TÉMOIGNAGES D’EX-PREMIERS MINISTRES

Une main pour arrêter le glas

Robert MALVAL

La Constitution de 1987 fut votée dans l’enthousiasme par une majorité uand un pays passe, sans tran- de citoyens haïtiens, dont l’auteur fut du nombre. Après 30 ans de totali- Qsition , de 1’inculture politique à tarisme fasciste, elle fut accueillie comme un rempart contre le retour au la politisation extrême de tous les pouvoir absolu. Par la suite, certains de ses articles apparaitront com- courants d’opinion; du système de me une aberration. L’instauration du Primo-ministère, institution iné- parti unique à la multiplication de dite, si opposée à nos traditions politiques, demeure une création ab- groupuscules porteurs de reven- surde tant que ce qui devait lui conférer légitimité et cohérence, à sa- dications multiples et cultivant voir de grands partis politiques assez forts pour donner corps au princi- 1’esprit de rivalité et de division; pe de cohabitation en cas de majorité parlementaire, ne devienne une d’un ordre politique homogène à l’affirmation de sensibilités diver- réalité durable sur 1’échiquier politique. ses, il eut fallu une charte fon- damentale assurant 1’équilibre des pouvoirs. Or, les constituants de 1987, en consacrant 1’hégémonie du Parlement dans une société sans traditions parlementaires et en affaiblissant 1’Exécutif en le scin- dant, ont malgré eux, ouvert la voie aux imposteurs et aux opportunistes de tous bords.

Calquée dans ses grandes lignes sur la Constitution de la Vème République française, la nôtre ne pouvait répondre aux exigences de 1’heure

Deux tendances ont caractérisé la Constituante de 1987 : une s’inspi- rant ostensiblement du libéralisme des années 1870, seule période de 1’histoire d’Haïti qui vit le triom- phe du parlementarisme et qui dura peu; 1’autre, dont les principaux re- présentants avaient connu 1’arbi- Louisiane SAINT-FLEURANT, Flore à l’arbre de vie, 2001 traire de 1’incarcération ou de

50 Rencontre no 28-29 / Mars 2013 1’exil, puisait sa source dans la vo- Jouissant d’une grande popularité, il symbolisme. Une fois Aristide rentré lonté d’écarter des allées du pou- se laissa d’emblée tenter de soumet- au Palais National, nous espérions que voir, les tenants du régime déchu. tre à sa volonté toutes les institutions sa première démarche serait de con- Un seul lien les unifiait : le refus de du pays. II tomba vite dans 1’ornière voquer les États-généraux de la Na- l’autoritarisme. L’obsession du re- du pouvoir personnel sans grande ca- tion, de panser les plaies encore béan- tour possible de la dictature les por- pacité à 1’exercer, surtout sans 1’as- tes, et de jeter les bases du renouveau. ta à inventer un modèle politique seoir sur un parti organisé et hiérar- radicalement différent de tout ce chisé par crainte de devenir le jouet Pour la raison évoquée plus haut, à que le pays avait connu. Calquée d’un appareil. Le résultat fut que ce savoir que dans le cadre de la Consti- dans ses grandes lignes sur la Cons- pouvoir, fondé sur 1’image personnel- ème tution de 1987 inspirée de celle de la titution de la V République fran- le du chef de 1’État, se détériora au fur France de de Gaulle, seul un homme çaise, la nôtre ne pouvait répondre et à mesure que cette image devenait d’État, hissé sur le haut pavois de aux exigences de 1’heure. écornée. Seul le coup d’État du 30 1’histoire, comme ce fut le cas pour septembre 1991 sauva le nouvel élu Aristide en exil, avait les moyens poli- En effet, le modèle avait été conçu de la déroute politique. tiques de moderniser 1’appareil de en 1959 pour accommoder 1’exerci- 1’État et surtout de rassembler le ce du pouvoir avec 1’impérieuse pays. Pour cela, il eut fallu qu’il lais- nécessité de sauvegarder les insti- sât le gouvernement gouverner, les tutions républicaines au moment où C’est Toussaint Louverture politiciens faire la politique, se placer un grand péril menaçait la France. revenant du Fort-de-Joux au-dessus de la mêlée, tout en usant Pour cela, il lui fallait un Exécutif de son empire sur les hommes pour fort au sortir de la période d’émiet- les amener à se transcender. Force tement politique propre à la IVème morale incontestable vers laquelle République. En bref, la Constitution L’effondrement du communisme la auraient tendu pour un temps toutes ème de la V République, qui inspira la même année favorisa la restauration les volontés et qui aurait fait de Jean- nôtre, fut taillée sur mesure pour la du pouvoir d’Aristide qui, après trois Bertrand Aristide 1’arbitre suprême de gestion d’une situation exception- ans passés à Washington, avait acquit nos divisions, 1’oracle de son temps nelle par un homme d’exception, une stature internationale. Fort d’une et surtout le recours ultime quand Charles de Gaulle. II est à noter que adhésion active dans la grande majo- viendraient les inévitables désordres parmi tous ses successeurs, seul rité de la population et de sa carrure civils qui ont jalonné notre histoire. François Mitterand, en raison de sa nouvelle, il aurait pu se fixer pour tâ- propre dimension historique, a pu che de donner un souffle nouveau Au lieu de cela, le capital politique et œuvrer, sans grandes contraintes, aux institutions fraichement créées et moral accumulé fut gaspillé dans des dans le cadre d’une telle chartre. rendre ainsi un inestimable service à luttes sans grandeur et dans une œu- C’est que les deux hommes, investis la nation haïtienne, c’est-à-dire régé- vre de liquidation de nos institutions. d’une mission régénératrice, pour nérer le pays au lieu de chercher à le L’histoire des 20 dernières années à 1’un la France, pour 1’autre la gau- dominer. sa source dans cette occasion man- che française, ont pu confier à 1’in- quée. Elle peut se résumer en un tendance, c’est-a-dire au chef du Dès la signature de 1’accord de 1’Île constat: une succession de pouvoirs gouvernement, le soin de gérer les autoritaires sans autorité; un défilé affaires courantes. Celui-ci, qu’il fut des Gouverneurs en 1993 qui consacra le principe du retour à 1’ordre consti- d’illusionnistes incapables de faire Pompidou sous de Gaulle ou Fabius illusion pendant longtemps; la mise sous Mitterand, pour ne citer que ces tutionnel en Haïti, nous étions un cer- tain nombre à considérer la remise en bout à bout de déconvenues sans fin; deux-là, avait pu se créer un espace une descente aux enfers continue et de pouvoir qui lui conféra une cer- selle d’Aristide comme une seconde pour finir une incapacité collective à taine autorité. chance qu’offrait 1’Histoire à notre pays. Le dimanche 3 juillet 1993, s’enthousiasmer voire à s’indigner. juste après que le Président eut signé Chez nous, la situation fut autre. 1’accord, un membre de sa déléga- Vivement une nouvelle raison d’espé- Jean-Bertrand Aristide, premier Pré- tion s’écria : « C’est Toussaint Lou- rer. sident élu démocratiquement sous verture revenant du Fort-de-Joux ». Il 1’égide de la nouvelle Constitution, a exprimait le sentiment ressenti par voulu se forger une mystique qui n’a tous, tant le moment nous semblait pas résisté à 1’épreuve du pouvoir. porteur d’espérance et chargé de

Histoire Immédiate et Inachevée 51

Ni surpris, ni déçu, ni révolté

Yvon NEPTUNE

Le choix des questions de l’identité, de la langue et de la foi comme sup- ’expérience humaine n’est pas ports à cette brève réflexion rappelle qu’une société ne change pas tant L exclusivement collective et que ne s’opèrent en elle des transformations fondamentales dans son n’est pas non plus la somme des système de fonctionnement et dans les relations entre ses composantes expériences individuelles. Elle est socio-économiques et, en certains cas, linguistiques, culturelles et même un ensemble existentiel dynamique culturelles. dont les éléments déterminants ne sont que des représentations microcosmiques diverses et variées de sa nature, son compor- tement / évolution dans l’espace et le temps. Les généralités de l’expérience ne renseignent pas trop, ou pas du tout, sur les par- ticularités d’un individu. La réci- proque n’est pas nécessairement vraie. Dans cet ordre de préoc- cupations, la notion prospective de démocratie, le champ de gravi- tation des éléments de son expérience / expérimentation et les limites inextensibles de ses pré- tentions, renvoient à une épure conceptuelle de son envergure où il tente de se construire une con- gruence.

Dans un format moins restreint que celui de cette réflexion, il ne serait pas trop risqué d’exposer, en flash- back et à titre d’exemple, l’en- vironnement sociétal des étapes de préparation et de formation d’un sujet, représentatif d’une majorité, à l’appréhension de repères signifiants qui participent à son cheminement, en tant que personne et citoyen, vers la réalisation de lui-même.

La pensée sociopolitique élitiste, Myrtha HALL, Sans titre, 2001 même « élitisante », en Haïti n’est

52 Rencontre no 28-29 / Mars 2013 passée en mode « démocratisant » Les « politiques » du secteur dit pérantes de vie et des conflits qui qu’à l’époque où elle s’est démocratique se considéraient à pérennisent l’énorme et profond retrouvée à travers son image l’avant-garde légitime de la fossé entre une infime minorité amplifiée et projetée par les pires mission d’institutionnaliser le nantie et une immense majorité pratiques de maintien de pouvoir système démocratique élaboré victime et objet d’exploitation des du duvaliérisme. La quête de droits dans la Constitution de 1987; les engrenages historiques des préju- démocratiques de la masse des tenants de la théologie de libé- gés, discriminations et marginali- historiques exclus socioécono- ration entretenaient par leur sations. Le fait de liberté générale miques ne date pas de la chute du discours et certaines œuvres so- et le choix d’une référence natio- représentant au pouvoir du dernier ciales, une proximité plus opéra- nale ont, au fil du temps, facilité régime dictatorial. Elle faisait tionnelle avec la population, l’appropriation individuel-le / fa- toujours partie des constantes et cible / motrice de la démocratie miliale d’une identité résultant de quotidiennes démarches pour que populaire et participative. C’était, l’usurpation d’un bien provenant les autorités dirigeantes établissent il faut l’admettre, le temps de la d’un violent déracinement. Un pro- des conditions favorables à magie du verbe libéré et du besoin cessus de formation de cellules l’aménagement d’un environ- irrésistible de se soumettre aux familiales a alors évolué dans un nement national ouvert à leurs appels frénétiques des foules divi- cadre compartimenté (ville / cam- aspirations de progrès, et réceptif à nisées et, dans le temps fébrile pagne), d’un côté, régi par la nor- leurs efforts et sacrifices en vue de d’une génération, l’espace stérile me légale / religieuse et, de l’autre, construire une vie décente et dig- d’escarmouches politiciennes, la guidé par le bon sens naturel et / ou ne. liberté de paroles et les intérêts des une tradition acquise / transmise. pouvoirs sont devenus écrans Les débordements s’effectuent en « démocratiques » occultant le jeu général à partir du côté de la nor- et la séquence des faits créateurs et me légale / religieuse plutôt que de C’était, le temps de la ma- reproducteurs d’exploitation qui celui où règnent nature et tradition, gie du verbe libéré et du marginalise, exclut et appauvrit rarement dans le sens opposé. On besoin irrésistible de se soumet- sans cesse. Toute construction de continue de souffrir des contraintes tre aux appels frénétiques des démocratie véritable ne peut à la préparation même du terrain foules divinisées s’édifier en dehors de la prise en d’implantation des préliminaires compte primordiale des problé- de la démocratie. Ils sont légions matiques fondamentales posées par ceux dont l’identification est in- le devoir de valorisation de l’être complète ou qui ne peuvent pas En 1987, la société haïtienne a en- humain qui n’est réalisable qu’à s’identifier car les pères ne recon- tériné le contrat dont l’exécution travers l’humanisation des actes et naissent pas leurs enfants, ou les devrait rendre effective l’articula- des rapports dont la vertu et la mères ne savent pas qu’elles doi- tion des intérêts de chacun sur la noblesse confèrent sens et justifi- vent les déclarer à la naissance. La base d’une volonté partagée de sa- cation à la vie en société. voie à la citoyenneté se révèle tisfaction, et vice-versa. La pers- donc vaseuse et tortueuse. pective était que les dirigeants éta- tiques et les institutions de la so- ciété civile s’engageraient à coor- Des pères ne reconnaissent donner une politique pour la mise pas leurs enfants, des mè- En 2011, des autorités en place de ce projet national. Une res ne savent pas qu’elles doivent choisissent de voter, pu- pareille entreprise nécessiterait un déclarer la naissance de leurs en- blier et promulguer un amende- diagnostic qui tiendrait compte de fants ment à cette Constitution qui ne l’historique des problèmes fonda- satisfasse, en ce qui concerne le mentaux définissant l’existence créole, ni la lettre, ni l’esprit de des pauvres, segment majoritaire cet article 5 à portée inclusive de la société, dont l’une des princi- IDENTITÉ / CITOYENNETÉ. Les pales caractéristiques est leur capa- rivalités politiques de l’inter- cité à s’alimenter aux sources de minable période dite de transition toutes les formes d’exclusion qui démocratique en ont fait un LANGUE. L’un des plus importants entretiennent la pauvreté et organi- leitmotiv qui ne cesse de détourner outils de la construction de la sent sa reproduction. l’attention des conditions déses- démocratie est une langue vécue

Histoire Immédiate et Inachevée 53 comme moyen de communication qui affirme, en son article 5, que ges au lieu que des dispositions à tous les paliers de l’échelle socia- « tous les Haïtiens sont unis par adéquates soient appliquées en vue le. La langue est d’utilités multi- une langue commune, le créole » de les réduire et même de les trans- ples dans la formation, l’informa- et qui prescrit que « le créole et le former en éléments d’humanité et tion, l’éducation du citoyen et dans français sont les langues officielles de jonction. son intégration fonctionnelle et de la République ». Voilà qu’en culturelle dans la vie de la société 2011, des autorités, élues / manda- Le choix de prendre les questions dont il ne peut être que le produit. tées par cette même majorité, choi- de l’identité, de la langue et de la En Haïti, le créole et le français sissent de voter et de promulguer foi comme supports à cette brève n’ont pas, à proprement parler, un amendement à cette Constitu- réflexion est un rappel qu’une so- connu une cohabitation, mais plu- tion qui ne satisfait, en ce qui con- ciété ne change pas tant que ne tôt une coexistence contrôlée. Ils cerne le créole, ni la lettre, ni l’es- s’opèrent en elle des transforma- ont de tout temps connu, chacun de prit de cet article 5 à portée inclus- tions fondamentales dans son sys- son côté, des frontières qui délimi- sive. Ainsi, le Pouvoir a décidé de tème de fonctionnement et les rela- tent les attributs, les fonctions et ne pas s’embarrasser de démocra-- tions au sein et entre ses compo- relations de classe. Le créole, uni- tie. Les « politiques démocrates », santes socioéconomiques, et en que langue parlée et longtemps de leur côté, s’en soucient à peine certains cas linguistiques, culturel- non écrite par la majorité, de sur- car ils ont des questions plus struc- les et même cultuelles. En Haïti, croît analphabète, a été jugulé, turelles à débattre pour instaurer la les réalités de classes en disent très bâillonné et rabaissé le plus sou- démocratie. peu sur le vécu des ressortissants. vent, alors que son utilisation ren- Celui des Constituants de 1987 les drait plus aisé l’accès de cette ma- a déterminés à faire des probléma- jorité au savoir et au progrès. À la RELIGION. L’instauration de la dé- tiques de l’identité, de la langue et suite des réformes accordant sa mocratie devrait tirer avantage de de la religion, des défis que le texte place au créole, tant dans les prati- tout ce que les citoyens jouissent de la Constitution seul ne peut re- ques de certaines religions que en fait de droits et libertés, et ac- lever. Ces problématiques sont au dans le programme national de complissent comme devoirs sous cœur de la reproduction et de la l’éducation, la Constitution démo- l’égide et le contrôle de la Consti- constante amplification des déchi- cratique de 1987 a consacré le tution. L’une d’elle, la liberté de rures du tissu social. Tout personne créole langue officielle à côté du conscience, confère à « toute per- qui, depuis son enfance, a fait, par- français. Cette reconnaissance, sonne le droit de professer sa reli- mi des millions d’autres, et fait en- comme l’une des composantes es- gion et son culte ». En Haïti, les core, à l’ère nouvelle de démocra- sentielles de l’identité haïtienne, ne rapports entre les religions et leurs tie en gestation, l’expérience de suffit pas à lui garantir la juste pla- rapports avec l’État sont parmi les ces permanentes déchirures et aus- ce qui lui revient de droit. références qui récusent toute tenta- si, selon des circonstances favora- tive de réduire les racines des vio- bles, l’expérience de leur appré- Une présence démocratique des or- lents déséquilibres socioéconomi- hension, compréhension et peut- ganes de presse parlée et télévisée ques à un manque de charité et être internalisation, ne peut être ni s’est multipliée durant les quinze d’amour. D’un côté, les religions surpris, ni déçu, ni révolté par les dernières années dans presque tou- de confessions chrétiennes par- déboires des vingt-deux dernières tes les communes du pays, ce qui a viennent à se tolérer, en dépit des années de conflits pour le pouvoir contribué à une prépondérance de rapports privilégiés entre l’État et entre ceux qui se couronnent cons- l’usage du créole. Tel n’est pas le le catholicisme; de l’autre, la reli- tructeurs / défenseurs de démo- cas pour la presse écrite qui, jus- gion vodou demeure, aux yeux des cratie qu’à présent, privilégie l’emploi du chrétiens, le mal populaire d’Haïti français à cause, sans doute, des la- qu’il faut à tout prix extirper ou cunes dans l’enseignement de la convertir. Une dangereuse pré- langue créole et / ou la prévalence somption allègue, avec force de de l’analphabétisme dans la popu- foi, que le vodou maintient dans lation, à majorité créolophone et l’animalité tous ceux qui le prati- pauvre. Cette majorité a participé quent. Le chantier de la démocratie au vote unique approuvant les ne peut qu’être confusion et déli- deux versions, française et créole, quescence quand des fausses notes du texte de la Constitution de 1987 de paix tentent de cacher les cliva-

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État de droit

Rosny SMARTH

Il est généralement accepté par l’opinion publique que le départ des L’impunité Duvalier a ouvert le pays à une ère de libertés publiques, marquée par des avances notoires sur les droits civils et politiques, avec une note n tout premier lieu, il faut particulière sur la liberté d’expression. Toutefois, cet acquis est encore E reconnaître que cette ère de loin de signifier l’instauration d’un État de droit, d’autres exigences grandes libertés est foncièrement ayant fait défaut, souvent d’une façon cruciale. D’abord, il convient de empreinte d’une impunité générali- préciser, vu la stagnation de l’économie haïtienne, durant les deux der- sée, le système judiciaire étant for- nières décennies, que les droits économiques et sociaux et les conditions tement partisan et extrêmement dé- bile. Combien de crimes, de meur- de vie de la population en général et des couches fortement défavori- tres ont été commis depuis l986, sées en particulier ont enregistré un recul appréciable. sans qu’aucun n’ait été éclairci ? L’enquête se poursuit est l’adage populaire. Les criminels n’ont rien à craindre dans la cité et on s’habi- tue tant et si bien que l’insécurité des vies devient normale. Au temps des dictatures, nul ne pou- vait dénoncer et hurler sa colère. Actuellement, au nom de l’État de droit et des libertés publiques, tous les recours légaux peuvent être uti- lisés pour faire du tapage et récla- mer justice. Mais, à quoi ça sert ? L’enquête se poursuit et dans la plupart des cas, il n’y a même pas un semblant d’investigation. Au fond, cette force de l’impunité ren- voie à un régime de dictature où la vie des citoyens est complètement banalisée. La démocratie et l’État de droit ne sont plus qu’une faça- de, une parure.

Tout le pouvoir au shérif

La Gouvernance L’un des principaux points de Luce TURNIER, Fillette dormant l’État de droit, selon les prescrits

Histoire Immédiate et Inachevée 55 de la Constitution de l987, est la Président. En général, le Cabinet ministres ont eu à souffrir des ma- séparation des trois pouvoirs et ministériel fonctionnait sans nœuvres déloyales et souvent anti- l’instauration d’un Exécutif à deux grands heurts. Mais le problème de constitutionnelles des chefs de têtes où le Président de la Républi- fond était politique et se référait à l’État. que est le chef de l’État et le Pre- la question de savoir à qui revenait mier ministre chef du gouverne- le pouvoir? Il est certain que le ment, ce dernier devant répondre Président Préval et après lui, le de sa gestion au Parlement. À cette Président Aristide, dans la plus Nous avions vécu le temps grande innovation dans le système vieille tradition autocratique haï- de l’État contre la société, politique haïtien, à l’encontre de la tienne, ne comptait partager le celle-ci prendra sa revanche et se forte tradition présidentialiste, pré- pouvoir avec personne, encore retournera contre l’État vaudra un système semi-présiden- moins avec l’OPL et moi. Tout le tiel et semi-parlementaire. Elle se- pouvoir au shérif. De là, viendront ra en général mal vécue par les les manifestations antigouverne- Présidents de la République qui mentales des JPP et autres préten- minimiseront autant que possible dues organisations populaires, ré- Les devoirs du citoyen la fonction des Premiers ministres, clamant mon départ. De là vien- De l986 à nos jours, les opinions lesquels seront considérés princi- dront aussi les demandes informel- sur les avancées ou reculs en ma- palement comme des subalternes et les de ma démission de la part du tière d’État de droit se réfèrent à des fusibles à faire sauter à la Président de la République. Les l’approfondissement des droits des moindre difficulté. élections sénatoriales d’avril l997 citoyens. À ce sujet, la notion de sonneront le glas des relations en- devoir a été pratiquement absente Comme le stipule l’article 137 de tre le Premier ministre et le Prési- des analyses et évaluations. Or, la Constitution, le choix du Pre- dent, ce dernier voulant rafler frau- être citoyen implique d’emblée mier ministre incombe directement duleusement les postes électifs au l’obligation d’accomplir certains au Président de la République en Sénat par le biais du Conseil élec- devoirs comme stipulé aux articles « consultation » avec les Prési- toral croupion. Suivront ensuite ma 52 et 52.1 du chapitre III de la dents des deux Chambres. Je fus le démission au mois de juin et mon Constitution : « À la qualité de ci- seul Premier ministre à être choisi, départ de la Primature en octobre toyen se rattache le devoir civique. en accord avec cet article, parmi 1997. On connait le reste : le Prési- Tout droit est contrebalancé par le les membres d’un parti politique dent Préval choisira de passer plus devoir correspondant. Le devoir ci- en l996, à la suite de rudes négo- d’une année et demie sans Premier vique est l’ensemble des obliga- ciations entre le Président René ministre, au lieu d’arriver à une en- tions du citoyen dans l’ordre mo- Préval et l’Organisation du Peuple tente avec l’OPL. Par la suite, il re- ral, politique, social et économique en Lutte (OPL), majoritaire dans cherchera des arguties légales pour vis-à-vis de l’État et de la Patrie ». chacune des Chambres du Parle- fermer la Chambre des députés en Suivent une liste de 13 obligations. ment. Il va sans dire que cette janvier l999. Peu après, au mois de Le mouvement social qui a renver- obligation constitutionnelle du mars, alors que l’OPL jouissait sé le régime des Duvalier est sur- choix du Premier ministre dans le d’une étroite majorité au Sénat, le tout porteur de droits. Après des parti majoritaire, n’ait pas été du sénateur du Plateau central, le doc- décennies de forte restriction des goût du chef de l’État; ce qui han- teur Yvon Toussaint, membre diri- libertés publiques et de violation dicapait d’avance les relations en- geant du parti, sera fusillé en plein systématique des droits civils et tre la Présidence et la Primature. cœur de Port-au-Prince. Il n’y eut politiques, la société revendique Le fait qu’il y avait un parti majo- même pas un semblant d’investi- ses droits. Et comme pendant bien ritaire au Parlement derrière moi, gation. longtemps, nous avons vécu le me donnait une force d’autonomie temps de l’État contre la société, inacceptable pour la Présidence. On peut alors assurer aisément que cette dernière prendra sa revanche De fait, nous vivions, le Président les vieilles traditions du pouvoir et se sentira sans obligations en- et moi une sorte de cohabitation. autocratique ont la vie dure dans ce vers l’État et même se retournera pays. Les bonnes intentions des lé- contre lui. Et cet État, pour ne pas Dans ces circonstances, en grande gislateurs sont loin d’être suffisan- rompre avec la société; mieux, partie, les dés étaient jetés bien que tes pour changer le cours des évé- pour essayer de se réconcilier avec j’aie eu de très bonnes relations nements. Il est publiquement re- elle; indépendamment que le pou- personnelles et de travail avec le connu que la plupart des Premiers voir puisse être qualifié de gauche,

56 Rencontre no 28-29 / Mars 2013 de centre ou de droite, fera une général, ce type d’intervention par 12 janvier 2010, cet échec doit se gestion populiste de la cité, et, à la les Nations-Unies tend à enlever à trouver dans la faillite globale de la limite, aboutira à ce qu’on a con- ces opérations leur caractère coopération internationale. Les di- venu d’appeler l’anarco-populis- d’agression et de domination, ainsi verses missions de paix, malgré me. elles sont mieux acceptées par les parfois certaines hésitations, ont populations et les leaders politi- toutes emboîtées le pas à la straté- ques. Elles correspondent mieux gie des grands donateurs, « les aussi à la mondialisation et au grandes puissances », qui s’est ré- monde unipolaire. vélée profondément inefficace du- La souveraineté rant toute la « transition démocra- Le principe prioritaire de l’État de tique » initiée avec le départ du droit est le droit à la libre détermi- Président Jean-Claude Duvalier en l986. Nos amis de l’internationale nation, la souveraineté de l’État- L’État de droit continuera Nation. Or, s’il ne représente pas et les Nations-Unies, maladroite- probablement à être en ment, nous ont aidés, poussés et une communauté au nom de la- veilleuse, notre souveraineté sera parfois même forcés, à creuser no- quelle il prend des décisions en affaiblie et la tutelle renforcée toute autonomie, l’État n’existe tre propre tombe. Comme consé- pas. Cette condition est primordia- quence, le pays, aujourd’hui très le pour l’application des principes divisé, est sans aucun ancrage dé- et normes des règles du droit. Une mocratique, et les prochaines élec- société sous tutelle peut-elle pré- Les opérations de maintien de la tions (personne ne croit vraiment tendre exercer un État de droit paix effectuées en Haïti depuis dans leur caractère démocratique), quand les principales décisions re- l994, avec un intermède allant de indépendamment de la date de leur lèvent d’instances de l’extérieur ? fin 97 au commencement de 2004, réalisation, risquent d’amener dans sont le témoignage patent de le pays encore plus de désunion et Dans notre cas, il convient de dire l’inexistence ou du moins de la de chaos. Aussi, l’État de droit que depuis l994, à la suite du coup forte précarité de l’État de droit continuera probablement à être en d’État militaire de septembre l991, dans le pays qui est vécue à l’exté- veilleuse, notre souveraineté sera au nom précisément du rétablisse- rieur comme une menace pour la affaiblie et la tutelle renforcée. ment de l’État de droit, des troupes paix dans la région. Les multiples étrangères ont foulé le sol national. résolutions du Conseil des Na- Les modalités de cette intervention tions-Unies à ce sujet, stipulent diffèrent du modèle classique con- nettement cette vision de la situa- nu historiquement dans le sous- tion haïtienne. continent et dans notre pays. Elle est différente de l’occupation amé- Il convient aujourd’hui de savoir si ricaine d’Haïti de l915 à 1934. Au- ces différentes missions de paix jourd’hui elle se fait sous l’égide contribuent effectivement à la réa- des Nations-Unies et répond à ce lisation des objectifs de renforce- qui s’appelle: « Opérations de ment de l’État de droit et de la dé- maintien de la paix » qui sont lé- mocratie dans le pays. On peut gions dans le monde. C’est la nou- aisément dire qu’elles sont loin velle forme d’intervention des d’atteindre les résultats attendus et puissances hégémoniques dans le que globalement leurs actions s’as- monde dont le but avoué est le res- similent plus à un échec qu’à une pect des droits humains, la restau- réussite. En dépit de certaines ap- ration de la démocratie, et l’assu- parences, après plus de huit années rance du maintien de la paix régio- consécutives (seulement à partir de nale aux fins de résoudre les con- 2004) de présence dans le pays, il flits entre États, à l’intérieur des s’ensuit une grande fragilité insti- États et d’établir des conditions de tutionnelle et une forte instabilité stabilité et de paix susceptibles avec une constante insécurité pour d’assurer la sécurité de leurs inté- la vie de tous les citoyens et cito- rêts politiques et économiques. En yennes. Bien avant la tragédie du

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1 En forgeant la transition

Gérard LATORTUE

Désigné Premier ministre par le Conseil des sages en mars 2004, j’ai a tâche était donc énorme pour accepté de diriger le gouvernement de transition qui se mettait en L ne pas dire impossible et j’ai place. Haïti était alors considéré comme un pays en faillite. À cause accepté de m’y atteler parce que d’une inflation galopante, la misère chronique n’avait jamais pesé mû par le désir ardent et la volonté aussi lourdement sur les masses populaires, l’économie était en lam- de sortir mon pays du chaos exis- beaux, le secteur privé des affaires affaibli et dévasté, les institutions tant pour le conduire vers l’instau- nationales dans un état généralisé de délabrement, les cas de vols, viols, ration d’une démocratie qui appor- d’enlèvement et d’assassinats devenus le quotidien des citoyens. Enfin terait plus de justice, moins d’iné- une polarisation extrême et un tissu national déchiré laissaient se pro- galités sociales et un certain bien- être au peuple haïtien, j’en ai fait filer le spectre de la guerre civile. ma mission.

Avec le concours et la participa- tion active d’un groupe de profes- sionnels confirmés et de technocra- tes avertis, j’ai formé un Gouver- nement restreint qui s’était mis im- médiatement au travail et s’est fixé un nombre d’objectifs prioritaires, à savoir: la réconciliation nationa- le, l’organisation d’élections libres et inclusives, la réforme de l’État, la bonne gouvernance économique et la lutte contre la corruption, en- fin le renforcement de la sécurité publique.

Réconciliation nationale

Après le départ du Président Aris- tide en 2004, la tentation était grande dans certains secteurs de vouloir exclure les lavalassiens – qualifiés tous de « chimères »–de la vie politique du pays. Le Gou- vernement de transition s’était op- posé fermement à cette approche. Louisiane SAINT-FLEURANT, Déesse du soleil, 2002 Nous avons même retardé la for-

58 Rencontre no 28-29 / Mars 2013 mation du Conseil Électoral Provi- parlée, écrite ou télévisée ont gran- juguler l’inflation, augmenter les soire (CEP) de plusieurs semaines dement facilité la réalisation de ces recettes fiscales et douanières et dans le but d’obtenir la participa- élections. réduire le train de vie de l’État. tion du parti Lavalas au CEP. En  L’élimination des comptes dis- fin de compte, Lavalas refusant de crétionnaires de la Présidence, s’associer au processus électoral de la Primature et des différents avait donc rejeté toutes nos tentati- Réforme de l’État ministères et institutions publi- ves d’arriver à une réconciliation ques autonomes. Exceptionnel- nationale. lement la Présidence de la Répu- En attendant la refondation de blique, la Primature et le minis- l’État par un éventuel dialogue na- tère de l’Économie et des Finan- Organisation d’élections tional, le Gouvernement de transi- ces, pour des raisons d’efficac- libres et inclusives tion a entrepris une vaste réforme ité, avaient été autorisés à main- de l’État visant en particulier à la tenir un (1) compte discrétion- déconcentration des services pu- naire. blics, la modernisation de l’admi- Le défi majeur pour le Gouverne- nistration, le renforcement des ins-  La création de grilles de salaires ment de transition était de définir titutions étatiques, la réforme de pour les différentes catégories de une stratégie à trois volets qui per- l’État- civil, la refonte des lois de- fonctionnaires et d’employés pu- mettrait assez rapidement de re- venues désuètes ou inadaptées à blics ainsi qu’une grille officielle tourner à l’ordre constitutionnel l’évolution des mœurs et l’élabora- de « per diem » pour tous les sans que cela ne puisse être inter- tion d’un programme de convivia- agents de l’État en mission à prété comme une rupture démocra- lité entre le gouvernement, la so- l’étranger, y compris le Président tique : ciété civile, le secteur privé des af- de la République, le Premier mi- faires et les acteurs politiques. nistre et les ministres, secrétaires  Trouver un consensus entre les d’État et directeurs généraux. différents acteurs politiques, reli- De plus, le Gouvernement avait  La création du Centre de Facili- gieux et la société civile, tout en entrepris une réforme en profon- tation des Investissements (CFI) instaurant un climat sécuritaire deur de l’administration publique dans le but d’encourager les in- propice. en codifiant les conditions de re- vestissements, réduire les forma- crutement, de promotion, de mise à  Mettre en place un Conseil Élec- lités bureaucratiques liées à la la retraite et de révocation des création des entreprises et de toral Provisoire (CEP) indépen- fonctionnaires. Nous avons lancé promouvoir l’esprit d’entreprises dant capable de gérer librement les bases d’un véritable statut de la seul capable effectivement de les différentes opérations électo- fonction publique axé sur la com- contribuer à la création d’em- rales et trouver le financement pétence si indispensable pour la plois et à la génération de reve- nécessaire pour la réalisation mise en place d’une administration nus. publique efficace au service du dé- d’élections libres, transparentes  L’assistance donnée au secteur 2 veloppement national. et inclusives. privé des affaires par un pro- gramme spécial de « stimulus »  Interdire aux membres du Gou- pour aider à son relèvement vernement de se porter candidat Bonne gouvernance écono- après les destructions et les pilla- à moins qu’ils ne démissionnent mique et lutte contre la ges qui ont suivi le départ du au 4 mai 2004 au plus tard. corruption Président Aristide le 29 février 2004. Le processus s’est déroulé dans de  L’institutionnalisation de la lutte très bonnes conditions grâce à la La bonne gouvernance économi- contre la corruption par le ren- neutralité du gouvernement, de la que et financière préconisée par le forcement de l’UCREF et la créa- police et des observateurs natio- gouvernement s’articulait autour tion de l’Unité de Lutte Contre naux et internationaux. De plus, de huit axes principaux : la Corruption (ULCC) l’indépendance totale du CEP et l’accès équitable de tous les partis  La recherche des grands équili-  L’obligation faite aux fonction- politiques à la presse d’État tant bres macro-économiques pour naires de rang élevé de déclarer

Histoire Immédiate et Inachevée 59 leur patrimoine au greffe du tri- d’équipements de base pour pro- la société civile. bunal de première instance de téger les policiers y compris des Port-au-Prince au moment de gilets pare balles et des armes de Cependant, il est bon de remarquer leur entrée en fonction et au mo- poing. que le gouvernement de transition ment de leur départ. a rencontré deux grands obstacles  Amélioration des salaires et au- qui auraient pu compromettre sa  La création de la Commission tres compensations accordées mission. Le premier, d’ordre politi- Nationale des Marchés Publics aux policiers et construction de que, était le refus des lavalassiens (CNMP) qui établit les règles ap- nouveaux commissariats de poli- de participer au processus électo- plicables à la passation, l’appro- ce bien équipés. ral. Le deuxième, d’ordre sécuritai- bation, l’exécution et au contrôle re, consistait en la présence des Cette stratégie a donné de très bons de tous les marchés publics. groupes armés qui créaient des résultats surtout après la nomina- troubles un peu partout à travers le tion d’un nouveau commandant en pays, et spécifiquement à Port-au- chef de la Police hautement quali- Prince. Renforcement de la sécu- fié et très motivé à donner à la PNH rité publique le vrai sens de sa responsabilité La grande leçon à tirer de l’expé- première qui est de servir et de rience du Gouvernement de transi- protéger. tion, est qu’un Premier ministre, chef de Gouvernement, peut très Dès son arrivée au pouvoir, le bien coexister à côté d’un Prési- Gouvernement de transition a trou- dent de la République, chef de vé dans le pays une police nationa- Le Gouvernement de tran- l’État, pourvu que les deux mettent le faible en effectif, peu profes- sition a contribué à jeter les intérêts vitaux du pays au des- les bases indispensables pour la sionnelle, infiltrée de bandits, mal sus de leurs intérêts personnels, fa- équipée, mal formée et mal payée. modernisation des structures po- miliaux ou idéologiques. Face à cette situation, il était très litiques, sociales, et économiques d’Haïti. difficile pour le gouvernement de J’ose croire qu’en ayant facilité et lutter contre les gangs armés liés encouragé la mise en place d’un en grande partie au mouvement Gouvernement et d’un parlement Lavalas. Pour conclure, je dirai qu’en deux légitimes ainsi institutionnalisé la lutte contre la corruption, le Gou- Pour renforcer la sécurité publique, ans et malgré les limitations impo- 3 vernement de transition aura con- nous avons mis en place une straté- sées par l’Accord du 4 avril 2004 , tribué à jeter les bases indispensa- gie autour de quatre axes princi- le Gouvernement de transition peut bles pour la modernisation des paux : se prévaloir d’un bilan positif es- sentiellement marqué par l’organi- structures politiques, sociales, et  Recrutement de nouveaux poli- sation d’élections libres, démocra- économiques d’Haïti. ciers sur la base d’un concours et tiques, transparentes et surtout in- enquête minutieuse sur des clusives. À aucun moment, l’État membres de la PNH afin d’identi- n’est intervenu pour bloquer ou ai- fier les bandits qui avaient infil- der un candidat. tré l’institution. Notes :  Instructions aux policiers de tou- Ce bilan est aussi marqué par des avancées notables dans les domai- jours donner une réponse pro- 1 Cet article constitue un résumé succinct portionnelle aux attaques des nes de la déconcentration / décen- de l’expérience de la transition 2004-2006. gangs armés contre lesquels ils tralisation administrative, de la re- Pour plus d’informations, consulter le Li- ne devraient utiliser leurs armes cherche d’un équilibre du genre, de vre blanc du gouvernement de transition publié aux éditions Educavision, Florida que dans les cas de légitime dé- la création d’un Cadre de Coopéra- tion Internationale et de l’institu- 2006. fense. 2 tionnalisation de la lutte contre la Voir Démocratie et élections dans l’es-  Mise en place d’un programme pace francophone aux éditions Bruylant, corruption et, enfin, par tous les ef- Bruxelles 2010. de formation accélérée incluant forts du Gouvernement pour créer 3 Pour le texte complet de l’Accord du 4 des cours sur la protection des un climat de convivialité entre tous avril 2004, voir le Livre blanc du gouver- droits de l’homme et acquisition les acteurs de la vie politique et de nement de transition, Annexe 2.

60 Rencontre no 28-29 / Mars 2013

Éléments pour une contribution à l’institutionnalisation de l’État de droit en Haïti

Jacques Édouard ALEXIS

Depuis la chute de la dictature duvaliériste et l’adoption de la Consti- La désignation et la fonc- tution de 1987, la notion d’État de droit est omniprésente dans les dis- tion de Premier ministre cours politiques officiels, et dans les revendications des groupes organi- ont, à plusieurs reprises, consti- sés de la société civile. Ainsi, l’instabilité exprimée par le laborieux tué une source de conflits processus de transition démocratique dans notre pays justifie ample- ment cet exercice qui consiste à mesurer la contribution fournie par les l est généralement admis que la chefs de gouvernement à l’édification d’un véritable État de droit. I Constitution est le gouvernail par excellence du bon fonctionne- ment de l’État de droit. Néan- moins, j’ai pleinement le souci de contribuer à identifier des ambigüi- tés et contraintes dont est émaillée la Constitution de 1987. À titre d’exemple, les dispositions de l’ac- tuelle Loi-mère n’ont pas permis d’éviter la cohabitation souvent malaisée entre les deux composan- tes de l’Exécutif. De même, la dé- signation et la fonction de Premier ministre ont, à plusieurs reprises, constitué une source de conflits, voire de perturbation du système politique haïtien. Les juristes en effet définissent l’État de droit comme un système institutionnel dans lequel la puis- sance publique est soumise au droit. Dans un tel régime, nul n’est au-dessus de la loi et la loi est une pour tous. C’est donc l’État de droit qui définit, encadre et balise les rapports entre l’État toujours obligé de justifier légalement son action sur le citoyen en s’appuyant sur des normes juridiques, et le ci- toyen ayant la capacité de contes- ter en prouvant que cette action ne s’inscrit pas dans la prétendue nor- me juridique ou n’est pas encadrée par une norme juridique supérieu- Michèle MANUEL, Maisons de Jacmel re.

Histoire Immédiate et Inachevée 61 Toutefois, pour s’avérer pleine- par un respectable palmarès, res- nées, d’études et de dossiers con- ment viable, une telle définition de pectivement à la tête du décanat de cernant tous les aspects de l’orga- l’État de droit devra éviter le piège la faculté d’Agronomie et de Mé- nisation et du fonctionnement de d’un réductionnisme juridique et decine vétérinaire et du rectorat de notre pays, pour dresser le bilan légaliste. En effet, par delà la con- l’Université Quisqueya. Après commun du pays. Plus de deux figuration des relations entre les avoir essuyé plusieurs refus de ma cents experts nationaux et étran- composantes institutionnelles du part, le Président Préval est parve- gers ont participé à la validation de pouvoir d’État, il y a lieu de ne pas nu à me convaincre d’accepter un ce document qui s’est révélé un évacuer le large éventail de mesu- poste de ministre dans le gouver- important préalable à la définition res qui consacrent des droits so- nement dirigé alors par Rony d’un Cadre stratégique pour le dé- ciaux. De telles dispositions s’avè- Smarth que j’ai remplacé peu de veloppement national. Il en est de rent essentielles aux dirigeants et temps après. Je rends hommage à même avec, entre autres, le Cadre aux citoyens pour garantir la viabi- cet ancien Premier ministre pour de Coopération Intérimaire; le do- lité de l’État de droit. Aussi mes l’invariable esprit d’ouverture et la cument de Stratégie Nationale pour commentaires dépasseront le strict franche collaboration qu’il a mon- la Croissance et la Réduction de la cadre des relations entre les trois trés à mon endroit, très souvent à Pauvreté et même, dans une large Pouvoirs de l’État. l’encontre d’une féroce adversité mesure, l’acceptation par les parte- exprimée par des collègues dont il naires externes, sur un mode dis- Personnellement, je ne crains nul- partageait l’allégeance organisa- cursif tout au moins, d’aligner l’ai- tionnelle et partisane. de sur les priorités définies par lement de clamer en toute simpli- cité que ma contribution s’est avé- l’État haïtien. Dès le premier séjour à la Primatu- rée bien modeste à ce chapitre, re, j’ai tenté sans relâche de contri- Parmi les nombreuses autres initia- nonobstant la sincérité qui m’ani- buer à améliorer l’organisation et tives adoptées pour le renforce- mait en effectuant le saut périlleux le fonctionnement de l’État. À cet- ment de l’État de droit, on peut si- dans le gouffre de la politique haï- te époque, la « restauration de l’au- gnaler : La création de l’Office de tienne, sans le parachute de l’ap- torité de l’État » était le vocable Management et des Ressources partenance à une organisation par- encore sur toutes les lèvres, dans Humaines (OMRH) pour introduire tisane. C’est peut-être le moment les officines officielles comme le principe du mérite et normaliser de souligner que l’État de droit se- dans la rue. Malheureusement, les la carrière dans la fonction publi- ra un construit et nullement un fruits n’ont pas tenu la promesse que; la création d’un ensemble de énoncé d’intention, pour vertueuse des fleurs; et la déconstruction des tribunaux itinérants en vue de ré- que celle-ci puisse être. On ne rap- institutions de l’État s’est poursui- duire le nombre de citoyens incar- pellera jamais assez que la démo- vie de manière systématique. cérés sous le régime inique de la cratie, comme les politiques d’ail- Néanmoins, j’ai spontanément détention préventive prolongée; la leurs, ne se décrètent pas. adopté les dispositions permettant réalisation d’importants procès de compléter les travaux de la modèles, comme celui de Carre- Commission Nationale de la Ré- four-Feuilles et celui des Gonaï- Hommage public pour es- forme Administrative (CNRA). ves, ainsi que d’importantes mesu- prit d’ouverture et franche L’absence de continuité et la vo- res dans la lutte contre la corrup- collaboration, à l’encontre d’une lonté manifeste de reléguer aux tion, par exemple, l’obligation féroce adversité exprimée par oubliettes les importantes recom- pour les grands commis de l’État des collègues dont il partageait mandations de cette commission de se soumettre à une déclaration l’allégeance organisationnelle ont été pour moi une source per- de leur patrimoine financier. manente de frustration. Malgré tout, je continue à croire que la mi- En outre, parmi les dispositions lé- se en place et la consolidation des gislatives votées à l’initiative de Je dois également confesser que institutions de l’État demeurent la mon gouvernement, il convient de j’ai été secoué par de lourdes hési- pierre angulaire de la construction mentionner la loi sur la création du tations avant d’accepter d’œuvrer démocratique en Haïti. Conseil Supérieur du Pouvoir Judi- en qualité de chef de gouverne- ciaire (CSPJ), celles sur la création ment. Je nourrissais une peur bleue Dans cette ligne, sous mon leader- de l’École de la magistrature et sur de contracter une hypothèque sur ship, des équipes ont travaillé sur le statut particulier conféré aux une carrière universitaire marquée un nombre irremplaçable de don- membres du Pouvoir judiciaire.

62 Rencontre no 28-29 / Mars 2013 droit. Ces contraintes nous amè- nent à poser la question fondamen- tale suivante : peut-on croire en l’existence d’un État de droit dans un contexte où les droits économi- ques et sociaux sont si peu garan- tis ? Dans un tel contexte en effet, le principe d’égalité « qui s’oppose à tout traitement différencié des personnes juridiques » est cons- tamment bafoué.

En terminant, soulignons qu’il res- te encore un long chemin à parcou- rir pour parvenir à un véritable État de droit en Haïti. Néanmoins, il peut s’avérer tragique de s’achar- ner à ne pas reconnaître les impor- tantes avancées réalisées à ce cha- pitre, particulièrement depuis 1986. Il convient de toujours avoir à l’esprit l’indignité monstrueuse aujourd’hui encore infligée aux ‘oubliés historiques’ de la société haïtienne. Ainsi, jusqu’à tout ré- Luce TURNIER, Sans titre cemment continuait à se pratiquer la stigmatisation des compatriotes du ‘Pays en dehors’ par la mention Les lois adoptées respectivement humblement confesser que, ne dis- de ‘Paysan’ sur leur acte de nais- sur la paternité responsable et les posant pas toujours des moyens de sance. Les libertés arrachées de enfants en domesticité méritent mes politiques, je me suis vu, plus haute lutte représentent donc des aussi d’être mentionnées. souvent qu’autrement, obligé de gains précieux; toutefois elles ne les ravaler à une dimension fort sont guère irréversibles. Je me suis également attelé à faci- modeste. liter l’affirmation des communau- Des milliers de compatriotes, avant tés et secteurs marginalisés de la aujourd’hui, ont consenti le sa- société aux prises avec des diffi- crifice suprême pour faire reculer Peut-on croire en l’exis- cultés d’une acuité incalculable. les frontières de l’oppression et de tence d’un État de droit Particulièrement dans un contexte l’arbitraire sur la terre natale. À dans un contexte où les droits où tous les problèmes affichent un tout jamais, cette générosité sans économiques et sociaux sont si caractère prioritaire, des choix dé- prix leur garantit une gratitude peu garantis? chirants s’imposaient pour éviter infinie dans notre mémoire. Leur de tomber dans un saupoudrage lutte exemplaire ne sera point caritatif artificiel. J’ai nourri inten- vaine à nos yeux. Aussi importe-t- sément le désir d’engager le gou- Par ailleurs, les disparités gigantes- il d’exercer en permanence une vernement dans des interventions ques de la société haïtienne frei- vigilance citoyenne et une démar- structurantes pour amorcer le vira- nent puissamment l’avènement de che de combat pour assurer la pro- ge vers l’incontournable décentra- l’État de droit dans le pays. Aussi, tection, la consolidation et l’ex- lisation avec un projet de revitali- plusieurs programmes élaborés tension des acquis démocratiques sation des institutions de dévelop- dans le but de réduire ces expres- dont ils sont les plus importants pement régional, la régionalisation sions d’iniquités, ont été mis au artisans. Tels me paraissent à la constituant à mes yeux une étape point avec la finalité, ne serait-ce fois les fondements et l’avenir du préalable à la décentralisation pro- qu’indirectement, de contribuer à véritable État de droit dans le pays prement dite. Néanmoins je dois opérer des avancées vers l’État de commun.

Histoire Immédiate et Inachevée 63

Chronologie des chefs d’État et de Gouvernements d’Haïti de 1986 à 2012

Steider ALEXANDRE

Président de la Premier Notice Période République Ministre Explicative

Conseil National de À la chute de la dictature héréditaire des Duvalier Gouvernement : en 1986, les pays alliés au régime déchu Gral. Henri NAMPHY, instaurent un régime civilo-militaire, symbolisé 7 fév. 1986 Me. Gérard GOURGUE, par le Conseil National de Gouvernement, pour 7 fév. 1988 Ing. Alix CINÉAS, juguler le mouvement populaire et démocratique Gral. William RÉGALA, naissant, et sécuriser une transition vers des Gral. Prosper AVRIL élections made in USA. Fin de la « banbòch demokratik ». Les élections de novembre 87 sont noyées dans un bain de sang. 7 fév.1988 Leslie François Martial Lavaud CÉLESTIN Par des élections contestées, la présidence est 20 juin 1988 MANIGAT (10 fév. - 20 juin 1988) dévolue à Manigat qui est rapidement destitué par l’armée putschiste. À la suite du coup d’État contre Manigat, les For- 20 juin 1988 Général Henry ces Armées d’Haïti (FADH) prennent directement 17 sept. 1988 NAMPHY les reines du pouvoir. Une guerre intestine dans les rangs des militaires 17 sept. 1988 Général Prosper donne l’occasion au général Avril de se faire in- 10 mars 1990 AVRIL troniser par « les petits soldats ». Abraham assure une courte transition après le dé- part d’Avril. Dans la foulée, la présidence provi- 10 mars 1990 Général Hérard soire est confiée à Madame Ertha Pascal Trouillot, 13 mars 1990 ABRAHAM Juge à la Cour de Cassation, selon le vœu de la Constitution. La mission spécifique de ce Gouvernement provi- e soire est de se consacrer à l'organisation des pre- 13 mars 1990 M Ertha Pascal 7 fév. 1991 TROUILLOT mières élections démocratiques du 16 décembre 90.

7 fév. 1991 René Garcia PRÉVAL Victime d’un coup d’État militaire en septembre sept. 1991 Jean Bertrand (fév. 1991 - sept. 1993) 91, Aristide passe la majeure partie de son mandat présidentiel en exil aux États-Unis. 1991 - 1994, ARISTIDE à l’extérieur (sept. 1993 - oct. 1994) Après le coup sanglant de septembre 1991, Cédras er 1 oct. 1991 Gral. Raoul assure indirectement le pouvoir. La présidence 8 oct. 1991 CÉDRAS provisoire est confiée à Me Nérette.

64 Rencontre no 28-29 / Mars 2013 Joseph Nérette a été nommé président quelques jours plus tard après le coup d’état contre le prési- e 8 oct. 1991 M Joseph Jean Jacques HONORAT dent Aristide. Le chef de l’état, isolé dès le départ 19 juin 1992 NÉRETTE (oct 1991 - juin 1992) avec son Premier ministre de facto, Jean-Jacques Honorat, était condamné à l’échec.

À titre de premier ministre en remplacement de 19 juin 1992 l’agronome Jean Jacques Honorat, il a assumé Marc Louis BAZIN 15 juin 1993 (juin 1992 - juin 1993) aussi la charge de président de la République à titre provisoire pendant la période 1992-1993.

Jonassaint, remplace Nérette et assure la transition jusqu’au retour du Gouvernement constitutionnel e en 1994. Toutefois, la résistance populaire et la 12 mai 1994 M Émile 12 oct.1994 JONASSAINT solidarité internationale obligent le Gouvernement américain et l’ONU / OEA à organiser le retour physique du Président.

15 oct.1994 Smack MICHEL De retour en Haïti, Aristide organise des élections 7 fév. 1996 Jean Bertrand (nov. 1994 – nov. 1995) en faveur de son poulain René Préval. Retour au ARISTIDE pays (nov 1995 - fév. 1996)

Rosny SMARTH Ce mandat présidentiel est surtout marqué par la 7 fév. 1996 René Garcia (fév. 1996 - juin 1997) démission du Premier ministre Smarth, la dissolu- 7 fév. 2001 PRÉVAL Jacques-Édouard ALEXIS tion du Parlement et la destitution de deux CEP. (mars 1999 - mars 2001)

Jean-Marie CHÉRESTAL Aristide revient au pouvoir à la suite d’élections (mars 2001 - janv. 2004) 7 fév. 2001 Jean-Bertrand contestées. Une large mobilisation citoyenne con- 29 fév. 2004 ARISTIDE tre les dérives totalitaires de son régime, le force à (janv. 2004 - fév. 2004) démissionner.

Ce nouveau gouvernement provisoire du juge

e Alexandre, a pour mission de stabiliser la sécurité 29 fév. 2004 M Boniface du pays et d’organiser des élections générales 14 mai 2006 ALEXANDRE (mars 2004 - juin 2006) sous la supervision de la MINUSTAH, force onusienne d’occupation.

Jacques-Édouard ALEXIS Le mandat de ce nouveau gouvernement sera mar- (juin 2006 - avril 2008) qué par divers soubresauts politiques et par une Michèle Duvivier catastrophe naturelle, le séisme du 12 janvier 14 mai 2006 René Garcia PIERRE-LOUIS 2010. Il faut aussi noter le limogeage des Premiers 14 mai 2011 PRÉVAL (sept. 2008 - nov. 2009) ministres Alexis et Pierre-Louis. Jean-Max BELLERIVE (nov 2009 - mai 2011)

Garry CONILLE L’élection de ce nouveau Président se fait dans un (oct. 2011 - fév. 2012) contexte de déroute totale des Partis d’opposition 14 mai 2011 Michel Joseph face aux velléités du Président sortant d’imposer à date MARTELLY son poulain comme successeur, avec le cautionne- Laurent Salvador LAMOTHE ment des forces d’occupation de la Communauté (oct. 2012 à date) internationale.

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