« Chuuuttt », Jef Aérosol (2011), Paris L’art urbain : de l’interdit aux marqueurs de la mondialisation Frédéric DURAND

L’art urbain, ou , est délicat à délimiter, tant dans ses formes que dans ses finalités. À l’origine, il s’agit d’inscriptions ou d’images jouant avec l’interdit ou la provocation, mais exprimant aussi une volonté plastique tout en acceptant un caractère éphémère. Par le passé, le caractère subversif s’est traduit par l’anonymat de nombreuses réalisations, voire par leur destruction sans qu’aucun témoignage n’en soit conservé. Elles étaient d’ailleurs rarement l’œuvre d’artistes professionnels.

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urant la seconde moitié du La France pays pionnier XXe siècle, les images ont de l’art urbain subversif D envahi les rues des villes La France est sans doute le pays où a via les affiches et les publicités, réellement émergé l’art urbain. Parmi au point parfois de saturer l’esprit les pionniers, Gérard Zlotykamien ou de ne plus être remarquées. qui, à partir de 1963, a peint à la Parallèlement, l’art « officiel », sou- bombe des bonhommes très stylisés vent cantonné dans des musées ou dans le chantier du trou des Halles des galeries, s’est affirmé dans des à Paris, en référence aux victimes formes déroutant de plus en plus le anonymes des guerres. Son travail grand public : abstractions, installa- restait cependant proche du tions, performances… Leurs rares ou de l’art brut. Dans ce contexte, exhibitions dans la rue n’en font une dimension esthétique plus mar- guère un art de rue. quée apparaît chez le Niçois Ernest À côté, se sont maintenues des Pignon-Ernest dès 1966. L’origine formes d’expression subversives de son approche fait écho à celle de comme les ou les affiches Zlotykamien. En effet, réfléchissant à engagées, notamment lors des des moyens de dénoncer la menace périodes de contestation des années nucléaire, il avait été impressionné 1960. Ces dernières n’avaient cepen- par une photo d’Hiroshima montrant dant pas forcément de vocation une échelle dressée, sa fausse ombre « artistique », ou elles cherchaient projetée sur le mur par le souffle de plus à s’inscrire dans le monde de la la bombe. À droite de l’échelle, était politique que dans celui de l’art, du également « imprimée » la silhouette moins avant l’essor du street art. d’un Japonais disparu lors de l’explo- « Gisants » d’Ernest Pignon-Ernest (1971) avec l’autorisation de l’artiste Ses moyens peuvent être multiples : sion. En 1971, Ernest Pignon-Ernest la peinture (au pinceau, à la bombe s’est notamment fait remarquer par thétique avec la volonté de toucher avec ou sans pochoirs), le papier des affiches en noir et blanc très réa- les gens de la rue. À une époque où la collé ou le sticker, mais également listes, représentant des corps symbo- majorité des artistes et des critiques la céramique et, plus rarement, des lisant les victimes de la Commune de d’art se plaisaient à déclarer la mort objets ou des volumes mis en scène. Paris un siècle plus tôt. Collées sur de la peinture figurative, il n’est pas Il peut aussi ne pas y avoir d’apport, les pavés ou des marches d’escaliers, anodin de constater que la figuration par exemple via la gravure de murs. ces affiches alliaient un souci d’es- s’était déplacée vers les lieux publics.

Fresque du groupe Banlieue-Banlieue, Bondy (1985) avec l’autorisation du collectif

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Dans les années 1970, l’art urbain du vandalisme, passibles aux États- s’est également propagé à New Unis, en France et dans d’autres pays York, particulièrement dans le européens d’amendes voire d’empri- métro, à travers des tags représentant sonnement. surtout des signatures élaborées. L’artiste suisse Harald Naegeli a ainsi Des pionniers s’y sont fait un nom, été gravement sanctionné. Inspiré comme Baby Face 86, Stay High par Zlotykamien, ce Zurichois avait 149, Taki 183… mais l’histoire de pendant des années anonymement et l’art a surtout retenu, à la fin des nuitamment tagué des silhouettes sur années 1970, un trio : Keith Haring, les murs de Zurich, avant de se faire Jean-Michel Basquiat et arrêter. Cela lui valut une condamna- 2000, qui intervenaient dans des tion à neuf mois de prison en 1980. styles allant du cartoon à l’art brut Obligé de se réfugier à l’étranger, il ou à l’expressionnisme abstrait. a finalement été arrêté et extradé en 1984, ce qui l’a contraint à purger sa Le street art dans le marché peine. La menace d’amendes reste de l’art d’actualité, y compris en France, L’exposition de leurs œuvres dans même pour des artistes connus : des galeries new-yorkaises à partir a été condamné en 1992, de 1981 constitue un premier tour- Miss Tic en 2000, M. Chat en 2016. nant vers l’officialisation du street art comme art d’avant-garde, moins Quand les villes anonyme, mais aussi plus intéressant commencent à s’intéresser financièrement dans la mesure où il à leurs street artists pouvait se décliner sur des supports Sous l’impulsion américaine, un vendables. changement d’attitude s’est néan- Cette reconnaissance de quelques moins amorcé en Europe dans les artistes n’a toutefois pas immédia- années 1980. Dès le début de ces tement signifié une acceptation de années, des cités de banlieues pari- cette forme d’art par les autorités qui siennes ont par exemple invité de Affiche à la manière de Keith ont continué à considérer les pein- jeunes artistes à s’exprimer sur leurs Haring, New York tures sur les murs ou les mobiliers murs comme le groupe Banlieue- Œuvre de Kouka urbains comme des dégradations ou Banlieue ou Speedy Graphito. C’est (2011), sur un fragment de mur de Berlin « Baiser « Never let go », Joe Lurato, New York fraternel », Dimitri Vrubel (1990), sur le mur de Berlin

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Toute ville souhaitant affirmer son rang de métropole internationale a désormais intérêt à exposer des activités d’art urbain

Fresque sur le Fado dans les escaliers São Cristovão, Lisbonne

aussi dans des villes secondaires Ce phénomène s’inscrit dans la qu’une partie de la génération mon- reconnaissance institutionnelle tante du street art a fait ses premières d’autres cultures populaires comme armes, comme Jeff Aérosol à le hip-hop ou le rap, auxquelles le en 1982 ou Banksy à Bristol en 1990. street art est d’ailleurs associé. Tags L’attrait pour le street art s’est de signatures mis à part, le fait que confirmé à partir des années 1990 les sujets soient souvent figuratifs dans le contexte de l’essor de la mon- plaît aussi certainement à une partie dialisation, car il est devenu un mar- des élus locaux et au public dérouté queur de la métropolisation. En effet, par nombre de réalisations d’art toute ville souhaitant affirmer son contemporain. rang de métropole internationale ou « La Symphonie des songes », Miss Tic, commande de la ville de Toulouse même nationale a désormais intérêt Cinq grandes modalités à exposer des activités d’art urbain : d’expression dans les c’est un signe de dynamisme cultu- années 2010 rel et un atout touristique. De fait, Dans ce contexte favorable, le street de nombreuses villes leur dédient art n’est cependant pas accepté par- des pages Web ou soutiennent des tout ni sous toutes ses formes, mais associations ou des galeries qui l’on peut présenter cinq grands cas organisent des parcours de décou- de figures plus ou moins autorisées : verte. En 2010, une école de graffiti ––les fresques urbaines sur des a même vu le jour à Paris. façades de grands immeubles

Fresques dans la rue Werregaren, Gand

Women’s Building (1994), San Francisco

Fresques dans le cadre de l’exposition Mister Freeze, Toulouse

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Œuvre de Banksy présentée à l’exposition « L’Aérosol », Paris

ou des devantures commerciales confiées à des artistes reconnus par la municipalité ou les entre- prises ; ––des rues ou des quartiers plus ou moins périphériques laissés à la Le street art y perd souvent son ano- par la police et par les brigades de libre intervention d’artistes ou de nymat voire son caractère éphémère, nettoyage, même si l’on peut y voir collectifs ; soit parce qu’il est conçu pour durer, des artistes participant à la fois de la ––des friches urbaines ou indus- soit parce qu’il est réalisé sur des sup- culture officielle et de la culture illé- trielles faisant l’objet d’une tolé- ports faisant l’objet d’un commerce, gale, comme Blek le Rat ou Banksy rance de la part des autorités ; d’autant que les artistes les plus qui maintiennent des messages pro- ––des interventions « discrètes » célèbres interviennent dans plusieurs vocateurs ou choisissent des lieux en centre-ville, par exemple de de ces configurations et ont envie de symboliques (comme le mur entre petites mosaïques ou des pochoirs participer à ce mouvement mondial Israël et les territoires palestiniens). en hauteur, là où elles ne sont pas dans les grandes capitales : de New Il existe enfin aussi beaucoup de considérées comme « gênantes » York à Paris, Berlin, Londres, Tokyo, jeunes anonymes qui se risquent la (elles peuvent même être proté- Lisbonne, Rio ou Bruxelles, mais nuit avec bombes ou pochoirs pour gées si l’artiste est connu) ; aussi de Toulouse à , Edimbourg, exprimer une identité ou une révolte. ––des manifestations ponctuelles Salamanque, Gand… Parallèlement, Certains y cherchent une renommée autour du street art dans des se maintient une culture under- future, d’autres préfèrent rester dans musées, sur d’anciens sites indus- ground, souvent plus contestataire. l’ombre en privilégiant leur détresse, triels ou dans des galeries. Celle-là est nettement moins tolérée leur rage ou leur combat.

« L’Aérosol », exposition et ateliers de tags pour enfants organisés par SNCF Immobilier, Paris

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