrono- graphies, avec d’abondantes citations poétiques. Ces éléments livrent des données importantes pour mieux cerner les relations au sein du clan omeyyade, sujet qui se laisse difficilement découvrir par ailleurs ; les omeyyades sont érigés, en quelque sorte, en modèles représenta- tifs de leur période49. D’autres corpus sont désormais dotés d’éditions de qualité et, le cas échéant, d’outils précieux pour naviguer dans les méandres des compositions poétiques. C’est notamment le cas de la poésie kharijite et, plus récemment, de la poésie chiite50. Néanmoins, une étude systématique de ces recueils dépasse de beaucoup le cadre imparti à cette étude. Les liens ténus que la poésie entretient avec l’histoire, dont la fré- quente intégration dans les sources à intention historique fait partie intégrante, interdit de situer la poésie totalement à la marge. Ajoutons que le schéma général de la transmission des corpus poétiques ne dif- fère guère de celui esquissé pour les textes historiques, et qu’il doit à cet égard faire l’objet d’études approfondies. Toutefois, la spécificité du genre n’en assura pas moins la préservation d’une memoria omeyyade propre, car, comme le souligne à raison H. Kilpatrick, aucune autre période de l’histoire islamique ne peut se prévaloir d’autant de poètes que l’époque omeyyade51.

2. L’espace avant la chronologie Si la chronologie constitue l’élément d’organisation des chronogra- phies, contribuant ainsi à privilégier les espaces du pouvoir califal et à en délaisser les marges, d’autres types de sources adoptent le parti inverse. C’est l’espace qui préside à l’organisation de l’ouvrage, et le Šām y est alors au moins traité sur un pied d’égalité avec les autres provinces de l’empire.

Le déficit d’études sur les problèmes de transmission relatifs auKitāb al-Aġānī avait été stigmatisé par L. Zolondek, « An Approach ». 49 H. Kilpatrick, « ʿUmar ibn ʿAbd al-ʿAzīz, al-Walīd ibn Yazīd and their kin ». 50 I. ʿAbbās, Šiʾr al-ḫawārij ; T. El-Acheche, La poésie šiʿite. 51 H. Kilpatrick, « ʿUmar ibn ʿAbd al-ʿAzīz, al-Walīd ibn Yazīd and their kin ». 120 chapitre iii

– Les dictionnaires biographiques syriens : des libri memoriales au service des Omeyyades et du Šām ? La structure même de ces ouvrages prosopographiques imposait de faire une place aux générations successives de musulmans, ou aux personnages ayant transité ou vécu dans l’espace géographique cou- vert par tel ou tel dictionnaire biographique52. Les figures marquantes, comme d’autres plus anonymes, de l’espace syrien du ii/viiie siècle répondaient à ces impératifs. Là où les chronographies pouvaient se parer d’un « oubli créatif », tabaqāṭ et maʿājim se devaient d’offrir une présentation plus systématique, du moins en apparence : ils préservè- rent du coup une formidable masse de données, souvent introuva- ble ailleurs. C’est ce constat qui a souvent conduit les chercheurs à considérer ces sources comme des « mines d’or », voire à affirmer, de manière péremptoire, que la prosopographie était la seule voie d’accès à l’histoire des premiers siècles de l’islam53. Il ne faudrait cependant pas négliger, ainsi qu’A. Esch le souligne à propos de la commune italienne de Lucques, richement dotée en archives, que « l’abondance de documents [. . .] n’exclut pas des pertes considérables [. . .] c’est, ex post, une redistribution de la réalité par la transmission »54. Par conséquent, si ces sources ne sont pas soumises aux mêmes condi- tionnements que les chronographies, elles n’en posent pas moins des problèmes spécifiques. A-t-on par exemple suffisamment conscience que tout dictionnaire biographique est produit par l’élite d’un groupe social pour d’autres élites, laissant ainsi de côté des pans entiers de la société ? Peut-être plus que tout autre genre littéraire, ces compila- tions et ces listes avaient pour fonction de préserver la mémoire sociale ou culturelle de différents groupes. LesAnsāb al-ašrāf d’al-Balād̠urī, que nous évoquions au chapitre précédent, offrent une bonne illus- tration de cette démarche : cet ouvrage se donne notamment à lire comme le chant du cygne des ašrāf, en particulier des ašrāf syriens55.

52 Voir notamment sur ce genre littéraire M. Abiad, « Origine et développement » ; M. J. L. Young, « Arabic Biographical Writing » ; P. Auchterlonie, Arabic Biographical Dictionaries ; W. al-Qāḍī, « Biographical Dictionaries » ; Ch. F. Robinson, « Al-Muʿāfā b. ʿImrān » et Islamic Historiography, p. 66-74. 53 P. Crone, Slaves, p. 16-17 : « The obvious way to tackle early Islamic history is, in other words, prosopographical. To the extent that the pages of the Muslim chronicles are littered with names, prosopography is of course nothing but a fancy word for what every historian of that period finds himself to be doing. But early Islamic history has to be almost exclusively prosopographical ». 54 A. Esch, « Chance et hasard de la transmission », p. 18-19. 55 Sur la crise des ašrāf, voir en particulier P. M. Cobb, White Banners, notamment p. 78 et s. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 121

C’est d’ailleurs peut-être avant tout cette commémoration d’un ordre social qui disparaît qui justifie la place considérable accordée par al-Balād̠urī à la famille omeyyade. Ajoutons enfin que la masse même de ces sommes, encore trop peu étudiées de surcroît, nous prive bien souvent d’une compréhension globale du projet nourri par les diffé- rents auteurs et des conditions qui présidèrent à la sélection et à la compilation des informations. Aussi n’est-il pas question ici de les présenter par le menu, surtout dans la mesure où, potentiellement, tous les maʿājim sont susceptibles d’offrir des éléments pertinents pour notre propos, au détour d’une notice. Les deux grands dictionnaires biographiques syriens, d’Ibn ʿAsākir (m. 571/1176) et d’Ibn al-ʿAdīm (m. 660/1262) sont pour nous les plus précieux, précisément en raison de leur ancrage spatial. Le Taʾrīḫ madīnat Dimašq, du premier nommé, est à coup sûr le dictionnaire biographique le plus important pour l’espace syrien du ii/viiie siècle56 ; en dépit de sa composition tardive, son intérêt pour les premiers siècles de l’islam n’est plus à démontrer57. Après une pré- sentation de la topographie de Damas58, Ibn ʿAsākir s’évertue en par- ticulier à rapporter aussi exhaustivement que possible les événements se déroulant dans l’espace syrien et à y inclure les figures majeures de l’histoire islamique59. Se focalisant ainsi sur la Syrie, il offre un recours afin de compenser le tropisme iraqien des chroniques d’épo- que abbasside, et fourmille, en tant qu’histoire locale, de matériau nouveau sur les élites syriennes60. Il présente aussi l’immense avantage d’avoir préservé des sources par ailleurs perdues, telles que la Tasmiyat umarāʾ Dimašq d’Abū al-Ḥ usayn al-Rāzī (m. 347/958), dont des men- tions n’étaient jusqu’alors connues que par le truchement d’al-Safadị̄ (m. 766/1363)61. Plus largement, il fait appel à des sources syriennes négligées par les chronographes abbassides, et cite aussi abondamment

56 Pour un aperçu de l’aventure éditoriale de la somme d’Ibn ʿAsākir, voir la notice de S. A. Mourad, « Publication History ». 57 Voir en particulier les contributions réunies par J. E. Lindsay, Ibn ʿAsākir ; du même « Damascene Scholars » ; P. M. Cobb, White Banners ; en langue française, on se reportera aux travaux de N. Élisséeff,La description ; M. Abiad, Culture et éducation ; Th. Bianquis,Damas et la Syrie ; A. Guérin, « Les territoires » ; et en dernier lieu de C. Jalabert, « Comment Damas » et Hommes et lieux. 58 Qui compose le premier volume du Taʾrīḫ madīnat Dimašq, et qui a fait l’objet d’une traduction par N. Élisséeff,La description. 59 F. M. Donner, « ʿUthmān and the Rāshidūn Caliphs », p. 59-60. 60 P. M. Cobb, « Community versus Contention », p. 106, 108. 61 Dans son Kitāb umarāʾ Dimašq fī al-islām ; voir P. M. Cobb, « Community versus Contention », p. 107, et les travaux de G. Conrad, « Zur Bedeutung » et Abū ’l-Ḥ usain al-Rāzī, p. 23-51. 122 chapitre iii

Ibn Saʿd (m. 230/845), Ḫalīfa b. Ḫayyāt ̣ (m. 241/855), et surtout Abū Zurʿa al-Dimašqī (m. 281/894)62. Ibn ʿAsākir se repose aussi sur al-Ḫatīḅ al-Baġdādī (m. 463/1071), modèle avoué de sa somme ; à l’in- verse, al-Ṭabarī (m. 310/923) est pratiquement absent. Pour toutes ces raisons, Ibn ʿAsākir participe pleinement à l’élaboration d’une memo- ria « syrienne »63. Le Taʾrīḫ madīnat Dimašq nous est toutefois parvenu dans un état lacunaire, et 600 à 800 biographies seraient manquantes64. On cherchera ainsi par exemple en vain les entrées consacrées aux cali- fes omeyyades Sulaymān b. ʿAbd al-Malik ou à son frère Hišām, qui ne survivent que dans le Muḫtasaṛ qu’Ibn Manzūṛ réalisa de l’œuvre d’Ibn ʿAsākir65 ; Yazīd III est, quant à lui, absent des deux ouvrages66. L’autre dictionnaire biographique « syrien » incontournable est à mettre au crédit d’Ibn al-ʿAdīm67. Sa Buġyat al-talaḅ fī taʾrīḫ Ḥ alab, bien qu’incomplètement préservée, renferme également des informa- tions relatives au ii/viiie siècle, dans le cadre géographique de la Syrie du Nord imparti à cet ouvrage68. L’œuvre d’Ibn ʿAsākir sert de référence à Ibn al-ʿAdīm, qui cherche à doter Alep d’un pendant de ce que le premier a réalisé pour Damas : la structure des biographies est identi- que dans les deux ouvrages, et les sources d’Ibn ʿAsākir sont également mises à contribution par son successeur. La Buġyat ne peut toutefois se prévaloir de la même richesse, notamment dans la mesure où toute une partie de l’ouvrage est manquante. Ainsi aucune biographie de calife omeyyade n’est par exemple préservée, même si nombre d’autres personnages de la période font l’objet de notices. Ibn al-ʿAdīm pré- sente toutefois l’intérêt majeur de citer ses sources et, pour la période des débuts de l’islam, il reproduit le format de transmission qui pré-

62 Sur les sources mises à contribution par Ibn ʿAsākir, voir S. C. Judd, « Ibn ʿAsākir’s Sources ». 63 Voir notamment P. M. Cobb, « Virtual Sacrality ». 64 L’ouvrage en comporte aujourd’hui 10226. Lindsay J. E., Ibn ʿAsākir, p. 141-143. 65 Ibn Manzūr,̣ Muḫtasaṛ . 66 Sans que l’on puisse toutefois préciser s’il s’agit bien d’une lacune ou si ses tendan- ces qadarites justifièrent son exclusion duTa ʾrīḫ madīnat Dimašq par Ibn ʿAsākir. 67 Sur lequel voir D. Morray, An Ayyūbid Notable et A.-M. Eddé, « Les sources de l’histoire omeyyade », qui vient compléter des études surtout consacrées à la période hamdanide. Voir A.-M. Eddé, « Les sources d’Ibn al-ʿAdīm sur le règne de Sayf al-Dawla », et les travaux classiques de M. Canard, Histoire de la dynastie, en particulier p. 16-49. Pour les sources d’Ibn al-ʿAdīm sur les xiie et xiiie siècles, voir A.-M. Eddé, « Sources arabes ». 68 L’histoire d’Alep d’Ibn al-ʿAdīm, la Zubdat al-Ḥ alab min taʾrīḫ Ḥ alab, n’offre qu’un recours limité pour la période envisagée ici, qui se trouve réduite à quelques pages. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 123 dominait alors, celui de l’isnād et du ḫabar. Ibn al-ʿAdīm fait aussi largement usage d’autres auteurs importants : il connaît directement les Ansāb et le Futūḥ d’al-Balād̠urī ou encore les Prairies d’or d’al- Masʿūdī. De ce dernier, Ibn al-ʿAdīm met aussi à contribution le Kitāb al-Istid̠kār li-mā jarā fī sālif al-aʿsāṛ , qui ne nous est pas parvenu69. D’autres ouvrages, toujours à vocation locale ou régionale, mais aux dimensions plus modestes, permettent de compléter le tableau, à l’instar du Taʾrīḫ al-Raqqa wa-man nazalahā min asḥ ̣āb rasūlillāh wa- al-tābiʿīn wa-al-fuqahāʾ wa-al-muḥadditīn̠ d’al-Qušayrī (m. 334/946), ou du Taʾrīḫ Dārayyā d’al-Ḫawlānī (m. entre 365/975 et 370/981)70. D’autres histoires locales consacrées à Homs ou à la Palestine ne nous sont pas parvenues, hormis quelques citations éparses le cas échéant71. On peut y adjoindre des ouvrages du même type qui, bien que consa- crés à l’Iraq ou à la Jazīra, sont susceptibles d’offrir des compléments, en particulier le Taʾrīḫ Wāsit ̣ de Baḥšal (al-Wāsitī,̣ m. v. 292/905) ou le Taʾrīḫ al-Mawsiḷ d’al-Azdī (m. v. 334/945)72.

Ces sources sont-elles pour autant à situer totalement en dehors de la vulgate historiographique mise en place par les chronographes ? Tout dépend en réalité des sources auxquelles elles font elles-mêmes appel et du projet global de leurs auteurs. Leur ancrage syrien s’avère tout à fait déterminant dans la perspective qui nous occupe, comme le pro- jet global d’un Ibn ʿAsākir, visant à réintégrer le Šām dans l’histoire islamique. Il est d’ailleurs significatif que ce dernier cite assez peu al-Ṭabarī, et s’appuie de façon beaucoup plus nette sur des auteurs syriens, comme Abū Zurʿa al-Dimašqī. Plus important encore, ces dic- tionnaires biographiques à dimension locale ont fait appel à des sour- ces bien souvent négligées par ailleurs. Avec les précautions d’usages, car de nombreux paramètres relatifs à leurs critères de composition et à leurs stratégies de sélection nous échappent encore, ils offrent donc des pistes fécondes au travers de ce vaste chantier que constitue l’historiographie islamique. En proposant à l’occasion un accès vers des sources oubliées par la plupart des chronographes, les diction- naires biographiques préservent en réalité d’autres historiographies,

69 A.-M. Eddé, « Les sources de l’histoire omeyyade ». 70 Al-Qušayrī, Taʾrīḫ al-Raqqa ; Al-Ḫawlānī, Taʾrīḫ Dārayyā. 71 GAS, I, p. 347. 72 Baḥšal, Taʾrīḫ Wāsit ̣; Al-Azdī, Taʾrīḫ al-Mawsiḷ . Ce dernier ouvrage a été large- ment mis à contribution par Ch. F. Robinson, Empire and Elites. Sur les liens unissant al-Ṭabarī à al-Azdī voir Ch. F. Robinson, « A Local Historian’s Debt ». 124 chapitre iii c’est-à-dire ici d’autres mises en mémoire de l’histoire ; en ce sens, ils se donnent à lire comme des libri memoriales au service d’un espace et d’une dynastie qui furent victimes par ailleurs de véritables stratégies de l’oubli. C’est pourquoi ces sources offrent peut-être avant tout un biais pour échapper à l’un des grands paradoxes de l’historiographie islamique que stigmatisait P. M. Cobb, en signalant que nos sources livrent fondamentalement une vision dans laquelle « l’histoire abbas- side débute en Syrie alors que, au même moment, l’histoire syrienne prend fin avec les Abbassides »73. C’est ce même intérêt partagé pour l’espace qui confère leur importance aux géographes musulmans vers lequel il convient à présent de nous tourner.

– Les géographes Il est exclu de présenter ici en détail les grandes figures de la géographie islamique, magistralement étudiées par A. Miquel74. L’ensemble de ces auteurs offre des éléments pertinents dès lors que l’on s’intéresse à la Syrie. Ces sources présentent toutefois le même inconvénient que les autres sources narratives islamiques : elles sont de compositions rela- tivement tardives, quoi qu’il en soit, largement postérieures au ii/viiie siècle. Leur utilisation pour la haute époque s’avère donc délicate et ne se prête aucunement à une analyse des sédimentations historiogra- phiques, telle que nous l’avons proposée pour les chronographies. Si la littérature géographique n’offre évidemment pas un accès comparable à celui proposé par ces dernières vers l’histoire des derniers Omeyya- des et des premiers Abbassides, elle n’en livre pas moins un matériau abondant. Il ne faut pas s’en étonner, a fortiori dans le contexte d’une étude centrée sur un cadre spatial, syrien en l’occurrence. Le grand mérite des sources géographiques réside donc, on l’aura compris, dans la place octroyée au Šām : là où les chronographies composées dans l’Iraq abbasside ne mentionnent la Syrie que lorsque cela est strictement nécessaire à leur exposé, cette dernière constitue, au même titre que les autres provinces de l’empire, un passage obligé pour les géographes. Ce sont donc là encore des objectifs différents des autres sources qui constituent l’intérêt premier de ce corpus : la « géo- graphie administrative », comme les masālik wa-al-mamālik ou plus tard la riḥla ont pour but premier de décrire l’empire islamique dans

73 P. M. Cobb, « Community versus Contention », p. 100. 74 A. Miquel, La géographie humaine ; voir en outre la synthèse de J. F. P. Hopkins, « Geographical ». des sources en marge de la vulgate historiographique ? 125 sa totalité. C’est donc avant tout pour des éléments de topographie et de géographie historique que cette production s’avère précieuse. Mais en raison de sa nature même, laissant une large place aux récits anec- dotiques et à nombre d’informations à rattacher au genre de l’adab, la production géographique offre bien davantage : elle propose des visions du monde, des éléments d’appréhension mythiques et sym- boliques, qui participent là encore à la préservation et à la diffusion d’une memoria inscrite dans l’espace syrien75. En ce sens, ces sour- ces sont particulièrement fécondes dans une démarche d’histoire de la mémoire. Les pages hautes en couleur que livrent un al-Yaʿqūbī (m. 284/897), un Ibn al-Faqīh (qui écrivait v. 290/903) ou un Ibn Ḥ awqal (m. v. 380/990), poursuivant l’œuvre de son prédécesseur al-Isṭ aḥ ̮rī (m. v. 350/961), suffisent à s’en convaincre76. Les auteurs syriens, comme al-Muqaddasī (m. après 378/988), natif de Jérusalem, ou l’alépin Ibn Šaddād (m. 684/1285), sont particulièrement précieux77. Ce dernier livre nombre d’informations sur les campagnes militaires menées par les Omeyyades et les Abbassides face à Byzance, en Syrie du Nord et en Anatolie, tandis que son prédécesseur n’a pas son pareil pour vanter les mérites de sa province natale. Dans un autre registre, le dic- tionnaire toponymique de Yāqūt al-Ḥ amawī (m. 626/1229), d’origine byzantine – et servile –, mais syrien d’adoption, est une source iné- puisable78. Si la plupart des géographes intègrent dans leurs ouvrages des parties consacrées au merveilleux, les ouvrages plus spécifiques de faḍāʾil viennent utilement compléter le tableau. Le Kitāb faḍāʾil al-Šām wa-Dimašq, de ʿAlī b. Muḥammad al-Rabaʿī (m. 443/1052), en offre un bon exemple, visant à affirmer le statut sacré de l’espace syrien79. Géographes et spécialistes du genre des faḍāʾil offrent donc un accès vers une mémoire inscrite dans un espace, qui fut celui de prédilec- tion des Omeyyades, mais aussi le berceau de leurs rivaux abbassides, du côté d’al-Ḥ umayma80. Le discours qui émerge de cette production se donne donc à lire comme une géographie symbolique, rattachant

75 Voir en particulier infra, chapitre IV. 76 Al-Yaʿqūbī, Kitāb al-buldān ; Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ ; Ibn Ḥ awqal, Kitāb sūraṭ ; al-Isṭ aḥ ̮rī, Kitāb masālik. 77 Al-Muqaddasī, Aḥsān ; Ibn Šaddād, Al-Aʿlāq. 78 Yāqūt, Muʿjam al-buldān. 79 Al-Rabaʿī, Kitāb faḍāʾil al-Šām. Sur cette source précieuse pour aborder l’espace syrien, voir P. M. Cobb, « Virtual Sacrality ». 80 Sur la question de ces mémoires dynastiques inscrites dans des espaces respectifs, voir infra, chapitre IV. 126 chapitre iii villes et lieux du Bilād al-Šām à la première dynastie de l’islam et, plus rarement, à ceux qui les supplantèrent.

3. Autres regards

– Historiens tardifs et andalous Le statut de la documentation pour aborder l’histoire des débuts de l’is- lam implique une forte dépendance envers les sources narratives, nous l’avons abondamment souligné. Dès lors, comment fixer des limites chronologiques ou géographiques dans l’utilisation de cette profusion de sources ? En effet, même des sources tardives, ou composées loin du Proche-Orient, ont souvent préservé des données relatives au iie/ viiie siècle. Potentiellement, c’est donc l’ensemble du corpus des sour- ces littéraires qui est susceptible de renfermer des éléments pertinents, a fortiori dans une perspective d’histoire de la mémoire et des signi- fications. Toutefois, une lecture exhaustive dépasse bien entendu de beaucoup les capacités d’un seul chercheur. Les questions complexes de transmission entre les différents textes de ce corpus, encore insuffi- samment étudiées, ne permettent pas toujours de cibler les sources les plus à même d’apporter du matériau neuf. Aussi les quelques exemples suivants n’ont-ils pour seul objectif que de fournir un échantillon des possibilités offertes par ces sources. À côté des chronographies (taʾrīḫ) et des ouvrages prosopographi- ques (tabaqāṭ et maʿājim), Ch. F. Robinson identifiait récemment un dernier genre historiographique, la biographie (sīra)81. Si c’est bien entendu le Prophète qui fut avant tout l’objet de tels ouvrages, des biographies furent aussi consacrées à d’autres personnages importants, surtout lorsqu’ils étaient réputés pour leur piété. Pour la période qui nous occupe ici, le cas de ʿUmar II est le plus probant82. Une Sīra ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, composée en Égypte, lui fut consacrée par Ibn ʿAbd al-Ḥ akam (m. 214/829), imité plus tard par Ibn al-Jawzī (m. 597/1201)83. À l’instar des maʿājim, la forme même de ces recueils commandait d’autres écritures que celles des chronographies. Cet exemple, exceptionnel il est vrai, témoigne toutefois des mécanismes

81 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 55. Sur l’origine hypothétique de ce genre littéraire, voir les remarques d’A. Cheddadi, Les Arabes, p. 225-226. 82 Pour une étude détaillée de la question, voir A. Borrut, « Entre tradition et his- toire », et infra, chapitre V. 83 Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Sīra ; Ibn al-Jawzī, Sīra (ou manāqib) ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 127 de circulation de l’information entre ces historiographies différentes : ces discours apologétiques consacrés à ʿUmar II ne s’opposent pas à l’image que la vulgate historiographique nous a léguée du calife84. Ce cas d’école invite donc davantage à situer ce genre littéraire dans les vastes processus transmissifs alors à l’œuvre, incluant en l’occurrence une forte influence de la production juridique et jurisprudentielle, plu- tôt qu’en opposition du canon historiographique ; il ne préjuge par contre en aucun cas de la représentativité d’une telle analyse dans d’autres contextes qui restent à explorer. Si l’on se tourne à présent vers les historiens tardifs, trois d’entre eux, pour des raisons diverses, méritent plus particulièrement de rete- nir notre attention. Tout d’abord Ibn Katīr̠ (m. 774/1373), pour la simple raison qu’il était lui-même syrien, natif de Bosrạ̄ mais installé à Damas85. C’est là qu’il entreprit sa formation, notamment marquée par ses rencontres décisives avec al-Mizzī (m. 742/1341) et al-Ḏahabī (m. 748/1348)86. Au même titre que les dictionnaires biographiques syriens déjà évoqués, il est susceptible d’avoir préservé du matériau syrien par ailleurs perdu, et d’avoir produit un discours visant à réin- tégrer le Šām dans l’histoire islamique. Sa Bidāya wa-al-nihāya, son œuvre historique majeure, se propose « d’écrire une histoire du monde depuis la création jusqu’à son époque et de terminer son récit par les affres du Jugement dernier 87» . La partie consacrée à l’histoire islami- que est organisée chronologiquement et, pour chaque année, Ibn Katīr̠ présente les événements suivis de biographies des personnages célè- bres qui y décédèrent (wafayāt). Dans le contexte de la défense du sunnisme qui caractérise son époque, il s’affirme comme résolument anti-chiite et brosse un tableau flatteur des Omeyyades, dont il s’efforce de « réhabiliter l’œuvre »88. L’étude détaillée des sources mises à contri- bution par Ibn Katīr̠ pour la partie traitant des débuts de l’islam reste à faire89. H. Laoust a toutefois souligné l’importance de la somme d’Ibn ʿAsākir dans la Bidāya, par le truchement duquel Ibn Katīr̠ accéda à des sources anciennes. Au contraire de son prédécesseur, Ibn Katīr̠ fait volontiers appel à al-Ṭabarī et aux autres grandes chronographies,

84 A. Borrut, « Entre tradition et histoire », en particulier p. 364 et s. 85 Sur lequel voir surtout les travaux de H. Laoust, « Ibn Kathīr » et surtout « Ibn Katīr̠ historien ». 86 H. Laoust, « Ibn Katīr̠ historien », p. 45-46. 87 H. Laoust, « Ibn Katīr̠ historien », p. 63. 88 H. Laoust, « Ibn Katīr̠ historien », p. 73. 89 Ainsi que le souligne A.-M. Eddé, « Les sources de l’histoire omeyyade ». 128 chapitre iii comme celle d’Ibn al-Atīr̠ ou d’Ibn al-Jawzī. De ce dernier, il connaît d’ailleurs aussi la Sīra ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, que nous mentionnions. Ibn al-ʿAdīm, dont Ibn Katīr̠ fait l’éloge, n’est pour sa part que peu mis à contribution, tandis que les sources chiites semblent avoir été soigneusement évitées90. L’Égyptien al-Maqrīzī (m. 845/1442) ne peut se prévaloir du même intérêt géographique. Ce sont toutefois essentiellement deux petits traités, en marge de son opus magnum que constituent ses Ḫ itaṭ ,̣ qui justifie qu’il retienne ici notre attention : sesKitāb al-Nizāʿ wal-al- taḫāsuṃ fīmā bayna Banī Umayya wa-Banī Hāšim et Kitāb fī d̠ikr mā warada fī Banī Umayya wa-Banī al-ʿAbbās91. Ces deux ouvrages visent à affirmer la légitimité califale abbasside et à condamner l’usurpation omeyyade. Le Kitāb al-Nizāʿ a fait l’objet de plusieurs éditions, ainsi que d’une traduction anglaise accompagnée d’un commentaire par C. E. Bosworth92, tandis que le second ouvrage n’est préservé que dans un manuscrit unique, conservé à Vienne et encore inédit93. Nous savons que le Kitāb fī d̠ikr fut composé en 837/1433, alors qu’al-Maqrīzī se trouvait à La Mecque, en réponse à une discussion tenue lors d’un majlis sur les mérites des Omeyyades et des Abbassides94. Puisque le Kitāb al-Nizāʿ se trouve mentionné dans ce second ouvrage, sa com- position est nécessairement antérieure et le Kitāb fī d̠ikr en constitue, à certains égards, un résumé. Les Omeyyades s’y trouvent accablés de tous les maux, étant notamment accusés de bidʿa, d’avoir persécuté le Prophète, puis attaqué Médine et La Mecque, allant jusqu’à incendier la Kaʿba ; à l’inverse, les vertueux Abbassides sont présentés comme étant les détenteurs d’une mission divine. L’argument principal mis en avant par al-Maqrīzī, à l’appui de ses thèses, repose sur la notion de qarāba, de proximité par rapport au Prophète : cette vertu serait l’apa- nage des Abbassides selon l’auteur, ce qui assurerait leur place parmi les ahl al-bayt95. Cette virulente polémique anti-omeyyade n’est pas

90 H. Laoust, « Ibn Katīr̠ historien », p. 77-83. 91 Al-Maqrīzī, Kitāb al-Nizāʿ et Kitāb fī d̠ikr. 92 C. E. Bosworth, Al-Maqrīzī. 93 Voir sur ce texte les travaux de C. E. Bosworth, « Al-Maqrīzī’s Epistle », et en dernier lieu de P. M. Cobb, « Al-Maqrīzī ». 94 Sur les identifications possibles du patron de cemajlis , voir C. E. Bosworth, « Al-Maqrīzī’s Epistle », p. 45 et P. M. Cobb, « Al-Maqrīzī », p. 79-80. 95 L’opinion d’al-Maqrīzī sur les Abbassides semble en réalité plus complexe qu’elle n’y paraît de prime abord. Voir P. M. Cobb, « Al-Maqrīzī », notamment p. 70-71 et 76-77. Les Omeyyades revendiquèrent eux aussi leur place parmi les ahl al-bayt, voir M. Sharon, « The Umayyads ». des sources en marge de la vulgate historiographique ? 129 sans rappeler l’épître du même ton du grand al-Jāḥiz,̣ connue sous le titre de Risāla fī-al-Nābita ou Risāla fī Banī Umayya96, et plus encore son Kitāb Faḍl Hāšim ʿalā ʿAbd Šams97. Dans cette seconde composi- tion, al-Jāḥiz ̣ s’évertue à inscrire la supériorité des Hashimites sur les Banū ʿAbd Šams dans l’histoire préislamique, technique reprise à son compte par al-Maqrīzī98. La Risāla fī-al-Nābita condamne elle aussi fermement les Omeyyades et révèle les débats qui avaient alors cours pour dresser le bilan de l’histoire de la première dynastie de l’islam. Nous nous trouvons donc là face à des écrits qui ne visent non plus à récupérer les Omeyyades à l’histoire, mais au contraire à les exclure de la mémoire islamique et à faire porter sur eux l’ensemble des fautes de la umma primitive. Preuve que, si elle ne se montre guère favora- ble aux califes de Damas, la vulgate historiographique imposée autour d’un al-Ṭabarī ne fut en aucun cas le discours le plus virulent à leur encontre, loin s’en faut. Évoquons enfin, parmi ces auteurs qui proposent un regard tardif sur ce iie/viiie siècle, le cas du plus grand d’entre eux, Ibn Ḫaldūn. Sa somme mérite de retenir ici notre attention en raison de l’interpréta- tion qu’elle offre de la période, profondément marquée par la brillante théorie élaborée par son auteur ; dans un ouvrage qui fera date, G. Martinez-Gros vient d’en livrer les clefs de lecture99. L’idée n’est plus ici d’opposer à tout prix Omeyyades et Abbassides. Au contraire, les deux dynasties s’inscrivent dans la même temporalité de la Pro- phétie réalisée, et le passage de l’une à l’autre répond parfaitement à la logique d’Ibn Ḫaldūn100. La question de l’illégitimité des Omeyyades n’en demeure pas moins posée. Pour y répondre, Ibn Ḫaldūn concède une entorse à sa théorie : c’est que la vie de Muḥammad constitue par essence un miracle, et que ce miracle a perturbé le fonctionnement normal du monde, jusqu’à l’assassinat de ʿUtmān̠ et la fitna, qui mar- que le seuil de cette période bénie. Les lois qui gouvernent l’histoire reprennent alors le dessus, et la ʿasabiyyạ des Omeyyades, plus forte, s’impose face à celle des Hashimites, que le temps hors du temps de la prophétie avait placés tout en haut de la hiérarchie101. Deux éléments

96 Voir l’analyse et la traduction de Ch. Pellat, « Un document important ». 97 Al-Jāhiz,̣ Kitāb Faḍl. Voir Ch. Pellat, Le milieu. 98 Al-Jāḥiz,̣ Kitāb Faḍl, p. 12-13 ; Al-Maqrīzī, Kitāb al-Nizāʿ, éd. p. 2, trad. p. 42. 99 G. Martinez-Gros, Ibn Khaldûn. Voir en outre, du même, « Le califat omeyyade selon Ibn Khaldūn ». 100 G. Martinez-Gros, Ibn Khaldûn, p. 169-170. 101 G. Martinez-Gros, Ibn Khaldûn, p. 161-162. 130 chapitre iii centraux de la théorie d’Ibn Ḫaldūn expliquent ensuite l’histoire de la période qui nous occupe plus particulièrement ici : la durée d’une ʿasabiyyạ , c’est-à-dire le soutien politique et militaire d’une dynastie, et les rapports entre le centre et la périphérie, qui vont à vrai dire de pair. L’essoufflement d’uneʿ asabiyyạ implique son remplacement par une autre, plus vivace. Cette énergie nouvelle provient généralement de la périphérie et génère une force centripète qui scelle le sort du centre. Appliqué à l’histoire des Marwanides et des premiers Abbas- sides, ce schéma interprétatif se donne à lire comme suit : le temps d’al-Ḥ ajjāj correspond à l’instauration d’une nouvelle ʿasabiyyạ , qui réalise la pacification de l’Iraq. Cet espace périphérique supplante alors la Syrie, et Wāsit ̣ détrône Damas. La fin de laʿ asabiyyạ d’al-Ḥ ajjāj est consommée avec l’émergence de celle de Maslama b. ʿAbd al-Malik102, qui « s’enracine à l’ouest de l’Euphrate »103, dans la région des Marches byzantines. Le retour vers la Syrie, puis le transfert de la capitale à Ḥ arrān par Marwān II, illustre ce nouveau basculement. Maslama est ensuite nommé gouverneur d’Iraq, du Ḫurāsān et de la Transoxiane. Ces nouveaux espaces éloignés constituent, par définition, le lieu d’émergence de la ʿasabiyyạ suivante, celle des Abbassides, qui détrô- nera définitivement la Syrie. C’est alors fondamentalement l’héritage d’al-Ḥ ajjāj qui tombe aux mains des nouveaux maîtres du califat, qui s’installent dans cet espace pacifié, l’Iraq, en véritables successeurs de l’ancien gouverneur omeyyade ; cette lame de fond venue des confins orientaux de l’Empire pour mieux s’installer au centre résume à elle seule la théorie d’Ibn Ḫaldūn. La contrepartie est que l’affrontement avec le Ḫurāsān est dès lors inéluctable ; c’est ce qui précipite la chute d’Abū Muslim et conduit in fine à la guerre civile qui déchire l’em- pire à la mort d’al-Rašīd104. Inutile d’insister sur la divergence que cette lecture de l’histoire du long iie/viiie siècle induit par rapport à la présentation qu’en livrent les sources « classiques ». Cette nouvelle intelligibilité du passé met notamment en lumière des dynamiques de pouvoir inconnues des autres historiens105. Reste à évoquer le cas d’historiens travaillant dans des aires géogra- phiques nettement éloignées du Moyen-Orient, berceau de l’islam et

102 Sur Maslama, voir infra, chapitre V. 103 G. Martinez-Gros, Ibn Khaldûn, p. 168. 104 G. Martinez-Gros, Ibn Khaldûn, p. 159 et s. 105 Sur la question des espaces de pouvoir et des dynamiques qui y sont associées, voir infra, chapitre VIII. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 131 siège du pouvoir de ses deux premières dynasties. L’espace vers lequel il convient de se tourner le plus naturellement est bien entendu l’Espa- gne musulmane, qui vit fleurir le second califat omeyyade. Ce renou- veau omeyyade interdisait tout oubli feutré des aïeux d’Orient, à l’autre extrémité de la Méditerranée106. Les Omeyyades d’al-Andalus, ou plus exactement leurs historiens, se chargèrent de préserver l’actualité de ce souvenir, en fondant leur légitimité sur ces racines syriennes107. Ce regard, jeté par les Omeyyades d’Occident sur leurs cousins d’Orient, affirmait une légitimité commune et insistait sur le profondcontinuum qui caractérisait les deux « moments omeyyades ». Cette présentation de l’histoire islamique n’était pas inconnue dans l’Orient abbasside, ainsi qu’en témoigne al-Masʿūdī, qui consulta à Tibériade en 324/935- 936, un Livre des preuves de l’imamat des Omeyyades, que nous évo- quions précédemment. La dynastie y était présentée, sans solution de continuité, jusqu’à ses prolongements andalous, faisant suite à son épanouissement syrien, tandis que ʿUtmān̠ était érigé en Omeyyade premier108. Si d’aucuns s’efforçaient d’affirmer l’écrasante supériorité des Abbassides sur les Omeyyades impies, des discours apologétiques strictement inverses existaient donc aussi.

Ces quelques exemples ont le mérite d’être particulièrement significa- tifs, étant entendu que d’autres ne demandent sans doute qu’à émer- ger. Ils témoignent du large éventail des réinterprétations possibles qu’offrait l’histoire des premiers siècles de l’islam. À côté de la vul- gate historiographique que l’on s’était efforcé d’imposer à la suite de l’intermède Sāmarrāʾ, toute une gamme d’autres positions existaient : plus adoucies, visant à récupérer l’espace syrien du iie/viiie siècle à l’histoire, ou au contraire plus virulentes, en faveur d’une dynastie ou de l’autre. Ce débat continu, qui perdura durant toute l’époque médiévale109, atteste de l’enjeu que cette histoire musulmane fondatrice occupe dans la mémoire et dans la conscience islamique.

106 Sur cette translatio imperii, voir notamment G. Martinez-Gros, « Le passage vers l’Ouest ». 107 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade et Identité andalouse. 108 Al-Masʿūdī, Kitāb al-Tanbīh, éd. p. 336-337, trad. p. 433. Voir supra, chapitre I. 109 À laquelle nous nous limitons ici, quand bien même ce débat se poursuit évidemment en aval. Voir en particulier W. Ende, Arabische Nation und islamische Geschichte. 132 chapitre iii

– Apocalypses musulmanes et hérésiographie Les littératures apocalyptiques et hérésiographiques offrent elles aussi des espaces d’écriture radicalement différents et proposent d’autres approches de la période qui nous intéresse ici. Si l’apocalyptique musulmane, en particulier sunnite, a longtemps été négligée, l’ouvrage de D. Cook est heureusement venu combler ce vide historiographi- que110. L’auteur insiste notamment sur la place cruciale qu’occupe la Syrie dans cette production, dans la mesure où elle fut le lieu privilégié du développement de nombre de traditions apocalyptiques111 ; Homs fut sans doute le centre le plus actif en la matière112. Il est probable que l’abondante littérature apocalyptique chrétienne et juive dans la région stimula ce développement113. Le Kitāb al-fitan de Nuʿaym b. Ḥ ammād al-Marwazī (m. 229/844)114, natif de Merv mais qui travailla en Syrie, est la source la plus importante en la matière, mais demeure toutefois largement sous-exploitée. Au-delà de ce qu’il nous révèle sur le contexte messianique du iiie/ixe siècle, ce recueil est aussi un conser- vatoire des traditions apocalyptiques de l’époque omeyyade. La période qui nous occupe est marquée par plusieurs moments ou épisodes caractéristiques de ces attentes. C’est en particulier le cas de l’an 100 de l’hégire, date à laquelle sont attachées de fortes atten- tes eschatologiques dans la tradition islamique, et qui contribua sans doute grandement à l’essor de ces idées. La période précédant cet Eschaton attendu est supposée être caractérisée par une époque de paix, d’harmonie et de justice (chiliasme)115 : le calife ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, qui présidait alors aux destinées de la communauté, devait en être le principal artisan. À ce titre, il fut présenté comme le mahdī, destiné à « remplir le monde de justice (yamlāʾ al-arḍ ʿadālan) »116, ou

110 D. Cook, Studies ; voir aussi M. Cook, « An Early Islamic » ; M. García-Arenal, Mahdisme et millénarisme ; et en dernier lieu H. Yucesoy, Messianic Beliefs. 111 D. Cook, Studies, p. 1, 326. 112 W. Madelung, « Apocalyptic Prophecies ». 113 Sur ces apocalypses non musulmanes, voir infra. 114 Nuʿaym b. Ḥammād, Kitāb al-fitan. 115 M. García-Arenal, « Introduction », p. 8. 116 Al-Ṭabarī, II, p. 1362-1363, trad. vol. XXIV, p. 92 ; al-Balād̠urī, Ansāb, VII, p. 66 ; al-Isfahānī,̣ Aġānī, VIII, p. 151 ; Ibn Saʿd, Al-Ṭabqāt, V, p. 243 ; Kitāb al-ʿuyūn, I, 39 ; Abū Nuʿaym, Ḥ ilyat, V, p. 254 ; Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 362 ; Ibn al-Atīr,̠ V, p. 59 ; Nuʿaym b. Ḥammād, Kitāb al-fitan, p. 67, 222 ; Abū Zurʿa al-Dimašqī, Taʾrīḫ, p. 572, n° 1592 ; TMD, 45, p. 155 ; Ibn Katīr,̠ Bidāya, IX, p. 203 ; al-Suyūtī,̣ Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, p. 270 ; Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, p. 174a. Le sens de la justice (ʿadl) de ʿUmar II est également mis en exergue par l’auteur arabe chrétien du xiiie siècle Butruṣ b. Rāhib, Taʾrīḫ, p. 57, trad. p. 63. ʿUmar II n’est pas le seul personnage à avoir fait l’objet de des sources en marge de la vulgate historiographique ? 133 comme le mujaddid, le rénovateur de la foi. Diverses manifestations des éléments naturels, comme le passage d’une comète ou un trem- blement de terre, ne manquèrent pas de conforter les contemporains dans leurs croyances eschatologiques ; d’autres traditions islamiques relatives à la Fin des Temps concourraient pour faire de l’an 100 le but ultime que devait atteindre la umma, et le siège concomitant de Constantinople fut paré de la même dimension apocalyptique117. La chute brutale des Omeyyades suscita des croyances du même type, qui se concrétisèrent dans la floraison du mythe du retour du Sufyānī118. Ce cycle messianique se développa surtout en Syrie : des élé- ments sont attestés dès le temps de Muqātil b. Sulaymān (m. 150/762), et largement repris ensuite dans le Kitāb al-fitan119. Le Sufyānī, « dort dans un grotte du Wādī al-Yābis120, où il sera réveillé par un person- nage mystérieux qui l’appellera trois fois »121. Dès sa sortie de la grotte, il sera rejoint par des partisans et sa venue s’accompagnera d’un trem- blement de terre terrible, qui engloutira un village voisin de Damas, nommé Ḥ arastāʾ (ou bien Ḫarastāʾ ou Jābiya) ; des cavaliers se join- dront alors à lui, et il se trouvera rapidement à la tête d’une armée de 50000 hommes122. Ses deux principales campagnes le conduiront vers l’Iraq et la Perse, ainsi que vers le Hedjaz. La première sera marquée par l’attaque de Bagdad, qui se soldera par un bain de sang, revan- che évidente sur les massacres commis par les Abbassides à l’encontre des Omeyyades123. Le Sufyānī, véritable double du mahdī, s’opposera en outre à d’autres figures messianiques, dont al-Ashab,̣ aussi connu comme al-Marwānī, un descendant de Marwān II124. Cette dernière figure, qui n’eut pas le succès de son rival sufyanide dans la littérature apocalyptique, témoigne de la rivalité et de la compétition mémorielle qui caractérisait les deux branches de la famille omeyyade qui accédè- rent au califat. telles attentes, ainsi qu’en atteste par exemple l’espérance d’un mahdī abbasside chargé lui aussi de « remplir la terre de justice », voir Aḫbār al-dawla, p. 52. 117 Voir sur ce point A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 339 et s., et infra, chapitre VI. 118 H. Lammens, « Le “Sofiânî” » ; R. Hartmann, « Der Sufyānī » ; W. Madelung, « The Sufyānī » ; P. M. Cobb,White Banners ; D. Cook, Studies, p. 122-136. 119 Voir notamment Nuʿaym b. Ḥammād, Kitāb al-fitan, p. 165 et s. 120 Nuʿaym b. Ḥ ammād, Kitāb al-fitan, p. 168; D. Cook, Studies, p. 124. 121 D. Cook, Studies, p. 124. Ce triple appel est rigoureusement identique à l’appel prophétique reçut par Muḥammad. 122 D. Cook, Studies, p. 125. 123 D. Cook, Studies, p. 127. Sur le massacre des Omeyyades, voir infra, chapitre IV. 124 D. Cook, Studies, p. 125. 134 chapitre iii

La fin des Omeyyades ne marque par l’arrêt de ces attentes messia- niques, bien au contraire. Dans leur marche vers le pouvoir, les Abbas- sides firent appel au même registre apocalyptique, et ils continuèrent à se présenter de la sorte après leur accession au trône. Les inscriptions de Baysān en Palestine ou de Sanạ ʿāʾ au Yémen, qui présentent toutes deux le premier calife abbasside comme le mahdī, en attestent125. Le laqab sans équivoque du troisième calife abbasside, al-Mahdī, va dans le même sens. L’hypothèse classique, qui consiste à affirmer qu’il reçut son laqab en même temps que son père al-Mansūr,̣ immédiatement après la victoire contre les Alides en 145/762-763, a été rejetée par M. Bates. Les évidences numismatiques démontrent en effet que ce laqab est attesté en réalité dès 143/760-761, sur une monnaie frappée à Buḫārā, soit antérieurement à l’apparition de celui de son père126. M. Bates estime qu’il s’agit là de l’expression de croyances spontanées, à comprendre dans le contexte plus large de « l’enthousiasme révolu- tionnaire »127 de la région, plutôt que d’une manipulation délibérée. Une autre monnaie de Buḫārā, datée de 151/768, mentionne l’imam al-Mahdī : il s’agit là de la première mention d’un Musulman appelé imam sur une monnaie, qui plus est sous le califat de son père ! Si l’on ajoute le fait que le futur al-Mahdī portait le même nom que le Prophète, Muḥammad b. ʿAbd Allāh, tous ces éléments convergent pour supposer qu’il fut peut-être considéré alors comme Le mahdī128. Quoi qu’il en soit, la dimension messianique est particulièrement pré- gnante dans le contexte post-révolutionnaire et perdure nettement en aval. Nous savons d’ailleurs que l’an 200 de l’hégire connut les mêmes expectatives eschatologiques, exactement comme un siècle aupara- vant. Des écrits témoignent par la suite de la vitalité de ces attentes apocalyptiques, dans la Bagdad du ive/ixe siècle, à l’image du Kitāb al-malāḥim d’Ibn al-Munādī (m. 336/947)129.

125 Sur ces inscriptions, voir A. Elad, « The Caliph », p. V-VI [résumé en anglais d’un article en hébreu], et M. Sharon, CIAP, II, p. 214 et s. 126 M. L. Bates estime qu’al-Saffāḥ ̣ n’était qu’une épithète occasionnelle, et non le nom de règne du premier calife abbasside. Dès lors, al-Mahdī aurait été le premier laqab attribué à un membre de la dynastie. Voir M. L. Bates, « Khurāsānī Revolu- tionaries », p. 281 et s. ; la question du laqab du d’al-Saffāḥ ̣ est discutée en détail au chapitre VII. 127 M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 295. 128 M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 295 et s. 129 Ibn al-Munādī, Kitāb al-malāḥim. Cet ouvrage renferme en particulier une apo- calypse musulmane de Daniel, sur laquelle voir D. Cook, « An Early Muslim ». des sources en marge de la vulgate historiographique ? 135

Ce contexte messianique est particulièrement important à prendre en compte dans le cadre de notre réflexion sur les conditions d’écri- ture de l’histoire. Car, comme nous l’évoquions, au-delà des ouvrages spécifiques consacrés à ces thématiques, c’est l’ensemble des auteurs de l’époque abbasside qui baignent dans cette atmosphère, et les chrono- graphies sont elles aussi marquées en profondeur par cette tendance lourde130. La littérature hérésiographique offre elle aussi un regard sur l’his- toire du iie/viiie siècle. L’exemple le mieux documenté est celui de la production chiite, dont les grandes figures fondatrices eurent à souffrir des persécutions omeyyades, avant de se voir priver des fruits du coup d’État de 132/750 par les Abbassides. Les positions des chiites imami- tes face à l’histoire omeyyade ont été analysées par E. Kohlberg131. Plu- sieurs imams vécurent en effet sous la première dynastie de l’islam132, et l’un d’entre eux, al-Ḥ usayn b. ʿAlī, périt même sous les coups de l’armée omeyyade à Karbalāʾ en 61/680, épisode majeur de l’histoire islamique s’il en est. Cette rivalité féroce suscita la mise en circulation de traditions ouvertement anti-omeyyades. Une tradition eschatolo- gique stipule ainsi que, le jour de l’arrivée du mahdī, les Omeyyades se réfugieront auprès des Byzantins et embrasseront la foi chrétienne ; ils seront ensuite contraints de s’en retourner et seront exécutés pour leurs crimes133 ! Plus largement, la supériorité religieuse des imams chiites est affirmée, ainsi qu’en témoigne un épisode mettant en scène Hišām b. ʿAbd al-Malik, lors d’un pèlerinage à La Mecque avant son accession au califat. Le futur calife ne fut pas en mesure d’atteindre la pierre noire, en raison de la foule qui se presse autour ; mais lorsque l’imam Zayn al-ʿĀbidīn fit son apparition, la foule s’écarta respectueu- sement pour le laisser atteindre la pierre134. Il est intéressant de noter que cette anecdote fut intégrée à la poésie de Farazdaq, qui aurait assisté à la scène135 : un poète de cour omeyyade utilise dans son propre Dīwān ce qui deviendra un élément de la polémique anti-omeyyade chiite ! Ce cas de figure, qui n’est pas isolé, montre que les cloisons

130 Ainsi que le souligne notamment H. Yucesoy, « Between Nationalism » et en dernier lieu Messianic Beliefs. 131 E. Kohlberg, « Some Imāmī ». 132 Il s’agit d’al-Ḥasan b. ʿAlī (m. v. 49/669), de son frère al-Ḥ usayn (m. 61/680), de Zayn al-ʿĀbidīn (m. 94/710-711 ou 95/712-713), de Muḥammad al-Bāqir (m. 114/732 ou 117/735), et de Jaʿfar al-Sādiq̣ (m. 148/765). 133 E. Kohlberg, « Some Imāmī », p. 153. 134 E. Kohlberg, « Some Imāmī », p. 152. 135 Farazdaq, Dīwān, 2, p. 178-181. 136 chapitre iii entre les différentes littératures n’étaient pas étanches et qu’il ne faut sans doute pas cataloguer certaines sources comme exclusivement pro ou anti-omeyyades. D’ailleurs du sein même de ces écrits chiites, théo- riquement les plus hostiles aux califes de Damas, émergent quelques exceptions positives, comme ʿAbd al-Malik et surtout ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz136. Le fils du premier nommé, Saʿīd b. ʿAbd al-Malik, fait même l’objet d’une acceptation totale par les imamites, qui le reconnaissent comme un des leurs137 ; hors de la littérature chiite, il est également loué pour sa conduite, ce que souligne son surnom, Saʿīd al-Ḫayr138. D’autres textes, émanant d’opposants au régime omeyyade139, se donnent à lire comme de véritables pamphlets. C’est par exemple le cas d’un sermon du kharijite140 Abū Ḥ amza, préservé notamment par al-Balād̠urī dans ses Ansāb, et étudié par P. Crone et M. Hinds141. Dans cette virulente diatribe, qui aurait été prononcée à Médine ou à La Mecque, en 129/746 ou 130/747, Abū Ḥ amza appelle à la malédiction des Omeyyades, après avoir exposé ses griefs contre les califes succes- sifs au cas par cas. Notons toutefois, là encore, que ʿUmar II fait figure d’exception dans cette galerie de portraits au vitriol : même au plus fort de la propagande anti-omeyyade, il convenait de préserver les figures positives142.

Ces différents exemples démontrent la richesse des sources islamiques et le large éventail disponible à côté des chronographies érigées en canon historiographique. C’est précisément la confrontation de l’en- semble de ces corpus qui conditionne aujourd’hui le renouvellement de nos connaissances. C’est pourquoi il est crucial de situer ces types

136 E. Kohlberg, « Some Imāmī », p. 153-154. Sur l’image de ʿUmar II dans les dif- férentes traditions historiographiques à l’œuvre dans le Proche-Orient médiéval, voir A. Borrut, « Entre tradition et histoire » et infra, chapitre VI. 137 E. Kohlberg, « Some Imāmī », p. 154. 138 Il est notamment appelé ainsi par al-Ṭabarī, II, p. 1174, trad. vol. XXIII, p. 118. Ce dernier met également en exergue sa conduite, « wa-kāna ḥasan al-sīra », II, p. 1831, trad. vol. XXVI, p. 189. 139 L’importance de ces oppositions politico-religieuses au califat omeyyade a été soulignée, dès 1901, par J. Wellhausen, Die religiös-politischen. 140 Le vocable de kharijite est hautement problématique pour la période qui nous occupe ici. La terminologie d’al-Ḫārijī peut en effet simplement désigner un rebelle, sans plus de précisions, et invite donc à la prudence. Sur ces questions « d’identité » kharijite, voir en particulier Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. 109-126, et les travaux de K. Lewinstein, « The Azāriqa » et « Making and Unmaking ». 141 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 74, 129-132. 142 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 130 ; A. Borrut, « Entre tradition et his- toire », p. 358. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 137 de sources les uns par rapport aux autres et de mettre au jour leurs interactions éventuelles. L’idée communément admise d’une vulgate historiographique hostile aux Omeyyades (les chronographies), qu’il conviendrait de contourner au moyen de sources exemptes de ces fil- tres successifs, montre ici ses limites ; la situation est en réalité beau- coup plus complexe, et des discours nettement plus « durs » cohabitent avec des passages davantage édulcorés. Situation paradoxale une fois encore, qui nous rappelle à quel point les reconstructions multiples du passé caractérisent l’écriture des auteurs médiévaux143. Reste, pour clore ce tableau, à envisager un dernier corpus : les sources non musul- manes. Comment cet ensemble se positionne-t-il par rapport à la vul- gate élaborée dans l’historiographie islamique ? S’agit-il d’une écriture de l’histoire parallèle ou d’historiographies en constante interaction ?

B. Les sources non musulmanes : sources « externes » ou sources « orientales » ?

L’intérêt de ces textes, prioritairement chrétiens (arabes, syriaques, byzantins, coptes ou arméniens144) dans le cadre imparti à cette étude145, a souvent fait débat. Aujourd’hui, les jugements formulés, à titre d’exemple, par J. Sauvaget, qui considérait que « les auteurs syria- ques et byzantins, mal informés des institutions, dépendant les uns des

143 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 79. 144 Pour une vue d’ensemble de ces sources, voir l’ouvrage fondamental de R. G. Hoyland, Seeing, ainsi que, du même, « Arabic, Syriac and Greek Historiography ». Voir en outre les différentes contributions réunies par A. Cameron et L. I. Conrad (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East .I Pour les sources syriaques, voir plus spécifiquement les travaux de L. I. Conrad, « Syriac perspectives » et « The Conquest of Arwād », ainsi que A. Palmer, The Seventh Century, p. xi-xxxv, et en dernier lieu M. Debié (éd.), Historiographie syriaque. Pour le chroniqueur byzantin Théophane, voir L. I. Conrad, « Theophanes », ainsi que l’introduction à la traduction anglaise de Mango C. et Scott R., The Chronicle of Theophanes. Une réflexion plus générale sur l’image des Omeyyades dans les sources byzantines a été réalisée par E. Jeffreys, « Notes Towards a Discussion ». Ce sont surtout les apocalypses coptes qui nous inté- ressent ici, voir J. M. J. M. Van Lent, « Les apocalypses coptes ». Pour l’historiographie arménienne, on se reportera en particulier à J.-P. Mahé, « Entre Moïse et Mahomet » ; N. Garsoïan, « Reality and Myth » et R. Thompson, « L’historiographie arménienne ». 145 Les seules histoires et chroniques non musulmanes pour la période sont chré- tiennes. La question d’une activité historique du côté juif est plus problématique (voir sur le sujet l’ouvrage fondamental de Y. H. Yerushalmi, Zakhor), mais s’exprime à l’occasion sous la forme spécifique d’apocalypses juives ou judéo-arabes. Sur ces tex- tes, voir ci-après. 138 chapitre iii autres, ne constituent qu’un appoint médiocre »146, n’ont plus cours ; à l’inverse, S. Brock, A. Palmer, L. I. Conrad ou encore R. G. Hoy- land ont démontré avec force l’importance de ces sources147, même si elles demeurent insuffisamment exploitées. Il est donc paradoxal que certains chercheurs, faisant appel à ce corpus, soient encore trop sou- vent taxés de majorer les sources non musulmanes, au détriment des sources islamiques148. Le problème vient en réalité, nous semble-t-il, de la position que l’on accorde à ces sources par rapport au corpus arabo-musulman. La recherche a en effet volontiers qualifié ces sour- ces « d’externes » à la tradition musulmane, là où les textes islamiques étaient supposés présenter une vision « interne ». C’est ce postulat, pla- çant les deux corpus sur le terrain de la confrontation, et jugeant le premier « plus fiable » que le second, qui sous-tend une grande partie de la démarche des sceptiques, ainsi qu’en témoigne par-dessus tout l’ouvrage de P. Crone et M. Cook, Hagarism ; cet ouvrage se propose en effet d’écrire l’histoire des débuts de l’islam sur la base de témoi- gnages externes à la tradition islamique. Cette approche ne résiste toutefois pas à un examen approfondi. On peut invoquer ici tant les limites chronologiques d’un tel présupposé, que celles qui paraissent évidentes dès lors que l’on se place du point de vue des groupes sociaux qui produisirent ces textes. En effet, nous avons vu que les sources narratives islamiques préservées ne remon- tent pas au-delà du milieu du ixe siècle – mais que des sources arabo- musulmanes préexistent –, alors que nous possédons des sources non musulmanes, notamment syriaques, des viie et viiie siècles. Comment considérer a priori ces sources comme plus « externes » que les sources islamiques, quand bien même elles présentent l’avantage de la contem- poranéité ? En outre, il faut ajouter une dimension humaine à notre réflexion : les premiers siècles de l’islam marquent certes une hégémo- nie politique musulmane, mais l’écrasante majorité de la population demeure non musulmane. Dans ces conditions, comment affirmer que les textes émanant de ces communautés majoritaires seraient à margi- naliser par rapport aux sources islamiques149 ?

146 J. Sauvaget, « Châteaux omeyyades », p. 18. 147 S. Brock, « Syriac sources » ; A. Palmer, The Seventh Century ; L. I. Conrad, « Syriac Perspectives » ; R. G. Hoyland, Seeing. 148 Ainsi qu’en témoigne par exemple le débat récent qui a opposé M. Benkheira et A.-L. De Prémare. Voir M. Benkheira, « L’analyse du ḥadīt ̠», et la réponse d’A.-L. De Prémare à la suite dudit article. 149 Ainsi que le soulignait notamment N. Calder, Studies, p. 244 : « all of the com- des sources en marge de la vulgate historiographique ? 139

Enfin, et c’est là l’argument le plus important, cette dichotomie opposant sources « internes » et « externes » est simplement erronée. En réalité, les sources non musulmanes procèdent aussi de dynami- ques historiographiques à l’œuvre dans le Moyen-Orient médiéval, et la circulation de l’information est permanente. En ce sens, on ne peut en aucun cas considérer la plupart des sources non musulmanes comme étant exclusivement « externes » à la tradition musulmane ; elles en sont au contraire imprégnées en profondeur, en dépit des diver- gences d’interprétations qu’elles proposent, et aussi, bien entendu, de témoignages indépendants qu’elles font cohabiter avec ces éléments d’emprunt150. Comme l’a souligné R. G. Hoyland, « dans le monde cosmopolite des débuts de l’islam, nulle tradition n’était isolée de l’in- fluence des autres 151» . Il est d’ailleurs évident que les livres circulaient au-delà des séparations confessionnelles et, puisque des « éléments communs façonnaient les vies des moyen-orientaux des viie et viiie siècles, il est probable que des caractéristiques communes se retrou- vent aussi dans leurs littératures »152. Ajoutons que, si les deux « camps » présentent une fausse image des événements, comment expliquer qu’ils offrent tous deux lamême image153 ? Ces informations partagées témoignent en réalité des rythmes asyn- chrones de la transmission, dont chaque corpus procède. Il convient, en conséquence, de rejeter la terminologie de sources « externes », pour lui préférer celle de sources « orientales », qui rend mieux compte des interactions permanentes entre les différentes historiographies à l’œu- vre dans le Proche-Orient médiéval. C’est précisément sur ces proces- sus transmissifs qu’il faut à présent faire porter notre enquête, avant de présenter plus en détail les sources non musulmanes pertinentes pour notre propos. Précisons, avant cela, que seules les sources à intention directement historiques sont prises ici en considération, auxquelles il

munities of the Middle East participated in the political, social and intellectual conse- quences of Arab political hegemony ». 150 C’est précisément ce que souligne R. G. Hoyland, Seeing, p. 592 : « And this is perhaps the most valuable aspect of the non-Muslim sources: not so much that they give independent testimony – though they often do that too – but that they can sometimes tell us what the Muslims were saying long before this was written down by the Muslims themselves ». 151 R. G. Hoyland, Seeing, p. 32. 152 R. G. Hoyland, Seeing, p. 34. 153 R. G. Hoyland, Seeing, p. 591. Sur la question d’un noyau de faits communs parce que réels, voir aussi la discussion de F. M. Donner, Narratives, p. 287-290 et supra, chapitre I. 140 chapitre iii faut ajouter les apocalypses, qui offrent une lecture à rebours de l’his- toire. Ce parti pris implique de laisser de côté les sources strictement théologiques, comme les fameux écrits polémiques de Jean Damascène, composés vers 730, la discussion entre Timothée – qui fut catholicos entre 780 et 823 – et le calife al-Mahdī, ou encore les martyrologies154. Si ces textes ne contiennent que peu de données historiques à stricte- ment parler sur la période qui nous occupe, ils n’en témoignent pas moins des échanges et des contacts permanents qui caractérisaient alors les relations entre chrétiens et musulmans. La circulation d’in- formations historiques entre les deux communautés s’inscrivait dans ce cadre de connaissance mutuelle.

1. La transmission interculturelle Chacun connaît le schéma classique de la transmission de la science et des savoirs du grec à l’arabe, notamment via le syriaque, illustré en particulier par la fameuse bayt al-ḥikma d’al-Maʾmūn155. Pour la transmission de l’information à intention historique chez les auteurs non musulmans, les processus sont là aussi complexes : on continue de faire largement appel aux savoirs antiques et bibliques d’une part, mais, d’un autre côté, le discours historique produit par les auteurs arabo-musulmans sur la période islamique circule lui aussi au sein des communautés voisines, principalement chrétiennes de langue arabe, grecque, copte, arménienne et bien sûr syriaque. Ce sont donc les modalités de connaissance de l’histoire des débuts de l’islam par les chroniqueurs chrétiens qui sont ici en jeu. Ces derniers, surpris par le phénomène brutal des conquêtes isla- miques, s’efforcèrent de donner du sens à ces événements qui allaient irrémédiablement bouleverser la donne, dans une région accoutumée aux luttes entre Perses et Byzantins156. Après ce choc initial, les his- toriens se virent obligés de composer avec l’histoire islamique dans leurs écrits. Pour ce faire, les informateurs arabes s’avéraient essentiels, qu’il s’agisse de sources écrites ou de témoignages oraux. Le caractère polyglotte des centres intellectuels du Proche-Orient, au premier rang

154 Sur ces textes, voir R. G. Hoyland, Seeing, p. 480-489, 472-475, p. 354 et s. 155 Sur le mouvement de traduction sous al-Maʾmūn, voir en particulier D. Gutas, Greek Thought, chapitre 4, et M. Cooperson, Al-Ma’mun. 156 Les auteurs musulmans s’efforcèrent eux aussi d’expliciter dans leurs ouvrages la présence et l’histoire des différentes communautés dans les aires conquises. Voir par exemple G. Troupeau, « La connaissance des chrétiens syriaques ». des sources en marge de la vulgate historiographique ? 141 desquels figurent dans ce cas les monastères, joua un rôle décisif, en rendant ces échanges techniquement possibles157 ; les secrétaires chré- tiens de l’administration califale eurent aussi un rôle à jouer158. Dans cette optique, il convient d’ailleurs de souligner l’intérêt réciproque de l’étude de ces transmissions interculturelles : si les sources littéraires non musulmanes sont les plus anciennes à nous renseigner sur l’islam, les sources musulmanes en éclairent en retour nombre d’éléments spé- cifiques, en particulier du point de vue du vocabulaire ou de certaines notions empruntées, qui posent des problèmes délicats une fois trans- posés en grec, en syriaque ou en arménien159. L’étude de ces transmissions vise à mettre au jour les circuits qui assurèrent la circulation d’informations sur l’histoire islamique, vers les écrits historiques des autres communautés. Cette méthodologie a été appliquée avec succès à la période formative de l’islam et aux conquêtes. L. I. Conrad, l’un des pionniers en la matière, a ainsi été en mesure de préciser ou d’élucider nombre de points obscurs dans les sources islamiques, révélant par exemple la confusion qui intervint, dans les récits de conquête, entre la petite île syrienne d’Arwād et celle de Rhodes160. Pour le iie/viiie siècle, qui a moins retenu l’attention des chercheurs, presque tout reste à faire161. Nous avons pourtant démon- tré plus haut qu’une historiographie islamique est alors bien attestée, et L. I. Conrad estime que c’est précisément au cours de cette période que les « narrations arabes de la tradition littéraire islamique furent incorporés dans les écrits historiques des chrétiens de Syrie »162. Cette circulation de l’information a généralement été mise à contri- bution afin de corroborer ou d’infirmer tels ou tels éléments issus de la tradition islamique. Il est pourtant possible de dépasser cette simple interrogation, dans la mesure où les sources chrétiennes du viiie siècle, qui s’appuient sur des informateurs arabes, sont avant tout susceptibles

157 L. I. Conrad, « Theophanes », p. 31 et s. 158 Voir par exemple le cas des secrétaires nestoriens dans la Bagdad abbasside, C. Cabrol, « Une étude ». 159 Un bon exemple de ces difficultés issues de la traduction et des emprunts à l’arabe est offert par la chronique byzantine de Théophane. Voir L. I. Conrad, « Theo- phanes », p. 28 et s. ; pour un problème identique avec les sources syriaques, voir plus bas. 160 L. I. Conrad, « The Conquest of Arwād ». Voir aussi, au sujet du Colosse de cette même île de Rhodes, prétendument détruit par les Arabes, L. I. Conrad, « The Arabs and the Colossus ». 161 Voir toutefois L. I. Conrad, « Syriac perspectives » ; J.-M. Fiey, « The Umayyads » ; A. Borrut, « Entre tradition et histoire ». 162 L. I. Conrad, « Theophanes », p. 43. 142 chapitre iii de nous offrir une voie d’accès vers des historiographies islamiques perdues, en particulier celles qui furent produites dans le Bilād al-Šām. Les sources chrétiennes pertinentes pour la période furent en effet essentiellement composées en syriaque en Jazīra ou en Syrie du Nord, et c’est surtout par le truchement de ces auteurs que fut assurée la diffusion vers les mondes byzantins ou caucasiens163. Les monastères de Haute Mésopotamie, comme ceux du Ṭūr ʿAbdīn164, ou de Syrie du Nord, à l’instar de celui de Qennešrē165, et les centres intellectuels majeurs, au premier rang desquels figure Édesse166, jouèrent un rôle déterminant dans ce processus. En d’autres termes, l’enjeu est ici de retrouver – le préfixe est d’importance – des éléments issus d’une his- toriographie composée sous les Marwanides et les premiers Abbassi- des, en particulier dans l’espace syrien. Nous ne pouvons bien entendu pas prétendre avoir accès à la forme de cette historiographie, mais seu- lement à des informations qui en proviennent. S’il est donc impossible de retrouver l’aspect originel de ces textes, ou de ces récits dans le cas de transmissions orales, nous pouvons dater l’information histo- rique, ou plus exactement de fixer unterminus ante quem à sa mise en circulation. Ainsi, la date de composition de telle ou telle chro- nique chrétienne peut permettre de préciser que tel ou tel élément était en circulation à l’époque omeyyade par exemple. La traque de ces informations permet de fixer un cadre chronologique – plus ou moins précis – de leur d’apparition et de les rattacher à telle ou telle strate his- toriographique. La question des filtres historiographiques, amplement développée plus haut, s’avère alors cruciale pour préciser l’origine his- toriographique d’une information donnée : les sources chrétiennes, dès lors qu’elles traitent de l’histoire musulmane en se faisant l’écho d’une historiographie islamique perdue, ne procèdent donc pas de traditions différentes, mais demoments de sédimentation mnésique différents. Pareille approche permet d’exhumer certains aspects de projets his- toriographiques enfouis, que nourrirent les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides.

163 Sur les modalités d’écriture de l’histoire des auteurs syriaques, voir notamment J.-M. Fiey, « Les chroniqueurs syriaques ». 164 Sur cette région, voir surtout A. Palmer, Monk and Mason. 165 Ou Qennešrīn. À ne pas confondre avec la ville de Qinnasrīn, à proximité d’Alep, ni avec le jund portant le nom de cette dernière. 166 Sur le rôle clef d’Édesse, voir L. I. Conrad, « Varietas Syriaca », notamment p. 104. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 143

Cette démarche s’inscrit résolument dans une perspective d’histo- riographie comparée et permet d’ouvrir des pistes fécondes. Si l’on accepte l’idée de Marc Bloch pour qui « toute histoire est histoire comparée – implicite ou explicite – alors il est facile de voir pour- quoi l’historiographie comparée est encore plus nécessaire que l’his- toire comparée »167. Il s’agit là d’un travail ardu dans la mesure où l’on se heurte à une double difficulté : on est confronté aux jugements comparatifs des reconstructions historiques elles-mêmes, mais aussi aux reconstructions historiographiques de ces reconstructions histori- ques168. Il n’en reste pas moins indispensable de « marier l’histoire et l’historiographie », pour reprendre la belle expression de Ch. F. Robin- son169. Les précautions à prendre pour conduire pareille enquête sont évidemment multiples, et l’accès à ces fragments d’une historiogra- phie perdue s’avère délicat. À défaut de pouvoir comparer avec les originaux, en raison des incertitudes des traductions qui découlent de la circulation de ces informations dans des communautés de langues différentes, et faute de mentions suffisantes de leurs sources arabes par les auteurs syriaques170, ce travail se révèle complexe et la question de la déformation de l’information historique se pose en permanence171. Il est temps à présent de présenter les principaux circuits de transmis- sion de l’information historique chez les auteurs non musulmans ; le questionnement que nous assignons à ces sources, dans une démar- che d’historiographie comparée, impose une présentation quelque peu systématique, insistant en particulier sur les sources que ces auteurs mirent à contribution pour s’informer sur l’histoire islamique.

2. Théophile d’Édesse, la chronologie de Qartamīn et la source syriaque commune Le premier axe qui émerge de manière très nette atteste de l’existence d’une source syriaque commune à tout un groupe d’auteurs chrétiens. Cet informateur commun a été repéré depuis fort longtemps et fina-

167 Cité dans Ch. Lorenz, « Comparative Historiography », p. 28. 168 Ch. Lorenz, « Comparative Historiography », p. 29. 169 Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. viii. 170 Élie de Nisibe fait singulièrement exception à la règle par son souci quasi perma- nent de citer ses sources. Voir A. Borrut, « La circulation de l’information historique » et infra. 171 Pour les problèmes méthodologiques posés par cet exercice délicat, on se reportera aux analyses suggestives de L. I. Conrad, « Recovering Lost Texts » et de E. Landau-Tasseron, « On the Reconstruction ». 144 chapitre iii lement identifié comme étant l’historien maronite Théophile d’Édesse (m. 169/785), dont la chronique, rédigée vers le milieu du viiie siècle, est malheureusement perdue. Il fut notamment l’astrologue en chef durant le califat d’al-Mahdī, et résidait à ce titre à Bagdad172. Si E. W. Brooks hésitait entre Théophile et Jean Bar Samuel, C. H. Bec- ker opta pour le premier nommé, suivi plus tard par L. I. Conrad, à la lumière des informations offertes par Agapius de Manbij (qui écrivait v. 942)173. Depuis lors, plusieurs études ont corroboré cette identifica- tion174, même si A. Palmer penche pour sa part pour le chroniqueur byzantin, prédécesseur de Théophane (m. 818), Georges Synkellos (m. après 810)175, qui semble plutôt avoir joué un rôle d’intermédiaire. Sans présenter par le menu l’ensemble des étapes qui conduisirent à cette reconnaissance, rappelons brièvement que cette source com- mune a été préservée par Théophane, Agapius de Manbij et Denys de Tell-Maḥrē (m. 230/845), tel qu’il est lui-même préservé par la Chroni- que de 1234 et Michel le Syrien (m. 1199). En dépit des lacunes impor- tantes qu’il présente, la solidité de ce circuit a été largement éprouvée, étant entendu que source commune n’est pas synonyme de source exclusive. La période allant du califat d’Abū Bakr jusqu’en 746, ou 754 suivant les sources, témoigne indubitablement de l’utilisation d’un socle commun, qui fit sans doute parfois l’objet d’interpolations avec le ou les continuateurs de Théophile176. Il est indispensable à présent de détailler quelque peu les sources qui composent ce circuit. Le patriarche jacobite, Denys de Tell-Maḥrē (m. 230/845), qui étudia au monastère de Qennešrē, est l’un des relais essentiel dans ce circuit177 ; A. Palmer n’hésite pas d’ailleurs à le qualifier de « plus grand histo- rien syriaque »178. Malheureusement, seuls quelques fragments de son

172 Sur Théophile d’Édesse, voir en particulier R. G. Hoyland,Seeing , p. 400-409 ; M. Breydy, « Das Chronikon » ; D. Pingree, « From Alexandria to Baghdād to Byzan- tium » ; A. Borrut, « La circulation de l’information historique » ; M. Debié, L’écriture de l’histoire en syriaque. 173 Agapius de Manbij, p. 525. Voir les études successives de E. W. Brooks, « The Sources » ; C. H. Becker, « Eine Neue christliche Quelle » ; L. I. Conrad, « Theophanes », p. 42-44 ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 400-409. 174 Notamment L. I. Conrad, « The Conquest of Arwād » ; P. M. Cobb, « A Note » ; A. Borrut, « Entre tradition et histoire ». 175 A. Palmer, The Seventh, p. 98. 176 Pour une tentative de restitution du contenu de la chronique de Théophile, tel qu’il est préservé par les historiens postérieurs, voir R. G. Hoyland, Seeing, p. 631- 671. 177 Sur cet auteur, voir la présentation détaillée d’A. Palmer, The Seventh, p. 85-104. 178 A. Palmer, The Seventh, p. 85. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 145

Schéma 1 : Circuits de Théophile d’Édesse et de la chronologie de Qartamīn

œuvre nous sont parvenus179 ; ce n’est donc que par des sources posté- rieures dépendantes des écrits de Denys, Michel le Syrien et la chroni- que de 1234, que nous pouvons retrouver les informations fournies par ce dernier. Ces deux sources du xiiie siècle étant indépendantes l’une de l’autre, il a été solidement établi que leurs informations communes proviennent de la chronique perdue de Denys de Tell-Maḥrē, ce que Michel le Syrien signale d’ailleurs explicitement pour la période allant de 582 à 228/842180. Il précise en outre que la somme de Denys étaient

179 Ces fragments ont été édités et traduits par R. Abramowski, Dionysius von Tell- mahre, p. 130-144. 180 Michel signale en effet dès sa préface que « Denys le patriarche écrivit depuis Maurice jusqu’à Théophile ; l’empereur des Grecs, et Hārūn, l’émir des Arabes » (il s’agit du calife Hārūn b. Abū Isḥāq al-Wātiq,̠ qui régna entre 227-232/842-847), Chro- nique, trad. p. 2. Il le rappelle à la fin de son livre XII, Chronique, éd. III, p. 544, trad., p. 111. R. G. Hoyland, Seeing, p. 417-418 ; L. I. Conrad, « Syriac Perspectives », p. 28-32. 146 chapitre iii composée de deux parties, une histoire ecclésiastique et une histoire séculaire, chacune divisée en huit livres, eux-mêmes subdivisés en cha- pitres181. S’il est certain que ces auteurs plus tardifs retravaillèrent le texte de Denys182, il n’en reste pas moins que nous avons là un accès à des informations du ixe siècle. À l’occasion d’un remarquable bilan de l’historiographie syriaque qu’il dresse dans la préface de son ouvrage, telle qu’elle est reproduite par Michel le Syrien, Denys indique lui- même s’être appuyé sur Théophile d’Édesse. Il le juge d’ailleurs assez sévèrement et précise avoir fait appel à ce dernier « seulement pour les parties qui sont dignes de foi et qui ne s’écartent pas de la vérité »183 ; peut-être faut-il voir, derrière ce jugement péremptoire, une réaction de Denys envers les positions peu favorables adoptées, dans sa chroni- que, par le maronite Théophile à l’encontre des Jacobites184. Denys fit également appel à d’autres sources, en particulier byzantines, incluant vraisemblablement Georges Synkellos, ainsi qu’aux différentes chroni- ques alors disponibles en syriaque185. Théophane (m. 818), issu d’un milieu aisé, renonça à la brillante carrière qui s’offrait à lui dans l’administration impériale pour devenir moine. Ainsi qu’il le rapporte lui-même, il poursuivit alors l’œuvre amorcée par Georges Synkellos (m. après 810), qui le sollicita à cet effet ; une mort prématurée avait empêché ce dernier de prolonger son récit au-delà du temps de Dioclétien186. Théophane combla donc cette importante lacune en prolongeant sa chronographie jusqu’en 813. Pour l’histoire islamique, Théophane est essentiellement dépendant de Théophile d’Édesse, mais présente toutefois des éléments jusque vers 780187, alors même que la chronique de ce dernier ne semble pas courir bien au-delà de 750. Il est donc probable que Théophane se soit appuyé sur une continuation de Théophile ; la prédominance des éléments relatifs à la Syrie, et en particulier à la ville de Homs, invite à penser que le continuateur devait être originaire de cette région188.

181 Cité par A. Palmer, The Seventh, p. 87, 89. 182 Palmer A., The Seventh, p. 101. 183 Voir R. G. Hoyland, Seeing, p. 418 et A. Palmer, The Seventh, p. 92. 184 Ainsi que le suggère A. Palmer, The Seventh, p. 101-102. 185 A. Palmer, The Seventh, p. 95 et s. 186 Théophane,Chronographie , éd. p. 3-4, trad. p. 1. 187 Après cette date, l’histoire islamique disparaît totalement de la chronique de Théophane, qui se limite dès lors à l’histoire byzantine, jusqu’en 813. 188 R. G. Hoyland, Seeing, p. 431. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 147

Nous sommes très mal renseignés sur la vie du melkite Agapius (ou Maḥbūb) de Manbij, ville dont il fut évêque, qui composa son ouvrage vers 942189. Son Kitāb al-ʿUnwān débute à la Création, et le manus- crit de Florence s’interrompt brutalement sous le règne de Léon IV (775-780). Il semble toutefois qu’il devait se prolonger, puisque Aga- pius signale lui-même que 330 ans s’écoulèrent « depuis [le début] du royaume des Arabes jusqu’à présent »190, l’an 330 de l’hégire corres- pondant à l’année 941-942. Son ouvrage connut quoi qu’il en soit une notoriété rapide, puisqu’il est cité par al-Masʿūdī (m. 345/956), dans son Kitāb al-tanbīh wa-al-išrāf 191. Agapius se repose essentiellement sur Théophile d’Édesse jusqu’en 754, ainsi qu’il le signale lui-même : « et Théophile l’astronome al-munajjim( ), chez qui nous avons pris ces renseignements (al-aḫbār), raconte : “Moi-même, je n’ai pas cessé d’être le témoin oculaire de ces guerres, j’ai noté beaucoup de choses et rien de ce qui les concerne ne m’a échappé” » 192. Il faut sans doute y ajouter une chronologie musulmane, qui offre des détails supplémen- taires à l’occasion193. Le patriarche jacobite, Michel I Qīndasī ou Michel le Syrien (m. 1199), qui exerça son magistère entre 561/1166 et 596/1199, nous est mieux connu194. Né en 1126 à Malatya,̣ il fut archimandrite du monas- tère de Barsaumạ̄ 195 à compter de 1156, puis succéda au patriarche Athanase VIII en 1166. S’il composa plusieurs ouvrages ecclésiasti- ques, c’est avant tout son Maktbānūt zabnē, sa fameuse chronique courant de la Création jusqu’en 1195, qui assura sa notoriété196. Le texte syriaque se compose de 21 livres, chacun divisé en chapitres. La présentation de la chronique, en colonnes parallèles, suit le prin- cipe instauré par Eusèbe de Césarée (m. 339) ; la plupart des pages se divisent en trois colonnes, l’une étant généralement dédiée à l’histoire ecclésiastique, une autre à l’histoire séculaire, et la dernière à des récits

189 G. Graf, Geschichte, p. 39-41 ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 440-442. 190 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 456. 191 Al-Masʿūdī, Tanbīh, p. 154. 192 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 525. 193 R. G. Hoyland, Seeing, p. 441 ; L. I. Conrad, « The Arabs and the Colossus », p. 173. 194 Voir désormais D. Weltecke, Die « Beschreibung der Zeiten » et en dernier lieu « Les trois grandes chroniques ». 195 Pour un aperçu de l’histoire du monastère, voir à présent H. Kaufhold, « Notizen ». 196 Michel le Syrien, Chronique. Pour la découverte de Michel le Syrien comme historien, et l’ensemble de l’aventure éditoriale de sa chronique, voir D. Weltecke, « The World Chronicle ». 148 chapitre iii divers, incluant en particulier les miracles et les catastrophes naturel- les. D. Weltecke a souligné l’importance de cet arrangement graphique et esthétique197, qui fut toutefois sans doute modifié par les copistes successifs, par rapport au manuscrit autographe de Michel le Syrien198. Là où les autres auteurs continuent à traiter, dans des parties distinc- tes, histoire ecclésiastique et histoire séculaire, Michel invente un nou- veau système de présentation199. Il offre un outre un intérêt majeur, en présentant en permanence le souci de citer ses sources ; dans l’optique qui nous intéresse ici, il est particulièrement important de noter que Michel le Syrien puisa largement dans l’œuvre de son illustre prédé- cesseur, Denys de Tell-Maḥrē. Le caractère tardif de l’œuvre de Michel pourrait inciter à la prudence, mais, s’il est évident qu’il retravailla les sources qu’il mit à contribution, la chronique syriaque de 1234200, offre des garanties importantes. Cette dernière, que son auteur anonyme composa à Édesse, est en effet légèrement postérieure à celle de Michel201. Toutes deux s’ap- puient de manière notable sur Denys, mais la chronique de 1234 n’uti- lise pas celle de Michel comme intermédiaire202. En d’autres termes, ces deux sources, du tournant des xiie-xiiie siècles, font appel à une source commune, à laquelle elles ont toutes deux un accès distinct ; la similitudes des informations, préservées par Michel le Syrien et par l’anonyme d’Édesse, offrent donc un gage de la qualité de trans- mission des éléments provenant de la chronique perdue de Denys de Tell-Maḥrē. La chronique de 1234 fait également appel à d’autres sour- ces, et il a été proposé que la forme arménienne des noms arméniens –

197 D. Weltecke, « The World Chronicle », p. 27, et « Originality », [17]. 198 D. Weltecke, « Originality », [20]-[33]. 199 D. Weltecke, « The World Chronicle », p. 27. 200 Chronique 1234. 201 Sur la chronique anonyme de 1234, voir notamment, R. G. Hoyland, Seeing, index ; D. Weltecke, « Les trois grandes chroniques » ; et A. Palmer, The Seventh, p. 85-222. A. Palmer y développe longuement la question des liens de cette chronique avec celle de Denys, et détaille notamment l’aventure éditoriale du texte, p. 103-104 ; il propose en outre une traduction anglaise de la partie traitant des débuts de l’islam, jusqu’au rappel des troupes de Maslama b. ʿAbd al-Malik, qui assiégeaient Constanti- nople, par le calife ʿUmar II, en 99/717, p. 111-221. 202 Alors même qu’il est clair que l’auteur anonyme de la chronique de 1234 connaissait Michel le Syrien, au moins de réputation si ce n’est en personne. Il connaissait quoi qu’il en soit le frère de ce dernier, Athanase, le métropolite de Jérusalem, ainsi que le neveu de Michel, Grégoire, maphryānā de l’Orient. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 149 et non leur forme syriaque – impliquait notamment l’utilisation de sources arméniennes203. À l’inverse de cette dernière chronique, qu’il ne connaît pas, Bar ʿEbroyo (m. 685/1286), le Bar Hebraeus204 des auteurs latins ou Abū al-Faraj b. al-ʿIbrī des auteurs arabes205, est très largement tributaire de Michel le Syrien. Né en 1225-1226 à Malatya,̣ il prit le nom de Grégoire lors de sa consécration comme évêque de Gūbbāš, près de sa ville natale, en 1246, avant d’être transféré à Laqabbīn. Il fut par la suite nommé métropolite d’Alep en 1253, charge qu’il dut rapidement abandonner toutefois en raison d’un schisme, et il se retira au monas- tère de Barsaumā,̣ où il consulta le manuscrit autographe de l’œuvre de Michel le Syrien. En 1260, il fut le témoin de la prise d’Alep par les Mongols, avant d’être consacré, en 1264, maphryānā, c’est-à-dire patriarche de l’Église jacobite orientale, statut qui motiva de fréquents voyages ; il mourut en 1286, à la cour mongole de Marāġa, en Azer- baïdjan, et fut enterré au monastère de Mār Mattai, à Mossoul206. Il est crédité d’une trentaine d’ouvrages, surtout en syriaque, mais aussi en arabe. Il fut aussi un traducteur prolifique, du grec vers le syria- que ou l’arabe, ou de l’arabe vers le syriaque. À côté de nombreux autres champs disciplinaires, Bar Hebraeus fit œuvre d’historien, en rédigeant deux chroniques, l’une en syriaque (Maktbānūt zabnē), qui se divise en une histoire universelle et une chronique ecclésiastique, et l’autre en arabe (Taʾrīḫ muḫtasaṛ al-duwal )207. Ces deux chroniques sont divisées en onze époques208, dédiées à des séquences de gouver- nants particuliers, des patriarches de l’Ancien Testament aux rois des Ṭayyoyē, jusqu’en 1258, puis aux souverains Mongols. Son frère, Bar

203 L. I. Conrad, « Syriac Perspectives », p. 13. 204 Sur Bar Hebraeus voir en dernier lieu H. Takahashi, Barhebraeus ; D. Aigle (éd.), Barhebraeus et la renaissance syriaque ; D. Weltecke, « Les trois grandes chroniques ». 205 La nisba al-ʿIbrī n’indique pas une ascendance juive, comme cela a longtemps été supposé, mais provient de la localité d’al-ʿIbr, ʿEbrō en syriaque, située sur l’Euphrate, à proximité de Malatya,̣ où naquit Bar Hebraeus. Voir J. Fathi-Chelhod, « L’origine du nom ». Ce dernier signale toutefois à tort [25] que le toponyme ne figure pas chez Yāqūt. Le Muʿjam al-buldān, IV, p. 78, consacre pourtant une entrée à la localité d’al- ʿIbr, en indiquant d’ailleurs qu’elle doit son nom à la communauté juive qui y était installée. 206 J.-B. Segal, « Ibn al-ʿIbrī ». 207 Pour une étude des projets nourris par Bar Hebraeus au travers de ces chroni- ques rédigées en deux langues différentes, voir L. I. Conrad, « On the Arabic Chroni- cle », et désormais D. Aigle, « Bar Hebraeus et son public ». 208 Le Muḫtasaṛ n’en comporte en réalité que dix, regroupant les parties 5 et 6 de la chronique syriaque. Voir F. Micheau, « Le Kāmil d’Ibn al-Atīr̠ ». 150 chapitre iii

Sawmạ̄ Sāfī,̣ continua la chronique jusqu’en 696/1297, soit onze ans après la mort de Bar Hebraeus, dont il aurait aussi révisé le texte209. Si le Muḫtasaṛ a longtemps été considéré comme un simple abrégé en arabe de sa chronique syriaque, L. I. Conrad et plus récemment D. Aigle ont montré qu’il n’en était rien, et que les différences entre les deux textes étaient importantes210. Ces variations se caractérisent notam- ment par un changement de sources : si Michel le Syrien est sa source principale pour sa chronique syriaque, le passage à la langue arabe s’accompagne d’une mise à contribution des sources musulmanes211. C’est aussi de ce circuit, mais de manière très indirecte, qu’il est tentant de faire dériver la chronique latine Byzantino-Arabe de 741212, ainsi que l’a noté R. G. Hoyland213. Cette source, rédigée en Espagne, fait manifestement appel à une source orientale, peut-être la traduc- tion grecque de Théophile d’Édesse, utilisée également par Théophane, bien qu’y ajoutant fréquemment des développements plus impor- tants214. Il est probable que la Chronique Hispanique de 754215 repose sur une source identique à celle mise à contribution par la chronique Byzantino-Arabe de 741216. Cette dernière s’arrête à la mort de Yazīd II (105/724), mais signale préalablement que l’empereur byzantin Léon III régna durant vingt-quatre ans (717-741) ; la Chronique Hispanique de 754 offre un récit courant jusqu’en 750 et la mise à mort de Marwān II en Égypte217. Il est toutefois possible que cette dernière fasse appel à une autre source à compter de 105/724, dans la mesure où le récit de la fin de la période marwanide diffère sensiblement de la version pro- posée par la source syriaque commune218. Ces deux chroniques latines

209 L. I. Conrad, « Syriac Perspectives », p. 14-17. 210 L. I. Conrad, « On the Arabic Chronicle » ; D. Aigle, « Bar Hebraeus et son public ». 211 Voir en dernier lieu l’exemple d’Ibn al-Atīr̠ étudié par F. Micheau, « Le Kāmil d’Ibn al-Atīr̠ ». 212 Chronique Byzantino-Arabe de 741, trad. Hoyland, Seeing, p. 611-630. 213 R. G. Hoyland, Seeing, p. 425. 214 R. G. Hoyland, Seeing, p. 425. 215 Chronique Hispanique de 754. 216 R. G. Hoyland, Seeing, p. 611. Sur ces deux sources, voir les remarques de J. V. Tolan, Les Sarrasins, p. 124 et s. 217 R. G. Hoyland, Seeing, p. 426, 627. 218 R. G. Hoyland, Seeing, p. 627, estime plus probable l’existence d’une source commune unique, qui courait jusqu’en 750. La Chronique Hispanique de 754 présente pourtant des différences notables avec la source syriaque commune : la description du califat de Hišām est sensiblement différente, al-Walīd II est surnommé « le beau » ou « le noble » (pulcher) mais il n’est pas question de son assassinat, et Yazīd III se serait suicidé. Notons aussi la confusion entre Sāliḥ ̣ b. ʿAlī et son frère ʿAbd Allāh, même si des sources en marge de la vulgate historiographique ? 151 se montrent nettement favorables aux Omeyyades : le califat de ʿAlī est passé sous silence, et plusieurs califes de la première dynastie de l’islam jouissent de descriptions flatteuses219. Un autre circuit connu, quoique moins bien documenté que le pré- cédent auquel il est pourtant étroitement lié pour le début de la période qui nous occupe, est celui faisant reposer les deux chroniques jacobites anonymes de 819 et 846 220 sur une chronologie produite à l’abbaye de Qartamīn (ou rédigée par un auteur dudit monastère). Là encore, la détection d’une source commune à ces deux textes est ancienne, et son identification a fait l’objet de plusieurs enquêtes. La chronique de 819, que celle de 846 suit de près, fut découverte par A. Barsaum en 1911. M. H. Dolabani, tenant pour acquise cette prove- nance de Qartamīn, alla même jusqu’à proposer que Mansūr,̣ abbé de Qartamīn et scribe renommé en soit l’auteur221. A. Palmer ne souscrit pas à cette attribution, faute de preuves irréfutables, mais conclut que cette chronique fut bien produite à Qartamīn peu après 819, dernière entrée chronologique mentionnée dans le texte222. L. I. Conrad est arrivé aux mêmes conclusions, en proposant de surcroît de décou- per la chronique en quatre strates successives : la première, qui court jusque vers 728 et fut probablement composée peu après cette date, est basée sur ce qu’il nomme « la chronologie de Qartamīn ». Elle est centrée sur l’histoire du monastère, et présente de multiples éléments d’histoire ecclésiastique, byzantine et islamique223 ; il est probable que c’est cette même chronologie de Qartamīn qui fut mise à contribution par Théophile d’Édesse224. Viennent ensuite une chronologie essen- tiellement ecclésiastique, avec quelques éléments d’histoire islamique, jusqu’en 785, puis une liste des souverains abbassides jusqu’en 813 et un certain flou règne dans les sources chrétiennes entre les différents protagonistes du début de la période abbasside. 219 Sur ces deux sources, voir les remarques de J. V. Tolan, Les Sarrasins, p. 124 et s., et O. R. Constable, « Perceptions of the Umayyads ». 220 819 et 846. Sur ces textes, voir en dernier lieu A. Palmer, « Les chroniques brèves ». 221 A. Palmer, Monk and Mason, p. 13. 222 A. Palmer, Monk and Mason, p. 8-13. 223 L. I. Conrad, « Syriac Perspectives », p. 6-7, 23-24 ; E. W. Brooks avait déjà proposé un découpage de la chronique de 846, dont la première « strate », qui court jusqu’en 728, est identique à celle identifiée par L. I. Conrad, « A Syriac », p. 570. Plus récemment, R. G. Hoyland a souscrit à ce découpage, Seeing, p. 421. 224 Ainsi que l’avait bien vu E. W. Brooks, « A Syriac », p. 570 (avant l’identification de Théophile d’Édesse comme étant la source commune) ; voir aussi R. G. Hoyland, qui relève la proximité de certaines notices pour la période 728-733, Seeing, p. 421. 152 chapitre iii enfin une liste des patriarches jacobites jusqu’en 819225. À ces éléments, la chronique de 846, qui ne survit que dans un manuscrit unique très endommagé, ajoute parfois quelques développements plus importants, et s’interrompt aussi en 819, à ceci près que le copiste précise, à la fin du texte, que Jean, du monastère de Zakai, devint patriarche en 846. A. Palmer a proposé que cette chronique ait été rédigée par David, l’évêque de Ḥ arrān, dans cette ville, et non à Qartamīn comme celle de 819226. La référence à la plaine de Dābiq, où Sulaymān rassemblait ses troupes avant de partir en campagne, n’apparaît nulle part ailleurs dans les sources syriaques227, et incite à penser, là encore, que ces chro- niques reposent bien sur une source musulmane. Ces circuits de transmission bien identifiés offrent une solidité incontestable, en dépit de lacunes inévitables imposées par des sour- ces perdues. C’est un point déterminant dans l’optique qui est la nôtre, visant à dater la mise en circulation de l’information historique. Pour leurs parties respectives courant jusque vers 730, l’ensemble de ces sources repose donc sur une base commune. Les circuits de Théo- phile d’Édesse et de Qartamīn s’individualisent par la suite, tout en conservant des éléments de datation et des possibilités de vérification (le schéma 1 met bien en évidence une transmission verticale et de faibles connexions horizontales, ce qui offre de solides garanties) suffi- samment significatifs pour demeurer opératoires. A côté de ces sour- ces en séquences, plusieurs autres chroniques chrétiennes viennent enrichir notre connaissance du Proche-Orient des débuts de l’islam.

3. Les autres sources chrétiennes C’est tout d’abord le cas de plusieurs petites chronologies, très sèches, qui présentent des listes des souverains successifs. Ce principe de listes est en effet bien attesté dans les sources syriaques, et des liens avec l’his- toriographie islamique sont évidents. C’est peut-être par ce biais que notre connaissance de la succession des califats a été préservée, si l’on suit l’hypothèse de Ch. F. Robinson228. Il est tout à fait vraisem- blable que les listes de califes figurant dans les chroniques anony-

225 L. I. Conrad, « Syriac Perspectives », p. 23-24. 226 A. Palmer, The Seventh, p. 83. 227 A. Palmer, The Seventh, p. 84. 228 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 23 ; voir aussi R. G. Hoyland, Seeing, p. 396. Pour les problèmes de chronologie des califes successifs que présentent ces lis- tes, sans doute liées avant tout à la confusion entre les calendriers lunaires et solaires, voir les remarques d’A. Palmer, The Seventh, p. 257. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 153 mes syriaques de 705, 724 et 775 dérivent d’originaux arabes229. Plus précisément, il se pourrait même que ces listes soient basées sur des informations émanant de l’entourage syrien du califat omeyyade ou produites par ce dernier : ces trois sources taisent en effet le nom de ʿAlī b. Abī Ṭālib et signalent une vacance du pouvoir à la suite du califat de ʿUtmān̠ 230. Le choix du vocabulaire dans ces chronologies démontre que l’arabe affleure derrière le syriaque. On rencontre en effet le termerasūl/rasūlā (724 231) et de fetnā (724 232), ou encore une mention explicite de la bataille de Siffīṇ S( ̣efē, 705)233 ; ailleurs, évoquant le renversement des Omeyyades, la chronologie de 775 mentionne les msawwedē (arabe : musawwada), les porteurs de noir, renvoyant ainsi à la périphrase arabe bien connue pour désigner les Abbassides234. Ces chronologies sont assurément anciennes : ainsi, celle de 724 se trouve dans un manuscrit du viiie siècle, à la suite de la Chronique de Thomas le Presbytre235, et il est généralement admis que cette liste des califes

229 705 ; 724 ; 775. Sur ces brèves chronologies, voir R. G. Hoyland, Seeing, p. 393- 399, qui offre des traductions en anglais des listes califales ; A. Palmer,The Seventh, p. 43-44, 49-52, et « Les chroniques brèves ». 230 705, éd. p. 11, trad. R. G. Hoyland, Seeing, p. 394 ; 724, éd. p. 155, trad. lat., p. 119, trad. R. G. Hoyland, Seeing, p. 395-396 ; 775, éd. p. 348, trad. lat. p. 274, trad. R. G. Hoyland, Seeing, p. 397. 231 724, éd. p. 155, trad. lat. p. 119, trad. R. G. Hoyland, Seeing, p. 395. Voir aussi la chronique de Zuqnīn, p. 149-150, trad. R. G. Hoyland, Seeing, p. 413, sur laquelle voir infra. 232 724, éd. p. 155, trad. lat. p. 119, trad. R. G. Hoyland, Seeing, p. 395. 233 705, éd. p. 11, trad. R. G. Hoyland, Seeing, p. 394, trad. A. Palmer, The Seventh, p. 43 ; la bataille de Siffīn/Ṣ effẹ̄ est également mentionnée dans l’inscription syriaque d’Ehneš, qui emprunte à l’arabe la titulature de « commandeur des croyants » (amīrā da-mhaymnē) au sujet d’al-Mahdī, alors que la formule syriaque usuelle est plutôt celle de « roi des Arabes ». Voir R. G. Hoyland, Seeing, p. 415 ; A. Palmer, « The Messiah and the Mahdi » et, du même, The Seventh Century, p. 71-74. On retrouve aussi men- tion de la bataille, avec le toponyme, dans la chronique de Zuqnīn (II, p. 153, trad. R. Hespel, p. 115, trad. A. Palmer p. 59, avec une graphie identique, pourvue de deux points indiquant un pluriel) et dans la chronique de 1234 (I, p. 278 ; trad. lat. p. 217, trad. A. Palmer p. 184, sous la graphie sepīṇ ). Voir A. Palmer, « The Messiah and the Mahdi », p. 65. 234 775, éd. p. 349, trad. lat. p. 275, trad. R. G. Hoyland, Seeing, p. 397. Sur les pro- blèmes posés par ce terme aux auteurs de langue syriaque, voir la glose proposée par la Chronique de Zuqnīn, éd. II, p. 194, trad. R. Hespel p. 149, qui suggère de rendre l’arabe musawwada par le syriaque ūkāmē, qui désigne le fait d’être ou de rendre « noir » (ce qui rend bien l’arabe aswadda) ou, dans sa forme plurielle des « vêtements noirs », et non des « porteurs de noir » comme le terme arabe. Voir la discussion de L. I. Conrad, « Syriac Perspectives », p. 26. Les auteurs byzantins adopteront le terme de maurophoroi, voir notamment Théophane,Chronographie , éd. p. 424, trad. p. 587. 235 Sur cet auteur, qui composa son œuvre vers 640, voir R. G. Hoyland, Seeing, p. 118-120, et A.-L. De Prémare, Les fondations, p. 385-386. 154 chapitre iii fut composée peu après la mort de Yazīd II236. Ce cas de figure ne se limite d’ailleurs pas aux seules sources syriaques, ainsi qu’en témoi- gne notamment une autre petite chronologie, un peu plus tardive et en grec cette fois, courant jusqu’à l’année 818 : elle ne mentionne pas davantage ʿAlī, évoque l’anarchie et la guerre à la suite des califats de ʿUtmān̠ et de Hārūn al-Rašīd, et n’ignore pas le surnom péjoratif dont Yazīd III était affublé, « le déficient » (arabe al-nāqis: )̣ 237. Parmi ces chroniques aux dimensions modestes, signalons égale- ment celle datée de 716, et rédigée en syriaque, qui dresse une liste des catastrophes naturelles survenues entre 712 et 716 (tremblements de terre, épidémies . . .)238. Ce texte est lui-même intégré dans un manus- crit daté de 874, faisant suite au récit de la rencontre entre le patriar- che syrien orthodoxe Jean I, qui exerça son office entre 632 et 648, et un émir arabe anonyme. En dépit de sa brièveté, on notera, outre les informations sur les divers désastres, la préservation d’éléments importants, relatifs au califat de Sulaymān b. ʿAbd al-Malik. Un peu plus développée, la chronique anonyme syriaque de 813, dont il ne reste qu’un manuscrit unique très détérioré, s’avère malheureuse- ment lacunaire ; seule demeure la partie allant de 137/755 à 199/813. L. I. Conrad en juge cependant le contenu important : bien qu’il s’agisse essentiellement d’affaires ecclésiastiques, on y relève toutefois plusieurs mentions utiles, dont la construction par al-Mansūṛ d’al-Rafīqa, à côté d’al-Raqqa (Kallinikos)239. À côté de ces textes, qui se limitent bien souvent à quelques folios, la fameuse chronique de Zuqnīn, beaucoup plus prolixe, fait figure d’ex- ception. Composée en syriaque par un moine du monastère du même nom près d’Amida (Diyarbakir), elle avait été primitivement attribuée à tort au patriarche jacobite Denys de Tell-Maḥrē, ce qui lui vaut d’être souvent désignée comme la chronique du pseudo-Denys 240. C’est en réalité une source plus ancienne, rédigée en 775/776, ce qui lui confère une importance considérable dès lors que l’on s’intéresse au viiie siè- cle, ainsi que l’avait bien vu Cl. Cahen, dans un article pionnier, dès

236 R. G. Hoyland, Seeing, p. 396. C’est aussi à cette époque que furent composées les Asnān al-ḫulafāʾ d’al-Zuhrī, ce qui témoigne d’un besoin évident de fixer la chro- nologie de la succession califale. Voir supra, chapitre I. 237 818, p. 97, trad. anglaise R. G. Hoyland, Seeing, p. 436. 238 716 ; A. Palmer, The Seventh, p. 45-48 ; G. J. Reinink, « The Beginnings ». 239 Voir L. I. Conrad, « Syriac Perspectives », p. 5, qui signale toutefois de manière erronée que la chronique évoque la construction par al-Mansūṛ d’al-Raqqa à côté de Kallinikos. 240 Chronique de Zuqnīn. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 155

1954241 ; depuis lors, la chronique a suscité l’intérêt des chercheurs, même si elle demeure toujours insuffisamment exploitée242. Pour la période islamique, qui compose la quatrième partie de la chronique, l’auteur déplore de ne pas avoir trouvé de sources de qualité suffi- sante pour composer sa chronique, et comble ce déficit au cours de ses pérégrinations, en se reposant sur les témoignages oraux des plus anciens, ainsi que sur ses propres observations243. Il convient d’ailleurs de souligner, avec R. G. Hoyland, que, si la période allant de 587 à 717 ne bénéficie que de développements limités, les six décades sui- vantes sont richement dotées : la chronique de Zuqnīn renferme ainsi des informations précieuses, surtout pour la Mésopotamie, pour la plupart introuvables ailleurs244. Elle préserve en outre un récit particu- lièrement intéressant du siège de Constantinople par Maslama, nous y reviendrons245. Au-delà de ces données, la chronique occupe une place de choix au sein de l’historiographie syriaque : elle introduit une nouvelle manière d’interpréter les événements historiques impliquant les Arabes et l’is- lam. A. Harrak a remarquablement analysé ce phénomène, mettant en exergue qu’au viie et au début du viiie siècle, les auteurs syria- ques cherchent à donner un sens historico-religieux aux événements faisant suite aux conquêtes islamiques246. Deux interprétations s’op- posent alors : soit la fin du monde était imminente, soit il s’agissait d’une punition divine pour châtier les Chrétiens de leurs péchés. Le

241 Qui tenait toutefois alors pour acquise l’attribution de la chronique au patriar- che Denys de Tell-Maḥrē mais, en dépit de cette confusion, il fut l’un des premiers à attirer l’attention des islamisants sur ce texte capital. Voir Cl. Cahen, « Fiscalité, propriété, antagonismes sociaux ». 242 Voir surtout W. Witakowski, The Syriac Chronicle; R. G. Hoyland, Seeing, p. 409-414 ; A. Palmer, The Seventh, p. 53-70 ; Y. M. Ishaq, « The Significance » ; A. Harrak, « La victoire arabo-musulmane ». En dépit de ces contributions importan- tes, A. Harrak soulignait récemment à raison la nette insuffisance d’exploitation de la chronique de Zuqnīn, « Ah ! The Assyrian », p. 45. 243 Chronique de Zuqnīn, éd. p. 146-147, trad. p. 108-109, trad. anglaise R. G. Hoy- land, Seeing, p. 409-410. 244 R. G. Hoyland, Seeing, p. 414. Notons que le découpage de la chronique en strates historiographiques, attribuées à différentes « mains », proposé par L. I. Conrad, « Syriac Perspectives », p. 24-26, a été contesté par R. G. Hoyland, Seeing, p. 410-411. Ce dernier postule au contraire que le chronique fut composée par un auteur unique, s’appuyant sur différentes sources. 245 Chronique de Zuqnīn, p. 156-160, trad. p. 118-120, trad. anglaise dans A. Palmer, The Seventh, p. 62-65. Voir infra, chapitre V. 246 Le développement suivant s’appuie sur A. Harrak, « Ah ! The Assyrian », p. 46 et s. 156 chapitre iii changement d’approche intervient dans le courant du viiie siècle, lors- que les chroniqueurs cessent de se baser sur le livre de Daniel, qui imposait une lecture strictement apocalyptique247, pour se tourner vers celui d’Isaïe, qui proclame la toute puissance divine sur l’histoire et se donne à lire comme une théologie de l’histoire. Rappelons que le livre de ce dernier a pour but d’annoncer la chute d’Israël et de Juda, en punition des péchés du peuple. C’est le roi assyrien, Téglat Phala- sar III (745-727 av. J.-C.) qui sera l’instrument de ce courroux divin, « le bâton de la colère de Dieu »248, consacrant la mise du royaume de Juda sous la tutelle de l’Assyrie ; mais l’assyrien, oubliant qu’il n’est que l’instrument de Dieu, s’enivre de ses succès militaires et, dans son arrogance, méprise le Dieu d’Israël, ce qui précipitera son propre châ- timent. La chronique de Zuqnīn assimile les Arabes aux Assyriens de la . Plus précisément, la défaite des Omeyyades face aux Abbassides conduit le chroniqueur à identifier ces derniers avec les Assyriens ; la couleur noire est interprétée en renfort de cette argumentation249. Bref, si le motif des Assyriens n’est pas nouveau dans la littérature syriaque, il est ici plaqué sur la deuxième dynastie de l’islam, qui se donne alors fondamentalement à appréhender comme « les Assyriens de l’Ancien Testament ressuscités »250. La prise en compte de cette grille de lecture est cruciale pour mettre au jour le sens que le chroniqueur de Zuqnīn assigne à l’histoire islamique. L’homme d’église et chroniqueur arménien Łewond251 est l’auteur d’une histoire qui se veut universelle, relatant les événements de 632 à 789, et dont le titre complet est : Histoire de Łewond, le grand docteur des Arméniens, au sujet de la manifestation de Mahomet et de ses suc- cesseurs : comment et de quelle façon ils dominèrent l’univers et particu- lièrement notre nation arménienne252. Les dates précises de Łewond ne nous sont pas connues, et par conséquent sujettes à débat ; il est possi- ble qu’il faille le situer soit au viiie siècle, soit dans la première moitié du ixe siècle, à la lumière d’un colophon signalant que la chronique fut composée à la demande de Šapuh Bagratuni (m. 824)253. Łewond est

247 Le genre des apocalypses de Daniel connut d’ailleurs un vif succès, tant en milieu chrétien (voir infra) qu’en milieu musulman. 248 Isaïe, 10, 5. 249 D’après Nahum, 2, 10. 250 A. Harrak, « Ah ! The Assyrian », p. 64. 251 Łewond, Lewond erets’ patmut’iwn. 252 J.-P. Mahé, « Entre Moïse et Mahomet », p. 136-137. 253 J.-P. Mahé, « Entre Moïse et Mahomet », p. 136. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 157 surtout célèbre pour avoir préservé la pseudo-correspondance entre- tenue par le calife ʿUmar II avec son homologue byzantin Léon III. Ce texte a fait l’objet d’études abondantes254 : dans sa forme actuelle, il se donne à lire comme datant du iiie/ixe siècle, en ayant toutefois préservé des éléments notables de polémique islamo-chrétienne du second siè- cle de l’hégire, ainsi que l’a démontré R. G. Hoyland255. Cette corres- pondance fut peut-être ajoutée a posteriori dans la chronique256. Pour le reste des informations qu’il livre sur l’histoire islamique, Łewond précise en avoir puisé une partie « auprès de l’ennemi lui-même »257, témoignant là encore des processus de transmission interculturelles à l’œuvre dans le Proche-Orient et le Caucase médiévaux. Saʿīd b. Bitrīq̣ (263-328/877-940), qui adopta le nom d’Eutychès lorsqu’il fut élu patriarche d’Alexandrie (935-940), est l’auteur d’une histoire universelle, rédigée en arabe, qui nous est connue par un manuscrit unique, ainsi que par les nombreux exemplaires de son continuateur Yaḥyā b. Saʿīd al-Antākī,̣ qui écrivait autour de 1030258. Très synthétique, son histoire reprend essentiellement des éléments par ailleurs bien connus dans l’historiographie islamique, mais livre parfois des informations originales, notamment sur les relations entre chrétiens et musulmans. Telle que nous la connaissons aujourd’hui, l’Histoire des patriar- ches d’Alexandrie259 est le fruit de processus complexes de transmis- sions et de traductions. Composée primitivement en copte, le texte est organisé suivant les biographies des patriarches coptes d’Égypte. Ces notices, qui étaient peut-être indépendantes, furent réunies et tradui- tes en arabe par Mawhūb b. Mansūṛ al-Mufarrij (m. v. 1100) ; encore faut-il ajouter que cette réécriture est perdue et que nous ne dispo- sons que de recensions plus tardives, des xiiie et xve siècles260. Si cette

254 Principalement A. Jeffery, « Ghevond’s Text », p. 269-332 ; J.-M. Gaudeul, « The Correspondence » ; R. G. Hoyland, « The Correspondence ». Voir en outre, en complément des travaux de J.-M. Gaudeul, D. Sourdel, « Un pamphlet » et D. Cardaillac, La polémique. 255 R. G. Hoyland, « The Correspondence » etSeeing , p. 490-501. 256 J.-P. Mahé, « Entre Moïse et Mahomet », p. 136. 257 Łewond, XXXIV, trad. Arzoumanian, p. 137, cité par R. G. Hoyland, Seeing, p. 439. 258 Saʿīd b. Bitrīq,̣ Annales. Sur cet auteur voir G. Graf, Geschichte, p. 32-38, M. Breydy, Études sur Saʿīd ibn Bitrīq̣ , et R. G. Hoyland, Seeing, p. 442-443. Yaḥyā ibn Saʿīd d’Antioche, Histoire de Yaḥyā ibn Saʿīd d’Antioche. 259 History of the Patriarchs. Sur cette source incontournable, voir surtout J. Den Heijer, Mawhūb ibn Mansūṛ et F. R. Trombley, « The Documentary Background ». 260 R. G. Hoyland, Seeing, p. 446 ; J. Den Heijer, Mawhūb ibn Mansūṛ . 158 chapitre iii source s’attache surtout aux aspects concernant directement l’Égypte, elle livre cependant beaucoup d’éléments relatifs à l’histoire islami- que. L’Histoire des patriarches est particulièrement précieuse pour le ii/viiie siècle, dans la mesure où les passages relatifs à la période furent rédigés par des contemporains. Pour le début du siècle, c’est un dénommé Abba Georges, archidiacre et secrétaire (kātib) du patriar- che d’Alexandrie Abba Simon (692-700) qui composa la partie courant jusqu’au califat de Sulaymān b. ʿAbd al-Malik (96-99/715-717)261 ; Jean, évêque de Wasīm, poursuivit l’œuvre de Georges jusqu’au patriarcat de Michel I (743-767)262. Il propose d’ailleurs un récit très fouillé de la « Révolution abbasside », affirmant avoir été un témoin oculaire des événements qu’il rapporte, en particulier de l’exécution de Marwān II263. C’est ensuite un auteur anonyme qui prit la plume pour continuer l’œuvre, notamment à la demande du patriarche Abbā Šanūda264, mais la chronique se focalise alors surtout sur l’histoire ecclésiastique. La continuation de la chronique samaritaine offre une description importante, centrée sur la Palestine, sans pour autant négliger le reste de la Syrie ou l’Égypte, du début de l’époque islamique jusqu’au califat d’al-Rāḍī (m. 332/934)265. Ce texte, préservé dans son intégralité en un unique exemplaire, se trouve à la fin duKitāb al-taʾrīḫ, composé par Abū al-Fatḥ b. Abī al-Ḥ asan al-Sāmirī al-Danafī en 1355, même si la première partie, jusqu’à la mort d’al-Rašīd, existe, de manière incom- plète, dans plusieurs autres manuscrits266. Il est rédigé en arabe sama- ritain, un dialecte du moyen arabe267. Cette source présente le double avantage d’offrir le point de vue desd ̠immī et de placer la Palestine au cœur de son propos, alors que la province se trouve bien souvent rejetée à la marge, dans les grandes compilations historiques. Ce tro- pisme palestinien confère d’ailleurs à la chronique un caractère tout

261 History of the Patriarchs, PO, V, p. 90-91. Voir en outre R. G. Hoyland, Seeing, p. 447. 262 History of the Patriarchs, PO, X, p. 360. Voir R. G. Hoyland, Seeing, p. 447. 263 History of the Patriarchs, PO, V, p. 171 et s. ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 448. Voir aussi E. Amélineau, « Les derniers jours », qui conteste cette affirmation de Jean. 264 History of the Patriarchs, PO, X, p. 360. Voir J. Den Heijer, Mawhūb ibn Mansūṛ . 265 Voir sur cette source l’introduction de M. Levy-Rubin, The Continuatio, p. 1-45. 266 M. Levy-Rubin, The Continuatio, p. 1 ; seule cette version préserve en effet une description détaillée du siège de Césarée, voir M. Levy-Rubin, The Continuatio, p. 10. 267 M. Levy-Rubin, The Continuatio, p. 19 ; sur le moyen arabe et ses dialectes, voir surtout J. Blau, « The Importance » et, du même,A Grammar. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 159

à fait exceptionnel dans l’historiographie proche-orientale, ainsi que le souligne M. Levy-Rubin268. En outre, il semble que la Continuatio ait mis à contribution une source contemporaine du premier tiers du ixe siècle : plusieurs passages à la première personne, sur le mode du témoignage, au sujet d’épisodes se déroulant du califat d’al-Rašīd à celui d’al-Maʾmūn, invitent à souscrire à pareille hypothèse269. Il est de toute manière assuré que la Continuatio fait appel à des sources, en particulier samaritaines, aujourd’hui perdues270. Ces éléments concou- rent à ce que la chronique livre des informations précieuses, souvent introuvables ailleurs, à l’échelle de la Palestine. La chronique présente une image positive de la situation de la Palestine sous les Omeyyades et juge positivement ces derniers, qui « gouvernèrent suivant ce qu’il [Muḥammad] leur avait imposé ; il ne firent ni plus ni moins, et ne firent de tort à personne ». Plus étonnant, les Omeyyades sont dépeints comme les successeurs directs du Prophète, les Rāšidūn étant comptés comme membres de la première dynastie de l’islam271 ; les tendances favorables aux Omeyyades qui sous-tendent le récit sont d’ailleurs corroborées par le passage sous silence du califat de ʿAlī. La Conti- nuatio repose peut-être ensuite sur une source pro-Zubayride, puisque ʿAbd Allāh b. al-Zubayr est présenté comme le successeur légitime de Marwān b. al-Ḥakam ; le califat de ʿAbd al-Malik se trouve réduit par voie de conséquence à une durée de 13 ans et 6 mois272. Le format adopté alors, qui se résume à une simple mention des califes et de la durée de leurs règnes depuis Muʿāwiya jusqu’à Marwān II – à compter duquel nous retrouvons des développements plus importants –, nous semble indiquer que l’auteur se base pour ce passage sur une simple liste de souverains, identique à certains exemples que nous connais-

268 M. Levy-Rubin, The Continuatio, p. 2. 269 M. Levy-Rubin, The Continuatio, p. 11. 270 M. Levy-Rubin, The Continuatio, p. 23-27. 271 The Continuatio, éd. p. 207 (en suivant la pagination figurant sur la fac-similé du manuscrit et non la pagination du volume), trad. p. 53. Il est certain que les Omeyya- des s’efforcèrent à se présenter commeahl al-bayt, visant ainsi à affirmer leur proxi- mité (qarāba) avec le Prophète. C’est cette affirmation qui s’était imposée dans le Bilād al-Šām, ainsi qu’en témoigne par exemple un passage d’al-Balād̠urī, dans lequel les ašrāf syriens affirment aux Abbassides, nouveaux détenteurs du califat, ne pas avoir eu connaissance de l’existence d’autres ahl al-bayt que les Omeyyades eux-mêmes. Voir Ansāb, III, p. 159-160 et, plus largement, M. Sharon, « The Umayyads ». Ce sont peut-être des traditions similaires qui présidèrent à la composition de ce passage de la Continuatio. 272 The Continuatio, éd. p. 207-208, trad. p. 54-55. Sur la question de la durée du califat de ʿAbd al-Malik, voir désormais Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik, p. 4 et s. 160 chapitre iii sons en syriaque. Ajoutons que le fait que la chronique désigne le calife Hišām sous le nom de Hāšim, pourrait, sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’une erreur de copiste, révéler l’utilisation d’une source syriaque, où cette graphie se rencontre aussi273. Signalons enfin que laConti- nuatio n’ignore pas le surnom péjoratif d’al-nāqis,̣ dont était affublé Yazīd III, à l’instar de la brève chronologie anonyme grecque de 818. Autant d’éléments qui invitent à penser que ce passage reproduit une source identique, ou très voisine, des listes que nous connaissons par ailleurs. L’avènement des Abbassides est dépeint comme un boulever- sement important pour la vie des d̠immī de la région, en particulier en raison de la pression fiscale qu’ils exercèrent alors274 ; la Continuatio offre enfin des éléments significatifs sur les conflits tribaux en Palestine sous les premiers Abbassides. La chronique d’Élie bar Šēnāyā275 (975-1046276), qui fut métropoli- tain de Nisibe à compter de 1008 – et est à ce titre plus connu sous le nom d’Élie de Nisibe –, est la seule grande chronique nestorienne conservée. Elle est préservée dans un unicum rédigé en 1019, et offre en particulier une chronologie des principaux événements survenus jusqu’en 1018. Le manuscrit, qui suit l’ère des Séleucides, est mal- heureusement lacunaire, notamment entre 1096 et 1189 (169/785- 264/878). L’ouvrage, qui se subdivise en une chronique suivie de tables chronologiques accompagnées d’un traité de comput, présente l’inté- rêt d’être bilingue : le texte de la chronique est présenté en tableau277, une colonne étant rédigée en syriaque et l’autre en arabe, tandis que d’autres colonnes précisent de surcroît la date de l’événement et, de façon remarquablement systématique, la ou les source(s) où Élie a

273 Voir par exemple la chronique de 846, éd. p. 235, éd. Brooks p. 575 ; la chronique de 819 propose une graphie sans voyelle longue, éd. p. 16. 274 The Continuatio, éd. p. 209-210, trad. p. 57-58. 275 Je suis ici la lecture adoptée par W. Witakowski, « Elias », p. 220. Il estime en effet que le nom dérive de la ville natale d’Élie, Šēnā, située au confluent du Tigre et du Grand Zāb, et rejette ainsi la vocalisation habituelle de Šīnāyā. 276 La date de décès d’Élie a fait l’objet d’une certaine confusion dans la recherche moderne. À la suite de J. S. Assemanus, la date la plus communément proposée est celle de 1049, ce qui s’avère erroné ainsi que l’a montré Kh. Samir, « Date de la mort d’Élie de Nisibe ». Élie mourut en réalité le 18 juillet 1046. Élie de Nisibe n’a guère retenu l’attention de chercheurs, en dépit des travaux pionniers de L.-J. Delaporte, Chronographie. Voir en priorité R. G. Hoyland, Seeing, p. 421-422 ; K. Pinggera, « Nes- torianische Weltchronistik » ; W. Witakowski, « Elias » ; A. Borrut, « La circulation de l’information historique ». 277 Sur ce format de présentation voir en dernier lieu les remarques de D. Aigle, « L’histoire sous forme graphique ». des sources en marge de la vulgate historiographique ? 161 puisé son information ! Si plusieurs mains différentes ont pu être iden- tifiées pour la partie arabe de la chronique, le texte syriaque fut inté- gralement composé par un seul écrivain, peut-être Élie lui-même278. La liste des sources mises à contribution par Élie est impressionnante : il fait appel à un soixantaine de sources au total, qu’il s’agisse d’auteurs antiques, de sources syriaques ou arabo-musulmanes279. Élie semble en outre avoir le souci de s’appuyer autant que possible sur une auto- rité contemporaine des faits qu’elle rapporte. Pour la période qui nous occupe, du côté des sources arabes, Élie s’appuie notamment sur le célèbre mathématicien et astronome musulman de la bayt al-ḥikma d’al-Maʾmūn, al-Ḫwārazmī (v. 184-232/800-847). Ce dernier est en effet également connu pour être l’auteur d’unKitāb al-taʾrīḫ, qui est largement mis à contribution par Élie, si c’est bien le même ouvrage que ce dernier désigne, en syriaque, sous le titre de Yūbāl zabnē280. J’ai essayé de montrer ailleurs l’intérêt que pouvait présenter ces éléments transmis par Élie, tant pour partir en quête de la chronographie perdue d’al-Ḫwārazmī que pour mettre au jour les mécanismes de la fabrique de l’histoire sous les Abbassides, notamment en datant la mise en circu- lation de l’information historique281. L’enjeu est en effet d’importance, étant donné qu’il s’agit potentiellement d’une voie d’accès à un taʾrīḫ, plus ou moins contemporain du plus ancien conservé jusqu’alors, celui de Ḫalīfat b. Ḫayyāt ̣ (m. v. 240/854). Outre al-Ḫwārazmī, Élie cite sept autres sources arabes, dont al-Ṭabarī lui-même et le lettré chiite al-Sūlị̄ (m. 335/947)282, ainsi que d’autres écrits, anonymes ou non, à ce jour perdus. Parallèlement, différentes sources syriaques sont mises à contribution, dont la chronique du patriarche Denys de Tell-Maḥrē évoqué plus haut, citée plusieurs fois entre 138/755 et 153/770 ; cette source est d’ailleurs constamment présentée au moyen d’une graphie à l’encre rouge dans le manuscrit. À côté de ces nombreuses chroniques, un autre genre fécond fut celui des apocalypses. Peut-être plus que tout autre, ce mode d’écriture permettait d’expliquer la réussite fulgurante de l’islam, en même temps que les premiers échecs du califat, avec en point d’orgue la chute des

278 R. G. Hoyland, Seeing, p. 422. 279 L’ensemble des sources mises à contribution par Élie de Nisibe est présenté par L.-J. Delaporte, Chronographie, p. vii-xiv. Voir en outre W. Witakowski, « Elias » et dernier lieu A. Borrut, « La circulation de l’information historique », p. 144-145. 280 J. Vernet, « al-Khwārazmī ». 281 A. Borrut, « La circulation de l’information historique », en particulier p. 148-155. 282 S. Leder, « al-Sūlị̄ ». 162 chapitre iii

Omeyyades, qui connut un vif succès dans la littérature apocalyptique. Les plus anciens de ces textes sont susceptibles d’avoir préservé des matériaux datant du iie/viiie siècle et, au même titre que d’autres plus tardifs, ils nous renseignent en outre sur les significations que l’on s’efforça de donner à une histoire désormais subie.

4. Les apocalypses L’apparition brutale de l’islam se prêtait par essence au foisonnement d’une littérature apocalyptique. Chrétiens et Juifs s’évertuèrent en effet à présenter le phénomène en des termes eschatologiques, ce qui expli- que la profusion d’apocalypses au cours du ier/viie siècle. Le caractère durable de l’hégémonie politique du califat provoqua de nombreuses réinterprétations au cours des siècles suivants. En raison de sa nature même, ce genre littéraire avait d’ailleurs vocation à susciter des réé- critures : on conserve bien souvent la structure apocalyptique d’un texte que l’on enrichit des événements de son temps283. Cette tendance lourde explique précisément les difficultés spécifiques posées par ce type de sources : il est souvent délicat d’identifier les personnages aux- quels ces textes font allusion, dans la mesure où ils furent retravaillés plusieurs fois à partir d’une trame narrative commune, pour désigner finalement des protagonistes successifs. Les nombreuses versions des apocalypses de Daniel, qui subsistent notamment en arabe, en copte, en grec, en hébreu ou encore en judéo-persan, en offrent une parfaite illustration. À l’instar de ce que nous constations au sujet de l’apocalyptique musulmane, certains sujets cristallisèrent l’intérêt des auteurs, en par- ticulier le renversement des Omeyyades par les Abbassides. L’apoca- lypse chrétienne de Baḥīra, préservée en arabe et en syriaque, s’inscrit dans cette logique. L’essentiel du texte date sans doute de l’époque d’al-Maʾmūn et fut retravaillé par la suite, mais il contient vraisembla- blement des vestiges plus anciens, datant des environs de la Révolution abbasside284. La question de l’apocalypse copte de Daniel divise quant à elle les chercheurs. Le texte débute avec la vision classique des quatre bêtes, la dernière portant 19 cornes, au lieu des 10 habituelles, corres- pondant aux 19 souverains musulmans. F. Macler a plaidé très tôt en vue d’une identification avec les Fatimides, là où C. H. Becker préféra

283 B. Lewis, « An Apocalyptic Vision », p. 308. 284 R. G. Hoyland, Seeing, p. 276, 273. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 163 y reconnaître les Omeyyades285 ; O. Meinardus, suivi par H. Suermann, proposa d’y voir une apocalypse traitant originellement des Omeyya- des, retravaillée vers la fin de l’époque fatimide286. Devant ces incerti- tudes et la grande complexité du texte, R. G. Hoyland a, pour sa part, exprimé des doutes sur l’historicité des personnages mentionnés dans cette apocalypse287. L’édition récente d’une nouvelle source confirme pourtant l’existence d’un socle d’information ancien, et de l’utilisa- tion précoce du motif des dix-neuf rois musulmans dans la tradition copte. J. M. J. M. Van Lent a en effet minutieusement confronté ce document inédit, une apocalypse de Šenute288 rédigée en moyen arabe à partir d’un original copte289, avec la quatorzième vision de Daniel et l’apocalypse de Samuel du Qalamūn. L’analyse textuelle démontre que la tradition fut retravaillée sous al-Amīn, dans le contexte de la guerre civile qui se prêtait parfaitement à ce genre de littérature, mais qu’elle n’en est pas moins basée sur une version plus ancienne, datant des débuts de la période abbasside290. Le dernier souverain – théorique- ment le dix-neuvième, même si les textes mentionnent parfois un plus grand nombre de rois, en dépit de leur annonce initiale d’une liste de dix-neuf – aurait ainsi représenté primitivement la figure de Marwān II (r. 127-132/744-750), puis celle d’al-Amīn (r. 193-198/809-813), et le cas échéant d’autres encore par la suite, en particulier celle du dernier calife fatimide al-ʿĀḍid (r. 555-67/1160-71)291. Autre épisode saillant à connotation eschatologique, le siège de Constantinople par les armées de Sulaymān b. ʿAbd al-Malik figure également en bonne place dans la littérature apocalyptique. Le texte le plus important en la matière est l’apocalypse grecque du pseudo- Daniel, en raison des éléments très précis qu’il livre sur le siège lui- même : les routes empruntées par les généraux arabes, la construction

285 C. H. Becker, « Das Reich » ; F. Macler, « Les apocalypses apocryphes ». 286 O. Meinardus, « A Commentary » ; H. Suermann, « Notes ». Toutefois, le premier nommé revint par la suite sur cette hypothèse pour affirmer que le texte fut entière- ment composé à la fin de la période fatimide. Voir O. Meinardus, « New Evidence ». 287 R. G. Hoyland, Seeing, p. 289-290. 288 Abbé du Monastère Blanc près d’Aḫmīm (v. 350-465), J. M. J. M. Van Lent, « The Nineteen », p. 646. 289 Ce texte est préservé dans deux manuscrits distincts, l’un conservé à Paris et l’autre au Caire. Pour une présentation détaillée de ces deux manuscrits, voir J. M. J. M. Van Lent, « The Nineteen », p. 673-680, ainsi que l’édition et la traduction anglaise de ces textes, p. 681-693. L’apocalypse de Šenute contenue dans le manuscrit de Paris avait notamment été présentée par G. Troupeau, « De quelques apocalypses ». 290 J. M. J. M. Van Lent, « The Nineteen », p. 661 et s. 291 J. M. J. M. Van Lent, « The Nineteen », p. 666. 164 chapitre iii d’un pont de bateaux par les assaillants, ou encore la fuite des notables byzantins. Autant de renseignements qui invitent à penser que l’auteur fut témoin des événements292. D’autres textes s’inscrivent dans le même contexte du siège de la capitale byzantine, à l’instar sans doute de la vision d’Énoch le Juste, qui ne survit qu’en arménien293. Hors de ces contextes ciblés, les apocalypses fournissent différentes descriptions des califes successifs et de leurs politiques. C’est par exemple le cas de l’apocalypse copte du Pseudo-Athanase, en référence au patriarche Athanase d’Alexandrie (m. 373), datant sans doute des environs de 96/715. Le texte mentionne notamment les réformes administratives de ʿAbd al-Malik en matière monétaire, mais aussi un recensement ou l’établissement d’un cadastre294. Du côté des apocalypses juives, Simon ben Yōḥai, rabbin du iie siè- cle de l’ère chrétienne, est lui aussi crédité de visions qui nous sont connues par le biais de plusieurs textes composés à différentes pério- des, mais ayant préservé un noyau commun : la prière, les secrets et le Midrash des dix rois. B. Lewis a livré une étude minutieuse de ces textes et démontre de manière convaincante que cette apocalypse est compo- sée de plusieurs strates successives295. Celle qui traite des Omeyyades et de leur fin tragique fut composée sous les premiers Abbassides, sans doute sous al-Mansūṛ 296. Elle livre des éléments non négligeables, tant sur la perception des califes évoqués que sur un certain nombre de mesures ou d’éléments qui leurs sont attribués, comme par exemple les travaux de mise en valeur de l’espace syrien réalisés par Hišām ou al-Walīd II. Les rivalités qui faisaient rage lors de la Révolution abbas- side et dans la décennie qui suivit, sont également bien documentées. Plus largement, ces textes livrent un témoignage important du profond contexte messianique qui caractérise l’époque des premiers abbassides. Beaucoup plus brève et fragmentaire, une autre apocalypse juive four- nit aussi une liste des califes, à compter de la mort de ʿUtmān̠ et en passant sous silence le califat de ʿAlī, avant de s’interrompre brutale- ment au milieu de la description de ʿUmar II297.

292 R. G. Hoyland, Seeing, p. 297-299 ; K. Berger, Die griechische Daniel. 293 R. G. Hoyland, Seeing, p. 299-302. 294 R. G. Hoyland, Seeing, p. 282-285. 295 B. Lewis, « An Apocalyptic Vision ». Voir aussi R. G. Hoyland, Seeing, p. 308- 312. 296 B. Lewis, « An Apocalyptic Vision », p. 309-311. 297 I. Lévi, « Une apocalypse judéo-arabe » ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 316-317. des sources en marge de la vulgate historiographique ? 165

La production continue d’une telle littérature atteste de l’importance des expectations apocalyptiques tout au long de la période étudiée et au-delà. Les crises politiques majeures qui secouèrent l’histoire des premiers siècles du califat servirent souvent de prétextes à des réécri- tures, s’appuyant sur un socle d’information ancien qu’il convenait de rendre conforme aux besoins du présent. À côté des données factuelles qu’ils renferment, ces textes sont donc particulièrement précieux pour saisir l’atmosphère qui présidait à leur composition. Il faudrait évoquer bien d’autres sources encore, à l’image des ins- criptions grecques298 et syriaques299, des mosaïques300, etc., et souligner la diffusion importante de cette histoire des premiers siècles de l’is- lam, bien attestée aux confins de l’empire musulman, chez les auteurs chrétiens d’Espagne301 ou du côté des sources chinoises302. Cette pré- sentation de sources à la marge, ou supposées l’être, de la vulgate historiographique composée dans l’après Sāmarrāʾ ne prétend pas à l’exhaustivité. L’idée était plutôt de positionner les différents corpus par rapport à une présentation dominante de l’histoire de l’espace syrien du iie/viiie siècle. Pareille réflexion livre quelques surprises et invite à la prudence. Ainsi, certaines sources considérées comme par essence extérieures à la vulgate, à l’instar de la poésie omeyyade, posent en réalité des problèmes semblables à ceux présentés par le canon his- toriographique ; d’autres volontiers abordées en opposition de la tra- dition islamique, comme les sources narratives non-musulmanes, en dépendent en réalité très largement. Au-delà de ces deux exemples, des sources de natures variées, en raison des objectifs propres à leurs genres, préservèrent des éléments que les chronographies choisirent d’oublier. Pour reprendre la formule d’A. Esch citée en préambule, ce sont donc bien « des sources de nature différentes qui garantissent la plus grande chance de transmission »303. Cette grande dispersion de l’information historique et les problèmes spécifiques que pose chaque type de source soulignent toutes les difficultés d’appréhension de l’his- toire de l’espace syrien au iie/viiie siècle.

298 P.-L. Gatier, « Les inscriptions grecques ». 299 Voir en dernier lieu F. Briquel-Chatonnet, M. Debié et A. Desreumaux, Les ins- criptions syriaques, incluant notamment une mise au point sur les fameuses inscrip- tions des carrières de Kamid el-Loz, laissées par les ouvriers qui bâtissaient ʿAnjar. 300 Voir notamment N. Duval, Les Églises de Jordanie. 301 Outre la chronique arabo-byzantine et celle de 754, voir par exemple les auteurs du xiiie siècles étudiés par O. R. Constable, « Perceptions of the Umayyads ». 302 R. G. Hoyland, Seeing, p. 243-254. 303 A. Esch, « Chance et hasard de la transmission », p. 19. 166 chapitre iii

Sous réserve d’une méthodologie appropriée, des pistes fécondes s’ouvrent toutefois, dans une perspective d’historiographie comparée. La transmission interculturelle entre les différentes communautés du Proche-Orient offre une preuve supplémentaire de l’existence d’une historiographie islamique ancienne. Au gré des rythmes asynchrones de la transmission, des accès vers des moments différents de sédimen- tation historiographique sont possibles. C’est sans doute là la meilleure manière de renouveler nos connaissances, en partant en quête d’autres passés ou de sens différents donnés à telle ou telle époque. Pareille démarche présuppose toutefois de mettre au jour ce que les rédac- teurs de la vulgate historiographique islamique voulurent mémori- ser de l’histoire du Šām du iie/viiie siècle, décidant ainsi de ce qu’il convenait de se remémorer et de ce qu’il était préférable plonger dans l’oubli. Ce n’est qu’une fois cette étude accomplie que nous pourrons nous efforcer d’écouter ces murmures de passés alternatifs. CHAPITRE IV

L’ESPACE SYRIEN DU IIE/VIIIE SIÈCLE ENTRE SOUVENIR ET OUBLI

Voici un Rappel : quiconque voudra, s’en souviendra ! Ils ne se souvien- dront qu’autant qu’Allah l’aura voulu1. Any story about the past is told because of its present-day relevance2. Le retour du califat à Bagdad, à la suite de l’abandon de Sāmarrāʾ, mar- que une période de profonde réécriture de l’histoire3. Dans cet effort de recomposition, la mise en mémoire est au centre des préoccupa- tions des historiens. Ces derniers sont parfaitement conscients des sélections qu’ils opèrent dans le matériau alors disponible pour dire le passé, même si, comme nous le soulignions, ledit matériau n’est pas vierge de toutes empreintes mais procède lui-même des choix effec- tués par les générations antérieures. Ces réécritures tardives imposent à vrai dire une démarche d’histoire de la mémoire, trop peu envisagée jusqu’alors, préalable pourtant indispensable au renouvellement de notre approche de la période. Ce constat vaut d’ailleurs pour l’ensem- ble de l’histoire des débuts de l’islam et, dans l’état de préservation de nos sources, les Omeyyades comme les premiers Abbassides se trou- vent tiraillés dans une dialectique permanente entre souvenir et oubli. Comme le souligne P. J. Geary : cette lutte pour la maîtrise du passé doit être étudiée pour deux raisons. D’abord, et c’est la raison la plus évidente, parce qu’en examinant la création d’un passé nous pouvons mieux comprendre les modes de per- ception et les structures interprétatives des hommes [. . .] et la façon dont [ils] utilisaient leurs catégories mentales pour façonner leur monde et ordonner leurs vies. Ensuite, et ce n’est pas moins important, parce que cette création détermina non seulement l’appréhension que purent avoir de leur passé les hommes [des ces temps de réécritures], mais aussi celle que nous en avons, nous4.

1 Coran, LXXIV, 54-56. 2 E. Van Houts, « Introduction : Medieval Memories », p. 10. 3 Une partie de ce chapitre a servi de base à la rédaction de mon article « La memo- ria omeyyade ». 4 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 24. 168 chapitre iv

Ces aspects donnent à réfléchir sur « l’usage des souvenirs dans les différents groupes sociaux 5» et révèlent « le problème du rapport entre mémoire et histoire dans les sources médiévales mêmes »6 ; une fois couchés par écrit, ils traduisent la « logique sociale du texte »7. Au-delà de ces éléments fondateurs de la mémoire sociale, la com- pétition mémorielle se place aussi sur le terrain du politique : « toute mémoire, qu’elle soit “individuelle”, “collective”, ou “historique”, est une mémoire pour quelque chose, et on ne saurait ignorer ce but poli- tique (au sens large du terme) »8. La mise en mémoire doit en effet être intégrée, et dans une large mesure harmonisée, avec le projet impé- rial9. Dans cette optique, la maîtrise de ce dont il fallait se souvenir et de ce qu’il convenait d’oublier était un préalable indispensable à l’éla- boration d’une historiographie califale. Après avoir fixé le cadre de ces réécritures, il convient donc d’en étudier le contenu et de comprendre pourquoi de nouvelles interprétations devaient alors voir le jour.

A. La memoria comme objet de recherche

Avant d’étudier ce que les auteurs musulmans des iiie-ive/ixe-xe siècles désirèrent eux-mêmes transmettre des premiers siècles de l’islam, il n’est pas inutile de nous arrêter un instant sur les avancées les plus notables de la recherche moderne sur la thématique de la memoria, et au préalable sur les rapports qui unissent islam et mémoire. Si l’on a volontiers fait du christianisme – en raison notamment de l’injonction eucharistique « vous ferez cela en souvenir de moi » – et du judaïsme10 des religions du souvenir, qu’en est-il de l’islam ?

1. Islam et mémoire Partons tout d’abord d’un constat, celui du déficit relatif des recher- ches sur la thématique de la mémoire en Islam, notamment au cours de la période médiévale11, qui se donne pourtant à lire comme profon-

5 M. Borgolte, « Memoria », p. 68. 6 P. Monnet, « Conclusions », p. 627. 7 G. M. Spiegel, « History. Historicism and the Social Logic ». 8 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 31. 9 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 41. 10 Voir en particulier Y. H. Yerushalmi, Zakhor. 11 Ce constat peut en réalité être étendu bien au-delà de la période médiévale, ainsi que le souligne notamment A. Hartmann, « Rethinking Memory and Remaking History ». l’espace syrien du iie/viiie siècle 169 dément imprégné d’une « culture mémorielle »12, passant notamment par une « robuste culture de mémorisation »13. Mémoire et mémorisa- tion sont en effet au cœur des processus qui font le savant musulman : ne devient-on pas ḥāfiz ̣ en mémorisant le Coran ? La transmission ne repose-t-elle pas, dans les premiers siècles de l’islam au moins, sur le système de isnād-s, visant à mémoriser des chaînes de garants ? Il en va de même pour le ḥadīt̠ et la sunna qui ont pour but de préserver une mémoire prophétique – ou des Compagnons –, mais aussi pour la généalogie, les tabaqāṭ , la poésie, etc., qui se donnent à lire comme autant de pratiques ayant pour but la préservation de mémoires sociale et culturelle. L’ensemble de ces pratiques participe à la commémoration de la communauté originelle et à la formation d’une identité et d’une mémoire islamiques14. Les auteurs médiévaux, à l’instar d’Ibn al-Jawzī dans son Al-Ḥ at̠t̠ ʿalā ḥifz ̣ al-ʿilm wa-d̠ikr kibār al-ḥuffāz,̣ insistaient d’ailleurs sur l’importance de la mémorisation de la Tradition15. Il est donc surprenant que cette double thématique de la mémoire et de la mémorisation n’ait pas été davantage au centre des préoccupations des spécialistes de l’islam médiéval, en dépit d’études importantes et de projets en cours16. Parmi les travaux les plus significatifs, signalons en priorité ceux de J. Dakhlia17, véritable pionnière en la matière, qui a souligné la

12 Il s’agit là d’une caractéristique essentielle de toute la culture médiévale, soulignée par M. Carruthers, Le livre de la mémoire, p. 18 : « Je soutiens que la culture médiévale était fondamentalement mémorielle, à un degré aussi écrasant que la culture moderne de l’Occident est documentaire ». P. J. Geary va dans le même sens, affirmant que « la memoria était [. . .] un principe organisateur-clé, non seulement dans la théologie mais dans tous les aspects de la vie médiévale », La mémoire et l’oubli, p. 40. Ajoutons que la mémoire était tenue en haute estime à l’époque pré-moderne : « Mais alors que l’on décrit aujourd’hui les génies comme des êtres doués d’une imagination créatrice qui s’exprime dans un raisonnement complexe et une découverte originale, on les décrivait auparavant comme dotés d’une mémoire riche et sûre qui s’exprimait elle aussi dans un raisonnement complexe et une découverte originale », M. Carruthers, Le livre de la mémoire, p. 13. Voir aussi les travaux incontournables de J. Assmann, La mémoire culturelle et Moïse l’Égyptien, p. 28 et s. 13 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 172. 14 Les liens rattachant la mémoire islamique aux temps fondateurs ont été notam- ment soulignés par U. Marzolph, « Islamische Kultur als Gedächtniskultur », p. 316. 15 Ibn al-Jawzī, Al-Ḥ at̠t̠ ʿalā ḥifz ̣ al-ʿilm. Voir M. Cook, « The Opponents », p. 437 et s. 16 Nous n’abordons pas ici la question de la pratique du d̠ikr chez les soufis, voir sur le sujet L. Gardet, « Dhikr ». 17 J. Dakhlia, « Des prophètes à la nation » ; L’oubli de la cité ; « Collective Memory and the Story of History » ; « New Approaches in the History of Memory ». Voir en outre L. Valensi, Fables de la mémoire. 170 chapitre iv complexité de phénomènes à comprendre dans toute leur épaisseur. En insistant sur les différents niveaux de mobilisation de la mémoire et les stratégies de l’oubli qui vont de pair, elle a notamment mis au jour les enjeux de la mémoire lignagère qui se développent dans le cadre de compétitions mémorielles. Ce point est d’ailleurs particulièrement intéressant pour la période qui nous occupe, si l’on songe par exemple aux efforts que déployèrent les Abbassides pour se présenter comme les ahl al-bayt, fondant leur légitimité sur leur proximité (qarāba) avec le Prophète18. Dans des perspectives différentes, traitant de la période des fonda- tions de l’islam, la question de la préexistence d’une mémoire islami- que à une historiographie musulmane a été soulevée par A. Cheddadi19, tandis que Ch. Décobert s’est concentré pour sa part sur la récupé- ration d’une mémoire monothéiste par le Prophète20. Dans le cadre chronologique imparti à notre étude, la mémoire omeyyade, long- temps négligée, a récemment suscité l’intérêt des chercheurs21. L’autre tentative notable en la matière est incontestablement celle de J. Lass- ner, autour de l’épisode de la Révolution abbasside. Dans son ouvrage Islamic Revolution and Historical Memory, ce dernier a effet proposé une approche différente, estimant que les récits de la période qui nous sont parvenus ont fait l’objet de strates successives de réinterprétation, dès la phase de propagande révolutionnaire et surtout après le coup d’État, en fonction des besoins changeants de la nouvelle dynastie en terme de légitimité. Cet ouvrage avait en son temps suscité une vive polémique22. D’autres études, malheureusement encore inédites, vien- nent compléter le tableau, en particulier celle de S. S. Campbell sur le devenir de la mémoire zubayride23. Les différents projets initiés par les chercheurs allemands ont eux aussi livré une moisson fructueuse. Inspirés des travaux de leurs collè- gues spécialistes du Moyen-Âge occidental ou d’autres disciplines, sur lesquels nous allons revenir, les spécialistes de l’islam ont en effet initié différents projets centrés sur lamemoria et sur l’Erinnerungspraxis.

18 Voir supra, chapitre II. 19 A. Cheddadi, « À l’aube de l’historiographie ». 20 Ch. Décobert, « La mémoire monothéiste ». 21 Voir T. El-Hibri, « The Redemption » et en dernier lieu les études réunies par A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies. 22 J. Lassner, Islamic Revolution. Voir en outre, du même, The Middle East Remem- bered. Sur l’épisode de la Révolution abbasside, voir chapitre VII. 23 S. S. Campbell, Telling Memories. Voir aussi notamment S. M. Ali, Ardor for Memory et H. N. Keaney, Remembering Rebellion. l’espace syrien du iie/viiie siècle 171

C’est dans le cadre de ces travaux que U. Marzolph a avancé l’idée selon laquelle la culture islamique était une culture de la mémoire (Gedächtniskultur), s’intéressant plus particulièrement à l’Iran24. Signa- lons aussi l’ouvrage important dirigé par A. Neuwirth et A. Pflitsch25, et en dernier lieu les travaux d’A. Hartmann et de son équipe26. Déplo- rant l’absence d’un « Pierre Nora du Proche et Moyen-Orient »27, cette dernière s’est notamment interrogée sur la pertinence de l’utilisation du concept de « lieux de mémoire » dans les sociétés islamiques. Le monde de l’écrit a été abordé lui aussi en relation avec les proces- sus de mise en mémoire. La typologie établie par G. Schœler, présentée au chapitre I, distingue en effet syngramma et hypomnēma : le second cas de figure renvoie à des notes précisément destinées à soutenir la mémoire28. Les listes, proposées en grand nombre dans les sources, sous des formes variées, dont l’isnād et les énumérations biographi- ques constituent peut-être les exemples les plus évidents, se donnent également à lire comme « des techniques et des usages de la mémoire, et de la formation ou tentative de formation d’une mémoire cultu- relle »29, en particulier vers la fin du iiie/ixe siècle. Les cartes enfin, notamment celles issues de « l’école » d’al-Balḫī, à l’image de celles d’al-Isṭ aḥ ̮rī, participent d’une même logique. Si ces réalisations ont parfois fait l’objet de critiques sévères en raison de leurs inexactitudes ou de leur tendance à la simplification30, E. Savage-Smith a montré qu’elles jouaient en réalité la fonction d’aide-mémoire31, ce qui justi- fiait leur format épuré, dans la mesure où la précision géographique n’était pas le but recherché. À ce titre, cartes et listes s’inscrivent dans

24 U. Marzolph, « Islamische Kultur als Gedächtniskultur ». 25 A. Neuwirth et A. Pflitsch,Crisis and Memory. 26 En particulier dans le cadre de la Sonderforschungsbereich 434 de l’université de Giessen, dirigée par A. Hartmann : « Der ‘wahre’ Islam: Exegesehorizont und Erinne- rungspraxis religiös-politischer Bewegungen der zeitgenössischen muslimischen Öku- mene ». Plusieurs publications ont déjà vu le jour : Hartmann A., Damir-Geilsdorf S. et Hendrich B., Mental Maps - Raum – Erinnerung ; Hartmann A., Geschichte und Erin- nerung im Islam et « Rethinking Memory und Remaking History ». Ces projets font suite au symposium organisé à Berlin, en 1994, par A. Neuwirth, intitulé Memoria. Kulturelle Erinnerung und Formen ihrer Bewahrung im Islam und seinem Umfeld. 27 A. Hartmann, « Rethinking Memory und Remaking History », p. 53. 28 G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 57. Voir supra, chapitre I. 29 J. Bray, « Lists and Memory », p. 210. 30 E. Savage-Smith, « Memory and Maps », p. 109-110. 31 E. Savage-Smith, « Memory and Maps », notamment p. 109, 120. 172 chapitre iv le cadre des « Arts de la mémoire » islamiques, qui demeurent encore largement à explorer32. En dépit d’un intérêt accru pour ces thématiques ces dernières années, le iie/viiie siècle n’a guère été abordé dans ces perspectives, si l’on excepte les études de T. El-Hibri et J. Lassner et, à un degré moindre, de S. S. Campbell33. Dans le cas précis de la période envisa- gée ici, ce double questionnement sur la mémoire et la mémorisation s’avère pourtant crucial. S’inscrivant à plus d’un titre à la période des « fondations de l’islam » – pour faire écho à l’ouvrage récent d’A.-L. de Prémare34 –, quelle place occupa le iie/viiie siècle dans l’enregistrement, c’est-à-dire la mise en mémoire, du proche passé islamique, de la mémoire prophétique, dans l’élaboration scripturaire, etc. ? C’est la question du rôle que jouèrent notamment les Omeyyades dans ces processus de mémorisation des savoirs islamiques qui est ici en jeu, mais pareille étude dépasse de beaucoup notre propos35. En revanche, puisque notre connaissance de la période s’avère largement tributaire – pour ce qui concerne les sources narratives islamiques au minimum – de ce que les auteurs postérieurs, en particulier les hommes de l’époque abbasside à compter du iiie-ive siècle de l’hégire, désirèrent eux-mêmes connaître et léguer de ce passé avec lequel il fallait compo- ser, il faut s’attacher à comprendre les motivations et les systèmes de valeurs qui présidèrent à ce que certaines memorabilia soient « jugées dignes de devenir memoranda » 36, et « les transformations que subirent ces sources en étant placées dans un nouveau contexte écrit »37. C’est cette deuxième série de questions qui est au cœur même de notre enquête et de notre démarche. Le problème est à vrai dire com-

32 Ce n’est plus l’absence d’un « Pierre Nora du Proche et Moyen-Orient » qu’il faut ici déplorer, mais celle d’une « Mary Carruthers du Moyen-Âge islamique » ! Voir ses ouvrages incontournables : M. Carruthers, Le livre de la mémoire et Machina memo- rialis, auxquels il convient d’ajouter l’ouvrage classique de F. A. Yates, L’art de la mémoire. 33 T. El-Hibri, « The Redemption » ; J. Lassner,Islamic Revolution ; S. S. Campbell, Telling Memories. Il faut désormais y adjoindre les contributions réunies par A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies. 34 A.-L. De Prémare, Les fondations. 35 Voir en particulier sur ce point F. M. Donner, « Umayyad Efforts at Legitima- tion » et Muhammad and the Believers ; A.-L. De Prémare, Aux Origines du Coran et « ʿAbd al-Malik ». Sur la question plus vaste du legs de la première dynastie de l’islam, on se reportera à A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies. 36 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 27. Sur cette question de la sélection de ce qui devait être memoranda, voir les remarques de Ch. Given-Wilson, Chronicles, p. 57 et s. 37 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 27 l’espace syrien du iie/viiie siècle 173 plexe dans la mesure où nous sommes confrontés à des strates de mémorisations successives, dont procèdent les couches historiographi- ques successives dont il a été amplement question plus haut. Quelle image, quelles réalisations les derniers Omeyyades ou les premiers Abbassides désirèrent-ils léguer d’eux-mêmes ? Qu’en firent les géné- rations suivantes au gré des besoins changeants de présents sans cesse transformés ? La compétition des historiographies traduit une com- pétition des mémoires qu’il faut nous efforcer de saisir dans toute sa profondeur. Avant d’essayer d’en éclairer certains aspects, il n’est pas inutile de dresser un bilan succinct de la production de la recherche moderne sur la thématique de la mémoire hors du champ des études islamiques, afin d’en dégager les principales théories et les paradigmes dominants.

2. La memoria hors du champ des études islamiques : bilan historiographique Si la thématique de la mémoire demeure encore insuffisamment étu- diée en islam, le sujet a connu des développements féconds sous la plume de spécialistes d’autres aires culturelles et de disciplines variées. La bibliographie sur la question est immense et il n’est pas inutile d’en esquisser ici un bilan synthétique, mettant en lumière les aspects qui nous intéressent plus particulièrement, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité38. La réflexion en la matière est encore aujourd’hui largement domi- née par les travaux fondateurs de M. Halbwachs sur la « mémoire col- lective »39. Ces théories ne sont pas toutefois sans poser problème, ainsi que le souligne P. J. Geary : bien que l’analyse de Halbwachs reste essentielle pour toute étude de la mémoire sociale, un de ses aspects a abouti à une fausse opposition – non seulement entre mémoire individuelle et mémoire collective mais aussi entre mémoire collective et histoire [. . .] Cette dichotomie mémoire/histoire dissimule le fait que la mémoire collective et l’histoire ont l’une et l’autre des aspects politiques et poursuivent des objectifs [. . .] La mémoire collective est, elle aussi, politique40.

38 La réflexion récente la plus aboutie sur la thématique de la mémoire, ses rela- tions avec l’histoire, et avec son attribut principal, l’oubli, est sans doute celle de P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Voir en outre la synthèse de G. Cubitt, His- tory and Memory. 39 M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire et La Mémoire collective. 40 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 29-31. 174 chapitre iv

C’est dans cette optique que J. Fentress et Ch. Wickham ont ainsi mis en avant la terminologie de « mémoire sociale » plutôt que celle de « mémoire collective », arguant du fait que : « [la mémoire sociale] fait plus que fournir un ensemble de catégories à travers lesquelles, de façon inconsciente, un groupe perçoit le monde qui l’entoure ; elle fournit aussi au groupe la matière de sa réflexion consciente 41» . Cette première série de remarques invite donc à prendre en compte la dimension politique qui caractérise toute tentative de maîtrise du passé. Dans ces conditions, « loin d’être le partage spontané d’une expérience vécue et transmise, la mémoire collective a elle aussi été orchestrée, non moins que la mémoire historique, comme une straté- gie favorisant la solidarité et la mobilisation d’un groupe à travers un processus permanent d’élimination et de choix »42 ; « se souvenir était un acte de légitimation »43 et la memoria, fondatrice du « lien social »44, est à la base de la « domination sociale »45. Précisons d’emblée que, dans sa terminologie médiévale, le vocable de memoria n’est plus réservée au seul domaine liturgique, mais a été défini comme un « phénomène social total »,46 comme une culture47, qui « imprègne tous les registres de la transmission ».48 Cette dimension culturelle de la mémoire n’est pas sans conséquences : « “si nous sommes ce dont nous nous souve- nons”, alors la vérité d’un souvenir est à chercher dans l’identité qu’elle constitue [. . .] C’est ainsi que les souvenirs peuvent eux-mêmes devenir acteurs de l’histoire ».49 L’opposition entre histoire et mémoire qui découle des thèses de M. Halbwachs, est devenue une caractéristique de la recherche fran- çaise50, de même que celle qui distingue mémoire collective et mémoire historique, popularisée par les incontournables Lieux de mémoire de

41 J. Fentress et Ch. Wickham, Social Memory, p. 26, cité par P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 32. 42 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 31. P. Ricœur a insisté sur la manipulation de la mémoire comme caractéristique de tout processus idéologique. Voir en dernier lieu P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 97 et s. 43 M. Innes, « Keeping in the Family », p. 31 44 M. Lauwers, « Memoria », p. 111. 45 O.-G. Oexle, Memoria als Kultur, p. 38. 46 O. G. Oexle, Memoria als Kultur, p. 39. 47 O. G. Oexle, Memoria als Kultur. 48 M. Borgolte, « Memoria », p. 62. Voir en outre la contribution de M. Lauwers dans le même volume, « Memoria », p. 105-126. 49 J. Assmann, Moïse l’égyptien, p. 37 (mes italiques). 50 Ainsi que le notait récemment J.-Cl. Schmitt, « Le Temps », p. 48. Voir en outre les remarques de B. Guenée, « Temps de l’histoire ». l’espace syrien du iie/viiie siècle 175

P. Nora. P. J. Geary a cependant insisté sur le fait que « ces distinctions sont trompeuses, surtout pour comprendre l’histoire de la mémoire au Moyen Age » et que « postuler une dichotomie mémoire collective/his- toire, c’est ignorer l’appartenance de l’historien à un contexte social et culturel »51. Cette fausse opposition mémoire collective/histoire se dou- ble d’un autre écueil, opposant sociétés de l’écriture à celles de l’oralité, ces dernières étant censées être par essence celles de la mémoire, là où l’écrit rendait l’oubli possible. L’exemple classique est celui de l’Occi- dent médiéval où, pour M. Clanchy et B. Stock, le xie siècle marque le passage de l’oral à l’écrit52. Cette affirmation a été contestée par P. J. Geary pour qui, si cette période est caractérisée par « un changement dans la nature et la quantité de la production écrite », rien ne prouve que « le point de départ de cette évolution ait été une culture orale »53. R. McKitterick a en réalité démontré que l’écrit était bien plus diffusé que certains ne l’avaient imaginé dans l’Europe du haut Moyen-Âge ; le rapport aux textes était un puissant marqueur social qui définissait l’identité et la mémoire des groupes élitaires54. Ce débat n’est pas sans rappeler des discussions récurrentes au sujet de l’historiographie islamique, qui serait, pour certains, le fruit d’une cristallisation tardive d’une tradition orale55. Il faut toutefois noter que la rareté des documents écrits anciens, dont la disparition de l’histo- riographie d’époque omeyyade est l’exemple le plus remarquable, ne signifie nullement que les traditions étaient orales, mais plutôt que la documentation écrite fut victime de processus de sélection56. En outre, cette opposition (oral vs. écrit ; mémorisation vs. enregistrement écrit permettant l’oubli) a été largement exagérée dans la recherche moderne, alors que ces deux aspects sont en réalité intrinsèquement imbriqués57 ; dans le champs des études islamiques, les travaux récents de S. Günther, G. Schœler ou Ch. F. Robinson sont venus souligner

51 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 30. 52 M. T. Clanchy, From Memory to Written Record ; B. Stock, The Implications of Literacy. 53 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 33-34. 54 Voir en dernier lieu R. McKitterick, History and Memory, p. 7, ainsi que ses tra- vaux classiques, The Carolingians and the Written Word, The Uses of Literacy in Early Medieval Europe et Perceptions of the Past. 55 Pour une présentation des grandes tendances de la recherche moderne sur le sujet, voir F. M. Donner, Narratives, p. 5 et s. 56 Cf. P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 36. 57 Voir notamment les remarques suggestives de M. Innes, « Memory, Orality and Literacy » ; P. J. Geary, « Land, Language and Memory », p. 173. 176 chapitre iv cet aspect58. Les sources narratives islamiques, parsemées de fragments d’oralité (qāla, aḫbarna, ḥaddat̠na, etc.) en offrent à vrai dire un exem- ple convaincant au lecteur familier. À l’inverse, les textes eux-mêmes étaient destinés à être lus en public, ainsi qu’en témoignent notam- ment les certificats d’audition samā( ʿāt) et de transmission (ijāza) dans les manuscrits, et là encore écriture et oralité fonctionnent de conserve et non en opposition. C’est d’ailleurs ce que souligne P. J. Geary, en insistant sur l’idée que, « même des sociétés très orientées vers le texte communiquent oralement leurs valeurs (ainsi, devrait-on ajouter, que les structures interprétatives permettant de comprendre ces textes écrits) »59. Mise par écrit et mise en mémoire n’étaient donc pas antinomiques puisque, comme le rappelle M. Carruthers, « la fin de la littérature était la memoria [. . .] Ce n’est pas lire que de laisser simplement courir ses yeux sur les pages écrites : il faut que le texte écrit soit transféré dans la mémoire, depuis les graphèmes tracés sur le parchemin, le papyrus ou le papier jusqu’aux images inscrites dans le cerveau du lecteur par l’émotion et la raison »60. L’autre notion féconde, à côté de celle, déjà évoquée, de « mémoire sociale », est celle développée en particulier par J. Assmann, de « mémoire culturelle »61. Le grand égyptologue allemand reprend ainsi à son compte la tradition de la Grèce antique, où la mémoire était le fondement de la culture, tandis que « la culture était elle-même mémoire »62. La memoria a d’ailleurs fait l’objet d’une réflexion par- ticulièrement soutenue du côté des médiévistes allemands63. Pour la période médiévale, O.-G. Oexle a lui aussi parlé de Memoria als Kul- tur64, qui « implique en conséquence des formes spécifiques à chaque individu et à chaque groupe, sans cesse transformées au cours du

58 S. Günther, « Due Results », p. 5-6 ; Schœler G., Écrire et transmettre, en particu- lier p. 15-29 et 40-41 ; Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 8-13. 59 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 35, s’appuyant sur les remarques de J. Fen- tress et Ch. Wickham, Social Memory, p. 96-98. 60 M. Carruthers, Le livre de la mémoire, p. 20-21. 61 J. Assmann, La mémoire culturelle et « What is Cultural Memory ? ». Voir en outre ses autres travaux, en particulier Stein und Zeit et Moïse l’égyptien. 62 J. Assmann, Moïse l’Égyptien, p. 38. 63 Essentiellement O. G. Oexle, « Memoria und Memorialüberlieferung » ; K. Schmid et J. Wollasch, Memoria ; A. Haverkamp et R. Lachmann, Memoria. Vergessen und Erinnern ; D. Geuenich et O. G. Oexle, Memoria in der Gesellschaft ; G. Tellenbach, « Erinnern und Vergessen ». Un solide bilan de cette production a été dressé par M. Borgolte, « Memoria » et M. Lauwers, « Memoria ». 64 O.-G. Oexle, Memoria als Kultur. l’espace syrien du iie/viiie siècle 177 temps, du souvenir dans la pensée et dans l’action, dans la philosophie et dans la liturgie, dans l’écriture de l’histoire et dans l’art »65. L’enjeu de la mémoire ne se limitait évidemment pas aux seuls corpus de tex- tes, mais s’enracinait aussi dans l’espace. Le paysage architectural était particulièrement significatif à cet égard. Comme l’a noté Paul Veyne, dans le cas de l’empire romain, monuments publics et inscriptions permettaient une « confiscation de la mémoire collective 66» ; en inscri- vant leur pouvoir dans l’espace, les califes omeyyades ne procédèrent pas différemment. Ce legs monumental ne pouvait laisser le nouveau pouvoir abbasside indifférent : le contrôle de ce paysage culturel était crucial67. Si c’est leur utilité dans le présent qui préservait les chances de survie des souvenirs, d’autres, à l’actualité plus brûlante, étaient voués à être combattus. Là où le choix de se remémorer était possi- ble, celui d’oublier l’était aussi. La mémoire sociale, accaparée par les gouvernants, devenait une arme à double tranchant après leur mort ou leur renversement. Ceux qui avaient alors été brimés pouvaient, en s’assurant la prise du pouvoir et, partant, le contrôle de la mémoire, trouver matière à leur revanche. Il leur était alors loisible d’effacer – ou de substituer – le nom du calife et, le cas échéant, des membres de sa famille, des inscriptions monumentales68 et des dīwān-s, dans le cadre d’une damnatio memoriae : « au pouvoir par la mémoire répond la destruction par la mémoire »69. J. Assmann a souligné à raison que « les souvenirs peuvent être faux, déformés, inventés ou implantés artificiellement [. . .] Mais pour le mnémohistorien, la vérité d’un souvenir réside moins dans son adé- quation aux faits que dans son actualité. Les événements continuent à vivre dans la mémoire [. . .], ou sombrent dans l’oubli »70. C’est précisé- ment cette « actualité » du souvenir des derniers omeyyades et des pre- miers abbassides qu’il nous faut donc traquer dans nos sources, afin

65 O.-G. Oexle, Memoria als Kultur, p. 9, cité dans M. Borgolte « Memoria », p. 67. 66 Cité par J. Le Goff,Histoire et mémoire, p. 130. 67 Je n’aborde pas ici la question du rapport aux monuments antiques et de la prati- que des spolies. Le sujet est immense, et on se reportera notamment aux contributions récentes et stimulantes de B. Ward-Perkins, « Re-Using the Architectural Legacy of the Past », d’A. Esch, « Chance et hasard de la transmission », en particulier p. 22-23, et de B. Effros, « Monuments and Memory », qui renvoient à d’autres travaux utiles. 68 Ainsi qu’en témoignent en particulier les exemples des inscriptions du Dôme du Rocher ou de la mosquée de Médine, discutés infra. 69 J. Le Goff,Histoire et mémoire, p. 130. 70 J. Assmann, Moïse l’Égyptien, p. 29-30. 178 chapitre iv d’esquisser une histoire de la mémoire des deux premières dynasties de l’islam, même s’il s’avère délicat de les traiter sur un pied d’égalité dans le cadre strict de l’espace syrien. La Syrie abbasside est en effet beaucoup moins bien représentée dans nos sources que lorsqu’il s’agit de l’époque des califes de Damas. Cette enquête passe notamment par une analyse serrée de ce que les hommes de l’époque abbasside, après l’abandon de Sāmarrāʾ, ont voulu conserver du passé et de l’altérité omeyyade, altérité faisant ainsi écho à une autre piste de recherche lancée récemment par M. Borgolte, invitant à l’étude de la « memoria et l’autre »71. Elle implique aussi d’analyser la manière dont ces auteurs des iiie-ive siècles de l’Hégire voulurent présenter la prise du pouvoir par les Abbassides, puis l’affirmation progressive du pouvoir impérial qui délaissait la Syrie pour s’installer en Iraq. Nous nous trouvons ainsi toujours dans une perspective d’histoire des sens, puisque « l’histoire de la mémoire analyse la signification qu’un présent donné attribue au passé »72. « Mémoire sociale », « mémoire culturelle », « mémoire et altérité » sont autant de notions fécondes qui permettent de nourrir notre réflexion sur la place qui fut octroyée aux derniers Omeyyades et aux premiers Abbassides dans les sources narratives islamiques. Comme le rappelle J. Le Goff : « se rendre maître de la mémoire et de l’oubli est une des grandes préoccupations des classes, des groupes, des individus qui ont dominé et dominent les sociétés historiques. Les oublis, les silences de l’histoire sont révélateurs de ces mécanismes de manipula- tion de la mémoire collective »73. Le choix des vecteurs visant à assurer la diffusion de cette mémoire maîtrisée était déterminant. À l’image de l’Occident médiéval étudié par P. J. Geary74, mais à l’inverse du judaïsme75, l’islam « classique » s’évertua à mettre sa mémoire en his- toire ; les chronographes furent les acteurs clefs de ce processus. Il faut donc consacrer « une attention privilégiée aux processus de sédimenta- tion mnésique eux-mêmes, à la superposition de couches mémorielles et à l’influence qu’elles exercent sur les chroniqueurs, à l’attitude de ces

71 M. Borgolte, « Memoria », p. 68. 72 J. Assmann, Moïse l’Égyptien, p. 30. 73 J. Le Goff,Histoire et mémoire, p. 109. 74 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli. 75 C’est en particulier le cas pour la période médiévale, ainsi que l’a montré Y. H. Yerushalmi dans son étude classique, Zakhor, p. 55 : « L’historiographie n’a jamais été le principal vecteur de la mémoire juive au Moyen Age ». l’espace syrien du iie/viiie siècle 179 chroniqueurs à l’égard des instruments de la mémoire, à la présence de topoi mnésiques et aux facultés créatrices de la mémoire historique qui, régie par ces topoi combine sans cesse oubli et invention »76. C’est pourquoi avant de pouvoir nous préoccuper « du passé en tant que tel », il faut aborder le « passé en tant qu’on s’en souvient »77.

B. La memoria omeyyade

Du strict point de vue des sources narratives islamiques, notre connaissance de la première dynastie de l’islam ne peut se départir du prisme déformant des chronographies abbassides. Encore ces sources ne datent-elles pas des premiers Abbassides, mais d’une période plus tardive, à compter de la seconde moitié du iiie/ixe siècle, et surtout du tournant des iiie-ive/ixe-xe siècles. Il est donc indispensable de s’at- tacher à comprendre la signification que les Abbassides souhaitèrent donner au moment omeyyade, après le retour du califat à Bagdad, dans la vulgate historiographique qui fut alors imposée. Ce qui est ainsi mis en question, c’est l’enregistrement de l’histoire omeyyade, mais aussi l’utilisation que firent les Abbassides de ce passé. Ce n’est donc pas à la memoria élaborée par les Omeyyades eux-mêmes que nous devons tout d’abord nous intéresser, mais à celle que les historiens d’époque abbasside leur construisirent78. Dans le cadre chronologique imparti à cette étude, c’est bien entendu la réception de la mémoire omeyyade par les premiers Abbassides qui nous intéresse en priorité. Toutefois, tels qu’ils nous sont parvenus, ces éléments furent pour l’essentiel couchés par écrit à une époque plus tardive. C’est pourquoi l’appréhension de l’histoire de cette mémoire omeyyade sous les premiers Abbassides s’avère particulièrement com- plexe, comme le montre le tableau suivant :

76 J. Fried, « Le passé à la merci de l’oralité et du souvenir », p. 72. 77 J. Assmann, Moïse l’Égyptien, p. 28. 78 Voir A. Borrut, « La memoria omeyyade ». 180 chapitre iv

Tableau 1 : La memoria omeyyade sous les premiers Abbassides Histoire politique Sources Moment 1 Les Omeyyades (661-750) Pas de sources narratives islamiques préservées Moment 2 Les premiers Abbassides Pas de sources narratives (v. 750-809) islamiques préservées De la guerre civile à Sāmarrāʾ Premières sources narratives (v. 809–892) islamiques préservées Moment 3 Période abbasside post- Sources narratives islamiques Sāmarrāʾ (après 279/892) « classiques » (imposition d’une vulgate historiographique)

Nous parlons en effet d’un moment 1 (la période omeyyade), remé- moré dans un moment 3 (la période abbasside post-Sāmarrāʾ, après 279/892), mobilisant les souvenirs et les éléments discursifs dans un moment 2 (les premiers Abbassides). Il faut donc comprendre pour- quoi ce moment 1 est important lors du moment 3, et le but pour- suivi en insistant sur la place – réelle ou supposée – de ce temps 1 au cours de la période 2. Bref, il faut mettre au jour les interactions entre ces trois temporalités et les enjeux, notamment politiques, qui sous tendent les processus de réécriture de cette histoire remémorée. Dans cette perspective, il est intéressant de commencer par mettre au jour les « lieux de mémoires » omeyyades qui peuplent les sources narrati- ves islamiques.

1. « Lieux de mémoire » omeyyades Le legs le plus durable de cette entreprise de recomposition du passé réside dans l’établissement d’un « squelette historiographique » com- mun à presque toutes les sources et résumant l’histoire omeyyade à sa plus simple expression. Ce « squelette historiographique » s’arti- cule notamment autour d’un certain nombre de « lieux de mémoire » omeyyades, prioritairement inscrits dans l’espace syrien, qui émergent de cet effort de réécriture et qu’il est loisible de dégager. Insistons au préalable avec P. Nora sur le fait que « les lieux de mémoire ne sont pas ce dont on se souvient, mais là où la mémoire travaille ; non la tradition elle-même, mais son laboratoire »79. En ce sens ils offraient

79 P. Nora, Les lieux de mémoire, I, p. 17-18. l’espace syrien du iie/viiie siècle 181 avant tout un cadre autorisé dans lequel tout nouveau récit du passé était désormais appelé à se couler. Schématiquement, on peut dresser la liste d’événements, de réfor- mes, ou de monuments, autant de topoi qui émergent de ce que les générations suivantes ont voulu mettre en exergue de ce proche passé islamique :

– Une ligne d’événements courant de l’assassinat de ‘Uthmān jusqu’à la débâcle finale du Grand Zāb, incluant notamment : lafitna qui opposa Muʿāwiya à ʿAlī, avec en point d’orgue la bataille de Siffīṇ et le fameux épisode des feuillets du Coran brandis au bout de leurs lances par les troupes syriennes ; le meurtre d’al-Ḥ usayn à Karbalāʾ par les soldats de Yazīd I ; la bataille de Marj Rāhit ̣; le bombardement de la Kaʿba sur l’ordre d’al-Ḥ ajjāj ; le siège de Constantinople par Maslama ibn ʿAbd al-Malik ; l’assassinat d’al-Walīd II ; les massacres du Nahr Abī Futrus.̣ – Dans le domaine administratif, la réforme monétaire et la politique d’arabisation voulue par ʿAbd al-Malik, la poigne de fer d’al-Ḥ ajjāj b. Yūsuf, le « rescrit fiscal » deʿ Umar II et son souci d’améliorer le sort des convertis, les talents de gouvernement et de gestion de Hišām. – L’image de certains califes ou princes, comme la valeur militaire de Maslama b. ʿAbd al-Malik, la piété de ʿUmar II, l’avarice de Hišām ou la frivolité d’al-Walīd II80. – D’autres aspects encore, comme la dichotomie entre Kalb et Qays, qu’A.-L. de Prémare a récemment qualifié à raison « d’élément d’or- ganisation symbolique »81, etc.

À côté de cette trame historique, de nombreux autres éléments par- ticipent à cette memoria omeyyade. Sans présenter par le menu l’en- semble des aspects à prendre en considération, soulignons quelques exemples parmi les plus évidents :

– Le legs monumental de la première dynastie de l’islam, avec en point d’orgue le Dôme du Rocher et la mosquée de Damas.

80 Maslama, ʿUmar II et, dans une moindre mesure, Hišām sont discutés en détail plus loin. Sur l’image d’al-Walīd II, voir en dernier lieu M. Vogts, Figures de califes et S. C. Judd, « Reinterpreting ». 81 A.-L. De Prémare, Les fondations, p. 63. 182 chapitre iv

– La ville de Damas se présente par excellence comme un conserva- toire de la mémoire omeyyade, inscrite dans le paysage architectu- ral, ainsi qu’al-Yaʿqūbī (m. 284/897) s’en fait l’écho dans son Kitāb al-buldān : « la plupart des maisons de la ville sont d’anciennes demeures ou d’anciens palais des Omeyyades : on y voit encore la Ḫaḍrāʾ de Muʿāwiya, qui sert de dār al-imāra. La mosquée de cette ville, incomparable en beauté dans tout l’empire musulman, revê- tue de marbre et d’or, fut fondée par al-Walīd b. ʿAbd al-Malik b. Marwān pendant son califat »82. – D’autres lieux demeurent par ailleurs associés aux Omeyyades dans des sources géographiques nettement postérieures : Ibn Ḥ awqal (m. v. 380/990) signale ainsi que Maʿān est habitée par des Omeyya- des, reprenant une information déjà fournie par son prédécesseur al-Isṭ aḥ ̮rī (m. v. 350/961) et souligne l’attachement des habitants de Raqqa à la première dynastie de l’islam83. – Plus largement, il convient de noter la persistance, voire l’essor, d’un culte rendu à certains califes omeyyades durant la période abbasside, dont les exemples les plus évidents sont constitués par Muʿāwiya et ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz84. Il va sans dire que ces pratiques s’inscrivent dans le cadre d’une commémoration des Omeyyades, garantissant ainsi la pérennité de leur souvenir. – Évoquons enfin la figure du Sufyānī dont il a été question au chapi- tre précédent, qui se donne là encore à lire comme un élément d’une mémoire omeyyade projeté dans un futur eschatologique. J. Well- hausen avait noté que, au lendemain de la Révolution abbasside, les révoltés syriens penseront au Sufyanides et non aux Marwanides fraîchement renversés85, renvoyant ainsi au souvenir des premiers Omeyyades. Si les travaux récents de P. Cobb86 ont montré que toutes les révoltes qui eurent lieu dans la Syrie abbasside ne sont pas à interpréter comme des révoltes pro-omeyyades, il n’en reste pas moins que ce « mythe » du Sufyānī et les attentes messianiques qui l’accompagnent se donnent aussi à lire comme une commémo-

82 Yaʿqūbī, Kitāb al-buldān, éd. p. 326, trad. p. 174. 83 Ibn Ḥ awqal, éd. p. 185, 226 trad. p. 183, 220 ; al-Isṭ aḥ ̮rī, éd. p. 65. Dans le passage qu’il consacre à Raqqa, al-Isṭ aḥ ̮rī, ne dit mot de cet attachement, éd. p. 75. 84 Ch. Pellat, « Le culte de Muʿāwiya » ; A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 352 et infra, chapitre VI. Sur les éléments pro-Omeyyades qui circulaient à l’époque abbasside, voir plus largement J. A. Bellamy, « Pro-Umayyad Propaganda ». 85 J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. 346. 86 P. M. Cobb, White Banners. Voir aussi W. Madelung, « The Sufyānī ». l’espace syrien du iie/viiie siècle 183

ration des premiers califes omeyyades, au premier rang desquels figure Muʿāwiya. La figure messianique marwanide, al-Ashaḅ ou al-Marwānī, fut quant à elle au contraire plongée dans l’oubli, ce qui invite à s’interroger sur l’existence d’une « compétition mémo- rielle » entre les deux branches de la famille omeyyade ayant accédé au califat.

Un premier constat évident réside dans l’ancrage syrien de cet héri- tage, qui invite à s’interroger sur l’idée d’une memoria syro-omeyyade, c’est-à-dire sur la relation unissant une dynastie à un espace de pou- voir privilégié, nous allons y revenir. Ajoutons, et ce n’est pas moins important, que d’autres lieux de mémoire, pour la plupart absent des sources narratives, ont été récupérés à l’histoire omeyyade, notamment par l’archéologie87 : les « châteaux omeyyades », les fresques de Qusayṛ ʿAmra, les stucs de Qasṛ al-Ḥ ayr al-Ġarbī, les mosaïques de Ḫirbat al-Mafjar. On pourrait multiplier les exemples : l’ensemble des sites, qui constituent pourtant aujourd’hui une base essentielle de notre connaissance de la première dynastie de l’islam, est très faiblement documenté dans les textes. La recherche moderne crée ainsi de nou- veaux « lieux de mémoire », dont les auteurs anciens n’ont pas gardé la trace, démontrant combien le souvenir omeyyade conserve sa vitalité au fil des siècles et des méandres de la transmission ; lamemoria de la première dynastie de l’islam n’est pas figée, mais fait au contraire l’ob- jet de renouvellements. Cela implique que, si du point de vue des sour- ces narratives islamiques, notre perception de la mémoire omeyyade est fortement conditionnée par les choix opérés aux iiie-ive/ixe-xe siè- cles, à d’autres égards, notre regard est fort différent de celui des lettrés de la Bagdad abbasside. Il n’est pas certain que nous ayons toujours suffisamment conscience de ce décalage. Afin de mieux cerner les conditions qui présidèrent à l’enregistre- ment de tel ou tel aspect de la mémoire omeyyade, il faut compren- dre l’enjeu crucial que représentait le contrôle de ce passé califal par les premiers Abbassides, placés dans la nécessité d’imposer leur pro- pre légitimité. Les premières strates de sédimentation mnésique qui résultent de ce processus se laissent difficilement découvrir par le tru- chement d’un grand nombre d’anecdotes préservées dans les sources

87 La discipline archéologique, qui s’intéresse à des sites ensevelis puis excavés, s’inscrit par essence dans une dialectique entre oubli et souvenir. Voir sur ce thème les réflexions d’A. Esch, « Chance et hasard de la transmission », p. 22-23. 184 chapitre iv narratives, mettant en scène tel ou tel calife ou dignitaire abbasside confronté au souvenir de la dynastie déchue.

2. Les premiers Abbassides face à la mémoire omeyyade Cette évocation du passé marwanide dans des sources produites à la période abbasside pose au moins un double problème : celui des moti- vations d’insertion de ces anecdotes dans les sources narratives d’une part ; celui de leur interprétation et de la compréhension de ce qu’ils impliquent, en terme d’attitudes mouvantes face à la survivance d’un souvenir omeyyade, d’autre part. Il convient d’insister ici sur la diffi- culté d’une approche globale de ces anecdotes et la nécessité d’études très méticuleuses, avant de pouvoir prétendre en dégager une typo- logie précise. Aussi nous bornerons-nous à l’évocation de quelques exemples qui permettent de mettre au jour les grandes tendances qui affleurent derrière ces récits.

– Le massacre des Omeyyades : l’oubli impossible Le massacre d’un nombre élevé de membres de la famille omeyyade par les Abbassides, au lendemain du coup d’État qui les avait portés au pouvoir, est un épisode aussi fameux que confus. Dès 1950, S. Moscati s’était efforcé de collationner l’ensemble des textes pertinents et de met- tre un peu d’ordre dans les différentes traditions ainsi mises au jour88. Si certains textes taisaient la tuerie, se bornant au mieux à la signaler sans plus de précisions, d’autres en livraient un récit fourni, n’hésitant pas à rapporter scrupuleusement les détails macabres du carnage et de ses suites. S. Moscati concluait son analyse en affirmant que la variété et la grande diffusion des récits proposés sur le sujet allaient à l’encon- tre d’une historiographie se faisant l’écho d’une « doctrine officielle » qui se montrerait ouvertement favorable aux Abbassides et hostile aux Omeyyades89. Il s’inscrivait alors toutefois dans une « approche criti- que des sources », pour reprendre la terminologie de F. M. Donner90, et visait à ce titre à démêler le matériau fiable du non fiable dans les textes pour rétablir les faits. S’il constatait le caractère tardif des sour- ces narrant cet épisode sanglant, les motivations qui avaient présidé à leur composition n’entraient pas dans sa grille d’analyse. Or la reprise

88 S. Moscati, « Le massacre ». 89 S. Moscati, « Le massacre », p. 106. 90 F. M. Donner, Narratives, p. 9. l’espace syrien du iie/viiie siècle 185 du dossier dans cette perspective, en ajoutant de surcroît un certain nombre de textes, en particulier ceux émanant des auteurs chrétiens que S. Moscati n’avait pas pris en compte, invite à une interprétation radicalement différente : on s’efforça en vain de plonger ces massacres de funeste mémoire dans l’oubli. À tout seigneur tout honneur, commençons avec al-Ṭabarī. Ce der- nier jette un voile pudique sur la scène, se contentant de signaler que ʿAbd Allāh b. ʿAlī tua 7291 Banū Umayya au Nahr Abī Futruṣ 92. En comparaison des récits détaillés que nous connaissons par ailleurs et sur lesquels nous allons revenir dans un instant, cette information laco- nique pose problème93. Le silence d’al-Ṭabarī sur cet épisode démon- tre en réalité le trouble occasionné. À un moment où l’on s’évertue à réécrire l’histoire de la dynastie et à présenter l’ascension des Abbas- sides vers le pouvoir de manière plus policée, cette tuerie sauvage fait désordre. L’épisode se donne en effet à lire comme une vendetta bien peu en accord avec les principes islamiques dont les Abbassides prétendaient être les garants. L’amnésie qui semble frapper al-Ṭabarī traduit, comme l’a bien vu Ch. F. Robinson, une tentative de suppres- sion de versions concurrentes94, dans le cadre de véritables stratégies de l’oubli. Al-Ṭabarī n’a toutefois pas le monopole de ce silence et d’autres auteurs résument le carnage à une simple mention. Seul le nombre de victimes varie alors, se montant à plus de 80 pour Ḫalīfa

91 Ce chiffre – qui varie légèrement d’une source à l’autre – se donne avant tout à lire en miroir de l’épisode incontournable de Karbalāʾ : le nombre de victimes omeyyades se veut strictement identique au nombre des martyrs tombés aux côtés d’al-Ḥ usayn, ce qui a pour effet d’affirmer la perfection de la vengeance exercée par les Abbassides sur les bords du Nahr Abī Futrus.̣ A. Elad estime toutefois que ce sont au total environ 81 personnes qui furent tuées au cours des massacres, « Aspects of the Transition », p. 92. De manière plus générale, l’ensemble des chiffres proposés par les auteurs médiévaux est à manier avec précaution. Ils relèvent bien davantage d’un symbolisme numérique, signifiant le plus souvent « beaucoup », que d’une réalité quantifiée. Le cas du chiffre 7 et de ses dérivés, dont 72 est ici un exemple, est particulièrement notable en la matière, ainsi que l’a démontré L. I. Conrad, « Seven and the tasbīʿ », notamment p. 51 pour cet exemple chez al-Ṭabarī qui nous intéresse ici. 92 Al-Ṭabarī, éd. III, p. 51, trad. vol. XXVII, p. 175. 93 Ainsi que l’on notamment noté J. A. Williams, traducteur de ce volume du Taʾrīḫ d’al-Ṭabarī (p. 172, note 411 et p. 175, note 419). 94 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 41 : « Unpleasant and controversial history was occasionally suppressed, an early example being the revolutionary excesses of the Abbasids: of the horrific slaughter of the Umayyad family undertaken by the Abbasids, al-Ṭabarī, writing as he was in Abbasid Baghdad, says not a single word, while an anonymous eleventh-century history written in Spain, which lay outside of Abbasid control, describes the violence in some detail ». Ch. F. Robinson fait ici allusion aux Aḫbār Majmūʿa, sur lesquels nous allons revenir. 186 chapitre iv b. Ḫayyāt95̣ , Ibn Qutayba96 et al-Masʿūdī, ce dernier précisant en outre la date : le 15 d̠ū al-qaʿda 132/25 juin 75097. Dans son Muʿjam al-buldān, le géographe Yāqūt identifie bien lui aussi le Nahr Abī Futrus,̣ qu’il situe à 12 miles au nord d’al-Ramla, avec le lieu du massacre perpétré par ʿAbd Allāh b. ʿAlī98. Pour réussir, toute tentative d’enfouissement est toutefois tributaire de la diffusion que connaît une information donnée. Une large trans- mission, précoce si possible, interdit en effet tout effacement exhaustif, nous le constaterons d’abondance dans les chapitres suivants. Et c’est déjà à vrai dire cet état de fait qui assura la préservation de descrip- tions du massacre, dont une vulgate semble avoir précédé le mutisme d’al-Ṭabarī et consorts. Une version « standard » du carnage et de ses suites est en effet préservée par deux auteurs aux tendances bien dis- tinctes, mais contemporains, al-Balād̠urī (m. 279/892) et al-Yaʿqūbī (m. 284/897)99, et de nombreux éléments de cette narration sont repris ensuite dans des sources plus tardives. Reprenons donc le fil de l’his- toire, ou plus exactement de sa mise en récit.

Le massacre du Nahr Abī Futrus,̣ l’Antipatris des auteurs Byzantins, moment de l’extermination des Omeyyades et de l’éradication de concurrents potentiels pour le nouveau pouvoir abbasside, appartient en propre à la mémoire omeyyade, en tant que lieu du martyre d’une large partie de la famille sous les coups de massues100 des soldats de l’armée abbasside. L’épisode est suivi par d’autres tueries. Toutefois, au sein de l’événement lui-même, tel qu’il est richement relaté dans certaines sources, c’est le souvenir d’autres épisodes marquants de

95 Ḫ alīfa b. Ḫayyāt,̣ Taʾrīḫ, II, p. 612. 96 Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 372 97 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, p. 75-76, trad. IV, p. 931. Voir aussi Tanbīh, éd. p. 329, trad. p. 425. 98 Yāqūt, Muʿjam al-buldān, V, p. 315. 99 Al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 103-104 ; al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 355 et s. 100 Sur la question des armes alors employées, et de la symbolique éventuelle qui y était attachée, voir les remarques de A. Elad, « The Ethnic Composition », p. 286-289, répondant à P. Crone, « The Significance of Wooden Weapons », p. 181-182. P. Crone a défendu l’idée que les Omeyyades furent massacrés au moyen de kāfir kūbāt, armes en bois utilisées dès la révolte d’al-Muḫtār, en 66/685, qui seraient caractéristiques des mawālī iraniens et auraient été l’un des symboles des troupes qui renversèrent les Omeyyades en 132/750. A. Elad conteste cet argument, soulignant à raison que la majorité des sources s’accordent sur l’utilisation de massues en fer (ʿumud al-ḥadīd), et récusant plus largement l’interprétation de P. Crone sur ce que représentaient ces armes. l’espace syrien du iie/viiie siècle 187 l’histoire omeyyade qui joue un rôle déterminant, en justifiant le droit des Abbassides, nouveaux détenteurs du monopole wébérien de la violence légitime, de procéder à l’assassinat des parents des anciens maîtres de Damas, en quelque sorte au nom d’un devoir de mémoire islamique. Rappelons brièvement le déroulement de l’épisode, avant de revenir sur ce dernier point101. Un grand nombre – les sources oscillent entre 70 et 90, certai- nes préférant se fixer sur celui de 80102 – de membres de la famille omeyyade sont invités par ʿAbd Allāh b. ʿAlī, oncle du premier calife abbasside, qui leur promet la sécurité. Lors de cette réunion, un poète, Abū Muḥammad al-ʿAbdī, vient réciter des vers blâmant la première dynastie de l’islam, qu’il condamne à l’enfer103. ʿAbd Allāh b. ʿAlī intervient ensuite, et se souvient (d̠akara) de la mort d’al-Ḥ usayn et d’autres alides104. Puis d’un geste, il intime l’ordre à ses soldats de mas- sacrer ses hôtes105, en dépit des tentatives désespérées de ces derniers pour obtenir sa grâce. Il fait ensuite jeter des tapis sur les corps encore remuants des victimes, se fait servir son dîner, et mange aux rythmes des râles des mourants106. La narration du massacre du Nahr Abī Futruṣ se poursuit dans les sources par une autre tuerie d’Omeyyades à Damas107, et par l’épisode

101 Voir notamment S. Moscati, « Le massacre des Umayyades ». 102 La chronique anonyme espagnole, les Aḫbār Majmūʿa (p. 46 et s.), prend soin de préciser que ʿAbd al-Raḥmān b. Muʿāwiya b. Hišām, le futur fondateur de la bran- che omeyyade andalouse, échappa aux massacres et put ainsi entamer son périple vers l’Ouest. Sur cet épisode, voir notamment G. Martinez-Gros, « Le passage vers l’Ouest ». 103 Seul al-Yaʿqūbī mentionne la présence de ce poète, dont il cite les vers (Taʾrīḫ, II, p. 355). Si al-Balād̠urī n’en fait pas état, ces éléments sont repris, dans une forme plus développée, par Ibn ʿAbd Rabbih (al-ʿIqd, 4, p. 452-453). Ibn al-At̠īr (Kāmil, V, 329-331) indique pour sa part que c’est le poète Šibl b. ʿAbd Allāh qui se trouvait là, et lui attribue des vers qu’al-Balād̠urī attribue à Sudayf b. Maymūn, à l’occasion de la mise à mort de Sulaymān b. Hišām par le calife al-Saffāḥ en personne. Ibn al-At̠īr est d’ailleurs bien conscient de la confusion existant autour de l’identité du poète et du lieu de sa performance. Sur le meurtre de Sulaymān b. Hišām, voir plus bas. 104 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 355 ; Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd, 4, p. 453. 105 Seul al-Maqrīzī, Kitāb al-Nizāʿ, éd. p. 53, trad. p. 91-92, précise que ʿAbd Allāh eut un rôle actif dans le carnage, tuant lui-même un grand nombre de personnes. 106 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 355 ; Ibn al-At̠īr, V, p. 329-331 ; S. Moscati, « Le massa- cre des Umayyades », p. 91-92. Al-Isfahānī,̣ Aġānī, IV, 92 et s., offre un récit similaire qui se déroule cette fois à al-Ḥīra, en présence du calife. 107 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 356. Al-Masʿūdī, Murūj, VI, p. 75-76, trad. IV, p. 931 situe pour sa part le massacre de Damas avant le carnage du Nahr Abī Futrus,̣ ce qui semble plus logique si l’on considère l’itinéraire nord-sud suivit par ʿAbd Allāh en Syrie, alors qu’il était lancé à la poursuite de Marwān II. C’est ce qu’avait déjà noté S. Moscati, même si le paragraphe incriminé dans son article est manifestement fautif, 188 chapitre iv célèbre de la violation des tombeaux des califes108 – à l’exception nota- ble de la sépulture de ʿUmar II selon certains109 –, dont les restes sont fouettés et brûlés, avant que leurs cendres ne soient dispersées au vent. Peu importe au fond le caractère légendaire ou supposé de ces évé- nements dans une approche d’histoire de la mémoire. La destruction des tombes, lieu de commémoration par excellence, qui permettait aux morts de conserver une place dans la « société des vivants », ainsi que J. Chiffoleau l’a magistralement démontré pour l’Occident médiéval110 est un signe clair : au-delà des Omeyyades eux-mêmes, c’est leur sou- venir qui est combattu, dans une logique de damnatio memoriae. Dans la dimension narrative de ces deux épisodes, nous nous situons dans le cadre de la « violence symbolique » chère à P. Bourdieu111, dans le contexte plus large de la construction de la légitimité abbasside. Les sources sont formelles, c’est là encore au nom du souvenir que les tombeaux sont violés. Hišām avait en effet infligé pareil sort à Zayd b. ʿAlī112, dont le corps que l’on avait pourtant cherché à dissimuler avait été déterré, puis pendu à un gibet avant d’être brûlé et que les cendres ne soient éparpillées113. C’est en représailles que ʿAbd Allāh b. ʿAlī entreprit la destruction systématique des sépultures des califes, prenant bien soin de faire subir au cadavre de Hišām, qui fut d’ailleurs retrouvé dans un excellent état de conservation, un sort identique à celui de Zayd : « ʿAbd Allāh lui donna quatre-vingts coups de fouet, puis le livra aux flammes 114» .

inversant les affirmations des deux auteurs, « Le Massacre », p. 101. Al-Maqrīzī, Kitāb al-Nizāʿ, éd. p. 53, trad. p. 91, adopte également cet ordre, plaçant la tuerie de Damas en amont de celle du Nahr Abī Futrus.̣ 108 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 356-357 ; al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 103-104 ; al-Maqrīzī, Kitāb al-Nizāʿ, éd. p. 53-54, trad. p. 92. D’autres auteurs situent l’épisode indépen- damment du massacre du Nahr Abī Futrus,̣ et le relatent à la suite du martyre infligé par Hišām b. ʿAbd al-Malik à Zayd b. ʿAlī : al-Masʿūdī, Murūj, V, p. 470 et s., trad. IV, p. 891-892. 109 Al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 103-104 ; Al-Masʿūdī, Murūj, éd. V, p. 416, trad. IV, p. 867 : « Son tombeau [. . .] a été respecté autrefois, lorsque les sépultures des autres Omeyyades ont été profanées [par les Abbassides] ». Al-Maqrīzī, Kitāb al-Nizāʿ, éd. p. 54, trad. p. 92. 110 Voir son ouvrage magistral : J. Chiffoleau,La comptabilité de l’au-delà, à lire à la lumière de ses remarques plus tardives, « Pour une histoire de la religion ». Plus récem- ment, voir en particulier la belle étude de M. Lauwers, La mémoire des ancêtres. 111 P. Bourdieu, Esquisse. 112 Voir W. Madelung, « Zayd b. ʿAlī ». 113 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. V, p. 470-471, trad. IV, p. 891. 114 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. V, p. 471, trad. IV, p. 891. l’espace syrien du iie/viiie siècle 189

Absent de l’épisode tragique du Nahr Abī Futrus,̣ Sulaymān b. Hišām, l’un des plus sérieux prétendants omeyyades au califat, connaît un des- tin tout aussi funeste lors d’une entrevue avec le nouveau calife Abū al-ʿAbbās. C’est à nouveau un poète, Sudayf b. Maymūn, un mawlā des Abbassides, qui sert de catalyseur en récitant les vers suivants115 : Éloigne-les de toi, ô calife, détache de toi par l’épée la racine de l’igno- minie ! Et souvenez-vous (wa-ad̠kurū) le massacre d’al-Ḥ usayn, de Zayd [b. ʿAlī, . . .] Et de l’imām116 qui est resté à Ḥ arrān le gage d’une tombe, dans l’exil et dans l’oubli (tanāsīy)117. L’évocation de ces morts provoque l’ire du calife et l’exécution de Sulaymān118. C’est donc toujours au nom du souvenir et d’un devoir de mémoire que les Omeyyades sont ainsi massacrés. Il existe d’ailleurs une certaine confusion entre cet épisode, chez le calife, et celui du Nahr Abī Futrus,̣ comme le signale expressément Ibn al-At̠īr119, et comme s’en fait l’écho Ibn ʿAbd Rabbih, qui juxtapose les deux versions en se contentant d’indiquer wa-fī riwāya uḫrā120. Les vers attribués dans un premier temps à ʿAbd Allāh passent alors dans la bouche de Sudayf b. Maymūn qui se trouve chez le calife, etc. Il s’agit là d’une hésitation ancienne, si l’on en juge par les isnād-s issus du Kitāb al-Aġānī, qui propose deux récits concurrents sous la même autorité de Zubayr b. Bakkār (m. 256/870), qui pourrait notam- ment s’expliquer par l’incertitude qui règne sur l’identité de l’auteur – et partant le lieu – du massacre collectif des Omeyyades, dont le motif dominant est l’extermination à coups de massue, suivi du repas servi sur les corps encore palpitants. Il faut tout d’abord supposer qu’il y eut probablement une chasse aux Omeyyades, qui déboucha sur plusieurs

115 Rappelons que, dans les sources narratives à intention historique, la poésie a notamment valeur de preuve. C’est peut-être à ce titre que le motif du poète se répète au cours de ces épisodes, justifiant ainsi de manière incontestable la décision des massacres. 116 Ibrāhīm b. Muḥammad (al-Imām), frère du calife al-Saffāḥ, mort en 132/749 dans les prisons de Marwān II à Ḥarrān. Voir F. Omar, « Ibrāhīm b. Muḥammad ». 117 S. Moscati, « Le massacre des Umayyades », p. 107, 112. Voir aussi Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd, 5, p. 81. 118 Selon les Aḫbār Majmūʿa, p. 47, c’est en voyant les têtes des Omeyyades mas- sacrés par ʿAbd Allāh au Nahr Abī Futrus,̣ qu’al-Saffāḥ aurait décidé d’exécuter Sulaymān b. Hišām. 119 Ibn al-At̠īr, Kāmil, V, p. 329-331 ; S. Moscati, « Le massacre », p. 93. 120 Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd, 4, p. 453. 190 chapitre iv tueries, en Syrie, en Irak, en Égypte et dans le Hedjaz121. Lors de la mise en histoire de ces événements, les auteurs ne surent pas toujours dis- tinguer entre les différents épisodes, d’où un certain flou dans les sour- ces. Néanmoins, c’est peut-être plus encore l’épithète d’al-Saffāḥ qui suscita le trouble. Si la recherche moderne a généralement admis qu’il s’agissait là du laqab du premier calife abbasside Abū al-ʿAbbās, ce fait est loin d’être établi – même si nous avons conservé cet usage par commodité jusqu’alors – et certains textes désignent ainsi ʿAbd Allāh b. ʿAlī122 ! Cette confusion servait peut-être d’ailleurs les intérêts abbas- sides, qui devaient composer avec cet épisode guère recommandable : il y avait tout intérêt à faire porter le massacre sur ʿAbd Allāh, qui s’était rebellé lors de l’accession d’al-Mansūṛ au califat. Celui qui avait ainsi mis en danger l’intégrité du califat, qui devenait alors abbasside suivant un principe dynastique, gagnait à être présenté comme une brute sanguinaire, ce qui avait pour double effet de noircir sa mémoire tout en délestant celle d’Abū al-ʿAbbās d’un poids bien lourd à porter. La compétition mémorielle qui sévissait au sein même de la famille abbasside, conditionnait aussi le rapport de la dynastie à la memoria omeyyade. On comprend bien l’enjeu de cette présentation des faits, qui per- met ainsi de dépasser le simple cadre d’une vendetta pour inscrire ces épisodes dans le processus actif de légitimation de la dynastie abbas- side. La vengeance avouée et revendiquée devient alors nécessaire, au nom d’un devoir de mémoire islamique. Cette attitude est notamment patente chez les auteurs d’obédience chiite, tel al-Yaʿqūbī. L’état de notre documentation ne permet pas de préciser à coup sûr s’il s’agit là d’une interprétation alide ou d’un discours que produisit alors l’entou- rage du califat abbasside pour justifier les massacres tout en s’efforçant de concilier les chiites. Cette seconde hypothèse se trouve toutefois corroborée par un autre épisode rapporté par al-Masʿūdī, même s’il s’agit à nouveau d’une narration impossible à dater. À en croire le polygraphe, lorsque la tête de Marwān II fut apportée devant calife Abū al-ʿAbbās, ce dernier se serait écrié avoir ainsi vengé al-Ḥ usayn

121 A. Elad a dénombré sept lieux différents où des Omeyyades furent mis à mort : al-Ḥ īra et al-Basrạ en Iraq, à Damas, au Nahr Abī Futruṣ et à Qalansuwa en Palestine, dans le Hedjaz et en Égypte. A. Elad, « Aspects of the Transition », p. 92-93. 122 C’est notamment le cas des Aḫbār Majmūʿa (p. 46), ainsi que s’en étonnait S. Moscati qui y voyait là une « faute grossière » (« Le massacre », p. 94). Cette question est traitée en détail infra, chapitre VII. l’espace syrien du iie/viiie siècle 191 et la descendance de ʿAlī b. Abī Ṭālib dans le sang des Omeyyades123. Peut-être les chiites conservèrent-ils par la suite de telles narrations pour rappeler aux détenteurs du califat quels étaient les idéaux origi- nels du mouvement qui avait abouti au renversement des Omeyyades, mais aussi à la spoliation des alides, dans la mesure où les Abbassides avaient confisqué les fruits du pouvoir. Si ces épisodes se situent chro- nologiquement au tout début de la période abbasside, la forme litté- raire sous laquelle nous les connaissons est nettement plus tardive. Ces récits traduisent un besoin de présenter l’ascension au pouvoir de la dynastie sous un jour nouveau, moins polémique. La légitimité abbas- side fut en effet continuellement l’objet de contestations. En mettant en scène le massacre des Omeyyades comme un tribut à la mémoire des grandes figures fondatrices alides, c’est peut-être avant tout aux chiites que s’adresse cette explication. Plusieurs sources chrétiennes ont parallèlement conservé la trace de ce funeste épisode. La plus ancienne à s’en faire l’écho est la Chro- nographie de Théophane, mais la distorsion de l’information est bien réelle, dans la mesure où ce sont alors des chrétiens qui sont traîtreu- sement massacrés sur les bords de l’Antipatris124. Le récit d’Agapius de Manbij réserve lui aussi quelques surprises, bien qu’étant très proche de la tradition musulmane. L’auteur du massacre n’est plus ʿAbd Allāh mais son frère Sāliḥ ̣ b. ʿAlī, que les sources musulmanes s’accordent en général à situer à ce moment-là à la poursuite de Marwān II. En outre, des Omeyyades viennent se présenter à lui spontanément, en récitant le Coran, espérant ainsi obtenir sa clémence, et il leur garanti l’amān pour leurs personnes et leurs biens. Sāliḥ ̣ les convoque par la suite dans son palais (qasṛ ), et nous retrouvons la scène de la tuerie, où les Abnāʾ Ḫ urāsān les exterminent au moyen de leurs massues ; les têtes des victimes sont ensuite envoyées au calife125. Dès lors que nous retrouvons les éléments par ailleurs connus du dossier chez Agapius, la proximité du texte avec celui d’al-Yaʿqūbī devient frappante126. Aga- pius écrit : « aqāma ʿinda raʾs kull wāḥid minhum rajulayn min abnāʾ Ḫ urāsān bi-aydayhim al-ʿumud al-ḥadīd » 127, tandis qu’al-Yaʿqūbī pro- pose « aqāma ʿalā raʾs kull rajul minhum rajulayn bi-al-ʿumud » 128. La

123 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, 101-102, trad. IV, p. 942. 124 Théophane,Chronographie , éd. p. 427, trad. p. 590. 125 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 529. 126 Cette parenté a été notée par R. G. Hoyland, Seeing, p. 669, note 230. 127 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 529. 128 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 355. 192 chapitre iv chronique anonyme syriaque de 1234 propose elle aussi une descrip- tion en accord avec les sources islamiques, où 70 Omeyyades sont mis à mort par ʿAbd Allāh, qui retrouve ses prérogatives, et leurs têtes sont expédiées à Abū al-ʿAbbās129. L’auteur arabe chrétien du xiiie siècle Butruṣ b. Rāhib, est celui qui suit le plus fidèlement la vulgate de ces tueries en séquences, incluant l’épisode de Damas et la violation des tombeaux. Si le lieu du premier massacre n’est pas précisé et sem- ble se tenir en la présence du calife et de ʿAbd Allāh, la description est éloquente : la similitude textuelle avec al-Yaʿqūbī est encore plus frappante, jusque dans la description des tapis jetés sur les mourants en vue du repas macabre, et la répétition de fragments poétiques identiques130 ! Aucun élément ne laisse à ce jour supposer qu’Agapius de Manbij eut un accès direct au Taʾrīḫ d’al-Yaʿqūbī, et il faut donc plus sûre- ment opter pour une source commune, plutôt que pour une filiation directe, qui justifierait d’ailleurs d’autant moins les différences nota- bles entre les deux narrations. À l’exception de Butruṣ b. Rāhib, plus difficile à situer et dont les correspondances avec le texte d’al-Yaʿqūbī sont encore plus troublantes, les autres auteurs chrétiens dont il a été question appartiennent au circuit dit de Théophile d’Édesse, que nous avons présenté au chapitre précédent. Il est, par voie de conséquence, tentant de faire dériver ces informations partagées de cette source commune attestée131. Ce constat implique l’existence ancienne de ce socle d’informations et sa quasi-contemporanéité avec les faits, puis- que la chronique de Théophile fut vraisemblablement composée peu après la Révolution abbasside. Nous nous trouvons donc à coup sûr en présence d’éléments produits au début de ce que nous avons appelé la phase 5, c’est-à-dire la couche historiographique allant des environs de 132/750 jusque vers 193/809. Résumons. Il y eut bien une volonté de pourchasser et d’exterminer les Omeyyades au lendemain du coup d’État abbasside. Plus qu’une volonté d’extermination totale, A. Elad a proposé d’y voir une tue- rie sélective, visant plus particulièrement les descendants de Marwān b. ʿAbd al-Ḥ akam, et de manière plus marginale ceux de ʿUt̠mān b.

129 1234, éd. p. 333, trad. p. 260. 130 Butruṣ b. Rāhib, Taʾrīḫ, éd. p. 60-61, trad. p. 66-67. 131 Voir la collation des informations de cette source syriaque commune effectuée par R. G. Hoyland, Seeing, p. 668-669, qui intègre ces éléments relatifs au massacre des Omeyyades. l’espace syrien du iie/viiie siècle 193

ʿAffān132 : il fallait avant tout se débarrasser de ceux qui pouvaient revendiquer le califat. L’épisode le plus spectaculaire se concrétisa par un massacre collectif au cours duquel des membres de la famille omeyyade furent sauvagement tués à coup de massues. Cependant, ce carnage s’avère par la suite embarrassant, et bien peu en accord avec les préceptes édictés durant la daʿwa, la phase de propagande anti- omeyyade, prélude au renversement de la première dynastie de l’islam. Les réinterprétations sont donc nécessaires, en fonction des intérêts propres aux différents groupes (abbassides, alides, etc.)133. Cette tuerie sanglante fut enregistrée très tôt par les chroniqueurs. Il existe ainsi un matériau de base à partir duquel travailler. Pour les partisans du souvenir, l’avantage est que ce noyau commun permettra la greffe de l’interprétation souhaitée. Pour les apôtres du silence, l’in- convénient réside dans la circulation précoce de ces éléments, qui ren- dra caduque toutes les stratégies de l’oubli ; on n’efface pas ce qui est déjà notoire. Il est toutefois toujours possible de jeter le trouble, ainsi qu’en témoigne peut-être la confusion qui règne autour de l’identité de l’initiateur du massacre, ʿAbd Allāh b. ʿAlī ou le calife en personne, même si ce dernier semble toujours faire office,in fine, de comman- ditaire134. À côté du silence privilégié par certains, une lecture de l’événement s’impose dans les sources islamiques, centrée sur le devoir de mémoire des martyrs chiites. Hišām b. ʿAbd al-Malik, qui avait supplicié Zayd b. ʿAlī, est particulièrement montré du doigt ; son corps retrouvé pres- que intact permet d’accomplir une vengeance que son seul squelette n’aurait pas assouvie. Il est impossible de préciser si ce sont les Alides eux-mêmes qui assurèrent la promotion de cette vision des choses, ou si les Abbassides, désireux de contenter leurs alliés d’hier, initiè- rent cette approche. Quoi qu’il en soit, peut-être parce que ʿAbd Allāh b. ʿAlī fut privé des fruits du coup d’État par al-Mansūṛ 135, à l’instar des Alides, ces derniers trouvent des éléments communs avec lui. La version « officielle » de cet épisode qui s’élabore alors dans les sources

132 A. Elad, « Aspects of the Transition », p. 92. 133 Pour un autre exemple de réécriture des massacres consécutifs à la Révolution abbasside, voir Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. 127-146. 134 Al-Masʿūdī attribue des paroles au calife, qui se vante d’avoir tué 200 Omeyya- des et brûlé le cadavre de Hišām, mais peut-être faut-il comprendre qu’il fut le com- manditaire de ces actions. Voir Murūj, éd. VI, p. 100-101, trad. IV, p. 942. 135 Sur la lutte qui fit rage pour la succession du premier calife abbasside, voirinfra , chapitre VII. 194 chapitre iv d’obédience chiite traduit ce sentiment d’appartenance à un même mouvement révolutionnaire premier. Si les Alides et ʿAbd Allāh furent ensuite écartés du califat, ils étaient les fers de lance de la daʿwa puis de la dawla qui avait précipité la chute des Omeyyades. Dans ces condi- tions, ʿAbd Allāh est presque récupéré comme un des leurs par les Ali- des. Il ne peut dès lors avoir massacré les Omeyyades qu’en raison de la conduite scandaleuse de ces derniers envers ʿAlī et ses descendants, au premier rang desquels al-Ḥ usayn. Leurs textes expriment alors une mémoire des bannis : les alides, ʿAbd Allāh, et finalement les Omeyya- des eux-mêmes. D’autres interprétations concurrentes existèrent sans doute, mais furent supprimées au gré des méandres d’une transmission toujours plus sélective. Il est par exemple possible qu’une lecture omeyyade de ce carnage ait existé, dont il ne subsiste que des murmures dans nos sources. Le motif du Coran, préservé par Agapius, n’est évidemment pas sans rappeler l’épisode fameux des feuillets du Coran accrochés par les troupes de Muʿāwiya au bout de leurs lances, alors en difficulté face à celle de ʿAlī, lors de la bataille de Siffīn.̣ Plus encore, il fait écho aux meurtres de ʿUt̠mān et d’al-Walīd II, tués alors qu’ils lisaient le livre sacré qui fut, dit-on, souillé de leur sang. Autrement dit c’est là un topos de la mort omeyyade. Le Coran a pour fonction d’affirmer la légitimité de la famille et de définir la zone de non droit dans laquelle s’inscrit leur supplice. Dans l’élaboration alors en cours d’une mémoire islamique, inspirée par les temps de crise que traverse le califat abbasside en voie d’écla- tement au tournant des iiie-ive/ixe-xe siècles, plusieurs stratégies sont possibles, de l’oubli pur et simple à la constitution de mémoires sélec- tives, visant à donner un sens à cet épisode encombrant. Si les tacti- ques du silence furent souvent couronnées de succès, nous obligeant à traquer dans les sources de simples murmures, une circulation précoce de l’information historique mettait en échec cette amnésie escomptée et assurait la préservation par une multitude de canaux de transmis- sion. La cruauté abbasside échappa ainsi à l’oubli136. Dans d’autres cas de figure, pourtant, le souvenir omeyyade s’avérait utile : après le temps des armes, il convient à présent de nous intéresser à celui du politique, et du jugement porté sur l’œuvre des califes de Damas par leurs successeurs abbassides.

136 Ibn ʿAbd Rabbih (al-ʿIqd, IV, p. 456) et al-Maqrīzī (Kitāb al-Nizāʿ, éd. p. 53, trad. p. 91) s’accordent d’ailleurs pour souligner la cruauté inégalée de ʿAbd Allāh. l’espace syrien du iie/viiie siècle 195

– Al-Mansūṛ et les califes de Damas : le souvenir nécessaire Chantre de l’adab, al-Masʿūdī livre le matériau le plus abondant pour appréhender les attitudes adoptées par les premiers califes abbassides confrontés à la mémoire de la première dynastie de l’islam. Les exem- ples les mieux documentés se situent sous le califat d’al-Mansūr,̣ véri- table fondateur de l’État abbasside ; c’est peut-être avant tout à ce titre qu’il lui revient de dresser un bilan de l’œuvre de ses prédécesseurs : Al-Mansūṛ s’exprima ainsi : “ʿAbd al-Malik fut un tyran orgueilleux, qui agissait sans se soucier des conséquences. Sulaymān ne vécut que pour la gourmandise et la luxure. ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz fut comme un borgne au milieu des aveugles ; le seul grand homme de la famille a été Hišām. Les [premiers] Omeyyades gouvernèrent d’une main ferme l’empire sou- mis à leur autorité ; ils surent contenir, protéger et défendre les États que Dieu leur avait confiés, parce qu’ils se maintinrent dans une sphère éle- vée et qu’ils évitèrent toute action vulgaire. Mais leurs fils, nageant dans la facilité, n’eurent d’autre pensée, en arrivant au pouvoir, que de satis- faire leurs passions, que d’enfreindre les lois divines pour s’adonner à tous les plaisirs. Ignorant que la vengeance de Dieu s’avance lentement, et ne redoutant pas les ruses qu’Il emploie, ils oublièrent de protéger le califat, foulèrent aux pieds les droits de Dieu et ceux de la couronne, et devinrent incapables de gouverner. Alors Dieu les dépouilla de leur puissance, les revêtit d’opprobre et les priva de Ses bienfaits”137. Si le jugement d’ensemble sur la dynastie est sans appel, il est intéres- sant de noter que c’est la faillite des Omeyyades qui est mise en cause, non leur illégitimité. Il va sans dire par ailleurs que, si Allah a dépos- sédé les Omeyyades de la charge suprême, c’est également lui qui l’a confiée aux Abbassides. La « dynastie bénie » se présente ainsi comme l’élue, cherchant à asseoir sa légitimité à s’être emparée du califat. En outre, le tableau est nuancé et laisse la place à des exceptions positives. Une typologie des Omeyyades émerge ainsi : ʿUmar II et Hišām sont réhabilités par le calife, le premier en raison de sa piété, le second pour sa « grandeur », à comprendre ici comme ses talents politiques, fiscaux et administratifs. Nous verrons plus loin comment ces qualités respectives furent érigées en topoi dans la production littéraire islami- que médiévale.

137 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, p. 161-162, trad. IV, p. 963. Ce passage d’al-Masʿūdī est repris par Ibn Ḫaldūn, Le livre des exemples, p. 496. Voir aussi al-Maqrīzī, Kitāb al-Nizāʿ, éd. p. 6, trad. p. 46, qui stipule que ʿUmar II, en vertu de son sens de la jus- tice, n’aurait pas dû accepter le califat de quelqu’un d’illégitime. 196 chapitre iv

Les interlocuteurs se succèdent ensuite, convoqués devant al-Mansūṛ qui semble décidemment instruire le procès de la dynastie. C’est tout d’abord l’un des fils de Marwān II,ʿ Abd Allāh b. Marwān, alors prison- nier du calife, qui se voit contraint de narrer sa fuite éperdue devant les armées abbassides, qui le conduisit à se réfugier auprès du roi des Nubiens. Le monarque lui offre l’hospitalité mais, inquiet des rumeurs qui courent au sujet des Omeyyades, interroge ʿAbd Allāh b. Marwān sur ces dérives attribuées à ses aïeux. Ce dernier tente de se défendre en reportant ces fautes – la consommation d’alcool et d’autres actions prohibées par le Coran – sur d’autres : le roi baissa la tête et tantôt remuant la main, tantôt la fixant sur le sol, il murmurait : “Nos esclaves, nos sujets, des étrangers qui ont embrassé notre religion !” puis, relevant la tête, il s’écria : “La chose n’est pas telle que tu le dis. Non, votre famille s’est permis ce que Dieu a défendu ; elle a enfreint Ses interdictions et fait du pouvoir un usage tyrannique : c’est pourquoi Dieu vous a retiré l’autorité et vous a revêtus de l’ignominie pour vous punir de vos propres crimes. Le terme de Sa vengeance ne peut être connu ; je crains que Son châtiment n’éclate pendant que vous serez dans mon pays et ne m’atteigne en même temps que vous. Les droits de l’hospitalité s’exercent pendant trois [jours] : approvisionne-toi de tout ce qui t’est nécessaire et sors ensuite de mon royaume” – “Je me conformai à cet ordre”. Ce récit impressionna al-Mansūṛ ; il se laissa aller à ses réflexions et, ému du sort de son prisonnier, il songeait déjà à lui rendre la liberté ; mais ʿIsā b. ʿAlī lui ayant rappelé que cet homme avait reçu le serment d’allégeance (bayʿa)138, il le fit reconduire en prison139. Dans ce passage, l’exercice du pouvoir des Omeyyades fait l’objet d’une condamnation absolue, puisque émanant d’un autre souverain ; une condamnation du pouvoir déchu par le pouvoir continu en quel- que sorte. Ce jugement a donc pour fonction première de corroborer celui des Abbassides. Le risque de « contagion » de ces pratiques impies inquiète le roi Nubien, qui chasse ʿAbd Allāh b. Marwān, le renvoyant pour ainsi dire aux Abbassides, puisque la fuite ne semble pouvoir se poursuivre. L’absence de protestation ou d’argumentation de ʿAbd Allāh se donne à lire comme une acceptation tacite des critiques par un héritier Omeyyade non parvenu au califat ; c’est un aveu impli- cite d’échec, presque un témoignage versé au procès instruit contre

138 En qualité d’héritier présomptif de Marwān II. 139 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, p. 166-168, trad. IV, p. 963-964. Ce récit se trouve aussi, avec quelques variantes mineures, chez Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd, IV, 444-445 et chez Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 496-497. l’espace syrien du iie/viiie siècle 197 ses pairs. Les Omeyyades n’en sont pas moins réintégrés dans « la grande famille des rois » : ʿAbd Allāh est à cet égard traité comme un hôte de marque par le monarque nubien et suscite l’émotion du calife al-Mansūṛ 140. D’autres anecdotes permettent d’affiner les mérites attribués par le fondateur de Bagdad à ces figures rivales et pourtant appréciées. C’est notamment le cas d’une entrevue entre un ancien compagnon (sāḥ ̣ib) de Hišām b. ʿAbd al-Malik et al-Mansūr,̣ rapportée à la fois par al-Masʿūdī et par al-Ṭabarī. Le calife fait en effet convoquer cet homme, qui vit à al-Rusāfa,̣ afin de s’enquérir des stratégies militaires mises en œuvre par son prédécesseur omeyyade. Conduit auprès d’al- Mansūr,̣ l’officier répond en ces termes : « Il fit ceci et cela, que Dieu lui accorde sa grâce ! Il manœuvra de telle et telle façon, que Dieu lui fasse miséricorde ! ». Ces [formules] irritèrent al-Mansūṛ : « Va-t’en, lui dit-il, que Dieu te maudisse ! Tu foules mes tapis et tu bénis mon ennemi ! ». Le šayḫ s’éloigna en murmurant ces paroles : « Ton ennemi a attaché autour de mon cou un collier de recon- naissance que seul arrachera celui qui lavera mon cadavre ! ». Al-Mansūṛ le fit revenir et lui demanda ce qu’il disait. « Hišām, répondit le vieillard, m’avait placé à l’abri du besoin et épargné la honte des sollicitations ; depuis que je l’ai connu, je n’ai plus eu à frapper à la porte de personne. N’est-ce donc pas un devoir pour moi de me souvenir de lui (ad̠karuhu) favorablement et de faire son éloge ? »141. Le récit se poursuit et al-Mansūr,̣ impressionné par la loyauté du personnage, lui octroie une récompense, allant même jusqu’à souhai- ter que de tels hommes se trouvent dans son armée. Le souvenir et la loyauté jouent un rôle clef dans cette anecdote édifiante. Ce qui provoque dans un premier temps l’ire du calife, c’est la commémora- tion, en sa présence, du souvenir d’un membre de la dynastie déchue, qui a pour effet d’inscrire Hišām dans la « société des vivants », alors que les premiers abbassides se sont justement efforcés d’en exclure la plupart des Omeyyades. Ce qui est admiré par al-Mansūr,̣ c’est la loyauté du compagnon de Hišām, et par là même la capacité de ce dernier à la susciter. L’ambiguïté est donc bien réelle. Hišām est admiré à plus d’un titre, pour ses talents de stratège militaire – c’est le

140 Al-Masʿūdī rapporte ailleurs que ʿAbd Allāh b. Marwān, emprisonné sous al-Saffāḥ, fut libéré par al-Rašīd alors qu’il était devenu un vieillard aveugle ; il mourut sous le règne d’al-Rašīd ou d’al-Amīn. Al-Masʿūdī, Tanbīh, éd. p. 330, trad. p. 426. 141 Al-Masʿūdī, VI, 166-168, trad. p. 965-966 (avec des modifications mineures) ; al-Ṭabarī, III, p. 412-413, trad. vol. XXIX, p. 115-116. 198 chapitre iv but de l’entrevue – et sa capacité à générer des loyautés indéfectibles. On ne se vante que davantage d’avoir détruit jusqu’à son tombeau142. Al-Masʿūdī rapporte d’ailleurs que, « dans la plupart des circonstances de sa vie politique et de ses actes administratifs, al-Mansūṛ suivait les précédents établis par Hišām, dont il avait étudié à fond l’histoire et le gouvernement »143. Comme l’avait noté S. D. Goitein devant la place consacrée à la première dynastie de l’islam dans les Ansāb al-ašrāf144, les Omeyyades servent aussi de précédents dans l’art de gouverner aux yeux des Abbassides. Al-Balād̠urī souligne d’ailleurs également, d’après al-Madāʾinī (m. v. 235/850), cette admiration d’al-Mansūṛ pour son prédécesseur omeyyade145.

– De l’adversité à l’altérité La gradation de ces exemples chez al-Masʿūdī, dont nous avons conservé l’ordre original, traduit une tendance de fond : les Omeyyades passent de l’adversité à l’altérité. La rédemption de leur mémoire est désormais possible, voire nécessaire146. Après le choc du coup d’État abbasside et les violences associées, les califes de la première dynastie de l’islam glissent peu à peu du statut d’ennemi à celui de prédéces- seur, dans le cadre d’une acceptation progressive de la memoria de l’autre. C’est précisément la maîtrise du passé qui permet ce bascule- ment. Il n’y a là rien de bien surprenant ; les Omeyyades ne firent pas autrement lorsque, après avoir mit la main sur les espaces Sassanides, ils s’intéressèrent à leur histoire, pour en tirer des enseignements147. Si le schéma général semble clairement tracé, la question du rythme de cette transition s’avère plus problématique. Tout d’abord parce que ce regard nouveau posé sur une altérité et sur des éléments partagés avec

142 Ainsi que d’autres réalisations de Hišām, détruites par Dāwūd b. ʿAlī au lende- main de la Révolution abbasside, à en croire al-Masʿūdī, Murūj, V, p. 466, trad. IV, p. 879. 143 Al-Masʿūdī, Murūj, V, p. 479-480, trad. IV, p. 894. Al-Masʿūdī ajoute que Muʿāwiya et ʿAbd al-Malik étaient aussi reconnus par al-Mansūṛ comme de grands souverains. Al-Ṭabarī rapporte pour sa part une autre anecdote où c’est al-Ḥ ajjāj qui est apprécié par le calife abbasside, qui voit en lui un serviteur fidèle et efficace de ses maîtres. Voir al-Ṭabarī, III, p. 400-401, trad. vol. XXIX, p. 102-103. 144 Ansāb, V, p. 15. 145 Kh. Athamina, a souligné l’image favorable dont jouit Hišām dans les aḫbār attribués à al-Madāʾinī, « The Sources », p. 249 et s. 146 Ainsi que l’ont noté T. El-Hibri, « The Redemption » et T. Khalidi,Arabic His- torical Thought, p. 111. 147 Hišām est notamment célèbre pour son intérêt envers les pratiques administra- tives sassanides, voir H. A. R. Gibb, Studies, p. 63. l’espace syrien du iie/viiie siècle 199 les anciens détenteurs du pouvoir n’excluait pas des pics de ressenti- ment anti-omeyyades, nous allons y revenir ; mais plus encore dans la mesure où, tributaires de nos sources, nous devons constater que cette vision de l’histoire est celle que l’on s’efforça de promouvoir dans l’après Sāmarrāʾ. Nous retrouvons ainsi le constat effectué plus haut autour du tableau 1 : le moment omeyyade (moment 1) est remémoré dans l’après Sāmarrāʾ (moment 3), et les éléments de cette remémoration sont placés sous les premiers Abbassides (moment 2). Cette démar- che n’est pas innocente. Afin de présenter l’ascension de la famille vers le pouvoir sous un jour moins polémique, le rapport au passé omeyyade s’avère crucial. Il est par-dessus tout nécessaire de placer cette acceptation le plus tôt possible dans la période abbasside. Il fallait des coupables pour justifier le coup d’État, et ce sont les Omeyyades eux-mêmes qui furent désignés, mais pour affirmer la continuité poli- tique du califat et, plus largement, de l’histoire islamique, il convenait ensuite de les récupérer à l’histoire. À cet effet, toutes les autorités légitimes sont mobilisées : poètes, savants, souverains « extérieurs », et bien sûr chroniqueurs. Le califat d’al-Mansūṛ est par excellence le moment où il faut se positionner par rapport aux Omeyyades, après les violences 132/750. À la succession d’Abū al-ʿAbbās, la Révolution devient alors abbasside, notamment au détriment des aspirations alides. Les nouveaux maîtres du califat ont alors un besoin vital de leurs prédécesseurs omeyyades avec qui ils partagent la mise en place forcée d’un système dynasti- que ; le précédent omeyyade justifie en quelque sorte la confiscation du pouvoir par les Abbassides. Le retour du califat à Bagdad, en 279/892, se trouve parallèlement être le moment où il convient de faire por- ter l’emphase sur le calife fondateur de la cité, pour mieux justifier cette nouvelle translatio imperii. Al-Mansūṛ s’avère alors indispensa- ble à plus d’un titre. Ces différents intérêts convergent pour cristal- liser les narrations autour de cette figure créatrice d’histoire, dans le cadre d’une réécriture donnant un sens nouveau au passé. S’inscrivant dans les décennies qui suivent cette réinstallation à Bagdad, al-Masʿūdī n’échappe pas à la règle. Lui-même est né à Bagdad vers 280/893, ou peut-être quelques années plus tôt : il est le fils de la réinstallation du califat dans la ville d’al-Mansūr.̣ La manière dont les premiers Abbassides se situaient eux-mêmes par rapport à la mémoire de leurs ennemis fraîchement renversés est plus délicate à saisir. Si les sources chrétiennes – en ce qu’elles nous 200 chapitre iv offrent un accès vers une historiographie islamique perdue – ont bien enregistré les massacres perpétrés en 132/750, elles ne disent mot de la façon dont les premiers Abbassides appréhendèrent leurs prédé- cesseurs. À défaut de s’intéresser directement aux Omeyyades, Ibn al-Muqaffaʿ, « conseilleur » d’al-Mansūr,̣ consacre un passage de son épître à la Syrie. Il y précise, au sujet des ahl al-Šām, que « si on les traite avec justice – ce qui n’a pas été fait – ils sont tout à fait capa- bles de ne se livrer à aucun débordement, à aucune violence »148. En d’autres termes, c’est le même passage de l’adversité à l’altérité qui est préconisé ici, mais à l’égard des Syriens. Ibn al-Muqaffaʿ ajoute : « [il ne faut pas oublier] en effet que la souveraineté ne sort jamais des mains d’un peuple (qawm)149 sans qu’il reste une rancœur qui le pousse à s’agiter ». Ce conseil précoce, puisque Ibn al-Muqaffaʿ meurt dès 140/757, souligne la nécessité de substituer le temps du politique à celui du ressentiment et des armes. S’appliquait-il aussi à l’attitude à adopter face à la mémoire de la première dynastie de l’islam ?

3. Mémoire omeyyade et culture omeyyade Au fil des décennies puis des siècles, l’expérience omeyyade est confron- tée à ceux qui veulent l’effacer, la continuer ou la recommencer (par exemple, les premiers Abbassides, les Omeyyades d’al-Andalus et les révoltés Sufyanides), pour reprendre l’idée de François Furet – au sujet de la Révolution française traversant le xixe siècle, tiraillée entre ces trois tendances –, mais aussi à ceux qui veulent la sauvegarder en la réintégrant dans le champ de l’adab et de l’histoire. Le lien entre l’es- pace syrien et les Omeyyades s’avère décisif pour les tenants de cette dernière tendance, qui s’exprime surtout à travers le genre des faḍāʾil150 et des dictionnaires biographiques à vocation régionale, véritables libri memoriales. Il semble assuré que cette memoria fut combattue, au moins dans une certaine mesure. Elle émanait en effet en particulier de traditions solidement établies, qui affirmaient la splendeur des Omeyyades ; c’est

148 Ibn al-Muqaffaʿ, Risāla, éd. p. 49, trad. p. 48. 149 Ch. Pellat traduit qawm par famille, ce qui laisse à penser qu’Ibn al-Muqaffaʿ fait alors référence aux seuls Omeyyades, qui seraient du coup assimilés avec la Syrie. Cependant, le mot semble avoir un sens plus large et, quoi qu’il en soit, le passage se réfère toujours aux ahl al-Šām, sans plus de précision. Voir Ibn al-Muqaffaʿ, Risāla, p. 48. 150 P. M. Cobb, « Virtual Sacrality ». l’espace syrien du iie/viiie siècle 201 fondamentalement à ce titre qu’une réaction était nécessaire, pour libérer la voie à l’affirmation de la légitimité propre des Abbassides, dans un contexte concurrentiel de surcroît, surtout avec les Alides. Il s’agit là avant tout, nous l’avons vu, d’une réaction initiale, inévitable- ment appelée à se diluer face aux exigences de la Realpolitik, qui trans- formait des souvenirs abhorrés en précédents utiles. Cette tendance de fond n’excluait pas des soubresauts, des piqûres de rappel : les pério- des de troubles exigeaient des exutoires, et les Omeyyades remplis- saient ce rôle à merveille. Ce n’est ainsi pas un hasard si les moments de profonde incertitude pour le califat abbasside se traduisirent par des réactions hostiles envers Muʿāwiya, figure fondatrice omeyyade par excellence. Al-Ṭabarī rapporte ainsi qu’en 211/826-827, le calife al-Maʾmūn fit proclamer que quiconque mentionnerait favorablement le nom de Muʿāwiya serait sévèrement châtié, tout comme celui qui affirmerait la supériorité de ce dernier sur n’importe quel compagnon du Prophète151. Al-Masʿūdī ajoute que quiconque accompagnerait le nom de Muʿāwiya d’une formule pieuse serait anathématisé et exclu de la umma152. Al-Maʾmūn souhaitait diffuser cette proclamation dans la totalité de l’empire, par l’envoi de missives enjoignant ses gouverneurs à appliquer ces nouvelles mesures, et stipulant que le calife sufyanide devrait faire l’objet d’une malédiction systématique dans la ḫutbạ . Mais al-Maʾmūn fut finalement dissuadé de son projet par ses conseillers, qui redoutaient que pareille initiative ne provoque le mécontente- ment de la population. En 284/897, al-Muʿtaḍid reprit le projet à son compte, souhaitant d’ailleurs s’appuyer sur le document rédigé à l’in- tention d’al-Maʾmūn, mais fut pareillement contraint d’y renoncer153. Derrière ces tentatives avortées se cache évidemment le problème d’un rapport à la memoria. Comme le rappelle M. Lauwers, « nommer avait une signification forte. Plus qu’un signe de reconnaissance, le nom était constitutif de la personne [. . .] en récitant les noms des morts, on assurait leur “mémoire”, on les rendait présents parmi les vivants »154. Si l’action de nommer « faisait à proprement parler la mémoire des

151 Al-Ṭabarī, III, p. 1098, trad. vol. XXXII, p. 175. 152 Al-Masʿūdī, Murūj, VII, p. 90-93, trad. IV, p. 1132-1133. 153 Al-Ṭabarī, III, p. 2165 et s. ; voir sur ces épisodes M. Q. Zaman, « The Caliphs, the ʿUlamāʾ, and the Law », p. 33-34 et D. Sourdel, « Appels et programmes » et en dernier lieu L’État impérial, p. 111, 135. 154 M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, p. 106. 202 chapitre iv morts », la malédiction « avait aussi le pouvoir de la défaire »155. C’était le moyen privilégié pour combattre la « présence des morts »156. Cette malédiction inachevée témoigne toutefois qu’il fallait composer avec la prégnance de ce souvenir omeyyade. C’était une chose de mettre la mémoire de la première dynastie de l’islam à l’épreuve des califes et des rois, c’était autre chose que de s’affronter à une culture omeyyade. Al-Mansūṛ lui-même en fit l’expérience, à en croire al-Masʿūdī, lors de retrouvailles avec un aveugle, poète de son état, qu’il avait déjà ren- contré en Syrie du temps de Marwān II. Ne sachant à qui il s’adresse, le poète déclame, comme lors de la première confrontation, des vers favorables à la dynastie déchue : Les femmes des Omeyyades sont maintenant des veuves ; le trépas a rendu leurs filles orphelines. La fortune de cette dynastie s’est assoupie, et leur étoile est tombée, car les étoiles passent et la fortune s’endort. Leurs chaires et leurs trônes demeurent vides : qu’ils reçoivent mon salut jusqu’à ma dernière heure ! Après avoir effrayé l’aveugle en lui révélant son identité, al-Mansūṛ décida de ne pas lui tenir rigueur de ce poème157. Les Abbassides s’étaient bel et bien emparés du califat, mais le souvenir omeyyade per- durait dans la mémoire des poètes et des populations, qui pouvaient compter sur un paysage architectural ou mieux, un paysage culturel, qui, sans doute plus que tout autre chose, symbolisait la majesté et, bien pire, la pérennité de la première dynastie de l’islam. C’est dans cette optique qu’il faut interpréter les initiatives d’al- Mahdī et d’al-Maʾmūn, de substituer leurs noms à ceux d’al-Walīd et de ʿAbd al-Malik, respectivement sur les murs de la mosquée de Médine et du Dôme du Rocher. Quels monuments étaient en effet susceptibles de mieux incarner la grandeur des Omeyyades, de les inscrire dans la durée, en d’autres termes dans la mémoire158 ? Tou- tefois, l’ambiguïté est à nouveau bien réelle. Cette volonté de réappro- priation de ce patrimoine omeyyade ne s’opposait pas à l’admiration de ces réalisations. Dans son Kitāb faḍāʾil al-Šām wa-Dimašq, ʿAlī b.

155 M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, p. 108. 156 Pour faire écho au concept développé par O. G. Oexle, « Die Gegenwart der Toten ». Si la thématique de la mort en Islam n’a pour l’heure pas suscité le même intérêt voir toutefois désormais l’imposante étude de W. Diem et M. Schöller, The Living and the Dead, et en dernier lieu L. Halevi, Muhammad’s Grave. 157 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, p. 159-160, trad. IV, p. 962-963. 158 Voir à ce propos les remarques suggestives de J. Assmann, Stein und Zeit. l’espace syrien du iie/viiie siècle 203

Muḥammad al-Rabaʿī rapporte qu’à l’occasion d’un voyage en Syrie, le calife al-Mahdī, accompagné de son vizir originaire de la province, Abū ʿUbayd Allāh al-ʿAšarī159, se rendit notamment à Damas et à Jéru- salem en 163/780. Le souverain mit alors en exergue quatre domaines dans lesquels les Omeyyades dépassèrent les Abbassides, incluant dans son énumération la mosquée de Damas et le Dôme du Rocher160. Et de toute manière, même affublée du nom d’al-Maʾmūn, et non plus de celui de ʿAbd al-Malik, le Dôme du Rocher demeurait Omeyyade dans la mémoire sociale. Cette ambivalence face au paysage architec- tural omeyyade, comme plus largement les attitudes des califes face à la memoria de la première dynastie de l’islam, traduit le processus de définition d’une identité abbasside nouvelle, engagé dans l’après Sāmarrāʾ ; il était alors indispensable de faire émerger une altérité omeyyade. Ainsi que plusieurs califes abbassides en firent l’expérience, même la plus farouche volonté politique ne pouvait toujours s’affranchir du souvenir de la première dynastie de l’islam ou du paysage culturel qui lui était associé. Il fallait composer avec ces empreintes indélébiles d’une culture omeyyade. La trame de l’histoire omeyyade offrait par contre davantage de latitude aux historiens chargés de dire le passé. Si les stratégies du silence n’étaient pas toujours possibles, il restait loisible de parer le passé d’un sens nouveau, conforme aux besoins du présent, ou de faire preuve d’un véritable « oubli créatif ». Nous sommes parti du postulat initial selon lequel ce que nous croyons savoir des Omeyyades est largement tributaire de ce que les hommes et auteurs d’époque abbasside, en particulier à compter du tournant iiie-ive siècle de l’hégire, désirèrent eux-mêmes connaître, et léguer, de ce passé islamique. C’est pourquoi l’étude de ces strates de sédimentations mnésiques s’avère un enjeu crucial pour appréhender les premiers siècles de l’islam, dans la mesure où le filtre des iiie-ive siècles détermina d’une manière fondamentale l’accès que les généra- tions suivantes pourraient avoir à des « passés alternatifs »161.

159 Sur ce personnage originaire de Tibériade, voir D. Sourdel, Le vizirat, I, p. 94-103. 160 Les deux autres domaines inimitables évoqués sont la noblesse des mawālī des Omeyyades, ainsi que le pieu calife ʿUmar II. Voir ʿAlī b. Muḥammad al-Rabaʿī, Kitāb faḍāʾil al-Šām, p. 42. Ce récit figure aussi chez al-Suyūtī,̣ Itḥāf al-aḫisṣ ạ̄ , p. 160-161. On se reportera en outre à P. M. Cobb, « Virtual Sacrality », p. 50 ; T. El-Hibri, « The Redemption », p. 243 ; A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 334. 161 En empruntant l’expression de P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 261. 204 chapitre iv

La légitimité abbasside fut en effet continuellement l’objet de contes- tations, en particulier de la part des alides qui s’étaient vus priver des fruits du coup d’État qui avait renversé les Omeyyades. Le pouvoir abbasside s’attacha en conséquence à soigner sa présentation de soi, s’efforçant de gommer les épisodes les moins avouables, à l’instar des massacres qui avaient suivi la Révolution de 132/750. L’écriture de l’histoire jouait un rôle important dans ce processus, ainsi que l’a sou- ligné B. Guenée pour l’Occident médiéval : la vie et la solidité des États dépend moins de leurs institutions que des idées, des sentiments et des croyances des gouvernés. Mais ces menta- lités politiques elles-mêmes ne sont-elles pas largement façonnées par le passé que chacun se croit ? Un groupe social, une société politique, une civilisation se définissent d’abord par leur mémoire, c’est-à-dire leur histoire, non pas l’histoire qu’ils eurent vraiment, mais celle que les his- toriens leur firent162. Ce qui se joue alors fondamentalement au tournant des iiie et ive siè- cles de l’hégire, c’est la formation d’un sens du passé auquel les Abbas- sides appartiennent collectivement et dont ils ont hérité. La narration sert à forger une identité par la création d’une mémoire commune ; les livres d’histoire, regroupant des textes anciens et nouveaux, reflètent une exploitation particulière du potentiel de la culture écrite dans le monde abbasside163. En ce sens, la maîtrise de la mémoire et du passé omeyyades était un enjeu central pour le pouvoir abbasside. Ces « lieux de mémoire » omeyyades s’inscrivent dans le cadre d’une mémoire culturelle, d’une culture omeyyade, posant la question de l’existence et de la persistance d’une identité omeyyade, à confron- ter à la question d’une identité syrienne. C’est précisément le cloison- nement de ces mémoires dynastiques dans des espaces distincts qu’il nous faut à présent mettre en question.

C. Les espaces de mémoire

La chute des Omeyyades, en 132/750, marque le transfert du pouvoir califal de la Syrie vers l’Iraq. Poursuivre notre quête de la mémoire de ce iie/viiie siècle dans une perspective dynastique nous conduirait par voie de conséquence à délaisser notre espace d’étude. Non qu’une

162 B. Guenée, Histoire et culture historique, p. 16. 163 En paraphrasant librement R. McKitterick, History and Memory, p. 8 et 22. l’espace syrien du iie/viiie siècle 205 histoire de la mémoire des premiers Abbassides soit vaine, bien au contraire. Comme nous le soulignions plus haut, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la situation de ces der- niers n’est pas fondamentalement différente de celle des Omeyyades, au moins sur le plan historiographique. Ils sont en effet eux aussi documentés par des sources narratives nettement postérieures, ce qui induit les mêmes difficultés d’approche pour l’historien. T. El-Hibri en a d’ailleurs esquissé les lignes de force, même si une étude globale reste à mener. Ces éléments sont déterminants non seulement pour préci- ser ce que nous croyons savoir des débuts de la deuxième dynastie de l’islam, mais aussi plus largement dans la mesure où ils conditionnent la totalité de cette histoire islamique réécrite. En d’autres termes, l’his- toire du premier siècle abbasside est aussi, et peut-être avant tout, une histoire remémorée, ou plutôt oubliée à vrai dire, dans le cadre syrien qui nous occupe puisque, ainsi que le notait P. M. Cobb, l’avènement des Abbassides semble marquer le sceau de l’histoire islamique dans le Bilād al-Šām164. Il n’est cependant pas inutile de rappeler les traits saillants de cette « ego histoire » abbasside, avant de nous interroger sur les espaces de mémoire qui caractérisent les deux premières dynas- ties de l’islam.

1. Les prismes déformants de l’historiographie post-Sāmarrāʾ Notre connaissance de l’histoire des premiers siècles de l’islam est déterminée par un certain nombre de prismes déformants, dans la mesure où les événements majeurs de la période abbasside condition- nèrent les interprétations proposées par les chronographes. Le premier siècle abbasside n’échappe pas à la règle. T. El-Hibri en a livré une analyse minutieuse qui offre des grilles de lecture élaborées des sour- ces narratives classiques. Il relève notamment combien il est délicat de préciser comment les Musulmans se souvinrent de l’histoire des premières fitna-s à la veille de la mort d’al-Rašīd, car les récits de ces épisodes sont profondément marqués par les considérations des chro- niqueurs sur les causes et les conséquences de la guerre civile entre al-Amīn et al-Maʾmūn, suivis de la miḥna instaurée par ce dernier165. L’onde de choc de la guerre civile, qui secoua le califat à la mort de Hārūn al-Rašīd, est d’ailleurs peut-être le trait le plus marquant dans

164 P. M. Cobb, « Community versus Contention », p. 100. 165 T. El-Hibri, Reinterpreting, p. 105. 206 chapitre iv l’historiographie islamique classique. Le sens que l’on donnait à cet épisode tragique façonnait l’interprétation de l’histoire de l’islam dans sa totalité. Car pour prendre la mesure d’un tel cataclysme, qui avait finalement scellé l’échec de laumma à demeurer unie, il fallait tisser de nouveaux liens en direction du passé islamique et des Écritures. Les trois premières fitna-s furent ainsi relues à l’aune de la quatrième. Les résultats de la guerre civile, avec en point d’orgue le meurtre d’al-Amīn, posèrent là encore des problèmes épineux, sur le plan poli- tique bien sûr, mais aussi du point de vue historiographique, dans la mesure où il fallait « justifier » et légitimer un régicide. L’ensemble de la présentation des deux frères, depuis leur plus jeune âge, fut ainsi retra- vaillé par les chronographes, et en partie calquée sur le modèle vété- rotestamentaire de la rivalité entre Abel et Caïn166. Pareils emprunts connurent un vif succès dans la production à intention historique, en raison de leur caractère transposable. Ils ne signifient toutefois pas que les événements inscrits dans ces cadres narratifs préconçus sont fic- tifs, mais plutôt qu’à côté de son existence factuelle, un épisode donné possède aussi une existence littéraire, parfois topologique, qui lui est propre. La période couvrant la fin du iiie et le ive siècle de l’hégire se trouve être aussi et avant tout celle de la désintégration progressive de l’empire abbasside. De cette période de crise émerge nettement la production d’un discours axé sur la mémoire, et ses deux attributs, le souvenir et l’oubli ; parallèlement, de nouvelles interprétations des temps révolus du passé islamique voient le jour. Il faut en effet prendre en considé- ration le fait que, après un siècle et demi de domination abbasside, entre 750 et 900 environ, « les signes de continuité étaient devenus inintelligibles »167. Les épisodes successifs de la Révolution abbasside, de la guerre civile entre les fils d’al-Rašīd, de lamih ̣na, du déplacement du califat à Sāmarrāʾ, de l’essor des militaires turcs, de l’assassinat d’al- Mutawakkil et de la perte de la réalité du pouvoir par le calife, etc., suffisent amplement à expliquer cette rupture des signes de continuité. Dès lors, la réinterprétation était nécessaire, la réécriture indispensa- ble : il fallait présenter « une certaine vision du passé capable de donner

166 Avec des divergences notables toutefois puisque Caïn, identifiable à al-Maʾmūn, se réclame d’un lignage plus noble que son frère, ce qui est le fait d’al-Amīn, l’Arabe, face à al-Maʾmūn le Persan. Voir T. El-Hibri, Reinterpreting, p. 172. 167 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 51. l’espace syrien du iie/viiie siècle 207 un sens à ce présent transformé »168. C’est ainsi l’ensemble de l’histoire islamique qui est revisité : à l’instar de l’histoire omeyyade, il faut maî- triser les usages du passé abbasside. Cet effort inclut notamment une réécriture de l’histoire des origines de la dynastie. Démarche classique à vrai dire, de tout pouvoir arrivé à une certaine maturité, dotée ici d’une forte connotation messianique, dont il a été question dans le chapitre précédent. Dans cette optique, qu’illustre peut-être plus que tout autre l’Histoire anonyme des Abbassides, la recomposition faisait partie de l’écriture, mieux elle la motivait. Dans cette vaste entreprise de remodelage, le destin de la Syrie épouse celui des espaces de pouvoir privilégiés des deux dynasties successives. L’oubli de la Syrie abbasside est profond dans les chrono- graphies : la vulgate a gommé les liens entre la nouvelle dynastie et la province169. Ces attaches ont pourtant bel et bien existé, c’est pourquoi il convient à présent de faire porter notre enquête sur les processus qui présidèrent à l’inscription de mémoires dynastiques dans des espaces distincts et délimités.

2. Memoria syro-omeyyade vs. memoria iraqo-abbasside : une opposition construite ? Nous évoquions l’ancrage syrien de l’héritage de la première dynastie de l’islam, qui invite à s’interroger sur l’idée d’une memoria qui ne serait plus seulement omeyyade, mais syro-omeyyade170. Parallèlement la mémoire abbasside semble circonscrite à l’Iraq, avec en point d’or- gue la fondation de Bagdad. Chaque rive de l’Euphrate est ainsi clai- rement identifiée avec l’une des deux premières dynasties de l’islam, reprenant peut-être la symbolique de l’opposition entre Muʿāwiya et ʿAlī qui s’y cristallisa, dans la plaine de Siffīṇ 171.

168 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 22. 169 Ce désintérêt des sources pour la Syrie abbasside s’est longtemps accompagné d’un désintérêt des chercheurs modernes pour la question, ainsi que le stigmatisait D. Sourdel, « La Syrie ». Ce vide historiographique a été en partie comblé par P. M. Cobb, White Banners. Voir infra, chapitre VII. 170 Sur la construction d’un discours vantant les mérites de la province, voir les remarques de P. M. Cobb, « Virtual Sacrality ». C’est cette memoria syro-omeyyade qui sera largement mise à contribution par les Omeyyades d’al-Andalus, sur lesquels voir G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade. 171 Notons que J. Assmann a insisté sur le fait qu’un phénomène de spatialisation est inhérent à toute forme de mémoire, La mémoire culturelle, en particulier p. 54-55. 208 chapitre iv

– L’Euphrate en miroir ? Partons d’un exemple issu de l’archéologie, révélateur de la prégnance de cette ligne de démarcation, si l’on considère qu’en fonction de la rive de l’Euphrate sur laquelle il fouille, un archéologue s’attend à trouver des vestiges omeyyades ou abbassides ! Si l’on considère aussi qu’un site tel que Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī, une fondation omeyyade, ne fut jusqu’à tout récemment envisagé que comme un site omeyyade, en dépit du fait qu’il fut omeyyade pendant deux décennies, puis abbas- side pendant deux siècles – sans parler des occupations médiévales plus tardives172. Cet aspect avait d’ailleurs suscité une remarque d’Oleg Grabar, révélatrice du conditionnement des chercheurs modernes : même notre travail préliminaire et limité semble avoir établi le fait que le petit enclos fut considérablement remanié au ixe siècle. Cela pose, bien entendu, un problème central pour l’histoire archéologique de la Syrie, puisque le ixe siècle est généralement supposé avoir été une période d’ap- pauvrissement en Syrie proprement dite, et soit cette hypothèse devra être révisée, soit l’on devra conclure que le développement de Qasṛ al-Ḥayr à cette période était d’une manière ou d’une autre rattaché avec la Jazīra, bien plus qu’avec la Syrie traditionnelle173. En d’autres termes, une activité de construction en Syrie à la période abbasside, qui semble par essence tout à fait exclue, doit nécessairement être reliée avec le « bon » côté de l’Euphrate ! Cette exclusivité supposée conduit à un schéma rigide de la présentation des deux dynasties, où les rivalités politiques sont transposées sur le terrain géographique. Damas fut ainsi aux Omeyyades ce que Bagdad était aux Abbassi- des ; la Syrie arborait la bannière blanche tandis que l’Iraq adoptait la couleur noire. Et c’était toute l’histoire. Une histoire enfermée dans un carcan la réduisant à sa plus simple expression : le blanc contre le noir, l’Occident contre l’Orient et, in fine, la Syrie contre l’Iraq. Cette vision manichéenne présente de nombreuses faiblesses, en particulier parce qu’elle tend à centraliser les histoires omeyyades et abbassides autour de Damas et Bagdad, alors même que le concept de « capitale » est

172 Sur Qasṛ al-Ḥayr al-Šarqī voir en dernier lieu D. Genequand, Les élites omey- yades. 173 O. Grabar, « Qasr al-Hayr al-Sharqi, Preliminary Report », p. 120 : « Even our preliminary and limited work appears to have established the fact that the small enclo- sure was considerably redone in the 9th century. This, of course, poses a central pro- blem for the archaeological history of Syria since the 9th century is usually assumed to have been a period of impoverishment in Syria proper and either this hypothesis may have to be revised or one would have to conclude that the development of Qasṛ al-Ḥ ayr at that time was somehow connected with the Jazīra much more than with traditional Syria » (mes italiques). l’espace syrien du iie/viiie siècle 209 d’un usage délicat pour la haute époque174. En « syrianisant » l’histoire omeyyade, en « iraqisant » la période abbasside, on se prive d’une com- préhension globale de ce que ces deux dynasties conçurent à l’échelle de l’empire islamique dans son ensemble175. L’Iraq omeyyade, ou les « Abbassides syriens » d’avant 132/750, demeurent ainsi des champs de recherche très peu explorés. Des mémoires omeyyades et abbassides alternatives furent ainsi « oubliées », lors du processus de rédaction à l’époque classique ; les auteurs firent preuve en l’occasion d’une véri- table « oubli créatif ». Ce « passé nouveau [. . .] se révéla une création solide : ses grandes lignes, reprises et développées par les génération suivantes du Moyen Age, ont dans une large mesure été acceptées par les historien modernes »176. Or cette redistribution ex-post de la réalité est-elle fidèle aux pro- jets que nourrirent les Omeyyades à l’égard de la province iraqienne, ou encore aux liens ténus qui unissaient la famille abbasside au Bilād al-Šām avant et après 132/750 ? Pareille interrogation dépasse pour partie le projet de notre étude, dans la mesure où nous n’avons pas l’ambition d’étudier en détail l’Iraq omeyyade177. Notons toutefois que, si Ibn Ḫ aldūn a souligné à raison l’importance de la fondation de Wāsit178̣ et l’inflexion nouvelle qui caractérise alors la politique omeyyade en Iraq179, ce constat n’a que peu été entendu par les cher- cheurs modernes, et l’Iraq omeyyade ressemble, à bien des égards, à une terra incognita. L’archéologie ne permet pas, pour l’heure, de compenser ce déficit180. Il est toutefois possible qu’un certain nombre de sites traditionnellement attribués à l’époque sassanide, soient en

174 Voir C. Brühl, « Remarques sur les notions de “capitale” et de “résidence” ». Les pratiques spatiales du pouvoir par les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides sont discutées au chapitre VIII. 175 Le même O. Grabar avait pourtant noté ce point dès 1960, en soulignant la tendance des chercheurs à « identifier l’architecture omeyyade avec la Syrie », au détri- ment d’une architecture omeyyade en Iraq. Voir O. Grabar, « Al-Mushatta, Baghdād, and Wāsit ̣», p. 103. 176 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 47. 177 Voir surtout pour l’heure M. G. Morony, Iraq After the Muslim Conquest et, pour ce qui concerne la Haute-Mésopotamie, Ch. F. Robinson, Empire and Elites. 178 Sur Wāsit ̣ voir notamment M. Sakly, « Wāsit ̣» et A. Elad, « The Siege ». 179 Au sujet de l’analyse d’Ibn Ḫaldūn, voir G. Martinez-Gros, Ibn Khaldûn, p. 164 et s. ; pour un récit de la fondation de Wāsit,̣ voir al-Ṭabarī, II, p. 1125 et s., trad. vol. XXIII, p. 70 et s. 180 Parmi les contributions les plus significatives sur le sujet, signalons notamment K. A. C. Creswell, Early Muslim Architecture ; M.-O. Rousset, L’archéologie islamique en Iraq ; M. Morony, Iraq After the Muslim Conquest et « Land Use and Settlement Patterns » ; A. Northedge, « Archaeology and New Urban Settlement », Entre Amman et Samarra, p. 54-56, et The Historical Topography. 210 chapitre iv réalité plus tardifs, ou tout au moins en usage à la période omeyyade, ce qui pourrait permettre de mieux cerner les projets mis en œuvre par la première dynastie de l’islam dans le futur cœur du pouvoir abbas- side ; il faudra attendre des campagnes de fouilles systématiques pour le préciser. Le site même d’Uḫaydir n’est pas daté de manière assurée, et pourrait être omeyyade181, tandis que les sources textuelles mention- nent différents travaux de mise en valeur de la province réalisés sous la première dynastie de l’islam. Ces efforts contribuèrent à la vitalité économique de l’Iraq, et Wāsit ̣ fut un centre de frappe monétaire par- ticulièrement actif182. Cet état de fait renforce sans doute notre image d’un califat fon- damentalement syrien, tel qu’il fut popularisé par les écrits du jésuite belge H. Lammens183. Le désintérêt de la recherche moderne sur le sujet, à l’exception notable de quelques travaux déjà anciens consacrés à al-Ḥ ajjāj qui en fut le gouverneur184, découle peut-être avant tout de cette identité syrienne, réelle et exagérée à la fois, que l’on a voulu attribuer aux maîtres de Damas. Nous allons revenir sur la part que les Omeyyades prirent dans ce processus. Sans contester les liens privilé- giés unissant les deux dynasties à deux espaces de pouvoir, il faut donc admettre qu’il s’agit là de liens préférentiels, non de liens exclusifs. Cette opposition se trouve bien entendu renforcée par une historio- graphie abbasside iraqo-centrée. Les deux provinces y remplissent à vrai dire successivement la même fonction : l’une est siège du califat, l’autre terre de révolte. L’Iraq omeyyade et la Syrie abbasside partagent en effet ce goût du soulèvement face à un pouvoir califal que l’on veut « central ». Peut-être est-ce d’ailleurs là un des aspects de cette histoire au miroir de l’Euphrate.

– Les Abbassides syriens : al-Ḥ umayma et les stratégies de l’oubli La maigreur des informations consacrées à la Syrie abbasside dans les sources islamiques classiques a de quoi surprendre. Car en amont de leur accession au califat, les futurs maîtres de Bagdad sont fortement associés avec la localité d’al-Ḥ umayma, dans le sud du Bilād al-Šām, véritable berceau syrien de la famille.

181 A. Northedge, « Ukhaydir » ; O. Grabar, « Al-Mushatta, Baghdād, and Wāsit ̣», p. 107-108. 182 R. Darley-Doran, « Wāsit ̣» ; A. S. DeShazo et M. L. Bates, « The Umayyad governors ». 183 Voir en particulier H. Lammens, La Syrie, p. 46 et s. 184 Voir notamment J. Périer, Vie d’al-Ḥ adjdjâj et B. Darkazally, Al-Ḥ ajjāj. l’espace syrien du iie/viiie siècle 211

Dans le contexte du conflit qui opposait alorsʿ Abd al-Malik b. Marwān à Ibn al-Zubayr, ʿAbd Allāh b. ʿAbbās, alors sur son lit de mort, conseilla à son filsʿ Alī d’aller s’installer en Syrie parce que les Banū Umayya lui seraient plus favorables que les Zubayrides185. Se conformant aux dernières volontés de son père, ʿAlī b. ʿAbd Allāh se rendit auprès de ʿAbd al-Malik, et ce dernier lui aurait offert de s’éta- blir à Damas, dans la demeure de son choix. ʿAlī ayant affirmé pré- férer ne pas vivre à Damas, le calife lui aurait suggéré de s’implanter dans la région de la Balqāʾ, qui présentait l’avantage de se situer à mi-chemin entre Damas et le Hedjaz186 ; c’est en suivant ce conseil que ʿAlī se rendit dans la contrée d’al-Šarāt, « y acheta un village (qariyya) appelé al-Ḥ umayma et s’y installa »187. L’auteur anonyme de l’Histoire des Abbassides, qui prend soin d’insister sur la dimension messiani- que de ses protégés abbassides, ajoute qu’avant de disparaître, ʿAbd Allāh b. ʿAbbās avait préalablement recommandé les montagnes d’al- Šarāt à son fils. C’est en effet de cette terre, affirmait-il, que provien- drait celui qui serait appelé à la charge suprême après la chute des Omeyyades188. Al-Ḥ umayma devint ainsi la résidence des prétendants abbassides entre 68/687-688 et 132/749. Si al-Ṭabarī passe sous silence l’installation des Abbassides à al-Ḥ umayma, il note toutefois que c’est là que mourut ʿAlī b. ʿAbd Allāh, en 118/736-737189. C’est aussi en ce lieu, où la famille fit souche, que naquirent ceux qui étaient appelés à devenir les trois premiers califes abbassides : Abū al-ʿAbbās, al-Mansūṛ et al-Mahdī190. Al-Ḥ umayma occupe une place décisive dans les décennies qui suivent l’installation de ʿAlī, puisque ce fut le centre névralgique des manœuvres qui devaient conduire la famille au califat191. Le lancement de la daʿwa y fut notamment décidé192, précisément en l’an 100 de

185 Aḫbār al-dawla, p. 130. 186 Aḫbār al-dawla, p. 154. 187 Aḫbār al-dawla, p. 108. M. Sharon, Black Banners, p. 120. Voir aussi Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, V, p. 314. 188 Aḫbār al-dawla, p. 131. 189 Al-Ṭabarī, II, p. 1592, trad. vol. XXV, p. 129. Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 321, situe pour sa part le décès à al-Aḥhar (sic, la vocalisation est incertaine), entre al-Ḥ umayma et Ad̠ruḥ. Ce site ne semble pas connu des géographes arabes. 190 Abū al-ʿAbbās : voir Ḫ alīfa b. Ḫayyāt,̣ Taʾrīḫ, II, p. 629. Al-Mansūṛ : voir Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, II, p. 667 ; al-Ṭabarī, III, p. 391, trad. vol. XXIX, p. 93. Al-Mahdī : voir Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, II, p. 693 ; Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd, V, p. 103. 191 Sur le rôle clef d’al-Ḥumayma au cours de cette phase clandestine, voir S. S. Agha, The Revolution, index. 192 Al-Dīnawarī, Aḫbār, p. 332. Ibn Kat̠īr, Bidāya, IX, p. 196-197 ; Ibn al-At̠īr, Kāmil, 212 chapitre iv l’hégire, au contexte apocalyptique bien attesté193. Ces agissements ne semblent avoir éveillé que tardivement l’attention des Omeyyades, et c’est Marwān II qui, alerté par l’interception d’une missive194, ordonna au gouverneur de la Balqāʾ de se rendre à al-Ḥ umayma pour y arrêter Ibrāhīm al-Imām195. Ce dernier fut pris, nous dit-on, dans la mosquée du village et envoyé au calife196 ; il devait plus tard mourir dans les geôles de Ḥ arrān197, non sans parvenir à transmettre son testament à son frère Abū al-ʿAbbās, lui léguant son autorité198. Al-Ṭabarī rapporte aussi une autre version des faits, mettant à nouveau la dimension messianique des Abbassides en évidence. Ce n’est plus une lettre qui aurait instruit le calife de la menace que faisait planer ce mouvement clandestin, mais un mystérieux ouvrage (kitāb), qui fournissait la des- cription d’un homme censé tuer les Omeyyades. Le livre décrivait for- mellement Abū al-ʿAbbās, le futur premier calife abbasside, et Marwān II reprocha à ses hommes de ne pas lui avoir amené le personnage escompté. Abū al-ʿAbbās put alors s’enfuir en Iraq avant d’être capturé grâce à cette méprise199. Dans une ultime riwāya, la confusion entre l’identité de la personne recherchée – Ibrāhīm b. Muḥammad –, et son apparence – Abū al-ʿAbbās – est encore plus manifeste. L’émissaire de Marwān, se fiant à ce second critère, se saisit du futur calife, avant de le relâcher lorsque Ibrāhīm se présente à lui200. Ces deux versions s’inscrivent dans une tendance lourde de l’historiographie abbasside, que nous retrouverons à maintes reprises : les Omeyyades ont fonda- mentalement pour vocation de préserver le potentiel des Abbassides à accéder au califat201. L’arrestation avortée d’Abū al-ʿAbbās remplit cette fonction à merveille.

V, p. 53. Al-Ṭabarī, II, p. 1358, trad. vol. XXIV, p. 87, ne mentionne pas al-Ḥ umayma, seulement la contrée environnante, arḍ al-Šarāt. 193 Voir supra, chapitre II. 194 Al-Ṭabarī, III, p. 25, trad. vol. XXVII, p. 148. 195 Cet épisode complexe fit l’objet d’importantes reconstructions historiographi- ques, visant à affirmer la légitimité abbasside, puisqu’il fallait garantir la désignation d’Abū al-ʿAbbās comme son successeur d’Ibrāhīm. Voir sur la question les remarques importantes de Kh. Y. Blankinship, « The Tribal Factor », en particulier p. 601-603. Ce point est discuté en détail infra, chapitre VII. 196 Al-Ṭabarī, II, p. 1974-1975, trad. vol. XXVII, p. 84 ; al-Dīnawarī, Aḫbār, p. 357 et s. 197 Al-Ṭabarī, III, p. 42-44, trad. vol. XXVII, p. 166-168. 198 Al-Masʿūdī, Murūj, VI, p. 90, trad. vol. IV, p. 938. 199 Al-Ṭabarī, III, p. 25, trad. vol. XXVII, p. 149. 200 Al-Ṭabarī, III, p. 25-26, trad. vol. XXVII, p. 149. 201 Ce point a été noté par T. El-Hibri, « The Redemption », p. 251. Voir aussi A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 366. l’espace syrien du iie/viiie siècle 213

Cet épisode sonne le glas de présence de la famille abbasside à al-Ḥ umayma, et l’abandon du Šām. La fuite salutaire vers Kūfa est désormais aussi inéluctable qu’impérative202. Au préalable, al-Šarāt avait été un espace de contact entre les califes de Damas et ceux qui se pré- paraient à les détrôner. Les relations avec ʿAbd al-Malik avait d’ailleurs été excellentes203, mais l’accession au pouvoir d’al-Walīd changea la donne : au contraire de son père, ce dernier se montra hostile204. Le calife se déplaça ainsi en personne à al-Ḥ umayma205 pour interroger ʿAlī b. ʿAbd Allāh, qui avait été accusé d’avoir tué son demi-frère sup- posé par la mère de ce dernier, Umm Salīt206̣ . Le corps du défunt aurait ensuite été enseveli dans le jardin (bustān) de la demeure (manzil) de ʿAlī207, qui nia en bloc l’accusation. Le jardin fut donc fouillé, et le cadavre ainsi mis au jour fut présenté au calife, qui condamna ʿAlī à demeurer debout en plein soleil208 ; suite à cet incident, ʿAlī fut renvoyé à al-Ḥ umayma et ne quitta plus le village209. Il faut dire que même ainsi, pratiquement assigné à résidence, ʿAlī b. ʿAbd Allāh se trouvait à al-Ḥ umayma dans un lieu hautement stratégique210. Un homme de la tribu des Kināna rapporte ainsi que son grand-père, qui regagnait le Hedjaz au sortir d’une rencontre avec le calife Sulaymān b. ʿAbd al- Malik à Damas, fit halte quelques jours chezʿ Alī b. ʿAbd Allāh. « Tous les jours, des groupes (nafar) du Hedjaz et des ahl al-Šām s’arrêtaient chez lui et étaient ses invités. Il les hébergeait, les approvisionnait et s’informait des habitants du Hedjaz auprès des voyageurs du Hedjaz, et de ceux de Syrie auprès des ahl al-Šām » 211. Lorsque ces gens partaient, d’autres prenaient leur place, et on lui fit remarquer le coût élevé de sa générosité ; ʿAlī affirma alors que les informations qu’il récoltait ainsi

202 Al-Ṭabarī, III, p. 34, trad. vol. XXVII, p. 158. 203 Ainsi qu’en témoigne par exemple le rôle joué par ʿAlī b. ʿAbd Allāh en vue du mariage de ʿAbd al-Malik avec Šaqrāʾ bt. Šabīb. Voir Aḫbār al-dawla, p. 156-157. 204 Aḫbār al-dawla, p. 155. Les relations entre ʿAlī b. ʿAbd Allāh et al-Walīd ne furent pourtant pas toujours mauvaises, voir Aḫbār al-dawla, p. 151-152. 205 D’après al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 290. Selon une autre version, il ne semble pas que le calife se soit déplacé en personne, voir Aḫbār al-dawla, p. 149. 206 Umm Salīt ̣ était une esclave du père de ʿAlī, ʿAbd Allāh b. al-ʿAbbās. À la mort de ce dernier, elle prétendit avoir eu un fils de lui, qu’il aurait nommé Salīt,̣ du nom de sa mère, ce qui tendrait à prouver que ʿAbd Allāh n’avait pas reconnu l’enfant. 207 Aḫbār al-dawla, p. 149 ; al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 290. 208 Le texte de l’Histoire anonyme des Abbassides est lacunaire, mais peut être com- pléter à la lumière des informations fournies par al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 322. 209 Aḫbār al-dawla, p. 149-150 ; al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 290. 210 M. Sharon, Revolt, p. 19. 211 Aḫbār al-dawla, p. 142. 214 chapitre iv n’avaient pas de prix212. Le réseau de renseignement ainsi tissé joua sans doute un rôle déterminant dans le succès des projets nourris par les Abbassides213. Cet ancrage syrien de la famille était alors bien connu par les contemporains, si l’on se fie à une remarque de ̮ ālidH al-Qasrī (m. 126/ 743-744)214 qui, lors du conflit qui l’opposa à Hišām b.ʿ Abd al-Malik, aurait menacer de se rallier à celui qui est « iraqien de passion, syrien de résidence (šāʾmī al-dār)215 et hedjazien d’origine », désignant ainsi Muḥammad b. ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. al-ʿAbbās216. Par la suite, cette asso- ciation entre al-Ḥ umayma et la famille semble moins assurée, et l’in- certitude existe déjà chez al-Masʿūdī, qui hésite dans son Tanbīh entre deux localités, al-Ḥ umayma et Kirār217, quand bien même il avait noté dans ses Prairies d’or qu’il s’agissait d’un village connu sous le nom de Kirār al-Ḥ umayma (les puits d’al-Ḥ umayma)218, nom sous lequel al-Ṭabarī désigne aussi occasionnellement le village219. La confusion est plus profonde ensuite, si l’on en juge par l’affirma- tion tardive de Samhūdī (m. 911/1505) qui signale, dans la partie géo- graphique qui clôt son histoire de Médine, que ʿAlī b. ʿAbd Allāh et ses enfants vivaient à Badā (ou Badan), à proximité du Wādī al-Qurā220. M. Lecker y voit une alternative à la tradition faisant d’al-Ḥ umayma le lieu d’installation des Abbassides à l’époque marwanide221, en rai- son d’un passage obscur du Lisān al-ʿarab. Sous la rubrique Šaġb, en référence à Šaġb wa-Badā, dont il a été question plus haut222, et qu’il

212 Aḫbār al-dawla, p. 142. Les vers par lesquels répond ʿAlī figurent aussi chez al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 318, et dans l’Aġānī, XIII, p. 66. 213 Voir un autre exemple d’informations demandées par ʿAlī au sujet des Omeyya- des, Aḫbār al-dawla, p. 150. La faillite du système de renseignement des Omeyyades a été avancée par certains auteurs pour expliquer leur chute, voir infra, chapitre VII. 214 Fameux personnage qui fut notamment gouverneur de La Mecque puis de l’Iraq. Voir notamment G. R. Hawting, « Khālid b. ʿAbd Allāh al-Qasrī » et S. Leder, « Fea- tures of the Novel ». 215 C. Hillenbrand propose de traduire par « Syrian in family », al-Ṭabarī, trad. vol. XXVI, p. 170. 216 Al-Ṭabarī, II, p. 1816, trad. vol. XXVI, p. 170-171. Al-Dīnawarī, Aḫbār, p. 345, estime que c’est Ibrāhīm b. Muḥammad b. ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. al-ʿAbbās, plus connu sous le nom d’Ibrāhīm al-Imām, qui était ainsi désigné. 217 Al-Masʿūdī, Tanbīh, éd. p. 338, trad. p. 435, 436. 218 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, p. 70, trad. IV, p. 929. 219 Al-Ṭabarī, II, p. 1975, trad. vol. XXVII, p. 84. 220 « Badā : mawḍiʿ qurb Wādī al-Qurā kāna bihi manzil ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. ʿAbbās wa-awlādihi », cité par M. Lecker, « Biographical Notes », p. 56-57. Sur le Wādī al-Qurā, situé « entre Médine et le Šām », voir Yāqūt, Muʿjam, V, p. 345. 221 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 57. 222 Al-Zuhrī y possédait un domaine. Voir supra, chapitre I. l’espace syrien du iie/viiie siècle 215 situe entre Médine et le Šām, Ibn Manzūṛ rapporte en effet unh ̣adīt̠ attribué à al-Zuhrī, affirmant qu’il possédait « des propriétés à Šaġb et à Badā, les deux [sites] étant des localités de Syrie, et là [. . .]223 se trou- vait le lieu de séjour de ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. ʿAbbās et de ses enfants, jusqu’à ce que le califat ne leur revienne »224. Le blanc laissé volontai- rement dans le manuscrit invite toutefois à penser que le nom du lieu de résidence de ʿAlī devait être précisé ; M. Lecker estime que « wa- bihi » renvoie « vraisemblablement » à un site dans la région de Šaġb wa-Badā225, alors qu’il peut tout aussi bien faire référence au Šām. Il est possible que le blanc éventuellement laissé par Ibn Manzūṛ ait été par la suite oublié par les auteurs plus tardifs, à l’instar de Samhūdī, qui associèrent ainsi Badā – et non pas Šaġb wa-Badā, les deux toponymes étant manifestement considérés comme deux lieux distincts226 – au lieu où vivait ʿAlī b. ʿAbd Allāh. Près d’un siècle avant Ibn Manzūṛ (m. 711/1311-1312), le Muʿjam al-buldān de Yāqūt (m. 626/1229) porte lui aussi les stigmates de ces incertitudes : la tombe d’al-Zuhrī est ainsi signalée à Šaġb wa-Badā, localisé entre Médine et Ayla, et à Šaġb, situé à proximité du Wādī al-Qurā227. Badā possède aussi une entrée propre dans le dictionnaire, qui précise qu’il s’agit d’une vallée à côté d’Ayla, sur le bord de la mer, ou dans le Wādī al-Qurā, ou bien encore dans le Wādī ʿUd̠ra près du Šām228. Ces confusions sont symptomatiques d’une zone particulièrement délicate à cerner, qui se trouve à la fron- tière entre le Šām et le Hedjaz229. À aucun moment toutefois le géo- graphe n’associe un de ces sites avec les Abbassides, et il ne fait pas de doute pour Yāqūt, que le village d’al-Ḥ umayma était la demeure des Banū al-ʿAbbās230. Outre les hésitations toponymiques évidentes, un autre élément explique peut-être ces incertitudes. L’Histoire anonyme des Abbassides rapporte en effet que Muḥammad b. al-Ḥ anafiyya, ne voulant pas prendre partie entre Ibn al-Zubayr et ʿAbd al-Malik, quitta

223 Il y a un blanc dans le manuscrit. 224 Ibn Manzūr,̣ Lisān, VIII, p. 97 : « wa-fī ḥadīt̠ al-Zuhrī annahu kāna lahu māl bi-Šaġb wa-Badā humā mawḍiʿāni bi-al-Šām wa-bihi [. . .] kāna muqāmu ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. ʿAbbās wa-awlādihi ilā an wasalaṭ ilayhim al-ḫilāfa ». 225 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 57. 226 Ainsi que l’indique le duel « humā », dans le passage du Lisān que nous évo- quions. 227 Yāqūt, Muʿjam, III, p. 351 et 352. 228 Yāqūt, Muʿjam, I, p. 356-357. Ces trois définitions renvoient à un endroit uni- que, voir M. Lecker, « Biographical Notes », p. 59, note 161. 229 M. Lecker, « Biographical Notes », p. 58-61 ; H. Lammens, « L’ancienne frontière ». 230 Yāqūt, Muʿjam, II, p. 307 : kāna manzil banī al-ʿAbbās. Voir aussi Abū al-Fidāʾ, Taqwīm, p. 228. 216 chapitre iv

La Mecque pour Ayla, où il resta jusqu’à la mort d’Ibn al-Zubayr231 ; il s’installa par la suite avec ʿAbd Allāh b. ʿAbbās et leurs familles res- pectives à al-Ṭāʾif 232. Comme nous l’avons vu, peu avant sa mort, Ibn ʿAbbās recommanda enfin aux siens d’aller s’établir en Syrie, et ils se fixèrent finalement à al-Ḥ umayma, sous la conduite de ʿAlī b. ʿAbd Allāh233. En sus d’une localisation ambiguë, il faut donc éventuelle- ment adjoindre une attribution erronée des pérégrinations successives des alides et des abbassides, alors en relations étroites234. Al-Ḥ umayma apparaît donc comme la seule survivance « syrienne » d’une memoria abbasside qui fut nettement réorientée vers l’Iraq dans le processus d’écriture de l’histoire. Si ce passé syrien ne fut pas tota- lement gommé, cette période de l’histoire des Abbassides fut large- ment ensevelie, contribuant ainsi à en masquer les prolongements. La Révolution abbasside avait ainsi été lancée de Syrie pour mieux y revenir après avoir été chercher des soutiens dans les confins orien- taux de l’empire. Plus encore, après le coup d’État de 132/750, d’autres Abbassides, en particulier ʿAbd Allāh b. ʿAlī et son frère Sāliḥ ̣, s’ap- proprièrent largement l’espace syrien, omeyyade et abbasside à la fois. Les califes eux-mêmes, à l’image d’al-Mansūṛ à al-Rāfiqa ou d’al-Rašīd à Raqqa, continuèrent à flirter avec la province, sans évoquer, plus tard, la tentative avortée de réinstallation d’al-Mutawakkil à Damas235. Nous reviendrons plus loin en détail sur ces dynamiques du pouvoir abbasside236. Ch. F. Robinson faisait récemment remarquer que, paradoxale- ment – mais sans que cela ne constitue bien entendu une surprise –, les fouilles d’al-Ḥ umayma ne nous apprenaient rien sur la Révolu- tion abbasside, alors même que les archéologues mettaient au jour le site où fut fomenté le mouvement insurrectionnel237. S’il n’est pas

231 Ce point n’est pas clair. Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, V, p. 107-109, indique que Muḥammad b. al-Ḥanafiyya se rendit bien à Ayla, mais qu’il se trouvait à al-Ṭāʾif au moment de la mort d’Ibn al-Zubayr. 232 Aḫbār al-dawla, p. 107-108. 233 Ibn Saʿd rapporte qu’ils se rendirent tout d’abord à Ayla, Al-Ṭabaqāt, V, p. 108. 234 L’un des fils de Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, ʿAbd Allāh, mourut ainsi à al-Ḥ umayma, sous le califat de Sulaymān b. ʿAbd al-Malik. Voir Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, V, p. 328. 235 Sur ce point, voir P. M. Cobb, « Al-Mutawakkil’s Damascus ». 236 Voir infra, chapitre VIII. 237 Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 53. Pour les fouilles d’al-Ḥ umayma, on se reportera aux travaux de J.-P. Oleson et de son équipe listés dans la bibliographie. Voir en outre une présentation substantielle de la mission archéologique, agrémentée d’une copieuse bibliographie à cette adresse : http://web.uvic.ca/~jpoleson/Humayma/ l’espace syrien du iie/viiie siècle 217 surprenant que la culture matérielle et l’occupation des sols ne soient d’aucun secours en la matière, ces excavations permettent toutefois de mieux cerner l’ancrage syrien de la famille abbasside sous le cali- fat de leurs prédécesseurs omeyyades : l’archéologie récupère ainsi à l’histoire une memoria syro-abbasside. Sans nier l’existence d’espaces de pouvoir privilégiés, l’opposition d’une mémoire syro-omeyyade à une mémoire iraqo-abbasside est en grande partie une construction historiographique abbasside plus tardive, précisément dans le contexte de la définition d’identités nouvelles qui intervient au tournant des ixe et xe siècles. Dans sa quête de légitimité, la jeune dynastie abbasside s’évertua à minimiser – voire à supprimer – sa filiation syrienne ; à l’inverse, ils privilégièrent leurs liens avec l’Iraq. Un schéma fortement contrasté fut ainsi imposé. Un facteur aggravant contribua à accentuer cette tendance dans la recherche moderne : on fit trop souvent l’amal- game entre les politiques anti-omeyyades des premiers abbassides et leurs politiques syriennes. Ainsi, le Šām devenait une sorte d’exutoire de la haine accumulée par les nouveaux détenteurs du califat vis-à-vis de leurs anciens rivaux238. Si les liens unissant la famille abbasside à l’espace syrien firent l’ob- jet de véritables stratégies de l’oubli, cette relation fut au contraire un axe fort de la construction de la légitimité omeyyade, vers laquelle il convient à présent de nous tourner.

3. L’espace syrien dans l’idéologie omeyyade : l’appropriation du précédent salomonien Les chronographes abbassides renforcèrent la dimension syrienne des Omeyyades, par ricochet, en insistant sur l’enracinement iraqien de la deuxième dynastie de l’islam. Cela ne signifie évidemment pas que les Omeyyades ne mirent pas en exergue, au préalable, leur attachement à la province qui leur avait permis de récolter les fruits du pouvoir. Il semble au contraire que cet ancrage ait été mobilisé par les Omeyyades dans la construction de l’idéologie de la dynastie. À cet effet, diffé- rentes autorités furent convoquées pour servir de modèles, dont on

HumaymaDesc.html (consulté le 20 mai 2010). Sur l’épisode de la Révolution abbasside, voir infra, chapitre VII. 238 C’est en particulier le tableau que dressait H. Lammens qui, parlant de la Syrie abbasside, affirmait que « frémissant sous un pouvoir qu’elle considère comme étran- ger, dont elle ne cessera d’éprouver l’hostilité, elle se voit systématiquement écartée de toute participation aux affaires ». Voir H. Lammens,La Syrie, p. 89. 218 chapitre iv pouvait s’inspirer et se recommander. Une figure émerge dans le pan- théon syrien à la lecture des auteurs arabes, celle du roi Salomon239. Au contraire de la tradition chrétienne240, l’image du Sulaymān b. Dāwūd des auteurs arabes ne souffre pas d’ambiguïté dans nos sources, ni dans le Coran : extrêmement positive, elle confère à celui qui en est investi prestige et légitimité. Les géographes arabes associent de très nombreux sites à cette figure mythique, de Jérusalem à Palmyre, ou de Baalbek à Hébron241. La beauté ou les aspects monumentaux sont souvent mis en avant pour justifier ces affiliations. Aidé des djinns, Salomon pouvait en effet réa- liser des constructions inaccessibles aux simples mortels. Mais nos sources disent plus encore. Si le paysage architectural du Šām doit beaucoup à l’ancien roi d’Israël, plusieurs califes omeyyades se trou- vent également associés à cette figure créatrice d’histoire. Se pose ainsi fondamentalement la question de discours apologétiques omeyyades, érigeant Salomon en modèle242 et se plaçant dans une filiation directe avec lui. Comment expliquer sinon la persistance de ce motif dans les sources d’époque abbasside ? Ces derniers ont-ils conservé des dis- cours antérieurs, éventuellement parce qu’il n’était pas possible de faire autrement, ou les ont-ils produit eux-mêmes ? La première hypothèse est bien entendu plus vraisemblable, et nous allons voir que plusieurs indices plaident nettement en faveur d’une production omeyyade.

– Les attributs de Salomon : bâtisseur, sage et juste L’un des attributs les plus évidents de Salomon réside dans sa fonc- tion de bâtisseur, et nombre de constructions fabuleuses lui sont ainsi attribuées243. À ce titre, il se trouve associé par plusieurs sources arabes à un calife omeyyade qui s’illustra particulièrement dans ce domaine, al-Walīd b. ʿAbd al-Malik, qui fit ériger la mosquée de Damas. Un lien direct et « palpable » est d’ailleurs établi entre les deux souverains à l’occasion des travaux initiés pour la construction de cette dernière.

239 Voir A. Borrut, « La Syrie de Salomon ». Sur l’utilisation de ces figures mythi- ques dans le monde musulman, voir en particulier D. Aigle, Figures mythiques, et A. Neuwirth et al., Myths, Historical Archetypes and Symbolic Figures in Arabic Literature. 240 J. Le Goff,Saint Louis, p. 389 ; F. Langlamet, « Pour ou contre Salomon ». 241 Voir sur ce point A. Borrut, « La Syrie de Salomon », p. 108-113. Le rôle des figures archétypales dans le genre desawā ʾil a été souligné par A. Al-Azmeh, « Chro- nophagous Discourse », p. 165. 242 P. Soucek, « Solomon’s Throne/Solomon’s Bath », p. 114. 243 P. Soucek, « The Temple of Solomon ». l’espace syrien du iie/viiie siècle 219

Cette anecdote, rapportée par le damascène Ibn ʿAsākir, fait état, au cours de travaux dans le mur sud, de la mise au jour d’une tablette mystérieuse et indéchiffrable ; c’est en vain que l’on sollicita notam- ment les Byzantins et les Hébreux, et ce fut le seul Wahb b. Munabbih244 qui se montra capable d’offrir une traduction. Le texte, qui commence par la basmala et s’adresse au fils d’Adam, invite en substance à se pré- occuper de la vie future et d’agir en conséquence pour s’y préparer au mieux. Il s’achève en précisant : « cela a été écrit au temps de Salomon fils de David, que la paix soit sur eux deux 245» . Ce curieux passage témoigne de la volonté d’affirmer la continuité entre le fils de David et le grand calife bâtisseur al-Walīd, mettant en valeur la filiation qui unit les deux hommes. En outre, derrière cette vocation commune de bâtisseur, transparaît la piété des deux souverains qui érigèrent les plus fameux monuments religieux de leurs temps. Le rapprochement entre la construction du Temple et celle de la grande mosquée de Damas est à cet égard significatif. Les descriptions de ces deux entreprises bénéficient effectivement d’un traitement similaire dans les sources, se donnant alors à lire comme des topoi assignés à ces constructions monumentales246 : sommes colossales investies dans la construction, importance de la durée des travaux, faste extérieur et intérieur des monuments, etc. Pour Ibn Ḫaldūn, c’est fondamentalement à Jérusa- lem que s’affirme la continuité religieuse entre l’époque de Salomon et l’époque islamique, au travers des monuments successifs érigés sur cet espace de sacralité247. Et au moyen de cette pérennité géographique, le personnage de Salomon apparaît comme un trait d’union entre les ahl al-kitāb, les gens du Livre, issus des trois grands monothéismes.

244 Sur lequel voir en dernier lieu A.-L. De Prémare, « Wahb b. Munabbih ». Au sujet de cet épisode, on se reportera à R. G. Khoury, Wahb b. Munabbih, p. 195-196. 245 TMD, I, éd. p. 9-10, trad. p. 14. Voir aussi al-Rabaʿī, Kitāb faḍāʾil al-Šām, p. 35. 246 Cf. Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 98 et s., p. 106 et s., trad. p. 121 et s., p. 131 et s. 247 Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 719-722. Le passage est toutefois obs- cur, puisque Ibn Ḫaldūn, après avoir mentionné les travaux de ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ autour du Rocher, signale : « ensuite, al-Walīd, fils de ʿAbd al-Malik, mit tout son soin à construire sa mosquée dans le style des mosquées musulmanes, à l’instar de ce qu’il avait fait pour la Mosquée sacrée, la mosquée du Prophète à Médine et la mosquée de Damas ». Si Ibn Ḫaldūn traite toujours du Dôme du Rocher, il confond sans doute al-Walīd avec son père ʿAbd al-Malik, même si la date d’achèvement des travaux demeure sujette à débat. Voir notamment sur la question J. Raby et J. Johns, Bayt al-Maqdis ; A. Elad, « Why did ʿAbd al-Malik » et Medieval Jerusalem ; R. Graf- man et M. Rosen-Ayalon, « The Two Great Syrian Umayyad » ; J. Johns, Bayt al-Maqdis ; Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik, p. 1-9. 220 chapitre iv

Salomon est par excellence le roi sage de l’Ancien Testament248 et du Coran. C’est donc logiquement à lui que l’on se réfère lorsque les arguments viennent à faire défaut. Il s’impose alors comme la réfé- rence absolue, le modèle infaillible249. Ibn al-Faqīh nous fournit un bon exemple du recours à ce modèle, au sujet d’échanges épistolaires entre al-Walīd et l’empereur byzantin, lors de l’érection de la grande mosquée de Damas évoquée plus haut : après qu’il [al-Walīd] eut démolit l’église, l’empereur byzantin lui écrivit ceci : “Tu as démoli l’église que ton père avait jugé bon de laisser [subsis- ter]. Si ce que tu as fait est juste, ton père s’était trompé ; si cela est inutile, tu as contredit ton père”. Al-Walīd, ne sachant que répondre, consulta les uns et les autres [. . .] Or al-Farazdaq lui répondit : “Réponds-lui, Commandeur des Croyants, par la parole d’Allah250 : David et Salomon, lorsqu’ils prononçaient une sentence au sujet du champ cultivé, lorsque les moutons de la tribu, etc.” jusqu’aux mots : “autorité251 et science” ; al-Walīd écrivit en ces termes à l’empereur qui ne lui répondit pas252. L’utilisation de ce passage coranique fait du précédent salomonien le meilleur alibi possible pour al-Walīd. Cette anecdote, rapportée par Ibn ʿAsākir de façon très similaire253, montre un emploi du modèle salomonien utilisé directement par les Omeyyades et peut-être plus seulement par des auteurs soucieux de leur conférer une légitimité. Peut-être est-ce aussi la figure salomonienne du souverain juste qui affleure derrière le portrait du calife juste qu’incarnent notam- ment ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz et Hišām b. ʿAbd al-Malik254, à la suite de Muʿāwiya. Si l’illustre roi d’Israël n’est pas explicitement mentionné comme référence, l’éventualité d’une comparaison, consciente ou non, entre les souverains n’est pas à exclure. Mais nous nous engageons là en terrain délicat, car c’est ainsi l’imaginaire des auteurs arabes médié- vaux, passé au filtre de l’adab, qui est mis en question, ce qui dépasse de beaucoup notre propos.

248 J. Le Goff,Saint Louis, p. 394 et p. 592-594. 249 Pour un autre exemple de ces aspects de justicier, voir J. Dakhlia, « Sous le voca- ble de Salomon ». 250 Coran, XXI, 78-79. 251 R. Blachère traduit par « illumination », Coran, XXI, 79. 252 Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 106-107, trad. p. 130-131. 253 TMD, éd. de l’Académie arabe de Damas, II, p. 26-27, trad. Élisséeff, p. 40-41. 254 Pour ʿUmar II, voir en dernier lieu A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 359-364. Au sujet de Hišām, voir par exemple l’épisode rapporté par al-Ṭabarī, II, p. 1731, trad. vol. XXVI, p. 73. l’espace syrien du iie/viiie siècle 221

– L’idéologie omeyyade et la légitimité salomonienne C’est à une époque tardive, chez Ibn Ḫaldūn, que l’on trouve les rela- tions les plus abouties entre Salomon et les Omeyyades. Si l’ensem- ble des éléments évoqués plus haut contribue alors à conférer une légitimité à tel ou tel calife, c’est avant tout une véritable définition du pouvoir royal et de l’art de gouverner qui se dessine derrière ces associations. Et ces vertus politiques sont avant tout pour Ibn Ḫaldūn l’apanage de Muʿāwiya, souverain syrien par excellence, transmises ensuite à ses « descendants » sufyanides et marwanides. C’est alors à une véritable réhabilitation des Omeyyades que se livre Ibn Ḫaldūn, en faisant des meilleurs d’entre eux les héritiers « directs » de Salomon. Ce dernier est ainsi invoqué non seulement pour légitimer le choix de son successeur, mais plus encore pour justifier l’instauration du principe dynastique par Muʿāwiya et perpétué ensuite : si on suppose qu’un individu arrive au pouvoir et l’exerce seul, il ne sera pas critiquable s’il met son pouvoir au service de la vérité. Salomon et son père David régnèrent en autocrates sur les Israélites, comme l’exige la nature du pouvoir ; et pourtant, on sait qu’ils étaient de grands pro- phètes et amis de la vérité. De même, Muʿāwiya désigna Yazīd comme son successeur, par crainte des dissensions, car les Omeyyades n’admet- taient pas que l’autorité fût confiée à quelqu’un d’étranger à leur famille. S’il avait nommé un autre que Yazīd, ils se seraient révoltés, alors qu’ils avaient une bonne opinion de ce dernier [. . .] Tel fut aussi le cas de Marwān b. ʿAbd al-Ḥ akam et de son fils. S’ils furent rois, ils ne tombè- rent pas pour autant dans la vanité et l’injustice. Ils s’efforcèrent toujours de se conformer à la vérité et de ne s’en écarter qu’en cas de nécessité, comme lorsqu’il y avait un risque de dissension. Car, pour eux, l’unité passait avant tout autre considération. En témoignent leur respect et leur imitation des [premiers musulmans]. Et c’est également confirmé par les informations consignées à leur sujet par les anciens. Mālik s’appuya, dans son Muwatṭ ạ ʾ, sur la pratique judiciaire de ʿAbd al-Malik. Quand à Marwān, il faisait partie de la première classe des musulmans de la deuxième génération et son mérite est notoire. Ensuite, les fils deʿ Abd al-Malik se succédèrent sur le trône. Leur zèle pour la foi est connu. ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, dont le règne s’intercale entre les leurs, aspira de toutes ses forces à suivre l’exemple des quatre premiers califes et des Compagnons255.

255 Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 494-495. Sur l’instauration du principe dynastique par les Omeyyades, voir les réflexions de P. Crone,Medieval Islamic Poli- tical Thought, p. 36-40. 222 chapitre iv

La comparaison est sans équivoque : si ces actes sont légitimes, c’est parce qu’ils bénéficient du précédent salomonien256. La valeur et l’in- tégrité des hommes étant mises hors de doute, les intérêts supérieurs de l’État et de la communauté justifient leurs conduites respectives, qui se conforment alors à la nature même du politique. Outre le pou- voir, Salomon incarne la loi et la justice : c’est le calife par excellence. Muʿāwiya, présenté comme son « successeur » le plus direct, mais aussi les Marwanides qui jouissent des mêmes qualités, rétablissent alors un système politique dénaturé par les Juifs et les Chrétiens. Le parallèle établi avec les figures mythiques de David et Salomon confère ainsi une légitimité sans faille aux bénéficiaires de cette comparaison. C’est ce qui leur permet aussi de s’inscrire dans la durée, ainsi qu’al-Ṭabarī s’en fait l’écho : « Le règne (mulk) et le pouvoir (sultāṇ ) de Hišām [b. ʿAbd al-Malik] durèrent longtemps, approximativement vingt ans. Les gens disent que Salomon demanda à son seigneur de lui accorder une souveraineté plus longue que nul autre après lui ; ils prétendent que cette période fut de vingt ans »257. Quelle est donc l’origine de ces éléments affirmant la légitimité omeyyade par le truchement de Salomon, que l’on retrouve tant chez Ibn Ḫaldūn que chez de nombreux auteurs, en particulier les géogra- phes, d’époque abbasside ? Plusieurs éléments permettent de démon- trer qu’ils remontent en réalité à la période omeyyade elle-même :

– Le fameux poète omeyyade Farazdaq, déjà évoqué, affirme sans ambiguïté qu’al-Walīd b. ʿAbd al-Malik hérita du gouvernement (mulk) de son père comme Salomon de David, et que c’était un legs de Dieu (niḥlan min Allāhi)258. Jarīr fait de même259 : cette assimila- tion est bien attesté dans la poésie omeyyade260. – Les apocalypses consacrées aux Omeyyades s’en font aussi l’écho. Une apocalypse judéo-arabe en offre ainsi un exemple saisissant : Muʿāwiya y est présenté comme celui qui « restaurera les murs du

256 Ibn Ḫaldūn établit le même parallèle au sujet de l’adoption du trône par Muʿāwiya, en vertu du précédent salomonien. Voir Le livre des exemples, p. 574. 257 Al-Ṭabarī, II, p. 1739-1740, trad. vol. XXVI, p. 82-83 ; voir B. Shoshan, Poetics, p. 95. Le règne de Salomon est plus généralement estimé à 40 ans (I Rois, XI, 42), voir notamment al-Masʿūdī, Murūj, éd. I, p. 112, trad. vol. I, p. 46. Sur la symbolique du nombre 40, on se reportera à L. I. Conrad, « Abraha and Muḥammad ». 258 Farazdaq, cité par U. Rubin, « Prophet and Caliphs », p. 99. 259 Jarīr, cité dans P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 44. 260 U. Rubin, « Prophets and Caliphs », p. 93-99 ; P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 44. l’espace syrien du iie/viiie siècle 223

temple », ʿAbd al-Malik comme celui qui « rebâtira le temple de l’Éternel », en référence à la construction du Dôme du Rocher, et Sulaymān comme un « vaillant guerrier, portant le nom d’un roi d’Israël »261. – Si elles ne mentionnent pas explicitement le nom de Salomon, les lettres préservées de certains califes – dans des conditions trop com- plexes pour être examinées ici –, en particulier d’al-Walīd b. Yazīd, témoignent du même souci d’inscrire les racines de la légitimité omeyyade dans le précédent des prophètes262. – Les lettres de ʿAbd al-Ḥ amīd al-Kātib, le secrétaire du dernier calife omeyyade Marwān II, vont dans le même sens, ainsi que l’a montré W. al-Qāḍī263. – À côté des textes, l’architecture marwanide s’impose comme une évidence. L’érection du Dôme du Rocher par ʿAbd al-Malik, sur l’es- pace même qui vit fleurir le temple de Salomon, ne vise-t-elle pas avant tout à présenter le calife comme le successeur du Prophète ? Si l’on ajoute que ʿAbd al-Malik alla jusqu’à nommer l’un de ses fils du nom du roi d’Israël, n’est-on pas en droit de s’interroger sur l’hypothèse d’une véritable politique salomonienne264 ? – L’art omeyyade enfin, préservé en particulier dans l’architec- ture civile des califes, à l’instar des fameux « châteaux du désert », confirme ce souci constant des califes de la première dynastie de l’islam de se situer dans la continuité des prophètes et des grandes figures coraniques et vétérotestamentaires. Les bains omeyyades de Qusayṛ ʿAmra, en Jordanie actuelle, en témoignent, avec une mise en valeur de la figure d’Adam265. – Plus encore, le site de Ḫirbat al-Mafjar fut peut-être « un édifice symbolique créé pour évoquer la mémoire à la fois du trône et du bain de Salomon »266. Si l’on suit les conclusions de P. Soucek, la statue du calife, qui surplombait l’entrée du bain, est représentée sur un piédestal aux lions, symbolisant le trône de Salomon, défendu

261 I. Lévi, « Une apocalypse judéo-arabe », p. 179. 262 Voir P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 117-126, et en dernier lieu les remarques formulées par U. Rubin, « Prophets and Caliphs », p. 88-93. 263 W. al-Qāḍī, « The Religious foundation », en particulier p. 244-248. 264 Voir sur ce point Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik, p. 7. Voir aussi F. B. Flood, The Great Mosque, notamment p. 239. 265 Si l’on suit les conclusions de G. Fowden, Qusayṛ ʿAmra, p. 138 et s. 266 P. Soucek, « Solomon’s Throne/Solomon’s Bath », p. 124. Sur ̮ irbatH al-Mafjar, voir R. Hamilton, Khirbat al-Mafjar. 224 chapitre iv

par les mêmes bêtes féroces (fig. 5). Le patron du site se serait ainsi présenté à la manière du grand roi d’Israël, dont il se voulait l’héri- tier267. L’identité du fondateur de Ḫirbat al-Mafjar demeure sujette à débat. R. Hamilton propose d’en attribuer la paternité à al-Walīd b. Yazīd, mais ce n’est là qu’une hypothèse, et des vers attribués au futur al-Walīd II, dans lesquels il se présente comme le « fils de David », ont été utilisés pour y souscrire268. Ces vers trahissent à nouveau les liens ténus qui unissent les princes omeyyades et Salomon.

Autant d’éléments qui concourent à prouver que la récurrence du motif de Salomon dans les sources, en association avec différents califes omeyyades, est bien un héritage de la première dynastie de l’islam269. C’était là un aspect important de l’idéologie politique que dévelop- pait les Omeyyades pour affirmer leur légitimité califale et asseoir leur autorité. Si les Abbassides s’affirmèrent aussi comme les héritiers des prophètes270, y compris de Salomon271, la première dynastie de l’islam faisait plus encore : elle partageait son espace de pouvoir.

– Salomon et le pacte syrien La continuité depuis l’époque de Salomon jusqu’à l’époque islami- que confère aux Arabes une légitimité pour le contrôle de ces espaces communs. En maîtrisant ainsi des espaces que gouvernaient ces héros antiques, sans doute se rapproche-t-on un peu d’eux, d’autant plus lorsque les fonctions sacrées des sites sont conservées entre le temps mythique de Salomon et le temps islamique. Il ne faut cependant pas négliger que ces fréquentes allusions à ces personnages hérités de l’Antiquité appartiennent en propre au discours de l’adab272. Le fait que Salomon, Nabuchodonosor ou encore Alexandre soient mention- nés dans l’ensemble des aires géographiques du monde musulman en atteste. Toutefois, le cas du Bilād al-Šām est particulièrement propice à l’étude de sites ou monuments associés à Salomon puisque c’est l’aire

267 P. Soucek, « Solomon’s Throne/Solomon’s Bath », p. 122 268 Voir R. Hamilton, Walid and His Friends, p. 148 et P. Soucek, « Solomon’s Throne/Solomon’s Bath », p. 123. 269 Voir les remarques de P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 115. 270 Al-Ṭabarī, III, p. 1112, trad. vol. XXXII, p. 199-200, rapporte une lettre d’al- Maʾmūn, affirmant que les califes ont hérité de la Prophétie. 271 Voir par exemple Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd, II, p. 130, où al-Mansūṛ est expres- sément désigné comme l’héritier (ʿalā irt̠ min . . .) de Salomon, Job et Joseph. Voir P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 81, note 146. 272 Voir les remarques de J. Dakhlia, Le divan des rois, p. 21 et s. l’espace syrien du iie/viiie siècle 225

Figure 5 : Ḫirbat al-Mafjar : statue du calife sur un piédestal aux lions © « Khirbat al-Mafjar », Encyclopaedia of Islam [s.v.]. 226 chapitre iv géographique au sein de laquelle il vécut et exerça son pouvoir. Les dif- férents parallèles proposés entre Salomon et certains califes Omeyya- des se donnent à lire comme autant de discours apologétiques. Outre les qualités invoquées alors, c’est avant tout un espace, la Syrie, qui semble unir Salomon et les califes de Damas. Quoi qu’il en soit, des éléments forgés à l’époque omeyyade résistèrent aux méandres de la transmission et aux projets historiographiques successifs, y compris lorsqu’ils visaient à gommer la légitimité omeyyade. L’image de Salo- mon dans les sources islamiques offre donc un accès à un programme politique omeyyade par ailleurs perdu, ou largement oublié. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les travaux les plus récents sur l’Is- raël antique démontrent que l’importance et la notoriété de Salomon sont sans doute à relativiser273. Salomon est à la fois une figure de l’his- toire et de la mémoire, et c’est résolument cette seconde dimension qui prévaut dans l’utilisation qu’en firent les Omeyyades. Derrière ces liens très forts se cache une réciprocité qui repose à la fois sur le respect des lieux de mémoire attachés à Salomon et sur la maîtrise d’espaces communs. La rupture de ce pacte, consommée avec Marwān II, dernier calife omeyyade d’Orient, scelle le sort de la dynastie : on a dit que Marwān [. . .] démolit la muraille de Tadmur [Palmyre], il arriva à une chambre plâtrée, fermée par une serrure qu’il ouvrit : il y avait là une femme reposant sur son occiput et, sur une de ses tresses, une feuille de cuivre portant cette inscription : “En ton nom, ô Allah ! Je suis Tadmur, fille de ̣ assān.H Qu’Allah avilisse quiconque pénétrera vers moi, dans ma chambre”. [Le narrateur ajoute ceci :] Par Allah ! Ensuite Marwān ne régna que quelques jours ; ʿAbd Allāh b. ʿAlī, s’étant mis en campagne, le tua bientôt, dispersa sa cavalerie et anéantit son armée. Aussi dit-on qu’il avait réalisé l’invocation de la femme. On dit que la ville de Tadmur fut construite par Salomon274. Le parallèle est poussé à son paroxysme. La construction d’une memo- ria syro-omeyyade par l’appropriation de la figure de Salomon est patente. Mais si elle est source de légitimité, elle impose aussi un cer- tain nombre de contraintes. Cette affiliation reposait sur l’exercice du pouvoir dans un espace partagé, le Šām. Et peut-être faut-il déjà voir dans l’installation par Marwān II de la « capitale » à Ḥ arrān, en Haute

273 Voir en dernier lieu I. Finkelstein et N. A. Silberman, Les rois sacrés de la Bible, et leur ouvrage désormais classique, La Bible dévoilée, en particulier p. 194 et s. 274 Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 110, trad. p. 134. l’espace syrien du iie/viiie siècle 227

Mésopotamie, au détriment de Damas et du Bilād al-Šām, la rupture de ce pacte syrien. Le franchissement de l’Euphrate signifiait alors la rupture de ce pacte syro-salomonien, et c’est ainsi que certains auteurs justifièrent l’effondrement de la dynastie omeyyade, qui se voulait salo- monienne mais n’était plus alors tout à fait syrienne. L’espace syrien du iie/viiie siècle occupe donc une position incertaine dans l’édifice des souvenirs que constitue l’historiographie islamique, tantôt remémoré à tout prix, tantôt plongé dans l’oubli. Les processus de sélection opérés par les chronographes dans la période qui suivit le retour du califat à Bagdad ne pouvaient pas toujours s’affranchir d’éléments déjà trop bien établis. Des « lieux de mémoire » omeyya- des incontournables justifièrent alors la mise en place d’un « squelette historiographique », ce qui eut pour effet de réduire l’histoire du siè- cle omeyyade à un noyau commun à presque toutes les sources. Les califes Abbassides durent composer avec ce passé omeyyade, parfois abhorré, parfois considéré comme un précédent utile. L’affirmation de la continuité politique du califat commandait toutefois la récupération de cette mémoire du pouvoir islamique : les Omeyyades passèrent ainsi graduellement de l’adversité à l’altérité. Leur souvenir était à vrai dire bien trop ancré dans les mémoires pour être effacé. Le paysage cultu- rel forgé par la première dynastie de l’islam l’inscrivait durablement dans le temps et dans l’espace. À défaut de pouvoir s’attaquer à cette pérennité omeyyade, c’est donc sur l’espace, le second terme de cette équation à laquelle étaient confrontés les historiens abbassides, qu’il convenait de faire porter l’effort. Le legs monumental des califes de Damas créait un lien indissociable entre le Šām et la dynastie, entre le pouvoir et l’espace dans lequel il s’était exercé et qu’il avait façonné ; les Omeyyades eux-mêmes avaient accordé une place privilégiée à Salo- mon dans leur programme idéologique, affirmant ainsi leur ancrage syrien. La solution adoptée fut la conséquence de cette analyse. On s’évertua dès lors à cloisonner les mémoires dans des espaces distincts, la Syrie omeyyade s’opposant à l’Iraq abbasside. La memoria de l’autre fut ainsi enfermée dans un espace que l’on présentait comme hostile ; la ligne de démarcation entre ces deux aires était clairement définie par l’Euphrate. Ce choix délibéré provoqua un double oubli, celui de l’Iraq omeyyade, dont les califes ne s’étaient pourtant pas désintéressés, et de la Syrie abbasside, nonobstant le fait que la famille y avait vécu pendant plus de soixante ans et qu’elle y avait conçu le plan qui allait la porter à la tête de l’empire. Ces stratégies du silence ne connurent cependant pas toujours un succès identique au gré des processus de 228 chapitre iv transmission. C’est pourquoi il convient à présent de poursuivre notre quête de ces fragments de passés qui refusèrent de rester ensevelis, de traquer non pas des silences, mais des « murmures », en nous mettant à la recherche de « passés alternatifs »275, de dénouer les fils de cette mémoire mise en histoire, tiraillée dans une dialectique entre un oubli parfois impossible et un souvenir souvent nécessaire.

275 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 13, 261. CHAPITRE V

LA FABRIQUE DES HÉROS OMEYYADES : MASLAMA B. ʿABD AL-MALIK, LE HÉROS COMBATTANT

Un prince doit donc n’avoir d’autre objet ni d’autre pensée, ni prendre autre chose pour son art, hormis la guerre [. . .], parce que celle-ci est le seul art qu’on attende de qui commande et il est d’une vertu qu’il main- tient non seulement ceux qui sont nés princes, mais, maintes fois, il fait s’élever les hommes de fortune privée à ce rang. Et on voit au contraire que, lorsque les princes ont pensé plus aux délicatesses qu’aux armes, ils ont perdu leur état1. Entouré lors de chacune de ses campagnes militaires d’historiographes [. . .], de peintres et de graveurs [. . .], ordonnateur de sa propre gloire, Louis XIV fabriquait la matière première de la représentation de cet “absolu de la force” que la guerre, et la guerre seule, lui permettait d’incarner2. Deux enseignements du chapitre précédent déterminent la suite de notre enquête. D’un côté, l’historiographie abbasside, pourtant répu- tée hostile à la première dynastie de l’islam, a préservé des « excep- tions positives » marwanides, assurant la rédemption de la mémoire de certains personnages du panthéon omeyyade ; de l’autre, ces derniers firent appel à des personnages mythiques, à l’instar de Salomon, dans leur construction idéologique. La combinaison de ces deux éléments invite donc à s’interroger sur les modalités qui présidèrent à la genèse de ces figures omeyyades récupérées à l’histoire abbasside, et sur la part que les califes de Damas jouèrent dans cette fabrique des héros3. Deux acteurs majeurs de l’histoire marwanide témoignent particulièrement de ces processus : Maslama b. ʿAbd al-Malik, le héros combattant, et ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, le calife « saint ». Ces deux protagonistes, qui entretinrent entre eux des relations complexes, ont en commun de bénéficier d’un riche traitement dans les sources. Plus encore, il est possible de démontrer que des éléments de leurs images respectives

1 Machiavel, Le prince, p. 116. 2 J. Cornette, Le roi de guerre, p. 249. 3 Sur les mécanismes à l’œuvre dans ces constructions, voir les réflexions stimulan- tes de D. Fabre, « L’atelier des héros ». 230 chapitre v ont une existence ancienne, dont on peut retrouver la trace dès l’épo- que omeyyade, par le truchement de sources chrétiennes qui se font l’écho d’une historiographie islamique perdue. Il convient alors de s’interroger sur les motivations qui commandèrent ces constructions historiographiques, et sur les raisons qui permirent, ou le cas échéant favorisèrent, leur diffusion au sein des différentes historiographies à l’œuvre dans le Proche-Orient médiéval ; de mettre au jour les condi- tions de la fabrication de ces figures héroïques omeyyades, tiraillées entre tradition et histoire. Avant de revenir sur ʿUmar II dans le cha- pitre suivant, concentrons notre attention sur le premier nommé, dont les principaux attributs, le courage, la force et la bravoure, incarnent par essence les qualités du héros. C. Von Clausewitz affirmait que « la guerre est [. . .] une étonnante trinité où l’on trouve d’abord la violence originelle [. . .], puis le jeu des probabilités et du hasard [. . .] et sa nature subordonnée d’instru- ment de la politique »4. Le troisième terme de cette équation se révèle particulièrement pertinent dès lors que l’on s’intéresse au « siècle de guerre »5 omeyyade, qui marque la prodigieuse extension territoriale du dār al-islām, à l’initiative des califes de Damas, et dont l’arrêt mal maîtrisé précipite par la suite leur chute, si l’on suit les conclusions de Kh. Y. Blankinship6. Maslama b. ʿAbd al-Malik en est l’une des figures les plus proéminentes : peut-être davantage que quiconque, il incarne l’image du héros combattant musulman. Il est ainsi crédité dans les sources d’une impressionnante quantité de campagnes militaires, conduites aussi bien en Asie Mineure, que dans le Caucase ou encore en Iraq. Au cours de sa longue période d’activité, il fut le pourfendeur attitré et redouté des ennemis du califat, à la fois extérieurs – l’empire byzantin, les Turcs et les Khazars – et intérieurs – le rebelle Yazīd b. al-Muhallab. Sa carrière s’étale sur près d’une trentaine d’années, entre son apparition en pleine lumière dans les textes, lors d’une expédition en territoire byzantin menée durant la dernière année du règne de son père, en 86/705, et d’ultimes combats livrés dans le Caucase, en 112-113/730-732. Seules les dernières années de sa vie, à compter de 114/732 et jusqu’à sa mort en 120/738, l’auraient éloigné des champs

4 C. von Clausewitz, De la guerre, p. 69. 5 J’emprunte l’expression, utilisée à propos du xviie siècle européen, à J. Cornette, Le roi de guerre, p. 23. 6 Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 231 de bataille, pour adopter un mode de vie plus paisible, dans ses domai- nes de Syrie du Nord7. Dans la mémoire culturelle islamique, Maslama demeure surtout attaché à ses campagnes contre les Byzantins, avec en point d’orgue son expédition dirigée contre Constantinople (97-99/715-717). C’est par là qu’il nous faut entamer notre enquête, sachant que cet intérêt ciblé explique peut-être le relatif désintérêt des chercheurs moder- nes pour ses campagnes caucasiennes, dirigées contre les Turcs et les Khazars, sur lesquelles nous reviendrons par la suite. Suivre Maslama impose de marcher dans les pas du soldat, et de s’écarter ainsi quelque peu du cadre syrien de notre analyse. Le général incarne la Syrie qui se projette dans le cadre de la politique d’expansion commandée – ou arrêtée – par le califat. Pareille démarche n’est toutefois pas vaine, dans la mesure où l’objet profond de notre analyse ne se situe pas tant sur le théâtre des opérations militaires, que sur celui de leur mise en histoire. C’est précisément à ce titre que cet exemple est riche de sens : c’est sans doute l’un des mieux documentés dans les sources, pour nous permettre d’appréhender la manière dont s’écrivit, dans l’espace syrien, l’image de ces figures omeyyades créatrices d’histoire.

A. Le siège de Constantinople entre échec militaire et succès narratif

Maslama doit essentiellement sa renommée à son expédition dirigée contre la capitale byzantine, qui se concrétisa par un long siège de la ville8 ; il est d’ailleurs paradoxal que son fait d’armes le plus célèbre se

7 Pour une vue d’ensemble de la carrière de Maslama, voir G. Rotter, « Maslama b. ʿAbd al-Malik ». Le prince omeyyade possédait notamment de nombreux domaines entre Raqqa et Ḥ arrān, mais aussi dans la région d’Antioche et d’Alexandrette. Voir surtout al-Balāḏurī, Futūḥ, éd. p. 148, 151, trad. p. 228-229, 232-233, reprit par Ibn Šaddād, Al-Aʿlāq, éd. p. 305, 366-367, 398-399, trad. p. 263, 99, 6-7. Le site le plus important associé à son nom est sans doute Ḥisṇ Maslama, à proximité du Balīḫ, qui a suscité l’admiration des géographes, en particulier en raison de ses installations d’irri- gation. Voir notamment Yāqūt, Muʿjam, II, p. 265. Le site a été généralement identifié avec Madīnat al-Fār, et fouillé sous la direction de Cl.-P. Haase. On se reportera donc aux publications de ce dernier, « Is Madinat al-Far », « Madīnat al-Fār », « Une ville des débuts de l’islam » et « The Excavations ». Voir en outre K. Bartl et S. R. Hauser (éd.), Continuity and Change in Northern Mesopotamia, et M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 141. 8 Sur la perception de Constantinople et de l’empire byzantin par les musulmans, voir désormais N. M. El-Cheikh, Byzantium. 232 chapitre v soit soldé par un échec cuisant9. Quoi qu’il en soit c’est principalement cet épisode qui a retenu l’attention des chercheurs. Les études consa- crées à l’expédition de 97-99/715-717, pour la plupart déjà anciennes10, visaient à mettre un peu d’ordre dans la profusion des informations fournies par les sources, afin de distinguer les données historiques des éléments relevant de la « légende » de Maslama ; M. Canard a assuré la collation de la plupart des éléments pertinents11. Le caractère dispersé des informations relatives à Maslama dans les sources à intention his- torique rend difficile toute approche globale. Il y incarne toutefois le plus souvent l’idéal du héros combattant de la frontière, du ġāzī cham- pion du jihād12. Son incapacité à s’emparer de Constantinople, même si elle a suscité à l’occasion des jugements très durs de la part des auteurs médiévaux13, n’a pas nui à sa notoriété. Les anthropologues nous ont en effet appris que la question de la réussite ou de l’échec du héros était secondaire, dans la mesure où sa portée est pondérée dans la durée, et où surtout « l’héroïsme est lié non pas au résultat de l’entreprise, mais à l’acceptation du risque et de la souffrance, voire de la mort »14.

1. Tradition épique et héritage monumental Les grands combattants de la frontière byzantine de l’époque omeyyade, avec en figures de proue Maslama et son épigone al-Batṭ āl,̣ ont ainsi suscité un fort engouement, et des cycles épiques leur ont été consacrés. Il n’est pas question d’étudier ici en détail la place qu’ils occupent, avec de façon plus large le mythe de la prise de Constanti- nople, dans la littérature populaire musulmane médiévale15, mais il est impossible d’évoquer ces personnages sans penser à certains contes

9 Sur cette « utilité » de l’échec, voir infra. 10 E. W. Brooks, « The Arabs in Asia Minor » et « The Campaign of 716-718 » ; J. Wellhausen, « Die Kämpfe der Araber mit den Romäern » ; M. Canard, « Les expédi- tions » ; R. Guilland, « L’expédition » ; R. J. Lilie, Die Byzantinische Reaktion. 11 M. Canard, « Les expéditions », notamment p. 94-102 et 112-121. Voir en outre F. Gabrieli, « L’eroe omayyade ». 12 La bibliographie est immense sur le sujet. Dans le contexte de la frontière byzan- tine, qui nous occupera largement dans les pages qui suivent, l’ouvrage fondamental est celui de M. Bonner, Aristocratic Violence. Sur la thématique plus vaste du jihād, on se reportera à F. Donner, « The Sources of Islamic Conceptions of War », A. Morabia, Le ǧihâd, et en dernier lieu à M. Bonner, Le jihad et D. Cook, Understanding Jihad. 13 Voir en particulier Kitāb al-ʿuyūn, p. 27-28. 14 J.-P. Albert, « Du martyr à la star », p. 18. 15 Pour une vue d’ensemble de la question, voir M. C. Lyons, The Arabian Epic. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 233 préservés dans les Mille et une nuits16 et surtout dans les Cent et une nuits17. Ce sont encore bien davantage les épopées de Ḏ āt al-Himma dans la tradition arabe, et Sayyid Batṭ āḷ 18 dans la tradition turque, qui se font l’écho des exploits légendaires de Maslama et de ses héritiers. Dans la partie qui nous intéresse19, la version arabe met en scène, sur fond de luttes tribales, un dénommé al-Saḥ ̣sāḥ ̣, aïeul de l’héroïne Ḏ āt al-Himma, héros de l’expédition contre Constantinople, qu’il conduit conjointement avec Maslama à la demande du calife ʿAbd al-Malik. Au cours du récit, on retrouve notamment l’épisode de la destruction de la flotte musulmane par les Byzantins, au moyen du feu grégeois, et les troupes ne sont finalement sauvées du désastre que grâce au courage d’al-Saḥ ̣sāḥ ̣. Vient ensuite le temps du siège de la seconde Rome, qui s’éternise, et conduit Maslama à faire édifier une ville en face de la capitale byzantine, où ses hommes vivent de l’agriculture et du commerce, dans l’attente de la reddition des assiégés. Léon, l’empe- reur byzantin, négocie alors avec Maslama le retrait des troupes pour soustraire la ville au blocus et à la famine qui s’annonce. Le général marwanide pose comme condition l’édification d’une mosquée dans Constantinople et exige d’entrer à cheval dans la cité, jusque dans Sainte-Sophie elle-même. Léon accepte ces exigences et, une fois leur lieu de culte achevé, les musulmans entrent dans la ville, vont prier à la mosquée, puis souillent la basilique des excréments de leurs montures. Ils prennent ensuite le chemin du retour vers la Syrie. Nous allons constater que la plupart des épisodes rapportés s’ap- puient sur un socle bien attesté dans certaines sources historiques. Ces cycles héroïques posent toutefois à ce jour d’épineux problèmes de datation, d’auteur, et plus largement de tradition manuscrite ; peut-être faut-il lier leur essor aux périodes délicates pour les musulmans que constituèrent la Reconquête byzantine et surtout les Croisades. Dans une série de travaux consacrés à Ḏ āt al-Himma, M. Canard a conclu que l’épopée est composée de deux phases distinctes, la première autour de la figure de Maslama, la seconde autour de celle d’al-Batṭ āl,̣

16 Le conte de ʿUmar al-Nuʿmān et de ses fils est principalement consacré à une expédition contre Constantinople. M. Canard, « Les expéditions », p. 114 et s. 17 Voir en particulier les contes de Sulaymān b. ʿAbd al-Malik et de Maslama. M. Canard, « Les expéditions », p. 115. 18 Sur cette romance turque, voir I. Mélikoff, « Al-Batṭ āḷ ». 19 Le bref résumé qui suit s’appuie sur les différents travaux de M. Canard sur le sujet. Voir M. Canard, « Les expéditions », p. 117 et s. ; « Ḏ ū al-Himma » ; « Del- hemma » ; « Les principaux personnages ». 234 chapitre v ce dernier se trouvant déplacé à la période abbasside20. Ces deux enti- tés proviennent de périodes et d’origines différentes, et les fondements de la première pourraient avoir été élaborés dès l’époque omeyyade. L’ensemble fut toutefois retravaillé dans le contexte des Croisades. Ces éléments étaient quoi qu’il en soit connus en Syrie du Nord aux environs de 390/1000, car ils servirent de base à l’épopée byzantine de Digénis Akritas21. Dans l’optique de notre enquête, Ḏ āt al-Himma représente en quelque sorte la « version finale » du mythe de Maslama, et il importe de nous pencher sur la genèse de ces traditions. À côté de cette place de choix dans la littérature héroïque, des lieux de mémoire demeurent attachés à Maslama en territoire byzantin, jusqu’au cœur même de Constantinople. Ibn Ḫ urradāḏbih signale ainsi la présence d’une inscription en arabe, dans la mosquée d’Éphèse, commémorant l’entrée de Maslama dans le Bilād al-Rūm22. À Abydos, c’est une source, ʿAyn Maslama, qui est associée au général arabe23 ; c’est là qu’il aurait été rejoint par la flotte musulmane alors qu’il s’ap- prêtait à assiéger la capitale, à en croire al-Masʿūdī24. Un autre auteur s’évertue même à situer la tombe d’Abū ʿUbayda b. al-Jarrāḥ – fameux compagnon du Prophète – sous les remparts de la cité, affirmant qu’il y aurait succombé en combattant aux côtés de Maslama25 ! Peu importe le caractère légendaire de cette affirmation, puisque Abūʿ Ubayda serait mort lors de la peste de ʿAmwās en 18/639 : l’objectif est d’associer les grandes figures de l’islam premier au siège conduit par le général marwanide et au mythe de la prise de Constantinople26. Plus encore, le souvenir de Maslama demeure attaché à la mosquée qu’il aurait fait ériger dans la capitale byzantine, dont l’épopée de Ḏ āt al-Himma se fait l’écho. Cette tradition est bien établie dans les sour- ces islamiques tardives, et l’entretien de cette mosquée fut un sujet de discussion entre Byzantins et Musulmans au cours des siècles27 ; lors de

20 Voir sur ce point H. Grégoire, « Comment Sayyid Batṭ âḷ ». 21 M. Canard, « Ḏ ū al-Himma ». 22 Ibn Ḫ urradāḏbih, Kitāb al-masālik, éd. p. 106, trad. p. 78. 23 Ibn Ḫ urradāḏbih, Kitāb al-masālik, éd. p. 104, trad. p. 75. 24 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. II, p. 317, trad. II, p. 277. 25 Al-Zuhrī, Kitāb al-juġrāfiyā, § 117 ; El-Cheikh N. M., Byzantium, p. 211. 26 N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 211. 27 Voir les traditions rassemblées par M. Canard, « Les expéditions », p. 94-98, et en dernier lieu N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 210-211. Sur les restaurations effec- tuées dans la mosquée, en plus des sources mentionnées par ces deux auteurs, voir notamment Ibn Šaddād, Al-Aʿlāq, éd. p. 325, trad. p. 206, qui signale des travaux en 441/1049-1050. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 235 la prise de la ville par les Turcs, en 857/1453, les assaillants se seraient empressés de se rendre à la mosquée de Maslama28. Des textes plus anciens font toutefois référence à ce lieu de culte musulman, érigé à la demande du fils deʿ Abd al-Malik. Ibn al-Faqīh (qui écrivait v. 290/903) est sans doute le premier géographe à signaler la mosquée, dans un passage qui peut toutefois prêter à confusion29. Le De administrando imperio, de l’empereur byzantin Constantin VII Porphyrogénète (913- 959), offre davantage de précisions, et mentionne explicitement l’édi- fication d’une mosquée dans lePraetorium , à la demande du prince omeyyade, prétoire qui servait aussi de lieu de détention pour les cap- tifs arabes30. Ce récit concorde assez bien avec celui d’al-Muqaddasī31, un peu plus tardif, qui précise que le général imposa à l’empereur Léon III la construction d’une maison pour les prisonniers de guerre, ce qui déboucha sur l’érection d’un dār al-balāt ̣ à proximité du dār al- mulk, de l’autre côté de l’hippodrome (maydān)32. Le géographe ne fait pas état de la fondation d’une mosquée à l’occasion de ces travaux, et il faut supposer, à la lumière des renseignements fournis par Constantin Porphyrogénète, qu’au moins une salle de prière fut aménagée dans le dār al-balāt.̣ Cette littérature épique affirmant le triomphe de Maslama et ces éléments inscrits jusque dans la topographie de la capitale byzantine servent à affirmer une « possession symbolique33 » de Constantinople par les Musulmans. C’est qu’il s’agit là d’un enjeu d’importance, qui nous invite à nous plonger à présent dans les récits du siège conduit par Maslama, afin de partir en quête des éléments anciens qui com- mandèrent le développement de semblables traditions.

28 M. Canard, « Les expéditions », p. 97. 29 Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 145, trad. p. 174. Sur la perception de Constan- tinople par les géographes arabes, voir M. Marín, « Constantinopla en los geografos arabes ». 30 Constantin Porphyrogénète, De administrando imperio, éd. p. 92, trad. p. 93. L’utilisation du prétoire comme lieu de détention des prisonniers est indiquée par le même auteur dans le Livre des cérémonies, éd. Reiske, II, p. 592. Voir M. Canard, « Les expéditions », p. 97. 31 Ainsi que l’a noté M. Canard, « Les expéditions », p. 98. 32 Al-Muqaddasī, Aḥsan, p. 147. Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, p. 3, y voit pour sa part une « mosquée diplomatique abbasside ». 33 N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 211. 236 chapitre v

2. L’expédition contre Constantinople dans les chronographies islamiques Un mot tout d’abord sur le contexte : cette opération de grande enver- gure s’inscrit dans la continuité de sawạ̄ ʾif que Maslama conduit en Asie Mineure depuis déjà une décennie. Au cours de ces campagnes, le chef militaire marwanide connut des succès importants, s’emparant notamment de plusieurs villes stratégiques comme Tyane (Ṭawāna) ou Amorium (ʿAmmūriyya). Sans doute stimulés par ces succès, les califes marwanides avaient alors, à la suite de leurs prédécesseurs sufyani- des, nourri le dessein d’attaquer directement Constantinople. Tel était déjà le cas d’al-Walīd à en juger par le témoignage d’une délégation prétendument diplomatique envoyée par Anastase II (713-715), en vue de s’informer sur les préparatifs militaires des musulmans. Les espions rapportèrent des nouvelles inquiétantes, décrivant l’ampleur des forces mobilisées ; l’empereur ordonna en conséquence de faire des réserves de vivres, relança la construction navale, fit restaurer les fortifications de la ville et renforça ses défenses au moyen de catapultes et d’autres engins de siège34. La mort du calife différa la réalisation de ces projets, mais son successeur Sulaymān reprit l’idée à son compte. Il rassembla pour ce faire ses troupes à Dābiq35 et l’expédition fut lan- cée par voies terrestre et maritime. Le moment semblait à vrai dire opportun, car l’empire romain d’Orient se trouvait plongé dans une profonde anarchie politique qui déboucha sur l’éviction d’Anastase II et son remplacement par Théodose III (715-717). Ce dernier ne fut pas reconnu par le futur Léon III (717-741), alors stratège des Anato- liques, qui allait mettre à profit l’offensive musulmane pour s’emparer du pouvoir et fonder la dynastie isaurienne. Il existe de multiples relations du siège de la capitale byzantine par les musulmans, tant dans les sources islamiques que chrétien- nes36, qui se donne alors à lire comme la plus importante opération jamais lancée par le califat37. Il s’agissait là d’un objectif majeur, dans

34 Théophane,Chronographie , éd. p. 383-384, trad. p. 534. 35 Dābiq était le point de rassemblement traditionnel des troupes, avant le départ en campagne vers le territoire byzantin. Voir D. Sourdel, « Dābiq ». 36 En dépit de cette profusion de renseignements, H. Kennedy a souligné à juste titre le déficit d’informations relatives à la composition des forces musulmanes qui lancèrent l’expédition de 98-99/716-717, The Armies of the Caliphs, p. 47. 37 Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, p. 31. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 237 la mesure où les califes du premier siècle de l’hégire semblent avoir ambitionné d’installer leur propre capitale à Constantinople38. La poé- sie omeyyade, qui se fait largement l’écho de cet espoir de s’emparer de la ville, en témoigne39. Avant d’évaluer ce que ces différentes tra- ditions ont à offrir, en particulier en terme de possibilités de datation de la mise en circulation de l’information historique, il convient de dresser un bilan de ce que les auteurs musulmans ont souhaité léguer de ces faits d’armes. Au sein même de ce corpus, deux versions prin- cipales des événements cohabitent, chacune comprenant un certain nombre de variantes. Si ces deux grands ensembles s’accordent sur nombre de faits et de points de détails, ils diffèrent radicalement quant au résultat. L’un sanctionne l’échec cuisant des opérations et juge parfois sévèrement le général qui a conduit ses troupes à la débâcle (version 1) ; l’autre consacre l’héroïsme de Maslama, présenté en triom- phateur, dans le cadre d’une conquête symbolique de Constantinople (version 2). C’est la version 1 qui a été retenue par al-Ṭabarī. L’ensemble est toutefois quelque peu confus dans la mesure où trois riwāya sont pré- sentées à la suite, en dépit de certaines incompatibilités manifestes. Le récit débute (version 1.1), en s’appuyant sur al-Wāqidī, par une mise en situation directe de Maslama et de ses troupes sous les remparts de Constantinople, en réponse à un ordre donné par le calife Sulaymān. La narration se limite aux aspects logistiques : Maslama fait stocker autant de nourriture que possible par ses hommes et leur interdit d’y toucher. Il leur recommande de s’alimenter par le produit de leurs razzias, le temps que les terres mises en culture livrent leurs premiers fruits40. En prévision de l’hiver qui s’annonce, des maisons en bois (buyūtan min ḫašab) sont édifiées. Ce premier compte-rendu s’achève, sans qu’il ne soit fait mention d’aucun combat, en précisant que

38 Voir sur ce point N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 62. Un modèle constantinopoli- tain présida éventuellement à l’aménagement de la Damas omeyyade, voir F. B. Flood, The Great Mosque, p. 163-172. Le port de la capitale byzantine fut lui aussi un objet d’admiration et commanda sans doute au développement des infrastructures portuai- res du littoral syrien, en particulier à Tyr ou à Acre. Voir A. Borrut, « Architecture des espaces portuaires », « L’espace maritime syrien ». 39 N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 34. Voir en particulier les vers collationnés par S. S. Agha et T. Khalidi, « Poetry and Identity ». 40 D’autres sources rapportent également que les musulmans se nourrirent au moyen de leurs productions agricoles. Voir al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 299 ; Kitāb al-ʿuyūn, p. 26-27. 238 chapitre v

Maslama quitta le Bilād al-Rūm à l’annonce de la mort de Sulaymān b. ʿAbd al-Malik41. Un deuxième présentation des faits débute alors (version 1.2), sous l’autorité d’al-Madāʾinī. C’est à nouveau Sulaymān qui envoie son frère en campagne, après avoir réuni les troupes à Dābiq. Les Byzantins sont inquiets en raison de la seule réputation de Maslama et Léon propose d’entamer des négociations42 ; ʿUmar b. Hubayra43 est désigné pour conduire les pourparlers. Ibn Hubayra rencontre le stratège qui juge durement le supérieur de l’émissaire musulman, qu’il accuse de ne penser qu’à manger, révélant ainsi son manque d’intelligence44, et propose de verser un tribut en échange de la paix. ʿUmar b. Hubayra rapporte l’offre byzantine à Maslama qui la rejette. Au cours d’une seconde entrevue avec Léon, Ibn Hubayra l’informe de ce refus, tout en critiquant à son tour la conduite de Maslama, dont le jugement aurait été obscurci par un repas trop copieux. Sans doute faut-il com- prendre que les armées musulmanes assiègent ensuite Constantinople, car les patriciens (al-batāriqạ ) promettent à Léon de le faire empereur s’il parvient les débarrasser de Maslama. Prétendant alors vouloir lui

41 Al-Ṭabarī, II, p. 1314-1315, trad. vol. XXIV, p. 39-40. Ce récit est reproduit pra- tiquement à l’identique par Balʿamī, p. 194. Voir aussi Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 360. 42 Léon est présenté comme parlant couramment grec et arabe, Kitāb al-ʿuyūn, p. 257. Voir M. Canard, « Les expéditions », p. 92, et en dernier lieu N. M. El-Cheikh, « Byzantine Leaders ». 43 Qui commandait la flotte musulmane lors de l’expédition, voir ̮ alīfaH b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, I, p. 425 ; al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 299. Sur ce personnage, voir P. Crone, Slaves, p. 107. 44 L’allusion de Léon peut désigner Sulaymān ou Maslama. Le passage n’est pas clair chez al-Ṭabarī. D. S. Powers, dans sa traduction du Taʾrīḫ al-rusul wa-al-mulūk (vol. XXIV, p. 40, note 149), estime que l’allusion renvoie au calife. C’est ce qu’affirme Balʿamī, reproduisant assez fidèlement ce paragraphe, qui ajoute explicitement que c’est Sulaymān qui est ainsi visé (Balʿamī, p. 194-195). Notons toutefois que quelques lignes plus bas, des reproches identiques sont adressés par Ibn Hubayra à Maslama ; ailleurs, c’est le calife ʿUmar II qui critique le comportement alimentaire du prince marwanide. Voir Balʿamī, p. 212-213. Il se peut ainsi que les deux personnages aient fait l’objet de critiques similaires, ce qui aurait engendré une certaine confusion. Sulaymān était quoi qu’il en soit doté d’une réputation de mangeur invétéré, ainsi que s’en fait notamment l’écho al-Masʿūdī, Murūj, éd. V, p. 400-402, trad. vol. IV, p. 858-859 : « Sulaymān était grand mangeur [. . .] On raconte que Sulaymān sortit un jour du bain avec un vif appétit ; il fit accélérer les préparatifs du repas et, en attendant qu’il fût prêt, il se fit apporter tout ce qui se trouvait rôti. On lui servit vingt agneaux dont il dévora l’intérieur avec quarante petits pains. Puis, quand on apporta le dîner, il mangea avec ses convives comme s’il n’avait rien pris jusque-là. On rapporte aussi qu’il prenait des corbeilles pleines de friandises et les mettait à côté de son lit. Lorsqu’il se réveillait, sa main ne pouvait tomber que sur une de ces corbeilles dans laquelle il puisait ». maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 239 livrer la ville, le futur Léon III engage Maslama à brûler ses provisions : il lui affirme pour ce faire que les Byzantins sont prêts à résister à un long siège mais pas à une attaque immédiate, dont la destruction des réserves donnerait le signal. Dupé par cette ruse, le général exécute cette étrange requête et les Byzantins profitent immédiatement d’une situation qui pousse les assaillants à la famine. Cette deuxième nar- ration s’achève en affirmant que les choses demeurèrent en l’état, au grand péril des soldats affamés, jusqu’à la mort de Sulaymān45. La troisième riwāya (version 1.3), dépourvue d’isnād, est assez pro- che de la précédente à ceci près que Léon vient cette fois directement trouver le calife à Dābiq, à la mort de l’empereur byzantin, pour lui promettre de lui livrer l’Empire ; Sulaymān envoie donc Maslama et ses troupes, avec le stratège, mettre le siège devant Constantinople. Le général musulman fait amasser tous les vivres qu’il peut trouver en pré- vision des hostilités. Pendant ce temps, Léon entre dans la ville et se fait proclamer empereur. Il écrit alors à Maslama qu’il souhaite conclure la paix et lui demande d’autoriser le ravitaillement de la cité, prétextant qu’ainsi les habitants reconnaîtront l’équité des musulmans, ce qui permettra à ces derniers de circuler librement dans la capitale. Comme dans le récit précédent, Maslama se laisse berner par la supercherie et la totalité des provisions qu’il avait stockées en vue du siège est trans- férée derrière les murs de Constantinople. Les assaillants se retrouvent démunis et éprouvés par une terrible famine qui les oblige à manger « les animaux [domestiques], les peaux (al-julūd46), les racines d’ar- bres et les feuilles, [bref] tout [ce qu’ils trouvaient] sauf de la terre »47 ! Cette situation dramatique est à nouveau supposée avoir duré jusqu’au décès du calife48. Un peu plus loin, al-Ṭabarī ajoute trois derniers éléments par ailleurs bien connus : la prise de madīnat al-Ṣaqāliba – la ville des Slaves –, que l’on attribue généralement à Maslama49,

45 Al-Ṭabarī, II, p. 1315-1316, trad. vol. XXIV, p. 40-41 ; Balʿamī, p. 194-195. 46 Il peut s’agir indifféremment de la peau d’un animal ou d’un être humain. C’est peut-être de là que dérivent les accusations de cannibalisme dont plusieurs sour- ces chrétiennes se font l’écho. Zuqnīn, éd. p. 158, trad. Harrak p. 151, trad. Palmer p. 63, trad. Hespel p. 119 ; Théophane,Chronographie , éd. p. 397, trad. p. 546 ; Łewond, trad. p. 108. 47 Al-Ṭabarī, II, p. 1317, trad. vol. XXIV, p. 41. Voir aussi Balʿamī, p. 196 ; Ibn al-Atīr,̱ V, p. 12 ; Ibn Šaddād, Al-Aʿlāq, éd. p. 353, trad. p. 134. 48 Al-Ṭabarī, II, p. 1316-1317, trad. vol. XXIV, p. 41 ; Balʿamī, p. 195-196. Voir en outre le récit très proche proposé par al-Masʿūdī, Tanbīh, éd. p. 165-166, trad. p. 226-227. 49 Al-Ṭabarī, II, p. 1317, trad. vol. XXIV, p. 42 ; al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 299 ; Ibn Šaddād, Al-Aʿlāq, éd. p. 353, trad. p. 134. 240 chapitre v l’attaque des troupes de ce dernier, sans doute durant le siège, par les Burjān, le plus important des groupes bulgares50, et enfin le rappel des troupes qui assiégeaient Constantinople par le calife ʿUmar II, qui envoya des montures et des provisions pour faciliter cette retraite51. Le Kitāb al-ʿuyūn, qui date de la seconde moitié du ve/xie siècle, offre l’une des plus longues relations de l’expédition que nous possédions52. C’est, pour l’essentiel, un développement de la version 1.2, caractérisée par le motif de l’incendie des provisions des assaillants53. La narration est toutefois beaucoup plus détaillée, et offre quantité d’éléments sup- plémentaires. Elle met aussi sur le devant de la scène plusieurs per- sonnages secondaires qui n’apparaissent pas dans les autres sources musulmanes (Sulaymān b. Muʿāḏ ; « l’homme aux quarante coudées »), ce qui avait conduit M. Canard a souligner que l’auteur anonyme du Kitāb al-ʿuyūn avait eu accès à d’autres sources54. Tout d’abord un cer- tain Sulaymān b. Muʿāḏ al-Antakī,̣ qui semble occuper de hautes fonc- tions au sein de l’expédition terrestre55, joue le rôle de l’interlocuteur privilégié de Léon. Sa position est délicate et, lorsque le stratège byzan- tin révèle sa duplicité, Sulaymān b. Muʿāḏ s’écrie : « tu m’as tué [. . .] car l’émir me rendra responsable de tout cela »56. De fait, Maslama sus-

50 Al-Ṭabarī, II, p. 1317, trad. vol. XXIV, p. 42 ; Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, I, p. 425. Sur les Burjān, voir I. Hrbek, « Bulghār ». Suite aux attaques dévastatrices des Bulgares, le calife Sulaymān aurait envoyé des renforts à Maslama, mais ces derniers auraient été dispersés par les Slaves, voir al-Ṭabarī, II, p. 1317, trad. vol. XXIV, p. 42. Sur le rôle important que jouèrent les Bulgares lors du siège, harcelant les troupes de Maslama, voir V. Gjuzelev, « La participation des Bulgares ». 51 Voir notamment al-Ṭabarī, II, p. 1346, trad. vol. XXIV, p. 74 ; Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, I, p. 432 ; al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 302 ; Balʿamī, p. 208 ; al-Masʿūdī, Tanbīh, éd. p. 319, trad. p. 413. 52 Kitāb al-ʿuyūn, p. 24-33. Sur ce texte, voir les remarques de E. W. Brooks, « The Campaign of 716-718 », qui offre en outre une traduction du passage concerné ; M. Canard, « Les expéditions », p. 84 et s., et de N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 63-64. 53 La destruction des provisions des musulmans est toutefois agrémentée d’un accord par lequel Léon obtient de ravitailler Constantinople, au moyen de plusieurs navires chargés de vivres. Peut-être faut-il voir là une tentative de fusionner les ver- sions 1.2 et 1.3. 54 M. Canard, « Les expéditions », p. 89-90. 55 Ce personnage n’est pas mentionné ailleurs dans les sources musulmanes, où c’est généralement ʿAmrū b. Qays qui est placé à la tête des troupes au sol, voir par exemple al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 299. Il est par contre bien connu des auteurs chré- tiens. Voir ainsi Théophane,Chronographie , éd. p. 386, trad. p. 538 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 501 ; Michel le Syrien (qui le confond avec le calife Sulaymān b. ʿAbd al-Malik), II, éd. p. 453, trad. p. 484 ; 1234, éd. p. 301, trad. p. 234-235. 56 Kitāb al-ʿuyūn, p. 29, trad. M. Canard, « Les expéditions », p. 87. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 241 pecte ce dernier de l’avoir abusé ou d’avoir au moins eu connaissance des véritables intentions de Léon. Anticipant le châtiment inéluctable, Sulaymān b. Muʿāḏ met fin à ses jours en avalant une dose de poison contenue dans le chaton de sa bague ; cet acte désespéré confirmant les doutes de Maslama, le général fait suspendre le corps du traître supposé au gibet. Vient ensuite un mystérieux personnage dénommé « l’homme aux quarante coudées »57, un patrice, qui se présente auprès de ʿUmar b. Hubayra – Maslama ayant refusé de le recevoir – comme envoyé par les habitants de la capitale et non par l’empereur, ce qui pourrait traduire les rivalités internes qui secouaient alors Constanti- nople tandis que Léon III tentait d’y assurer son pouvoir. L’individu offre, quoi qu’il en soit, un tribut s’élevant à un dinar par homme en âge de porter les armes, en échange du retrait des assaillants. En dépit de l’insistance de ʿUmar b. Hubayra, Maslama s’entête et rejette cette solution négociée, arguant du fait qu’il a reçu l’ordre de persévérer jusqu’à la prise de la ville ou à son rappel. C’est alors que cet ordre de retour lui parvient, émanant de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz qui vient de remplacer le défunt Sulaymān, qui s’était montré incapable d’en- voyer des secours auprès de ses soldats en perdition sous les murs de Constantinople. Le dernier élément à porter au dossier de ce récit livré par le Kitāb al-ʿuyūn est la présence, dans l’entourage de Mas- lama dont il assure la garde, du fameux héros de la guerre de frontière omeyyade, ʿAbd Allāh al-Batṭ āl.̣ Cette figure épique, qui n’apparaît traditionnellement que sous le califat de Hišām dans la plupart des sources islamiques58, est précisément l’un des protagonistes importants de la deuxième grande version de l’expédition contre Constantinople que l’on rencontre dans les chronographies, et vers laquelle il nous faut à présent nous tourner. La version 2, beaucoup moins répandue dans les sources, propose un récit totalement différent. Ce tableau bien plus flatteur de l’expé- dition contre la capitale byzantine est en particulier préservé par Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī (qui composa son ouvrage v. 204/819)59, et par Balʿamī (m. entre 382/992 et 387/997), qui n’hésite pas à juxtaposer cette

57 Tessarakontapechys. Voir E. W. Brooks, « The Campaign of 716-718 », p. 26, note 2, qui signale qu’un individu juif du même nom, qui aurait conseillé le calife omeyyade Yazīd II, est mentionné dans les Actes du viie concile. 58 M. Canard, « Al-Batṭ āḷ ». 59 Sur l’épineuse question de la chronologie d’Ibn Aʿtam,̱ voir supra, chapitre II. 242 chapitre v narration à la version 1, qu’il a reproduite au préalable en suivant fidè- lement al-Ṭabarī60. Pour cette deuxième présentation des faits, l’his- torien persan prend d’ailleurs soin de préciser qu’il l’a trouvée dans d’autres ouvrages que celui d’al-Ṭabarī61 et il est manifeste qu’il s’ap- puie directement sur le Kitāb al-futūḥ d’Ibn Aʿtam,̱ connu pour être l’une de ses sources62, et dont il donne ici une version plus synthé- tique. Les deux textes s’accordent en effet à la perfection, même si celui du vizir samanide est acéphale, laissant de côté toute une partie de la relation de son prédécesseur. Ibn Aʿtam̱ précise pour sa part en détail le contexte qui présida au départ de Maslama vers le territoire byzantin. La chronologie adoptée ici est nettement différente de celle de la version 1, puisque c’est à l’initiative de son père, ʿAbd al-Malik, que Maslama aurait entrepris ses campagnes. Dans des discours virulents prononcés à Damas, le calife appelle au jihād, et présente son fils comme son bras armé, « son sabre, sa lance et sa flèche » wa-had( ̱ā ibnī Maslama wa-huwwa sayfī wa-rumḥī wa-sahmī)63. S’ensuit le ras- semblement des troupes à Marj Dābiq, où des musulmans pieux, dési- reux de participer au jihād, arrivent des quatre coins de l’empire, afin de grossir les rangs64. Une fois l’armée constituée, vient le temps de la mise en route vers Constantinople, trajet marqué par la conquête de plusieurs villes, dont Tyane (Ṭawāna) et Amorium (ʿAmmūriyya) ; al-Batṭ āḷ figure en bonne place parmi les soldats qui accompagnent Maslama65. Les musulmans atteignent ainsi le détroit du Bosphore (ḫalīj al-baḥr)66, et le général marwanide ordonne aux Byzantins qui se

60 L’intérêt marqué par Balʿamī pour les expéditions de Maslama trouve peut- être sa justification dans ses racines familiales, si l’on suit le célèbre auteur duKitāb al-ansāb, le biographe al-Samʿānī (m. 506/1113). Ce dernier rapporte en effet une tra- dition selon laquelle l’un des ancêtres de Balʿamī était un arabe de la tribu de Tamīm, qui aurait accompagné Maslama dans ses expéditions ; mais al-Samʿānī précise que, selon al-Madāʾinī, cet aïeul prit part en réalité aux campagnes de Qutayba b. Muslim. Voir D. M. Dunlop, « Balʿamī », et R. Sellheim, « Al-Samʿānī ». 61 Balʿamī, p. 208. C’est là un des multiples exemples où Balʿamī se détache de sa source principale, ce qui conforte bien entendu les conclusions d’E. L. Daniel pour qui le vizir samanide est bien plus un adaptateur qu’un traducteur d’al-Ṭabarī. Voir E. L. Daniel, « Balʿamī’s Account ». Voir désormais sur la question A. C. S. Peacock, Medieval Islamic Historiograpy, en particulier chapitres 3 et 4. 62 Ainsi que l’a noté D. M. Dunlop, « Balʿamī ». 63 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 123-124. 64 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 125. 65 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 135 et s. 66 Les Dardanelles, la mer de Marmara et le Bosphore sont généralement consi- dérés par les géographes arabes comme un seul détroit ou canal (ḫalīj), reliant la maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 243 trouvent auprès de lui, peut-être des captifs, d’organiser la traversée au moyen de bateaux. Après trois mois consacrés aux préparatifs et à la construction navale, les troupes prennent enfin la mer, avec tout leur équipement, et débarquent sur la presqu’île (al-jazīra) de Constan- tinople67. C’est sous les murs de la cité que les récits d’Ibn Aʿtam̱ et de Balʿamī se rejoignent68, et signalent que Maslama fit édifier une ville en face de Constantinople, qu’il la fortifia, la dota de portes et la nomma madīnat al-Qahr69, sans doute en raison de la victoire escomp- tée. Al-Masʿūdī accrédite cette hypothèse, en rapportant une tradition selon laquelle, « Maslama b. ʿAbd al-Malik, après avoir construit une ville sur le détroit de Constantinople (ḫalīj al-Qustanṭ īniyyạ ), bapti- sée madīnat al-Qahr, fut appelé le vainqueur par l’aide d’Allah le très haut (al-qāhir bi-ʿawn Allāh taʿāla) »70. Ces événements se déroulèrent durant le califat de ʿAbd al-Malik, et le siège se poursuivit durant la totalité de celui d’al-Walīd71 ; Ibn Aʿtam̱ précise que Maslama passa ainsi quatorze ans hors du dār al-islām72. Le général reçut alors une lettre du nouveau calife Sulaymān, l’enjoignant de rentrer afin de lui prêter main forte face à la rébellion redoutée de Yazīd b. al-Muhallab, alors gouverneur du Ḫ urāsān. Se voyant contraint de renoncer à son rêve le plus cher, Maslama tente un baroud d’honneur, et les deux armées, musulmanes et byzantines, s’affrontent ; le combat acharné tourne à l’avantage des assaillants qui font subir de lourdes pertes à leurs adversaires, avant de regagner madīnat al-Qahr. Léon écrit à son ennemi que cette guerre a assez duré et lui propose de faire la paix, à condition que les musulmans quittent la péninsule et se retirent à al-Masīḥiyya73 ; les Byzantins s’engagent en outre à verser un tribut.

Méditerranée à la mer Noire. Voir J. H. Mordtmann, « Al-Ḳustanṭ īniyyạ ». La carte de la Méditerranée d’Ibn Ḥawqal donne une bonne idée de cette perception, Kitāb sūraṭ al-arḍ, éd. p. 193 , trad. p. 188. 67 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 143-144. 68 Balʿamī précise simplement en préambule que Maslama était resté à guerroyer en territoire byzantin depuis le règne de son père, p. 208. 69 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 144. Balʿamī, p. 208 parle de madīnat al-Fahr. Ce dernier mot ne voulant rien dire, il s’agit sans doute d’une erreur graphique aisément compréhensible dans la mesure où un seul point diacritique distingue le « q » du « f ». 70 Al-Masʿūdī, Tanbīh, éd. p. 336, trad. p. 432 (avec des modifications mineures). 71 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 144 et s. (mort de ʿAbd al-Malik, p. 148 ; d’al- Walīd, p. 186) ; Balʿamī, p. 208. 72 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 222. 73 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 223 ; Balʿamī, p. 209, parle d’al-Masjana. Dans les deux cas ces toponymes semblent inconnus des auteurs musulmans, mais le site évoqué se situe quoi qu’il en soit en Asie Mineure, et non sur la rive européenne du 244 chapitre v

Maslama répond qu’il ne peut accepter ces conditions, car il est lié par un serment : il s’est juré de ne jamais quitter les lieux sans être entré dans Constantinople ! Ayant expédié sa missive, Maslama joint le geste à la parole et dirige à nouveau ses troupes vers les portes de la capitale, mais l’empereur byzantin demande à lui parler avant que les combats ne s’engagent. Il lui offre alors de respecter son vœu : Maslama se voit autorisé à entrer dans la ville74, à condition qu’il le fasse seul. Le géné- ral accepte, mais impose que les portes demeurent ouvertes, et qu’al- Batṭ āḷ s’y tienne, prêt à dévaster la ville avec ses troupes, s’il devait lui arriver quelque chose. La négociation aboutit enfin. Les Byzantins for- ment une haie depuis la porte jusqu’à Sainte-Sophie et Maslama, après avoir donné ses instructions à al-Batṭ āl,̣ pousse le cri du takbīr, puis entre enfin, seul et monté sur son cheval, dans Constantinople. Il est vêtu et paré de blanc, porte fièrement son épée et sa lance, coiffé d’un turban blanc, exhibant ainsi ostensiblement la couleur des Omeyyades sous les yeux des Rūm, qui admirent son courage. Maslama est attendu par Léon devant la porte du palais (qasṛ ) ; ce dernier montre sa sou- mission en baisant la main de son vainqueur, et l’accompagne à pied jusqu’à la basilique, tandis que Maslama chevauche toujours sa mon- ture. Sans mettre pied à terre, le héros marwanide entre dans Sainte- Sophie, et s’empare d’une croix en or ornée de pierres précieuses, en dépit des suppliques de Léon qui craint que ce geste de provocation ne déclenche une émeute. Faisant fi de cette imploration, Maslama quitte l’église et retraverse la ville, en ayant fixé « la croix renversée à la pointe de sa lance » (al-salīḅ munakkasan ʿalā rāʾs rumḥihi)75 ; le symbole est sans équivoque, l’islam triomphe du christianisme. Il atteint les por- tes de la capitale à l’heure de la prière de ʿasṛ , comme convenu, alors qu’al-Batṭ āḷ s’apprêtait à donner l’assaut. Au son du takbīr, célébrant leur victoire, les musulmans regagnent alors madīnat al-Qahr, qui n’a jamais été aussi bien nommée. Léon verse le tribut promis, en sus de ce triomphe orchestré dans les rues de la capitale. Maslama réunit alors ses troupes et les informe de la lettre de Sulaymān, retraçant ainsi plus d’une décennie d’histoire islamique, de la mort de ʿAbd al-Malik au califat de son frère76, en passant par celui d’al-Walīd. Après avoir

Bosphore. Faut-il supposer que le toponyme mystérieux d’al-Masīḥiyya se donne à lire en écho aux attentes messianiques qui marquent la période ? 74 Al-Muqaddasī, Aḥsan, éd. p. 147, mentionne aussi explicitement l’entrée de Mas- lama dans la ville. 75 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 225. Voir aussi Balʿamī, p. 210. 76 Qui règne alors, précise Maslama dans son discours, depuis 23 mois. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 245 demandé à la foule de prêter serment à Sulaymān, Maslama ordonne le départ, et les musulmans franchissent à nouveau le détroit77. De l’autre rive, Maslama écrit une dernière fois à son rival, pour l’engager à laisser intacte la mosquée qu’il avait fait édifier àmadīnat al-Qahr. En conséquence, Léon fait raser la ville de son ennemi mais préserve le lieu de culte78. Sur le chemin d’al-Masīḥiyya, une épidémie (wabāʾ) décime les musulmans ; les habitants de cette ville nourrissent alors l’ambition d’attaquer l’armée affaiblie, mais Maslama, ayant eu vent du projet, les fait passer au fil de l’épée et s’assure de la destruction de la cité79. Plus loin, il reçoit une lettre de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz l’in- formant qu’il a reçu la bayʿa à la mort de Sulaymān ; le nouveau calife l’invite à prêter serment à son tour et à ne pas se révolter, ce à quoi Maslama consent80, reconnaissant notamment la piété de ʿUmar II81. Ibn Aʿtam̱ affirme que le général omeyyade regagna ainsi Damas avec 30000 hommes, alors qu’il était parti en expédition à la tête de 8000082. Ainsi s’achève cette seconde version du siège de Constantinople83. La tradition islamique a donc conservé deux présentations radicale- ment différentes de l’histoire de Maslama sous les murs de la capitale byzantine. Certaines interpolations ne sont pas exclues entre ces ver- sions : ainsi, les constructions de maisons en bois signalée par al-Ṭabarī (version 1.1) font éventuellement écho à la ville d’al-Qahr mention- née dans la version 284. Les incertitudes relatives à la localisation de la

77 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 226. 78 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 226-227. Dans sa réponse à Maslama, où il accepte de préserver le lieu de culte de ses ennemis, Léon va jusqu’à se présenter comme le serviteur (ʿabd) du général. 79 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 228 ; Balʿamī, p. 211. 80 Certaines traditions font toutefois état du désespoir de Maslama de constater « le transfert du pouvoir des mains des fils de son père à celles des enfants de son oncle paternel ». Voir Ibn Abī al-Ḥadīd, Šarḥ, VII, p. 137-138 ; M. Sharon, Revolt, p. 237. 81 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 229-230 ; Balʿamī, p. 211. 82 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 230 ; Balʿamī, p. 211-212, fait état de 180000 indi- vidus au départ. 83 Pour des reprises plus tardives de cette présentation des faits, voir M. Canard, « Les expéditions », p. 99 et s. 84 Ajoutons que du côté des auteurs byzantins, le patriarche Nicéphore signale que les assaillants dressèrent une palissade (charax) autour de la ville, si l’on suit la traduction proposée par C. Mango, Short History, § 54. Le passage est d’interpréta- tion délicate, et charax peut aussi désigner un « camp retranché », à moins qu’il ne faille comprendre que les musulmans établirent une palissade autour de leur propre camp et non autour de Constantinople. Théophane, qui s’appuie sur la même source que Nicéphore, reprend toutefois lui aussi l’idée d’une clôture de l’espace autour de la capitale byzantine par les musulmans ; ces derniers auraient, selon cette version, creusé pour ce faire une tranchée, qu’ils auraient pourvue d’un parapet en pierres 246 chapitre v mosquée de Maslama découlent d’ailleurs peut-être directement d’une assimilation entre la mosquée de madīnat al-Qahr préservée par Léon et d’une autre érigée dans le Praetorium de Constantinople. Les hési- tations sur la durée du siège pourraient enfin dériver d’une confusion entre les versions courtes, qui l’estime généralement à un an, et lon- gues du siège, qui s’étale alors sur plus d’une dizaine d’années. Plus largement, ces narrations distinctes posent le problème de leur date de mise en circulation. La version 1 se trouve chez al-Ṭabarī (m. 310/923), et seuls quelques éléments épars figurent chez des chro- nographes plus anciens, tels qu’al-Yaʿqūbī (m. 284/897) et Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt ̣(m. v. 240/854). Si l’on se fie aux isnād-s proposés par al-Ṭabarī, dont deux des trois variantes (version 1.1 et 1.2) sont pourvues, ces traditions remontent à al-Wāqidī (m. 207/823) et à al-Madāʾinī (m. v. 235/850). Ces récits sont ensuite largement repris par des auteurs plus tardifs. La version 2 pose des problèmes peut-être encore plus épineux. L’incertitude relative à la date de décès de Balʿamī, probablement entre 382/992 et 387/997, n’est pas très importante ici, puisqu’il s’appuie sur al-Ṭabarī pour la version 1 et sur Ibn Aʿtam̱ pour la version 2. Si les informations relatives à ce dernier sont problématiques, ainsi que nous l’évoquions, il semble bien que son Kitāb al-futūḥ fut composé vers 204/819. Dans ces conditions, cette version est contemporaine de celle attribuée à al-Wāqidī par exemple, ce qui apparaît cohérent dans la mesure où cela revient à la situer en amont du filtre historiographique majeur que constitue la période de Sāmarrāʾ. Cette relation, incluant l’entrée de Maslama dans Constantinople, que M. Canard avait en son temps classée dans la catégorie des « légendes »85, se trouve ainsi, à la lumière des seules sources narratives islamiques, avoir été potentiel- lement en circulation en même temps que la « version standard » d’un siège de courte durée se soldant par un échec total. Dans la mesure où, pour l’heure, l’archéologie n’offre aucun recours pour préciser le déroulement des opérations, il est indispensable de prolonger l’enquête au sein du corpus des sources chrétiennes, afin d’essayer de préciser un certain nombre d’éléments.

sèches, Chronographie, éd. p. 395, trad. p. 545. Michel le Syrien fait état du creusement de deux fossés, l’un face à Constantinople, l’autre à l’arrière du camp des assaillants, en vue de se prémunir des assauts des Bulgares. Voir Michel le Syrien, II, éd. p. 455, trad. p. 485. 85 M. Canard, « Les expéditions », p. 99 et s. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 247

3. Les sources chrétiennes et la machine à héroïser En vertu des principes méthodologiques édictés plus haut, nous avons vu que les sources chrétiennes offrent précisément un recours pour nous efforcer dedater la mise en circulation de l’information histo- rique, dans la mesure où elles se font en partie l’écho d’une historio- graphie islamique perdue86. Il n’y a donc pas lieu de vouloir opposer ces différents corpus87 mais de les appréhender, de manière plus large, dans une logique faisant toute leur place aux processus de transmis- sion interculturelle, sans les considérer pour autant comme exclusifs. Peut-être parce qu’il menaçait Constantinople, l’un des hauts lieux de la chrétienté, l’épisode de l’attaque de la ville par les troupes de Maslama a largement retenu l’attention des chroniqueurs chrétiens, qui y ont souvent consacré de longs développements dans leurs stra- tégies de sélection. Dès les années 1920, les travaux pionniers de M. Canard avaient ainsi souligné l’intérêt du récit du chronographe byzantin Théophane ; plus largement, le matériau est abondant si l’on en juge par exemple par les riches descriptions préservées par les chro- niques anonymes syriaques de Zuqnīn ou de 1234. Une homélie pour l’assomption de la Vierge du patriarche Germain I (715-730) offre en outre, dans une perspective il est vrai particulière, le témoignage d’un contemporain des faits, qui fut aussi l’un des acteurs politiques88. Sans présenter par le menu ces nombreuses relations, parfois hautes en cou- leur, il faut souligner qu’elles suivent pour la plupart la trame narrative de la version 1. Le siège des musulmans se révèle infructueux avant de tourner à la catastrophe lorsque la famine frappe durement les trou- pes, qui finissent par se retirer sans gloire, sur l’ordre deʿ Umar II ; parallèlement, les ruses de Léon qui se joue de ses adversaires jalon- nent le récit89. Le corpus des textes chrétiens livre toutefois certains renseigne- ments inédits. Nous avons ainsi noté plus haut que le personnage de Sulaymān b. Muʿāḏ, qui n’est connu que du Kitāb al-ʿuyūn du côté des sources islamiques, est beaucoup mieux documenté du côté des textes chrétiens ; il s’y trouve accompagné d’un dénommé Baḫtarī b. al-Ḥ asan,

86 Voir supra, chapitre III. 87 Comme le faisait par exemple R. Guilland, « L’expédition de Maslama », p. 96. 88 V. Grumel, « Homélie de Saint Germain ». 89 Un aperçu commode des éléments offerts par ces sources est proposé par R. G. Hoyland, dans sa collation des informations livrées par la source syriaque com- mune, Seeing, p. 653. 248 chapitre v lui aussi absent des chronographies musulmanes. Ces deux hommes commandent les forces terrestres, tandis que ʿUmar b. Hubayra est à la tête de la flotte90. La mention de ces protagonistes est d’importance dans les sources chrétiennes, puisque c’est Sulaymān b. Muʿāḏ qui se trouve en contact avec Léon, alors stratège des Anatoliques. Comme dans le Kitāb al-ʿuyūn, c’est donc Sulaymān qui est berné par Léon et qui précipite l’échec des musulmans en l’introduisant auprès de Mas- lama. Cependant, au contraire de la source anonyme du ve/xie siècle, les textes ne font ici aucune allusion à l’éventuel trahison ou manque d’intégrité de Sulaymān, encore moins à son suicide. Il faudrait évoquer encore d’autres précisions relatives aux moyens engagés, aux stratégies et aux itinéraires suivis par les belligérants, ou encore à la rivalité entre Théodose III et Léon91, qui nous éloigneraient trop de notre quête de la genèse de l’image de Maslama. Les principaux éléments pertinents pour notre analyse ont été répertoriés dans le tableau 2. À la lumière des circuits de transmission bien identifiés, nous pouvons préciser la chronologie de la mise en circulation des informations relatives à Mas- lama et au siège de Constantinople (schéma 2). Dans un texte assez sec, se résumant à quelques lignes, les deux chro- nologies anonymes syriaques de 819 et 846, qui procèdent du circuit dit de Qartamīn, offrent une image paradoxale. En amont de la campagne menée contre la capitale byzantine, elles insistent sur la nomination de Maslama comme gouverneur de la Jazīra (amīrā d-kullāh Gāzartā), où il fait réaliser un cadastre et un recensement en vue des prélèvements fiscaux92. Le nom du général marwanide est par contre omis du bref récit consacré à l’expédition contre Constantinople ! Sinon, plusieurs éléments caractéristiques de narrations postérieures plus dévelop- pées sont déjà bien en place : l’attaque des Bulgares, la ruse (snị̄ ʿā) de Léon et la famine qui frappe ensuite durement les assaillants, réduits

90 Théophane,Chronographie , éd. p. 386, trad. 538 (Bakcharos) ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 501 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 453, trad. p. 484 (ʿUmar b. Hubayra est le seul général mentionné, à la tête de toute l’expédition) ; 1234, éd. p. 301, trad. lat. p. 235, trad. Palmer, p. 212. 91 Voir par exemple 1234, éd. p. 300 et s., trad. lat. p. 234 et s., trad. Palmer, p. 211 et s. ; pour les aspects militaires de l’opération, voir en particulier l’apocalypse grecque de Daniel, K. Berger, Die griechische Daniel. 92 819, éd. p. 15, trad. p. 10 ; 846, éd. p. 233, trad. lat. p. 177, trad. Brooks p. 582 ; 1234, éd. p. 299, trad. p. 233, trad. Palmer p. 209. Voir aussi la chronique de Zuqnīn, éd. p. 155, trad. Harrak p. 149, trad. Palmer p. 61, trad. Hespel p. 117, qui signale un second taʿdīl, sans préciser que Maslama en est l’auteur. Sur l’administration de la Jazīra marwanide, voir Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. 33-62. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 249

1300 Bar Hebraeus m. 1286 Chronique de 1234 Michel 1204 1200 le Syrien m. 1199 Anonyme d’Edesse v. 1150 1100 Kitāb alʿUyūn XIe s. Élie de Nisibe m. 1046 Balʿamī 1000 Balʿamī al-Masʿūdī m. v. 992-997 m. 956 al-Ṭabarī Agapius m. 923 m. v. 950 al-Balāḏurī 900 m. v. 892 Saʿīd b. Bitrīq̣ ʾ Anonyme Denys de al-Madā inī Nicéphane m. 940 al-Ḫwārazmī de 846 Tell-Mahrẹ̄ m. v. 854 m. 828 Łewond m. v. 847 Anonyme 842 Ibn Aʿtam al-Wāqidī Théophane IXe s. Chronique de 819 m. 818 800 écrit v. 819 m. 822 Chronique 754 de Zuqnīn Source de 775 Arabo- v. 775 Théophile v. 780 commune Chronologie Byzantine de d’Edesse Chronique v. 794-750 de 724 Qartamīn 700 ARABE SYRIAQUE GREC ARABE ARMENIEN / MUSULMANS Source commune CHRETIENS LATIN pour la période jusque v. 730

relation attestée Balʿamī : source conservée relation hypothétique al-Wāqidī : source perdue Schéma 2: Transmission des éléments relatifs à Maslama

à devoir manger la chair (besrā) et le fumier (zeblā) de leurs bêtes de somme (qenyānē)93. Nous savons que ces données figurent dans une strate historiographique qui court jusqu’en 72894 ; elles sont donc les plus anciennes que nous possédions sur le sujet. Plus important encore, ce sont là des informations qui datent de la période omeyyade et correspondent à nos phases 2 ou 3 : au plus tard une décennie envi- ron après le siège de Constantinople, il en existe déjà un récit – com- posé sous ʿUmar II, Yazīd II ou Hišām –, qui relate l’échec militaire incontestable et les souffrances endurées par les musulmans. La figure héroïque de Maslama semble totalement absente : pourtant mentionné juste avant comme gouverneur de la Jazīra, il n’est pas associé à l’opé- ration commanditée par son frère Sulaymān. Le général marwanide est toutefois présenté un peu plus haut, envahissant le territoire byzantin et s’emparant de plusieurs villes et forteresses. Peut-être a-t-on alors simplement oublié de rappeler son nom, qui s’imposait comme une

93 819, éd. p. 15, trad. lat. p. 10-11, trad. Palmer p. 80 ; 846, éd. p. 234, trad. lat. p. 177, trad. Brooks p. 583, trad., Palmer p. 80. 94 Voir supra, chapitre III.

250 chapitre v

Élie de Nisibe de Élie

Porphyro.

Constantin Constantin

Nicéphore

846

1 819

Qartamīn Circuit de

Łewond

Zuqnīn

16 7

Michel le Syrien le Michel

1234 Agapius

d’Édesse Théophane Circuit de Théophile Sources Tableau 2 : Tableau 2 Principales informations relatives à Maslama dans les sources chrétiennes ̱ rencontre Léon X X X X Umar II sur la situation X X ʿ ād ʿ Informations Léon trompe Maslama X X X X X X X Maslama gouverneur de Jazīra (cadastre et recensement)Tremblement de terre (sous al-Walīd I)Campagne qui se solde par la prise d’AmoriumPlusieurs campagnes en Asie MineureSiège de Constantinople XSulaymān b. Mu X XÉchanges épistolaires entre Maslama et Léon X XLes Bulgares attaquent les musulmans XFossé(s) et/ou palissade établis par les assaillants X X XLes musulmans sèment et se nourrissent des récoltes X XFamine parmi les musulmans X X XTrahison des marins coptes X X XMaslama trompe X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X

maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 251

Élie de Nisibe de Élie

Porphyro.

Constantin Constantin

X

Nicéphore

846 819

Qartamīn Circuit de

Łewond

Zuqnīn

16 7 Michel le Syrien le Michel ).

ā ʿ 1234 ̣ nī

s

XX X Agapius

2

d’Édesse Théophane Circuit de Théophile , p. 502. Sources unwān ʿ qualifie simplement Léon de rusé ( Kitāb al- 846 et 819 Umar II) X X X X X X ʿ Umar II X X ʿ .) cont Informations Rappel de Maslama par Maslama entre à cheval dans ConstantinopleMaslama fait construire une mosquée Flotte musulmane déciméeLes Musulmans écrasent les ByzantinsTremblement de terre (sous X X X X X Campagne contre Yazīd b. MuhallabCampagne de 107/725, prise CésaréeCampagne conte les KhazarsMaslama a peur et/ou s’enfuitSeconde offensive victorieuse contre les KhazarsMaslama fait réaliser des travaux»Porte Maslama atteint la « X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X Le texte des deux chroniques de Le passage est lacunaire et fautif, Agapius, Tableau 2 ( 1 2 252 chapitre v

évidence, ou au contraire estimé que sa présence était incompatible avec la mention de ʿUbayda95 comme général. Le circuit remontant à Théophile d’Édesse s’appuie sur le même socle d’informations mais livre des narrations plus élaborées. Les cam- pagnes de Maslama en Asie Mineure, en amont de l’expédition contre Constantinople, y sont ainsi plus détaillées. On y relève notamment la prise d’Amorium, dont il a été question plus haut, sur la signification de laquelle nous reviendrons. Maslama apparaît cette fois en pleine lumière, à la tête des troupes qui partent assiéger la capitale byzan- tine. Il est notamment accompagné par Sulaymān b. Muʿāḏ, qui joue un rôle clef dans les négociations qui s’engagent avec Léon. L’accent est précisément mis sur les stratagèmes de ce dernier, qui dupe main- tes fois ses ennemis dont il se prétend l’allié. Les aspects militaires sont aussi mieux évoqués, de la destruction d’une partie de la flotte musulmane par le feu grégeois que les Byzantins manient à la per- fection96, à la description des musulmans pris en tenaille, alors qu’ils assiègent la ville, entre les troupes de Léon et les Bulgares. Même les renforts dépêchés par le calife sont taillés en pièce, et nous retrouvons des détails identiques sur la disette qui frappe les soldats de Maslama : il faut manger les animaux domestiques, le fumier et jusqu’aux cada- vres humains selon Théophane97 ! Vient ensuite le temps du rappel de troupes à bout de force par ʿUmar II, que Maslama tente toutefois de tromper au moyen de rapports mensongers affirmant que la ville est sur le point de tomber. C’est contraint et forcé par l’ordre califal que le général se retire, et les Byzantins profitent de cette retraite pour infliger une cuisante défaite navale à leurs ennemis définitivement repoussés ; selon certains auteurs, c’est une tempête divine qui a ainsi raison de la flotte musulmane repartant vers la Syrie98. Nous avons dit plus haut qu’un certain nombre de facteurs plaidaient pour que les chroniques latines espagnoles de 741 et 754 dérivent de ce circuit. Ces deux textes

95 Vraisemblablement une transcription erronée de Hubayra, faisant référence à ʿUmar b. Hubayra. 96 C’est peut-être à cette destruction par le feu que fait référence l’homélie de Ger- main I, sur laquelle nous allons revenir plus bas : « [La Vierge] a détruit nos ennemis en pleine mer par le feu dans leurs vaisseaux mêmes ». V. Grumel, « Homélie de Saint Germain », éd. et trad. § 18. 97 Théophane,Chronographie , éd. p. 397, trad. p. 546. Voir aussi Zuqnīn, éd. p. 158, trad. Harrak p. 151, trad. Palmer p. 63, trad. Hespel p. 119 ; Łewond, trad. p. 108. 98 Théophane,Chronographie , éd. p. 386-399, trad. p. 538-550 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 501-502 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 454, trad. p. 486 ; 1234, éd. p. 300- 306, trad. lat. p. 234-238, trad. Palmer p. 211-219. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 253 décrivent eux aussi l’envoi par le calife Sulaymān, présenté comme « le fléau de Byzance », de son frère Maslama, qui met le siège devant Constantinople. Sur l’ordre de ʿUmar II, le général omeyyade retourne en Syrie, sans avoir connu le succès, ses troupes ayant notamment souffert de la faim99. Il est très net qu’une partie du récit de Théophane ne repose pas sur la source syriaque commune, mais sur une autre source byzantine, dont on trouve un écho incontestable chez le patriarche Nicéphore (m. 828)100. Les deux auteurs grecs insistent particulièrement sur les opérations navales et signalent qu’une flotte arriva d’Égypte, afin de ravitailler les assaillants en hommes, en armes et en provisions. Les marins coptes auraient profité de l’accostage pour s’enfuir et se réfu- gier auprès de l’empereur byzantin ; informé de la position des navires, ce dernier aurait réussi à s’emparer de la précieuse cargaison, qui per- mit ainsi d’approvisionner Constantinople au détriment des musul- mans101. Pour le reste, les éléments partagés remontent à Théophile d’Édesse, qui rédigea sa chronique le milieu du viiie siècle. Là encore, il est donc tout à fait probable que la majorité de ces données datent de la période omeyyade : si Théophile composa sans doute sa chronique au début de notre phase 5 (v. 132-193/750-809), ses propres sources remontent nécessairement, pour les faits qui nous occupent ici, vers une ou plusieurs des trois phases antérieures, sans qu’il soit possible de le déterminer avec exactitude. Les éléments constitutifs de la version 2 ne sont donc pas attestés dans les sources émanant de ces deux circuits, qui se trouvent être les plus anciennes à notre disposition. Deux autres textes notent toutefois plusieurs points caractéristiques de cette seconde relation : la chroni- que de Zuqnīn, composée en 775/776, et celle de l’historien arménien Łewond, qu’il faut sans doute situer soit au viiie siècle, soit dans la première moitié du ixe siècle. Ces deux récits sont en effet nettement distincts de ceux rencontrés dans les autres sources chrétiennes et méri- tent à ce titre de retenir notre attention. Pour autant, ils sont loin de présenter tous les traits saillants de la narration proposée notamment par Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī : il n’est pas question d’une fondation urbaine

99 Chronique Byzantino-Arabe de 741, § 38 ; Chronique Hispanique de 754, § 50 ; trad. R. G. Hoyland, Seeing, p. 624-625. 100 Ainsi que le signale R. G. Hoyland, Seeing, p. 653, note 139. Sur cet auteur et son Breviarium, voir C. Mango, Nikephoros, p. 1 et s. 101 Théophane,Chronographie , éd. p. 397, trad. p. 546 ; Nicéphore, Short History, § 54. 254 chapitre v par Maslama, ni de son triomphe dans les rues de la seconde Rome. Les allusions sont plus fugaces, car elles s’inscrivent dans un projet fort différent. Ces deux sources se font en effet l’écho de la fabrication d’un panégyrique du nouvel empereur, Léon l’Isaurien. En cela elles se distinguent clairement des autres sources chrétiennes, qui stigmatisent volontiers la basse extraction de Léon et son opportunisme en vue de s’emparer de l’Empire102. C’est ce qui a conduit A. Palmer à supposer que l’auteur de cette apologie de Léon, dans la chronique de Zuqnīn, était un contemporain de l’empereur, originaire comme lui de Marʿaš (Germanicée) ou pour le moins de la même région103. À un second niveau toutefois, affleure une compétition pour l’héroïsation entre Léon et Maslama104. Il est vrai que ces deux sources optent clairement en faveur du premier, mais ce faisant elles n’en trahissent pas moins la concurrence historiographique qui s’amorce et dont un Ibn Aʿtam̱ nous offre, par la suite, une version islamique aboutie. La chronique de Zuqnīn débute ainsi son récit de l’expédition contre Constantinople par la marche des troupes de Maslama à travers le plateau anatolien ; les populations fuient à son approche, témoignant peut-être de la peur qu’inspire déjà le fameux général. Le chroniqueur stipule d’ailleurs que ces régions, jusque là prospères, sont toujours désertées à l’époque où il écrit. La source syriaque insiste ensuite sur le pacte conclu par le stratège des Anatoliques avec les musulmans, qui provoque l’abdication de Théodose III. Par cet accord, Léon dupe Maslama, et permet ainsi d’épargner le territoire byzantin des dépré- dations que les assaillants n’auraient sinon pas manqué de commettre. Léon est décrit comme vaillant (lbībā) et fort (ḥayltānā) : c’est le pro- totype du guerrier (qrābtānā). C’est en vertu de ces qualités qu’il est couronné empereur dès son arrivée à Constantinople et l’anonyme de Zuqnīn insiste précisément sur la puissance et l’héroïsme (gabrūtā) du nouvel élu. Léon fait alors renforcer les défenses de la ville, et détruit le pont de bateaux sur le Bosphore, enfermant ainsi les Arabes sur la presqu’île ; les rôles s’inversent ainsi, les assaillants deviennent les assiégés et Maslama ordonne la plantation d’une vigne (kārmā), sans doute faut-il plus largement comprendre la mise en culture des terres,

102 Voir par exemple le récit de Théophane,Chronographie , éd. p. 391-395, trad. p. 542-545. Les sources byzantines d’après l’iconoclasme se montrent évidemment hostiles à Léon III, qui fut à l’origine du premier iconoclasme. 103 A. Palmer, The Seventh Century, p. 65-66. 104 H. Lammens a souligné à raison que Maslama avait trouvé en Léon « un adver- saire digne de lui », La Syrie, p. 62. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 255 pour subvenir aux besoins des troupes. Cette initiative se révèle insuf- fisante et nous retrouvons les scènes terribles de la famine qui s’abat sur les soldats, réduits à dévorer leurs bêtes de sommes (bʿīrā) et leurs chevaux (rakšē), puis leurs sandales (sūnāyhōn105) et jusqu’à la chair des cadavres humains (besrā d-mītē) ! Léon continue d’abuser Mas- lama, prétextant qu’il lui faut encore du temps pour obtenir l’accord des notables ; c’est alors que ʿUmar II ordonne le rappel des troupes. À la réception de cette injonction, Maslama demande à Léon de le faire entrer dans Constantinople en vue d’une rencontre. Il entre ainsi, accompagné de trente cavaliers, et circule dans la ville pendant trois jours, admirant les monuments des empereurs. Puis les musulmans repartent finalement chez eux, sans avoir réussi dans leur entreprise. Sur le trajet du retour, les Byzantins tentent de tailler en pièce l’armée qui bat en retraite, mais le projet est éventé, et al-ʿAbbās b. al-Walīd106 leur tend une embuscade, et les passe au fil de l’épée107. En dépit d’une certaine confusion chronologique, le récit de Łewond, qui hésite à placer l’expédition contre Constantinople sous le califat de Yazīd II ou sous celui de Hišām, n’est pas moins intéressant. Il semble clair que le chroniqueur arménien s’appuie sur des éléments anciens car, même si l’optique et la nature des deux textes sont diffé- rentes, sa présentation partage incontestablement un noyau commun avec l’homélie qu’aurait prononcé le patriarche Germain I (715-730), sans doute aux environs de 728, dans l’église des Blachernes dédiée à la Vierge108. Łewond fait tout d’abord état d’une première campa- gne dirigée par Maslama contre les Byzantins en Asie Mineure, suite au refus de Léon de verser un tribut aux musulmans. Ces derniers

105 Si l’on suit la correction proposée dans l’édition du manuscrit, p. 158. 106 Fils du calife al-Walīd I. 107 Zuqnīn, éd. p. 156-160, trad. Harrak p. 150-152, trad. Palmer p. 62-65, trad. Hespel p. 118-120. Cet épisode pourrait faire écho à celui d’al-Masīḥiyya évoqué plus haut, cf. Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 228 ; Balʿamī, p. 211. 108 Si l’on suit les conclusions de V. Grumel, « Homélie de Saint Germain », p. 187- 188. Au contraire du texte de Łewond, qui offre à Léon III un rôle déterminant dans la sauvegarde de la ville, l’empereur n’est pas mentionné dans l’homélie, qui en attribue tout le mérite à la Vierge, car « l’événement eut lieu [. . .] au jour même honorable où nous avons coutume de célébrer le transport au ciel de la toute vénérable Mère de Dieu », c’est-à-dire le jour de l’assomption. Ce récit, qui passe sous silence l’acti- vité déployée par l’empereur, pourrait traduire le conflit qui l’opposa au patriarche, à compter des années 723-726, lorsque se dessina son opposition au culte des images. Voir V. Grumel, « Homélie de Saint Germain », éd. et trad. § 19 et p. 188. Germain I avait pourtant joué, une dizaine d’années plus tôt, un rôle important dans les négocia- tions qui avaient conduit Léon à la tête de l’empire, voir Théophane,Chronographie , éd. p. 390, trad. p. 540. 256 chapitre v viennent ainsi mettre le camp en face de celui de leurs ennemis et, devant le peu de résultats obtenus, Maslama décide de ne pas rester immobile, pour mieux ravager la région. Faisant fi des recommanda- tions de l’empereur, les troupes byzantines se lancent alors à la pour- suite des hommes de Maslama, qui leur tendent une embuscade et les massacrent alors que les Byzantins s’avancent imprudemment, sans être en ordre de bataille. La description des combats rappelle sans équivoque celle que la chronique de Zuqnīn propose lors de l’attaque des musulmans qui se trouvent alors sur le chemin du retour, après leur échec sous les murs de la seconde Rome109. L’épisode est tou- tefois placé ici avant le siège de Constantinople. L’opération est un triomphe, que le calife fait dignement célébrer au retour des troupes ; Maslama est comblé de marques de distinctions, il est devenu le bras armé du califat, le héros de la dynastie110. Fort de ce succès, les musulmans font équiper « une armée formi- dable » et Maslama s’engage par serment vis-à-vis de son frère111 à ne pas rentrer sans avoir détruit l’empire byzantin et Constantinople. Le général marwanide atteint la mer de Marmara, d’où il envoie une missive menaçante à Léon III. Il lui rappelle la vocation universelle de l’islam, et l’exhorte à se soumettre, lui précisant qu’il s’est engagé par serment à ne pas revoir sa patrie sans être parvenu à ses fins. Face au danger qui s’annonce, Léon appelle à des prières générales, pendant trois jours consécutifs, et répond à Maslama que Dieu ne le laissera pas accomplir son dessein ; que la toute puissance divine engloutira la flotte des impies, comme autrefois la mer Rouge s’était refermée sur Pharaon. L’utilisation de ce motif dans la rhétorique byzantine déve- loppée autour du siège de Constantinople est ancienne, si l’on en juge par l’homélie de Saint-Germain112. Irrité par cette réponse, Maslama lance ses navires contre Constantinople. Léon fait organiser des pro- cessions dans la ville, qui atteignent finalement le rivage : l’empereur trace alors un signe de croix sur la mer au moyen de la Vraie Croix et, aussitôt, Dieu déchaîne une tempête qui décime la flotte ennemie. Dans l’homélie de Germain I, c’est la Vierge qui assure la protection

109 Cf. Łewond, trad. p. 102-103 et Zuqnīn, éd. p. 159-160, trad. Harrak p. 152, trad. Palmer p. 64-65, trad. Hespel p. 119-120. 110 Łewond, trad. p. 101-103. 111 Ce qui ne nous aide pas à préciser l’identité du calife, puisque tous les fils de ʿAbd al-Malik sont ainsi concernés. 112 Voir V. Grumel, « Homélie de Saint Germain », éd. et trad. § 14, 17. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 257 de la ville113. Les survivants se réfugient sur terre, sans pouvoir préten- dre attaquer la ville114, et Léon leur impose un blocus qui se solde par l’épisode désormais bien connu de la famine ; Łewond signale que les hommes en sont réduits à dévorer leurs chevaux, puis leurs domes- tiques et leurs concubines qu’ils égorgent pour l’occasion ! Devant ce désastre, Maslama est contraint de supplier Léon de le gracier, lui et ce qui reste de ses troupes ; l’empereur convoque le général et lui reproche son attitude ainsi que son arrogance. Maslama reconnaît ses fautes, et demande à pouvoir rentrer chez lui, ce qui lui est accordé. Il s’en retourne ainsi couvert de honte et ne ceint plus jamais l’épée jusqu’à sa mort115. Si la chronique de Zuqnīn met en avant la dimension héroïque et la valeur militaire de l’ancien stratège des Anatoliques, Łewond se place dans un tout autre registre. C’est Maslama qui est alors paré de ces attributs, et rien ne semble pouvoir enrayer sa marche en avant. Rien

113 Voir V. Grumel, « Homélie de Saint Germain », éd. et trad. § 20 : « Les Égyptiens, poursuivant les fils d’Israël, s’enfoncèrent dans le fond des eaux comme une pierre, et le Seigneur ramena sur eux les flots de la mer et les fit disparaître dans l’abîme. Les Sarrasins, fuyant devant nous, ont éprouvé le même désastre. Une tempête et une tornade de nature étrange, en tourbillon, s’abattirent sur la mer et détruisirent presque tout entière cette fameuse flotte au millier de navires, de sorte que toutes les îles, les caps, les avancées des ports et des baies montraient des cadavres ennemis amoncelés et que la parole de l’écriture, en n’y changeant qu’un mot, se vérifie pour nous : “Et Israël vit les ennemis morts sur le rivage” ». 114 Cf. V. Grumel, « Homélie de Saint Germain », éd. et trad. § 18 : « Elle ne permit absolument pas à nos ennemis de lancer un engin de guerre contre la ville, mais, tout ainsi que dans sa conception elle garda l’intégrité, de même dans cette grande guerre elle nous préserva de toute atteinte de la guerre et conserva ainsi sans flétrissure la couronne de la ville ». 115 Łewond, trad. p. 103-110. Cette présentation des faits semble avoir été adoptée dans l’historiographie arménienne, si l’on en juge par le récit très proche qu’en livre, au xie siècle, le chroniqueur Stepʿanos Asołik : « L’empereur Léon, ayant aperçu cette innombrable multitude d’assaillants, qui couvraient toute la mer, ordonna de dispo- ser la barrière faite de grillage de fer et de fermer la porte des ouvrages de défense, formée par des chaînes. Il ne permit à personne d’en venir aux mains avec l’ennemi. Plein de confiance en Dieu, il attendit le salut d’En Haut. Ayant chargé sur son épaule l’étendard invincible de la Croix, accompagné du patriarche et de tous les habitants, portant des cierges et faisant brûler de l’encens, au son des cantiques, ils sortirent hors des murs. L’empereur toucha avec la croix l’eau de la mer, disant trois fois : “Viens à notre secours, ô Christ Sauveur du monde !” Aussitôt les abîmes se soulevèrent et engloutirent les Ismaélites. Une partie des navires fut poussée par les flots agités sur les côtes de la Thrace, les autres jusque sur les îles éloignées. Cette armée comptait plus de 500.000 hommes. Muslim [Maslama] fut fait prisonnier et conduit à l’empereur, qui lui dit : “Dieu a jugé ; je ne porterai pas la main sur toi. Va, retourne dans ton pays, raconte les merveilles que Dieu a opérées” ». Stepʿanos Asołik, Histoire universelle, trad. E. Dulaurier, p. 160, cité par R. Guilland, « L’expédition », p. 109-110. 258 chapitre v sauf une intervention divine que Léon, téléologue pour l’occasion, implore de ses vœux et annonce dans sa missive ; ce ne sont pas des soldats qui stoppent les musulmans mais les flots déchaînés par l’inter- vention du Très-Haut. Léon n’est plus alors le modèle du guerrier mais celui de l’empereur saint, qui sollicite et obtient un miracle ; Maslama devient un héros vaincu, presque déchu, mais il n’a été battu que par la toute-puissance divine, comme il l’affirme lui-même à son retour en Syrie : « il lui était impossible de faire la guerre à Dieu »116. Là où l’anonyme de Zuqnīn relate les préparatifs militaires en vue du siège imminent, Łewond souligne la préparation morale et religieuse. C’est un combat pour la foi qui va s’engager ; la lettre de Maslama est claire à cet égard, l’islam veut renverser le christianisme. Nous sommes donc ici face à un dénouement diamétralement opposé à celui offert par Ibn Aʿtam̱ : point de croix renversée, symbolisant le triomphe des musul- mans, mais une croix qui châtie les mécréants, faisant de Maslama un nouveau Pharaon. Pourtant, derrière ce portrait en miroir plusieurs éléments consti- tutifs de la version 2 émergent incontestablement. Le point le plus évident réside sans doute dans l’entrée de Maslama dans Constanti- nople. Le témoignage de la chronique de Zuqnīn est, à cet égard, le plus ancien que nous possédions117. Le général n’y entre certes pas en triomphateur, mais il est toutefois accompagné d’une trentaine de soldats, et il chevauche à sa guise dans la cité pendant trois jours. À défaut d’une conquête symbolique, peut-être faut-il voir là une appro- priation symbolique de la seconde Rome et de son patrimoine monu- mental. Si l’entrée du général marwanide dans la capitale byzantine n’est pas explicitement signalée par Łewond, c’est qu’elle se cache der- rière l’invitation de Maslama à venir rencontrer l’Empereur pour s’hu- milier et implorer un geste pour le salut de ses hommes. Où pareille scène pourrait-elle mieux se dérouler que derrière les murs de la cité imprenable, dans le palais impérial qui affirme la splendeur byzan- tine ? Łewond mentionne à deux reprises un autre aspect important de la version 2, le serment de Maslama, qui s’est ainsi engagé auprès du calife à ne jamais prendre le chemin du retour vers la Syrie sans s’être emparé de Constantinople. C’est ce vœu intangible que le général

116 Łewond, trad. p. 110. Cf. V. Grumel, « Homélie de Saint Germain », éd. et trad. § 19 : « [. . .] et c’est tout juste s’ils ne s’écriaient pas comme autrefois les Égyptiens : “Fuyons devant la face d’Israël, car Dieu combat avec eux” ». 117 Ainsi que l’avait déjà noté M. Canard, « Les expéditions », p. 100. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 259 met en avant dans sa lettre à Léon, pour souligner la détermination qui l’anime, qui deviendra dans la version 2 l’élément déclencheur de l’entrée de Maslama dans la ville. Reste enfin à souligner que le chro- niqueur arménien pose d’emblée le prince marwanide en héros, vic- torieux sur le champ de bataille en Anatolie, et dont le triomphe est célébré en grande pompe à son retour en Syrie, à l’initiative du calife118. Le héros est, il est vrai, ensuite vaincu, mais par la seule volonté divine, sur l’intercession de Léon érigé en parangon de vertu ; le héros déchu reconnaît alors, lors de leur entrevue, la noblesse de son homologue béni des cieux. La détresse dépeinte par Łewond lors du retour de Maslama, sanctionne la faillite du héros, qui en tire ici les leçons, en faisant son adieu aux armes. Il semble donc clair qu’il existe un noyau d’éléments communs avec ceux qui composent la narration d’un Ibn Aʿtam̱ par exemple ; ils furent toutefois développés dans une direction opposée, dans le cadre d’une compétition historiographique, où chaque camp finira par ériger son chef en héros donneur de victoire. La machine à héroï- ser tourne à plein régime et chacune des deux grandes puissances, le califat et l’empire byzantin, s’évertuent à promouvoir leurs modèles et leur légitimité, en d’autres termes, leur lecture autorisée de l’his- toire. Dans les deux cas, ces développements historiographiques sont précoces, comme en témoignent certains éléments narratifs qui sont déjà présents dans l’homélie de Germain I du côté grec, composée une décennie environ après les faits, ou les chroniques syriaques reposant sur des originaux islamiques, elles aussi pour certaines pratiquement contemporaines des opérations. Maslama s’impose ainsi comme une figure partagée entre Byzance et l’islam ; l’expédition contre Constanti- nople appartient tant à l’histoire byzantine que musulmane. La capitale de l’empire romain d’Orient a bien été conquise, mais par Léon l’Isau- rien et non par Maslama l’Omeyyade. Le seul exemple de l’expédition contre Constantinople ne permet cependant pas d’obtenir une image complète de la figure de Maslama. L’intégration dans notre analyse du récit des autres campagnes du prince marwanide permet de compléter le tableau.

118 Łewond, trad. p. 103 : « [Les musulmans] rentrèrent triomphants dans leur pays. Le calife, à l’occasion de cette grande victoire, ordonna des fêtes solennelles et y prit part lui-même avec ses principaux dignitaires ; il combla son frère de marques de dis- tinction, bénit la victoire remportée, fit distribuer à ses troupes le butin, garda pour lui les serviteurs et les servantes, et passa le reste de l’année en repos ». 260 chapitre v

B. Du héros de la frontière byzantine au héros islamique ?

Si, à côté de l’assaut conduit contre la seconde Rome, Maslama est cré- dité de nombreuses autres opérations militaires au long de sa carrière militaire, deux d’entre elles méritent plus particulièrement de retenir notre attention : l’une dirigée en Iraq, contre un ennemi intérieur du califat, le révolté Yazīd b. al-Muhallab, l’autre conduite dans le Cau- case, face aux Turcs et aux Khazars. Ces deux actions, dont l’enjeu était considérable pour le califat, offrirent à Maslama de nouveaux ter- rains d’expression, alors qu’il s’était surtout jusque là spécialisé dans la lutte contre les Byzantins119. Le califat de ʿUmar II, marqué par le rappel des troupes qui assié- geaient Constantinople, avait sanctionné l’échec de Maslama, et donné un sérieux coup d’arrêt à sa carrière militaire ; les règnes de Yazīd II et de Hišām allaient lui fournir de nouvelles opportunités pour démontrer ses talents de stratège et parfaire son image de héros combattant. Le général s’impose comme un véritable trait d’union entre ces politiques des contraires. Cette translation du héros vers de nouveaux champs de bataille n’était toutefois pas sans conséquences : en s’immisçant dans les espaces privilégiés d’autres généraux omeyyades, Maslama devait fatalement entrer en concurrence avec eux. Ces rivalités inéluctables avaient toutefois un intérêt évident pour le grand soldat marwanide, qui pouvait escompter passer du rang de gloire locale, spécialiste de la frontière byzantine, au statut de héros islamique, en élargissant ainsi considérablement son rayon d’action. À la compétition pour l’hé- roïsation qui avait fait rage face à Léon l’Isaurien, venait se greffer de nouveaux défis, face à d’autres grandes figures de la lutte armée omeyyade.

1. La compétition pour l’héroïsation Cette marche vers d’autres adversaires va tout d’abord conduire Mas- lama vers l’Iraq, où il est dépêché pour mater la rébellion de Yazīd b. al-Muhallab120. Ce dernier, ancien gouverneur omeyyade de l’Iraq et du Ḫ urāsān, avait été démis de ses fonctions par ʿUmar II puis jeté en

119 Notons toutefois que Maslama avait déjà mené une campagne dans le Caucase en en 91/710. 120 Rappelons que selon la version 2 de l’expédition contre Constantinople, présen- tée plus haut, Maslama est précisément rappelé par son frère Sulaymān en prévision de la rébellion redoutée de Yazīd b. al-Muhallab. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 261 prison. Peu avant le trépas du calife, le captif était toutefois parvenu à s’enfuir de sa geôle et à se réfugier en Iraq où, après une vaine tentative de conciliation avec le nouveau souverain, Yazīd b. ʿAbd al-Malik, il s’était soulevé contre ses anciens maîtres121. Les conditions de cette rébellion et les aspirations de Yazīd b. al-Muhallab demeurent incer- taines122. Al-Balāḏurī affirme par exemple que le révolté en appela à al-riḍā min banī Hāšim123, préfigurant ainsi certains slogans caracté- ristiques, quelques décennies plus tard, de la daʿwa abbasside ; selon d’autres il en appela au livre de Dieu et à la Sunna du Prophète, ou clama ses propres droits au califat124. Si l’on en croit al-Ṭabarī, s’ap- puyant notamment sur Abū Miḫnaf, le discours de Yazīd b. al-Muhal- lab prit un ton résolument hostile aux Syriens, puisqu’il n’hésita pas à affirmer que lejihād contre les ahl al-Šām était préférable à celui face aux Turcs et aux Daylamites125 ! La menace fut quoi qu’il en soit consi- dérée comme suffisamment sérieuse pour justifier l’envoi de Maslama, chargé d’écraser Yazīd et ses partisans. Cette première confrontation directe de Maslama avec un musul- man révolté, qui tranche avec la nature de ses missions précédentes, dédiées à la lutte contre les infidèles, offre une occasion de jauger la perception du général marwanide au sein même de l’empire. Là encore, la réputation du héros combattant fait son effet, et les troupes de Yazīd redoutent l’arrivée de ce soldat renommé126. Yazīd b. al-Muhallab, sen- tant la fébrilité gagner ses hommes, harangue alors les siens, affirmant notamment que Maslama n’est rien d’autre qu’une « sauterelle jaune » (jarāda safrạ̄ ʾ)127 ! La couleur ne peut manquer de faire référence aux Banū al-asfaṛ , aux Byzantins, que Maslama a passé l’essentiel de sa vie à combattre ; le texte d’Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī ne laisse pas planer le doute, puisque, dans sa diatribe, Yazīd qualifie aussi Maslama de Qustanṭ īṇ b. Qustanṭ īṇ 128. Derrière ces propos injurieux, l’objectif de Yazīd est

121 Sur cet épisode complexe, voir en particulier F. Gabrieli, « La rivolta », et P. Crone, « Muhallabids ». 122 Voir toutefois les remarques pertinentes de M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 4-9. 123 F. Gabrieli, « La rivolta », p. 215. 124 Al-Ṭabarī, II, p. 1398, trad. vol. XXIV, p. 131 ; Aġānī, X, p. 43 ; P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 61, 64-65 ; P. Crone, « Muhallabids ». 125 Al-Ṭabarī, II, p. 1391, trad. vol. XXIV, p. 123. 126 Ibn Aʿtam,̱ VII, p. 250 ; Balʿamī, p. 225. 127 Ibn Aʿtam,̱ VII, p. 250 ; Balʿamī, p. 225 ; al-Ṭabarī, II, p. 1398, trad. vol. XXIV, p. 130 ; al-Masʿūdī, Murūj, éd. V, p. 454, trad. IV, p. 883. 128 Ibn Aʿtam,̱ VII, p. 250. 262 chapitre v clair : il s’efforce d’enfermer son rival dans un espace délimité – un espace qui sanctionna de surcroît son échec –, d’en faire une simple célébrité régionale, là où Maslama prétend devenir un véritable héros islamique. Vient ensuite le temps des armes. L’affrontement a lieu à proximité de Karbalāʾ, dans la localité d’al-ʿAqr129, en 102/720. Sans entrer dans les détails des combats, où la supériorité des forces de Maslama semble évidente130, les sources concordent pour affirmer que Yazīd fut profon- dément choqué par la mort de son frère Ḥ abīb. Refusant alors d’écou- ter ses conseillers qui lui recommandaient de se replier vers Wāsit,̣ il se lança dans un assaut désespéré contre les troupes de Maslama, au cours duquel il succomba131. Ibn Aʿtam̱ ajoute qu’au préalable, Yazīd b. al-Muhallab défia Maslama en combat singulier. Ne voulant pas perdre la face, le général marwanide songeait à accepter le duel, en dépit des conseils que lui prodiguaient ses officiers, affirmant qu’il n’avait le choix qu’entre la honte (al-ʿār) et la mort ; son adversaire décrit comme le plus grand héros de l’Iraq ( fāris al-ʿIrāq qātibataṇ ), est finalement mis à mort par les soldats de Maslama, qui évite ainsi ce face-à-face à l’issue incertaine132. Cet épisode ne manque pas d’éton- ner, chez un auteur qui offre par ailleurs un véritable panégyrique du marwanide : c’est une certaine lâcheté de Maslama, ou pour le moins un calcul froid, qui est mis en avant ici, au détriment du panache héroïque attendu. Pareille hésitation d’Ibn Aʿtam̱ traduit une certaine ambiguïté de la figure du prince omeyyade, résultant peut-être d’une compétition historiographique composée de traditions concurrentes sur les mérites respectifs de Yazīd b. al-Muhallab et de Maslama. Vic- torieux néanmoins, ce dernier sera revêtu de la charge naguère occu- pée par son adversaire défunt, devenant gouverneur de Basra,̣ de Kūfa et du Ḫ urāsān, poste dont il sera toutefois rapidement déchu, faute d’avoir envoyé le produit du ḫarāj à Damas133. L’accession au califat de son quatrième et dernier frère à avoir régné, Hišām, s’accompagna de son retour en grâce, et Maslama fut placé à la tête de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, en lieu et place de Saʿīd al-Ḥ arašī. La passation de pouvoir ne se fit toutefois pas sans

129 Ou al-ʿAqr Bābil. Voir Yāqūt, Muʿjam, IV, p. 136, qui y situe aussi l’épisode. 130 F. Gabrieli, « La rivolta », p. 225. 131 Voir par exemple al-Ṭabarī, II, p. 1404-1405, trad. vol. XXIV, p. 136-137. 132 Ibn Aʿtam,̱ VII, p. 252 ; Balʿamī, p. 228. 133 Al-Ṭabarī, II, p. 1416-1417, 1432 et s., trad. vol. XXIV, p. 148, 162 et s. ; cette destitution éclair est discutée infra, chapitre VIII. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 263 difficulté, à en juger par le récit qu’en livre Ibnʿ A tam̱ : dès son arri- vée dans le Caucase, Maslama aurait convoqué son prédécesseur et lui aurait vivement reproché de ne pas s’être conformé à ses ordres. Mas- lama lui avait en effet envoyé une lettre, lui ordonnant de suspendre les opérations militaires face aux Khazars jusqu’à son arrivée. Saʿīd se défend, et assure n’avoir reçu la missive qu’après la victoire éclatante qu’il vient de remporter sur ces derniers134. Cette justification ne satis- fait toutefois pas Maslama, qui l’accuse de mentir et d’avoir recherché sa gloire personnelle, plutôt que d’assurer la sécurité des musulmans en attendant des renforts. En conséquence, Maslama lui inflige divers châtiments corporels et le met sous les verrous. Furieux d’apprendre le traitement ainsi réservé à Saʿīd, le calife interviendra en personne auprès de son frère pour exiger sa libération immédiate, accompagnée des excuses de Maslama à qui Hišām reproche d’avoir agi par pure jalousie135. L’attitude de Yazīd b. al-Muhallab face à Maslama, ou celle de ce dernier devant Saʿīd, traduisent des rivalités de pouvoir, plus précisé- ment le challenge existant entre les différents généraux et gouverneurs omeyyades. Ces antagonismes révèlent aussi, comme précédemment l’opposition entre Maslama et Léon III, la compétition pour l’héroïsa- tion. Nous y découvrons les manœuvres déployées par Maslama pour préserver sa position dominante, contre les ambitions de ses divers rivaux. C’est l’occasion de découvrir un portrait beaucoup plus négatif du marwanide, dans des sources qui se montrent pourtant par ailleurs ouvertement favorables à son égard136. Il est évident que la position même de Maslama dans l’édifice patri- monial du pouvoir omeyyade lui conférait sans doute une supériorité théorique sur la plupart des autres prétendants. L’arme était toutefois à double tranchant, car le prestige du général marwanide pouvait porter préjudice au calife même et surtout dans la mesure où Maslama était un candidat potentiel à la charge suprême, bien que, n’étant que le

134 Le chroniqueur arménien Łewond rapporte une version diamétralement oppo- sée, affirmant que Maslama renonça à tout projet militaire lors de son arrivée auprès de Saʿīd, car ce dernier avait été écrasé par les Khazars, qui avaient massacré une partie de ses troupes et mis le reste en déroute. C’est cet échec cuisant, faute d’avoir attendu l’arrivée des renforts, qui aurait alors provoqué l’ire de Maslama. Łewond, trad. p. 101. 135 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 317 ; Ibn Aʿtam,̱ VII, p. 280-281 ; Balʿamī, p. 244-245. 136 L’hostilité de Balʿamī, qui s’appuie sur le texte d’Ibn Aʿtam,̱ dans le conflit qui opposa Maslama à Saʿīd, avait été notée par F. Gabrieli, « Il califfato di Hishâm », p. 79, note 4. 264 chapitre v fils d’une concubine, il n’ait pu en principe y prétendre, au contraire de plusieurs de ses demi-frères. Le contrôle qu’il exerçait sur l’armée constituait cependant un danger bien palpable pour les califes, si l’on en croît la missive que lui aurait adressé ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, en vue de s’assurer de son allégeance et de prévenir une possible rébel- lion du général137. Maslama joua par ailleurs un rôle non négligeable dans les discussions relatives à la succession califale, en particulier sous Yazīd II, où il prit position en faveur de Hišām, au détriment du fils du calife, al-Walīd138. S’il fut donc, à certains égards, un « presque- calife »139, Maslama privilégia le respect des règles de succession édic- tées, et ne s’empara pas par la force du pouvoir suprême, même s’il en eut peut-être la tentation. Ibn Aʿtam̱ rapporte en effet une lettre, adressée par Maslama à Léon III, qui débute ainsi : « min Maslama b. ʿAbd al-Malik amīr al-mūʾminīn ilā Ilyūn sāḥ ̣ib al-Rūm » 140. S’il ne s’agit pas là d’une erreur de copiste, qui aurait par exemple substi- tué par réflexemū ʾminīn à muslimīn, cette missive pourrait révéler les ambitions avortées de Maslama. Le général ne prit toutefois pas la tête du califat, contrairement à ce que ferait Marwān b. Muḥammad, héri- tier à plus d’un titre de Maslama dans le Caucase et en Jazīra, quelques années plus tard, consacrant ainsi la mainmise des militaires sur le pouvoir politique141. À défaut de viser le sommet de l’empire, Maslama s’évertua à défen- dre son « monopole héroïque », si l’on se fie aux deux anecdotes dont il vient d’être question. Il n’y avait dès lors pas de place pour la concur- rence, et les rivaux furent soit éliminés, soit emprisonnés. Dans cette logique, le Caucase, où Hišām le dépêcha, offrait au général un terrain propice, fortement imprégné de références eschatologiques et mythi- ques, à l’instar de Constantinople. C’est donc par ces épisodes cau- casiens de la carrière de Maslama qu’il convient de parachever notre étude.

137 Ibn Aʿtam,̱ VII, p. 229-230 ; Balʿamī, p. 211. 138 G. Rotter, « Maslama b. ʿAbd al-Malik ». 139 Pour faire écho au statut de « presque-roi » que les spécialistes de l’Occident médiéval associent volontiers à Charles Martel. Voir notamment P. Riché, Les Caro- lingiens, p. 48-66 ; S. Lebecq, Les origines franques, p. 191. 140 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, VII, p. 226. 141 Voir sur ce point l’analyse de P. Crone, Slaves, p. 40-41. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 265

2. Maslama et la clôture du monde : un nouvel Alexandre ? Le cycle caucasien des expéditions de Maslama permet d’affiner la question du développement de son image. Le terrain était à vrai dire à la mesure de Maslama : après l’échec sous les murs de Constanti- nople, les Turcs et les Khazars, dont les raids meurtriers mettaient à mal le califat dans la région, étaient des cibles de choix pour redorer le blason du héros. Si le général marwanide avait déjà eu l’occasion d’exprimer ses talents militaires entre Mer Noire et Mer Caspienne, en 91/710, il allait cette fois, près de vingt ans plus tard, marquer de son empreinte ces lieux chargés de mémoire, marchant sur les traces de la figure mythique de ̱ ūD al-Qarnayn. En se dirigeant successivement vers les deux « portes du Caucase », Bāb al-Lān et Bāb al-Abwāb (cette dernière étant souvent simplement nommée al-Bāb), Maslama cibla les endroits stratégiques pour défier les Khazars. Au cours de la première phase, en 110/728-729, il atteint la porte des Alains142 et, après environ un mois de rudes combats, le Ḫ āqān fut vaincu143. Al-Ṭabarī précise que, au retour de cette campa- gne, Maslama emprunta le chemin de la mosquée (masjid) de Ḏ ū al- Qarnayn144. Si ce lieu se situe dans les environs de Bāb al-Lān, comme le suppose Kh. Y. Blankinship145, il est alors distinct d’un autre topo- nyme associé à Ḏ ū al-Qarnayn, situé à proximité des sources du Tigre, non loin de Mayyāfāriqīn, qu’al-Muqaddasī qualifie deribāt ̣ et Ibn Ḥ awqal de ḥisṇ 146. La question de l’identification de ̱ Dū al-Qarnayn est épineuse, même si la tendance générale l’assimile sans discussion à Alexandre le Grand. Cette reconnaissance ne fut cependant pas tou- jours acceptée, dans la mesure où la figure coranique du « Bicornu » est revêtue d’une « mission de caractère quasi prophétique, ou du moins eschatologique [. . .], tandis [qu’Alexandre] appartenait à l’histoire des grands conquérants universels »147. D’autres traditions privilégièrent

142 Le défilé de Darial. 143 Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, II, p. 497 ; al-Ṭabarī, II, p. 1507, trad. vol. XXV, p. 45. D’autres auteurs placent cette campagne en 109/727-728, notamment al-Yaʿqūbī, II, p. 329 ; Élie de Nisibe, s’appuyant sur al-Ḫ wārazmī, signale deux campagnes succes- sives, en 109 et en 110, éd. p. 164-165, trad. lat. p. 78-79, trad. Delaporte, p. 101-102. 144 Al-Ṭabarī, II, p. 1507, trad. vol. XXV, p. 45. 145 Al-Ṭabarī, vol. XXV, p. 45, note 207. 146 Al-Muqaddasī, Aḥsan, éd. p. 20, trad. p. 55 ; Ibn Ḥ awqal, Kitāb sūraṭ , éd. p. 196, trad. I, p. 191. 147 J.-L. Bacqué-Grammont, F. De Polignac, G. Bohas, « Monstres et murailles », p. 120. Voir notamment la discussion d’al-Masʿūdī sur le sujet, Murūj, éd. II, p. 248- 249, trad. vol. II, p. 251-252. 266 chapitre v ainsi l’hypothèse d’un souverain yéménite, successeur de la reine de Saba ; par assimilation certains auteurs finirent par affirmer qu’Alexan- dre était lui-même originaire du Yémen, descendant de Qaḥtāṇ 148 ! La reconnaissance du souverain macédonien comme étant le Ḏ ū al- Qarnayn du Coran fut parallèlement reprise sans hésitation par cer- tains auteurs, comme par exemple Qudāma b. Jaʿfar (m. 326/938)149. Quoi qu’il en soit, il est évident que la région s’étendant de l’Est du plateau anatolien aux contreforts du Caucase, a conservé le souve- nir du « Bicornu », ainsi qu’en témoigne la topographie familière aux auteurs de l’islam médiéval. Avant de détailler ce point, il est nécessaire de nous arrêter quel- ques instants sur la seconde grande offensive lancée par Maslama, en direction cette fois de Bāb al-Abwāb, qu’al-Ṭabarī situe en 114/732- 733150, après plusieurs campagnes de moindre envergure les années précédentes151. Au cours de ce nouvel assaut, Maslama dépasse tout d’abord la citadelle (qalaʿa) d’al-Bāb, sans chercher à s’en emparer, et marche contre les troupes du Ḫ āqān, qui sont mises en déroute, le souverain Khazar ayant été éventuellement lui-même blessé au cours des combats152. Sur le chemin du retour, Maslama s’empare de la citadelle réputée imprenable d’al-Bāb, dont il empoisonne la source qui assurait l’alimentation en eau de la forteresse. Suite à ce nouveau triomphe, Maslama confie le gouvernorat de l’Arménie et de l’Azer- baïdjan à Marwān b. Muḥammad et rentre définitivement en Syrie153.

148 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. II, p. 249, trad. vol. II, p. 252 ; J.-L. Bacqué-Grammont, F. De Polignac, G. Bohas, « Monstres et murailles », p. 120-121. On trouve encore d’autres identifications comme par exemple avecʿ Alī b. Abī Ṭālib, dans un passage de la Muqaddima, où Ibn Ḫ aldūn rapporte des paroles du Prophète : « “Certes, tu es le maître des deux siècles (Ḏ ū al-qarnayn)”, c’est-à-dire les deux siècles de la nation. En d’autres termes tu es le calife de la nation à son commencement, et tes descendants en seront les califes à sa fin »,Le livre des exemples, p. 675. 149 Qudāma, Kitāb al-ḫarāj, éd. p. 265. Sur cet auteur, voir en dernier lieu P. Heck, The Construction of Knowledge. 150 Al-Ṭabarī, II, p. 1562, trad. vol. XXV, p. 98. Al-Ṭabarī indique toutefois que Maslama aurait atteint une première fois al-Bāb en 112/730-731, II, p. 1531-1532, trad. vol. XXV, p. 70. 151 Voir Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, II, p. 500-506. 152 Ibn Aʿtam,̱ VII, p. 282-286 ; Balʿamī, p. 246-247. Al-Ṭabarī signale que le fils du Ḫ āqān aurait été tué l’année précédente, II, p. 1560, trad. vol. XXV, p. 95-96. Selon Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 365, c’est le Ḫ āqān en personne qui aurait été tué. L’importance d’Ibn Aʿtam̱ pour les différentes opérations conduites par les Musul- mans dans le Caucase a été soulignée par A. N. Kurat, « Abū Muḥammad Aḥmad b. Aʿthām al-Kūfī’s ». 153 Ibn Aʿtam,̱ VII, p. 288 ; Balʿamī, p. 248. Selon al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 318, c’est Hišām qui aurait destitué Maslama, pour lui substituer Marwān. Cette dernière hypo- thèse est discutée infra, chapitre VIII. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 267

Au préalable, le général marwanide prit soin de nommer un gouver- neur pour la ville d’al-Bāb, et de faire exécuter des travaux de fortifica- tions, incluant la pose de portes en fer (abwāban min al-ḥadīd)154. La mention de l’utilisation de ce métal fait nettement écho à la sou- rate de « la Caverne » (al-Kahf ), dans laquelle Ḏ ū al-Qarnayn enferme les Gog et Magog derrière un rempart, consolidé notamment au moyen de morceaux ou blocs de fer (zubar al-ḥadīd)155. Outre les problèmes posés par la figure du « Bicornu », déjà évoqués, les auteurs médié- vaux s’efforcèrent donc de préciser l’identité des Gog et Magog qui semaient « le désordre sur la terre »156. Différentes localisations furent proposées pour ce rempart, de la Chine à la péninsule Ibérique, mais la région montagneuse du Caucase eut souvent la préférence des auteurs musulmans. Les Khazars et les Turcs se trouvèrent en conséquence parmi les peuples assimilés aux Gog et Magog dans la tradition isla- mique. En suivant l’explication proposée par Muqātil b. Sulaymān, Ibn al-Faqīh va même jusqu’à expliquer le nom de Turcs par le fait qu’ils furent laissés (turikū) derrière la muraille157 ! Cette construction fabuleuse suscita l’engouement des lettrés musulmans et devint un topos de toute littérature touchant au genre du merveilleux. Plusieurs géographes rapportent d’ailleurs que le calife abbasside al-Wātiq̱ (227- 232/842-847) vit en rêve que la porte (sudda) qui protégeait le dār al-islām des Gog et Magog avait été ouverte, ce qui aurait motivé sa décision d’envoyer des hommes s’assurer de son état. Cette expédition fut confiée selon les sources à Sallām l’interprète, en vertu de ses qua- lités de polyglotte, ou à l’astronome al-Ḫ wārazmī, dont il a déjà été question158. Quoi qu’il en soit, les explorateurs se rendirent à la cour

154 Ibn Aʿtam,̱ VII, p. 287-288 ; Balʿamī, p. 247-248. Des travaux sont aussi signalés par al-Ṭabarī, II, p. 1562, trad. vol. XXV, p. 98, ou par Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 365. 155 Coran XVIII, 95. Ce thème connut un succès important dans la littérature isla- mique médiévale. Sur les sources syriaques de ce motif coranique, voir en dernier lieu K. van Bladel, « The Alexander Legend ». 156 Coran XVIII, 93. 157 Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 299, trad. p. 355. 158 Sallām : Ibn Ḫ urradāḏbih, Kitāb al-masālik, éd. p. 162 et s. ; Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 301, trad. p. 357 (le passage est lacunaire). Al-Ḫ wārazmī : al-Muqaddasī, Aḥsan, éd. p. 362 ; cette information est reprise par l’érudit ottoman Ḥ ajjī Ḫ alīfa (1609-1657, aussi connu sous le nom de Kātib Çelebī), dans son Cihān nümā, voir J.-L. Bacqué-Grammont, F. De Polignac, G. Bohas, « Monstres et murailles », p. 118, 121. Nous avons signalé plus haut que le Kitāb al-taʾrīḫ d’al-Ḫ wārazmī était perdu, mais que des éléments étaient conservés en particulier par le chroniqueur nestorien Élie de Nisibe. Il est toutefois impossible de préciser si cet ouvrage proposait un récit de cette expédition, car la période concernée est malheureusement lacunaire dans le manuscrit d’Élie. 268 chapitre v du souverain Khazar, qui leur fournit des guides pour la suite de leur périple, qui les conduisit, au terme d’un long voyage, jusqu’à la porte de Ḏ ū al-Qarnayn, dont ils purent vérifier la solidité. Cette anecdote démontre de manière irréfutable les liens unissant les peuples du Cau- case avec l’édifice de ̱ ūD al-Qarnayn, même si, dans ce récit, il semble fort éloigné de la région d’al-Bāb159. Il est probable qu’une certaine confusion s’instaura entre cette construction légendaire et la muraille édifiée par Khusraw Anūširvān « entre les dernières pentes du Caucase et la mer Caspienne pour protéger l’Iran des incursions nomades », précisément dans la passe de Bāb al-Abwāb160. Al-Masʿūdī signale que le rempart érigé par le monarque sassanide existe encore en 332/943, et en offre une descrip- tion détaillée : le [. . .] souverain construisit cette célèbre muraille qui, d’une part, s’élève sur le Caucase en suivant ses crêtes, ses dépressions et ses gorges, sur une longueur d’une quarantaine de parasanges, jusqu’à ce qu’elle abou- tisse à une place-forte nommée Ṭabarsarān. Tous les trois milles envi- ron, suivant l’importance de la route sur laquelle elle s’ouvrait, il plaça une porte de fer près de laquelle il installa, dans l’intérieur de l’enceinte, une peuplade chargée de veiller à sa garde et à celle de la portion de muraille contiguë. Ce rempart devait opposer une barrière infranchis- sable aux méfaits des peuplades voisines de cette montagne : Khazars, Alains, Turcs divers, Avars et autres tribus d’infidèles161. Les travaux effectués à al-Bāb sur l’ordre de Maslama s’inscrivaient peut-être dans un programme de restauration de ce rideau défen- sif érigé par Khusraw Anūširvān. Les sources musulmanes ne sont d’ailleurs pas les seules à rapporter cette initiative. Les deux peti- tes chroniques anonymes syriaques datées de 819 et 846 signalent elles aussi que le général omeyyade entreprit des travaux de grande ampleur, réunissant pour ce faire des tailleurs de pierre (pāsūlē) et des charpentiers (nagārē), en vue de faire édifier des citadelles h( ̣esnẹ̄ ) et

159 L’expédition envoyée par al-Wātiq̱ ne passe d’ailleurs pas par le Caucase sur le chemin du retour, mais par l’Asie Centrale et le Ḫ urāsān. Voir Ibn Ḫ urradāḏbih, Kitāb al-masālik, éd. p. 169. 160 J.-L. Bacqué-Grammont, F. De Polignac, G. Bohas, « Monstres et murailles », p. 122. Le site désigné sous le nom de « Porte des Portes » en arabe, est connu en persan sous celui de Derbend, le « défilé », et de Demür Qapu en turc, la « Porte de fer ». Voir J.-L. Bacqué-Grammont, F. De Polignac, G. Bohas, « Monstres et murailles », p. 112. 161 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. II, p. 2-3, 196-197, trad. vol. I, p. 159, 231-232. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 269 des villes (mdīnātā)162. Il est important de noter que cette entrée dans les deux textes se trouve être la dernière de la strate de rédaction qui court jusqu’en 728. C’est d’ailleurs précisément en cette année qu’ils situent ces événements, ce qui s’avère quelque peu problématique au regard de la chronologie fournie par les sources islamiques. L’apparte- nance de ces informations à cette couche historiographique est cepen- dant capitale : nous avons là un récit pratiquement contemporain des faits, correspondant à notre phase 3, c’est-à-dire au temps de Hišām, propre frère du général, sous lequel furent conduites ces opérations ! Les auteurs dépendant de Théophile d’Édesse sont malheureusement moins prolixes sur le sujet, et Théophane ou Agapius se bornent à signaler que Maslama atteignit « la Porte »163. À la différence des auteurs musulmans, leurs homologues chrétiens offrent néanmoins une image beaucoup plus mitigée des campagnes de Maslama dans le Caucase. Ils stigmatisent en effet la peur qu’aurait ressenti le héros omeyyade lors de ses expéditions dans la région, en particulier lors d’un premier affrontement avec les Khazars au cours duquel il n’aurait trouvé son salut que dans la fuite164. Seul Łewond fait état d’un chantier à Derbend/al-Bāb, mais de démolition dans un premier temps, affirmant qu’après la prise de la ville les musulmans se mirent à raser ses fortifications, avant d’être arrêtés dans leur entre- prise par la mise au jour d’une inscription téléologique qui proclamait que : « dans une époque postérieure, les enfants d’Ismaël la démoliront et la rebâtiront à leurs propres frais ». Cet avertissement lapidaire fut scrupuleusement respecté et des ouvriers furent chargés de restaurer l’enceinte165. La chronique de Zuqnīn, enfin, offre à la campagne de Maslama son image la plus aboutie. Ce dernier atteint la porte (tarʿā) des Turcs qui causaient de grands troubles dans la région, en tue un grand nom- bre et leur inspire une telle peur, qu’ils viennent à ses pieds implorer

162 819, éd. p. 17, trad. p. 12 ; 846, éd. Brooks p. 235, trad. lat. p. 178, trad. Brooks, p. 585. 163 Théophane,Chronographie , éd. p. 409, trad. p. 567 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 507. 164 Théophane,Chronographie , éd. p. 407, trad. p. 563 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 507 ; 1234, éd. p. 311, trad. vol. I, p. 241 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 463, trad. p. 501 ; Bar Hebraeus, éd. p. 119, trad. p. 110. Les deux chroniques anonymes de 819 et 846 signalent aussi une défaite initiale de Maslama : 819, éd. p. 17, trad. p. 12 ; 846, éd. 235, trad. lat. p. 178, trad. Brooks, p. 585. 165 Łewond, trad. p. 38. 270 chapitre v la paix166. La terreur a ici changé de camp : elle frappe les impies et non plus le valeureux général. Redoutant toutefois que les combats qui sévissaient entre les Turcs eux-mêmes, derrière la porte, ne finis- sent par menacer le dār al-islām, Maslama poursuivit son offensive en ordonnant la destruction de ladite porte, qui avait été érigée par Alexandre le Macédonien. C’est ainsi que les musulmans franchirent les limites du monde, fixées par le fils de Philippe II. L’année suivante, après cette incursion, Maslama rassembla des artisans (ūmānē), des charpentiers (nagārē) et des ouvriers (qlāgrē) et fit reconstruire la porte des Turcs. Un traité fut conclu, stipulant que nul ne devrait plus franchir ce rempart, mais le pacte devait être rapidement rompu par les barbares, qui s’empressèrent de reprendre leurs déprédations dès le retrait du marwanide. L’armée d’al-Jarrāḥ b. ʿAbd Allah al-Ḥ akamī riposta en conséquence mais fut taillée en pièce et le commandant périt. Informé de la situation, Maslama se précipita au secours des musulmans mais arriva trop tard. Son seul retour dans la région ins- pira toutefois la terreur (zawʿā) aux Turcs, « qui redoutaient davantage sa réputation que sa personne »167. Si le tableau d’ensemble proposé par la chronique anonyme est bien plus flatteur pour le général omeyyade, il faut surtout souligner que, dès 775, une assimilation très nette est établie entre Maslama et Alexandre le Grand. Les spécialistes considèrent que « la légende selon laquelle Alexan- dre aurait édifié une porte monumentale pour contenir les invasions de barbares nomades semble s’être formée dès le premier siècle de notre ère. L’identification de ces peuples avec celui de Magog [. . .] est déjà présente chez Flavius Josèphe » et se diffusa notamment par la suite par le truchement du christianisme syriaque168. Ce vecteur syria- que explique peut-être la « contamination » de la chronique de Zuqnīn, qui propose un lien direct entre les deux héros combattants, même s’il est également possible que nous soyons ici confrontés à des tra- ces d’un panégyrique consacré à Maslama, présenté comme un nou- vel Alexandre dans le cadre d’une idéologie omeyyade s’efforçant d’accaparer des figures mythiques, à l’instar de Salomon dont il a été question au chapitre précédent. La curiosité avérée de Maslama pour

166 Zuqnīn, éd. p. 168, trad. Harrak p. 159, trad. Hespel, p. 127. 167 Zuqnīn, éd. p. 168-170, trad. Harrak p. 159-160, trad. Hespel, p. 127-128. 168 J.-L. Bacqué-Grammont, F. De Polignac, G. Bohas, « Monstres et murailles », p. 120. Sur la circulation des éléments relatifs à Alexandre voir plus largement K. van Bladel, « The Syriac Sources » et « The Alexander Legend ». maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 271

Alexandre et ses campagnes169 donne du crédit à cette hypothèse, tout comme les maigres relations tissées entre le Marwanide et des lieux de mémoires associés à Ḏ ū al-Qarnayn dans les sources islamiques, bien que l’ambiguïté persistante autour de l’identité de ce personnage pose problème. Paré à la fois d’une dimension eschatologique et des attributs du conquérant universel, Maslama réunit sans doute plus que quiconque les conditions favorables à l’assimilation de Ḍū al-Qarnayn et d’Alexan- dre. Si tel est le cas, Maslama aurait alors initié un genre, qui connaîtra un vif succès par la suite, en particulier à la période mamelouke170. Cet axiome n’est pas saugrenu, si l’on songe qu’Alexandre et Maslama par- tagent fondamentalement la même fonction : ils incarnent la « figure de maître des seuils et de grand ouvrier de la clôture du monde »171. La porte érigée par le premier face aux Gog et Magog est détruite puis reconstruite par le second. La porte du Macédonien est devenue celle de l’Omeyyade ; le monde n’est plus délimité par le fils de Philippe II mais par celui de ʿAbd al-Malik. Maslama change alors de dimension : il dépasse le statut du héros régional de la frontière byzantine pour acquérir une dimension islamique et universelle. L’ensemble des éléments consacrés à Maslama, tant dans les sources islamiques que chrétiennes, traduit donc bien la fabrique d’un héros combattant musulman. Le contexte spécifique à la période, comme les objectifs assignés au général, s’inscrivent pleinement dans une dimen- sion messianique, qui explique en grande partie ce besoin alors si cru- cial de héros.

C. Eschatologie et fabrique des héros

Les deux principaux « cycles » des expéditions de Maslama, celui de Constantinople et celui du Caucase, nous disent au fond la même chose. Maslama est le combattant visant à remplir les conditions nécessaires à

169 Voir N. Abbott, Studies, I, p. 16-18. Ce point a été également noté par A. Ched- dadi, Les Arabes, p. 44. 170 Cette présentation de figures majeures de l’histoire islamique associées à Alexan- dre le Grand y est bien attestée, sans évoquer les éléments iraniens de la diffusion de ces traditions. Voir en particulier les travaux de F. De Polignac, « L’image d’Alexan- dre » ; « Cosmocrator » ; « Alexandre maître des seuils et des passages » ; « Un “nouvel Alexandre” mamelouk ». Voir en outre D. Aigle, « Les inscriptions dans Baybars ». 171 J.-L. Bacqué-Grammont, F. De Polignac, G. Bohas, « Monstres et murailles », p. 122. Voir aussi F. De Polignac, « Alexandre maître des seuils et des passages ». 272 chapitre v l’accomplissement de la Fin des Temps, ou peut-être plus exactement à les différer. La prise de la seconde Rome est en effet supposée précéder l’apocalypse172, à l’instar de l’invasion des peuples de Gog et Magog, qui en sera le prélude. En échouant dans sa conquête de la capitale byzantine et en refermant les portes d’Alexandre, Maslama repousse ainsi l’eschaton attendu dans un futur lointain : l’espace islamique a été délimité, au contraire du temps islamique. Toute une littérature apocalyptique se développa autour de ces épisodes, dès la période omeyyade, pour justifier l’incapacité des musulmans à accomplir l’énorme tâche qui leur avait été assignée : la conquête de la totalité du monde, avant la Fin des Temps atten- due comme imminente173. Il faut souligner à ce propos, qu’outre sa dimension eschatologique propre, la campagne contre Constantinople se situait à l’approche de l’an cent de l’hégire, justement supposé mar- quer la Fin du monde ; ce fut d’ailleurs peut-être là l’une des raisons qui présidèrent à la décision d’attaquer la ville prise par Sulaymān174. Les sources fourmillent d’éléments à connotation messianique à l’ap- proche de cette date butoir175 et des manifestations naturelles, comme les tremblements de terre qui caractérisent la période, confortaient sans doute ces croyances176. L’addition de ces facteurs messianiques en démultipliait l’ampleur. Des cycles apocalyptiques se développèrent, dont celui dit d’al- Aʿmāq, très important dans la perspective qui nous occupe ; il tire son nom de la plaine de Syrie du Nord, courant depuis Antioche jusqu’au piémont du Taurus, entre l’Amanus et le Kurd Dagh, particulièrement disputée entre Byzantins et Musulmans177. Ces récits sont notamment

172 Sur les traditions eschatologiques attachées à la prise de Constantinople, voir en dernier lieu N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 60-71. Ibn Ḫ aldūn précise clairement que « celui qui fera périr l’empereur de Byzance et dépensera ses trésors pour la cause de Dieu, ce sera le Mahdî attendu lorsqu’il prendra Constantinople. Excellent sera le maître de Constantinople, et excellente sera son armée ! », Le livre des exemples, p. 675. Pour des exemples plus tardifs, autour de la chute de Constantinople, voir notamment B. Lellouch et S. Yérasimos, Les traditions apocalyptiques. 173 D. Cook, « Muslim Apocalyptic and Jihād », p. 103 et note 134 ; S. Bashear, « Apo- calyptic and Other Materials » ; A. A. Vasiliev, « Medieval Ideas of the End of the World », p. 472 et s. 174 P. Crone, Medieval Islamic Political Thought, p. 76. 175 Sur l’an 100 de l’hégire et les attentes associées, voir infra, chapitre VI. 176 Deux séismes, l’un sous al-Walīd I, l’autre sous ʿUmar II, furent très souvent mentionnés dans les sources chrétiennes, comme le montre le tableau 2. 177 Pour ce toponyme, voir l’entrée de Yāqūt, Muʿjam, I, p. 222. On le trouve aussi, plus fréquemment, sous la forme d’al-ʿAmq, voir D. Sourdel, « Al-ʿAmq ». Sur ce cycle maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 273 préservés dans le Kitāb al-fitan et les Rūm y sont décrits comme les adversaires de la Fin des Temps (āḫir al-dahr)178. Lorsque le combat final s’engagera entre Byzantins et Musulmans, ces derniers, après bien des péripéties, prendront l’avantage grâce à l’intervention divine et marcheront alors en direction de Constantinople, atteignant tout d’abord Amorium (ʿAmmūriyya). Les troupes islamiques parviennent ensuite jusqu’aux rives du détroit (al-ḫalīj) du Bosphore, dont les flots déchaînés interdisent toute tentative de traversée. Rassérénés par l’ap- pui des éléments, les Byzantins se réjouissent et estiment que le soutien divin est à nouveau de leur côté. Las, cette vaine illusion ne dure pas, le détroit s’assèche et la mer se retire, permettant aux assaillants de venir entourer « la ville de l’infidélité » (madīnat al-kufr), un vendredi soir, et de faire résonner toute la nuit les louanges à Allah, le takbīr et le tahlīl. Au lever du soleil, un ultime takbīr179 a raison du mur d’enceinte180. Le traditionniste al-Ṭabarānī (m. 360/971) rapporte que c’est en entendant cette tradition que Maslama aurait résolu d’attaquer immédiatement Constantinople181 ! Cette assertion implique l’antério- rité de la tradition sur l’expédition du général, alors que l’inverse sem- ble nettement plus probable. C’est encore une fois la fonction de ces textes apocalyptiques qui pousse à pareille conclusion : ils expriment une frustration de l’échec et proposent des moyens pour déplacer ces revers sur le terrain eschatologique, la conquête de Constantinople se trouvant alors transposée dans un futur lointain182. Quoi qu’il en soit, il faut souligner la similitude de l’itinéraire, avec la prise d’Amorium sur le trajet, bien attestée tant dans les chronogra- phies islamiques que chrétiennes. Le déchaînement des eaux du Bos- phore et de la Mer de Marmara fait peut-être écho à la tempête qui frappa durement les Musulmans lorsqu’ils levèrent le siège, cataclysme motivé par l’intervention divine aux dires de Łewond. D. Cook a noté apocalyptique, voir surtout les travaux de D. Cook, « Muslim Apocalyptic and Jihād », p. 83 et s., et Studies, p. 49-54. 178 Nuʿaym b. Ḥ ammād, Kitāb al-fitan, p. 292. 179 Sur le takbīr comme topos dans les sources islamiques, marquant en particulier le signal de l’attaque, voir A. Noth et L. I. Conrad, The Early Arabic, p. 143-145. 180 Nuʿaym b. Ḥ ammād, Kitāb al-fitan, p. 260-261, trad. D. Cook, « Muslim Apoca- lyptic and Jihād », p. 86-88. 181 Al-Ṭabarānī, Al-Muʿjam al-kabīr, II, p. 38, no 1216, cité par D. Cook, « Muslim Apocalyptic and Jihād », p. 88, note 82. Maslama se serait alors écrié : la-niʿma al-amīr wa-la-niʿma al-jayš. 182 C’est en particulier le constat auquel aboutit D. Cook, « Muslim Apocalyptic and Jihād », p. 103, note 134, ajoutant que pareille conclusion corrobore l’analyse de Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, p. 223-236. 274 chapitre v

à raison que tous les éléments maritimes sont soigneusement gommés du côté musulman, le Bosphore étant même asséché pour permettre une traversée à pieds secs ; la mention des attaques par mer revenait en effet à reconnaître l’usage des Coptes dans la marine islamique et les Chrétiens n’avaient bien entendu pas leur place dans une littéra- ture de cette nature183. Enfin, le topos du takbīr qui précède la prise de Constantinople se retrouve dans la conquête symbolique proposée par la version 2. Les parallèles entre les versions offertes par les chroniques et les apocalypses sont donc tout à fait notables et invitent à s’interro- ger sur la datation de ces traditions issues du second corpus. D. Cook estime que ces textes ne remontent pas au-delà de l’époque de ʿAbd al-Malik et de ses successeurs, c’est-à-dire à une période d’expectative pour les Musulmans sur leur propre capacité à conquérir le monde avant la Fin des Temps184. En d’autres termes, il est fort possible que, à l’image de la trame de la narration historique, les grandes lignes de ce cycle messianique aient été composées dans les dernières décennies de la période omeyyade. On s’efforça alors de produire un récit prenant en compte le fait que des événements clefs escomptés ne s’étaient pas produits ; la littérature apocalyptique offrait un moyen commode de surseoir aux explications, en déplaçant ces épisodes attendus dans un avenir messianique. L’évolution des ḥadīt-s̱ relatifs à la prise de Constantinople témoi- gne d’un processus identique. L’auteur anonyme du Kitāb al-ʿuyūn affirme que c’est unh ̣adīt,̱ annonçant que la ville serait conquise par un calife portant le nom d’un prophète mentionné dans le Coran, qui aurait motivé la décision de Sulaymān b. ʿAbd al-Malik, croyant être l’élu, de lancer l’expédition contre la seconde Rome185. Une fois l’échec de l’entreprise consommé, des traditions nouvelles furent mises en circulation. Il était désormais question de trois campagnes contre la capitale byzantine : la première vouée à se solder par un échec cuisant, la deuxième par un traité de paix (sulḥ ̣) et l’édification de mosquées (masājid), l’ultime étant couronnée de succès grâce à l’intervention

183 D. Cook, « Muslim Apocalyptic and Jihād », p. 90. 184 D. Cook, « Muslim Apocalyptic and Jihād », p. 103. Notons toutefois que W. Madelung propose en plusieurs occasions des datations nettement plus anciennes, ce que rejette D. Cook. Voir W. Madelung, « Apocalyptic Prophecies ». 185 Kitāb al-ʿuyūn, p. 24. Voir M. Canard, « Les expéditions », p. 107 ; N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 65. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 275 d’Allah186. Si la tentative initiale fait sans doute référence à l’opéra- tion dirigée par Muʿāwiya, il est difficile de ne pas reconnaître dans la suivante l’allusion à Maslama, à qui fut attribué la construction d’une mosquée dans l’enceinte même de la ville, ainsi que nous l’avons évo- qué en détail plus haut. Plus encore, pour démontrer qu’en réalité Constantinople ne pou- vait en aucun cas être conquise lors du siège de Maslama, on plaça la cité sous la protection du prophète Muḥammad lui-même187 ! Ce dernier était en effet supposé avoir envoyé, en son temps, des lettres aux souverains du monde – en particulier l’empereur Byzantin, le souverain sassanide et le Négus d’Abyssinie –, pour les engager à se convertir à l’islam et à reconnaître la nouvelle religion188. La question de l’authenticité de ces missives, acceptée comme une évidence par les auteurs médiévaux, a divisé les chercheurs modernes189. Quoi qu’il en soit, nos sources affirment qu’à la réception du courrier, Héraclius aurait reconnu que le message était marqué du sceau de la prophé- tie ; il répondit d’ailleurs en ce sens, reconnaissant que Muḥammad était l’envoyé de Dieu qu’avait annoncé Jésus et précisant qu’il avait demandé à ses sujets de se convertir, mais que ces derniers avaient malheureusement refusé190. Nous retrouvons ici le mythe récurrent de la conversion d’Héraclius. Cette thématique fut développée de manière précoce, si l’on se fie auxisnād -s, puisque une tradition, placée sous l’autorité d’al-Zuhrī, rapporte que l’empereur byzantin fit envoyer la lettre à Rome pour authentification, et que la réponse fut sans ambi- guïté : « cela ne fait aucun doute, alors suivez-le et croyez-le »191. Dès l’époque omeyyade, on s’efforça donc de promouvoir cette acceptation de la vocation universelle de l’islam par Héraclius. Les éléments jus- tifiant l’inviolabilité de la capitale byzantine étaient ainsi en place : la

186 Nuʿaym b. Ḥ ammād, Kitāb al-fitan, p. 288. Sur ce ḥadīt ̱ bien connu, voir notam- ment M. Canard, « Les expéditions », p. 111 ; D. Cook, Studies, p. 53 ; N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 68. 187 Ce point est discuté en détail par N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 43 et s. 188 Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, I, p. 258 et s. Ce motif ne manque pas de faire écho à la fameuse fresque dite des six rois, dans les bains omeyyades de Qusayṛ ʿAmra. Cette représentation est discutée infra, chapitre VIII. 189 Voir ainsi les opinions diamétralement opposées de M. Hamidullah (« La lettre du Prophète » et Six originaux, p. 149-172) et de R. B. Serjeant (« Early Arabic Prose »). On se reportera en dernier lieu aux analyses de L. I. Conrad, « Heraclius in Early Isla- mic Kerygma », et de N. M. El-Cheikh, Byzantium, p. 43-44. 190 Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 77-78. 191 Al-Ṭabarī, I, p. 1566, trad. vol. VIII, p. 105. Ce passage se trouve aussi dans la Sīra, Ibn Hišām, Sīra, p. 972, trad. A. Guillaume, p. 656. 276 chapitre v réponse favorable de l’empereur garantissait la protection de la cité. Al-Yaʿqūbī va même plus loin, signalant qu’en recevant la réponse d’Héraclius, le Prophète aurait stipulé : « leur royaume durera aussi longtemps que ma lettre demeurera avec eux »192. C’était ainsi le Pro- phète lui-même qui gardait les murs de Constantinople, tant que son épître y était conservée. La protection divine de la ville, affirmée par des auteurs chrétiens comme Łewond qui avait fait dire à Maslama qu’il ne pouvait lutter contre Dieu, est ainsi détournée : ce n’est plus la toute-puissance du dieu des chrétiens, mais la toute-puissance du prophète de l’islam, qui interdisait tout triomphe militaire. Du côté du front caucasien, les éléments messianiques sont moins bien documentés pour la période omeyyade, dans la mesure où le péril turc se trouve surtout associé aux Abbassides, coupables d’avoir laissé entrer le ver dans le fruit193. Globalement, les traditions apocalypti- ques connaissent des issues beaucoup moins favorables, lorsque les Musulmans combattent face aux Turcs, que lorsqu’ils sont opposés aux Byzantins194. Deux invasions principales des Turcs sont redoutées, l’une en Azerbaïdjan, l’autre sensée atteindre l’Euphrate195 ; ce cycle fut retravaillé après l’époque de Nuʿaym b. Ḥ ammād (m. 229/844), dans la mesure où il fallait expliquer l’intégration des Turcs au califat. Il est possible que les campagnes de Maslama dans le Caucase aient été reliées à la crainte de cette première poussée turque attendue en Azer- baïdjan : plus largement, l’assimilation des Turcs et des Khazars avec les Yājūj et Mājūj affirmait leur dimension eschatologique196. Un certain nombre de synchronismes caractérisent ces différents cycles apocalyptiques. L’un d’entre eux est particulièrement notable dans l’optique qui est la nôtre, affirmant le lien indéfectible unissant la prise de la capitale byzantine et de la zone montagneuse jouxtant la Mer Caspienne, ainsi que s’en fait l’écho le grand al-Suyūtị̄ (m. 911/1505) : « si le monde n’avait plus qu’un jour à vivre, Dieu le prolongerait pour permettre à un homme de ma famille (rajul min ahl baytī) de soumet- tre les montagnes du Daylam et Constantinople »197. La glose proposée

192 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 78. 193 Sur les apocalypses liées aux invasions turques, voir D. Cook, Studies, p. 84-91. 194 D. Cook, « Muslim Apocalyptic and Jihād », p. 97. 195 Nuʿaym b. Ḥammād, Kitāb al-fitan, p. 128. 196 Nuʿaym b. Ḥammād, Kitāb al-fitan, p. 415. Sur les traditions relatives aux Gog et Magog, voir notamment D. Cook, Studies, p. 182-188. 197 Al-Suyūtī,̣ cité par M. Canard, « Les expéditions », p. 107. Sur l’association cou- rante de ces deux aires géographiques, voir D. Cook, Studies, p. 169. Si les Turcs sont maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 277 par le savant égyptien précise que l’homme ainsi désigné n’est autre que le mahdī, et M. Canard estimait que l’on pouvait aussi proposer une identification avec Hārūn al-Rašīd, qui obtint la soumission du Daylam198 ; peut-être peut-on imaginer une strate antérieure, remon- tant à Maslama, qui fut actif sur les deux fronts, retravaillée par la suite au service du calife abbasside. Quoi qu’il en soit, le général marwa- nide, chantre du jihād omeyyade, était destiné à s’imposer comme une figure de la lutte messianique, puisque, comme l’a montré D. Cook, des relations étroites relient jihād et apocalyptique199. La fermeture du monde islamique par Maslama en offre une bonne illustration : l’arrêt du « Jihād State » repousse l’apocalypse dans un futur distant. Abordées dans leur globalité, les expéditions de Maslama révè- lent que l’on s’évertua, de manière précoce, à promouvoir la figure du général marwanide, combattant héroïque s’assurant une posses- sion symbolique de Constantinople et s’affirmant comme un nouvel Alexandre dans le Caucase. L’ensemble de ces éléments est en place au plus tard aux environs de 775, comme l’atteste la chronique de Zuqnīn, qui livre sans doute l’image la plus aboutie dans le corpus chrétien. Si ces traditions sont alors couchées par écrit, c’est nécessairement qu’elles préexistaient et pourraient donc fort bien dater de la période omeyyade, traduisant dans ce cas un volet du programme idéologique de la première dynastie de l’islam. La place de choix dont bénéficie Maslama dans cette source syriaque anonyme pourrait indiquer que l’auteur s’appuya sur une source pro-omeyyade, peut-être même sur un panégyrique consacré au héros combattant. Les chroniques anony- mes de 819 et 846, si elles ne présentent pas une image aussi aboutie de Maslama, témoignent elles aussi de l’ancienneté de la rédaction d’un noyau de faits relatifs aux campagnes du général. La strate historiogra- phique pertinente pour ses expéditions fut en effet composée dès les environs de 730, c’est-à-dire de façon presque concomitante avec les exploits ou les échecs militaires du héros omeyyade ! Les sources tri- butaires du circuit de Théophile d’Édesse fixent elles aussi unterminus ante quem, prouvant que les textes furent compilés à partir d’informa- tions mises en circulation dès l’époque des califes de Damas. volontiers associés aux peuples de Gog, ceux de Magog sont souvent identifiés à ceux du Daylam, ainsi que le signale D. Cook, Studies, p. 183. 198 M. Canard, « Les expéditions », p. 107. Au sujet de l’allégeance des provinces de la Caspienne et du Daylam à al-Rašīd, voir al-Ṭabarī, III, p. 705-706, trad. vol. XXX, p. 254-256. 199 Voir D. Cook, « Muslim Apocalyptic and Jihād », notamment p. 72-73. 278 chapitre v

L’ensemble de ce corpus chrétien montre aussi, et c’est sans doute le plus important dans l’optique de notre enquête, que ces éléments furent élaborés au sein du Bilād al-Šām. Il s’agit donc d’un processus profondément syrien : si Maslama travaille à sa gloire, et à celle de la dynastie dont il défend les couleurs, aux frontières de l’empire – fron- tières byzantines et caucasiennes qui demeurent au fond relativement proches de la Syrie, et éminemment stratégiques pour la sécurité de la province200 –, c’est dans l’espace syrien que son image est dévelop- pée. L’histoire et la légende de Maslama s’écrit ainsi dans le Šām, pra- tiquement au rythme des opérations dirigées par le héros militaire, résultant elles aussi de décisions politiques prisent en Syrie. Nous éloi- gner quelque peu du cadre syrien imparti à cette étude, en suivant les traces de Maslama, permet de mieux appréhender l’ampleur du programme idéologique omeyyade, écrit et pensé dans le Šām, mais raisonné à l’échelle de l’ensemble du califat. Ces données confortent l’affirmation d’al-Ṭabarī : savants et traditionnistes participaient aux opérations militaires de Maslama. Sous l’autorité de Sulaymān b. Mūsā (m. entre 115 et 119/733-737), il signale en effet que ̮ Hālid b. Maʿdān al-Kalāʿī al-Ḥ imsị̄ (m. entre 103/721 et 108/727)201, participa au siège de Constantinople202. À l’instar du roi soleil parcourant les champs de bataille accompagné de ses historiographes, que nous évoquions en préambule de ce chapitre, avec J. Cornette, Maslama conduisait ses campagnes, escorté par ceux qui étaient en charge d’assurer sa gloire. Des personnages comme Sulaymān ou Ḫ ālid jouèrent à n’en point douter un rôle capital dans la mise en circulation et la diffusion des traditions relatives à ces épisodes lourds de sens. La matière première, collectée in situ, pouvait alors infuser librement dans l’espace syrien, pour aboutir à une historiographie servant à promouvoir les mérites des dynastes au nom desquels elle était rédigée.

200 Comme le souligne Ch. Décobert (« Notule sur le patrimonialisme omeyyade », p. 236) : « La Syrie des derniers Omeyyades et du premier siècle abbasside, était pres- que entièrement un pays de ʿawāsiṃ et une terre califale ». Soulignons en outre que les numismates ont montré la forte unité des frappes monétaires dans l’ensemble de ce « Nord omeyyade » – de la Syrie à l’Arménie et l’Azerbaïdjan, en passant par la Jazīra –, ce qui tend à indiquer que ces zones étaient appréhendées comme un tout. Voir en particulier M. Bates, « History, Geography and Numismatics » ; D. A. Spellberg, « The Umayyad North » ; M. Bonner, « The Mint ». 201 Ces deux traditionnistes syriens, qui travaillaient au service des Omeyyades, ont été présentés au chapitre I. 202 Al-Ṭabarī, II, 1315, trad. vol. XXIV, p. 39-40. Voir en outre F. M. Donner, « The Problem », p. 4-5, 7-9 ; A. Elad, « Community of Believers », p. 263 ; J. Van Ess, Theo- logie, p. 111-114 ; M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 107. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 279

Dans le processus de composition de la figure du héros combattant, d’autres attributs de Maslama furent négligés. Sa dimension d’admi- nistrateur semble en effet avoir été largement oubliée, et certains cher- cheurs n’ont pas hésité à affirmer que le fils de ʿAbd al-Malik n’avait été qu’un piètre gestionnaire203. Le général marwanide cumula pour- tant bien souvent les fonctions de gouverneur avec ses tâches militai- res. Il fut ainsi successivement en charge du jund de Qinnasrīn204, de la vaste région formée de la Jazīra, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, à plusieurs reprises, ainsi que de l’Iraq et du Ḫ urāsān. Si cette dernière expérience se solda manifestement par un échec, il ne faut pas oublier que Maslama contribua activement à mettre la Jazīra – invention fis- cale marwanide – sous coupe réglée, faisant réaliser un cadastre et un recensement, puis imposant le port de sceaux de plomb autour du cou des tributaires, en vue notamment de s’assurer du paiement du ḫarāj205. L’effacement relatif des ces fonctions de Maslama résulte d’une double motivation : on s’évertue d’une part à créer un héros exclusivement militaire, ce qui impose une sélection. De surcroît, le modèle de l’ad- ministrateur n’est pas disponible pour Maslama, puisqu’il est l’apanage d’une autre figure de ce panthéon omeyyade, le calife Hišām, propre frère du général206. Maslama fut donc enfermé dans une logique de combattant, vertu du héros par excellence. Il s’imposa ainsi comme « le plus grand capitaine du siècle omeyyade »207, une analyse que n’aurait sans doute pas reniée Ibn Ḫ aldūn208, et emporta « dans la tombe la for- tune des Marwanides, laquelle ne fit plus que décliner après lui 209» . À défaut d’être devenu le « calife de guerre »210 qu’il n’aurait pas manqué d’être, Maslama fut donc un prince guerrier, le bras armé de

203 Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, p. 87-88. 204 Michel le Syrien, II, éd. p. 449, trad. p. 474 ; P. Crone, Slaves, p. 125. 205 819, éd. p. 15, trad. p. 10 ; 846, éd. p. 233, trad. lat. p. 177, trad. Brooks p. 582 ; 1234, éd. p. 299, trad. p. 233, trad. Palmer p. 209. Sur la création marwanide de la Jazīra comme entité administrative et fiscale, voir Ch. F. Robinson,Empire and Elites, p. 33-62. La question du port des sceaux par les ḏimmī ne se limite pas à sa seule fonction de quittance fiscale ainsi que le pensait A. Fattal, Le statut légal, p. 289, mais traduit aussi et avant tout des pratiques de discrimination et de stigmatisation, ainsi que l’a bien montré Ch. F. Robinson, « Neck-Sealing ». 206 Sur les talents administratifs de Hišām, voir infra, chapitre VIII. 207 F. Gabrieli, « La rivolta », p. 222. 208 Sur l’interprétation du rôle de Maslama par Ibn Ḫ aldūn, voir G. Martinez-Gros, Ibn Khaldûn, p. 168. 209 H. Lammens, « Maslama b. ʿAbd al-Malik », p. 448. 210 En détournant librement le titre de l’ouvrage incontournable de J. Cornette, Le roi de guerre. 280 chapitre v la dynastie omeyyade. C’est cette gloire acquise les armes à la main qui fit s’exclamer le poète Abū Nuḫayla : « Maslama, ô fils de tous les cali- fes, héros [sur le champ] de bataille ( fāris al-hayjā), orgueil du monde (jabal al-arḍ)211 » 212 ! Le poète se voit toutefois sévèrement vilipendé par le premier calife abbasside, pour avoir osé naguère faire cet éloge du grand soldat omeyyade. Nous retrouvons là la problématique de la confrontation des Abbassides avec la mémoire de leurs prédécesseurs. Si l’on privilégia alors les narrations relatant les échecs de Maslama plutôt que ses triomphes, l’image du général avait déjà été trop diffusée pour pouvoir être totalement gommée. Plus encore, les déboires de Maslama devant Constantinople servaient les intérêts abbassides : ils préservaient le potentiel de la seconde dynastie de l’islam à s’emparer de la seconde Rome et à réaliser ainsi les conditions de la Fin des Temps. Il va sans dire d’ailleurs que, dans cette perspective eschatolo- gique, le fiasco de Maslama avait été indispensable à l’accession même des Abbassides, puisque la Fin du monde avait été ainsi différée. Les Marwanides semblent avoir développé une narration triom- phante : on a voulu forger l’image d’un héros victorieux, nécessaire aux Omeyyades, surtout dans le contexte de la fin du «Jihād State ». Devant l’échec global, on cherche des vainqueurs. En ce sens, Maslama en tant que figure de l’échec est peut-être davantage un héros abbas- side qu’omeyyade : cet éloge de l’insuccès justifiait la réalisation poli- tique de la deuxième dynastie de l’islam. On fabriqua donc une figure de l’échec, un héros noble dans une défaite nécessaire. On insista à dessein sur les antiques vertus arabes (murūʾa) incarnées par Mas- lama : c’est un arabe avant d’être un omeyyade. C’est peut-être alors, dans le contexte de l’expédition projetée par Hārūn al-Rašīd contre la capitale byzantine213, en amont de son califat, que les éléments de la figure de Maslama furent particulièrement retravaillés par les chroni- queurs abbassides. Cette opération s’arrêta sur les rives du Bosphore, où Hārūn conclut une trêve avec les Byzantins214, mais le changement

211 Je conserve ici la traduction littéraire de Ch. Pellat. On pourrait aussi traduire jabal, plus près du texte, par « chef » ou « maître ». Le Kitāb al-Aġānī reproduit ces vers, mais remplace jabal par qamar, faisant ainsi de Maslama le « luminaire » du monde. 212 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. vol. VI, p. 119, trad. (légèrement modifiée) vol. IV, p. 947 ; Aġānī, I, p. 243. 213 Ou peut-être plus exactement dans le récit que l’on en forgea par la suite. Notons en effet dans cette optique que le passage sous silence du siège de Constantinople par al-Balāḏurī, dans ses Ansāb al-ašrāf, pose problème. 214 Voir par exemple al-Ṭabarī, III, p. 504-505, trad. vol. XXIX, p. 220-222. maslama b. ʿabd al-malik, le héros combattant 281 d’attitude à l’égard de Maslama, le musulman qui fut le plus proche de s’emparer de Constantinople, est bien palpable. L’anecdote suivante est révélatrice à cet égard. À son départ en cam- pagne, Hārūn est accompagné par son père, le calife al-Mahdī. Le pre- mier fait route vers l’Anatolie, le second vers le Šām. Cheminant alors ensemble, les deux hommes atteignent Qasṛ Maslama215, entre Ḥ arrān et Raqqa, en 163/779-780. Al-ʿAbbās b. Muḥammad, qui se trouve avec eux, profite de l’occasion pour rappeler la dette qu’entretient la famille abbasside envers le prince marwanide, qui s’était montré particuliè- rement généreux avec leur aïeul, Muḥammad b. ʿAlī216. Maslama lui avait en effet accordé jadis une généreuse rétribution de 4000 dinars, ajoutant qu’il pouvait tout à fait demander davantage, le cas échéant. Informé de cet acte louable, le calife témoigna la même générosité aux enfants de Maslama qui se trouvaient là, ainsi qu’à leurs mawālī, affirmant avoir « récompensé et rendu justice » à l’ancien maître des lieux217. Cet épisode se donne à lire comme un véritable pèlerinage sur les traces du héros omeyyade, dont Hārūn s’apprête à devenir en quelque sorte le successeur en marchant vers cette cité mythique, qui obséda des générations de conquérants musulmans. La rédemption de la mémoire de celui qui faillit conquérir Constantinople est ainsi pos- sible, mieux elle est désormais nécessaire. Si se dessine ainsi le passage de l’adversité à l’altérité du person- nage de Maslama218, la complexité des rapports avec ces figures créa- trices d’histoire n’était pas le domaine réservé des relations ambiguës entre les deux premières dynasties de l’islam. Au sein même du clan omeyyade, ces personnalités hautes en couleur étaient en compétition. Bras armé du califat, Maslama était dépendant du bon vouloir du politique, comme en témoigne son rappel par ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, alors qu’il assiégeait la capitale byzantine. Dès son retour à Damas, le général se présente au palais, accompagné de ses troupes, et le calife refuse de le recevoir. Cet épisode se répète pendant plusieurs jours, tant qu’il se déplace accompagné d’une suite ou d’une escorte. Enfin,

215 Al-Ṭabarī, III, p. 495, trad. vol. XXIX, p. 210. Le site est plus généralement connu sous le nom de Ḥisṇ Maslama. 216 Le père des deux premiers califes abbassides. 217 Al-Ṭabarī, III, p. 495, trad. vol. XXIX, p. 210. 218 Le tombeau du général avait été profané, au même titre que ceux de la plupart des califes omeyyades, au lendemain de la Révolution abbasside. Le crâne de Maslama avait été mis au jour à cette occasion et avait servi de cible pour exercer l’adresse des tireurs, jusqu’à sa complète destruction ! Voir Al-Maqrīzī, Kitāb al-nizāʿ, éd. p. 54, trad. p. 92. 282 chapitre v

Maslama se rend plus humblement seul auprès du souverain qui lui accorde cette fois audience : ʿUmar II formule le vœu que le vaillant soldat ait accompli toutes ses expéditions et toutes ses conquêtes pour servir Dieu, et non pour sa gloire personnelle. Ibn Aʿtam̱ précise qu’à la suite de cette entrevue Maslama vint ensuite quotidiennement pré- senter ses hommages au calife, dont il devint un fervent admirateur grâce à ses leçons de morale219. Une ultime anecdote rapporte enfin que ʿUmar II eut vent des dépenses somptuaires auxquelles se livrait Maslama pour ses repas. Choqué par ce gaspillage, le calife – figure de l’ascète par excellence – met en place un stratagème avec ses cuisiniers, et l’invite à dîner. Il fait préparer quantité des mets les plus recherchés, ainsi qu’un vulgaire plat de lentilles simplement agrémenté d’oignon et d’huile (al-ʿadas wa-al-basaḷ wa-al-zayt). La ruse consiste à servir tout d’abord les lentilles à Maslama, qui les dévore jusqu’à satiété, puis à présenter les autres plats, qu’il ne peut même pas goûter, étant déjà rassasié ! ʿUmar lui fait alors remarquer qu’il n’a pas besoin de dépen- ser mille dirhams par jour pour sa nourriture, puisqu’un simple plat de lentilles suffit à le satisfaire, et que cette somme serait mieux employée si elle servait à nourrir les affamés (jāʾiʿa) ; Maslama s’engage alors à changer sa conduite et à suivre ce conseil généreux220. Les images de deux grandes figures omeyyades se télescopent ici : le pieuxʿ Umar éduque le dispendieux combattant, la foi surpasse la valeur militaire. Ces péripéties, qui sanctionnent l’échec du général, ne doivent rien au hasard, mais procèdent d’une logique propre à l’évolution des poli- tiques de « l’État de jihād » marwanide. Maslama, devant les portes de Constantinople, comme plus tard devant celles du Caucase, est l’homme qui « clôt » le monde musulman ; il affirme ainsi un certain rapport des Omeyyades à l’espace, où le Šām occupe une place pré- pondérante. Comme de juste, il est aidé, ou peut-être même incité, à adopter cette fonction par ʿUmar II, le calife de la contraction de l’empire221, qui s’évertue ensuite à sensibiliser le soldat aux mérites de la piété, supérieurs à ceux des armes. C’est à présent vers cette autre figure incontournable de l’histoire omeyyade, unanimement louée pour ses vertus de calife « saint », qu’il nous faut nous tourner.

219 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 231 ; Balʿamī, trad. p. 212. 220 Ibn Aʿtam̱ al-Kūfī, vol. VII, p. 231 ; Balʿamī, trad. p. 212-213. 221 Kh. Y. Blankinship estime précisément que c’est l’échec cinglant devant les rem- parts de Constantinople qui motiva la contraction initiée par ʿUmar II, The End of the Jihād State, p. 33-34. CHAPITRE VI

LA FABRIQUE DES HÉROS OMEYYADES : ʿUMAR B. ʿABD AL-ʿAZĪZ, LE CALIFE « SAINT »1

Une des propriétés cardinales du champ de l’héroïcité réside dans la lec- ture providentielle ou, du moins, rétrospective de l’événement contempo- rain. Le héros actuel est presque toujours préfiguré par des antécédents dont il semble réveiller la mémoire. C’est du côté des héros que l’histoire nationale trouve son ressort téléologique le plus sensible2. Dans le contexte islamique, tous les souverains, sultans ou califes, quoique dans des registres divers, apparaissent comme autant de “rois des lieux communs”, tant les sources accumulent uniquement les topoi du bon et du mauvais gouvernement, égrenant les mêmes exemples, invoquant les mêmes figures ou les mêmes métaphores3. La rivalité qui opposa brièvement ʿUmar II à Maslama, avant que ce dernier ne calque sa ligne de conduite sur celle du calife, dont il apprit à admirer les vertus, eut peut-être aussi une dimension historiogra- phique. ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz ne peut toutefois pas se prévaloir de la même richesse d’informations dans les sources que le fils deʿ Abd al-Malik. Il faut dire que son califat de courte durée (99-101/717-720) ne pouvait rivaliser dans les chroniques avec la longue carrière du général. De surcroît, les éléments associés au souverain ne se prêtaient pas aux mêmes développements que ceux qui caractérisent les campa- gnes militaires dans les chronographies. Les données sont donc plus ténues, mais n’en révèlent pas moins le processus de fabrique d’un héros islamique : à côté de la figure du combattant, héros par essence, nous trouvons ici celle du calife « saint », héros musulman par excel- lence. Les anthropologues ont en effet souligné que les attributs de « sauveur, [. . .] d’agent prédestiné [. . ., de] rédempteur ou [de] pro- phète messianique »4, faisaient le héros. Si Maslama b. ʿAbd al-Malik divisa les auteurs médiévaux, le calife ʿUmar II jouit, pour sa part, d’un

1 Une version initiale de ce chapitre a fait l’objet d’une publication. Voir A. Borrut, « Entre tradition et histoire ». 2 P. Centlivres, D. Fabre, F. Zonabend, « Introduction », p. 6. 3 J. Dakhlia, Le divan des rois, p. 12. 4 J.-P. Albert, « Du martyr à la star », p. 16. 284 chapitre vi statut privilégié dans les différentes historiographies, tant islamique que chrétienne. L’unanimité est la règle, pour vanter les mérites de ce souverain érigé en parangon de vertu, caractérisé notamment par sa démarche d’abstinence5. Pareille harmonie des jugements a de quoi surprendre, si l’on songe qu’elle vise un calife omeyyade et qu’elle se trouve largement répan- due dans l’historiographie de la dynastie qui supplanta les maîtres de Damas. L’accord généralisé sur cette figure du bon souverain laisse en effet supposer que nous ne sommes pas confronté à ce que J. Assmann a défini comme étant un « contre-souvenir », c’est-à-dire un souvenir plaçant au premier plan des éléments réprimés par la mémoire offi- cielle, dans le cadre d’une contre-histoire6. Il convient donc de partir en quête de l’image originelle du calife, pour vérifier cette hypothèse, en gardant à l’esprit que le héros n’est jamais simplement donné par l’histoire, mais construit à la fois culturellement, socialement et le cas échéant politiquement. La recherche moderne s’intéresse depuis longtemps aux qualités attribuées à ce personnage et, dans une moin- dre mesure, aux conditions particulières qui entourent son califat. Par contre, les modalités qui présidèrent à la genèse de ces topoi, lui conférant sa dimension de calife pieux et juste, ainsi que les vecteurs qui en assurèrent la diffusion, demeurent méconnus. À l’instar de la méthodologie adoptée dans le chapitre précédent, il importe donc de nous efforcer de dater la mise en circulation de ces éléments, pour comprendre quand et où se fabriqua l’image du calife « saint » ; de ten- ter de préciser aussi qui s’évertua à promouvoir semblable figure, et comment la transmission en fut assurée. La totalité des sources isla- miques à prendre en considération pour appréhender les débuts de l’islam contiennent des éléments relatifs à ʿUmar II, et il n’est donc pas question de dresser un panorama exhaustif de ce corpus. Il importe toutefois de dresser un bilan de l’image de ce calife dans la tradition islamique, avant d’étudier les conditions dans lesquelles ce processus de création d’une figure archétypale prit naissance et se développa.

5 J. Dakhlia, Le divan des rois, p. 246. 6 J. Assmann, Moïse l’Égyptien, p. 33. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 285

A. ʿUmar II dans la tradition islamique

Si l’on s’efforce d’établir une typologie des principales caractéristi- ques dont la tradition islamique a paré ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, trois grands aspects dominent : sa piété et sa vertu, qui font de lui le cin- quième des rāšidūn, les liens indéfectibles qui l’unissent à son prédé- cesseur et modèle, ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āb,̣ ainsi que son double statut de mahdī et mujaddid, qui lui confèrent une dimension sotériologique incontournable.

1. Le calife pieux et vertueux : le cinquième calife orthodoxe ʿUmar II bénéficie de jugements unanimement favorables chez les auteurs médiévaux. Qu’ils soient sunnites ou chiites, l’ensemble des auteurs s’accorde sur un certain nombre de ses qualités, qui vont jusqu’à faire de lui le cinquième calife orthodoxe7. Ces mérites rejaillis- sent en partie sur l’ensemble de la dynastie omeyyade, qui est parve- nue à « produire » pareil calife, et notamment sur son prédécesseur immédiat, Sulaymān b. ʿAbd al-Malik. Ce dernier est en effet loué pour avoir fait de ʿUmar son successeur, dans des conditions qui demeurent toutefois obscures8. Sulaymān gagna ainsi son surnom de « clef de la bonté » (miftāḥ al-ḫayr)9 : son règne s’ouvrait et se terminait par des bienfaits, la libération des prisonniers de al-Ḥ ajjāj et la désignation de ʿUmar comme son successeur10. Il est important de noter qu’avec cette nomination, c’est la descendance en ligne directe, voulue par ʿAbd al- Malik, qui est remise en cause. Si le califat de Sulaymān marque la période au cours de laquelle la régionalisation des pouvoirs marwanide initiée par ʿAbd al-Malik commence à porter ses fruits11, l’intronisation

7 Voir par exemple Ibn al-Atīr,̱ V, 65 ; Ibn Katīr,̱ IX, p. 207 ; Al-Suyūtī,̣ Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, p. 270 (qui le qualifie aussi d’al-ḫalīfa al-sāliḥ ̣) Pour des études moder- nes sur la question, on se reportera principalement à C. H. Becker, « Studien » ; W. W. Barthold, « The Caliphʿ Umar II » ; M. Q. Murad, « ʿUmar II’s view » ; P. M. Cobb, « ʿUmar (II) ». 8 Voir notamment C. H. Becker, « Studien », p. 21 et s. ; W. W. Barthold, « The Caliph ʿUmar II », p. 79-80 ; C. E. Bosworth, « Rajāʾ ibn Ḥ aywa » ; R. Eisener, Zwischen Faktum und Fiktion, p. 213 et s. ; T. Mayer, « Neue Aspekte », p. 109-115. 9 Al-Ṭabarī, II, p. 1337, trad. vol. XXIV, p. 62 ; voir aussi Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 360. 10 Voir en outre l’opinion d’al-Māwardī, Al-Aḥkām, éd. p. 48, trad. p. 25. 11 Voir sur ce point J. L. Bacharach, « Marwanid Umayyad building activities », p. 28 et s., et infra, chapitre VIII. 286 chapitre vi de ʿUmar II porte un coup d’arrêt dans ce cheminement. Il convient toutefois de souligner les relations privilégiées que ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz entretenait avec son beau-père ʿAbd al-Malik : dans son Kitāb al-Aġānī, Abū al-Faraj al-Isfahānị̄ signale qu’il occupait une place plus élevée que tous les fils du calife, à l’exception d’al-Walīd12. W. W. Bar- thold, estime que ʿUmar occupa une position encore plus proéminente sous le califat de ce dernier13. À l’approche de la mort d’al-Walīd, la question de sa succession par Sulaymān fut posée et ʿAbd al-ʿAzīz se posa en concurrent sérieux, si l’on en croit les vers de Jarīr reproduits par al-Ṭabarī14 ; une rivalité entre les fils deʿ Abd al-Malik et la branche de son frère ʿAbd al-ʿAzīz préexiste donc à l’accession de ʿUmar II15. Ces liens privilégiés jouèrent peut-être un rôle déterminant dans la nomination de ʿUmar, tout en suscitant cependant l’hostilité des fils de ʿAbd al-Malik, en particulier celle de Hišām16. Au-delà du rejaillissement du prestige de ʿUmar II sur son prédé- cesseur, quelques exemples suffisent à démontrer la notoriété du calife lui-même sous le calame des auteurs musulmans. Ainsi alla-t-il jusqu’à susciter l’admiration auprès de ses successeurs abbassides, que l’on ne saurait suspecter a priori de penchant excessif envers les Omeyyades déchus. À l’occasion d’une visite à Damas et à Jérusalem en 780, le calife al-Mahdī aurait en effet mis en exergue les quatre domaines dans lesquels les Omeyyades dépassèrent les Abbassides, incluant dans son énumération le pieux ʿUmar II, pour souligner leur capacité à avoir suscité pareil calife17. Les sources narratives ont par ailleurs préservé un grand nombre de discours et de lettres attribués à ʿUmar II – un si grand nombre en fait que l’on peut s’interroger sur leur authenti- cité et sur le nombre d’apocryphes18 –, qui se donnent à lire comme autant d’occasions de mettre en valeur les vertus morales du calife. Ces qualités sont ainsi patentes dans le sermon que ʿUmar II adressa aux

12 Aġānī, VIII, 151. 13 W. W. Barthold, « The Caliphʿ Umar II », p. 73. 14 Al-Ṭabarī, II, 1283-1284, trad. vol. XXIV, p. 5-6. 15 W. W. Barthold, « The Caliphʿ Umar II », p. 77. 16 Voir sur ce point la réaction de Hišām dans Ibn al-Atīr,̱ V, p. 40-41 et TMD, 45, p. 159 et s. ; P. M. Cobb, « ʿUmar (II) », p. 886. Voir aussi al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, 106, trad. IV, p. 944. 17 Al-Rabaʿī, Kitāb faḍāʾil al-Šām, p. 42 ; al-Suyūtī,̣ Itḥāf al-aḫisṣ ạ̄ , p. 160-161. Voir P. M. Cobb, « Virtual Sacrality », p. 50 ; T. El-Hibri « The Redemption », p. 243. 18 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 77 ; voir aussi W. al-Qāḍī, « Early Islamic State Letters », p. 215-275 ; A. Noth et L. I. Conrad, The Early Arabic, p. 76-87. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 287 gens de Ḫ unāsira,̣ sermon qui fut, dit-on, son tout dernier19, et plus largement dans la tradition sunnite. Chez les auteurs chiites, ʿUmar II bénéficie de la même clémence. Sous la plume d’al-Masʿūdī, ʿUmar II est le seul omeyyade présenté comme un calife juste, bien que les talents administratifs et politiques de Muʿāwiya, ʿAbd al-Malik et Hišām soient aussi notés, ainsi que nous le soulignions plus haut20. De son côté, al-Yaʿqūbī rapporte que : ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz devint souverain avec humilité (tawāḍuʿ), dévotion (nask), ascétisme (tazahhud) et foi (dīn), et [qu’] il se rapprocha des gens de mérite (ahl al-faḍl). Il destitua les gouverneurs d’al-Walīd, et nomma ceux qui étaient les plus qualifiés pour cette tâche. Ses gouverneurs se conformèrent à sa conduite et supprimèrent l’injustice et l’oppression que le peuple avait connu. Il abandonna [la pratique de] maudire ʿAlī b. Abī Ṭālib – que la paix soit sur lui – sur les chaires et y substitua [le verset] : “Seigneur, pardonne-nous ainsi qu’à nos frères qui nous ont devancé dans la foi ! Ne mets point rancune en nos cœurs contre ceux qui ont cru [avant nous] ! Seigneur ! Tu es indulgent et miséricordieux”21, et le peuple utilise ce verset dans la ḫutbạ jusqu’à ce jour22. Il va sans dire que pareille attitude à l’égard de ʿAlī ne pouvait que ren- contrer l’approbation des auteurs chiites23, mais elle est aussi notée par des auteurs sunnites et chrétiens24. Ce modèle du calife pieux connaît un succès qui ne se dément pas dans la littérature islamique25. Le grand Ibn Ḫ aldūn s’évertue ainsi à vanter les mérites du pieux ʿUmar II :

19 Al-Ṭabarī, II, 1368-1369, trad. vol. XXIV, p. 98-99. Voir aussi Ibn ʿAbd al-Ḥ akam, Sīra, p. 37 et s. 20 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, p. 161-162, trad. IV, p. 963, sur lequel voir T. Khalidi, Islamic Historiography, p. 128 et s. ; voir en outre al-Maqrīzī, Kitāb al-Nizāʿ, éd. p. 6, trad. p. 46 ; Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 496. Ce texte est cité supra, chapitre IV. 21 Coran, LIX, 10. 22 Al-Yaʿqūbī, Mušākalat, éd. p. 19-20, trad. p. 337 (avec des modifications mineures). 23 Voir notamment les vers du poète chiite Kutayyiṟ cités par Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 305 ; Kitāb al-ʿuyūn, I, p. 62 ; Abū Nuʿaym, Ḥ ilyat, V, p. 322 ; les vers figurent en outre, dans des versions plus développées chez Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, p. 291 et surtout chez Ibn al-Jawzī, Sīra, p. 290 et s. ; al-Masʿūdī, Murūj, éd. V, p. 419, trad. IV, p. 868 signale que d’après d’autres opinions, c’est le verset « Allah ordonne l’Équité, la Bienfaisance et la Libéralité envers les proches. Il interdit la Turpitude, l’Acte blâmable et l’Insolence. Il vous exhorte, [espérant que] peut-être vous vous amenderez » (Coran, XVI, 90, trad. Blachère) qui fut substitué à la malédiction de ʿAlī, ou que les deux versets étaient récités simultanément, et que l’usage s’était ainsi maintenu jusqu’à son époque. Cette information est corroborée par Suyūtī,̣ p. 285. Voir M. Q. Murad, « ʿUmar II’s view », p. 40-42. 24 Notamment al-Ṭabarī, II, 1483, trad. XXV, p. 19-20 ; Ibn al-Atīr,̱ V, 42 ; et l’auteur arabe chrétien Saʿīd b. Bitrīq,̣ p. 43. 25 ʿUmar II était aussi fameux pour sa générosité envers les nécessiteux et les mala- des, auxquels il octroya des pensions en les inscrivant dans le dīwān. Al-Ṭabarī, II, éd. 288 chapitre vi

« ensuite, les fils deʿ Abd al-Malik se succédèrent sur le trône. Leur zèle pour la foi est connu. ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, dont le règne s’intercale entre les leurs, aspira de toutes ses forces à suivre l’exemple des quatre premiers califes et des Compagnons »26. Ces rapports étroits entretenus par ʿUmar II avec les califes rāšidūn ont attiré l’attention des cher- cheurs27. La relation spécifique unissant le calife à son prédécesseur ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ y occupe une place prépondérante.

2. Un nouveau ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ Le lien entre ces deux califes dépasse largement le cadre de la simple homonymie. Il se justifie tout d’abord par des liens familiaux, la mère de ʿUmar II étant la petite fille deʿ Umar b. al-Ḫ atṭ āb.̣ Cette filiation généalogique, mise en exergue par la plupart des sources, est d’ailleurs un argument notable de légitimité : les liens du sang expliquent ici pour partie les qualités de ʿUmar II qui s’impose fondamentalement comme un nouvel ʿUmar I28. Au-delà de cette filiation,ʿ Umar I s’af- firme comme le modèle avoué du califeʿ Umar II. La poésie met l’ac- cent sur ses liens avec son illustre prédécesseur29, et nombre de sources signalent en outre que ʿUmar II décida de suivre la sīra de ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āb.̣ À cet effet, il écrivit au petit fils de ce dernier pour réclamer les lettres et les jugements du calife relatifs tant aux musulmans qu’aux ḏimmī-s30. P. Crone et M. Hinds ont déjà souligné que cette demande indiquait que ces informations concernant la pratique administrative de ʿUmar I ne devaient pas être aisément disponibles31. Cette démarche implique en tout cas une réelle volonté de se conformer aux pratiques de son prédécesseur, ou tout au moins de s’en inspirer32.

p. 1367, trad. vol. XXIV, p. 97 ; Ibn al-Jawzī, Sīra, p. 154 et s. ; voir P. Crone, Medieval Islamic Political Thought, p. 307, 309. 26 Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 495. 27 Voir notamment M. Q. Murad, « ʿUmar II’s view ». 28 P. M. Cobb, « ʿUmar (II) », p. 887 ; M. Q. Murad, « ʿUmar II’s view », p. 31. 29 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 114. 30 Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Sīra, p. 103 ; Abū Nuʿaym, Ḥ ilyat, V, 284, 286 ; Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, 292. Ailleurs, ʿUmar II réclame simplement la sīra de son prédécesseur : al-Balāḏurī, Ansāb, VII, p. 109 ; TMD, 45, p. 175 ; Ibn al-Jawzī, Sīra, p. 127-133 (lettre reproduite par Safwat,̣ Jamharat, II, p. 375, avec de légères différen- ces) ; Ibn Katīr,̱ Al-Bidāya, IX, 199 et s. ; Al-Suyūtī,̣ Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, p. 273 ; P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 79 ; M. Q. Murad, « ʿUmar II’s view », p. 38. 31 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 79. 32 Voir notamment J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. 166 et s. ; trad. The Arab kingdom, p. 267 et s. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 289

Les liens unissant les deux ʿUmar, et la fonction de modèle jouée par le premier aux yeux du second, n’échappèrent pas aux auteurs médié- vaux. Un passage commun à Abū Nuʿaym al-Isfahānị̄ (m. 430/1038)33 et Ibn al-Jawzī (m. 597/1201)34 en témoigne, car il présente de manière inattendue un jugement défavorable de ʿUmar II sur son prédécesseur, posant ainsi de sérieuses difficultés d’interprétation aux dits auteurs. ʿUmar II aurait en effet expliqué que le Prophète avait laissé aux hom- mes une rivière accessible (nahr mawrūd), et que son successeur n’en aurait rien retiré (lam yastanqis ̣ minhu šayʾan) ; le successeur de celui-ci en aurait par contre fait dériver un canal (sāqiyya)35. ʿUmar II désigne- t-il ainsi ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ comme le premier à s’être écarté de la voie tracée par le Prophète36 ? La notoriété du deuxième calife de l’islam, comme les relations unissant les deux califes, conduisent Ibn al-Jawzī à expliciter ce passage. Il précise ainsi que ʿUmar I est bien la personne visée par cette allusion, mais ajoute qu’il s’agit d’une erreur et que ʿUmar II parlait en réalité de ʿUtmān.̱ Pour corroborer son exégèse, Ibn al-Jawzī présente une seconde version de cette anecdote, presque identique au passage préservé par Abū Nuʿaym, en changeant simple- ment le nom d’un des transmetteurs : il intercale ainsi, entre les deux premiers successeurs du Prophète décrits dans la première version, une phrase mentionnant « un autre homme qui ne chercha pas à en retirer quoi que ce soit » (rajul āḫar fa-lam yastanqis ̣ minhu šayʾan)37, mettant ainsi indiscutablement ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ hors de cause. Comme l’a bien vu H. Q. Murad, il s’agit manifestement là d’une manipulation de l’information par l’insertion d’une variante (factice) dans la chaîne de transmission38. Cette anecdote fameuse figure aussi, dans une ver- sion légèrement différente à celle des deux auteurs évoqués ci-dessus, dans le Kitāb al-Aġānī, chez Ibn al-Atīṟ et chez Ibn ʿAsākir39 : pour éviter toute confusion, ces trois sources qui présentent sensiblement

33 Sur la place de ʿUmar II dans le recueil d’Abū Nuʿaym, voir F. M. Donner, Nar- ratives, p. 94-97. 34 L’influence d’Abū Nuʿaym sur Ibn al-Jawzī est bien connue, voir H. Laoust, « Ibn al-Djawzī », p. 774-775 ; outre ses manāqib dédiés à ʿUmar II, Ibn al-Jawzī, grand spé- cialiste du genre, consacra aussi un volume à ʿUmar I, Manāqib amīr al-muʾminīn ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ . 35 Abū Nuʿaym, Ḥ ilyat, V, p. 273-274 ; Ibn al-Jawzī, Sīra, p. 115-117. Voir la discus- sion de M. Q. Murad, « ʿUmar II’s view », p. 34-38. 36 Sur la condamnation d’une telle déviance, voir Coran, IV, 115. 37 Ibn al-Jawzī, Sīra, p. 116. 38 M. Q. Murad, « ʿUmar II’s view », p. 36-37. 39 Aġānī, VIII, 152 ; Ibn al-Atīr,̱ V, 64 ; TMD, 45, p. 180. 290 chapitre vi le même texte, désignent nommément les successeurs du Prophète, stipulant ainsi que ni Abū Bakr ni ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ ne s’écartèrent de la conduite de Muḥammad, Abū al-Faraj al-Isfahānị̄ allant même jusqu’à pointer du doigt le troisième calife ʿUtmāṉ comme étant le fautif. M. Q. Murad a souligné les implications de ces passages qui présentent des contradictions avec l’idée selon laquelle ʿUmar I était le modèle de ʿUmar II40. Ils témoignent quoi qu’il en soit de la volonté des auteurs postérieurs de confirmer ce parallèle, quitte à déformer l’information historique41. Les deux califes partagent peut-être un autre trait commun, en rai- son de la forte dimension messianique42 de ʿUmar II, et de celle suppo- sée de ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āb.̣ Le cas de ce dernier a fait l’objet de débats. Dans leur célèbre ouvrage Hagarism, P. Crone et M. Cook avaient proposé d’identifierʿ Umar I avec le messie annoncé par le Prophète lui-même. Le surnom d’al-Fārūq43, utilisé dans la tradition islamique pour le désigner était un des arguments de preuve ; ces éléments mes- sianiques auraient été ensuite supprimés de la tradition islamique44. Cette démonstration a été remise en cause par F. M. Donner, qui réfute l’idée d’un messianisme primitif en Islam, mais souligne que l’idée messianique prit une importance considérable ultérieurement. Il ajoute que l’argumentaire de P. Crone et M. Cook repose largement sur des textes chrétiens et juifs, qui perçoivent l’émergence de l’islam en des termes apocalyptiques, ce qui ne présuppose pas un sentiment identique de la part des premiers musulmans45. S. Bashear a en outre montré que ce qualificatif defārūq était avant tout le fait des juifs

40 M. Q. Murad, « ʿUmar II’s view », p. 37. 41 Reste une dernière possibilité, celle d’une interprétation erronée du passage par les commentateurs médiévaux : le terme sāqiyya est en effet problématique dans la mesure où il peut désigner un canal (sens retenu par les auteurs du Moyen-Âge, stig- matisant ainsi une pratique ayant conduit à s’écarter de la voie tracée par le Prophète), mais aussi un puits, une citerne, un réservoir, servant ainsi à abreuver ou à irriguer. Dans cette dernière acception, le ḥadīt ̱ pourrait être interprété de manière radicale- ment opposée, se donnant à lire comme un texte visant à légitimer ʿUmar I, qui aurait alors démultiplié les ressources léguées par le Prophète pour en faire profiter ses sujets. Il faudrait pousser l’enquête plus avant dans les dictionnaires médiévaux pour essayer de tirer cela au clair. Je remercie Paul M. Cobb pour cette suggestion. 42 Sur l’utilisation de ce terme appliqué à l’islam, voir M. García-Arenal, « Intro- duction », p. 7. 43 Sur le sens de ce mot, voir S. Bashear « The Title “Fārūq” », p. 48 et s. 44 P. Crone et M. Cook, Hagarism, p. 3-6. 45 F. M. Donner, « La question du messianisme dans l’islam primitif », p. 18-19, 24. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 291 de Jérusalem auxquels ʿUmar I avait permis la réinstallation dans la ville46. Si la dimension messianique de ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ semble donc incertaine, celle de ʿUmar II ne souffre aucune contestation47. Ce statut joue un rôle prépondérant dans les attributs constitutifs de la figure de ce calife dans la tradition islamique.

3. Mahdī et Mujaddid : le calife de l’an 100 de l’hégire Les fonctions de mahdī ou de mujaddid (rénovateur) sont en effet souvent associées au calife ʿUmar II48. Peut-être se considéra-t-il lui même comme tel, ainsi que plusieurs indices le laissent supposer49. Il est certain que la date de son califat, qui fait de lui le calife de l’an cent de l’hégire, année à laquelle sont attachées de fortes attentes eschato- logiques dans la tradition islamique, contribua grandement à l’essor de ces idées. La période précédant cet eschaton attendu est supposée être caractérisée par une époque de paix, d’harmonie et de justice (chiliasme)50, dont ʿUmar II devait être l’un des principaux artisans. Ce trait est d’ailleurs abondamment confirmé par la présence récur- rente dans les sources narratives d’éléments se référant à l’annonce d’un calife omeyyade, porteur d’une marque sur le visage et descen- dant de ʿUmar I, destiné à « remplir le monde de justice ( yamlāʾ al-arḍ ʿadālan) »51. Ce calife attendu n’est autre que ʿUmar II, qui se retrouve

46 S. Bashear, « The Title “Fārūq” », p. 69 ; F. M. Donner, , « La question du messia- nisme », p. 23. Sur la question connexe des relations qui unissent ʿUmar I à Jérusalem, voir notamment les travaux de H. Busse, « ʿOmar b. al-Ḫ atṭ āḅ » et « ʿOmar’s Image » ; P. M. Cobb, « A note on ʿUmar’s » ; A. Elad, Medieval Jerusalem, notamment p. 29-33. 47 A côté de ʿUmar II, une autre figure attachée aux Omeyyades est fortement liée à des attentes eschatologiques : celle du Sufyānī. Voir principalement sur le sujet l’étude classique de H. Lammens, « Le “Sofiânî” » ; W. Madelung, « The Sufyānī » ; P. M. Cobb, White Banners ; et en dernier lieu, D. Cook, Studies. 48 Voir l’importante discussion de W. Madelung, « al-Mahdī », p. 1221-1222 et D. Cook, Studies. Plus largement, la poésie omeyyade témoigne de la forte dimen- sion messianique qui caractérise les califes de la première dynastie de l’islam. Voir P. Crone, Medieval Islamic Political Thought, p. 41, 75-77. 49 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 114. 50 M. García-Arenal, « Introduction », p. 8. 51 Al-Ṭabarī, II, p. 1362-1363, trad. vol. XXIV, p. 92 ; Al-Balāḏurī, Ansāb, VII, p. 66 ; Aġānī, VIII, p. 151 ; Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, p. 243 ; Kitāb al-ʿuyūn, I, p. 39 ; Abū Nuʿaym, Ḥ ilyat, V, p. 254 ; Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 362 ; Ibn al-Atīr,̱ V, p. 59 ; Nuʿaym b. Ḥ ammād, Kitāb al-fitan, p. 67, 222 ; Abū Zurʿa, Taʾrīḫ, p. 572, no 1592 ; TMD, 45, p. 155 ; Ibn Katīr,̱ Al-Bidāya, IX, p. 203 ; Al-Suyūtī,̣ Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, p. 270 ; Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, 174a. Le sens de la justice (ʿadl) de ʿUmar II est également mis en exergue par l’auteur arabe chrétien du xiiie siècle Butruṣ 292 chapitre vi ainsi de nouveau lié à son prédécesseur. ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz fut en effet blessé au visage durant son enfance par un animal de son père. Alors que sa mère, Umm ʿĀsim,̣ soignait et réconfortait l’enfant, le père de ce dernier entra et se fit tancer par son épouse, qui lui reprochait d’avoir ainsi laissé son fils sans surveillance. Mais loin de s’inquiéter de la blessure de son fils,ʿ Abd al-ʿAzīz se réjouit au contraire en réalisant que sa progéniture était destinée à être « l’omeyyade avec une cicatrice sur le front »52. Ce thème de la préfiguration connut un certain succès dans la littérature arabo-musulmane. Il se retrouve ainsi dans un grand nombre de sources où le futur ʿUmar II est désigné comme « Ašajj Qurayš », « Ašajj banī Umayya » ou « Ašajj banī Marwān »53. Le frère de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, al-Asbaġ,̣ à qui l’on prêtait des dons pour prédire l’avenir, aurait immédiatement reconnu en lui l’Omeyyade prédestiné54, et Ibn Qutayba estime que les racines de cette prophé- tie sont à chercher dans le livre de Daniel55. Cette vocation califale de ʿUmar II trouve par ailleurs un écho dans l’Histoire anonyme des Abbassides, où, alors qu’il se trouvait dans la mosquée de Damas, un homme lui annonça qu’Ayyūb ne survivrait pas à son père Sulaymān et que, après la mort de ce dernier, ʿUmar accéderait au califat. Cette révélation suscita sa colère56. Ces éléments participent à la présentation de ʿUmar II dans les sour- ces comme la figure du mahdī57, mahdī al-ḫayr, ou al-mahdī ḥaqqan58. Il aurait d’ailleurs été reconnu comme tel à Médine, alors qu’il en était

b. Rāhib, Taʾrīḫ, éd, p. 57, trad. lat., p. 63. ʿUmar II n’est pas le seul personnage a avoir fait l’objet de telles attentes, ainsi qu’en atteste par exemple l’espérance d’un mahdī abbasside chargé lui aussi de remplir la terre de justice, voir Aḫbār al-dawla, p. 52. 52 Al-Ṭabarī, II, p. 1362-1363, trad. vol. XXIV, p. 92. 53 Ainsi dans Aġānī, VIII, p. 151 ; Kitāb al-ʿuyūn, I, p. 39 (où l’épisode de la bles- sure se déroule en Égypte et non à Damas comme chez al-Ṭabarī) ; Al-Ṭabarī, II, p. 1362-1363, trad. vol. XXIV, p. 92 ; Ibn al-Atīr,̱ V, p. 59 ; Ibn ʿAbd al-Ḥ akam, Sīra, p. 21 ; Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, p. 243 ; Al-Balāḏurī, Ansāb, VII, p. 66 ; Abū Nuʿaym, Ḥ ilyat, V, p. 256 ; Ibn Katīr,̱ Al-Bidāya, IX, p. 207 ; TMD, 45, p. 134 ; Al-Suyūtī,̣ Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, p. 270 ; Al-Masʿūdī, Tanbīh, éd. p. 319, p. 413 ; Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, 174a ; voir aussi l’auteur chrétien Saʿīd b. Bitrīq̣ qui mentionne également cette cicatrice sur le front du calife ([wa-]fī jabhatihi utṟ ], p. 44. 54 Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 362. 55 Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 362 ; W. W. Barthold, « The Caliphʿ Umar II », p. 73. 56 Aḫbār al-dawla, p. 168. 57 Par exemple Abū Nuʿaym, Ḥ ilyat, V, p. 254. 58 Nuʿaym b. Ḥammād, Kitāb al-fitan, p. 222, 230 ; P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 114. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 293 le gouverneur avant son accession au califat, par Saʿīd b. Musayyab (m. 93 ou 94/712-713)59. Muḥammad b. ʿAlī al-Bāqir, le cinquième imam chiite60, aurait lui aussi désigné ʿUmar II comme le mahdī : « le Prophète nous appartient, et le mahdī appartient aux Banū ʿAbd Šams. Nous ne savons pas de qui il pourrait s’agir d’autre que de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz »61. Son identification commemahdī ne fit toutefois pas l’unanimité, notamment dans la tradition mecquoise62. Il est certain que, comme nous l’évoquions, la date même du califat de ʿUmar II le prédisposait à occuper une telle fonction. Peut-être en fut-il de même pour son prédécesseur Sulaymān, alors qu’il était en quelque le sorte le calife potentiel de l’an 100 de l’hégire, qui semble avoir cherché à se présenter lui-même comme le mahdī63. La fin du premier siècle de l’hégire occupe en effet une place importante dans la tradition islamique. L’an cent y est souvent présenté comme la date annoncée du Jugement dernier64. Cette croyance que l’empire islami- que ne durerait que cent ans était si largement répandue, qu’elle par- vint au prince de Samarqand, ainsi que le prouve sa lettre à l’Empereur de Chine, dans laquelle il rapporte cette prophétie et estime que c’est le moment idéal pour attaquer le califat65. Dans un ḥadīt ̱ qui lui est directement attribué, le Prophète aurait lui-même annoncé que nulle âme ne survivrait sur terre au-delà d’une période de cent ans. Ainsi que l’a clairement montré S. Bashear, les commentateurs postérieurs à l’an 100 de l’hégire adaptèrent la tradition afin de donner du sens à ce

59 Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, p. 245 ; Ibn Katīr,̱ Al-Bidāya, IX, p. 207 ; W. W. Barthold, « The Caliphʿ Umar II », p. 74-75 ; W. Madelung, « al-Mahdī », p. 1222. 60 Voir E. Kohlberg, « Muḥammad b. ʿAlī, dit Al-Bāqir ». 61 Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, p. 245 ; W. Madelung, « Al-Mahdī », p. 1222 ; E. Kohlberg, « Muḥammad b. ʿAlī, dit Al-Bāqir », p. 399 ; C. H. Becker, « Stu- dien », p. 29. 62 Voir la discussion de W. Madelung, « Al-Mahdī », p. 1222. 63 Le poète al-Farazdaq désigne clairement Sulaymān comme étant le Mahdī, annoncé par « les prêtres et les rabbins », Dīwān, p. 327 et s. ; W. Madelung, « Al-Mahdī », p. 1221 ; R. Eisener, Zwischen Faktum und Fiktion, p. 147 et s. ; P. Crone, Medieval Islamic Political Thought, p. 75-76. En outre, le roi Salomon, homonyme du calife, est lui aussi présenté comme le mahdī dans les textes, voir par exemple TMD, vol. 2/1, éd. S. al-Munajjid, p. 27, trad. Élisséeff, p. 43. 64 Voir sur ce point S. Bashear, « Muslim Apocalypses and the Hour ». Pour des travaux plus anciens, voir A. A. Vasiliev, « Medieval Ideas of the End of the World », notamment p. 471-473, et A. Abel, « Changements politiques et littérature eschatologique ». 65 W. W. Barthold, « The Caliphʿ Umar II », p. 80 ; A. A. Vasiliev, « Medieval Ideas of the End of the World », p. 473 ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 331, note 227. 294 chapitre vi ḥadīt,̱ en expliquant que le Prophète voulait dire en réalité qu’aucun de ses Compagnons, qui furent présent auprès de lui lors de ses der- niers jours, ne serait encore vivant un siècle plus tard66. Nous nous trouvons ici dans un cas de figure classique ou le passé, ici unh ̣adīt ̱ prophétique, fut conservé parce que l’on pouvait le rendre conforme au présent. En effet, puisque rien ne se passa en 100 A. H., il fallut réinterpréter nombre de traditions et de prophéties, dans la mesure où l’événement attendu ne s’était pas produit : l’image de ʿUmar II n’échappa pas à ce processus de réécriture. Ces traditions selon lesquelles l’an 100 devait marquer la fin des temps trouvent de nombreux échos dans les sources islamiques et chrétiennes, et sont soutenues par diverses manifestations des élé- ments naturels qui ne manquèrent pas de conforter les contemporains dans leurs croyances eschatologiques. Ainsi une comète est signalée le 8 décembre 100/71867, et D. Cook estime que cette apparition doit être considérée comme un élément important de la dimension messianique du califat de ʿUmar II68. Les sources chrétiennes enregistrèrent éga- lement nombre d’événements à connotation eschatologique, avec en point d’orgue un violent séisme69, nous allons y revenir. Le tournant du premier siècle de l’hégire fut donc une période riche en traditions messianiques, dans le souvenir qu’en ont conservé tant les sources isla- miques70 que celles émanant des communautés chrétiennes. Ce climat général participa de manière importante à forger la dimension soté- riologique de ʿUmar II. Un autre élément de la tradition islamique corroborait peut-être le statut de mahdī de ʿUmar II, la croyance selon laquelle douze califes devaient succéder au Prophète, avant la Fin des Temps : « cette reli- gion se perpétuera jusqu’à ce que vous ayez été gouvernés par douze califes sur chacun desquels la umma se sera entendue »71. La plupart des transmetteurs de ce ḥadīt ̱ précisent que l’ensemble de ces califes

66 S. Bashear, « Muslim Apocalypses and the Hour », p. 90. 67 D. Cook, « Messianism and Astronomical Events » et « A Survey » ; W. S. F. Rada et R. Stephenson, « A Catalogue of Meteor Showers ». 68 D. Cook, « Messianism and Astronomical Events », p. 38. 69 Dont la dimension eschatologique est évidente, voir sourate « al-Zalzala », Coran, XCIX. 70 Ainsi qu’en témoigne notamment l’ouvrage de Nuʿaym b. Ḥ ammād, Kitāb al- fitan ; voir principalement sur le sujet les travaux de W. Madelung, « The Sufyānī » et « Apocalyptic Prophecies in Ḥims ̣», et surtout D. Cook, Studies. 71 Abū Dāwūd, Sunan, IV, 106, no 4279 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, XII, 202-204 ; Aḥmad b. Ḥ anbal, Musnad, V, 294, no 3781. Voir F. M. Donner, Narratives, p. 42, n. 24. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 295 proviendront de la tribu des Qurayš. Ibn Ḥ anbal ajoute comme com- mentaire sur ce chiffre de douze califes : « comme le nombre des chefs [nuqabāʾ] des enfants d’Israël », renvoyant ainsi nettement à l’enra- cinement coranique et biblique de cette tradition72. Or il est précisé- ment possible d’identifierʿ Umar b. ʿAbd al-ʿAzīz comme le douzième calife73, ce qui pourrait bien entendu contribuer à conforter sa dimen- sion messianique. Ce décompte pose toutefois plusieurs difficultés. Il impose tout d’abord d’ignorer le califat d’al-Ḥ asan b. ʿAlī ou celui de Muʿāwiya II, ce que font la plupart des sources il est vrai, sans évoquer le statut ambigu d’Ibn al-Zubayr. Mais il suppose surtout deux condi- tions pour le moins problématiques : 1) tout d’abord que le concept des quatre Rāšidūn soit bien établi – incluant donc ʿAlī –, ce qui sem- ble fort improbable à l’époque omeyyade, et 2) que tous les prédéces- seurs omeyyades de ʿUmar II aient bien été reconnus comme califes légitimes, ce qui paraît douteux du point de vue abbasside. Puisque les premières attestations de ces ḥadīt-s̱ relatifs aux douze souverains ne semblent pas remonter, en l’état actuel de nos connaissance, au-delà du iiie/ixe siècle74, il est donc fort possible que ces traditions n’aient pas primitivement désignées ʿUmar II mais plutôt un autre calife75, avant que des réinterprétations postérieures n’en viennent éventuellement à voir en lui le douzième calife attendu. Quoi qu’il en soit, les ḥadīt-s̱ relatifs à ce chiffre des douze cali- fes sont particulièrement répandus, et le sujet a suscité des travaux importants76. Et là encore, ces ḥadīt-s̱ nécessitèrent des exégèses pos- térieures visant à exclure nombre de califes du décompte des douze,

72 Coran, II, 130, 134 ; III, 78 ; IV, 161 ; Genèse, 49, 1-28. 73 C’est notamment l’idée défendue par U. Rubin, « Apocalypse and Authority », p. 12. 74 La plus ancienne mention relevée par U. Rubin se trouve dans le Kitāb al-fitan de Nuʿaym b. Ḥ ammād (m. 229/844), « Apocalypse and Authority », p. 11. 75 En particulier al-Maʾmūn, lui aussi associé à une période au fort contexte mes- sianique, que l’on comptait peut-être comme le douzième calife dans les premières décennies du iiie/ixe siècle, en ne retenant que les quatre Rāšidūn et le seul ʿUmar II comme calife omeyyade légitime, puis en y adjoignant les souverains abbassides suc- cessifs. Je tiens à remercier C. Melchert d’avoir attiré mon attention sur les problè- mes posés par l’identification deʿ Umar II comme le fameux « douzième » calife et de m’avoir fait partager ses réflexions à ce sujet. 76 Voir notamment U. Rubin, « Apocalypse and Authority » ; F. M. Donner, Nar- ratives, p. 42-43. Pour la tradition syriaque, voir H. J. W. Drijvers, « The Gospel of the Twelve Apostles » et « Christians, Jews and Muslims in Northern Mesopotamia in Early Islamic Times ». 296 chapitre vi puisque rien n’était survenu à la mort de ʿUmar II. Ibn Ḫ aldūn s’en fait l’écho : D’après une tradition du Sahîh, le Prophète a dit : “le pouvoir des musul- mans persistera, jusqu’à ce que vienne l’Heure” ou : “[. . .] qu’ils aient été gouvernés par douze califes”. C’est-à-dire des califes qurayshites. On voit, d’après l’histoire passée, que certains de ces califes ont existé au début de l’islam, et que d’autres viendront à la fin de l’islam. Par ailleurs, le Prophète a dit : “Après moi, le califat durera trente et un ou trente-six ans”. Il arrive à son terme avec le califat d’al-Hasan et le début du règne de Muʿâwiya. Le commencement du règne de Muʿâwiya peut donc être considéré comme un califat, si l’on s’en tient au sens premier de ce mot. Ainsi, Muʿâwiya est le sixième calife. Quant au septième, c’est ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzîz. Il en reste encore cinq, qui doivent être des membres de la famille du Prophète, et appartenir à la descendance de ʿAlî77. Ces explications a posteriori préservèrent toutefois la place exception- nelle de ʿUmar II78. Dernière pièce à mettre au dossier de la dimension messianique du calife, la question du siège de Constantinople, dont il a été abondamment question au chapitre précédent. En s’opposant ainsi à la politique de son prédécesseur Sulaymān, ʿUmar II choisissait de différer la vocation universelle de l’islam. À en croire al-Ṭabarī, ʿUmar II n’était guère favorable à la poursuite des conquêtes et esti- mait que les musulmans devaient se satisfaire des terres que Dieu leur avait données79. Il aurait ainsi demandé à son nouveau gouverneur d’al-Andalus, en 100/718, une description « d’al-Andalus et de ses rivières », car il voulait évacuer les Musulmans de ce territoire dan- gereux80. ʿUmar II apparaît donc comme le calife de la contraction de l’empire, même si ses réticences éventuelles ne semblent cependant pas s’être concrétisées par un ralentissement des activités militaires81. Michel le Syrien attribue toutefois le changement de comportement du calife envers les chrétiens, qu’il se mit alors à traiter durement, à la déception que suscita chez lui l’échec du siège de Constantinople82.

77 Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 674-675. 78 Le constat est identique du côté des Mu‘tazilites, qui considèrent ʿUmar II comme l’un des imams à la suite de ʿAlī. Voir en dernier lieu P. Crone, Medieval Islamic Poli- tical Thought, p. 69, note 10. 79 Al-Ṭabarī, II, p. 1365, trad. vol. XXIV, p. 95 ; W. W. Barthold, « The Caliph ʿUmar II », p. 82 ; J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. 167. 80 J. F. P. Hopkins, « Geographical », p. 301. 81 P. M. Cobb, « ʿUmar (II) », p. 886. 82 Michel le Syrien, II, éd. p. 456, trad. p. 488-489 ; Bar Hebraeus, éd. p. 117, trad. p. 108-109 ; voir R. Schick, The Christian Communities of Palestine, p. 167. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 297

L’arrêt de cette opération militaire d’envergure ne signifie pas pour autant l’abandon d’un projet musulman à l’égard du monde byzan- tin, en particulier vis-à-vis de la seconde Rome. La célèbre pseudo- correspondance entretenue entre ʿUmar II et Léon III (717-741) déplace simplement l’enjeu de la conversion à l’islam du souverain byzantin et de ses sujets sur le terrain épistolaire, et connaît un fort retentissement dans les sources chrétiennes83, en particulier sous la plume du chroniqueur arménien Łewond84, qui prétend avoir pré- servé ces échanges. Le sujet a fait l’objet d’études abondantes85 : dans sa forme actuelle, cette correspondance se donne à lire comme datant du iiie/ixe siècle, en ayant toutefois préservé des éléments notables de polémique islamo-chrétienne du second siècle de l’hégire, ainsi que l’a démontré R. G. Hoyland86. Tels sont les principaux attributs dont la tradition islamique a paré ʿUmar II, érigé en calife pieux, presque « saint ». Seuls quelques éléments relatifs à sa conduite dans sa jeunesse, et quoi qu’il en soit antérieurs à son accession au califat, détonnent parfois avec ce tableau idyllique. Ces éléments, faisant du jeune ʿUmar un prince omeyyade comme les autres, font peut-être partie intégrante du discours hagiographique construit sur le calife, visant à renforcer, par contraste, son mérite à s’être imposé comme le calife pieux par excellence87. Cependant, en dépit d’une bibliographie loin d’être indigente sur le sujet, deux séries de questions essentielles demeurent sans réponse faute, à vrai dire, d’avoir été posées : quelle diffusion ces éléments connurent-ils hors de la communauté musulmane, et comment furent-ils reçu ? Quelles furent les étapes et les conditions de l’élaboration de ce modèle du calife pieux ? La première série de questions permet de fixer un cadre chronologique de la circulation de ces topoi, cadre qui permet ensuite d’affiner l’analyse en vue de répondre à la seconde interrogation.

83 Cette pseudo-correspondance est mentionnée par Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 502-503 et par Théophane,Chronographie , éd. p. 399, trad. p. 550. 84 Łewond, trad. p. 40-98. Voir aussi A. Jeffery, « Ghevond’s Text of the Correspon- dence », qui en offre une traduction anglaise, p. 277-330. 85 Principalement A. Jeffery, « Ghevond’s Text of the Correspondence », p. 269- 332 ; J.-M. Gaudeul, « The Correspondence Between Leo andʿ Umar » ; R. G. Hoyland, « The Correspondence ». Voir en outre, en complément des travaux de J.-M. Gaudeul, D. Sourdel, « Un pamphlet musulman » et D. Cardaillac, La polémique anti-chrétienne. 86 R. G. Hoyland, « The Correspondence », p. 177. 87 Voir P. M. Cobb, « ʿUmar (II) », p. 887. 298 chapitre vi

B. ʿUmar II dans les sources chrétiennes

Comme on pouvait s’y attendre, les textes chrétiens n’ont pas davan- tage que ceux de leurs homologues musulmans la même profusion d’informations à offrir surʿ Umar II que sur Maslama (voir tableau 3 et schéma 3).

1. Apocalyptique musulmane et tradition chrétienne Le fort contexte eschatologique qui préside à la période, à l’approche de l’an cent de l’hégire et de la campagne contre Constantinople, est solidement attesté du côté des sources syriaques, les plus directement en contact avec les expectations musulmanes. Ainsi la brève chroni- que anonyme syriaque de 716, qui dresse une liste des catastrophes recensées entre 712 et 716 est tout à fait impressionnante ; l’auteur explique clairement cette succession de malheurs par la volonté divine, en réponse aux péchés des hommes. Rien ne manque en la matière : signes inquiétants dans les cieux, tremblement de terre88, épidémies diverses, sécheresse et sauterelles qui détruisent les récoltes, ouragans et grêle qui ravagent les cultures. Autant d’éléments qui traduisent une atmosphère de fin du monde89. Le son de cloche est identique chez un auteur comme Michel le Syrien, qui place l’essentiel de ces éléments légèrement plus tard toutefois90 : En l’an 1031 [720], la sauterelle fut très nombreuse au moment des récoltes ; elle dévora les vignes, les figuiers, les oliviers, au point que leurs troncs se desséchèrent, après qu’elle eut totalement détruit tous leurs fruits. Il y eut disette de vin en tous lieux. À cette époque, un syrien, nommé Severus, du district de Mardē, se joua des Juifs et leur dit : “Je suis le Messie” ; aux autres (il disait) : “Je suis l’envoyé du Messie”. Il recueillit de l’or et de l’argent en quantité. Le prince s’empara de lui et il avoua ses fraudes [. . .] En l’an 1032 [721], les sources se tarirent et les fleuves baissèrent, à cause du défaut de pluie et de neige. En beaucoup d’endroits, les hommes furent dans une grande angoisse, au point qu’on allait puiser de l’eau jusqu’à sept milles et au-delà. Plusieurs endroits

88 Il s’agit du séisme du 28 février 713, sous al-Walīd I. Voir M. R. Sbeitani, R. Darawcheh, M. Mouty, « The Historical Earthquakes of Syria », p. 361-362. Je tiens à remercier M. Meghraoui d’avoir attiré mon attention sur cet article. 89 716 ; A. Palmer, The Seventh, p. 45-48 ; G. J. Reinink, « The Beginnings ». 90 Michel le Syrien date à plusieurs reprises certains événements d’au moins une années de plus que la majorité des autres sources. Ces erreurs de chronologie résul- tent peut-être de conversions fautives entre les différents calendriers utilisés dans le Proche-Orient médiéval.

ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 299

Élie de Nisibe de Élie

d’Alexandrie

Patriarches

̣ ʿ īq Bitr b. īd Sa

X X

846 819

XXX

Qartamīn Circuit de

Łewond

Zuqnīn

724/775

Bar Hebraeus Bar

Syrien

Michel le Michel 1234 Umar II dans les sources chrétiennes ʿ

d’Édesse Agapius

Circuit de Théophile Théophane XXX Sources Alī ʿ Tableau 3 : Tableau 3 Principales informations relatives à Umar II X X X X X X X X X X X ʿ Umar porte une marque sur le front Informations Les Musulmans écrasent les ByzantinsTremblement de terreVertu et piété du califeMaltraitance des chrétiensExpulsion des gens corrompusExemption fiscale pour les convertisTémoignage d’un chrétien invalide contre un MusulmanAmende pour le meurtre d’un chrétien par un Musulman X Interdiction de l’alcoolArrêt de la malédiction X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X Début du califatRappel de MaslamaMaslama visite ConstantinopleLes Musulmans mis en déroute (par les Byzantins ou par une tempête) X X X X X X X X X X X X X X X X X X ʿ Lettre à Léon IIIRéponse de Léon IIIMort de X X X X X Lieu de la mort ou tombe Durée du califat X X X X X X 300 chapitre vi

Bar 1300 Hebraeus m. 1286 Chronique de 1234 Ibn al-Jawzī Michel 1200 m. 1201 1204 Ibn ʿAsākir le Syrien 1176 m. 1199 Anonyme d’Edesse v. 1150 1100 Élie Abū Nuʿaym de Nisibe m. 1038 m. 1046

1000 al-Masʿūdī m. 956 al-Ṭabarī Agapius m. 923 m. v. 950 al-Balāḏurī 900 m. v. 892 Saʿīd b. Ibn Saʿd Anonyme Denys de Bitrīq̣ Ibn ʿAbd de 846 ̣ m. 940 m. 845 al-Ḫwārazmī Tell-Mahrē al-Ḥakam Łewond m. v. 847 Anonyme 842 m. 829 Théophane IXe s. al-Wāqidī Chronique de 819 m. 818 754 800 m. 822 Chronique de Zuqnīn Mālik b. Anas de 775 v. 775 Théophile Arabo- m. 796 Chronologie v. 780 de d’Edesse Byzantine v. 794-750 Chronique Qartamīn de 724 700 ARABE SYRIAQUE GREC ARABE ARMENIEN / MUSULMANS Source commune CHRETIENS LATIN pour la période jusque v. 730

relation attestée Ibn Saʿd : source conservée relation hypothétique al-Wāqidī : source perdue Schéma 3 : Transmission des éléments relatifs au calife ʿUmar II

furent complètements privés d’habitants ; il y eut en cette année une disette de céréales et de toute espèce de légumes. Ceci arriva aux mois d’Āb et d’Īlūl (août-septembre). Au mois de Nīsān (avril) de l’année suivante, il y eut encore de nombreuses sauterelles qui détruisirent les récoltes, de sorte que les souffrances s’accrurent par la suite du manque de toute espèce de nourriture pour les hommes et les animaux91. Là encore, la description est sans équivoque. L’ensemble de ces élé- ments est de surcroît précédé par un tremblement de terre, qui aurait provoqué des dégâts considérables en Syrie, et dont la datation oscille entre 98/716-71792, 99/717-71893 et 100/718-71994. Il s’agit en réalité du séisme du 24 décembre 71795 ; les répliques de la secousse, que

91 Michel le Syrien, II, éd. p. 455-456, trad. p. 490-491. 92 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, éd. et trad. p. 502. 93 Zuqnīn, éd. p. 170, trad. Harrak p. 160, trad. Hespel p. 128-129 (tremblement de terre qui endommagea ou détruisit l’église d’Édesse) ; Théophane,Chronographie , éd. p. 399, trad. p. 550 ; Élie de Nisibe, éd. p. 161-162, trad. p. 100 (tremblement de terre daté du 15 Jumādā II 99 / 23 janvier 718). 94 Michel le Syrien, II, éd. p. 455-456, trad. p. 490. 95 Estimé par les spécialistes d’une intensité de VI/VII sur l’échelle d’intensité macrosismique européenne (EMS 1992). ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 301 les auteurs médiévaux situent dans une période allant de 40 jours à 6 mois, expliqueraient pour l’essentiel les hésitations chronologiques des textes96. La chronique de Zuqnīn, si diserte au sujet de Maslama mais décevante au sujet de ʿUmar II, en offre une description inté- ressante, qui témoigne bien que l’épisode fut interprété comme étant marqué du sceau divin : L’an 1029 [717-718], il y eut un tremblement de terre, puissant et épou- vantable. Il détruisit de nombreux endroits, des temples et des églises avec d’importantes constructions, surtout à Bēth Maʿdē97, ainsi que l’an- tique église d’Édesse. Des constructions imposantes et élevées, s’effon- drèrent sur leurs habitants. Le séisme laissa des marques sur celles qui ne s’étaient pas écroulées afin que les habitants tremblent devant le Sei- gneur, chaque fois qu’ils verraient ces signes du tremblement de terre98.

2. L’image du calife Si l’ensemble des sources enregistra le califat de ʿUmar II, sa brièveté ne contribua pas à ce qu’il fasse l’objet de notices détaillées. Aussi les éléments relatifs au calife sont-ils d’importance quantitative et qualita- tive variable. Avant d’aborder ce que les sources tributaires des circuits de Qartamīn et de Théophile d’Édesse ont à offrir, évoquons rapide- ment les informations fournies par les autres auteurs. Les brèves chronologies de 724 et 775 se bornent à indiquer la durée de chaque califat, et diffèrent d’ailleurs de deux mois dans le décompte de celui de ʿUmar99 ; l’information est aussi sèche dans la continuation de la chronique samaritaine, probablement basée pour cette partie sur une liste semblable aux deux précédentes, qui fixe la durée du califat à deux ans et six mois100. Le chroniqueur arménien Łewond présente une image très positive de ʿUmar II, dont il loue la mansuétude vis-à- vis de ses compatriotes arméniens. Son chapitre consacré au calife est presque exclusivement dédié à la pseudo-correspondance entretenue par ce dernier avec son homologue byzantin Léon III, comme nous

96 M. R. Sbeitani, R. Darawcheh, M. Mouty, « The Historical Earthquakes of Syria », p. 362. 97 Un village du Ṭūr ʿAbdīn, dans la région d’Amida (Diyarbakir). 98 Zuqnīn, éd. p. 170, trad. Harrak p. 160, trad. Hespel p. 128-129 (traduction modifiée). 99 2 ans et 5 mois selon la chronique de 724, éd. p. 156, trad. p. 119 ; 2 ans et 7 mois d’après celle de 775, éd. p. 348, trad. p. 274. 100 The Continuatio, éd. p. 208, trad. p. 55. Voir en outre la chronologie anonyme grecque de 818, qui signale un règne de deux ans, éd. p. 97, trad. Hoyland, p. 436. 302 chapitre vi l’indiquions plus haut. La petite notice que Saʿīd b. Bitrīq̣ consacre à ʿUmar II est surtout précieuse pour les informations qu’elle renferme au sujet de la restitution d’églises aux chrétiens de Damas et de la Ġūta.̣ L’auteur mentionne en outre l’arrêt de la malédiction en chaire de ʿAlī b. Abī Ṭālib et signale la marque que le calife portait sur le front, qui symbolisait la réalisation de la prophétie faisant état d’un descendant de ʿUmar I destiné à apporter la justice sur terre101. En rai- son du statut d’ancien gouverneur de l’Égypte de ʿAbd al-ʿAzīz, le père de ʿUmar II, l’Histoire des patriarches d’Alexandrie porte un regard particulier sur le califat de ce dernier. Si cette source s’attache surtout aux aspects concernant directement l’Égypte, elle présente aussi une image de ʿUmar II en deux phases diamétralement opposées. Une pre- mière au cours de laquelle il agit comme un souverain favorable aux chrétiens, leur garantissant sécurité et tranquillité (amān wa-hudūʾ), avant qu’un changement radical et inexpliqué ne le transforme en leur pire ennemi102, allant jusqu’à faire de lui l’Antéchrist (al-dajjāl)103. Peut-être faut-il voir dans cette transformation l’instrumentalisation de la dimension messianique du calife, attribut essentiel de ʿUmar II dans la tradition islamique, érigé ici en figure négative. Les auteurs dépendant de Théophile d’Édesse sont de loin ceux qui livrent le matériau le plus abondant relatif à ʿUmar II dans les sources chrétiennes. Ce sont surtout les mesures à caractère juridique édic- tées par le calife qui ont retenues l’attention des auteurs, sans doute parce qu’elles frappèrent en priorité leurs coreligionnaires. Les chré- tiens furent ainsi maltraités104, tandis que la conversion forcée devenait monnaie courante, suscitant, aux dires de Théophane, de nombreux martyrs105. Différentes mesures incitatives s’inscrivaient dans le cadre de cette politique d’islamisation106, avec en point d’orgue l’exemption

101 Saʿīd b. Bitrīq,̣ p. 43-44. 102 Michel le Syrien avance deux raisons pour expliquer l’hostilité du calife envers les chrétiens : sa volonté d’affermir « les lois des musulmans » et le traumatisme de l’échec du siège de Constantinople, II, éd. p. 456, trad. p. 488. 103 History of the Patriarchs, p. 152-153. 104 Théophane,Chronographie , éd. p. 399, trad. p. 550 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 455-456, trad. p. 488-489 ; 1234, éd. p. 307-308, trad. lat. p. 239-240 ; Bar Hebraeus, éd. p. 117, trad. p. 108-109. 105 Théophane,Chronographie , éd. p. 399, trad. p. 550. 106 Sur l’islamisation de l’espace syrien, voir en dernier lieu C. Jalabert, Hommes et lieux. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 303 fiscale pour les convertis à l’islam107. La supériorité de la nouvelle religion était affirmée, puisque le témoignage d’un chrétien contre un musulman n’était plus reconnu comme valide108, et que le meurtre d’un chrétien par un musulman ne donnait lieu qu’au paiement d’une simple amende109 ! Pour parfaire ce nouvel arsenal juridique, les gens corrompus (ahl al-fasād) furent chassés de l’empire110, et l’alcool fut prohibé111. Ces éléments sont d’une importance primordiale pour la mise au jour des conditions qui présidèrent à la genèse et à l’essor des topoi associés au calife, en particulier dans sa dimension de législateur, qui occupe une place centrale dans le processus, et sur laquelle nous reviendrons. Michel le Syrien fournit la plus riche description de ces différentes mesures promulguées par le calife qui, aux yeux des auteurs chrétiens, présentait le défaut majeur de se concrétiser par l’oppression de leurs coreligionnaires : on le proclamait zélateur de leurs lois (nāmūsē), il avait la réputation d’être pieux et éloigné du mal, et il ordonnait d’opprimer les chrétiens de toute manière pour les obliger à se faire musulmans. Il statua que tout chrétien qui se ferait musulman ne paierait pas la capitation, et plusieurs apostasièrent. Il statua encore que les chrétiens ne seraient pas admis à témoigner contre les musulmans, que les chrétiens ne seraient pas établis dans des charges de gouvernement (šūltānạ̄ ), qu’ils ne pourraient élever la voix dans la prière, ni frapper les simandres112, ni revêtir le qabiya113, ni chevaucher sur une selle. Si un des Ṭayyāyē avait tué un chrétien, il ne devait pas être mis à mort pour l’autre, mais seulement payer la somme de 5000 zūzē114. Il interdit et abolit le prélèvement sur les habitations, les héritages et les portions des revenus de la terre, qu’on prélevait au profit

107 Théophane,Chronographie , éd. p. 399, trad. p. 550 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 456, trad. p. 488-489. Exemption également mentionnée dans l’Histoire des Patriar- ches d’Alexandrie, History of the Patriarchs, p. 152-153. 108 Théophane,Chronographie , éd. p. 399, trad. p. 550. 109 Michel le Syrien, II, éd. p. 456, trad. p. 488-489 ; 1234, éd. p. 307-308, trad. lat. p. 239-240. 110 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 502. 111 Théophane,Chronographie , éd. p. 399, trad. p. 550 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. p. 502 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 456, trad. p. 488-489. 112 Planches de bois qui sont utilisées en remplacement des cloches. 113 De l’arabe qabāʾ : vêtement masculin aux manches étroites, voir R. Dozy, Dic- tionnaire détaillé des noms de vêtements, p. 352-362. Cf. Abū Yūsuf, Yaʿqūb, Kitāb al-ḫarāj, éd. p. 152, trad. p. 196, qui corrobore cette interdiction. 114 Zūzō, pl. zūzē désigne l’argent, sans plus de précision. 304 chapitre vi

des églises, des couvents et des pauvres. Il interdit aux Ṭayyāyē de boire du vin ou du moût115. Ce constat sans appel sur le sort que le nouveau calife aurait réservé aux chrétiens n’empêche toutefois pas les historiens de souligner la vertu et la piété du souverain, ainsi qu’en témoigne ce passage du patriarche Michel le Syrien ; Agapius stigmatise lui aussi la dévotion (nask)116 et la crainte de Dieu (waraʿ) du calife117. Cette présentation est assurément ancienne, puisqu’elle se retrouve également dans les deux chroniques anonymes de 819 et 846. Ces deux textes, mal- heureusement lacunaires dans leurs passages respectifs consacrés à ʿUmar II, soulignent en effet les qualités du souverain : « [un homme bon] et un roi miséricordieux (meraḥamnā), plus que [tous les rois] ses prédécesseurs »118. Le texte de cette description est très similaire à celui proposé par la chronique de 1234119, et la chronique latine Byzantino-Arabe de 741 a d’ailleurs conservé elle aussi les mêmes épithètes, bon et compatissant, pour qualifierʿ Umar II, qui suscitait l’admiration de tous, y compris des étrangers120. Les chroniques de 819 et 846 livrent en outre des éléments absents du reste du corpus des sources chrétiennes. Un exemple convaincant nous est fourni par la toponymie associée à l’emplacement de la tombe de ʿUmar II : si la tradition islamique a majoritairement conservé le site de Dayr Simʿān comme étant celui du lieu de la sépulture du calife121, les deux chroniques anonymes de 819 et 846 proposent un autre toponyme, sous deux graphies différentes, Dayr Ānqirōntā et

115 Michel le Syrien, II, éd. p. 456, trad. p. 489 (avec des modifications mineures) ; voir aussi, pour une version proche quoique abrégée, 1234, éd. p. 307, trad. lat. p. 239 ; Bar Hebraeus, éd. p. 117, trad. p. 109. Voir les remarques de R. Schick, The Christian Communities of Palestine, p. 88-89, 167. 116 Cf. Al-Yaʿqūbī, Mušākalat, éd. p. 19, trad. p. 337, cité supra. 117 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 502. Voir en outre 1234, éd. p. 306, trad. lat. p. 238. 118 819, éd. p. 15, trad. lat. p. 11 ; 846, éd. p. 234, trad. lat. p. 177, trad. Brooks p. 583. Voir aussi R. G. Hoyland, Seeing, p. 654. 119 1234, éd. p. 307, trad. p. 239. 120 Chronique Byzantino-Arabe de 741, éd. p. 14, trad. Hoyland p. 625. 121 Voir notamment Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, p. 321-322 ; Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, p. 301 ; al-Masʿūdī, Tanbīh, p. 319 et Murūj, éd. V, p. 416, trad. IV, p. 867 ; Kitāb al-ʿuyūn, I, p. 63 ; al-Ṭabarī, II, p. 1362, trad. vol. XXIV, p. 92 ; Ibn al-Atīr,̱ V, p. 58 ; Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, 187b ; l’auteur chrétien de langue arabe Saʿīd b. Bitrīq̣ y localise aussi la tombe, p. 44. Al-Balāḏurī, Ansāb, VII, p. 66, indique simple- ment qu’il mourut à Dayr Simʿān, sans mentionner sa tombe ; voir aussi Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 363 ; TMD, 45, p. 128, 131, 132 ; Al-Suyūtī,̣ Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, p. 288. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 305

Dayr Īqrōntā122. Ces deux formes corroborent la démonstration de D. et J. Sourdel, qui avaient plaidé en faveur de l’existence de plusieurs toponymes désignant un seul et même lieu de sépulture du calife : Dayr al-Naqīra, équivalent arabe du site mentionné par les deux chroniques anonymes syriaques123, Dayr Simʿān et Dayr Murrān124. Des pèlerina- ges se développèrent par la suite sur la tombe du calife, ainsi qu’en témoigne al-Masʿūdī à son époque125.

3. Chronologie de l’apparition de ces topoi dans l’espace syrien : propositions et hypothèses Tel est le matériau qu’offrent les sources chrétiennes pour préciser l’image de ʿUmar II. Il reste à présent à préciser la chronologie de la diffusion de ces éléments au sein de ce corpus. Pour ce faire, nous sommes inégalement armés, toutes les sources n’offrant pas des garan- ties identiques sur celles qu’elles mirent elles-mêmes à contribution. À la lumière de ces évidences textuelles, il est patent que ces vertus caractéristiques de l’image de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz étaient déjà soli- dement établies aux environs de 730, date vers laquelle fut composée la strate historiographique idoine des chroniques de 819 et 846. Il ne s’agit bien entendu pas de prétendre ici que nous en possédions toute la substance, ni encore moins la forme littéraire, au travers de compi- lateurs postérieurs, mais la mise en circulation de l’information histo- rique est ainsi pourvue d’un terminus ante quem ; leur apparition dans les sources chrétiennes ne marque en outre pas la date de leur fabrica- tion, mais celle de leur intégration dans l’historiographie syriaque. Ce

122 En suivant les lectures proposées par les éditeurs des deux textes. La vocalisation demeure incertaine : 819 propose la graphie de ʾynqyrwntʾ et 846 celle de ʾyqrwntʾ. 123 Le grec Nikertai affleure derrière ce toponyme, voir Théodoret de Cyr,Histoire des moines de Syrie, I, éd. p. 252, trad. p. 253 ; C. H. Becker, « Studien », p. 35. 124 D. et J. Sourdel, « Notes d’épigraphie et de topographie », p. 83-88. Voir en outre sur ce point les remarques de J. Dickie, en appendice de l’article de C. E. Bosworth, « Rajāʾ ibn Ḥ aywa », p. 80 et planche I, ainsi que les notices correspondantes chez Yāqūt, Muʿjam, II, p. 517, 533-534 et 539. 125 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. V, p. 416, trad. IV, p. 867 : « Son tombeau existe encore dans la même localité ; il est vénéré et attire un grand concours de pèlerins parmi les habitants des villes et les nomades ; il a été respecté autrefois, lorsque les sépultures des autres Omeyyades ont été profanées [par les Abbassides] ». La plus ancienne visite signalée sur la tombe de ʿUmar II est celle de Makḥūl (m. entre 112/730 et 119/737), mentionnée par le célèbre muḥaddit ̱ damascène, Hišām b. al-Ġāz (m. entre 153/770 et 159/776). Voir F. M. Donner, « The Problem », p. 19. Il ne s’agit pas là du seul exemple d’un culte posthume rendu à un calife omeyyade, voir Ch. Pellat, « Le culte de Muʿāwiya ». Sur ces « lieux de mémoire » omeyyades, voir supra, chapitre IV. 306 chapitre vi point est bien entendu capital dans la perspective qui est la nôtre. À l’instar de ce que nous avons constaté au sujet de Maslama, nous avons là un nouvel exemple d’une histoire qui s’écrit en « temps réel », et se rattache à nos phases 2 ou 3. La première option nous semble devoir être privilégiée, dans la mesure où l’hostilité témoignée par Hišām lors de la désignation de ʿUmar comme successeur de Sulaymān n’était guère de nature à l’inciter à vanter les mérites de celui qui avait différé son accession à la charge suprême. Si cette hypothèse est juste, cela implique que ʿUmar II lui-même fut peut-être un acteur important de la construction de sa propre image et de sa mise en histoire. Outre ce cadre chronologique, un autre point essentiel réside dans le fait que les informations de ces auteurs chrétiens proviennent du Bilād al-Šām. Là encore, les sources chrétiennes ont préservé des tra- ditions élaborées dès l’origine au sein de l’espace syrien omeyyade126. Reste à s’interroger sur le rôle éventuel joué par le pouvoir omeyyade dans leur élaboration. La tentation est grande de souscrire à cette hypothèse : la construction du modèle califal incarné par ʿUmar II peut se donner à lire comme un discours apologétique visant à promou- voir le califat omeyyade et sa légitimité. En vertu de ces éléments, une dernière question mérite d’être posée pour parachever notre enquête : où et comment cette image s’est-elle construite ? Puisque ces éléments remontent à la période omeyyade, on doit s’interroger sur les sources qui présidèrent à la composition des premières grandes biographies dédiées au calife, à l’instar de celle d’Ibn Saʿd, ou a fortiori de la Sīra d’Ibn ʿAbd al-Ḥ akam. En d’autres termes, une étude serrée de la dif- fusion de ce motif dans les historiographies chrétiennes invite à pro- longer l’enquête dans l’historiographie islamique afin d’essayer d’en repérer la genèse et les étapes successives.

C. Étapes et conditions de l’élaboration du modèle du calife pieux

Cette réflexion sur les étapes de la construction de l’image deʿ Umar II n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Devant l’abondance de sources proposant des informations relatives au calife, il s’agit plutôt d’esquis- ser les grandes lignes des processus qui conduisirent à la mise en place des éléments associés à cette figure majeure des débuts de l’islam.

126 Voir les remarques de L. I. Conrad, « Theophanes », p. 43-44. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 307

1. Sunna et Sīra : le calife des traditionnistes Le développement d’une littérature relative à la conduite et aux vertus de ʿUmar II est à comprendre dans le contexte plus large de l’élabo- ration du concept de sunna du Prophète. Cette question a fait l’objet d’études approfondies, et continue de susciter des débats127. ʿUmar II fait probablement figure d’exception au sein des califes omeyyades quant à la promotion qu’il fit de cettesunna prophétique, s’efforçant de s’y conformer128, et recommandant aux autres d’en faire autant, à l’instar de son gouverneur d’Iraq auquel il ordonna de suivre le Kitāb Allāh wa-sunna nabiyyihi129. P. Crone et M. Hinds estiment cependant que son éventuelle tentative d’application de la sunna du Prophète se solda par un échec130 ; mais les anthropologues nous ont appris que la réussite n’est pas un critère déterminant dans l’élaboration d’une figure héroïque, puisqu’elle est pondérée par la prise en compte du phénomène dans la durée131. ʿUmar II est ainsi considéré comme le premier « théoricien » de la sunna132, initiative qui ne manqua pas de susciter des oppositions133, en particulier celle des Qadarites134. Il faut d’ailleurs noter, comme l’a bien vu G. H. A. Juynboll, que le calife ne limita pas son intérêt à la seule sunna du Prophète, mais qu’il fut également soucieux de celle des successeurs de ce dernier135. ʿUmar II est en outre supposé avoir joué un rôle important dans l’enregistrement des traditions et des savoirs (ḥadīt ̱ et ʿilm), en sollicitant plusieurs lettrés afin qu’ils couchent par

127 Voir notamment, I. Goldziher, Muslim studies, II, p. 25-88 ; J. Schacht, The Ori- gins, p. 58-81 et « Sur l’expression “Sunna du Prophète” » ; N. Abbott, Studies in Arabic Literary Papyri, II, p. 22 et s. ; G. H. A. Juynboll, Muslim Tradition, p. 30-39 ; P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 58-80 ; Y. Dutton, « ʿAmal v. Ḥ adīth in Islamic Law » ; Ch. Décobert, « L’autorité religieuse », p. 30 et s. 128 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 73. 129 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 62 ; Al-Ṭabarī, II, p. 1347, trad. vol. XXIV, p. 76 ; Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, p. 358 ; Ibn ʿAbd al-Ḥ akam, Sīra, p. 63 et s. 130 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 80. 131 J.-P. Albert, « Du martyr à la star », p. 18. 132 G. H. A. Juynboll, Muslim Tradition, p. 35 et J. Van Ess, « Umar II and his Epistle », p. 19. 133 Comme en témoigne une lettre envoyée par le calife à ʿAdī b. Artāṭ (m. 102/720), son gouverneur de Basra,̣ Ibn al-Jawzī, Sīra, p. 88. 134 Voir essentiellement sur cet important dossier les travaux de J. Van Ess, « Umar II and his Epistle », p. 19-26 ; Anfänge muslimischer Theologie; Theologie und Gesellschaft, I, p. 134-135. A compléter par M. Cook, Early Muslim Dogma, p. 124-136, et F. Zimmermann, « The Particle ̣attāH ». 135 G. H. A. Juynboll, Muslim Tradition, p. 34. 308 chapitre vi

écrit leurs connaissances respectives136 ; ces éléments sont néanmoins sujet à caution, sans réfuter l’idée que le calife ait joué un rôle dans ce processus, mais dans des proportions qui semblent plus limitées137. Nous possédons en outre un musnad attribué à ʿUmar II138, que la cri- tique de l’isnād, basée sur la maʿrifat al-rijāl, considère pour l’essentiel comme étant « faible »139. S’il conviendrait sans doute de pousser plus avant l’enquête sur cet ouvrage, il n’en reste pas moins qu’il témoigne au minimum d’un souci ultérieur de corroborer la dimension de tra- ditionniste du calife. Quoi qu’il en soit, l’attitude de ʿUmar II envers cette mémoire prophétique détermina celle des auteurs musulmans postérieurs à son égard. Ce souci d’une sunna prophétique contribua ensuite au développement d’une sunna propre au calife dans la litté- rature apologétique dont il fit l’objet. Dans son acception d’une prati- que droite et juste, l’existence d’une sunna renvoyant à ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz est bien attestée. Elle est à mettre en relation avec l’important concept de ʿadāla évoqué plus haut, relativement à sa dimension mes- sianique. Al-Ṭabarī a préservé un exemple précieux de l’existence des sunna-s se rattachant à d’autres figures que celle du Prophète, en l’oc- currence à ʿUmar II et à son prédécesseur ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ : pour- tant hostile aux Omeyyades, Yazīd b. al-Muhallab, en appela en effet au livre de Dieu et à la sunna du Prophète, mais aussi à la sunna des deux ʿUmar140, avant de se heurter aux troupes de Maslama b. ʿAbd al-Malik. En complément de ce concept de sunna, un autre élément prépon- dérant pour comprendre le développement précoce d’une littérature consacrée à ʿUmar II réside dans l’intérêt qu’il porta à la sīra de son homonyme ʿUmar I ; cet intérêt, déjà souligné, participa vraisemblable- ment au développement de sa propre sīra. Cette place exceptionnelle occupée par ʿUmar II à ces différents titres, lui conféra immédiatement une position privilégiée parmi les califes de sa dynastie, ainsi que l’ont noté P. Crone et M. Hinds : à peine une vingtaine d’années après sa mort, le rebelle Abū Ḥ amza al-Ḫ ārijī, pourtant profondément anti-

136 G. H. A. Juynboll, Muslim Tradition, p. 34 ; I. Goldziher, Muslim Studies, II, 210 et s. ; N. Abbott, Studies in Arabic Literary Papyri, II, p. 22 et s. ; GAS, I, p. 56 et s. 137 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 74, 80 ; G. H. A. Juynboll, Muslim Tra- dition, p. 37-38. 138 ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (attribué à), Musnad. 139 G. H. A. Juynboll, Muslim Tradition, p. 37. 140 Al-Ṭabarī, II, p. 1392, trad. vol. XXIV, p. 124 ; P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 66. Sur la révolte de Yazīd b. al-Muhallab, voir supra chapitre V. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 309 omeyyade, ménageait ʿUmar II lors de ses attaques virulentes contre la dynastie141. De même la sépulture du calife ne fut pas profanée par les Abbassides142, et ses fils et petits-fils furent épargnés, avant de trou- ver leurs places respectives dans l’entourage des trois premiers califes abbassides143. Pour pousser plus avant notre enquête sur les origines des premiers textes apologétiques consacrés à ʿUmar II, dont la Sīra ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, composée par Ibn ʿAbd al-Ḥ akam, consti- tue l’un des exemples les plus probants, il convient d’approfondir la dimension de législateur du calife. Le fait qu’Ibn ʿAbd al-Ḥ akām, lui- même un savant malikite réputé, ouvre sa sīra sur un isnād remontant à quelques-unes des plus grandes figures de la transmission, incluant le grand juriste éponyme de son maḏhab, Mālik b. Anas, invite à une telle démarche.

2. Le calife du droit : ʿUmar II et Mālik b. Anas Au sein de la production qui lui est dédiée, tant dans les sources musulmanes que chrétiennes, ʿUmar II s’affirme comme une figure centrale dans nombre de questions relevant du domaine juridique. Les exemples abondent en la matière, comme en atteste le fameux « rescrit fiscal » du calife, auquel H. A. R. Gibb consacra une étude pionnière144. Sa qualité de souverain juste est d’ailleurs mise sur un pied d’égalité avec sa piété à laquelle elle participe pleinement. La dimension de législateur du calife dépasse les stricts attributs de sa fonction, et il convient de s’interroger sur ses origines. Il faut remonter en amont de l’accession de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz au califat pour mettre au jour son insertion dans le milieu des tradi- tionnistes de Médine145. À l’initiative de son père, il fut tout d’abord envoyé dans sa jeunesse dans la ville du Prophète pour y étudier146. Il s’y installa ensuite, dans la maison de son aïeul Marwān, lors de sa

141 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 74, 129-132. 142 S. Moscati, « Le massacre », p. 89 et s. ; voir supra, chapitre IV. 143 P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 74 n. 103 ; H. Kilpatrick, Making the Great Book of Songs, p. 156 et s., 325. 144 H. A. R. Gibb, « The Fiscal Rescript » ; A. Guessous, « Le rescrit fiscal ». 145 Sur l’émergence et le rôle d’un véritable « parti du ḥadīt ̱» (asḥ ̣āb al-ḥadīt)̱ à la fin de la période omeyyade, voir P. Crone,Medieval Islamic Political Thought, p. 125-129. 146 Kitāb al-ʿuyūn, I, 40 ; Al-Suyūtī,̣ Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, p. 271 ; W. W. Barthold, « The Caliph ʿUmar II », p. 73 n. 9. J. Wellhausen notait, dès 1902, que le jeune ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz « s’était nourri de la tradition de la ville du Prophète » (Er nährte sich an der Tradition der Stadt des Propheten), Das arabische Reich, p. 166. 310 chapitre vi nomination comme gouverneur de la ville, en 87/706147. Il convoqua alors dix juristes ( fuqahāʾ) de la ville afin de les exhorter à veiller au respect du bon droit et de l’informer de toutes transgressions ou injus- tices éventuelles, précisant qu’il aurait fréquemment recours à leurs conseils afin de prendre ses propres décisions148. ʿUmar fut finalement démis de ses fonctions sur l’insistance d’al-Ḥ ajjāj (93/712), laissant Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm comme qāḍī de Médine149. Ce dernier était renommé pour son savoir et sa piété, et était supposé descendre d’un ansāṛ . Cette nomination se donne à lire, comme l’a bien vu W. W. Barthold, comme l’un des éléments attestant que ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz avait créé des liens solides avec les cercles religieux de la cité durant son gouvernorat150. Plusieurs auteurs rapportent égale- ment qu’il entretenait des relations avec Anas b. Mālik Abū Ḥ amza, ancien serviteur du Prophète et traditionniste prolifique151, qui lui aurait enseigné la tradition et les prônes du Prophète152. Son insertion dans le milieu des ʿulamāʾ médinois ne fait donc pas de doute. Elle joua vraisemblablement un rôle déterminant dans la place octroyée à ʿUmar II dans les corpus juridiques. Comme le rappelle Y. Dutton, le maḏhab malikite représente la plus ancienne et la plus conservatrice des formes du droit islamique médinois pendant les deux premiers siècles de l’hégire153. Dans ces conditions, en complément de l’isnād initial de la Sīra d’Ibn ʿAbd al-Ḥ akam, la somme de Mālik b. Anas, le Muwatṭ ạ ʾ, se présente comme une source déterminante pour essayer de mettre au jour les éléments les plus anciens de la tradition islami- que qui furent associés au calife.

147 W. W. Barthold, « The Caliph ʿUmar II », p. 74 ; Ḫ ālīfa b. Ḫ ayyāt,̣ Taʾrīḫ, p. 301, 311 ; Al-Ṭabarī, II, 1182, trad. vol. XXIII, p. 131 ; Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 283. 148 Al-Ṭabarī, II, 1183, trad. vol. XXIII, p. 132. Les dix juristes étaient : ʿUrwa b. Zubayr, ʿUbayd Allāh b. ʿAbd Allāh b. ʿUtba, Abū Bakr b. ʿAbd al-Raḥmān, Abū Bakr b. Sulaymān b. Abī Ḥatma,̱ Sulaymān b. Yasār, al-Qāsim b. Muḥammad, Sālim b. ʿAbd Allāh b. ʿUmar, ʿAbd Allāh b. ʿAbd Allāh b. ʿUmar, ʿAbd Allāh b. ʿĀmir b. Rabīʿa et Ḫ ārija b. Zayd. Voir aussi Ibn Katīr,̱ Al-Bidāya, IX, p. 201. Ces liens unissant ʿUmar II aux traditionnistes et autres pieux personnages de Médine ont été notés depuis long- temps par les chercheurs : voir notamment I. Goldziher, Muslim Studies, II, p. 39, 43 ; J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. 167 ; P. M. Cobb, « ʿUmar (II) », p. 886. 149 Al-Ṭabarī, II, 1255, trad vol. XXIII, p. 203 ; G. H. A. Juynboll, Muslim Tradition, p. 34, 37 150 W. W. Barthold, « The Caliphʿ Umar II », p. 76 ; J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. 167. 151 J. Robson [A. J. Wensinck], « Anas b. Mālik Abū Ḥ amza ». 152 Voir notamment Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, p. 244 ; Ibn al-Jawzī, Sīra, p. 12 ; C. H. Becker, « Studien », p. 15-16. 153 Y. Dutton, « ʿAmal v. Ḥadīth in Islamic Law », p. 14. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 311

Avant de pousser plus avant notre enquête, il convient de s’interro- ger sur deux points essentiels : la datation du Muwatṭ ạ ʾ et la méthode de travail de Mālik. La première question a récemment suscité des débats importants, faisant suite à la parution de l’ouvrage de N. Cal- der. Ce dernier a en effet proposé d’attribuer auMuwat ṭ ạ ʾ une date beaucoup plus tardive qu’à l’accoutumée, faisant du recueil malikite une production cordouane de la fin du troisième siècle de l’hégire, entre 250/864 et 270/883154. Cette vision a été critiquée par plusieurs chercheurs, en particulier Y. Dutton155 et H. Motzki156, qui plaident au contraire pour une composition plus précoce. Y. Dutton estime ainsi que « le Muwatṭ ạ ʾ n’est pas seulement un produit de Mālik à Médine avant sa mort en 179 A. H. [795-796], mais [qu’] il était déjà largement en place avant l’année 150 A. H. [767-768] »157. Quant à la méthodo- logie qui présida au travail de Mālik, c’est le précédent, la coutume, qui constituait le principe d’autorité : « le légitime était ce qui avait déjà été pratiqué »158. Pour des raisons évidentes, la pratique médinoise occupait une place prépondérante. À ce titre, la « période médinoise » de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz s’avère cruciale. Selon Ch. Décobert, Mālik se repose sur deux types d’intervenants autorisés : « l’agissant et le relatant » ou, pour utiliser une autre dicho- tomie, « les compagnons-témoins et les gens du savoir »159. C’est systé- matiquement par le biais d’un transmetteur que Mālik rapporte tel acte ou tel dit du Prophète ou de l’un de « ceux qui eurent d’une manière ou d’une autre un rôle déterminant dans l’histoire de la communauté primitive »160. Dans ces conditions, la place occupée par ʿUmar II dans le Muwatṭ ạ ʾ pose problème, dans la mesure où il n’entre véritablement dans aucune des deux catégories. Pour résoudre cette difficulté, il faut suivre les conclusions importantes de Y. Dutton, qui estime que le Muwatṭ ạ ʾ n’est pas simplement un ouvrage de ḥadīt,̱ mais plutôt un ouvrage de pratique (ʿamal), ou plus précisément un ouvrage de ḥadīt ̱

154 N. Calder, Studies, p. 38, 146. 155 Y. Dutton, compte-rendu de « Studies in Early Muslim Jurisprudence by N. Calder » et « ʿAmal v. Ḥadīth in Islamic Law », p. 28-33. 156 H. Motzki, « The Prophet and the Cat ». 157 Y. Dutton, « ʿAmal v. Ḥadīth in Islamic Law », p. 28, s’appuyant notamment sur le papyrus étudié par N. Abbott, Studies in Arabic Literary Papyri, II, p. 114-128. 158 Ch. Décobert, « L’autorité religieuse », p. 33. Voir en outre les remarques sugges- tives de L. Assier-Andrieu, « Penser le temps culturel du droit ». 159 Ch. Décobert, « L’autorité religieuse », p. 35-36. 160 Ch. Décobert, « L’autorité religieuse », p. 35. 312 chapitre vi

placé dans le contexte du ʿamal161. Dans cette optique, c’est la pratique de ʿUmar II qui le rattache au groupe des agissants, dans le cadre de sa propre sunna. Ces précisions posées, il convient à présent d’analyser les occurren- ces dans lesquelles ʿUmar II est convoqué par Mālik, et d’en dégager les principaux thèmes associés au calife. Le tableau suivant en offre une vue d’ensemble :

Tableau 4 : Thèmes associés àʿ Umar II dans le Muwatṭ ạ ʾ

Chapitre du Muwatṭ ạ ʾ Références Remarques Wuqūt al-salāṭ p. 13-14, no 1 Al-ʿAmal fī salāṭ al-jimāʿa p. 97, no 300 p. 123, no 579 ; p. 169, no 594 ; p. 170, no 596 ; p. 180, no 609 ; p. 187, no 615 Zakāt Jizya ahl p. 189, no 621 Exemption de la capitation pour les al-kitāb convertis à l’islam. wa-al-majūs Cf. Théophane (éd. p. 399, trad. p. 550) ; Michel le Syrien (éd. p. 486, trad. p. 488-489) ; History of the Patriarchs, p. 152-153. Ḥajj p. 231, no 755 ; p. 260, no 847 Jihād p. 297, no 974 ; p. 303, no 984 K. al-Farāʾiḍ p. 352, no 1096 K. al-Nakāḥ p. 358, no 1110 K. al-Ṭilāq p. 374, no 1159 K. al-Buyūʿ p. 427, no 1306 K. al-Aqḍiya p. 511, no 1404 ; p. 514, no 1405 K. al-Mudabbar p. 586, no 1491 K. al-Ḥudūd p. 595, no 1509 ; p. 596, no 1010 p. 599, no 1520 ; p. 601, no 1525

161 Y. Dutton, « ʿAmal v. Ḥadīth in Islamic Law », p. 33, et du même, The Origins of Islamic Law ; voir aussi Ch. Décobert, « L’autorité religieuse », p. 37. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 313

Tableau 4 (cont.) Chapitre du Muwatṭ ạ ʾ Références Remarques K. al-ʿUqūl p. 622, no 1574 Le prix du sang d’un dimmī̱ équivaut à la moitié de celui d’un musulman. Cf. 1234, éd. p. 308, trad. p. 239-240 ; Michel le Syrien, éd. p. 486, trad. p. 488-489. K. al-Jāmiʿ p. 641-642, no 1601 Ḥadīt ̱ dans lequel ʿUmar II redoute en quittant Médine de rejoindre la catégorie de ceux qui en ont été rejetés. Ce ḥadīt ̱ est mentionné par Ibn ʿAbd al-Ḥakam (p. 27) et Ibn Katīṟ (IX, p. 202) p. 643, no 1608 Al-Nahy ʿan al-qawl p. 649, no 1622 Persuader les Qadarites de renoncer bi-al-qadar à leurs croyances ou les combattre. Cf. la fameuse lettre adressée par ʿUmar II aux Qadarites. Mā jāʾa fī ʿadāḇ al-ʿāmma p. 701, no 1820 bi-ʿamli al-hās̮ ạ

Le Muwatṭ ạ ʾ renferme en effet vingt-huit mentions associées à ʿUmar II, qui se répartissent dans dix-sept des soixante-et-un chapitres que compte l’ouvrage. Certains passages (no 1010 ; no 1520) se réfè- rent clairement à la période où ʿUmar était gouverneur de Médine ; cet ancrage médinois apparaît donc bel et bien déterminant dans la place octroyée à ʿUmar dans le Muwatṭ ạ ʾ. ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz apparaît ainsi dans le Muwatṭ ạ ʾ sur des ques- tions fort diverses, qu’il s’agisse de réguler la vie religieuse ou des liti- ges de la vie civile. Plusieurs thèmes associés au calife dans la somme de Mālik se retrouvent dans les éléments mis en exergue dans la tra- dition islamique, y compris lorsqu’elle passe sous la plume d’auteurs chrétiens, comme par exemple l’exemption de la capitation en cas de conversion à l’islam162, ou le prix du sang d’un ḏimmī. J. Schacht a fait de ce dernier cas de figure un paradigme, visant à démontrer le carac- tère fictif de ces fréquentes références àʿ Umar II : il estime que ces renvois au calife comme instaurateur d’une pratique nouvelle reposent

162 Sur cette mesure, voir aussi Abū Yūsuf Yaʿqūb, Kitāb al-ḫarāj, éd. p. 157, trad. p. 202-203. 314 chapitre vi sur des critères considérés comme faibles par la critique de l’isnād163. J. Schacht n’ignore pourtant pas que l’instauration de ce wergeld trouve un écho dans les sources syriaques164 ; mais en épousant les méthodes de vérification des traditionnistes musulmans, il préfère retenir la fragilité des transmetteurs de ces éléments. Une autre appro- che est cependant possible : elle consiste à s’interroger sur les raisons de cette attribution, réelle ou supposée, à ʿUmar II. Dans l’optique qui est la nôtre, visant à mettre au jour les conditions de l’élaboration de l’image du calife, ne s’agit-il pas là, quelle que soit la réalité histo- rique d’un tel épisode, d’une nouvelle pièce au dossier, attestant des liens très forts unissant le développement et la diffusion de l’image de ʿUmar II au fiqh naissant ? Le calife occupe une place importante dans le Muwatṭ ạ ʾ, et il se voit ainsi paré de la légitimité malikite165. Les grands thèmes développés par Mālik se retrouvent également dans d’autres domaines de l’historiographie, qui ne témoignent pas de liens directs avec le Muwatṭ ạ ʾ : ce sont ainsi les liens entre fiqh et taʾrīḫ qui sont ici en question. Sans chercher à esquisser un schéma trop parfait, ces évidences du Muwatṭ ạ ʾ à l’égard de ʿUmar II et les relations notoires entre Ibn ʿAbd al-Ḥ akam et Mālik invitent à approfondir ce circuit de transmission. Le rôle joué par Ibn ʿAbd al-Ḥ akam dans la diffusion du malikisme dans l’espace égyptien est en effet bien connu166. Dès lors, il semble certain que la place de ʿUmar II dans le Muwatṭ ạ ʾ contribua largement à ce qu’Ibn ʿAbd al-Ḥ akam l’érige en modèle, dans le cadre de la Sīra qu’il composa. Une seconde pièce est à ajouter au dossier pour com- prendre cet engouement d’Ibn ʿAbd al-Ḥ akam pour le calife : les Banū ʿAbd al-Ḥ akam étaient des clients (mawālī) des Omeyyades. Ils étaient préalablement installés à Ayla, d’où le père d’Ibn ʿAbd al-Ḥ akam, ʿAbd al-Ḥ akam b. Aʿyan b. al-Layt ̱ al-Aylī (m. 171/787-788), partit pour s’installer à Alexandrie, où il s’affirma comme un important juriste malikite, imité ensuite par son fils167. M. Gil a proposé qu’en tant que mawālī des Omeyyades, les Banū ʿAbd al-Ḥ akam décidèrent de fuir

163 J. Schacht, The Origins, p. 205-206. 164 Michel le Syrien, II, éd. p. 456, trad. p. 489 ; 1234, éd. p. 308, trad. lat. p. 239-240. 165 Ce qui n’exclut toutefois pas des divergences d’interprétations entre Mālik et ʿUmar II : voir par exemple al-Māwardī, Al-Aḥkām, éd. p. 125, trad. p. 124. 166 F. Rosenthal, « Ibn ʿAbd al-Ḥakam », p. 696. 167 P. M. Cobb, « Scholars and Society », p. 426. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 315 les persécutions abbassides pour se réfugier en Égypte168. Reste enfin à considérer la dimension égyptienne de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, qui y serait peut-être né169, et y aurait passé une partie de son enfance alors que son père en était le gouverneur (65-86/686-705). Tradition mali- kite, memoria omeyyade, ancrage égyptien : les raisons de rédiger une Sīra de ʿUmar II étaient donc multiples pour Ibn ʿAbd al-Ḥ akam. La conjonction des qualités intrinsèques du calife, des attentes messiani- ques concomitantes de son règne et de son insertion dans le milieu des traditionnistes, prioritairement médinois, prédestinaient en quelque sorte ʿUmar II à faire l’objet d’une littérature apologétique.

3. Circulation des éléments relatifs à ʿUmar II : propositions et hypothèses Ces éléments de la tradition islamique complètent les données issues du corpus chrétien, et deux foyers principaux s’affirment dans la genèse de l’image de ʿUmar II : Médine et l’espace syrien. Ces deux épicentres sont en quelque sorte dédoublés dans le cadre de la diffu- sion de cette image, le premier vers l’Égypte, le second vers la Jazīra. Médine et le Bilād al-Šām s’imposent en effet comme les deux espa- ces privilégiés de la fabrication des traditions constitutives de la figure du gouvernant pieux et vertueux ; l’Égypte d’Ibn ʿAbd al-Ḥ akam et la Haute Mésopotamie des auteurs syriaques comme les lieux privilégiés (mais non exclusifs) de leur mise par écrit, et de l’impulsion nouvelle ainsi suscitée. Si des interactions entre ces deux doubles foyers sem- blent évidentes, il n’en reste pas moins qu’ils correspondent chacun à des phases distinctes de la vie de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz. Le milieu médinois fut tout d’abord pour ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz celui des études, puis de sa première expérience politique lorsqu’il exerça les fonctions de gouverneur de la ville. Il noua alors des liens avec le milieu des traditionnistes qui contribuèrent à son insertion dans la tradition islamique. Agrémentée ensuite de la légitimité de Mālik b. Anas, cette sunna du gouverneur puis du calife connut un fort retentissement, notamment par des canaux identiques à ceux qui assu- rèrent la diffusion du malikisme, comme en témoigne le cas d’Ibnʿ Abd al-Ḥ akam. C’est dans le foyer syrien que ʿUmar II se réalisa en tant

168 M. Gil, A History of Palestine, p. 126 ; P. M. Cobb, « Scholars and Society », p. 426-427. 169 Il est plus probable que ʿUmar soit né à Médine, même si les sources divergent sur le sujet. 316 chapitre vi que calife. C’est dans cet espace, à l’approche de l’an cent de l’hégire, que se cristallisèrent autour de sa personne les attentes messianiques et eschatologiques qui occupent une place notable dans la littérature qui lui est consacrée. Une historiographie produite dans le Bilād al-Šām se développa alors rapidement, dès l’époque marwanide, et se diffusa dans les sources chrétiennes de Haute Mésopotamie, prioritairement syriaques. Au terme de cette analyse de l’élaboration de l’image de ʿUmar II, on pourrait paraphraser la question soulevée par J. Le Goff au sujet de Saint Louis : ʿUmar II a-t-il existé170 ? Le ʿUmar II de la tradition isla- mique n’est-il que la figure archétypale du calife « saint » ? La réponse à ces interrogations est sans doute à chercher dans les strates successi- ves des réinterprétations nécessaires dont le personnage fit l’objet. Les attentes eschatologiques liées à l’an 100 A. H., qui se révélèrent vaines, imposèrent plus encore qu’à l’accoutumée de nouvelles explications et des réécritures. On peut en esquisser le schéma suivant : ʿUmar II est, de son vivant, considéré comme le mahdī ; peut-être se considère-t-il lui-même comme tel. Après sa mort, puisque la Fin des Temps n’est pas survenue, la réinterprétation devient indispensable. C’est peut- être dans les premières décennies du iiie/ixe siècle171 qu’il passe alors dans une autre catégorie, celle de « mahdi du milieu » ou mujaddid, concept dérivant des principales variantes de la conception du mahdī dans l’islam sunnite : associé « aux idées de réforme cyclique [. . .] et à la notion de tajdīd al-dīn (rénovation de la religion) [. . .] il peut se pro- duire un retour à l’âge d’or au milieu du Temps, un “mahdi du milieu” qui est formellement analogue à la conception du mujaddid » 172. Les liens unissant ʿUmar II au concept de sunna, doublés de sa fonction de législateur – qui dépasse la fonction légiférante indissociable du califat,

170 J. Le Goff,Saint Louis, p. 311-522. 171 Si l’on suit les conclusions d’E. Landau-Tasseron, qui a suggéré que le concept de mujaddid n’émergea en réalité qu’autour de la figure d’al-Šāfiʿī (m. 204/820). C’est ce dernier qui aurait été le premier véritable mujaddid, mais il aurait été nécessaire d’identifier son prédécesseur pour corroborer la tradition selon laquelle Allah était supposé envoyer à la umma un restaurateur de la religion (un mujaddid) tous les cent ans. Le choix se serait alors naturellement porté sur ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz qui remplissait toutes les conditions, tant du point de vue chronologique, puisqu’il fut le calife de l’an cent de l’hégire, qu’en raison de sa piété et de sa vertu. Le fait qu’il ait été perçu, au moins dans certains cercles, comme le mahdī conforta bien entendu ce choix. Voir sur cette question l’étude détaillée d’E. Landau-Tasseron, « The “Cyclical Reform” », en particulier p. 112-113. 172 M. García-Arenal, « Introduction », p. 10. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 317 et la contestation dont cette fonction fit l’objet173 – sont deux aspects par essence liés au mahdī : le mahdisme constitue un pont entre le passé et le présent ainsi qu’entre religion et politique. Il implique une autorité charismatique, prête à bri- ser les normes en vigueur mais, généralement, au nom de la Tradition [sunna], faisant revivre un mythique passé perdu [l’époque des premiers califes, en particulier celle de ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āb]̣ 174 ; un mouvement cha- rismatique peut provoquer la radicalisation de la tradition et donc sa transformation. Le mahdi est infaillible et il est la plus haute autorité de la Loi qu’il peut faire et défaire. L’effort réformateur du mahdi porte donc nécessairement sur la jurisprudence175. Dès lors, l’activité de législateur du calife est nécessaire et inévitable, et il devient ainsi logique qu’il occupe une place de choix dans les corpus jurisprudentiels en cours d’élaboration. Le statut de mahdī et de législateur étant intrinsèquement liés, l’inclusion de ʿUmar II dans un recueil tel que le Muwatṭ ạ ʾ ne doit pas nous surprendre, même si les liens entre Mālik b. Anas et les derniers Omeyyades mériteraient d’être approfondis. La similitude des informations préservées par les sources chrétien- nes, dont bon nombre remontent à l’époque omeyyade, et dans les sources produites à l’époque abbasside appelle plusieurs remarques. Elle conduit tout d’abord à repenser certaines idées sur la place des Omeyyades sous les strates successives de l’historiographie abbasside, et invite à s’interroger sur le cas particulier de ʿUmar II au sein de cette production. Une idée cruciale pour appréhender ce double question- nement réside dans la prise en compte de la fonction essentielle des Omeyyades aux yeux des historiographes de leurs successeurs abbassi- des : les Omeyyades avaient pour vocation de préserver le potentiel des Abbassides à accéder au califat176. Et dans ce processus, ʿUmar II occupe une place clef : c’est par exemple lui qui rétablit les pensions allouées aux Hashimites sous son califat, après avoir sollicité en vain ses prédé- cesseurs, al-Walīd et Sulaymān, afin qu’ils prennent cette initiative177. Plus important encore, ʿUmar II est présenté, dans l’Histoire anonyme des Abbassides, comme celui qui permit l’union de Muḥammad b. ʿAlī et de Raytạ bt. ʿUbayd Allāh b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Midān al-Ḥ āritī,̱

173 Voir en dernier lieu Ch. Décobert, « L’autorité religieuse ». 174 C’est nous qui soulignons et qui ajoutons. 175 M. García-Arenal, « Introduction », p. 14. 176 T. El-Hibri, « The Redemption » p. 251. Voirsupra , chapitre IV. 177 Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, p. 289. 318 chapitre vi alors que les descendants de ʿAbd al-Malik avaient strictement inter- dit les mariages entre les Banū Hāšim et les Banū al-Ḥ ārit.̱ De cette union allait naître le futur premier calife abbasside Abū al-ʿAbbās178. On comprend bien l’intérêt des historiographes abbassides de favori- ser l’image de celui qui fut pratiquement le géniteur symbolique du calife qui allait fonder la deuxième dynastie de l’islam. Enfin, c’est sous le califat de ʿUmar II, en l’an cent de l’hégire, que la plupart des sources placent le début de la daʿwa abbasside179. Le calife occupe ainsi une place prépondérante dans cette préservation du potentiel abbasside, et joue même un rôle non négligeable dans le déclenchement du processus. Il n’est donc pas surprenant que ʿUmar II bénéficie d’une place particulière dans l’historiographie d’époque abbasside, ou qu’il soit plus tard érigé en modèle par exem- ple par le calife al-Muhtadī (255-256/869-870)180. Cette attitude favo- rable de ʿUmar II envers les Hashimites, que W. W. Barthold estime suspecte181, contribua peut-être aux « rumeurs » d’empoisonnement qui entourent les circonstances de sa mort182. Car en traitant les mem- bres de sa propre famille sur un pied d’égalité avec l’ensemble de ses sujets, voire plus durement, il suscita l’hostilité d’une partie de son entourage, tant et si bien qu’on lui fit la mise en garde suivante : « Nous craignons pour toi les suites de cette répression. Il n’est pas un jour, [répondit ʿUmar II], contre lequel je ne me sois mis en garde et que je ne redoute encore, mais moins que celui du jugement suprême, pour lequel je ne suis pas tranquille »183. Au-delà des conditions incertaines qui entourent le décès du calife, sa piété est saluée dans les textes par des anecdotes faisant état de voix entendues par sa veuve Fātimạ et par Maslama b. ʿAbd al-Malik auprès de sa dépouille, ou encore d’un écrit tombé du ciel annonçant l’amān pour ʿUmar II184.

178 Aḫbār al-dawla, p. 200-201. 179 Al-Ṭabarī, II, p. 1358, trad. vol. XXIV, p. 87 ; Ibn Katīr,̱ Al-Bidāya, IX, p. 196- 197 ; Ibn al-Atīr,̱ V, p. 53 ; voir notamment l’étude classique de M. Sharon, Black Banners, et T. El-Hibri, Reinterpreting, p. 3. 180 Muʿaffa b. Zakariyya al-Jarīrī,Jalīs al-sāliḥ ̣, II, p. 384-386 ; K. V. Zetterstéen [C. E. Bosworth], « Al-Muhtadī », p. 476-477 ; D. Cook, « Messianism and Astrono- mical Events », p. 42. 181 W. W. Barthold, « The Caliphʿ Umar II », p. 90. 182 P. M. Cobb, « ʿUmar (II) », p. 887. 183 Al-Māwardī, Al-Aḥkām, éd. p. 150, trad. p. 161. 184 Ibn Saʿd, éd. E. Sachau, Al-Ṭabaqāt, V, 301 ; Aġānī, VIII, 158 ; Kitāb al-ʿuyūn, I, p. 61 ; Al-Suyūtī,̣ Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, p. 287 ; W. W. Barthold, « The Caliphʿ Umar II », p. 95. ʿumar b. ʿabd al-ʿazīz, le calife « saint » 319

Si une large partie de l’histoire de la dynastie omeyyade et de l’es- pace syrien s’avère tributaire des strates de reconstruction successives de l’historiographie produite au iiie/ixe et ive/xe siècle, autrement dit à la période abbasside, la chronologie de l’apparition et du développe- ment des topoi relatifs au calife démontre que des éléments anciens, remontant en l’occurrence à la première moitié du iie/viiie siècle, ont pu subsister aux reconstructions postérieures. Ce passé ayant refusé de rester enseveli, « ne devait pas être totalement oublié mais trans- formé, intégré à la mémoire et commémoré »185. Incarnant à la fois une mémoire de la tradition médinoise et une mémoire syro-omeyyade, occupant de surcroît un rôle crucial dans la préservation du potentiel abbasside à accéder au califat, la figure deʿ Umar II remplissait ainsi des conditions suffisantes pour assurer sa pérennité au travers des méandres de la transmission. Plus que tout autre, ʿUmar II personni- fiait alors les qualités du souverain telles qu’elles étaient définies dans l’idéologie omeyyade : il était le meilleur des hommes sur terre (ḫayr al-nās), l’individu au mérite inégalé (al-afḍal)186. Ces constructions historiographiques omeyyades s’avérèrent parti- culièrement solides. Le calife saint et le héros combattant façonnent, parmi d’autres, notre perception de l’histoire marwanide. La situation est à vrai dire rendue encore plus complexe par la compétition his- toriographique qui affleure entre ces différents protagonistes. Ainsi, Hišām b. ʿAbd al-Malik est, à certains égards, érigé en anti-modèle de ʿUmar II : le souverain de la reprise de la dilatation de l’empire187 s’oppose à celui de la contraction. Alors que ʿUmar II se fait l’apôtre de l’immobilisme, devant l’imminence de la Fin des Temps, Hišām s’impose comme celui qui cherche à tout prix à différer cetescha- ton. Maslama, le bras armé de ces politiques des contraires, se trouve ainsi successivement rappelé de Constantinople, puis chargé de refer- mer les portes des Gog et Magog dans le Caucase. Il s’affirme ainsi comme un véritable trait d’union entre les deux califes, et entre deux conceptions antagonistes du temps et du pouvoir islamiques. Le calife du « renoncement au monde » fonctionne en complémentarité avec le

185 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 25-26. 186 Sur cette présentation omeyyade du souverain, voir en dernier lieu P. Crone, Medieval Islamic Political Thought, p. 34 187 Les conséquences de ce choix politique sont détaillées infra, chapitre VIII. 320 chapitre vi

« conquérant du monde »188, tout aussi naturellement que le souverain qui prône l’expansion. Ces processus de fabrique de modèles ne constituent pas les seules réalisations en la matière, puisque l’on pourrait notamment inclure dans la même catégorie les premiers califes et, bien entendu, le Pro- phète, héros fondateur par excellence. Si le fait que des Omeyyades soient ainsi mis en exergue semble a priori plus surprenant, c’est qu’il ne faut pas négliger que ces figures émergent de ce « panthéon marwa- nide » pour des raisons précises : sauvegarde des chances abbassides de s’emparer du pouvoir, fonction apocalyptique, modèle de gouverne- ment. Plus encore, il existe fondamentalement un relais omeyyade. La première dynastie de l’islam sert de lien le Prophète et les Abbassides, garantissant ainsi un continuum islamique. Cette prodigieuse activité de fabrique de modèles ne devait pas empêcher le destin tragique des Omeyyades. La formule célèbre de G. W. F. Hegel, « malheur au peu- ple qui a besoin de héros », prendra alors tout son sens, lorsque le culte se sera changé en nostalgie : « malheur [. . .] au peuple dont le présent est assez précaire pour qu’il cherche dans le passé des représentants exemplaires de son identité menacée »189. Ce travail d’écriture, et les manipulations d’importance variable qui l’accompagnaient, n’étaient toutefois pas un monopole de la première dynastie de l’islam. Leurs successeurs abbassides devaient eux aussi largement façonner leur propre mise en histoire, conditionnant par là même notre accès à des passés alternatifs. Ces reconstructions furent parfois si colossales, qu’elles en devinrent presque invisibles, et nous obligent à nous acharner à en traquer les « murmures ». C’est par l’un de ces exemples, passé au révélateur syrien, qu’il nous faut poursuivre notre enquête.

188 Voir les remarques de A. Al-Azmeh, Muslim Kingship, p. 39 et celles de I. Gol- dziher, Le dogme et la loi, p. 111 et s. 189 J. P. Albert, « Du martyr à la star », p. 16. CHAPITRE VII

PENSER LA RÉVOLUTION ABBASSIDE DANS L’ESPACE SYRIEN

La Révolution française n’est pas une transition, c’est une origine, et un fantasme d’origine1. The ʿAbbāsid revolution represents, above all, a problem of medieval his- toriography 2. La Révolution abbasside incarne par essence l’événement3 au cours de l’histoire des premiers siècles de l’islam. C’est un épisode incontour- nable pour appréhender l’histoire de l’espace syrien du iie/viiie siècle, dans la mesure où il en détermine le sens, celui d’un déclin irrémédia- ble de la province au profit de l’Iraq. Pour reprendre cette question, prélude indispensable à l’essai d’histoire des significations que consti- tuera le prochain chapitre, il est nécessaire « d’exploiter l’événement », en gardant à l’esprit les précieuses remarques de G. Duby : les événements sont comme l’écume de l’histoire, des bulles, grosses ou menues, qui crèvent en surface, et dont l’éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. Celui-ci a laissé des traces très durables : elles ne sont pas aujourd’hui tout à fait effacées. Ces traces seules lui confèrent existence. En dehors d’elles, l’événement n’est rien. Donc c’est d’elles, essentiellement, que ce [chapitre] entend parler4. Ces traces, ce sont avant tout les mises en récit de l’épisode qui fut fatal aux Omeyyades, en 132/750, la Révolution abbasside. Cette expres- sion s’est imposée comme la terminologie consacrée pour désigner un moment charnière de l’histoire islamique, qui marque le renversement de la première dynastie de l’islam, celle des Omeyyades (661-750), sup- plantée par la lignée des Abbassides (750-1258). Les auteurs médiévaux et modernes ont volontiers érigé cet événement en tournant historique

1 F. Furet, Penser la Révolution française, p. 130. 2 J. Lassner, Islamic Revolution and Historical Memory, p. ix. 3 C’est d’ailleurs en ces termes que les descendants andalous de la première dynas- tie de l’islam qualifient pudiquement cet épisode de funeste mémoire. VoirAh ̮bār majmūʿa, p. 51 ; G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade, p. 54. 4 G. Duby, Le dimanche de Bouvines, p. 8, 14. 322 chapitre vii majeur. Il s’agit pourtant avant tout d’un mythe d’origine et, dès lors, d’un problème proprement historiographique. Dans l’optique qui est la nôtre, il importe donc d’analyser la vulgate qui en fut imposée dans les chronographies pour démonter ce construit narratif : l’enjeu est de taille tant dans une approche d’histoire des significations, que dans une perspective d’histoire de l’espace syrien. Dans les sources islamiques, comme dans les ouvrages modernes, la Syrie « disparaît » en effet presque totalement à compter de 132/750. Les descriptions de l’épisode fondateur de la deuxième dynastie de l’islam, sont particulièrement significatives à cet égard : le Šām a été largement oublié dans les strates de recomposition historiographiques, dont le centre d’intérêt se déplace alors brutalement vers l’Orient. Sou- cieux d’affirmer sa légitimité encore mal assurée, le pouvoir abbas- side fit porter son effort de réécriture sur le moment fondamental de ses origines. L’accent fut mis sur le Ḫurāsān, foyer insurrectionnel du mouvement qui devait précipiter la chute des Omeyyades, au détri- ment de l’ancrage syrien de la famille, victime de stratégies de l’oubli, ainsi que nous l’avons vu au chapitre IV. La vulgate abbasside de la Révolution réduit la Syrie à un simple espace transitoire : les batailles décisives sont iraqiennes, sur le Gand Zāb ou sous les murs de Wāsit,̣ le dénouement est égyptien, avec la mise à mort de Marwān II à Būsīṛ 5. La province se trouve ainsi cantonnée au rang de théâtre d’épisodes en nombre finalement limités. L’arrestation d’Ibrāhīm al-Imām, chef du mouvement capturé à al-Ḥ umayma et séquestré à Ḥ arrān ; la pour- suite effrénée lancée derrière l’armée omeyyade qui bat en retraite, orchestrée par ʿAbd Allāh b. ʿAlī puis son frère Sāliḥ ̣, sur les talons de Marwān II en fuite vers l’Égypte ; la prise de Damas, puis le massacre des Omeyyades, développé plus haut, pour mieux assimiler l’extinc- tion de la famille à l’effacement de la province. Quelques années plus tard, en 136/754, le Šām sera enfin le foyer de la révolte deʿ Abd Allāh b. ʿAlī, à la mort du premier calife abbasside, qui sonne le glas des prétentions syriennes à la conservation du califat sur son sol. Ce premier constat, qui sanctionne la disparition de la Syrie, s’ac- compagne d’une seconde remarque : la Révolution abbasside marque par essence une césure fondamentale dans l’histoire islamique. Nous retrouvons là à vrai dire une conclusion importante du chapitre II, qui mettait en lumière que les chronographes s’évertuèrent par-dessus

5 Sur les problèmes de localisation de ce site, voir G. Wiet, « Būsīṛ ». penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 323 tout à façonner le cadre d’une lecture autorisée des premiers siècles de l’hégire. L’an 132/750 fut ainsi imposé comme une rupture par défini- tion. Les stratégies déployées à cette fin insistèrent en particulier sur le cloisonnement des mémoires dynastiques dans des espaces distincts. Cette spatialisation forcenée engendrait une nécessaire opposition entre des aires que l’on voulait antagonistes6. La conséquence de cette présentation de l’histoire incita nombre de chercheurs modernes à conclure au déclin inéluctable de la Syrie, à compter du renversement de la dynastie qui avait offert à la province ses lettres de noblesse ; les ouvrages classiques du jésuite belge H. Lammens ou de Ph. K. Hitti résument bien cette approche7. Il faut attendre l’article pionnier de D. Sourdel, en 1980, et plus récemment les travaux de P. M. Cobb, pour que la Syrie abbasside retienne véritablement l’attention des chercheurs8. L’épisode de la Révolution abbasside a, de son côté, sus- cité une bibliographie très abondante, sur laquelle nous allons revenir. Au-delà de son importance historique, il a généré une onde de choc historiographique colossale : la nouvelle dynastie, qui s’était emparée du pouvoir par la force, initia une vaste entreprise de réécriture, ainsi que nous l’avons abondamment souligné. L’effort fut particulièrement sensible sur le moment précis qui consacrait la chute des Omeyyades et l’accaparement du califat par les Abbassides. Les reconstructions opérées furent si considérables qu’elles en devinrent presque invisibles.

6 Voir sur ce point supra, chapitre IV. 7 Voir notamment le point de vue sans appel de H. Lammens, La Syrie, p. 89-90 : « Le siècle des Omeyyades forme un chapitre unique dans l’histoire de la Syrie. Avec leur disparition, la Syrie a cessé de former le centre d’un vaste empire. Frémissant sous un pouvoir qu’elle considère comme étranger, dont elle ne cessera d’éprouver l’hostilité, elle se voit systématiquement écartée de toute participation aux affaires [. . .] Dans la Syrie moderne [. . . J.] David affirme qu’“une fois la vengeance ‘abbâside assou- vie, il y eut du calme, du bonheur encore pour la Syrie [. . .] Qu’importe dorénavant aux inconstants Syriens que le calife règne à Bagdad ? [. . .] Les plaines du Tigre et de l’Euphrate ont détrôné les prairies de l’Oronte ; mais ces dernières y ont gagné en sécurité, qui les rend plus verdoyantes, plus grasses, plus délicieuses que jamais”. Notre rapide exposé va montrer ce qu’il faut penser de cette poésie, témoignant d’une complète incompréhension de la situation historique. Deux siècles s’écouleront avant que la Syrie se résigne à son humiliation, à son abdication politique » (la critique de H. Lammens porte sur l’ouvrage de J. Yanoski et J. David, Syrie ancienne et moderne, p. 172 et s.). L’analyse de Ph. K. Hitti (History of Syria, p. 534), encore plus laconique, est sans ambiguïté : « With the Umayyad fall the hegemony of Syria in the world of Islam ended and the glory of the country passed away ». 8 D. Sourdel, « La Syrie au temps des premiers califes abbassides » ; P. M. Cobb, « Al-Mutawakkil’s Damascus » et surtout White Banners. Pour la situation du litto- ral, voir en outre A. Borrut, « L’espace maritime syrien » et « Architecture des espaces portuaires ». 324 chapitre vii

Comment mettre en question en effet un édifice qui avait intégrale- ment été repensé, fruit d’un programme idéologique précis, visant à affirmer les droits des Abbassides à la charge suprême ? C’est ce à quoi nous invitent pourtant les éléments syriens du dossier, révélateurs uti- les d’une période plus complexe que ne le laissent transparaître les sources islamiques classiques.

A. La Révolution Abbasside : vulgates médiévales et modernes

À l’image de tout récit des origines, celui qui allait s’imposer de l’his- toire première des Abbassides, et du soulèvement qui les avait portés au pouvoir, se donne à lire comme le fruit d’intenses efforts de réé- critures. Une vulgate fut ainsi produite, véritable « catéchisme révo- lutionnaire »9, qui dictait la lecture autorisée de cet épisode lourd de sens, tout en visant à circonscrire le champ des interprétations concur- rentes.

1. Le canon révolutionnaire L’Histoire anonyme des Abbassides (Aḫbār al-dawla al-ʿAbbāsiyya) fixe plus que toute autre source la « version officielle » du mouvement révo- lutionnaire10 ; c’est d’ailleurs peut-être avant tout à cette fin qu’elle fut composée11. On peut la résumer de la manière suivante : le renverse- ment de la première dynastie de l’islam est le fruit d’un processus de longue haleine, qui s’ouvre par une première phase clandestine, d’une trentaine d’années au moins, visant à organiser le mouvement et à rallier des partisans. Les Abbassides sont alors basés à al-Ḥ umayma, dans le sud de l’espace syrien, et envoient des émissaires plaider leur cause à Kūfa et surtout dans l’est du plateau iranien, dans la région du Ḫurāsān. C’est alors Muḥammad b. ʿAlī qui préside à la destinée de la Hāšimiyya : il aurait hérité de cette charge, en 98/716-717, en vertu du « testament » de l’alide Abū Hāšim, fils de Muḥammad b. al-Ḥ anafiyya, matérialisant ainsi les liens unissant Abbassides et proto-chiites. À la mort de Muḥammad b. ʿAlī, en 125/743, son fils Ibrāhīm al-Imām

9 J’emprunte l’expression à F. Furet, Penser la Révolution française, p. 133. 10 La discussion la plus récente de cette « version officielle » est celle de P. M. Cobb, « The Empire in Syria ». 11 E. L. Daniel, « The Anonymous History of the Abbasid Family », p. 425. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 325 prend le relais, et nomme l’un de ses mawālī, Abū Muslim, comme propagandiste en chef dans le Ḫurāsān. Informé de ces pratiques sédi- tieuses12, le calife Marwān II fait procéder à l’arrestation d’Ibrāhīm à al-Ḥ umayma, puis l’emprisonne à Ḥ arrān, où il devait mourir en 132/749. Avant son trépas, Ibrāhīm transmet ses droits à l’imamat à Abū al-ʿAbbās : le processus engagé est désormais irréversible. C’est là que s’achève la narration des Aḫbār al-dawla al-ʿAbbāsiyya, qui se limite à cette évolution dans la clandestinité. La suite des événe- ments, dont la présentation suit une logique identique, est à chercher dans d’autres sources, en particulier chez al-Ṭabarī. Reprenons donc le fil du récit. Le recrutement de partisans est un franc succès sous la conduite de l’énergique Abū Muslim13. Après avoir atteint une masse critique d’adeptes, ce dernier lance la partie militaire de l’opération, marquée par la marche triomphante de ses troupes vers l’Occident et parachevée par le succès retentissant de la bataille du Grand Zāb, qui sanctionne la défaite de l’ultime calife omeyyade14 ; Marwān II est ensuite poursuivi à travers la Syrie par les troupes de ʿAbd Allāh b. ʿAlī, puis par celles de son frère Sāliḥ ̣, pour être finalement rattrapé et mis à mort en Égypte15. Au préalable, Abū al-ʿAbbās n’avait même pas pris la peine d’attendre la victoire du Zāb, pour se faire proclamer calife à Kūfa, devenant ainsi le premier souverain abbasside16. Sans entrer dans les détails du califat de ce dernier, il reste à envisager les conditions de sa succession, en 136/754, particulièrement importantes dans l’optique syrienne qui est la nôtre. Abū Jaʿfar, frère du défunt et futur al-Mansūr,̣ allait en effet se heurter alors aux prétentions rivales de ses oncles, en particulier de ʿAbd Allāh b. ʿAlī17. Ce dernier, qui était gouverneur du Šām et sur le point de lancer une offensive contre les Byzantins, reçut la bayʿa de la part de ses troupes. Abū Jaʿfar, qui se trouvait à La Mecque où il accomplissait le pèlerinage, dépêcha Abū

12 Plusieurs sources expliquent toutefois la chute des Omeyyades par la perte de leur réseau de renseignement. Voir notamment al-Ṭabarī (III, p. 414, trad. vol. XXIX, p. 118), al-Masʿūdī (Murūj, éd. VI, p. 36 ; trad. IV, p. 911) et en dernier lieu le texte des Siyāsat al-mulūk, étudié par A. Silverstein, « A New Source » et Postal Systems, p. 87. 13 Voir notamment al-Ṭabarī, II, p. 1949 et s., trad. vol. XXVII, p. 61 et s. ; sur les stratégies mises en œuvre par Abū Muslim, voir en dernier lieu Y. Karev, « La politi- que d’Abū Muslim dans le Māwarāʾannahr ». 14 Al-Ṭabarī, III, p. 38-42, trad. vol. XXVII, p. 162-166. 15 Al-Ṭabarī, III, p. 45-51, trad. vol. XXVII, p. 168-175. 16 Al-Ṭabarī, III, p. 23 et s., trad. vol. XXVII, p. 145 et s. 17 Pour une présentation détaillée des débuts délicats du califat d’al-Mansūr,̣ voir H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate, p. 57 et s. 326 chapitre vii

Muslim contre ʿAbd Allāh b. ʿAlī, qui fut vaincu dans les environs de Nisibe, après plusieurs mois de combats acharnés. Le vaincu parvint néanmoins à prendre la fuite pour se réfugier à Basra,̣ auprès de son frère Sulaymān18. Il devait succomber en 147/764 sous les décombres de la maison dans laquelle il résidait lorsque celle-ci s’effondra sur lui, dans des conditions qui demeurent obscures19. Il va sans dire que ce bref résumé ne manque pas de poser problème à l’historien de la période. À bien des égards, il se donne en effet à lire comme une reconstruction ex-post des événements, en les présentant sous un jour favorable à la deuxième dynastie de l’islam. Cette pré- sentation de la Révolution abbasside a néanmoins durablement condi- tionné les interprétations des chercheurs, dont il convient à présent de dresser un rapide bilan.

2. Un siècle d’interprétations de la « Révolution abbasside » Le sujet a suscité une bibliographie très abondante dont il est impos- sible de rendre compte de façon exhaustive ici. Les travaux les plus significatifs et les paradigmes interprétatifs dominants méritent tou- tefois de retenir notre attention, pour mettre au jour les approches successives dont la Révolution abbasside a fait l’objet. R. S. Humphreys a offert la discussion la plus aboutie sur la production historiographi- que moderne consacrée au sujet, soulignant que les historiens avaient déployé un véritable « art de l’interprétation »20. Ce sont chronologiquement les travaux de G. Van Vloten, dès la dernière décennie du xixe siècle, qui marquent le début de la recher- che moderne sur la question21. Ces travaux pionniers visent à préci- ser l’histoire de la Hāšimiyya, le mouvement longtemps clandestin qui devait conduire au renversement des Omeyyades par les troupes conduites par Abū Muslim. Dans sa seconde étude, datée de 1894, G. Van Vloten s’intéresse notamment à l’attente d’un libérateur ou d’un messie, abordant ainsi l’idéologie messianique caractéristique du soulèvement, sur laquelle nous reviendrons en détail plus loin.

18 Al-Ṭabarī, III, p. 92-99, trad. vol. XXVIII, p. 8-18. 19 Al-Ṭabarī, III, p. 330, trad. vol. XXIX, p. 17. Ce point est discuté en détail infra. 20 R. S. Humphreys, Islamic History, p. 104-127. Une autre présentation commode de la question est celle de R. Marín-Guzmán, Popular Dimensions of the ʿAbbasid Revolution, sur laquelle voir toutefois les réserves de E. L. Daniel, « Arabs, Persians », p. 542-543. Voir en outre R. Marín-Guzmán, « Theʿ Abbasid Revolution in Central Asia and Khurāsān ». 21 G. Van Vloten, De Opkomst et « Recherches sur la domination arabe ». penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 327

Contrairement à ce qui a longtemps été avancé, il analyse plus le phé- nomène en termes sociopolitiques et économiques qu’ethniques. Ce sont ainsi les conquis, majoritairement iraniens puisque le mouvement s’inscrivit dans le Ḫurāsān, qui s’opposèrent aux élites arabo-musul- manes qui leur imposaient leur domination. L’ouvrage incontournable de J. Wellhausen propose ensuite, dès 1902, une présentation extrême- ment riche du milieu dans lequel la révolte se produisit, basée sur le récit offert par al-Ṭabarī22. Sans nier le rôle joué par des populations arabes du Ḫurāsān, il dépeint la Révolution comme un soulèvement fondamentalement iranien. Pour ces deux pères fondateurs de la dis- cipline, il ne faisait pas de doute que la Révolution abbasside fut un phénomène tout a fait exceptionnel, accompagné de changements majeurs. À la suite de ces travaux fameux, il faut attendre les années 1940 pour que la question fasse l’objet de nouveaux travaux : c’est dire la prégnance de ces deux analyses initiales. En 1947, R. N. Frye est alors le premier à défendre une interprétation arabo-centrée de la révolu- tion23. Cette idée est relayée et étayée par F. Omar et M. A. Shaban, les deux chantres d’un mouvement organisé et conduit par les Ara- bes24. Ce dernier s’attache d’ailleurs plus particulièrement à étudier la place occupée par les tribus arabes dans le Ḫurāsān du milieu du ie/ viie siècle à la Révolution abbasside. Entre temps, Cl. Cahen, déve- loppant l’idée de G. Van Vloten et de J. Wellhausen selon laquelle la propagande révolutionnaire avait des liens avec le chiisme, proposa de lire la daʿwa comme un mouvement chiite authentique. Le chiisme n’était alors qu’une direction générale, représentant un minimum de vues consensuelles, et pas encore un courant organisé25. Une quin- zaine d’années plus tard, E. L. Daniel, interprète la révolte en ter- mes sociaux-économiques, arguant qu’elle est le fruit de la résistance des communautés paysannes face aux nouvelles élites du Ḫurāsān26. M. Sharon livre ensuite, en deux volumes, l’étude la plus détaillée sur le sujet27. Selon lui, durant la phase de clandestinité, les propagandistes

22 J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. 247 et s. 23 R. N. Frye, « The Role of Abu Muslim ». 24 F. Omar, The ʿAbbāsid Caliphate ; M. A. Shaban, The ʿAbbāsid Revolution. 25 Cl. Cahen, « Points de vue ». 26 E. L. Daniel, The Political and Social History of Khurasan. 27 M. Sharon, Black Banners et Revolt. Voir toutefois les réserves de P. Crone, « Review of M. Sharon, Black Banners » et de E. L. Daniel « Review of M. Sharon, Black Banners ». Le second volume de M. Sharon, Revolt, est notamment discuté par E. L. Daniel, « Arabs, Persians ». 328 chapitre vii abbassides recrutèrent sans distinction (paysans et citadins, arabes et mawālī iraniens, Muḍar et Yéménites). Cependant, pour former une armée susceptible de porter les Abbassides au pouvoir, Abū Muslim dû recruter des combattants, et se tourna essentiellement vers la confédé- ration tribale yéménite : l’armée ainsi constituée était donc arabe dans son commandement et dans ses effectifs. Kh. Y. Blankinship a insisté par la suite sur les liens entre la Révolution et les tribus yéménites, au détriment des Mudarites, contribuant ainsi à l’approche arabo-centrée du phénomène28. P. Crone a démontré que l’appel primitif des révolutionnaires, qui en appelaient à al-riḍā min āl Muḥammad, ne spécifiait en aucun cas une personne précise censée prendre le pouvoir au lendemain du suc- cès militaire escompté. Au contraire, cette exhortation traduisait l’at- tente de celui sur lequel se porterait le consensus général. L’objectif n’était donc pas de placer un abbasside au pouvoir, mais un homme de mérite. Les Abbassides reconstruisirent par la suite les éléments relatifs à cette période pour se faire passer comme étant ceux au nom de qui s’étaient soulevées les masses29. S. S. Agha a récemment réaffirmé que la Révolution ne fut pas arabe, mais « iranienne », renvoyant ainsi aux conclusions de J. Wellhausen dont il se revendique, et qu’elle ne fut pas non plus abbasside, c’est-à-dire qu’elle ne fut pas faite originellement en leur nom30. Avant même la publication de son ouvrage, en 2003, qui fait suite à sa thèse soutenue une décennie plus tôt à Toronto, plusieurs aspects de sa démonstration avaient été critiqués par A. Elad, tant du point de vue de la dimension ethnique du phénomène, que sur le plan méthodologique31. S. S. Agha est en effet le tenant d’une approche démographique de la question, pour laquelle il fait appel aux outils modernes quand bien même il convient de composer avec des données initiales éminemment fragmentaires et dont la fiabilité est loin d’être assurée. Plus largement, A. Elad a critiqué ces « nouveaux révisionnistes », qui retournent aux thèses d’une révolution populaire iranienne, négligeant des avancées importantes qui démontrent que l’élément arabe fut au contraire prépondérant32. C’est cette même idée d’un phénomène profondément iranien qui sous-tend l’analyse de

28 Kh. Y. Blankinship, « The Tribal Factor ». 29 P. Crone, « On the Meaning of the ʿAbbāsid Call ». 30 S. S. Agha, The Revolution which Toppled the Umayyads. 31 A. Elad, « The Ethnic Composition ». 32 Outre les travaux déjà évoqués, les critiques d’A. Elad visent aussi notamment E. L. Daniel, « The “Ahl al-Taqādum” » et « Arabs, Persians » ; P. Crone, « The ʿAbbāsid penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 329

S. A. Arjomand. Développant le concept de « révolution intégrative », il a en effet soutenu l’idée selon laquelle lesmawālī , prioritairement iraniens, et récemment convertis, réclamaient une place sur l’échiquier politique. C’était en particulier le cas des kuttāb qui, s’ils avaient joué un rôle croissant dans l’administration omeyyade, demeuraient encore victimes de leur statut de clients33. Reste à évoquer l’approche, radicalement différente, défendue par J. Lassner, qui invite à aborder la Révolution abbasside sous l’angle historiographique, arguant du fait que les récits qui nous sont parve- nus visent moins à fournir de l’information historique qu’à affirmer la légitimité abbasside34. Ce matériau est donc un construit narratif, fabriqué par les propagandistes au service de la deuxième dynastie de l’islam, et il convient de l’appréhender comme tel. En dépit d’une méthode novatrice, l’ouvrage a toutefois suscité un certain nombre de critiques, en particulier autour des « études de cas » qui constituent le cœur de la démonstration35. Il n’en propose pas moins des avancées importantes, mettant en particulier en évidence le rôle clef d’al-Mansūṛ et de son entourage, dans cette construction historiographique. Cer- taines conclusions de J. Lassner rejoignent celles de H. Shacklady qui, se reposant toutefois exclusivement sur al-Ṭabarī, a remis en cause l’existence même de la daʿwa : si les Abbassides disposaient sans doute de réseaux au Ḫurāsān, ils n’auraient développé l’idée de cette phase de propagande clandestine qu’après coup, en réponse à leurs besoins en matière de légitimité36. Si ces nombreuses études ont considérablement fait avancer nos connaissances sur la Révolution abbasside, il est manifeste que la dimension syrienne du phénomène a beaucoup moins retenu l’atten- tion des chercheurs, que ses développements orientaux. Dans cette optique, il faut saluer la récente synthèse de P. M. Cobb, qui pose les jalons d’une réflexion sur la portée de cet épisode, dans le contexte spécifique du Bilād al-Šām. L’auteur remet en cause, après d’autres, la part active que jouèrent les Abbassides au cours de la phase de

Abnāʾ » et « The Significance of Wooden Weapons » ; M. Zakeri,Sāsānid Soldiers in Early Muslim Society ; S. S. Agha, « The Arab Population in ̮urāsānH ». 33 S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah Ibn al-Muqaffaʿ ». 34 J. Lassner, Islamic Revolution and Historical Memory. Voir en outre, du même, The Shaping. 35 Voir par exemple les remarques de E. L. Daniel « Review of M. Sharon, Black Banners ». 36 H. Shacklady, « Theʿ Abbasid Movement ». 330 chapitre vii clandestinité, estimant plutôt que ces derniers confisquèrent les fruits d’un soulèvement, d’obédience alide, dans lequel ils n’avaient joué qu’un rôle mineur. Il insiste aussi sur l’idée que la Révolution abbas- side fut, en Syrie, le coup de grâce porté au régime omeyyade dans le contexte de la guerre civile, la troisième fitna, qui faisait alors rage. Pour autant, il souligne à raison que « d’un point de vue syrien, la bataille pour la califat était loin d’être terminée, même en 750 »37, et que les luttes devaient continuer tout au long du califat d’Abū al-ʿAbbās et lors de sa succession, comme en témoigne en particulier le soulèvement de ʿAbd Allāh b. ʿAlī38.

3. La « Révolution abbasside » et la recherche moderne : questions et débats Deux interrogations ont dominé les débats : tout d’abord celle de l’identité du soulèvement, qui a vu s’opposer les partisans d’un mou- vement « iranien » à ceux d’une Révolution « arabe », d’où découle, en second lieu, un questionnement sur la nature même de l’événement, longtemps exclusivement présenté comme une rupture incontesta- ble. Derrière ces deux problèmes, en réalité étroitement imbriqués, se cachent à la fois les empreintes profondes de quelques-unes des gran- des idéologies du xxe siècle, à l’aune desquelles l’épisode fut interprété, mais aussi, plus simplement, des obstacles issus d’une terminologie délicate à cerner.

– L’identité des acteurs du soulèvement Jusque vers la fin des années 60, la Révolution abbasside a été présen- tée comme une révolution nationale iranienne, en dépit de l’anachro- nisme que présente pareille définition39. En conséquence, tout le début de la période abbasside a été analysé à la lumière d’influences iranien- nes supposées. Ce postulat s’est toutefois heurté à des théories concur- rentes, insistant au contraire sur la prédominance de l’élément arabe dans le mouvement révolutionnaire, et ces controverses sur l’identité de l’épisode ont profondément imprégné l’historiographie du sujet. S. D. Goitein, dès 1968, et plus récemment A. Elad ont pourtant sou- ligné que la deuxième dynastie de l’islam est, dans un premier temps,

37 P. M. Cobb, « The Empire in Syria », p. 266. Voir en outre, du même,White Ban- ners, p. 75 et s. 38 P. M. Cobb, « The Empire in Syria », p. 266-267 etWhite Banners, p. 23-26. 39 Ainsi que le soulignait notamment A. Elad, « The Ethnic Composition », p. 246. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 331 profondément marquée par l’arabité, et que le passage des Omeyyades aux Abbassides ne correspond ni plus ni moins qu’au passage d’une dynastie arabe à une autre40. A. Elad, et avant lui I. I. Bligh-Abramski ont insisté sur le fait que l’importance des mawālī iraniens dans le jeune État abbasside était à relativiser considérablement41. Le problème central tient en réalité à la terminologie employée par les auteurs médiévaux pour désigner les différents acteurs de la Révo- lution abbasside. Il s’agit notamment de savoir ce que recouvre le voca- ble de ahl al-Ḫurāsān dans les textes. A. Elad a prouvé que ce terme désignait avant tout des unités militaires, principalement d’origine arabe42. Cette expression est d’ailleurs bien attestée dans les rangs des armées omeyyades d’Orient – en particulier celles de Nasṛ b. Sayyār, le dernier gouverneur marwanide du Ḫurāsān – ce qui, si l’on suit les conclusions des « nouveaux révisionnistes » (P. Crone, E. L. Daniel, S. S. Agha) qui voient derrière cette dénomination la désignation exclu- sive d’éléments iraniens, reviendrait à affirmer que l’armée omeyyade elle-même était largement composée de soldats d’origine iranienne ! En se concentrant sur la dimension ethnique du phénomène, la recherche moderne a ainsi élaboré un schéma « classique » opposant Persans et Arabes. L’ouvrage récent de S. S. Agha ne déroge pas à cette tradition : en se réclamant des « pères fondateurs » de l’étude sur le sujet, G. Van Vloten et J. Wellhausen, la boucle est bouclée et, après plus d’un siècle de débats et controverses, on en revient à la théorie d’une Révolution populaire à dominante iranienne43. C’est à nouveau sur le vocabulaire qu’il convient de nous arrêter. Les tenants les plus récents de cette interprétation s’appuient en dernier lieu sur une lettre de ʿAbd al-Ḥ amīd al-Kātib adressée à Nasṛ b. Sayyār44. Le secrétaire de Marwān II y fait état d’un soulèvement au Ḫurāsān orchestré par un individu à l’identité non précisée, qui développe une propagande appelant à soutenir un descendant de la famille du Prophète, et s’appuie prioritairement sur des partisans issus de la province. La tentation est grande de souscrire à l’hypothèse selon laquelle cette description rend compte des activités d’Abū Muslim dans

40 A. Elad, « The Ethnic Composition », p. 247. 41 A. Elad, « Aspects of the transition » ; I. I. Bligh-Abramski, From Damascus to Baghdad et « Evolution Versus Revolution ». 42 A. Elad, « The Ethnic Composition », p. 249-255, 274-275 ; voir aussi M. Sharon, Revolt, p. 188. 43 S. S. Agha, The Revolution which Toppled the Umayyads. 44 Il s’agit de la lettre n° 8, éditée par I. ʿAbbās, ʿAbd al-Ḥ amīd, p. 198-201. 332 chapitre vii la région. Pareille assimilation pose pourtant d’épineux problèmes, notamment en matière de chronologie, ainsi que le notait W. al-Qāḍī45. C’est ce qui a poussé A. Elad a conclure que cette missive faisait réfé- rence à la révolte d’al-Ḥ ārit̠ b. Surayj al-Tamīmī (128/745-746), et non à celle qui devait précipiter la chute du régime omeyyade46. Une autre épître de ʿAbd al-Ḥ amīd appelle encore à ne pas aban- donner la dawla arabe entre les mains d’une troupe d’hommes non arabe (wa-lā tumkinū nāsiyaṭ al-dawla al-ʿarabiyya min yad al-fiʾa al-ʿajamiyya)47. Il va sans dire que les défenseurs d’une révolution iranienne estiment tenir là un solide argument de preuve, affirmant que ces ʿajam sont indubitablement des Iraniens48. Pareille assimila- tion semble néanmoins loin d’être assurée, si l’on considère que ʿajam, équivalent des barbaroi chez les grecs, renvoie aux non-Arabes sans plus de précisions49. Si dans les textes médiévaux ʿajam peut en effet désigner les Persans, il ne faut pas perdre de vue que le terme a avant tout une acception plus large. Le Lisān al-ʿarab évoque d’ailleurs l’op- position terme à terme entre ʿarab et ʿajam, ce qui implique que ce vocable ne se limite en aucun cas aux seuls Iraniens50. Le problème est au fond de préciser ce que recouvrent les désigna- tions de ʿarab et de ʿajam à la haute époque, dans le contexte de la définition des identités nouvelles au sein du califat. Pareille interro- gation, qui devrait en outre prendre en compte les inévitables varia- tions à l’échelle de l’empire, dépasse de beaucoup les objectifs de cette

45 C’est l’opinion retenue notamment par l’éditeur des lettres de ʿAbd al-Ḥ amīd, I. ʿAbbās, ʿAbd al-Ḥ amīd, p. 87-92 ; S. S. Agha, The Revolution which Toppled the Umayyads, p. 200-206. Voir en outre W. al-Qāḍī, « The Earliest “Nābita” », p. 32-37, qui envisage toutefois d’autres identifications possibles, p. 37, note 32. 46 A. Elad, « The Ethnic Composition », p. 289-292. Sur cette rébellion, au cours de laquelle al-Ḥārit̠ appela ses partisans à adopter la couleur noire, voir notamment le récit détaillé d’al-Ṭabarī, II, p. 1917-1937, trad. vol. XXVII, p. 28-48 ; P. Crone, « On the Meaning of the ʿAbbāsid Call », p. 97-98. 47 Voir lettre n° 38, éditée par I. ʿAbbās, ʿAbd al-Ḥ amīd, p. 289. Cette brève missive a été traduite en anglais par S. S. Agha, The Revolution which Toppled the Umayyads, p. 201. 48 Voir notamment S. S. Agha, The Revolution which Toppled the Umayyads, p. 201 ; S. S. Agha et T. Khalidi, « Poetry and Identity », p. 89 ; G. Fowden, Qusayṛ ʿAmra, p. 315. 49 F. Gabrieli, « ʿAdjam » ; J. Restö, The Arabs in Antiquity, p. 26. 50 Ibn Manzūr,̣ Lisān, X, p. 49 et s. ; cette question est traitée par J. Restö, The Arabs in Antiquity, p. 24 et s., qui fournit plusieurs autres éléments qui confirment cette assertion. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 333 recherche51, mais cette dichotomie ne se traduit pas nécessairement en termes exclusivement ethniques, désignant à coup sûr des Iraniens. À vrai dire, cette question a tout d’un argument circulaire : n’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal à s’évertuer à démontrer « l’iranité » d’un événement qui s’est essentiellement développé dans l’Est du plateau iranien ? Ne s’agit-il pas là d’une interrogation à laquelle on risque de systématiquement répondre par l’affirmative ? Pensée en termes socio- culturels, la question de « l’iranisation » ne va pas de soi. S. D. Goitein concluait au contraire que « les cents premières années des Abbassides [. . .] ne virent pas l’éclipse des Arabes, mais constituèrent véritable- ment l’apogée et l’achèvement de l’arabisme »52, tandis qu’O. Grabar soulignait, à la suite de J. Sauvaget, que l’art et la civilisation abbasside n’étaient pas nés « d’une rupture avec l’art et la civilisation omeyyade, mais était plutôt sa continuation »53. Ces conclusions ont été adoptées par A. Elad, qui les a étayées au moyen de nouveaux exemples, insis- tant notamment sur la vitalité de la poésie arabe – de la culture arabe donc – à la cour abbasside54. La Révolution abbasside a été majoritairement interprétée comme une révolution intégrative55 qui aurait permis l’assimilation de pans entiers de la société délaissés par les Omeyyades, en priorité les éléments iraniens. Cette promotion sociale supposée impliquait de dépeindre la Révolution comme une rupture fondamentale, génératrice de boule- versements majeurs. C’est donc naturellement vers cette présentation des faits, corollaire de ces questions identitaires, qu’il convient à pré- sent de nous tourner.

– Révolution ou évolution ? Depuis les travaux pionniers de G. Van Vloten et de J. Wellhausen, les chercheurs ont admis que les événements de 132/750 avaient induit des

51 Voir en dernier lieu les travaux de J. Restö, The Arabs in Antiquity et de R. G. Hoyland, Arabia and the Arabs. 52 S. D. Goitein, « A Plea », p. 226 : « The first hundred years or so of theʿ Abbasids did not see the eclipse of the Arabs, but were the very apogee and consummation of Arabism ». 53 O. Grabar, « Al-Mushatta, Baghdād, and Wāsit ̣», p. 108 : « our conclusions emphasizes anew a point made more than once by J. Sauvaget, that ʿAbbāsid art (and civilization) did not start with a break from Umayyad art and civilization, but was rather its continuation ». 54 A. Elad, « Aspects of the Transition », p. 118-128. 55 S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah Ibn al-Muqaffaʿ », p. 11. 334 chapitre vii bouleversements d’une ampleur inégalée depuis la fulgurante expan- sion de l’islam. En 1950, B. Lewis n’hésitait ainsi pas à affirmer que : le remplacement des Omeyyades par les Abbassides à la tête de la com- munauté islamique fut plus qu’un simple changement de dynastie : ce fut une révolution dans l’histoire de l’islam, aussi importante que les révolutions française ou russe dans l’histoire de l’Occident56. Le comparatisme a débouché, risque classique, sur l’ethnocentrisme. La Révolution abbasside devait être à l’islam médiéval l’égale de ce que fut la Révolution française à la France d’Ancien Régime ou la Révolu- tion bolchevique à la Russie de 1917 : un tournant historique majeur aux effets immédiats et irréversibles. Cette surinterprétation fréquente trouve sans doute en partie son origine dans le vocabulaire même utilisé pour désigner l’épisode. Le terme de révolution s’est en effet imposé dans la tradition de recherche, comme étant la traduction fidèle du terme arabedawla , qui désigne avant tout une période, une révolution du temps puis, par extension, un changement, un pouvoir, un empire ou une dynastie. C’est dans son acception de changement – que l’on voulait brutal et profond – que les chercheurs ont adopté ce terme de manière privilégiée57 ; les impli- cations idéologiques, en particulier marxistes, contribuèrent au succès de cette lecture. Dans la vulgate médiévale de l’épisode, comme dans l’historiographie moderne, ce choix sémantique permet de distinguer nettement l’entreprise couronnée de succès en 132/750, des innombra- bles révoltes qui secouent alors le califat sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides58. Il est évident que pareille qualification sert à merveille les desseins abbassides, qui incarnent ainsi le change- ment salutaire pour l’empire islamique. La violence du renversement des Omeyyades se veut créatrice d’un ordre nouveau, supérieur à la situation précédente ; la dawla s’oppose ainsi nettement à la fitna, génératrice de désordre. Ce choix n’est pas innocent si l’on considère que, du strict point de vue syrien, le coup d’État de 132/750 ne marque

56 B. Lewis, Les Arabes dans l’histoire, p. 101. 57 Le vocable de t̠awra, employé en arabe moderne pour désigner une révolution ou une insurrection, n’est pas attesté dans les sources médiévales. Le terme polysémi- que de dawla est par contre d’usage courant, comme en témoignent, pour la fin de la période omeyyade qui nous occupe ici, les lettres de ʿAbd al-Ḥ amīd al-Kātib. Voir notamment la lettre n° 8, éditée par I. ʿAbbās, ʿAbd al-Ḥ amīd, p. 198-201. 58 Voir essentiellement sur ce point les travaux de B. Lewis, « On Revolutions in Early Islam » et « Islamic Concepts of Revolution » ; J. Lassner, « Theʿ Abbasid Dawla » et Islamic Revolution and Historical Memory. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 335 ni plus ni moins qu’un épisode parmi d’autres de la troisième fitna qui scande la fin de la période omeyyade, à compter de la mort de Hišām : surpasse-t-il véritablement, dans l’esprit des contemporains, l’assassinat d’al-Walīd II ? L’installation d’Abū al-ʿAbbās à Anbār fut- elle plus marquante que celle de Marwān II à Ḥ arrān ? Ajoutons que, toujours en contexte syrien, le renversement de Marwān II est loin de marquer la fin de la bataille pour le califat, ni même celle des troubles qui secoueront la province pendant encore plus d’une décennie. Ces remarques révèlent les limites du découpage dynastique imposé dans la périodisation de l’histoire islamique59, précisément par les Abbassides. Ce cadre, forgé par les historiographes de la deuxième dynastie musulmane, a généralement été adopté sans discussion, contribuant à renforcer la césure de 132/750. L’étude classique de J. Wellhausen, ou peut-être plus exactement l’usage qui en fut fait, a contribué à opposer un « royaume arabe » omeyyade à un « empire islamique » abbasside60. S. D. Goitein avait pourtant pointé du doigt, dès les années 1960, les dangers inhérents à cette approche trop mor- celée et plaidé pour une autre grille d’analyse, qui traitait comme un tout la période allant des environs de 500 jusque vers 850, plus préci- sément jusqu’à la fondation de Sāmarrāʾ en 221/83661. Il s’opposa ainsi

59 La question est immense et dépasse largement notre propos. Songeons par exemple aux problèmes posés par la terminologie d’islam « médiéval », empruntée à la périodisation occidentale (voir en dernier lieu les remarques de D. M. Varisco « Making “Medieval” Islam Meaningful », prolongeant les réflexions de M. Hodgson qui avait forgé les curieux termes « Islamdom » ou « Islamicate » pour se départir d’une terminologie d’emprunt, The Venture of Islam, I, notamment p. 56 et s.). Plus impor- tante encore est la question de l’inclusion de l’islam naissant dans l’Antiquité Tardive, dans la lignée des travaux de P. Brown, The World of Late Antiquity. Si cette approche s’est largement imposée par la suite (voir en particulier l’inclusion d’un article simple- ment intitulé « Islam », et rédigé par H. Kennedy, dans G. W. Bowersock, P. Brown et O. Grabar (dir.), Late Antiquity ; l’approche la plus aboutie en la matière est sans doute celle de G. Fowden, Empire to Commonwealth), elle n’a fait l’objet de discussion en profondeur qu’assez récemment, tant du côté des spécialistes de l’Antiquité Tardive que de celui des spécialistes de l’islam. Voir essentiellement A. Cameron, « Ideologies and Agendas » ; Ch. F. Robinson, « Reconstructing Early Islam » ; et en dernier lieu P. Rousseau (dir.), A Companion to Late Antiquity, en particulier les contributions de S. Rebenich, « Late Antiquity in Modern Eyes » et d’A. Marsham, « The Early Caliphate and the Inheritance of Late Antiquity ». Pour une approche résolument comparatiste de la période 400-800, voir désormais C. Wickham, Framing et The Inheritance of Rome. 60 J. Wellhausen, Das arabische Reich. Il faut en effet noter que le titre allemand évo- que un empire (Reich) arabe et non un royaume (on aurait alors Königreich), comme le laisse supposer la traduction anglaise qui a popularisé l’ouvrage sous l’appellation trompeuse de The Arab Kingdom. 61 S. D. Goitein, « A Plea ». 336 chapitre vii nettement à l’affirmation de B. Lewis que nous évoquions plus haut. Dans la même logique, M. Morony proposa lui aussi de s’extraire de ce carcan d’histoire politique, pour proposer « une approche non dynas- tique de l’histoire de l’Asie occidentale »62. Ces suggestions n’ont globalement pas reçu l’écho qu’elles méritaient à l’échelle de l’histoire islamique, même si la césure de la Révolution abbasside a été mise en question par I. I. Bligh-Abramski et A. Elad63. Ces deux chercheurs ont remis en cause l’idée d’une rupture brutale entre les deux dynasties, pour souligner les multiples continuités qui unissent les périodes omeyyades et abbassides. Ces prolongements sont notamment illustrés par les continuités des carrières politiques, administratives ou militaires de nombre d’individus, commencées sous les Marwanides et poursuivies sous les Abbassides64. Ainsi, des fonctionnaires omeyyades servirent les Abbassides, et certains prirent même du galon, accédant à des fonctions élevées. L’un des cas les plus marquants est celui d’Abū Ayyūb Sulaymān b. Maḫlad65 al-Mūryānī al-Ḫūzī, petit fonctionnaire d’un gouverneur omeyyade qui devint vizir sous al-Mansūṛ et fut placé à la tête de plusieurs dīwān-s66. Le vizir d’al-Mahdī, Abū ʿUbayd Allāh Muʿāwiya b. ʿUbayd Allāh b. Yassār67, était issu d’une famille de secrétaires omeyyades d’al-Urdunn68. On pourrait multiplier les exemples. Cette réintégration d’élites rompues aux charges de l’administration califale, qui se trouvaient naguère au service des Omeyyades, était sans doute indispensable à la bonne mar- che du jeune empire abbasside69, tandis que ces familles élaboraient

62 M. Morony, « Bayn al-Fitnatayn », p. 249. 63 I. I. Bligh-Abramski, From Damascus to Baghdad et « Evolution vs. Revolution » ; A. Elad, « Aspects of the Transition ». 64 Ces continuités, fruits des différentes stratégies élitaires, ne doivent pas nous surprendre. Il s’agit là d’un processus classique, semblable à certains égards à ce qui se produisit au moment des conquêtes islamiques. Voir en particulier sur ce point Ch. F. Robinson, Empire and Elites et J. Haldon et L. I. Conrad (éd.), Elites Old and New. 65 On trouve aussi Sulaymān b. Ayyūb ou b. Dāwūd. 66 Al-Jahšiyārī, p. 97-98 ; I. I. Bligh-Abramski, « Evolution vs. Revolution », p. 233 ; A. Elad, « Aspects of the Transition », p. 113. Sur Abū Ayyūb, figure controversée suspectée notamment de malversations et de népotisme, voir D. Sourdel, Le vizirat, I, p. 78-87. 67 Voir sur ce personnage D. Sourdel, Le vizirat, I, p. 94-103. 68 Al-Jahšiyārī, 126, 141 ; I. I. Bligh-Abramski, « Evolution vs. Revolution », p. 233- 234 ; A. Elad, « Aspects of the Transition », p. 113. 69 C’est en particulier la thèse défendue par I. I. Bligh-Abramski, From Damascus to Baghdad. Voir en outre D. W. Biddle, The Development of the Bureaucracy. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 337 leurs propres stratégies pour maintenir leur rang70. La situation est identique si l’on se place du côté des cadis71, mais aussi du côté des militaires72, y compris pour certains d’entre eux ayant directement combattu les Abbassides aux côtés de Marwān II ! Tel est le cas de Isḥāq b. Muslim al-ʿUqaylī, ancien commandant de Hišām, qui conduisit avec son frère Bakkār la rébellion contre les Abbassides en Jazīra en 133/750-751. Ils furent pourtant tous deux bien traités par Abū al-ʿAbbās, et Isḥāq est présenté comme un pro- che d’al-Mansūṛ 73. Leur statut privilégié auprès des tribus qaysites de Jazīra suffit peut-être à l’expliquer. Le régime abbasside ne pouvait se permettre de s’aliéner les Qays ou tout autre groupe trop puissant74 : l’intégration et l’influence des militaires dans le tissu tribal syrien était indispensable aux nouveaux détenteurs du califat pour tenter de pré- server un équilibre fragile. Il ne faudrait bien entendu pas conclure que la totalité des hommes en poste sous les Omeyyades connurent pareille fortune sous les Abbassides. Des exécutions sont évidemment attestées, dont celle de ʿAbd al-Ḥ amīd al-Kātib, et ce sont logiquement ceux qui pouvaient servir les intérêts de la jeune dynastie qui furent épargnés, afin de favoriser la recomposition des réseaux de pouvoir et de garantir la bonne marche du califat. Ces parcours individuels, comme les éléments socioculturels évo- qués plus haut, invitent à inscrire la Révolution abbasside dans la durée. Il faut toutefois noter, avec P. J. Geary, que : les discussions sur la continuité et le changement, en dehors du fait qu’elles contraignent les spécialistes à revoir leurs prémisses, sont rare- ment fructueuses pour les historiens. Trop souvent, elles dégénèrent en stériles querelles sémantiques sur la différence entre révolution, mutation, transformation et évolution. Le plus intéressant, cependant, n’est pas l’am- pleur du changement lu i-même, ni la façon de l’apprécier quantitative- ment ou qualitativement, mais le fait que des générations aient perçu une

70 Nous laissons ici de côté le débat relatif aux ambitions collectives de ce groupe de la fine fleur de l’administration qui, selon H. Kennedy, s’efforçait de reconstituer la puissante élite bureaucratique de la fin de la période sassanide. Ces visées auraient connu leur paroxysme sous les Barmakides. Voir H. Kennedy, The Early Abbasid Cali- phate, p. 101 et s., et les réserves d’A. Elad, « Aspects of the Transition », p. 115-117. 71 I. I. Bligh-Abramski, « Evolution vs. Revolution », p. 236 et s. ; voir en outre M. Tillier, Les cadis d’Iraq, p. 96 et s. 72 I. I. Bligh-Abramski, « Evolution vs. Revolution », p. 230-232 ; A. Elad, « Aspects of the Transition », p. 97-111. 73 I. I. Bligh-Abramski, « Evolution vs. Revolution », p. 231-232. 74 Ce que souligne expressément al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 158. 338 chapitre vii

rupture, les causes de cette perception, et l’influence qu’elle acontinué à exercer sur les schémas intellectuels pendant [plus de] mille ans75. C’est donc précisément cette perception de la rupture par les contem- porains – ou son absence –, dans le cadre de l’espace syrien, qui doit à présent retenir notre attention, en même temps que « les traces [qui] seules [. . .] confèrent existence »76 à l’événement, pour demeurer fidèles à notre optique d’histoire de la mémoire et des significations. Pour conduire l’enquête, il est indispensable de ne pas nous limiter aux seules sources abbassides, qui présentent une version canonique de l’épisode. Il importe au contraire d’intégrer dans notre réflexion le corpus chrétien, qui offre à la fois un accès vers une historiographie abbasside alors sur le métier, en cours d’élaboration, et vers des per- ceptions alternatives, détachées de ce besoin impérieux de marquer la césure entre les deux dynasties. Cette approche est d’autant plus nécessaire que l’on s’est encore trop peu occupé pour l’heure d’étudier ce que ces textes ont à offrir sur la Révolution abbasside.

B. Les mémoires syriennes de la Révolution abbasside

Les sources chrétiennes livrent des éléments importants, qui présentent l’avantage de nous offrir des accès vers des strates de sédimentations historiographiques antérieures à la cristallisation d’une vulgate abbas- side (voir tableau 5). Elles offrent donc un moyen de nous interroger sur les perceptions de cet épisode crucial de l’histoire islamique, avant qu’il ne soit coulé dans le moule d’une version canonique. Les événements qui secouent le califat omeyyade, à compter de la mort de Hišām b. ʿAbd al-Malik, ont particulièrement retenu l’attention des auteurs chrétiens, volontiers prolixes sur le sujet. Ils présentent en outre un matériau de première importance, parfois contemporain des faits, ainsi que nous le soulignions au chapitre III. C’est notamment le cas de la riche description préservée dans l’Histoire des patriar- ches d’Alexandrie, dont l’auteur du passage idoine, Jean, évêque de Wasīm, fut un observateur privilégié des derniers jours de Marwān II en Égypte77. Dans le contexte syrien qui nous occupe, les sources tri- butaires de Théophile d’Édesse, qui fournissent une moisson féconde,

75 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 50-51. 76 G. Duby, Le dimanche de Bouvines, p. 14. 77 History of the Patriarchs, PO, V, p. 171 et s. ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 448. Voir aussi E. Amélineau, « Les derniers jours », qui conteste cette affirmation de Jean.

penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 339

Nisibe

Élie de de Élie

d’Alexandrie

Patriarches Patriarches

Continuatio

846 819

XX XX XX

Qartamīn Circuit de

Łewond

Zuqnīn

775

Syrien

Michel le le Michel

1234 Agapius

d’Édesse XX XX XX X XX X XX XX XX Théophane XXX X XXX X X XXX X XXX X Circuit de Théophile Sources arrān ̣ arrān ̣ Alī ʿ far à La Mecque ʿ urāsān ̮ Abd Allāh) lui succède ʿ Abbās comme successeur ʿ Abbās à Kūfa ʿ far revendiquent le califat ʿ Abd Allāh b. ʿ Abd Allāh à Nisibe ʿ Abbās ( ʿ Alī détruit le palais de Marwān à H Alī nommé gouverneur de Syrie ʿ ʿ Alī massacre les Omeyyades en Palestine Alī à Dābiq ; Abū Ja Alī à Dābiq ʿ ʿ Abbās succède à Marwān II Abbās fait raser les murailles des villes de Syrie Tableau 5: Principales informations relatives à la « Révolution Abbasside » dans les sources chrétiennes Tableau 5: Révolution Abbasside Principales informations relatives à la « ʿ ʿ Abd Allāh b. Abd Allāh b. Abd Allāh b. Abd Allāh et Abū Ja Abd Allāh b. Informations Révolte d’Abū Muslim au H Allégeance des révoltés à Ibrāhīm al-ImāmCapture d’Ibrāhīm, emprisonné à H X X X Ibrāhīm désigne Abū al- Tremblement de terre (747-749)Proclamation d’Abū al- X X X X X X X Défaite de Marwān lors la bataille du Zābʿ X X X X X X X Le pouvoir passe des Banū Umayya aux HāšimPrise de Damas par X X ʿ ʿ ʿ ʿ Abū Muslim défait Abū al- Abū al- Le frère d’Abū al- Guerre entre Perses et Arabes X X X 340 chapitre vii présentent elles aussi l’avantage de reposer sur des informations de première main. C’est ce qu’affirme d’ailleurs Théophile, relayé par Agapius de Manbij qui en a fait sa source principale pour la période : « moi-même, je n’ai pas cessé d’être le témoin oculaire de ces guerres, j’ai noté beaucoup de choses et rien de ce qui les concerne ne m’a échappé »78. D’autres sources encore, composées dans les décennies qui suivirent la chute de la première dynastie de l’islam, apportent des éléments probants. Ce corpus chrétien se divise en deux grandes catégories : certains textes offrent un accès unique à la fabrique de l’histoire abbasside et la construction d’un mythe d’origine, tandis que d’autres livrent une image résolument différente de celle de la vulgate. La confrontation de ces présentations distinctes permet d’essayer de préciser les rythmes et les modalités de ces réécritures successives, mais aussi les manipula- tions dont elles firent l’objet.

1. L’atelier de l’histoire abbasside Théophile d'Édesse, qui écrivait à la cour abbasside, et les sources qui en découlent présentent, sans que cela soit surprenant, l’histoire abbas- side en phase d’élaboration. Agapius de Manbij et l’anonyme syriaque de 1234 sont les auteurs les mieux documentés sur le sujet. Théophane, qui se base sans doute pour l’essentiel sur le continuateur de Théo- phile, livre aussi des informations de première importance. Le cadre général offert par les sources qui procèdent de ce circuit recoupe largement le récit proposé par les chronographies islamiques. Les dissensions qui caractérisent le califat omeyyade, à compter des califats d’al-Walīd II et de Yazīd III, sont bien documentées. C’est d’ailleurs en réaction à l’assassinat du premier nommé que Marwān b. Muḥammad marche sur Damas, et s’arroge la charge suprême79. S’efforçant d’asseoir son autorité et de rétablir l’ordre, le nouveau souverain est engagé sur plusieurs fronts, face à différentes poches de résistance. Il est notamment conduit à faire raser les enceintes de

78 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 525. 79 Théophane,Chronographie , éd. p. 418-419, trad. p. 580 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 512-514 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 464, trad. p. 505 ; 1234, éd. p. 316-318, trad. lat. p. 246-248. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 341 plusieurs villes de Syrie80. C’est dans ce contexte troublé que les sour- ces décrivent l’entrée en scène d’Abū Muslim qui prêche la révolte et provoque le soulèvement des maurophoroi81 dans le Ḫurāsān ; ces derniers font allégeance à Ibrāhīm al-Imām82. Théophane en propose une présentation particulièrement détaillée83 : il stipule que ce sont les fils d’Echim (Hāšim) et d’Alim ʿ( Alī) qui sont à l’origine de ce mouve- ment, et qu’ils se rassemblent autour de Chaktaban (Qaḥtabạ b. Šabīb). Le chroniqueur byzantin insiste par ailleurs sur les divisions tribales qui caractérisent les rebelles, scindés entre Kasinoi (Qays84) et Imanites (Yéménites85), renvoyant ainsi nettement à la dichotomie Arabes du Nord / Arabes du Sud, qui scande toute l’histoire omeyyade. Jugeant les Yéménites supérieurs, Abū Muslim les incite à éliminer leurs concurrents mudarites86. Devant ces menaces inquiétantes, Marwān II fait arrêter Ibrāhīm al-Imām, qui meurt dans sa prison à Ḥ arrān87, non sans avoir désigné son frère Abū al-ʿAbbās pour lui succéder88. Vient ensuite la bataille du Zāb, qui marque la déroute des troupes marwani- des, et provoque la fuite du calife vers Ḥ arrān. Accompagné des siens et ayant pris soin d’emporter ses richesses, il se précipite, à travers la

80 Théophane,Chronographie , éd. p. 422, trad. p. 584 (Balbek, Damas et Jérusalem) ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 520 (Homs et Balbek) ; Michel le Syrien, II, éd. p. 464, trad. p. 505. 81 C’est le terme grec retenu par Théophane pour désigner les « porteurs de noir » (arabe : musawwada). Les auteurs syriaques emploient soit le terme de msawwedē, en syriacisant simplement le terme arabe, soit ūkāmē. Voir la discussion sur ce point supra, chapitre III, p. 153. 82 Théophane,Chronographie , éd. p. 424-425, trad. p. 587 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 521-522 (qui situe l’action d’Abū Muslim à Kūfa) ; 1234, éd. p. 323-324, trad. lat. 252-253 ; Élie de Nisibe, éd. p. 171, trad. lat., I, p. 81, trad. Delaporte, p. 105. 83 Ainsi que l’a noté R. G. Hoyland, Seeing, p. 665, note 215. 84 Parfois aussi désignés sous le vocable de mudarites ou de nizarites. 85 Dont le groupe proéminent sous la première dynastie de l’islam est celui des Kalbs. 86 Théophane,Chronographie , éd. p. 424-425, trad. p. 587. Les chercheurs modernes ont longtemps défendu l’idée que la Révolution abbasside avait aplani les rivalités entre ces deux groupes tribaux antagonistes. Les informations de Théophane, relatives aux stratégies tribales des révoltés, corroborent les thèses de Kh. Y. Blankinship (« The Tribal Factor »), qui défend l’idée d’une forte hostilité des Abbassides envers les Muḍar. 87 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 523 ; 1234, éd. p. 324-325, trad. lat. p. 253. 88 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 523 ; 1234, éd. p. 324-325, trad. lat. p. 253. Théo- phane indique que ce n’est qu’après la mort de Marwān II que les maurophoroi qui n’avaient pas participé à la poursuite du calife en Égypte, mais étaient restés en Sama- rie et en Jordanie, s’accordèrent sur l’ordre de succession : Abū al-ʿAbbās, puis son frère ʿAbd Allāh (Abū Jaʿfar, le futur al-Mansūr),̣ puis après ce dernier ʿIsā b. Mūsā. Voir Chronographie, éd. p. 425, trad. p. 588. 342 chapitre vii

Syrie, vers l’Égypte où il sera finalement rattrapé et tué89. Juste après la débâcle enregistrée sur l’affluent du Tigre, Agapius souligne que « ce jour là, le pouvoir (al-mulk) fut transféré des Banū Umayya aux Banū Hāšim »90. Du côté de l’Iraq, Wāsit ̣est prise au terme d’un siège conduit par Abū Jaʿfar, tandis qu’Abū al-ʿAbbās fait construire al-Anbār, sur l’Euphrate, où il fixe sa résidence91. Des rébellions éclatent en Syrie, en réaction au nouveau joug abbasside92 ; parallèlement, ʿAbd Allāh b. ʿAlī est nommé gouverneur du Šām, tandis qu’Abū Jaʿfar se retrouve à la tête de la Jazīra et de l’Arménie93. En 754, Abū Jaʿfar est chargé par son frère de conduire le ḥajj, pendant que ʿAbd Allāh b. ʿAlī se voit confier le commandement d’une expédition contre les Byzantins94. C’est alors que survient le décès du calife, aiguisant les aspirations de deux prétendants : ʿAbd Allāh b. ʿAlī et Abū Jaʿfar se font tous deux proclamer califes, l’un en Syrie, l’autre à Kūfa. Théophane précise à cette occasion que ʿAbd Allāh b. ʿAlī était favorable aux Syriens, qui le soutenaient, et hostile aux Persans. L’affrontement inévitable entre les deux aspirants allait se solder par la défaite de ce dernier, dans les environs de Nisibe, face aux troupes d’Abū Muslim, dépêchées par Abū Jaʿfar95. ʿAbd Allāh b. ʿAlī parvient toutefois à prendre la fuite, et se réfugie à Basra,̣ auprès de son frère Sulaymān96. Il est alors confiné par le nouveau calife dans une maison délabrée, dont les fondations ont été préalablement sapées, provoquant la mort de ʿAbd Allāh lors

89 Théophane,Chronographie , éd. p. 425, trad. p. 587 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 524 et s. ; Michel le Syrien, II, éd. p. 465, trad. p. 505-506 ; 1234, éd. p. 328 et s. Voir en outre la Continuation de la chronique samaritaine, qui évoque la « guerre des noirs » (ḥarb al-kūšīyīn : ce dernier mot viendrait de l’araméen samaritain signifiant « noir », voir M. Levy-Rubin, The Continuatio, p. 57, note 80) avant de rapporter la déroute des Omeyyades et le meurtre de Marwān II en Égypte, imputé à Abū Mus- lim en personne. Ce dernier rentre ensuite en Iraq transmettre le pouvoir aux Banū al-ʿAbbās qui sont des Banū Hāšim. The Continuatio, éd. p. 209, trad. p. 56-57. 90 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 526. L’anonyme de 1234 propose un constat iden- tique, 1234, éd. p. 330, trad. lat. p. 257. 91 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 527-528 ; 1234, éd. p. 332, trad. lat. p. 259. 92 Théophane,Chronographie , éd. p. 427, trad. p. 590 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 529 et s. ; 1234, éd. p. 333 et s., trad. lat. p. 260 et s. 93 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 532 (qui omet le gouvernorat de ʿAbd Allāh b. ʿAlī) ; 1234, éd. p. 338, trad. lat. p. 264. 94 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 532-533 ; 1234, éd. p. 339, trad. lat. p. 264-265 (qui précise que ʿAbd Allāh b. ʿAlī se rend à Dābiq). Théophane,Chronographie , éd. p. 428, trad. p. 592, note aussi la présence d’Abū Jaʿfar à La Mecque. 95 Théophane,Chronographie , éd. p. 428-429, trad. p. 592-593 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 533 et s. ; Michel le Syrien, II, éd. p. 472-473, trad. p. 518 ; 1234, éd. p. 339, trad. lat. p. 265. 96 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 536. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 343 de l’effondrement du bâtiment97. Pour affermir son autorité, Abū Jaʿfar poursuit l’élimination de ses rivaux, déclarés ou potentiels, en assas- sinant Abū Muslim98 et en écartant ʿĪsā b. Mūsā de la succession au profit de son fils, le futur al-Mahdī99. Moins prolixe, la chronique hispanique de 754 signale cependant que Marwān fut poursuivi par Zali (Sāliḥ ̣ b. ʿAlī), oncle paternel du calife Abdella Alescemi (ʿAbd Allāh al-Hāšimī, c’est-à-dire Abū al-ʿAbbās), que la majorité des musulmans avaient choisi comme souverain ; après avoir franchi le Nil, Marwān II fut rattrapé et décapité100. Ces sour- ces, dépendantes de Théophile d’Édesse ou de son continuateur à des degrés divers, c’est-à-dire d’écrits composés dans l’entourage immédiat des premiers califes abbassides, offrent un accès unique vers l’histoire abbasside en train d’être écrite. La vulgate est alors sur le métier : les nouveaux maîtres du pouvoir sont désormais aussi ceux de l’écriture de l’histoire. Si Théophile a pu transmettre nombre d’éléments prove- nant de sources d’époque omeyyade, que les chronographes abbassides plus tardifs s’efforceront le cas échéant de gommer, le coup d’État de 132/750 modifie logiquement la donne. C’est désormais un dessein tout autre qui commande à la composition des chroniques. Il ne faut donc pas s’étonner de trouver dans ces sources un récit semblable à celui que nous connaissons par le truchement des narrations islami- ques. Ce corpus nous donne par contre des éléments précieux quant à la datation de l’élaboration de cette histoire officielle. Et le constat est identique à celui formulé pour la période omeyyade : l’histoire s’écrit en temps réel. Sans fournir la richesse des informations de ce circuit, d’autres sources s’inscrivent dans la même catégorie, constatant elles aussi le

97 Théophane,Chronographie , éd. p. 428-429, 439, trad. p. 592-593, 607. 98 Théophane,Chronographie , éd. p. 429, trad. p. 593 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 537 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 473, trad. p. 518 ; 1234, éd. p. 340, trad. lat. p. 265. Théophane rapporte que, exaspéré par les Syriens, Abū Muslim envisageait de les attaquer, mais qu’al-Mansūṛ l’en aurait dissuadé, provoquant ainsi l’ire du général. Inquiet de la puissance de son rival, le calife l’invita auprès de lui sous des prétextes fallacieux et profita de l’occasion pour l’assassiner de ses propres mains. Al-Mansūṛ rétribua ensuite généreusement les troupes du défunt pour s’assurer de leur loyauté. 99 Théophane,Chronographie , p. 435-436, trad. p. 602-603. Abū al-ʿAbbās avait légué le califat à son frère, Abū Jaʿfar, puis à ʿIsā b. Mūsā. Prétextant vouloir l’aider à soigner ses migraines, al-Mansūṛ persuada ʿĪsā b. Mūsā d’inhaler une préparation réa- lisée par les soins de son médecin personnel. Cette mixture empoisonnée fit perdre à ʿĪsā ses facultés mentales ainsi que la parole, et les notables s’accordèrent avec le calife pour le retirer de la succession. 100 754, éd. § 74, 76, trad. Hoyland, p. 630. 344 chapitre vii changement dynastique. La brève chronique anonyme syriaque de 775 note ainsi le soulèvement des msawwedē, ainsi que le fuite de Marwān II en Égypte, où il est tué. Elle précise aussi que son succes- seur, Abū al-ʿAbbās est hashimite (hašmāyā)101. Cette « version abbasside » de l’histoire connaît une large diffusion, ainsi qu’en témoignent les sources chinoises, plus particulièrement l’ancienne histoire des Tang, qui consacre un chapitre aux Arabes. Les événements rapportés n’allant pas au-delà du califat d’al-Rašīd, il a été proposé de dater l’ensemble du chapitre de cette période, en dépit de retouches postérieures102. La description de la Révolution abbasside présente clairement ces derniers sous un jour favorable et passe sous silence les rivalités qui éclatèrent à la mort d’Abū al-ʿAbbās. Il faut donc en conclure que c’est une source pro-abbasside qui commanda à la composition de ce passage, ce que la proximité géographique du Ḫurāsān pourrait suffire à expliquer. D’autres lectures de la période cohabitent cependant dans l’historiographie chrétienne, aux côtés de cette histoire abbasside en train de s’écrire. La perception de l’événe- ment est alors nettement différente.

2. L’histoire continue ? Plusieurs chroniques ne relèvent pas de solution de continuité en 132/750, se bornant à indiquer qu’Abū al-ʿAbbās succéda à Marwān II. Il n’est alors question ni de coup d’État, ni de changement dynasti- que, ni même d’un quelconque élément permettant de distinguer ce passage d’un calife à un autre des autres successions. Tel est le constat qui ressort à la lecture des chroniques de 819 et 846 ou de celle, com- posée en grec, datée de 818103. Dans son De administrando imperio, Constantin Porphyrogénète ne note pas davantage de césure et omet en outre le règne d’Abū al-ʿAbbās : il indique ainsi qu’Abdelas (ʿAbd Allāh) succéda à Marouam (Marwān) et régna durant 21 ans104.

101 775, éd. p. 349, trad. p. 275. 102 R. G. Hoyland, Seeing, p. 249-253. 103 819, éd. p. 19, trad. lat. p. 12 ; 846, éd. p. 236, trad. lat. p. 179, trad. Brooks p. 586 ; 818, éd. p. 97, trad. Hoyland p. 436. 104 Constantin Porphyrogénète, De administrando imperio, éd. p. 96, trad. p. 97. La durée de 21 ans correspond bien à celle du califat d’Abū Jaʿfar al-Mansūṛ (136- 158/754-775). L’omission du califat d’Abū al-ʿAbbās s’explique peut-être par une certaine confusion dans les sources, liée à l’homonymie des deux premiers califes abbassides, les deux frères répondant au nom de ʿAbd Allāh. Constantin Porphy- rogénète omet toutefois plusieurs califats de courte durée tant sous les Omeyyades penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 345

Les deux anonymes syriaques livrent néanmoins d’autres éléments importants : si elles taisent le passage des Omeyyades aux Abbassi- des, elles se font l’écho des troubles qui secouent le califat à la mort d’Abū al-ʿAbbās. Les deux textes notent en effet qu’une guerre éclata alors entre les Perses et les Arabes ; la chronique de 819 ajoute que la rébellion éclata en Syrie105. Rappelons que les événements qui nous occupent ici appartiennent à une autre strate historiographique de ces chroniques que celle que nous avons fréquentée jusqu’ici. Ainsi que nous l’avons abondamment constaté, ces deux sources offrent l’atout inestimable de proposer un accès à des informations couchées par écrit vers 730, terme d’une première couche historiographique. En aval de cette borne chronologique, l’auteur met à contribution une autre source, qui privilégie l’histoire ecclésiastique tout en intégrant quelques éléments d’histoire politique du califat. Il a été démontré que cette strate court jusqu’aux environs de 785106, date peu après laquelle elle fut sans doute composée : c’est dans cette deuxième couche qu’il nous faut à présent aller puiser. Le terrain se fait alors plus incertain, puisque cette strate propose des éléments différents de ceux que pro- curent les sources tributaires de Théophile d’Édesse limitant ainsi les possibilités de comparaison. Les chroniques de 819 et 846, après avoir précisé qu’Abū al-ʿAbbās inaugura son califat en faisant raser les murs des villes de Syrie, indi- quent qu’à sa mort son frère Abū Jaʿfar accéda au pouvoir et qu’une violente guerre (qrābā) éclata alors entre Perses (Fōrsāyē) et Arabes (Ṭayyāyē)107. C’est aussi le constat que dresse la chronique de Zuqnīn, composée vers 775108. Ces textes font référence à la lutte triangulaire (entre ʿĪsā b. ʿAlī, ʿAbd Allāh b. ʿAlī et Abū Jaʿfar) qui fit rage pour la succession d’Abū al-ʿAbbās109, témoignant des rivalités au sein de la famille abbasside. Avant de revenir sur ce passage sous silence du changement dynastique et cette insistance sur les événements de que sous les Abbassides : manquent ainsi notamment à l’appel al-Walīd II, Yazīd III, Ibrāhīm et al-Hādī. 105 819, éd. p. 18, trad. lat. p. 12-13 ; 846, éd. p. 236, trad. lat. p. 179, trad. Brooks p. 586. 106 L. I. Conrad, « Syriac Perspectives », p. 24. 107 819, éd. p. 18, trad. lat. p. 12-13 ; 846, éd. p. 236, trad. lat. p. 179, trad. Brooks p. 586. 108 La chronique de Zuqnīn note cependant le renversement des Omeyyades au préalable, en opposant pareillement Perses et Arabes. Zuqnīn, éd. p. 192, 215, trad. Harrak, p. 178, 196, trad. Hespel, p. 147, 167-168. 109 S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah Ibn al-Muqaffaʿ », p. 26-27. 346 chapitre vii

136/754, il convient de nous arrêter sur la manière dont sont perçus les acteurs en présence. Les vocables de Perses et d’Arabes ne peuvent en effet manquer de retenir notre attention, dans la mesure où, comme nous l’avons vu, ils occupent une place centrale dans le traitement de la Révolution abbasside dans l’historiographie moderne. Nous évoquions les problèmes posés par la terminologie de ʿajam et de ʿarab dans les sources arabes et il convient à présent d’étendre ce questionnement aux textes syriaques. Pareille démarche est importante dans la mesure où, étant donné leur date de composition, ces sources syriaques offrent un accès vers l’appréhension des protagonistes par les contemporains de ces épisodes. Or il semble bien là encore que, en dépit de l’attrait que peut présenter une acception strictement ethnique, les termes ren- voient à des réalités différentes. On peut avancer au moins trois rai- sons qui vont dans ce sens. L’opposition des Ṭayyāyē aux Fōrsāyē résulte tout d’abord à main- tes reprises d’une lecture imposée des événements. L’illustration la plus probante est fournie par la chronique de Zuqnīn qui propose une présentation de l’histoire tributaire d’Isaïe. À travers ce prisme défor- mant, les acteurs se trouvent prédéterminés. Le chroniqueur rapporte ainsi qu’en l’an 1060 [748-749], le peuple des Perses envahit la terre de Syrie, soumit les Arabes et régna à leur place sur le pays. C’est sur ceux-ci qu’Isaïe avait prophétisé par avance en disant : Voici que l’Assyrien est le fléau de ma colère et qu’il est dans leur main le bâton de mon courroux. Je l’enver- rai contre un peuple impie et je le ferai sortir contre un peuple irrité [. . .] En effet, les Perses furent “le fléau de la colère et le bâton du courroux dans leurs mains”, selon ce qu’a dit le prophète110. L’utilisation de ce motif est attestée bien plus tôt dans la littérature syriaque : c’est ainsi que, au vie siècle, les Perses étaient dépeints par une chronique édessénienne anonyme. La chronique de Zuqnīn établit toutefois la première distinction en ces termes entre les deux premières dynasties de l’islam dans la littérature syriaque111. Cette assimilation est d’autant plus cohérente que, dans le récit d’Isaïe, le roi assyrien Téglat- Phalasar III réalise la conquête du royaume araméen de Damas : « voici Damas qui cesse d’être une ville, elle va devenir un tas de décombres », tandis que disparaît la « royauté à Damas »112. L’ethnicité n’est évidem-

110 Zuqnīn, éd. p. 192, trad. Harrak p. 178, trad. Hespel p. 147. 111 A. Harrak, « Ah ! The Assyrian », p. 52. 112 Isaïe, 17, 3 ; voir aussi 2 Rois, 16, 9. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 347 ment pas en cause dans cette théologie de l’histoire. C’est un choix de présentation de l’histoire extrêmement rigide, qui impose l’identifica- tion des Abbassides aux Assyriens, eux-mêmes assimilés ensuite aux Perses. Ainsi se trouve en outre résolu, aux yeux des chroniqueurs chrétiens, le problème posé par la victoire des impies : l’Assyrien n’est qu’un instrument de Dieu. Puisque la désignation des acteurs est tributaire d’une grille de lec- ture, il est loisible de concevoir qu’elle ait pu varier en fonction des modèles qui présidaient à l’interprétation de l’histoire. Un exemple concret de ces fluctuations réside dans laPassion de Michel le Sabaïte, moine du monastère de Mar Sabas en Palestine. La version géorgienne de ce texte dérive, selon S. H. Griffith, d’un original arabe datant du ixe siècle113. Michel le Sabaïte aurait été martyrisé par ʿAbd al-Malik b. Marwān, au terme d’une joute théologique dont le moine était sorti vainqueur. Or le texte présente le calife comme « venant de Babylone » – vraisemblablement Bagdad –, et la version grecque, plus tardive, le désigne en outre comme « le roi des Perses »114 ! La date relativement tardive de ce texte pourrait toutefois justifier une certaine confusion autour de l’identité des Omeyyades. Il n’est d’ailleurs pas exclu que les événements relatés dans ce document aient été implantés artifi- ciellement à l’époque marwanide, par la simple mention du nom de ʿAbd al-Malik. Un autre point mérite toutefois d’être ajouté au dossier : avant de se tourner vers Isaïe, les auteurs chrétiens utilisèrent surtout l’apocalypse de Daniel pour expliquer les bouleversements auxquels ils étaient confrontés. Dans ce contexte, les Arabes, et sans doute par voie de conséquence les Omeyyades eux-mêmes, furent à l’occasion dési- gnés sous le vocable de Perses. Ces derniers incarnaient en effet l’un des quatre royaumes qui, dans la littérature eschatologique chrétienne, devaient disparaître pour faire place au règne de Dieu, et les auteurs chrétiens présentaient volontiers l’islam comme une résurgence tem- poraire de ce pouvoir condamné à être vaincu115. En d’autres termes, les usages polémiques commandaient parfois cette assimilation. Enfin, si l’on s’extrait de ces lectures imposées, une autre distinc- tion opérée par les auteurs syriaques s’avère pertinente pour éclairer le

113 Voir S. H. Griffith, « Michael, the Martyr and Monk », en particulier p. 121, 132-133. 114 L’Histoire des patriarches d’Alexandrie affirme aussi de façon curieuse que les partisans de Marwān II sont des Persans ! History of the Patriarchs, PO, V, p. 153. 115 S. H. Griffith, « Michael, the Martyr and Monk », en particulier p. 133. 348 chapitre vii débat : celle qui oppose « Occidentaux » et « Orientaux ». Bien souvent en effet les désignations deT ̣ayyāyē ou Fōrsāyē semblent interchangeables avec ces deux termes. L’Occident, à comprendre ici comme la Syrie, est la terre d’élection des premiers nommés. La ligne de démarcation est clairement établie, matérialisée par l’Euphrate, qui représente l’antique frontière de l’Empire Perse116. Le schéma séculaire des guerres byzan- tino-perses sert de cadre interprétatif. Dans le contexte de la Révolution abbasside, ce sont donc les dynamiques géographiques qui président à l’identification des acteurs : les révoltés qui arrivent de l’Orient du fleuve, condition nécessaire et suffisante, se trouvent ainsi assimilés aux Perses, tandis que les Omeyyades incarnent l’autre rive, celle des Arabes. Bien que les identités demeurent délicates à appréhender en cette période, les textes se font l’écho de susceptibilités exacerbées autour de cette division symbolique du monde. Michel le Syrien rap- porte ainsi que, lorsque le dernier calife omeyyade Marwān II décida d’installer sa « capitale » à Ḥ arrān – devenant ainsi le premier calife omeyyade à délaisser la rive droite de l’Euphrate –, « les Occidentaux (maʿrbāyē) commencèrent à se plaindre de lui, parce qu’il ne résidait pas chez eux »117. Cette opposition classique est donc couramment uti- lisée dans les sources syriaques en amont de la Révolution abbasside. C’est en ces termes que Jean bar Penkāyē, qui composa son ouvrage, le Riš Mellē, avant 693/694, décrit le conflit entre ʿAlī et Muʿāwiya, puis le soulèvement d’Ibn al-Zubayr face aux « Occidentaux »118. Il est donc patent qu’en dépit d’une terminologie trompeuse, ce ne sont pas les aspects identitaires qui président à la présentation de ces événements. C’est davantage une approche résolument théologique de l’histoire, doublée de la vision du monde particulière des chroni- queurs syriaques qui y contribuent. La spatialisation proposée ne souf- fre pas d’ambiguïté : la Syrie est interprétée comme un espace arabe. L’Euphrate s’impose comme un élément d’organisation symbolique de l’espace entre deux mondes, dont les occupants sont identifiés dis- tinctement. Le qualificatif de Perse indique alors avant tout que l’on vient de l’Orient du fleuve, sans préjuger d’une quelconque ethnicité, même si les deux éléments peuvent bien entendu se confondre le cas échéant.

116 Il faut sans doute y ajouter la césure religieuse de la chrétienté syriaque. 117 Michel le Syrien, éd. p. 464, trad. p. 505. 118 Jean Bar Penkāyē, livre XV, éd. p. 146, trad. Brock p. 61. Même constat dans la chronique de Zuqnīn, éd. p. 152, trad. Harrak p. 145, trad. Hespel p. 114. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 349

À côté de ces considérations terminologiques, l’autre composante essentielle des deux anonymes syriaques de 819 et 846 réside bien entendu dans l’absence de mention des événements de 132/750. Il est évidemment possible de voir là le simple fait de la sélection du chronographe qui, ainsi que nous le soulignions, se préoccupe avant tout d’histoire ecclésiastique dans cette section. Toutefois, même dans le cadre de cette hypothèse, pareil oubli serait révélateur de l’impor- tance limitée qu’un auteur chrétien de la seconde moitié du viiie siècle accordait à l’épisode. La comparaison avec la chronique de Zuqnīn, beaucoup plus détaillée, s’avère féconde. L’auteur, qui fut contempo- rain des faits, propose en effet une narration haute en couleur, qui diffère néanmoins à plusieurs reprises de la vulgate abbasside alors en cours de composition. La victoire des Abbassides est ainsi plus longue à se dessiner, même si le passage est assez confus, peut-être parce que le chronographe s’appuie alors sur plusieurs sources119. Plusieurs récits étaient donc en circulation et une version officielle allait s’imposer au terme de cette compétition historiographique. Ces présentations divergentes offrent de précieux accès vers des manières alternatives de dire le passé. Ce faisant, elles révèlent aussi les mani- pulations qu’opérèrent les historiographes abbassides. Ces derniers se devaient en effet de présenter 132/750 comme une rupture incontes- table. Rappelons, pour faire écho à la citation de Fr. Furet placée en préambule, que dans la logique de la nouvelle dynastie, la Révolution ne marque pas une transition, mais une origine. Dès lors, il faut mettre ce moment fondateur en évidence et le parer d’un discours adéquat, qui le transformera rapidement en un mythe d’origine. Un second fac- teur rend cette nécessité plus impérieuse encore : pareille démarche vise aussi à masquer les rivalités qui secouèrent le califat à la mort d’Abū al-ʿAbbās. La construction narrative de la Révolution abbasside vise en réalité à masquer la véritable révolution, qui ne fut pas tant abbasside que « mansuride ». À cette fin, on opère un léger glissement chronologique : les difficultés de 136/754 sont projetées dans le passé, en 132/750. Puisqu’on s’évertue à assimiler ces deux épisodes, les fau- tes incombent aux seuls Omeyyades, ce qui laisse la place à l’affir- mation d’une légitimité que l’on veut abbasside et islamique. Un tel

119 En suivant la démonstration de R. G. Hoyland selon laquelle la quatrième partie de la chronique de Zuqnīn est le fruit d’un auteur unique s’appuyant sur plusieurs sources, plutôt que l’hypothèse de L. I. Conrad selon qui différents auteurs composè- rent cette strate de la chronique. Voir R. G. Hoyland, Seeing, p. 409-414. 350 chapitre vii travail s’inscrit dans le processus actif de légitimation de la nouvelle dynastie, particulièrement sensible sous les califats d’al-Mansūṛ et de son fils al-Mahdī120. Nous retrouvons-là l’autre grande problématique de l’historiogra- phie moderne, à côté des questions identitaires, relative à la nature profonde de l’événement, tiraillé entre révolution et évolution. Deux perceptions fort différentes s’opposent ainsi. Dans la construction de sa légitimité, la dynastie abbasside imposera sa lecture de l’épisode, diffu- sant ainsi une présentation autorisée qui influencera durablement les historiens médiévaux et modernes. Nous l’avons abondamment souli- gné, l’effort porte avant tout sur l’imposition d’un cadre historique qui fait de la Révolution abbasside une profonde exception parmi les révol- tes qui jalonnent les premiers siècles de l’islam. C’est ce découpage qui a été adopté dans la recherche contemporaine : de l’affrontement qui opposa ʿAlī et Muʿāwiya à la guerre civile qui déchira le califat entre les fils d’al-Rašīd – en passant par la bataille de Marj Rāhit ̣ ou le meurtre d’al-Walīd II –, quatre fitna-s encadrent une Révolution. Le fait que les épisodes de 132/750 bénéficient d’un traitement fondamentalement différent dans les sources offre à vrai dire un argument supplémentaire pour affirmer qu’il s’agit bien d’une construction narrative. Nous évo- quions plus haut cette distinction entre une violence créatrice d’ordre et une autre génératrice de désordre. C’est dans la première catégorie que les historiographes abbassides travaillèrent à inscrire le mouve- ment qui avait porté la dynastie au pouvoir. Pourtant, au moins d’un point de vue syrien, la perception est nécessairement différente. La période se donne à lire comme un continuum, le temps des révoltes, qui secoue le califat omeyyade depuis la mort de Hišām. En laissant de côté la construction d’un mythe fondateur abbasside, la défaite de Marwān II s’inscrit dans la continuité des épisodes troublés qui agitent l’empire depuis plusieurs années. Ce temps des révoltes se poursuit en outre au-delà de 132/750, au minimum jusqu’au succès d’al-Mansūṛ face aux prétentions de ʿAbd Allāh b. ʿAlī. C’est donc la périodisation de l’histoire islamique, et aussi sa spatia- lisation, qui se trouve mise en question. Pourquoi ne pas évoquer une troisième fitna courant de 126/743 à 136/754 – voir même jusqu’en 145/762121 – et non plus une troisième fitna suivie de la Révolution

120 Ainsi que nous l’évoquions supra, chapitre II. 121 Date de la révolte de Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya. Voir sur ce point A. Elad, « The Rebellion » et T. El-Hibri,Reinterpreting , p. 2. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 351 abbasside122 ? Les textes les plus anciens sur le sujet démontrent à la fois que la césure dynastique ne fut pas perçue partout et en même temps que la rhétorique « révolutionnaire » était déjà sur le métier ; le siècle abbasside qui s’ouvrait allait servir à la peaufiner. C’est à présent vers les stratégies mises en œuvre à cet effet qu’il nous faut nous tour- ner, autour d’un exemple fondamental, relatif au transfert de l’autorité d’Ibrāhīm al-Imām.

3. Ibrāhīm al-Imām Dans le mouvement engagé pour renverser les Marwanides, le Šām est par définition l’objectif majeur des insurgés. Mais avant d’être le théâtre d’opérations militaires, la province est un lieu ambivalent pour les Abbassides, à la fois foyer d’adoption et terre de tous les dangers en raison de la proximité du pouvoir omeyyade. C’est l’amère expérience que fera Ibrāhīm al-Imām, mis aux arrêts sur l’ordre de Marwān II. Cette arrestation ouvre à n’en pas douter la période de toutes les incertitudes pour la famille. Le leader du mouvement séquestré puis assassiné, se posait en effet le problème crucial de la désignation de son successeur, susceptible de garantir la poursuite du mouvement et détenteur d’une légitimité assurée pour pouvoir en récolter les fruits le moment venu. Les épisodes de l’arrestation d’Ibrāhīm al-Imām à al-Ḥ umayma123, puis de sa mort dans les geôles de Marwān II à Ḥ arrān offrent un exemple concret des manipulations historiographiques auxquelles se livrèrent les historiographes abbassides, dans leur souci d’affirmer la légitimité de leurs patrons. La question a été traitée en détail par Kh. Y. Blankinship, qui a montré que les chronographes s’évertuèrent à situer ce double événement le plus tard possible, afin de réduire au maximum l’interregnum entre Ibrāhīm et son successeur prétendu- ment désigné, Abū al-ʿAbbās, futur premier calife abbasside. On s’ef- força ainsi à dessein de faire circuler des traditions datant l’arrestation de Muḥarram 132/août-septembre 749, alors qu’il est manifeste que

122 Voir sur ce point les remarques de A. Cameron et L. I. Conrad, « Introduction », p. 8-9 et de G. R. Hawting, The First Dynasty, p. 104. Pour une analyse de la troisième fitna, on se reportera à S. C. Judd, The Third Fitna. 123 Sur l’éventuelle confusion entre Ibrāhīm et Abū al-ʿAbbās lors de l’arrestation, voir supra, chapitre IV. 352 chapitre vii l’incident était primitivement placé en 130/747-748124. L’intervalle ini- tial, entre la mise sous séquestre de l’imam et la proclamation d’Abū al-ʿAbbās comme calife laissait planer un doute sur la désignation de ce dernier par Ibrāhīm. En raccourcissant ce délai, l’incertitude s’es- tompait, et la continuité de l’imamat abbasside se trouvait affirmée : c’était là un enjeu crucial pour le jeune régime abbasside à la légitimité encore mal assurée125. Pour contourner la difficulté posée par la méthode de transmission de la charge de l’imam qui, mis aux arrêts puis incarcéré, se trouvait théoriquement dans l’incapacité de communiquer avec les siens, les historiens déployèrent des trésors d’imagination et plusieurs solutions furent proposées. Une version sans doute ancienne, car elle lie les événements au pèlerinage de 129/747126, est présentée dans le Kitāb al-ʿuyūn. C’est Qaḥtabạ b. Šabīb al-Ṭāʾī127 qui, déguisé, parvient à s’infiltrer dans la prison où est détenu Ibrāhīm, pour s’enquérir des instructions du guide à propos de sa succession128. Le choix du mis- sionnaire ayant assuré la transmission de cette information capitale était particulièrement judicieux, même si son autorité était en principe inférieure à celle des Abbassides eux-mêmes, récepteurs directs de la passation de pouvoir selon d’autres traditions. Qaḥtabạ était décédé en 132/749 : l’unique témoin et garant de la désignation avait com- modément emporté son secret, désormais invérifiable, dans la tombe. D’aucuns prétendirent que différents membres de la famille et de l’en-

124 Kh. Y. Blankinship, « The Tribal Factor », p. 601-603. M. Sharon estime pour sa part qu’Ibrāhīm ne fut jamais véritablement emprisonné, Revolt, p. 230. 125 Kh. Y. Blankinship, « The Tribal Factor », p. 602. 126 Certaines sources signalent explicitement que c’est à l’occasion du ḥajj que les manœuvres d’Ibrāhīm apparurent au grand jour, et furent jugées suffisamment sus- pectes pour être rapportées au calife, qui ordonna en retour son arrestation. Ces textes datent toutefois plutôt ce pèlerinage de 131/749, résultat probable des manipulations opérées en vue de rapprocher autant que possible la mort d’Ibrāhīm al-Imām de la proclamation d’Abū al-ʿAbbās. Voir sur ce point Kh. Y. Blankinship, « The Tribal Factor », p. 601. Le ḥajj, qui réunissait des foules importantes, offrait un terrain pro- pice pour fomenter des révoltes et nouer des contacts entre opposants au pouvoir. Cette question, qui n’a guère retenu pour l’heure l’attention des médiévistes, a été récemment développée, dans le contexte de l’époque coloniale, par S. Chiffoleau, « Le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale ». Pour une présentation raisonnée de la bibliographie relative à la question du ḥajj, voir en outre C. Mayeur-Jaouen, « Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires en islam », p. 159 et s. 127 Sur cette figure proéminente de lada ʿwa, voir M. Sharon, « Qaḥtabạ b. Šabīb ». 128 Kitāb al-ʿuyūn, p. 190-191. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 353 tourage d’Ibrāhīm l’accompagnèrent sur le chemin de Ḥ arrān129, aux côtés de ceux qui étaient venus se saisir de lui, et qu’il transmit alors lui-même son autorité à son frère. Ibrāhīm enjoignit les siens de quit- ter al-Ḥ umayma sur le champ, pour se réfugier à Kūfa, où ils devraient désormais obéir à Abū al-ʿAbbās, en charge de la destinée du clan130. Selon d’autres, c’est dans sa cellule qu’Ibrāhīm rédigea son testament, contenant des instructions identiques à celles du récit précédent. Sen- tant qu’il ne pourrait se soustraire au courroux de Marwān II, il le confia à sonmawlā , Sābiq al-Ḫwārazmī, et le chargea de le remettre à Abū al-ʿAbbās à sa mort. Dès la nouvelle du trépas de son maître, Sābiq fit diligence, et remplit sa mission en se rendant à al-Ḥ umayma. Abū al-ʿAbbās fit annoncer le décès de son frère, mais garda secret l’existence du testament, puis partit pour Kūfa131. Ces exemples concrets d’interventions des auteurs sur la narra- tion historique furent, dans l’ensemble, assez efficaces. La passation de pouvoir avait été réduite de plusieurs années à quelques mois, en déplaçant la neutralisation et la mort d’Ibrāhīm de 130/747-748 en 132/749. Parallèlement, l’effort avait porté sur le récit même de ce transfert d’autorité, retravaillé en plusieurs phases pour lui conférer une légitimité inattaquable. Dans tous les cas toutefois, il importe de noter que ce passage de témoin eut lieu en Syrie, qui remplissait là une dernière fois son rôle d’aire de préservation du potentiel abbasside à accéder à la tête de l’empire, incarnée par les années de séjour de la famille à al-Ḥ umayma. Car le Šām devenait ensuite terre de révolte, où le nouveau pouvoir se trouvait mis en danger. L’ampleur de la crise qui secoua le califat à la mort d’Abū al-ʿAbbās témoigne de ce basculement. Derrière les ambitions de ʿAbd Allāh b. ʿAlī se joue aussi la place de la Syrie sur le nouvel échiquier politique. Ces éléments invitent à pousser plus avant l’enquête sur cet « abbasside syrien » et sur les différents projets abbas- sides qui entrèrent en concurrence en 136/754.

129 Ce qui est peu vraisemblable, ainsi que l’a noté Kh. Y. Blankinship (« The Tribal Factor », p. 602), à la lumière notamment des informations fournies par al-Dīnawarī, Aḫbār, p. 357-358. 130 Aḫbār al-dawla, p. 401-402 ; al-Ṭabarī, III, p. 26-27, trad. vol. XXVII, p. 149- 150. 131 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, p. 89-90, trad. IV, p. 937-938. 354 chapitre vii

C. ʿAbd Allāh b. ʿAlī et la tentation d’un califat abbasside syrien ?

La figure deʿ Abd Allāh b. ʿAlī ne manqua pas de poser problème aux historiens médiévaux, qui devaient composer avec un personnage aux multiples facettes. Grand artisan de la victoire sur les Omeyyades puis gouverneur de la Syrie, ʿAbd Allāh b. ʿAlī s’était par la suite opposé frontalement au futur al-Mansūṛ en tentant de faire valoir ses pro- pres droits au califat à la mort d’Abū al-ʿAbbās. Dans la perspective mansuride qui devait prévaloir par la suite, le héros se mua en rebelle, mettant en danger la stabilité politique encore fragile du jeune califat abbasside132. Tel est le dilemme auquel furent confrontés les autorités chargées, à l’âge classique, de dire le passé.

1. Les stratégies de l’isolation À la source du conflit qui opposa Abū Jaʿfar à deux de ses oncles, à la mort de son frère, se trouvent les espérances nourries par les trois pro- tagonistes, qui estimaient tous avoir de bonnes raisons de faire valoir leurs droits. Ce sont donc les arguments de ʿAbd Allāh b. ʿAlī et de ses partisans qui doivent tout d’abord retenir notre attention.

– Les prétentions de ʿAbd Allāh b. ʿAlī Le dimanche 13 D̠ū al-Ḥ ijja 136 (9 juin 754), le premier calife post- omeyyade, Abū al-ʿAbbās, succombait à al-Anbār, des suites de la petite vérole ( jadarā)133. Avec la nomination d’un deuxième calife issu de la même famille, la Révolution devenait alors abbasside. L’identité de ce successeur fut toutefois contestée. Si la vulgate historiographique abbasside affirme qu’Abū al-ʿAbbās fit reconnaître Abū Jaʿfar comme héritier avant sa mort134, d’autres prétendants ne l’entendaient pas de cette oreille. C’est ainsi qu’une lutte triangulaire s’engagea entre Abū

132 Sur cet épisode voir en particulier J. Lassner, The Shaping, p. 19-38 ; H. Kennedy, The Early Abbasid, p. 57-61 ; F. A. Tuqan, « ʿAbdallāh Ibn ʿAlī » ; M. Sharon, Revolt, p. 234-242 ; M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 53-55 ; P. M. Cobb, White Banners, p. 23-26. 133 Al-Ṭabarī, III, p. 88, trad. vol. XXVII, p. 212. Les sources oscillent entre les dates des 12 et 13 D̠ū al-Ḥijja, mais c’est bien à cette dernière date que tombait un dimanche en 136. Outre al-Ṭabarī, qui propose les deux versions, voir par exemple al-Masʿūdī, Murūj, VI, p. 88, trad. IV, p. 937 et Tanbīh, éd. p. 339, trad. p. 436. 134 Suivant ces dispositions, ʿĪsā b. Mūsā devait ensuite succéder à Abū Jaʿfar, son oncle. Voir notamment al-Ṭabarī, III, p. 87, trad. vol. XXVII, p. 212. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 355

Jaʿfar, frère du défunt, et deux de ses oncles, ʿAbd Allāh b. ʿAlī et ʿĪsā b. ʿAlī (voir figure 4)135. Les ambitions du dernier nommé, dépourvu d’une assise militaire, firent toutefois long feu, et le conflit se cristallisa entre Abū Jaʿfar et ʿAbd Allāh. Au moment du décès d’Abū al-ʿAbbās, son frère se trouvait à La Mecque où il accomplissait le ḥajj, tandis que ʿAbd Allāh s’apprêtait à conduire une campagne contre les Byzantins, à la tête de ses troupes stationnées en Syrie du Nord. Ces conditions géographiques ne fai- saient que différer l’affrontement inéluctable, tout en laissant le champ libre à celui qui se montrerait le plus prompt à asseoir sa position. Dans la course contre la montre qui s’engageait, chacun s’efforça d’af- fermir ses bases. Le neveu d’Abū Jaʿfar, ʿĪsā b. Mūsā136 – qui avait délaissé Kūfa pour al-Anbār –, reçut la bayʿa au nom de son oncle et fit garder le trésor ; informé de la situation, ce dernier se mit en marche vers al-Anbār, rappelant Abū Muslim à ses côtés137. Lors de son arrivée dans la ville, ʿĪsā b. Mūsā lui remit le pouvoir et l’on prêta serment à Abū Jaʿfar138. ʿAbd Allāh b. ʿAlī se trouvait pour sa part à Dulūk, au nord d’Alep. Quelques temps auparavant, il s’était rendu à al-Anbār où le calife en personne l’avait chargé de conduire une sạ̄ ʾifa, le plaçant à la tête d’une armée composée de ahl al-Ḫurāsān et de ahl al-Šām wa-al-Jazīra wa-al-Mawsiḷ 139. Alors qu’il s’apprêtait à lancer les opérations, un messager arriva annonçant le trépas du calife. Immédiatement, ʿAbd Allāh rassembla ses hommes, leur fit part de la nouvelle et les appela à soutenir ses propres prétentions140. Il justifia sa démarche par la volonté d’Abū al-ʿAbbās : ce dernier avait affirmé que celui qui vaincrait Marwān II deviendrait son successeur (walī ʿahdī)141. Plusieurs de ses généraux – dont certaines figures majeures

135 al-Dīnawarī, Aḫbār, p. 378. 136 Ce passage est suspect. Il est possible qu’il s’agisse là soit d’une confusion, soit d’une manipulation délibérée, où le nom de ʿĪsā b. Mūsā aurait été substitué à celui de ʿĪsā b. ʿAlī. C’est en effet ce dernier qui prononça l’éloge funèbre d’Abū al-ʿAbbās et dirigea ses obsèques. ʿĪsā b. ʿAlī semblait alors être le véritable maître d’al-Anbār. Ce point est discuté infra. 137 Abū Jaʿfar avait primitivement nourri le projet d’éliminer Abū Muslim peu avant d’accomplir le pèlerinage, voir al-Ṭabarī, III, p. 85-86, trad. vol. XXVII, p. 209-210. 138 Al-Ṭabarī, III, p. 88, 92, trad. vol. XXVIII, p. 2, 8. 139 Al-Ṭabarī, III, p. 91, trad. vol. XXVIII, p. 5. Sur Dulūk, voir Yāqūt, Muʿjam, II, p. 461. 140 Al-Ṭabarī, III, p. 92, trad. vol. XXVIII, p. 8 ; Kitāb al-ʿuyūn, I, p. 216-217 ; al-Dīnawarī, Ahbār̮ , p. 378 ; al-Yaʿqūbī, Taʾrīh,̮ II, p. 364-365 ; al-Azdī, Taʾrīh,̮ 159, 163. 141 Al-Ṭabarī, III, p. 92-93, trad. vol. XXVIII, p. 8-9 ; al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 365 ; al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 179. 356 chapitre vii du mouvement qui avait conduit les Abbassides au pouvoir – confir- mèrent cette assertion, ce qui motiva la décision de l’ensemble des troupes de lui donner la bayʿa. ʿAbd Allāh se dirigea ensuite vers Ḥ arrān, dont il s’empara malgré la résistance du représentant d’Abū Jaʿfar dépêché sur place, Muqātil al-ʿAkkī. C’est alors Abū Muslim qui fut envoyé pour combattre ʿAbd Allāh b. ʿAlī142. L’argument invoqué par ʿAbd Allāh pour légitimer ses aspirations reposait donc sur la promesse d’Abū al-ʿAbbās, tandis qu’Abū Jaʿfar s’appuyait sur sa désignation comme successeur, qui serait interve- nue durant le règne de son frère143. Ibn Abī al-Ḥ adīd rapporte en effet une discussion au cours de laquelle Abū al-ʿAbbās évoque la promesse qu’il avait faite d’offrir la succession au trône à celui qui terrasserait Marwān II. Le calife précise d’ailleurs que c’est son oncle, ʿAbd Allāh b. ʿAlī, qui s’acquitta de la tâche. Sous le sceau de la confidence, Abū al-ʿAbbās se montre toutefois désireux de revenir sur cet engagement au profit de son frère, Abū Jaʿfar, qui lui semble être meilleur candi- dat pour prendre sa suite. Son interlocuteur, Saʿīd b. ʿUmar b. Jaʿda b. Ḥ ubayra al-Maḫzūmī, lui fait alors part d’une anecdote survenue alors qu’il participait au siège de Constantinople aux côtés de Maslama b. ʿAbd al-Malik. Ce dernier reçut une lettre l’informant de la mort du calife Sulaymān et de la désignation de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz comme nouveau souverain. Maslama se mit alors à pleurer, précisant qu’il ne pleurait pas la mort de son frère, mais « le transfert du pouvoir des mains des fils de son père à celles des enfants de son oncle paternel ». Abū al-ʿAbbās interrompit le récit de Saʿīd, affirmant avoir compris ce qu’il lui restait à faire144. Les Omeyyades servent ici de précédent utile, tandis que cette anecdote accrédite les affirmations deʿ Abd Allāh b. ʿAlī qui se sentit floué par les manipulations opérées par le calife à son détriment. À côté de cet éventuel engagement d’Abū al-ʿAbbās à laisser les armes choisir son successeur, d’autres éléments plaidaient en faveur de ʿAbd Allāh. La légitimité abbasside, alors en construction, s’articu- lait principalement autour de la question du transfert de l’autorité du Prophète vers al-ʿAbbās et non vers Abū Ṭālib. En qualité de parent agnatique, l’oncle paternel de Muḥammad était présenté comme

142 Al-Ṭabarī, III, p. 93, trad. vol. XXVIII, p. 9-10. 143 Voir sur ces questions H. Kennedy, « Succession Disputes ». 144 Ibn Abī al-Ḥadīd, Šarḥ, VII, p. 137-138 ; M. Sharon, Revolt, p. 237. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 357 le plus digne à l’imamat à sa suite145. Pareil argument pouvait bien entendu servir les dessins de ʿAbd Allāh qui était l’un des oncles pater- nel d’Abū al-ʿAbbās, en particulier si la succession de ce dernier n’était pas aussi clairement définie – ou acceptée – que les sources veulent le faire croire. M. Sharon a avancé l’hypothèse d’un arrangement secret, établi du vivant d’Ibrāhīm al-Imām, qui prévoyait une ligne successo- rale composée d’Abū al-ʿAbbās, puis de ʿAbd Allāh b. ʿAlī et enfin de ʿĪsā b. Mūsā146. La révolte de ʿAbd Allāh serait alors due au non respect de cet accord et à la décision d’Abū al-ʿAbbās de modifier les volontés d’Ibrāhīm al-Imām au profit de son frère147. Le soulèvement de ʿAbd Allāh résulta en quelque sorte du heurt des volontés des deux derniers leaders du mouvement. Cette analyse a été critiquée par J. Lassner, qui rejette l’idée d’un accord secret entre les principaux acteurs du mou- vement et préfère considérer que du point de vue militaire comme politique, « ʿAbd Allāh b. ʿAlī était le choix le plus logique en tant que successeur d’Abū al-ʿAbbās »148. Cette remarque est d’ailleurs tout à fait pertinente, si l’on songe que ʿAbd Allāh partageait alors sans doute la réalité du pouvoir militaire dans l’empire avec Abū Muslim. En outre, ʿAbd Allāh n’était pas isolé mais pouvait compter sur ses frères qui occupaient des postes clefs : ʿĪsā b. ʿAlī se trouvait notam- ment auprès d’Abū al-ʿAbbās, tandis que Sāliḥ ̣ gouvernait l’Égypte et Sulaymān administrait Basra.̣ C’est ce qui a conduit S. A. Arjomand à évoquer l’existence d’un véritable « parti des oncles »149. Ce parti pou- vait compter sur des soutiens importants et disposait de plumes acé- rées à son service. Al-Balād̠urī rapporte qu’Ibn al-Muqaffaʿ entra au service des Banū ʿAlī b. ʿAbd Allāh lorsque survint la dawla abbasside. Il écrivait leurs lettres et était particulièrement proche de ʿĪsā b. ʿAlī150. S. A. Arjomand estime que la chute d’Ibn al-Muqaffaʿ fut la consé- quence de l’amān qu’il rédigea pour ʿAbd Allāh b. ʿAlī151. Sa fameuse Risāla fī al-saḥ ̣āba fut composée dans ce contexte, non à l’intention d’al-Mansūṛ comme on l’admet généralement, mais en tant que « pro- gramme révolutionnaire » pour le « parti des oncles », précisément dans

145 Ce point de vue des partisans des Abbassides est notamment présenté par al-Masʿūdī, Murūj, VI, p. 54 et s., trad. IV, p. 923 et s. 146 M Sharon, Revolt, p. 234 et s. 147 M Sharon, Revolt, p. 236. 148 J. Lassner, The Shaping, p. 31-33. Voir en outre P. M. Cobb, White Banners, p. 24. 149 S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah ibn al-Muqaffaʿ », p. 24 et s. 150 Al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 218 ; S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah ibn al-Muqaffaʿ », p. 24-25. 151 S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah ibn al-Muqaffaʿ », p. 25. 358 chapitre vii les mois de profonde incertitude politique qui suivirent le décès d’Abū al-ʿAbbās152 : le « conseilleur du calife »153 aurait été le « conseilleur du rebelle ». Quoi qu’il en soit, ʿĪsā b. ʿAlī semble maître de la situation à al-Anbār au moment de la mort du calife. C’est lui qui présida à la prière sur la dépouille mortelle d’Abū al-ʿAbbās et le fit enterrer dans le palais d’al- Anbār154. C’est donc plus vraisemblablement lui que ʿĪsā b. Mūsā qui assuma alors la charge du gouvernement et mit la main sur le trésor155. C’est dans ce contexte que ʿĪsā b. ʿAlī se fit prêter serment par la foule et destitua Abū Jaʿfar de ses droits à la succession. L’arrivée d’Abū Muslim modifia toutefois la donne, puisque la population se détourna alors de ʿĪsā b. ʿAlī156. Peut-être soucieux de promouvoir un candidat qui lui semblait plus docile qu’Abū Jaʿfar, Abū Muslim tenta alors en vain de persuader ʿĪsā b. Mūsā de se faire prêter serment157. Ce soutien théorique dont pensait peut-être pouvoir bénéficier ʿAbd Allāh b. ʿAlī ne pouvait jouer à plein dans ces conditions : les ambitions personnelles de son frère ʿĪsā interdisait un véritable front commun des oncles. Al-Yaʿqūbī signale d’ailleurs expressément qu’à la mort du calife, ʿĪsā b. ʿAlī et les abnāʾ qui se trouvaient à ses côtés répugnèrent (kariha) à écrire à ʿAbd Allāh et se contentèrent d’avertir Sāliḥ ̣ en Égypte158. Informé néanmoins de la situation, ʿAbd Allāh se proclama calife et écrivit immédiatement à son frère ʿĪsā pour l’aviser du fait qu’il avait reçu la bayʿa de ses généraux et des ahl al-Šām en tant que successeur d’Abū al-ʿAbbās159. ʿAbd Allāh se dirigea alors vers Ḥ arrān, en véritable héritier symbolique de Marwān II plus que d’Abū al-ʿAbbās, où il désigna son frère ʿAbd al-Samaḍ comme gouverneur

152 S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah ibn al-Muqaffaʿ », p. 25-26. Sur Ibn al-Muqaffaʿ voir notamment F. Gabrieli, « L’Opera » ; D. Sourdel, « La biographie » ; les remarques introductives de Ch. Pellat, Ibn al-Muqaffaʿ, p. 1-15 ; et en dernier lieu Cooperson, « Ibn al-Muqaffaʿ ». 153 Selon l’expression fameuse de Ch. Pellat, Ibn al-Muqaffaʿ. 154 Al-Ṭabarī, III, p. 88, trad. vol. XXVII, p. 212 ; al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 178 ; al-Azdī, Taʾrīḫ, p. 160. 155 S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah ibn al-Muqaffaʿ », p. 27, qui relève plusieurs exem- ples de confusions entre les deux personnages. Al-Ṭabarī mentionne pour sa part ʿĪsā b. Mūsā, III, p. 92, trad. vol. XXVIII, p. 8. 156 al-Dīnawarī, Aḫbār, p. 378. 157 Al-Ṭabarī, III, p. 100, trad. vol. XXVIII, p. 21. Al-Mansūṛ saura faire usage de ces liens unissant ʿĪsā b. Mūsā et Abū Muslim pour convaincre ce dernier de se pré- senter devant lui afin de l’assassiner. Voir al-Ṭabarī, III, p. 105, 116, trad. vol. XXVIII, p. 27, 40. 158 Al-Yaʿqūbī, II, p. 364. 159 Al-Yaʿqūbī, II, p. 365. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 359 de la Jazīra et comme héritier au trône160. L’un de ses conseillers mit ʿAbd Allāh en garde contre la fitna qui se profilait s’il ne parvenait pas à un accord avec les gens d’al-Anbār161. Ces rivalités fraternelles per- mirent à Abū Jaʿfar de reprendre l’initiative, en provoquant l’affronte- ment entre les deux personnages qui menaçaient ses ambitions le plus directement. Il dépêcha ainsi Abū Muslim face à ʿAbd Allāh b. ʿAlī. La bataille, âprement disputé à Nisibe pendant de longues semaines, sanctionna la défaite de ce dernier, qui se réfugia auprès de son frère Sulaymān à Basra.̣ À la suite de cet engagement, Abū Jaʿfar se débar- rassa d’Abū Muslim qu’il percevait comme un rival trop dangereux. Si l’on se fie à al-Balād̠urī, le sort de ʿAbd Allāh était pourtant encore loin d’être scellé, puisqu’il pouvait toujours compter sur des troupes aux effectifs non négligeables. Il semble d’ailleurs que des partisans de ʿAbd Allāh affluèrent pour lui prêter serment d’allégeance, ce dont Sulaymān parvint à les dissuader. Ce dernier privilégia l’option d’un compromis avec Abū Jaʿfar et mandata son frère ʿĪsā pour conduire les négociations162. C’est dans ces conditions qu’Ibn al-Muqaffaʿ rédi- gea l’amān qui garantissait la sécurité de ʿAbd Allāh b. ʿAlī. Le texte prévoyait toutefois la révocabilité du souverain en cas de violation du pacte163. S. A. Arjomand estime que les oncles, qui disposaient encore de sérieux arguments à faire valoir, profitèrent donc de leur position pour obtenir un accord profondément blessant pour al-Mansūṛ 164. Al-Yaʿqūbī affirme queʿ Abd Allāh b. ʿAlī se présenta devant le calife le 17 D̠ū al-Ḥ ijja 137/3 juin 755 pour ratifier cet arrangement165. Une date aussi précoce signifierait que, presque un an jour pour jour après le décès d’Abū al-ʿAbbās, al-Mansūṛ s’était imposé. Le « parti des oncles » avait été victime de ses divisions. Les rivalités fraternelles interdirent aux oncles d’Abū Jaʿfar de profiter pleinement d’une situation qui leur semblait favorable.

160 Al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 106. 161 Al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 105 ; S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah ibn al-Muqaffaʿ », p. 28. 162 Al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 111. 163 Al-Azdī est la seule source à avoir préservé le texte de l’amān, Taʾrīḫ, p. 167- 170. L’étude récente de ce document exceptionnel par A. Marsham et Ch. F. Robinson (« The Safe-Conduct ») a conclu à l’authenticité du texte, qui aurait été composé en 137/754-755 ou au début de l’année 138/755. Sur les conditions de la composition du sauf-conduit, voir en outre Jahšiyārī, p. 103-107. Ce passage est traduit et discuté par D. Sourdel, « La biographie » et A. Marsham et Ch. F. Robinson, « The Safe-Conduct ». 164 S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah ibn al-Muqaffaʿ », p. 29. 165 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 368 ; al-Ṭabarī situe également l’épisode un 17 D̠ū al-Ḥ ijja, mais en 139 (12 mai 757), III, p. 126, trad. vol. XXVIII, p. 56. 360 chapitre vii

Ultime illustration de rapports de force qui s’inversaient entre les différents prétendants,ʿ Abd Allāh b. ʿAlī fut arrêté le jour même de son entrevue avec le calife pour avaliser l’amān, voire quelques mois après la signature du document selon d’autres sources166. L’amān garantissait en effet sa sécurité, non sa liberté. C’est en prison qu’il devait passer le reste de ses jours jusqu’à sa mort, en 147/764-765167. Cette incarcération de longue durée ne suffit pas à estomper la ran- cœur d’al-Mansūr.̣ Lorsqu’il décida de partir pour le ḥajj en 147, le calife convoqua ʿĪsā b. Mūsā pour lui intimer l’ordre de profiter de son absence pour assassiner ʿAbd Allāh. Pressentant le piège, à un moment où al-Mansūṛ s’évertuait à désigner son fils al-Mahdī comme son héri- tier au détriment de ʿĪsā b. Mūsā, ce dernier se contenta de transférer le prisonnier au secret. Al-Mansūṛ poursuivit ses manigances en décla- rant à ses oncles paternels qu’il était à présent disposé à pardonner à leur frère et à le libérer. Le calife convoqua alors ʿĪsā b. Mūsā et lui enjoignit de lui livrer ʿAbd Allāh. ʿĪsā fit part de son étonnement, rap- pelant au souverain qu’il lui avait été ordonné de supprimer le rebelle. Abū Jaʿfar nia farouchement cette accusation et s’apprêtait à faire exé- cuter ʿĪsā, coupable d’avoir tué son oncle. Devant la tournure des évé- nements, ʿĪsā b. Mūsā révéla alors sa ruse et fit comparaîtreʿ Abd Allāh devant le calife pour prouver ses dires168. La ruse d’al-Mansūṛ pour se débarrasser simultanément de son oncle honni et de son neveu qui contrecarrait ses plans en vue de sa succession échoua donc. Les des- seins du fondateur de Bagdad, jamais à cours de ressources, devaient toutefois aboutir dans les mois qui suivirent cet affront. Al-Ṭabarī rapporte que le calife fit enfermerʿ Abd Allāh dans une maison dont les fondations avaient été préalablement sapées169, condui- sant à la disparition du détenu sous la forme commode d’un tragique

166 Si la date de l’amān divise les auteurs médiévaux, celle de l’arrestation de ʿAbd Allāh oscille aussi entre 138/755-756 et 140/757-758. Al-Ṭabarī et al-Azdī s’accor- dent pour situer l’arrestation au moment même de la rencontre entre Abū Jaʿfar et ʿAbd Allāh (bien qu’ils diffèrent sur la date de ladite entrevue), alors que ce dernier venait se présenter pour recevoir l’amān. Al-Azdī, Taʾrīḫ, p. 170 (trad. A. Marsham et Ch. F. Robinson, « The Safe-Conduct », p. 257) ; Al-Ṭabarī, III, p. 126-127, trad. vol. XXVIII, p. 56-57. 167 Là encore, d’autres dates sont parfois proposées. Voir par exemple al-Masʿūdī qui situe le décès de ʿAbd Allāh en 149/766-767, Murūj, VI, p. 214, trad. vol. IV, p. 985. 168 Al-Ṭabarī, III, p. 329-330, trad. vol. XXIX, p. 15-17 ; al-Masʿūdī, Murūj, VI, p. 214-216, trad. p. 985. 169 Les soubassements furent remplis de sel puis l’on injecta de l’eau pour provo- quer l’écroulement des murs porteurs. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 361 accident170. J. Lassner a souligné à raison que ce mode opératoire a pour objet de faire disparaître la main de l’assassin171. Le motif est toutefois peut-être plus complexe à interpréter qu’il n’y paraît, si l’on songe qu’un mode opératoire similaire fut adopté par Marwān II pour se débarrasser d’Ibrāhīm al-Imām : le calife provoqua l’effondrement des murs d’une pièce sur le guide spirituel de la daʿwa172. Il faut donc en conclure soit que les deux souverains s’évertuèrent à maquiller leur forfait, soit que les historiens s’attachèrent, pour des raisons qui demeurent à préciser, à lier indissociablement Ibrāhīm et ʿAbd Allāh, victimes au fond d’un seul et même crime. Al-Masʿūdī offre cepen- dant un récit qui livre un coupable, en la personne d’Abū al-Azhar al-Muhallab b. Abī ʿĪsā, désigné comme l’exécuteur des hautes œuvres. Ce dernier trouva ʿAbd Allāh en compagnie de l’une de ses esclaves et étrangla (ḫanaqa) les amants, avant d’enlacer les deux cadavres. Il fit ensuite démolir la maison dont les décombres tinrent lieu de sépulture provisoire, le temps que des témoins viennent reconnaître les corps173. La dépouille de ʿAbd Allāh fut ensuite transportée dans le cimetière de Bāb al-Šām, inauguré pour l’occasion174, où il devait reposer, syrien jusque dans la mort. La disparition de ʿAbd Allāh b. ʿAlī laisse les coudées franches à al-Mansūr,̣ désormais libre de réaliser tous ses projets. L’assassinat de l’oncle maudit précipite même la suite des événements : c’est la même année que le calife impose son fils al-Mahdī comme son successeur au détriment de son neveu ʿĪsā b. Mūsā175. La Révolution mansuride s’achève en quelque sorte lorsque ʿAbd Allāh rend son dernier souf- fle. Ce sont alors les chronographes qui entrent en jeu pour habiller cet épisode sombre de l’histoire du jeune califat abbasside. L’oubli de celui qui avait triomphé des armées marwanides puis exterminé les membres de la famille déchue était strictement impossible : on ne pou- vait effacer l’un des protagonistes du moment fondateur de la dynas- tie abbasside176. Puisque le silence ne pouvait être l’arme retenue, les

170 Al-Ṭabarī, III, p. 330, trad. vol. XXIX, p. 17 ; Kitāb al-ʿuyūn, p. 258-259. 171 J. Lassner, « Did the Caliph », p. 87-88. 172 Al-Ṭabarī, III, p. 43, trad. vol. XXVII, p. 167. 173 Al-Masʿūdī, Murūj, VI, p. 215-217, trad. IV, p. 985-986. 174 Al-Ṭabarī, III, p. 300, trad. vol. XXIX, p. 17. Al-Masʿūdī évoque le « cimetière Abū Suwayd », précisant qu’il se situe à proximité de Bāb al-Šām, Murūj, VI, p. 217, trad. IV, p. 986. 175 Al-Ṭabarī, III, p. 331, trad. vol. XXIX, p. 17. 176 Ce sont à bien des égards les mêmes conditions qui commandèrent aux réécritu- res possibles autour du personnage d’Abū Muslim, la figure héroïque par excellence du mouvement qui renversa les Omeyyades, à la suite de son assassinat par al-Mansūr.̣ 362 chapitre vii historiens privilégièrent alors d’autres tactiques devant ce souvenir nécessaire et encombrant à la fois. ʿAbd Allāh b. ʿAlī fut ainsi victime de stratégies d’isolation, visant à fabriquer un rebelle.

– La fabrique d’un rebelle syrien L’essentiel des épisodes qui jalonnent la rébellion de ʿAbd Allāh contre al-Mansūṛ se déroulent en Iraq : la bataille face aux troupes d’Abū Muslim, l’emprisonnement dans les geôles du calife et le meurtre de l’oncle rival. Mais c’est fondamentalement une révolte syrienne et le soulèvement d’un syrien. Le Šām exporte alors sa propension au désor- dre, que l’on tient pour acquise dans ce contexte post-révolutionnaire. Pour présenter ʿAbd Allāh comme un renégat bafouant la succession voulue par Abū al-ʿAbbās, et non comme l’héritier légitime du trône, on forgea des traditions qui préfiguraient sa trahison pour mieux écar- ter ses revendications177. C’est ainsi la légitimité de son soulèvement qui est combattue. Commençons par une anecdote reproduite par al-Masʿūdī, qui nous ramène au moment de la mort d’Ibrāhīm al-Imām, lorsque le testa- ment de ce dernier aurait été apporté à Abū al-ʿAbbās à al-Ḥ umayma. Ce dernier décide alors d’annoncer la mort de son frère, mais de taire l’existence du testament lui léguant son autorité. Il se met en route vers Kūfa, en compagnie notamment d’Abū Jaʿfar et de ʿAbd Allāh b. ʿAlī. En s’arrêtant à un puits sur le trajet, ils rencontrent une bédouine (aʿrābiyya) qui s’exclame : « Par Dieu, je n’ai jamais vu d’hom- mes de cette mine ! Il y a là un calife, un second calife et un rebelle (ḫārijī). – Servante de Dieu, lui demanda Abū Jaʿfar al-Mansūr,̣ que veux- tu dire ? – En vérité, reprit-elle, cet homme régnera, et elle désigna al-Saffāḥ ; toi tu lui succèderas, et voici celui qui se révoltera contre toi, en montrant ʿAbd Allāh b. ʿAlī »178. Comme si le témoignage d’une simple bédouine ne semblait pas suffire, des autorités plus incontesta- bles furent convoquées, jusqu’au Prophète en personne179. C’est tout d’abord l’alide Abū Hāšim b. Muḥammad b. al-Ḥ anafiyya, alors mou- rant – celui-là même qui aurait transmis son autorité aux Abbassides par son testament –, qui trouva la force de prophétiser le renversement des Omeyyades et les règnes d’Abū al-ʿAbbās et de son frère aîné Abū

177 Ainsi que l’avait notamment noté S. A. Arjomand, « ʿAbd Allah Ibn al-Muqaffaʿ », p. 26. 178 Al-Masʿūdī, Murūj, VI, p. 90-91, trad. IV, p. 938. 179 J. Lassner, « Did the Caliph », p. 78. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 363

Jaʿfar180. C’est ensuite ce dernier qui eut une vision, du temps où il résidait encore à al-Ḥ umayma : il se voit à La Mecque, en compagnie notamment d’Abū al-ʿAbbās et de ʿAbd Allāh b. ʿAlī. Le Prophète est présent, dans la Kaʿba et un héraut (munādī) s’écrie : « où est ʿAbd Allāh ? ». Abū al-ʿAbbās se présente en premier, et se voit confier un étendard noir, symbole de la Révolution abbasside. Le crieur réitère son appel ; ʿAbd Allāh et Abū Jaʿfar y répondent et c’est ce dernier qui est conduit dans le sanctuaire, où Muḥammad lui confie sa com- munauté (umma), place un turban sur sa tête et le nomme « père des califes »181. Le message est sans ambiguïté, et ce songe vise à exclure à la fois ʿAbd Allāh b. ʿAlī et ʿĪsā b. Mūsā, puisque al-Mansūṛ est destiné à être le géniteur de ses successeurs182. Pour parachever le tableau, c’est al-Mansūṛ lui-même qui se pré- sente comme un souverain légitime et classe ʿAbd Allāh b. ʿAlī dans la catégorie des tyrans. Lors d’une discussion, le calife s’exprime en ces termes : Connaissez-vous un tyran ( jabbār) dont le nom commence par la let- tre ʿayn, qui tua trois autres tyrans dont le nom commence aussi par ʿayn ? Oui, Commandeur des Croyants, [. . .] ʿAbd al-Malik b. Marwān, qui fit périrʿ Amr b. Saʿīd b. al-ʿĀs,̣ puis ʿAbd Allāh b. al-Zubayr, et en troisième lieu, ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad b. al-Ašrat̠. Le calife reprit : connaissez-vous un calife (ḫalīfa) dont le nom commence par la lettre ʿayn, qui fit mourir trois autres tyrans dont le nom commence aussi par cette même lettre ? Toi-même, Commandeur des Croyants, [. . .] puisque tu as tué ʿAbd al-Raḥmān b. Muslim et ʿAbd al-Jabbār b. ʿAbd al-Raḥmān ; en outre, ton oncle ʿAbd Allāh b. ʿAlī est mort sous les décombres de sa maison (bayt). Puisque sa maison s’est écroulée sur lui, reprit le calife, je ne suis donc pas coupable. Non, tu ne l’es pas [. . .]. Al-Mansūṛ sourit183. Al-Mansūṛ se trouve en quelque sorte « responsable mais pas coupa- ble » du trépas de son oncle. En se présentant comme l’unique calife, il dépasse à la fois les Omeyyades rabaissés au rang de despotes et ʿAbd Allāh qui ne vaut pas mieux.

180 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 297. 181 Kitāb al-ʿuyūn, p. 216 ; al-Azdī, Taʾrīḫ, p. 162. 182 Ainsi que l’a noté J. Lassner, « Did the Caliph », p. 79, note 19. 183 Al-Masʿūdī, Murūj, VI, p. 217-218, trad. IV, p. 986. Une version quelque peu dif- férente de cette tradition est proposée par al-Ṭabarī, III, p. 331, trad. vol. XXIX, p. 17 : al-Mansūṛ demande notamment s’il est à blâmer pour l’effondrement de la demeure de ʿAbd Allāh, ce à quoi son interlocuteur répond par la négative. 364 chapitre vii

Afin de parfaire l’image du rebelle, l’un des arguments mis en avant réside dans la dimension syrienne de ʿAbd Allāh. Cet ancrage spatial l’assimile aux Omeyyades et fait de lui un fauteur de trouble naturel en raison de la propension à la révolte qui caractérise la province aux yeux des Abbassides184. Paradoxalement, c’est cette syrianisation qui devait aussi assurer la préservation de la mémoire de ʿAbd Allāh b. ʿAlī chez un auteur comme Ibn ʿAsākir. Dans la biographie qu’il lui consa- cre, le savant damascène met en exergue les liens qui unissent ʿAbd Allāh à la province. L’antagonisme initial, par lequel s’ouvre la notice de celui qui provoqua la chute des califes de Damas, se dissipe peu à peu : ʿAbd Allāh est avant tout un syrien auquel les ahl al-Šām don- nèrent sans hésitation la bayʿa à la mort d’Abū al-ʿAbbās. Ibn ʿAsākir intègre dans sa narration une anecdote faisant état d’une visite de ʿAbd Allāh à la cour de Hišām. L’un des fils de ce dernier joue avec un arc et des flèches qui tombent de telle sorte que Maslama b. Hišām prédit que le visiteur de son père détruira la dynastie. La boucle est alors bouclée : ʿAbd Allāh est profondément syrien – comme en témoigne sa visite à la cour du temps de Hišām – et son rôle dans le renversement des Marwanides était inéluctable ainsi qu’en attestent les flèches de la destinée185. Si les Omeyyades passèrent graduellement de l’adversité à l’altérité sous le calame des chronographes abbassides, la figure de ʿAbd Allāh b. ʿAlī parcourut le chemin strictement inverse du côté des auteurs syriens. Son enterrement dans le cimetière de Bāb al-Šām à Bagdad confortait l’ancrage syrien de celui qui avait nourri l’ambition d’un califat abbasside conservant toute sa place à la province et à ses habitants. Ce sont donc prioritairement les sources syriennes qui s’efforcèrent à mettre un peu d’ordre au sein de ces traditions confuses. Ibn ʿAsākir est ainsi le plus disert sur la bayʿa reçue par ʿAbd Allāh186, tandis qu’Abū Zurʿa al-Dimašqī laisse planer le doute sur la légitimité d’al- Mansūṛ : s’il emploie le vocable d’istaḫlafa pour qualifier les accessions au pouvoir d’Abū al-ʿAbbās et d’al-Mahdī, il se contente d’aqāma pour évoquer la prise de pouvoir d’Abū Jaʿfar187. Cette dimension syrienne attachée à ʿAbd Allāh traduisait en effet avant tout le projet politi-

184 Voir à ce sujet les remarques acerbes d’Ibn al-Muqaffaʿ sur les dispositions au désordre des Syriens, Risāla, p. 46-47. Pour une typologie des soulèvements en Syrie à la période abbasside, on se reportera à P. M. Cobb, White Banners. 185 TMD, 31, p. 54-69 ; S. C. Judd, « Medieval Explanations ». 186 TMD, 31, p. 54-69. 187 Abū Zurʿa, Taʾrīḫ, I, p. 196-197. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 365 que qui avait été le sien et sur lequel il convient à présent de nous arrêter.

– Le sens de la révolte Nous ne savons pas où ʿAbd Allāh b. ʿAlī prévoyait d’installer son siège de pouvoir si son mouvement avait abouti. Il est toutefois vraisembla- ble que ce pouvoir était destiné à s’ancrer à l’ouest de l’Euphrate, si l’on en juge par les soutiens du prétendant. Ainsi que nous le souli- gnions, ʿAbd Allāh incarnait, peut-être plus que quiconque (avec Abū Muslim), l’image du général. Il était donc avant tout à la tête d’une armée. Les effectifs de ses troupes sont impossibles à préciser, mais les sources s’accordent pour y reconnaître des ahl al-Ḫurāsān et des ahl al-Šām wa-al-Jazīra. Les premiers nommés n’inspiraient qu’une confiance limitée àʿ Abd Allāh, qui craignait qu’ils ne l’abandonnent à la première occasion pour venir grossir les rangs des hommes d’Abū Muslim : il voyait en eux une potentielle « cinquième colonne »188 et les faits lui donnèrent raison189. C’est donc logiquement vers les seconds que ʿAbd Allāh porta sa préférence. Les intérêts des deux camps convergeaient à vrai dire, si l’on considère que les Syriens souhaitaient que leur terre demeure celle du califat. Cette idée, défendue notam- ment par P. Crone, a toutefois été remise en question par I. ʿAbbās et en dernier lieu P. M. Cobb. Là où la première voyait une « tentative syrienne » de retour sur le devant de la scène, les deux derniers privi- légient l’hypothèse d’une révolte au strict caractère militaire190. Ce ne sont alors que les soldats qui soutinrent les prétentions de ʿAbd Allāh et non l’ensemble de la population de la province191. En ce sens, ʿAbd Allāh s’apparente véritablement à un successeur de Marwān II : un « calife de guerre » doit succéder à un autre pour que l’armée, ici les ahl al-Šām et peut-être plus encore les ahl al-Jazīra, préserve sa posi- tion dominante. Cet épisode traduit d’ailleurs bien la forte continuité

188 P. M. Cobb, White Banners, p. 26. Cette défiance deʿ Abd Allāh envers les ahl al-Ḫurāsān est aussi notée par les auteurs chrétiens, à l’image de Théophane Chrono-( graphie, éd. p. 428, trad. p. 592) ou d’Agapius (Kitāb al-ʿunwān, p. 534). 189 Lors de l’affrontement de Nisibe, Abū Muslim appela lesahl al-Ḫurāsān à ral- lier ses rangs, ce que beaucoup firent. Devant ces pratiques séditieuses,ʿ Abd Allāh fit passer au fil de l’épée ceux qui se trouvaient encore dans ses rangs. Voir par exemple al-Ṭabarī, III, p. 94, trad. vol. XXVIII, p. 12, qui évoque le massacre de 17 000 soldats, et les remarques de J. Lassner, The Shaping, p. 258, note 30. 190 P. Crone, Slaves, p. 71 ; I. ʿAbbas, Taʾrīḫ Bilād al-Šām fī al-ʿasṛ al-ʿAbbāsī, p. 23 ; P. M. Cobb, White Banners, p. 24. 191 P. M. Cobb, White Banners, p. 24. 366 chapitre vii des méthodes adoptées par celui qui fut en Syrie le dernier calife omeyyade et celui qui ambitionnait d’y devenir le premier souverain abbasside. Confronté aux mêmes acteurs que son prédécesseur dont il a précipité la chute, ʿAbd Allāh et son entourage travaillent alors à la recomposition des réseaux de pouvoir au sein de la Syrie et de la Haute Mésopotamie. Les ašrāf locaux choisissent alors de faire bloc derrière celui qui leur « offrait un futur, tandis qu’al-Mansūṛ n’offrait que l’incertitude »192. La limite de cette politique résidait dans le crédit médiocre dont jouissait ʿAbd Allāh auprès d’une armée syro-mésopotamienne qui constituait la base de son soutien. C’est ce qu’un officier lui résuma en ces termes : « ta réputation auprès de l’armée syrienne n’est pas bonne, donc rien ne te sera plus utile que quelqu’un comme moi, qui possède une bonne réputation et des mains qui te soutiennent, ou bien un homme opportuniste qui compte profiter de la discorde pour atteindre la gloire »193. Le chroniqueur chrétien Agapius de Manbij livre la même analyse, estimant que ʿAbd Allāh « se mit à commander l’ensemble des Arabes de Jazīra et des Šāmāt après qu’ils avaient désespéré et perdu l’espoir de vivre »194. La ruse d’Abū Muslim qui, avant d’engager le combat avec ʿAbd Allāh, affirma ne pas venir défier ce dernier, mais simplement prendre la charge de gouverneur du Šām qu’Abū Jaʿfar lui avait confiée, contribua sans doute à l’inquiétude des Syriens. Certains firent d’ailleurs défection pour retourner protéger leurs familles face au nouveau péril qui s’annonçait, tandis que d’autres virent sans doute là une raison supplémentaire de se battre aux côtés de ʿAbd Allāh195. Plus que la tentation possible d’un califat syrien, ʿAbd Allāh offrait la perspective d’un califat abbasside s’appuyant largement sur l’armée syrienne. Si certains autres califes flirtèrent parfois assez nettement avec l’espace syrien, à l’image d’un Hārūn al-Rašīd dont il sera ques- tion dans le chapitre suivant, le seul autre souverain abbasside qui puisse se prévaloir d’ambitions similaires est sans doute al-Mutawakkil, qui tenta brièvement de faire de Damas sa nouvelle capitale en

192 P. M. Cobb, White Banners, p. 26. Cet avis est partagé par M. A. Shaban, Islamic History, II, p. 6. 193 Al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 105 : « inna balāʾaka ʿinda ahl al-Šām ġayr jamīl fa-lan yanfaʿaka illā mit̠lī mimman ʿindahu balāʾ ḥasan wa-ayādī mutazāhirạ aw rajul sāḥ ̣ib fitna yaltamis an yudrik fīhā šarafan ,» cité par P. M. Cobb, White Banners, p. 25. 194 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 536 (traduction modifiée). 195 Sur ce stratagème d’Abū Muslim, voir notamment al-Ṭabarī, III, p. 95-96, trad. vol. XXVIII, p. 13-14 ; al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 107-108. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 367

244/858196. Suite à cette initiative, le calife devait d’ailleurs connaître un sort aussi funeste que celui de ʿAbd Allāh b. ʿAlī. Ce premier projet d’un califat abbasside syrien, ou plus exactement d’un califat abbas- side des Syriens, devait largement sombrer dans l’oubli. Les sources chrétiennes en témoignent puisque l’oubli y est non seulement possi- ble, mais l’homonymie des principaux protagonistes – qui répondent tous au prénom de ʿAbd Allāh – s’y prêtait à merveille. Plus que des stratégies systématiques du silence, il faut d’ailleurs peut-être y voir un oubli accidentel, faute d’avoir su identifier clairement les différents acteurs de la période. La présentation du soulèvement proposée par l’Histoire des Patriar- ches illustre cette situation, même si le récit est fort différent de ce que l’on rencontre dans la majorité des sources et passablement embrouillé. Un jeune bédouin de la steppe, dénommé ʿAbd Allāh et présenté comme le fils d’Abū Muslim, reçoit en songe un triple appel l’enjoignant à aller combattre Marwān II et lui garantissant la victoire197. Son père a la même vision et en placarde le récit sur sa tente. Impressionnés par ce prodige, les musulmans affluent alors en masse pour prêter assistance aux deux hommes et, armés de simples branches de palmier munies de fers de lances, partent défier le calife. Au moment d’engager le combat, Marwān parle comme Goliath devant David : « Suis-je un chien pour que tu viennes à moi armé de bâtons ? »198. L’issue de l’affrontement est dès lors scellée ; à l’image du héros des Philistins, le calife est voué à la défaite car son adversaire se bat au nom de Dieu et du salut du peu- ple. Marwān prend alors la fuite tandis que ses ennemis se parent de noir et se lancent à sa poursuite199. ʿAbd Allāh parvient ainsi à Damas où il se livre à des massacres et se saisit de la fille du calife200. Vient ensuite une longue description des tribulations de Marwān en Égypte, dont l’auteur de cette partie de la chronique aurait été un témoin ocu- laire, prélude à la mise à mort inéluctable du souverain201. ʿAbd Allāh règne désormais sur l’empire et édicte ses premières mesures202. Vient ensuite le temps de ʿAbd Allāh Abū Jaʿfar, « qui appartient à la famille des premiers souverains » et dont Abū Muslim est présenté comme

196 Voir sur ce point P. M. Cobb, « Al-Mutawakkil’s Damascus ». 197 Ce triple appel fait écho à celui identique reçut par le Prophète. 198 I Samuel, XVII, 43. 199 History of the Patriarchs, PO, V, p. 150-3. 200 History of the Patriarchs, PO, V, p. 158. 201 History of the Patriarchs, PO, V, p. 170-186. 202 History of the Patriarchs, PO, V, p. 189. 368 chapitre vii l’oncle203. ʿAbd Allāh est issu des ahl Ḥ arrān204 et c’est dans cette ville qu’il prend femme, avant de s’installer à Damas lors de son accession au califat205 ! Ces multiples confusions proviennent à n’en point douter de l’ho- monymie entre les différents protagonistes :ʿ Abd Allāh est un nom commun à Abū al-ʿAbbās, Abū Jaʿfar et ʿAbd Allāh b. ʿAlī. C’est en outre un élément caractéristique de la titulature des premiers califes abbassides, dans la continuité d’une pratique omeyyade206. Si les liens de parentés supposés avec Abū Muslim sont plus délicats à expliquer, il est par contre possible de préciser l’identité du ʿAbd Allāh impliqué dans tel ou tel événement de cette narration. C’est évidemment ʿAbd Allāh b. ʿAlī qui s’impose comme le personnage central, en triomphant de Marwān II ou en perpétrant les massacres de Damas. C’est sans doute lui encore qui est associé aux ahl Ḥ arrān puis à Damas. Du côté des sources islamiques, pareilles incertitudes sur l’identité des acteurs du soulèvement servirent les desseins des historiographes abbassides lorsqu’ils amorcèrent leur recomposition des origines de la dynastie. L’exemple le plus abouti des stratégies de l’isolation qui furent alors développées réside peut-être dans ce que nous croyons savoir de la titulature même des premiers abbassides : l’historiographie moderne a presque unanimement associé le laqab d’al-Saffāḥ au pre- mier souverain abbasside, en dépit d’indices qui plaident pour attri- buer cette épithète à ʿAbd Allāh b. ʿAlī.

2. La confiscation de et par la messianité L’analyse ce de cette question permet plus largement de mettre au jour les stratégies développées par la nouvelle dynastie, en vue d’asseoir son autorité face aux multiples prétentions concurrentes. La dimen- sion messianique des premiers califes fut mise en avant pour offrir la légitimité absolue dont devait jouir la famille. L’exemple de ʿAbd Allāh b. ʿAlī présente un cas d’étude concret des tactiques adoptées alors par les chronographes.

203 History of the Patriarchs, PO, V, p. 206. 204 History of the Patriarchs, PO, V, p. 207. 205 History of the Patriarchs, PO, X, p. 364. 206 M. Sharon, CIAP, II, p. 215. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 369

– Du sanguinaire au généreux ? La titulature d’al-Saffāḥ en association avec Abū al-ʿAbbās n’apparaît dans les textes qu’à une date relativement tardive. La première men- tion incontestable se trouve en effet chez al-Balād̠urī207, tandis qu’un auteur de l’importance d’al-Ṭabarī n’emploie jamais le laqab pour désigner le calife208. La seule utilisation du terme en relation avec Abū al-ʿAbbās se situe dans le cadre du tout premier discours prononcé par ce dernier lors de son accession. Après avoir signifié l’augmenta- tion des soldes des troupes, il se définit ainsi : «anā al-saffāḥ al-mubīḥ wa-al-t̠āʾir al-mubīr » 209. Saffāḥ désigne celui qui verse ou qui répand, indifféremment les richesses ou le sang210. Le passage est donc ambigu dans la mesure où le contexte de l’augmentation des pensions pousse à privilégier l’option de la générosité du nouveau souverain, tandis que la mention du « vengeur [qui sème] la désolation » invite à sous- crire à l’idée du sanguinaire211. En outre, al-Masʿūdī rapporte qu’Abū al-ʿAbbās utilisa tout d’abord le laqab d’al-Mahdī212 et cette asser- tion se trouve corroborée par les deux seules inscriptions qui nous soient connues du premier calife de la nouvelle dynastie. Il y est en effet présenté sous la titulature d’al-mahdī ʿabd Allāh ʿAbd Allāh amīr al-mūʾminīn (« le mahdī, le serviteur de Dieu, ʿAbd Allāh le comman- deur des Croyants »)213. Si la seconde épigraphe, datée de 136/754 et ordonnant la restauration des mosquées, fut découverte à Sanạ ʿāʾ, la première présente l’avantage d’être localisée en Syrie. L’inscription, trouvée à Baysān, est datée de D̠ū al-Qaʿda 135/9 mai-7 juin 753 et fait état de travaux commandés dans la ville par le calife, et confiés d’ailleurs aux bons soins de ʿAbd Allāh b. ʿAlī !

207 Al-Balād̠urī, Futūḥ, éd. p. 209. 208 M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 281. 209 Al-Ṭabarī, III, p. 30, trad. vol. XXVII, p. 154. 210 Kazimirksi, Dictionnaire, I, p. 1097. 211 M. L. Bates estime que c’est la première option qui doit être choisie, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 281, note 4, tandis que J. A. Williams, le traducteur du volume idoine d’al-Ṭabarī, se refuse à choisir entre les deux options (vol. XXVII, p. 154, note 379), tout en notant que de son vivant le calife semble avoir été exclusivement désigné par sa kunya, Abū al-ʿAbbās. Le sens de généreux est également privilégié par A. Elad, « The Caliph ». 212 Al-Masʿūdī, Tanbīh, p. 338, trad. p. 434-435. Al-Masʿūdī utilise toutefois le laqab d’al-Saffāḥ pour désigner le calife. 213 Sur ces inscriptions, voir A. Elad, « The Caliph », p. V-VI [résumé en anglais d’un article en hébreu] et en dernier lieu la discussion de M. Sharon, CIAP, II, p. 214 et s. 370 chapitre vii

Les différents éléments à notre disposition révèlent donc bien les incertitudes relatives à la titulature d’Abū al-ʿAbbās et incitent plutôt à rejeter le laqab d’al-Saffāḥ comme étant son apanage. Plus encore, des allusions préalables prêtent à discussion et d’autres sources iden- tifient ʿAbd Allāh b. ʿAlī comme étant le porteur originel de ce titre. Un poète de cour omeyyade, al-Ḥ afs ̣ b. Nuʿmān al-Umawī, qui intégra l’entourage de ʿAbd Allāh b. ʿAlī, l’identifie ainsi sous ce vocable dans l’un de ses vers214 ; les Aḫbār Majmūʿa, qui rapportent que la tête de Marwān II fut envoyée à al-Saffāḥ puis à Abū al-ʿAbbās, vont dans le même sens215. Le titre est déformé ailleurs chez al-Balād̠urī, qui évoque al-Šammāḫ, l’orgueilleux. L’affaire s’éclaire à la lecture de la biographie qu’Ibn Saʿd consacre à ʿAlī b. ʿAbd Allāh. Dans la liste des nombreux enfants que dresse le biographe, il est question de deux ʿAbd Allāh, l’aîné (al-akbar) et le cadet (al-asġaṛ ). Au sujet de ce dernier, Ibn Saʿd précise : « wa-ʿAbd Allāh al-asġaṛ al-Saffāḥ allad̠ī ḫaraja bi-al-Šām » 216. Ce membre de phrase est de surcroît reproduit à l’identique dans l’Histoire ano- nyme des Abbassides217 ! L’un des textes les plus anciens (Ibn Saʿd, m. 230/845) et le plus ouvertement apologétique consacré aux Abbassides (l’Histoire anonyme) proclament à l’unisson que l’épithète d’al-Saffāḥ était la propriété de ʿAbd Allāh b. ʿAlī. L’ensemble des pièces versées au dossier corroborent donc les thè- ses de ceux qui refusaient de considérer al-Saffāḥ comme le laqab du premier calife abbasside, mais accréditent en outre l’idée d’une migra- tion de l’épithète de ʿAbd Allāh b. ʿAlī vers Abū al-ʿAbbās218. Ce trans- fert fut le fait d’une manipulation historiographique dont le moment exact reste à préciser219. Le changement de propriétaire du laqab s’ac- compagne d’un glissement sémantique qui sert les intérêts du califat abbasside. Non seulement la récupération du laqab permet d’effacer

214 Ibn Manzūr,̣ Muḫtasaṛ , 7, p. 212-213. 215 Aḫbār Majmūʿa, p. 46. Voir en outre al-Maqdisī, Kitāb al-badʾ, VI, p. 74, les attestations fournies par B. Lewis, « The Regnal Titles » et A. A. Duri, « Al-Fikra al- mahdiyya » et P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph, p. 81, note 142. 216 Ibn Saʿd, Al-Ṭabaqāt, V, p. 312-313. 217 Aḫbār al-dawla, p. 148. 218 Voir en particulier B. Lewis, « The Regnal Titles » ; P. Crone et M. Hinds,God’s Calpih, p. 81, note 142 ; A. Elad, « The Caliph » ; S. A. Arjomand, «ʿAbd Allah Ibn al-Muqaffaʿ », p. 28. 219 Notons par exemple qu’al-Masʿūdī, qui utilise le laqab d’al-Saffāḥ pour désigner Abū al-ʿAbbās, présente précisément ce dernier, en des termes choisis, comme étant à la fois généreux (samḥan bi-al-amwāl) et sanguinaire (bi-safk dimāʾ) ! Voir Tanbīh, éd. p. 339, trad. p. 436. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 371 les traces d’un oncle rebelle bien encombrant, mais en passant du san- guinaire au généreux, on valorise par la même occasion l’image d’Abū al-ʿAbbās, alors que l’on veille à gommer les violences qui caractérisent la prise de pouvoir abbasside220. En outre, l’épithète fut parée d’une connotation messianique qui était primitivement absente221 : elle s’accordait alors à merveille avec le surnom originel du calife, al-Mahdī. Abū al-ʿAbbās est donc la figure du souvenir d’al-Saffāḥ, tandis que ʿAbd Allāh représente sans doute celle de l’histoire222. Cet ajout de sens eschatologique autour du laqab que l’on devait associer au fondateur de la dynastie223 s’inscrit dans le contexte plus large de la confiscation de la messianité qu’opérèrent les Abbassides pour faire taire les revendications concurrentes.

– Révolution et messianité Les chapitres précédents ont abondamment souligné la place pré- pondérante qu’occupaient les attentes eschatologiques au cours du deuxième siècle de l’hégire et leur prégnance dans l’appréhension des événements. Un épisode de l’ampleur d’un coup d’État se soldant par un changement dynastique ne pouvait déroger à la règle224. Les com- mentateurs de l’épisode le parèrent en conséquence d’une forte dimen- sion messianique qui se répandit, telle une traînée de poudre, dans la quasi-totalité des sources traitant de la période. Comme aux environs de l’an cent de l’hégire, différentes catastrophes naturelles favorisèrent ces interprétations apocalyptiques. Les sources chrétiennes en parti- culier s’en font l’écho. Les terribles séismes qui secouèrent la Syrie entre 747 et 749225, qui venaient s’ajouter aux troubles qui agitaient

220 Voir supra, chapitre IV. 221 M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 311, note 4. 222 J’emprunte cette distinction à J. Assmann comparant Moïse et Akhenaton, Moïse l’Égyptien, p. 18. 223 Voir sur ce point M. Sharon, Revolt, p. 232-234. 224 Pour une vue d’ensemble de ce contexte messianique sous les premiers Abbas- sides, voir A. A. Duri, « Al-Fikra al-mahdiyya ». 225 L’identification d’un ou plusieurs séismes à l’approche de la Révolution abbas- side continue de susciter des débats parmi les spécialistes. Les tenants de la thèse d’un seul tremblement de terre, accompagné de ses inévitables répliques, privilégient la date du 18 janvier 749, en raison notamment des témoignages archéologiques trouvés à Baysān. Une monnaie datée de 131/748-749 a en effet été retrouvée dans cette ville, sous la couche de destruction provoquée par la secousse (voir en particu- lier sur la question Y. Tsafrir et G. Foerster, « The Dating »). Toutefois, des travaux récents remettent en cause cette vision d’un seul séisme de très forte magnitude et proposent au contraire de privilégier l’hypothèse de plusieurs tremblements de terre, avec des épicentres différents, localisés notamment en Palestine et en Syrie du Nord. 372 chapitre vii alors la province depuis le décès de Hišām, furent considérés comme les principaux signes avant-coureurs de cet eschaton imminent226. Les régions côtières subirent doublement les conséquence d’au moins un tremblement de terre qui s’accompagna d’un tsunami227. D’autres élé- ments à caractère surnaturels corroborent cette analyse : passage de comètes et autres prodiges célestes228, épidémies, famines, invasions d’insectes et diverses autres calamités229. La succession de calamités fut telle que, aux dires de Michel le Syrien, Marwān II écrivit dans tout l’empire pour demander que l’on fasse pénitence, afin de se soustraire à ces châtiments divins230. Ce contexte messianique est illustré par la floraison d’une litté- rature apocalyptique : des éléments de l’apocalypse de Baḥīrā231 ou encore celle, composée en copte, qui servit de base aux apocalypses de Šenute, de Daniel et de Samuel du Qalamūn232 datent des environs de la Révolution abbasside. Le noyau ancien des visions du rabbin Simon ben Yōḥai fut composé sous les premiers Abbassides, vraisemblable- ment sous al-Mansūṛ 233. Le texte des secrets, qui renferme à la fois les éléments les plus anciens et les plus détaillés, présente clairement la chute des Omeyyades sous un jour apocalyptique : l’effondrement de Bāb Jayrūn, l’une des portes de la mosquée de Damas, préfigurera la ruine de la dynastie234. La défaite de Marwān II avait été prophéti-

Voir en dernier lieu I. Karcz, « Implications », en particulier p. 778-787. Voir en outre M. R. Sbeitani, R. Darawcheh et M. Mouty, « The Historical Earthquakes », p. 362-364, qui relèvent les différentes dates et mentions de ces séismes. 226 Théophane,Chronographie , éd. p. 422, 426, 430, trad. p. 585, 589, 594 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 521; Michel le Syrien, éd. p. 464, 466-467 trad. p. 507, 509-511 ; 1234, I, éd. p. 326, trad. lat. p. 254-255 ; Zuqnīn, éd. p. 191-192, trad. Harrak p. 177- 178, trad. Hespel p. 146-147 ; Nicéphore, Short History, § 69 ; The Continuatio, éd. p. 209, trad. p. 56 ; Élie de Nisibe, éd. p. 171-172, trad. lat. p. 82, trad. Delaporte p. 105. 227 Michel le Syrien, éd. p. 466, trad. p. 509. 228 Théophane,Chronographie , éd. p. 431, trad. p. 597 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 513, 515, 520 ; Michel le Syrien, éd. p. 465, trad. p. 507-508 ; Zuqnīn, éd. p. 195, trad. Harrak p. 180, trad. Hespel p. 150 ; Nicéphore, Short History, § 71. 229 Voir par exemple Michel le Syrien, éd. p. 465-466, trad. p. 507-508 ; 1234, I, éd. p. 319, 326-328 trad. lat. p. 248-249, 254-256 ; Zuqnīn, éd. p. 200 et s., trad. Harrak p. 184 et s., trad. Hespel p. 155 et s. 230 Michel le Syrien, II, éd. p. 466, trad. p. 508. 231 R. G. Hoyland, Seeing, p. 276, 273. 232 Sur les débats autour de ces apocalypses, voir supra, chapitre III. Les relations entre ces textes ont été mises au jour par J. M. J. M. Van Lent, « The Nineteen ». 233 Voir supra, chapitre III. 234 B. Lewis, « An Apocalyptic Vision », p. 326. Voir en outre le texte de la prière du rabbin Simon b. Yōḥay, p. 313. Il faut peut-être voir, dans cette annonce de l’effon- drement de Bāb Jayrūn, une allusion aux dégâts causés par les séismes qui frappèrent penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 373 sée235 par Isaïe selon l’auteur du texte, qui estime que c’est le dernier marwanide qui est visé par le verset : « le Seigneur a brisé le bâton des méchants »236. Ces éléments messianiques associés aux premiers abbas- sides sont confirmés par d’autres apocalypses juives : un fragment de la Genizah, mentionne al-Mansūṛ comme étant le souverain des Ismaé- liens durant les derniers jours237, et un passage des Pirqē (chapitres) du rabbin Eliezer précise que le messie arrivera après le règne de deux frères238. Plusieurs interprétations de ce dernier passage ont été propo- sées, identifiant notamment les deux frères à al-Amīn et al-Maʾmūn, à ʿAbd al-Malik et ʿAbd al-ʿAzīz, ou encore à Muʿāwiya et Ziyād b. Abīhi. B. Lewis a toutefois préféré à raison y voir plutôt Abū al-ʿAbbās et Abū Jaʿfar, étant donné le faisceau d’éléments qui témoignent de l’impor- tance du contexte messianique sous les premiers Abbassides239. Dans l’apocalyptique musulmane, des attentes similaires sont connectées avec les Abbassides. Il est d’ailleurs vraisemblable que les premiers califes entretinrent des attentes eschatologiques de leur vivant. Nous avons évoqué plus haut le cas d’Abū al-ʿAbbās présenté comme al-Mahdī dans deux inscriptions. Si nous poursuivons notre enquête vers l’aval, l’épithète al-Mansūṛ revêt aussi une forte dimen- sion messianique, reprenant un usage bien attesté en Arabie du Sud à la période préislamique240. Al-Balād̠urī rapporte d’ailleurs que le calife reçut en rêve un drapeau du Prophète pour combattre l’Antéchrist241. C’est peut-être en raison de cette dimension que, parmi les partisans les plus extrémistes du mouvement qui avaient conduit les Abbassides

Damas. Al-Suyūtị̄ (m. 911/1505) rapporte ainsi qu’en 131/748-749 le toit de la mos- quée fut fracturé, Kašf al-salṣ alạ . 235 Des traditions opposées circulaient aussi, ainsi qu’en témoigne Michel le Syrien qui se fait l’écho de la forgerie d’une Apocalypse d’Hénoch, composée par un évêque dénommé Cyriacus. Ce dernier y inséra des éléments annonçant le califat de Marwān II et affirmant que son fils lui succèderait. Le texte aurait vivement plu à Marwān II, qui réclama à Cyriacus d’en faire un commentaire. L’évêque chercha à tirer profit de sa nouvelle position privilégiée en réclamant le siège alors vacant du Ṭūr ʿAbdīn. Michel le Syrien, II, éd. p. 465, trad. p. 507. 236 Isaïe, XIV, 5. B. Lewis, « An Apocalyptic Vision », p. 326 ; voir en outre le texte de la prière du rabbin Simon b. Yōḥay, p. 313. 237 A. Marmorstein, « Les signes du Messie ». 238 Voir en particulier sur ce texte les remarques de R. G. Hoyland, Seeing, p. 313- 316. 239 B. Lewis, « An Apocalyptic Vision », p. 331. 240 B. Lewis, « The Regnal Titles », p. 16-17 ; F. Omar, « A Note on thelaqabs », p. 142-144 ; W. Madelung, « Apocalyptic Prophecies », p. 157-158 ; D. Cook, Studies, index ; M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 284. 241 Al-Balād̠urī, Ansāb, III, p. 198 ; D. Cook, Studies, p. 144-145. 374 chapitre vii au pouvoir, les Rāwandiyya242 considéraient al-Mansūṛ comme leur Dieu (rabb), garant de leur subsistance. S’il s’était sans doute montré dans un premier temps favorable à de tels excès, le calife fut finalement obligé de prendre des mesures contre ces derniers en 141/758-759243. En dépit de ces éléments, le calife n’adopta pas d’emblée ce laqab, qui n’aurait été choisi que dans la seconde moitié de l’année 145/762-763, à la suite de la victoire du calife sur les révoltés alides Muḥammad b. ʿAbd Allāh (al-Nafs al-Zakiyya) – qui se faisait lui-même appeler al-Mahdī – et son frère Ibrāhīm244. C’est cependant plus encore autour de la figure du fils d’al-Mansūr,̣ al-Mahdī, que ces attentes devaient se cristalliser : environ une décen- nie après la mort d’Abū al-ʿAbbās, cette titulature redevenait le laqab du futur troisième calife de la dynastie245. La question essentielle réside dans la chronologie de l’adoption de ce laqab, puisqu’il est patent que cette décision intervint en amont de son accession au trône. Sur la base d’attestations numismatiques, des dirhams frappés à Rayy en 145/762- 763 et portant la mention mimmā amara bihi al-Mahdī Muḥammad b. Amīr al-Muʾminīn, J. L. Bacharach avait suggéré une adoption du titre, à l’initiative d’al-Mansūr,̣ en réaction aux prétentions alides246. Les deux laqab-s seraient ainsi apparus de façon concomitante. En enrichissant le corpus des monnaies pertinentes pour la question, il a été démontré en dernier lieu qu’il n’en était rien et que la titulature d’al-Mahdī était employée dès 143/760-761, sur une monnaie frappée

242 Voir sur ces derniers E. Kohlberg, « Al-Rāwandiyya » et H. Laoust, Les schismes, notamment p. 62. 243 Al-Ṭabarī, III, p. 129, trad. vol. XXVIII, p. 63. 244 C’est ce qu’affirme al-Masʿūdī, Tanbīh, éd. p. 341, trad. p. 439. Cette assertion a été confirmée par d’autres éléments, en particulier par le biais des titulatures du calife dans ses correspondances, telles qu’elles sont préservées par al-Ṭabarī, III, p. 208-209, trad. vol. XXVIII, p. 166-167 (échange de lettres entre le calife et Muḥammad b. ʿAbd Allāh au début du soulèvement de ce dernier ; le laqab d’al-Mansūṛ n’apparaît pas dans la titulature) et III, p. 338-341, trad. vol. XXIX, p. 24-28 (lettre adressé par le calife à ʿĪsā b. Mūsā en vue de le faire renoncer à ses droits à la succession au profit d’al-Mahdī ; dans cette missive datée de 147/764-765, le calife utilise le laqab d’al- Mansūr).̣ Voir sur ce point M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 283-285. Parmi les autres pièces à ajouter au dossier, notons que lors de la fondation de Bagdad, un peu plus tôt dans le courant de la même année 145/762, la ville est désignée comme Madīnat Abū Jaʿfar et non comme Madīnat al-Mansūr.̣ Voir al-Yaʿqūbī, II, p. 373 ; al-Ṭabarī, III, p. 906, trad. vol. XXXI p. 176 ; A. Northedge, « Archaeology and New Urban Settlement », p. 245-246. Sur la révolte d’al-Nafs al-Zakiyya, voir en dernier lieu A. Elad, « The Rebellion ». 245 Sur le califat d’al-Mahdī, voir notamment les études classiques de S. Moscati, « Studi » et « Nuovi studi » et H. Kennedy, The Early Abbasid, p. 96 et s. 246 J. L. Bacharach, « Laqab for a Future Caliph ». penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 375

à Buḫārā247. La signification de cette découverte est d’importance, dans la mesure où elle implique que le laqab d’al-Mahdī fut utilisé avant celui de son père et antérieurement à sa désignation comme héritier présomptif 248 ! M. L. Bates a proposé de voir là une marque de « l’en- thousiasme révolutionnaire » et l’expression de croyances spontanées, qui auraient conduit les partisans du mouvement à considérer le jeune prince portant le même nom que le Prophète (Muḥammad b. ʿAbd Allāh) comme destiné à être Le mahdī attendu249. Si de telles idées circulaient dans le Ḫurāsān, dont le futur calife devint gouverneur à compter de 141/758-759250, M. L. Bates suggère qu’elles pouvaient aussi trouver un écho du côté des troupes originaires de la province émigrées en Iraq251. Cette hypothèse prend tout son sens dans l’es- pace syrien si l’on en croit le chroniqueur byzantin Théophane, qui signale qu’en 759-760 les ahl al-Ḫurāsān (Maurophoroi) se soulevèrent à Dābiq – lieu traditionnel de rassemblement des troupes en partance pour les campagnes dirigées contre les Byzantins depuis le règne de Sulaymān b. ʿAbd al-Malik –, en affirmant que le fils d’al-Mansūṛ était un Dieu et leur « nourricier » (tropheus)252. Toujours dans le cadre du Šām, il faut d’ailleurs souligner que le nom d’al-Mahdī est mentionné dans une inscription trouvée à Ascalon, et datée de 155/771-772, qui ordonne la construction d’une mosquée et d’un minaret253. Si M. Sha- ron défend l’hypothèse selon laquelle c’est al-Mansūṛ lui-même qui utilise alors ce titre254, la chronologie de l’apparition du laqab de son fils, attestée par les trouvailles numismatiques de M. L. Bates, invitent davantage à souscrire à l’idée de travaux commandités par le futur calife. Il est évident qu’une telle situation, sous le règne d’al-Mansūr,̣ servait les intérêts du calife255 désireux de bousculer l’ordre de succession établi

247 M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 292 et s. 248 Cette nomination eut lieu en 147/764-765 selon al-Ṭabarī, III, p. 331, trad. vol. XXIX, p. 17. Sur cet épisode, voir H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate, p. 91-93. 249 M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 295-298. 250 Al-Ṭabarī, III, p. 134, 138, trad. vol. XXVIII, p. 69, 75-76. 251 M. L. Bates, « Khurāsānī Revolutionaries », p. 298. 252 Théophane,Chronographie , éd. p. 431, trad. p. 597. Notons toutefois qu’il s’agit peut-être là d’une confusion avec les croyances des Rāwandiyya qui prenaient al-Mansūṛ pour leur Dieu (rabb), ainsi que nous l’évoquions plus haut. Ces derniers sont aussi toutefois fortement associés à al-Mahdī. Voir E. Kohlberg, « Al-Rāwandiyya ». 253 RCEA, I, n° 42 ; M. Sharon, CIAP, I, p. 144-146. 254 M. Sharon, CIAP, II, p. 217. 255 Cl. Cahen, « Points de vue », p. 156. 376 chapitre vii en faveur de ʿĪsā b. Mūsā, au profit de sa progéniture. La désignation du fils d’Abū Jaʿfar comme étant le mahdī attendu offrait un argument de poids dans cette optique. Cette croyance est d’ailleurs corroborée par l’inscription aux résonances apocalyptiques d’Ehneš, datée de la fin du iie/viiie siècle, et qui mentionne expressément al-Mahdī256. Elle est en outre préservée par des auteurs tardifs, à l’image d’Ibn Ḥ ajar al-ʿAsqalānī (m. 852/1449) qui rapporte que, lorsque al-Mahdī reçut la bayʿa, le poète Mutīʿ b. Iyās affirma qu’il était lemahdī , qu’il en portait la marque de naissance (šāma) et qu’il était destiné à remplir le monde de justice257. Al-Hādī et al-Rašīd portent eux aussi des laqab-s à forte connota- tion messianique. Al-Ṭabarī signale que ce dernier se vit attribuer son épithète en 166/782-783258 et l’on retrouve ce qualificatif sur des mon- naies à compter de 170/786-787259. En raison des conditions difficiles qui entourent l’accession de Hārūn, puisque al-Hādī mourut dans des conditions obscures alors qu’il s’efforçait de l’écarter de l’ordre de suc- cession au profit de son fils ʿJa far260, il semble que le nouveau calife pri- vilégia temporairement le laqab d’al-Marḍī pour appeler à l’harmonie et à la réconciliation. Dès la restauration de l’unité le surnom devait céder sa place à celui d’al-Rašīd qui prévalait en amont de l’accession de Hārūn261.

Pour compléter leurs stratégies de distinctions, les Abbassides mirent en circulation différentes traditions dans lesquelles ils étaient présentés comme étant notoirement destinés à supplanter les Omeyyades262. La divination complétait donc ces fonctions sotériologiques pour légitimer par avance les nouveaux maîtres du califat. Des prémonitions annon- cent ainsi leur triomphe, à l’instar de celle, rapportée par al-Masʿūdī, où la mère d’al-Mansūr,̣ Sallāma, vit en rêve durant sa grossesse un lion sortir de son sein : « alors, des lions surgirent de tout côté et se dirigèrent vers lui, et chacun de ces animaux, en s’approchant de lui,

256 A. Palmer, « The Messiah and the Mahdi »; R. G. Hoyland,Seeing , p. 415-416. 257 Ibn Ḥ ajar al-ʿAsqalānī, Lisān, VI, p. 61, cité par D. Cook, Studies, p. 145, note 35. 258 Al-Ṭabarī, III, p. 506, trad. vol. XXIX, p. 223. 259 M. Bonner, « The Mint » et « Al-Khalīfa al-Marḍī ». 260 Sur cet épisode voir notamment S. Moscati, « Le califat d’al-Hādī » et M. Bonner, « Al-Khalīfa al-Marḍī », p. 84-87. 261 M. Bonner, « Al-Khalīfa al-Marḍī », en particulier p. 90-91. 262 Voir notamment M. Sharon, Black Banners, p. 82 et s. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 377 se prosternait »263. Le symbole est sans équivoque, le fils de Sallāma est destiné à dominer le monde. Cette reconnaissance par un membre de la famille hashimite s’avérait toutefois insuffisante face aux préten- tions concurrentes. Aussi n’hésita-t-on pas à mobiliser des autorités incontestables : les Alides et les Omeyyades eux-mêmes, soit les deux principaux rivaux des Abbassides, sont mis en scène reconnaissant implicitement ou explicitement la légitimité abbasside ! Al-Ṭabarī narre par exemple la vision d’un descendant de Jaʿfar, le propre frère de ʿAlī b. Abī Ṭālib, dénommé Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Muḥammad b. ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. Jaʿfar b. Abī Ṭālib. Ce dernier déambule en songe dans la mosquée du Prophète à Médine, et voit l’inscription mentionnant le nom d’al-Walīd b. ʿAbd al-Malik, qui y avait fait exécuter des travaux. Une voix perce alors le silence et lui ordonne d’effacer ce nom pour le remplacer par celui d’un Banū Hāšim prénommé Muḥammad. Le visiteur répond alors que tel est son prénom et qu’il est en outre hashimite. Il fait préciser à la voix la généalogie du personnage destiné à figurer sur l’inscription et croit être l’heureux élu jusqu’à ce que al-ʿAbbās soit désigné comme étant l’aïeul du futur récipiendaire. Cette vision, qui intervient vers la fin du califat omeyyade, trouve son épilogue plusieurs années plus tard lors- que al-Mahdī, se trouvant à Médine, s’offusque de l’épigraphe men- tionnant un calife omeyyade et y fait substituer son propre nom264. Le calife s’appelle bien en effet Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Muḥammad b. ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. al-ʿAbbās : c’est donc presque l’homonyme par- fait du descendant de Jaʿfar. Cette anecdote édifiante consacre la supé- riorité des fils d’al-ʿAbbās sur ceux d’Abū Ṭālib. Mieux, ce sont ces derniers qui le proclament ainsi. De telles traditions furent peut-être mises en circulation sous al-Mansūṛ ou sous al-Mahdī, qui s’évertuè- rent à instituer la supériorité de leur ancêtre sur Abū Ṭālib265. L’Histoire anonyme des Abbassides rapporte quant à elle que ʿAlī b. ʿAbd Allāh, qui fut à l’origine de l’installation de la famille dans l’espace syrien, à al-Ḥ umayma, aurait affirmé devant Sulaymān b. ʿAbd al-Malik – ou devant Hišām selon une autre version – que ses deux petits-fils, les futurs Abū al-ʿAbbās et Abū Jaʿfar, étaient appe- lés à régner266. Hišām est d’ailleurs présenté comme particulièrement

263 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI p. 157-158, trad. IV p. 961. 264 Al-Ṭabarī, éd. vol. III, p. 535, trad. vol. XXIX, p. 254-255. 265 Sur ce point voir supra, chapitre II. 266 Aḫbār al-dawla, p. 139-140. 378 chapitre vii révérencieux à l’égard de ʿAlī b. ʿAbd Allāh, pour lequel il aurait même déclamé un poème d’éloges, alors que quelques décennies plus tôt, ʿAbd al-Malik s’était montré tout aussi accueillant267. Ailleurs, c’est Marwān II qui est parfois présenté comme omniscient, pour mieux annoncer le triomphe à venir des Abbassides. Al-Isfahānị̄ signale ainsi que Marwān II ne se souciait guère des revendications de Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. al-Ḥ asan (al-Nafs al-Zakiyya) qui prétendait être le mahdī, en dépit des mises en garde de ses conseillers. Le calife savait en effet que le pouvoir ne lui échoirait pas mais reviendrait au « fils d’une esclave » (umm walad), derrière lequel il faut sans doute reconnaître al-Mansūṛ 268. Ces visions, sans avoir toujours le caractère ouvertement messianique d’autres traditions, n’en visaient pas moins à préserver le potentiel abbasside à réaliser les conditions de la Fin des Temps, au même titre qu’un Maslama n’achevant pas ses conquêtes. Cette profusion d’éléments à forte connotation eschatologique s’ex- plique notamment par la véritable compétition pour la messianité qui faisait rage au début de la période abbasside. Parallèlement à l’accent mit sur la dimension sotériologique des nouveaux maîtres du califat se cristallisaient en effet des prétentions concurrentes autour de la figure du Sufyānī, qui préfigurait le retour de l’Omeyyade premier, ou de Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya du côté des Alides. À la suite de l’as- sassinat d’Abū Muslim, certains de ses partisans proclamèrent de sur- croît que leur héros reviendrait répandre la justice et qu’il serait ainsi le rédempteur attendu269. Ces aspects messianiques joueront encore un rôle crucial dans le cadre de la guerre civile qui déchirera l’empire à la mort de Hārūn al-Rašīd270. En d’autres termes, les Abbassides sont d’autant plus obligés de développer leur dimension messianique qu’ils n’en possèdent pas le monopole. Dans cette optique la Syrie s’affirme comme un espace stratégique, en particulier la partie septentrionale de la province, peut-être en écho avec les attentes suscitées par les com- bats face aux Byzantins et l’espérance de la prise de Constantinople. Tant du côté de l’apocalyptique musulmane, ainsi que l’illustre avant tout Nuʿaym b. Ḥ ammād (m. 229/844), que de celui de l’eschatologie chrétienne, le Šām s’affirme comme une terre fertile en la matière.

267 Aḫbār al-dawla, p. 141, 154-156. 268 Al-Isfahānī,̣ Maqātil, p. 247, 258, cité par A. Elad, « The Rebellion », p. 163. 269 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI p. 186-187, trad. IV p. 973. 270 H. Yucesoy, « Between Nationalism » et Messianic Beliefs, p. 59 et s. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 379

La prégnance de ces attentes ne doit pas nous surprendre. Ces croyances messianiques étaient à vrai dire par essence indissociables de la dawla abbasside. Le bouleversement radical escompté s’inscrivait nécessairement dans le contexte de « l’affirmation d’une idée du temps de la collectivité humaine bien précise »271. C’est pourquoi la vulgate de la Révolution était vouée à être imprégnée de ces éléments mes- sianiques, tandis que toute une littérature apocalyptique se développa autour de l’épisode. Rappelons notamment que l’on insista précisé- ment sur le lancement de la daʿwa en l’an 100 de l’hégire, marqué par de fortes spéculations eschatologiques. C’est donc la messianité que l’on cherche à confisquer, mais aussi par elle que l’on accapare le pouvoir. Le monopole eschatologique recherché vise à étouffer les prétentions concurrentes alides et sufyanides. La Révolution abbasside se donne avant tout à lire comme un mythe d’origine. Cette construction narrative a abouti à la mise en place d’une vulgate médiévale de l’épisode. L’onde de choc historio- graphique ainsi suscitée a eu des conséquences profondes : parce que le mouvement infusa dans le Ḫurāsān, que la bataille décisive eut lieu sur le Grand Zāb, et que le dernier calife omeyyade fut tué en Égypte, le Bilād al-Šām a été largement délaissé à compter de 132/750. En outre, ce tropisme khurassanien et iraqien des sources autour du renversement des Marwanides a été largement reproduit dans l’histo- riographie moderne. Dans le contexte syrien, les événements relatifs au coup d’État qui renversa les Omeyyades ont pourtant été au cœur des processus de réécritures. La quête de ces fragments enfouis d’une histoire syrienne invite à la fois à préciser les conditions et les ryth- mes de composition du canon révolutionnaire, et à mettre au jour des passés alternatifs qui révèlent les sélections opérées par les historiens médiévaux. L’exemple de ʿAbd Allāh b. ʿAlī, premier défi majeur lancé au nouveau califat, illustre les stratégies d’isolation choisies en vue de fabriquer un rebelle syrien. Sa défaite face aux troupes d’Abū Mus- lim avait scellé son sort, tant historique qu’historiographique, puisque « ce n’est pas le [. . .] révolté qui produit les sources, mais l’autorité étatique qui le réprime »272. L’ensemble des tactiques mises en œuvre s’inscrivait dans une optique messianique, qui offrait un cadre plus large, à la mesure des ambitions abbassides. Cette logique coûta à ʿAbd Allāh jusqu’à son épithète, dont il fut dépossédé au profit d’Abū

271 J. Benoist et F. Merlini, « Révolution et messianité », p. 9. 272 A. Esch, « Chance et hasard », p. 17. 380 chapitre vii al-ʿAbbās : al-Mahdī devient al-Saffāḥ, en même temps que le sangui- naire devenait le généreux. Face aux prétentions des Alides, incarnées par Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya, et à l’espoir du retour du Sufyānī, les Abbassides s’évertuèrent à confisquer la messianité. Ce monopole eschatologique recherché s’avéra particulièrement judicieux pour affir- mer une légitimité qui faisait l’objet de contestations. Du point de vue historiographique, la démarche est limpide : on fabrique l’événement. Pour ce faire, on comprime à dessein les divers épisodes qui scandent la période autour de la date de 132/750 pour réduire autant que possible le temps d’incertitude. La solution adoptée se solde par une manipulation du temps révolutionnaire. Ce constat vaut pour l’ensemble de la narration de la Révolution abbasside, et s’avère particulièrement pertinent dans le cadre syrien. Dans cet espace convoité plus qu’ailleurs, on réduit le temps. Celui de l’inter- règne lors de la disparition d’Ibrāhīm al-Imām, celui de la violence, celui du ralliement des syriens à ʿAbd Allāh b. ʿAlī et de la menace que fait peser ce dernier sur al-Mansūr,̣ celui enfin de la Révolution elle- même. En concentrant les problèmes sur la date de 132/750 au lieu de les inscrire dans la durée, on crée l’événement que l’on veut unique et ramassé. Les fautes peuvent ainsi plus commodément être rejetés sur les Omeyyades fraîchement renversés. En ce sens, la Révolution abbas- side est bien davantage une Révolution mansuride. Al-Mansūṛ élimine par la force tous ses rivaux potentiels ; comme le souligne Cl. Cahen à propos de son succès, « le calife fut celui que son armée avait fait tel »273. Cette victoire militaire de 136/754 sonne le glas des prétentions de l’armée syrienne, qui s’efforçait de rétablir sa suprématie : après la déroute du Zāb sous le commandement de Marwān II, celle de Nisibe sous les ordres de ʿAbd Allāh b. ʿAlī sanctionne le double échec des ahl al-Šām wa-al-Jazīra. Cette débâcle ne marque pourtant pas la fin de l’influence des descendants deʿ Alī b. ʿAbd Allāh en Syrie puisque, comme nous le verrons, Sāliḥ ̣ b. ʿAlī saura affirmer son emprise sur la province au lendemain de la tentative avortée de son frère. En construisant l’événement, on en confectionne aussi le sens. Les revendications de ʿAbd Allāh b. ʿAlī sont présentées comme une sim- ple rébellion supplémentaire dans une période qui n’en manque pas. On s’efforce de justifier l’élimination par al-Mansūṛ de tous ses rivaux potentiels, incluant le meurtre d’Abū Muslim, l’âme et le bras armé

273 Cl. Cahen, « Points de vue », p. 153. penser la révolution abbasside dans l’espace syrien 381 du soulèvement qui renversa les Omeyyades. Parallèlement, le déve- loppement du concept de dawla permet précisément d’exclure le coup d’État qui renversa les Omeyyades de cette catégorie des révoltes et rébellions, qui jalonnent la période. Comme si les Abbassides s’étaient arrogés par avance le monopole wébérien de la violence légitime. La fabrication d’un mythe d’origine a popularisé l’idée d’une rupture consacrant un changement irrémédiable de situation pour la Syrie. Les éléments analysés dans ce chapitre invitent à reprendre cette question pour essayer de proposer une autre histoire du sens de l’espace syrien au cours du long viiie siècle.

CHAPITRE VIII

L’EXERCICE DU POUVOIR DANS L’ESPACE SYRIEN DU IIE/VIIIE SIÈCLE : UNE HISTOIRE DU SENS

When kings journey around the countryside, making appearances, atten- ding fetes, conferring honors, exchanging gifts, or defying rivals, they mark it, like some wolf or tiger spreading his scent through his territory, as almost physically part of them1. The real objective of Islamic architecture is space itself 2. Les hommes et les événements des pages précédentes servent à la fois à valider une méthode et à mettre au jour les significations successi- ves données à tel ou tel épisode. Ce sont aussi, comme nous finirons de le constater dans les pages qui suivent, des protagonistes ou des moments clefs pour restituer une histoire du sens. Ce travail sur les constructions idéologiques et historiographiques montre que ce que nous croyons savoir du Šām du iie/viiie siècle est le fruit de la cano- nisation d’une histoire enfermée dans un cadre dynastique fortement contrasté. L’épisode fameux de la Révolution abbasside fit l’objet d’une attention particulièrement soutenue, dans le cadre de la fabrication d’un mythe d’origine de la deuxième dynastie de l’islam. Il s’imposa ainsi comme un tournant crucial, qui proclamait la déchéance irré- versible de la Syrie détrônée par l’Iraq. Toutefois, nous nous sommes efforcé de démontrer que des accès vers des passés alternatifs étaient possibles et que des projets concurrents existèrent. Cet ultime chapitre, qui se veut plus exploratoire, propose d’esquis- ser une autre lecture de l’histoire de l’espace syrien du iie/viiie siècle, une histoire du sens. Ne nous y trompons pas : sans doute les pages qui suivent n’offrent là que l’un des sens que l’on peut assigner à la période. L’approche adoptée présente toutefois l’intérêt de mettre au jour la profonde cohérence qui unit, dans l’histoire du Šām, la période allant de la fondation du Dôme du Rocher par ʿAbd al-Malik (72/692) à l’abandon d’al-Raqqa comme résidence califale à la mort de Hārūn al-Rašīd (193/809). Il s’agit donc d’un essai d’histoire du sens donné

1 C. Geertz, « Centers, Kings and Charisma », p. 153. 2 T. Burckhardt, Art of Islam, p. 23-24. 384 chapitre viii

à l’espace syrien entre ces deux bornes chronologiques, passé au révé- lateur des pratiques spatiales du pouvoir ; de retracer aussi les « politi- ques syriennes » des derniers Omeyyades et des premiers Abbassides, pour mieux éclairer les espaces changeants du pouvoir califal. Pareille démarche présente néanmoins des difficultés. Nous avons observé en effet que les espaces de mémoire des deux premières dynas- ties de l’islam procèdent pour partie d’une construction historiogra- phique visant à opposer des aires que l’on voulait antagonistes3. En limitant notre analyse à la Syrie, cadre imparti à cette étude, le risque est donc de contribuer à renforcer cette image trompeuse concernant les Omeyyades. Non que le Šām ne fut pas l’espace privilégié du pou- voir marwanide, nous allons le constater d’abondance, mais parce que leurs politiques ne s’arrêtèrent évidemment pas aux confins syriens. Au sein même de l’espace syrien, un risque identique de déséquilibre nous guette, pour des raisons déjà signalées et que l’on se bornera à rappeler. Déséquilibre des sources, tout d’abord, puisque la Syrie omeyyade est mieux documentée dans les chronographies islamiques que son homologue abbasside. Le constat s’applique d’ailleurs aussi aux sources chrétiennes pour d’autres raisons, strictement chronologi- ques : la chronique de Théophile d’Édesse – source syriaque commune si décisive pour notre propos – ne va pas au-delà de la fin des années 750, la chronique de Zuqnīn s’achève dans les années 770. Cette réduc- tion du corpus de textes n’est pas compensée par l’archéologie. Si l’on met de plus en plus en évidence les continuités d’occupation des sols entre les époques omeyyade et abbasside, il n’y a presque pas à propre- ment parler de sites fondés par les Abbassides dans l’espace syrien, les exceptions les plus notables étant les projets successifs nourris autour d’al-Rafīqa et d’al-Raqqa par al-Mansūṛ et al-Rašīd. Al-Ḥ umayma, le site abbasside syrien par excellence, date bien entendu de la période omeyyade. Rien de comparable, quoi qu’il en soit, avec l’ampleur du programme architectural marwanide que nous allons évoquer, même si l’épigraphie vient parfois à notre secours pour révéler diverses réa- lisations abbassides. Déséquilibre enfin de la recherche moderne, qui découle de cette dernière observation. En caricaturant quelque peu la situation, on pourrait dire qu’au cours des dernières décennies la Syrie omeyyade a surtout été le terrain des archéologues, et plus récemment

3 Voir supra, chapitre IV. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 385 le Šām abbasside celui des historiens. Autant de constats qui impli- quent que la partie est nécessairement inégale entre ces deux moments de l’histoire de la province. Certaines lignes de force dégagées par P. M. Cobb pour le Šām d’après 132/7504 demandent encore à l’être pour la période marwanide, en même temps qu’elles nous dispensent de nombreux développements dès lors que l’on bascule dans le temps abbasside. Cet état actuel de la recherche explique l’architecture parti- culière de ce chapitre.

A. Patrimonialisme et fabrique d’un paysage califal

En 72/692, le califat omeyyade revient de loin : il a frôlé la disparition, après plusieurs années de lutte farouche contre des oppositions sur tous les fronts. Tout est alors à rebâtir, pour restaurer l’autorité cali- fale. La bataille de Karblāʾ a laissé un traumatisme durable et des lignes de fractures ineffaçables ; la deuxièmefitna a été marquée par le choc frontal entre les deux groupes tribaux dominants, les Kalb et les Qays, lors de la bataille de Marj Rāhit ̣ en 64-65/684. Le succès des Arabes du Sud n’a, bien entendu, pas apaisé des tensions tribales particuliè- rement exacerbées. Sur ce terreau fertile, Ibn al-Zubayr s’est imposé comme un rival menaçant de l’éphémère Marwān I (64-65/684-685), puis durablement de son fils,ʿ Abd al-Malik. Il faudra sept ans à ce dernier pour venir à bout de son principal concurrent – ainsi que des multiples autres adversaires qui tenteront de profiter de la situation5 – et devenir ainsi véritablement calife6. Victorieux sur le terrain militaire, ʿAbd al-Malik doit alors affirmer l’autorité marwanide, reconstruire ses réseaux de pouvoir et reprendre en main des régions entières de l’empire, qui ont échappé au contrôle des Omeyyades pendant de lon- gues années. Le calife se doit d’initier des programmes ambitieux, à la

4 P. M. Cobb, White Banners. 5 Pour un aperçu des difficultés qui s’abattent surʿ Abd al-Malik, voir Ch. F. Robin- son, ‘Abd al-Malik, p. 39-48. On se reportera en outre aux études classiques de G. Rot- ter, Die Umayyaden und der zweite Bürgerkrieg, p. 162 et s., et de A. A. Dixon, The Umayyad Caliphate, p. 121 et s. ; voir en dernier lieu la discussion de F. M. Donner, Muhammad and the Believers, p. 177-224. 6 Le découpage traditionnel, qui présente Ibn al-Zubayr comme un anti-calife, fait débuter le règne de ʿAbd al-Malik dès la mort de son père, en 65/685. Ch. F. Robinson a toutefois récemment défendu l’idée d’un califat ne débutant en réalité qu’en 72/692, ‘Abd al-Malik, p. 31-48. Le débat sur ce point est ancien, ainsi qu’en témoigne par exemple al-Masʿūdī, Murūj, éd. V, p. 210, trad. III, p. 785. 386 chapitre viii mesure des formidables défis qui lui font alors face. Il n’est pas ques- tion d’analyser ici en détail l’ensemble des politiques mises en œuvre à cet effet à l’échelle du califat – qui vont de l’arabisation de l’admi- nistration aux réformes monétaires7 –, mais les aspects syriens de ces démarches doivent retenir notre attention. Cette réflexion est essen- tielle dans la mesure où ces réformes mettent en œuvre de nouvelles pratiques du pouvoir.

1. La construction d’un paysage califal islamique Ch. F. Robinson a récemment défendu l’idée que l’année 72 de l’hégire (691-692) marquait le véritable « début de l’État » islamique8. L’une des dimensions majeures de cette construction étatique réside dans le développement d’un programme architectural remarquable, dont le Dôme du Rocher, achevé sans doute en 729, donne en quelque sorte le coup d’envoi10. L’enjeu est de fabriquer un paysage califal et islami- que, de définir une « identité politico-culturelle en termes visuels 11» . L’islam entre alors véritablement dans l’espace : le Dôme du Rocher affirme la supériorité de la nouvelle religion en même temps qu’il l’ins- crit dans le temps, passé et à venir, dans ce lieu chargé de mémoire. La mosquée al-Aqsạ̄ viendra compléter cette appropriation de l’esplanade du Temple et du Saint-Sépulcre12. Cette politique est amplifiée par

7 La bibliographie sur le sujet est abondante. Voir en dernier lieu Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik, en particulier p. 59 et s. 8 Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik, p. 6. Un point de vue identique a été soutenu, dans une approche archéologique, par J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam ». Voir en outre F. M. Donner, « From Believers to Muslims » et Muhammad and the Believers. 9 La datation du monument fait débat parmi les chercheurs. L’inscription dédica- toire du Dôme du Rocher est en effet au nom d’al-Maʾmūn, mais située en l’an 72 de l’hégire ! Il est évident que cette aberration chronologique s’explique par la substitution du nom du calife abbasside à celui de ʿAbd al-Malik qui régnait alors. Il reste toutefois à décider si cette date correspond au début ou à la fin des travaux. C’est le plus souvent cette dernière hypothèse qui est privilégiée. Voir en dernier lieu Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik, p. 1-9. Pour la théorie inverse, on se reportera à S. Blair, « What is the Date ». Voir en outre N. Rabbat, « The Dome of the Rock ». 10 Sur les autres aspects des réformes de ʿAbd al-Malik, voir Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik, en particulier p. 66-80. 11 F. B. Flood, The Great Mosque, p. 185. Voir aussi la discussion de I. B. Straughn, Materializing Islam, p. 55 et s., et D. Genequand, « Formation et devenir ». 12 Sur l’aménagement de cet espace trois fois saint, voir notamment A. Elad, Medieval Jerusalem ; J. Raby et J. Johns, Bayt al-Maqdis ; O. Grabar, The Shape of the Holy ; R. Grafman et M. Rosen-Ayalon, « The Two Great Syrian Umayyad Mos- ques » ; M. Rosen-Ayalon, Art et archéologie, p. 26-43 ; F. B. Flood, The Great Mosque, p. 188. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 387 al-Walīd13. Une véritable frénésie de construction s’empare alors du califat : on agrandit les mosquées dans différents points de l’empire à la demande du souverain14, tandis que le Šām se transforme en un vaste chantier à ciel ouvert. Ces efforts consacrés aux lieux de cultes musul- mans participent de la définition des rituels islamiques15. L’édification de la mosquée de Damas constitue incontestablement l’un des points d’orgue de ce programme architectural16. Le message est clair ainsi que l’apprit un jour le jeune al-Muqaddasī de la bouche de son oncle : je dis un jour à mon oncle : “al-Walīd a eu tort de dépenser les biens des Musulmans pour la mosquée de Damas17. S’il avait employé tout cela à entretenir les routes et les citernes et à restaurer les forteresses, il aurait agi avec plus de raison et de mérite”. “N’en crois rien, mon enfant, car al-Walīd a été bien inspiré de découvrir cette chose d’importance : le Šām, terre des Chrétiens, renfermait de belles églises, de parure séduisante et de vaste renommée, comme celles d’al-Qumāma, de Ludd (Lydda) ou d’al-Ruhā (Édesse) ; aussi al-Walīd voulut-il donner aux Musulmans une mosquée qui détournât vers elle leur attention, une mosquée qui fût une des merveilles du monde. Il fit comme ʿAbd al-Malik [b. Marwān] qui, à la vue de l’imposante et magnifique coupole [de l’église] d’al-Qumāma, craignant qu’elle ne prît une pareille place dans le cœur des Musulmans, fit ériger sur le Rocher la coupole qu’on y voit”18. Le but escompté fut atteint si l’on en juge par l’impression que pro- duisit le bâtiment sur les ambassadeurs byzantins qui vinrent à Damas sous le califat de ʿUmar II : des ambassadeurs byzantins se présentèrent à ʿUmar ; ils entrèrent dans la mosquée pour la voir. Tandis qu’ils levaient la tête vers la mosquée, l’un de leurs chefs baissa la sienne et pâlit. On lui demanda pourquoi, et il répondit : “Nous tous, gens de Byzance (ahl rūmiya), nous racon- tons que les Arabes dureront peu. Mais, ayant vu ce qu’ils ont bâti, j’ai reconnu qu’ils disposent d’un laps de temps qu’ils rempliront”19.

13 Sur le programme artistique développé dans ces différents lieux de culte et sa signification, voir F. B. Flood,The Great Mosque, notamment p. 192-206, 211-213. 14 F. B. Flood, The Great Mosque, p. 187. 15 Voir notamment sur cette question F. M. Donner, « Umayyad Efforts at Legiti- mation ». 16 Voir en dernier lieu F. B. Flood, The Great Mosque. 17 Un peu plus haut, al-Muqaddasī signale « qu’al-Walīd réunit pour cette œuvre des spécialistes persans, hindous, maghrébins et byzantins, et qu’il y consacra le pro- duit de l’impôt foncier du Šām pendant sept ans, sans compter la cargaison, en or et en argent, de dix-huit navires venus de Chypre, ni les matériaux et mosaïques fournis par le roi des Rūm », Aḥsan, éd. p. 158, trad. p. 170. 18 Al-Muqaddasī, Aḥsan, éd. p. 159, trad. p. 173-174. 19 Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 108, trad. p. 132-133. 388 chapitre viii

C’est, dit-on, cette réaction des envoyés de l’empereur qui dissuada ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz de mettre à exécution ses projets, qui visaient à retirer les ornementations de la mosquée dont la richesse lui sem- blait plus utile au trésor public20. Ces fondations religieuses participent donc de la définition d’une « identité symbolique vis-à-vis de Byzance [. . .] et, en même temps, [d’un] désir de démontrer un identité dis- tincte par rapport aux sujets chrétiens du calife »21. Le message d’un islam triomphant est adressé à ces derniers jusque dans l’inscription dédicatoire de la mosquée qui commémore la destruction de la cathé- drale Saint-Jean22. Si l’inscription est aujourd’hui perdue, Ibn ʿAsākir en donne en effet la lecture suivante : Il n’y a de Dieu qu’Allah, seul, sans associé, et nous n’adorons que Lui. Notre Seigneur est Allah, seul ; notre religion est l’islam et notre Pro- phète est Muḥammad [. . .]. L’édification de cette mosquée et la destruc- tion de l’église qui se trouvait là ont été ordonnées par le serviteur de Dieu, al-Walīd, Commandeur des Croyants, en D̠ ū al-Qaʿda de l’année 86/ 24 octobre-22 novembre 70523. Les inscriptions du Dôme du Rocher étaient déjà porteuses d’un même message à l’égard des chrétiens24. En même temps qu’elles véhiculent une proclamation explicite, ces épigraphes participent aussi d’un « lan- gage visuel » omeyyade, dont elles définissent le « canon décoratif 25» , formé de lettres d’or sur un fond bleu de lapis-lazuli26. C’est d’ailleurs

20 Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 108, trad. p. 132-133. 21 A. Cameron, commentant la contribution de S. H. Griffith, « Images, Islam and Christian Icons », p. 138. 22 F. B. Flood, The Great Mosque, p. 226. 23 TMD, vol. 2/1, éd. S. Munajjid, p. 37, trad. Élisséeff, p. 55-56 (modifiée). Al-Masʿūdī propose une lecture légèrement différente : « Al-Walīd fit inscrire sur le mur de la mosquée, en lettres d’or sur un fond de lapis-lazuli : Notre Seigneur est Allah, nous n’adorons qu’Allah. L’ordre de bâtir cette mosquée et de démolir l’église qui en occu- pait l’emplacement a été donnée par le serviteur de Dieu, al-Walīd, Commandeur des Croyants, au mois de D̠ ū al-ḥijja de l’année 87/13 novembre-11 décembre 706. Cette inscription en caractères d’or se lit encore dans la mosquée de Damas, en la présente année 332/943 », Murūj, éd. V, p. 362-363, trad. III, p. 844. Le désaccord sur la date se retrouve chez d’autres auteurs qui évoquent l’an 88/707-708, voir F. B. Flood, The Great Mosque, p. 253. Al-Balād̠urī corrobore pour sa part la date de 86, Futūḥ, éd. p. 126, trad. p. 193. Voir en outre R. G. Hoyland, Seeing, p. 701-702. 24 Voir en particulier C. Kessler, « ʿAbd al-Malik’s Inscription » ; E. Whelan, « For- gotten Witness » ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 696-699. 25 F. B. Flood, The Great Mosque, p. 190, 205. 26 F. B. Flood, The Great Mosque, p. 218, 245. Ce choix chromatique est attesté pour le Dôme du Rocher, les mosquées de Damas et Alep, le sūq de Baysān, jusqu’aux prolongements omeyyades andalous dans la mosquée de Cordoue. Je tiens à remercier S. Makariou d’avoir attiré mon attention sur ce point. Les Omeyyades n’ont pas le l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 389 cette constitution du « pouvoir omeyyade en termes visuels » qui offrira, plus tard, l’opportunité aux détracteurs de la dynastie d’affirmer que le califat avait ainsi été dénaturé et transformé en monarchie (mulk)27. Au-delà de ces édifices prestigieux, à Damas et à Jérusalem, l’ensemble des cités du Bilād al-Šām se parent de mosquées à la période marwa- nide, d’Alep à al-Ramla, de ʿAnjar à Palmyre et al-Rusāfạ 28. Ce ne sont toutefois pas ces lieux de culte musulmans, inscrivant durablement l’islam et les Omeyyades dans le paysage, qui doivent rete- nir ici prioritairement notre attention, mais plutôt d’autres fondations qui souvent les accompagnent. Les mosquées font en effet généralement partie d’un programme architectural plus vaste, incluant d’autres bâti- ments dans les tissus urbains anciens, comme à Jérusalem, Jaraš, Pal- myre ou al-Rusāfạ 29. La démarche est identique à la fois dans les villes nouvelles érigées par les califes, d’al-Ramla30 à Qasṛ al-Ḥayr al-Šarqī31, en passant par ʿAnjar32 ou ʿAqaba33, et dans les fameux « châteaux du

monopole de l’utilisation de cette combinaison d’or et de bleu, particulièrement bien attestée dans l’Antiquité Tardive, mais aussi à des époques ultérieures, ainsi qu’en témoigne notamment le fameux Coran bleu. L. Nees a récemment consacré une com- munication à cette thématique, intitulée « Blue Behind Gold: the Inscription of the Dome of the Rock and its Relatives » (dans le cadre du colloque « And Diverse Are Their Hues: Color in Islamic Art and Culture (Cordoba, Spain, November 2009) »). Il a notamment insisté sur la dimension cosmologique du Dôme du Rocher et de son inscription en lettres d’or sur fond bleu, et proposé d’interpréter ce choix chromati- que comme une référence à Salomon. Dans l’attente de la publication des actes du colloque, on se reportera au podcast de la communication disponible à cette adresse : http://podcast.islamicartdoha.org/2009/laurence-nees/ (consulté le 5 juin 2010). 27 F. B. Flood, The Great Mosque, p. 216. 28 J. Sauvaget, Alep ; M. Rosen-Ayalon, Art et archéologie ; R. Hillenbrand, « ‘Anjar » ; D. Genequand, « An Early Islamic Mosque in Palmyra » et Les élites omeyyades ; D. Sack, Resafa IV ; Voir en outre les discussions de C. Jalabert, Hommes et lieux, p. 50-83 et de D. Genequand, « An Early Islamic Mosque in Palmyra ». 29 Sur ces différents sites, voir surtout A. Elad,Medieval Jerusalem ; M. Rosen- Ayalon, Art et archéologie ; A. Walmsley, « The ‘Islamic City’ » etEarly Islamic Syria ; A. Walmsley et K. Damgaard, « The Umayyad » ; D. Sack, Resafa IV ; T. Ulbert, « Ein umaiyadischer Pavillon » ; K. Al-Asʿad et F. M. Stepniowski, « The Umayyad Sūq » ; R. M. Foote, Umayyad Markets. 30 M. Rosen-Ayalon, Art et archéologie ; N. Luz, « The Construction » ; D. Sourdel, « La fondation » ; S. Gibson et F. Vitto, Ramla. 31 O. Grabar et al., City in the Desert ; D. Genequand, « From ‘Desert Castle’ to Medieval Town » et en dernier lieu Les élites omeyyades, qui recense toute la biblio- graphie nécessaire. 32 Voir en dernier lieu R. Hillenbrand, « ʿAnjar » et B. Finster, « Researches in ʿAnjar ». 33 D. Whitcomb, « The Misr of Ayla » ; A. Northedge, « Archaeology and New Urban Settlement », p. 238-238. 390 chapitre viii désert »34, dont on connaît aujourd’hui, grâce à l’archéologie, plus d’une trentaine d’exemples35. D’autres réalisations encore caractérisent cette période de grands travaux : hôpitaux36, systèmes d’irrigation et d’adduc- tion d’eau37, entretien ou création de routes38, etc. ʿAbd al-Malik et ses successeurs immédiats, avec al-Walīd I en figure de proue, « matérialisent l’islam »39 en l’inscrivant dans le paysage. Ce programme architectural, comme les fresques de Qusayṛ ʿAmra ou la présentation lignagère dont se revendiquait le calife Yazīd III (126/744)40 témoigne du souci d’inscrire la dynastie dans le monde et dans l’histoire41. Ces éléments visent aussi à définir les nouvelles rela- tions sociales qui résultent de la restauration de l’autorité omeyyade42. Pour mieux revenir dans le détail sur certains de ces sites, il faut pré- ciser le jeu complexe des politiques dans lesquelles ils s’insèrent. Car cette explosion architecturale ne relève pas de la seule fabrication d’un paysage cherchant à affirmer la nouvelle hégémonie marwanide ; elle procède aussi, et peut-être surtout, d’une structure de pouvoir patri- moniale qui s’efforce de surcroît de définir sa nature par rapport aux exigences de mobilité qu’implique le contrôle d’un empire immense à l’époque pré-moderne.

34 Nous conservons par commodité les expressions de « châteaux du désert » ou « châteaux omeyyades », consacrées par l’usage, en dépit des problèmes posés par cette terminologie trompeuse. 35 Sur l’ensemble des sites mentionnés dans ce paragraphe, voir D. Genequand, « Formation et devenir » et Les élites omeyyades. On se reportera en outre à A. Nor- thedge, Entre Amman et Samarra et « Archaeology and New Urban Settlement ». 36 Les sources médiévales attribuent à tort à al-Walīd I la fondation des premiers hôpitaux islamiques. Voir notamment Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 106, trad. p. 130, et la discussion de L. I. Conrad, « Did al-Walīd I ». 37 La politique de l’eau des Omeyyades vient de faire l’objet d’une étude importante par D. Genequand, « Économie de production, affirmation du pouvoir etdolce vita ». Voir en outre, du même, Les élites omeyyades, et Cl. Vibert-Guigue, « La question de l’eau ». 38 Cette question est évoquée plus bas. 39 En empruntant la formule de I. B. Straughn, Materializing Islam. 40 Auquel les sources islamiques prêtent la formule suivante : « Je suis le fils de Kisrā ; mon père est Marwān. Un de mes aïeuls fut un Qaysaṛ ; l’autre fut un Ḫāqān ». Voir notamment al-Ṭabarī, II, p. 1874, trad. vol. XXVI, p. 243 ; al-Masʿūdī, Murūj, VI, p. 31-32, trad. vol. IV, p. 909 ; Ibn al-Atīr,̠ III, p. 425. Sur les fresques de Qusayṛ ʿAmra, voir plus bas. 41 F. B. Flood, The Great Mosque, p. 216 ; A. al-Azmeh, Muslim Kingship, p. 67. 42 Voir les remarques de I. B. Straughn, Materializing Islam, p. 58-59 et F. B. Flood, The Great Mosque, p. 216-217. Ce point avait été préalablement souligné par H. I. MacAdam, « Some Notes », p. 541 : « The raison d’être of the Umayyad “palaces” in Jordan now makes more sense. Their prominent, even ostentatious, presence was a constant reminder to the Arab tribes of Azraq that the old order had changed ». l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 391

2. Patrimonialisme et régionalisation des pouvoirs S’il fallait asseoir ce pouvoir retrouvé à l’échelle de l’empire tout entier – conséquence de la scission provoquée par l’anti-califat zubayride –, ʿAbd al-Malik se trouvait aussi confronté à l’impérieuse nécessité de réaffirmer son emprise sur l’espace syrien, à la suite de la profonde ligne de fracture creusée par le conflit tribal qui avait déchiré le califat du temps de son père. Pour ce faire, le souverain s’appuya prioritairement sur sa famille. Les nominations de gouverneurs des jund-s syriens sont révélatrices à cet égard : frères, oncles, fils et autres parents de ʿAbd al-Malik se taillent la part du lion43 ! Le cas des enfants du calife est particulièrement intéressant à étudier. Il semble en effet que ces derniers se soient vus assigner des aires spécifiques au sein de l’espace syrien, dans lesquelles ils développèrent le cas échéant un « patronage architectural »44. Ces pratiques témoignent d’une concep- tion patrimoniale du pouvoir dans le Šām, qui conduit à l’instauration d’une « souveraineté patrimoniale »45. Ch. Décobert a récemment développé ce point, soulignant que c’est ainsi qu’il fallait comprendre la structure du pouvoir omeyyade, dans le sens wébérien du concept de patrimonialisme. Ce « mode particulier de domination traditionnelle » combine un mode de « pouvoir per- sonnel », mais non « charismatique » et « une pratique d’appropriation familiale de l’espace d’exercice de ce pouvoir »46. L’autorité ainsi fon- dée repose sur les liens personnels et sur la fidélité. Ce système fut mis en place par Muʿāwiya mais, à sa suite, la gestion des hommes et

43 Voir la liste de ces gouverneurs établie par P. Crone, Slaves, p. 124-125. 44 J. L. Bacharach, « Marwanid Umayyad Building Activities », p. 28. Ainsi que nous le verrons plus loin, l’idée générale qui sous-tend cet article est importante et tout à fait solide. On regrettera toutefois que la démonstration s’appuie sur des exemples qui ne sont pas toujours probants, tandis qu’il convient de considérer avec prudence les attributions hasardeuses de certains sites. 45 Cette question est étudiée en détail par Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonia- lisme omeyyade ». Voir en outre P. Crone, Slaves, en particulier p. 37 et s. 46 Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », p. 229. C’est préci- sément cette « pratique d’appropriation familiale de l’espace d’exercice [du] pouvoir » qui est au cœur de la discussion dans les pages qui suivent. Il ne s’agit donc en aucun cas de discuter par le menu toutes les implications sociales et plus encore économiques induites par l’utilisation du concept wébérien de « patrimonialisme », qui dépasse lar- gement notre propos. Pour une lecture critique de l’emploi de ce modèle (et aussi du modèle marxiste), voir M. G. S. Hodgson, The Venture of Islam, I, p. 105 et s., et plus récemment U. Mårtensson, « Discourse and Historical Analysis », p. 303-306. Voir en outre les discussions plus spécifiques d’A. Matin-Asgari, « Islamic Studies and the Spirit of Max Weber » et U. Mårtensson, « The Power of the Subject ». 392 chapitre viii des territoires est quant à elle d’un mode nouveau. Dans le « système impérial » omeyyade, les gouverneurs négocient « leur allégeance au calife contre, pour eux et les leurs, une part du revenu de la province qui leur était allouée » ; ainsi s’instaure une sorte « d’affermage ». Paral- lèlement, la pratique patrimoniale se révèle active dans une véritable « procédure d’appropriation califale de ce territoire impérial »47. Cette dernière tendance est essentiellement développée à compter du califat de Marwān I (64-65/684-685), dans le contexte difficile de la deuxième fitna. La chronique Byzantino-Arabe de 741 le proclame d’ailleurs explicitement : le calife « distribue les provinces » entre ses fils. À ʿAbd al-Malik (Habdelmele) il assigne l’Arabie, la Syrie, la Mésopo- tamie, l’Osrhoène48, l’Arménie et la Perse ; ʿAbd al-ʿAzīz (Habdellaziz) hérite de l’Égypte, de l’Éthiopie et de l’Afrique du Nord ; Muḥammad, enfin, se voit confier les armées sur terre et sur mer, destinées à assu- rer la lutte contre les Byzantins49. ʿAbd al-Malik devait par la suite largement s’inspirer de la pratique paternelle50, divisant le Šām entre les siens. Deux implications majeures résultent de ce choix politique : cette période d’exercice de l’autorité à l’échelle locale sert de véritable école du pouvoir pour les princes omeyyades, tandis qu’elle participe simultanément d’une régionalisation des pouvoirs marwanides. Sulaymān b. ʿAbd al-Malik constitue en quelque sorte l’exemple le plus abouti de cette fabrique des califes. Il fut en effet nommé gouver- neur de la Palestine par son père, puis confirmé dans sa fonction par son frère al-Walīd51, à qui il devait succéder à la tête du califat. Toute- fois, deux autres fils deʿ Abd al-Malik, ʿAbd Allāh et Maslama, démon- trent que l’obtention d’un gouvernorat ne garantissait pas l’accession à la charge suprême. À l’inverse, certains fils deʿ Abd al-Malik qui ne furent apparemment jamais gouverneurs d’un jund syrien, al-Walīd, le futur Yazīd II et Hišām, devinrent califes. Si cette étape du gouverno- rat n’était ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante pour atteindre le sommet de la hiérarchie politique, c’est que la fabrique des califes se situait sur un autre plan. Peu importait en effet le statut administratif, ni que « la gestion effective des provinces » soit confiée à d’autres, puisque dans ces régions « la souveraineté [. . .] ressortis-

47 Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », p. 231-232. 48 La région d’Édesse. 49 741, éd. § 29, trad. Hoyland, p. 621. 50 741, éd. § 32, trad. Hoyland, p. 623. 51 P. Crone, Slaves, p. 124, 126. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 393 sait de la seule famille omeyyade »52. Cette conception patrimoniale a fait l’objet d’un profond effort de « rationalisation ». C’est ainsi que, si l’homme pouvait changer de statut au moyen de la conversion, la terre, elle, ne le pouvait pas : ce que cela signifiait, c’est tout bonnement l’af- firmation « d’une souveraineté patrimoniale sur la terre conquise, une souveraineté qui aurait été remise en question si le converti était resté propriétaire de cette terre »53. Le schéma voulu par ʿAbd al-Malik au profit exclusif de sa progé- niture ne connaîtra, en termes dynastiques, que deux entorses, avec ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz puis Marwān b. Muḥammad. Ce n’est pour- tant pas les tentatives de bouleversement de l’ordre successoral établi qui manquèrent, à commencer par la volonté de ʿAbd al-Malik lui- même d’écarter son frère de la succession – ainsi que l’avait planifié Marwān – au profit de ses fils. Le décès deʿ Abd al-ʿAzīz, en 85/704, avait permis la réalisation de ces projets. Par la suite, les tentatives similaires d’al-Walīd ou bien encore de Hišām, désireux eux aussi de promouvoir leurs fils respectifs, s’avérèrent vaines. Seules la succession de Sulaymān et l’accession de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz furent en réalité véritablement problématique, ainsi que nous l’évoquions plus haut, dans la mesure où la prise du pouvoir par Marwān II intervint dans le contexte particulier de la troisième fitna. Nous verrons d’ailleurs que la démarche de ce dernier procède d’une logique identique à celle initiée par le bâtisseur du Dôme du Rocher. Le moment de la succes- sion califale représentait un enjeu crucial. C’était un « temps incertain, infiniment tendu et irrésolu, où l’ordre du monde est mis en jeu », puisque c’est sur la personne du calife que repose « la reproduction de l’ordre » islamique54. Le choix initial de ʿAbd al-Malik conduit à une territorialisation du pouvoir dans l’espace syrien55. Les dynamiques régionales alors déve- loppées prennent leur pleine mesure lors de l’accession du prince au califat. Ces éléments sont toutefois difficiles à apprécier à l’échelle de califats de courte durée. Ainsi, le tropisme palestinien que l’on prête

52 Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », p. 233. J. L. Bacharach a aussi noté que les zones assignées aux princes omeyyades ne correspondaient pas aux limites des ajnād, « Marwanid Umayyad Building Activities », p. 28. 53 Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », p. 237-238. 54 Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », p. 240. Sur la théma- tique de la succession, voir désormais A. Marsham, Rituals. 55 Ce passage d’un système de pouvoir à dominante territoriale est caractéristique de la période omeyyade, bien au-delà du cadre syrien. Voir Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade ». 394 chapitre viii volontiers à Sulaymān b. ʿAbd al-Malik56, fondateur de la ville d’al- Ramla57, est pour le moins discutable après 96/715, dans la mesure où le calife passa une large partie de son règne à Dābiq et en Syrie du Nord, dans le contexte de la grande offensive lancée contre Constantinople. Cela n’exclut cependant pas que les relations privilégiées nouées en amont de son règne avec les élites de Filastīn,̣ mais aussi d’al-Urdunn, aient joué un rôle prépondérant sous le califat de Sulaymān, ainsi qu’en témoigne notamment le personnage de Rajāʾ b. Ḥ aywa, alors particu- lièrement influent. Le problème est identique avec Yazīd b.ʿ Abd al- Malik, étroitement associé à la région centrée sur ʿAmmān, ou encore avec son fils, le futur al-Walīd II, très présent lui aussi dans la même zone, mais dont le califat se résume à sa fuite éperdue vers al-Baḫrāʾ58, à proximité de Palmyre, où il devait succomber sous les coups des par- tisans de Yazīd III. Le cas de Maslama est un petit peu différent, dans la mesure où il n’accéda pas à la charge suprême, après avoir privilégié les espaces septentrionaux du Šām, en particulier autour de Bālis59 et de Ḥ isṇ Maslama/Madīnat al-Far60. L’exemple le plus symptomatique est donc celui de Hišām, profondément ancré en Palmyrène en amont de son accession au trône, et qui poussa jusqu’au bout la logique du système en s’établissant par la suite prioritairement à al-Rusāfa.̣ Nous reviendrons plus loin sur ces différents réseaux tissés dans la Balqāʾ et en Palmyrène. Ce sont ces mêmes dynamiques qui devaient prévaloir dans le choix de Ḥ arrān par Marwān II, dans une région dont il avait été gouverneur et où il disposait de solides soutiens tribaux. Cette régionalisation des pouvoirs stimula sans doute la compétition architecturale et artistique entre les princes omeyyades qui se faisaient concurrence en vue de la succession établie ou que l’on souhaitait modifier. C’est d’ailleurs ainsi qu’Ibn Šiḥna explique la splendeur de la mosquée d’Alep, symbole de la rivalité entre al-Walīd et Sulaymān, et dont ce dernier voulait faire l’égale du chef d’œuvre de son frère

56 Voir par exemple J. L. Bacharach, « Marwanid Umayyad Building Activities », p. 35. 57 Voir en particulier al-Balād̠urī, Futūḥ, éd. p. 143-144, trad. p. 220-221 ; D. Sour- del, « La fondation » ; M. Rosen-Ayalon, Art et architecture, p. 53-60. 58 Sur ce site voir D. Genequand, « Al-Bakhraʾ » et Les élites omeyyades, notamment p. 85 et s. 59 T. Leisten, « Balis ». 60 Cl.-P. Haase, « Is Madinat al-Far », « Madīnat al-Far », « Une ville des débuts de l’islam » et « The Excavations ». Sur les sites associés à Maslama, voirsupra , chapitre V. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 395

à Damas61. Ce sont peut-être des raisons identiques qui éclairent le projet démesuré de la mosquée d’al-Ramla nourri par Sulaymān, tou- jours pour se montrer digne de son frère al-Walīd, et dont ʿUmar II fit réduire les dimensions62. Toutefois, comme l’a bien vu R. Hillenbrand, si de telles rivalités sont envisageables à l’échelle de ces bâtiments somptuaires, le problème se pose en des termes différents du côté des « châteaux du désert » et des villes nouvelles, qui s’inscrivent davan- tage dans une logique de complémentarité des réseaux que dans une dialectique de la concurrence63. Cette munificence architecturale des Marwanides fut donc le corollaire de ce pouvoir patrimonial et terri- torialisé. Mais cette prodigalité avait aussi des détracteurs, et c’est sans doute dans cette optique qu’il faut interpréter l’engagement prit par Yazīd III qui, dans le discours qu’il prononça après avoir fait assassi- ner son cousin al-Walīd II, promit de ne pas poser « une pierre sur une pierre, ni une brique sur une brique » et de ne pas creuser de canaux64. Cette floraison monumentale fut en grande partie à l’origine de l’accu- sation portée contre la première dynastie de l’islam d’avoir dénaturé l’institution du califat pour le transformer en un vulgaire mulk terres- tre. Il faut pourtant souligner que, dans la conception omeyyade, cette démarche s’inscrivait dans un patrimonialisme qui « était articulé à une représentation religieuse, inspirée, du pouvoir »65. Cette souveraineté patrimoniale explique très largement la fabrica- tion d’un paysage califal, dans le contexte de l’affirmation de l’autorité marwanide. Toutefois cette structure du pouvoir n’en constitue pas l’unique raison. Elle s’agrège à une autre exigence, inhérente à la maî- trise de l’immense espace que constitue le califat alors en expansion, celle de l’exercice du pouvoir à distance.

61 J. Sauvaget, « Les perles choisies », p. 56-57 ; F. B. Flood, The Great Mosque, p. 217. Notons toutefois qu’Ibn Šiḥna rapporte une autre tradition attribuant la réa- lisation de la mosquée d’Alep à al-Walīd lui-même. J. L. Bacharach a voulu voir dans cette incertitude sur le « patron » de l’édifice un argument pour l’assigner à Maslama b. ʿAbd al-Malik (« Marwanid Umayyad Building Activities », p. 34). 62 Al-Jahšiyārī, p. 48 ; Al-Balād̠urī, Futūḥ, éd. p. 143, trad. p. 220. D. Sourdel avait déjà souligné l’étonnante similitude des récits de construction des mosquées de Damas et d’al-Ramla, « La fondation », p. 390. Voir en outre F. B. Flood, The Great Mosque, p. 219. 63 R. Hillenbrand, « ʿAnjar », p. 87. 64 Al-Ṭabarī, II, p. 1834, trad. vol. XXVI, p. 194 ; Kitāb al-ʿuyūn, p. 150. L’attaque vise clairement al-Walīd II, volontiers taxé de libéralité, et qui avait peut-être projeté de détourner le Jourdain. Voir sur ce dernier point I. Braslavski, « Hat Welīd II ». 65 Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », p. 244. 396 chapitre viii

B. L’exercice mobile du pouvoir

Si l’on devait caractériser le iie/viiie siècle dans l’histoire islamique, on pourrait peut-être avancer l’idée qu’il s’agit véritablement d’une période au cours de laquelle le califat se trouva dans l’obligation de définir son rapport à l’espace. Dans les dernières décennies du « siècle de conquête » omeyyade et dans les décades qui suivirent, les califes devaient déterminer les politiques à conduire pour asseoir leur autorité sur ces immenses territoires. L’intégrité du califat, sa sécurité – inté- rieure comme extérieure – ou encore sa viabilité économique étaient en jeu. C’est ce rapport à l’espace qui commanda sans doute à des politiques aussi opposées que celles de ʿUmar II et de Hišām b. ʿAbd al-Malik. Maslama, trait d’union entre les deux califes, a d’ailleurs fon- damentalement pour fonction de délimiter le dār al-islām. Les rap- ports complexes qu’entretinrent les premiers Abbassides avec la Syrie procèdent de la même logique. Conquérir de nouvelles terres était une chose, s’assurer qu’elles demeurent dans le giron du califat en était une autre. Le choix des modalités de l’exercice du pouvoir et de ses agents s’avérait donc déterminant. Ces problématiques spatiales dépassent à vrai dire de beaucoup le cadre de l’histoire islamique, puisqu’elles se situent dans la perspective du temps long braudélien. Les califes furent confrontés aux difficultés de la pratique du pouvoir dans un espace immense, comme le furent leurs homologues carolingiens puis ottoniens dans l’Occident médiéval, ou bien les Tang dans le monde chinois66. En contexte pré-moderne, cette relation à l’espace se négociait prioritai- rement autour de la question de la mobilité des acteurs du pouvoir.

66 La thématique « espace et pouvoir » a fait l’objet d’une bibliographie considéra- ble, et nous nous limitons ici au strict pouvoir itinérant. Outre l’ouvrage classique de X. De Planhol (Les fondements géographiques), les travaux d’A. Miquel (La géographie humaine), de G. Cornu (Atlas) et les études réunies par J. B. Harley et D. Woodward (Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies) permettent de pré- ciser la perception que les géographes médiévaux avaient de l’espace. Voir en outre J.-M. Mouton (Le Sinaï) et les travaux consacrés à la frontière, en particulier ceux de M. Bonner (Aristocratic Violence) ou, dans l’Occident musulman, de Ph. Sénac (La frontière et les hommes) et P. Buresi (Une frontière entre chrétienté et islam). Sur cette dernière thématique, voir de surcroît Castrum 4, en particulier la riche présentation de P. Toubert (« Frontière et frontières ») retraçant l’historiographie de la question depuis les travaux fondateur de J. Turner et F. Ratzel. L’ensemble de ces questions a connu des développements féconds sous la plume des spécialistes de l’Occident médiéval, dont on trouvera un aperçu récent dans M. Bourin et E. Zadora-Rio, « Analyses de l’espace ». l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 397

Paradoxalement, ces questions n’ont pour l’heure guère retenu l’inté- rêt des spécialistes de l’islam médiéval67, même si certains aspects ont pu être abordés dans le cadre plus vaste des rapports de pouvoir entre nomades et sédentaires68. Or les années qui précèdent la restauration de l’autorité marwanide imposèrent à ʿAbd al-Malik d’être toujours en mouvement, contraint qu’il était de guerroyer sur plusieurs fronts. De cette itinérance dépen- dait son succès et sans doute sa survie. La situation pacifiée, à compter de 72/692, offrait une occasion unique de renégocier cette mobilité du calife.

1. L’exigence de la mobilité Dans ses Ansāb al-ašrāf, al-Balād̠urī reproduit l’un des très rares textes à nous offrir un aperçu concret de la pratique du pouvoir marwanide dans l’espace syrien : ʿAbd al-Malik passait l’hiver ( yaštū) à al-Sinnabrạ dans [le jund] du Jourdain. Lorsque l’hiver s’était écoulé, il se rendait à al-Jābiya, où il ordonnait que l’hospitalité soit offerte à ses compagnons ; [là,] il distri- buait du bétail à ces derniers en fonction de la quantité fixée selon leur rang. Après les premiers jours de mars (ād̠ār), ʿAbd al-Malik faisait son

67 L’éventualité d’un tel mode de gouvernement a parfois été évoquée, mais jamais véritablement étudiée de manière spécifique. Les différentes théories proposées pour interpréter les « châteaux omeyyades » sont discutées plus loin. La discussion la plus pertinente en relation avec une pratique mobile du pouvoir est celle de H. Gaube, faisant des « châteaux omeyyades » les lieux de contact entre pouvoir califal et pouvoir tribal. Il note également la mobilité de ʿAbd al-Malik, « Die syrischen Wüstenschlös- ser », en particulier p. 202. S. Helms a également insisté sur l’idée d’une « architecture de la diplomatie », Early Islamic Architecture of the Desert, p. 29-30. D. A. Spellberg a aussi souligné la mobilité des gouverneurs omeyyades dans la zone définie par les numismates comme le « Umayyad North », et relevé la corrélation entre leurs dépla- cements et les frappes monétaires, « The Umayyad North », en particulier p. 123-124. Voir en outre les remarques de J.-L. Bacharach, « Marwanid Umayyad Building Activi- ties », ou celles de R. Hillenbrand, « ʿAnjar », p. 87 et s., et en dernier lieu A. Marsham, Rituals, p. 125-128. On se reportera également à l’étude exemplaire de J. Dakhlia, « Dans la mouvance du prince », bien qu’elle concerne un période nettement plus tar- dive (le Maroc des xviie-xixe siècles). 68 Là encore la bibliographie est extrêmement abondante et il est impossible d’en présenter un bilan ici. De manière quelque peu arbitraire, signalons toutefois quel- ques-unes des contributions les plus fécondes, à commencer par l’ouvrage incontour- nable d’A. M. Khazanov, Nomads and the Outside World. Voir en outre par exemple les réflexions stimulantes de C. Lindholm, « Kinship structure » ou de P. Bonte et al., Al-Ansâb. Parmi les travaux plus ciblés sur l’espace et la période qui nous occupent ici, voir notamment F. M. Donner, « The Role of Nomads » ; Ph. S. Khoury et al.,Tribes and State Formation ; P. Crone, « Tribes and States ». 398 chapitre viii

entrée à Damas et s’installait à Dayr Murrān, jusqu’à l’arrivée des gran- des chaleurs de l’été. Il se dirigeait alors vers Baalbek où il demeurait jusqu’à ce que se lèvent les vents [annonciateurs de] l’hiver. Il retournait ensuite à Damas et, lorsque le froid devenait trop intense, il repartait pour al-Sinnabrạ 69. Ce texte est connu depuis longtemps des orientalistes, mais n’a pas fait l’objet d’une véritable analyse, et il convient d’essayer d’en tirer toutes les implications. Cet extrait décrit en effet très exactement les modali- tés d’un exercice mobile du pouvoir, organisé suivant un rythme sai- sonnier70. Avant de revenir en détail sur les informations offertes par ce document exceptionnel, il est important de préciser les caractéris- tiques de ce mode de gouvernement à partir des études menées sur d’autres régions, avant d’évaluer à quel point il éclaire les pratiques du pouvoir dans l’espace syrien du iie/viiie siècle. La notion de pouvoir itinérant caractérise un mode de gouverne- ment dans lequel un souverain, réunissant toutes les fonctions et les représentations symboliques du pouvoir, parcourt périodiquement ou constamment les territoires soumis à son autorité71. Il s’agit là à vrai dire d’une pratique commune à nombre de sociétés pré-modernes. Des exemples aussi variés que la quasi-totalité des royaumes germani- ques qui fleurirent sur les ruines de l’Empire romain d’Occident72, le royaume d’Éthiopie sous la dynastie salomonienne73 – qui s’impose à compter de 1270 –, ou encore le Maroc du xixe siècle jusqu’à Moulay Ḥ asan (m. 1894)74, en témoignent. L’autorité ainsi construite se fonde largement sur les liens personnels, que les visites du monarque visent à affermir : en ce sens, l’exercice mobile participe d’une souveraineté patrimoniale. Le souverain prend ainsi « la possession symbolique aussi bien que réelle du royaume »75. De leur côté, les élites locales se nourrissent de la proximité avec le roi (Königsnähe) pour conforter leur position. L’itinéraire royal s’impose donc comme un enjeu capital pour les deux parties, dans la mesure où il détermine les « interac- tions sociales » et traduit l’interdépendance qui lie élites et souverains

69 Al-Balād̠urī, Ansāb, éd. Ahlwardt, p. 200. 70 Semblable pratique est par exemple bien attestée chez les Sassanides. Voir notam- ment J.-M. Fiey, « Les résidences d’été ». 71 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 45. 72 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 47. 73 M.-L. Derat, Le domaine des rois éthiopiens. 74 C. Geertz, « Centers, Kings and Charisma », p. 162. Voir en outre J. Dakhlia, « Dans la mouvance du prince ». 75 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 46. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 399 dans la compétition pour le contrôle de cette « interface entre pouvoir régional et royal ». Des « topographies de consensus » et de « conflit » émergent ainsi76, révélant la complexité et le caractère changeant des dynamiques de pouvoir générées de la sorte77. Les différents lieux du pouvoir royal jouent alors un rôle détermi- nant pour permettre au souverain de négocier le soutien des élites locales. Plusieurs espaces de pouvoir cohabitent donc à l’intérieur du califat, et il appartient au souverain de trouver un équilibre entre les différentes échelles auxquelles ces autorités s’expriment. La mobilité du calife est nécessaire à la construction de ces réseaux de pouvoir, qui offrent une assise indispensable en même temps qu’ils représentent une menace permanente. Si ces enjeux spatiaux sont le plus souvent « invisibles dans les sources », ils se révèlent en pleine lumière lorsque l’équilibre est rompu et que le conflit éclate : « la géographie de ces évé- nements éclaire la complexité des interactions spatiales entre les rois et les élites ». La pratique d’un pouvoir itinérant est donc la condition d’un pouvoir reposant sur la « médiation entre les élites régionales et [. . .] la cour ». La maîtrise des lieux de pouvoirs est dès lors l’enjeu central du système et stimule la compétition entre pouvoir royal et élitaire78. Le souverain développe généralement un rituel associé à cette iti- nérance, qui vise à ordonner le monde social en le confrontant à la magnificence du souverain, tenue de Dieu. Le cérémonial « localise le centre de la société, et affirme son lien avec des éléments transcendants, en marquant un territoire avec des signes rituels de domination »79. Les déplacements du souverain le long de ces itinéraires s’apparentent à des translations hautement ritualisées, marquées par des processions et des cérémonies80. L’arrivée du roi était un événement chargé de significa- tions, un puissant facteur intégrateur qui soudait les élites régionales. Ces mouvements dans l’espace s’accompagnaient ainsi d’une dimen- sion temporelle, qui déterminait le calendrier politique tout en s’in- tégrant dans le calendrier religieux. L’hiver était le temps du conseil, l’été celui de l’action81, ainsi qu’en témoignent au cours des premiers

76 M. Innes, « People, Places and Power », p. 398, 437, 426 et s. 77 Voir en particulier sur ces questions les contributions réunies dans M. De Jong et F. Theuws (éd.),Topographies of Power in the Early Middle Ages. 78 M. Innes, « People, Places and Power », p. 426-434. 79 C. Geertz, « Centers, Kings and Charisma », p. 160, 153. 80 Voir en dernier lieu la discussion d’A. Marsham, Rituals, p. 134-142. 81 M. Innes, « People, Places and Power », p. 423-424, 435. 400 chapitre viii siècles de l’islam les sawạ̄ ʾif, les campagnes estivales dirigées contre les Byzantins. Cette mobilité participe ainsi d’une conception sacrée du pouvoir : toujours en mouvement, le souverain était en permanence susceptible de faire son apparition. Comme l’a souligné C. Geertz, à défaut de pouvoir être omniprésent comme Dieu, le souverain s’éver- tuait à donner l’impression qu’il l’était82. D’autres éléments de sacralité pouvaient se développer autour de la personne du roi, en particulier autour du concept de baraka dans le monde musulman83. Illustration de cette dimension sacrée à la période omeyyade, la croyance popu- laire affirmait volontiers que les califes étaient immunisés contre la peste84. Ces déplacements n’excluent pas l’existence d’une « capitale », où l’on passe une partie de l’année, et d’où débute toujours l’itinéraire royal avant d’y trouver son terme. La possibilité de résidences multi- ples où passer successivement de longues périodes saisonnières offre une autre option85. Mais dans tous les cas de figure, l’exercice mobile requiert un certain nombre de conditions pratiques qui permettent sa mise en œuvre et garantissent son efficacité. L’organisation de cette circulation du monarque dépendait en effet avant tout des ressources et des moyens que l’on pouvait trouver en chemin. Si les propriétés du souverain et de sa famille n’offraient pas de solutions adéquates, il fallait se tourner vers d’autres réseaux susceptibles de procurer un maillage adéquat. En contexte chrétien, la construction de ces espaces d’itinérance reposait prioritairement sur les monastères, situés straté- giquement sur les routes des trajets royaux86 ; ils en constituaient les étapes et « organisaient l’espace »87. Ces monastères étaient en outre étroitement associés à la famille régnante, éventuellement par le biais de stratégies de patronage88. À côté des monastères, palais et rési- dences royales complètent ce paysage de l’itinérance. Ces construc-

82 C. Geertz, « Centers, Kings and Charisma », p. 162-164 : « [. . .] as long as he could keep moving, chastening an opponent here, advancing an ally there, the king could make believable his claim to a sovereignty conferred by God ». 83 C. Geertz, « Centers, Kings and Charisma », p. 162. 84 Kitāb al-ʿuyūn, I, p. 101 ; A. al-Azmeh, Muslim Kingship, p. 78. Voir toutefois la réaction de Hišām b. ʿAbd al-Malik qui refusa catégoriquement de courir le risque devant une épidémie qui menaçait, al-Ṭabarī, II, p. 1738, trad. vol. XXVI, p. 81. 85 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 47. 86 Ainsi qu’en témoignent notamment les exemples ottoniens et éthiopiens. Voir J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, en particulier p. 291-292, et M.-L. Derat, Le domaine des rois éthiopiens, p. 87 et s. 87 M.-L. Derat, Le domaine des rois éthiopiens, p. 87. 88 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 292. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 401 tions ont notamment pour vocation de permettre le mouvement entre « une série de centres complémentaires »89. Cette thématique a particulièrement retenu l’attention des médiévistes allemands90. Il en ressort notamment que les résidences royales permettent « une inte- raction entre la tête du royaume, qui, dans l’idéal, coiffe l’ensemble de ce dernier et l’atteint temporairement par sa présence itinérante, et chacun des palais, qui sont autant de concrétions et de symboles locaux de l’exercice mobile du pouvoir »91. Pour cerner le phénomène dans toute sa profondeur, il importe donc de « rendre visible le réseau de l’exercice royal du pouvoir dans sa totalité différenciée, et non plus seulement dans ses lieux-phares »92. Ce mode d’exercice du pouvoir s’accompagne de stratégies d’occupation de l’espace, qui stimulent l’es- sor de programmes architecturaux de grande ampleur, contribuant à la création d’un « paysage royal »93, ou favorisent la recomposition de réseaux préexistants, à l’image des villes impériales dans le Maroc du xixe siècle94. Ce constat implique que la mobilité hors de ces zones d’ex- pression d’un pouvoir patrimonial s’avérait extrêmement complexe, voire impossible. En l’absence de tels réseaux ou en cas de défaillance de la logistique nécessaire à ces déplacements, l’exercice mobile du pouvoir devenait particulièrement risqué pour le souverain95. C’est d’ailleurs pourquoi les conditions géo-climatiques s’avéraient prépon- dérantes et poussaient à respecter un rythme saisonnier. L’exercice du pouvoir à distance était donc le problème fondamen- tal auquel étaient confrontés les élites et les rois96. Pour être efficace, la pratique itinérante du pouvoir implique un monopole – ou un quasi monopole – des communications longues distances. Les souverains doivent en effet disposer de routes et de haltes, dans un espace rai- sonnablement sécurisé97. Dès que ces conditions ne sont plus rem- plies, l’équilibre des pouvoirs est menacé. Ces enjeux n’impliquaient

89 M. Innes, « People, Places and Power », p. 421. 90 Une riche synthèse de ces travaux est offerte par Th. Zotz, « L’étude des palais royaux en Allemagne », ainsi que « Präsenz und Repräsentation ». Voir en outre W. Paravicini, « Cours et résidences » ; A. Renoux, « Palais, cours et résidences » ; et pour le volet français de ces recherches J.-M. Moeglin, « Les recherches françaises ». 91 Th. Zotz, « L’étude des palais royaux en Allemagne », p. 308. 92 Th. Zotz, « L’étude des palais royaux en Allemagne », p. 312. 93 M. Innes, « People, Places and Power », p. 421. 94 C. Geertz, « Centers, Kings and Charisma », p. 162. 95 Pour une illustration des risques ainsi encourus, voir C. Geertz, « Centers, Kings and Charisma », p. 165-166. 96 M. Innes, « People, Places and Power », p. 436. 97 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 56-57. 402 chapitre viii cependant pas une mobilité pratiquée à l’échelle de la totalité de l’em- pire. L’itinérance pouvait s’effectuer dans un espace restreint98, l’exer- cice du pouvoir se trouvait alors spatialisé. J. W. Bernhardt a proposé à cet effet de distinguer trois types de zones : centrales Kernlandschaf-( ten), éloignées (Fernzonen) et de transit (Durchzugsgebiete)99. Cette hiérarchisation spatiale invite à s’interroger sur « les conditions locales du pouvoir royal »100, c’est-à-dire sur l’application à des degrés varia- bles du pouvoir à différents endroits et sur les inégalités ainsi insti- tuées. Elle avait quoi qu’il en soit des répercussions économiques. Car le déploiement de ces réseaux participe aussi d’une mise en valeur des régions concernées, dont monastères, palais et résidences constituent la base. Même lorsque le souverain ne détient pas le contrôle direct des revenus générés par ces domaines, sa présence régulière in situ ou son patronage soulignent que ces richesses découlent au fond de son autorité101. Les relations tissées avec les élites locales dépassent ainsi de beaucoup le seul champ du politique, intégrant notamment une dimension financière prépondérante. Abordée dans la durée, la tendance générale veut que « l’exercice itinérant du pouvoir évolue vers un pouvoir centré sur une résidence : résidence, capitale, centre d’administration se différencient 102» . Les souverains fréquentent de plus en plus assidûment les centres qui offrent un espace de sacralité indispensable à la célébration d’une royauté sacrée, et une activité économique à même de répondre aux besoins grandissants de la cour103. La transition est toutefois délicate, car cet « ancrage de la cour » n’est pas sans conséquences : les autres zones se voient privées de la visite du souverain, limitant ainsi le contrôle régional de ce dernier, tandis qu’une « seule et même région supporte le fardeau économique de la présence du camp royal qui épuise les subsistances, ce qui nécessite de faire affluer les impôts sur le lieu de résidence du roi, alors qu’auparavant celui-ci les percevait sur place »104. Tels sont les principaux enseignements que l’on peut

98 M.-L. Derat, Le domaine des rois éthiopiens, p. 8 ; M. Innes, « People, Places and Power », p. 424. 99 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 61, adaptant la typologie définie par E. Müller-Mertens, Die Reichsstruktur. 100 Th. Zotz, « L’étude des palais royaux en Allemagne », p. 308. 101 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 290 et s. 102 W. Paravicini, « Cours et résidences », p. 330. 103 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 296. 104 M.-L. Derat, Le domaine des rois éthiopiens, p. 272. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 403 tirer de l’analyse fine de cette pratique mobile du pouvoir dans ces différents contextes.

Revenons à présent au texte d’al-Balād̠urī et à l’itinéraire de ʿAbd al- Malik. En arrivant à al-Jābiya, le calife ordonne que l’hospitalité soit offerte à ses compagnons. Nous retrouvons là un aspect classique de l’exercice mobile du pouvoir dans d’autres aires géographiques : l’obliga- tion de service due à la cour, le servitium regis des auteurs de l’Occident médiéval105. Du temps de ʿAbd al-Malik, le calife s’appuie donc sur un réseau préexistant pour exercer son pouvoir itinérant. L’itinéraire du souverain est d’ailleurs parlant à cet égard. Al-Jābiya occupait déjà un rôle central à l’époque byzantine et c’est là que Marwān I fut reconnu comme calife en 64/684106 ; du point de vue militaire c’était donc un lieu éminemment stratégique pour ʿAbd al-Malik. Il est vraisemblable que ce sont les projets nourris contre Constantinople qui poussèrent par la suite Sulaymān à transférer ces fonctions militaires en Syrie du Nord, à Dābiq107. Le couvent de Dayr Murrān, sur les pentes du Qāsiyūn, était le lieu de résidence privilégié des califes lorsqu’ils séjournaient à Damas ; c’est là que devait mourir al-Walīd I108. La présence de ce dernier en ce lieu est confirmée par l’hagiographie chrétienne, puisque Saint Pierre de Capitolias (m. 715) y fut déferré devant le calife avant d’être mar- tyrisé : le monastère avait été accaparé par les « Arabes tyranniques » et converti en palais109. Pour en revenir à ʿAbd al-Malik, hormis les aspects saisonniers, les éléments de datation permettant de préciser ses déplacements sont maigres. Notons toutefois qu’une vie de Jean du Daylam (m. 738), un saint syro-oriental, signale que ce dernier se rendit à la cour du calife « qui résidait à ce moment à Damas », vrai- semblablement vers 701110.

105 Voir essentiellement J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 45 et s. 106 Yāqūt, Muʿjam, II, p. 91-92 ; J. Sourdel-Thomine, « Djābiya ». 107 J. Sourdel-Thomine, « Djābiya ». 108 Al-Ṭabarī, II, p. 1270, trad. vol. XXIII, p. 219 ; Yāqūt, Muʿjam, II, p. 533-534. La question des monastères dans les débuts de l’islam a été abordée par E. K. Fowden, « Monks » et « Christian Monasteries ». Sur l’importance des monastères dans culture islamique classique, voir H. Kilpatrick, « Monasteries Through Muslim Eyes ». 109 P. Peeters, « La passion », p. 307 ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 358. 110 S. Brock, « A Syriac Life », éd. § 27, p. 139, trad. § 27, p. 148. La date de la visite de Jean du Daylam est discutée par S. Brock en annexe de sa traduction, p. 180. Voir aussi R. G. Hoyland, Seeing, p. 203-205. 404 chapitre viii

ʿAbd al-Malik fait ensuite route jusqu’à la ville de Baalbek, le point plus septentrional de son itinéraire111. La cité occupait une place stra- tégique, située sur l’importante route de la Bekaa, entre Damas et Homs. En raison de ses imposants vestiges antiques, le site a suscité l’admiration des géographes musulmans et a volontiers été associé à Salomon112. Par sa présence à Baalbek, le souverain inscrivait le cali- fat dans la continuité des grands empires. Le lien particulier que les Omeyyades tissèrent avec la figure du roi d’Israël incitaient peut-être d’ailleurs à ce « parcours salomonien ». Aucune de ces localités n’offre de données archéologiques proban- tes, susceptibles d’identifier les structures associées aux séjours deʿ Abd al-Malik. Al-Sinnabra,̣ où débute et s’achève le trajet de ʿAbd al-Malik, est le seul site éventuellement connu par l’archéologie. Le toponyme, aujourd’hui disparu, est bien connu des auteurs médiévaux113 et claire- ment associé à plusieurs califes omeyyades, à commencer par Muʿāwiya qui y passait l’hiver à en croire Yāqūt114. Al-Yaʿqūbī et al-Masʿūdī s’ac- cordent sur le fait que Marwān I s’y installa à son retour d’Égypte ; c’est là qu’il arrangea sa succession, désignant ʿAbd al-Malik comme héritier, puis son cadet ʿAbd al-ʿAzīz. Marwān I ne devait plus quitter al-Sinnabrạ jusqu’à sa mort115. Outre le récit d’al-Balād̠urī, le site réap- paraît ensuite en pleine lumière plusieurs décennies plus tard, puisque c’est là que Yazīd b. al-Walīd reçut la bayʿa en 126/744116. D. Whit- comb a récemment réinterprété les fouilles anciennes de Ḫirbat al- Karak, sur la rive du lac de Tibériade, et proposé une identification avec al-Sinnabrạ 117. Le site se compose notamment d’un bain et d’un qasṛ . Ce dernier est pourvu d’une enceinte comprenant quatre tours carrées saillantes, au centre de laquelle se trouve un hall de réception basilical qui avait été jadis interprété comme une église (voir figures 6 et 7). Toutefois, les trouvailles céramologiques et monétaires, ainsi que

111 Notre connaissance de la Baalbek des débuts de l’islam demeure limitée. Voir toutefois H. Gaube et A. von Gladiss, « Säulen unter dem arabischen Halbmond ». 112 Voir supra, chapitre IV. 113 Et par voie de conséquence des chercheurs modernes : voir notamment, A. Musil, Palmyrena, p. 282 ; H. Lammens, « La Bâdia », p. 101 ; M. Sharon, « An Arabic Inscrip- tion » ; G. Rotter, Die Umayyaden, p. 162 ; M. Gil, A History, index. 114 Yāqūt, Muʿjam, III, p. 425. Voir en outre G. Le Strange, Palestine, p. 531 (qui propose de lire al-Sannabra)̣ ; A. S. Marmardji, Textes géographiques, p. 118 (sous la graphie erronée d’al-Sinnayra).̣ 115 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 257 ; al-Masʿūdī, éd. V, p. 205, trad. III, p. 783. 116 Al-Ṭabarī, II, p. 1833, trad. vol. XXVI, p. 192. 117 D. Whitcomb, « Khirbet al-Karak » ; D. Genequand, « Umayyad Castles », p. 10. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 405 différents parallèles architecturaux ont poussé D. Whitcomb à suggé- rer qu’al-Sinnabrạ était en réalité à rattacher à la série des « châteaux du désert ». L’hypothèse est vraisemblable et fait d’al-Sinnabrạ le plus ancien « château omeyyade » connu à ce jour118. Cette datation précoce est capitale : elle démontre que ces sites étaient primitivement en rela- tion avec une pratique itinérante du pouvoir ! Avant de revenir sur ce point fondamental, il convient de préciser le projet de grande ampleur dont fait l’objet cet itinéraire. La découverte d’inscriptions et de bornes miliaires érigées sur l’or- dre de ʿAbd al-Malik permet en effet d’éclairer la sécheresse de ce texte. Trois d’entre elles, retrouvées à proximité de la localité d’Afīq/ Fīq, non loin du lac de Tibériade, sont particulièrement pertinentes pour notre propos. La première, une inscription de très belle qualité, a été étudiée par M. Sharon119. Elle fait état de l’ordre donné par ʿAbd al-Malik, en 73/692, « d’aplanir cette passe difficile »bi-tashīl ( had̠ihi al-ʿaqaba)120, faisant allusion à la ʿAqaba Afīq ou ʿAqaba Fīq des géo- graphes arabes121. Les deux autres bornes, de fabrique moins soignée et datées de 85/704, ont fait l’objet d’une analyse détaillée de la part d’A. Elad122. Elles indiquent la distance qui les sépare de Damas, respectivement 52 et 53 miles. Le mile omeyyade a été estimé à 2285 mètres, ce qui situe bien Fīq à environ 120 kilomètres de Damas123. Plus important, A. Elad a pu démontrer que ces deux bornes miliaires traduisaient la création d’une nouvelle route par ʿAbd al-Malik, peut-être plus exac- tement d’un nouveau tronçon, dans le Golan, de la route qui raccor- dait Damas à Tibériade. À plus large échelle, nous nous situons aussi

118 D. Whitcomb, « Khirbet al-Karak », qui souligne par exemple que la forme des tours d’al-Sinnabra,̣ quelque peu inhabituelle pour un « château omeyyade », trouve un parallèle du côté du site de Bālis, actuellement fouillé par T. Leisten. Voir T. Leis- ten, « Balis », « The Umayyad Complex at Balis », et « For Prince and Country(side) ». Pour une vue d’ensemble des origines et de l’évolution architecturale de ces sites, voir D. Genequand, « Umayyad Castles » et Les élites omeyyades, ainsi qu’A. Northedge, « The Umayyad Desert Castles ». 119 M. Sharon, « An Arabic Inscription » ; CIAP, III, p. 206 et s. ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 700. 120 M. Sharon, « An Arabic Inscription », p. 368. 121 Yāqūt, Muʿjām, I, p. 233 et IV, p. 286. Le site est d’ailleurs associé à des tradi- tions eschatologiques, voir A. Elad, « The Southern Golan », p. 73-75. 122 A. Elad, « The Southern Golan » ;CIAP , III, p. 206 et s. 123 A. Elad, « The Southern Golan », p. 46. Voir les remarques de M. Sharon,CIAP , III, p. 106. 406 chapitre viii

Figure 6 : Localisation d’al-Ṣinnabra / Ḫirbat al-Karak. © Donald Whitcomb, « Khirbet al-Karak » l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 407

Figure 7 : Al-Ṣinnabra / Ḫirbat al-Karak : plan du site. © Donald Whitcomb, « Khirbet al-Karak » 408 chapitre viii

Figure 8 : Inscription de ʿAbd al-Malik (ʿAqaba Afīq/Fīq). © Moshe Sharon, CIAP, I, fig. 48 l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 409 sur l’itinéraire reliant Damas à Jérusalem124, soit sur l’un des axes de communication les plus importants du Šām, qui unissait les deux villes dans lesquels ʿAbd al-Malik et al-Walīd furent les plus actifs en termes architecturaux. M. Sharon penchait pour un itinéraire reliant Damas – Kiswa – Fīq – Baysān – Jéricho et enfin Jérusalem125. Or, chose rare, nous pouvons ici mettre en parallèle l’itinéraire de ʿAbd al-Malik rap- porté par al-Balād̠urī et ces témoignages épigraphiques pour préciser ainsi les étapes du trajet. Il emprunte cette nouvelle portion de route, identifiée par A. Elad, entre la localité d’al-Sinnabra,̣ située au point stratégique où s’effectuait la traversée du Jourdain, et al-Jābiya (via Fīq/Afīq), où l’on retrouvait la route romaine qui filait vers Kiswa et Damas. C’est peut-être là une pièce supplémentaire au dossier pour réfuter l’affirmation de M. van Berchem selon quiʿ Abd al-Malik ne fit « que réparer les routes qui sillonnaient son empire »126. Si l’on considère à présent cet itinéraire dans sa partie la plus sep- tentrionale, entre Damas et Baalbek, un nom vient immédiatement à l’esprit : ʿAnjar. Le site n’est bien entendu pas associé à ʿAbd al-Malik ni mentionné par al-Balād̠urī, mais ce projet de grande ampleur – dont les fonctions sont évidemment beaucoup plus étendues qu’un sim- ple rôle d’étape – pourrait alors s’inscrire, dans un deuxième temps, dans le développement d’autres axes stratégiques pour la circulation entre d’une part Damas et la Syrie du Nord, via la Bekaa, Baalbek et Homs, et d’autre part depuis Damas vers Beyrouth et les régions côtières127. Il est possible, en outre, que la construction de ʿAnjar se soit accompagnée d’un vaste programme d’aménagement de la partie méridionale de la vallée de la Bekaa, visant en particulier à drainer les marécages128. L’importance stratégique de ʿAnjar sur l’axe Qinnasrīn – Homs – Damas est confirmée par la bataille qui y fit rage entre le futur Marwān II et Sulaymān b. Hišām en 127/744-745. Le premier nommé y triompha, ouvrant ainsi la voie à sa propre accession au califat129.

124 M. Sharon, « An Arabic Inscription », p. 369, 372 ; CIAP, III, p. 99-100. D’autres bornes nous sont connues, qui indiquent la distance les séparant non pas de Damas mais de Jérusalem. Voir notamment CIAP, I, p. 4. 125 CIAP, III, p. 99-100. 126 M. Van Berchem, Matériaux, p. 22-23. 127 R. Hillenbrand estime d’ailleurs à ce sujet que la ville pourrait avoir joué un rôle logistique significatif lors de la préparation de la campagne maritime contre Constan- tinople conduite par Maslama, « ʿAnjar », p. 66. 128 R. Hillenbrand, « ‘Anjar », p. 68-69. 129 Pour un récit détaillé des combats et la stratégie gagnante de Marwān, voir notamment al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 337, et surtout al-Ṭabarī, II, p. 1876-1879, trad. vol. XXVI, p. 249-253. 410 chapitre viii

Nouvelle route omeyyade Damas Route romano-byzantine (non documentée archéologiquement) Route romano-byzantine

al-Kiswa

Bāniyas

Kafr Naffaḥ

Ramsāniyya Jāsim Faraj Tell al-Juhạ̄dir Nawā

Tasil Khisfin Lac de Tibériade

Fīq -Ruqqād al (Sūsiya) al-Y armūk

al-Ḥamma 0 10 20 km

Jourdain Figure 9 : Nouvelle route de ʿAbd al-Malik dans le Golan d’après A. Elad

La question de la datation de ʿAnjar a divisé les chercheurs, mais une fondation omeyyade est aujourd’hui acquise, même si le site demeure insuffisamment étudié du point de vue archéologique130. L’argumenta- tion repose à la fois sur des données épigraphiques et sur les sources textuelles chrétiennes. Des inscriptions syriaques découvertes dans les

130 Cette identification avait été proposée par J. Sauvaget, « Les ruines omeyyades de ʿAndjar ». Elle a depuis été solidement étayée, en particulier par H. K. Chehab, « On the Identification » ; A. Northedge, « Archaeology and New Urban Settlement », p. 233-235 et Entre Amman et Samarra, p. 65 et s. ; R. Hillenbrand, « ʿAnjar ». Pour une discussion sur les réserves anciennes de P. Mouterde ou plus récentes d’O. Grabar, voir R. Hillenbrand, « ʿAnjar », p. 59, note 1. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 411 carrières de Kamid al-Loz signalent en effet l’ouverture de travaux en 96/714-715, sous le calife (amīrā) al-Walīd I. Les carriers nesto- riens qui signèrent ces textes venaient de Jazīra (Jazīra Ibn ʿUmar)131. À ʿAnjar même, des graffiti arabes complètent les données dont un, sur le mur ouest, daté de rajab 123/mai – juin 741, qui offre donc un terminus ante quem pour l’érection des murs d’enceinte sous le califat de Hišām132. Les chroniques syriaques anonymes de 819 et 846 font état de la fondation par al-Walīd I d’une ville (mdīnātā) nommée ʿAyn Gārā133, tandis que Théophane en attribue peut-être134 la paternité au fils du calife,ʿ Abbās b. al-Walīd, le compagnon d’armes de Maslama. R. Hillenbrand a émis l’hypothèse que ʿAnjar constituait une étape sur la route entre Damas et Ḫirbat al-Minya, pour répondre aux besoins d’une cour itinérante, au mode de vie « semi-nomade »135. L’espace car- refour où se situait la ville offrait incontestablement une gamme d’iti- néraires nettement plus étendue, notamment vers le littoral et la Syrie centrale et septentrionale, mais ʿAnjar s’inscrit en effet parfaitement dans la logique d’un exercice mobile du pouvoir, bien que l’ampleur du site traduise aussi d’autres fonctions. Les sites omeyyades semblent donc avoir répondu aux nécessités logistiques d’un pouvoir itinérant. Le cas des « châteaux du désert », évoqué avec al-Sinnabra,̣ est exemplaire à cet égard, et c’est donc vers cette question qu’il convient à présent de nous tourner.

131 Sur ce corpus d’inscriptions, voir en dernier lieu les remarques de J.-B. Yon, dans A. Kassis, J.-B. Yon, A. Badwi, « Les inscriptions syriaques du Liban », p. 33-35. Voir en outre les études classiques de P. Mouterde, « Inscriptions en syriaque dialec- tal » et « Trente ans après ». Des coptes et des captifs byzantins prirent aussi part aux travaux, voir H. K. Chehab, « On the Identification », p. 46. 132 S. Ory, « Les graffiti omeyyades », p. 100. 133 819, éd. p. 14, trad. p. 9 ; 846, éd. p. 232, trad. lat. p. 176, trad. Brooks, p. 581. 134 L’attribution de la construction de ʿAnjar à ʿAbbās par Théophane est tenue pour certaine par les spécialistes, notamment H. K. Chehab, « On the Identification », p. 44 ; A. Northedge, « Archaeology and New Urban Settlement », p. 234 ; J.-L. Bacha- rach, « Marwanid Umayyad Building Activities », p. 34-35. Voir en outre R. Hillen- brand, « ʿAnjar ». Ce passage de Théophane est pourtant problématique, ce qui conduit C. Mango et R. Scott à privilégier l’hypothèse selon laquelle le chroniqueur byzantin désigne ici al-Walīd et non son fils. Théophane,Chronographie , éd. p. 377, trad. p. 526. 135 R. Hillenbrand, « ʿAnjar », p. 87, 90. Il faut toutefois souligner la différence d’échelle très importante entre ʿAnjar et Ḫirbat al-Minya. Comme nous l’évoquions plus haut, ʿAnjar est une fondation urbaine, qui ne peut en aucun cas être réduite à un simple relais. Dans ce dernier cas, une installation beaucoup plus modeste était évidemment largement suffisante. 412 chapitre viii

2. Les « châteaux omeyyades » comme expression de l’exercice mobile du pouvoir Un ouvrage récent consacré aux topographies du pouvoir posait en axiome fondamental l’opposition entre l’Occident et l’Orient post- romain : ce dernier aurait perpétué un pouvoir basé sur les villes, héri- tées du monde romain, tandis que l’Occident médiéval s’ouvrait à une « pluralité de lieux de pouvoirs »136. C’est peut-être cette analyse qui a orienté les recherches vers la transition supposée entre la polis et la madīna137, tout en excluant largement de l’analyse les questions rela- tives aux pratiques itinérantes d’un pouvoir multipolaire. Les fameux « châteaux du désert » ont de leur côté suscité une bibliographie très abondante qui n’a fait parfois qu’effleurer ces thèmes, sans les analyser véritablement ni en tirer toutes les conséquences. Il n’est pas question de présenter ici par le menu l’ensemble de cette production. Plusieurs travaux récents de qualité nous en dispensent138, aussi nous conten- terons-nous de rappeler rapidement les paradigmes interprétatifs dominants sur le sujet, avant d’évoquer quelques-uns des principaux problèmes posés par ces sites.

– Interprétations et problèmes La découverte progressive de ces édifices, dans le courant du xixe siècle, a suscité un vif engouement des chercheurs139. Il faut attendre le début du xxe siècle et H. Lammens, pour que soit formulée la première grande théorie sur ces « châteaux du désert ». Dans un article fameux, consacré à la bādiya, le jésuite belge développe l’idée d’un atavisme arabe pour le désert, qui aurait poussé les califes omeyyades, soucieux en outre de se prémunir des épidémies de peste à se retirer dans la steppe140. Ces travaux ont immédiatement suscité des débats, ainsi qu’en témoi- gnent les échanges acerbes qui jalonnent les travaux de H. Lammens et d’A. Musil, le découvreur de Qusayṛ ʿAmra. L’opposition entre les deux hommes portait notamment sur le rythme des déplacements sai- sonniers des califes, une question en lien avec l’itinérance du pou-

136 Ch. Wickham, « Topographies of Power », p. 1, citant M. de Jong. 137 Voir en particulier l’article classique de H. Kennedy, « From Polis to Madina ». 138 Voir notamment A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 40-54 ; D. Gene- quand, « Umayyad Castles » et Les élites omeyyades, qui présentent en outre une typo- logie architecturale de ces sites. 139 Voir en dernier lieu sur le sujet la thèse de D. Genequand, Les élites omeyyades, en particulier p. 325-345. 140 H. Lammens, « La Bâdia ». l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 413 voir, malheureusement quelque peu oubliée par la suite141. Cette vision « romantique » a été largement rejetée dans la recherche moderne. Pourtant, comme le souligne à raison A. Northedge, « Lammens a pu citer de nombreuses sources textuelles à l’appui des ses arguments : il est toujours imprudent de rejeter entièrement une hypothèse suscep- tible d’être fortement confirmée par les sources textuelles 142» . Ainsi, la peste représentait effectivement une menace sérieuse dans les cités du Šām jusqu’au iie/viiie siècle, frappant durement les sédentaires mais très peu les nomades143. J. Sauvaget proposa ensuite une explication radicalement différente en analysant les sites dans leur environnement. Il développa ainsi l’idée d’une « colonisation agricole » du Šām par les Omeyyades, qui cadre bien avec certaines informations relatives notamment à Hišām b. ʿAbd al-Malik dans les sources chrétiennes. La mort emporta tou- tefois J. Sauvaget avant qu’il ne puisse achever son grand œuvre, dont la partie rédigée au moment de son décès fut publiée de manière pos- thume par D. et J. Sourdel. Ce travail étant inachevé, peut-être n’a- t-on qu’une vision partielle du projet global que nourrissait l’auteur144. Quoi qu’il en soit, cette interprétation économique a été largement reprise par la suite, mais fut critiquée par A. Northedge qui estime que, pour de nombreux sites, les « conditions environnementales sont trop maigres pour la création de grands domaines agricoles rentables »145. D. Genequand aboutit, en dernier lieu, à un constat similaire en étu- diant la politique de l’eau des califes : « si les Omeyyades ont eu une politique de l’eau orientée prioritairement vers une économie de pro- duction, ça n’a pas été dans les régions steppiques, mais dans les zones agricoles traditionnelles, comme la vallée de l’Euphrate, la vallée du Khabur ou des zones de Syrie occidentale qui restent à explorer »146.

141 Voir en particulier A. Musil, Palmyrena, p. 277-284. 142 A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 43. 143 L. I. Conrad, The Plague, « Ṭāʿūn and Wabāʾ » et « Die Pest ». Sur la question connexe de la perception de la peste en terre d’islam et dans le monde byzantin, voir en outre M.-H. Congourdeau et M. Melhaoui, « La perception de la peste ». 144 J. Sauvaget, « Châteaux Omeyyades de Syrie ». Voir en outre les remarques de O. Grabar, « Umayyad “palace” ». 145 A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 44-45. Voir aussi les réserves de R. Hillenbrand, « La Dolce Vita », p. 3-4. 146 D. Genequand, « Économie de production, affirmation du pouvoir etdolce vita », p. 171. Voir en outre désormais la discussion exhaustive des fonctions économiques de ces sites offerte par D. Genequand,Les élites omeyyades, p. 207-324. 414 chapitre viii

H. Gaube a ensuite proposé de voir dans les « châteaux omeyya- des » des lieux de contact entre le pouvoir califal et les tribus, sur le modèle d’une pratique empruntée aux Ghassanides147. Cette fonction cruciale a été largement admise parmi les spécialistes, et on a pu par- ler d’une « architecture de la diplomatie »148, organisée en particulier autour d’un élément architectural commun à la plupart de ces sites omeyyades, la salle d’audience ou de réception, lieu du majlis149. L’idée de la reprise d’un hypothétique « modèle ghassanide » (il vau- drait mieux dire Jafnide) pose par contre problème dans cette théorie et H. Gaube « donne probablement trop de poids aux princes de la dynastie Jafnide dans l’élaboration d’un modèle de domination politi- que des tribus »150. Les « châteaux du désert » ont également été interprétés comme reflétant des axes de communication, commodément situés le long des routes151. Ces thèses sont largement tributaires de l’identification de certains sites omeyyades comme étant des caravansérails. D. Schlum- berger avait présenté ainsi l’un des bâtiments de Qasṛ al-Ḥ ayr al-Ġarbī, et O. Grabar avait privilégié cette option au sujet de la petite enceinte de son pendant oriental152. Cette dernière hypothèse a depuis été reje- tée : il s’agit en réalité du palais, qui fait face à la grande enceinte153. L’identification d’unkhan à Qasṛ al-Ḥ ayr al-Ġarbī reste hypothé- tique154. Dans le cadre de cette théorie, les « châteaux omeyyades » ser-

147 H. Gaube, « Die syrischen Wüstenschlösser ». 148 S. Helms, Early Islamic Architecture of the Desert, p. 29-30. Si S. Helms déve- loppe une approche ethnologique qui corrobore le schéma esquissé par H. Gaube, on notera toutefois que la partie purement archéologique de son ouvrage (centrée sur le site d’al-Riša) a suscité de vives critiques de la part des archéologues. Voir notamment les comptes-rendus de M. Kervran et A. Northedge, ou bien encore les réserves de D. Whitcomb, « Islam and the Socio-Cultural Transition of Palestine », p. 491. 149 A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 51-52 et D. Genequand, Les élites omeyyades, p. 338. 150 D. Genequand, Les élites omeyyades, p. 335. Sur les problèmes posés par l’utili- sation du vocable « Ghassanide », voir D. Genequand, « Some Thoughts ». 151 G. D. R. King, « The Distribution of Sites and Routes » et « Settlement Patterns in Islamic Jordan » ; H. I. MacAdam, « Some Notes » ; S. Helms, Early Islamic Architecture of the Desert, p. 18 et s. ; K. Brisch, « The Location ». 152 D. Schlumberger, Qasr el-Heir el-Gharbi ; O. Grabar et al., City in the Desert, p. 32. Pour Qasṛ al-Ḥayr al-Ġarbī, voir en dernier lieu la discussion de D. Genequand, « Some Thoughts », en particulier p. 64. 153 A. Northedge, « Archaeology and New Urban Settlement », p. 235-237 ; D. Genequand, « Châteaux omeyyades de Palmyrène », p. 7 et Les élites omeyyades, p. 107 et s. 154 Voir la discussion de A. Northedge (Entre Amman et Samarra, p. 48 et s.), qui souligne que les mentions textuelles de ḫānāt sont rares pour la période omeyyade l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 415 vaient alors de relais routiers, en particulier en direction du Hedjaz sur les itinéraires du ḥajj ou le long des pistes de la steppe155. C’est peut-être cette dernière idée, qui invite à imaginer de véritables hôtel- leries pour les pèlerins, qui a suscité un certain rejet des archéologues à l’encontre de ces interprétations. Le point principal d’achoppement de cette théorie se situe donc au niveau des acteurs de la mobilité : ce n’est pas le schéma d’un pouvoir itinérant qui est ainsi proposé, mais celui de déplacements facilités par des constructions princières ou califales. A. Northedge a souligné que les bayt-s, qui caractérisent l’aménagement intérieur des châteaux, et la « partition de leur plan en appartements [démontrent] qu’ils sont destinés aux membres de la famille étendue »156, même si une occupation par plusieurs familles distinctes ne peut être exclue. Ces agencements pourraient accrédi- ter la thèse d’un prince ou d’un calife se déplaçant avec son entou- rage. A. Northedge remarque en outre que « la relation entre château et route existe vraiment », notamment parce que « les ressources sont rares dans le désert, et [que l’on] est forcément contraint de construire aux mêmes endroits »157. Dans une réflexion dépassant le simple cadre des « châteaux du désert » pour intégrer les sites urbains, D. Whitcomb a défendu l’idée d’une volonté d’affirmer l’autorité omeyyade au sein du Šām, tout en imposant un modèle urbain – qui trouverait ses racines dans la péninsule arabique – dans de nouvelles régions158, tandis que d’autres travaux récents, soucieux de distinguer les spécificités de chaque situation, visent à préciser la typologie des sites commandités par les omeyyades autour de trois types d’implantations principales : villes

et se rapportent aux régions orientales du califat. On ajoutera toutefois qu’Agapius de Manbij inclut des ḫānāt dans les bâtiments associés à Hišām, dont il tirait des revenus substantiels. Le texte semble traiter essentiellement de la Jazīra et des Šāmāt, Kitāb al-ʿunwān, p. 505. Voir en outre la discussion de R. M. Foote, Umayyads Mar- kets, p. 195 et s. Par ailleurs, nous verrons plus loin que le site de Zīzāʾ, associé au calife al-Walīd II, est décrit comme destiné à permettre la halte des pèlerins au retour du ḥajj. 155 G. D. R. King, « The Distribution of Sites and Routes ». 156 A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 50. 157 A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 49. 158 D. Whitcomb, « The Misr of Ayla » ; « Umayyad and Abbasid Periods » ; « Islam and the Socio-Cultural Transition of Palestine », en particulier p. 495-496. Sur les relations entre les « châteaux omeyyades » et la péninsule arabique, voir en outre A. Northedge, « The Umayyad Desert Castles ». 416 chapitre viii anciennes investies par le nouveau pouvoir, villes nouvelles et « châ- teaux du désert »159. Il est désormais admis qu’il est impossible de réduire ces « châteaux omeyyades » à une fonction unique. Au contraire, la plupart des thèses évoquées ci-dessus peuvent parfaitement cohabiter160. La polyvalence de ces installations est d’ailleurs tout à fait cohérente dans le contexte du patrimonialisme omeyyade : C’est certainement ainsi qu’il faut comprendre l’existence des fameux qusūṛ omeyyades, édifiés dans les régions désertiques du Proche-Orient, qui étaient des palais, villes, bādiyya, séjour d’été, nœuds caravaniers, points de contrôle des tribus, tout à la fois. Il faut certainement les comprendre comme des sites, au sens classique du terme, au sens de configuration, c’est-à-dire de signifiant architectural de la procédure d’appropriation patrimoniale161. Cette logique d’appropriation est en effet un facteur central pour com- prendre la démarche dont procèdent les « châteaux omeyyades ». Pour parfaire cette affirmation d’une mainmise omeyyade sur l’espace, la mobilité califale venait se greffer à cette monumentalité inscrite dans le paysage, tout en confirmant que ces différents édifices remplissaient plusieurs usages. Cette architecture califale permettait en outre d’affir- mer le pouvoir en l’absence du souverain ou du patron du site. Cette fonction des palais a été mise en exergue par les médiévistes allemands : « dans leur monumentalité architecturale, ils matérialisent en perma- nence le centre du royaume en un lieu particulier et ils en conservaient le souvenir pendant les périodes d’absence du souverain et de la cour »162. Notons d’ailleurs, dans le même sens, que L. I. Conrad, traitant des problèmes de terminologie posés par les « châteaux du désert », a mon- tré que le qasṛ désignait fondamentalement une construction perma- nente par opposition aux structures temporaires163. Nous retrouvons là l’idée de l’inscription dans la durée d’une architecture et du patron qui y était associé. Les inscriptions, qui commémoraient le nom du fonda- teur, remplissaient une fonction similaire : « la dynastie omeyyade était

159 A. Northedge, Entre Amman et Samarra ; D. Genequand, « Formation et deve- nir » et Les élites omeyyades, p. 182-206. 160 Voir par exemple R. Hillenbrand, Islamic Architecture. 161 Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », p. 236. 162 T. Zotz, « L’étude des palais royaux en Allemagne », p. 308. Voir en outre I. B. Straughn, Materializing Islam, notamment p. 60-69. 163 L. I. Conrad, « Thequs ūṛ ». l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 417 consciente du besoin de se situer physiquement dans le paysage par le biais de ces actes de monumentalité »164. Avant d’analyser les réseaux ainsi développés, quelques mises en garde s’imposent, car pareille entreprise s’avère périlleuse à plus d’un titre. Tout d’abord, notre connaissance des sites omeyyades demeure fragmentaire et surtout provisoire. Ainsi, nous connaissons aujourd’hui plus d’une trentaine de « châteaux du désert », mais la représentativité de cette série demeure sujette à caution, dans la mesure où certaines régions de Bilād al-Šām ont fait l’objet de fouilles extensives, tandis que d’autres demeurent insuffisamment étudiées. H. Kennedy notait à juste titre que nous connaissons aujourd’hui archéologiquement beaucoup mieux les marges steppiques que les zones côtières par exemple165. Au sein même des « châteaux omeyyades », ce sont surtout la Balqāʾ et la Palmyrène qui ont retenu l’attention des archéologues. Nous som- mes donc peut-être victimes d’un prisme déformant, et les découver- tes archéologiques futures sont susceptibles de modifier quelque peu le paysage. De surcroît, ces édifices si célèbres sont paradoxalement peu documentés dans les sources textuelles166, et les toponymes se sont souvent transformés : nous connaissons archéologiquement nombre de ces sites par leur noms modernes tandis que plusieurs appellations médiévales nous échappent. La majorité de ces constructions posent enfin d’épineux problèmes de datation et d’attribution, dans la mesure où ils ne bénéficient qu’occasionnellement d’inscriptions de fondation incontestables. C’est le cas de Qasṛ al-Ḥayr al-Šarqī – que D. Genequand range à raison dans la catégorie des villes neuves omeyyades, plus que dans celle des « châteux du désert » – dont une inscription malheureuse- ment aujourd’hui perdue faisait état de la création d’une ville (madīna) par Hišām. Ailleurs, d’autres inscriptions mentionnant le nom d’un prince omeyyade ou d’un calife ne traduisent pas nécessairement un

164 I. B. Straughn, Materializing Islam, notamment p. 69. 165 La réflexion porte sur le du vie siècle, mais le questionnement vaut aussi pour la période islamique. H. Kennedy, « Concluding Remarks », p. 270. Voir en outre les remarques de D. Genequand, Les élites omeyyades, p. 331-334, qui souligne de surcroît que le phénomène n’est pas limité à l’espace syrien, ainsi qu’en témoigne notamment le site de Tulūl al-Uḫayḍir (ou Qasṛ Muqātil) en Iraq, à proxi- mité de Karbalāʾ. Sur ce site voir B. Finster et J. Schmidt, « Sasanidische und frühisla- mische Ruinen » et « The Origin of ‘Desert Castles’ ». Pour les sites omeyyades d’Iraq, voir en outre A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 54-56. A. Northedge a en outre récemment attiré l’attention des chercheurs sur la situation de l’Arabie préisla- mique, « The Umayyad Desert Castles ». 166 Voir supra, chapitre IV. 418 chapitre viii acte de fondation, mais plutôt un acte d’appropriation. C’est la situa- tion qu’offre notamment Qasṛ Burquʿ, nous allons y revenir. Un site permet peut-être mieux que tout autre d’éclairer la com- plexité de ces problèmes de datation : Qusayṛ ʿAmra. Depuis leur découverte par A. Musil167, ces bains ornés de peintures somptueuses ont fasciné les chercheurs168. La plus célèbre de ces fresques, dite des six rois, en constitue l’un des joyaux. En laissant de côté la dimension artistique, cette représentation des six souverains du monde venant faire allégeance au calife constitue le principal élément de datation de l’édifice. Les six personnages représentés sont en effet désignés par des inscriptions bilingues, en arabe et en grec. Quatre noms subsistent : Qaysar,̣ Kisrā, Najāšī et Lūd̠rīq169. L’identité des trois premiers ne pose pas de difficultés. On y reconnaît les souverains byzantin – le César –, sassanide – le Chosroès170 – et éthiopien – le Négus d’Abyssinie. L’en- jeu porte donc sur le quatrième nom, qui pourrait se lire de plusieurs façons, mais que la forme grecque éclaire en proposant Rodorikos171. On a déduit de longue date de cette lecture qu’il s’agissait là du der- nier souverain wisigoth, Rodéric, vaincu par les troupes musulmanes lors de la conquête de l’Espagne en 92/711. Ce point a servi de base de réflexion pour la datation de l’édifice : le bâtiment étant à coup sûr omeyyade, il fallait donc en fixer la date entre 92/711 et 132/750172. Bien qu’A. Musil ait été tenté d’en faire une construction d’al-Walīd

167 A. Musil, Kusejr Amra. Sur les conditions mouvementées de cette découverte, voir G. Fowden, Qusayṛ ʿAmra, p. 3 et s. 168 Voir notamment A. Musil, Kusejr Amra ; A. Almagro, Qusayr Amra ; G. Fowden, Qusayṛ ʿAmra ; et en dernier lieu Cl. Vibert-Guigue, Les peintures de Qusayr ‘Amra. Cet intérêt marqué pour les fresques a longtemps limité la recherche aux seuls bains, au détriment des autres structures du site, dont une résidence. Ce déficit a été en partie comblé par les travaux de D. Genequand, qui ont en particulier permis de mettre au jour une mosquée. Voir D. Genequand, « Une mosquée à Qusayṛ ʿAmra ». 169 Ou peut-être Rūd̠rīq. Pour les deux derniers personnages de la fresque, dont le nom a disparu, il a été proposé d’y voir le Ḫāqān ou l’empereur de Chine, ainsi qu’un prince Turc ou Indien. Voir notamment G. Fowden, Qusayṛ ʿAmra, p. 207. 170 Il semble bien en effet que Chosroès renvoie ici une titulature – et non à un nom propre – puisque le souverain sassanide vaincu fut Yazdagird. 171 Voir en dernier lieu G. Fowden, Qusayṛ ʿAmra, p. 204-205. 172 Le choix de 92/711 comme terminus post quem ne manque pas de poser ques- tion, puisque l’information du nom du roi des Wisigoths pouvait parfaitement avoir précédé la victoire des troupes musulmanes en al-Andalus, et même la conquête de la péninsule ibérique, puisque Rodéric accède au trône en 709. Pour des raisons difficile- ment justifiables, G. Fowden a proposé de fixer le terminus post quem en 96/715, date à laquelle Mūsā b. Nusayr,̣ le conquérant de l’Occident musulman, revint à Damas avec le butin andalou. G. Fowden, Qusayṛ ʿAmra, p. 144. Notons qu’il s’accordait préalablement sur la date de 711, Empire to Commonwealth, p. 144. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 419 b. Yazīd, le bain fut assez unanimement attribué à al-Walīd b. ʿAbd al-Malik, sous le règne duquel intervint la bataille décisive face au Wisigoths173. J. Sauvaget remarqua toutefois que l’attribution à un calife n’était pas possible pour des raisons épigraphiques. En effet, une inscription peinte au sommet du mur sud de la travée orientale de la salle de réception, et se rapportant apparemment au commanditaire de la construction, ne lui donne que le seul titre d’amīr et non celui d’amīr al-muʾminīn en vigueur pour désigner les califes174. À partir de ces observations, O. Grabar proposa d’attribuer Qusayṛ ʿAmra à Yazīd b. al-Walīd avant, semble-t-il, de renoncer à cette interprétation175. La lecture d’une inscription non encore déchiffrée par F. Imbert, qui propose de lire l’expression walī ʿahd al-muslimīn sur le balda- quin au-dessus de la tête du prince176, a conduit A. Northedge à esti- mer que le « patron » le plus probable du site s’imposait alors comme étant Sulaymān b. ʿAbd al-Malik177. La signification qui se dégage des peintures de Qusayṛ ʿAmra accrédite cette hypothèse : la fresque des six rois ne traduit-elle pas avant tout l’espoir de l’accomplissement de la vocation universelle de l’islam et donc de la conquête de la totalité du monde connu ? Cette peinture ne constitue-t-elle pas un mémo- rial des victoires omeyyades178 ? Si tel est le cas, le protagoniste décisif de la scène n’est plus le souverain Wisigoth, mais bien le César, qui semble alors, comme ses homologues, destiné à être vaincu. Pareille représentation pouvait-elle alors véritablement avoir cours après l’échec du siège de Constantinople, consommé en 99/717 ? Et dans ces conditions, qui mieux que Sulaymān, qui allait ordonner lors de son accession la plus grande offensive jamais lancée contre la capitale

173 M. van Berchem, « Aux pays de Moab », p. 367-370 ; E. Herzfeld, « ʿAmra », p. 338- 339 ; A. Jaussen et M.-R. Savignac, Mission archéologique, p. 111 ; K. A. C. Creswell, Early Muslim, p. 400-401. 174 J. Sauvaget, « Remarques sur les monuments », p. 13-15. 175 O. Grabar, « The Painting », p. 187 et « La place », p. 82. 176 F. Imbert, Corpus, p. 440-442 et « Note épigraphique ». 177 A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 57. Sulaymān est bien l’héritier dési- gné sous al-Walīd I, tandis que le futur al-Walīd II n’accède à ce statut que sous le califat de son père, Yazīd b. ʿAbd al-Malik. 178 Comme pourrait le corroborer une inscription grecque sur une fresque du mur sud de l’aile ouest : NIKH, victoire (ou peut-être CAPA NIKH, « la victoire de Sarah » ou « victoire à Sarah »). L’inscription arabe qui accompagnait le tableau est malheu- reusement illisible mais débutait peut-être par la basmala. Voir G. Fowden, Empire to Commonwealth, p. 145-149 et Qusayṛ ʿAmra, p. 175, 191 et s. ; A. Cheddadi, Les Arabes et l’appropriation de l’histoire, p. 27-28. Cette idée d’un monument commémorant les triomphes omeyyades avait été proposée dès 1909 par M. van Berchem, qui proposait en conséquence d’associer le monument à al-Walīd I, « Aux pays de Moab », p. 369. 420 chapitre viii byzantine, pouvait souhaiter illustrer les triomphes omeyyades sur les murs de Qusayṛ ʿAmra ? Il s’agit bien entendu là d’une question impossible à trancher d’autant que, comme nous l’avons vu au cha- pitre V, un discours proclamant le triomphe symbolique de Maslama fut alors élaboré. Cet exemple illustre bien les difficultés d’attribution des « châteaux du désert », même lorsqu’ils sont pourvus d’éléments de datation positifs179. Revenant aux thèses d’A. Musil, G. Fowden a en dernier lieu défendu l’attribution de Qusayṛ ʿAmra à un autre héritier au trône, en l’occur- rence le futur al-Walīd II, dont la présence dans la région est bien documentée, en particulier sous le califat de Hišām180. Cette démons- tration demeure en réalité hypothétique, puisqu’elle repose largement sur l’identification pour le moins aléatoire de différents personnages

179 Notons d’ailleurs à ce propos que, parmi les quatre personnages identifiés, trois le sont exclusivement par leur titre et non par leur nom. Pourquoi Rodéric seul déro- gerait-il à la règle ? Si le texte de grec de l’inscription ne semble pas permettre de doute sur l’identité du personnage, on notera toutefois que, dans la littérature islamique classique, un certain flou règne au sujet des peuples du Haut Moyen-Âge occiden- tal. Dans ses Prairies d’or, al-Masʿūdī présente ainsi les rois du monde : « les Perses [ont leur] Chosroès ; les Rūm, leurs Césars ; les Abyssins, leurs Négus ; les Turcs, leurs Ḫāqān-s. Le maître [. . .] de l’Espagne [s’appelait] Lūd̠rīq, qui était un nom commun à tous les rois de cette contrée [. . .] Le dernier Lūd̠rīq fut tué par Ṭāriq, mawlā de Mūsā b. Nusayr,̣ lorsqu’il fit la conquête de l’Espagne et s’empara de Tolède, la capitale » (Murūj, I, p. 359-360, trad. I, p. 145-146). La confusion est donc nette entre le nom particulier d’un souverain et celui de sa dynastie. Il est aussi question plus loin de la « cour des rois wisigoths (lad̠āriqa) » (Murūj, II, p. 37, trad. I, p. 171). Ailleurs, al-Masʿūdī distingue pourtant bien la titulature d’un souverain de son nom (ou de celui de sa dynastie). Il précise ainsi que « le titre de César devint commun à tous les rois des Rūm » (Murūj, II, p. 297, trad. II, p. 270). Ces éléments démontrent que, à un moment qui reste à déterminer, le nom de Lūd̠rīq désignait les Wisigoths, sans plus de précisions (al-Masʿūdī attribue également le nom de Lūd̠rīq à des souverains Francs, ce qui pourrait s’expliquer par une confusion avec le nom voisin de Lūd̠wīq, Murūj, III, p. 70-71, trad. II, p. 345). Ces hésitations ne sont pas sans rappeler celles des auteurs chrétiens qui désignaient volontiers les califes sous le nom Mirmumnus (en l’occurrence Hišām) – ou tout autre déformation d’amīr al-muʾminīn –, considéré bien souvent comme un nom propre et non comme un titre (voir par exemple le récit du pèlerinage de Willibald, dont les compagnons partent voir le « roi des Arabes nommé Mirmumnus », J. Wilkinson, Jerusalem Pilgrims, p. 245. Sur la perception des « Sarrasins » dans l’Occident médiéval, voir J. V. Tolan, Les Sarrasins). La confusion n’est pas systématique dans les sources latines, ainsi qu’en témoigne la Chronique hispanique de 754, qui précise la titulature d’al-Walīd II, « amir almuminim » (754, éd. § 71, trad. Hoyland p. 628). Cette mention constitue la plus ancienne occurrence de cette terminologie dans une source non musulmane, ainsi que le signale R. G. Hoy- land, Seeing, p. 628, note. 96. 180 Sur la présence du prince dans la région, voir al-Ṭabarī, II, p. 1743, 1795, trad. vol. XXVI, p. 91, 148. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 421 de plusieurs autres fresques, qui traduiraient le projet politique d’al- Walīd b. Yazīd181. La situation se complique encore sur d’autres sites dans la mesure où, si tout un faisceau d’indices plaident en faveur d’une interprétation qui ferait de Qusayṛ ʿAmra une fondation princière omeyyade, cela est loin d’être aussi assuré pour la plupart des autres « châteaux du désert ». En effet, si la recherche moderne a presque systématiquement associé un édifice donné à un calife ou à un héritier désigné, seuls quelques travaux récents admettent la possibilité de constructions éli- taires et non plus exclusivement califales182. C’est l’idée trompeuse que peut donner l’article de J. L. Bacharach, dont la démonstration repose entièrement sur l’identité des « patrons » de sites, qu’il définit comme les individus ayant « la responsabilité première d’initier un projet de construction »183. Si la vision générale de ce travail nous semble soli- dement étayée184, puisqu’elle repose en réalité sur le patrimonialisme omeyyade, l’idée que la totalité des commanditaires de sites soient des princes marwanides apparaît moins évidente. Les déplacements du souverain constituaient un puissant facteur incitatif à la construction, mais ce n’est pas nécessairement lui – ou un membre de sa famille – qui « initiait » l’édification d’un bâtiment donné. La tendance est pourtant bien celle qui a été dégagée par J.-L. Bacharach, même si ce développe- ment du patronage tend sans doute à masquer les initiatives architec- turales des élites locales, qui s’évertuaient à tisser des réseaux visant à « attirer » l’itinéraire califal dans leurs régions. Les ašrāf avaient à coup sûr les moyens économiques de réaliser ces constructions, qui pou- vaient éventuellement s’inscrire dans une stratégie de développement économique local185. La convergence d’intérêts entre la famille marwa- nide et les élites locales est évidente, même si elle introduit simultané- ment une inévitable compétition qui dessine une carte mouvante des topographies du pouvoir. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est toutefois impossible de mettre au jour ces politiques élitaires, et seules les associations avec des princes marwanides permettent de nous gui- der dans les méandres de la composition de ces réseaux.

181 G. Fowden, Qusayṛ ʿAmra. 182 Voir la discussion d’A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 56 et s. 183 J. L. Bacharach, « Marwanid Umayyad Building Activities », p. 27. 184 Voir les remarques d’A. Northedge, Entre Amman et Samarra, notamment p. 57. 185 Sur la question des ressources financières des élites, voir notamment H. Ken- nedy, « Elite Incomes ». 422 chapitre viii

En dépit de ces incertitudes, il n’est pas inintéressant d’essayer d’esquisser un schéma général. Les données nouvelles, à compter de 72/692, forcent ʿAbd al-Malik à initier un « projet familial » de grande ampleur. Au-delà de l’inscription de l’islam dans l’espace, déjà évoquée par le biais de l’érection des grandes mosquées, l’un des enjeux porte sur la capacité du calife à asseoir son autorité vis-à-vis des acteurs du pouvoir syrien. ʿAbd al-Malik répond à cette exigence par une prati- que itinérante du pouvoir. Toutefois, ne pouvant rayonner aux quatre coins de la province, il délègue sa mobilité, en priorité à ses fils, dans une logique de spatialisation du territoire. La souveraineté patrimo- niale qui se développe alors s’accompagne du tissage de réseaux qui, à l’échelle locale, fournissent les conditions concrète de cette itinérance partagée. La stratégie devient immédiatement lisible dans le paysage, comme en témoigne l’inscription sur un linteau de Qasṛ Burquʿ, attribuant la construction de buyūt à l’amīr al-Walīd, fils du Commandeur des Croyants, et datée de 81/700-701186. Il ne s’agit pas là de la fondation d’un site qui était au moins occupé à la fin de la période byzantine, mais de réaménagements. G. R. D. King avait souligné que la réutili- sation du site de Qasṛ Burquʿ correspondait moins « à un désir prin- cier pour la solitude dans les terres désolées basaltiques [. . .] qu’avec le contrôle de la route entre l’Arabie du Nord et la Syrie centrale, ainsi qu’avec les relations politiques des tribus avec le califat »187. D’autres sites sont liés à al-Walīd de manière moins assurée, en particulier Jabal Says188 et Qaryatayn189. Il a été proposé que l’appropriation de ces trois sites révèle les déplacements d’al-Walīd190. Peut-être faut-il voir là la mise en place d’un nouvel itinéraire pour l’exercice de la pratique mobile du pouvoir, même si l’intégration de Qaryatayn dans ce réseau semble incertaine. Il conviendrait davantage d’ajouter à la liste Ḫirbat

186 H. Gaube, « An Examination », p. 94, 97 ; A. Shboul, « On the Later Arabic Ins- cription ». Ch. F. Robinson estime que cette inscription démontre qu’al-Walīd était alors désigné comme héritier pour prendre la succession de son père, au détriment de son oncle ʿAbd al-ʿAzīz. Voir ‘Abd al-Malik, p. 27. 187 G. D. R. King, cité par H. I. MacAdam, « Settlements », p. 66. 188 Al-Bakrī, Muʿjam, éd. Wüstenfeld, 122. Voir en outre K. Brisch, « Le château omeyyade » ; J. Sauvaget, « Les ruines omeyyades » ; A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 41 ; J.-L. Bacharach, « Marwanid Umayyad Building Activities », p. 31-32. 189 Aġānī, XII, p. 32. Voir les remarques de D. Genequand, « Châteaux omeyyades de Palmyrène », p. 27-28. 190 J.-L. Bacharach, « Marwanid Umayyad Building Activities », p. 32. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 423 al-Bayḍāʾ, que H. Gaube attribuait aux Ghassanides, mais qui pour- rait en réalité dater de la période omeyyade, époque à laquelle il fit, quoi qu’il sen soit, l’objet d’une occupation191. Si ces hypothèses sont valables, al-Walīd pourrait donc avoir été particulièrement actif dans la steppe de basaltique de l’Est du Ḥ awrān. Ce point est important puisque l’on a parfois eu tendance à limiter l’attachement du prince aux mêmes lieux que son père, prioritairement Damas et Jérusalem192. Il se pourrait donc que ces deux villes aient été en quelque sorte des « prérogatives califales » et que, à l’instar de ses frères, al-Walīd se soit vu attribuer une aire précise en amont de son califat. Sans doute ne faut-il toutefois pas vouloir esquisser un schéma trop parfait puisque, comme nous l’avons vu, les aires de souveraineté patrimoniales ne cor- respondaient pas aux découpages administratifs supposés193 et possé- daient des contours flous. Notons d’ailleurs que d’autres sites, comme Ḫirbat al-Minya, Qasṛ al-Hallabat, Qasṛ Ḫarāna ou bien encore ʿAnjar et Qusayṛ ʿAmra, que nous venons d’évoquer, ont été aussi associés à al-Walīd, mais la plupart de ces attributions sont aujourd’hui contes- tées194. Deux aires géographiques bien documentées, la Balqāʾ et la Pal- myrène, permettent d’approfondir ces questions.

– Balqāʾ et Palmyrène : éléments de topographie historique La région de la Balqāʾ, autour d’Amman, présente un maillage serré de sites omeyyades195. La localisation de ces sites plaide nettement en faveur d’une pratique itinérante du pouvoir, avec nombre de « châ- teaux » commodément distribués à des distances équivalentes sans doute à de courtes étapes quotidiennes (voir figure 1). Ce sont surtout

191 H. Gaube, Ein arabischer Palast. L’auteur a toutefois repris la question plus récemment et estime qu’une datation de la période de ʿAbd al-Malik est aussi possi- ble, « Wie ist Ḫirbat al-Bayḍāʾ ». C’est le point de vue que défendait déjà A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 47. 192 Voir toutefois J.-L. Bacharach, « Marwanid Umayyad Building Activities », p. 31-34. 193 Sur la question du découpage administratif ancien du Šām, voir notamment A. Walmsley, The Administrative Structures; J. F. Haldon, « Seventh-Century Conti- nuities » ; R. J. Lilie, « Araber und Themen ». 194 Voir F. B. Flood, The Great Mosque, p. 186-187, qui fait le point sur ces diffé- rentes théories. 195 Voir en particulier H. I. MacAdam, « Settlements and Settlement Patterns », qui offre une synthèse régionale pourvue d’une riche bibliographie et A. Northedge,Entre Amman et Samarra, p. 57-60. Pour Amman, voir essentiellement H. Gaube, « ʿAmmān, Ḫarāne und Qastaḷ » ; A. Northedge, Studies ; A. Almagro, El Palacio ; A. Almagro et al., « El Palacio Omeya » ; E. Olavarri-Goicoechea, El Palacio Omeya. 424 chapitre viii

Yazīd b. ʿAbd al-Malik et son fils al-Walīd b. Yazīd qui sont associés à cette région, même si Sulaymān y fut aussi actif. Il n’existe toutefois que peu d’éléments d’attribution probants, et la majorité des sites n’a pas de patron identifié de façon certaine. Al-Muwaqqar fait ainsi figure d’exception, puisque une inscription sur un chapiteau, au sommet de la colonne graduée qui fait office de jauge, attribue la construction du bassin jouxtant le « château » au calife Yazīd II, en 104/722-723196. Il semble que ce bassin soit en lien direct avec le site et le fonctionne- ment du domaine, davantage qu’avec le réseau routier197. Cette inscrip- tion vient confirmer l’assertion de Yāqūt, qui lie lui aussi al-Muwaqqar à Yazīd b. ʿAbd al-Malik198. Par ailleurs, selon al-Ṭabarī, lorsque les relations entre Hišām et al-Walīd b. Yazīd se dégradèrent199, ce dernier s’installa dans la région d’al-Azraq200 à un point d’eau (māʾ) nommé al-Aġdaf 201. A. Musil s’était penché sur ce problème topographique et proposa d’identifier al-Aġdaf au site de Qasṛ Ṭūba202, à une soixante de kilomètres au sud de l’oasis d’al-Azraq, hypothèse rejetée par J. Sauvaget203. Al-Balād̠urī affirme pour sa part que le futur al-Walīd II s’établit à al-Azraq204. Les autres édifices de la zone posent des problèmes d’attribution, à l’image de ce que nous évoquions au sujet de Qusayṛ ʿAmra. Sans pré- senter par le menu l’ensemble de ces sites, on notera toutefois qu’une inscription portant la date de Muḥarram 92 (29 octobre – 27 novem- bre 710) a été retrouvée dans l’une des pièces de Qasṛ al-Ḫarāna205. Cet élément corrobore la mise en place d’un réseau en direction de l’oasis d’al-Azraq, sans doute au départ d’Amman et d’al-Muwaqqar. Qasṛ

196 On a toutefois également proposé de lier le site à ʿAbd al-Malik, à la lumière d’un passage d’Abū Zurʿa al-Dimašqī, où le calife quitte Jérusalem pour se réfugier à al-Muwaqqar pour se prémunir de la peste (Taʾrīḫ, I, p. 409). 197 R. W. Hamilton, « An Eighth-Century » ; D. Genequand, « Économie de produc- tion, affirmation du pouvoir etdolce vita ». 198 Yāqūt, Muʿjam, V, p. 226. 199 Sur le conflit qui opposa les deux hommes, voir S. C. Judd,The Third Fitna, p. 68 et s. 200 Le site, qui se compose d’un fort romain et d’un château en briques crues, demeure à étudier. Voir H. I. MacAdam, « Settlements and Settlement Patterns », p. 67-68 et D. Genequand, « Projet implantations umayyades », p. 140-141. 201 Al-Ṭabarī, II, p. 1743, 1795, trad. vol. XXVI, p. 91, 148. 202 A. Musil, Palmyrena, p. 285. 203 J. Sauvaget, « Remarques », p. 26-28 ; F. Gabrieli, « Al-Walīd b. Yazīd ». 204 D. Derenk, Leben, p. 10. 205 N. Abbott, « The Kasṛ Ḫarāna » ; S. K. Urice, Qasr Kharana ; A. Jaussen et M.-R. Savignac, Mission archéologique ; F. Imbert, « Inscriptions et espaces d’écriture », p. 404-406. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 425 al-Mušāš206 participe sans doute de la même logique, tout comme, par un itinéraire plus septentrional, celle de Qasṛ al-Hallabat207. Ce dernier site, connecté aux bains de Ḥ ammām al-Sarāh208̮ , permettait sans doute aussi une circulation vers le Nord, en direction du Ḥ awrān. Certains de ces sites furent peut-être des fondations élitaires, et la continuité d’occupation de plusieurs d’entre eux témoigne – à côté des contrain- tes d’accès aux ressources, en particulier en eau – de leur pouvoir d’at- traction. La région bénéficiait alors d’un certain dynamisme comme l’illustrent par exemple des travaux de réfection de mosaïques dans plusieurs églises209. Au sud d’Amman, la concentration d’édifices est à vrai dire parfois telle qu’elle suscite l’interrogation des chercheurs. Ainsi, D. Genequand relève les exemples d’Umm al-Walīd210, al-Qastal,̣ Mšattā et Zīzāʾ, qui cohabitent « dans un territoire minuscule »211. Cette agrégation de sites pourrait traduire des réorientations stratégiques vers la fin de la période omeyyade. Al-Ṭabarī signale en effet qu’al-Walīd II faisait nourrir les pèlerins et leurs bêtes de retour du ḥajj à Zīzāʾ, où il leur offrait l’hospi- talité durant trois jours212. Mšattā a également été mis en relation avec ce calife213. Un passage de l’Histoire des Patriarches d’Alexandrie a été interprété en renfort de cette dernière hypothèse. À en croire l’auteur de la partie idoine qui, comme nous l’avons vu, est contemporain de la période214, al-Walīd fit construire dans la steppe une ville qui por- tait son nom (madīna ʿalā ismihi fī al-barrīya). Le choix du site était cependant pour le moins problématique, car il fallait aller puiser l’eau à quinze miles du chantier, ce qui aurait causé la mort de nombreux

206 Gh. Bisheh, « Qasr Mshash » ; D. Genequand, « Projet implantations umayya- des », p. 142-144. 207 Gh. Bisheh, « Excavations », « Qasṛ al-Hallabat » ; I. Arce, « Qasr al-Hallabât », à utiliser toutefois avec prudence. 208 G. Bisheh, « Hammam al-Sarah ». 209 Ces églises avaient été interprétées comme des fondations de l’époque omeyyade par M. Piccirillo (« The Umayyad Churches »), ce qu’a contesté P.-L. Gatier (« Les mosaïques paléochrétiennes », p. 293), privilégiant l’hypothèse de restaurations. 210 J. Bujard et D. Genequand, « Umm al-Walid ». 211 D. Genequand, « Économie de production, affirmation du pouvoir et dolce vita ». 212 Al-Ṭabarī, II, p. 1754, trad. vol. XXVI, p. 103-104. Nous ne possédons malheu- reusement aucune donnée archéologique sur ce site, à ce jour inconnu. 213 Pour les éléments épigraphiques et numismatiques corroborant une datation omeyyade du site, voir G. Bisheh, « Qasṛ al-Mshatta ». O. Grabar a proposé de voir en Mšattā un édifice abbasside, « The Date ». Voir en outre R. Hillenbrand, « Islamic Art at the Crossroads » et D. Whitcomb, « Amman, Hesban, and Abbasid Archaeology ». 214 Sur Jean de Wasīm, voir supra, chapitre III. 426 chapitre viii ouvriers, en dépit des rotations de deux équipes de 600 chameaux qui assuraient le ravitaillement en eau215. Ces données topographiques et environnementales posent toutefois problème et ne permettent pas d’identifier à coup sûr Mšattā comme étant bien le site évoqué. S’il faut bien associer Mšattā à al-Walīd II, il faut relever que le site d’al-Qastaḷ est nettement plus précoce. Ce palais richement orné de mosaïques exécutées par des artistes de l’école de Madaba216, est connu dans les sources arabes. Le poète Kutayyir̠ ʿAzza (m. 105/723) s’en fait l’écho : « que Dieu bénisse cette famille qui habite al-Muwaqqar, jusqu’à Qastaḷ al-Balqāʾ, là où est la salle d’audience (maḥārib) »217. Comme ces vers furent adressés à Yazīd II, patron d’al-Muwaqqar, il a été proposé que ce soit son père, ʿAbd al-Malik, qui doive être associé à al-Qastal,̣ plu- tôt que son frère et rival, al-Walīd b. ʿAbd al-Malik218. Il se pourrait donc que des réseaux différents se superposent ici. Le plus ancien, autour d’al-Qastaḷ en direction d’al-Muwaqqar ou d’Umm al-Walīd, a pour fonction de permettre l’exercice mobile du pouvoir au sud d’Amman. Mšattā relève d’un projet urbain voulu par al-Walīd II et procède d’une logique distincte, tandis qu’il faut probablement rattacher Zīzāʾ au réseau routier du Šām, en particulier en direction du Hedjaz comme l’indique l’accueil des pèlerins. Al-Ṭabarī qualifie d’ailleurs le site de manzil, ce qui pourrait corroborer cette fonction de halte plus traditionnelle. Soulignons que d’autres investissements liés aux ressources hydriques sont attestés dans la région, toujours en rapport avec l’aménagement des routes du ḥajj. Ainsi, l’inscription de Rāmat Ḥ āzim, au sud de Suwayda dans le Ḥ awrān, fait état de la fon- dation d’une birka par Hišām b. ʿAbd al-Malik219. Les aménagements de Hišām en la matière sont d’ailleurs soulignés par al-Masʿūdī, qui précise que le calife fit notamment « creuser des conduits souterrains et des réservoirs (al-qunnā wa-al-birak) sur la route de La Mecque »220. À l’inverse du bassin d’al-Muwaqqar lié au « château », la birka de Rāmat Ḥ āzim n’est pas liée à un édifice spécifique, mais se rattache

215 History of the Patriarchs, PO, V, p. 114-115. 216 P. Carlier et F. Morin, « Qastal al-Balqaʾ ». 217 Kutayyir̠ ʿAzza, Dīwān, II, p. 130. J’emprunte ici la traduction de J. Sauvaget, « Remarques », p. 20 note 2. Voir sa discussion sur ce sens de maḥārib, qu’il propose aussi de rendre par « les exèdres », c’est-à-dire ici la partie semi-circulaire, l’alcôve où se tenait le prince. Sur Kutayyir,̠ voir I. ʿAbbās, « Kuthayyir ». 218 P. Carlier et F. Morin, « Qastal al-Balqaʾ », p. 206. 219 A. K. Rihaoui, « Découverte » ; D. Genequand, « Économie de production, affir- mation du pouvoir et dolce vita », p. 158. 220 Al-Masʿūdī, Murūj, V, p. 466, trad. IV, p. 889. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 427 directement à la route, accréditant ainsi l’hypothèse de cohabitation de réseaux aux fonctions différentes. Comme l’a noté D. Genequand, cette inscription procède d’une « politique califale en matière de com- munications et de pèlerinage », qui montre l’importance d’associer le calife à un « monument hydraulique »221. Cette évocation de Hišām nous invite à nous tourner vers une autre aire particulièrement signi- ficative : la Palmyrène. Si la région a longtemps souffert de la comparaison avec la Balqāʾ en termes archéologiques, cette dernière retenant davantage l’intérêt des fouilleurs, les études récentes de D. Genequand viennent heureu- sement combler ce déficit (voir figure 2221) . La région est étroitement associée à Hišām b. ʿAbd al-Malik. Les deux sites les plus fameux, Qasṛ al-Ḥ ayr al-Ġarbī et Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī, sont en effet marqués du sceau du calife. Pour ce qui est du premier nommé, une épigraphe sur le linteau de la porte d’entrée du bâtiment que l’on désigne généra- lement sous le nom du « khan », en attribue la construction à Hišām en 109/727223. Dans le cas du second, une inscription de fondation, aujourd’hui perdue, se trouvait dans la mosquée et signalait que Hišām avait ordonné la construction de cette ville (madīna) en 110/728-729 ; les travaux avaient été exécutés par les ahl Ḥ ims224̣ . Toutefois, en dépit de ces deux attestations épigraphiques, la toponymie associée à Hišām pose de nombreux problèmes. Les deux Qasṛ al-Ḥ ayr portent en effet aujourd’hui des noms inconnus des auteurs anciens225, qui associent pour leur part d’autres toponymes à Hišām. Ces questions ont suscité de longs débats dont il nous faut dire quelques mots. Évoquons tout d’abord rapidement la question de Rusāfạ Hišām, que J. Sauvaget proposait d’identifier avec Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī226, mais qui est aujourd’hui clairement reconnue comme étant la ville

221 D. Genequand, « Économie de production, affirmation du pouvoir etdolce vita », p. 158. 222 D. Genequand, « Châteaux omeyyades de Palmyrène » et Les élites omeyyades. 223 RCEA, I, p. 23, n° 27 ; D. Schlumberger, Qasr el-Heir el-Gharbi ; D. Genequand, « Châteaux omeyyades de Palmyrène » et « Some Thoughts ». 224 O. Grabar et al., City in the Desert, p. 191 (avec l’historique de la découverte de l’inscription et ses publications antérieures). 225 Notons toutefois que Qasṛ al-Ḥayr al-Ġarbī est vraisemblablement désigné sous le nom d’al-Ḥ ayr (comme un relais postal) dans une source mamelouke. Voir D. Schlumberger, Qasr el-Heir el-Gharbi, p. 26 ; D. Genequand, « Some Thoughts », p. 65. 226 J. Sauvaget, « Remarques », p. 1-13. C’est étonnamment cette interprétation qui prévaut dans le volume idoine de la traduction d’al-Ṭabarī par Kh. Y. Blankinship, The History of al-Ṭabarī, vol. XXV, p. 2, note 7. 428 chapitre viii d’al-Rusāfa,̣ l’ancienne Sergiopolis227. Al-Ṭabarī signale expressément que Hišām résidait à al-Rusāfa,̣ qu’il définit comme une ville byzantine (madīna rūmiyya), dans la région (arḍ) de Qinnasrīn. C’est pour se prémunir de la peste (tạ̄ ʿrūn) que le calife privilégia ce site situé dans la steppe (al-barriyya) et qu’il y fit construire deux palais qas( rayṇ )228. Il est tentant de penser qu’al-Ṭabarī fait ici référence aux structures palatiales identifiées hors les murs de la ville antique, côté sud229. Les fouilles allemandes devraient prochainement offrir une image plus précise de la situation, à l’instar des résultats significatifs obtenus lors des travaux conduits à l’intérieur de l’enceinte d’al-Rusāfa,̣ en particu- lier pour ce qui est de la mosquée230. Al-Rusāfạ est également mentionnée en relation avec l’accession de Hišām au califat. En effet, toujours selon al-Ṭabarī, le fils deʿ Abd al- Malik se trouvait à al-Zaytūna où il possédait une maison (manzil) dans une petite propriété (duwayra), lorsque arrivèrent par la poste (barīd) le sceptre et le sceau (al-ʿasạ̄ wa-al-ḫātm) : paré de ces insignes califales, Hišām fut alors reconnu comme nouveau souverain. Il partit alors d’al-Rusāfạ pour Damas231. Ce passage obscur avait poussé dans un premier temps J. Sauvaget à conclure qu’al-Zaytūna et al-Rusāfạ désignaient un seul et même lieu (qu’il identifiait alors à Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī)232, avant de réviser son jugement et d’affirmer qu’il fallait cher- cher al-Zaytūna dans le voisinage d’al-Raqqa, sur la rive orientale de

227 Voir en particulier O. Grabar et al., City in the Desert, p. 13 ; E. K. Fowden, The Barbarian Plain ; D. Sack, Resafa IV. 228 Al-Ṭabarī, II, p. 1737-1738, trad. vol. XXVI, p. 80-81. Voir en outre Kitāb al-ʿuyūn, I, p. 101. 229 Deux de ces implantations extérieures ont d’ailleurs été fouillées, l’un des palais brièvement par K. Otto-Dorn (« Grabung ») et un « pavillon » par T. Ulbert (« Ein umaiyadischer »). Voir en outre D. Sack et al., « Resafa-Umland » et en dernier lieu C. Konrad, « Resafa-Rusafat Hisham », ainsi que D. Genequand, Les élites omeyyades, qui confirme l’identification d’au moins deux « véritables palais, [tandis que] d’autres [édifices] présentent des plans qui les rattachent plus clairement à la catégorie des grandes maisons », p. 198. 230 D. Sack, Resafa IV. Pour une vue d’ensemble des projets archéologiques en cours à al-Rusāfạ et des derniers développements (sous la direction de D. Sack), on se reportera au site Internet de l’Institut für Architektur (Fachgebiet Historische Bauforschung – Masterstudium Denkmalpflege) de la Technische Universität Berlin : http://baugeschichte.a.tu-berlin.de/hbf-msd/ (consulté le 10 juin 2010). 231 Al-Ṭabarī, II, p. 1467, trad. vol. XXV, p. 2. 232 J. Sauvaget, « Remarques », p. 4 et s. ; O. Grabar rejette l’identification d’al-Rusāfạ avec Qasṛ al-Ḥayr al-Šarqī, mais maintient celle d’al-Zaytūna avec ce dernier site, City in the Desert, p. 13. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 429 l’Euphrate233. C’est aujourd’hui l’hypothèse la plus solidement admise par la prise en compte d’un corpus de textes élargi, incluant notam- ment la chronique de Zuqnīn. Cette source signale en effet que Hišām fit creuser les canaux de Zaytūn et de Hanī234, ce qui corrobore l’affir- mation d’al-Balād̠urī qui mentionne les travaux du prince à Wāsit ̣ al- Raqqa235. L’itinéraire de Hišām entre al-Zaytūna et Damas passe ainsi logiquement par al-Rusāfa.̣ Toutefois, la question de l’identification d’al-Zaytūna a passionné les chercheurs, et de multiples autres hypo- thèses ont été avancées, de l’antique Zaytā – sur l’Euphrate, au sud de Qarqīsiyya –, à Qasṛ al-Ḥ ayr al-Ġarbī236. Le toponyme étant courant, il pourrait renvoyer à différents lieux homonymes, ce qui ajoute à la confusion237. En amont de son califat et dans une parfaite illustration du sys- tème patrimonial développé par les Marwanides, Hišām reçut une terre (uqtị ʿa arḍan) nommée Dūrayn238. La lecture du toponyme est incertaine et on a plutôt privilégié la forme Dawrīn239, en relation avec un canal du même nom, situé sur la rive orientale de l’Euphrate, au sud du Ḫābūr240. Le Nahr Dawrīn n’est cependant pas connu en tant que tel dans les sources textuelles ; il pourrait être nettement antérieur à l’époque islamique, même si ce point a soulevé des débats soute- nus241. La choix de Dūrayn est lui aussi hypothétique, bien que des noms semblables (Dūr, Dūrān) soient plus fréquents dans les textes,

233 J. Sauvaget, « Notes de topographie », p. 103. Voir la discussion de B. Kellner- Heinkele, « Rusâfa in den arabischen Quellen ». T. Ulbert propose d’identifier Zaytūna à al-Ḫulla, « Die umayiadische Anlahe », p. 22. 234 Zuqnīn, éd. p. 171, trad. Harrak p. 160-161, trad. Hespel p. 129. 235 Al-Balād̠urī, Futūḥ, p. 180 ; M. Meinecke, « Al-Raḳḳa ». Les sources privilégient cependant l’appellation d’al-Hanī wa-al-Marī pour désigner ces canaux, ce qui com- plique encore la situation. Al-Marī et al-Zaytūn désigneraient la même installation, ce qui demeure sujet à caution. 236 Pour une présentation détaillée de ces différentes hypothèses, voir M.-O. Rous- set, « La moyenne vallée de l’Euphrate », p. 565, note 7. 237 D. Genequand, « Économie de production, affirmation du pouvoir etdolce vita », p. 159. 238 Al-Ṭabarī, II, p. 1735, trad. vol. XXVI, p. 77 ; al-Balād̠urī, Ansāb, VI B, p. 15. 239 C’est la solution adoptée par C. Hillenbrand dans la traduction signalée dans la note précédente. Les deux autres occurrences du mot dans le Taʾrīḫ al-rusūl wa-al- mulūk, ont toutefois été rendue par Dūrayn. Voir al-Ṭabarī, II, p. 1433, 1895, trad. vol. XXIV, p. 163, vol. XXVII, p. 7. Voir en outre al-Balād̠urī, Ansāb, VI B., p. 15. 240 Le canal a fait l’objet de nombreuses fouilles et prospections dirigées par S. Ber- thier, Peuplement rural, p. 32 et s. 241 S. Berthier, « Le Peuplement rural », p. 32 et s., M.-O. Rousset, « La moyenne vallée de l’Euphrate », p. 566 ; D. Genequand, « Économie de production, affirmation du pouvoir et dolce vita », p. 159. 430 chapitre viii mais démontre à nouveau les incertitudes inhérentes à la toponymie associée à Hišām. Quelle que soit la lecture retenue, Hišām trouva le site en ruine lors de sa prise de possession et, en échange de 400 dinars, il fit ajouter par un scribe peu scrupuleux « Dūrayn et ses villa- ges (qurā) » sur les dīwān-s ; il devait par la suite en tirer des revenus substantiels242. Ces difficultés relatives aux localités attachées à Hišām ne permet- tent guère d’avoir une idée précise de ses déplacements en Palmyrène. Toutefois, les liens incontestables qui l’unissent aux deux Qasṛ al-Ḥ ayr, à al-Rusāfa,̣ à Wāsit ̣ al-Raqqa et à différents travaux dans la vallée de l’Euphrate, dessinent nettement son espace privilégié de mobilité. La proposition de J.-L. Bacharach d’ajouter à ce parcours les sites d’Arak et d’al-Suḫna demeure à ce jour au simple rang d’hypothèse, faute d’éléments archéologiques probants243. Le cas de Palmyre ne fournit pas davantage de certitudes, même s’il est tentant d’associer le souk244 mis au jour le long du decumanus à Hišām, dont l’investissement pour des ouvrages de même nature est connu et attesté par l’épigraphie à Baysān245. Il a été proposé de lier ce marché à ʿAbd al-Malik246, ce qui aurait éventuellement pu se faire par le truchement de Hišām qui exer- çait alors une souveraineté patrimoniale dans la région. La découverte récente d’une mosquée au cœur de Palmyre, probablement d’époque omeyyade, apportera peut-être des éléments de datation à même de préciser les choses247. D’autres sites omeyyades, tels que Qudaym248 ou vraisemblablement Qaryatayn249, contribuent à couvrir l’essentiel de la Palmyrène250, même si le maillage est beaucoup moins serré que dans la Balqāʾ. Le site d’al-Baḫrāʾ, à une vingtaine de kilomètres au sud de

242 Hišām ne fut guère reconnaissant envers le scribe qui avait contribué à sa for- tune en refusant plus tard, alors qu’il était calife, de le nommer à un poste de gouver- neur, précisément sous le prétexte qu’il falsifiait les registres ! Al-Ṭabarī, II, p. 1735, trad. vol. XXVI, p. 77 ; al-Balād̠urī, Ansāb, VI B, p. 15. 243 J.-L. Bacharach, « Marwanid Umayyad Building Activities », p. 31. 244 K. al-Asʿad et F. M. Stepniowski, « The Umayyad Sûq » ; R. M. Foote, Umayyad Markets et « Commerce ». Voir en outre la discussion de D. Genequand, « An Early Islamic Mosque in Palmyra ». 245 E. Khamis, « Two Wall Mosaic Inscriptions ». 246 R. Foote, Umayyad Markets, p. 207. 247 D. Genequand, « An Early Islamic Mosque in Palmyra » et Les élites omeyyades, p. 74-84. 248 D. Genequand, « Châteaux omeyyades de Palmyrène », p. 11-12. 249 Aġānī, XII, p. 32 ; D. Genequand, « Châteaux omeyyades de Palmyrène », p. 27-28. 250 D. Genequand, « Châteaux omeyyades de Palmyrène », p. 28. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 431

Palmyre, est sans doute le plus fameux après les deux Qasṛ al-Ḥ ayr : c’est en effet là que fut assassiné al-Walīd II251. Les voyages de Hišām ne sont enregistrés que lorsque celui-ci sort de Palmyrène, à l’image de son trajet vers Damas lors de la récep- tion des insignes califaux, évoqué plus haut. On peut légitimement supposer que ce déplacement capital, étant donné les enjeux propres à chaque moment de succession, était hautement ritualisé, en parti- culier autour de l’entrée du nouveau calife dans Damas. Les sources sont malheureusement laconiques sur ce point252, tout comme sur les détails du ḥajj accompli par le calife en 106/724-725, puis à nouveau en 125/742-743253. Agapius de Manbij et l’anonyme de 1234 rapportent aussi un bref séjour du calife à Malatiya,̣ au terme duquel il regagna Damas254. À l’échelle d’un califat de presque vingt ans, ces quelques mentions semblent bien maigres. L’impression qui ressort des sources invite plutôt à penser que Hišām passa le plus clair de son temps du côté d’al-Rusāfạ 255. C’est ce que confirment notamment les importants investissements qu’il réalisa dans la région. Les sources chrétiennes sont particulièrement prolixes sur le sujet et participent de l’image d’un souverain administrateur, soucieux de stimuler l’essor économi- que de la vallée de l’Euphrate (voir tableau 6). La région où furent concentrés ces investissements explique l’inté- rêt des auteurs syriaques. L’accent porte en particulier sur le domaine agricole. Il est ainsi fait état du creusement de canaux dans la région d’al-Raqqa, pour les besoins de l’irrigation de diverses plantations. Ces aménagements s’accompagnent de l’édification de villes mdīnātā( ), de palais (ḥesnẹ̄ ) et de villages (qūrīhā)256, tandis qu’un pont est construit sur l’Euphrate à hauteur d’al-Raqqa257. Différentes structures

251 Al-Ṭabarī, II, p. 1796-1797, 1802 et s., trad. vol. XXVI, p. 149-150, 156 et s. ; D. Genequand, « Al-Bakhraʾ » et « Châteaux omeyyades de Palmyrène », p. 13-18. 252 Sur les questions de cérémonial omeyyade, voir O. Grabar, Ceremonial and Art et A. Marsham, Rituals, p. 81-180. 253 Al-Ṭabarī, II, p. 1472, 1737, trad. vol. XXV, p. 9, vol. XXVI, p. 80. 254 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 508 ; 1234, éd. I, p. 312, trad. lat. p. 243. 255 Ainsi que le notait déjà F. Gabrieli, Il Califfato, p. 134. Sur les raisons du choix d’al-Rusāfa,̣ voir la discussion de E. K. Fowden, The Barbarian Plain, p. 174 et s. 256 819, éd. p. 16, trad. p. 11 ; 846, éd. p. 235, trad. lat. p. 178, trad. Brooks, p. 584 ; Zuqnīn, éd. p. 171, trad. Harrak p. 160-161, trad. Hespel p. 129 ; Théophane,Chrono- graphie, éd. p. 403, trad. p. 557 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 505 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 457, trad. p. 490 ; 1234, éd. p. 309, trad. lat. p. 241. 257 Zuqnīn, éd. p. 175, trad. Harrak p. 165, trad. Hespel p. 133.

432 chapitre viii

Rāhib

̣ rus b. b. rus But

̣ rīq Bit

ʿ īd b. b. īd

Sa XX X X

846 819

Qartamīn Circuit de

Łewond

Zuqnīn

775

Syrien

Michel le le Michel

1234 Agapius

d’Édesse X XX X Théophane Circuit de Théophile Sources raj ̮ ā h dépassent le Hišām ʿ ̣ iyā d ̣ āfa) ) ̮ īlān Tableau 6: Principales informations relatives aux activités de Hišām dans les sources chrétiennes bah Informations Début du califatImpôts excessifsConstruction de palais, villes, etc.Développement de l’agriculture / plantationsCreusement de canauxCanal (ou pont) près de RaqqaHišām s’approprie les X XThésaurise les richesses X XLieu de la tombe (Rus X XAl-Walīd maltraite les gens de l’entourage Hišām X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X Les revenus des domaines de Avare ( l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 433 commerciales sont également mentionnées : ḫānāt, ḥawānīt, ḥujar258. Il est intéressant de noter que ces mentions sont anciennes, puisqu’elles figurent dans la strate historiographique qui court jusqu’en 728, dans les chroniques anonymes syriaques de 819 et 846. Il faut donc en conclure que cette politique ambitieuse fut initiée au plus tard dans les premières années du califat de Hišām. L’ampleur de ce programme plaide toutefois pour le faire débuter nettement en amont, alors que le prince exerçait sa souveraineté patrimoniale sur la zone. Maslama b. ʿAbd al-Malik entreprit d’ailleurs lui aussi des travaux d’envergure dans la région voisine de celle de son frère, du côté de Bālis. À la demande des habitants de la région, il fit lui aussi creuser un canal, le Nahr Maslama, en échange d’un tiers des revenus (ġullāt) et fit par la même occasion édifier un palais h( ̣esnẹ̄ )259. Nous touchons là à vrai dire une question économique capitale qui, si elle dépasse largement notre propos, n’en fait pas moins profondé- ment partie du système patrimonial omeyyade. Il s’agit bien entendu du problème du statut des terres et plus précisément des ḍiyāʿ dans le cas qui nous occupe260. Comme l’a souligné Cl. Cahen, ces domaines avaient une « fonction sociale », puisqu’ils garantissaient les moyens de subsistances des élites261. H. Kennedy a récemment réaffirmé la part prépondérante qu’occupaient ces propriétés dans les revenus des éli- tes, tant sous les Omeyyades que sous les premiers Abbassides262. La rentabilité du système est évidente pour ce qui est des princes omeyya- des tels que Sulaymān, Maslama, Saʿīd b. ʿAbd al-Malik, al-ʿAbbās b. al-Walīd et d’autres263. Dans le cas de Hišām, la réussite fut telle que, aux dires d’Agapius de Manbij et Michel le Syrien, les revenus qu’il tirait de ses domaines dépassèrent le produit du ḫarāj de l’empire264 !

258 Telle est la liste fournie par Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 505. Voir en outre 819, éd. p. 16, trad. p. 11 ; 846, éd. p. 235, trad. lat. p. 178, trad. Brooks, p. 584. Sur les problèmes posés par ce vocabulaire, voir R. M. Foote, Umayyad Markets, p. 168 et s. 259 Al-Balād̠urī, Futūḥ, éd. p. 151, trad. p. 232 ; Zuqnīn, éd. p. 171, trad. Harrak p. 160-161, trad. Hespel p. 129. Voir la discussion de H. Kennedy, « Elite Incomes », p. 20-22. Sur la question des canaux creusés par les différents fils de ʿAbd al-Malik, voir en dernier lieu D. Genequand, « Économie de production, affirmation du pouvoir et dolce vita ». 260 Sur la question du statut de la terre comme élément central de l’affirmation de la souveraineté patrimoniale, voir Ch. Décobert, « Du patrimonialisme omeyyade ». Sur les ḍiyāʿ, voir Cl. Cahen, « Ḍayʿa » et en dernier lieu H. Kennedy, « Elites Incomes ». 261 Cl. Cahen, « Ḍayʿa ». 262 H. Kennedy, « Elites Incomes ». 263 Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, p. 82-83. 264 Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 505 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 457, trad. p. 490. 434 chapitre viii

Ce sont ces résultats probants qui suscitèrent plus tard l’admiration des méthodes de gouvernement de Hišām265, tout en participant sans doute aussi au développement de l’image d’un souverain thésaurisant les richesses, et que l’on qualifiait volontiers d’avare bah( ̮īlan)266. S’il n’est pas possible de nous étendre ici sur ces aspects qui constituent un sujet à part entière, nous verrons toutefois plus loin qu’ils condition- nent profondément le fonctionnement de l’ensemble de ce système. Résumons. Les « châteaux omeyyades » ne se réduisent pas à une fonction unique qui serait commune à tous ces sites. Au contraire, les différentes fonctions proposées dans la recherche moderne renferment une part de vérité et ne sont pas mutuellement exclusives. Un site donné permet effectivement de se prémunir des épidémies le cas échéant, de s’adonner aux plaisirs de la chasse ou de jouir d’un espace verdoyant dans la steppe. La mise en culture est nécessaire à la présence humaine, sans pour autant avoir une dimension économique systématique hors des zones agricoles traditionnelles. En proposant un modèle architec- tural clairement identifiable, on affirme une culture visuelle omeyyade, qui inscrit l’autorité marwanide dans le paysage syrien. La localisa- tion des sites par rapport aux routes ou aux pistes, ainsi que les pos- sibilités de contacts qu’ils offrent avec les tribus relèvent d’une autre nature. Toutefois la thèse associant les « châteaux du désert » aux axes de circulation possède bien une « vérité fondamentale »267, mais elle était trompeuse dans la mesure où elle ne distinguait pas les différents acteurs de cette mobilité omeyyade. C’est que ces éléments répondent prioritairement aux nécessités d’un pouvoir itinérant, qui se développe à l’échelle régionale, dans le contexte d’une souveraineté patrimoniale. Ces politiques ont été principalement développées par ʿAbd al-Malik, soucieux d’affermir son contrôle sur le Šām. La solution adoptée consiste à déléguer la mobilité califale aux princes marwanides, ce qui conduit à une forte territorialisation de l’espace syrien. Puisque cette mobilité est confiée à d’autres, le calife peut progressivement s’établir en un lieu de résidence privilégié, comme en témoigne l’exemple de Hišām. Ces évolutions rapides du système voulu par ʿAbd al-Malik ne

265 Al-Ṭabarī, II, p. 1732, trad. vol. XXVI, p. 75 ; Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, p. 4. 266 Voir notamment Saʿīd b. Bitrīq,̣ p. 46 ; al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 328 et Mušakalat, p. 20 ; Butruṣ b. Rāhib, Taʾrīḫ, p. 57, trad. p. 63 ; et les références fournies par Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, p. 79, note 19. 267 A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 47. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 435 sont pas sans conséquences. C’est vers cette question et les limites de ce mode de gouvernement qu’il convient à présent de nous tourner.

3. La mobilité confisquée Un des premiers effets de ce mode de fonctionnement, qui génère des ressources substantielles, est d’engendrer des rivalités fortes et des conflits d’intérêts. Les manigances évoquées plus haut de Hišām pour augmenter la part d’un domaine qui lui avait été assigné témoignent de ces enjeux économiques. Jusqu’à présent, il a été surtout question des Marwanides, et plus particulièrement des descendants directs de ʿAbd al-Malik. Nous avons évoqué la compétition qui pouvait sévir entre ces prétendants au pouvoir suprême. Mais, comme souvent, le conflit fait surgir des acteurs presque oubliés de l’histoire. Le patri- monialisme omeyyade est en effet à comprendre dans l’acception la plus large du clan, sans parler des autres bénéficiaires des largesses du système. Or ledit clan ne se limite ni aux Marwanides, ni même aux Sufyanides, mais inclut aussi d’autres branches, en particulier les Banū Muʿayt,̣ les fils de Abūʿ Amr b. Umayya. Al-Balād̠urī rapporte à ce propos qu’un descendant d’Abū Muʿayt ̣ possédait à Acre des moulins (arḥāʾ)268 et d’autres biens dont il tirait des

Kusayy. .

ʿAbd Manāf

ʿAbd Sh̲ ams̲

Umayya

Harb. Abu ʾ l-Ās(ī). al-ʿĀs(ī). Abu ʾl-ʿĪs. Abū ʿAmr

Abū Sufyān ʿAffān Hakam. (= the Banū Abī ʿMuʿayt).

Muʿāwiya I ʿUthmān Marwān I (= the ʿAnābisa)

(= the Aʿyās). Figure 10 : Les Banū Umayya

268 Il peut éventuellement s’agir de greniers ou autres espaces de stockage. 436 chapitre viii revenus (mustaġallāt)269. Hišām lui demanda en vain de les lui céder, ce qui motiva la décision du calife de transférer l’arsenal (al-sinạ̄ ʿa, pour dār al-sinạ̄ ʿa), jusqu’alors situé à Acre, dans la ville de Tyr270 ! La solution radicale adoptée par Hišām traduit la manne financière que représentait le contrôle de ces installations. Il s’empressa d’ailleurs d’installer sur le nouveau site de l’arsenal un funduq et un mustaġall. Cet exemple, peut-être extrême, illustre en outre la fragilité des élites devant les velléités califales ou de tout autre puissant prince. Un autre constat découle pour partie du précédent : si pendant de longues années, alors qu’il était un héritier potentiel du trône, l’action de Hišām fut circonscrite à la région qui lui avait été octroyée, son accession au califat lui permettait de rayonner sur l’ensemble du Šām et de l’empire. Outre les aménagements sur la route de La Mecque évo- qués plus haut, le calife « fortifia les frontières [. . .] et entreprit encore d’autres travaux utiles qui furent détruits par Dāwūd b. ʿAlī, au début du règne des Abbassides »271. Il soutint tout particulièrement les acti- vités commerciales, comme en témoignent les inscriptions du marché de Baysān272, mais aussi la construction des souks de Homs, al-Rusāfạ et al-Raqqa273. L’exemple de Hišām, né en 72/691, est évidemment uni- que en son genre. De tous les successeurs de ʿAbd al-Malik, il figure parmi ceux qui furent le plus longtemps un prince destiné au trône (avec al-Walīd b. Yazīd) avant d’assumer la charge califale pendant près de vingt ans. Cette remarquable longévité constitue en elle-même un prisme déformant, dans la mesure où il est délicat de comparer les réalisations de Hišām avec celles de souverains plus éphémères. Mais en même temps, cette longue pratique du pouvoir sous deux statuts différents met en lumière les attributions respectives du prince et du calife. Si le premier n’a qu’une compétence régionale, il est intéressant de constater que le second, tout en étendant son patronage architec-

269 Il peut s’agir de champs cultivés, maisons, boutiques, marchés, etc. J’adopte la forme mustaġallāt plutôt que celle de mustaġillāt qui désigne le produit ou le revenu, puisque le texte semble faire référence à des structures agricoles et/ou commerciales. Voir R. Dozy, Supplément, II, p. 220. 270 Al-Balād̠urī, Futūḥ, éd. p. 117-118, trad. p. 181. Voir A. Borrut, « Architecture des espaces portuaires » et « L’espace maritime syrien ». 271 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. V, p. 466, trad. IV, p. 889. 272 E. Khamis, « Two Wall Mosaic Inscriptions ». 273 Il s’agit de souks construits par Hišām ou sous son patronage direct. Voir R. M. Foote, Umayyad Markets, p. 210 et s., qui lie aussi à Hišām les souks de Médine, Fustāt,̣ al-Ḥ ira, Basrạ et Kūfa. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 437 tural à l’échelle du califat, reste fondamentalement ancré dans sa zone de pouvoir privilégiée. Dans le cas de Hišām, nous retrouvons un mécanisme évoqué plus haut : celui de la fixation progressive du souverain dans une ou plu- sieurs résidences. Outre les nombreuses mentions de travaux asso- ciées au calife, deux projets particulièrement ambitieux se dégagent : al-Rusāfạ et Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī. Or il s’agit là incontestablement de deux projets urbains. Dans le premier cas en effet un complexe très important est édifié à côté de la ville d’al-Rusāfa,̣ tandis que la mos- quée est installée dans l’enceinte de la cité, accolée à la basilique. Paral- lèlement, l’inscription de fondation de Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī qualifie le site de madīna, et la mosquée est également située dans la grande enceinte. Les dimensions mêmes de ces lieux de culte tranchent avec celles des mosquées des « châteaux du désert » et fournissent l’espace de sacralité nécessaire au califat, tout en répondant aux besoins accrus de la ville. Nous sommes malheureusement mal renseignés sur l’évo- lution du volet religieux de ce cérémonial. Comme le soulignait J. Sau- vaget, « un cérémonial très développé, réglant, dès les premiers temps de la dynastie, les rapports entre le Prince des Croyants et ses sujets » a été profondément enfoui par les strates historiographiques médiévales et modernes274. Plusieurs indices révèlent par contre le développement de la vie de cour275, à l’image du luxe volontiers associé à Hišām, notamment en matière de soieries ou de tapis, ou à sa passion pour les chevaux, célé- brée par les poètes. Cet engouement le poussa à instituer « des courses où se trouvaient réunis quatre mille chevaux de ses écuries et [appar- tenant] à d’autres propriétaires, ce qui était sans précédent dans la Jāhiliyya et depuis l’Islam »276. Aucune piste construite n’a été retrou- vée à al-Rusāfa,̣ ce qui n’est pas forcément surprenant dans la mesure

274 J. Sauvaget, La mosquée omeyyade de Médine, p. 129. 275 Voir sur ce point les remarques de F. Gabrieli, Il Califfato, p. 120-121 et O. Grabar, Ceremonial and Art, p. 49 et s. 276 Al-Masʿūdī, Murūj, V, p. 466, trad. vol. IV, p. 899. Cette passion de Hišām était partagée par al-Walīd b. Yazīd, et les auteurs médiévaux usèrent de métaphores éques- tres pour stigmatiser la rivalité entre les deux personnages. Al-Masʿūdī s’en fait l’écho : « amateur passionné de chevaux, [al-Walīd b. Yazīd] se plaisait à réunir et à donner des courses. Son cheval, nommé al-Sindī, était le meilleur de son temps ; cependant, dans les courses qui eurent lieu sous le règne de Hišām, il était battu par le cheval de ce dernier, qu’on nommait al-D̠ āʾid ; quelquefois il arrivait égal, d’autres fois deuxième », Murūj éd. VI, p. 13, trad. vol. IV, p. 902. 438 chapitre viii où les sources se font l’écho d’installations sommaires277. Quoi qu’il en soit, cette croissance des besoins de la cour contribua sans doute aux développements des activités économiques et, là encore, un contexte urbain offrait les conditions les plus propices en matière d’échanges. L’une des implications économiques de cette équation réside dans le besoin de faire affluer l’impôt dans la région où le calife avait élu rési- dence. C’est ce phénomène que pourraient traduire les plaintes récur- rentes, en particulier dans les sources chrétiennes, face à une taxation jugée excessive278. Ces questions fiscales s’inscrivent dans le cadre plus large de réformes majeures, visant à renforcer l’administration cen- trale et à réaffirmer le contrôle omeyyade sur l’ensemble du Šām. Les monnaies de cuivre (fulūs) étudiées par H. J. Bone mettent en lumière cette politique, initiée aux environs de 116/734, et embrassant une région allant de Ḥ arrān à Baysān279. Un autre volet majeur de ces réformes touche à la volonté d’imposer une orthodoxie religieuse. Si cette démarche n’est pas une création de Hišām, ce dernier amplifie considérablement le processus et développe des stratégies de luttes contre ceux qui se refusent à intégrer ce schéma directeur : les hérétiques280. À cette fin, le calife s’appuie notamment sur les cadis, tissant ainsi de nouveaux réseaux de pouvoir. Cette volonté s’inscrit dans le contexte du développement d’un système judiciaire sous les Omeyyades, particulièrement soutenu sous Hišām281. À la délégation de la mobilité vient donc se greffer un renforcement de « la délégation du pouvoir judiciaire »282. Les cadis s’affirment alors comme les « représentants religieux » du calife et pouvaient à ce titre entrer en conflit avec les gouverneurs et les élites, dont ils s’imposent comme les concurrents283. Deux réseaux de pouvoir entrent ainsi en compé- tition, celui qui fut créé dans le cadre du patrimonialisme omeyyade et de la délégation de la mobilité qui va de pair, et celui qui est issu de la définition d’une orthodoxie religieuse. La fameuseRisāla ilā walī al-ʿahd – l’épître au légataire du pacte pour emprunter la traduction de

277 Voir sur le sujet A. Northedge, « The Racecourses ». 278 Michel le Syrien, II, éd. p. 457, trad. p. 490 ; 1234, I, éd. p. 309, trad. p. 241. 279 H. J. Bone, The Administration, p. 311. 280 Sur ces questions, voir S. C. Judd, The Third Fitna. 281 S. C. Judd, The Third Fitna, p. 156 et s. ; sur les cadis aux époques omeyyades et abbassides, voir surtout G. Conrad, Die Quḍāt Dimašq et M. Tillier, Les cadis d’Iraq. 282 M. Tillier, Les cadis d’Iraq, chapitre I. 283 S. C. Judd, The Third Fitna, p. 157, 295. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 439

K. Zakharia284 – de ʿAbd al-Ḥ amīd al-Kātib illustre bien l’importance de la fonction du cadi à la fin de la période marwanide. Elle nous dit davantage encore, montrant que « le cadi n’est pas seulement l’agent du gouverneur ou du calife, c’est aussi l’agent de Dieu »285. On voit là se dessiner l’une des questions centrales de l’histoire islamique, relative à la compétition entre califes et ʿulamāʾ pour le monopole de l’autorité judiciaire et religieuse286. Ces politiques envoient donc des signaux qui peuvent entrer en contradiction avec le système patrimonial, et tissent de nouveaux réseaux qui agissent comme autant de facteurs limitant la mobilité du calife. Parallèlement, Hišām poursuit une politique expansionniste, que Kh. Y. Blankinship juge non seulement anachronique, mais aussi ruineuse pour le califat omeyyade qu’elle conduit à sa perte287. C’est là encore un sujet qui dépasse de beaucoup notre propos, mais dont il faut cependant tirer un enseignement essentiel : le pouvoir mobile est projeté aux frontières de l’empire et confié aux soldats. Maslama b. ʿAbd al-Malik incarne parfaitement cette mobilité des confins qui assurera par la suite le triomphe de Marwān II. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il prend sous Hišām une ampleur considérable, conséquence d’une politique du jihād érigée en « pilier fondamental de l’idéologie de l’État »288. Nous retrouvons ici la profonde opposition entre ʿUmar II et Hišām, entre le calife de la contraction et celui de la dilatation. Il existe cependant un point commun : les califes perçurent la menace que représentaient ces « princes-soldats » qui confisquaient progressivement la mobilité tout en ayant des droits à faire valoir en vue de la succession. C’est peut-être ainsi qu’il faut interpréter diffé- rents éléments relatifs à Maslama et évoqués dans le chapitre V. En rappelant le général de Constantinople, ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz est bien conscient du risque encouru : il exhorte alors Maslama à ne pas se révolter. Ce dernier obtempère289, mais selon certaines traditions, le

284 I. ʿAbbās, ʿAbd al-Ḥ amīd, p. 215-265. Voir K. Zakharia, « Le secrétaire et le pou- voir », p. 82, et la discussion de M. Tillier, Les cadis d’Iraq, p. 74 et s. 285 M. Tillier, Les cadis d’Iraq, p. 78. 286 La bibliographie sur le sujet est immense. Parmi les contributions récentes, signalons notamment celles de Ch. Décobert, « L’autorité religieuse », et de M. Tillier, Les cadis d’Iraq. Voir en outre les ouvrages fondamentaux de M. Cook, Commanding Right, et de P. Crone, Medieval Islamic Political Thought. 287 Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State. Voir les réserves de S. C. Judd, The Third Fitna, p. 304. 288 Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, p. 6. 289 Ibn Aʿtam̠ al-Kūfī, vol. VII, p. 229-230 ; Balʿamī, p. 211. 440 chapitre viii soldat se désespère du « transfert du pouvoir des mains des fils de son père à celles des enfants de son oncle paternel »290. En 102/721, Yazīd II destitue Maslama de sa charge éphémère de gouverneur de l’Iraq et de l’Orient, sous le prétexte d’avoir failli à envoyer le produit du ḫarāj à Damas291. C’est là un acte clair, visant à écarter les princes omeyyades des hautes charges administratives292. Ils étaient à la fois trop difficiles à contrôler dans la logique de centralisation alors engagée, et ils incar- naient en même temps un danger permanent puisqu’ils bénéficiaient de puissants soutiens militaires. Sous Hišām, enfin, si certains textes rapportent que Maslama abandonna volontairement le gouvernorat de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan à Marwān b. Muḥammad pour rentrer s’occuper de ses domaines en Syrie du Nord293, al-Yaʿqūbī affirme que c’est le calife qui le révoqua294. La tendance ne souffre pas d’ambiguïté : les fortunes changeantes de Maslama traduisent les tentatives des cali- fes pour contrôler ces rivaux potentiels. On pourrait objecter que c’est un autre marwanide, Marwān b. Muḥammad, qui se voit confier la charge retirée à Maslama en Jazīra et dans le Caucase. Il n’est toutefois pas certain que le futur Marwān II était alors considéré comme une véritable menace, n’étant pas un des- cendant de ʿAbd al-Malik. La « parenthèse » ʿUmar II, unique déroga- tion au principe édicté par le fondateur du Dôme du Rocher, avait été refermée. Pareille situation n’était plus supposée se reproduire et le pouvoir devait rester entre les mains des Banū ʿAbd al-Malik. Marwān b. Muḥammad n’apparaît donc plus un candidat naturel au califat, et ce n’est que le contexte troublé de la troisième fitna qui lui permettra de revenir sur le devant de la scène. Il faut d’ailleurs noter que, lors de son soulèvement, Marwān II affirma combattre pour faire valoir les prétentions des fils d’al-Walīd II, al-Ḥ akam et ʿUtmān.̠ Ces derniers avaient été jetés en prison après l’assassinat de leur père et, à la suite de son succès lors de la bataille de ʿAnjar face aux troupes de Sulaymān b. Hišām, Marwān reçut la bayʿa en leurs noms295. Dans son étude pion- nière consacrée à Marwān II, D. C. Dennett avait noté qu’al-Ṭabarī s’ef- força de présenter la stratégie du général comme un calcul politique, utilisant les fils d’al-Walīd II en tant que simple prétexte. Il soulignait

290 Voir Ibn Abī al-Ḥadīd, Šarḥ, VII, p. 137-138 ; M. Sharon, Revolt, p. 237. 291 Al-Ṭabarī, II, p. 1416-1417, 1432 et s., trad. vol. XXIV, p. 148, 162 et s. 292 Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, p. 88. 293 Ibn Aʿtam,̠ VII, p. 288 ; Balʿamī, p. 248. 294 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 318. 295 Al-Ṭabarī, II, p. 1877-1878, trad. vol. XXVI, p. 250-252 ; al-Azdī, Taʾrīḫ, p. 61. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 441 qu’un auteur comme al-Balād̠urī défendait à l’inverse l’idée de la sincé- rité de Marwān296. Si cette hypothèse ne semblait guère vraisemblable à D. C. Dennett, il faut néanmoins ajouter que c’est celle que présen- tent les sources chrétiennes tributaires de Théophile d’Édesse, relayant l’information historique la plus ancienne sur la question297. D’autres éléments ont d’ailleurs été mis en avant par S. C. Judd pour soutenir cette interprétation298. Ce sont, quoi qu’il en soit, les conditions parti- culières de la troisième fitna qui permirent à Marwān II de nourrir des prétentions : il est vraisemblable qu’il n’aurait jamais accédé au califat sans ces circonstances exceptionnelles. En effet, le conflit autour d’al- Walīd II et son assassinat eurent raison du programme « omeyyade [visant à] établir et à imposer une orthodoxie »299 et de l’équilibre des pouvoirs qui allait de pair. La « topographie de consensus » voulue par ʿAbd al-Malik se change alors en « topographie de conflit ». Dans ce contexte, les tentatives califales pour contrôler les prétentions rivales sont vouées à l’échec. Le pouvoir itinérant passe aux mains des « prin- ces-soldats », tandis que le pouvoir juridique se renforce dans celles des cadis. Les processus engagés s’accélèrent brutalement et ces confis- cations d’anciennes prérogatives califales conduisent vers un « califat immobile »300. Marwān II tentera de briser cette spirale en s’efforçant de rétablir l’équilibre instauré par Hišām301. La situation exige une mobilité accrue pour asseoir son autorité nouvelle, tâche d’autant plus ardue que les prétendants ne manquaient pas, à commencer par les fils de Hišām b. ʿAbd al-Malik. La démarche est à vrai dire naturelle pour le nouveau souverain : c’est un soldat, et la mobilité fait partie intégrante de son mode de gouvernement. En ce sens, il incarne profondément le calife de guerre, revenant aux principes qui avaient fait la force de ʿAbd al- Malik et qu’illustraient les monnaies du type du « calife debout », pre- mière étape de la réforme monétaire de ce dernier302. Bien que n’étant pas un descendant de ʿAbd al-Malik, Marwān II procède fondamen- talement de la logique de régionalisation des pouvoirs marwanide

296 D. C. Dennett, Marwan, p. 231. 297 Théophane,Chronographie , éd. p. 418, trad. p. 580 ; Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 512-513 ; 1234, éd. p. 317, trad. lat. p. 247 ; R. G. Hoyland, Seeing, p. 661. 298 S. C. Judd, The Third Fitna, p. 104. Voir en outre G. Hawting, « Marwān II ». 299 S. C. Judd, The Third Fitna, p. 303. 300 J’emprunte l’expression à G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade, p. 129. 301 S. C. Judd, The Third Fitna, p. 109. 302 Voir notamment Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik, p. 49 et s. 442 chapitre viii voulue par le bâtisseur du Dôme du Rocher. Marwān avait en effet été gouverneur d’Arménie et d’Azerbaïdjan sous Hišām, puis de Jazīra sous Yazīd III. Durant cette ultime étape de sa carrière administrative avant son accession à la charge suprême, le général s’installa à Ḥ arrān, alors un important centre qaysite. Cet ancrage spatial devait prévaloir dès le début de son califat et conduire Marwān à faire transférer le trésor de Damas à Ḥ arrān303. Il reproduisait ainsi un schéma classique, un « héritage invisible »304 de ʿAbd al-Malik. La logique de la régionali- sation des pouvoirs se trouvait poussée à son paroxysme. Pour la pre- mière fois un souverain omeyyade choisit de gouverner depuis la rive orientale de l’Euphrate305. Le soutien des ahl al-Jazīra était l’élément déterminant de ce choix, stigmatisant bien le rôle croissant des mili- taires dans l’équilibre des pouvoirs. C’est précisément parce qu’il était lui-même issu de ce corps que Marwān II put remettre en vigueur la pratique d’un pouvoir itinérant. Les oppositions qui surgirent dès son avènement ne lui laissaient de toute manière guère d’autres options. Le nouveau calife dut s’employer sur plusieurs fronts, de l’Iraq à la Syrie. Homs se révolta, tandis que Sulaymān b. Hišām – qui avait obtenu l’amān du calife et prêté allégeance à la suite de sa défaite à ʿAnjar – se laissa convaincre par ses troupes de faire valoir ses droits. Sulaymān fut vaincu à proximité de Qinnasrīn, et Homs céda après un siège de plusieurs mois, ce qui motiva la décision de Marwān II de faire raser les murailles de la ville306. Du côté de l’Iraq, les kharijites, sous l’im- pulsion d’al-Ḍaḥḥāk b. Qays, tentèrent de profiter des faiblesses du califat et occupèrent Mossoul307. Ce n’est que vers la fin de l’année 129 de l’hégire (été 747) que Marwān II parvint à établir son autorité sur les provinces centrales de l’empire. À cette même date, la Hāšimiyya avait déjà été lancée au Ḫurāsān et un nouveau danger se profilait à l’Orient de l’Empire. Cette nouvelle menace n’était pas sans liens avec les contraintes propres à l’exercice mobile du pouvoir que nous évoquions plus haut : elle résultait largement de la perte du monopole de la mobilité et des

303 Michel le Syrien, éd. p. 464, trad. p. 505. 304 En empruntant l’idée de F. M. Donner, « Umayyad Efforts at Legitimation », p. 208. 305 G. Hawting, « Marwān II ». 306 Al-Ṭabarī, II, p. 1910, trad. vol. XXVII, p. 21. Voir en outre Agapius, Kitāb al-ʿunwān, p. 520 ; Michel le Syrien, II, éd. p. 464, trad. p. 505. 307 Sur la question du kharijisme en Jazīra, voir Ch. F. Robinson, Empire and Elites, en particulier p. 109-126. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 443 communications longue distance308. Ces communications reposaient sur le système postal (barīd), qui jouait aussi le rôle de service de ren- seignements. Cette institution était un élément essentiel pour mainte- nir le pouvoir califal au sein de l’empire et permettre les contacts avec les provinces éloignées309. La faillite de ce système semble avoir joué un rôle important dans l’effondrement du régime omeyyade. Les sour- ces s’en font d’ailleurs clairement l’écho : un fonctionnaire omeyyade, interrogé par les Abbassides après leur prise du pouvoir, confessa ainsi que « l’ignorance où nous étions des événements fut une des causes principales de la chute de notre empire »310. Une source inédite, étudiée par A. Silverstein, les Siyāsa al-mulūk, corrobore cette analyse, affir- mant que la ruine des Marwanides fut causée par la perte des réseaux de renseignements (al-aḫbār)311. En dépit des efforts de Marwān II, l’échec global du modèle de gou- vernement légué par ʿAbd al-Malik sanctionnait la fin de la dynas- tie. Confrontés aux mêmes enjeux et aux mêmes acteurs, les premiers Abbassides devaient pourtant très largement s’inspirer de ce modèle, tout en s’évertuant à en limiter les faiblesses structurelles. Le cas de ʿAbd Allāh b. ʿAlī, étudié au chapitre précédent, est révélateur de ces pratiques communes, dans la mesure où sa conduite obéit à une logique identique à celle de Marwān II, en favorisant les mêmes troupes et des espaces de pouvoir similaires312. Cette expérience fut éphémère, mais elle ne scellait cependant pas le sort de tous les oncles d’al-Mansūr,̣ ainsi qu’allait le démontrer Sāliḥ ̣ b. ʿAlī.

C. Recompositions abbassides

Les déséquilibres des sources disponibles pour traiter de la Syrie abbas- side, que nous évoquions en préambule de ce chapitre, modifient pro- fondément les conditions de la suite de notre enquête. Les données archéologiques pour évaluer la continuité d’occupation des sites com- mandités par les Omeyyades sous les premiers Abbassides demeurent

308 J. W. Bernhardt, Itinerant Kingship, p. 56-57. 309 Voir désormais A. Silverstein, Postal Systems, ainsi que ses articles « Documen- tary Evidence » et « On Some Aspects ». L’importance de la fonction de Ṣāḥib al-ḫabar est également soulignée par H. M. al-Naboodah, « Ṣāḥib al-khabar », dont certaines conclusions sont toutefois à considérer avec prudence. 310 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. VI, p. 36, trad. IV, p. 911. 311 A. Silverstein, « A New Source », p. 131, 134. 312 Voir supra, chapitre VII. 444 chapitre viii fragmentaires ; les sources islamiques se focalisent désormais sur l’Iraq et le Ḫurāsān, tandis que les chroniques chrétiennes n’offrent plus, pour un temps, qu’un recours limité alors que leurs sources orientales se tarissent313. Plus que jamais il faut essayer de retracer une histoire plongée dans l’oubli, dont seuls des murmures nous parviennent. Par un heureux paradoxe historiographique toutefois, des travaux récents se sont résolument engagés dans cette voie et offrent un matériau renouvelé sur lequel s’appuyer314. Avant d’évaluer ce que les fruits de ces recherches peuvent apporter dans l’optique qui est la nôtre, quel- ques remarques sont nécessaires. Un préalable de méthode s’impose tout d’abord, déjà évoqué au chapitre IV. Le traitement fondamentalement négatif de l’histoire abbasside syrienne qui prévaut dans la majorité de l’historiographie moderne résulte d’une confusion persistante entre les politiques anti- omeyyades des premiers Abbassides et leurs politiques syriennes. Cet amalgame a conduit à négliger – voire à nier dans des travaux anciens – le principe même du second élément de cette équation : à compter de 132/750, le Šām ne devait qu’éprouver le ressentiment abbasside en raison de son attachement à la dynastie déchue. À l’in- verse, le chapitre précédent a mis en évidence que les premiers Abbas- sides furent confrontés aux mêmes acteurs et à la même situation que les Marwanides fraîchement renversés. Cette situation impliquait évi- demment de définir des orientations claires,a fortiori devant la menace qu’avait fait peser le soulèvement de ʿAbd Allāh b. ʿAlī. Les discours volontiers virulents prononcés contre les Omeyyades, dans une logi- que de damnatio memoriae, s’inscrivait dans le cadre d’une « violence symbolique ». Ces manœuvres n’étaient cependant pas antinomiques avec un projet politique pour une province éminemment stratégique. Un interlocuteur d’al-Mansūṛ soulignait d’ailleurs ce dernier aspect en présentant les ahl al-Šām comme le « rempart de la communauté » (ḥisṇ al-umma)315. Plus encore, Ibn al-Muqaffaʿ se fait l’écho, de manière précoce, de la nécessité pour les nouveaux maîtres du califat de définir les contours

313 Voir supra, chapitre III. 314 En particulier D. Sourdel, « La Syrie » ; P. M. Cobb, White Banners et « Commu- nity versus Contention » ; M. Bonner, Aristocratic Violence ; H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate ; D. Whitcomb, « Archaeology of the ʿAbbāsid Period » ; D. Gene- quand, « Formation et devenir » ; S. Heidemann et A. Becker, Raqqa II ; V. Daiber et A. Becker, Raqqa III. 315 Al-Ṭabarī, III, p. 391, trad. vol. XXIX, p. 93. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 445 d’une politique syrienne. Il suggère ainsi d’instrumentaliser un groupe donné de Syriens pour lui faire jouer le jeu de la nouvelle dynastie : une autre question qu’il convient de rappeler au Commandeur des Croyants [concerne] les Syriens [. . .]. Le Commandeur des Croyants ne doit ni leur reprocher leur hostilité, ni attendre d’eux qu’ils lui accor- dent unanimement leur affection. Il paraît opportun, à leur propos, que le Commandeur des Croyants favorise parmi eux un groupe particulier (ḫāsṣ ạ ) dont il pourra espérer du bien ou dont il connaît déjà la sincérité ou la fidélité. Ce groupe ne tardera pas à se séparer de ses compatriotes par ses idées et ses sentiments et à entrer dans le jeu qu’on lui aura fait jouer316. Diviser pour mieux régner, la recette est connue. Ibn al-Muqaffaʿ préconise au fond de procéder selon un modèle identique à celui des Omeyyades, s’appuyant sur un groupe tribal dominant317 ! Plus loin, il recommande aussi de ne pas priver les Syriens du produit du fayʾ qui leur revient et de les traiter avec justice318. Ajoutons à ce plaidoyer du secrétaire de ʿĪsā b. ʿAlī que l’inscription de Baysān, étudiée au chapitre précédent, démontre que le premier calife abbaside commandita des travaux dans la ville dès D̠ ū al-Qaʿda 135/9 mai – 7 juin 753, afin de réparer les dégâts du terrible séisme qui avait précédé de peu la Révo- lution Abbasside319. La façade maritime du Šām fit également l’objet d’une attention soutenue de la part des califes Abbassides320. L’accent fut mis en particulier sur les fortifications des frontières, aussi bien terrestres que maritimes, dès les califats d’al-Mansūṛ et d’al-Mahdī321. Ce souci devait prendre une dimension encore plus ample sous Hārūn al-Rašīd, nous allons y revenir. Ces éléments suffisent à démontrer que, dès leur prise du pouvoir, les Abbassides se soucièrent à la fois d’agir dans le Bilād al-Šām, en particulier dans le contexte des importantes destructions engendrées par les tremblements de terre de 747-749, tandis que leurs conseillers s’efforçaient de théoriser les nouveaux rapports à l’espace syrien qu’il convenait d’instaurer. Cette réflexion était d’autant plus nécessaire que,

316 Ibn al-Muqaffaʿ, Risāla, éd. et trad. § 41. 317 Voir notamment la discussion de P. Crone, « Where the Qays en Yemen ». 318 Ibn al-Muqaffaʿ, Risāla, éd. et trad. § 42-43. 319 CIAP, II, p. 214 et s. 320 Sur cet espace généralement considéré comme particulièrement négligé par les Abbassides, voir A. Borrut, « L’espace maritime syrien » et « Architecture des espaces portuaires ». 321 Al-Balād̠urī, Futūḥ, éd. p. 163, trad. p. 251-252. 446 chapitre viii comme l’a souligné P. M. Cobb, l’implication première du coup d’État de 132/750 avait été de ramener la Syrie au simple rang de province. Il convenait donc d’en tirer les enseignements, tant du côté des califes que de celui des élites désireuses de maintenir leurs rangs322. Si la tentative de ʿAbd Allāh b. ʿAlī prolongea la période d’incerti- tude sur le nouveau statut de la province, sa débâcle n’empêcha pas son frère, Sāliḥ ̣ b. ʿAlī, de s’imposer comme le nouvel homme fort dans le Šām d’al-Mansūr.̣ Ce sont donc prioritairement les stratégies de Sāliḥ ̣ et de ses descendants qui doivent retenir notre attention.

1. Les Banū Sāliḥ ̣ et le patrimonialisme abbasside syrien Comme sous les Omeyyades, la structure du pouvoir abbasside pro- cède d’une logique patrimoniale. Si le Šām n’est plus terre du califat, un problème demeure : comment déléguer le pouvoir provincial sans générer ainsi un rival trop puissant susceptible de se révolter ? Le pré- cédent marwanide tout comme l’exemple de ʿAbd Allāh b. ʿAlī font que ce danger est on ne peut plus présent dans l’esprit d’al-Mansūr.̣ Pour s’efforcer d’y répondre, le fondateur de Bagdad et ses successeurs immédiats expérimentèrent différentes solutions. Toutefois, les origi- nes des gouverneurs du Šām ne devaient changer de manière signifi- cative qu’après la guerre civile qui fit rage à la mort d’al-Rašīd323. Ces différentes stratégies ont été analysées en détail par P. M. Cobb. En s’appuyant notamment sur le Taʾrīḫ madīnat Dimašq d’Ibn ʿAsākir (m. 571/1176)324, il a été en mesure d’étudier d’une part les tactiques des nouveaux maîtres de l’empire pour asseoir leur mainmise sur l’espace syrien, tout en s’évertuant à contrôler les gouverneurs pro- vinciaux (umarāʾ), et d’autre part les efforts desašrāf syriens pour préserver leurs positions dominantes sous les premiers Abbassides. Devant la menace représentée par des parents de rang égal et au pres- tige affirmé qui se trouvaient en position de faire valoir leurs droits au califat, la tendance générale fut de faire appel autant que possi- ble à la jeune génération abbasside et aux mawālī. Les jeunes princes ne possédaient en effet pas une assise suffisante pour mettre en cause

322 P. M. Cobb, White Banners, p. 125-126. 323 P. M. Cobb, White Banners, p. 21-22. 324 D. Sourdel (« La Syrie ») a également rassemblé des informations de première importance, glanées notamment chez Ibn al-ʿAdīm. Sur ces deux auteurs, voir supra, chapitre III. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 447 l’autorité califale325. En dépit de ces efforts engagés par les souverains, la noblesse abbasside devait conserver la haute main sur le pouvoir provincial jusqu’au règne d’al-Maʾmūn326. Dans le cadre syrien, Sāliḥ ̣ b. ʿAlī s’affirma donc non seulement comme un protagoniste incon- tournable, mais parvint aussi à transmettre ses prérogatives à ses fils (voir figure 4). L’emprise des Banū ālihṢ ̣ sur le Šām fut à vrai dire telle, qu’elle a conduit H. Kennedy à présenter la famille comme une « sous dynastie locale »327. Lors de la révolte de ʿAbd Allāh, Sāliḥ ̣, qui était alors gouverneur d’Égypte, prit clairement le parti d’al-Mansūr.̣ Il combattit d’ailleurs en Palestine et dans le jund al-Urdunn contre des troupes loyales à son frère, contribuant ainsi à affirmer l’autorité mansuride en Syrie, où il devait désormais assumer ses fonctions administratives. Pour ce faire, il s’appuya prioritairement sur les Qays et les ahl al-Jazīra, perpétuant la pratique de ʿAbd Allāh, « héritée » de Marwān II. Sāliḥ ̣ noua en outre des stratégies matrimoniales, épousant la veuve du dernier calife omeyyade et mariant sa fille à al-Mahdī, en 159/775-776328. Il affer- missait ainsi à la fois ses liens avec les ašrāf syriens et avec la branche familiale qui détenait le califat. Sāliḥ ̣ accapara différentes propriétés omeyyades et développa par ailleurs une forte activité architecturale dans la zone frontière, comme à Malatyạ 329 ; cet investissement familial fut une constante dans l’ensemble de la Syrie du Nord, en particulier dans la région de Salamiyya330, d’Alep et de Qinnasrīn331. Son auto- rité sur la région était alors telle, que Sāliḥ ̣ put faire battre monnaie à son nom, comme le feraient notamment après lui ses filsʿ Abd Allāh et Ibrāhīm332. Toutes ces raisons contribuaient à inquiéter al-Mansūṛ

325 P. M. Cobb, White Banners, p. 22. 326 P. M. Cobb, White Banners, p. 27. 327 H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate, p. 74. Cette assertion a été contes- tée par M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 87-93. Voir en outre P. M. Cobb, White Banners, p. 30. 328 Al-Ṭabarī, III, p. 466, trad. vol. XXIX, p. 177 ; H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate, p. 75. 329 Al-Ṭabarī, III, p. 122, trad. vol. XXVIII, p. 49. Sur l’activité de Sāliḥ ̣ dans la région, voir M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 58-61. 330 Le site est associé à Sāliḥ ̣ b. ʿAlī par al-Balād̠urī, qui fait état de travaux de for- tification Futūh( ̣, éd. p. 134, trad. p. 205), et à ʿAbd Allāh b. Sāliḥ ̣ par al-Yaʿqūbī, qui signale le creusement d’un canal (Kitāb al-buldān, éd. p. 324, trad. p. 170). Voir en outre D. Sourdel, « La Syrie », p. 160 et F. Daftary, « Salamiyya ». 331 P. M. Cobb, White Banners, p. 30. Ibn al-ʿAdīm signale d’ailleurs que les Banū Sāliḥ ̣ firent durablement souche à Alep ou à Manbij puisque certains de leurs descen- dants y vivaient encore au viie/xiiie siècle, Buġyat, I, p. 529. 332 C. Bresc, Monuments numismatiques, p. 406-408. 448 chapitre viii qui voyait là un rival potentiel, susceptible à tout moment de rééditer l’expérience de ʿAbd Allāh b. ʿAlī333. À la mort de Sāliḥ ̣, en 152/769, son fils Faḍl prit sa succession. Ce dernier avait été gouverneur de Damas du vivant de son père, à compter de 149/766, et il fut aussi placé à la tête du jund de Qinnasrīn au décès de ce dernier. Il fut aussi un temps à la tête de la Jazīra, et il accompagna le calife al-Mahdī lors de son voyage à Jérusalem en 163/779334. Ibrāhīm b. Sāliḥ ̣ occupa aussi plu- sieurs postes, notamment à la tête des jund-s de Damas, al-Urdunn et Filastīṇ sous al-Mahdī, fonctions auxquelles al-Hādī adjoignit la Jazīra ; un temps démis de ses attributions par al-Rašīd, il fut de nouveau affecté à Damas par ce dernier.ʿ Abd al-Malik b. Sāliḥ ̣ devait ensuite reprendre le flambeau familial, après avoir été gouverneur de Médine pour al-Rašīd et conduit plusieurs campagnes contre les Byzantins en Syrie du Nord et en Anatolie. Il fut notamment en charge du jund Qinnasrīn et de la nouvelle zone des ʿAwāsiṃ 335. Comme avant lui al-Mansūr,̣ Hārūn al-Rašīd nourrit des inquié- tudes devant le pouvoir considérable dont jouissaient les Banū Sāliḥ ̣. Afin de mieux les contrôler, le calife s’efforça de circonscrire leur rayon d’action au seul jund de Qinnasrīn, même si ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣ fut temporairement nommé à Damas en 178/794 pour restaurer l’ordre dans le contexte de la révolte d’Abū al-Hayd̠ām al-Murrī336. Après cet intermède, les Banū Sāliḥ ̣ ne devaient plus obtenir de postes hors de leurs terres de Syrie du Nord337. Ces stratégies de l’isolation ne suffirent pas à rassurer al-Rašīd, qui fit finalement arrêterʿ Abd al-Malik b. Sāliḥ ̣ en 187/803, quand bien même il en avait fait au préalable le tuteur de son fils al-Qāsim338. Il devait rester en prison jusqu’à la mort du calife, six ans plus tard, avant de recouvrer sa liberté et prendre par la suite le parti d’al-Amīn339. Les raisons du conflit qui opposaʿ Abd al-Malik au calife demeurent difficiles à saisir. Hārūn al-Rašīd l’accusa de complo- ter pour le califat, tandis que ʿAbd al-Malik affirma être victime d’une

333 H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate, p. 75 ; P. M. Cobb, White Banners, p. 27. 334 Al-Ṭabarī, III, éd. p. 500, trad. vol. XXIX, p. 215 ; P. M. Cobb, White Banners, p. 28. 335 P. M. Cobb, White Banners, p. 28. 336 Sur ce soulèvement et ses implications, voir plus bas. 337 P. M. Cobb, White Banners, p. 28. 338 Al-Ṭabarī, III, p. 688 et s., 652, trad. vol. XXX, p. 230 et s., 181. D. Sourdel, L’État impérial, p. 74. 339 Al-Ṭabarī, III, p. 688 et s., trad. vol. XXX, p. 230 et s. ; H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate, p. 75 ; P. M. Cobb, White Banners, p. 29. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 449 conspiration ourdie par l’un de ses fils340. Parmi les multiples traditions mises en circulation autour du personnage de ʿAbd al-Malik, qui était le fils de la veuve de Marwān II, notons que des rumeurs persistantes niaient la paternité de Sāliḥ ̣, pour affirmer qu’il était en réalité le reje- ton du dernier calife omeyyade341 ! Cette arrestation démontre, quoi qu’il en soit, le risque que continuaient de représenter les puissants gouverneurs du Šām sous al-Rašīd. Avant d’adopter cette solution radicale, al-Rašīd s’était efforcé de restaurer l’autorité califale par d’autres voies, dans une logique stric- tement patrimoniale. Dès 173/789-790, al-Amīn avait été désigné comme héritier. Deux ans plus tard, il se voyait confier le gouverno- rat de Syrie et d’Iraq342. En 183/799-800, al-Maʾmūn fut nommé en tant que deuxième successeur ; al-Rašīd lui assigne alors le gouverne- ment d’un vaste ensemble allant de Hamad̠ān aux confins orientaux de l’Empire. Cette partition entre al-Amīn et al-Maʾmūn portait en elle la topographie du conflit qui devait dévaster le califat dès la mort du père343. Le principe n’est pas nouveau : al-Rašīd lui-même avait été nommé gouverneur de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et du Maghreb en 780/163344. Mais la souveraineté patrimoniale abbasside s’était à la fois diluée dans ces espaces immenses et vidée de sa substance dans le cas particulier du Šām, au fur et à mesure que les Banū Sāliḥ ̣ montaient en puissance. La version de l’arrangement successoral finalisé par Hārūn et scellé dans la Kaʿba lors de son fameux pèlerinage à La Mecque de 186/802, mentionne d’ailleurs le nom d’un troisième légataire du calife, son fils al-Qāsim, appelé à prendre la suite de ses deux frères345. Al-Qāsim adopta alors le laqab d’al-Muʾtaman et se vit confier les provinces de Jazāra, des T̠uġūr et des ʿAwāsiṃ 346. La date de cette nomination a divisé les chercheurs, mais M. Bonner a plaidé de manière convaincante

340 P. M. Cobb, White Banners, p. 29-30. 341 Al-Jahšiyārī, p. 263 ; D. Sourdel, Le Vizirat, I, p. 168-169. 342 Al-Ṭabarī, III, p. 652, trad. vol. XXX, p. 180. 343 N. D. Nicol, Early Abbasid Administration, p. 1. 344 M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 73. 345 Al-Ṭabarī, III, p. 653, trad. vol. XXX, p. 181. Il existe cependant différentes ver- sions de l’arrangement successoral établi par al-Rašīd et toutes ne mentionnent pas la place accordée à al-Qāsim. Voir H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate, p. 125 et R. A. Kimber, « Hārūn al-Rashīd’s Meccan Settlement ». Al-Masʿūdī ne situe la dési- gnation d’al-Qāsim comme héritier qu’en 187/803, Murūj, VI, p. 328, trad. IV, p. 1030. Cette nomination d’al-Qāsim a également été enregistrée par Michel le Syrien, III, éd. p. 489, trad. p. 17. 346 Al-Ṭabarī, III, p. 653, trad. vol. XXX, p. 181. 450 chapitre viii pour la situer en en 187/803 : al-Qāsim fut intronisé en lieu et place de ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣ à la suite de la destitution de ce dernier347. S’il fallait combler la vacance ainsi suscitée, il s’agissait avant tout d’un signe fort de reprise en main de cet espace stratégique par le califat. Dans les toutes dernières années de son règne, alors qu’il s’évertuait à assurer la question de sa succession, Hārūn employa donc les grands moyens en éliminant ceux qu’il percevait comme des adversaires sus- ceptibles de contrecarrer ses plans. À quelques mois d’intervalle, les Barmakides et ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣ firent les frais de ces nouvelles orientations. Si la disgrâce et les conséquences des premiers nommés ont depuis longtemps retenu l’attention des chercheurs348, le cas de ʿAbd al-Malik est symptomatique des problèmes que posait le pouvoir provincial dans l’empire abbasside. Ce sont les conséquences de ce conflit d’intérêt qu’il faut à présent essayer d’évaluer.

2. La compétition pour la mobilité et ses conséquences Si les premiers abbassides, en particulier par le truchement des Banū Sāliḥ ̣, appliquèrent donc volontiers dans un premier temps des « recet- tes » omeyyades, les élites syriennes ne pouvaient s’offrir ce luxe. P. M. Cobb a stigmatisé cette « crise des ašrāf » qui passent du statut de membres de l’élite impériale à celui plus précaire d’élites provin- ciales. Après 132/750 en effet, très peu de Syriens obtinrent des postes de gouverneurs hors du Šām349. En Syrie même, l’essentiel des postes de gouverneurs sont accaparés par des non syriens, hormis dans les périodes troublées de l’après Révolution abbasside et de la guerre civile qui éclate à la disparition d’al-Rašīd. Les élites du Šām demeurent par contre très présentes sur la scène militaire, dans les campagnes contre les Byzantins, et des troupes syriennes accompagnent par exemple Hārūn al-Rašīd lors de son expédition en 190/806350. Ce dernier point s’explique notamment par le fait qu’al-Mansūṛ avait réintégré les soldats syriens, en leur accordant l’amnistie dès 136/754351. Quel

347 M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 93. 348 Parmi les travaux récents, voir surtout T. El-Hibri, Reinterpreting ; J. Dakhlia, L’empire des passions. 349 À l’exception notable des Banū Ḫuraym, dont les mésaventures puis la disgrâce sous al-Rašīd jouèrent peut-être un rôle important dans le déclenchement de la révolte d’Abū al-Hayd̠ām al-Murrī. Voir P. M. Cobb, White Banners, p. 79. 350 P. M. Cobb, White Banners, p. 78-80. 351 P. M. Cobb, White Banners, p. 78. Ces continuités des carrières ont été évoquées au chapitre précédent. Voir en outre I. I. Bligh-Abramski, From Damascus to Baghdad l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 451 meilleur moyen en effet d’éviter les soulèvements des troupes que de les maintenir au front ? Sous les premiers Abbassides, le patrimonialisme développé dans l’espace syrien autour des Banū Sāliḥ ̣ témoigne de profondes continui- tés avec les pratiques omeyyades. La différence la plus notable réside évidemment dans le fait que c’est une branche de la famille n’accédant pas au califat qui tient désormais les rênes en Syrie. Le système ne fabrique donc plus tant des califes, que de grands princes abbassides, en même temps que des rivaux potentiels pour les souverains. La struc- ture patrimoniale du pouvoir se heurte en conséquence aux tentatives de contrôle du califat. La mobilité est pareillement déléguée : les Banū Sāliḥ ̣ en ont le quasi-monopole dans le Šām abbasside. La méthode porte ses fruits : à la suite de la rébellion de ʿAbd Allāh b. ʿAlī, les sources ne se font plus l’écho de soulèvements en Syrie jusqu’au califat d’al-Rašīd, à l’exception de quelques incidents isolés. Cette période de calme coïncide très précisément avec celle de la montée en puissance des Banū Sāliḥ ̣ qui maintiennent un équilibre entre les factions riva- les352. Mais les tentatives pour les enfermer dans le jund de Qinnasrīn contribuent à réduire leurs prérogatives et à spatialiser leurs déplace- ments dans des zones restreintes, créant ainsi de nouvelles opportuni- tés pour d’autres protagonistes dans la partie méridionale du Šām. La défense du califat qui présida à cette stratégie d’isolation mettait ainsi en danger un système dont les Banū Sāliḥ ̣ étaient les garants, dans la continuité d’une pratique marwanide. Le fragile équilibre tribal res- tauré à la suite de la troisième fitna devait particulièrement souffrir de cette politique califale.

La révolte du qaysite Abū al-Hayd̠ām al-Murrī, qui fit rage à Damas et dans la Ġūtạ pendant de longs mois en 177/793, illustre parfaite- ment les conséquences de cet affaiblissement des Banū ālihṢ ̣ voulu par al-Rašīd. Cet épisode particulièrement complexe a été analysé en détail par P. M. Cobb, à la lumière d’une notice capitale reproduite par Ibn ʿAsākir dans sa somme, qui préserve notamment le récit détaillé d’al-Madāʾinī (m. v. 235/850)353. Si les motivations qui présidèrent au et « Evolution vs. Revolution » ; A. Elad, « Aspects of the Transition ». Sur les stratégies d’al-Mansūṛ à l’égard des troupes de Syrie du Nord, voir en outre M. Bonner, Aristo- cratic Violence, p. 65 et s. 352 P. M. Cobb, White Banners, p. 78-79. 353 TMD, XXVI, p. 62-87. Voir désormais P. M. Cobb, White Banners, p. 82-91, et « Community versus Contention », p. 112-126. Th. Bianquis avait le premier attiré 452 chapitre viii soulèvement d’Abū al-Hayd̠ām demeurent incertaines, trois phases scandent ensuite le déroulement du conflit. Abū al-Hayd̠ām prend tout d’abord les armes à la demande de villageois qaysites dont les maisons ont été rasées par des Arabes du Sud. L’opération punitive est un suc- cès et les Qaysites occupent Damas, interdisant l’entrée de la ville au gouverneur – qui réside dans un palais hors les murs, Qasṛ al-Ḥ ajjāj – ainsi qu’aux Yéménites, localisés à proximité de Dayr Murrān. Après plusieurs semaines de rudes combats dans la Ġūta,̣ les leaders yémé- nites demandent la cessation des hostilités. La trêve est toutefois de courte durée et, dans un deuxième temps, des troupes abbassides sont dépêchées pour combattre Abū al-Hayd̠ām, désormais considéré comme un rebelle. Yéménites et Khurassaniens engagent alors le com- bat mais un notable omeyyade, ʿAbd al-ʿAzīz al-ʿUmarī – un descen- dant de ʿUmar II –, intervient pour négocier l’arrêt des hostilités et parvient à un accord. Tandis qu’il s’efforce de faire mettre par écrit les termes de cette paix, d’autres troupes yéménites, non informées du pacte en passe d’être signé, prennent les Qaysites à revers provoquant ainsi la rupture des tractations. Alors que des renforts arrivent d’Iraq pour mater la révolte, les Yéménites prétendent qu’Abū al-Hayd̠ām s’est délié de son serment d’allégeance au calife, ce que les Qaysites contestent. Une solution négociée permet finalement aux Abbassides de restaurer leur contrôle direct sur Damas, tandis qu’Abū al-Hayd̠ām s’en retourne dans le Ḥ awrān354. Les choses n’en restent cependant pas là. Ces mois d’affrontements ont laissé des plaies béantes et les Yéménites veulent leur revanche. L’arrivée d’un nouveau gouverneur à Damas, Mūsā b. ʿĪsā b. ʿAlī, leur en fournit l’occasion. Ils persuadent en effet ce dernier de lancer une expédition dans le Ḥ awrān et le Lajā pour se saisir Abū al-Hayd̠ām. La tentative est un échec, Abū al-Hayd̠ām reste introuvable dans ces terres qu’il connaît à la perfection. Mais à défaut de pouvoir le localiser dans ces zones hostiles, ceux qui ont juré la perte d’Abū al-Hayd̠ām

l’attention des chercheurs sur l’importance de ce texte (« Deux révoltes bédouines »), et le sujet avait ensuite retenu l’attention d’I. ʿAbbās (Taʾrīḫ Bilād al-Šām fī al-ʿasṛ al-ʿabbāsī, p. 41-48). La grande complexité des éléments topographiques de la révolte a fait l’objet d’une analyse détaillée et d’une tentative de cartographie par A. Guérin, « Les territoires ». L’épisode n’est évoqué que brièvement dans les sources narratives islamiques classiques. Voir par exemple al-Ṭabarī, III, p. 624-626, trad. vol. XXX, p. 131-134. 354 P. M. Cobb, White Banners, p. 82-86. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 453 obtiennent le soutien d’un leader qaysite, Ibn Riyāḥ, qui offre de livrer le rebelle en échange de sa nomination à la tête de la région du Ḥ awrān. Abū al-Hayd̠ām est alors à Busrạ̄ et Ibn Riyāḥ lance une opé- ration qui est déjouée. Présumant de sa victoire, Mūsā b. ʿĪsā écrit trop tôt à al-Rašīd qu’Abū al-Hayd̠ām a été exécuté et se voit destitué en retour par le calife. Le dénouement est proche. Sentant le vent tourner, Ibn Riyāḥ demande alors le pardon d’Abū al-Hayd̠ām, mais l’entrevue tourne mal et ce dernier tue le traître. Abū al-Hayd̠ām signifie immé- diatement aux autorités de Damas qu’elles n’ont plus rien à redouter de lui et qu’il s’en retourne pacifiquement dans le ̣ awrān.H Ce geste d’apaisement n’empêche pas une dernière tentative pour le captu- rer sur le trajet du retour. L’escarmouche est sérieuse, et l’un des fils d’Abū al-Hayd̠ām y laisse la vie, tandis que le père disparaît de la scène jusqu’à sa mort, dans des circonstances inconnues, en 182/798355. Cette longue révolte est riche d’enseignements. Elle témoigne d’équilibres incertains, qui ne demandent qu’à rompre. Elle souligne aussi la difficulté pour le pouvoir califal de ramener l’ordre et la capa- cité mobilisatrice de chefs charismatiques tels qu’Abū al-Hayd̠ām. Il est d’ailleurs significatif que ce soit un descendant deʿ Umar b. ʿAbd al-ʿAzīz qui s’impose comme la personne la plus apte à négocier l’arrêt des hostilités, et que ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣ soit provisoirement replacé à la tête du jund de Damas au lendemain des troubles, en 178/794. Seuls ceux qui maîtrisaient parfaitement le contexte syrien étaient à même de maintenir la paix sociale dans la province. Cet épisode dou- loureux reste toutefois localisé autour de Damas et dans le Ḥ awrān. La stratégie d’isolation des Banū Sāliḥ ̣ au septentrion se paye au prix fort dans la moitié méridionale du Šām. La révolte d’Abū al-Hayd̠ām inaugure une série d’autres soulèvements et, à compter de la démise de ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣ en 187/803, la Syrie du Nord n’est plus épar- gnée. En 190/806 les habitants de Homs se rebellent et Hārūn al-Rašīd doit marcher contre eux en personne. Les insurgés viennent toutefois se soumettre lorsque le calife atteint Manbij356. L’année 187/803 marque un tournant profond dans le règne d’al- Rašīd. La double éviction des Barmakides et de ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣ lui confère une autonomie politique et une liberté inégalée depuis le début de son califat. Mais cette émancipation expose également

355 P. M. Cobb, White Banners, p. 86-88. 356 P. M. Cobb, White Banners, p. 92. 454 chapitre viii davantage le souverain. Face à cette nouvelle situation, Hārūn va pri- vilégier une stratégie visant à s’affirmer comme le ġāzī« -calife »357, utilisant le jihād et l’idéologie qui va de pair358 pour remplir le vide ainsi créé. C’est dans ce contexte que se développe la présentation des ʿAwāsiṃ comme un territoire sacré dans la conception officielle. Ce faisant, le calife cherchait à se libérer de l’emprise des « pouvoirs inter- médiaires à l’intérieur de l’État patrimonial abbasside ». La volonté de faire de la guerre contre Byzance une « prérogative du calife »359 est un message fort : c’est la mobilité, ou plus précisément le monopole califal de la mobilité, qu’al-Rašīd s’efforce de reconquérir. Le sol syrien est le théâtre de cette lutte des pouvoirs. Les décisions radicales qui marquent la fin de son califat s’inscrivent toutefois dans un processus de longue haleine, qui prend tout son sens à la lumière des politiques conduites dans le Nord de l’espace syrien. Nous avons noté au chapitre V que Hārūn fut associé de manière pré- coce aux campagnes face aux Byzantins. Dès 163/779-780, il dirigea une expédition qui atteignit le Bosphore, puis une autre en 165/781-2. Sans doute n’est-il donc pas surprenant que Hārūn se soit particuliè- rement impliqué dans la région aussitôt après son accession au califat. La première année de son règne, en 170/786, il y créait un nouveau district, les ʿAwāsim,̣ détaché du jund de Qinnasrīn360. M. Bonner a étudié avec minutie les conditions qui motivèrent cette initiative. Il relève notamment qu’al-Rašīd s’imposait ainsi physiquement dans la zone, tout en cherchant déjà à limiter l’influence des « seigneurs de la guerre de la frontière »361. T. El-Hibri a également souligné la dimen- sion symbolique des campagnes d’al-Rašīd, qui relèvent de véritables

357 J’emprunte l’expression de C. E. Bosworth, dans son introduction à la traduction du volume 30 de la traduction du Taʾrīḫ al-rusūl wa-al-mulūk d’al-Ṭabarī, p. xvii. La formule a été reprise à son compte et développée par M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 99-106 et Le jihad, p. 156-160. 358 Il n’est pas possible d’aborder ici ces questions, qui ont fait l’objet d’une abon- dante bibliographie. On se reportera en dernier lieu aux contributions récentes de M. Bonner, Le jihad et de D. Cook, Understanding Jihad. Voir en outre les réflexions de Ch. Décobert, Le mendiant et le combattant, en particulier p. 52 ; F. M. Donner, « The Sources » ; Ch. Picard, « Regards croisés ». 359 M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 69, 96, 99-106, et Le jihad, en particulier p. 156 et s. 360 Al-Ṭabarī, III, p. 99, trad. vol. XXX, p. 604. M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 85. 361 M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 87. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 455

« techniques monarchiques », visant à affirmer l’association entre un espace et une hégémonie personnelle362. En 190/806 Hārūn lance la plus importante campagne de son règne. L’envergure de cette expédition est sans précédent à l’époque abbas- side. Il s’agit d’une expédition conjointe sur terre et sur mer. Chypre est ainsi attaquée, tandis que le calife en personne s’empare d’Héra- clée et contraint l’empereur Nicéphore à conclure un traité de paix363. La victoire est célébrée en grande pompe lors du retour. La logique du ġāzī champion du jihād trouve son aboutissement architectural avec l’érection de Hiraqla364. Érigé à quelques kilomètres à l’ouest de Raqqa, le monument proclame le triomphe du chantre de la guerre juste. Le site, signalé par Yāqūt qui le qualifie deh ̣isṇ 365, se compose d’un palais de plan carré situé sur une terrasse, inscrit dans un cercle de 510 mètres de diamètre. Si cette forme circulaire fait bien entendu écho au plan de Bagdad, il semble que la réalisation des constructions ait été confiée à des artisans byzantins pour mieux proclamer « la supé- riorité du monde musulman sur l’empire Byzantin »366. Cette volonté s’inscrit dans une logique déjà rencontrée à la période omeyyade367. La mort d’al-Rašīd en 193/809 devait toutefois empêcher l’achèvement de l’édifice368. Cette inscription des succès abbassides dans une zone ciblée du paysage du Šām invite à s’interroger sur les lieux du pouvoir abbas- side dans l’espace syrien. Pour parachever notre enquête, il convient donc d’envisager les dynamiques changeantes de ce pouvoir toujours en quête de mobilité.

362 T. El-Hibri, Reinterpreting, p. 29. 363 Al-Ṭabarī, III, p. 709-710, trad. vol. XXX, p. 262-263 ; Michel le Syrien, III, éd. p. 488-489, trad. p. 16. Voir en outre le récit détaillé d’al-Masʿūdī, Murūj, éd. II, p. 340 et s., trad. vol. II, p. 286 et s. 364 E. Herzfeld fut le premier à identifier le site comme devant être rattaché à Hārūn al-Rašīd. Voir M. Meinecke, Patterns, p. 16 et s. ; A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 85-86. Voir en outre K. Toueir et al., « Hiraqla ». 365 Yāqūt, Muʿjam, V, p. 398-399. 366 M. Meinecke, Patterns, p. 23. K. Toueir a défendu l’opinion inverse, affirmant que « les ouvriers et les sculpteurs étaient des Arabes musulmans ». Cette affirmation est pour le moins surprenante puisque l’argumentation repose sur la découverte, à proximité de la porte ouest du palais, d’une inscription en arabe qui est pourtant placée à l’envers dans la construction, « L’Héraklia », p. 181. 367 F. B. Flood, The Great Mosque, p. 234. 368 Michel le Syrien, III, éd. p. 490, trad. p. 21 ; K. Toueir, « L’Héraklia », p. 182- 183. 456 chapitre viii

3. Entre Damas et Bagdad : les espaces du pouvoir califal Nous avons abondamment souligné l’opposition construite dans les historiographies médiévales et modernes autour des espaces de pou- voir des Omeyyades et des Abbassides. Nous évoquions dans le cha- pitre IV cette histoire recomposée au miroir de l’Euphrate. Pourtant, l’analyse des dynamiques spatiales mises en œuvre au cours du iie/viiie siècle met à l’inverse en lumière un profond tropisme euphratéen. La tendance est nette sous les Marwanides, avec en point d’orgue les espa- ces de pouvoir privilégiés de Hišām et de Marwān II. Les choix d’al- Rusāfạ et de Ḥ arrān en offrent une illustration claire, que corroborent les données numismatiques : le « centre de gravité administratif » glisse vers le nord369. En optant pour al-Anbār, Abū al-ʿAbbās perpétue cet attachement à l’Euphrate qui prend toutefois un accent plus méridio- nal. La fondation de Bagdad par al-Mansūṛ semble sceller le sort de cette union entre le califat et le fleuve, au profit de son concurrent, le Tigre. Mais c’est là en grande partie une illusion d’optique, que les sources narratives tendent à amplifier. Ce prisme déformant masque la prégnance de cette attraction que continue d’exercer l’Euphrate et qui se matérialise autour de deux projets architecturaux : al-Rāfiqa et al-Raqqa370. Le premier grand dessein se concrétise avec al-Rāfiqa, ville nou- velle édifiée à quelques 200 mètres à l’ouest de Raqqa. Une certaine confusion dans les sources entoure cette fondation. Al-Yaʿqūbī signale que le plan en fut conçu par Abū Jaʿfar, qui était alors gouverneur de la région sous le califat de son frère Abū al-ʿAbbās371. C’est là l’uni- que mention de l’entreprise à une date si précoce, puisque les autres sources s’accordent pour situer la fondation de la ville sous le califat d’al-Mansūr.̣ Peut-être faut-il comprendre que ce sont les travaux qui démarrèrent véritablement plus tard, après l’accession d’Abū Jaʿfar à la charge suprême, tandis que le projet existait de plus longue date. Cette volonté califale suscita d’ailleurs l’hostilité des habitants de Raqqa qui craignaient de voir ainsi péricliter l’économie de leur cité devant cette nouvelle concurrente. La prédiction d’un moine désignant Abū Jaʿfar comme étant destiné à bâtir une ville à cet emplacement décida néanmoins le calife à outrepasser ces réticences, et il construi-

369 H. J. Bone, The Administration, p. 9. 370 Sur l’histoire de ces deux sites indissociables, voir désormais en priorité S. Hei- demann, « Die Geschichte von ar-Raqqa/ar-Rāfiqa » et C. E. Bosworth, « Ar-Raqqa : Geopolitical Factors and its History ». 371 Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, II, p. 358. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 457

List of monuments

1 Dayr Zakkā 2 City Walls of al-Raḳḳa/Nikephorion 3 Umayyad Great Mosque 4 Mausoleum of Uways al-Ḳaranī 5 City Walls of al-Rāfiḳa 18 6 North Gate of al-Rāfiḳa 7 ʿAbbāsid Great Mosque 8 Palace A 9 Main Palace of Hārūn al-Rashīd/ Kaṣṛ al-Salām 10 Palace B 11 Palace C 18 12 Palace D 13 North Complex 17 14 Western Palace 15 Eastern Palace 16 East Complex 17 Northeast Complex 18 North Canals 19 West Canal/Nahr al-Nīl 21 20 Hiraqla 21 Race Course 22 Tall Aswad 23 Glass Tall 24 Tāhirid Residence 25 Bāb Baghd̲ ād 18 26 Palace of Djamāl̲ al-Dīn Muḥammad 9 al-Isfahānī/Ḳ ̣asṛ al-Banāt 19 10 11 12 8 19 13 16 14 15 TALL AL-BĪʿA 1 5 6

5 7 24 23

ALRĀFIḲA 22 26

2 3 5 ALRAḲḲA/NIKEPHORION 4 2 25 2

SV 93 500 1000 1500 2000 2500 3000 3500 4000

Medieval Cities of al-Raḳḳa and al-Rāfiḳa. Topographical map based on aerial photograps, in scale 1:15.000 (drawing by Silke Vry and others/German Archaeological Institute Damascus 1993); extension of modern city indicated in grey.

Figure 11 : Plan de Raqqa/al-Rāfiqa sit al-Rāfiqa. Ce passage est toutefois suspect, dans la mesure où il est strictement identique au récit de fondation de Bagdad. Al-Ṭabarī rapporte d’ailleurs cette anecdote du moine justifiant la création d’al- Rāfiqa à deux reprises, la première fois à la suite de la narration atta- chée à Bagdad, sous l’année 145/762, puis isolément en 154/770-771372.

372 Al-Ṭabarī, III, p. 276 et 372, trad. vol. XXVIII, p. 244 et vol. XXIX, p. 67-68. 458 chapitre viii

Il est possible que l’affirmation selon laquelle Bagdad servit de modèle au plan d’al-Rāfiqa soit à l’origine de ces confusions. Les deux récits d’al-Ṭabarī diffèrent peut-être d’ailleurs sur les parallèles architectu- raux entre les deux villes. Il affirme ainsi tout d’abord qu’al-Rāfiqa fut édifiée sur le modèle de la ville ronde, « à l’exception373 des murs (al-sūr), des portes en fer (abwāb al-ḥadīd) et d’un fossé (ḫandaq) »374. Plus loin, il signale qu’en 155/771-772, al-Mansūṛ dépêcha al-Mahdī pour construire al-Rāfiqa, et que ce dernier construisit les portes, les places (riḥāb) et les rues (šawāriḥ) à l’identique du modèle bagdadien, dont il adopta en outre les subdivisions ( fusūḷ )375. Al-Mahdī dota la ville de murs et creusa un fossé avant de s’en retourner. L’insistance sur l’imitation de Bagdad traduit peut-être une volonté d’opposer un idéal urbanistique abbasside, à la « culture visuelle » omeyyade qui pré- valait alors dans la région. À la lumière du texte d’al-Ṭabarī, il semble donc que la décision de bâtir la ville fut prise en 154, et que les travaux débutèrent effectivement en 155. C’est cette dernière date que retient al-Balād̠urī, qui précise qu’un jund des ahl Ḫurāsān y fut stationné sous l’autorité d’al-Mahdī376. La chronique anonyme syriaque de 813 mentionne aussi l’édification de la ville par al-Mansūr,̣ en 1080 de l’ère séleucide377. Le site d’al-Rāfiqa, associé au minimum à deux des trois premiers souverains abbassides, s’inscrit nettement dans le cadre d’un projet d’affirmation califale dans la zone, ayant en particulier une vocation militaire évidente. Le plan de la ville se présente sous la forme d’un « parallélogramme surmonté d’un demi-cercle »378, d’une largeur d’en- viron 1300 mètres. Un rempart massif de près de 5 kilomètres de long et renforcé de 120 tours constitue la partie la plus marquante du système défensif. L’enceinte se composait primitivement de trois

373 Si l’on adopte la traduction de J. D. McAuliffe (trad. vol. XXVIII, p. 245), bien que le siwan (ou suwan) puisse aussi signifier que l’énumération qui suit est réalisée à l’identique du modèle bagdadien, et non pas de manière différente. C’est d’ailleurs plutôt ce que semble suggérer le second récit rapporté par al-Ṭabarī, III, p. 372, trad. vol. XXIX, p. 67-68. 374 Al-Ṭabarī, III, p. 276, trad. vol. XXVIII, p. 245. 375 Al-Ṭabarī, III, p. 373, trad. vol. XXIX, p. 69. H. Kennedy propose de traduire fusūḷ par « arcades ». 376 Al-Balād̠urī, Futūḥ, éd. p. 179 ; Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. 132, trad. p. 159 ; D. Sourdel, « La Syrie », p. 160. 377 813, éd. p. 247, trad. lat. p. 188. L’ère séleucide débute en 311 av. J.-C., ce qui correspond donc à l’année 769. 378 M. Meinecke, « al-Raqqa ». Voir en outre P. A. Miglus, Raqqa I ; S. Heidemann et A. Becker, Raqqa II ; V. Daiber et A. Becker, Raqqa III. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 459 entrées ; les fouilles conduites au niveau de la porte nord en ont révélé les dimensions majestueuses379. Une rue conduit de cette porte à la grande mosquée, située au centre la ville. C’est probablement là que devait aussi se situer le palais, dont aucune trace n’a toutefois été retrouvée380. Le projet architectural qui présida à la construction d’al- Rāfiqa est empreint d’une incontestable monumentalité à l’échelle de l’espace syrien, puisqu’il égalait presque les dimensions de Damas, par exemple ; associée à Raqqa, l’agglomération ne cédait sans doute le pas qu’à Bagdad, et surpassait par la taille toutes les villes de Syrie et de Mésopotamie381. Si al-Rāfiqa était originellement « la compagne » d’al- Raqqa, les deux villes fusionnèrent par la suite, et la ville d’al-Mansūṛ devint le cœur de la Raqqa d’al-Rašīd382. Dans ces conditions, le choix d’al-Rašīd de s’y implanter peut sem- bler logique, bien que le calife semble aussi avoir envisagé de jeter son dévolu sur d’autres sites. Les sources lui prêtent ainsi notamment le projet de se fixer à Antioche, ce que, aux dires d’Ibn al-Faqīh, les habitants réprouvèrent, n’hésitant pas à lui faire savoir que ce n’était pas « son pays » (balād)383. Il est impossible de préciser s’il faut voir là la simple hostilité des autochtones face au pouvoir abbasside, ou un indice de la mainmise des Banū Sāliḥ ̣ sur la région. Al-Masʿūdī, qui se fait aussi l’écho de ce projet avorté du calife, se borne à évo- quer des raisons climatiques pour justifier le renoncement d’al-Rašīd à cette implantation384. Au terme de ces tribulations, le calife arrêta son choix sur al-Raqqa, dont il fit son lieu de séjour wat( āṇ ) à compter de 180/796-797385. H. Kennedy a d’ailleurs souligné l’ironie d’une situation où, par le truchement des Mille et une nuits, le nom de Hārūn al-Rašīd est plus que tout autre associé à Bagdad, alors même qu’il multiplia les tentatives pour s’éloigner d’une ville qu’il n’aimait guère386. Cette installation sur les bords de l’Euphrate procédait d’un projet politique plus vaste, puisque c’est au moment précis de son installa- tion dans la ville qu’al-Rašīd institua la pratique qui consistait à débu- ter ses écrits officiels fī( sudūṛ kutubihi) par la formule « al-salāṭ ʿalā

379 M. Meinecke, « al-Raḳḳa ». 380 A. Northedge, Entre Amman et Samarra, p. 82. 381 M. Meinecke, « al-Raḳḳa ». 382 H. Kennedy, When Baghdad Ruled the Muslim World, p. 66-67. 383 Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ , éd. p. 116, trad. p. 141 ; D. Sourdel, « La Syrie », p. 167. 384 Al-Masʿūdī, Murūj, éd. II, p. 284, trad. II, p. 264-265. 385 Al-Ṭabarī, III, p. 645, trad. vol. XXX, p. 162. Voir en outre Michel le Syrien, III, éd. p. 483, trad. p. 10. 386 H. Kennedy, When Baghdad Ruled the Muslim World, p. 65-66. 460 chapitre viii

Muḥammad salạ̄ Allāh ʿalayhi wa-salam » 387. La ville regroupait bien les principaux organes de gouvernement et de la vie de cour puisque, lors de son pèlerinage de 186/802, Hārūn laissa à Raqqa Ibrāhīm b. ʿUtmān̠ b. Nahīk al-ʿAkkī en charge du harem (al-ḥaram), du trésor et des biens (al-ḫazāʾin wa-al-amwāl), ainsi que de l’armée (al-ʿaskar)388. L’importance prise par la ville n’échappa pas à Michel le Syrien, qui voit en elle une « seconde Babylone », c’est-à-dire l’égale de Bagdad. Le patriarche signale en outre d’importants travaux d’adduction d’eau, avec la réalisation de deux canaux – l’un dérivé de l’Euphrate, l’autre de la région de Sarūj – dont les rives étaient ornées de nombreux jar- dins389. C’est sans doute le canal raccordé à l’Euphrate qui est connu sous le nom Nahr al-Nīl390. Les fouilles allemandes menées à Raqqa ont confirmé que l’installa- tion d’al-Rašīd se traduisit par de vastes programmes architecturaux. Ainsi, une importante zone palatiale se développe au nord des villes jumelles, sur une surface totale de près de 10 km2. Une vingtaine de palais et complexes palatiaux y ont été recensés par le biais de fouilles ou grâce aux études conduites à partir de photographies aériennes391. Un palais aux dimensions particulièrement monumentales (environ 350×300 mètres), situé dans une position centrale, a été identifié comme la résidence principale du calife, le Qasṛ al-Salām signalé par Yāqūt. En dépit de l’absence d’inscriptions associées aux bâtiments392, la numismatique offre un recours précieux : d’importantes quantités de monnaies furent par exemple frappées au nom du calife à al-Rāfiqa en 189/804-805393. La présence califale contribue à susciter une acti- vité économique, dont l’un des témoignages qui demeure est la frappe monétaire394, mais qu’illustrent également des productions de poterie et de verre395. Il faut dire que la ville occupait une position stratégique et que l’Euphrate offrait une voie de communication importante, en

387 Al-Ṭabarī, III, p. 646, trad. vol. XXX, p. 166. 388 Al-Ṭabarī, III, p. 654, trad. vol. XXX, p. 183. 389 Michel le Syrien, III, éd. p. 483, trad. p. 10. 390 M. Meinecke, « al-Raḳḳa ». 391 Voir V. Daiber et A. Becker, Raqqa III. 392 Ibn Šaddād mentionne toutefois une inscription au nom d’al-Rašīd au niveau de Bāb al-Sibāl, la porte orientale d’al-Rāfiqa. Voir M. Meinecke, « al-Raḳḳā ». 393 M. Meinecke, « al-Raḳḳa ». 394 Même si les monnaies produites semblent avoir eu un usage relativement cir- conscrit aux environs de la résidence califale, voir S. Heidemann, « Die Fundmünzen » et « Numismatische Quellen ». 395 M. Meinecke, « al-Raḳḳa ». La céramique a été analysée en détail par P. A. Miglus, Raqqa I. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 461 particulier en direction de l’Iraq. Lors de son départ pour le Ḫurāsān pour ce qui devait être son ultime voyage, Hārūn al-Rašīd fit ainsi le trajet entre Raqqa et Bagdad par bateau (sufun)396. Al-Rašīd mourut à Ṭūs en Jumādā II 193/mars 809. Son fils al-Amīn lui succéda et s’installa à Bagdad. Sa mère, Zubayda397, fit transporter le trésor de Raqqa jusqu’à la ville fondée par al-Mansūṛ 398. Le site de Raqqa porte les stigmates de ce départ précipité de la cour : certains bâtiments ne furent jamais achevés et les frappes monétaires diminuè- rent fortement399. Les chercheurs ont depuis longtemps souligné que ces deux projets successifs, à al-Rāfiqa puis à Raqqa, procédaient d’un double objectif : renforcer le contrôle sur la Syrie et mieux assurer la sécurité de la fron- tière face à Byzance. Al-Ṭabarī rapporte d’ailleurs qu’al-Rašīd affirma à l’un de ses officiers s’être principalement installé à Raqqa en raison de la propension des gens de la région (nāḥiyya) à se révolter et de leur attachement aux Omeyyades ; faute de quoi, il n’aurait jamais quitté Bagdad, dont il vante les mérites400. Nous avons pourtant souligné les tentatives du calife pour s’éloigner d’une ville à laquelle ce sont avant tout les Mille et une nuits qui le rattachent. Dans les projets qu’il nour- rit alors, le calife considéra brièvement d’autres options qu’Antioche et Raqqa. Il envisagea ainsi notamment de s’implanter dans le Jibāl, à Marj al-Qalaʿa, puis à Bāqirdā, sur le Tigre au nord de Mossoul. Des travaux furent initiés, avant que le souverain ne renonce à ces desseins401. Il semble donc clair que Hārūn cherchait à s’éloigner de Bagdad. Les propos qu’al-Ṭabarī prête au calife soulèvent donc des questions et il faut les replacer dans leur contexte. La scène se déroule en D̠ ū al-Ḥ ijja 189/novembre 805 : sur le chemin de Raqqa le calife traverse Bagdad et ordonne que les restes du corps démembré de Jaʿfar le Bar- makide, qui étaient suspendus aux ponts de la ville, soient brûlés402. Le

396 Al-Ṭabarī, III, p. 730, trad. vol. XXX, p. 291. 397 Sur cette personnalité influente, voir notamment l’étude classique de N. Abbott, Two Queens of Baghdad. 398 Al-Ṭabarī, III, p. 775, trad. vol. XXXI, p. 18 ; Michel le Syrien, III, éd. p. 490, trad. p. 21. 399 S. Heidemann, « Numismatische Quellen ». 400 Al-Ṭabarī, III, p. 706, trad. vol. XXX, p. 256-257. 401 Al-Ṭabarī, III, p. 606-607, 610 trad. vol. XXX, p. 103, 109-110. 402 Al-Ṭabarī, III, p. 706, trad. vol. XXX, p. 256-257. Pour les circonstances dans les- quelles le corps de Jaʿfar fut ainsi ostensiblement exhibé dans Bagdad, voir al-Ṭabarī, III, p. 683, trad. vol. XXX, p. 223. 462 chapitre viii plaidoyer d’al-Rašīd et cet ordre macabre sont intrinsèquement liés : ce que contemple alors le calife, c’est sans doute moins les mérites de la ville d’al-Mansūṛ que l’autorité retrouvée de ses ancêtres, grâce, préci- sément, à l’éviction des Barmakides. Ajoutons que Hārūn s’adresse à un soldat. Or il est certain que les abnāʾ, ces soldats du Ḫurāsān ins- tallés à Bagdad, virent d’un mauvais œil la mainmise des Barmakides sur l’État abbasside. L’hostilité entre les deux camps était, à vrai dire, telle que ce fut sans doute là l’une des raisons qui poussèrent al-Rašīd à délaisser Bagdad403. La disgrâce des Barmakides fut donc un moyen pour le calife de se rapprocher de ces troupes qui avaient assuré le succès de sa famille. La démarche privilégiée à Bagdad fut particuliè- rement ostentatoire, pour sceller ce retour des abnāʾ sur le devant de la scène. C’est ce message que proclamait le corps disloqué de Jaʿfar b. Yaḥyā sur les ponts de la ville. Dans ces conditions, bien sûr, le calife ne pouvait qu’opposer deux lieux de mémoire : Raqqa, synonyme de la puissance des Barmakides, et Bagdad, symbole du retour à l’ordre ancien. La tendance exigeait que la seconde recueille ses faveurs, même s’il faut noter que Raqqa ne fut pas seulement la résidence favorite de Hārūn, mais aussi le lieu où les Barmakides Yaḥyā b. Ḫālid et son fils al-Faḍl furent emprisonnés et moururent, sans subir une mise en scène comparable à celle infligée à Jaʿfar404. Sans doute ne faut-il donc pas réduire la translation d’al-Rašīd à Raqqa aux seules tendances rebelles que l’historiographie moderne a longtemps conférées à la Syrie. La province ne présente pas une pro- pension en la matière supérieure aux autres régions du califat abbas- side, à commencer par le Ḫurāsān405. En ce sens, l’espace syrien ne constitue pas une exception qui justifierait le rapprochement du calife plus qu’une autre aire. D’ailleurs, entre la rébellion de ʿAbd Allāh b. ʿAlī en 136/754 et celle d’Abū al-Hayd̠ām en 177/793, le Šām connut une situation relativement calme. Ce dernier soulèvement suffirait-il à justifier l’installation d’al-Rašīd sur les bords de l’Euphrate ? On peut en douter : ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣ représentait probablement une moti- vation bien supérieure à Abū al-Hayd̠ām. Les pages précédentes ont en effet montré que ce choix s’inscrivait fondamentalement dans une logique de réaffirmation de l’autorité califale sur les élites provincia-

403 M. A. Shaban, Islamic History, II, p. 37 ; H. Kennedy, The Early Abbasid Cali- phate, p. 120. 404 T. El-Hibri, Reinterpreting, p. 56. 405 P. M. Cobb, White Banners, p. 131. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 463 les. Le patrimonialisme abbasside accaparé par Sāliḥ ̣ b. ʿAlī et ses des- cendants suscitait la méfiance des califes, échaudés par la douloureuse expérience de son frère ʿAbd Allāh b. ʿAlī, qui s’était dressé en rival du futur al-Mansūr.̣ La limitation des pouvoirs des Banū Sāliḥ ̣, pro- gressivement enfermés dans le jund de Qinnasrīn, eut toutefois des conséquences déstabilisantes pour la province. L’accent mit sur la Syrie du Nord sous le califat d’al-Rašīd a égale- ment été lié à la proximité de la frontière et à l’effort de guerre contre Byzance. Là encore, nous l’avons constaté, le jihād fut peut-être davan- tage un moyen, plus qu’une finalité, de combler le vide abyssal créé par la double destitution des Barmakides et de ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣. Sans devoir être totalement écartées – les ahl al-Šām et la frontière requéraient évidemment une surveillance –, ces deux raisons gagnent à être inscrites dans un cadre plus vaste, qui témoigne de profondes continuités avec le mode de gouvernement marwanide en Syrie. Dans cette optique, al-Rāfiqa et Raqqa procèdent d’une logique commune. Ce prolongement d’une pratique du pouvoir est illustré par le deve- nir des sites commandités par les Omeyyades dans l’espace syrien. Si les données archéologiques demeurent encore à ce jour fragmentaires, une tendance assez nette se dégage toutefois. Quelques exemples suffi- sent à l’esquisser. À Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī, la ville fondée par Hišām, pour ce qui concerne les « édifices périphériques », 2/3 des maisons sont abandonnées avant la fin du viiie siècle et 1/3 sont occupées au moins jusqu’au premier tiers du ixe siècle. Simultanément, des amé- nagements secondaires sont réalisés dans la petite enceinte, aussi bien dans la cour que dans certaines pièces ; des dépotoirs sont créés à l’inté- rieur même du monument au ixe siècle. Ces éléments démontrent que, au plus tard dans la première moitié du ixe siècle, « le monument ne sert plus de palais, mais de zone d’habitat »406. Ailleurs, les « châteaux omeyyades » d’al-Faddayn/Mafraq, Ḫirbat al-Minya ou d’al-Baḫrāʾ connaissent une évolution calquée sur les mêmes rythmes, même si d’autres exemples, tels qu’al-Muwaqqar, semblent jouir d’une occupa- tion légèrement plus longue, mais qui n’a alors plus rien de palatiale. Seul al-Qastaḷ paraît constituer pour l’heure une exception notable, puisque le site demeure une résidence élitaire jusque tard dans le ixe siècle. C’est en tout cas l’image qui se dessine à l’étude des inscriptions préservées de la nécropole du site – la seule indiscutablement attachée à

406 D. Genequand, « Formation et devenir », p. 432. 464 chapitre viii un « château omeyyade » –, même si l’archéologie ne permet pas pour l’heure de confirmer ou de nuancer ces données407. Ces éléments ont conduit D. Genequand à stigmatiser une « conti- nuité en déclin » de ces sites à la suite du renversement des Marwani- des, qui aboutit, au terme d’une période d’un demi-siècle à cent ans, à leur « abandon complet ou [à] une occupation réduite et sans sou- venir des états anciens ». Ce « paysage architectural éphémère » perd alors « l’essentiel de son rôle »408 : elle ne répond plus aux besoins qui, pendant ce long iie/viiie siècle, firent de la Syrie l’enjeu majeur des stratégies patrimoniales et de l’exercice d’un pouvoir mobile soucieux de préserver de fragiles équilibres. En ce sens, le devenir des sites com- mandités par les Omeyyades suit le rythme d’une histoire qui s’ancre pour un temps sur les rives de l’Euphrate, et dont les soubresauts poli- tiques qui marquent la mort d’al-Rašīd dictent en quelque sorte l’issue, désormais fondamentalement iraqienne et iranienne. À la lecture des sources, la mobilité des Marwanides frappe par sa stricte limitation à l’espace syrien, à l’exception notable du ḥajj et des périodes de troubles qui commandent de combattre sur tous les fronts. Les premiers Abbassides semblent par contraste beaucoup plus mobi- les. Al-Mansūṛ vint ainsi deux fois à Jérusalem, en 140/757-758, puis à nouveau en 154/771, en compagnie de son fils al-Mahdī409. Ce dernier séjourne de nouveau en Palestine en 163/779-780, après avoir cheminé sur les routes de Syrie du Nord avec son fils Hārūn, qui s’apprêtait à marcher contre Constantinople410. On pourrait penser qu’une mobilité islamique se substitue alors à une itinérance syrienne. Mais l’image est trompeuse, car ces déplacements des souverains dans le Šām demeu- rent en réalité essentiellement liés au pèlerinage ou aux campagnes dirigées contre les Byzantins. La Syrie est alors avant tout une zone

407 F. Imbert, « La nécropole islamique » ; D. Genequand, « Formation et devenir ». 408 D. Genequand, « Formation et devenir », p. 444. La dimension « éphémère » de ces sites se rapporte bien entendu strictement à la nature de leur occupation et en aucun cas à l’influence considérable que ces édifices exercèrent dans l’histoire de l’ar- chitecture islamique. 409 Al-Ṭabarī, III, p. 129, 372, trad. vol. XXVIII, p. 60-61, vol. XXIX, p. 67 ; D. Sourdel, « La Syrie », p. 166. C’est à ce voyage que l’on associe l’inscription d’Ascalon rédigée au nom d’al-Mahdī évoquée dans le chapitre précédent. Voir RCEA, I, n° 42 ; M. Sharon, CIAP, I, p. 144-146. Le premier voyage d’al-Mansūṛ à Jérusalem est également noté par Élie de Nisibe (qu’il situe en 141 AH), éd. p. 176, trad. lat. p. 83, trad. Delaporte p. 108. 410 Al-Ṭabarī, III, p. 500, trad. vol. XXIX, p. 215. Sur l’itinéraire d’al-Mahdī et de son fils en Syrie du Nord, voirsupra , chapitre V. Notons en outre qu’al-Rašīd fit construire une citerne à al-Ramla en 172/789. Voir M. Rosen-Ayalon, Art et archi- tecture, p. 56-57. l’exercice du pouvoir dans l’espace syrien 465 de transit (Durchzugsgebiete411), même si Jérusalem conserve un réel pouvoir d’attraction. Le califat d’al-Rašīd marque une évolution notable, dans le cadre du développement du jihād, qui le conduit à alterner campagnes mili- taires et ḥajj. Nous en avons étudié les raisons plus haut : comme le résume P. von Sievers, ces guerres byzantines furent utilisées « comme un instrument pour une restructuration de la hiérarchie sociale »412. Les efforts de Hārūn al-Rašīd pour s’imposer comme le «ġāzī -calife », en particulier dans les dernières années de son califat, se trouvèrent toutefois réduits à néant par le conflit qui éclata entre ses fils. La réap- propriation des prérogatives du calife de guerre cédait alors le pas à la guerre des califes. En dépit de son profond impact sur la société abbasside, la guerre civile ne devait bien entendu pas modifier l’équation initiale : gouver- ner à distance demeurait le problème essentiel que devaient affronter les califes. Les solutions adoptées après 197/813 s’inscrivent cependant résolument dans un cadre iraqien, en dépit de l’importante « séquelle » que constitue la tentative d’al-Mutawakkil de s’implanter à Damas en 244/858413. L’enjeu de la mobilité se cristallise autour de Sāmarrāʾ, qui deviendra la prison dorée des califes, le lieu de la privation irrémé- diable de l’itinérance des souverains abbassides. Pour emprunter la formule de J. Dakhlia, il s’agira là d’une véritable « castration politi- que »414, à mesure que la mobilité deviendra l’apanage exclusif de la soldatesque turque. Le « moment Sāmarrāʾ » est là encore fondamental, au même titre que pour l’écriture de l’histoire. Le système patrimonial qui sous-tend la pratique du pouvoir tout au long du iie/viiie siècle évolue lui aussi profondément à la suite de la quatrième fitna. P. M. Cobb a souligné les profondes implications de ces changements en Syrie415, tandis que Ch. Décobert a mis en lumière le détournement progressif d’une partie de la puissance patri- moniale d’origine califale par les hommes du savoir scripturaire416. Ajoutons à ces données sociales que H. Kennedy a montré la réorien- tation de la logique économique qui sous-tendait ces investissements

411 Pour conserver la typologie des espaces de mobilité proposée par J. W. Bern- hardt, Itinerant Kingship, p. 61, adaptée de celle définie par E. Müller-Mertens,Die Reichsstruktur. 412 P. von Sievers, « Military, Merchants and Nomads ». 413 Voir sur cet épisode P. M. Cobb, « Al-Mutawakkil’s Damascus ». 414 J. Dakhlia, L’empire des passions, p. 56. 415 P. M. Cobb, White Banners, en particulier p. 92-102. 416 Ch. Décobert, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », en particulier p. 247 et s. 466 chapitre viii patrimoniaux : les ḍiyāʿ sont de plus en plus fréquemment incorporés dans le domaine califal. Cette amplification du phénomène intervient précisément sous le califat d’al-Rašīd. Propriété foncière et mise en valeur agricole cessent de constituer la source majeure des revenus des élites, qui se négocient désormais autour de la mainmise sur la taxation417. L’addition graduelle de ces éléments scelle le devenir de la plupart des sites commandités par les Omeyyades, qui ne répondent plus aux besoins nouveaux qui émergent alors. Ce sont ces infléchisse- ments qui vouent les « châteaux du désert » à rapidement incarner un « paysage architectural éphémère »418. L’ensemble de ces éléments coïncident pour façonner les paysages du Šām, dans une période où il importe de définir un rapport à l’es- pace. À côté de la fabrique d’une « culture visuelle » omeyyade, l’autre trait saillant réside dans le détachement des ʿAwāsiṃ et des T̠uġūr, qui témoigne notamment de la prise en compte l’impossibilité de s’em- parer de Constantinople, expérimentée par Hārūn en personne en 163/779-780419. La frontière est traditionnellement une aire de surin- vestissement du pouvoir : al-Rašīd en offre une parfaite illustration. L’analyse de ces éléments permet de mieux appréhender le tableau complexe que les géographes de l’âge classique dressent de la Syrie420 : le Šām qu’ils décrivent alors est l’aboutissement de ces constructions spatiales successives. Les dynamiques régionales du pouvoir sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides procèdent au bout du compte d’une « conti- nuité de changements »421, davantage que d’une logique d’opposition. La cohérence de la période courant de 72/692 à 193/809 réside peut- être avant tout dans la construction d’un espace syrien, façonné par une pratique spécifique du pouvoir, patrimoniale et mobile, accompa- gnée de la volonté de créer un paysage califal.

417 H. Kennedy, « Elite Incomes », p. 28. 418 D. Genequand, « Formation et devenir », p. 444. 419 L’importance d’al-Rašīd dans la construction du paysage de la frontière a été soulignée en dernier lieu par I. B. Straughn, Materializing Islam, p. 165-166. Sur la question connexe des ribāt-s,̣ voir A. Borrut et Ch. Picard, « Râbata, ribât, râbita ». 420 Sur les problèmes spécifiques posés par les sources géographiques, voirsupra , chapitre III. 421 A. Shboul et A. Walmsley, « Identity and Self-Image », p. 275. Voir les remarques concordantes de A.-M. Eddé et J.-P. Sodini, « Les villages de Syrie du Nord ». CONCLUSION

À l’orée de notre enquête, nous évoquions les défis méthodologiques propres à toute recherche sur les premiers siècles de l’islam. Cette situa- tion particulière nous a incité à emprunter un parcours parfois sinueux, dans la mesure où il fallait, autant que possible, dénouer les fils de ces narrations recomposées. Cette histoire syrienne plongée dans l’oubli ne se laisse guère approcher en ligne droite, d’autant moins qu’elle se donne à lire en clair-obscur, passant brutalement de la lumière omey- yade à l’ombre abbasside. Nous avons essayé de raviver les pigments et les couleurs de ce tableau, trop souvent réduit à une dichotomie du noir et blanc. De cet itinéraire fait de méandres, on retiendra notam- ment la profonde imbrication d’éléments qui pouvaient à première vue sembler étrangers les uns aux autres et qu’il convient de récapit- uler brièvement au terme de ce cheminement syrien. Une écriture ancienne de l’histoire a bien existé dans le Šām, tant sous les Marwanides que sous les premiers Abbassides. Cette historio- graphie fut toutefois victime de véritables stratégies de l’oubli, et seuls de lointains murmures nous parviennent. Mais ils sont d’importance, car ces narrations premières conditionnèrent les réécritures ultérieures possibles, tant par ce qu’elles taisaient, presque irrécupérable pour les plumes au service des califes de Bagdad, que par ce qu’elles rappor- taient. En ce sens il existe bien une série de filtres historiographiques omeyyades. Un constat identique s’applique aux premiers Abbassides, qui amorcèrent un important effort de réécriture, visant notamment à affirmer leur supériorité sur leurs cousins Alides. Ces étapes successi- ves façonnèrent en profondeur le matériau à partir duquel les généra- tions suivantes d’historiens pouvaient composer. Deux facteurs, aux antipodes l’un de l’autre, jouèrent un rôle pré- pondérant pour assurer la survie de l’information historique, au gré des méandres de la transmission. D’un côté, le caractère exclusif de certaines données, traduisant peut-être les tentatives anciennes d’im- position d’un filtre historiographique, dans la mesure où nul autre passé n’était alors disponible au moment d’aborder une nouvelle phase d’écriture ; d’un autre côté, à l’autre extrémité de cette circulation de l’information, une diffusion précoce dans un corpus de textes élargi offrait de solides garanties contre les stratégies du silence. On ne pou- vait effacer ce qui était déjà notoire. 468 conclusion

Ces mises en écriture précoces de l’histoire furent sans doute plus importantes qu’on ne l’a souvent affirmé, car leur vocation était cru- ciale : elles répondaient à des impératifs de légitimation1. C’est pour- quoi l’écriture commandait aussi la réécriture, au gré des besoins changeants du politique. Ces recompositions successives se donnent à lire comme autant de filtres historiographiques consécutifs, et ce sont les rythmes de ces différentes cristallisations idéologiques que nous nous sommes efforcé de préciser. L’étude de ces moments de com- position et de recomposition permet d’éclairer, dans une démarche d’histoire des significations, les sens nouveaux donnés sans cesse à un passé qu’il fallait rendre conforme aux exigences du présent. Ces orthodoxies successives aboutirent à l’imposition d’un canon historiographique, élaborée dans l’Iraq abbasside de l’après Sāmarrāʾ. Cette vulgate ne fut pas l’unique tentative en la matière, mais celle qui fut imposée, en partie déterminée pas les stratégies de sélection antérieures. Un sens nouveau avait alors été donné au proche passé islamique, enfermé dans un cadre rigide et réduit à un noyau d’événe- ments appelés à devenir commun à presque toutes les sources. D’autres interprétations demeurèrent bien entendu possibles, mais elles étaient désormais circonscrites dans ce champ des possibles. Ce « squelette historiographique » a laissé une trace indélébile : c’est peut-être le plus grand héritage de cet « âge de l’écriture »2. Pour s’extraire de ce carcan et en saisir toute la prégnance, il a été nécessaire de positionner l’ensemble des sources pertinentes par rap- port à ce canon historiographique. C’est là un point essentiel de notre cheminement. D’autres regards émergent ainsi, en particulier du côté des sources non musulmanes. Traditionnellement rangées dans la catégorie des « sources externes », elles procèdent en réalité des dyna- miques à l’œuvre entre les différentes historiographies du Proche- Orient. L’analyse minutieuse des fruits de ces échanges interculturels ouvre des perspectives de recherche immenses, encore peu exploitées. L’étude serrée de la transmission entre les différents corpus permet en effet d’entreprendre une archéologie des textes qui offre parfois la possibilité de dater la mise en circulation de l’information à intention historique. C’est là une perspective cruciale pour qui veut partir en quête des ces passés alternatifs enfouis sous les strates d’historiogra- phies sans cesse recomposées. Ces moments différents de sédimenta-

1 F. M. Donner, Narratives, p. 114. 2 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade, p. 321. conclusion 469 tion mnésiques traduisent autant de sens distincts qui furent donnés au passé ; ils invitent résolument à se situer dans une perspective d’his- toire de la mémoire. La première étape de ce voyage dans la mémoire des premiers siècles de l’islam nous a conduit à évoquer la memoria omeyyade et les straté- gies de l’oubli dont la première dynastie de l’islam fut victime. L’ana- lyse des attitudes des Abbassides face à ce souvenir de l’ennemi révèle que les Omeyyades glissent peu à peu de l’adversité à l’altérité, rendant ainsi la rédemption de leur mémoire possible, et en réalité nécessaire pour affirmer la continuité politique du califat. C’est notamment ainsi que des « lieux de mémoire » omeyyades incontournables furent pré- servés. Cette récupération indispensable des Marwanides à l’histoire eut toutefois des conséquences notables. À défaut de pouvoir effacer les traces de la première dynastie de l’islam, les chronographes déve- loppèrent d’autres stratégies, faisant en particulier porter leur effort sur l’espace qui leur était associé. Le Šām omeyyade fut ainsi érigé en un strict opposé de l’Iraq abbasside, au miroir de l’Euphrate. En même temps que l’on enfermait les premiers nommés dans un espace de mémoire exclusif, on gommait les traces d’un passé abbasside syrien, dans une dialectique incertaine entre un oubli pas toujours possible et un souvenir souvent nécessaire. Cette démarche fut peut-être facilitée dans la mesure où le sol syrien joua un rôle important dans l’idéologie omeyyade, comme en témoigne par exemple l’accent mis sur la figure de Salomon, en direction de qui des liens étroits furent tissés. En dépit de ces recompositions, des exceptions positives omeyyades émergent dans cette historiographie abbasside, pourtant réputée hos- tile à la première dynastie de l’islam. Deux figures marwanides ont plus particulièrement retenu notre attention : Maslama b. ʿAbd al-Malik et ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz. Ces deux exemples sont riches d’enseigne- ments. Ils illustrent à la fois la complexité des processus d’écriture de l’histoire alors à l’œuvre en même temps qu’ils révèlent de profondes compétitions historiographiques. L’étude de l’image de ces deux per- sonnages offre en outre des clefs déterminantes pour comprendre leur fonction dans le panthéon omeyyade et dans l’historiographie islami- que. Ils ont tous deux un rapport à l’espace singulièrement marqué, qui conditionne profondément la suite de notre enquête. Maslama, tel un nouvel Alexandre le Grand, est l’homme de la clôture du monde, là où ʿUmar II s’impose comme le calife de la contraction de l’empire. Ces fonctions partagées expliquent les liens ténus qui unissent les deux hommes, illustrant la fabrique des héros omeyyades. 470 conclusion

Leur récupération dans l’historiographie abbasside est le fruit de la diffusion rapide, par de nombreux canaux, de leurs images élabo- rées de leur vivant ou peu après leur mort. Pour comprendre l’intérêt qu’eurent les chronographes abbassides à intégrer ces héros ennemis, il faut préciser le rôle qui leur est assigné dans l’historiographie et l’histoire abbasside. La réponse tient prioritairement au fait que les Omeyyades ont fondamentalement pour fonction d’assurer la préser- vation du potentiel abbasside à accéder au califat. En autorisant l’union dont devait naître Abū al-ʿAbbās, ʿUmar II remplissait ainsi cette tâche à la perfection, tout comme Maslama qui différait les conditions de la Fin des Temps, permettant ainsi l’accomplissement du temps abbasside. D’autres, à l’instar de Hišām, étaient érigés en modèle de gouvernement. À côté de ces figures omeyyades, essentielles à la réalisation poli- tique des Abbassides, les chronographes au service de ces derniers composèrent un mythe des origines visant en particulier à minimiser la confiscation du pouvoir qu’opérèrent leurs maîtres, à compter de 132/750. Une vulgate hautement standardisée fut ainsi mise en circu- lation et prévalut largement tant dans l’historiographie médiévale que moderne. Pensé dans le strict cadre syrien, l’épisode révèle pourtant les bruissements d’autres histoires et permet de mettre en lumière les tactiques de l’oubli qui furent déployées par les historiens. On fabri- qua l’événement en en imposant ainsi la signification. L’encombrant personnage de ʿAbd Allāh b. ʿAlī fut victime de stratégies de l’isolation, relégué au simple rang de rebelle syrien. Ces manipulations allèrent jusqu’à la confiscation de sonlaqab , al-Saffāḥ, que l’historiographie classique finit par attribuer au premier calife abbasside, Abū al-ʿAbbās. C’est plus largement le temps révolutionnaire qui fit l’objet des efforts des chroniqueurs, soucieux de réduire le temps d’incertitude au cours duquel les prétentions abbassides se heurtèrent à la menace d’ambi- tions rivales. Cette fabrique des origines est à la source de l’image profondément contrastée de l’histoire de la Syrie. La Révolution abbasside, présentée comme une rupture fondamentale, a accrédité l’hypothèse d’un déclin du Šām, délaissé au profit de l’Iraq. Le travail, conduit sur les construc- tions historiographiques qui aboutirent à cette présentation des faits, a révélé que d’autres lectures de la période étaient possibles. Ces don- nées nous ont poussé à explorer une autre voie, un autre sens, que l’on peut assigner à l’espace syrien au cours du iie/viiie siècle. La thé- matique de l’exercice du pouvoir a alors guidé nos pas pour retracer conclusion 471 cette histoire syrienne à une période où le califat se trouva précisément dans l’obligation de définir son rapport aux immenses espaces issus des conquêtes. Les portraits des hommes esquissés dans les chapitres précédents finissent ainsi de prendre leur pleine mesure. Les réformes initiées par ʿAbd al-Malik, au lendemain du succès qu’il remporta contre Ibn al-Zubayr, visaient à restaurer l’autorité omeyyade. À cet effet, plusieurs stratégies furent mises en œuvre. L’ar- chitecture et la numismatique servirent à créer une identité islamique et un paysage califal, tout en affirmant une culture visuelle marwa- nide. Le calife assigna aux siens la souveraineté d’une région donnée du Šām, dans le cadre de l’expression d’un pouvoir patrimonial. ʿAbd al-Malik s’appuya en outre sur une pratique mobile du pouvoir que ses fils imitèrent dans les zones qui leur avaient été attribuées. Les fameux « châteaux du désert » sont le fruit de ces principes de gouver- nement, offrant les conditions concrètes de son itinérance, en même temps qu’ils affirment l’autorité du prince en son absence. Ces élé- ments ouvrent des pistes nouvelles pour éclairer les conditions qui présidèrent à la construction d’un paysage califal, garant de la memo- ria de la dynastie3 qui avait avant tout pour fonction d’ordonner les relations sociales4, tandis que « la mobilité du souverain était ainsi un élément central de son pouvoir »5. Ce système, qui assura la restauration marwanide, devait toutefois s’enrayer progressivement, comme l’illustre l’exemple du califat de Hišām b. ʿAbd al-Malik. Le calife limite son itinérance à sa zone pri- vilégiée, dont il avait assumé la souveraineté patrimoniale en tant que prince héritier ; pour combler ce déficit, le souverain délègue de plus en plus sa mobilité, peu à peu confisquée par les militaires. Parallèle- ment, la compétition entres les réseaux de pouvoir s’accentue : volonté de mobilité et imposition d’une orthodoxie se télescopent, laissant à d’autres la possibilité de s’infiltrer dans les brèches ainsi créées. Les Omeyyades perdent en outre le monopole de la mobilité longue dis- tance, condition essentielle au maintien de la stabilité dans un système reposant sur la pratique d’un pouvoir itinérant.

3 Voir notamment les remarques de F. B. Flood, The Great Mosque, p. 213 : « The changes to the urban fabric of Damascus undertaken in the early eighth century con- stituted an Umayyadisation, or at least a memorialisation of Umayyad hegemony, as much as Islamicisation ». 4 I. B. Straughn, Materializing Islam, p. 58. 5 C. Geertz, « Centers, Kings and Charisma », p. 163. 472 conclusion

Héritant d’une situation syrienne perturbée par les longues années de troubles qui marquèrent la troisième fitna et confrontés aux mêmes acteurs que leurs prédécesseurs, les Abbassides s’efforcèrent de recom- poser peu à peu ces préceptes de gouvernement marwanide. Le patri- monialisme demeura la règle, en particulier autour des descendants de Sāliḥ ̣ b. ʿAlī. Cependant, soucieux de ne pas voir se reproduire une situation aussi dangereuse que celle qu’avait entraînée la révolte du frère de ce dernier, ʿAbd Allāh b. ʿAlī, les califes déployèrent des straté- gies de l’isolation pour limiter l’influence de ceux à qui ils déléguaient leur pouvoir. Les Banū Sāliḥ ̣ se trouvèrent ainsi progressivement enfermés dans le cadre plus restreint de la Syrie septentrionale. Cette volonté califale avait toutefois pour corollaire d’affaiblir le contrôle exercé sur la province, laissant le champ libre à d’autres pour fomen- ter des révoltes. Ces nouvelles menaces n’empêchèrent pas Hārūn al-Rašīd de mener cette politique à son terme, jusqu’à l’éviction pure et simple de ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣. Pour remplir le vide ainsi créé, et doublé de la disgrâce des Barmakides, le souverain s’affirma comme la figure du «ġāzī -calife »6, faisant de la Syrie du Nord son espace de pouvoir privilégié. Ce double effort de contrôle du patrimonialisme abbasside puis du développement de l’idéologie liée au jihād favorisa le tropisme euphratéen du califat sous les premiers Abbassides, incarné en particulier par al-Rāfiqa et Raqqa, où al-Rašīd devait passer de lon- gues années. Les bouleversements induits par la guerre civile qui éclata à la mort du calife en 193/809 devaient rompre les liens qui avaient unis les califes à l’Euphrate. C’est sans doute parce qu’il marque la limite entre la réussite et l’échec, entre deux époques et aussi deux mondes, qu’al- Rašīd fit par la suite l’objet de stratégies narratives de grande ampleur7. Les nouveaux enjeux qui virent alors le jour se développèrent dans un cadre fondamentalement iraqien, entre Bagdad et Sāmarrāʾ. Les sites commandités dans le cadre syrien de ce mode d’exercice du pouvoir, tels que les « châteaux omeyyades », devinrent un « paysage architectu- ral éphémère »8 parce que la fonction pour laquelle ils avaient été créés était en train de disparaître. Ce que nous croyons savoir de l’espace syrien du iie/viiie siècle est avant tout le fruit de ce que les historiens abbassides désirèrent eux-

6 M. Bonner, Aristocratic Violence, p. 99-106 et Le jihad, p. 156-160. 7 Voir T. El-Hibri, Reinterpreting. 8 D. Genequand, « Formation et devenir », p. 444. conclusion 473 mêmes connaître et transmettre. La cristallisation narrative intervint dans l’après Sāmarrāʾ, alors qu’il fallait tisser des liens nouveaux en direction du passé. Comme l’a noté P. J. Geary, « en cas de rupture des relations traditionnelles entre le présent et le passé, [. . .] ceux qui sont les plus touchés par cette rupture, pour se protéger contre ses effets, fabriquent une nouvelle interprétation de ce qui unit le présent au passé introduisant une nouvelle continuité »9. Cette construction du passé ne signifie pas que sa mise en récit est le fruit d’une falsification totale, comme certains chercheurs ont pu l’affirmer, mais plutôt que la maîtrise de l’histoire représentait un enjeu essentiel. La meilleure illustration de cette « nécessité de l’écriture »10 réside peut-être dans l’un des constats que nous avons effectué à plusieurs reprises, celui de sa rapidité. Des murs de Constantinople aux portes du Caucase, de Médine à Damas ou du Grand Zab au Nahr Abī Futrūs,̣ l’histoire s’écrit presque en temps réel. Cette promptitude à l’enregistrement traduit l’exploitation qu’Omeyyades et Abbassides firent du « potentiel de la culture écrite »11. Ces réécritures, qui donnaient des significations différentes à ces passés recomposés, générèrent une importante sédi- mentation historiographique. C’est de cette superposition des écritures que découle une histoire et une historiographie faites de paradoxes : un héros militaire qui est aussi une figure de l’échec, un calife « saint » mal accueilli par les Banū ʿAbd al-Malik qui se voyaient privés des fruits du pouvoir, un préten- dant au trône – voire un héritier désigné – transformé en rebelle et un sanguinaire changé en généreux. Ces contradictions apparentes ont un profond ancrage spatial, qui leur donne sens : la Syrie est terre de héros omeyyades et d’anti-héros abbassides. La période est en outre marquée par des tendances messianiques lourdes, illustrées notamment par une abondante production apocalyptique et par plusieurs figures sotériolo- giques qui ordonnent le temps et conditionnent les choix idéologiques et politiques. Cette concurrence des histoires et des mémoires vient donc se greffer à d’autres compétitions, comme celles pour la monu- mentalité ou la mobilité. À l’échelle de l’histoire islamique, le iie/viiie siècle se donne à lire comme un moment fondamental où se nouent des rapports de force – entre pouvoir politique et hommes du savoir scripturaire, entre califes

9 P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 26. 10 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade, p. 27. 11 R. McKitterick, History and Memory, p. 22. 474 conclusion et militaires – qui marqueront de leur empreinte la suite de l’histoire islamique. C’est là aussi que se forge une mémoire islamique, que se fabriquent des héros musulmans et où se dessine un paysage califal et cultuel, en même temps que la géographie du califat. Dans ces proces- sus engagés, la Syrie, terre du premier État islamique, joue un rôle cen- tral. Le deuxième siècle de l’hégire est en un sens profondément syrien, entre le Dôme du Rocher à Jérusalem et le monument commémoratif de Hiraqla, proclamant le triomphe du « ġāzī-calife ». Ce huitième siècle syrien ne se referme donc pas avec la Révolution abbasside, en 132/750, comme certaines sources tendent à le laisser croire ; son histoire s’écrit largement au fil de l’Euphrate. Il existe fon- damentalement un relais omeyyade, dont les Abbassides ne peuvent se départir pour affirmer lecontinuum du califat. Dans cette optique, les échecs omeyyades servent finalement plus que toute autre chose les futurs succès abbassides, et vouent l’histoire du Šām à être tiraillée entre mémoire et pouvoir. Le ie/viie siècle est celui de la mémoire pro- phétique, le deuxième siècle hégirien, celui de la mémoire du califat et de l’État islamique. C’est précisément parce que ce long viiie siècle syrien était si fondateur que son appropriation était indispensable. SOURCES

705 = J. P. N. Land, Anecdota Syriaca, vol. 2, E. J. Brill, Leiden, 1868, p. 11 (addenda au vol. I). 716 = F. Nau, « Un colloque du patriarche Jean avec l’émir des Agaréens et faits divers des années 712 à 716 », JA, 5, 1915, éd. p. 253-256, trad. p. 264-267. 724 = Chronicon miscellaneaum ad annum domini 724 pertinens, éd. E. W. Brooks, Chronica Minora, II, CSCO vol. 3, Scriptores Syri t. 3, Louvain, 1904, p. 77-155 ; trad. latine J.-B. Chabot, Chronica Minora, II, CSCO vol. 4, Scriptores Syri t. 4, Louvain, 1955, p. 61-119. 775 = Expositio quomodo se habeant generationes et familiae et anni ab Adamo usque hunc diem, éd. E. W. Brooks, Chronica Minora, III, CSCO vol. 5, Scriptores Syri t. 5, Louvain, 1905, p. 337-349 ; trad. latine E. W. Brooks, Chronica Minora, III, CSCO vol. 6, Scriptores Syri t. 6, Louvain, 1960, p. 265-275. 813 = Fragmenta chronici anonymi auctoris ad annum Domini 813 pertinentia, éd. E. W. Brooks, Chronica Minora, III, CSCO vol. 5, Scriptores Syri t. 5, Louvain, 1905, p. 243-260 ; trad. lat. E. W. Brooks, Chronica Minora, III, CSCO vol. 6, Scriptores Syri t. 6, Louvain, 1960, p. 185-196. 818 = A. Schoene (éd.), Eusebi chronicorum libri duo, vol. 1, Appendix IV, p. 64-101, Berlin, 1875. 819 = Chronicon anonymum ad annum Domini 819 pertinens, éd. A. Barsaum dans Chronicon ad annum Christi 1234 pertinens, I, CSCO vol. 81, Scriptores Syri vol. 36, Louvain, 1920, p. 3-22 ; trad. latine J.-B. Chabot, dans Chronicon ad annum Christi 1234 pertinens, I, CSCO 82, Scriptores Syri 37, Louvain, 1965 [1937], p. 1-16. 846 = Chronicon ad annum 846 pertinens, éd. E. W. Brooks, Chronica Minora, II, CSCO vol. 3, Scriptores Syri t. 3, Louvain, 1904, p. 157-238 ; éd. et trad. partielle anglaise E. W. Brooks, « A Syriac Chronicle of the Year 846 », ZDMG, 51, 1897, p. 569-588 ; trad. latine intégrale J.-B. Chabot, Chronica Minora, II, CSCO vol. 4, Scriptores Syri t. 4, Louvain, 1955, p. 121-180. 1234 = Chronicon ad annum Christi 1234 pertinens, éd. J.-B. Chabot, 2 vol., CSCO vol. 81 et 82, Scriptores Syri vol. 36 et 37, Louvain, 1920 et 1916 ; trad. latine du vol. I par J.-B. Chabot, CSCO vol. 109, Scriptores Syri t. 56, Louvain, 1965 ; française du vol. II par A. Abouna, CSCO 354, Scriptores Syri t. 154, Louvain, 1974. Abū Dāwūd, Sunan Abī Dāwūd, éd. M. M. ʿAbd al-Ḥ amīd, 4 vol., Dār al-Fikr, s.l./ s.d. Abū al-Fidāʾ, Taqwīm al-buldān, éd. J. T. Reinaud et W. M. de Slane, Géographie d’Aboulfeda, Paris 1840. Abū Nuʿaym al-Isfahānī,̣ Ḥ ilyat al-awliyāʾ wa-tabaqāṭ al-asfiyāʾ, 10 vol., Matbạ ʿat al-Saʿāda, Le Caire, 1935. Abū Yūsuf Yaʿqūb, Kitāb al-ḫarāj, al-Matbạ ʿa al-Salafiyya, Le Caire, 1346 ; trad. E. Fagnan, Le livre de l’impôt foncier, Paris, Geuthner, 1921. Abū Zurʿa al-Dimašqī, Taʾrīḫ, éd. Š. A. al-Qujānī, 2 vol., Majmaʿ al-luġa al-ʿarabiyya, Damas, 1980. Aġānī = voir al-Isfahānị̄ Agapius de Manbij, Kitāb al-ʿunwān, éd. et traduction française de A. Vasiliev, Patro- logia Orientalis, vol. VIII, Paris, 1911, p. 399-547. Aḫbār al-dawla al-ʿabbāsiyya, éd. A. A. al-Dūrī et A. J. al-Mutṭ alibī,̣ Beyrouth, 1971. Aḫbār ʿUbayd = voir Ibn Hišām, Kitāb al-tījān. Aḥmad b. Ḥ anbal, Al-Musnad, éd. A. M. Šākir, 15 vol., Dār al-maʿārif, Le Caire, 1365- 1375/1949-1956. 476 sources

Al-Azdī, Taʾrīḫ al-Mawsiḷ , éd. ʿAlī Ḥabība, Le Caire, 1967. Baḥšal, Taʾrīḫ Wāsit,̣ éd. K. ʿAwwād, Bagdad, 1967. Al-Bakrī, Muʿjam mā istaʿjam min asmāʾ al-bilād wa-al-mawāḍiʿ, éd. F. Wüstenfeld, Das geographische Wörterbuch, Göttingen, 1876-1877 ; éd. M. al-Saqa, Le Caire, 1951. Al-Balād̠urī, Kitāb futūḥ al-buldān, éd. M.J. de Goeje, Brill, Leiden, 1866, trad. Ph. Kh. Hitti et Fr. C. Murgotten, The Origins of the Islamic State, New York, 1968 [1916]. ——, Ansāb al-ašrāf, vol. III, éd. A. A. al-Dūrī, Franz Steiner Verlag, Wiesbaden, 1978 ; vol. IV A, éd. Schlössinger, Jérusalem, 1971 ; vol. IV B, éd. Schlössinger, Jérusalem, 1938-1940 ; vol. V, éd. S. D. Goitein, 1936 ; vol. VI B, éd. Kh. Athamina, The Max Schlössinger Memorial Series, The Hebrew University of Jerusalem, 1993 ; vol. XI, éd. W. Ahlwardt, Anonyme arabische Chronik, Greifswald, 1883. ——, Ansāb al-ašrāf, éd. M. al-Firdaws al-ʿAzm,̣ vol. VII, Dār al-Yaqazạ al-ʿArabiyya, Damas, 2000. Balʿamī = Tabarî, La chronique. Histoire des prophètes et des rois, vol. II : Moham- med, sceau des prophètes ; Les quatre premiers califes ; Les Omayyades ; L’âge d’or des Abbassides, traduit du persan par H. Zotenberg, Thesaurus, Actes Sud/Sindbad, Paris, 2001 [1867-1874]. Bar Hebraeus, Gregorii Barhebraei Chronicon Syriacum, éd. P. Bedjan, Paris-Leipzig, 1890 ; trad. E. W. Budge, The Chronography of Gregory Abû’l-Faraj (1225-1286), Apa-Philo Press, Amsterdam, 1976 [1932]. Butruṣ b. Rāhib, Taʾrīḥ̮, éd. L. Cheikho, CSCO vol. 45, Scriptores Arabici t. 1, Louvain, 1962 [1903] ; trad. latine L. Cheikho, CSCO vol. 46, Scriptores Arabici t. 2, Louvain, 1960 [1903]. Chronique Byzantino-Arabe de 741 = Chronique Byzantino-Arabe de 741, Corpus Scriptorum Muzarabicorum, I, éd. J. Gil, Madrid, 1973, p. 7-14 ; trad. R. G. Hoy- land, Seeing, p. 611-630. Chronique Hispanique de 754 = Chronique Hispanique de 754, Corpus Scriptorum Muzarabicorum, I, éd. J. Gil, Madrid, 1973, p. 16-54. Constantin Porphyrogénète, De administrando imperio, éd. G. Moravcsik et R. J. H. Jenkins, Dumbarton Oaks, 1967. ——, Le livre des cérémonies, éd. Reiske, Bonn, 1829. Al-Dīnawarī, Al-Aḥ̮bār al-tiwaḷ , éd. V. Guirgass, Brill, Leiden, 1910. Élie de Nisibe, Eliae Metropolitae Nisibeni, Opus Chronologicum, éd. vol. I par E. W. Brooks, CSCO vol. 62*, Scriptores Syri t. 21, vol. II par J.-B. Chabot, CSCO vol. 62**, Scriptores Syri t. 22, Louvain, 1910 et 1909 ; trad. latine vol. I par E. W. Brooks, CSCO vol. 63*, Scriptores Syri t. 23, vol. II par J.-B. Chabot, CSCO vol. 63**, Scriptores Syri t. 24, Louvain, 1910 et 1954 [1910] ; trad. fr. par L.-J. Dela- porte, Chronographie de Mar Élie bar Šinaya métropolitain de Nisibe, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Librairie H. Champion, Paris, 1910. Farazdaq, Dīwān, 2 vol., éd. Beyrouth, 1960. Al-Fasawī, Al-Maʿrifa wa-al-taʾrīḫ, vol. I, éd. A. Ḍ. Al-ʿUmarī, Muʾassasat al-risāla, Beyrouth, 1981. Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt ̣ al-ʿUsfūrī,̣ Ta’rīḫ, éd. A. Ḍ. al-ʿUmarī, 2 vol., Matbạ ʿa al-ādāb, Najaf, 1967. ——, Ṭabaqāt Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt,̣ éd. S. Zakkār, Damas, 1967. Al-Ḫ atīḅ al-Baġdādī, Taʾrīḫ Baġdād, 14 vol., Dār al-Saʿāda, Le Caire, 1931. Al-Ḫ awlānī, Taʾrīḫ Dārayyā wa-man nazala bihā min al-ṣaḥāba wa-al-tābiʿīn wa-tābiʿī al-tābiʿīn, éd. S. al-Afġānī, Matbạ ʿat al-taraqqī, Damas, 1950. History of the Patriarchs = « History of the Patriarchs of the Coptic Church of Alexan- dria », éd. et trad. B. Evetts, PO, 5, 1910, p. 3-215 et PO, 10, 1915, p. 359-547. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Sīra ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, éd. A. ʿUbayd, Le Caire, 1983. Ibn ʿAbd al-Rabbih, Al-ʿIqd al-farīd, éd. M. al-Tawnajī, 7 vol., Dār Sādir,̣ Beyrouth, 2001. sources 477

Ibn Abī al-Ḥ adīd, Šarḥ nahj al-balāġa, éd. A. al-Faḍl Ibrāhīm, Le Caire, 1378- 1383/1959-1964. Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr, Kitāb Baġdād, éd. et trad. H. Keller, Sechster Band des Kitâb Baġdâd von Ahmad Ibn Abî Tâhir Taifûr, 2 vol., Harrasowitz, Leipzig, 1908. Ibn al-ʿAdīm, Zubdat al-Ḥ alab min taʾrīḫ Ḥ alab, éd. S. al-Dahhān, 3 vols., I. F. D., Damas, 1951-68. ——, Buġyat al-talaḅ min taʾrīḫ Ḥ alab, éd. S. Zakkār, 11 vol., Damas, 1988. Ibn ʿAsākir, Taʾrīḫ madīnat Dimašq, éd. ʿUmar al-ʿAmrāwī, 80 vol, Dār al-Fikr, Bey- routh, 1995-1998 ; édition concurrente de l’Académie Arabe de Damas, depuis 1951 ; trad. du vol. II par N. Elisséeff,La description de Damas d’Ibn ʿAsākir, Damas, 1959. Ibn Aʿtam̠ al-Kūfī, Kitāb al-futūḥ, éd. de Dār al-Kutub al-ʿIlmiyya, 8 vol. (en 4 tomes), Beyrouth, 1967. Ibn al-Atīr,̠ Al-Kāmil fī al-taʾrīḫ, éd. C. J. Tornberg, 13 vols., Dār Sādiṛ et Dār Bayrūt, 1965-1967. Ibn al-Faqīh, Muḫtasaṛ kitāb al-buldān, éd. M. J. de Goeje, Brill, Leiden, 1885 ; trad. H. Masse, Abrégé du livre des pays, Damas, 1973. Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples = Ibn Khaldûn, Le livre des exemples, I : Autobiog- raphie, Muqaddima, Texte traduit, présenté et annoté par Abdesselam Cheddadi, Gallimard (Bibliothèque de La Pléiade), Paris, 2002. Ibn Ḥ awqal, Kitāb sūraṭ al-arḍ, éd. G. H. Kramers, Brill, Leiden, 1938-1939 ; trad. G. H. Kramers et G. Wiet, Configuration de la terre, 2 vol., Maisonneuve et Larose, Paris, 2001. Ibn Hišām, Kitāb al-tījān, Haydarabad, 1347/1928. Ibn Hišām, Sīra Rasūl Allāh, éd. F. Wüstenfeld, Das Leben Muhammed’s, 2 vol., Göttingen, 1858-1860 ; trad. A. Guillaume, The Life of Muhammad. A Translation of Ibn Isḥāq’s Sīrat Rasūl Allāh, Oxford U. P., Oxford, 1955. Ibn Ḫ urradād̠bih, Kitāb al-masālik wa-al-mamālik, éd. et trad. partielle M. J. De Goeje, Le livre des routes et des royaumes, Brill, Leyde, 1967 [1889]. Ibn al-Jawzī, Al-Ḥ att̠ ̠ ʿalā ḥifz ̣ al-ʿilm wa-d̠ikr kibār al-ḥuffāz,̣ Beyrouth, 1985. ——, Sīra (ou manāqib) ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, éd. M. ibn al-Ḫ atīb,̣ Maktabat al-Manār, Le Caire, 1331/1912-1913. ——, Manāqib amīr al-muʾminīn ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āḅ , éd. Z. I. Qārūt, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, Beyrouth, 1980. Ibn Katīr,̠ Al-Bidāya wa al-nihāya fī al-taʾrīḫ, 14 vol., éd. A. ʿAbd al-Wahhāb Fātiḥ, Dār al-ḥadīt,̠ Le Caire, 1994. Ibn Manzūr,̣ Muḫtasaṛ taʾrīḫ Dimašq li-ibn ʿAsākir, éd. ʿAbd al-Ḥ amīd Murād, 29 vol., Dār al-fikr, Damas, 1984. ——, Lisān al-ʿarab, 18 vol., Dār Sādir,̣ Beyrouth, 2000. Ibn al-Munādī, Kitāb al-malāḥim, Dār al-Sīra, Qum, 1418/1997. Ibn al-Muqaffaʿ, Risāla fī al-saḥ ̣āba, éd. et trad. Ch. Pellat, Ibn al-Muqaffaʿ (mort vers 140/757) « conseilleur » du calife, Publications du département d’islamologie de l’université de Paris-Sorbonne, Maisonneuve et Larose, Paris, 1976. Ibn al-Nadīm, Al-Fihrist, éd. G. Flügel, Leipzig, 1871-1872. Ibn Qutayba, ʿUyūn al-aḫbār, éd. M. ʿA. al-Dīnawarī, Maktaba dār al-kitāb al-misrī,̣ Le Caire, 1968. ——, Kitāb al-maʿārif, éd. T̠. ʿUkāša, Matbạ ʿa dār al-kutub, Le Caire, 1960. Ibn Rustah, Kitāb al-aʿlāk al-nafīsa, éd. M. J. de Goeje, Brill, Leiden, 1892, réédition 1967 ; trad. G. Wiet, Les atours précieux, Le Caire, 1947. Ibn Saʿd, Kitāb al-tabaqāṭ al-kabīr, éd. E. Sachau, Leyde, 9 vol., 1904-1940 ; éd. I. ʿAbbās, 9 vol., Dār Sādir,̣ Beyrouth, 1998 [1957]. Ibn Šaddād, Al-Aʿlāq al-ḫatīrạ fī d̠ikr umarāʾ al-Šām wa-al-Jazīra, éd. partielle S. Dahhān, Damas, 1962 ; éd. partielle D. Sourdel, Description d’Alep, Beyrouth, 1953 ; éd. partielle S. Dahhān Description de Damas, Damas, 1956 ; éd. partielle 478 sources

S. Dahhān, Liban, Jordanie, Palestine, Damas, 1963 ; éd. partielle A. M. Eddé, BEO, XXXII-XXXIII, 1980-1981, trad. A. M. Eddé, Description de la Syrie du Nord, Damas, 1984. Iršād = voir Yāqūt Al-Isfahānī,̣ Kitāb al-Aġānī, éd. Būlāq, Al-matbạ ʿa al-amīrīya, 20 vols., 1868 ; 16 vol., Dār al-kutub al-misriyya,̣ Le Caire, 1927-1961. Al-Isṭ aḥ ̮rī, Kitāb al-masālik wa-al-mamālik, éd. M. J. De Goeje, Brill, Leiden, 1927. Al-Jāḥiz,̣ Kitāb al-ḥayawān, éd. ʿA. M. Hārūn, 7 vol., Le Caire, 1948. ——, Kitāb Faḍl Hāšim ʿalā ʿAbd Šams, dans Rasāʾil al-Jāhiz,̣ éd. Ḥ . Al-Sandūbī, Le Caire, 1352/1933. Al-Jahšiyārī, Kitāb al-wuzarāʾ wa-al-kuttāb, éd. M. al-Safạ et al., Le Caire, 1938. Jean Bar Penkāyē = S. P. Brock, « North Mesopotamia in the Late Seventh Century. Book XV of John Bar Penkāyē’s Rīš Mellē », JSAI, 9, 1987, p. 51-75. Kitāb al-ʿuyūn = Fragmenta Historicorum Arabicorum, éd. M. J. De Goeje, 2 vol., Brill, Leiden, 1869. Kutayyir̠ ʿAzza, Dīwān, éd. H. Pérès, Kot̠ayyir ʿAzza, Dîwân, accompagné d’un com- mentaire arabe, Alger, 1928-30. Łewond, Histoire des guerres et des conquêtes des Arabes en Arménie par l’éminent Ghévond, Vardabed arménien, trad. G. V. Chahnazarian, Paris, 1856. Machiavel, Le Prince, LGF – Livre de Poche, Paris, 2000. Mālik b. Anas, Kitāb al-Muwatṭ ạ ʾ, recension de Yaḥyā b. Yaḥyā al-Laytī,̠ éd. A. R. ʿArmūš, Beyrouth, 1971. Al-Maqdisī, Kitāb al-badʾ wa-al-taʾrīḫ, éd. Cl. Huart, 6 vol., Paris, 1899-1919. Al-Maqrīzī, Kitāb al-nizāʿ wal-al-taḫāsuṃ fīmā bayna Banī Umayya wa-Banī Hāšim, éd. G. Vos, Die Kämpfe und Streitigkeiten zwischen den Banū Umajja und den Banū Hāšim, Leiden, 1888 ; trad. C. E. Bosworth, Al-Maqrīzī’s “Book of Contention and Strife Concerning the Relations Between the Banū Umayya and the Banū Hāshim”, Journal of Semitic Studies Monographs, University of Manchester, 1980. ——, Kitāb fī d̠ikr mā warada fī Banī Umayya wa-Banī al-ʿAbbās, MS 342b, Codex Vindobonensis Palatinus, Alter Fond, Österreichische Nationalbibliothek, Vienne. Al-Masʿūdī, Murūj al-d̠ahab wa-maʿādin al-jawhar, éd. Ch. Pellat, 7 vol., al-Jāmiʿa al-lubnāniyya, Beyrouth, 1965-1979 ; trad. Ch. Pellat, Les prairies d’or, 5 vol., Société Asiatique, Paris 1965-1989. ——, Kitāb al-tanbīh wa-al-išrāf, éd. M. J. De Goeje, Brill, Leiden, 1894 ; trad. B. Carra De Vaux, Le livre de l’avertissement et de la révision, Imprimerie nationale, Paris, 1896. Al-Māwardī, Al-Aḥkām al-sultāniyyạ , éd. Dār al-kitāb al-ʿarabī, Beyrouth, 1990. Michel le Syrien, Chronique de Michel, patriarche jacobite d’Antioche 1166-1199, éd. et trad. J.-B. Chabot, Paris, 1899-1905. Muʿaffa b. Zakariyya al-Jarīrī,Jalīs al-sāliḥ ̣ al-kāfī wa-al-anīs al-nāsiḥ ̣ al-šāfī, éd. M. M. al-Ḫ ūlī, 2 vol., ʿAlām al-kutub, Beyrouth, 1981-1983. Al-Muqaddasī, Aḥsan at-taqāsīm fī maʿrifat al-aqālīm, éd. M. J. de Goeje, Brill, Leiden, 1906 ; trad. A. Miquel, La meilleure répartition pour la connaissance des provinces, Damas, 1963. Muslim, Ṣaḥīḥ, éd. M. M. ʿAbd al-Latīf,̣ 18 vol., Dār al-fikr, Le Caire 1401/1981. Nicéphore, Short History = Mango C., Nikephoros Patriarch of Constantinople. Short History, Dumbarton Oaks, Washington, 1990. Nuʿaym b. Ḥammād, Kitāb al-fitan, éd. S. Zakkār, Dār al-fikr, Beyrouth, 2003. Qudāma b. Jaʿfar, Kitāb al-ḫarāj wa-sinạ ʿāt al-kitāba, éd. et trad. (partielle) M. J. De Goeje, Brill, Leiden, 1967 [1889]. Al-Qušayrī, Taʾrīḫ al-Raqqa, Damas, 1998. Al-Rabaʿī, Kitāb faḍāʾil al-Šām wa-Dimašq, éd. S.̣ D. al-Munajjid, Matbạ ʿat al-Tarraqī, Damas, 1950. Al-Sadusī, Kitāb had̠f min nasab Qurayš, éd. S. D. al-Munajjid, Le Caire, 1960. sources 479

Al-Safadī,̣ Kitāb umarāʾ Dimašq fī al-islām, éd. S.̣ Al-Munajjid, Dār al-kitāb al-jadīd, Beyrouth, 1983. Saʿīd b. Bitrīq̣ = Eutychii Patriarchae Alexandrini, Annales, éd. L. Cheikho, B. Carra de Vaux et H. Zayyat, CSCO vol. 50 et 51, Scriptores Arabici 6 et 7, Otto Harrassowitz, Beyrouth et Paris, 1909. Sayf b. ʿUmar al-Tamīmī, Kitāb al-Ridda wa’l-futūḥ and Kitāb al-Jamal wa masīr ʿĀʾisha wa ʿAlī, A facsimile edition of the fragments preserved in the University Library of Imām Muḥammad Ibn Saʿūd Islamic University in Riyadh, Saʿudi Arabia, éd. Q. al-Samarrai, 2 vol., Smitskamp Oriental Antiquarium, Leiden, 1995. Stepʿanos Asołik, Histoire universelle, trad. E. Dulaurier, Étienne Açoghic de Daron, Histoire universelle, Paris, 1883. Al-Suyūtī,̣ Itḥāf al-aḫisṣ ạ̄ bi-faḍāʾil al-masjid al-Aqsạ̄ , éd. A. R. Aḥmad, Le Caire, 2 vol., 1984. ——, Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, éd. I. Sāliḥ ̣, Dār Sādiṛ – Dār al-Bašāʾir, Beyrouth et Damas, 1997. ——, Kašf al salṣ alạ ʿan wasf al-zalzala, éd. A. Saʿdānī, Fès, 1971 ; trad. fr. S. Al-Najjar, Cahiers du Centre Universitaire de la Recherche Scientifique, Rabat, 1974. Al-Ṭabarānī, Al-Muʿjam al-kabīr [ʿalā asmāʾ al-saḥ ̣āba], 10 vols., Beyrouth, 1983. Al-Ṭabarī, Taʾrīḫ al-rusul wa-al-mulūk, éd. M. J. de Goeje, 15 vols., Brill, Leiden, 1879- 1901 ; trad., The History of al-Ṭabarī, 39 vol., Bibliotheca Persica, State University of New York Press, Albany, 1985-2002. Taʾrīḫ al-ḫulafāʾ, éd. P. A. Gryaznevich, Moscou, 1967. The Continuatio =Levy-Rubin M., The “Continuatio” of the Samaritan chronicle of Abū l-Fatḥ al-Sāmirī al-Danafī, The Darwin Press, Princeton, 2002. Théodoret de Cyr,Histoire des moines de Syrie, « Histoire Philothée » I-XIII, Intro- duction, texte critique, traduction, notes, par P. Canivet et A. Leroy-Molinghen, 2 vol., Paris, 1977. Théophane, Chronographie = Theophanis chronographia, éd. C. de Boor, B. G. Teub- ner, Leipzig, 1883 ; trad. C. Mango et R. Scott, The Chronicle of Theophanes Confes- sor, Oxford U. P., Oxford, 1997. TMD = voir Ibn ʿAsākir. ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (attribué à), Musnad, éd. M. ʿAwwāma, Alep, 1397 A. H. Al-Wāqidī, Kitāb al-maġāzī, éd. Marsden Jones, 3 vol. Oxford U. P., Londres, 1966. Yaḥyā ibn Saʿīd d’Antioche, Histoire de Yaḥyā ibn Saʿīd d’Antioche, éd. I. Kratchkovsky et A. Vasiliev, PO, XVIII, p. 701-833, XXIII, p. 349-520, Paris, 1924 et 1932 ; éd. et trad. Fr. Micheau et G. Troupeau, Histoire de Yaḥyā ibn Saʿīd d’Antioche, PO, XLVII, 1997, p. 373-539. Al-Yaʿqūbī, Taʾrīḫ, 2 vol., Dār Sādir,̣ Beyrouth, 1960. ——, Kitāb al-buldān, éd. M.J. de Goeje, Leyde, 1892, réédition 1967 ; trad. G. Wiet, Le livre des pays, Le Caire, 1937. ——, Mušākalat al-nās li-zamānihim, éd. W. G. Millward, Beyrouth, 1972 ; trad. W. G. Millward, « The adaptation of men to their times. An historical essay by al-Yaʿqūbī », JAOS, 84, 1964, p. 329-344. Yāqūt, Muʿjam al-buldān, éd. Dār Bayrūt, 5 vol., Beyrouth, 1988. ——, Iršād al-arīb ilā maʿrifa al-adīb [Muʿjam al-udabāʾ], éd. D. S. Margoliouth, 7 vol., Leiden, 1907-1927 ; éd. A. F. Rifāʿī, 20 vol. Dār al-Maʾmūn, Le Caire, 1936-1938. Al-Zuhrī, Kitāb al-juġrāfiyā, éd. M. Sadock, BEO, 2, 1968. Zuqnīn = Chronicon Pseudo-Dionysianum vulgo dictum, éd. J.-B. Chabot, 2 vol., CSCO vol. 91 et 104, Scriptores Syri vol. 43 et 53, Louvain, 1927 et 1933 [réimpr. 1965] ; trad. latine du premier volume par J.-B. Chabot, CSCO vol. 121, Scriptores Syri vol. 66, Louvain, 1949 ; traduction française du second par R. Hespel, CSCO vol. 507, Scriptores Syri vol. 213, Louvain, 1989 ; trad. anglaise A. Harrak, The Chronicle of Zuqnīn, Part III and IV, A.D. 488-775, Pontifical Institute of Medieval Studies, Toronto, 1999 ; trad. anglaise partielle A. Palmer, The Seventh Century, p. 53-70.

BIBLIOGRAPHIE

ʿAbbās I., Taʾrīḫ Bilād al-Šām fī al-ʿasṛ al-ʿAbbāsī, 132-255 H / 750-870 M, Lajnat taʾrīḫ Bilad al-Šām, Amman, 1993. ——, Šiʿr al-ḫawārij, Dār al-T̠aqāfa, Beyrouth, 1963. ——, ʿAbd al-Ḥ amīd b. Yaḥyā al-Kātib wa-mā tabaqqā min rasāʾilihi wa-rasāʾil Sālim Abī al-ʿAlāʾ, Dār al-Šarq, Amman, 1988. ——, « Kuthayyir b. ʿAbd al-Raḥmān », E. I.2 [s. v.] Abbott N., « Arabic papyri of the reign of Jaʿfar al-Mutawakkil (AH 232-247/AD 847- 861) », ZDMG, 92, 1938, p. 88-135. ——, The Qurrah Papyri from Aphrodito in the Oriental Institute, Chicago U. P., Chi- cago, 1938. ——, Two Queens of Baghdad. Mother and Wife of Hārūn al-Rashīd, The Univeristy of Chicago Press, Chicago, 1946. ——, « The Kasr Kharāna inscription of 92 H. (710 A.D.), a new reading », Ars Islam- ica, XI-XII, 1946, p. 190-195. ——, Studies in Arabic Literary Papyri. I : Historical Texts, Oriental Institute Publica- tions, University of Chicago Press, Chicago, 1957. ——, Studies in Arabic Literary Papyri. II : Qurʾānic commentary and tradition, Orien- tal Insitute Publications, University of Chicago Press, Chicago, 1967. Abd al-Haqq S., Salibi N., « Rapport Préliminaire sur les Campagnes de Fouilles à Raqqa », AAAS, 1, 1951, p. 111-121. Abel A., « Changements politiques et littérature eschatologique dans le monde musul- man médiéval », SI, 2, 1954, p. 23-43. Abiad M., « Origine et développement des dictionnaires biographiques arabes », BEO, XXXI, 1979, p. 7-15. ——, Culture et éducation arabo-islamiques au Šām pendant les trois premiers siècles de l’islam d’après le « Tārīḫ Madīnat Dimašq » d’Ibn ʿAsākir (499/1105-571/1176), P. I. F. D., Damas, 1981. Abramowski R., Dionysius von Tellmahre, jakobitischer Patriarch von 818-845. Zur Geschichte der Kirche unter dem Islam, F. A. Brockhaus, Leipzig, 1940. Afsaruddin A., Excellence and Precedence : Medieval Islamic Discourse on Legitimate Leadership, Brill, Leiden, 2002. Agha S. S. et Khalidi T., « Poetry and Identity in the Umayyad Age », Al-Abhath, 50-51, 2002-2003, p. 55-120. Agha S. S., « The Arab Population in ̮ urāsānH During the Umayyad Period. Some Demographic Computations », Arabica, 46, 1999, p. 211-229. ——, « Abū Muslim’s Conquest of Khurasan : Preliminaries and Strategy in a Con- fusing Passage of the Akhbār al-Dawlah al-ʿAbbāsiyyah », JAOS, 120/3, 2000, p. 333-347. ——, The Revolution which Toppled the Umayyads : Neither Arab norʿ Abbāsid, Brill, Leiden, 2003. Aigle D. (éd.), Figures mythiques de l’Orient musulman. Thème sous la responsabilité de Denise Aigle, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 89-90, 2000. ——, « Bar Hebraeus et son public, à travers ses chroniques en arabe et en syriaque », Le Muséon, 118/1-2, 2005, p. 83-106. ——, « Les inscriptions de Baybars dans le Bilād al-Šām. Une expression de la légiti- mité du pouvoir », SI, 98. 482 bibliographie

——, (éd.), Barhebraeus et la renaissance syriaque (Actes du colloque, Paris, décembre 2007), Paroles de l’Orient, 33, 2008. ——, « L’histoire sous forme graphique en arabe, persan et turc ottoman : origines et fonctions », BEO, LVIII, 2008-2009, p. 11-49. Albert J.-P., « Du martyr à la star. Les métamorphoses des héros nationaux », dans P. Centlivres, D. Fabre, F. Zonabend, La Fabrique des héros, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1998, p. 11-32. Alexander P. J., « Medieval Apocalypses as Historical Sources », American Historical Review, 73/4, 1968, p. 997-1018 ; réimpr. dans Religious and Political Thought in the Byzantine Empire, Variorum, Londres, 1987. ——, « The Medieval Legend of the Last Roman Emperor and its Messianic Origin », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 41, 1978, p. 1-15. Ali S. M., Ardor for Memory: Mythicizing the Patricide of al-Mutawakkil in Court Poetry, Ph. D. diss., Indiana University, 2002. Almagro A. et Olavarri E., « A new Umayyad Palace at the Citadel of Amman », SHAJ, I, 1982, p. 305-321. Almagro A., Jimenez P. et Navarro J., « El Palacio Omeya de ʿAmman III », Grenade, 2000. Almagro A., « Origins and Repercussions of the Architecture of the Umayyad Palace in Amman », SHAJ, III, 1987, p. 181-192. ——, « Building Patterns in Umayyad Architecture in Jordan », SHAJ, IV, 1992, p. 351-356. ——, El Palacio Omeya de Amman I, La Arquitectura, Madrid, 1983. Almagro M., Caballero L., Zozaya J. et Almagro A., Qusayr ‘Amra. Residencia y baños omeyas en el desierto de Jordania, 2e édition, El Legado Andalusí, Grenade, 2002 [1975]. Althoff G., Fried J., Geary P. J. (éd.), Medieval Concepts of the Past. Ritual, Memory, Historiography, Publications of the German Historical Institute, Cambridge U. P., Cambridge, 2002. Amélineau E., « Les derniers jours et la mort du khalife Merouân II, d’après l’histoire des Patriarches d’Alexandrie », JA, 4, 1914, p. 421-449. Amiran D. H. K., « Location Index for Earthquakes in Israel since 100 B.C.E. », Israel Exploration Journal, 46/1-2, 1996, p. 120-130. Amitai-Preiss N., « Umayyad Coin Hoards from the Beth Shean Excavations of the Hebrew University », Israel Numismatic Journal, 14, 2000-2002, p. 224-238. Amitai-Preiss N., Berman A., Qedar S., « The Coinage of Scythopolis-Baysān and -Jerash », Israel Numismatic Journal, 13, 1994-1999, p. 133-151. Arazi A., « Al-Šiʿru ʿilmu al-ʿarabi wa-dīwānuhā (La poésie est la science des anciens Arabes et leurs archives). Étude de poétique classique », dans R. G. Khoury (éd.), Urkunden und Urkundenformulare im Klassischen Altertum und in den orientali- schen Kulturen, Heidelberg, 1999, p. 203-220. ——, « Périodisation, oralité et authenticité de la poésie arabe préislamique », JSAI, 29, 2004, p. 377-412. Arce I., « Qasr al-Hallabât (Jordan) Revisited : Reassessment of the Material Evidence », dans H. Kennedy (éd.), Muslim Military Architecture in Greater Syria. From the Coming of Islam to the Ottoman Period, Brill, Leiden, 2006, p. 26-44. Arjomand S. A., « ʿAbd Allah Ibn al-Muqaffaʿ and the ʿAbbasid Revolution », Iranian Studies, 27, 1994, p. 9-36. Al-Asʿad K. et Stepniowski, F. M., « The Umayyad Sūq in Palmyra ».Damaszener Mit- teilungen, 4, 1989, p. 205-223. Assier-Andrieu L., « Penser le temps culturel du droit. Le destin anthropologique du concept de coutume », L’Homme, 160, 2001, p. 67-90. Assmann J., Stein und Zeit, Mensch und Gesellschaft im alten Ägypten, Munich, 1991. bibliographie 483

——, Ägypten. Eine Sinngeschichte, Munich et Vienne, 1996. ——, Moïse l’égyptien, Flammarion, Paris, 2001. ——, « Introduction: What is ‘Cultural Memory’? », dans J. Assmann, Religion and Cultural Memory, Standford U. P., Standford, 2006, p. 1-30. ——, La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisa- tions antiques, Aubier, Paris, 2010. Athamina K., « The sources of al-Balādhurī’sAnsāb al-Ashrāf », JSAI, 5, 1984, p. 237-262. Auchterlonie P., Arabic Biographical Dictionaries : a Summary Guide and Bibliogra- phy, Durham, 1987. Al-Azmeh A., « Histoire et narration dans l’historiographie arabe », Annales E. S. C., 1986, 2, p. 411-431. ——, « Chronophagous Discourse : A Study of Clerico-Legal Appropriation of the World in an Islamic Tradition », dans F. E. Reynolds et D. Tracy (éd.), Religion and Practical Reason. New Essays in the Comparative Philosophy of Religions, State University of New York Press, Albany, 1994, p. 163-211. ——, Muslim Kingship. Power and the Sacred in Muslim Christian and Pagan Polities, Tauris, Londres et New York, 2001. Bacharach J. L., « Laqab for a Future Caliph : The Case of the Abbasid al-Mahdī », JAOS, 113/2, 1993, p. 271-274. ——, « Marwanid Umayyad Building Activities : Speculations on Patronage », Muqar- nas, 13, 1996, p. 27-44. ——, « Al-Mansur and Umayyad Dirhams », Yarmouk Numismatics, 4, 1992, p. 7-17. Bacqué-Grammont J.-L., De Polignac F., Bohas G., « Monstres et murailles, Alexandre et bicornu, mythes et bon sens », dans D. Aigle (éd.), Figures mythiques de l’Orient musulman. Thème sous la responsabilité de Denise Aigle, Revue des mondes musul- mans et de la Méditerranée, 89-90, 2000, p. 109-127. Al-Bakhit M. A., ʿAbbās I., Proceedings of the Second Symposium on the History of Bilad al-Sham During the Early Islamic Period up to 40 A.H./640 A.D. The Fourth International Conference on the History of Bilad al-Sham, 2 vols., University of Jor- dan Press, Amman, 1987. Al-Bakhit M. A., Schick R., Bilād al-Shām during the Umayyad period, The fourth international conference on the history of Bilad al-Sham, Amman, 1989. ——, Bilād al-Shām during the Abbasid period (132 AH/750 AD-451 AH/1059 AD): Proceedings of the Fifth International Conference on the History of Bilād al-Shām, Lajnat Taʾrīḫ Bilād al-Šām, Amman, 1992. Balty-Guesdon M.-G., « Le Bayt al-Ḥ ikma de Baghdad », Arabica, 39/2, 1992, p. 131-150. Baramki D. C., « Excavations at Khirbet el Mefjer. III », The Quarterly of the Depart- ment of Antiquities in Palestine, III, 1939, p. 51-53. Barthold W. W., « The Caliphʿ Umar II and the Contradictory Information about his Personality », IQ, 15, 1971. Bartl K., « Tell Sheikh Hasan. A Settlement of the Roman-Parthian to the Islamic Period in the Balikh Valley/Northern Syria », Archéologie Islamique, 4, 1994, p. 5-17. ——, « Balīḫ Valley Survey. Settlements of the Late Roman/Early Byzantine and Islamic Period », dans K. Bartl et S. R. Hauser (éd.), Continuity and Change in Northern Mesopotamia from the Hellenistic to the Early Islamic Period, Berliner Beiträge zum Vorderen Orient 17, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1996, p. 333-348. ——, « Einige frühislamische Glasfunde aus Madīnat al-Fār (Nordsyrien) », Archéolo- gie Islamique, 7, 1997, p. 7-26. Bartl K. et Hauser S. R. (éd.), Continuity and Change in Northern Mesopotamia from the Hellenistic to the Early Islamic Period, Berliner Beiträge zum Vorderen Orient 17, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1996. Bartl K. et Moaz A. R. (éd.), Residences, Castles, Settlements. Transformation Processes from Late Antiquity to Early Islam in Bilad al-Sham. Proceedings of the International 484 bibliographie

Conference held at Damascus, 5-9 November 2006, Verlag Marie Leidorf GmbH, Rahden/Westf., 2009. Bashear S., « Apocalyptic and Other Materials on Early Muslim-Byzantine Wars : A Review of Arabic Sources », JRAS, 1/2, 1991, p. 173-207. ——, « Muslim Apocalypses and the Hour : a Case-Study in Traditional Reinterpreta- tion », IOS, 13, 1993, p. 75-99. ——, « The Title “Fārūq” and its association withʿ Umar I », SI, 72, 1990, p. 47-70. Bates M., « History, Geography and Numismatics in the First Century of Islamic Coin- age », Revue Suisse de Numismatique, 65, 1986, p. 231-261. ——, « The Dirham Mint of the Northern Provinces of the Umayyad Caliphate », American Numismatic Journal, 15, 1989, p. 89-111. ——, « Byzantine Coinage and its Imitations, Arab Coinage and its Imitations : Arab- Byzantine coinage », Aram, 6, 1994, p. 381-403. ——, « Khurāsānī Revolutionaries and al-Mahdī’s Title », dans F. Daftary et J. W. Meri (éd.), Culture and Memory in Medieval Islam. Essays in Honour of Wilferd Mad- elung, Tauris, Londres, 2003, p. 279-317. ——, « The Arab-Byzantine Coinage of Syria : An Innovation byʿ Abd al-Malik », dans A Colloquium in Memory of George Carpenter Miles, American Numismatic Society, New York, 1976, p. 16-27. Becker C. H., « Studien zur Omajjadengeschichte. ʿUmar II », Zeitschrift für Assyriolo- gie, 15, 1900. ——, « Eine Neue christliche Quelle zur Geschichte des Islam », Der Islam, 3, 1912, p. 295-296. ——, « Das Reich der Ismaeliten im koptischen Danielbuch », Nachrichten der Königli- chen Gesellschaft der Wissenschaft zu Göttingen, Philologisch-historische Klasse, 1916, p. 7-57. Beeston A. F. L. (éd.), Arabic Literature to the End of the Umayyad Period, Cambridge U. P., Cambridge, 1983. Beeston A. F. L., Conrad L. I., « On Some Umayyad Poetry in the History of al-Ṭabarī », JRAS, 3/3/2, 1993, p. 191-206. Bellamy J. A., « Pro-Umayyad Propaganda in Ninth-Century Baghdad in the Works of Ibn Abī ’l-Dunyā », dans G. Makdisi, D. Sourdel et J. Sourdel-Thomine (éd.), Prédication et propagande au Moyen Age. Islam, Byzance, Occident, P.U.F., Paris, 1983, p. 71-86. Ben Dov M., The Omayyad Structures near the Temple Mount, Jérusalem, 1971. ——, In the shadow of the Temple, Jérusalem, 1982. M. Benkheira, « L’analyse du ḥadīt̠ en question. À propos de A.-L. de Prémare et G.H.A. Juynboll », Arabica, 52/2, 2005, p. 294-306. Benoist J. et Merlini F. (éd.), Une histoire de l’avenir : messianité et révolution, Vrin, Paris, 2004. ——, « Révolution et messianité : l’Histoire et les figures de l’au-delà », dans J. Benoist et F. Merlini (éd.), Une histoire de l’avenir : messianité et révolution, Vrin, Paris, 2004, p. 7-12. Berchem M. van, « Inscriptions arabes de Syrie », Mémoires présentées à l’institut d’Égypte, III, 1897. ——, Corpus inscriptorum arabicarum, 2e partie : Syrie du Nord et Syrie du Sud, Le Caire, 1920-1949. ——, Matériaux pour un corpus inscriptionum arabicarum, II, Syrie du Sud, Le Caire, 1922. ——, « Aux pays de Moab et d’Edom », Journal des savants, nouvelle série – 7e année, 1909, p. 363-372. Berchet J.-Cl., Le voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant au xixe siècle, Robert Laffont, Paris, 1985. Berg H., « The Implications of, and Opposition to, the Methods and Theories of John Wansbrough », Method and Theory in the Study of Religion, 9/1, 1997, p. 3-22. bibliographie 485

——, (éd.), Method and Theory in the Study of Islamic Origins, Brill, Leiden, 2003. Berger K., Die griechische Daniel-Diegese. Eine altkirchliche Apokalypse, Leiden, 1976. Bernhardt J. W., Itinerant Kingship & Royal Monasteries in Early Medieval Germany (c. 936-1075), Cambridge U. P., Cambridge, 2002 [1993]. Berthier S. (dir.), Peuplement rural et aménagements agricoles dans la moyenne vallée de l’Euphrate, fin viie-xixe siècle, PIFD, Damas, 2001. Bianquis Th., « Deux révoltes bédouines en Syrie méridionale au Moyen-Age », The Third International Conference on Bilād al-Šām : Palestine, 19-24 April 1980. Vol. III : History of Palestine, Lajnat taʾrīḫ Bilād al-Šām, Amman, 1984, p. 11-15. ——, Damas et la Syrie sous la domination Fatimide (969-1076), 2 vol., Damas, 1986-1989. ——, « Damas », dans J.-C. Garcin (éd.), Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval, École Française de Rome, Rome, 2000, p. 37-55. Biddle D. W., The Development of the Bureaucracy of the Islamic Empire During the Late Umayyad and Early Abbasid Period, Ph. D. diss., Université du Texas, 1972. Bijovsky G., « A Hoard of Byzantine Solidi from Bet She’an in the Umayyad Period », Revue Numismatique, 2002, p. 161-227. Bisheh Gh., « Excavations at Qasr al-Hallabat 1979 », ADAJ, 24, 1980, p. 69-78. ——, « Qasṛ al-Hallabat : an Umayyad Desert Retreat or Farm-Land », SHAJ, II, 1985, p. 263-265. ——, « Qasṛ al-Mshatta in the Light of a Recently Found Inscription », SHAJ, III, 1987, p. 193-197. ——, « Hammam al-Sarah in the Light of Recent Excavations », DM, 4, 1989, p. 225-30. ——, « Qasr Mshash and Qasr ʿAyn al-Sil: Two Umayyad Sites in Jordan », dans A. Bakhit et R. Schick (éd.), The Fourth International Conference on the History of Bilad al-Sham during the Umayyad period, Amman, 1989, p. 81-103. ——, « From Castellum to Palatium : Umayyad Mosaic Pavements from Qasṛ al- Hallabat in Jordan », Muqarnas, 10, 1993, p. 49-56. Blair S., « What is the Date of the Dome of the Rock ? », dans J. Raby et J. Johns (éd.), Bayt al-Maqdis : ʿAbd al-Malik’s Jerusalem, I, Oxford, 1992, p. 59-87. Blankinship Kh. Y., « The Tribal Factor in theʿ Abbāsid Revolution : the Betrayal of the Imam Ibrāhīm b. Muḥammad », JAOS, 108/4, 1988, p. 589-603. ——, The End of the Jihād State. The reign of Hishām Ibnʿ Abd al-Malik and the Col- lapse of the Umayyads, State University of New York Press, Albany, 1994. Blau J., « The Importance of Middle Arabic Dialects for the History of Arabic »,Scripta Hierosolymitana, 9, 1961, p. 206-228. ——, A Grammar of Christian Arabic Based Mainly on South-Palestinian Texts from the First Millennium, 2 vol., Louvain, 1966. Bligh-Abramski I. I., From Damascus to Baghdad : the ʿAbbasid Administrative System as a Product of the Umayyad Heritage (41/661-320/932), Ph. D. diss., Princeton, 1982. ——, « Evolution Versus Revolution : Umayyad Elements in the ʿAbbāsid Regime 133/750-320/932 », Der Islam, 65, 1988, p. 226-243. Bone H. J., The Administration of Umayyad Syria: The Evidence of the Copper Coins, Ph. D. diss., Université de Princeton, 2000. Bonner M., Aristocratic Violence and Holy War. Studies in the Jihad and the Arab- Byzantine Frontier, American Oriental Society, New Heaven, 1996. ——, « Al-Khalīfa al-Marḍī : the Accession of Hārūn al-Rašīd », JAOS, 108/1, 1988, p. 79-91. ——, « The Mint of Hārūnābād and al-Hārūniyya, 168-171 H. »,American Journal of Numismatics, Second Series, 1, 1989, p. 171-193. ——, « Jaʿāʾil and Holy War in Early Islam », Der Islam, 68/1, 1991, p. 45-64. ——, « Some Observations Concerning the Early Development of Jihad on the Arab- Byzantine Frontier », SI, LXXV, 1992, p. 5-31. ——, « The Naming of the Frontier :ʿ Awāsim,̣ Thughūr and the Arab Geographers », BSOAS, LVII/1, 1994, p. 17-24. 486 bibliographie

——, Le jihad. Origines, interprétations, combats, Téraèdre, Paris, 2004. Bonte P., Conte E., Hamès C., Ould Cheikh A. W., Al-Ansâb, la quête des origines. Anthropologie historique de la société tribale arabe, Éditions de la maison des scien- ces de l’Homme, Paris, 1991. Borgolte M., « Memoria. Bilan intermédiaire d’un projet de recherche sur le Moyen Age », dans J.-C. Schmitt, O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 53-69. Borrut A., « L’espace maritime syrien au cours des premiers siècles de l’Islam (viie-xe siècle) : le cas de la région entre Acre et Tripoli », Tempora. Annales d’histoire et d’archéologie de l’Université Saint-Joseph, 10-11, 1999-2000, p. 1-33. ——, « Architecture des espaces portuaires et réseaux défensifs du littoral syro- palestinien dans les sources arabes (viie-xie s.) », Archéologie Islamique, 11, 2001, p. 21-46. ——, « La Syrie de Salomon : l’appropriation du mythe salomonien dans les sources arabes », Pallas, 63, 2003, p. 107-120. ——, « Entre tradition et histoire : genèse et diffusion de l’image deʿ Umar II », MUSJ, 58, 2005, p. 329-378. ——, « La circulation de l’information historique entre les sources arabo-musulmanes et syriaques : Élie de Nisibe et ses sources », dans M. Debié (éd.), Historiographie syriaque, Geuthner (Études syriaques 6), Paris, 2009, p. 137-159. ——, « La memoria omeyyade : les Omeyyades entre souvenir et oubli dans les sour- ces narratives islamiques », dans A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 25-61. Borrut A. et Cobb P. M. (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010. ——, « Introduction : Toward a History of Umayyad Legacies », dans A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 1-22. Borrut A. et Picard Ch., « Râbata, ribât, râbita : une institution a reconsidérer », dans Ph. Sénac et N. Prouteau (éd.), Chrétiens et Musulmans en Méditerranée Médié- vale (viiie-xiiie s.) : échanges et contacts, Civilisation Médiévale, XV, Poitiers, 2003, p. 33-65. Bosworth C. E., « Rajāʾ ibn Ḥaywa al-Kindī and the Umayyad caliphs », IQ, 16, 1972, p. 36-80. ——, Al-Maqrīzī’s Book of Contention and Strife Concerning the Relations Between the Banū Umayya and the Banū Hāšim, Manchester, 1980. ——, « Al-Maqrīzī’s Epistle Concerning What Has Come Down to us about the Banu Umayya and the Banu l-ʿAbbās », dans Wadad al-Qaḍī (éd.), Studia Arabica et Islamica, Festschrift for Iḥsān ʿAbbās on his Sixtieth Birthday, American University of Beirut, Beyrouth, 1981, p. 39-45. ——, « An Early Arabic Mirror for Princes : Ṭāhir Dhū l-Yamīnain’s Epistle to His Son ʿAbdallāh (206/821) », JNES, 29/1, 1970, p. 25-41. ——, « Administrative Literature », dans M. J. L. Young, J. D. Latham et R. B. Serjeant (éd.), Religion, Learning and Science in the ʿAbbasid Period, The Cambridge History of Arabic Literature, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, p. 155-167. ——, « The City of Tarsus and the Arab-Byzantine Frontiers in Early and Middle ʿAbbāsid Times », Oriens, 33, 1992, p. 268-286. ——, « Umayya b. ʿAbd Shams », E. I.2, [s. v.] ——, « Ar-Raqqa : Geopolitical Factors and Its History Under the Caliphs », dans S. Heidemann et A. Becker (éd.), Raqqa II. Die islamische Stadt, Philipp von Zabern, Mainz, 2003, p. 57-61. Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, Paris, 1972. bibliographie 487

Bourin M. et Zadora-Rio E., « Analyses de l’espace », dans J.-C. Schmitt, O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 493-510. Bowersock G. W., Brown P. et Grabar O. (éd.), Late Antiquity. A Guide to the Post- Classical World, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Mass.) et Londres, 1999. Braslavski I., « Hat Welīd II den Jordan ablenken wollen ? », Journal of the Palestine Oriental Society, 13/1-2, 1933, p. 97-100. Braudel F., La Méditerranée et le monde à l’époque de Philippe II, 3 vol., Armand Colin, Paris, 1990 [1949]. Bray J., « Lists and Memory : Ibn Qutayba and Muḥammad b. Ḥ abīb », dans F. Daftary et J. W. Meri (éd.), Culture and Memory in Medieval Islam. Essays in Honour of Wilferd Madelung, Tauris, Londres, 2003, p. 210-231. Bresc C., Monuments numismatiques du Bilād al-Šām médiéval : monnaies, politique et circulation (132-368/750-978), Thèse de doctorat, Université Paris Sorbonne-Paris IV, Paris, 2008. Breydy M., « Das Chronikon des Maroniten ibn Tuma », Journal of Orien- tal and African Studies (Athènes), 2, 1990, p. 34-46. ——, Études sur Saʿīd ibn Bitrīq̣ et ses sources, Peeters, Louvain, 1983. Briquel-Chatonnet F., Debié M. et Desreumaux A. (éd.), Les inscriptions syriaques, Geuthner (Études syriaques 1), Paris, 2004. Brisch K., « Le château omeyyade du Djebel Seis. Rapport préliminaire de la première campagne de fouilles entreprises avec les fonds de “Deutsche Forschungsgemein- schaft” (avril-juin 1962) », AAAS, XIII, 1963, p. 135-158. ——, « The Location of the Umayyad Residences in Greater Syria as Indicators of the Geopolitical Conditions of the Time », Proceedings of the First International Confer- ence on Bilad al-Sham, Amman, 1984, p. 29-70. Brock S. P., « Syriac Sources for the Seventh Century History », Byzantine and Modern Greek Studies, 2, 1976, p. 17-36. ——, « Syriac Historical Writing : a Survey of the Main Sources », Journal of the Iraqi Academy, 5, 1979-1980, p. 1-30. ——, « Syriac Views on Emergent Islam », dans G. H. A. Juynboll (éd.), Studies on the First Century of Islamic Society, Southern Illinois U. P., Carbondale et Edwardsville, 1982, p. 9-22. ——, « North Mesopotamia in the Late Seventh Century. Book XV of John Bar Penkāyē’s Rīš Mellē », JSAI, 9, 1987, p. 51-75. ——, « A Syriac Life of John of Dailam », Parole de l’Orient, 10, 1981-1982, p. 123-189. Brooks E. W., « A Syriac Chronicle of the Year 846 », ZDMG, 51, 1897, p. 569-588. ——, « Notes on the Syriac Chronicle of 846 », ZDMG, 51, 1897, p. 416-417. ——, « The Chronological Canon of James of Edessa »,ZDMG , 53, 1899, p. 261-327. ——, « A Syriac Fragment », ZDMG, 54, 1900, p. 195-230. ——, « The Sources of Theophanes and the Syriac Chroniclers »,Byzantinische Zeit- schrift, 15, 1906, p. 578-587. ——, « The Arabs in Asia Minor (641-750), from Arabic Sources »,The Journal of Hel- lenic Studies, 18, 1898, p. 182-208. ——, « The Campaign of 716-718, from Arabic Sources »,The Journal of Hellenic Stu- dies, 19, 1899, p. 19-31. Brown J., The Canonization of al-Bukhārī and Muslim, Brill, Leiden, 2007. Brown P., The World of Late Antiquity AD 150-750, W. W. Norton & Company, Londres, 1971. Brühl C., « Remarques sur les notions de “capitale” et de “résidence” pendant le Haut Moyen Âge », Journal des savants, 1967, p. 193-215. 488 bibliographie

Bujard J. et Genequand D., « Umm al-Walid et Khan az-Zabib, deux établissements omeyyades en limite du désert jordanien », dans B. Geyer (éd.), Conquête de la steppe et appropriations des terres sur les marges arides du Croissant fertile », Lyon, 2001, p. 189-218. Burckhardt T., Art of Islam: Language and Meaning, World of Islam Festival Pub. Co., Londres, 1976. Buresi P., Une frontière entre chrétienté et Islam dans la péninsule Ibérique (xie-xiiie siècle), Paris, Publibook, 2004. Busse H., « ʿOmar b. al-Ḫ atṭ āḅ in Jerusalem », JSAI, 5, 1984, p. 73-119. ——, « ʿOmar’s Image as the Conqueror of Jerusalem », JSAI, 8, 1986, p. 149-168. Cabrol C., « Une étude sur les secrétaires nestoriens sous les Abbassides (762-1258) à Bagdad », Parole de l’Orient, 25, 2000, p. 407-491. Caetani Leone, Chronographia Islamica, Paris, 1912. ——, Annali dell’Islam, U. Hoepli, Milan, 1905-1926. Cahen Cl., La Syrie du Nord à l’époque des Croisades et la principauté franque d’Antioche, Geuthner, Paris, 1940. ——, « Ḍayʿa », E. I.2, [s. v.] ——, « Fiscalité, propriété, antagonismes sociaux en Haute Mésopotamie au temps des premiers Abbassides, d’après Denys de Tell-Mahré », Arabica, 1, 1954, p. 136-152. ——, « Points de vue sur la “Révolution ʿabbāside” », dans Cl. Cahen, Les peuples musulmans dans l’histoire médiévale, Damas, 1977, p. 105-160. Calder N., Studies in Early Muslim Jurisprudence, Clarendon Press, Oxford, 1993. Cameron A. et Conrad L. I. (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East I : Prob- lems in Literary Source Material, Darwin Press, Princeton, 1992. ——, « Introduction », dans A. Cameron et L. I. Conrad (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East I : Problems in Literary Source Material, Darwin Press, Princeton, 1992, p. 1-24. Cameron A. (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East III : States, Resources and Armies, The Darwin Press, Princeton, 1995. ——, « Texts as Weapons : Polemic in the Byzantine Dark Ages », dans A. K. Bow- man et G. Woolf (éd.), Literacy and Power in the Ancient World, Cambridge, 1994, p. 198-215. ——, « Ideologies and Agendas in Late Antique Studies », dans L. Lavan et W. Bowden (éd.), Theory and Practice in Late Antique Archaeology, Brill, Leiden, 2003, p. 3-21. Cameron M. E., « Sayf at First : the Transmission of Sayf ibn ʿUmar in al-Ṭabarī and Ibn ʿAsākir », dans Lindsay J. (éd.), Ibn ʿAsākir and Early Islamic History, The Dar- win Press, Princeton, 2001, p. 62-77. Campbell S. S., Telling Memories: The Zubayrids in Islamic Historical Memory, Ph. D. Diss., Université de Californie, 2003. Canard M., « Les expéditions des Arabes contre Constantinople dans l’histoire et dans la légende », JA, 208, 1926, p. 61-121. ——, « Delhemma, épopée arabe des guerres arabo-byzantines », Byzantion, 10, 1935, p. 283-300. ——, Histoire de la dynastie des Hamdanides de Jazîra et de Syrie, Alger, 1951. ——, « Les principaux personnages du roman de chevalerie arabe D̠āt al-Himma wa- l-Batṭ āḷ », Arabica, 8, 1961, p. 158-173. ——, « La prise d’Héraclée et les relations entre Hârûn al-Rashîd et l’empereur Nicé- phore Ier », Byzantion, XXXII, 1962, p. 345-379. ——, Byzance et les musulmans du Proche-Orient, Variorum reprints, Londres, 1973. ——, « Al-Batṭ āḷ », E. I.2, [s. v.] ——, « D̠ū al-Himma ou D̠āt al-Himma », E. I.2, [s. v.] Canivet P. et Rey-Coquais J.-P., La Syrie de Byzance à l’Islam : viie-viiie siècles, Actes du colloque international, Lyon et Paris, 11-15 septembre 1990, P.I.F.D., Damas, 1992. bibliographie 489

Cardaillac D., La polémique anti-chrétienne du manuscrit aljamiado N 4944 de la bib- liothèque nationale de Madrid, 2 vol., Thèse de doctorat, Université Paul Valéry, Montpellier, 1972. Carlier P. et Morin F., « Qastal al-Balqaʾ : mosaïques omeyyades civiles (685/705 apr. J.-C.), dans N. Duval (éd.), Les églises de Jordanie et leurs mosaïques, BAH 168, Beyrouth, 2003, p. 199-206. Carruthers M., Machina Memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Gallimard, Paris, 2002. ——, Le livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Macula, Paris, 2002. Caskel W., « Al-Uḫaiḍir », Der Islam, 39, 1964, p. 27-37. ——, Ğamharat an-Nasab. Das Genealogische Werk des Hišam ibn Muḥammad al-Kalbī, 2 vols., Brill, Leiden, 1966. Castrum 4. Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen Âge, Madrid, 1992. Cattenoz H. G., Tables de concordance des ères chrétienne et hégirienne, Rabat, 1954. Centlivres P., Fabre D., Zonabend F. (éd.), La fabrique des héros, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1998. ——, « Introduction », dans P. Centlivres, D. Fabre, F. Zonabend (éd.), La fabrique des héros, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1998, p. 1-8. Chabbi J., « La représentation du passé aux premiers âges de l’historiographie califale. Problèmes de lecture et de méthode », Itinéraires d’Orient. Hommages à Claude Cahen, Res Orientales, 6, Bures-sur-Yvettes, 1994, p. 21-46. ——, Le seigneur des tribus. L’islam de Mahomet, Noêsis, Paris, 1997. Chamberlain M., Knowledge and Social Practice in Medieval Damascus, 1190-1350, Cambridge U. P., Cambridge, 1994. Cheddadi A., « À l’aube de l’historiographie islamique : la mémoire islamique », SI, LXXIV, 1991, p. 29-41. ——, Les Arabes et l’appropriation de l’histoire. Émergence et premiers développements de l’historiographie musulmane jusqu’au iie/viiie siècle, Sindbad-Actes Sud, Paris, 2004. Chehab H. K., « Les palais Omeyyades d’Anjar. Résidences princières d’été », Archéo- logia, 87, 1975, p. 18-25. ——, « On the Identification ofʿ Anjar (ʿAyn al-Jarr) as an Umayyad Foundation », Muqarnas, 10, 1993, p. 42-48. Chehab M., « The Umayyad palace at Anjar »,Ars Orientalis, V, 1963, p. 18-26. Cheikh-Moussa A., « L’historien et la littérature arabe médiévale », Arabica, 43/1, 1996, p. 152-188. Chiffoleau J.,La comptabilité de l’au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Age (vers 1320-vers 1480), École Française de Rome, Rome, 1980. ——, « Pour une histoire de la religion et des institutions médiévales. Présentation des recherches de J. Chiffoleau à l’occasion de son habilitation »,Cahiers d’Histoire, 1991, p. 3-21. Chiffoleau S., « Le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale : matrice d’une opi- nion publique musulmane ? », dans S. Chiffoleau et A. Madœuf (éd.),Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient : espaces publics, espaces du public, IFPO, Damas, 2005, p. 131-163. CIAP = voir M. Sharon. Clanchy M., From Memory to Written Record: England, 1066-1307, Oxford, 1993 [1979]. Clausewitz C. von, De la guerre, Minuit, Paris, 1955. Clover F. M. et Humphreys R. S., Tradition and Innovation in Late Antiquity, Wis- consin U. P., Madison, 1989. 490 bibliographie

Cobb P. M., « A note on ʿUmar’s visit to Ayla in 17/638 », Der Islam, 71/2, 1994, p. 283-288. ——, « Scholars and Society at Early Islamic Ayla », JESHO, 38/4, 1995, p. 417-428. ——, « Al-Mutawakkil’s Damascus : a New ʿAbbāsid Capital ? », JNES, 58/4, 1999, p. 241-257. ——, White Banners : Contention in ʿAbbasid Syria 750-880, Sunny Press, Albany, 2001. ——, « Virtual Sacrality : Making Muslim Syria Sacred Before the Crusades », Medieval Encounters, 8/1, 2002, p. 35-55. ——, « Al-Maqrīzī, Hashimism, and the Early Caliphates », Mamlūk Studies Review, VII/2, 2003, p. 69-81. ——, « Community versus Contention : Ibn ʿAsākir and ʿAbbāsid Syria », dans J. Lind- say (éd.), Ibn ʿAsākir and early islamic history, The Darwin Press, Princeton, 2001, p. 100-126. ——, « ʿUmar (II) b. ʿAbd al-ʿAzīz », E. I.2, [s. v.] ——, « The Empire in Syria, 705-763 », dans Ch. F. Robinson (éd.),The New Cambridge History of Islam, vol. I : The Formation of the Islamic World, Sixth to Eleventh Cen- turies, Cambridge University Press, Cambridge, 2010, p. 226-268. Congourdeau M.-H. et Melhaoui M., « La perception de la peste en pays chrétien byzantin et musulman », Revue des Études Byzantines, 59, 2001, p. 95-124. Conrad G., « Zur Bedeutung des Taʾrīḫ madīnat Dimašq als historische Quelle », dans W. Diem et A. Falaturi (éd.), XXIV Deutscher Orientalistentag. Ausgewählte Vor- träge, ZDMG Supplement VIII, Stuttgart, 1990, p. 271-282. ——, Abū ’l-Ḥ usain al-Rāzī (347/958) und seine Schriften. Untersuchungen zur frühen Damaszener Geschichtsschreibung, Franz Steiner, Stuttgart, 1991. ——, Die Quḍāt Dimašq und der Madhab al-Auzāʿī. Materialen zur syrischen Rechtsge- schichte, In Komission bei Franz Steiner Verlag Stuttgart, Beyrouth, 1994. ——, « Das Kitab al-Tabaqat des Abu Zurʿa al-Dimasqi (-281 H.) : Anmerkungen zu einem unbekannten frühen rigal-Werk », Die Welt des Orients, 20-21, 1989-90, p.167-226. Conrad L. I., The Plague in the Early Medieval Near East, Ph. D. diss., Princeton, 1981. ——, « The qusūṛ of Medieval Islam : Some Implications for the Social History of the Near East », Al-Abhath, 29, 1981, p. 7-23. ——, « Ṭāʿūn and Wabāʾ, Conceptions of Plague and Pestilence in Early Islam », JESHO, 25, 1982, p. 268-307. ——, « Al-Azdī’s History of the Arab Conquests in Bilād al-Shām: Some Historio- graphical Observations », dans M. A. al-Bakhit et I. ʿAbbās (éd.), Proceedings of the Second Symposium on the History of Bilad al-Sham During the Early Islamic Period up to 40 A.H./640 A.D. The Fourth International Conference on the History of Bilad al-Sham, Amman, 1987, p. 28-62. ——, « Seven and the Tasbīʿ : On the Implications of Numerical Symbolism for the Study of Medieval Islamic History », JESHO, 31/1, 1988, p. 42-73. ——, « Abraha and Muḥammad : Some Observations Apropos of Chronology and Literary Topoi in the Early Arabic Historical Tradition », BSOAS, L/2, 1987, p. 225-240. ——, « Theophanes and the Arabic Historical Tradition : Some Indications of Intercul- tural Transmission », Byzantinische Forschungen, 15, 1988, p. 1-44. ——, « Historical Evidence and the Archaeology of Early Islam », dans S. Seikaly, R. Baalbaki, P. Dodd (éd.), Quest for Understanding : Arabic and Islamic Studies in Memory of Malcolm H. Kerr, A.U.B., Beyrouth, 1991, p. 263-282. ——, « The Conquest of Arwād : a Source-Critical Study in the Historiography of the Early Medieval Near East », dans A. Cameron et L. I. Conrad (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East I : Problems in Literary Source Material, The Darwin Press, Princeton, 1992, p. 317-401. bibliographie 491

——, « Syriac Perspectives on Bilād al-Shām During the Abbasid Period », dans M. A. Al-Bakhit et R. Schick (éd.), Bilād al-Shām During the Abbasid Period (132 AH/750 AD-451 AH/1059 AD): Proceedings of the Fifth International Conference on the His- tory of Bilād al-Shām, Lajnat Taʾrīḫ Bilād al-Šām, Amman, 1992, p. 1-44. ——, « Notes on al-Ṭabarī’s History (vol. XXV) », JRAS, 3/3/1, 1993, p. 1-31. ——, « Recovering Lost Texts : Some Methodological Issues », JAOS, 113/2, 1993, p. 258-263. ——, « On the Arabic Chronicle of Bar Hebraeus : His Aim and Audience », Parole de l’Orient, 19, 1994, p. 319-378. ——, « Epidemic Disease in Central Syria in the Late Sixth Century : Some New Insights from the Verse of Ḥassān ibn Thābit »,Byzantine and Modern Greek Stud- ies, 18, 1994, p. 12-58. ——, « Did al-Walīd I Found the First Islamic Hospital ? », Aram, 6, 1994, p. 225-244. ——, « The Arabs and the Colossus »,JRAS , 6, 1996, p. 165-187. ——, « Die Pest und ihr soziales Umfeld im Nahen Osten des frühen Mittelalters », Der Islam, 73, 1996, p. 81-112. ——, « Ibn Aʿtam̠ al-Kūfī », dans J. S. Meisami et P. Starkey (éd.), Encyclopedia of Ara- bic Litrature, Volume I : A-K, Routledge, Londres, 1998, p. 314. ——, « Varietas Syriaca : Secular and Scientific Culture in the Christian Communities of Syria after the Arab Conquest », in G. J. Reinink et A. C. Klugkist (éd.), After Bardaisan. Studies in Continuity and Change in Honour of Professor Han J. W. Drijvers, Peeters, Louvain, 1999, p. 85-105. ——, « Heraclius in Early Islamic Kerygma », in G. J. Reinink et B. H. Stolte (éd.), The Reign of Heraclius (610-641) : Crisis and Confrontation, Peeters, Louvain, 2002, p. 113-156. Constable O. R., « Perceptions of the Umayyads in Christian Spanish Chronicles », dans A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 105-130. Conte G. B., The Rhetoric of Imitation : Genre and Poetic Memory in Virgil and Other Latin Poets, trad. C. Segal, Cornell U. P., Ithaca (New York), 1986. Cook D., « A Survey of Some of the Muslim Sources on Comets and Meteors », Journal for the History of Astronomy, 30, 1999, p. 131-160. ——, « Messianism and Astronomical Events During the First four Centuries of Islam », dans M. García-Arenal (dir.), Mahdisme et Millénarisme en Islam, Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 91-92-93-94, 2000, p. 29-52. ——, Studies in Muslim Apocalyptic, The Darwin Press, Princeton, 2002. ——, « An Early Muslim Daniel Apocalypse », Arabica, 49/1, 2002, p. 55-96. ——, « Muslim Apocalyptic and Jihād », JSAI, 20, 1996, p. 66-104. ——, Understanding Jihad, University of California Press, Berkely, Los Angeles et Lon- dres, 2005. Cook M. A., Early Muslim Dogma, Cambridge, 1981. ——, « Eschatology and the Dating of Traditions », Princeton Papers in Near Eastern Studies, 1, 1992, p. 23-47. ——, « An Early Islamic Apocalyptic Chronicle », JNES, 52, 1993, p. 25-29. ——, « The Opponents of the Writing of Tradition in Early Islam »,Arabica , 44, 1997, p. 437-530. ——, Commanding Right and Forbidding Wrong in Islamic Thought, Cambridge U. P., Cambridge, 2000. Cook M. A. et Crone P., Hagarism. The Making of the Islamic World, Cambridge U. P., Cambridge, 1977. Cooperson M., Classical Arabic Biography. The heirs of the Prophet in the Age of al-Maʾmūn, Cambridge Studies in Islamic Civilization, Cambridge, 2000. ——, « The Grave of al-Maʾmūn in Tarsus: a Preliminary Report », dans J. E. Mont- gomery (éd.), ʿAbbasid Studies, Occasional Papers of the School of ʿAbbasid Studies, Cambridge, 6-10 July 2002, Peeters, Louvain, 2004, p. 47-60. 492 bibliographie

——, Al-Ma’mun, Oneworld, Oxford, 2005. ——, « Ibn al-Muqaffaʿ », dans M. Cooperson et S. M. Toorawa (éd.), Arabic Literary Culture, 500-925, Thomson Gale, Detroit, 2005, p. 150-163. Cornette J., Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Payot, Paris, 2000. Cornu G., Atlas du monde arabo-islamique à l’époque classique (ixe-xe siècles), Brill, Leiden, 1983. Costaz L., Dictionnaire Syriaque-Français, Syriac-English Dictionary, Imprimerie Catholique, Beyrouth, 1963. Creswell K. A. C., Early Muslim Architecture, 2 vol., Oxford, 1969. ——, A Short Account of Early Muslim Architecture, rév. par J. W. Allan, The Ameri- can University in Cairo Press, Le Caire, 1989. Crone P., Hinds M., God’s Caliph. Religious Authority in the First Centuries of Islam, Cambridge Univ. Press., Cambridge, 1986. Crone P., Slaves on Horses : The Evolution of the Islamic Polity, Cambridge U. P., Cam- bridge, 1980. ——, « Tribes and States in the Middle East », JRAS, 3/3, 1993, p. 353-376. ——, Meccan Trade and the Rise of Islam, Princeton U. P., Princeton, 1987. ——, « Where the Qays and Yemen of the Umayyad Period Political Parties ? », Der Islam, 71, 1994, p. 1-57. ——, « On the Meaning of the ʿAbbāsid Call to al-Riḍā », in C. E. Bosworth et al. (éd.), The Islamic World from Classical to Modern Times, Essays in Honour of Bernard Lewis, The Darwin Press, Princeton, 1989, p. 95-111. ——, « Theʿ Abbāsid Abnāʾ and Sāsānid Cavalrymen », JRAS, 8/3, 1998, p. 1-19. ——, « Islam, Judeo-Christianity and Byzantine Iconoclasm », JSAI, 2, 1980, p. 59-96. ——, « The Significance of Wooden Weapons in al-Mukhtār’s Revolt and theʿ Abbāsid Revolution », dans I. R. Netton (éd.), Studies in Honour of Clifford Edmund Bos- worth, vol. 1 : Hunter of the East : Arabic and Semitic Studies, Brill, Leiden, 2000, p. 174-187. ——, « Muhallabids », E. I.2, [s. v.] ——, « Review of M. Sharon, Black Banners from the East : The Establishment of the ʿAbbāsid State – Incubation of a Revolt », BSOAS, 1, 1987, p. 134-136. ——, Medieval Islamic Political Thought, Edinburgh University Press, Edimbourg, 2004. Cubitt G., History and Memory, Manchester U. P., Manchester et New York, 2007. Daftary F., « Salamiyya », E. I.2, [s. v.] Dahan S., « The Origin and Development of the Local Histories of Syria », dans B. Lewis et P. M. Holt (éd.), Historians of the Middle East, Oxford U. P., Londres, 1962, p. 108-117. Daiber V. et Becker A. (éd.), Raqqa III. Baudenkmäler und Paläste I, Philipp von Zabern, Mainz, 2004. Dakhlia J., « Sous le vocable de Salomon. L’exercice de la “justice retenue” au Maghreb », Annales Islamologiques, 27, 1993, p. 169-180. ——, L’oubli de la cité : la mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, La Découverte, Paris, 1990. ——, « Des prophètes à la nation : la mémoire des temps anté-islamiques au Maghreb », Cahiers d’études africaines, 27, 1987, p. 241-267. ——, « Collective Memory and the Story of History » = « Le sens des origines : com- ment on raconte l’histoire dans une société maghrébine », Revue Historique, 277, 1987, p. 401-427. ——, « Dans la mouvance du prince : la symbolique du pouvoir itinérant au Maghreb », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 43/3, 1988, p. 735-760. ——, « New Approaches in the History of Memory ? A French Model », dans A. Neu- wirth et A. Pflitsch (éd.),Crisis and Memory in Islamic Societies, Proceedings of the bibliographie 493

third Summer Academy of the Working Group Modernity and Islam held at the Oriental Institute of the German Oriental Society in Beirut, Ergon Verlag Würzburg in Kommission, Beyrouth, 2001, p. 59-74. ——, Le divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam, Aubier, Paris, 1998. ——, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam, Aubier, Paris, 2005. Daniel E. L., The Political and Social History of Khurasan under Abbasid Rule, 747-820, Bibliotheca Islamica, Minneapolis et Chicago, 1979. ——, « The Anonymous History of the Abbasid Family and its Place in Islamic Histo- riography », IJMES, XIV/4, 1982, p. 419-432. ——, « The “Ahl al-Taqādum” and the Problem of the Constituency of theʿ Abbāsid Revolution in the Merv Oasis », Journal of Islamic Studies, 7, 1996, p. 150-179. ——, « Arabs, Persians and the Advent of the Abbasids Reconsidered », JAOS, 117/3, 1997, p. 542-548. ——, « Balʿamī’s Account of Early Islamic History », dans F. Daftary et J. W. Meri (éd.), Culture and Memory in Medieval Islam. Essays in Honour of Wilferd Madelung, Tauris, Londres, 2003, p. 163-189. ——, « Al-Yaʿqūbī and Shi‘ism Reconsidered », in J. E. Montgomery (éd.), ʿAbbasid Studies, Occasional Papers of the School of ʿAbbasid Studies, Cambridge, 6-10 July 2002, Peeters, Louvain, 2004, p. 209-231. ——, « Review of M. Sharon, Black Banners from the East : The Establishment of the ʿAbbāsid State – Incubation of a Revolt ; J. Lassner, Islamic Revolution and His- torical Memory : An Inquiry into the Art of ʿAbbāsid Apologetics », IJMES, 21, 1989, p. 578-583. Darkazally B., Al-Ḥ ajjāj ibn Yūsuf al-Thaqafī : The Consolidation of Umayyad Author- ity in Iraq (75-95 A.H./694-714 A.D.), Ph. D. diss., University of Toronto, 1977. Darley-Doran R., « Wāsit ̣», E. I.2, [s. v.] Debié M., (éd.), Historiographie syriaque, Geuthner (Études syriaques, 6), Paris, 2009. ——, L’écriture de l’histoire en syriaque : transmission interculturelle et construction identitaire entre hellénisme et islam, à paraître. Décobert Ch., « L’ancien et le nouveau : à propos de l’enfance de l’islam », L’arabisant, 26, 1987, p. 45-57. ——, « La mémoire monothéiste du Prophète », SI, 72, 1990, p. 19-46. ——, Le mendiant et le combattant. L’institution de l’islam, Seuil, Paris, 1991. ——, « L’autorité religieuse aux premiers siècles de l’islam », Archives de Sciences Socia- les des Religions, 125, 2004, p. 23-44. ——, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », dans A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 213-253. De Jong M. et Theuws F. (éd.),Topographies of Power in the Early Middle Ages, Brill, Leiden, 2001. Den Heijer J., Mawhūb ibn Mansūṛ Ibn Mufarrig et l’historiographie Copto-Arabe. Étude sur la composition de l’histoire des Patriarches d’Alexandrie, Peeters, Louvain, 1989. Dennett D. C., Marwan ibn Muhammad : The Passing of the Umayyad Caliphate, Ph. D. thesis, Harvard University, 1939. Derat M.-L., Le domaine des rois éthiopiens (1270-1527). Espace, pouvoir et mona- chisme, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003. Derenk D., Leben und Dichtung des Omaiyadenkalifen al-Walīd ibn Yazīd, Freiburg im Breisgau, 1974. DeShazo A. S. et Bates M. L., « The Umayyad governors of al-ʿIraq and the Changing Annulet Patterns on their Dirhems », Numismatic Chronicle, 14, 1974, p. 110-118. Diem W. et Schöller M., The Living and the Dead in Islam. Studies in Arabic Epitaphs. I. Epitaphs as Texts. II. Epitaphs in Context. III. Indices, Harrassowitz Verlag, Wies- baden, 2004. 494 bibliographie

Dixon A. A., The Umayyad caliphate 65-86/684-705, Luzac, Londres, 1971. Djaït H., « L’Islam ancien récupéré à l’histoire », Annales E. S. C., 4, 1975, p. 900-914. Donner F. M., The Early Islamic Conquests, Princeton, 1981. ——, « The Problem of Early Arabic Historiography in Syria », dans M. A. al-Bakhit et I. ʿAbbās (éd.), Proceedings of the Second Symposium on the History of Bilad al-Sham During the Early Islamic Period up to 40 A.H./640 A.D. The Fourth International Conference on the History of Bilad al-Sham, Amman, 1987, p. 1-27. ——, « The Role of Nomads in the Near East in Late Antiquity (400-800 C.E.) », dans F. M. Clover et R. S. Humphreys (éd.), Tradition and Innovation in Late Antiquity, Wisconsin U. P., Madison, 1989, p. 73-85. ——, Compte-rendu de H. Kennedy, The Prophet and the Age of the Caliphates, Specu- lum, 65, 1990, p. 182-184. ——, « The Sources of Islamic Conceptions of War », dans J. Kelsay et J. Turner John- son (éd.), Just War and Jihad. Historical Perspectives on War and Peace in Western and Islamic Traditions, Greenwood Press, New York, 1991, p. 31-69. ——, Narratives of Islamic Origins. The beginnings of Islamic Historical Writing, The Darwin Press, Princeton, 1998. ——, « Maymūn b. Mihrān », E. I.2, [s. v.] ——, « La question du messianisme dans l’islam primitif », dans M. García-Arenal (éd.), Mahdisme et millénarisme en Islam, REMMM, 91-92-93-94, 2000, p. 17-28. ——, « ʿUthmān and the Rāshidūn Caliphs in Ibn ʿAsākir’s Taʾrīḫ madīnat Dimashq: a Study in Strategies of Compilation », dans J. Lindsay (éd.), Ibn ʿAsākir and early islamic history, The Darwin Press, Princeton, 2001, p. 44-61. ——, « From Believers to Muslims : Confessional Self-Identity in the Early Islamic Community », Al-Abhath, 50-51, 2002-2003, p. 9-53. ——, « Umayyad Efforts at Legitimation: The Umayyads’ Silent Heritage », dans A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 187-211. ——, Muhammad and the Believers : At the Origins of Islam, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Mass.) et Londres, 2010. Dozy R., Supplément aux dictionnaires arabes, Maisonneuve, Leiden et Paris, 1927. ——, Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes, Jean Müller, Amster- dam, 1845. Drijvers H. J. W., « Christians, Jews and Muslims in Northern Mesopotamia in Early Islamic Times : the Gospel of the Twelve Apostles and Related Texts », dans P. Canivet et J.-P.Rey-Coquais, La Syrie de Byzance à l’Islam : viie–viiie siècles, Actes du colloque international, Lyon et Paris, 11-15 septembre 1990, I.F.D., Damas, 1992, p. 67-74. ——, « The Gospel of the Twelve Apostles : a Syriac Apocalypse from the Early Islamic Period », dans A. Cameron et L. I. Conrad (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East I : Problems in Literary Source Material, The Darwin Press, Princeton, 1992, p. 189-213. Drijvers H. et al. (éd.), IV Symposium Syriacum 1984, Orientalia Christiana Analecta 229, Pont. Institutum Studiorum Orientalium, Rome, 1987. Drory R., « The Abbasid Construction of the Jahiliyya : Cultural Authority in the Mak- ing », SI, 83, 1996, p. 33-49. Duby G., Le dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214, Gallimard, Paris, 1985 [1973]. Dunlop D. M., « Balʿamī », E. I.2, [s. v.] Duri A. A., « Dawʾ jadīd ʿalā al-daʿwa al-ʿabbāsiyya », Majallat kulliyat al-ādāb wa- al-ʿulūm, 2, 1957, p. 64-82. ——, « Al-Zuhrī : A Study on the Beginnings of History Writing in Islam », BSOAS, 19/1, 1957, p. 1-12. ——, « Bait al-Maqdis in Islam », SHAJ, I, 1982, p. 351-355. ——, The Rise of Historical Writing Among the Arabs, éd. et trad. de L. I. Conrad, Princeton U. P., Princeton, 1983. bibliographie 495

——, « The Iraq School of History in the Ninth Century – A Sketch », dans B. Lewis, P. M. Holt (éd.), Historians of the Middle East, Oxford U. P., Londres, 1962, p. 46-53. ——, « Ibn al-Natṭ āḥ ̣ », E. I.2, [s. v.] ——, « Al-Fikra al-mahdiyya bayna al-daʿwa al-ʿabbāsiyya wa-al-ʿasṛ al-ʿabbāsī al- awwal », dans W. al-Qāḍī (éd.), Studia Arabica et Islamica. Festschrift for Iḥsān ʿAbbās, Beyrouth, 1981, p. 123-132. Dussaud René, Topographie historique de la Syrie antique et médiévale, Librairie orientaliste Paul Geuthner (Bibliothèque archéologique et historique, tome IV), Paris, 1927. Dutton Y., The Origins of Islamic Law. The Qurʾan, the Muwatṭ ạ ʾ and Madinan ʿAmal, RoutledgeCurzon, Londres et New York, 1999. ——, « ʿAmal v. Ḥ adīth in Islamic Law : the Case of Sadl al-Yadayn (Holding one’s Hans by One’s Sides) when Doing the Prayer », Islamic Law and Society, 3/1, 1996, p. 13-40. ——, « Compte-rendu de Studies in Early Muslim Jurisprudence by N. Calder », Jour- nal of Islamic Studies, 5, 1994, p. 102-108. Duval N. (éd.), Les Églises de Jordanie et leurs mosaïques, Actes de la journée d’études organisée le 22 février 1989 au musée de la Civilisation gallo-romaine de Lyon, Bibliothèque archéologique et historique, t. 168, IFPO, Beyrouth, 2003. Eddé A.-M., La principauté ayyoubide d’Alep (579/1183-658/1260), Freiburger Islam- studien, XXI, Stuttgart, 1999. ——, « Les sources d’Ibn al-ʿAdīm sur le règne de Sayf al-Dawla en Syrie du Nord (333- 356/944-967) », dans Ch. F. Robinson (éd.), Texts Documents and Artefacts. Islamic Studies in Honour of D. S. Richards, Brill, Leiden, 2003, p. 121-156. ——, « Alep », dans J.-C. Garcin (éd.), Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval, École Française de Rome, Rome, 2000, p. 157-175. ——, « Les sources de l’histoire omeyyade dans l’œuvre d’Ibn al-ʿAdīm », dans A. Bor- rut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 131-166. ——, « Sources arabes des xiie et xiiie siècles d’après le dictionnaire biographique d’Ibn al-‘Adîm (Bughyat al-talab fî ta’rîkh Halab) », Res Orientales, 6, 1994, p. 293-308. Eddé A.-M. et Sodini J.-P., « Les villages de Syrie du Nord du viie au xiiie siècle », dans J. Lefort, C. Morrisson et J.-P. Sodini (éd.), Les villages dans l’Empire byzantin (ive–xve siècles), Buchet-Chastel, Paris, 2005, p. 465-484. Effros B., « Monuments and Memory : Repossessing Ancient Remains in Early Medie- val Gaul », dans M. De Jong et F. Theuws (éd.),Topographies of Power in the Early Middle Ages, Brill, Leiden, 2001, p. 93-118. EI1 = Encyclopédie de l’Islam, première édition, Brill, Leiden, 1913-1938. EI2 = Encyclopédie de l’Islam, deuxième édition, Brill, Leiden, 1960-2005. EI3 = Encyclopaedia of Islam, third edition, Brill, Leiden, 2007–. Eisener R., Zwischen Faktum und Fiktion. Eine Studie zum Umayyadenkalifen Sulaimān b. ʿAbdalmalik und seinem Bild in den Quellen, Wiesbaden, 1987. El-Acheche T., La poésie šiʿite des origines au iiie siècle de l’hégire, IFPO, Damas, 2003. Elad A., « The Siege of al-Wāsit ̣(132/749) : Some Aspects of ʿAbbāsid and ʿAlīd Relations at the Beginning of ʿAbbāsid Rule », dans M. Sharon (éd.), Studies in Islamic History and Civilization in Honour of Professor David Ayalon, Brill, Leiden, 1986, p. 59-90. ——, Medieval Jerusalem and Islamic Worship, Brill, Leiden, 1995. ——, « Aspects of the Transition from the Umayyad to the ʿAbbāsid Caliphate », JSAI, 19, 1995, p. 89-132. ——, « The Caliph Abū’l-ʿAbbās al-Saffāḥ, The First ʿAbbāsid Mahdī : Implications of an Unknown Inscription from Bet-Shean (Baysān) », Mas’at Moshe : Studies in Jew- ish and Islamic Culture Presented to Moshe Gil, éd. E. Fleischer et al., Bialik Insti- tute, Jérusalem, 1998. [article en hébreu avec un résumé en anglais] 496 bibliographie

——, « The Southern Golan in the Early Muslim Period. The Significance of Two Newly Discovered Milestones of ʿAbd al-Malik », Der Islam, 76, 1999, p. 33-88. ——, « The Ethnic composition of theʿ Abbāsid Revolution », JSAI, 24, 2000, p. 246- 326. ——, « Community of Believers of “Holy Men” and “Saints” or Community of Mus- lims ? The Rise and Development of Early Muslim Historiography »,JSS , XLVII/1, 2002, p. 241-308. ——, « The Beginning of Historical Writing by the Arabs : The Earliest Syrian Writers on the Arab Conquests », JSAI, 28, 2003, p. 65-152. ——, « The Rebellion of Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. al-Ḥ asan (Known as al-Nafs al-Zakīya) in 145/762 », dans J. E. Montgomery (éd.), ʿAbbasid Studies. Occasional Papers of the School of ʿAbbasid Studies, Cambridge 6-10 July 2002, Peters, Louvain, 2004, p. 147-198. ——, « Why did ʿAbd al-Malik Build the Dome of the Rock? A Re-Examination of the Muslim Sources », dans J. Raby et J. Johns (éd.), Bayt al-Maqdis (Part I) : ʿAbd al-Malik’s Jerusalem, Oxford, 1992, p. 33-58. El-Cheikh N. M., Byzantium Viewed by the Arabs, Harvard U. P. (Harvard Middle Eastern Monographs, 36), Cambridge et Londres, 2004. ——, « Byzantine Leaders in Arabic-Muslim Texts », dans J. Haldon et L. I. Conrad (éd.), Elites Old and New in the Byzantine and Early Islamic Near East, The Darwin Press, Princeton, 2004, p. 109-131. El-Hibri T., « The Regicide of the Caliph al-Amīn and the Challenge of Representation in Medieval Islamic Historiography », Arabica, 42, 1995, p. 334-364. ——, Reinterpreting Islamic Historiography. Hārūn al-Rashīd and the Narrative of the ʿAbbāsid Caliphate, Cambridge Studies in Islamic Civilization, Cambridge, 1999. ——, « The Redemption of Umayyad Memory by theʿ Abbāsids », JNES, 61 n°4, 2002, p. 241-265. Élisséeff N.,La description de Damas d’Ibn Asakir, Damas, 1959. ——, Nūr al-Dīn, un grand prince musulman de Syrie au temps des Croisades (511- 569H./1118-1174), 3 vol., Damas, 1967. Ende W., Arabische Nation und islamische Geschichte. Die Umayyaden im Urteil ara- bischer Autoren des 20 Jahrunderts, Beyrouth, 1977. Esch A., « Chance et hasard de transmission. Le problème de la représentativité et de la déformation de la transmission historique », dans J.-C. Schmitt et O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max- Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 15-29. Ettinghausen R., La peinture arabe, Les trésors de l’Asie, A. Skira, Genève, 1962. Fabre D., « L’atelier des héros », dans P. Centlivres, D. Fabre et F. Zonabend (éd.), La fabrique des héros, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1998, p. 237-318. Fathi-Chelhod J., « L’origine du nom Bar ʿEbroyo : une vieille histoire d’homonymes », Hugoye, 4/1, 2001. Fattal A., Le statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, Imprimerie Catholique, Beyrouth, 1958. Fentress J. et Wickham C., Social Memory, Blackwell, Oxford et Cambridge (MA.), 1992. Fiey J.-M., Chrétiens syriaques sous les Abbassides surtout à Bagdad. 749-1258, C.S.C.O. 420, Louvain, 1980. ——, « Les chroniqueurs syriaques avaient-ils le sens critique ? », Parole de l’orient, 12, 1984-1985, p. 253-264. ——, « The Umayyads in Syriac Sources », dans M. A. Al-Bakhit et R. Schick (éd.), Bilād al-Shām during the Umayyad period, The fourth international conference on the history of Bilad al-Sham, Amman, 1989, p. 11-25. ——, « Les résidences d’été des rois perses d’après les actes syriaques des martyrs », Parole de l’Orient, 20, 1995, p. 325-336. bibliographie 497

Finkelstein I. et Silberman N. A., La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, Gallimard, Paris, 2002. ——, Les rois sacrés de la Bible. À la recherche de David et Salomon, Bayard, Paris, 2006. Finster B., « Researches in ʿAnjar. I, Preliminary Report on the Architecture of ʿAnjar », Baal, 7, 2003, p. 209-244. Finster B. et Schmidt J., « Sasanidische und frühislamische Ruinen im Iraq, Tulul al Uhaidir, Erster vorläufiger Grabungsbericht », Baghdader Mitteilungen, 8, 1976, p. 57-150. ——, « The Origin of ‘Desert Castles’ : Qasr Bani Muqatil near Karbala, Iraq »,Antiq- uity, 79, 2005, p. 339-349. Flood F. B., The Great Mosque of Damascus. Studies on the Makings of an Umayyad Visual Culture, Leiden, Brill, 2000. Foote R., Umayyad Markets and Manufacturing : Evidence for a Commercialized and Industrializing Economy in Early Islamic Bilād al-Shām, Ph. D. diss., Harvard, 1999. ——, « Commerce, Industrial Expansion, and Orthogonal Planning : Mutually Com- patible Terms in Settlements of Bilad al-Sham During the Umayyad Period », Medi- terranean Archaeology, 13, 2000, p. 25-38. Foss C., « Syria in Transition, AD 550-750 : An Archaeological Approach », Dumbar- ton Oaks Papers, 51, 1997, p. 189-269. ——, « A Syrian Coinage of Muʿawiya », Revue numismatique, 2002, p. 353-365. ——, Arab-Byzantine Coins. An Introduction, with a Catalogue of the Dumbarton Oaks Collection, Dumbarton Oaks Research Library and Collection (Distributed by Har- vard U. P.), Washington DC, 2008. Fowden G., Empire to Commonwealth : Consequences of Monotheism in Late Antiq- uity, Princeton U. P., Princeton, 1993. ——, Qusayṛ ʿAmra. Art and the Umayyad Elite in Late Antique Syria, University of California Press, Berkeley, 2004. Fowden G. et Fowden E. K., Studies on Hellenism, Christianity and the Umayyads, Research Centre for Greek and Roman Antiquity/National Hellenic Research Foun- dation, Athènes, 2004. Fowden E. K., The Barbarian Plain. Saint Sergius Between Rome and Iran, University of California Press, Berkeley, 1999. ——, « Monks, Monasteries and Early Islam », dans G. Fowden et E. K. Fowden, Studies on Hellenism, Christianity and the Umayyads, Research Centre for Greek and Roman Antiquity/National Hellenic Research Foundation, Athènes, 2004, p. 149-174. ——, « Christian Monasteries and Umayyad Residences in Late Antique Syria », dans G. Fowden et E. K. Fowden, Studies on Hellenism, Christianity and the Umayyads, Research Centre for Greek and Roman Antiquity/National Hellenic Research Foun- dation, Athènes, 2004, p. 175-192. Fried J., « Le passé à la merci de l’oralité et du souvenir. Le baptême de Clovis et la vie de Benoît de Nursie », dans J.-C. Schmitt, O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 71-104. Frye R. N., « The Role of Abu Muslim in theʿ Abbasid Revolution », Muslim World, 37, 1947, p. 28-38. ——, « The ʿAbbasid Conspiracy and Modern Revolutionary Theory »,Indo-Iranica , 5, 1952-1953, p. 9-14. Furet F., Penser la Révolution française, Gallimard, Paris, 2001 [1978]. Gabrieli F., « La Successione di Hārūn al-Rashīd e la guerra fra al-Amīn e al-Maʾmūn : Studio storico su un periodo del califfato ʿAbbāside », RSO, 11, 1926-1928, p. 341- 397. 498 bibliographie

——, Al-Maʾmun e gli ʿAlidi, Verlag Eduard Pfeiffer, Leipzig, 1929. ——, « L’Opera di Ibn al-Muqaffaʿ », RSO, 13, 1932, p. 196-247. ——, « Il califfato di Hishâm »,Mémoires de la Société Royale Archéologique d’Alexan- drie, t. VII, 1935. ——, « Al-Walīd b. Yazīd, il califfo e il poeta »,RSO , 15, 1935, p. 1-64. ——, « La rivolta dei Muhallabiti nel ʿIrāq e il nuovo Balād̠urī », Rendiconti della Classe di Scienze morali, storiche e filologiche, Ser. VI, vol. XIV, fasc. 3-4, 1938, p. 199-236. ——, « La poesia Ḫ ārigita nel secolo degli Omayyadi », RSO, 20, 1943, p. 331-372. ——, « L’eroe omayyade Maslama ibn ʿAbd al-Malik », Rend. Accad. Lincei, ser. 8, 5, 1950-1951, p. 22-39. ——, « ʿAdjam », E. I.2, [s. v.] GAL = Brockelmann C., Geschichte der arabischen Literatur, 2 vol. et 3 suppléments, E. J. Brill, Leiden, 1937-1949. García-Arenal M. (dir.), Mahdisme et Millénarisme en Islam, REMMM, 91-92-93-94, 2000. ——, « Introduction », dans M. García-Arenal (dir.), Mahdisme et Millénarisme en Islam, REMMM, 91-92-93-94, 2000, p. 7-16. Garcin J.-C. (éd.), Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval, École Française de Rome, Rome, 2000. Gardet L., « Dhikr », E. I.2, [s. v.] Garsoïan N. G., « Reality and Myth in Armenian History », The East and the Meaning of History, International Conference (23-27 November 1992), Bardi, Rome, 1994, p. 117-145. GAS = Sezgin F., Geschichte des arabischen Schrifttums, 9 vol., E. J. Brill, Leiden, 1967- 1984. Gatier P. L., « Les inscriptions grecques d’époque islamique (viie-viiie siècles) en Syrie du Sud », dans P. Canivet et J.-P. Rey-Coquais (éd.), La Syrie de Byzance à l’Islam : viie–viiie siècles, Actes du colloque international, Lyon et Paris, 11-15 septembre 1990, P.I.F.D., Damas, 1992, p. 145-157. ——, « Villages du Proche-Orient protobyzantin (4ème-7ème s.). Étude régionale », dans G. D. R. King et A. Cameron (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East II : Land Use and Settlement Patterns, The Darwin Press, Princeton, 1994, p. 17-48. ——, « Les mosaïques paléochrétiennes de Jordanie et l’histoire de l’Arabie byzantine », dans N. Duval (éd.), Les églises de Jordanie et leurs mosaïques, IFPO (BAH 168), Beyrouth, 2003, p. 289-295. Gaube H., « An Examination of the Ruins of Qasṛ Burquʿ », ADAJ, 19, 1974, p. 93-100. ——, Ein arabischer Palast in Südsyrien, Hirbat el-Baiḍa, Orient-Institut der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft et F. Steiner, Beyrouth et Wiesbaden, 1974. ——, « ʿAmmān, Ḫ arāne und Qastal.̣ Vier frühislamische Bauwerke in Mitteljorda- nien », Zeitschrift des Deutschen Palästina-Vereins, 93, 1977, p. 52-86. ——, « Die syrischen Wüstenschlösser. Einige wirtschaftliche und politische Gesichts- punkte zu ihrer Entstehung », Zeitschrift des Deutschen Palästina-Vereins, 95, 1979, p. 182-209. ——, « Wie ist Ḫ irbat al-Bayḍāʾ Chronologisch Einzuordnen ? », Oriente Moderno, 23/2, 2004, p. 449-467. Gaube H. et Gladiss A. von, « Säulen unter dem arabischen Halbmond », dans M. van Ess et Th. Weber (éd.), Baalbek. Im Bann römischer Monumentalarchitektur, Philipp von Zabern, Mainz, 1999, p. 72-87. Gawlikowski M., « Installations Omayyades à Jérash », SHAJ, IV, 1992, p. 357-361. ——, « Jerash in Early Islamic Times », Oriente Moderno, 23/2, 2004, p. 469-476. Geary P. J., La mémoire et l’oubli à la fin du premier millénaire, Aubier, Paris, 1996. ——, « Land, Language and Memory in Europe 700-1100 », Transactions of the Royal Historical Society, 9, 1999, p. 169-184. bibliographie 499

——, « Oblivion Between Orality and Textuality in the Tenth Century », dans G. Althoff, J. Fried et P. J. Geary (éd.),Medieval Concepts of the Past. Ritual, Mem- ory, Historiography, Publications of the German Historical Institute, Cambridge U. P., Cambridge, 2002, p. 111-122. Geertz C., « Centers, Kings, and Charisma : Reflections on the Symbolics of Power », dans J. Ben-David et T. N. Clark (éd.), Culture and its Creators : Essays in Honor of Edward Shils, Chicago U. P., Chicago, 1977, p. 150-171. Genequand D., « Wadi al-Qanatir (Jordanie) : un exemple de mise en valeur des terres sous les Omeyyades », SHAJ, VII, 2001, p. 647-654. ——, « Une mosquée à Qusayṛ ʿAmra », ADAJ, 46, 2002, p. 583-589. ——, « Projet “Implantations umayyades de Syrie et de Jordanie”. Rapport sur une campagne de prospection et reconnaissance », SLSA-Jahresbericht 2001, 2002, p. 131-161. ——, « Al-Bakhraʾ (Avatha), from the Tetrarchic Fort to the Umayyad Castle », Levant, 36, 2004, p. 225-242. ——, « Umayyad Castles : The Shift from Late Antique Military Architecture to Early Islamic Palatial Building », dans H. Kennedy (éd.), Muslim Military Architecture in Greater Syria. From the Coming of Islam to the Ottoman Period, Brill, Leiden, 2006, p. 3-25. ——, « Châteaux omeyyades de Palmyrène », Annales islamologiques, 38, 2004, p. 3-44. ——, « From ‘Desert Castle’ to Medieval Town : Qasr al-Hayr al-Sharqi (Syria) », Antiquity, 79/304, 2005, p. 350-361. ——, « Rapport préliminaire de la campagne de fouille 2004 à Qasr al-Hayr al-Sharqi (Syrie) », Schweizerisch-Liechtensteinische Stiftung für Archäologische Forschungen im Ausland (SLSA/FSLA/SLFA) – Jahresbericht 2004, Zürich, 2005, p. 143-166. ——, « Some Thoughts on Qasr al-Hayr al-Gharbi, its Dam, its Monastery and the Ghassanids », Levant, 38, 2006, p. 63-84. ——, Les élites omeyyades en Palmyrène : contribution à l’étude des aspects fonction- nels et économiques des établissements aristocratiques omeyyades du Bilād al-Shām, 2 vol., Thèse de doctorat, Université de Lausanne et Université de Paris I Panthéon- Sorbonne, 2010. ——, « Formation et devenir du paysage architectural omeyyade : l’apport de l’archéo- logie », dans A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 417-473. Gibb H. A. R., « The Fiscal Rescript of Umar II »,Arabica , 2/1, 1955, p. 1-16. ——, Studies on the Civilisation of Islam, Londres, 1962. Gibson S. et Vitto F., Ramla : the Development of a Town from the Early Islamic to the Ottoman Periods, Jerusalem, 1999. Gil M., A History of Palestine, 634-1099, trad. E. Broido, Cambridge U.P., Cambridge, 1992. Gilliot Cl., « La formation intellectuelle de Tabari (224/5-310/839-923) », JA, 276/3-4, 1988, p. 203-244. ——, Exégèse, langue et théologie en Islam. L’exégèse coranique de Tabari (m. 311/923), Vrin, Paris, 1990. ——, « Récit, mythe et histoire chez Ṭabarī. Une vision mythique de l’histoire univer- selle », MIDEO, 21, 1993, p. 277-289. ——, « Une leçon magistrale d’orientalisme : l’opus magnum de J. Van Ess », Arabica, 45, 1993, p. 345-402. Given-Wilson C., Chronicles. The Writing of History in Medieval England, Hambledon and London, Londres, 2004. Gjuzelev V., « La participation des Bulgares à l’échec du siège arabe de Constantinople en 717-718 », dans Medieval Bulgaria, Byzantine Empire, Black Sea, Venice, Genoa, Villach, 1988, p. 91-113. 500 bibliographie

Goitein S. D., « The Historical Background of the Erection of the Dome of the Rock », JAOS, 70, 1950. ——, Studies in Islamic History and Institutions, Leiden, E. J. Brill, 1968 [1966]. ——, « A Plea for the Periodization of Islamic History », JAOS, 88/2, 1968, p. 224-228. ——, « The Sanctity of Jerusalem and Palestine in Early Islam », dans S. D. Goitein,Stud- ies in Islamic history and institutions, Leiden, E. J. Brill, 1968 [1966], p. 135-148. ——, « Jerusalem in the Arab Period (638-1099) », The Jerusalem Cathedra, 2, 1982, p. 168-195. Goldziher I., Muhammedanische Studien, 2 vol., Max Niemeyer, Halle, 1890 ; trad. C. R. Barber et S. M. Stern, Muslim studies, 2 vol., Allen et Unwin, Londres, 1967- 1971 ; trad. française partielle par Léon Bercher, Etudes sur la tradition islamique, A. Maisonneuve, Paris, 1952. ——, Le dogme et la loi de l’islam, Geuthner, Paris, 1973. Gordon M. S., The Breaking of the Thousand Swords : A History of the Turkish Military of Sāmarrā, Albany, 2001. Görke A. et Schœler G., Die ältesten Berichte über das Leben Muhammads. Das Korpus ʿUrwa ibn Az-Zubair, Darwin Press, Princeton, 2008. Grabar O., « The Painting of the Six Kings at Qusayṛ ʿAmrah », Ars Orientalis, I, 1954, p. 185-187. ——, Ceremonial and Art at the Umayyad Court, Ph. D. diss., Princeton, 1955. ——, « The Umayyad Dome of the Rock in Jerusalem »,Ars Orientalis, 3, 1959, p. 33-62. ——, « Al-Mushatta, Baghdād and Wāsit ̣», dans J. Kritzeck et R. Bayly Winder, The World of Islam. Studies in honour of Philip K. Hitti, Macmillan & Co., Londres, 1960, p. 99-108. ——, « Umayyad “Palace” and the ʿAbbassid “Revolution” », SI, 18, 1963, p. 5-18. ——, « Qasr al-Hayr al-Sharqi, Preliminary Report », AAAS, 15, 1965, p. 108-120. ——, « The Earliest Islamic Commemorative Structures, Notes and Documents »,Ars Orientalis, 6, 1966, p. 7-46. ——, « Three Seasons of Excavations at Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī », Ars Orientalis, 8, 1970, p. 65-85. ——, « The Date and Meaning of Mšattā », Dumbarton Oaks Papers, 41, 1987, p. 243- 247. ——, La Formation de l’Art Islamique, Flammarion, Paris, 1987. ——, « La place de Qusayr Amrah dans l’art profane du Haut Moyen Age », Cahiers Archéologiques, 36, 1988, p. 75-83. ——, The Shape of the Holy : Early Islamic Jerusalem, Princeton U. P., Princeton, 1996. Grabar O., Holod R., Knustad J. et Trousdale W., City in the desert, Qasr al-Hayr East, 2 vol., Harvard, 1978. Graf G., Geschichte der christlich-arabischen Literatur, 5 vol., Biblioteca Apostolica Vaticana, Le Vatican, 1944-1953. Grafman R. et Rosen-Ayalon M., « The Two Great Syrian Umayyad Mosques : Jerusa- lem and Damascus », Muqarnas, 16, 1999, p. 1-15. Grégoire H., « Comment Sayyid Batṭ âl,̣ martyr musulman du viiie siècle, est-il devenu, dans la légende, le contemporain d’Amer († 863) ? », Byzantion, 11, 1936, p. 571-575. Gregory S. et Kennedy D. (éd.), Sir Aurel Stein’s Limes Report, BAR International Series 272, Oxford, 1985. Grierson P., « The Monetary Reforms of Abd al-Malik. Their Metrological Basis and their Financial Repercussions », JESHO, 3, 1960, p. 241-264. Griffith S. H., « Images, Islam and Christian Icons. A Moment in the Christian/Mus- lim Encounter in Early Islamic Times », dans P. Canivet et J.-P. Rey-Coquais, La Syrie de Byzance à l’Islam : viie-viiie siècles, Actes du colloque international, Lyon et Paris, 11-15 septembre 1990, P.I.F.D., Damas, 1992, p. 121-138. bibliographie 501

——, « Michael, the Martyr and Monk of Mar Sabas Monastery, at the Court of the Caliph ʿAbd al-Malik ; Christian Apologetics and Martyrology in the Early Islamic Period », Aram, 6, 1994, p. 115-148. Grohmann A., Arabic papyri from Hirbat el-Mird, Bibl. Muséon, vol. 52, Louvain, 1963. ——, Arabic Papyri in the Egyptian Library, Egyptian Library Press, Le Caire, 1934. Grumel V., Traité d’études Byzantines I : La chronologie, PUF, Paris, 1958. ——, « Homélie de Saint Germain sur la délivrance de Constantinople », Revue des études byzantines, 16, 1958, p. 183-205. Gaudeul J.-M., « The Correspondence Between Leo andʿ Umar. ʿUmar’s Letter re- discovered ? », Islamochristiana, 10, 1984, p. 109-157. Guenée B., Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Aubier, Paris, 1991. ——, « Les grandes chroniques de France », dans P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, vol. I, Gallimard, Paris, 1997, p. 189-214. ——, « Temps de l’histoire et temps de la mémoire au Moyen Âge », Annuaire Bulletin de la Société d’Histoire de France, 1976-1977, p. 25-35. Guérin A., Terroirs, territoires et peuplement en Syrie méridionale à la période islamique (viie siècle-xvie siècle), Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon II, 1998. ——, « L’occupation abbasside de Nasibin. Typologie et chronologie préliminaires de la céramique prospectée en surface », dans K. Bartl et S. R. Hauser (éd.), Continu- ity and Change in Northern Mesopotamia from the Hellenistic to the Early Islamic Period, Berliner Beiträge zum Vorderen Orient 17, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1996, p. 377-400. ——, « Les territoires de la ville de Damas à la période Abbasside », BEO, LII, 2000, p. 221-241. Guessous A., « Le rescrit fiscal deʿ Umar b. ʿAbd al-ʿAzīz : une nouvelle appréciation », Der Islam, 73, 1996, p. 113-137. Geuenich D. et Oexle O. G. (éd.), Memoria in der Gesellschaft des Mittelalters, Veröf- fentlichungen des Max-Planck-Institus für Geschichte, Göttingen, 1994. Guidi I., Tables alphabétiques du Kitâb al-Aġânî, Brill, Leiden, 1900. Guidoboni E., Catalogue of Ancient Earthquakes in the Mediterranean up to the 10th Century, trad. B. Phillips, Rome, Instituto nazionale di Geofisica, 1994. Guilland R., « L’expédition de Maslama contre Constantinople (717-718) », Al-Machriq, 49, 1955, p. 89-112. Günther S., « Due Results in the Theory of Source-criticism in Medieval Arabic Litera- ture », Al-Abhath, 42, 1994, p. 3-15. Gutas D., Greek Thought, Arabic Culture : The Graeco-Arabic Translation Movement in Baghdad and Early ʿAbbāsid Society (2nd-4th/8th-10th centuries), Routledge, Londres et New York, 1998. Haase Cl.-P., Untersuchungen zur Landschaftsgeschichte Nordsyriens in der Umayyaden- zeit, Kiel, 1975. ——, « Is Madinat al-Far, in the Balik Region of Northern Syria, an Umayyad Founda- tion ? », Aram, 6, 1994, p. 245-257. ——, « Madīnat al-Fār. The Regional Late Antique Tradition of an Early Islamic Foun- dation », dans K. Bartl et S. R. Hauser (éd.), Continuity and Change in Northern Mesopotamia from the Hellenistic to the Early Islamic Period, Berliner Beiträge zum Vorderen Orient 17, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1996, p. 165-171. ——, « Une ville des débuts de l’Islam d’après les fouilles effectuées à Madinat al-Far (Syrie du Nord). Les premières fondations urbaines umayyades », Archéologie Isla- mique, 11, 2001, p. 7-20. ——, « The Excavations at Madinat al-Far/Hisn Maslama on the Balikh Road », dans H. Kennedy (éd.), Muslim Military Architecture in Greater Syria. From the Coming of Islam to the Ottoman Period, Brill, Leiden, 2006, p. 54-60. 502 bibliographie

Habermas J., Logique des sciences sociales et autres essais, PUF, Paris, 1987. Halbwachs M., Les cadres sociaux de la mémoire, Alcan, Paris, 1925. ——, La Mémoire collective, PUF, Paris, 1950. Haldon J. et Conrad L. I. (éd.), Elites Old and New in the Byzantine and Early Islamic Near East, The Darwin Press (The Byzantine and Early Islamic Near East VI), Princeton, 2004. Haldon J. F., « Seventh-Century Continuities : the Ajnād and the “Thematic Myth” », dans A. Cameron (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East III : States, Resources and Armies, The Darwin Press, Princeton, 1995, p. 379-423. ——, Byzantium in the Seventh Century. The Transformation of a Culture, Cambridge U. P., Cambridge, 1990. Halevi L., Muhammad’s Grave: Death Rites and the Making of Islamic Society, Colum- bia U. P., New York, 2007. Hansen I. L. et Wickham C. (éd.), The Long Eighth Century. Production, Distribution and Demand, Brill, Leiden, 2000. Hamidullah M., « Le livre des généalogies d’al-Baladhûrî », BEO, XIV, 1952-1954. ——, « La lettre du Prophète à Héraclius et le sort de l’original », Arabica, 2/1, 1955, p. 97-110. ——, Six originaux des lettres du prophète de l’islam, Paris, 1985. Hamilton R. W., Khirbat al-Mafjar. An Arabian Mansion in the Jordan Valley, Oxford, 1959. ——, Walid and his Friends. An Umayyad Tragedy, Oxford U. P., Oxford, 1988. ——, « An Eighth-Century Water-Gauge at al-Muwaqqar », Quarterly of the Depart- ment of Antiquities of Palestine, 12, 1946, p. 70-72. Harley J. B. et Woodward D. (éd.), Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, The history of Cartography, vol. 2/1, The University of Chicago press, Chicago & Londres, 1992. Harrak A., « Ah ! The Assyrian is the Rod of my Hand !: Syriac View of History after the Advent of Islam », dans J. J. Van Ginkel et al., Redefining Christian Identity. Cultural Interaction in the Middle East since the Rise of Islam, Peeters, Louvain, 2005, p. 45-65. ——, « La victoire arabo-musulmane selon le chroniqueur de Zuqnin (viiie siècle) », dans M. Debié (éd.), L’historiographie syriaque, Geuthner, Paris, 2009, p. 89-105. Hartmann A., « Rethinking Memory and Remaking History : Methodological Approaches to “Lieux de mémoire” in Muslim Societies », dans A. Pellitteri (éd.), Mağāz : culture e contatti nell’area del Mediterraneo. Il ruolo dell’Islam. Atti 21. Congresso UEAI, Palermo, 2002, Università di Palermo, Palerme, 2003, p. 51-61. ——, Geschichte und Erinnerung im Islam, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 2004. Hartmann A., Damir-Geilsdorf S. et Hendrich B., Mental Maps – Raum – Erinnerung Kulturwissenschaftliche Beiträge zum Verhältnis von Raum und Erinnerung, Lit., Münster, 2004. Hartmann R., « Der Sufyānī » dans F. Hvidberg (éd.), Studia Orientalia Ioanni Peder- sen Septuagenario. A. D. VII Id. Nov. Anno MCMLIII a Collegis Discipulis Amicis Dicata., E. Munksgaard, Copenhague, 1953, p. 141-151. Haverkamp A. et Lachmann R. (éd.), Memoria. Vergessen und Erinnern, Munich, 1993. Hawting G. R., « The Umayyads and the ̣Hijāz », Proceedings of the 5th Seminar for Arabian Studies, Londres, 1972. ——, The First Dynasty of Islam : the Umayyad Caliphate, AD 661-750, Southern Illi- nois University Press, Carbondale, 2000 [1987]. ——, The Idea of Idolatry and the Emergence of Islam, Cambridge U. P., Cambridge, 1999. ——, « Khālid b. ʿAbd Allāh al-Qasrī », E. I.2, [s. v.] bibliographie 503

——, « Marwān II b. Muḥammad b. Marwān b. Ḥakam », E. I.2, [s. v.] ——, « Umayyads », E. I.2, [s. v.] Heck P., The Construction of Knowledge in Islamic Civilization. Qudāma b. Jaʿfar and his Kitāb al-kharāj wa sinạ̄ ʿat al-kitāba, Brill, Leiden, 2002. Heidemann S., « The Merger of Two Currency Zones in Early Islam. The Byzantine and Sasanian Impact on the Circulation in Former Byzantine Syria and Northern Mesopotamia », Iran, XXXVI, 1998, p. 95-112. ——, « Al-ʿAqr, das islamische Assur : Ein Beitrag zur historischen Topographie in Nordmesopatamien », dans K. Bartl, S. R. Hauser, Continuity and Change in North- ern Mesopotamia from the Hellenistic to the Early Islamic Period, Berliner Beiträge zum Vorderen Orient 17, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1996, p. 259-285. ——, « Die Fundmünzen von Ḥarrān und ihr Verhältnis zur lokalen Geschichte », BSOAS, 65/2, 2002, p. 267-299. ——, « Die Geschichte von ar-Raqqa/ar-Râfiqa – ein Überblick », dans S. Heidemann et A. Becker (éd.), Raqqa II. Die islamische Stadt, Philipp von Zabern, Mainz, 2003, p. 9-56. ——, « Numismatische Quellen », dans S. Heidemann et A. Becker (éd.), Raqqa II. Die islamische Stadt, Philipp von Zabern, Mainz, 2003, p. 113-196. Heidemann S. et Becker A. (éd.), Raqqa II. Die islamische Stadt, Philipp von Zabern, Mainz, 2003. Helms S., Early Islamic Architecture of the Desert : A Bedouin Station in Eastern Jor- dan, Edinburgh U. P., Edinburgh, 1990. Herzfeld E., « ʿAmra », E. I.1, [s. v.] ——, « Die Könige der Erde », Der Islam, 21, 1933, p. 233-236. Hill D. R., The Termination of Hostilities in the Early Arab Conquests, A.D. 634-656, Luzac, Londres, 1971. ——, « Mathematics and Applied Science », dans M. J. L. Young, J. D. Latham et R. B. Serjeant (éd.), Religion, Learning and Science in the ʿAbbasid Period, The Cam- bridge History of Arabic Literature, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, p. 248-273. Hillenbrand R., « Islamic Art at the Crossroads : East Versus West at Mshattā », dans A. Daneshvari (éd.), Essays in Islamic Art and Architecture in Honor of Katharina Otto-Dorn, Undena Publications, Malibu, 1981, p. 63-86. ——, « La Dolce Vita in Early Islamic Syria : the Evidence of Later Umayyad Palaces », Art History, 5/1, 1982, p. 1-35. ——, « ʿAnjar and Early Islamic Urbanism », dans G. P. Brogiolo et B. Ward-Perkins, The Idea and Ideal of the Town between Late Antiquity and the Early Middle Ages, Brill, Leiden, 1999, p. 59-98. ——, Islamic Architecture: Form, Function, and Meaning, Edinburgh U. P., Edinburgh, 2000. Hinz W., Islamische Masse und Gewichte, Brill, Leiden, 1955. Hitti Ph. K., History of Syria including Lebanon and Palestine, London, Macmillan & Co. Ltd, 1951. Hodgson M. G. S., The Venture of Islam. Conscience and History in a world civiliza- tion, 3 vol., Chicago, 1974. Hopkins J. F. P., « Geographical and Navigational Literature », dans M. J. L. Young, J. D. Latham et R. B. Serjeant (éd.), Religion, Learning and Science in the ʿAbbasid Period, The Cambridge History of Arabic Literature, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, p. 301-327. Howard-Johnston J., « The Two Great Powers in Late Antiquity : a Comparison », dans A. Cameron (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East III : States, Resources and Armies, The Darwin Press, Princeton, 1995, p. 157-226. Hoyland R. G., « The Content and Context of Early Arabic Inscriptions »,JSAI , 21, 1997, p. 77-102. 504 bibliographie

——, « Arabic, Syriac and Greek Historiography in the First Abbasid Century : an Inquiry into Inter-Cultural Traffic »,Aram , 3, 1991, p. 211-233. ——, « The Correspondance of Leo III (717-741) andʿ Umar II (717-720) », Aram, 6, 1994, p. 165-177. ——, Seeing Islam as Others Saw it : A Survey and Evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian Writings on Early Islam, The Darwin Press, Princeton, 1997. ——, Arabia and the Arabs: From the to the Coming of Islam, Routledge, Londres et New York, 2001. ——, « New Documentary Texts and the Early Islamic State », BSOAS, 69/3, 2006, p. 395-416. ——, « History, Fiction and Autorship in the First Centuries of Islam », dans J. Bray (éd.), Writing and Representations in Medieval Islam. Muslim Horizons, Routledge, Londres et New York, 2006, p. 16-46. Hrbek I., « Bulghār », E. I.2, [s. v.] Humphreys R. S., « Qurʾanic Myth and Narrative Structure in Early Islamic Histori- ography », dans F. M. Clover et R. S. Humphreys (éd.), Tradition and Innovation in Late Antiquity, The University of Wisconsin Press, Madison, 1989, p. 271-290. ——, Islamic History. A Framework for Inquiry, Princeton U. P., Princeton, 1991. ——, « Taʾrīkh », E. I.2, [s. v.] ——, Muʿawiya ibn Abi Sufyan. From Arabia to Empire, Oneworld, Oxford, 2006. ——, « Syria », dans Ch. F. Robinson (éd.), The New Cambridge History of Islam, vol. I : The Formation of the Islamic World, Sixth to Eleventh Centuries, Cambridge Uni- versity Press, Cambridge, 2010, p. 508-542. Ḥ usayn Ṭ., Fī al-šiʾr al-jāhilī, Matbạ ʿat Dār al-Kutub al-Misriya,̣ Le Caire, 1926. Illisch L., Sylloge Numorum Arabicorum Tübingen, Palästina. IVa Bilād aš-Šām I, Tübingen, 1993. Imbert F. et Bacquey S., « Sept graffiti arabes au palais de Mušattā »,ADAJ , 33, 1989, p. 259-267. Imbert F., « Inscriptions et graffiti arabes de Jordanie : quelques réflexions sur l’établis- sement d’un récent corpus », Quaderni di Studi Arabi, 16, 1998, p. 45-58. ——, « La nécropole islamique de Qastaḷ al-Balqāʾ en Jordanie », Archéologie Islamique, 3, 1992, p. 17-59. ——, « Inscriptions et espaces d’écriture au Palais d’al-Kharrâna en Jordanie », SHAJ, V, 1995, p. 403-416. ——, Corpus des inscriptions arabes de Jordanie du Nord, thèse de doctorat, Université de Provence, Aix-Marseille 1, 1996. ——, « Note épigraphique et paléographique. L’inscription peinte sur le baldaquin », dans Cl. Vibert-Guigue, Les peintures de Qusayr ‘Amra. Un bain omeyyade dans la bâdiya jordanienne, Beyrouth, Ifpo/Department of Antiquities of Jordan, 2007, p. 45-46. Innes M., « Memory, Orality and Literacy in an Early Medieval Society », Past and Present, 158, 1998, p. 3-36. ——, « People, Places and Power in the Carolingian World : a Microcosm », dans M. De Jong et F. Theuws (éd.), Topographies of Power in the Early Middle Ages, Brill, Leiden, 2001, p. 397-437. ——, « Keeping in the Family : Women and Aristocratic Memory, 700-1200 », dans E. van Houts (éd.), Medieval Memories : Men, Women and the Past, 700-1300, Pear- son Education Limited, Harlow, 2001, p. 17-35. Ishaq Y. M., « The Significance of the Syriac Chronicle of Pseudo-Dionysius of Tel Maḥrē. A Political, Economical and Administrative Study of Upper Mesopotamia in the Umayyad and Abbasid Ages », Orientalia Suecana, XLI–XLII, 1992-1993, p. 106-118. Jacobi R., « Al-Mufaḍḍaliyyāt », E. I.2, [s. v.] bibliographie 505

Jalabert C., « Comment Damas est devenue une métropole islamique », BEO, 53-54, 2001-2002, p. 13-42. ——, Hommes et lieux dans l’islamisation de l’espace syrien (ier/viie–viie/xiiie siècles), Thèse de doctorat, Université de Paris I, 2004. Jaussen A. et Savignac M.-R., Mission archéologique en Arabie. III. Les châteaux arabes de Qeseir ʿAmra, Haraneh et Tuba, Paris, 1922. Jayyusi S. K., « Umayyad Poetry », dans A. F. L. Beeston (éd.), Arabic Literature to the End of the Umayyad Period, Cambridge U. P., Cambridge, 1983, p. 387-432. Jeffery A., « Ghevond’s Text of the Correspondence betweenʿ Umar II and Leo III », Harvard Theological Review, 37, 1944, p. 277-330. Jeffreys E., « Notes Towards a Discussion of the Depiction of the Umayyads in Byzantine Literature », dans J. Haldon et L. I. Conrad (éd.), Elites Old and New in the Byzantine and Early Islamic Near East, The Darwin Press, Princeton, 2004, p. 133-147. Johns J., « Islamic Settlement in Arḍ al-Karak », SHAJ, 4, 1992, p. 363-368. ——, (éd.), Bayt al-Maqdis. ʿAbd al-Malik’s Jerusalem, Oxford Studies in Islamic Art, vol. 9, part 2, Oxford U. P., Oxford, 1999. ——, « Archaeology and the History of Early Islam : The First Seventy Years »,JESHO , 46/4, 2003, p. 411-436. Judd S. C., The Third Fitna : Orthodoxy, Heresy and Coercition in Late Umayyad His- tory, Ph. D. diss., University of Michigan, 1997. ——, « Ghaylan al-Dimashqi : the Isolation of an Heretic in Islamic Historiography », IJMES, 31, 1999, p. 161-184. ——, « Ibn ʿAsākir’s Sources for the Late Umayyad Period », dans J. Lindsay (éd.), Ibn ʿAsākir and Early Islamic History, Darwin Press, Princeton, 2001, p. 78-99. ——, « Competitive Hagiography in Biographies of al-Awzāʿī and Sufyān al-Thawrī », JAOS, 122/1, 2002, p. 25-37. ——, « Character Development in al-Ṭabarī’s and al-Balādhurī’s Narratives of Late Umayyad History », dans S. Günther (éd.), Insights into Arabic Literature and Islam : Ideas, Concepts and Methods of Portrayal, Brill, Leiden, 2005, p. 209-26. ——, « Reinterpreting al-Walīd b. Yazīd », JAOS, 128/3, 2008, p. 439-458. ——, « Medieval Explanations for the Fall of the Umayyads », dans A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 89-104. Juynboll G. H. A., Muslim Tradition : Studies in Chronology, Provenance and Author- ship of Early Ḥ adīth, Cambridge U. P., Cambridge, 1983. Kaegi W. E., Byzantium and the Early Islamic Conquests, Cambridge U. P., Cam- bridge, 1992. Karcz I., « Implications of Some Early Jewish Sources for Estimates of Earthquake Hazard in the Holy Land », Annals of Geophysics, 47/2-3, 2004, p. 759-792. Karev Y., « La politique d’Abū Muslim dans le Māwarāʾannahr. Nouvelles données textuelles et archéologiques », Der Islam, 79/1, 2002, p. 1-45. Kassis A., Yon J.-B., Badwi A., « Les inscriptions syriaques du Liban : bilan archéolo- gique et historique », dans F. Briquel-Chatonnet, M. Debié et A. Desreumaux (éd.), Les inscriptions syriaques, Geuthner, Paris, 2004, p. 29-43. Kaufhold H., « Notizen zur späten Geschichte des Barsaumô-Klosters », Hugoye, 3/2, 2000. Kazimirski A. de Biberstein, Dictionnaire Arabe-Français, 2 vol., Le Caire, 1875. Keaney H. N., Remembering Rebellion : ʿUthmān b. ʿAffān in Medieval Islamic Histori- ography, Ph. D. diss., University of California, 2003. Kellner-Heinkele B., « Rusâfa in den arabischen Quellen », dans D. Sack (éd.), Resafa IV. Die Grosse Moschee von Resafa-Rusāfaṭ Hišām, Mainz, 1996, p. 133-154. Kennedy E. S. et Pingree D., The Historical Astrology of Māshāʾallāh, Harvard U. P., Cambridge (Mass.), 1971. 506 bibliographie

Kennedy H., The Early Abbasid Caliphate. A Political History, Croom Helm, Londres, 1981. ——, « Central Government and Provincial Élites in the Early ʿAbbasid Caliphate », BSOAS, 44, 1981, p. 26-38. ——, « Succession Disputes in the Early Abbasid Caliphate (132/749-193/809) », dans R. Hillenbrand (éd.), Union européenne des arabisants et islamisants, 10th Congress, Endinburgh 1980: Proceedings, Edinburgh, 1982. ——, « From Polis to Madina : Urban Change in Late Antique and Early Islamic Syria », Past and Present, 106, 1985, p. 3-27. ——, « Concluding Remarks », dans G. D. R. King et A. Cameron (éd.), The Byzan- tine and Early Islamic Near East II : Land Use and Settlement Patterns, The Darwin Press, Princeton, 1994, p. 267-270. ——, « From Oral Tradition to Written Record in Arabic Genealogy », Arabica, 44/4, 1997, p. 531-544. ——, « Islam », dans G. W. Bowersock, P. Brown et O. Grabar (éd.), Late Antiquity. A Guide to the Post-Classical World, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Mass.) et Londres, 1999, p. 219-237. ——, The Armies of the Caliphs. Military and Society in the Early Islamic State, Routledge, Londres et New York, 2001. ——, An Historical Atlas of Islam, Atlas historique de l’Islam, Brill, Leiden, 2002. ——, « Caliphs and their chroniclers in the Middle Abbasid period (third/ninth cen- tury) », Texts Documents and Artefacts. Islamic Studies in Honour of D. S. Richards, éd. Ch. F. Robinson, Brill, Leiden, 2003, p. 17-35. ——, « Al-Walīd II », E. I.2, [s. v.] ——, The Prophet and the Age of the Caliphates : the Islamic Near East from the Sixth to the Eleven Century, New York, 2004 [1987]. ——, When Baghdad Ruled the Muslim World. The Rise and Fall of Islam’s Greatest Dynasty, Da Capo Press, Cambridge, 2005. ——, « Elite Incomes in the Early Islamic State », dans J. Haldon et L. I. Conrad (éd.), Elites Old and New in the Byzantine and Early Islamic Near East, The Darwin Press, Princeton, 2004, p. 1-28. ——, (éd.), Al-Ṭabarī. A Medieval Muslim Historian and his Work, TheDarwin Press, Princeton, 2008. Kessler C., « ʿAbd al-Malik’s Inscription in the Dome of the Rock : a Reconsideration » JRAS, 1970, p. 2-14. Khalidi T., Islamic Historiography : The Histories of al-Masʿūdī, State University of New York Press, Albany, 1975. ——, Arabic Historical Thought in the Classical Period, Cambridge U. P., Cambridge, 1994. Khamis E., « Two Wall Mosaic Inscriptions from the Umayyad Market Place in Bet Shean/Baysān », BSOAS, 64/2, 2001, p. 159-176. Khazanov A. M., Nomads and the Outside World, The University of Wisconsin Press, Madison, 1994 [1983]. Khoury N. N. N., « The Dome of the Rock, the Kaʿba, and Ghumdan : Arab Myths and Umayyad Monuments », Muqarnas, 10, 1993, p. 57-65. Khoury R. G., « Kalif, Geschichte und Dichtung : Der jemenitische Erzähler ʿAbīd Ibn Šarya am Hofe Muʿāwiyas », Zeitschrift für arabische Linguistik, 25, 1993, p. 204-218. ——, Wahb b. Munabbih, Harrassowitz, Wiesbaden, 1972. Khoury Ph. S. et Kostiner J. (éd.), Tribes and State Formation in the Middle East, University of California Press, Berkeley, 1990. Kilpatrick H., Making the Great Book of Songs. Compilation and the Author’s Craft in Abū l-Faraj al-Isbahānī’s Kitāb al-aghānī, RoutledgeCurzon, Londres, 2003. bibliographie 507

——, « Monasteries Through Muslim Eyes: the Diyārāt Books », dans D. Thomas (éd.), Christian at the Heart of Islamic Rule. Church Life and Scholarship in ‘Abbasid Iraq, Brill (The History of Christian-Muslim Relations), Leiden, 2003, p. 19-37. ——, « ʿUmar ibn ʿAbd al-ʿAzīz, al-Walīd ibn Yazīd and their Kin : Images of the Umayyads in the Kitāb al-Aghānī », dans A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 63-87. Kimber R. A., « Hārūn al-Rashīd’s Meccan Settlement of AH 186/AD 802 », OPSAS, 1, 1986, p. 55-79. ——, « The Succession to the Caliph Mūsā al-Hādī »,JAOS , 121/3, 2001. Kimber R., Vazquez C., « Al-Maʾmun and Baghdad: the nomination of ʿAli al-Rida », Actas XVI Congreso UEAI, Salamanca: Agencia Espanola de Cooperacion Interna- cional, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, Union Europeenne d’Arabisants et d’Islamisants, 1995, p. 275-280. King D. A., « Astronomy », dans M. J. L. Young, J. D. Latham et R. B. Serjeant (éd.), Religion, Learning and Science in the ʿAbbasid period, The Cambridge History of Arabic literature, Cambridge U. P., Cambridge, 1990, p. 274-289. King G. D. R., « The Distribution of Sites and Routes in the Jordanian and Syrian Deserts in the Early Islamic Period », Proceedings of the Twentieth Seminar for Ara- bian Studies, Londres, 1987, p. 91-105. ——, « Settlement Patterns in Islamic Jordan : the Umayyads and their Use of the Land », SHAJ, 4, 1992, p. 369-375. King G. D. R. et Cameron A. (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East II : Land Use and Settlement Patterns, The Darwin Press, Princeton, 1994. Kister M. J., « The Battle of ̣arraH : Some Socio-Economic Aspects », dans M. Rosen- Ayalon (éd.), Studies in Memory of Gaston Wiet, Hebrew University of Jerusalem, Jérusalem, 1977, p. 33-49. ——, « The Seven Odes : Some Notes on the Compilation of the Muʿallaqāt », RDSO, 44, 1970, p. 27-36. Kohlberg E., « Al-Rāwandiyya », E. I.2, [s. v.] ——, « Some Imāmī Shīʿī Interpretations of Umayyad History », dans G. H. A. Juyn- boll, Studies on the First Century of Islamic Society, Southern Illinois U. P., Carbon- dale et Edwardsville, 1982, p. 145-159. ——, « Muḥammad b. ʿAlī, dit Al-Bāqir », E. I.2, [s. v.] Konrad C., « Resafa-Rusafat Hisham (Syrien), Archäologische Untersuchungen I. Das Gebäude [FP 220], ein umaiyadischer Qasr », Jahrbuch MSD 2006-08 (Technische Universität Berlin), 2008, p. 37. (Disponible à cette adresse : http://baugeschichte.a .tu-berlin.de/hbf-msd/ [consulté le 10 juin 2010]) Kooper E. (éd.), The Medieval Chronicle. Proceedings of the 1st International Con- ference on the Medieval Chronicle, Driebengen/Utrecht 13-16 July 1996, Rodopi, Amsterdam et Atlanta, 1999. ——, The Medieval Chronicle II. Proceedings of the 2nd International Conference on the Medieval Chronicle, Driebengen/Utrecht 16-21 July 1996, Rodopi, Amsterdam et New York, 2002. Koren J. et Nevo Y. D., Crossroads to Islam. The Origins of the Arab Religion and the Arab State, Prometheus Books, New York, 2003. Kraemer C. J., Excavations at Nessana, Non-literary papyri, Princeton 1958. Kränzle A., « Der abwesende König. Überlegungen zur Ottonischen Königsherr- schaft », Frühmittelalterliche Studien, 31, 1997, p. 120-157. Krenkow F., « The Two Oldest Books on Arabic Folklore »,Islamic Culture, II, 1928, p. 55-89, 204-236. Kurat A. N., « Abū Muḥammad Aḥmad b. Aʿthām al-Kūfī’s Kitāb al-Futūḥ and its Importance Concerning the Arab Conquest in Central Asia and the Khazars », Ankara Universitesi, Dil ve Tarih-Cografiya Fakultesi Dergisi, 8, 1949, p. 274-282. 508 bibliographie

Kurd ʿAlī M., Kitāb ḫitaṭ ̣ al-Šām, 6 vol., Matbạ ʿat al-ḥadīt,̠ Damas, 1925. Lammens H., « L’ancienne frontière entre la Syrie et le Ḥ idjâz (Notes de géographie historique) », Bulletin de l’I.F.A.O., 14, 1918, p. 69-96. ——, « Le “Sofiânî” héros narional des Arabes syriens »,Bulletin de l’I.F.A.O., 21, 1923, p. 131-144. ——, « La “Bâdia” et la “Hîra” sous les Omaiyades. Un mot à propos de Mshattâ », Mélanges de la faculté orientale de Beyrouth, IV, 1910, p. 91-112. ——, Études sur le siècle des Omayyades, Beyrouth, 1930. ——, La Syrie. Précis historique, 2 vol., Imprimerie Catholique, Beyrouth, 1921. ——, « Le chantre des Omiades », JA, 9/4, 1894, p. 94-176, 193-241, 381-459. ——, « Maslama b. ʿAbd al-Malik », E. I.1, [s. v.] Lancaster W., The Rwala Bedouin Today, Cambridge U. P., Cambridge, 1981. Landau-Tasseron E., « The “Cyclical Reform” : A Study of theMujaddid Tradition », SI, 70, 1989, p. 79-117. ——, « Sayf Ibn ʿUmar in Medieval and Modern Scholarship », Der Islam, 67/1, 1990, p. 1-26. ——, « On the Reconstruction of Lost Sources », Al-Qantarạ , 25, 2004, p. 45-91. Lang K., Awāʾil in Early Arabic Historiography : Beginnings and Identity in the Middle Abbasid Empire, Ph. D. diss., Chicago, 1997. Langlamet F., « Pour ou contre Salomon ? La rédaction pro-salomonienne de I Rois I-II », Revue Biblique, 83, 1976, p. 321-379 et 481-528. Laoust H., « Ibn Katīr̠ historien », Arabica, 2/1, 1955, p. 42-88. ——, Les schismes dans l’islam, Paris, Payot, 1965. ——, « Ibn al-Djawzī », E. I.2, [s. v.] ——, « Ibn Kathīr », E. I.2, [s. v.] Lapidus, I. « The Separation of the State and Religion in the Development of Early Islamic Society », IJMES, 6, 1975, p. 363-385. Lassner J., The Shaping of Abbassid Rule, Princeton U.P., Princeton, 1980. ——, Islamic Revolution and Historical Memory. An Inquiry into the Art of ʿAbbāsid Apologetics, American Oriental Society, New Haven, 1986. ——, « Did the Caliph Abu Jaʿfar al-Mansūṛ Murder his Uncle ʿAbdallūh b. ʿAlī, and other Problems within the Ruling House of the ʿAbbasids », dans M. Rosen-Ayalon (éd.), Studies in Memory of Gaston Wiet, Hebrew University of Jerusalem, Jérusa- lem, 1977, p. 69-99. ——, « The ʿAbbasid Dawla : An Essay on the Concept of Revolution in Early Islam », dans F. M. Clover et R. S. Humphreys (éd.), Tradition and Innovation in Late Antiquity, Wisconsin U. P., Madison, 1989, p. 247-270. ——, The Middle East Remembered. Forged Identities, Competing Narratives, Contested Spaces, The University of Michigan Press, Ann Arbor, 2000. Laurens H., La bibliothèque orientale de Barthélemi d’Herbelot, Paris, 1978. Lavenant R. (éd.), V Symposium Syriacum 1988, Pont. Institutum Studiorum Orien- talium, Rome, 1990. Lauwers M., La mémoire des ancêtres, le souci des morts : morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, xie–xiiie siècles), Beauchesne, Paris, 1997. ——, « Memoria. À propos d’un objet d’histoire en Allemagne », dans J.-C. Schmitt et O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 105-126. Lebecq S., Les origines franques ve–ixe siècle, Points, Éditions du Seuil, Paris, 1990. Lecker M., « Bibliographical Notes on Ibn Shihāb al-Zuhrī », JSS, 41, 1996, p. 26-63. ——, Compte-rendu de « Sayf b. ʿUmar al-Tamīmī (m.180/796), Kitāb al-Ridda wa’l- futūḥ and Kitāb al-Jamal wa masīr ʿĀʾisha wa ʿAlī, A Facsimile Edition of the Frag- ments Preserved in the University Library of Imām Muḥammad Ibn Saʿūd Islamic bibliographie 509

University in Riyadh, Saʿudi Arabia, éd. Q. al-Samarrai, 2 vol., Smitskamp Oriental Antiquarium, Leiden, 1995 », JAOS, 119/3, 1999, p. 533. ——, « Al-Zuhrī », E. I.2, [s. v.] Lecomte G., Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, P. I. F. D., Damas, 1965. ——, « Ibn Qutayba », E. I.2, [s. v.] Leder S., « Authorship and Transmission in Unauthored Literature. The Akhbār Attributed to al-Haytham ibn ʿAdī », Oriens, 31, 1988, p. 67-81. ——, Das Korpus al-Hait̠am ibn ʿAdī (st. 207/822). Herkunft, Überlieferung, Gestalt früher Texte der Ahbar Literatur, Vittorio Klostermann, Francfort, 1991. ——, « Features of the Novel in Early Historiography – the Downfall of Xālid al-Qasrī », Oriens, 32, 1990, p. 72-96. ——, « The Literary Use of the Khabar : A Basic Form of Historical Writing », dans A. Cameron et L. I. Conrad (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East I : Prob- lems in the Literary Source Material, The Darwin Press, Princeton, 1992, p. 277-315. ——, « Conventions of Fictional Narration in Learned Literature », dans S. Leder (éd.), Story-Telling in the Framework of Non-Fictional Arabic Literature, Wiesbaden, 1998, p. 34-60. ——, « Heraklios erkennt den Propheten. Ein Beispiel für Form und Entstehungsweise narrativer Geschichtskonstruktionen », ZDMG, 151/1, 2001, p. 1-42. ——, « al-Wāqidī », E. I.2, [s. v.] ——, « al-Sūlị̄ », E. I.2, [s. v.] Le Goff J.,Histoire et mémoire, Gallimard, Paris, 1988. ——, Saint Louis, Gallimard, Paris, 1996. Leisten T., « Balis. Preliminary Report on the Campaigns 1996 & 1998 », Berytus, 44, 1999-2000, p. 35-57. ——, « The Umayyad Complex at Balis. Scientific Report Regarding the activities of the Cooperative Project of the Syrian Directorate of Antiquities and Princeton Univer- sity in the Summer of 2002 », AAAS, 47-48, 2004-2005, p. 251-270. ——, « For Prince and Country(side) – the Marwanid Mansion at Balis on the Euphra- tes », dans K. Bartl et A. R. Moaz (éd.), Residences, Castles, Settlements. Transforma- tion Processes from Late Antiquity to Early Islam in Bilad al-Sham. Proceedings of the International Conference held at Damascus, 5-9 November 2006, Verlag Marie Leidorf GmbH, Rahden/Westf., 2009, p. 377-394. Lellouch B. et Yerasimos S., Les traditions apocalyptiques au tournant de la chute de Constantinople, Actes de la Table ronde d’Istanbul (13-14 avril 1996), L’Harmattan, Paris, 1996. Le Strange G., Palestine under the Moslems. A description of Syria and the Holy Land from A.D. 650 to 1500, Boston et New York, 1890, réimpression Beyrouth Khayats Oriental Reprints, 1965. Lévi I., « Une apocalypse judéo-arabe », Revue des études juives, 67, 1914, p. 178-182. Lewinstein K., « The Azāriqa in Islamic heresiography »,BSOAS , 54, 1991, p. 251-268. ——, « Making and Unmaking a Sect : The Heresiographers and the ufriyyaṢ », SI, LXXVI, 1992, p. 75-96. Lewis B. et Holt P.M., Historians of the Middle East, Oxford U. P., Londres, 1962. Lewis B., « An Apocalyptic Vision of Islamic History », BSOAS, 13/2, 1950, p. 308-338. ——, « ʿAlī al-Riḍā », E. I.2, [s. v.] ——, « The Regnal Titles of the First Abbasid Caliphs »,Dr Zaki Husain Presentation Volume, New Delhi, 1968. ——, « On Revolutions in Early Islam », SI, XXXII, 1970, p. 215-231. ——, « Islamic Concepts of Revolution », dans P. J. Vatikiotis (éd.), Revolution in the Middle East, Londres, 1972, p. 30-40. ——, Les Arabes dans l’histoire, Aubier, Paris, 1993. ——, « Perceptions musulmanes de l’histoire et de l’historiographie », Itinéraires d’Orient. Hommage à Claude Cahen, Res Orientales, VI, 1994, p. 77-81. 510 bibliographie

——, Islam, Quarto, Gallimard, Paris, 2005. Lilie R. J., « Araber und Themen. Zum Einfluss der arabischen Expansion auf die byzantinische Militärorganisation », A. Cameron (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East III : States, Resources and Armies, The Darwin Press, Princeton, 1995, p. 425-460. ——, Die byzantinische Reaktion auf die Ausbreitung der Araber : Studien zur Struk- turwandlung des byzantinischen Staates im 7. und 8. Jhd., Institüt für Byzantinistik und neugriechische Philogie der Universität, Munich, 1976. Lindholm C., « Kinship Structure and Political Authority : The Middle East and Cen- tral Asia », Comparative Studies in Society and History, 28/2, 1986, p. 334-355. Lindsay J. (éd.), Ibn ʿAsākir and Early Islamic History, The Darwin Press, Princeton, 2001. ——, « Caliphal and Moral Exemplar ? ʿAlī Ibn ʿAsākir’s Portrait of Yazīd b. Muʿāwiya », Der Islam, 74/2, 1997, p. 250-278. ——, « Damascene Scholars During the Fātimiḍ Period : an Examination of ʿAlī b. ʿAsākir’s Taʾrīkh Madīnat Dimashq », Al-Masāq, 7, 1994, p. 35-75. Lorenz Ch., « Comparative Historiography : Problems and Perspectives », History and Theory, 38/1, 1999, p. 25-39. Luz N., « The Construction of an Islamic City in Palestine. The Case of Umayyad al-Ramla », JRAS, 3.7.1, 1997, p. 27-54. Lyons J., The House of Wisdom. How the Arabs Transformed Western Civilization, Bloomsbury Press, New York, 2009. Lyons M. C., The Arabian Epic. Heroic and Oral Story-Telling, 3 vol., University of Cambridge Oriental Publications, Cambridge, 1995. Macadam H. I., « Some Notes on the Umayyad Occupation of North-East Jordan », dans Ph. Freeman et D. Kennedy (éd.), The Defence of the Roman and Byzantine East. Proceedings of a Colloquium held at the University of Sheffield in April 1986, II, 1986, p. 531-547. ——, « Settlements and Settlement Patterns in Northern and Central Transjordania, ca 550-ca 750 », dans G. D. R. King et A. Cameron (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East II : Land Use and Settlement Patterns, The Darwin Press, Princ- eton, 1994, p. 49-94. Macler F., « Les apocalypses apocryphes de Daniel », Revue d’histoire des religions, 33, 1896, p. 37-53, 163-176 et 288-319. Madelung W., « New Documents Concerning al-Maʾmūn, al-Faḍl b. Sahl and ʿAlī al-Riḍā », dans Wadad al-Qaḍī (éd.), Studia Arabica et Islamica, Festschrift for Iḥsān ʿAbbās on his Sixtieth Birthday, American University of Beirut, Beyrouth, 1981, p. 333-346. ——, « ʿAbd Allāh b. al-Zubayr and the Mahdi », JNES, 40, 1981, p. 291-305. ——, « The Sufyānī between Tradition and History »,SI , 63, 1984, p. 5-48. ——, « Apocalyptic Prophecies in Ḥims ̣ in the Umayyad Age », JSS, 31/2, 1986, p. 141-185. ——, « Abū’l-ʿAmaytaṛ the Sufyānī », JSAI, 24, 2000, p. 327-342. ——, « al-Mahdī », E. I.2, [s. v.] ——, « Zayd b. ʿAlī », E. I.2, [s. v.] Mahé J.-P., « Entre Moïse et Mahomet : réflexions sur l’historiographie arménienne », Revue des études arméniennes, 23, 1992, p. 121-153. Marín M., « Constantinopla en los geografos arabes », Erytheia, 9/1, 1988, p. 49-60. Marin-Guzman R., Popular Dimensions of the ʿAbbasid Revolution : A Case Study of Medieval Islamic Social History, Fulbright-Laspau, Cambridge Mass., 1990. ——, « Theʿ Abbasid Revolution in Central Asia and Khurāsān : An Analytical Study of the Role of Taxation, Conversion, and Religious Groups in its Genesis », Islamic Studies, 33, 1994, p. 227-252. Marmardji A. S., Textes géographiques arabes sur la Palestine, Paris, 1951. bibliographie 511

Marmorstein A., « Les signes du Messie », Revue des études juives, 52, 1906, p. 176-186. Marquet Y., « Le šīʿisme au ixe siècle à travers l’histoire de Yaʿqūbī », Arabica, 19/1, 1972, p. 1-45 et 19/2, 1972, p. 101-138. Marsham A., Rituals of Islamic Monarchy. Accession and Succession in the First Mus- lim Empire, Edinburgh University Press, Edimbourg, 2009. ——, « The Early Caliphate and the Inheritance of Late Antiquity (c. AD 610-c. AD 750) », dans P. Rousseau (dir.), A Companion to Late Antiquity, Wiley-Blackwell, Chichester, 2009, p. 479-492. Marsham A. et Robinson Ch. F., « The Safe-Conduct for the Abbasidʿ Abd Allāh b. ʿAlī (d. 764) », BSOAS, 70/2, 2007, p. 247-281. Mårtensson U., « Discourse and Historical Analysis : The Case of al-Ṭabarī’s History of the Messengers and the Kings », Journal of Islamic Studies, 16/3, 2005, p. 287-331. ——, « The Power of the Subject : Weber, Foucault and Islam »,Critique : Critical Mid- dle Eastern Studies, 16/2, 2007, p. 97-136. Martinez-Gros G., L’idéologie omeyyade. La construction de la légitimité du Califat de Cordoue (xe-xie siècles), Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 8, Madrid, 1992. ——, « Le passage vers l’Ouest : remarques sur le récit fondateur des dynasties omeyyade de Cordoue et Idrisside de Fès », Al-Masāq, 8, 1995, p. 21-44. ——, Identité andalouse, Sindbad-Actes Sud, Arles, 1997. ——, Ibn Khaldûn et les sept vies de l’islam, Sindbad-Actes Sud, Paris, 2006. ——, « Le califat omeyyade selon Ibn Khaldūn : revanche des impies ou fondation de l’Empire ? », dans A. Borrut et P. M. Cobb (éd.), Umayyad Legacies : Medieval Memories from Syria to Spain, Brill, Leiden, 2010, p. 167-183. Marzolph U., « Islamische Kultur als Gedächtniskultur. Fachspezifische Überlegungen anhand des Fallbeispiels Iran », Der Islam, 75/2, 1998, p. 296-317. Matin-Asgari A., « Islamic Studies and the Spirit of Max Weber : A Critique of Cultural Essentialism », Critique : Critical Middle Eastern Studies, 13/3, 2004, p. 293-312. Mattock J. N., « History and Fiction », OPSAS, 1, 1986, p. 80-97. Mayer T., « Neue Aspekte zur Nominierung ʿUmars II. durch Sulaimān b. ʿAbdalmalik (96/715-99/717) », Die Welt des Orients, 25, 1994, p. 109-115. Mayeur-Jaouen C., « Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires en islam. Bibliographie raisonnée », dans A. Vauchez (dir.), Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires. Appro- ches terminologiques, méthodologiques, historiques et monographiques, École fran- çaise de Rome, 2000, p. 149-170. ——, (dir.), Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, Maisonneuve & Larose, Paris, 2002. McAuliffe J. D. (éd.),The Cambridge Companion to the Qurʾān, Cambridge U. P., Cambridge, 2006. McDonald M. V., « A Minor Early Abbasid Poet : Muḥammad b. Kunāsa », JAL, 25, 1994, p. 107-115. McKitterick R., The Carolingians and the Written Word, Cambridge, 1989. ——, (éd.), The Uses of Literacy in Early Medieval Europe, Cambridge, 1990. ——, History and Memory in the Carolingian World, Cambridge U. P., Cambridge, 2004. ——, Perceptions of the Past in the Early Middle Ages, University of Notre Dame Press, Notre Dame, 2006. McNicoll A. et Walmsley A., « Pella/Fahl in Jordan during the Early Islamic Period », SHAJ, 1, 1982, p. 339-345. Meinardus O., « A Commentary on the XIVth Vision of Daniel According to the Cop- tic Version », Orientalia Christiana Periodica, 32, 1966, p. 394-449. ——, « New Evidence on the XIVth Vision of Daniel from the History of the Patriarchs of the Egyptian Church », Orientalia Christiana Periodica, 34, 1968, p. 281-309. Meinecke M., « Die Frühislamischen Kalifenresidenzen : Tradition oder Rezeption ? », dans K. Bartl et S. R. Hauser (éd.), Continuity and Change in Northern Mesopotamia 512 bibliographie

from the Hellenistic to the Early Islamic Period, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1996, p. 139-164. ——, « Al-Raḳḳa », E. I.2, [s. v.] ——, Patterns of Stylistic Changes in Islamic Architecture : Local Traditions versus Migrating Artists, New York U. P., New York, 1996. Melchert C., The Formation of the Sunni Schools of Law, 9th-10th Centuries C.E., Brill, Leiden, 1997. ——, Ahmad Ibn Hanbal, Oneworld, Oxford, 2006. Mélikoff I., « Al-Batṭ āḷ », E. I.2, [s. v.] Meyer C., « Byzantine and Umayyads Glass from Jerash : Battleship Curves », ADAJ, 33, 1989, p. 235-243. Micheau Fr., « Le Kāmil d’Ibn al-Atīr,̠ source principale de l’histoire des Arabes dans le Muḫtasaṛ de Bar Hebraeus », MUSJ, 58, 2005, p. 425-439. ——, « Badgdad », dans J.-C. Garcin (éd.), Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval, École Française de Rome, Rome, 2000, p. 86-112. Miglus P. A., Ar-Raqqa I. Die frühislamische Keramik von Tall Aswad, Philipp von Zabern, Mainz, 1999. Miquel A., La géographie humaine du monde musulman, 4 vol., Mouton, Paris, 1967-1988. Moeglin J.-M., « Les recherches françaises sur les cours et les résidences au bas Moyen Age », dans J.-C. Schmitt, O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 357-362. Monnet P., « Conclusions », dans J.-C. Schmitt et O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 625-644. Morabia A., Le ǧihâd dans l’Islam médiéval, Albin Michel, Paris, 1993. Mordtmann A. D., « Nachrichten über Taberistan aus dem Geschichtswerke Taberi’s », ZDMG, 2, 1848, p. 285-314. Mordtmann J. H., « Al-Ḳustanṭ īniyyạ », E. I.2, [s. v.] Moreland J., « Concepts of the Early Medieval Economy », dans I. L. Hansen et C. Wickham (éd.), The Long Eighth Century, Brill, Leiden, 2000, p. 1-34. Morony M. G., « Bayn al-Fitnatayn : Problems in the Periodization of Early Islamic History », JNES, 40/3, 1981, p. 247-251. ——, Iraq after the Muslim Conquest, Princeton Studies on the Near East, Princeton U. P., Princeton, 1984. ——, « Apocalyptic Expressions in the Early Islamic World », Medieval Encounters, 4/3, 1998, p. 175-177. ——, « Land Use and Settlement Patterns in Late Sasanian and Early Islamic Iraq », dans G. D. R. King et A. Cameron (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East II : Land Use and Settlement Patterns, The Darwin Press, Princeton, 1994, p. 221-230. ——, « Michael the Syrian as a Source for Economic History », Hugoye, 3/2, 2000. Morray D., An Ayyūbid Notable and His World: Ibn al-ʿAdīm and Aleppo as Por- trayed in his Biographical Dictionary of People Associated with the City, Brill, Leiden, 1994. Moscati S., « Le califat d’al-Hâdî », Studia Orientalia, 13/4, 1946, p. 3-28. ——, « Studi storici sul Califfato di al-Mahdī »,Orientalia , 14, 1945, p. 300-345. ——, « Nuovi Studi storici sul califfato di al-Mahdī »,Orientalia , 15, 1946, p. 155-179. ——, « Le massacre des Umayyades dans l’histoire et dans les fragments poétiques », Archiv Orientální, 18, 1950, p. 88-115. Mottahedeh R., Loyalty and Leadership in an Early Islamic Society, Princeton U. P., Princeton, 1980. bibliographie 513

Motzki H., « The Prophet and the Cat : on Dating Mālik’s Muwatṭ ạ ʾ and Legal Tradi- tions », JSAI, 22, 1998, p. 18-83. ——, « Der Fiqh des Zuhrī : die Quellenproblematik » Der Islam, 68/1, 1991, p. 1-44. Mourad S. A., « On Early Islamic Historiography : Abū Ismāʿīl al-Azdī and his Futūḥ al-Shām », JAOS, 120/4, 2000, p. 577-593. ——, « Publication History of TMD », dans J. E. Lindsay (éd.), Ibn ʿAsākir and Early Islamic History, The Darwin Press, Princeton, 2001, p. 127-133. Mouterde P., « Inscriptions en Syriaque dialectal à Kāmed (Beqʿa) », MUSJ, 22/4, 1939, p. 73-106. ——, « Trente ans après, les inscriptions de Kamed (complément) », MUSJ, 44, 1968, p. 23-29. Mouton J.-M., Damas et sa principauté sous les Saljoukides et les Bourides, Le Caire, 1994. ——, Le Sinaï médiéval. Un espace stratégique de l’Islam, PUF, Paris, 2000. Müller-Mertens E., Die Reichsstruktur im Spiegel der Herrschaftspraxis Ottos des Großen, Berlin, 1980. Al-Munajjid S.̣ D., Madīnat Dimašq ʿinda al-juġrāfiyīn wa-al-raḥḥālīn al-muslimīn, Dār al-kitāb al-jadīd, Beyrouth, 1967. ——, Muʿjam banī umayya, Dār al-kitāb al-jadīd, Beyrouth, 1970. Murad M. Q., « ʿUmar II’s View of the Patriarchal Caliphs », Hamdard Islamicus, 10/1, 1987, p. 31-56. Musil A., Palmyrena. A Topographical Itinerary, Published under the Patronage of the Czech Academy of sciences and arts and of Charles R. Crane, New York, 1928. ——, Kusejr Amra, 2 vol., Vienne, 1907. Al-Naboodah H. M., « Ṣāḥib al-khabar : Secret Agents and Spies During the First Cen- tury of Islam », Journal of Asian History, 39/2, 2005, p. 158-176. Nadler R., Die Umayyadenkalifen im Spiegel ihrer zeitgenössischen Dichter, inaugural dissertation, Friedrich-Alexander Universität, Erlangen-Nuremberg, 1990. Nau F., « Un colloque du patriarche Jean avec l’émir des Agaréens et faits divers des années 712 à 716 », JA, 11/5, 1915, p. 225-279. Nawas J. A., « Toward Fresh Directions in Historical Research : an Experiment in Methodology using the Putative “Absolutism” of Hârûn al-Rashîd as a Test Case », Der Islam, 70/1, 1993, p. 1-51. Neuwirth, A. “Qur’an and History. A Disputed Relationship. Some Reflections on Qur’anic History and History in the Qur’an”, Journal of Qur’anic Studies, 5/1, 2003, p. 1-18. Neuwirth A., Embaló B., Günther S. et Jarrar M., Myths, Historical Archetypes and Symbolic Figures in Arabic Literature. Towards a New Hermeneutic Approach. Pro- ceedings of the International Symposium in Beirut, June 25th-June 30th, 1996, In Kommission bei Franz Steiner Verlag Stuttgart, Beyrouth, 1999. Neuwirth A. et Pflitsch A. (éd.),Crisis and Memory in Islamic Societies, Proceedings of the third Summer Academy of the Working Group Modernity and Islam held at the Oriental Institute of the German Oriental Society in Beirut, Ergon Verlag Würzburg in Kommission, Beyrouth, 2001, p. 59-74. Nicol N. D., Early Abbasid Administration in the Central and Eastern Provinces, 132- 218 AH / 750-833 A.D., Ph.D. thesis, University of Washington, 1979. Nora P., Les lieux de mémoire, vol. I, Gallimard (Quarto), Paris, 1997. Northedge A., « The Racecourses at Samarra »,BSOAS , 53, 1990, p. 31-56. ——, Studies on Roman and Islamic ʿAmmān, vol. 1, History, Site and Architecture, British Academy Monographs in Archaeology no. 3, Oxford, 1993. ——, « Archaeology and New Urban Settlement in Early Islamic Syria and Iraq », dans G. R. D. King et A. Cameron (éd.), Studies in Late Antiquity and Early Islam II : Settlement Patterns in the Byzantine and Early Islamic Near East, The Darwin Press, Princeton, 1994, p. 231-265. 514 bibliographie

——, Entre Amman et Samarra : l’archéologie et les élites au début de l’islam (viie–ixe siècle), Synthèse de travaux soumise pour l’obention de l’habilitation à diriger des recherches, Université de Paris I, 2000. ——, « Ukhaydir », E. I.2, [s. v.] ——, The Historical Topography of Samarra, Samarra Studies ,I British School of Archaeology in Iraq, Londres, 2005. ——, « The Umayyad Desert Castles and Pre-Islamic Arabia », dans K. Bartl et A. R. Moaz (éd.), (éd.), Residences, Castles, Settlements. Transformation Processes from Late Antiquity to Early Islam in Bilad al-Sham. Proceedings of the International Conference held at Damascus, 5-9 November 2006, Verlag Marie Leidorf GmbH, Rahden/Westf., 2009, p. 243-259. Noth A., Quellenkritische Studien zu Themen, Formen und Tendenzen frühislamischer Geschichtsüberlieferung, Bonn, 1973. ——, « Zum Verhältnis von Kalifaler Zentralgewalt und Provinzen in Umayyadischer Zeit : Die “Sulḥ ̣” – “ʿAnwa” Traditionen für Ägypten und den Iraq », Die Welt des Islams, XIV/1-4, 1973, p. 150-162. ——, « Futūḥ-History and Futūḥ-Historiography. The Muslim Conquest of Damas- cus », Al-Qantarạ , X/2, 1989, p. 453-462. ——, « Fiktion als historische Quelle », dans S. Leder (éd.), Story-Telling in the Frame- work of Non-Fictional Arabic Literature, Wiesbaden, 1998, p. 472-487. Noth A. et Conrad L. I., The Early Arabic Historical Tradition. A Source-Critical Study, trad. M. Bonner, The Darwin Press, Princeton, 1994. Oexle O. G., « Memoria und Memorialüberlieferung im früheren Mittelalter », Früh- mittelalterliche Studien, 10, 1976, p. 70-95. ——, Memoria als Kultur, Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 121, Göttingen, 1995. ——, « L’historicisation de l’histoire », dans J.-C. Schmitt, O. G. Oexle (dir.), Les ten- dances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max- Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 31-41. ——, « Die Gegenwart der Toten », dans H. Braet et W. Verbeke (éd.), Death in the Middle Ages, Louvain, 1983, p. 19-77. Olavarri-Goicoechea E., El Palacio Omeya de Amman II. La Arqueología, Valencia, 1985. Oleson J.-P., « The ̣umaymaH Hydraulic Survey : Preliminary Report of the 1986 Sea- son », ADAJ, 30, 1986, p. 253-260. ——, « The Water-Supply System of Ancient Auara : Preliminary Results of the Humeima Hydraulic Survey », SHAJ, IV, 1992, p. 269-275. ——, « Landscape and Cityscape in the Hisma : the Ressources of Ancient al- Humayma », SHAJ, VI, 1997, p. 175-188. Oleson J.-P., ʿAmr Kh., Foote R. et Schick R., « Preliminary Report of the Humayma Excavation Project, 1993 », ADAJ, 39, 1995, p. 317-354. Oleson J.-P., ʿAmr Kh., Foote R., Logan J., Reeves M. B. et Schick R., « Preliminary Report of the al-Humayma Excavation Project, 1995, 1996, 1998 », ADAJ, 43, 1999, p. 411-450. Oleson J.-P., Baker G., De Bruijn E., Foote R., Logan J., Reeves M. B. et Sherwood A. N., « Preliminary Report of the al-Humayma Excavation Project, 2000, 2002 », ADAJ, 47, 2003, p. 37-64. Omar F., The ʿAbbāsid Caliphate 132/750-170/786, National Printing and Publishing Co., Bagdad, 1969. ——, « Some observations on the reign of the ʿAbbāsid Caliph al-Mahdī 158/775- 169/785 », Arabica, 21/2, 1974, p. 139-150. ——, « Some Aspects of the ʿAbbāsid-Ḥusaynid Relations During the Early ʿAbbāsid Period 132-193 A.H./750-809 A.D. », Arabica, 22/2, 1975, p. 170-179. bibliographie 515

——, ʿAbbāsiyyāt. Studies in the History of the Early ʿAbbāsids, University of Baghdad, Bagdad, 1976. ——, « A Note on the laqabs (i.e. epithet) of the Early ʿAbbasid Caliphs », dans F. Omar, ʿAbbāsiyyāt. Studies in the History of the Early ʿAbbāsids, University of Baghdad, Bagdad, 1976, p. 141-147. ——, « Ibrāhīm b. Muḥammad », E. I.2, [s. v.] Orthmann E., Stamm und Macht. Die arabische Stämme im 2. und 3. Jahrhundert der Higrǎ , Dr. Ludwig Reichert Verlag, Wiesbaden, 2002. Ory S., « Les graffiti omeyyades deʿ Ayn al Garr », Bulletin du musée de Beyrouth, 20, 1967, p. 97-148. Otto-Dorn K., « Grabung in umayyadischen Rusafah », Ars Orientalis, 2, 1957, p. 119-33. Palmer A., Monk and Mason on the Tigris Frontier, Cambridge U. P., Cambridge, 1990. ——, The Seventh Century in the West-Syrian Chronicles, Liverpool U. P., Liverpool, 1993. ——, « The Messiah and the Mahdi : History Presented as the Writing on the Wall », dans H. Hokwerda, E. R. Smits et M. M. Woesthuis (éd.), Polyphonia Byzantina : Studies in Honour of Willem J. Aerts, Groningue, 1993, p. 45-84. ——, « Les chroniques brèves syriaques », dans M. Debié (éd.), L’historiographie syria- que, Geuthner, Paris, 2009, p. 57-87. Paravicini W., « Cours et résidences du Moyen Age tardif. Un quart de siècle de recher- ches allemandes », dans J.-C. Schmitt, O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 327-350. Patton W. M., Ahmad Ibn Hanbal and the Mihna, E. J. Brill, Leiden, 1897. Payne Smith J., A Compendious Syriac Dictionary, Clarendon Press, Oxford, 1903. Payne Smith R., Thesaurus Syriacus, Clarendon Press, Oxford, 1879-1901. Peacock A. C. S., Medieval Islamic Historiograpy and Political Legitimacy. Balʿamī’s Tārīkhnāma, Routledge, Londres et New York, 2007. Peeters P., « La passion de S. Pierre de Capitolias († 13 janvier 715) », Analecta Bol- landiana 57, 1939, p. 299-333. Pellat Ch., « Le culte de Muʿāwiya au iiie siècle de l’hégire », SI, 7, 1956, p. 53-66. ——, « Un document important pour l’histoire politico-religieuse de l’Islâm. La “Nâbita” de Djâhiz », Annales de l’Institut d’Études Orientales, 10, 1952, p. 302-325. ——, Langue et littérature arabes, A. Colin, Paris, 1952. ——, Le milieu Basrien et la formation de Ğāḥiẓ, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, Paris, 1953. ——, « Ḳāsṣ ̣», E. I.2, [s. v.] Pérès H., Kotayyir̠ ʿAzza, Dîwân, accompagné d’un commentaire arabe, Alger, 1928-30. Périer J., Vie d’al-Ḥ adjdjâj ibn Yousof (41-95 de l’Hégire = 661-714 de J.-C.) d’après les sources arabes, Paris, 1904. Petersen E. L., ʿAlī and Muʿāwiya in Early Arabic Traditions, Copenhague, 1964. Piacentini V. F., « Madīna/Shahr, Qarya/Deh, Nāḥiya/Rustāq. The City as Political- Administrative Institution : the Continuity of a Sasanian Model », JSAI, 17, 1994, p. 85-107. Picard Ch., « Regards croisés sur l’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman (viiie-xiie siècle) : perspectives et réflexions sur une origine commune », dans D. Baloup et Ph. Josserand (éd.), Regards croisés sur la guerre sainte. Guerre, religion et idéologie dans l’espace méditerranéen latin (xie-xiiie siècle), Méridiennes, Toulouse, 2006, p. 33-66. Piccirillo M., « The Umayyad Churches of Jordan »,ADAJ , 28, 1984, p. 333-341. Piccirillo M. et Atṭ iyaṭ T., « The Complex of Saint Stephen at Umm er-Rasas – Kastron Mafaa. First Campaign, August 1986 », ADAJ, 30, 1986, p. 341-351. 516 bibliographie

Pinggera K., « Nestorianische Weltchronistik : Johannes Bar Penkaye und Elias von Nisibis », dans M. Wallraf (éd.), Julius Africanus und die christliche Weltchronistik, De Gruyter, Berlin, 2006, p. 263-283. Pingree D., « Abū Sahl b. Nawbaḫt », Encyclopaedia Iranica, I, 1985, p. 369. ——, « Māshāʾallāh », dans C. Coulson Gillispie (éd.), Dictionary of Scientific Biogra- phy, 9, New York, 1974, p. 159-162. ——, « From Alexandria to Baghdād to Byzantium. The Transmission of Astrology », International Journal of the Classical Tradition, 8/1, 2001, p. 3-37. Planhol X. de, Les fondements géographiques de l’histoire de l’Islam, Paris, 1968. Pocock J. G. A., « The Origins of Study of the Past : A Comparative Approach », Com- parative Studies in Society and History, 4/2, 1962, p. 209-246. ——, « History and Theory »,Comparative Studies in Society and History, 4/4, 1962, p. 525-535. Polignac (de) Fr., « Alexandre entre ciel et terre : invitation et investiture », SI, 84/2, 1996, p. 135-144. ——, « L’image d’Alexandre dans la littérature arabe », Arabica, 29, 1982, p. 296-306. ——, « Cosmocrator. L’islam et la légende antique du souverain universel », dans M. Bridges et J. Ch. Bürgel (éd.), The Problematics of Power. Eastern and Western Representations of Alexander the Great, Peter Lang, Berne, 1996, p. 149-164. ——, « L’imaginaire arabe et le mythe de fondation légitime », dans R. Ilbert (dir.), Alexandrie entre deux mondes, REMMM, 46, 1987, p. 55-62. ——, « Alexandre maître des seuils et des passages : de la légende grecque au mythe arabe », dans Alexandre le Grand dans les traditions médiévales occidentales et pro- che-orientales, Nanterre, Université de Paris X, 1999. ——, « Un “nouvel Alexandre” mamelouk al-Malik al-Ashraf Khalīl et le regain escha- tologique du xiiie siècle », dans D. Aigle (dir.), Figures mythiques de l’Orient musul- man, REMMM, 89-90, 2000, p. 73-87. Prémare (de) A.-L., Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Seuil, Paris, 2002. ——, Aux origines du Coran. Questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Téraèdre, Paris, 2004. ——, « ʿAbd al-Malik b. Marwān et le processus de constitution du Coran », dans K.-H. Ohlig et G.-R. Puin (éd.), Die dunklen Anfänge. Neue Forschungen zur Entstehung und frühen Geschichte des Islam, Verlag Hans Schiler, Berlin, 2005, p. 179-210. ——, « Wahb b. Munabbih, une figure singulière du premier islam »,Annales. Histoire, Sciences Sociales, 3, 2005, p. 531-549. Al-Qāḍī W. (éd.), Studia Arabica et Islamica. Festschrift fot Iḥsān ʿAbbās, American University of Beirut, Beyrouth, 1981. ——, « Madḫal ilā dirāsat ʿuhūd al-sulḥ ̣ al-islāmiyya zaman al-futūḥ », dans M. A. al-Bakhit et I. ʿAbbās (éd.), Proceedings of the Second Symposium on the History of Bilad al-Sham During the Early Islamic Period up to 40 A.H./640 A.D. The Fourth International Conference on the History of Bilad al-Sham, Amman, 1987, p. 193-269. ——, « The Term “Khalīfa” in Early Exegetical Literature », dans A. Havermann et B. Johansen, Gegenwart als Geschichte. Islamwissenschaftliche Studien – Fritz Step- pert zum fünfundsechzigsten Geburtstag, Brill, Leiden, 1988, p. 392-411. ——, « Early Islamic State Letters : The Question of Authenticity », dans A. Cameron et L. I. Conrad (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East I : Problems in the Literary Source Material, The Darwin Press, Princeton, 1992, p. 215-275. ——, « The Earliest “Nābita” and the Paradigmatic Nawābit »,SI , 78, 1993, p. 27-61. ——, « The Religious Foundation of Late Umayyad Ideology and Practice »,Saber Reli- gioso y Poder Político en el Islam. Actas del Simposio Internacional (Granada, 15-18 octubre 1991), Agencia Española de Cooperación Internacional, Madrid, 1994, p. 231-273. bibliographie 517

——, « Biographical Dictionaries : Inner Structure and Cultural Significance », dans George N. Atiyer (éd.), The Book in the Islamic World : The Written Word and Communication in the Middle East, State University of New York Press, Albany, 1995, p. 93-122. ——, « A Documentary Report on Umayyad Stipends Registers (Dīwān al-ʿAtạ̄ ʾ) in Abū Zurʿa’s Tārīkh », Quaderni di Studi Arabi, à paraître. Qedar S., « Copper Coinage in Syria in the Seventh and Eighth Century AD », Israel Numismatic Journal, 10, 1988-1989, p. 27-39. Rabbat N., « The Dome of the Rock Revisited : Some Remarks on al-Wasiti’s Accounts », Muqarnas, 10, 1993, p. 67-75. Raby J. et Johns J. (éd.), Bayt al-Maqdis. ʿAbd al-Malik’s Jerusalem, Oxford Studies in Islamic Art, vol. 9, part 1, Oxford U. P., Oxford, 1993. Rada W. S. F. et Stephenson R., « A Catalogue of Meteor Showers in Medieval Arab Chronicles », Quarterly of the Journal of the Royal Astronomical Society, 33, 1992, p. 5-16. Radtke B., « Towards a Typology of Abbasid Universal Chronicles », OPSAS, 3, 1990, p. 1-18. Ragheb Y., « Lettres nouvelles de Qurra b. Šarīk », JNES, 40/3, 1981, p. 173-187. RCEA = Combe E. et al., Répertoire chronologique d’épigraphie arabe, Paris, 1931. Rebenich S., « Late Antiquity in Modern Eyes », dans P. Rousseau (dir.), A Companion to Late Antiquity, Wiley-Blackwell, Chichester, 2009, p. 77-92. Reinink G. J., « The Beginnings of Syriac Apologetic Literature in Response to Islam », Oriens Christianus, 77, 1993, p. 164-187. Renoux A., « Palais, cours et résidences », dans J.-C. Schmitt, O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 351-356. Retsö J., The Arabs in Antiquity. Their History from the Assyrians to the Umayyads, RoutledgeCurzon, Londres, 2003. Rice D. S., « Medieval Ḥarrān : Studies on its Topography and Monuments, I », Ana- tolian Studies, 2, 1952, p. 36-84. Riché P., Les Carolingiens. Une famille qui fit l’Europe, Pluriel, Paris, 1997. Ricœur P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris, 2003. Rigney A., « Time for Visions and Revisions: Interpretative Conflict from a Commu- nicative Perspective », Storia della Storiografia, 22, 1992, p. 85-92. Rihaoui A. K., « Découverte de deux inscriptions arabes », AAAS, 12-13, 1961-1962, p. 206-212. Robinson Ch. F., Compte-rendu de A. Palmer, The Seventh Century in the West-Syrian Chronicles (Liverpool U. P., Liverpool, 1993), JRAS, 3, 5, 1995, p. 97-101. ——, « Ibn al-Azraq, his Taʾrīkh Mayyāfāriqīn, and Early Islam », JRAS, 3/6/1, 1996, p. 7-27. ——, « Al-Muʿāfā b. ʿImrān and the Beginnings of the Ṭabaqāt Literature », JAOS, 116, 1996, p. 114-120. ——, « Tribes and Nomads in Early Islamic Northern Mesopotamia », dans K. Bartl et S. R. Hauser (éd.), Continuity and Change in Northern Mesopotamia from the Hellenistic to the Early Islamic Period, Berliner Beiträge zum Vorderen Orient 17, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1996, p. 429-452. ——, « The Study of Islamic Historiography : A Progress Report »,JRAS , 7/2, 1997, p. 199-227. ——, Empire and Elites after the Muslim Conquest : the Transformation of Northern Mesopotamia, Cambridge U. P., Cambridge, 2000. ——, « Reconstructing Early Islam : Truth and Consequences », dans H. Berg (éd.), Method and Theory in the Study of Islamic Origins, Brill, Leiden, 2003, p. 101-134. 518 bibliographie

——, Islamic Historiography, Cambridge U. P., Cambridge, 2003. ——, « The Conquest of Khūzistān : A Historiographical Reassessment »,BSOAS , 67/1, 2004, p. 14-39. ——, ʿAbd al-Malik, Oneworld, Oxford, 2005. ——, « Neck-Sealing in Early Islam », JESHO, 48/3, 2005, p. 401-441. ——, « A Local Historian’s Debt to al-Ṭabarī : the Case of al-Azdī’s Taʾrīkh al-Mawsiḷ », dans H. Kennedy (éd.), Al-Ṭabarī. A Medieval Muslim Historian and His Work, The Darwin Press, Princeton, 2008, p. 299-318. Robson J. [Wensinck A. J.], « Anas b. Mālik Abū Ḥ amza », E. I.2, [s. v.] Rosen-Ayalon M. (éd.), Studies in memory of Gaston Wiet, Hebrew University of Jeru- salem, Jérusalem, 1977. ——, Art et archéologie islamiques en Palestine, PUF, Paris, 2002. Rosenthal F., A History of Muslim Historiography, Brill, Leiden, 1968. ——, « General Introduction », The History of al-Ṭabarī, vol. I, State University of New York Press, Albany, 1989, p. 3-154. ——, « The Influence of the Biblical Tradition on Muslim Historiography », dans B. Lewis et P. M. Holt (éd.), Historians of the Middle East, Oxford U. P., Londres, 1962, 35-45. ——, « Ibn ʿAbd al-Ḥakam », E. I.2, [s. v.] ——, « Ibn ʿĀʾidh », E. I.2, [s. v.] ——, « Ibn Sharya », E. I.2, [s. v.] Rotter G., « Abu Zurʿa al-Dimašqī (st. 281/894) und das Problem der frühen arabi- schen Geschichtsschreibung in Syrien », Die Welt des Orients, 6/1, 1971, p. 80-104. ——, « Zur Überlieferung einiger Historischer Werke Madāʾinīs in Ṭabarīs Annalen », Oriens, 23-24, 1974, p. 103-133. ——, Die Umayyaden und der zweite Bürgerkrieg (688-692), Wiesbaden, 1982. ——, « Maslama b. ʿAbd al-Malik b. Marwān », E. I.2, [s. v.] Rousseau P. (dir.), A Companion to Late Antiquity, Wiley-Blackwell, Chichester, 2009. Rousset M.-O., « La moyenne vallée de l’Euphrate d’après les sources arabes », S. Berthier (dir.), Peuplement rural et aménagements agricoles dans la moyenne vallée de l’Euphrate, fin viie–xixe siècle, PIFD, Damas, 2001, p. 554-571. ——, L’Archéologie islamique en Iraq : bilan et perspectives, Institut français de Damas, Damas 1992. Rubin U., « Apocalypse and Authority in Islamic Tradition : the Emergence of the Twelve Leaders », Al-Qantarạ , 18, 1997, p. 11-42. ——, « Prophets and Caliphs : the Biblical Foundations of the Umayyad Authority », dans H. Berg (éd.), Method and Theory in the Study of Islamic Origins, Brill, Leiden, 2003, p. 73-99. Rüsen J., « Some Theoretical Approaches to Intercultural Comparative Historiogra- phy », History and Theory, 35/4, 1996, p. 5-22. Russel K. W., « The Earthquake Chronology of Palestine and Northwest Arabia from the 2nd Trough the Mid-8th Century A.D. », BASOR, 260, 1985, p. 37-59. Rydving H. (éd.), Al-Ṭabarī’s History. Interpretations and Challenges, Uppsala Uni- versitet, Uppsala, 2007. Sack D., Resafa IV. Die Grosse Moschee von Resafa-Rusāfaṭ Hišām, Mainz, 1996. ——, Damaskus : Entwicklung und Struktur einer orientalisch-islamischen Stadt, Mainz, 1989. Sack D., Becker H., Stephani M. et Chouker F., « Resafa-Umland : Archäologische Geländebegehungen, geophysikalische Untersuchungen und Digitale Geländemo- delle zur Prospektion in Resafa-Rusâfat Hisham. Bericht über die Kampagnen 1997- 2001 », Damaszener Mitteilungen, 14, 2004, p. 207-232. Safwaṭ A., Jamharat rasāʾil al-ʿarab, 4 vol., Musṭ afạ̄ al-Ḥ alabī, Le Caire, 1937. Sakly M., « Wāsit ̣», E. I.2, [s. v.] bibliographie 519

Saliba G., Islamic Science and the Making of European Renaissance, The MIT Press, Cambridge (Mass.) et Londres, 2007. Al-Sāmarrāʾī Q., « A Reappraisal of Sayf b. ʿUmar as a Historian in the Light of the Discovery of his Kitāb al-Ridda wa al-Futūḥ », in Essays in Honour of Ṣalāḥ al-Dīn al-Munajjid, Al-Furqān Islamic Heritage Foundation, Londres, 2002, p. 531-557. Samir Kh., « Date de la mort d’Élie de Nisibe », Oriens Christianus, 72, 1988, p. 124-132. Sarre F. et Herzfeld E., Archäologische Reise im Euphrat- und Tigris-gebiet, D. Reimer, Berlin, 1920. Sauer J. A., « The Pottery of Jordan in the Early Islamic Periods »,SHAJ , I, 1982, p. 329-337. Sauvaget J., « Les Ghassanides et Sergiopolis », Byzantion, 14, 1939, p. 115-130. ——, « Châteaux omeyyades de Syrie. Contribution à l’étude de la colonisation arabe aux Ier et IIe siècles de l’hégire », REI, 35, 1967, p. 1-52. ——, « Les ruines omeyyades du Djebel Seis », Syria, 20, 1938, p. 239-256. ——, « Les ruines omeyyades de ʿAndjar », Bulletin du Musée de Beyrouth, 3, 1939, p. 5-11. ——, « Le plan de Laodicée sur mer », BEO, 4, 1934, p. 81-115. ——, « Remarques sur les monuments omeyyades. I Châteaux de Syrie », JA, 231, 1939, p. 1-59. ——, Alep, essai sur le développement d’une grande ville syrienne des origines au milieu du xixe siècle, Thèse, Paris, 1941. ——, Introduction à l’histoire de l’Orient musulman : éléments de bibliographie (édition refondue et complétée par Cl. Cahen), A. Maisonneuve, Paris, 1961. ——, « Notes de topographie omeyyade », Syria, 24, 1944-1945, p. 96-112. ——, La mosquée omeyyade de Médine, Paris, 1947. ——, Les perles choisies d’Ibn ach-Chihna, Matériaux pour servir à l’histoire de la ville d’Alep, t. 1, Institut français de Damas, Beyrouth, 1933. Savage E., « Early ʿAbbāsid Coinage, Traces of the Past ? », K. Bartl et S. R. Hauser (éd.), Continuity and Change in Northern Mesopotamia from the Hellenistic to the Early Islamic Period, Berliner Beiträge zum Vorderen Orient 17, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1996, p. 173-184. Savage-Smith E., « Memory and Maps », dans F. Daftary et J. W. Meri (éd.), Culture and Memory in Medieval Islam. Essays in Honour of Wilferd Madelung, Tauris, Londres, 2003, p. 109-127. Sbeitani M. R., Darawcheh R. et Mouty M., « The Historical Earthquakes of Syria : An Analysis of Large and Moderate Earthquakes from 1365 B.C. to 1900 A.D. », Annals of Geophysics, 48/3, 2005, p. 347-435. Schacht J., « A Revaluation of Islamic Traditions », JRAS, 1949, p. 143-154. ——, The Origins of Muhammadan Jurisprudence, Clarendon Press, Oxford, 1950. ——, « On Mūsā b. ʿUqba’s Kitāb al-Maghāzī », Acta Orientalia, 21/4, 1953, p. 288-300. ——, « Sur l’expression “Sunna du Prophète” », dans Mélanges d’Orientalisme offerts à Henri Massé, Téhéran, 1963, p. 361-365. ——, « Mālik b. Anas », E. I.2, [s. v.] Schick R., The Christian Communities of Palestine from Byzantine to Islamic Rule : A Historical and Archeological Study, The Darwin Press, Princeton, 1995. ——, « Palestine in the Early Islamic Period. Luxuriant Legacy », Near Eastern Archae- ology, 61/2, 1998, p. 74-108. Schlumberger D., « Les fouilles de Qasr el-Heir el-Gharbi (1936-1938). Rapport pré- liminaire », Syria, 20, 1939, p. 195-238 et 324-373. ——, « Deux fresques omeyyades », Syria, 25, 1946, p. 86-102. ——, Qasr el-Heir el Gharbi, Geuthner, Paris, 1986. Schmid K. et Wollasch J. (éd.), Memoria. Der geschichtliche Zeugniswert des liturgis- chen Gedenkens im Mittelalter, Munich, 1984. 520 bibliographie

Schmitt J.-C. et Oexle O. G. (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003. Schmitt J.-C., « Une réflexion nécessaire sur le document », dans J.-C. Schmitt, O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 43-46. ——, « Le Temps. “Impensé” de l’histoire ou double objet de l’historien ? », Cahiers de civilisation médiévale, 48, 2005, p. 31-52. ——, « L’appropriation du futur », dans J.-Cl. Schmitt, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Gallimard, Paris, 2001, p. 416-435. Schœler G., « Writing and Publishing. On the Use and Function of Writing in the First Centuries of Islam », Arabica, 44, 1997, p. 423-435. ——, Écrire et transmettre dans les débuts de l’islam, Islamiques, P. U. F., Paris, 2002. ——, « Foundations for a New Biography of Muḥammad: The Production and Evalu- ation of the Corpus of Traditions from ʿUrwah b. al-Zubayr », dans H. Berg (éd.), Methods and Theory in the Study of Islamic Origins, Brill, Leiden, 2003, p. 21-28. ——, « Mündliche Thora und Hadīt ̠: Überlieferung, Schreibverbot, Redaktion », Der Islam, 66, 1989, p. 213-251. Schönig H., Das Sendschreiben des ʿAbdalhamid b. Yahya (gest. 132/750) an den Kron- prinzen ʿAbdallah B. Marwan II. Ein Beitrag zur Kenntnis der frühen arabischen Prosaliteratur, Stuttgart, 1985. Sears S., « An ʿAbbasid Revolution Hoard from the Western Jazīra (al-Raqqa ?) », American Journal of Numismatics, 12, 2000, p. 171-193. ——, « Umayyad Partisan or Khārijite Rebel ?: The Issue ofʿ Abd al-ʿAzīz b. MDWL ? », Studia Iranica, 31, 2002, p. 71-78. Segal J.-B., « Ibn al-ʿIbrī », E. I.2, [s. v.] Seidensticker T., « Al-Akhtaḷ », E. I.3, [s. v.] Sellheim R., Der zweite Bürgerkrieg im Islam (680-692). Das Ende der Mekkanisch- Medinensischen Vorherrschaft, Franz Steiner Verlag, Wiesbaden, 1970. ——, « Prophet, Chalif und Geschichte. Die Muhammed-Biographie des Ibn Isḥāq », Oriens, 18/19, 1965/1966, p. 33-91. ——, « Al-Samʿānī », E. I.2, [s. v.] Sénac Ph., La frontière et les hommes (viiie-xiie siècle) : le peuplement musulman au nord de l’Ebre et les débuts de la reconquête aragonaise, Maisonneuve et Larose, Paris, 2000. Serjeant R. B., « Early Arabic Prose », dans A. F. L. Beeston (éd.), Arabic Literature to the End of the Umayyad Period, Cambridge U. P., Cambridge, 1983, p. 114-153. Shaban M. A., The ʿAbbāsid Revolution, Cambridge U.P., Cambridge, 1970. ——, Islamic History : A New Interpretation, 2 vol., Cambridge U.P, Cambridge, 1976. ——, « Ibn Aʿtham », E. I.2, [s. v.] Shacklady H., « Theʿ Abbasid Movement in Khurāsān », OPSAS, 1, 1986, p. 98-112. Sharon M., « An Arabic Inscription from the Time of the Caliph ʿAbd al-Malik », BSOAS, 29/2, 1966, p. 367-372. ——, « The AbbasidDa ʿwa Re-examined on the Basis of the Discovery of a New Source », dans J. Mansur (éd.), Arabic and Islamic Studies, University of Bar Ilan, Ramat Gan, 1973, p. XXI–XLI. ——, Black Banners From the East, The Magnes Press et E. J. Brill, Jérusalem et Leiden, 1983. ——, « The Development of the Debate Around the Legitimacy of Authority in Early Islam », JSAI, 5, 1984, p. 121-141. bibliographie 521

——, (éd.), Studies in Islamic History and Civilization in Honour of Professor David Ayalon, Brill, Leiden, 1986. ——, Revolt. The Social and Military Aspects of theʿ Abbāsid Revolution, The Hebrew University, Jérusalem, 1990. ——, « The Umayyads asAhl al-Bayt », JSAI, 14, 1991, p. 115-152. ——, Corpus inscriptionum arabicarum Palaestiniae (CIAP), Brill, Leiden, 1997-. ——, « Qaḥtabạ b. Šabīb », E. I.2, [s. v.] Shboul A. et Walmsley A., « Identity and Self-Image in Syria-Palestine in the Transi- tion From Byzantine to Early Islamic Rule : Arab Christians and Muslims », Medi- terranean Archaeology, 11, 1998, p. 255-287. Shboul A., « On the Later Arabic Inscription in Qasr Burquʿ », ADAJ, 20, 1975, p. 95-98. Shoshan B., Poetics of Islamic Historiography : Deconstructing Ṭabarī’s History, Brill, Leiden, 2004. Sievers P. von, « Military, Merchants and Nomads : The Social Evolution of the Syrian Cities and Countryside During the Classical Period, 780-969/164-358 », Der Islam, 56, 1979, p. 212-244. ——, « Taxes and trade in the ʿAbbāsid Thughūr, 750-962/133-351 »,JESHO , 25/1, 1982, p. 71-99. Sijpesteijn P., Shaping a Muslim State. Papyri Related to a Mid-Eighth-Century Egyp- tian Official, Ph. D. diss., Université de Princeton, 2004. Sijpesteijn, P., et L. Sundelin (éd.), Papyrology and the History of Early Islamic Egypt, Brill, Leiden, 2004. Sijpesteijn, P., L. Sundelin, S. Torallas Tovar et A. Zomeño (éd.), From al-Andalus to Khurasan. Documents from the Medieval Muslim World, Brill, Leiden, 2007. Silverstein A, « A New Source on the Early History of the Barīd », Al-Abhath, 50-51, 2002-2003, p. 121-134. ——, « On Some Aspects of the Abbasid Barīd », dans J. E. Montgomery (éd.) Abbasid Studies, Leuven, 2004, p. 23-32. ——, « Documentary Evidence for the early Barīd », dans P. Sijpesten and L. Sundelin (éd.), Papyrolgy and the History of Early Islamic Egypt, Leiden, 2004, p. 153-161. ——, Postal Systems in the Pre-Modern Islamic World, Cambridge U. P., Cambridge, 2007. Snoek J. A. M., « Canonization and Decanonization. An Annotated Bibliography », dans A. Van der Kooij et K. Van der Toorn (éd.), Canonization and Decanoniza- tion. Papers Presented to the International Conference of the Leiden Institute for the Study of Religions (LISOR), Held at Leiden 9-10 January 1997, Brill, Leiden, 1998, p. 435-506. Sourdel D. et J., « Notes d’épigraphie et de topographie sur la Syrie du Nord », Annales Archéologiques de Syrie, 3, 1953, p. 83-88. ——, La civilisation de l’Islam classique, Arthaud, Paris, 1983 [1968]. Sourdel D., « La biographie d’Ibn al-Muqaffaʿ d’après les sources anciennes », Arabica, 1/3, 1954, p. 307-323. ——, Le vizirat abbasside de 749 à 936 (132 à 324 de l’Hégire), 2 vol., P.I.F.D., Damas, 1959-1960. ——, « La politique religieuse du calife du calife ʿabbaside al-Maʾmûn », REI, XXX, 1962, p. 27-60. ——, « Un pamphlet musulman anonyme d’époque ʿAbbāside contre les Chrétiens », REI, 34, 1966, p. 1-33. ——, « Al-ʿAmq », E. I.2, [s. v.] ——, « Dābiq », E. I. 2, [s. v.] ——, « La Syrie au temps des premiers califes abbassides », REI, 48/2, 1980, p. 155-175. ——, « La fondation umayyade d’al-Ramla », Studien zur Geschichte und Kultur des vorderen Orients (Festschrift B. Spuler), Brill, Leiden, 1981, p. 387-395. 522 bibliographie

——, « Appels et programmes politico-religieux durant les premiers siècles de l’islam », dans G. Makdisi, D. Sourdel et J. Sourdel-Thomine (éd.),Prédication et propagande au Moyen Age. Islam, Byzance, Occident, PUF, Paris, 1983, p. 111-131. ——, L’État impérial des califes Abbassides (viiie-xe siècle), Islamiques, PUF, Paris, 1999. Sourdel-Thomine J., « Djābiya »,E. I. 2, [s. v.] Soucek P. P., « The Temple of Solomon in Islamic Legend and Art », dans J. Gutmann, The Temple of Solomon : Archaeological Fact and Medieval Tradition in Christian, Islamic and Jewish Art, 1976. ——, « Solomon’s Throne/Solomon’s Bath : Model or Metaphor ? »,Ars Orientalis, 23, 1993, p. 109-134. Spellberg D. A., « The Umayyad North : Numismatic Evidence for Frontier Adminis- tration », American Numismatic Society Museum Notes, 33, 1988, p. 119-127. Spiegel G. M., « Political Utility in Medieval Historiography : A Sketch », History and Theory, 14, 1975, p. 314-325. ——, « Genealogy : Form and Function in Medieval Historical Narratives », History and Theory, 22, 1983, p. 43-53. ——, « Social Change and Literary Language: The Textualization of the Past in Thir- teenth-Century Old French Historiography », Journal of Medieval an Renaissance Studies, 17, 1987, p. 129-148. ——, « History. Historicism and the Social Logic of the Text in the Middle Ages », Speculum, 65, 1990, p. 59-86. ——, Romancing the Past: The Rise of Vernacular Prose Historiography in Thirteenth- Century France, University of California Press, Berkeley et Los Angeles, 1993. ——, « Theory into Practice : Reading Medieval Chronicles », dans E. Kooper (éd.),The Medieval Chronicle. Proceedings of the 1st International Conference on the Medi- eval Chronicle, Driebengen/Utrecht 13-16 July 1996, Rodopi, Amsterdam et Atlanta, 1999, p. 1-12. Stern H., « Notes sur l’architecture des châteaux umayyades », Ars Islamica, 11-12, 1946, p. 72-97. ——, « Quelques œuvres sculptées en bois, os et ivoire de style omeyyade », Ars Ori- entalis, I, 1954, p. 119-131. Stetkevych S., « Umayyad Panegyric and the Poetics of Islamic Hegemony: al-Akhtal’ṣ “Khaffa al-Qatīnu”̣ (“Those That Dwelt with You Have Left in Haste”) », JAL, 28/2, 1997, p. 89-122. ——, The Poetic of Islamic Legitimacy : Myth, Gender and Ceremony in Classical Arab Ode, Indiana U. P., Bloomington, 2002. Stock B., The Implications of Literacy. Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton U. P., Princeton, 1983. Straughn I. B., Materializing Islam : an Archaeology of Landscape in Early Islamic Period Syria (c. 600-1000 CE), Ph. D. diss., University of Chicago, 2006. Suermann H., « Notes concernant l’apocalypse copte de Daniel et la chute des Omayya- des », Parole de l’Orient, 11, 1983, p. 329-348. Takahashi H., Barhebraeus. A Bio-Bibliography, Gorgias Press, Piscataway, 2005. Tate G., Les campagnes de la Syrie du Nord du iie au viie siècle, Paris, 1992. Tchalenko G., Villages antiques de la Syrie du nord, Paris, 1958. Tellenbach G., « Erinnern und Vergessen. Geschichtsbewusstein und Geschichtswis- senschaft », Saeculum, 46, 1995, p. 317-329. Thompson M. P., « Reception Theory and the Interpretation of Historical Meaning », History and Theory, 32/3, 1993, p. 248-272. Thompson R., « L’historiographie arménienne », dans M. Debié (éd.),L’historiographie syriaque, Geuthner, Paris, 2009, p. 197-209. Tillier M., Les cadis d’Iraq et l’État Abbasside (132/750-334/945), IFPO, Damas, 2009. Todt S. R., « Die Syrische und die arabische Weltgeschichte des Bar Hebraeus – ein Vergleich », Der Islam, 65/1, 1988, p. 60-80. bibliographie 523

Togan Z. V., « Ibn A‘tham al-Kufi »,Islamic Culture, 44/4, 1970, p. 249-252. Tolan J. V., Les Sarrasins. L’islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Aubier, Paris, 2003. Töllner H., Die türkischen Garden am Kalifenhof von Samarra, ihre Entstehung und Machtergreifung bis zum Kalifat al-Muʿtaḍids, Bonn, 1971. Toomer G. J., « Al-Khwārizmī, Abū Jaʿfar Muḥammad ibn Mūsā », dans Ch. Coul- son Gillespie (éd.), Dictionary of Scientific Biography, vol. 7, New York, 1973, p. 358-365. Toorawa S. M., Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr and Arabic Writerly Culture. A Ninth-Century Bookman in Baghdad, RoutledgeCurzon, Londres et New York, 2005. Tor D. G., « An Historiographical Re-examination of the Appointment and Death of ʿAlī al-Riḍā », Der Islam, 78/1, 2002, p. 103-128. Touati H., Islam et voyage au Moyen Âge, Le Seuil, Paris, 2000. ——, L’armoire à sagesse : bibliothèques et collections en Islam, Aubier, Paris, 2003. Toubert P., « Frontière et frontières : un objet historique », dans Castrum 4. Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen Âge, Madrid, 1992, p. 9-17. Toueir K., « L’Héraklia de Hārūn al-Rachīd à Raqqa, réminiscences byzantines », dans P. Canivet et J.-P. Rey-Coquais (éd.), La Syrie de Byzance à l’Islam : viie–viiie siè- cles, Actes du colloque international, Lyon et Paris, 11-15 septembre 1990, P.I.F.D., Damas, 1992, p. 179-186. Toueir K., Chmelnizkij S. et Becker U., « Hiraqla », dans V. Daiber et A. Becker (éd.), Raqqa III. Baudenkmäler und Paläste I, Philipp von Zabern, Mainz, 2004, p. 135-156. Trombley F. R., « The Documentary Background to theHistory of the Patriarchs of Ps.-Sawīrus ibn al-Muqaffaʿ », dans P. Sijpesteijn, L. Sundelin, S. Torallas Tovar et A. Zomeño (éd.), From al-Andalus to Khurasan. Documents from the Medieval Muslim World, Brill, Leiden, 2007, p. 131-152. Troupeau G., « De quelques apocalypses conservées dans des manuscrits arabes de Paris », Parole de l’Orient, 18, 1993, p. 75-87. ——, « La connaissance des chrétiens syriaques chez les auteurs arabo-musulmans », Orientalia Christiana Analecta Roma, 221, 1983, p. 273-280. Tsafrir Y. et Foerster G., « The Dating of the ‘Earthquake of the Sabbatical Year’ of 749 C. E. in Palestine », BSOAS, 55/2, 1992, p. 231-235. Tuqan F. A., « ʿAbdallāh Ibn ʿAlī : A Rebellious Uncle of al-Mansūṛ », Studies in Islam, 6, 1969, p. 1-26. Ulbert T., « Ein umaiyadischer Pavillon in Resafa-Rusāfaṭ Hišām », Damaszener Mit- teilungen, 7, 1993, p. 213-231. ——, « Die umayiadische Anlage », dans M. Konrad (éd.), Resafa V. Der spätrömische Limes in Syrien, Phillip Von Zabern, Mainz, 2001, p. 19-22. Urice S. K., Qasr Kharana in the Transjordan, Durham, 1987. Al-ʿUsh M. A. F., « Inscriptions arabes inédites à Djabal Usays », AAAS, 13, 1963, p. 225-237. Valensi L., Fables de la mémoire : la glorieuse bataille des rois, Éditions du Seuil, Paris, 1992. Van Bladel K., « The Syriac Sources for the Early Arabic Narratives of Alexander », dans H. Prabha Ray et D. T. Potts (éd.), Memory as History. The Legacy of Alexander in Asia, Aryan Books International, New Dehli, 2007, p. 54-75. ——, « The Alexander Legend in the Qurʾān 18: 83-102 », dans G. S. Reynolds (éd.), The Qurʾān in its Historical Context, Routledge, Londres et New York, 2008, p. 175- 203. Van Der Kooij A. et Van Der Toorn K. (éd.), Canonization and Decanonization. Papers Presented to the International Conference of the Leiden Institute for the Study of Religions (LISOR), Held at Leiden 9-10 January 1997, Brill, Leiden, 1998. Van Ess J., « Les Qadarites et la Ġailānīya de Yazīd III », SI, 41, 1970, p. 269-286. ——, « Umar II and his Epistle against the Qadariya », Abr-nahrain, 12, 1971-1972, p. 19-26. 524 bibliographie

——, Anfänge muslimischer Theologie, Beyrouth et Wiesbaden, 1977. ——, « The Qadariyya in Syria : A Survey »,Proceedings of the First International Con- ference on Bilad al-Sham, Amman, 1984, p. 53-59. ——, « Ḳadariyya », E. I.2, [s. v.] ——, Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra. Eine Geschichte des religiösen Denkens im frühen Islam, I, Walter de Gruyter, Berlin, 1991. Van Houts E., « Introduction : Medieval Memories », dans E. Van Houts (éd.), Medie- val Memories : Men, Women and the Past, 700-1300, Pearson Education Limited, Harlow, 2001, p. 1-16. Van Lent J. M. J. M., « Les apocalypses coptes de l’époque arabe : quelques réflexions », Études Coptes V, Cahiers de la bibliothèque copte, Louvain et Paris, p. 181-195. ——, « The Nineteen Muslim Kings in Coptic Apocalypses »,Parole de l’Orient, 25, 2000, p. 643-693. Van Vloten G., De Opkomst der Abbasiden in Chorasan, E. J. Brill, Leiden, 1890. ——, « Recherches sur la domination arabe, le chiitisme, et les croyances messianiques sous le Khalifat des Omayades », Verhandelingen der Koninklijke Akademie van weten- schappen te Amsterdam ; Afdeling Letterkunde, I/3, J. Muller, Amsterdam, 1894. Varisco D. M., « Making “Medieval” Islam Meaningful », Medieval Encounters, 13, 2007, p. 385-412. Vasiliev A. A., « Medieval Ideas of the End of the World : West and East », Byzantion, 16, 1942-1943, p. 462-502. Vernet J., « al-Khwārazmī », E. I.2, [s. v.] Vibert-Guigue Cl., « La question de l’eau à l’époque omeyyade en Jordanie : approches iconographique et architecturale », Aram, 13-14, 2001-2002, p. 533-567. ——, Les peintures de Qusayr ‘Amra. Un bain omeyyade dans la bâdiya jordanienne, Beyrouth, IFPO/Department of Antiquities of Jordan, 2007. Vogts M., Figures de califes entre histoire et fiction. Al-Walīd b. Yazīd et al-Amīn dans la représentation de l’historiographie arabe de l’époque ʿabbāside, Ergon Verlag, Beyrouth, 2006. Vries (de) B., « Urbanization in the Basalt Region of North Jordan in Late Antiquity : The Case of Umm el-Jimal »,SHAJ , 2, 1985, p. 249-256. ——, « Continuity and Change in the Urban Character of the Southern Hauran from the 5th to the 9th Century : The Archaeological Evidence at Umm al-Jimal »,Medi- terranean Archaeology, 13, 2000, p. 39-45. Walmsley A. G., The Administrative Structures and Urban Geography of the Jund Filas- tin and the Jund of al-Urdunn, Ph. D. Diss., University of Sydney, 1987. ——, « Fiḥl (Pella) and the Cities of North Jordan during the Umayyad and Abbasid Periods », SHAJ, 4, 1992, p. 377-384. ——, « Production, Exchange and Regional Trade in the Islamic East Mediterranean : Old Structures, New Systems ? », dans I. L. Hansen et C. Wickham (éd.), The Long Eighth Century, Brill, Leiden, 2000, p. 265-343. ——, « The ‘Islamic City’ : The Archaeological Experience in Jordan »,Mediterranean Archaeology, 13, 2000, p. 1-9. ——, « The Friday Mosque of Early Islamic Jarash in Jordan »,Journal of the David Collection, 1, 2003, p. 110-131. ——, Early Islamic Syria. An Archaeological Assessment, Duckworth, London, 2007. Walmsley A. et Damgaard K., « The Umayyad Congregational Mosque of Jarash in Jor- dan and its Relationship to Early Mosques », Antiquity, 79/304, 2005, p. 362-378. Wansbrough J., Quranic Studies. Sources and methods of scriptural Interpretation, Foreword, Translations, and Expanded Notes by Andrew Rippin, Prometheus Books, New-York, 2004 [1977]. ——, The Sectarian Milieu. Content and Composition of Islamic Salvation History, Foreword, Translations, and Expanded notes by Gerald Hawting, Prometheus Books, Amherst, 2006 [1978]. bibliographie 525

Ward-Perkins B., « Re-Using the Architectural Legacy of the Past », dans dans G. P. Brogiolo et B. Ward-Perkins, The Idea and Ideal of the Town between Late Antiquity and the Early Middle Ages, Brill, Leiden, 1999, p. 225-244. Watt M., Free Will and Predestination in Early Islam, Luzac & Co, Londres, 1948. ——, « The Materials Used by Ibn Isḥāq », dans B. Lewis et P. M. Holt (éd.), Historians of the Middle East, Oxford U. P., Londres, 1962, p. 23-34. Wellhausen J., Skizzen und Vorarbeiten, vol. 6, W. de Gruyter, Berlin et New York, 1985 [1899]. ——, Die religiös-politischen Oppositionsparteien im alten Islam, Berlin, 1901; trad. anglaise, The Religio-Political Factions in Early Islam, Oxford, 1975. ——, Das arabische Reich und sein Sturz, Berlin, 1960 [1902] ; The Arab kingdom and its fall, trad. angl. par M. G. Weir, University of Calcutta, Calcutta, 1927. ——, « Die religiös-politischen Oppositionsparteien im alten Islam », Abh. G. W. Gött., 5, 1901. ——, « Die Kämpfe der Araber mit den Romäern in der Zeit der Umaijaden », Nach- richten G. W. Gött., 1901. Weltecke D., « Originality and Function of Formal Structures in the Chronicle of Michael the Great », Hugoye, 3/2, 2000. ——, « The World Chronicle by Patriarch Michael the Great (1126-1199): Some reflec- tions », Journal of Assyrian Academic Studies, 11/2, 1997, p. 6-30. ——, Die « Beschreibung der Zeiten » von Mor Michael dem Grossen (1126-1199) : eine Studie zu ihrem historischen und historiographiegeschichtlichen Kontext, CSCO 594, Subsidia 110, Peeters, Louvain, 2003. ——, « Les trois grandes chroniques syro-orthodoxes des xiie et xiiie siècles », dans M. Debié (éd.), L’historiographie syriaque, Geuthner, Paris, 2009, p. 107-135. Wensinck A. J., Concordance et indices de la tradition musulmane, 8 vol., Leiden, 1936-1988. Whelan E., « Forgotten Witness : Evidence for the Early Codification of the Quran », JAOS, 118/1, 1998, p. 1-14. Whitcomb D. S., « Mahesh Ware : Evidence of Early Abbasid Occupation from South- ern Jordan », ADAJ, 33, 1989, p. 269-285. ——, « Archaeology of the ʿAbbāsid Period : The Example of Jordan »,Archéologie Islamique, 1, 1990, p. 75-85. ——, « Reassessing the Archaeology of Jordan of the Abbasid Period », SHAJ, IV, 1992, p. 385-390. ——, « Islam and the Socio-Cultural Transition of Palestine – Early Islamic Period (638-1099 CE) », in Th. E. Levy (éd.),The Archaeology of Society in the Holy Land, Fact on Files, New York, 1994, p. 489-501. ——, « The Misr of Ayla : New Evidence for the Early Islamic City »,SHAJ , V, 1995, p. 277-288. ——, « Umayyad and Abbasid Periods », dans B. MacDonald, R. Adams et P. Bienkowski (éd.), The Archaeology of Jordan, Sheffield, 2001, p. 503-513. ——, « Amman, Hesban, and Abbasid Archaeology in Jordan », dans L. E. Stager, J. A. Green et M. D. Coogan (éd.), The Archaeology of Jordan and Beyond. Essays in Honor of James A. Sauer, Eisenbrauns, Winona Lake (Indiana), 2000, p. 505-515. ——, « Khirbet al-Karak Identified with Sinnabra »,Al- ʿUsur al-Wusta, The Bulletin of the Middle East Medievalists, 14/1, 2002, p. 1-6. Whittow M., « Decline and Fall ? Studying Long-Term Change in the East », dans L. Lavan et W. Bowden (éd.), Theory and Practice in Late Antique Archaeology, Brill, Leiden, 2003, p. 404-423. Wickham C., « Topographies of Power : An Introduction », dans M. De Jong et F. Theuws (éd.), Topographies of Power in the Early Middle Ages, Brill, Leiden, 2001, p. 1-8. ——, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterrean, 400-800, Oxford U. P., Oxford, 2005. 526 bibliographie

——, The Inheritance of Rome. A History of Europe from 400 to 1000, Viking, New York, 2009. Wiet G., « Būsīṛ », E. I.2, [s. v.] Wilkinson J., Jerusalem Pilgrims Before the Crusades, Aris & Phillips, Warminster, 2002 [1977]. Witakowski W., The Syriac Chronicle of Pseudo-Dionysius of Tell-Mahrē : A Study in the History of Historiography, Almqvist et Wiksell, Uppsala, 1987. ——, « Elias Barshenaya’s Chronicle », dans W. Van Bekkum, J. W. Drijvers et A. C. Klugkist (éd.), Syriac Polemics. Studies in Honour of Gerrit Jan Reinink, Peeters, Louvain, 2007, p. 219-237. Yanoski J. et David J., Syrie ancienne et moderne, Univers pittoresque, Asie, tome VII, Firmin Didot, Paris, 1848. Yates F. A., L’art de la mémoire, Gallimard, Paris, 1975. Yerushalmi Y. H., Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, Gallimard, Paris, 1991. Young M. J. L., « Arabic Biographical Writing », dans M. J. L. Young, J. D Latham et R. B. Serjeant (éd.), Religion, Learning and Science in the ʿAbbasid Period, The Cam- bridge History of Arabic Literature, Cambridge U. P., Cambridge, 1990, p. 301-327. Yucesoy H., « Between nationalism and the social sciences : an examination of mod- ern scholarship on the ʿAbbāsid civil wa rand the reign of al-Maʾmūn », Medieval Encounters, 8, 1, 2002, p. 56-78. ——, Messianic Beliefs & Imperial Politics in Medieval Islam. Theʿ Abbāsid Caliphate in the Early Ninth Century, The University of South Carolina Press, Columbia (SC), 2009. Zakeri M., Sāsānid Soldiers in Early Muslim Society: the Origins of ʿAyyārān and Futu- wwa, Harrasowitz, Wiesbaden, 1995. Zakharia, K., « Le secrétaire et le pouvoir : ʿAbd al-Ḥ amīd Ibn Yaḥyā al-Kātib », dans F. Sanagustin (éd.), Les Intellectuels en Orient musulman, IFAO, Le Caire, 1998. Zakkar S., « Ibn Khayyāt ̣ al-ʿUsfurị̄ », E. I.2, [s. v.] Zaman M. Q., « The Nature of Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya’s Mahdiship : A Study of Some Reports in Isbahānī’ṣ Maqātil », Hamdard Islamicus, 13, 1990, p. 59-65. ——, « Maghāzī and the Muḥaddithūn : Reconsidering the Treatment of “Historical” Materials in Early Collections of Ḥadith », IJMES, 28, 1996, p. 1-18. ——, « The Caliphs, the ʿUlamāʾ, and the Law : Defining the Role and Function of the Caliph in the Early ʿAbbāsid Period », Islamic Law and Society, 4/1, 1997, p. 1-36. ——, Religion and Politics under the Early ʿAbbāsids. The Emergence of the Proto-Sunnī Elite, Brill, Leiden, 1997. ——, « Al-Yaʿqūbī », E. I.2, [s. v.] Zayyāt Ḥ ., « al-Tašayyuʿ li-Muʿāwiya fī ʿahd al-ʿAbbāsiyyīn », Al-Mašriq, 26, 1928, p. 410-415. Zetterstéen K. V., « ʿAbd al-ʿAzīz b. Marwān », E. I.2, [s. v.] K. V. Zetterstéen [C. E. Bosworth], « Al-Muhtadī bi ’llāh, Abū, ʿAbd Allāh Muḥammad b. Hārūn al-Wāthiḳ », E. I.2, [s. v.] Zimmermann F., « The Particle ̣attā,H God’s Knowledge of What We Shall Do and the Caliph ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz », dans A. Jones (éd.), Arabicus Felix : Luminosus Britannicus. Essays in Honour of A. F. L. Beeston on his Eightieth Birthday, Ithaca Press Reading, Oxford, 1991, p. 163-180. Zolondek L., « An Approach to the Problem of the Sources of the Kitāb al-Agānī », JNES, 19/3, 1960, p. 217-234. Zotz Th., « Präsenz und Repräsentation. Beobachtungen zur königlichen Herrschaft- spraxis im hohen und späten Mittelalter », dans A. Lüdtke (dir.), Herrschaft als sozi- ale Praxis. Historische und sozial-anthropologische Studien, Veröffentlichungen des Max-Planck-Institut für Geschichte, 91, Göttingen, 1991, p. 168-194. ——, « L’étude des palais royaux en Allemagne », dans J.-C. Schmitt, O. G. Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le C.N.R.S. et le Max-Planck-Institut für Geschichte, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 307-326. INDEX

ʿAbbās I., 112, 365 Abū Ayyūb Sulaymān b. Maḫlad ʿAbd Allāh b. ʿAbbās, 211, 216 al-Muryānī al-Ḫ ūzī, 336 ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 342 Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. campagne contre les Byzantins, 342, Ḥazm, 310 355 Abū al-Faraj al-Isfahānī,̣ 118-119, 189, décès, 326, 342-343, 360-362, 364 286, 290 gouverneur du Šām, 342 Abū Ḥamza al-Ḫ ārijī, 136, 308 massacre des Omeyyades, 187-188, Abū Hāšim b. Muḥammad b. 190-194 al-Ḥanafiyya, 362 prétendant au califat, 325-326, Abū al-Hayd̠ām al-Murrī, 451-453 354-362 Abū Ismāʿīl al-Azdī, 35-36 rebelle syrien, 362-368 Abū Jaʿfar. voir al-Mansūṛ voir aussi laqab (attribution) Abū Maʿšar Najīḥ, 58 ʿAbd Allāh b. Marwān, 196-197 Abū Miḫnāf, 33, 58, 85, 260-264 ʿAbd al-Azīz al-ʿUmarī, 452-453 Abū Muḥammad al-ʿAbdī, 187 ʿAbd al-Ḥ akam b. Aʿyan b. al-Layt ̠ Abū Mushir al-Ġassānī, 38, 55 al-Aylī, 314 Abū Muslim ʿAbd al-Ḥ amīd al-Kātib, 26, 77, assassinat, 343 112-113, 223, 331-332, 337, 439 et ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 342-343, 359, ʿAbd al-Malik b. Marwān 362 et ʿAlī b. ʿAbd Allāh, 211 et ʿĪsā b. Mūsā, 355, 358-359 et écriture de l’histoire, 67-71 et al-Mansūr,̣ 359, 366 et État omeyyade, 6, 40-42, 70, 164, et Šām, 366 181, 385-386 révolte Ḫ urāsān, 325, 326, 328, 331, et Salomon, 222-223 341 et al-Zuhrī, 46 Abū Nuʿaym al-Isfahānī,̣ 289 exercice mobile du pouvoir, 397-398, Abū Nuḫayla, 280 403-409, 422-423 Abū Saʿīd b. Yūnus, 105-106 patrimonialisme, 391-395, 422-423 Abū ʿUbayd Allāh Muʿāwiya b. ʿUbayd programme architectural, 202-203, Allāh b. Yassār, 336 390 Abū ʿUbayda b. al-Jarrāḥ, 234 voir aussi al-Ḥ ajjāj; Ibn al-Zubayr Abū Yūsuf Yaʿqūb, 51, 85 ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣, 448, 450, 453, Abū Zurʿa al-Dimašqī, 37-38, 55, 56, 364 462-463, 472 administration lettrée, 70 ʿAbd al-Samaḍ b. ʿAlī, 358 Agapius de Manbij Abū al-ʿAbbās ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 366 désigné par Ibrāhīm al-Imām, 212, comme source, 146-147 341, 351-353 Hišām, 431, 433 massacre des Omeyyades, 189 massacre des Omeyyades, 191-192 premier calife abbasside, 325, 343, 344 Révolution abbasside, 340-343 résidence al-Anbār, 342, 354 ʿUmar II, 304 succession, 345, 353, 354-357 al-Aġdaf, 424 voir aussi laqab (attribution) Agha S. S., 328, 331 Abū ʿAbd al-Raḥmān Ḫ ālid b. Hišām Aḫbār al-dawla al-ʿAbbāsiyya. voir al-Umawī, 58 Histoire anonyme des Abbassides Abū al-Azhar al-Muhallab b. Abī ʿĪsā, Aḫbār Majmūʿa, 370 361 aḫbārīyūn, 25 528 index ahl al-Ḫ urāsān. voir Ḫ urāsān Amorium. voir ʿAmmūriyya ahl al-Jazīra. voir Jazīra Arnold de Ratisbonne, 21 ahl al-Šām. voir Šām al-Asbaġ̣ (frère de ʿUmar II), 292 al-Aḫtal,̣ 68-69, 117 Ascalon, 375 ʿajam (définition), 332-333 Assmann J., 4, 66, 174, 176-178, 284 voir aussi Perses attentes messianiques, 72, 84, 99, Albert J.-P., 232, 283, 320 132-135, 182-183, 271-272, 298-301, Alep, 122, 149, 355, 389, 394, 447 316-318 Alexandre le Grand. voir D̠ū al-Qarnayn voir aussi messianisme ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. ʿAbbās, 211, ʿAwāna b. al-Ḥ akam, 58 213-216, 357, 370, 377-378, 380 ʿawāsim,̣ 5, 448-449, 454, 466 ʿAlī b. Abī Ṭālib al-Awzāʿī, 53, 74-75 califat ignoré, 56, 150-151, 153-154, Ayla, 215-216, 314 159, 164 al-Azraq, 424 et les Omeyyades, 181, 191, 194, 207, 348, 350 Baalbek, 218, 398, 404, 409 malédiction de, 287, 302 Bāb al-Abwāb, 265-269 succession du Prophète, 81 Bāb al-Lān, 265 ʿAlī b. Mujāhid, 58 Bacharach J. L., 374, 421, 430 ʿAlī al-Riḍā, 86 Badā, 214-216 Alides Bagdad ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 187, 193-194 enjeu militaire, 134, 462 dans l’historiographie abbasside, 467 et écriture de l’histoire, 79-102 Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya, 374, fitna, 86-87 377-378 fondation, 78, 82-83, 207-208, politique d’al-Maʾmūn, 87 456-457 rivalité avec Abbassides, 78, 81, 134, Hišām b. al-Ġāz, 53 191, 199, 201, 204, 341, 379-380 modèle architectural, 455, 458, 460 sources, 96-97, 104, 377-378 résidence califale, 59, 94, 97-98, 461 ʿamal, 85, 311-312 vie intellectuelle, 88-91, 144 al-Aʿmāq (cycle de), 272 al-Baḫrāʾ, 430-431 al-Amīn, 86, 163, 205-206, 373, Baḥšal (al-Wāsitī),̣ 123 448-449, 461 Baḫtarī b. al-Ḥ asan, 247 Amman (région), 424-426 Baqī b. Maḫlad al-Qurtubī,̣ 55 ʿAmmūriyya, 242, 273-274 Bakkār b. Muslim al-ʿUqaylī, 337 an 100 A.H., 99, 132-133, 211, 272, al-Balād̠urī 291-296, 298-301, 316-318, 379 ʿAbd al-Malik, 397-398, 403-404 Anas b. Mālik Abū Ḥamza, 310 Banū Abī Muʿayt,̣ 435-436 al-Anbār, 342, 354, 355, 358, 456 et mémoire syrienne, 120-121 al-Andalus, 131, 200, 296 grille de lecture, 104 ʿAnjar, 389, 409-411, 423, 440-442 Ibn al-Muqaffaʿ, 357 Antéchrist, 302, 373 massacre des Omeyyades, 186 Antioche, 459 prosopographie, 95 Antipatris. voir Nahr Abī Futruṣ al-Rāfiqa, 458 apocalypse copte de Daniel, 162-163, al-Saffāḥ, 369 372 utilisation des sources syriennes, apocalypse de Šenute, 163, 372 34-35, 94-95 apocalypse grecque du ps.-Daniel, al-Walīd II, 424 163-164 Yazīd b. al-Muhallab, 260-264 apocalypses, 132-135, 161-165, Balʿamī, 93, 99, 103, 238, 241-245, 246 222-223, 272-274, 372-374 Bālis, 394, 433 voir aussi messianisme Balqāʾ, 211-212 archives, 99 Banū Abī Muʿayt,̣ 435-436 Arjomand S. A., 329, 357, 359 al-Bāqir (Muḥammad b. ʿAlī), 293 index 529

Bar Hebraeus, 149-150 lieux de mémoire, 114, 183 Barmakides, 85, 337, 450, 453, 461-463, polyvalence des fonctions, 416, 472 433-434 Barthold W. W., 286, 310, 318 Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī, 208, 417-418, Bashear S., 290-291, 293-294 427, 437, 463-464 Basra,̣ 15, 33, 262, 326, 342, 357, 359 Qusayṛ ʿAmra, 418-420 Bates M. L., 134, 375 références bibliques, 223 al-Batṭ āl,̣ 232-234, 241, 242, 244 al-Sinnabra,̣ 404-405 Baysān, 83, 430, 445 voir aussi ʿAnjar; patrimonialisme Bayt al-Ḥ ikma, 88 Cheddadi A., 22, 28, 28-29, 33, 100, 170 Bernhardt J. W., 402 Chiffoleau J., 188 Bible (références) Chronique de 705, 152-153 Daniel, 155, 292, 347 Chronique de 716, 154, 298 David et Goliath, 367 Chronique de 724, 152-153, 301 Isaïe, 346, 373 Chronique de 741 Salomon, 218-227 comme source, 150-151 voir aussi apocalypses; messianisme régionalisation des pouvoirs, 392 bibliothèques, 31, 76, 88, 105 siège de Constantinople, 252-253 biographie, 126-127 ʿUmar II, 304 Blankinship Kh. Y., 328, 351-352, 439 Chronique de 754 Bligh-Abramski I. I., 331, 336-337 comme source, 150-151 Bone H. J., 437 Révolution abbasside, 343 Bonner M., 449-450, 454 siège de Constantinople, 252-253 Buḫārā, 134, 375 Chronique de 775, 152-153, 301, 344 al-Buḫārī, 55, 107 Chronique de 813, 154, 458 Būsīr,̣ 322 Chronique de 818, 154, 344 Butruṣ b. Rāhib, 192 Chronique de 819 ʿAnjar, 411 Cahen C., 154, 327, 380, 433 comme source, 151-152 Calder N., 311 Hišām, 433 califes et écriture de l’histoire rempart du Caucase, 268-269 ʿAbd al-Malik, 70 Révolution abbasside, 344-346, 349 Hišām, 73-74 siège de Constantinople, 248-252 al-Mahdī, 83-84 ʿUmar II, 304-305 al-Maʾmūn, 86-89 Chronique de 846 al-Mansūr,̣ 82, 199 ʿAnjar, 411 Marwān II, 77 comme source, 151-152 al-Mutawakkil, 90 Hišām, 433 al-Rašīd, 84-85 rempart du Caucase, 268-269 al-Saffāḥ, 83-84 Révolution abbasside, 344-346, 349 Sulaymān, 71-72 siège de Constantinople, 248-252 ʿUmar II, 71-73, 306 ʿUmar II, 304-305 Voir aussi filtre historiographique; Chronique de 1234 phases historiographiques; strates comme source, 144-146, 148 d’écriture massacre des Omeyyades, 192 Campbell S. S., 170, 172 Révolution abbasside, 340 Canard M., 232-233, 240, 246-247 siège de Constantinople, 247 Carruthers M., 176 ʿUmar II, 304 châteaux omeyyades Chronique de Zuqnīn en Balqāʾ, 423-427 campagne du Caucase, 269-271 en Palmyrène, 427-434 catastrophes naturelles, 301 exercice mobile du pouvoir, 405, 411, comme source, 154-155 412-435, 426-427 datation, 277 interprétations, 412-423 définition de l’histoire, 20 530 index

Révolution abbasside, 346-347 al-dajjāl. voir Antéchrist siège de Constantinople, 247, 253-259 Dakhlia J., 465 chronographies Damas aire de production, 12-13, 33-36 capitale abbasside, 93, 216, 366-367 décalage chronologique, 12, 345 capitale omeyyade, 208-209, 397-398, divergences, 36, 104-105, 237, 262, 403 269, 349 et Hišām, 428, 431 époque de naissance, 38-40, 49 lieu de mémoire omeyyade, 182 établissement d’une vulgate, 61-62, mosquée, 219, 387-388 97-103 révolte qaysite, 451-453 premiers auteurs syriens, 40-49 Daniel E. L., 327 chronologie de Qartamīn, 151-152 D̠āt al-Himma, 233-234 Clausewitz C. von, 230 daʿwa, 193-194, 211, 261, 318, 327, 329, Cobb P. M. 361, 379 historiographie, 124, 205 voir aussi an 100 A.H.; Révolution Šām abbasside, 323, 329-330, 365, abbasside 385, 446, 450-451, 465 dawla (définition), 334, 377, 381 Conrad L. I., 92-93, 416 voir aussi Révolution abbasside conscience historique Dawrīn. voir Dūrayn émergence, 27-29, 27-33 Daylam, 276-277 premières chronographies, 38-40 Dayr Murrān, 403, 452 Constantin (VII) Porphyrogénète, 235, Dayr Simʿān, 304-305 344 Décobert C. Constantinople historiographie islamique, 3 mosquée de, 232-235, 245-246, Mālik b. Anas, 311 274-275 mémoire prophétique, 170 objectif des califes, 236-237 patrimonialisme, 391-393, 416, 465 possession symbolique, 235, 244-245, Dennet D. C., 440-441 258-259 Denys de Tell-Maḥrē, 144-146 sous la protection du Prophète, Derat M.-L., 398, 400, 402 275-276 dictionnaires biographiques, 120-123 voir aussi an 100 A.H.; épisodes clés; Digénis Akritas, 234 Maslama b. ʿAbd al-Malik dimension messianique Continuation de la chronique Abbassides, 83, 211-212, 368, samaritaine, 158-160, 301 368-381 Cook D., 99, 132-133, 273-274, 277, 294 al-Hādī, 376 Cook M., 15, 35, 138, 290 al-Mahdī, 84, 134, 374-376 Coran al-Mansūr,̣ 373, 373-374 et ʿAbd al-Malik, 70 Maslama b. ʿAbd al-Malik, 271 et al-Ḥ ajjāj, 41, 70 Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya, 81-82 et historicité, 27-29 al-Rašīd, 376 et légitimation politique, 194 ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āb,̣ 290-291 et licéité de l’écriture, 15 ʿUmar II, 291-297, 317-318 et sources narratives, 27 voir aussi laqab (attribution) Cornette J., 278 Dôme du Rocher couleurs. voir symbolique des couleurs construction, 43 Crone P., 136, 138, 288, 290, 307-308, et Salomon, 223 328, 365 inscriptions, 49, 62, 202-203, 388 culture mémorielle, 169-171 message politique et religieux, 112, voir aussi memoria 386, 388-389 symbolique, 181, 202-203, 388-389 Dābiq, 152, 236, 238-239, 242, 375, 394, Donner F. M. 403 écriture de l’histoire, 22-23, 28-38, 49, al-Ḍaḥḥāk b. Qays, 442 52, 57 index 531

messianisme, 290 siège de Constantinople, 163-164, al-Ṭabarī, 63, 106 231-259, 273-274, 296-297 D̠ū al-Qarnayn, 265-269 siège de La Mecque, 181 Duby G., 321 succession Abū al-ʿAbbās, 345 Dulūk, 355 voir aussi Abū Muslim; Ḫ urāsān; Dūrayn, 429-430 Révolution abbasside Duri A. A., 34, 45, 95 Esch A., 11-14, 109, 120, 165, 379 Dutton Y., 310-312 Euphrate et pouvoir califal, 456-461 Écriture de l’histoire. voir réécriture de frontière symbolique, 208, 227, 348 l’histoire localisation d’al-Zaytūna, 429 Égypte résidence califale al-Anbār, 342 ʿAbd al-ʿAzīz, 302 travaux de Hišām, 431-433 Continuation de la chronique exercice mobile du pouvoir samaritaine, 158 abbasside, 446-455 et image de ʿUmar II, 315 châteaux omeyyades, 405, 411, fuite et mort de Marwān II, 150, 322, 412-435, 426-427, 463-464 325, 338, 342, 344, 367, 379 contrôle territorial, 398-403, 446-455, Histoire des patriarches d’Alexandrie, 463-466 157, 302 définition, 398-403 Ibn ʿAbd al-Ḥ akam, 126, 314-315 époque pré-moderne, 398-403 Marwān I, 404 et patrimonialisme, 398-399, massacre des Omeyyades, 190 422-423, 434-435, 446, 464-466 papyri, 111 omeyyade, 403-411, 422-423, régionalisation des pouvoirs, 392 426-427, 433-435, 443 Sāliḥ ̣ b. ʿAlī, 357-358, 447 siège de Constantinople, 253 faḍāʾil, 125, 200 al-Ṭabarī, 101, 105-106 Faḍl b. Sāliḥ ̣ b. ʿAlī, 448 al-Yaʿqūbī, 96 Farazdaq, 117-118, 135, 220, 222 El-Hibri T., 79, 100-101, 172, 205, Fentress J., 174 454-455 filtre historiographique Elad A., 328, 330-333, 336-337, 405, 407 Abū Miḫnāf, 85 Élie de Nisibe, 89, 160-161 définition, 62 Eliezer (Pirqē), 373 et sédimentation mnésique, 203 épisodes clés et sources externes, 142 an 100, 132, 211-212 al-Madāʾinī, 91 anti-califat d’Ibn al-Zubayr, 67 Sayf b. ʿUmar, 85 assassinat d’al-Walīd II, 340, 430-431 al-Ṭabarī, 102, 103-107, 246 bataille de Marj Rāhit,̣ 69-70, 385 al-Wāqidī, 91 bataille de Siffīn,̣ 151, 181, 194, 207 al-Zuhrī, 74-75 bataille d’al-Ḥ arra, 67-68 voir aussi califes et écriture bataille du Zāb, 181, 322, 325, 341, de l’histoire; phases 379-380 historiographiques; strates califat d’al-Mansūr,̣ 195-198 d’écriture chute des Omeyyades, 133, 162, 321 fitna de la memoria omeyyade, 181-183 ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 359 et histoire du Šām, 383 deuxième fitna, 58, 67-71, 385, 392 al-Ḥ umayma berceau abbasside, en opposition à dawla, 334-335, 350 210-217, 324-326 et écriture de l’histoire, 56, 66, 68, massacre des Omeyyades, 184-195 205-206, 350 miḥna, 66, 205 et mémoire islamique, 181 mort d’al-Rašīd, 205-206, 461, 472 et révolution, 350 révolte Abū al-Hayd̠ām al-Murrī, première fitna, 29, 56, 129, 194, 208, 451-453 348, 350 532 index

quatrième fitna, 86-93, 465 al-Ḥ ajjāj, 41, 70, 71, 130, 181, 210, 285, troisième fitna, 76-78, 330, 334-335, 310 393, 438-441, 451, 472 Ḥājjī Ḫ alīfa, 106 voir aussi épisodes clés; Ibn al-Zubayr; Halbwachs, 173-174 qadarites; Révolution abbasside Ḫ ālid b. Maʿdān al-Kalāʿī al-Ḥ imsī,̣ Fōrsāyē. voir Perses 42-43, 278 Fowden G., 420 Ḫ ālid al-Qasrī, 214 Fried J., 179 Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāṭ Frye R. N., 327 et al-Ḫ wārazmī, 89 Furet F., 200, 349 et Ibn ʿĀʾid̠, 55 massacre des Omeyyades, 185-186 García-Arenal M., 316-317 première chronographie, 32, 94 Gaube H., 414, 423 prosopographie, 95 Ġaylān al-Dimašqī, 44, 54, 74 siège de Constantinople, 246 Geary P. J. utilisation des sources syriennes, continuité historique, 98, 206-207, 34-35, 94-95 337-338, 473 Ḥammām al-Sarāḫ, 425 création du passé, 209 Harrak A., 155-156 mémoire, 172-175 Ḥarrān oral vs. écrit, 175-176 capitale omeyyade, 77, 130, 226, 335, oubli créatif, 80 348, 394, 442, 456 rapport au passé, 9, 21, 98-100, 167, contexte qaysite, 77 319 et ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 356, 358, 368 Geertz C., 383, 398-401, 471 et Chronique de 846, 152 Genequand D. mort de Ibrāhīm al-Imām, 189, 212, agriculture omeyyade, 413 324-325, 341, 351-353 paysages éphémères, 466, 472 al-Ḥ ārit ̠ b. Surayj al-Tamīmī, 332 Qasṛ al-Ḥayr al-Šarqī, 417 Hārūn al-Rašīd Qusayṛ ʿAmra, 418 Antioche, 459 sites de Balqāʾ, 425 campagnes byzantines, 454-455, 463 sites de Palmyrène, 427 et ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣, 448-449 voir aussi châteaux omeyyades et jihād, 454-455, 465 Gil M., 314 et Maslama b. ʿAbd al-Malik, 281 Gilliot C., 107 et Šām, 448-450 Goeje M. J. de, 106 mort et succession, 85-89, 205-206, Gog et Magog, 267, 270-271, 272, 276, 461, 472 319 patimonialisme, 449-450, 454-455 Goitein S. D., 330, 333, 335-336 Raqqa, 459-461 Grabar O., 208, 333, 414, 419 siège de Constantinople, 280-281 Griffith S. H., 347 al-Ḥ asan b. ʿAlī, 295-296 Gryaznevitch P. A., 95 al-Ḫ awlānī, 123 Günther S., 175 Hawting G. R., 8, 14, 107 Ġūta,̣ 302, 451-452 Héraclius, 275-276 Herbelot (Barthélemi d’), 106 ḫabar héroïsation, 229-230, 232, 259, 263-264, couple isnād/ḫabar, 21-25, 96, 123 283-284, 307 ḥadīt̠ voir aussi Maslama b. ʿAbd al-Malik; dictés à al-Zuhrī, 47 ʿUmar II et codification, 50, 72 Hillenbrand R., 395, 411 et messianité, 293-295 Hinds M., 136, 288, 307-308 et prise de Constantinople, 274-276 Hiraqla, 455 transmetteurs syriens, 42-56 Ḫ irbat al-Bayḍāʾ, 422-423 ʿUmar II, 307-309 Ḫ irbat al-Mafjar, 223-224, 225f al-Ḥ afs ̣ b. Nuʿmān al-Umawī, 370 Ḫ irbat al-Minya, 411 index 533

Hišām b. ʿAbd al-Malik Humphreys R. S., 98-99, 326 et al-Mansūr,̣ 197-198 Ḫ unāsira,̣ 287 et Maslama b. ʿAbd al-Malik, 262, Ḫ urāsān 264 ahl al-Ḫ urāsān, 191, 331, 355, 365, et Palmyrène, 394, 427-434 458, 462 et Salomon, 220 attentes messianiques, 374-375 et ʿUmar II, 306, 319-320 et sources narratives, 322, 344, 444 et al-Walīd II, 48 gouverneurs, 86, 130, 243, 260, 262, et al-Zuhrī, 73-75 279, 331, 375 exercice mobile du pouvoir, 426-434, Hārūn al-Rašīd, 461 436-440 Révolution abbasside, 324-325, 327, voir aussi Qasṛ al-Ḥayr al-Ġarbī; 329, 331, 341, 379, 442 Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī; al-Rusāfa;̣ théorie des écoles, 29 al-Zaytūna al-Ḥusayn b. ʿAlī, 135, 181, 187, Hišām b. al-Ġāz, 53 189-190, 194 Ḥ isṇ Maslama, 394 al-Ḫ wārazmī, 89, 97, 161, 267 Histoire anonyme des Abbassides, 95-96, hypomnēma, 16, 171 211, 215, 292, 317-318, 324-326, 370, 377-378 Ibn ʿAbd al-Ḥ akam, 91, 309, 310, Histoire des patriarches d’Alexandrie, 314-315 157-158, 302, 338, 367-368, 425-426 Ibn Abī al-Ḥ adīd, 356 historicité Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr, 89 et Coran, 27-29 Ibn al-ʿAdīm, 121-122 et identité musulmane, 29-31, 29-32, Ibn ʿĀʾid̠ al-Dimašqī, 38, 55, 95 69, 100 Ibn ʿAsākir historiens ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 364 conditions de connaissance, 65-66 Abū al-Hayd̠ām al-Murrī, 451 contexte messianique, 135 comme source, 121-122, 446, 451 définition de la Révolution abbasside, et ʿUmar II, 289-290 324-338 mosquée de Damas, 219, 388 et Bayt al-Ḥ ikma, 88-89 Taʾrīḫ madīnat Dimašq, 121-122 et mémoire, 172, 172-173, 178-179 transmetteur de Sayf b. ʿUmar, 18-19 et poésie, 116-119 Ibn Aʿtam̠ al-Kūfī, 91-93 influence d’al-Ṭabarī, 103-107 siège de Constantinople, 241-245, 246, liens avec le pouvoir, 68-71, 82-84 253 période abbasside, 53-56, 85 Yazīd b. al-Muhallab, 260-264 période omeyyade, 40-49 Ibn al-Atīr,̠ 289-290 recherche de continuité, 98 Ibn al-Faqīh, 125 Hitti P. K., 323 mosquée de Constantinople, 235 Homélie du patriarche Germain mosquée de Damas, 220, 387-388 comme source, 247 Ibn Ḥajar al-ʿAsqalānī, 376 siège de Constantinople, 247, 255-259 Ibn Ḫ aldūn Homme aux 40 coudées, 240-241 grille de lecture, 129-130 Homs rôle de l’histoire, 51 et axes de communication, 404, 409 Salomon et Islam, 219 et Hišām, 436 Salomon et Omeyyades, 221-222 objet de récits, 123 ʿUmar II, 287-288, 296 rébellion, 442, 453 Ibn Ḥanbal, 55, 295 sources, 36, 42, 49, 52, 146 Ibn Ḥawqal, 125, 182, 265 traditions apocalyptiques, 132 Ibn Hišām Hoyland R. G., 139, 150, 155, 157, 163, authenticité, 39 297 et Ibn Isḥāq, 83 al-Ḥ umayma, 115, 125, 210-217, Ibn Isḥāq 322-325, 351-353, 362-363, 377, 384 à la cour d’al-Mansūr,̣ 82-83 534 index

école de Médine, 33, 36 Jabal Says, 422 ouvrages, 58, 82-83 al-Jābiya, 397, 403, 409 Ibn al-Jawzī, 289 al-Jāḥiz̠, 129 Ibn Katīr,̠ 127-128 Jarīr, 117-118, 222, 286 Ibn Manzūr,̣ 122, 215 al-Jarrāḥ b. ʿAbd Allāh al-Ḥ akamī, 270 Ibn al-Muqaffaʿ, 51, 200, 357, 359, Jazīra 444-445 ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 355, 358, 365-366, Ibn al-Nadīm, 38-39, 57 380 Ibn Qutayba, 20, 43, 186, 292 ahl al-Jazīra, 355, 365-366, 380, 442, Ibn Saʿd, 91, 122, 306 447 Ibn Šiḥna, 394 al-Azdī, 123 Ibn al-Zubayr Banū Sāliḥ ̣, 448 calife légitime, 159, 383-386 entité administrative marwanide, 5, conséquences révolte, 23, 46, 67-68 279 dans les sources syriaques, 159, 348 et sources syriaques, 142, 315-316 et Histoire anonyme des Abbassides, Euphrate comme frontière, 208 215-216 al-Mansūr,̣ 337, 342 et les Abbassides, 211, 363 Marwān II, 226, 440, 442 mémoire zubayride, 170 Maslama b. ʿAbd al-Malik, 248-249, Ibrāhīm b. Sāliḥ ̣ b. ʿAlī, 448 264, 279 Ibrāhīm b. ʿUtmān̠ b. Nahīk al-ʿAkkī, Maymūn b. Mihrān, 44 460 monastères, 142 Ibrāhīm al-Imām, 189, 212, 324-325, révolte de Isḥāq b. Muslim al-ʿUqaylī, 341, 351-353, 357, 361, 362 337 Imbert F., 419 Sāliḥ ̣ b. ʿAlī, 447 inscription d’Ehneš, 376 voir aussi Euphrate Iraq Jazīra ibn ʿUmar, 411 espace omeyyade oublié, 209-210 Jean de Wasīm, 158, 338 et espaces de mémoire, 204-210 Jean du Daylam, 403 et écriture de l’histoire, 11-14, 34-38, Jérusalem 78-103, 379, 468 et califes omeyyades, 423 memoria iraqo-abbasside, 207-210, et exercice mobile du pouvoir, 409, 216-217, 227, 469 465 voir aussi Bagdad; Euphrate; al-Ḥajjāj; et Salomon, 218 Maslama b. ʿAbd al-Malik; al-Mahdī, 286, 448, 464 résidences califales; Révolution al-Mansūr,̣ 464 abbasside; Sāmarrāʾ; vulgate al-Muqaddasī, 125 ʿĪsā b. ʿAlī, 357-358 programme architectural omeyyade, ʿĪsā b. Mūsā 389 et ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 360-362 T̠awr b. Yazīd al-Kalāʿī, 52 prétentions califales, 355-362 ʿUmar I, 290-291 al-Isfahānī,̣ 118-119 vs. La Mecque, 46 Isḥāq b. Muslim al-ʿUqaylī, 337 voir aussi Dôme du Rocher; Palestine isnād, 275 Judd S. C., 104, 441 authenticité, 23-24 Juynboll G. H. A., 307 chaîne de transmission, 91, 169 couple isnād/ḫabar, 21-25, 96, 123 Kalbs, 104, 181, 385 émergence, 22-23 voir aussi Yéménites isnād collectif, 62-63 Kallinikos. voir Raqqa manipulation, 289 Keaney H. N., 103 mémorisation, 169, 171 Kennedy H., 417, 433, 447, 459, 465-466 perte d’importance, 100 Khalidi T., 23, 29, 31, 103, 117 siège de Constantinople, 237-239 Khazars, 230-231, 260, 263, 265-269, 276 ʿUmar II, 307-309, 310 King G. D. R., 422 index 535 kitāb (définition), 16 voir aussi épisodes clés; témoignages Kitāb al-Aġānī. voir Abū al-Faraj architecturaux al-Isfahānị̄ Kitāb al-Fitan. voir Nuʿaym b. Ḥammād Maʿān, 182 Kitāb al-ʿUyūn, 240-241 al-Madāʾinī Kohlberg E., 135 Abū al-Hayd̠ām al-Murrī, 451 Kūfa et Ibn Aʿtam̠ al-Kūfī, 93 et Abū al-ʿAbbās, 96, 325, 342, 353 filtre historiographique, 91 et Abū Jaʿfar al-Mansūr,̣ 342 siège de Constantinople, 238-239, 246 théorie des écoles, 33, 36 madīnat al-Fār. voir Ḥ isṇ Maslama Kutayyir̠ ʿAzza, 426 madīnat al-Qahr, 243-245 kuttāb, 70 mahdī, 134, 291-297, 316-317 al-Mahdī Lammens H., 7, 9, 117, 210, 323, 412-413 dimension messianique, 84, 134 Landau-Tasseron E., 17-20, 68, 316 mémoire omeyyade, 81, 202 n. 171 al-Rāfiqa, 458 laqab (attribution) Malatya,̣ 447 al-Hādī, 376 Mālik b. Anas, 45, 49, 52, 75, 221, al-Mahdī, 134, 371, 374-376 309-315, 317 al-Mansūr,̣ 374 al-Maʾmūn, 86-90, 140, 161, 201-203, al-Marḍī, 376 205-206, 373, 449 al-Muʾtaman, 449 Manbij, 453 al-Rašīd, 376 al-Mansūṛ al-Saffāḥ, 190, 368-371, 470 chute des Omeyyades, 342-343 Lassner J., 172, 329, 357, 361 dimension messianique, 373-374 Lauwers M., 201-202 élimination de ʿAbd Allāh b. ʿAlī, Le Goff J., 178, 316 360-362 Lecker M., 45, 214-215 et mémoire omeyyade, 195-198, 202 Leder S., 25 laqab, 373-374 Léon III légitimité, 362-364 correspondance avec ʿUmar II, patrimonialisme, 446-448 157-158, 297, 301-302 prétentions califales, 325, 358-362 siège de Constantinople, 233-264 al-Rāfiqa, 456-459 Lewis B., 164, 334, 336, 373 voir aussi Abū Muslim; Alides; Łewond Bagdad campagne du Caucase, 269 al-Maqrīzī, 128-129 comme source, 156-157 Martinez-Gros G., 129-130 correspondance ʿUmar II/Léon III, Marwān II 297 arrivée au pouvoir, 340-341 siège de Constantinople, 255-259 et Salomon, 226 ʿUmar II, 301-302 exercice mobile du pouvoir, 441-442 licéité de l’écriture, 15-16, 68 fuite et mort, 341-342, 343, 344, 367 lieux de mémoire gouverneur, 440 abbassides, 210-217 Ḥarrān, 394 de Maslama b. ʿAbd al-Malik, mort de Ibrāhīm al-Imām, 212, 325, 234-235 351-353 définition, 180 prétentions califales, 440-441 D̠ū al-Qarnayn, 271 voir aussi épisodes clés et memoria omeyyade, 183 al-Masīhiyya,̣ 243-245 Ḫ irbat al-Mafjar, 223 Maslama b. ʿAbd al-Malik al-Ḥ umayma, 210-217 administrateur, 279, 394, 433, 440 importance, 171 contre Yazīd b. al-Muhallab, 260-262 omeyyades, 180-184, 209-210, dans le Caucase, 262-271, 276 226-228 dimension messianique, 271 536 index

et D̠ū al-Qarnayn, 265-266 ʿUrwa b. al-Zubayr, 42 et Hišām, 262, 264, 279, 319-320 al-Zuhrī, 45 et ʿUmar II, 281-282, 283-284, 318, mémoire 319-320 collective, 173-175 héros combattant, 230-231, 263-264, compétition mémorielle, 183 271-282 culture mémorielle, 169-171 siège de Constantinople, 231-259 culturelle, 176-178 Maslama b. Hišām, 48, 364 et Islam, 168-173, 194, 308 al-Masʿūdī matériau historique, 178-179 Antioche, 459 sociale, 120-121, 168, 174 assassinat ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 361 voir aussi épisodes clés; memoria; al-Ḥ umayma, 214 témoignages architecturaux al-Mansūr,̣ 195-198, 376-377 memoria massacre des Omeyyades, 186 abbasside, 207, 216-217, 317-320 muraille du Caucase, 268 comme culture, 174 al-Saffāḥ, 369 comme objet de recherche, 168-179 siège de Constantinople, 243 comme phénomène social, 174, al-Sinnabra,̣ 404 176-177 sources, 57-58, 95, 123, 131, 147 omeyyade, 179-180, 217-227, succession Abū al-ʿAbbās, 362-363 281-282, 315-320, 390 ʿUmar II, 287, 305 réutilisation, 198-200, 201, 217, 227 matériau historique Šām, 122, 125, 226-228 apocalypses, 132-135 voir aussi épisodes clés; mémoire; et mémoire, 167-168, 178-179 témoignages architecturaux exclusivité, 64 Merv, 86, 90, 132 géographie, 124-126, 172 Mésopotamie (Haute). Voir Jazīra ḫabar, 21-25, 96 messianisme hérésiographies, 135-136 contexte, 88, 132-135, 164, 293-296, noyau commun, 63-64, 193-194, 259 371-372 témoignages architecturaux, 177 et Islam, 290 transmission comme, 25-26 utilisation de la messianité, 368-381 Maymūn b. Mihrān, 44, 95 voir aussi an 100 A.H.; apocalypses; McKitterick R., 175, 204, 473 attentes messianiques; dimension Mecque (La) messianique; Sufyānī, mythe du Abū Jaʿfar (al-Mansūr),̣ 325, 355, 363 retour Hišām, 135, 426, 436 méthodologie Hārūn al-Rašīd, 449 historiographie comparée, 143 Ibn al-Zubayr, 42, 46 interprétation de la Révolution al-Maqrīzī, 128 abbasside, 326-338 Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, 215-216 recherche des sources perdues, 61-62, siège de, 181 66-67, 384-385 T̠awr b. Yazīd al-Kalāʿī, 52 transmission comme objet historique, vs. Jérusalem, 46 25-26 Médine utilisation de la mémoire, 168 ʿAbd al-Malik b. Sāliḥ ̣, 448 utilisation de sources externes, 65 et les Omeyyades, 128 Michel le Sabaïte, 347 al-Mahdī, 111, 202, 377 Michel le Syrien Mālik b. Anas, 49, 311, 313 catastrophes naturelles, 298-301 mosquée de, 81, 202, 377 comme source, 144-146, 146-148 Samhūdī, 214 Hišām, 433 théorie des écoles, 33-38 Raqqa, 460 T̠awr b. Yazīd al-Kalāʿī, 52 ʿUmar II, 296, 303-304 ʿUmar II, 292-293, 309-310, 313, miḥna, 87, 89-90 315 Morony M., 336 index 537

Mortdmann A. D., 106 oralité Moscati S., 184-185 coexistence avec l’écrit, 175-176 Mossoul (Mawsil),̣ 123, 149, 355, 442, 461 et oubli, 175 Motzki H., 23, 311 et transmission, 16 Mšattā, 425-426 oubli al-Muʾarrij b. ʿAmr al-Sadusī, 84 comme revanche sociale, 177-178 Muʿāwiya des sources narratives, 17, 59-60, 349, dans les sources, 53, 56, 58, 373 367 et memoria omeyyade, 99, 181-183, et oralité, 175 201, 287, 296 préalable à l’historiographie, 168 et Salomon, 221-222 stratégie des compilateurs, 59-60, 167, et ʿUbayd b. Šarya, 38-40 185-186, 193, 361-362 littoral syrien, 52 voir aussi mémoire; memoria patrimonialisme, 391-392 première fitna, 194, 208, 348, 350 Palestine siège de Constantinople, 275 Continuation de la chronique al-Sinnabra,̣ 404 samaritaine, 158-160 strates d’écriture, 117 et al-Mahdī, 464 Muʿāwiya II, 295 et Sāliḥ ̣ b. ʿAlī, 447 Mudarites. voir Qaysites et Sulaymān b. ʿAbd al-Malik, Muḥammad b. ʿĀʾid̠ al-Dimašqī. Voir 392-394 Ibn ʿĀʾid̠ sources, 83, 123, 134, 347 Muḥammad b. ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. voir aussi épisodes clés; Nahr Abī al-ʿAbbās, 214, 281, 317, 324 Futruṣ Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, 215 Palmyre Muḥammad b. Sāliḥ ̣ b. al-Natṭ āḥ ̣, 95-96 et Marwān II, 226 Muḥammad b. al-Walīd b. ʿĀmir et Salomon, 218 al-Zubaydī al-Ḥ imsī,̣ 49 projets architecturaux omeyyades, Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya, 81-82, 389, 430 374, 378, 380 voir aussi châteaux omeyyades al-Muhtadī, 318 papyri, 15-16, 26, 32, 111 mujaddid, 133, 285, 291, 316 Paravicini W., 402 al-Muqaddasī, 125, 235, 387-388 patrimonialisme Muqātil al-ʿAkkī, 356 abbasside, 446-450, 464 Muqātil b. Sulaymān, 24, 267 définition, 391-392 Murad M. Q., 289-290 et exercice mobile du pouvoir, 398, Mūsā b. ʿĪsā b. ʿAlī, 452-453 422-423, 434-435, 446, 464-466 Musil A., 412-413, 418-421, 424 al-Mansūr,̣ 446-448 al-Mutawakkil, 93-94, 206, 216, 366, 465 omeyyade, 391-395, 433-434 Mutiʿ b. Iyās, 376 régionalisation des pouvoirs, 391-395, al-Muwaqqar, 424, 463 464 voir aussi châteaux omeyyades Nahr Abī Futrus,̣ 185-187 Perses, 331-333, 345-347, 348 Nasṛ b. Sayyār, 331 phases historiographiques Nisibe, 160, 326, 342, 359, 380 affirmation marwanide, 67-71 Nora P., 171, 175, 180 après Sāmarrāʾ, 97-103, 205-207, 246 Northedge A., 413, 415, 419 califat Hišām, 73-76, 249, 269, 277, Nuʿaym b. Ḥ ammād, 132, 272-273, 276, 306, 433 378 califat al-Mutawakkil, 93-97 numismatique. voir sources légitimation abbasside, 80-85, 192- numismatiques 194, 198-200, 317-320, 335, 361- 362, 368, 377 Oexle O. G., 65-66, 176-177 réformes marwanides, 71-73, 249 Omar F., 327 succession d’al-Rašīd, 86-93, 205-206 538 index

troisième fitna, 76-77 moments clés, 61-62, 70, 199, voir aussi Révolution abbasside 227-228, 315-320, 321-324, poésie, 68, 100, 115-119, 202, 288, 333, 350-351, 379-380 370 recherche de continuité, 98-99, pratique, 85, 311-312 206-207 Prémare A.-L. de, 23-24, 29 versions concurrentes, 194, 349 prosopographie, 95 résidences califales (transfert) al-Anbār, 342 Qabīsạ b. D̠uʾayb, 41-42 Bagdad, 78-79, 97, 199 qadarites, 43, 52-53, 54, 55, 74, 76, 307, Ḥ arrān, 77, 226-227, 348 313 proximité byzantine, 85 al-Qāḍī W., 43, 112, 223, 332 Raqqa, 85, 459-461, 462 Qaḥtabạ b. Šabīb al-Ṭāʾī, 341, 352 al-Rusāfa,̣ 74 Qaryatayn, 422, 430 Sāmarrāʾ, 89-90 al-Qāsim, 449-450 voir aussi al-Ḥ umayma Qasṛ Burquʿ, 422-423 Révolution abbasside Qasṛ al-Hallabat, 425 continuités avec l’époque omeyyade, Qasṛ al-Ḫ arāna, 424 336-338, 450-451 Qasṛ al-Ḥ ayr al-Ġarbī, 414-415, 427 épisode clé, 321-324, 350-351 Qasṛ al-Ḥ ayr al-Šarqī, 208, 417-418, 427, et messianité, 371-381 437, 463-464 identité des acteurs, 327, 330-333, Qasṛ al-Mušāš, 425 365-368 Qasṛ Ṭūba, 424 interprétations modernes, 326-338, al-Qastal,̣ 426, 463-464 379 Qaysites, 77, 337, 341, 447-448, légitimation, 78, 80-85, 217, 280-281, 451-453 343, 351-353, 376-377 al-Qiftī,̣ 106 sources chrétiennes, 338-351, 339f Qinnasrīn, 44, 279, 409, 442, 447-448, voir aussi Abū Muslim; dawla; 451, 454, 463 épisodes clés; Ḫ urāsān; phases Qudaym, 430 historiographiques Qurra b. Šarīk, 111 Robinson C. F. Qusayṛ ʿAmra, 115, 223, 390, 412, État islamique, 386 418-421 historiographie, 21-22, 31, 57, 113, al-Qušayrī, 123 126 méthodologie, 1 al-Rabaʿī (ʿAlī b. Muḥammad), 125, Révolution abbasside, 185, 216 202-203 sources non-musulmanes, 152 al-Rāfiqa, 384, 456-461, 457f transmission, 175-176 Rajāʾ b. Ḥ aywa al-Kindī, 43, 394 rôle de l’histoire al-Ramla, 186, 389, 394-395 appropriation du passé, 98-100, Raqqa, 85, 182, 384, 428-429, 431, 98-101, 204, 206-207 456-461, 457f légitimation du pouvoir, 50-51, 204, Rāwandiyya, 374-375 322-323, 380-381 Raytạ bt. ʿUbayd Allāh al-Ḥāritī,̠ 317 vertus éducatives, 50-51 al-Rāzī (Abū al-Ḥusayn), 121 al-Rusāfạ réécriture de l’histoire accession de Hišām au califat, 428 approche méthodologique, 65 et souvenir de Hišām, 197 attentes messianiques, 72, 72-73, 99, exercice mobile du pouvoir, 430, 437 294 identification Rusāfạ Hišām, justification d’assassinat, 76, 86, 206 427-429 justifications géographiques, 74, 77, Muḥammad b. al-Walīd ʿĀmir 78, 85, 97 al-Zubaydī al-Ḥ imsī,̣ 49 légitimation par l’histoire, 50-51, 131 programme architectural omeyyade, logiques sociales, 98 389, 428, 436 index 539

résidence de Hišām, 77, 394, 431, 437, voir aussi phases historiographiques 456 Samhūdī, 214-215 Sulaymān b. Mūsā, 44 Samuel du Qalamūn, 163, 372 al-Zuhrī et Hišām, 35, 47, 74 al-Šarāt, 211 Rusāfạ Hišām. voir al-Rusāfạ Sauvaget J., 137-138, 333, 413, 419, 424, 427-429, 437 Sābiq al-Ḫ wārazmī, 353 Sayf b. ʿUmar al-Safadī,̣ 121 école de Kūfa, 33-34 al-Saffāḥ. voir ʿAbd Allāh b. ʿAlī; Abū écriture historique, 85 al-ʿAbbās; laqab (attribution) filtre historiographique, 85 Šaġb wa-Badā, 48 214-215 transmetteur “fiable”, 18-20 al-Saḥ ̣sāḥ ̣, 233 Schacht J., 313-314 Saʿīd b. Bitrīq,̣ 157, 302 Schlumberger D., 414 Saʿīd b. Musayyab, 293 Schmitt J.-C., 18, 25 Saʿīd b. ʿUmar b. Jaʿda b. Ḥubayra Schœler G., 15-16, 26, 31, 48, 118, 171, al-Maḫzūmī, 356 175 Saʿīd al-Ḥ arašī, 262-263 sédimentation mnésique, 66, 183, 203 Saʿīd al-Tanūḫī, 36 Sergiopolis. voir al-Rusāfạ Saint Pierre de Capitolias, 403 Shaban A., 327 Salamiyya, 447 Shacklady H., 329 Sāliḥ ̣ b. ʿAlī Sharon M., 327-328, 357, 375, 405, 409 et espace syrien, 216, 380, 443, Siffīn.̣ voir épisodes clés 446-449 Silverstein A., 443 et Révolution abbasside, 322, 325, 343 Simon ben Yōḥai, 164, 372 gouverneur d’Égypte, 357-358 al-Sinnabra,̣ 397-398, 404-405, 406f, 407f massacre des Omeyyades, 191 sites archéologiques patrimonialisme, 447-448, 463, 472 ʿAnjar, 409-411 Salomon, 218-227 Baysān, 430, 445 Šām en Balqāʾ, 423-427 ahl al-Šām, 43, 200, 213, 261, 355, en Palmyrène, 427-434 358, 364-366, 380, 444, 463 Ḫ irbat al-Mafjar, 223-224, 225f continuité historique, 383-384, al-Ḥumayma, 115, 215 450-451, 466 Qasṛ al-Ḫ arāna, 424 enjeu mémoriel, 207-228 Qasṛ al-Ḥ ayr al-Ġarbī, 414-415, 427 espace abbasside, 209-217, 227, Qasr al-Ḥ ayr al-Šarqī, 208, 417-418, 322-324, 383-385, 446-455, 463-466 427, 463-464 espace arabe, 348 al-Qastal,̣ 426, 463 espace de messianité, 378 al-Sinnabra,̣ 404-407 espace islamique, 123, 124, 127, 131, voir aussi témoignages architecturaux 200, 205 sources andalouses, 131, 252-253 espace omeyyade, 200-203, 217-228, sources archéologiques, 25, 64, 114-115, 278, 282, 306, 315-320, 350-351, 183, 208-210, 217, 417, 427 383-385 voir aussi sites archéologiques; et espaces de mémoire, 204-210 témoignages architecturaux Occident des auteurs syriaques, 348 sources arméniennes, 148, 156-157 sources, 33-35, 94, 119-126, 306, 384- sources chinoises, 59 n. 238, 165, 344 385 sources chrétiennes terre de révolte, 353, 354-368, 446-455 apocalypses, 161-165 voir aussi exercice mobile du pouvoir campagne du Caucase, 269-270 Sāmarrāʾ chroniques, 153-162 abandon, 97-98 écho des sources omeyyades, 229-230, anarchie, 94 305-306 capitale, 89-91, 335, 465, 472 Hišām, 431-434 al-Ṭabarī, 101 importance, 65, 155-161 540 index

Révolution abbasside, 338-351, 339f poésie, 115-119 siège de Constantinople, 247-259, témoignages architecturaux, 115, 249f, 250f-251f 202-203, 384-385 Théophile d’Édesse, 143-152 Sourdel D., 305, 323, 413 ʿUmar II, 298-306, 299f, 300f Sourdel J., 305, 413 sources de la pratique souvenir documents divers, 113-114 comme matériau historique, 177-178 épigraphie, 111-112 et légitimation politique, 188-191, 193 lettres, 112-113 et poésie, 116, 119 numismatique, 111-112 images mnémoniques, 66 papyri, 111 recherche de sens, 66 sources épigraphiques, 111-112, 369, Spiegel G. M., 101, 105 388-389, 418-419, 430 Stetkevych S., 69 sources épistolaires, 112-113, 223, 264, strates d’écriture 286, 297, 331-332 et changements politiques, 68, 72-73, sources géographiques, 124-126, 172 77, 319-320 sources historiques. voir sources et légitimité califale, 69-70, 71-72, archéologiques; sources de la pratique; 80-81, 88 sources épigraphiques; sources et orthodoxie, 74, 76-77 narratives; sources numismatiques; et tournants culturels, 69 témoignages architecturaux et transfert de résidence califale, 74, sources littéraires, 232-234 77, 78-79, 85, 89, 97, 199 voir aussi poésie marwanides, 67-79, 315-318, 433 sources narratives premiers Abbassides, 79-103, authenticité, 286 184-194, 184-200, 210-217, 318, contrôle califal, 63, 79 345, 379-381 datation, 247, 277, 305-306, 311, al-Ṭabarī, 103-107 319-320 voir aussi califes et écriture de décalage chronologique, 12, 349-350 l’histoire; filtre historiographique; déformations, 13-14, 17, 20, 57, 79, phases historiographiques 351-353 Straughn I. B., 416-417 et Coran, 27 Šuʿayb b. Abī Ḥ amza, 47, 49 et oralité, 16 Sudayf b. Maymūn, 187, 189 lacunes, 14, 26 Sufyān al-T̠awrī, 35 licéité de l’écriture, 15-16 Sufyānī matériau historique, 63-64 malédiction, 201-202 noyau commun, 63-64, 193, 259, 315, mythe du retour, 133, 182-183, 291, 317-318 378 oubli, 17, 79, 349 Sulaymān b. ʿAbd al-Malik représentativité, 13-14 et Palestine, 392-394 sources externes, 137-140 et Salomon, 223 transmission, 11-12, 16, 59, 61-64 et siège de Constantinople, 236, transmission interculturelle, 140-143, 236-238, 243-245, 249, 253, 274-275 247 et ʿUmar II, 285-286 versions concurrentes, 36-37, 104, Qusayṛ ʿAmra, 419-420 109, 185, 189-190, 254, 260-264, régionalisation des pouvoirs, 392-395 349-351 Sulaymān b. ʿAlī, 326, 342, 357, 359 sources numismatiques, 111-112, 134, Sulaymān b. Dāwūd, 48, 218-227 374, 456, 460 Sulaymān b. Hišām, 189, 409, 442 sources omeyyades Sulaymān b. Muʿād̠, 240-241, 247-248, écho dans sources chrétiennes, 252 229-230, 277, 305-306 Sulaymān b. Mūsā, 44, 278 et Šām, 119-126, 131, 277, 278, 306, sunna, 307-309, 316 384 al-Suyūtī,̣ 276-277 index 541 symbolique des couleurs datation, 418-419 blanc, 208, 244 Dôme du Rocher, 223, 386 jaune, 261 et mémoire, 177, 181-182, 183, 202 noir, 86-87, 153, 156, 208, 332, Hiraqla, 455 341-342, 363, 367 Ḫ irbat al-Mafjar, 223-224, 225f or et bleu, 388-389 lieux symboliques, 223-224, 386-390 vert, 86 mosquée al-Aqsā,̣ 386 syngramma, 16-17, 171 mosquée de Damas, 387-388 Syrie. voir Šām mosquée d’al-Ramla, 394-395 mosquées, 386-388, 394-395 al-Ṭabarānī, 273 Qusayṛ ʿAmra, 418-419 al-Ṭabarī source de connaissance, 114-115, assassinat de ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 361 181-182, 384-385 al-Azraq, 424 voir aussi châteaux omeyyades; sites califat al-Mansūr,̣ 197-198 archéologiques campagne du Caucase, 265-268 Théophane diffusion en Occident, 106-107 chroniqueur, 146 et ʿUmar II, 286, 296 al-Mahdī, 375 filtre historiographique, 102, 103-107 massacre des Omeyyades, 191 grille de lecture, 104 Révolution abbasside, 340-343 Hišām, 428-429 siège de Constantinople, 247, 253 al-Ḥ umayma, 211-212, 211-213 ʿUmar II, 302-303 al-Mansūr,̣ 377 Théophile d’Édesse massacre des Omeyyades, 185-186 comme source, 143-152 observations personnelles, 101 Révolution abbasside, 340-343 popularité, 105-107 siège de Constantinople, 252 al-Rāfiqa, 457-458 ʿUmar II, 302 Raqqa, 460-461 voir aussi transmission Révolution abbasside, 325-326 théorie des écoles, 33-37 al-Rusāfa,̣ 428-429 topos (littérature islamique) al-Saffāḥ, 369 brûler des livres, 68 Salomon et Omeyyades, 222 grandeur, 195 siège de Constantinople, 237-241, 242, licéité de l’écriture, 68 246 mise par écrit, 15 sunna, 308 mourir en lisant le Coran, 194 transmetteur de Sayf b. ʿUmar, 18-19 murailles et remparts, 219, 273 utilisation des sources syriennes, 34-35 piété, 195 al-Walīd II, 425 takbīr, 274 Yazīd b. al-Muhallab, 260-264 transmission Ṭāhā Ḥ usayn, 117 codification, 25-26 al-Ṭāʾif, 216 comme objet historique, 25, 25-26 takbīr datation de l’information, 152, 246, siège de Constantinople, 244, 273-274 247, 277, 314-315 topos (littérature islamique), 274 entre sources musulmanes/ al-Tanūḫī (Saʿīd b. ʿAbd al-ʿAzīz), 38, chrétiennes, 152-154, 191-192, 230, 54, 56 277, 305-306 taʾrīḫ et écriture de l’histoire, 18, 57-58, définition, 32 100-101 Tarsus, 87 et mémoire, 169-172, 202 Ṭawāna, 242 fiabilité des auteurs, 18-21 T̠awr b. Yazīd al-Kalāʿī, 52, 95 interculturelle, 140-143, 247 Ṭayyāyē, 345-347, 348 manipulation, 289, 351-353 témoignages architecturaux prédominance de certains auteurs, 62 bornes miliaires, 405-409 sélectivité, 194 542 index

sources chrétiennes, 152, 191-192 vulgate sources narratives, 11-12, 16, 59, 61-64 caractéristiques, 102-103, 324-326 variété des sources, 165 conditions de naissance, 61-62, voir aussi isnād 97-103, 322-324, 343, 379 t̠uġūr, 5, 449, 466 et autres sources islamiques, 109-110 Turcs et messianité, 379 adversaires de Maslama, 230-231, 235, et persistance de divergences, 260-261, 265, 267-270, 276 104-105 essor, 89-90, 94, 101, 206 et Šām abbasside, 207, 322-324 voir aussi Gog et Magog; Sāmarrāʾ voir aussi réécriture de l’histoire

ʿUbāda b. Nusayy al-Kindī, 44, 95 Wādī al-Qurā, 214-215 ʿUbayd b. Šarya al-Jurhumī, 38-39 al-Waḍīn b. ʿAtāʾ al-Dimašqī, 52 Uḫaydir, 210 Wahb b. Munabbih, 219 ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz. voir ʿUmar II al-Walīd b. Muslim al-Umawī ʿUmar (I) b. al-Ḫ atṭ āḅ al-Dimašqī, 54, 56, 95 dimension messianique, 290-291 al-Walīd (I) b. ʿAbd al-Malik et ʿUmar II, 288-291 et ʿAlī b. ʿAbd Allāh, 213 ʿUmar b. Hubayra, 238, 241, 248 et Salomon, 218-220, 222-223 ʿUmar II exercice mobile du pouvoir, 422-423 biographie, 126, 315 mosquée de Damas, 219, 387-388 calife “saint”, 283-320 al-Walīd (II) b. Yazīd cicatrice, 291-292 assassinat, 76, 181, 194, 335, 340, cinquième calife orthodoxe, 285-288 440-441 correspondance avec Léon III, al-Baḫrāʾ, 430-431 157-158, 297, 301-302 en Balqāʾ, 424 dimension messianique, 290-320 et Hišām, 48 et Hišām, 319-320 et al-Zuhrī, 48, 76 et les Abbassides, 317-318 exercice mobile du pouvoir, 394-395, et Mālik b. Anas, 309-315 425-426 et Maslama b. ʿAbd al-Malik, image, 104, 181, 224 281-282, 283-284, 318 Qusayṛ ʿAmra, 420 et mosquée de Damas, 388 al-Wāqidī et Salomon, 220 bibliothèque, 88 et siège de Constantinople, 240-241, école de Médine, 33 245, 252-253, 252-255, 260, 296-297 et Ibn Aʿtam̠ al-Kūfī, 93 et Sulaymān b. ʿAbd al-Malik, 285, filtre historiographique, 91, 96 285-286, 296 siège de Constantinople, 237-238, et ʿUmar b. al-Ḫ atṭ āb,̣ 288-291 246 gouverneur de Médine, 292-293, Wāsit,̣ 123, 130, 209-210, 210, 262, 322, 309-310, 313 342 législateur, 309-315 Wāsit ̣ al-Raqqa, 429-430 musnad attribué à, 308 Wellhausen J., 19, 33-35, 37, 106, politique religieuse, 302-303, 313-314 327-328, 331, 333-335 tombe, 188, 304-305 Whitcomb D., 404-405, 406f, 407f, Umm al-Walīd, 425-426 415-416 ʿUrwa b. al-Zubayr Wickham C., 174, 412 comme source, 42 destruction d’ouvrages, 67-68 Yaḥyā b. Saʿīd al-Umawī, 54 et al-Zuhrī, 42, 45, 75 al-Yaʿqūbī ʿAbd Allāh b. ʿAlī, 359 Van Berchem M., 405 et sources chrétiennes, 191-192 Van Vloten G., 326-327 al-Mansūr,̣ 359 Von Sievers P., 465 massacre des Omeyyades, 186 index 543

ouvrages, 96-97 Yazīd (III) b. al-Walīd al-Rāfiqa, 456 et assassinat d’al-Walīd II, 394 siège de Constantinople, 246 et Qusayṛ ʿAmra, 419 al-Sinnabra,̣ 404 laqab, 154, 160 ʿUmar II, 287 programme architectural, 395 vengeance légitimée, 190 qadarisme, 52, 76, 104 Yāqūt al-Sinnabra,̣ 404 Hiraqla, 455 Yéménites, 328, 341, 452 massacre des Omeyyades, 186 al-Muwaqqar, 424 Zāb. voir épisodes clés Raqqa, 460 Zayd b. ʿAlī, 188-189, 193 Šaġb, 215 al-Zaytūna, 428-429 al-Sinnabra,̣ 404 Zīzāʾ, 425-426 Yazīd b. al-Muhallab, 243, 260-264, 308 Zotz T., 401-402 Yazīd (II) b. ʿAbd al-Malik al-Zuhrī Chronique de 724, 153 ʿAlī b. ʿAbd Allāh, 215 Chronique de 741, 150 domaines, 48, 214-215 et Maslama, 264, 440 et ʿAbd al-Malik, 46 et Yazīd b. al-Muhallab, 261 et al-Walīd II, 48, 76 et al-Zuhrī, 47 et Hišām, 73-75 exercice mobile du pouvoir, 423-424, et ruptures politiques, 73-76 423-426 et ʿUrwa b. al-Zubayr, 42, 45, 75 Łewond, 255 filtre historiographique, 74-75 patrimonialisme, 34, 392 liens avec les Omeyyades, 45-49, 57-58 phases historiographiques, 73, 249 passage à l’écriture, 15-16