A RT MINIM AL A K ER M A N GUIR AUDIE

L’ANTINOMIE OBJECTIVITÉ - SUBJECTIVITÉ OU LA TENTATION D’UNE CONCILIATION DANS LA FICTION PAR UNE APPROCHE MINIMALISTE. DES INFLUENCES DE L’ART SÉRIEL MINIMAL ET DE LA CHORÉGRAPHIE RÉPÉTITIVE DE LA DANSE POST- MODERNE SUR LE CINÉMA DES ANNÉES 1970 DE ET DE LEURS RÉSONANCES DANS LE CINÉMA CONTEMPORAIN D’ALAIN GUIRAUDIE.

MAXIME RAPPAZ TRAVAIL DE MÉMOIRE | PRINTEMPS 2015 TABLE DES MATIÈRES

05 Avant - propos

06 Introduction | Méthode et corpus

CONTEXTE

07 New York 1970 | De l’art minimal au cinéma expérimental en passant par Babette Mangolte 08 Minimalisme et fiction, le corps entre en jeu | Yvonne Rainer et la danse postmoderne 09 « Grilles » | De Rosalind Krauss à une application filmique ?

CHANTAL AKERMAN

11 1972 | Les aspirations à sortir de la grille 14 La Chambre 1972 | Un corps pas vraiment muet 16 1975 | Ouverture à la fiction 20 Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles 1975 | Un corps en action

ALAIN GUIRAUDIE

31 Alain Guiraudie : un héritier possible ? 33 Du soleil pour les gueux 2001 | L’espace ouvert et la recherche d’horizons 38 Ce vieux rêve qui bouge 2001 | Architectures 44 L’Inconnu du lac 2012 | La grille circulaire du désir

55 Conclusion | Commentaire

58 Entretiens | Alain Guiraudie 64 Entretiens | Chantal Akerman 69 Notes 71 Bibliographie et filmographie

Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles | 1975

3 AVANT - PROPOS

J’ai toujours été tiraillé entre le rond et le carré. confronter mon envie d’objectivité, mon désir de Neutre, Je viens du « design ». Un bachelor en design de mode. comme le dit Barthes , avec la réalité de l’industrie ? Avant de me confronter aux pratiques cinémato- Ce travail de mémoire constitue une opportunité d’es- graphiques, j’avais entrepris de créer des vêtements. sayer de comprendre plusieurs choses. D’abord, essayer © BAPTISTE COULON Or, deux choses m’ont embêté. La première, c’est de m’expliquer pourquoi cette neutralité vers laquelle je que j’avais l’impression de ne pas pouvoir m’expri- veux tendre. Ensuite, définir une ou plusieurs façons d’y mer pleinement. Ce, parce que le cadre vêtement parvenir. Et enfin, peut-être admettre que, même si la m’a paru assez vite trop contraignant, surtout du neutralité pure n’existe que lorsqu’on ne l’aborde pas, il fait qu’il est un produit, au sens matériel du terme. ne doit pas être vain de vouloir l’atteindre. Moi j’avais envie, j’ai besoin de raconter, d’exprimer. Le corpus de films que nous allons évoquer dans ce tra- La seconde, c’est le corps. Non pas que je n’aime pas le vail a été choisi non par une réflexion complexe mais par corps, au contraire. Mais, je me suis toujours retrouvé mon goût de spectateur. Pour tenter de mieux me com- confronté à un corps que je n’imaginais pas. Disons que prendre et d’ainsi mieux comprendre mon travail, il faut je voyais mes « créations » plutôt comme des objets. Si que je me confronte à ce que j’aime et qui par conséquent possible des objets neutres. Minimalistes. Et, ce corps, m’influence d’une façon ou d’une autre. Mon choix s’est ces corps, venaient inévitablement, à un moment donné instinctivement porté sur deux films qui m’ont marqué du processus, habiter mes objets. Cela a été une immense ces dernières années lorsque je les ai vus pour la première frustration. Une sorte de désillusion avec laquelle j’ai dû fois. Jeanne Dielman (1972) de Chantal Akerman 1, et négocier. Non que cette habitation de mes vêtements par L’Inconnu du lac (2012) d’Alain Guiraudie 2. des corps étrangers ait été imposée de l’extérieur mais Ce travail consistera, en élargissant le champ de la re- parce que je me suis rendu compte que l’idée, mon idée cherche à d’autres films et à d’autres disciplines que celle de vêtement - objet, n’intéressait finalement que moi. J’ai du cinéma, à décortiquer ce qui constitue la matière in- continué un temps, avant de me tourner vers le cinéma trinsèque qui lie ce corpus élargi – que j’évoquerai plus que j’avais jusqu’alors hésité à embrasser. loin – et les deux films que j’ai nommés en particulier, Je me rends compte que mes obsessions – et ce n’est pas au - delà de mon « simple » goût de spectateur. grave en soi – ne m’ont pas lâché. Comment réussir à Je me permettrai, puisque ce travail constitue une re- atteindre un degré de neutralité dans le cinéma, une cherche personnelle – une exploration supposée nourrir sorte d’objectivité qui ne soit ni ennuyeuse ni arrogante. mon approche cinématographique – à de plus ou moins Comment, puisque je veux raconter des histoires, et larges digressions et interprétations qui ne sauraient être des histoires qui si possible n’intéressent pas que moi, exhaustives.

Extraits de ma collection Finalement, j’ai opté pour le carré | 2011

4 5 INTRODUCTION CONTEXTE

Méthode et corpus New York 1970

Partant du postulat que quelque chose d’autre qu’un sager de transposer ce principe de grilles dans le cinéma. Au terme d’un séjour en Israël, plutôt que de rentrer riciens les plus considérés tels que Robert Morris ou « simple » goût de spectateur relie Jeanne Dielman de Nous explorerons ensuite les films les plus marquants – chez ses parents à Bruxelles, Chantal Akerman s’envole Donald Judd . Avec l’art minimal, on réagit à l’expres- Chantal Akerman et L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, pour ce qui nous concerne ici – du cinéma des années pour New York en secret, elle a vingt - et - un ans. 1971. sionnisme abstrait. On « refuse de faire appel à ce qui est nous allons élargir l’exploration avec comme point de 1970 de Chantal Akerman, en procédant dans un ordre Elle fait la rencontre de Babette Mangolte, une fran- au - delà de la surface [ et on ] offre une stratégie efficace départ le contexte dans lequel Chantal Akerman a déve- chronologique qui nous aidera à définir le trajet parcou- co - américaine un peu plus âgée qu’elle et qui deviendra pour déjouer l’illusionnisme qui [ incite ] le spectateur loppé son premier cinéma, celui des années 1970, à New ru par la cinéaste. D’un premier moyen métrage qui ex- sa cheffe opératrice. Babette Mangolte introduit la jeune à supposer au cœur de l’œuvre [ une quelconque ] in- York : l’art sériel minimal, le cinéma expérimental mini- périmente le non - récit, Hotel Monterey ( 1972 ), à un Belge dans le milieu artistique new-yorkais de l’époque. tériorité psychologique » 5. On ne supporte plus la por- maliste, la task performance et le Judson Dance Theater 3, long métrage de fiction expérimental,Jeanne Dielman, Ensemble, elles vont voir des œuvres musicales, des per- tée évocatrice d’une œuvre. « [ ... ] À présent, nous nous qui a vu émerger des personnalités comme Yvonne Rainer. 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles ( 1975 ), nous formances données dans des lofts. Des films. « Back and sentons terriblement gênés de mentionner l’art et l’es- En nous basant sur des récits écrits ou entretiens filmés nous appuierons sur deux films que Chantal Akerman Forth [ Michael Snow, cinéaste expérimental canadien | prit dans une même phrase. » 6 Gott ist tot . On a vécu de Chantal Akerman, avec notamment la personne de a réalisés entre temps – un court métrage, La Chambre 1969 ], ça a été une révélation », insiste Chantal Akerman les traumatismes des deux Grandes Guerres. On ne croit Babette Mangolte – qui deviendra sa cheffe opératrice – ( 1972 ) et son premier long métrage, Je tu il elle ( 1975 ) lorsque je la rencontre à Paris, chez elle, « ça se passe dans plus à un absolu d’ordre platonicien si cher à Mondrian. nous allons pouvoir observer les influences qu’ont eues – pour décrypter ce qui aura constitué sa trajectoire qui une classe vide avec des chaises ». Babette Mangolte, c’est On ne suppose plus « l’existence, au - delà du monde les différentes disciplines et leurs principes sur la forma- sans cesse explore les thèmes de la répétition et de l’en- aussi une amie d’Annette Michelson ( critique d’art ) et des apparences, d’une vérité supérieure » 7. On craint tion critique et artistique de la cinéaste belge. fermement avec une maîtrise déroutante. Un matériau la cheffe opératrice d’Yvonne Rainer, sur son film Lives of la représentation, on chérit la présentation. Avec ce qu’il À partir de textes et essais d'Yvonne Rainer, figure de la extrait de divers documents écrits ou filmiques viendra Performers. Le milieu artistique new - yorkais se connaît. nomme ses objets spécifiques,Donald Judd ne cherche danse postmoderne, nous tenterons de retracer les ques- enrichir l’exploration. On se fréquente parmi. Babette Mangolte disait ainsi que pas à communiquer quelque chose au - delà de l’objet. tionnements relatifs à ses liens avec l’héritage du Judson Puis, à partir d’un examen de ce premier corpus, nous « ce qui était dingue à New York, c’est que certains sculp- Il dit : « J’ai toujours détesté que l’on sépare la forme Dance Theater et ce qui l’a amenée à réaliser un mélo- envisagerons le cinéma contemporain d’Alain Guiraudie teurs faisaient de la chorégraphie, des danseurs faisaient et le fond ; et jamais je n’ai su quoi répondre lorsqu’on drame d’un genre nouveau, Lives of Performers ( 1972 ). sous le prisme d’une influence indirecte des principes du de la photo. Tout était impliqué organiquement. [ ... ] me demandait : "Quel est le sens de cette œuvre ?" et À travers ses interrogations sur les principes du mini- minimalisme filtrée par une possible influence du ciné- Yvonne Rainer, chorégraphe issue du Judson Dance "Qu’est-ce que cela veut dire ?"» 8 L’art minimal refuse malisme en lien avec sa pratique du corps, nous verrons ma des années 1970 de Chantal Akerman. D’abord en Theater vivait avec Robert Morris. [ ... ] Les artistes et les de dissocier pensée et sensation. La signification est ce que peut se développer une forme hybride entre une étudiant deux de ses moyens métrages : Du soleil pour les performers travaillaient avec des idées communes. Il n’y que l’on voit. Et l’artiste n’a pas d’intention. On cherche approche kinesthésique et une approche d’identification gueux et Ce vieux rêve qui bouge ( réalisés en 2001 ), puis avait pas de barrière entre les disciplines. [ ... ] New York à faire taire le subjectif, et divers moyens sont mis en plus traditionnelle. en abordant son dernier long métrage, L’Inconnu du lac en 1970, c’était un monde ouvert sur les possibles » 4. œuvre pour tenter de déjouer tout effet de composition Nous évoquerons le texte « Grilles » de Rosalind Krauss , ( 2012 ). New York 1970, c’est aussi l’art minimal. Avec ses théo- forcément subjectif. critique d’art, et nous définirons les possibilités d’envi- GALLERYHIP

Donald Judd, Untitled | 1969 Michael Snow, Back and Forth | 1969

6 7 MINIMALISME ET FICTION GRILLES

Le corps entre en jeu De « Grilles » de Rosalind Krauss à une application filmique ?

« Aucune forme ne prédomine sur l’autre dans la cho- Dance Theater ont mis « de plus en plus l’accent sur l’ob- régraphie. [ ... ] Il n’y a pas de sens caché, de représen- jectivation du mouvement » 13 avec des tâches répétitives tation, c’est une présentation de gestes purs. » 9 Tel est à accomplir comme déplacer des matelas, manger un l’enseignement du Judson Dance Theater dont est issue sandwich ou suivre les règles aléatoires d’un quelconque notamment Yvonne Rainer et qui réfute surtout l’idée jeu. On a ainsi cherché à contrer l’illusionnisme tant dé- de Master Narrative 10. « Ce qui est petit est beau (Klein crié du modernisme pour tenter d’approcher une expé- PEGGY GUGGENHEIM COLLECTION GUGGENHEIM COLLECTION PEGGY ist schön). Ne faites jamais [ ... ] rien de plus grand que rience du présent. Une expérience du ressenti plutôt que nécessaire » 11, écrit Donald Judd. La danse postmoderne du réfléchi. La durée des actions servait cela. On a parlé des années 1960, tout comme l’art minimal qui lui est d’expérience de la durée. Et, pour que cette expérience contemporain, cherche une forme de neutralité. À la fa- devienne possible – cela sans convoquer le principe çon des sceptiques, on pense que tout a une valeur égale d’identification – il a fallu que le spectateur se concentre et pour contrer toute forme de subjectivité, on se réfère non plus sur le personnage qui interprète une action aux méthodes objectives du calcul mathématique ou des mais bien sur l’action elle - même. Yvonne Rainer écrit : formules aléatoires. On traite le corps de manière im- « L’artifice de la représentation a été réévalué en ce sens personnelle ou supra - personnelle. Dans les happenings que l’action, ou ce que l’on fait, est plus intéressant et de l’époque, les intervenants « étaient souvent envelop- plus important que l’exposition d’un caractère et d’une pés de sacs de jute ou empaquetés dans du papier pour attitude et que l’on parvient mieux à se concentrer sur ressembler à des objets » 12. On voit bien là que le corps cette action en effaçant sa propre personnalité ; il s’ensuit pose un sérieux problème aux questions soulevées par le qu’idéalement l’on n’est pas soi - même, mais qu’on se minimalisme et la danse postmoderne qui tendent à faire transforme en un pur "agent", un agent neutre. » 14 Bien disparaître toute forme de représentation ou d’émotion plus tard, après une maladie qui l’a clouée à un lit d’hô- par évocation. Le corps parle et cela même si on essaie de pital et l’expérience d’une intenable souffrance physique, Piet Mondrian, Composition with Red | 1939 l'en empêcher. Un corps, dans la vision cartésienne – la Yvonne Rainer a rectifié son propos en affirmant n’avoir plus répandue à ce propos – est constitué de deux entités. « jamais voulu s’astreindre aux stratégies anti - métapho- Rosalind Krauss occupe la chaire d’histoire de l’art mo- pective, la grille ne rend pas compte de la réalité d’un Le corps objet, la surface, et le corps sujet, l’âme. Com- riques du minimalisme » et savoir « que c’était impos- derne et contemporain à l’Université de Columbia (New objet ou d’une vision. Elle n’est pas projection d’une ment, dès lors, envisager le corps dans les disciplines qui sible : le corps parle, quelle que soit la manière dont on York). En 1976, elle fonde avec Annette Michelson la chose mais elle est cette chose. L’art minimal a hérité de en quelque sorte ne peuvent se passer de lui mais veulent essaie de le faire taire » 15. revue October. En 1981, dans un article qu’elle écrit et cette grille à travers l’expressionnisme abstrait même s’il écarter toute forme d’évocation subjective au - delà de la publié sous le nom de « Grilles » 16, elle discute des li- s’est construit en partie contre lui. Cette notion de grille surface ? Selon les théoriciens de l’esthétique, lorsqu’un mites de l’objectivité vers laquelle tend l’art qui pratique questionne la représentation et l’évocation. Mondrian est spectateur observe une forme, il peut s’y projeter et la ce qu’elle appelle la grille. Relevons ici quelques éléments l’artiste qui a le plus utilisé ce concept de grille qui tend ressentir. Dès qu’il y a corps, il y a identification. Il y au- PETER MOORE qui constituent cette ou ces grille(s). Krauss soulève ce à mettre à plat, ordonner, neutraliser et synthétiser l’as- rait donc sensation et pensée et c’est cela que réfutent qui nous intéresse ici : parlant de cette gêne – qui s’est pect esthétique et physique de l’œuvre. La grille comme les principes du minimalisme. Tout l’enjeu réside donc installée peu à peu dans l’art du XXe siècle – entre le sacré méthode qui tend à évacuer toute forme de subjectivité dans la dé - psychologisation du danseur. Pour cela, on et le profane et du choix que devaient faire les artistes et de représentation en unissant forme et contenu dans use du modèle de la répétition qui, outre le fait qu’il entre le mode d’expression métaphysique et un mode une seule et même temporalité et plasticité. Mais la grille permet de déjouer les effets de composition en plaçant plus profane, elle évoque « l’étrange pouvoir de la grille des minimalistes diffère de celle des expressionnistes abs- simplement les éléments de valeur égale les uns après les [qui ] peut masquer [cette gêne ] et la révéler tout à la traits, puisque la grille de ces derniers cherche à mas- Yvonne Rainer, The Mind is a Muscle | 1966 - 1968 autres, permet deux choses. La première est qu’en ré- fois » 17. Les artistes qu’elle évoque ont connu le même quer une recherche d’absolu. L’objet pour l’objet chez pétant une action, le corps opère sur un mode sensuel genre de dilemme que les artistes et théoriciens de l’art les minimalistes par une méthode d’objectivité pure – et non psychologique. Deuxièmement, le spectateur, On voit bien là la quête impossible. Mais pas infertile, minimal et de la danse postmoderne. À savoir, comment le hasard, la mathématique, l’absolu au - delà de l’objet en voyant l’interprète de la task performance accomplir au contraire. Des œuvres majeures ont été produites tenter de déjouer ce qui réside au - delà des apparences, chez les expressionnistes abstraits. Même si Mondrian une action objective puisque non psychologique ne peut dans cette quête d’objectivité pure. Chacune des re- l’évocation d’une pensée au - delà de la sensation pure de présente ses Compositions comme des peintures en soi, s’identifier sur un modèle traditionnel et se connecte cherches de cette objectivité est singulière et subjective. l’objet ou l’inévitable processus d’identification lorsqu’il il parle de « l’Être, de l’Âme ou de l’Esprit » 19. On voit alors au danseur par kinesthésie, par sensation. Le spec- Mais quelques concepts les relient comme on l’a vu. La s’agit d’un corps montré. La structure grille s’est affir- bien l’ambivalence de la grille, qui prétend contrer toute tateur ne recherche donc pas la signification au - delà de méthode mathématique, la symétrie, le hasard pur, la mée comme l’emblème de l’ambition moderniste, et elle évocation et permet en même temps de masquer cette la surface, dans l’âme de celui qui danse et qu’il essaierait non - psychologie, la neutralité. Pour approfondir la ré- annonce, « entre autres choses, la volonté de silence de dernière. Ici, Krauss parle des deux aspects de l’œuvre. de percer à tout prix, mais ressent le danseur comme il flexion autour des films que nous allons parcourir, pen- l’art moderne, son hostilité envers la littérature, le récit L’un, centrifuge et l’autre, centripète. Avec une lecture ressent l’objet. Les chorégraphies développées au Judson chons - nous maintenant sur le concept de grille. et le discours » 18. Créée en réaction à la structure pers- centrifuge, « la grille procède de l’œuvre d’art vers l’ex-

8 9 GRILLES

térieur et nous oblige à une reconnaissance du monde qui plus est). La grille serait donc un moyen de déjouer situé au - delà du cadre. [ ... ] Quant à centri- ces contradictions face auxquelles notre nature humaine pète, elle va, tout naturellement, des limites extérieures n’a pas de réponse. Utiliser la grille, c’est tenter de percer de l’objet esthétique vers l’intérieur. Selon cette lecture, le mystère, humblement. Mais la grille, c’est quoi ? Je la grille est une re - présentation de tout ce qui sépare ne suis pas sûr de l’avoir saisie entièrement mais qu’im- l’œuvre d’art du monde [ ... ] » 20. Cela rappelle l’objet porte : la lecture de « Grilles » a été un déclencheur. J’ai fenêtre. On regarde, à travers une fenêtre, un fragment vu dans cette notion de grille ce que je cherchais comme d’une réalité qui nous est en partie cachée mais que nous piste pour lier d’une part le cinéma des années 1970 de envisageons pourtant. La grille naît chez les symbolistes Chantal Akerman à celui d’Alain Guiraudie et d’autre justement sous forme de fenêtre et elle est « appréhen- part les questions de l’art minimal à mon approche per- dée comme un objet simultanément transparent et opa- sonnelle. Si la grille sert de « paradigme ou de modèle à que » 21. L’ambiguïté de la grille traduit cette gêne que l’antidéveloppement, à l’antirécit, à l’antihisoire » 22, elle ressent l’artiste entre présenter et représenter. Comment, permet aussi l’appréhension, à travers son prisme, des en effet, l’artiste peut - il prétendre représenter quelque contradictions qui nous dépassent. chose – – qui nous dépasse tous, de manière ob- Comment appliquer ce concept de grille à l’étude des jective, et comment pourrait-il ne pas tenter de le faire ? films qui va suivre ? La grille est à la fois la méthode et Présenter plutôt que représenter permet d’effacer cette le résultat formel. Le film, en lui, lie divers degrés de prétention. Essayer de présenter quelque chose de la vie, grilles qui se déploient dans un plan ( le cadre et la mise c’est en présenter un fragment plutôt que son tout inat- en scène ) ou dans une succession de plans ( le montage ). teignable. Et prétendre que ce fragment est un tout est une Le hors - champ ajoute encore une grille, celle de trajec- absurdité nécessaire. Cette antinomie masque d’autres toires invisibles mais ressenties. Un film n’est pas un antinomies. L’une serait celle entre la subjectivité et l’ob- objet spécifique car il se compose d’images à l’intérieur jectivité. Une autre pourrait être celle entre la compré- desquelles viennent s’ajouter d’autres images : une réalité hension du monde fini, tel que nous le connaissons – nos constituée de lieux ( communs ), généralement habités vies, ce que nous percevons – et l’incompréhension de ce par des personnages. On est loin de l’abstraction d’un qui nous dépasse, de par son caractère infini – le monde objet surface. Ce sont donc diverses grilles possibles à dans son absolu, la mort, évidemment (finitude infinie l’intérieur du film. Grilles. Les aspirations à sortir de la grille

Chantal Akerman, Hotel Monterey | 1972 MENIL COLLECTION MENIL Chantal Akerman, après quelques jours passés sans le jusqu’à l’aube. Chantal Akerman inspecte les lieux de sou à New York, est hébergée par un groupe de Japo- manière méthodique. Le hall, l’ascenseur, le premier nais à Hotel Monterey. Ce séjour l’a marquée et elle dé- étage, quelques chambres, à nouveau l’ascenseur puis le cide plus tard d’y retourner avec Babette Mangolte pour deuxième étage et ce jusqu’au dernier étage. Une suite tourner un film. Cette dernière dira plus tard : « Le film de panoramiques et de lents travellings avants et arrières est très simple. On commence dans le hall d’entrée juste entrecoupés par de longs plans fixes. Un film explora- avant la tombée du jour et on monte aux étages à mesure toire. On explore les possibilités de la caméra. Chantal que la nuit progresse [ ... ] La caméra fixe et les plans Akerman a été marquée par les nouvelles approches dé- de longues durées forment une stratégie pour capter un veloppées par Michael Snow et la caméra ici se substitue temps entre inertie et attente. Le vide de ces vies crève au scénario. C’est la réalisation qui fait le sujet. l’écran. Pourtant, le film n’est pas morbide. L’impression Le film n’est pas tout à fait sans récit mais celui-ci est principale est celle de l’objectivité d’un vécu [ ... ] Les de l’ordre de l’objectif. La caméra ici fixe les couloirs gens qui sont là attendent. On attend avec eux. » 23 Et comme elle fixe les chambres et fixe les meubles comme Chantal Akerman d’ajouter : « La structure est liée au elle fixe les corps. temps. Il n’y a pas de structure narrative. » 24 Le film comme un réservoir de fictions potentielles. Il ne Ce moyen métrage à huis clos fonctionne davantage se passe rien et en même temps il se passe tout puisque comme une suite de photographies que comme un film tout est laissé ouvert au possible. Une forme de neutrali- traditionnel. Le récit est dicté par les impératifs de la té, d’objectivité. On n’entre pas dans le récit des person- réalisation et non par ceux d’un scénario narratif. On nages, on l’effleure, lentement, une seule fois. René Magritte, détail de La lunette d’approche | 1963 progresse du hall jusqu’au toit de l’hôtel, du crépuscule Il n’y a pas de psychologie. Si nous ressentons une

10 11 HOTEL MONTEREY HOTEL MONTEREY

connexion avec des personnages à l’écran, ce sont avec ce procédé d’expérience de la durée, il peut se sentir prise, sans système préconçu ou intention à priori. La arts qui se pratique le plus en rapport à une audience. ceux sur qui la caméra s’attarde. Ceux qui passent – vite connecté et on lui permet alors d’entrer dans ce petit réalisatrice murmurait un son qui s’essoufflait quand elle À la différence des objets d’art, ceux qui sont des objets – dans les couloirs, dans les ascenseurs, dans le hall n’ont monde, dans ce fragment qui devient alors un tout. Judd ressentait que la durée des plans avait atteint une forme immobiles – une peinture, une installation – le cinéma, pas le temps de nous dire quelque chose. Nous ressen- écrit : « L’art imite la création, cette façon de définir les de justesse en soi. On voit là une tentative, une stratégie comme la danse, le théâtre ou la littérature, est un objet tons les personnages et ce, par un procédé de la durée choses, en créant lui aussi, à moindre échelle, l’espace et pour vider la durée des plans de toute intention ou signi- d’art qui s’éprouve dans la durée puisqu’il est un objet ressentie. Il n’y a pas d’identification traditionnelle. Ces le temps. » 26 fication subjective. En même temps que le spectateur ne qui se transforme. Il n’existe pas sans qu’on le ressente. gens qui attendent, nous attendons avec eux. La réalisation, la grille réalisation, méthodique, impartiale peut s’identifier au personnage par une démonstration Il faut que quelqu’un appuie sur play. Le cinéma doit Barthes, dans son Cours sur le Neutre 25, parle de ce puisque « l’ordre n’est pas rationaliste ou sous - jacent, psychologique, la réalisatrice s’impose une méthode qui combiner les exigences du réalisateur et les aspirations quelque chose qui nous connecte, même dans le silence, c’est simplement un ordre, celui de la continuité ; une – bien qu’elle sorte d’elle – n’est pas pensée au préalable, du public. Et c’est la grille ici qui permet cette combinai- car « le sujet humain est par définition parole, nous chose après l’autre » 27, permet de masquer une réali- n’est pas au service d’une narration dirigée, mais bien son. La durée répétée. Les lieux investis les uns après les avons tous en nous ce ce qui parle en moi. L’expérience té qui la dépasse. L’impression vécue par le spectateur ressentie pour donner vie au non - récit qui se transforme autres. Le corps objet. Un non - récit qui se transforme du silence ne peut que se trouver à la limite de l’humani- est celle d’une durée réelle. Pourtant, en une heure, on alors en récit à part entière. Quand j’ai eu la maladresse en récit par une connexion, une projection du spectateur té, là où le sujet joue avec sa mort de sujet ». Le fait que passe de la tombée de la nuit au lever du jour. La grille d’évoquer le terme minimaliste à Chantal Akerman, elle non pas dans la psychologie des interprètes mais dans m’a vite opposé celui de maximaliste. Et c’est bien de cela leurs (in)actions. C’est parce qu’il ne se passe rien qu’il qu’il s’agit. En créant un monde en soi, la cinéaste élève le se passe tout. Et ce rien, Chantal Akerman l’a exploi- minimalisme, le vide de ces vies à quelque chose de plus té jusqu’au bout, pour faire de ce minimal un maximal. grand. C’est bien un petit récit ou un récit fait de petites L’élévation de la caméra jusqu’au toit, les explorations choses qui se transforme en récit à l’échelle de la vie. timides des fenêtres dans les couloirs investis et les per- On voit là que la grille, la méthode qui traite tout égale- sonnages hésitant à s’engouffrer dans l’ascenseur filmé, ment – l’espace, l’objet, le corps – permet bien d’évoquer résonnent comme autant d’échos d’une volonté nais- par l’objet film lui - même quelque chose qui le dépasse. sante d’explorer les limites de la grille, peut - être même Le cinéma tend à l’universalité du propos. C’est l’un des de s’en échapper.

la caméra observe lentement ces corps, en même temps ici permet de déjouer la réalité d’un temps extérieur. En qu’elle les place dans un ensemble qui ne les dévoile pas se cantonnant à l’intérieur des lieux, Chantal Akerman en tant que corps sujet, crée une sorte de tension chez réussit à faire de la réalité intérieure une réalité objective. le spectateur. Comment s’identifier ? Nous voyons un À aucun moment on ne se dit que le temps a passé trop corps à l’écran et nous avons instinctivement le besoin vite, que le jour qui se lève, lorsqu’on accède au dernier de percer son mystère. Ici, nous ne le pouvons pas. Le étage, arrive trop tôt. Le réalité du film devient la ré- mystère réside en cela : il est impénétrable. alité. Chantal Akerman me dit que la durée des plans Le spectateur n’apprécie pas l’objectivité pure. Mais par était soumise à un ressenti immédiat, au moment de la

12 13 LA CHAMBRE LA CHAMBRE

Ouverture à la fiction sation du personnage à l'écran est vite freiné par une ap- tension de l'ennui. Chaque passage se transforme en un proche absurde dans l’enchaînement des actions répétées instant qui vaut plus que lui - même. Par cette grille de Chantal Akerman, La Chambre | 1972 et insensées. On est alors à nouveau dans une connexion réalisation, par cette méthode répétitive, sérielle, ordon- Chantal Akerman réalise La Chambre le lendemain du pomme, je me caresse, ou n'importe. » L'action pour d'ordre expérimental plutôt identificatrice puisque née, sans composition, la réalisatrice peut alors élever un tournage de Hotel Monterey « puisqu'il lui restait de la elle - même et sans hiérarchie, comme dans la danse post- nous ne comprenons pas le sens de ce que nous voyons. minimal du quotidien vers un maximal transcendantal. pellicule » 28. Le court métrage – muet – opère une des- moderne théorisée au Judson Dance Theater. Et la camé- Le temps s'est raccourci en même temps que la boucle a C'est cette ronde de la caméra, clinique, énumérative, cription répétitive de la chambre de Chantal Akerman ra, « c'est comme une danse », ajoute Chantal Akerman. été entamée. Le spatial définit en quelque sorte le tem- examinatoire, c'est cette caméra qui voudrait établir un par panoramiques en boucle. Chantal Akerman est sur Cette caméra qui jamais ne se fixe sur le sujet, qui danse porel et chaque mouvement de la caméra évoque plus pronostic sur la femme qui la regarde de son lit, qui son lit. On passe donc de l'anonymat – d'une objectivité – des corps dans Hotel Monterey à une forme de subjecti- vité (retrouvée comme dans Saute ma ville, premier court métrage que Chantal Akerman réalise en 1968 et qui se veut un réquisitoire contre le contrôle et l'ordre obses- sionnel). Les interprètes de Hotel Monterey ne jouent pas leur propre rôle, ils sont leur propre rôle. La Chambre ne suit pas une narration à la construction évolutive mais raconte un corps singulier – on ne voit pas d'autres corps – en action, dans sa répétition, et conduit à un désir d'identification chez le spectateur, un désir de psychologiser le sujet. Dans Hotel Monterey, les sujets sont nombreux et, comme on l'a vu, la durée d'attention du spectateur sur le sujet conduit à une connexion par expérience plutôt que par identification. Ici, le specta- teur averti sait que le sujet à l'écran est Chantal Aker- man. Il y a un nom. Il y a subjectivité. Le sujet se filme lui - même et cette formule réflexive accentue d'autant plus son caractère subjectif. Mais, pour opérer une distanciation entre le sujet et le spectateur, un contrat de lecture particulier est ici mis en œuvre. Chantal Akerman ne se met pas en scène de façon anodine. Le lieu et le corps sont traités ici, comme dans Hotel Monterey, de manière égale. Et, comme pour contrebalancer les effets indésirables d'un désir d'identi- fication, d'un désir d'au - delà de la surface du sujet chez le spectateur, le lieu choisi est une chambre. La chambre de Chantal Akerman. Une chambre, c'est le lieu de l'in- time, du repli, de l'ennui. C'est un lieu qui parle plus que tous les autres réunis car, en lui, il évoque – à la sans cesse, fait défiler la chambre et ses composants dans que lui - même dans sa temporalité. Chaque boucle semble poser une question. Elle nous dit regardez, là, façon d'un corps sujet – bien plus que lui-même. L'addi- un trajet lent et continu. Un long panoramique dont la entamée comme un nouveau moment, une relation cette chambre. Et cette femme dans cette chambre. Ob- tion de tous les éléments à l'écran, les livres, les bibelots, boucle est soudain brisée par un mouvement de retour nouvelle au temps. La durée ressentie surpasse alors la servons - la, sans répit. Et la caméra s'éloigne de sa proie les meubles – bien plus que dans un hôtel – convoque sur elle - même. La caméra peu à peu se resserre sur le durée objective (celle du tournage). Aux premiers pas- pour retourner à sa ronde incessante. Cette caméra qui plus qu'une simple énumération. On a ici affaire à une sujet qui nous fixe sans jamais s'y arrêter toutefois, tou- sages de la caméra, on ressent le mouvement tel qu'il se semble abandonner son sujet. On a voulu percer la sur- subjectivation des objets. Le lieu, les objets, sont alors jours plus lentement, comme un charognard, avant de présente. Mais, au fur et à mesure qu'on s'y habitue, le face, psychologiser le sujet mais c'est vain. Il mange, il se mis à un niveau d'égalité avec le sujet puisque lui - même s'éloigner à nouveau dans une reprise de la boucle. Ici, mouvement commence alors d'évoquer quelque chose caresse, il vit. Et la chambre, elle, est là, c'est tout, même ne parle pas. Le silence forme leur discours commun. Il le spectateur se connecte au film par le mouvement de qui le dépasse et devient une sorte de représentation. Les si c'est déjà beaucoup. n'y a donc pas de hiérarchisation puisqu'il y a équiva- la caméra. La trajectoire obsessionnelle affecte l’audience lieux répétés, les corps, les actions accomplies, résonnent Le corps se nourrit, se touche. Le corps s'essouffle, il se lence d'évocation. par une expérience vécue de la boucle. Mais, lorsque le comme autant d'évocations d'une angoisse sourde, d'une couche. La chambre autour, lui survit. Même les actions de Chantal Akerman sont mises à un mouvement de la caméra est modifié et que l'attention niveau égal lorsqu'elle me dit : « Chaque fois on repasse est portée sur le sujet, le spectateur commence à vouloir sur moi, et chaque fois je fais autre chose. Je mange une s'identifier au personnage. Et cet instinct de psychologi-

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Un corps pas vraiment muet Je Chantal Akerman joue son propre rôle. On est plus dans tige qui enferme et cette femme qui attend que quelque l'ordre du journal intime. La voix - off lit des passages chose se passe. Et on attend avec elle. Bien que le film soit Chantal Akerman, Je tu il elle | 1975 d'une nouvelle écrite par la cinéaste et cette voix décrit plus narratif que ses précédents, Chantal Akerman use à Après un moyen métrage en forme d'essai ( Le 15 / 08, Je les actions à l'écran, souvent avec un décalage temporel, nouveau de cette connexion par expérience plutôt que 1973 ) – les confidences d'une jeune Finlandaise venue à Une jeune femme ( Chantal Akerman ) est seule chez elle soit plus tôt, soit plus tard. La partie Je se déroule dans d'une connexion par pure identification. On est de toute Paris et logeant chez un ami de Chantal Akerman, entre et s'allonge à terre après avoir poussé ses meubles contre une chambre, à huis clos. La caméra est flottante, comme façon dans quelque chose d'encore inhabituel pour un monologue enchaînant les banalités et portrait en plans un mur. l'interprète, qui se morfond chez elle. La caméra caresse cinéma narratif puisqu'il n'y a pas d’interaction directe fixes scrutant le sujet comme un objet d'étude faisant Tu un personnage en action : bouger les meubles, dormir. entre des personnages, mais on entend le bruit de la civi- ressortir la répétition d'un quotidien vide – et un docu- La jeune femme désœuvrée mange du sucre à la cuillère lisation au dehors, comme un appel à sortir du huis clos. mentaire de commande inachevé ( Hanging Out Yonkers, et écrit des lettres. 1973 ) traitant de la réinsertion de jeunes délinquants Il et toxicomanes, la cinéaste belge tourne son premier Il La jeune femme sort de chez elle et se retrouve à la croi- long métrage de fiction, largement autobiographique. Après plusieurs semaines passées à déchirer et à tenter sée de plusieurs voies routières. Une croisée des chemins, Je tu il elle, un film en quatre temps et en noir et blanc. de réécrire les lettres, la jeune femme sort de chez elle une ouverture, une sorte de sortie de la grille qui ouvre et rencontre un camionneur ( Niels Arestrup ) qui lui les possibilités fictionnelles. La cinéaste s’extrait d'une évoque son rapport aux femmes et le désir qu’il a pour sorte de non - récit en même temps que la jeune femme à elles. l'écran sort de son confinement pour rencontrer l'incon- nu Elle : un camionneur. La jeune femme, dans la nuit, va chez une amie ( Claire Wauthion ) qui hésite à partager son repas et son lit, avant de partir sans un mot le lendemain matin.

Tu La jeune femme écrit des lettres - la voix - off s'adresse à un « tu » - et mange du sucre dans un enchaînement répété et obsessionnel. Elle accumule les lettres qu'elle punaise au sol : on voit là les prémisses de l'enfermement dans l'action qui sera développé avec Jeanne Dielman.

Alors que le deux personnages sont cadrés en plan fixe et frontal lorsqu'ils dînent ensemble au restaurant, face à un écran de télévision en hors - champ, un insert – un plan rapproché d’une vision de la jeune femme sur la nuque et l’épaule du camionneur – vient briser un en- chaînement jusqu'alors continu de plans objectifs et qui s'éprouvent dans leur durée. On se retrouve, pour la première fois semble - t - il, face à un plan subjectif chez Chantal Akerman. Une vision stylisée qui conduit le re- gard du spectateur en même temps qu'elle produit un effet. Tout ce que la cinéaste rejettera dans Jeanne Diel- Plus tard, la jeune femme se montre, nue, aux hommes man. qui passent devant la baie vitrée de son appartement - la thématique du vertige sexuel comme il en sera question Elle dans son prochain long métrage et qui peut trouver des La jeune femme est chez une amie. La scène dans le lit est résonances avec le cinéma d'Alain Guiraudie. Ce ver- particulièrement intéressante. Les deux corps semblent se

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transformer en une sorte de sculpture et la ressemblance commun. Mais on peut rapprocher leurs approches ci- entre les deux interprètes accentue le trouble. Le corps nématographiques lorsqu’il s’agit de mettre en scène une UBUWEB objet, en mouvement. Et ce mouvement, cette contor- fiction dans un contexte encore très minimaliste. Yvonne sion fait naître quelque chose de l’ordre de l’évocation, Rainer a tenté, avec Lives of Performers, une forme de de l’émotion. On est ainsi face à une figure abstraite qui conciliation entre un héritage minimaliste du Judson se meut et se tord : rien à voir avec les corps immobiles Dance Theater – le non - récit, l’effacement du subjectif, et objectifs de Hotel Monterey. La combinaison des deux le refus des émotions – et son désir de narration. Dès corps à l’écran évoque plus qu’elle même et produit un qu’il y a corps, il y a chorégraphie et mise en scène des effet. On note que le plan est de biais, contredisant en- gestes et des mouvements. La danse postmoderne a, core un fois la méthode frontale de la cinéaste. comme on l’a vu, des similitudes avec l’art minimal : ré- Lorsque j’ai demandé à Chantal Akerman si elle avait été pétition, simplicité, banalité. Il s’agit avant tout de ma- influencée par la danse postmoderne, latask performance gnifier des événements du quotidien, des choses simples et par Yvonne Rainer, elle m’a dit que non, pas du tout. mais qui sont excessivement profondes et évocatrices. Le triangle amoureux dans Lives of Performers | 1972 Et j’admets volontiers que le cinéma de Chantal Aker- L’identité, les rapports humains, la sexualité, la mort. La man et celui d’Yvonne Rainer n’ont pas grand - chose en vie, somme toute. Yvonne Rainer, Lives of Performers | 1972 Lives of Performers est un film en noir et blanc de no- pas du tout littéraire, car il se joue sur le principal : le nante minutes. Ce mélodrame expérimental traite – son cinéma, c'est l'espace et le temps » 30 . titre l'indique – de la vie de coulisses d'une groupe de Avec Jeanne Dielman, on opère un retour vers les fon- danseurs. Yvonne Rainer approche le récit quand elle damentaux expérimentés dans Hotel Monterey – un film raconte le triangle amoureux des personnages, mais le sans protagoniste – et La Chambre – un seul protago- temps narratif du film n'est jamais vraiment clair – le niste et un film muet. Jeanne Dielman, c'est un récit du son n'étant intentionnellement pas synchronisé et le récit non - récit, un récit dans le silence de l'action. Plus du entrecoupé de séquences photographiques. Les attentes tout littéraire, avec une volonté de dissoudre tout effet et du public sont pour ainsi dire mises à l'épreuve. Le film tout sentimentalisme, Jeanne Dielman résonne avec ces fait appel à deux procédés de connexion. Celui, plus tra- quelques paroles d’Yvonne Rainer : « Je suppose qu'il y a ditionnel, divertissant, de l'identification et l'autre, plai- toujours eu des œuvres impossibles à qualifier légitime- sant plus à l'audience avant - gardiste, se rapprochant de ment de narratives ou de non narratives, des œuvres qui la connexion par expérience vécue (difficile) de l'image présentaient à la fois des caractères narratifs et non narra- et du son. Ainsi, on autorise en quelque sorte les ama- tifs. Dans ce genre de travail, il peut arriver un moment teurs d'avant - garde de nourrir un goût pour le mélo- où l'on réalise que le point de départ, centre de gravité drame. Le passage de Rainer de la danse vers le cinéma ou mode stylistique a dérivé, ce qui nous force à déplacer marque un tournant vers un médium plus émotionnel notre attention et notre regard, ou à lire à l'aide d'une que purement physique. Le narratif vient transgresser les nouveau système de références. À titre d'exemple, une tendances minimales de la danse postmoderne mais le série d'événements contenant des réponses sur le quand, problème est resté identique : la connexion. « La désyn- où, pourquoi, peut céder le pas à une série d'images, ou chronisation de Rainer n'a fait que rompre [ un ] mode peut - être une seule image, qui dans sa répétition ob- d'absorption confortable, en nous écartant constam- sessionnelle, sa durée prolongée, la nature prévisible de ment des événements qui se déroulent sur l'écran. Elle son rythme, ou même son silence, se trouve désenga- suit dès lors la devise de Brecht de très près : " Décrire gée de l'histoire et accède à un autre domaine, que l'on les événements et les distancer du spectateur " [ ... ] Lives peut appeler catalogue, démonstration, lyrisme, poésie of Performers permet au spectateur la connexion tout en ou recherche pure. Dès lors, l’œuvre plane, libérée des rejetant l'union », écrit Carrie Lambert dans sa thèse 29 . contraintes du point culminant, d'un éventuel trésor, Avec Lives of Performer, tout comme avec Je tu il elle, d'un dénouement, ou d'une vérité promise, et n'existe on est bien loin de l'objectivation du mouvement ou que dans le présent. Ou peut-être une œuvre qui com- du geste. Même si on brouille à la façon brechtienne le mence par être méditative, concernée par la résonance, processus d'identification, on accompagne l'action de l'ambiance ou la recherche des ses propres procédures textes, de paroles, de littéraire. Et Chantal Akerman, à et prémisses, modifie - t - elle brusquement sa densité en propos de Jeanne Dielman, évoque cette question du tex- s'appropriant des éléments du mélodrame. » 31 tuel et du littéraire lorsqu'elle dit de son film qu'il « n'est

18 19 Chantal Akerman à propos de Delphine Seyrig, interprète de Jeanne Dielman : Un corps en action « Delphine, elle sortait de l’Actors Studio, donc elle, il fallait qu’on lui explique les choses de l’intérieur. Mais dans mon scénario tout était écrit. Si elle devait mettre deux sucres l’un à côté de l’autre pour comparer leur taille et si elle se levait après, il y avait écrit elle se lève, elle s’assied, elle compare les sucres, elle les met dans le café, la café n’a pas Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles | 1975 bon goût donc elle jette le café. Elle, elle me disait mais c’est moi qui aurait dû imaginer tout cela. J’ai donc demandé Deux jours et demi de la vie de Jeanne ( Delphine Seyrig ), veuve ordonnée et mère d'un jeune adolescent – Sylvain à Samy Szlingerbaum de filmer pour qu’après, elle voie les répétitions et qu’elle puisse comprendre ce que j’étais en ( Jan Decorte ). Jeanne arrondit ses fins de mois en se prostituant chez elle, calant ses rendez - vous entre ses tâches train de faire. [ ... ] Après, elle comprend tout. Mais au début, ce que je lui faisais faire, c’était le contraire de ce qu’on domestiques selon un emploi du temps immuable et répété d'un jour au suivant. Un matin, le lapsus du réveil qui demandait à un acteur. Moi, je voulais travailler comme avant, comme Chaplin. On parlait pendant les prises. On sonne une heure trop tôt dérègle cette mécanique sans vie et libère d'un coup toute l'angoisse refoulée. Éprouvant disait va, fait. Delphine demandait à quoi elle devait penser. Je lui disais à ce que tu veux. Elle me demandait, à son du plaisir avec son client, Jeanne le tue pour se retrouver seule face à l'inconsistance de sa vie. fils ? Moi je lui disais non. À l’escalope de veau. » 35

« Des hommes m'ont dit on ne fait pas de l'art avec une « Posées au sol ou invisiblement fixées au mur, les œuvres L'action objective 36 femme qui fait la vaisselle. » 32 [ ... ] « Qu'y a - t - il de se- de Donald Judd sont ce qu'il a nommé, dès 1965, des L'agent neutre selon Yvonne Rainer. Chantal Akerman existence. Et Delphine Seyrig peut s'observer agir , condaire à faire la vaisselle ? Les gens préfèrent faire des objets spécifiques, à mi - chemin de la peinture et de la essaie ici de neutraliser le besoin de son interprète de comme Jeanne qui met en scène son propre néant. La films avec des voitures qui se carambolent. Moi, les voi- sculpture. Évidentes mais ambiguës, stables mais dyna- vouloir psychologiser ses gestes. Delphine Seyrig n'ap- cinéaste opère un retour dans la grille qu'elle condamne tures qui se carambolent, ce n'est pas vraiment mon pro- miques, froides mais cependant séduisantes, tacites mais précie pas d'être en tout point contrôlée et craint de en même temps qu'elle sublime. Un film contre l'ordre, blème. » 33 ( C. Akerman ) éloquentes, elles résument des qualités apparemment n'être réduite qu'à un simple rôle de modèle. Elle craint contre l'obsession : un film contre l'oubli. Cette grille se opposées : extériorité qui se tient à distance, intériorité que le sujet de son corps soit annihilé pour n'être qu'un brise lorsque Jeanne a une heure de vide à remplir, et qui ne se cache pas. [ ... ] Ils ne tentent pas de dire autre corps objet. Et Barthes de soulever cette question du l’angoisse tout d'un coup remonte. « Mais je ne dis rien. chose que ce qu'ils veulent dire. » 34 ( J. Frémon ) Neutre lorsqu'il dit qu'il « est un désir de suspension de Je ne parle pas des camps, jamais », me confie Chantal la violence. Mais comme désir, le Neutre est violent ». Akerman. Une œuvre qui, dans son silence, accède à la Et c'est comme souffrant d'une pathologie du Neutre poésie, à la recherche pure. L'action pure. Le geste pour le que Barthes se qualifie dans son aspiration à la neutra- geste. Un geste qui jamais ne doit produire autre chose lité. Jeanne connaît bien cette pathologie puisqu'elle que l'effet de sa propre opération. Une action qui refuse sert à refouler son angoisse et à masquer le vide de son l'évocation. L’action objective déjoue le sentiment pour

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n’être que perception. Et le spectateur ainsi, par la durée qui la fascine, est également fasciné par le corps objet en des plans qui s’étirent en temps réel et par le geste pur, action. C’est ici bien la tâche accomplie qui est rendue se connecte à l’interprète par une expérience de l’action visible et éloquente. C’est en se concentrant sur l’actrice ou de l’inaction, par pure sensation. Le corps de Jeanne, qu’on peut se concentrer sur le geste et peu à peu, le la surface Jeanne, qui nous met aussi, nous, spectateurs, corps sujet qui nous a permis une connexion première face à la profondeur du geste et ce, par un système de nous entraîne avec lui vers l’action pour elle - même. répétition. Des gestes banals mais tellement maîtrisés Le geste a pris sens – un sens neutre puisque né d’une et accumulés qu’ils en deviennent des événements artis- confrontation de deux contraires – et devient ainsi un tiques. Et Delphine Seyrig se rit parfois de ce procédé geste perçu comme pur, une geste pour lui - même et qui où tout est contrôlé par Chantal Akerman qu’elle peine ne tente pas de dire autre chose que ce qu’il veut dire. Il n’y à prendre au sérieux lorsqu’elle lui lance – alors qu’elles a pas de hiérarchie entre l’idée de la petite ménagère et répètent une scène – un goguenard « alors là, le plat est l’idée de la diva puisqu’elles sont réunies dans un seul et dans le four, le bouillon bouillonne et je vais m’asseoir même corps : une forme d’agent neutre qui maximalise pour attendre. Je tire la chaise. Je m’assois ». l’action minimale.

Le choix de l’actrice Une chorégraphie en temps réel Le choix de Delphine Seyrig n’est pas anodin puisqu’elle Ceux qui on vu Jeanne Dielman se souviennent de la « ne correspond pas au stéréotype de la petite ménagère » séquence de la préparation des wiener schnitzels. Le plan et qu’elle fait accéder Jeanne à une figure féminine uni- fixe, frontal, dure 4 minutes et 35 secondes : le temps verselle : « Alors elle est toutes les femmes [ et ] puisque d’une préparation maîtrisée de deux escalopes de veau les gens la voyaient comme une diva, ils verraient les pannées. Une action vécue dans le moment présent et gestes que je lui fais faire » 37, ajoute Chantal Akerman. dans la sensation du geste. Un monde miniature, en soi, Le cinéma – comme tout art – a le désir d’universalité du une réalité construite, chorégraphiée et qui permet la propos et, en complexifiant la figure de la ménagère en la connexion du spectateur à l’interprète comme le permet représentant par une femme qui ne lui ressemble pas, qui la répétition des mouvements dans la danse postmo- lui serait contraire, la cinéaste belge permet une forme derne. Des gestes banals donc, mais qui ont une conno- de neutralité du propos, de l’image. Car c’est bien en tation quasiment mystique puisqu’accomplis par Del- opposant une idée à son contraire qu’elle parvient à une phine Seyrig, une dame aux gestes qui attirent l’attention généralité de la figure féminine. Le Neutre de Barthes car ils sont délicats. Jeanne met en scène la préparation est tout ce qui déjoue le paradigme (l’opposition de deux des escalopes dans une gestuelle ordonnée, immuable et termes qui produit du conflit). Et Barthes dit du Neutre répétée au moins un jour par semaine depuis des années qu’il agit de deux façons : « Soit il annule l’opposition puisqu’il s’agit là du menu du mercredi. De chaque mer- avec un terme amorphe, de degré zéro, qui n’englobe ni credi. Une danse, une performance, et une chose après le premier ni le deuxième terme [ du conflit ], soit il com- l’autre. La question du temps réel est déjà évoquée avec plique l’opposition par un terme complexe qui englobe Hotel Monterey (et également – mais de manière moins et le premier et le deuxième terme qui s’opposent. » En évidente – avec La Chambre et Je tu il elle ). L’expérience contrariant l’idée de la ménagère typique avec la figure, de la durée permet au spectateur de s’immiscer dans le la surface de Delphine Seyrig, Chantal Akerman com- présent de l’action ( que ce soit l’action d’un travelling plexifie l’opposition entre le stéréotype de la femme au dans Hotel Monterey ou ici dans la préparation de la foyer et le stéréotype de la diva. Elle enlève pour ain- viande ) par une relation de l’ordre de l’objectif. La lon- si dire du sens à ces idées préconçues et parvient ici à gueur du plan et la longueur de l’action ne font qu’un, une forme d’objectivité, de neutralité. Et on a vu que de la même manière que l’action de l’interprète et notre l’objectivité tend vers l’évocation absolue puisqu’elle ne ressenti de cette même action sont unis. Il n’y a ici pas réduit rien, puisqu’elle ne referme rien et qu’elle laisse de questionnement de la part du spectateur, il n’y a pas ouvert tous les possibles. Ici, l’universalité du propos est – il ne devrait pas – y avoir de désir de pénétration dans rendue par cette femme complexe, cette femme figure. l’esprit du performer. Quand on voit Jeanne en action, Puisque Delphine Seyrig est perçue, est vue telle une on ne se demande pas ce qu’elle fait, on ressent ses gestes. diva, ses gestes, ses actions sont vus pour ce qu’ils sont, Elle ne fait pas rien qui appelle à interprétation mais se en tant que gestes et actions. On confronte une actrice concentre, tout comme nous, sur la sensation de l’ac- insolite à la banalité à l’état pur. Grâce à cela, le spec- tion. L’action ne produit rien d’autre que le pur résultat tateur, puisqu’il observe Delphine Seyrig, le corps sujet de son exécution. Et si la durée du plan est ainsi étirée

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à la durée réelle de la préparation du repas, c’est juste- sienne (ou celle de sa mère, de sa famille, mais cela re- ment pour ne pas banaliser l’action. Si on voit Jeanne vient presque au même ). Car il n’existe pas une réponse. préparer le repas pendant quelques secondes seulement En tout cas, il faut que cette action ne génère aucun affect. puis sortir de la cuisine pour aller accomplir la tâche qui Il faut que Delphine pense à la viande plutôt qu’à son succède à l’action présente, alors cette préparation n’at- fils. Tout est fait pour écarter une émotion qui puisse un teindrait pas son but et dirait autre chose d’elle - même. instant interférer avec l’action et avec la connexion du Cette action doit avoir de l’importance pour le specta- public. L’action objective, dans sa durée, doit déjouer le teur au même titre qu’elle en a pour Jeanne puisqu’elle subjectif, mais ce neutre du geste, autant que le Neutre lui permet de refouler son angoisse. L’action est ainsi que décrit Barthes, n’est pas naturel. Il est contraire à ressentie par le spectateur, elle n’est pas une simple don- notre condition humaine. Nous, spectateurs, voulons – née. Le cinéma de Chantal Akerman est tout sauf expli- comme Delphine Seyrig – une émotion directe à laquelle catif. « Ce n’est pas un film informatif [ ... ] Vous devez nous accrocher pour tenter d’entrer dans le personnage. vous - même sentir dans votre corps de spectateur, il faut Ce cinéma - là, cette recherche pure, ne nous le permet 38 pas. Et l’importance de la durée, c’est qu’elle élève la ba- que vous sentiez le temps passer. » La cinéaste exclut Au troisième jour, alors qu'elle s'est levée une heure trop tôt, Jeanne se retrouve enfermée au - dehors de la poste. le processus d’identification par émotion et refuse toute nalité de l’action – aidée par l’actrice, on l’a vu – à un Un quai de gare, en fond. Une grille close, un souvenir interdit. volonté d’interprétation évidente, montrée. Au lieu d’ex- premier palier, celui de la sensation, pour s’étirer encore, plication il y a projection. C’est parce qu’on se projette poétique, et faire naître une forme nouvelle d’émotion. CHANTAL AKERMAN 40 dans un corps en action qu’on peut ressentir la tension Et c’est bien en acceptant de se mesurer – par sensation Tu ne penses pas que dans le film, avec cette femme obsessionnelle qui règle tout, c'est aussi l'idée que si rien ne change, rien de qui ressort de la maîtrise que Jeanne applique à l’accom- – à la réalité en soi du film, que le spectateur peut faire mal ne peut arriver ? Quand il y a cette heure en trop où il y a la place pour l'anxiété, je pense que je parle des gens d'après - guerre qui savent que le changement peut amener le pire. plissement de ses tâches ménagères. Mais, pour qu’il y l’expérience de cette étrange émotion. ait cette tension qui naisse entre Jeanne et les actions NATALIA AKERMAN comme entre le spectateur et le film, il faut comme on l’a Les camps : une forme de grille Oui, on aime quand on sait ce qui nous attend. On considère Jeanne Dielman comme un huis clos C. A. Quand il y avait les camps et que vous étiez en ligne, il ne fallait pas qu'on voie que quelque chose avait changé : une blessure, puisque la majorité du récit se déroule dans l’apparte- une maladie, tout devait être bien en ordre. Et cet ordre a été intégré. Cette nécessité de l'ordre. ment de Jeanne et de son fils Sylvain. Mais, alors que N. A. J'ai refoulé, j'ai un trou noir. son fils est à l’école durant la journée, Jeanne parcourt quelques rues – toujours les mêmes – dans le gris de Bruxelles. Et là encore, c’est avec raison qu’on qualifie Adieu au langage le film de huis clos : Jeanne rase les murs et quadrille « La beauté ne vient pas du langage, mais du lent efface- d'une sorte d'embarras, augmentant par là sa connexion son quartier avec méthode et rapidité (on reviendra à ment du langage. Ce n'est pas pour rien qu'on a souvent avec Jeanne Dielman – le film plus qu'avec Jeanne, par cette géométrie en extérieur avec le cinéma d’Alain Gui- dit de Pina Bausch, née en Allemagne à la fin de la Se- ce principe de contradiction. Et le fils ne réagit pas, il est raudie). Le choix des décors n’est pas anodin et la mise conde Guerre mondiale, qu'elle était la chorégraphe des déjà pris dans la méthode que lui a léguée sa mère pour le en scène en dit parfois long ( parfois trop ?) : quand une ruines, c'est - à - dire la chorégraphe de ce qui reste. Et, protéger d'une violence imprononçable et qu'il faut taire connaissance de Jeanne vient à sa rencontre, alors qu’elle avec le recul, il semble bien que Chantal Akerman soit à jamais. Mais la violence du refoulement, la violence traverse un square, c’est une façade en fond qui les sé- aussi le / la cinéaste qui se soit le plus sérieusement colti- d'une forme de neutralisation commence peu à peu de Delphine Seyrig dans Autour de Jeanne Dielman | 1975 - 2004 pare, marquant là l’enfermement que Jeanne s’impose. né cette question : non pas le nazisme mais l'événement prendre sa revanche. Et ce refus de l'angoisse, cet empê- Mais le discours est le plus souvent sourd, les intentions de ce et de ceux qui reste(nt), après » 41, écrit le critique chement du sentiment par sensation du geste, par expé- rendues absentes par la grille qui, comme le souligne Stéphane Bouquet. Cette question du langage se pose rience du souffle de la mélopée, se brise discrètement. vu, de la durée. Et ce procédé nécessite aussi – si on veut Krauss, peut les masquer et les révéler tout à la fois. Cet justement, lorsque Jeanne fait lecture d'une lettre reçue Lorsque Jeanne, le lendemain, se donne pour tâche de écarter toute connexion subjective – une objectivation enfermement de Jeanne – elle s’impose de respecter son de la part de tante Fernande, du Canada, à son fils, un répondre à la lettre, elle se retrouve devant un problème pure des actions. Lors des répétitions pour la scène des emploi du temps et refuse le café que lui propose cette soir, à table. Une lettre remplie d'émotion s'il en est. Et auquel elle n'a pas solution. La production d'une ré- wiener schnitzels, Chantal Akerman et Delphine Seyrig connaissance croisée au square, alors qu’elle ira plus tard pourtant, la lecture reste objective. « Tu ne dois même ponse engage plus que la simple opération d'une écri- tentent alors de trouver l’action juste, objective. Et cette boire son café seule, comme d’habitude – cette « néces- pas penser aux mots, ce doit être un rythme comme ça », ture. Jeanne ne peut pas écrire pour écrire, elle doit écrire recherche d’une neutralité du geste – comment placer sité de l’ordre », comme la nomme Chantal Akerman, récrimine Chantal Akerman en chantonnant un son quelque chose. Et cette action impossible – cette action les assiettes, quels enchaînements gestuels effectuer logi- c’est ce « quelque chose de fondamental » qui constitue le monotone de mélopée à Delphine Seyrig qui s'essaie à productrice de sens – n'entre pas dans son schéma, dans quement – démontre une certaine limite à l’objectivité sous - texte que masque la grille en même temps qu’elle une lecture trop interprétée. Ici, Jeanne applique à la lec- sa grille. L'écriture ( d'une réponse ) doit faire appel à pure. En effet, l’actrice – souvent agacée – oppose sa fa- le révèle. La cinéaste raconte : « Ne recommence pas avec ture la méthode qu'elle s'impose pour toute action qui l'imagination et cette imagination pourrait faire ressor- çon de considérer telle action à celle de Chantal Aker- ces vieilles histoires, disait mon père. Et ma mère tout ne doit rien produire de plus que le résultat de sa pure tir une émotion, laissant le champ libre à toute l'anxiété man, qui doit, pour trancher, téléphoner à sa mère et à simplement se taisait. Il n’y a rien à ressasser disait mon pratique. Elle lit, mot à mot, son après son, sans ponc- étouffée. Jeanne risque de sortir du degré zéro de l'ac- ses tantes – des personnages extérieurs aux répétitions père, il n’y a rien à dire disait ma mère. Et c’est sur ce rien tuation, sans production de sens. Et c'est ce décalage tion productrice d'un résultat automatique. C'est trop. – pour obtenir une réponse. Et cette réponse, c’est la que je travaille. » 39 avec une lettre pleine d'affect qui emplit le spectateur Elle déchire son papier.

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Une réalisation objective Il y a ici unité entre forme et contenu. Jeanne répète, jour après jour, son emploi du temps immuable. Les ac- tions sont les mêmes et produites d'une façon similaire qui est la façon objective, comme on l'a vu, et qui ne peut, pour ainsi dire, être changée. Krauss écrit : « On a noté combien la pure et simple répétition attirait les mi- nimalistes : elle leur donnait le moyen d'éviter tout effet de composition relationnelle. » 42 Cette méthode, cette grille d'une réalisation qui est indissociable du récit per- met de masquer toute intention de la cinéaste en même temps qu'elle se fait jour sous nos yeux. À gauche, le pre- mier jour. Jeanne maîtrise. Mais, le lendemain, au deu- xième jour, l'inconscient refoulé de Jeanne commence de resurgir et préfigure le lapsus d'un réveil mal réglé. On voit ici une enchaînement de plans de même valeur et axés strictement à l'identique. Le bon angle, un axe objectif si on veut. Une succession répétée, méthodique. À chaque action, son plan. Et, comme les actions sont répétées d'un jour à l'autre, les plans le sont également, puisque l'action et le plan sont liés par une objectivité qui n'autorise pas la modification. Jeanne dans sa cuisine finit de faire la vaisselle, Jeanne dans le hall qui accueille son client. La chambre et l'ellipse (on reviendra plus tard sur le traitement de l'ellipse et du hors - scène ). Jeanne dans sa salle de bains qui lave la baignoire comme elle Chère Jeanne Cher Sylvain · Il faut d'abord que je m'excuse auprès de vous d'avoir mis si longtemps avant de vous répondre s'était lavée elle-même auparavant, avec méthode. Et pourtant je pense souvent à vous deux et à la Belgique mais il y a eu la rentrée des classes et j'ai été très occupée et puis on cette méthode, objective, qui s'effrite sous nos yeux, ne voit plus le temps passer et voilà maintenant que je me rends compte que c'est déjà l'hiver · ici il y a énormément de neige brutalement. La réalisation marque un écart mais reste et c'est à peine si je sors les enfants n'ont pas pu aller à l'école vendredi dernier parce que les routes étaient impraticables bien dans la grille puisqu'elle s'associe à un changement et moi je suis presque tout le temps à la maison parce que sans voiture on s'enfonce immédiatement dans la neige et Jack a qui s'opère en Jeanne (qui a oublié d'éteindre la lumière d'ailleurs dit que l'année prochaine il m'apprendra à conduire parce que ce n'est plus possible comme ça avec ces énormes dans la salle de bains). « S'il n'y avait pas eu ces mêmes distances et il a d'ailleurs dit que puisque j'habite au Canada je dois épouser les mœurs du pays et ici toutes les femmes axes [ auparavant ], on n'aurait pas vu les changements conduisent mais j'ai bien peur que je ne saurai jamais · mais à cette époque de l'année les voitures sont complètement [ ... ] Une tension s'installe. Que va - t - il se passer dans recouvertes de neige les enfants vont bien ils sont grands et robustes de vrais Canadiens et Jack aussi j'ai même un peu peur le plan d'après ? » 43 insiste la cinéaste. Lors d'une projec- que Jane ne devienne trop grande mais elle est bien de toute façon j'espère que vous pourrez enfin les voir cet été · nous tion, l'année de la sortie du film, certains spectateurs ont avons une belle chambre d'ami et Sylvain pourra dormir avec son cousin peut - être que nous pourrons te faire rencontrer dû sortir de la salle, submergés par l'angoisse. quelqu'un Jack dit que tu devrais te remarier et il dit qu'une belle femme comme toi ne devrait pas rester seule ça fait maintenant plus de six ans que George est mort nous savons que tu es très courageuse même si tu dis que tu préfères rester seule nous savons que tu dis cela pour ne pas te plaindre et parfois quand je pense à toi j'en ai les larmes aux yeux enfin voilà Jack va bientôt rentrer et je dois encore mettre la table alors je te laisse et je vous embrasse bien fort tous les deux votre sœur et tante Fernande qui vous aime · P. - S. J'ai envoyé le mois dernier par bateau un cadeau pour l'anniversaire de Jeanne.

26 27 JEANNE DIELMAN JEANNE DIELMAN

Cette tension qui naît chez le spectateur est de l'ordre La lutte entre le corps objet et le corps sujet se dédouble. Celui de l'affect et celui du geste. Et cette par la chimie. Et cette protection – cette forme neutre de l'objectif. La caméra suit avec méthode son principe C'est le troisième et dernier jour et, pour la première entrée du spectateur dans son affect, Jeanne ne pourra la d'amour – qu'elle applique à son fils, n'est pas dirigé de ne pas se dissocier des actions de l'interprète : lorsque fois, on entre dans la chambre de Jeanne au moment supporter. Elle en a trop dit. L'angoisse, indocile, refait vers elle - même. Le suicide, au contraire, est une ac- ces actions ne sont pas accomplies de manière neutre, la où elle se prépare à recevoir son client. Le deux jours surface. On est loin d’une Jeanne dans sa salle de bains tion réflexive. Une pensée qui peut être rapide, certes, caméra se désaxe. Et, pour accompagner le pression qui précédents, le spectateur était laissé dans le couloir, en qui se frotte, méthodique, comme elle frotte ensuite la mais une pensée tout de même. Une action du sujet étouffe Jeanne autant que le spectateur, la cinéaste use plan fixe, et le temps passait, la nuit tombait, nette. baignoire. Là, Jeanne, lucide sur l'inconsistance de sa pour lui - même : Jeanne se retrouve face à elle - même. d'une sonorité naturelle, objective. Il n'y a pas de violon Une ellipse sans concession et qui ne permettait pas, vie, se montre concentrée, résignée à la fission objet - sujet Et le corps de son client, même s'il est composé d'un chez Chantal Akerman, mais les bruits de la tuyauterie, par sa durée – brève, pour une fois – l'évocation ou des ustensiles ménagers, de l'ascenseur au - dehors qui l'interprétation d'un public qui voudrait entrer dans gronde sourdement. Un son de métronome produit par le personnage plutôt que rester à sa surface. Ici, Jeanne le bruit des talons de Jeanne qui frappent le sol, nets, nous invite, obligée par la caméra, à percer son intimi- maîtrisés, cadencés. Et ce métronome soudain s'emmêle. té. Jeanne observe Jeanne. Deux images d'une même Jeanne piétine et ses pas se retournent une première fois femme qui montrent deux aspects qui la composent. sur eux - mêmes – Jeanne doit aller éteindre la lumière Le corps objet et le corps sujet. Jeanne, de dos, neutre. de la salle de bains. Un cliquetis agaçant qui se joue des Et Jeanne, de face, le visage las. Un visage qui en dit nerfs du spectateur qui avait appris à se faire bercer par long sur son angoisse qui remonte. Un visage qui dit. les sons répétés et monotones d'une vie bien ordonnée. On sort là de l'objet spécifique de Donald Judd et on se Les sons objectifs produisent une tension objective et retrouve, comme Jeanne, face à une confrontation nou- non dirigée de façon évidente – avec les violons dans velle. Jeanne ainsi se dévoile à nous. Une sortie de la un mélodrame traditionnel. Ces sons - là, cette manière grille toujours accompagnée par un parti pris de mise en de traiter la tension sonore, nous la retrouverons avec scène qui lui est indissociable : le plan fait rupture par L'Inconnu du lac d'Alain Guiraudie. un changement d’axe de la caméra. Un plan légèrement qui la consume, impitoyable. Et impitoyable, Jeanne le corps sujet et d'un corps objet, n'est pas un corps vécu de en biais, à mi - chemin entre objet et sujet, un corps qui sera également avec le client qui lui aura donné du plaisir. l'intérieur par Jeanne, qui, confondue, va pouvoir agir L'agent neutre de Jeanne s'est dédoublé et son corps su- et faire taire le sujet du corps objet, ce corps qui a violé jet accueille un plaisir que son corps objet ne peut sup- son intimité. Chantal Akerman accompagne l’action ex- porter. Le client, pourtant, se meut dans une mécanique tra - ordinaire qui suivra par un choix de réalisation – en purement objective en ce sens qu'il ne cherche pas le rupture avec la grille répétitive de plans frontaux – qui plaisir mais le soulagement pur. C'est l'effet résultant produit un effet. de la simple opération sexuelle qu'il met en œuvre dans ses va - et - vient automatiques et lentement rythmés. L'intention et les effets Jeanne, elle, a du plaisir. La méthode neutre qu'elle Tout comme le plan du meurtre – légèrement en biais, s'était appliquée s'est retournée contre elle. L'action ob- le plan de l'acte sexuel est en plongée. Chantal Aker- jective de son client lui fait vivre un moment d'intensité man est la cinéaste du plan frontal. Elle interdit une subjective. Son orgasme n'est pas utile, il n'a pas de ré- identification du spectateur avec l'interprète à l'écran sultat objectif dans cette situation, il est de l'ordre de la de manière évidente et appuyée. « Faire ressentir. Je n'ai valeur ajoutée. Et cela, Jeanne ne peut pas l'admettre. pas d'intention », me dit-elle. Mais ici, Jeanne commet À un moment, avant le meurtre, Jeanne est sur son un meurtre et ceci n'est pas banal. Même si l'action est balcon et se penche par - dessus la balustrade. Jeanne maîtrisée, opérée avec flegme par une Jeanne désabusée, sujet agit ici puisqu'elle n'a aucune raison objective de elle reste de l'ordre de l'extra - ordinaire. La réalisation sortir sur le balcon. Elle saisira un balais avant de le re- se doit de l'être aussi puisqu'elle suit sa méthode d'in- mettre à sa place, consciente que le ménage a été déjà division d'avec l'action. Et cette grille de réalisation, fait et on voit là s'immiscer dans le récit du geste neutre cette méthode répétitive de plans frontaux enchaînés, un surgissement de l'action inutile. Et Jeanne, qui re- permet en elle - même l'écart, la discrétion d'une mo- garde le vide, pense au suicide. Un moyen de faire taire dification et résonne avec ces propos de Donald Judd le sujet qui l'habite, un moyen de faire triompher l'objet. lorsqu'il écrit : « […] L'art en ce qui me concerne, et l'ar- Mais Jeanne sujet, Jeanne, mère, ne peut aller jusqu'au chitecture, qui nous concerne tous, devraient toujours déni neutre de soi. D'une part il y a Sylvain, son fils, être symétriques, sauf s'il existe une très bonne raison qu'elle doit protéger puisqu'elle est mère et c'est là son à ce qu'ils ne le soient pas. […] La symétrie absolue est rôle objectif de mère. Elle ne fait rien de plus que le pro- magnifique, de même que la symétrie qui autorise la téger, en cela réside son automatisme instinctif. Une mé- variation, lorsque la logique de la situation suscite ou canique de survie animale, dictée non par l'affect mais permet une telle approche de la symétrie. » 44 La grille

28 29 JEANNE DIELMAN ALAIN GUIRAUDIE pourrait sembler dogmatique mais ne l'est nécessairement spectateur est construite par la durée du plan et par ce Alain Guiraudie : un héritier possible ? pas. Elle autorise l’effet lorsquela situation le suscite. corps mort abandonné dans le hors - scène. Déjà dans les Et comme le souligne Barthes, le Neutre ne peut être scènes de préparation des repas il y avait combinaison ment participe d'une dénonciation d'un ordre masculin dogmatique et systématique, « le Neutre ne doit pas être entre la durée d’un plan frontal et une scène qui se jouait ALAIN GUIRAUDIE et il semble évident que raconter des récits où il est ques- un Neutre permanent ». La grille permet la brèche tout ailleurs, absente de l’écran. Quand Jeanne prépare la Au fait, sur quoi porte votre mémoire ? tion du désir homosexuel sert les intérêts de la « cause ». en gardant de sa rigueur. viande, le nourrisson de la voisine – qu’elle garde chaque MAXIME RAPPAZ Mais, ce qu'il est intéressant de relever, c'est la manière jour un moment – est laissé au salon. Jeanne s’occupe de dont les sujets sont abordés, et, tout comme les ques- Le retour à la grille Je lie votre travail à celui de Chantal Akerman. la viande, pas du nourrisson. Cette tension produite par tions du féminisme et de ce qui reste ont été abordées Et Barthes d’ajouter que : « Le Neutre consisterait à se l’absence à l’écran d’un épisode qui dit plus que ce qu’il A. G. D’accord. au travers d'un prisme grille, on va voir que le cinéma confier à la banalité qui est en nous ou plus simplement dit ( il procure un tension puisqu’on ne le voit pas ) est d'Alain Guiraudie traite des questions populaires et de reconnaître cette banalité. Cette banalité s’éprouve au nécessaire à la connexion. Là, Jeanne attend le retour de M. R. Je questionne les influences du contexte new - yorkais ce qui est fantasmé d'une façon qui s'en approche. Les contact de la mort : sur la mort il n’y a jamais que des des années 1970 dans lequel elle a travaillé. son fils et l’arrivée de la police qui sans doute l’enferme- deux cinémas se penchent sur les questions du banal, du pensées banales. Neutre serait le mouvement - même, ra. La grille méthodique d’un contrôle répétitif qu’elle quotidien, des jours qui passent. Mais il n'y a pas de diva non doctrinal, non explicité et surtout non théologique, A. G. Effectivement. s’est elle - même imposé a piégé Jeanne à tel point qu’elle dans le cinéma d'Alain Guiraudie et ceci peut - être parce qui va vers une certaine pensée de la mort comme ba- réclame une autre grille, plus solide, imposée de l’exté- M. R. La danse postmoderne, l’art minimal, en gros c’est ça. que l'univers qu'il décrit n'est pas le quotidien gestuel de nale, car dans la mort, ce qui est exorbitant, c’est son rieur. Une grille impartiale qui fait appel aux lois « ob- Et je vois dans votre cinéma des résonances avec celui de Jeanne, dans Jeanne Dielman, qu'il faut contrebalancer caractère banal. » Jeanne a commis une action extra - or- jectives » plutôt qu’aux aspirations subjectives. Une grille Chantal Akerman et du coup, à travers elle, avec les questions par une Delphine Seyrig. Un univers ouvrier – auquel dinaire mais dans le constat d’une banalité de la mort de l’art minimal. « pure » qui détruit la subjectivité. Une grille tangible qui son cinéma, même s'il se veut de plus en plus accessible, en soi, sort de sa chambre et s’installe à sa table, dans la subordonne la grille mentale, trop fragile. A. G. Oui, je ne connais pas très bien le travail de Chantal n'est en soi pas destiné – qu'un public cinéphile ne nuit qui scintille de ce bleu – un néon au - dehors – qui Et ces niveaux de grilles, nous les retrouverons – modi- Akerman. connaît pas ou peu, et un univers homosexuel qui n'at- jamais ne s’est éteint. Le corps du client repose, objet fiés – dans le cinéma d’Alain Guiraudie. Le huis clos sera tire pas forcément le grand public habituel. Quand, dans permanent, dans la chambre en hors - scène. Et face à transformé, la grille solitaire deviendra grille d’interac- Dans ce vieux rêve qui bouge, le cinéaste mélange un uni- nous, Jeanne attend, lucide. Elle ne cachera pas ce corps. tion. Un cinéma plus accessible, plus commercial, certes, C'était peut - être cocasse que de vouloir lier le travail vers ouvrier aux questions du désir ( entre homosexuels ), Elle n’étouffera pas son geste. La tension ressentie par le mais « un cinéma qui garde ses exigences » 45 d'Alain Guiraudie aux principes du minimalisme à tra- ça peut en dérouter plus d'un. Et avec L'Inconnu du lac, vers un filtre « akermanien », mais on va voir que cer- « pour une écrasante majorité des gens, la drague dans taines questions de la forme et du contenu sont récur- un bois, c’est de la science - fiction » 46. On est assez loin rentes – l'objectivité et la subjectivité, la grille répétitive, du cinéma de Chantal Akerman, pourtant Alain Guirau- la place de la caméra, la rigueur du cadre, les questions die l'admet : « On doit avoir un souci commun. » 47 Il ne d'évocation – dans le cinéma d'Alain Guiraudie. Dans s'agit pas là de faire la démonstration d'une équivalence un certain cinéma puisqu'il sera question ici de deux qualitative entre les deux corpus, mais plutôt de les envi-

moyens métrages : Du soleil pour les gueux et Ce vieux sager comme reliés par des interrogations semblables ou rêve qui bouge ( réalisés en 2001 ) ainsi que de son der- comparables dans ce qui a été abordé jusqu'ici. Écartons nier long métrage, L'Inconnu du lac ( 2012 ). « C'est ce d'emblée la question du non - récit, puisqu'avec Alain que j'ai fait de mieux », me glisse le réalisateur lorsque Guiraudie nous entrons résolument dans la fiction et le je lui fais part du corpus sur lequel on va se pencher. mode de connexion avec son cinéma n'est pas du même Une trentaine d'années sépare le cinéma contemporain ordre que celui de Chantal Akerman, plus axé, lui, sur d'Alain Guiraudie du cinéma des années 1970 de Chan- un système kinesthésique pur du geste pour lui - même. tal Akerman, et la radicalité d'un cinéma d'avant-garde Nous entrons dans un cinéma d'interaction. La fiction a fait place à un cinéma plus abordable, moins cérébral, est là. Les corps sont là, c'est sûr, même s'ils se croisent mais qui pose et se pose néanmoins des questions. Du sans parfois réussir à se rencontrer, et ces corps intera- féminisme des années 1970, on passe aux années 2000, gissent avec méthode, avec chorégraphie. Que ce soit les au seuil du « mariage pour tous ». Le cinéma d'Alain corps qui tracent des lignes ou ceux qui sont immobiles, Guiraudie poétise la fin d'un certain monde ouvrier – les trajectoires sont là. Celles, physiques, d'une marche, celui de la grande industrie – plutôt que de défendre d'une course ; celles, plus abstraites, des jeux de regards. avec évidence la cause homosexuelle. Le cinéma de L'espace est investi, on sort d'un huis clos domestique. Chantal Akerman sublime en sourdine les questions Dans le cinéma d'Alain Guiraudie, le privé est laissé de d'après - guerre, plutôt que de dénoncer simplement les côté, on est dehors, dans un lieu commun, vaste ou res- valeurs réactionnaires antiféministes. Les deux cinémas treint, un lieu qu'on quadrille, un lieu où tout semble ne sont pas démonstratifs, ils montrent, c'est tout. Bien possible, mais où les obstacles, sourds, discrets, invisibles, entendu, mettre à l'écran une femme dans son apparte- sont comme des monts à franchir. Les aspirations sont

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ravalées, les fantasmes rendus amers, et pourtant, les questions du point du vue de la caméra, des corps sujet personnages s’essaient, inlassablement, à rêver la réalité. et objet, des corps qui courent et qui marchent, qui re- C’est sans doute cela qui différencie profondément le ci- gardent, immobiles parfois, à la recherche de nouveaux néma d’Alain Guiraudie de celui de Chantal Akerman. horizons, de nouvelles promesses, des personnages qui Ici, les personnages disent leurs rêves. On sort d’une ab- se confrontent à leurs mystères. Des individus simples sence de dialogue, il y a un discours, et, même s’il relève qui nourrissent des espoirs, des passions, des ambitions parfois plus de la discussion « rohmérienne » que d’une confuses, entre attente et désillusion. parole faisant avancer clairement le récit, il nous révèle Deux cinémas différents mais entre lesquels peut s’ins- çà et là quelques indications qui vont nous intéresser ici. taurer un dialogue autour de thèmes comme l’enferme- Le dialogue muet des corps parle aussi comme on l’a vu. ment, le contrôle ( un contrôle de l’espace plutôt qu’un Et chez Alain Guiraudie, c’est ce dialogue - là qui prend contrôle pur de l’action ), les pulsions – refoulées ou décidément son envol. Celui qui trace une grille dans non. Deux corpus de films qui composent et décom- l’espace film et à l’intérieur même des cases du films : posent la sérialité des événements du quotidien avec une dans une spatialité en hors - champ et dans un espace répétition scénographique, et qui interrogent le pouvoir fermé d’un cadre précis, celui de la caméra. Dans un d’évocation – d’un plan ou d’une série de plans – que imaginaire fantasmé et dans une réalité sociale fermée et permet une méthode d’objectivation comme l’a soule- codifiée. Il y a de l’ellipse, il y a du mouvement. Le ciné- vé Krauss avec son concept de grille qu’on reprend ici. ma du cinéaste français tranche d’avec celui de Chantal Une grille de forme donc, et de contenu. Une grille phy- Akerman, mais tous deux se penchent sur les questions sique, chez Jeanne, qui se brise peu à peu mais qui renaît de l’enfermement et de l’impossible évasion : Chantal au final, désabusée et pourtant plus forte encore. Une Akerman dans des lieux clos et en temps réel ( ou dans grille qui doit faire taire celle, sourde, mentale, d’un dé- l’illusion d’un temps réel ), Alain Guiraudie dans des es- sir refoulé. Avec Alain Guiraudie, le contrôle et le désir paces ouverts et dans une durée parfois plus diluée. Mais se convoquent mutuellement, mais, au lieu du contrôle les espaces ouverts sont ici ratissés de manière géomé- qui fait taire au final la pulsion de plaisir chez Jeanne, trique ou répétitive, les transformant ainsi en une sorte ici, c’est le désir qui se libère. Il grandit et anéantit le de huis clos illusoire. Et les jours, lorsque le film s’étale possible qu’il avait lui - même engendré dans une spirale sur une semaine ou plus, sont codifiés par une mise en qu’on veut sans cesse maîtriser mais qui ne connaît pas scène sérielle qui tend à séquencer le temps de manière le compromis. Soit il est total, soit il n’est pas. Mais ja- rythmée et obsessionnelle. Ce temps permet au désir mais le contrôle ne triomphe, c’est la pulsion, destruc- de se former, ce désir qui se construit à l’intérieur d’un trice et libératrice à la fois qui, dans une danse précise et corps sujet et qui l’enferme dans une spirale autour d’un mystérieuse, parvient à tout transformer dans son sillon. L'espace ouvert et la recherche d'horizons corps objet. Une grille nouvelle marquée non plus par le Une chorégraphie qui entraîne ensemble mouvements, geste ou l’action pure, mais par une méthode formelle regards et caméra en même temps qu’elle magnifie les originale et un contenu narratif qui soulèvent aussi les questions triviales d’un quotidien prétendument limité. Alain Guiraudie, Du soleil pour les gueux | 2001 Par une matinée d'été, Nathalie Sanchez ( Isabelle Girardet ), coiffeuse au chômage, arrive sur les Grands Causses à la recherche de bergers d'ounayes. Elle rencontre l'un deux, Djema Gaouda Lon ( Michel Turquin ), qui a perdu ses bêtes et les cherche en vain. La jeune fille lui propose de l'aider à les retrouver ... Les voilà donc partis à sillonner les Grands Causses ... Et tous deux de bavarder ... De temps à autre, ils croisent deux autres personnages : Carol Izba ( Alain Guiraudie ), un bandit d'escapade qui veut se rendre à Montpellier sans pouvoir se résoudre au départ, et son poursuiveur, Pool Oxanosas Daï ( Jean-Paul Jourdàa ), qui le trace en vain.

« Je fais du cinéma pour repousser les impasses auxquelles « Il est important de garder à l'esprit le danger de l'empa- je me heurte politiquement et socialement, mêmes les thie, signalé par l'association problématique de l'empa- impasses auxquelles je me heurte dans mon quotidien et thie théâtrale avec des objectifs conventionnels ou même dans mon intimité. » 48 ( A. Guiraudie ) politiquement réactionnaires. » 49 ( C. Lambert ) 50

Alain Guiraudie, Les héros sont immortels | 1990

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se forme sous nos yeux et nous emmène hors de sentiers l'âme de Carol Izba, la torture par son appel. Ce projet battus en même temps qu'elle extrait Nathalie Sanchez d'un ralliement de l'inconnu, le bandit ne l'envisagera d'une route droite et rassurante. Un espace nouveau se finalement plus. « Errer parmi les hommes à la recherche dessine, le récit peut commencer. Avec un champs lexical d'un endroit impossible ne m'intéresse pas. Ici, je me d'une spatialité confuse qu'il va falloir tenter de conqué- sens en sécurité, ne comptez pas sur moi pour passer ma rir et d'assimiler. Une route qui n'en est pas une, un vie à fuir. » Carol Izba se sent en sécurité même s'il sait territoire non marqué et qui ouvre alors le champ des qu'il finira probablement pendu par les notables sur la possibles. Les personnages vont tracer des trajectoires à place du village. À nouveau, le personnage, plutôt que de la recherche des bordures et des chemins de traverse d'un quitter son territoire, son quotidien, sa grille mentale en lieu étendu mais refermé sur lui - même. L’espace sera quelque sorte, préfère la possibilité d'une mort brutale quadrillé en diagonales, en lignes droites par des person- plutôt qu'une sortie des sentiers battus dont les horizons nages qui tournent en rond dans un décor qui se répète et flous semblent infranchissables. Un monde en soi, qui se répond. Notamment avec les plans fixes traversés par reflète là les impasses politiques et sociales, quotidiennes

NATHALIE SANCHEZ C. I. Mademoiselle voudrait peut - être que je lui trace un che- Monsieur ! Hé, monsieur ! Dites - moi, je cherche des bergers min avec des pancartes ? d'ounayes ... Vous n'en auriez pas vu par hasard ? N. S. Mais il n'y a pas de route ? CAROL IZBA Par hasard, j'en vois tous les jours. C. I. Ici comme ailleurs, les routes ne mènent qu'à d'autres routes. N. S. Et sauriez - vous me dire où je pourrais les trouver ? N. S. Jamais à des villages ? C. I. Marchez droit devant vous. À quelques kilomètres de là, il y a un village de bergers, vous ne pouvez pas vous tromper. C. I. Et dites - vous bien que pour rencontrer les bergers d'ou- nayes, il faut sortir des grands axes. N. S. Droit devant moi, c'est vite dit. N. S. Parce que vous appelez ça un grand axe, vous ? C. I. Vous savez marcher droit au moins ? C. I. J'appelle ça une route qui ne conduit pas chez les bergers ... N. S. Mais au milieu de cette immensité, comment garder le Alors marchez droit devant vous. Ce n'est pas compliqué, tout cap ? de même. Carol Izba puis quelque temps plus tard – alors que le et intimes, que soulève ou auxquelles se heurte le réali- film nous avait emmené plus loin dans l'exploration géo- sateur. Un univers mythifié, avec des noms loufoques et graphique – par son poursuiveur Pool Oxanosas Daï. Ce des personnages d'un épique ironique. Quand, au milieu Le film commence avec un plan fixe traversé par des dra tout son sens, avec l’ambiguïté que permet la grille bandit d'escapade qui pourtant ne quitte jamais son lieu de ce territoire fantasque, Nathalie Sanchez laisse en- nuages qui couvrent le soleil, les horizons se referment filmique. Après ce premier plan de ciel, on voit Nathalie natal, cette terre qu'il a traversée depuis toujours et qui le tendre au berger – qu'elle aura enfin trouvé – qu'il « fau- sur les personnages perdus au milieu d'un infini qui les Sanchez qui s'avance en ligne droite jusqu'à la hauteur rassure. Et ce Montpellier qu'il évoque sans cesse, un lieu drait que la semaine soit moins longue, 39 heures, c'est dépasse. Cette façon de filmer le paysage, sans person- de la caméra. Derrière elle, le bandit d'escapade traverse imaginaire, fantasmé et inatteignable. Un Mons Pessulus beaucoup trop », le film résonne comme un pied de nez nage – un paysage qui parle en même temps qu'il ne dit en courant le plan fixe et la route droite en diagonale ( « la colline de pierre fermée par un verrou », étymologie à un certain cinéma, celui politique, de propagande, qui rien – nous allons la questionner dans le long métrage entraînant avec lui le personnage féminin et la caméra latine du nom de la cité ) qui fait peur à l'habitude, à nourrit des objectifs réactionnaires ou celui du Grand L'Inconnu du lac, car ce sera dans ce film - là qu'elle pren- hors d'un axe sur lequel ils s'étaient accordés. La grille la connaissance et à la raison. Cette ville ici rêvée titille Récit, conventionnel. Ici, on est face à un cinéma qui

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élève le « petit récit » à la façon d’un Grand Récit mais Quand Nathalie Sanchez fait part au berger de sa peur d’une manière qui détonne. Les repères narratifs sont d’être contrôlée aléatoirement par une force supérieure flous, les parcours se croisent et se décroisent. Alain Gui- – elle lui dit : « Avouez que si on nous a mis là pour déco- raudie remplace la trame narrative par la grille. Une su- rer et juste passer le temps, c’est débile » – elle confie aus- blimation toute particulière qui transforme un récit du si sa crainte d’être réduite au rang de personnage imper- banal en récit épique puisque « élever les questions qu’on sonnel et recherche de la signification. La vie doit avoir pense prosaïques au rang de mythe est essentiel » 51. Un un sens qui ne doit être imposé ni par le code extérieur, récit épique, dont la nature est héritée du théâtre de la société, ni par celui, intérieur, d’un désir intime systé- Brecht, et dans une visée d’universalité en soi, à la façon matiquement refoulé. Et cette chevauchée sans équidés décrite par Donald Judd, une réalité réduite en même mène chacun des personnages vers une introspection lé- temps qu’elle soulève des questions qui la dépassent. Des gère qui pourtant soulève les profondeurs d’un mystère vêtements colorés et improbables, des noms fantaisistes, qu’on tenterait d’apprivoiser. Ce mystère d’une norme des codes qui participent « de la création d’un monde sociale qui fait que les pauvres d’ici et d’ailleurs, dans

pace clos, mais bien dans les méandres d’un au - delà de retrouvées ne sachant pas qu’il faut s’en méfier. Elles sont la représentation, une perception irrationnelle permise « mignonnes » mais mordent et transmettent la fameuse par un au - dehors de la grille qu’elle induit par son exis- bourondale à tout va. Un mystère en soi que cette appa- tence - même, un hors - champ évocateur d’un désir qui rence agréable mêlée d’une pulsion morbide. Et Alain s’ouvre et se referme sur lui lorsque Nathalie Sanchez Guiraudie, comme Chantal Akerman, traite de ce désir prend le risque de mourir en approchant cet inconnu qu’on tait ou qui s’efface dans sa contradiction intrin- qui la tracasse. Le bandit lui crie : « Vous êtes folle ! Et sèque d’une mort probable. Une mort du corps en tant s’ils vous mordent ? La bourondale, vous y pensez à la que sujet ou une mort du corps tout court. Ces corps bourondale ? » Une peur de cette maladie mortelle ima- tracent des trajectoires visibles et ces regards esquissent ginaire, mais rendue vraie par ce petit monde en soi, pa- une grille invisible, dans une chorégraphie entre espoir rachève le récit épique de quatre personnages essoufflés et désespoir qui marque soit l’obsession d’un contrôle dans une quête d’impossible rendue possible mais qui de soi soit les vertiges de la passion. Les individus chez pourtant se referme sur elle - même au moment d’abou- Alain Guiraudie se croisent sans jamais vraiment se re- tir enfin. Le poursuiveur arrive toujours avec un peu grouper, dans une ronde codifiée et inscrite à la croisée [ qui rend ] possible l’invraisemblable » 52. Un monde à leurs inégalités pourtant, nourrissent les mêmes espoirs. moins de retard dans le sillon tracé par le bandit d’esca- des aspirations individuelles et collectives. la portée universelle et qui cependant marque une dis- L’un avec l’ardeur du jeune loup en quête d’un cité ver- pade, mais il n’arrive jamais à temps. Le bandit, du haut Une traversée d’espaces vastes qui, avec Ce vieux rêve tanciation du réel dans une fiction rêvée qui ondule rouillée, un autre, vieillissant avant l’âge ( le berger ), qui de son territoire natal, face à la vallée qui semblerait le qui bouge, va se réduire, se concentrer en un lieu fini, entre préoccupations terre - à - terre qu’elle mythifie et nourrit des ambitions nobles, retrouver ses bêtes égarées, mener à Montpellier, se résigne à ne plus vouloir fuir sa pour encore une fois, à la façon d’un Quadrat de Samuel désirs indicibles qu’elle tend à rendre banals. On veut quand bien même celles - ci, pour survivre, doivent se réalité quitte à ce qu’elle se réduise à un lynchage sur la Beckett, mettre en scène certains aspects du condition- s’échapper de sa condition d’homme tiraillé entre récon- nourrir de son sang, le tuant à petit feu. Pool Oxanosas place du village qui l’a vu grandir. Le berger, qui s’est nement des êtres humains qui se mêlent et se démêlent, fort d’un quotidien codifié et aspirations d’un ailleurs Daï, à la poursuite d’un bandit à qui il n’en veut pas, ce laissé surprendre par une tendresse nouvelle, se résout méthodiques, dans une enceinte extérieure ( les cadres ) lorsqu’on veut se rendre à Montpellier. On recherche le bandit qui court dans tous les sens alors que la logique à retourner chez lui et abandonne l’idée qu’il n’avait ja- et intérieure ( les aspirations et les désirs ). Et, comme le bandit d’escapade pour gagner sa vie, dans un territoire voudrait qu’il s’enfuie en ligne droite. Et cette coiffeuse mais vraiment embrassée, d’un avenir commun avec la dramaturge de l’absurde : avec panache et non sans hu- infini qu’on veut sans cesse assimiler en tentant de per- au chômage, à la recherche d’un peu plus de tendresse coiffeuse au chômage. Il retourne à son troupeau qui lui mour, puisque le cinéma d’Alain Guiraudie, fantasque cer le mystère de ses bordures. Ces limites invisibles à part en quête malgré elle de ces bêtes imaginaires qui ont ôtera peu à peu ce qu’il lui reste de vie. Nathalie Sanchez, à sa manière, soulève des questions profondes et univer- l’œil nu, mentales, enferment les personnages dans un déserté les Grand Causses, dans un ailleurs inaccessible, elle, dans une naïveté optimiste, file droit vers les bêtes selles sans jamais se prendre au sérieux. schéma de pensée, un carcan social, ou un désir d’in- inimaginable à la pensée commune, en dehors du ter- connu, et semblent infranchissables : c’est l’utopie d’une ritoire pourtant quadrillé dans tous les sens. Un espace transgression qui constitue l’enjeu principal du cinéma aux limites immatérielles, floues, d’une vaste étendue UBUWEB d’Alain Guiraudie. Des personnages perdus dans une ré- inaccessible. Et ces ounayes qu’on retrouve enfin, alors alité – une immensité miniature – imposée de l’extérieur qu’on avait abandonné l’idée de les chercher. Ils ont été ( les notables du village ) mais qui, sourde, s’est immis- récupérés par le bandit d’escapade, celui - là même qui cée en eux, transformant leur projections de l’esprit en courait d’une manière illogique dans tous les sens et qui fantasmes impossibles ou en rêves teintés d’amertume. avait pu alors enfermer à nouveau les bêtes dans leur Avec toujours cette question du libre - arbitre, d’une as- enclos. Car ces bêtes de l’esprit, pour être confondues, piration d’un individu à contrôler son quotidien plutôt ne doivent être appréhendées d’une manière scienti- Samuel Beckett, Quadrat I + II | 1981 que d’être dominé par lui. fique, dans une quête aux lignes droites et dans un es-

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La fin d'un monde Les dernières actions avant l'inconnu Une résignation douloureuse dans ce monde ouvrier L’univers fantastique attire l'attention sur des actions qui tombe en désuétude. Jacques a fini son travail ( page méthodiques : les ouvriers, comme des agents, pratiquent de gauche ), la machine a été mise en bière, clouée dans leurs tâches dans un quotidien maîtrisé. On sort du geste Architectures sa caissette de bois. Tout un monde disparaît et le désir obsessionnel d'un Jeanne angoissée mais on retrouve là naissant n'aura pu vraiment prendre forme. Mais l'es- l'idée d'une action – plus ample – qui régit une routine poir, toujours, d'une métamorphose. « Il faudrait que rassurante. Ces tâches, devenues de moins en moins né- Alain Guiraudie, Ce vieux rêve qui bouge | 2001 j'abandonne parce que c'est impossible ? » s'interroge cessaires – puisque l'usine va fermer – perdent tout leur Du lundi au vendredi, une ultime semaine dans une « Dans Ce vieux rêve qui bouge, mon principe était que Jacques. Amoureux de Donant – le directeur – Jacques sens. Les actions, productrices du résultat de leur opéra- usine sur le point de fermer ses portes. Jacques la caméra soit immobile. C’était aux acteurs de se dé- sait qu'en dehors du cadre du travail, toute rencontre tion, deviennent inutiles et, comme Jeanne lorsqu'elle (Jean - Louis Calixte ), un jeune technicien, vient dé- placer dans le cadre pour créer un faux champ - contre- paraît improbable. « C'est pas bon de vouloir quelque saisit son balais alors que le ménage avait déjà été fait, les monter une dernière machine. Tandis qu'il s’attelle à la champ. J’avais des principes quasi dogmatiques. » 53 chose qu'on ne peut pas avoir », lui répondra le vieux ouvriers contemplent l’étrange inutilité de leur gestuelle tâche, quelques d'ouvriers ( notamment le vieux Louis, ( A. Guiraudie ) Louis. Une résignation qu'il applique à lui - même peu à peu désordonnée. Des corps objets, si on veut, qui, interprété par Jean Segani ) errent à l'intérieur et autour puisqu'il aime en secret le nouveau venu. Un triangle parce qu'ils sont brutalement désœuvrés doivent penser du bâtiment, soucieux d'un avenir incertain et nostal- « Quand on suit quelqu'un avec la caméra, on annule ses amoureux dans un espace clos. Le désir s'essouffle avant leur nouvelle réalité. Du collectif maternisant, ils se re- giques d'une période bientôt révolue. Le directeur de pas, le plan fixe traversé par une personne fait ressentir d'avoir pu se cristalliser. Un certain monde ouvrier, fa- trouvent, individus, face à leurs propres désirs jusque - là la firme (Jean - Marie Combelles ) rôde, entre contrôle la marche de cette personne. On voit la personne mar- tigué, observe, silencieux, sa fin prochaine. Les corps se tus. Des corps objets spécifiques pourtant membres d'un 54 superflu et désir inhibé. Un ballet amoureux autour du cher. Si la caméra la suit, on voit la caméra qui bouge. » répondent, tels des pions conditionnés par la tâche, dans groupe, on passe à des corps sujets qui se réfléchissent

« nouveau » s'esquisse, pudique. ( C. Akerman ) un univers cloisonné, et lancent d'insolites trajectoires, singulièrement. Quel avenir espérer ? visuelles et pudiques, dans l'espoir d'une nouvelle ère. Et cette peur d'un changement quand Louis affirme : Un avenir rêvé et que personne ne saurait nommer. Des « On sait ce qu'on a, on ne sait pas ce qu'on retrouve. » Les corps qui ont agit avec méthode dans un système indus- possibles sont ouverts. Le désir, improbable jusqu'alors, trie qui les a formatés. Et le système s'effondre, une grille peut commencer de répandre ses tracés invisibles qui extérieure tombe : de nouveaux horizons se manifestent, gèrent un espace rêvé, construit par des corps et des pen- ceux, inquiétants, d'inédites libertés individuelles. sées encore enfermés. CE VIEUX RÊVE QUI BOUGE CE VIEUX RÊVE QUI BOUGE

Le quotidien : un drame en série Une tension se construit grâce à un système de répétition similaire au système sériel qu'utilise Chantal Akerman dans Jeanne Dielman. Une sorte de tension objective qui fait naître un sentiment de suspension chez le spectateur qui attend que quelque chose se passe. Chacune des jour- nées se termine par un plan fixe et axé identiquement dans les vestiaires de l'usine. Parfois, les corps sont rap- prochés, et on attend alors une interaction qui n'émerge que peu lorsqu'untel propose un apéro à la volée, mais un apéro auquel est arraché Jacques lorsqu'il est appe- lé par un Donant exclusif dans une pièce voisine (ren- dez - vous que nous allons aborder plus loin ). Chacune des matinées s'ouvre sur un plan fixe de ce même Donant qui se hâte, maladroit, vers une usine qui pourtant n'a plus besoin de lui : un appel, sans doute, vers le membre tendu d'une cheminée qu'il faut réactiver. Cette course retenue du directeur, avertit de la montée d'un mystère impalpable, celui d’un désir refoulé. Et les corps sont contenus dans l'espace du cadre à la façon d'un Quadrat, et, jour après jour, ils se tournent autour, se dérobent un regard. Ces corps dont on attend qu'ils se touchent, qu'ils se réinventent un avenir possible, fait d'affect et de tension sexuelle. Mais ces corps quittent le cadre Repos forcé ou l'évasion rêvée Les horizons limités d'un lieu concentré sans en avoir trop dit. Toute émotion, toute frustration Les siestes dans le jardin clos de l'usine sont de plus en C’est un petit théâtre de l'absurde que ce film nous ra- n'est pas montrée à l'écran, bien qu'elle soit parfois dite. plus prolongées et les ouvriers, protégés d'un soleil de conte là. Des espaces étendus et aux horizons – mêmes Peut - être Jacques pleure - t - il le soir dans son lit, triste plomb, flânent, immobiles, à l'intérieur de leurs pensées. flous – ouverts aux possibles dans Du soleil pour les gueux, de ne pouvoir toucher ce corps objet de fantasmes qu'est Un univers masculin à l'ombre des jeunes hommes en fleur on passe avec Ce vieux rêve qui bouge, à un lieu réduit, un Donant. Et quelle est la vie de ce dernier, si mystérieux, comme autant de déceptions incomprises face à une lieu en soi et dont les horizons sont sans cesse bouchés. en dehors du cadre de son travail ? vision nouvelle d'un théâtre jusqu'alors méconnu. On Le jardin est cerné, l'enceinte murale de l'usine et de son verra dans L'Inconnu du lac, un film exclusivement mas- périmètre enclot deux mondes en elle. Celui, tangible culin, d'autres méandres, similaires, d'aspirations indivi- par l'action d'un monde ouvrier en perdition et celui, duelles qui ne se comprennent pas. Des aspirations qui plus flou, d'une montée d'un désir entre hommes. On se croisent et ne se rencontrent pas. Comme ici, quand interroge ici le triangle amoureux et ses possibles com- ces ouvriers qui, lorsqu'ils ne sont pas dans l'attente si- binaisons en même temps qu'on questionne les rapports lencieuse, tentent le dialogue, pour ne jamais vraiment sociaux, les trajectoires amicales et amères de personnages réussir à communiquer la crainte de leurs ambitions ou qui voient leur monde s'affaisser. Le lieu limité et à l'état de leurs indifférences personnelles. Le dialogue, comme d'abandon est cathédral pourtant et la lumière souvent dans Les héros sont immortels ou dans L'Inconnu du lac perce de sa lueur improbable ces ruines en devenir. Le permet une évasion partielle des personnages qui s'ar- désir naît de ce désastre et pourtant la question pourrait rachent pour un temps à leur réalité. On convoque être aussi celle, nostalgique, de savoir s'il est possible en- par la parole ce temps rêvé, ces « peut-être », ces core de « bander après la fermeture d'une usine » 55. Sans « je - ne - sais - pas » d'un avenir qu'on n'ose s'imaginer. Et doute, puisque on peut supposer que Donant bande lors- Cadres des désirs ce discours fait entrer dans le cadre des journées succes- qu'il se rapproche de Jacques vers sa machine. Le désir Il y a un enchaînement des trajectoires de regards dans exaltée par le principe d'un immobilisme de la caméra sives – qui se déroulent dans le lieu unique de l’enceinte naîtrait en même temps qu'il s'éteint, sans cesse empê- un cadre et une architecture qui contraignent les per- qui observe ce jeu drôle et triste à la fois de ces êtres de l'usine – un privé qu'on laisse de côté, un temps indi- ché. Ce qu'il reste de l'usine en même temps que ce qu'il sonnages. Les regards ne se répondent pas forcément qui se cherchent. Ils parcourent en eux et autour d'eux viduel raconté mais qui jamais ne vient perturber un huis reste d'humain dans ces corps supervisés par des années et en disent long sur le drame silencieux qui se déroule cet ailleurs rêvé qui sonne hélas faux dans une gamme clos montré. La réalité devient celle vécue à l'écran, le de labeur. Le directeur de l'usine, superviseur en force, sous nos yeux. Les amours impossibles, les fantasmes contrôlée et répétée. Cette gamme de la caméra qu'ils spectateur ressent la présence lourde d'un temps répété s'impose un self - control qui présage d'un drame à venir, individuels ne se rencontrent pas sur un plan collectif. essaient en vain de modifier, de contourner, de quitter et qui pourtant se modifie inexorablement. celui, universel et douloureux, des amours imaginaires. Une chorégraphie précise – une interaction défendue – pour toujours revenir, la queue entre les jambes, rejouer

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de suite comme cela dans une majorité des scènes où il Nature et architecture s’agit d’un dialogue rendu burlesque entre deux parcours La fin du film est en mi - teinte avec Jacques qui part dî- inconciliables. On n’a pas la pesanteur immobile d’une ner chez Louis. Une amitié rendue possible mais un sen- Jeanne qui sort, systématique, d’une pièce pour aller vers timent contrarié par une idylle impossible entre Jacques une autre – entraînant ainsi une brève et nécessaire sortie et Donant, puisque ce dernier se résigne dans son désir du cadre immobile – poursuivre son emploi du temps retenu, et entre Jacques et Louis, puisque Jacques n’aime sur - contrôlé, mais on peut voir des résonances avec tout simplement pas Louis. Une croisée de drames per- cette idée d’un cadre qui force les personnages à explo- sonnels qui s’estomperont avec le temps. Avec L’Inconnu rer, qu’ils le veuillent ou non, les côtés sombres de leurs du lac, ces amours prohibées seront désentravées avec habitudes, les facettes cachées de leur corps sujet qu’on passion, et de « mini - drames », on passera à un thril- ne veut montrer à l’écran et qu’ils doivent en quelque ler d’un genre nouveau. Des désirs cadrés et décadrés, sorte éprouver dans un hors - champ des possibles. Et des désirs - passions qui tenteront de percer les mystères le spectateur d’éprouver également ces mouvements ré- d’une grille multidirectionnelle rendue abstraite par une pétés, rythmés et drolatiques s’il en est. Et c’est ce côté large confusion des rôles. Ici, les horizons s’ouvrent dans le jeu d’une rythmique désespérée. Comme lors de ce durant tout le film. C’est en effetaux acteurs de se dépla- comique – qui tranche avec le poids des situations – des une nature à portée de main vers laquelle se dirigent rendez - vous informel entre le directeur et le technicien. cer dans le cadre pour créer un faux champ - contrechamp. tracés invraisemblables rendus pourtant vraisemblables côte à côte les nouveaux amis désenchantés. Une nature Donant qui parcourt de droite à gauche le cadre ferme Une forme nouvelle d’objectivation de la caméra qui par une caméra fixe et objective qui fait naître en nous comme un appel vers une légère liberté. Et c’est cette de la caméra. Une balade qui détonne et marque, im- ne tolère ici pas de vision identificatoire mais observe, un sentiment délicieux de malaise ironique. Les figures nature - là, supposément légère, qu’Alain Guiraudie va précise, une trajectoire douteuse qui voudrait s’extraire extérieure, les mouvements répétés d’une conversation extravagantes dans Quadrat sortent ainsi par intermit- codifier, restreindre, diviser dans L’Inconnu du lac. Il va d’une réalité figée. Le directeur est en dehors du cadre impossible. Lorsqu’un personnage rejoint l’autre dans la tence du cadre établi par la lumière à la recherche d’une rendre invisibles les murs épais qui cernent Jacques et la moitié du temps que dure le plan, refoulant son dé- partie qu’il occupe d’un côté de la machine ( celle qu’il nouvelle énergie, mystérieuse, qui leur permet de tou- Louis dans l’allée. Un film qui sera comme une confron- sir autant qu’il tente vainement d’en explorer les limites. faut démonter ), celui - ci se déplace méthodiquement jours revenir dans l’espace réalité, poursuivre leur quête tation entre les horizons ( prétendument ) ouverts de Du Notons que la caméra n’envisage aucun plan subjectif pour aller se placer à l’opposé de son suiveur. Et ainsi pourtant impossible. soleil pour les gueux et les murs ( prétendument ) prison de Ce vieux rêve qui bouge.

42 43 La grille circulaire du désir Ronde à ciel ouvert Avec L'Inconnu du lac, Alain Guiraudie rend compte au même titre que celle, lubrique ou amoureuse, qui Alain Guiraudie, L'Inconnu du lac | 2012 d'un certain milieu de la drague gay, un petit monde concentre ces figures passionnées ou désenchantées au- « Dans la vie de tous les jours, nous n’avons conscience Dix jours durant l'été. Un lieu bucolique de drague en soi, codifié par une combinaison de regards. Ceux, tour de quêtes inconciliables. Un sillon se creuse à force ni du tragique de nos existences, ni du comique des homosexuelle planqué quelque part au bord d'un lac. désireux, qui tentent l'approche, ceux, indifférents qui d'espérance pour tenter d’élargir le champ des possibles. situations. » 56 ( A. Guiraudie ) Franck ( Pierre Deladonchamps ) tombe amoureux du passent le temps, ou ceux, ambigus, qui ne se laissent pas Une structuration d'un espace mental en même temps beau Michel ( Christophe Paou ). Un homme puissant et percer. Une chorégraphie des corps qui se tournent au- mortellement dangereux. Franck le sait depuis qu'il la vu tour, ronde immuable, et qui parfois reconnaît les affi- noyer son partenaire du moment ( François Labarthe ) nités de ces « figures » 58 comme les nomme le réalisateur. un soir que la berge était déserte. Le corps est repêché et De ce monde particulier, Alain Guiraudie tire un général COLLEEN CHARTIER l'inspecteur Damroder ( Jerôme Chappatte ) vient ainsi qui s'approprie en les détournant les codes d'un thriller rôder, imprévisible, pour tenter de percer les mystères de ou d'un film à suspense façon Hitchcock. Une tension cet étrange microcosme. La passion pour Michel grandit naît de la ronde en même temps qu'elle naît d'une ré- chez Franck qui couvre le bel inconnu lorsque Damro- pétition en boucle des journées passées dans cet espace der veut lui tirer les vers du nez. Et même si son nou- pourtant bucolique, mais qu'Alain Guiraudie quadrille, vel ami Henri ( Patrick d'Assumçao ), qui semble com- encercle, par un jeu de perceptions confuses. Entre les Morris Earthwork 59 during construction | 1979 prendre ce qui se trame par là, tente de l'en dissuader, personnages, entre eux et la nature, et avec nous, spec- « Si Dieu existe, Il n'aurait jamais dû créer l'amour et Franck préfère vivre sa folle passion jusqu'au bout plutôt tateurs, qui sommes face à cette nouvelle Comédie hu- qu'un séquençage circulaire des lieux du drame qui se la mort. » 57 ( R. Barthes ) que d'errer, solitaire, dans une angoisse infinie. maine concentrée en une observation minutieuse mais referment peu à peu sur eux - mêmes tout en offrant de visionnaire, qui pose et se pose des questions. Ce mi- nouvelles perspectives et sensations. Les chemins de tra- crocosme des désirs se regarde lui - même dans ce film verse ondulent, sans toujours se croiser, dans les esprits qui questionne l'espace, la perception de l'espace, et la divisés qui fantasment un espace rêvé et au sein duquel perception en elle - même. La caméra opère une ronde, ils se retrouveront coincés.

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y a bien là un procédé de confusion entre regards sub- mais se métamorphose, toujours fixe, en point de vue jectifs et regards objectifs d'une caméra documentaire. extérieur. Le corps du personnage traverse le cadre qui Une confusion qui naît du fait que les rapports mis en était jusqu'alors perçu comme une projection intérieure. scène dans L'Inconnu du lac sont ceux, subjectifs, des Le corps sujet devient ici corps objet. Un corps à la re- désirs. Une réalisation forcément différente en certains cherche d'une tension dualiste entre contrôle et désir. points de celle voulue par Chantal Akerman dans Jeanne Une succession de plans ouvre la journée avec l’arrivée Dielman mais qui procède d'une manière similaire de Franck. Et ce corps de traverser l'espace clos du cadre puisqu'elle se veut objective. Ici, les rapports entre corps rendant confus a posteriori toute appréhension du spec- sujets et corps objets de fantasme nous incluent, nous, tateur. Franck observe un espace extérieur, qu'il connaît spectateurs, dans leurs sillons. Et cet œil de la caméra déjà, en même temps qu’il observe en lui un doute nou- qui était objectif et contrôlé avec Jeanne Dielman, car il veau : ce dilemme auquel il va devoir faire face, cette décrivait une action objective pour elle - même, devient passion dangereuse qui inclut en elle plaisirs de la vie et ici complexe comme les interactions qu'elle nous fait risques d'une blessure mortifère. La réalisation floute les

Perceptions ou grille de lecture Le contrôle obsessionnel avait formé un tout entre la ré- de plans fixes mais qui sont montésles uns après les autres alisation et le récit dans Jeanne Dielman. Ici, puisqu'il et dans un succession sans distinction qu'une composi- s'agit de désir avant tout, celui vécu avec passion, la tion neutre naît lorsqu’elle procède à une confusion des forme prend une allure confuse, ambiguë, autant que perceptions ( puisque, comme le dit Barthes, le Neutre les méandres de l'excitation construisent une grille com- peut apparaître quand l’opposition entre deux termes plexe et souvent imperceptible. La caméra s'autorise contradictoires est rendue complexe ). La découverte de donc avec L'Inconnu du lac de mixer la rigueur d'un la berge par Franck est systématiquement troublée par cadre souvent fixe et répété avec quelques envolées – une juxtaposition de plans qu'on qualifie de subjectifs toujours retenues – qui constituent cet en - dehors de la et ceux, extérieurs, d'une caméra omnisciente, qu'on grille qu'elle permet. Ces envolées de la caméra s'opèrent qualifie de plans objectifs. Parfois, un lent travelling dé- de plusieurs manières mais toujours avec un désir du ré- crit le paysage perçu par le personnage et puis soudain le alisateur d'une confusion des regards. Que ce soit avec mouvement de la caméra est brisé par un enchaînement de légers travellings ( comme dans Hotel Monterey ) qui de plans fixes ( habituellement perçus par le spectateur font ressentir la présence de la caméra qui se dédouble comme un regard objectif ) qui viennent alors contredire entre narrateur omniscient et personnage diégétique, ou un point de vue jusqu'alors déchiffrable. Le spectateur que ce soit avec une succession de plans fixes qui entre- qui suit le regard de Franck, puisque l’œil de la caméra mêlent un nouveau jeu de regards entre protagonistes, opère un plan subjectif, se retrouve face à une composi- œil de la caméra et vision objective d'un plan de coupe. tion qui le remet à sa place, objective, celle d'un specta- Une caméra circulaire puisqu'elle voyage en boucle entre teur extérieur. Et, dans cet enchaînement de plans fixes diverses perceptions. « Il y a circulation par le regard », – qu'on ressent alors comme des plans objectifs puisqu'ils me confirme Alain Guiraudie. Cette circulation confond viennent contredire les subjectifs qui ont précédé – un le point de vue de la caméra et celui du spectateur dans jeu de regards s'instaure entre figures allongées sur les sa complexe grille de lecture. L’approche formelle tente galets de la berge, posées sur un rocher ou barbotant ressentir. Une caméra presque puritaine pour nous faire codes habituels d'un cinéma commercial à la recherche de percer les mystères et de mettre au jour les trajectoires dans l'eau tiède du lac. Et puis, nouveau regard extérieur. vivre le puritanisme de Jeanne et, ici, une caméra déci- d'une objectivité nouvelle, celle, complexe, d'une équi- impalpables d'une drague en spirale. La chorégraphie Entre plan de coupe rapide qui décrit un paysage sans dément physique qui se joue de notre point de vue pour valence des regards. se joue à l'écran, ostentatoire à l'intérieur d'un plan, ou personnage et une succession de regards fixes, une grille une expérience des sens. Lorsque Franck pénètre dans la Cette proposition est assez convaincante pour tenter alors entre les plans eux - mêmes, dans un hors - champ de lecture complexe se met en œuvre. Aucun plan ne forêt ou s'avance en direction de la berge, on a ( on croit de solutionner l'antinomie objectivité - subjectivité tant des désirs, celui, discret, que la caméra révèle tout en viendrait confirmer que ces regards lancés sont vus par avoir ) affaire à un plan subjectif d'un point de vue du soulevée par l'art minimal et par la danse postmoderne, le dissimulant. Lorsque Franck arrive au matin sur la un point de vue subjectif de Franck ( puisque l'enchaîne- personnage qui observe les lieux. Pourtant, le plan fixe comme on l'a vu précédemment. Une solution non dog- berge, le réalisateur force le style en même temps qu'il ment se termine lorsque celui - ci est déjà baissé à saluer de départ ne se transforme pas en travelling subjectif matique toutefois et qui permet en son sein une certaine le masque. C'est bien par effet, celui d'une composition son ami ) autant qu'aucune infirmation n'est possible. Il

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flexibilité qui fait de ce cinéma à la fois une recherche former. On ressent l’allure de la caméra qui diverge des formelle, une sorte de recherche pure à la Yvonne Rai- successions de plans fixes qu’on avait vues jusqu’alors. ner si on veut, et une recherche abordable par un public Ce mouvement flottant qui décrit ciel et forêt, on le per- des années 2000. Alain Guiraudie neutralise, en la com- çoit comme un roulement extérieur d’une caméra qui plexifiant, l’antinomie objectivité - subjectivité en jouant balaie l’endroit. Mais, quand il descend, ce mouvement sur les codes des procédés d’identification classique. Une se fige un instant sur les deux corps. Un planmouve - démarche qui permet d’inclure un public plus étendu ment qui se métamorphose en un plan instant. D’une que celui, avant - gardiste, d’un cinéma expérimental des sensation par trajectoire visuelle on se retrouve avec un années 1970 qui excluait d’office tout processus clas- plan figé qui, lui, se complexifie. D’un plan fixe perçu sique d’identification. comme objectif, on se retrouve avec un plan a posteriori subjectif puisqu’ici il y a confirmation par un contre- Mystère et connexions champ que c’est bien Damroder qui observe la scène, Cette grille de lecture originale qui confond les diverses terré dans son coin. Il ne semble pas qu’il ait observé la perceptions convoque une connexion par la sensation. canopée, lentement, avant de poser son regard intrigué Et c’est en composant par effets qui sans cesse revisitent sur la scène amoureuse. Qu’un plan vienne corroborer les divers degrés et combinaisons possibles des points de une appréhension ne fait aucunement taire la confusion. vue qu’Alain Guiraudie permet à une forme de mystère On ne sait donc jamais, ni pendant, ni a posteriori, quel de s’introduire dans un film pourtant sans fioritures. est le point de vue de la caméra puisqu’il comporte en lui Comme avec ce Damroder qui traîne toujours dans un tous les possibles. Comme dans cette autre scène d’idylle coin, qu’il soit vu ou non à l’écran. On a là un plan flot- amoureuse où un point de vue indéfinissable vient s’im- tant d’une caméra qui opère un lent mouvement descrip- miscer dans une combinaison déjà complexe de points tif de la canopée, puis qui descend, toujours lentement, de vue divergents. pour se poser, fixe, sur le nouveau couple en train de se

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Successions Chacune des journées s'ouvre avec un point de vue sur le journées s'ouvre donc en un enchaînement successif de parking, décrivant, sociologique, une ronde pourtant peu plans fixes (et non moins ambigus comme on l'a vu ). Le mécanique. Les deux derniers jours ne s'ouvrent pas sur plan sur le parking, suivi du plan sur la forêt que traverse le parking : le récit se referme peu à peu sur lui - même. Franck de dos, enchaîné d'un plan frontal avec le prota- Cette rigueur d'un cadre répété marque l'envie du réali- goniste qui s'avance plus avant en direction d'une berge sateur de « revenir [ après trois longs métrages ] à quelque qu'enfin on découvre ou redécouvre en même temps chose de plus essentiel, de [ s ]'occuper des choses impor- que lui, jour après jour, dans un cadre qu'il traverse une tantes et pas du reste » 60. La construction formelle exalte fois encore. Cette caméra fixe contraint les personnages la sensation d'un huis clos à ciel ouvert. Des journées qui, comme dans Jeanne Dielman ou dans Ce vieux rêve « Le temps et l'espace n'existent pas ; ils résultent des évé- répétées, à la façon de l'enchaînement des plans d'ou- qui bouge, soit se retrouvent à mi - corps au - dehors de nements et des positions. Le temps et l'espace peuvent verture dans Jeanne Dielman. Comme avec Ce vieux lui avant de le pénétrer pleinement pour s'installer dans être fabriqués. » 61 ( D. Judd ) rêve qui bouge, il y a un désir de magnifier une routine un possible affectif ou sensuel ( gestuel pour Jeanne ) soit en quadrillant son espace - temps et sa géographie pour disparaissent un temps dans le hors - champ d'autres pos- construire ces murs invisibles qui encerclent les person- sibles. Ici Franck vient à la rencontre de Michel et s'ins- au milieu de cette ronde perpétuelle qui se joue ici sans trouve à la place de la caméra puisque le plan suivant nage dans la dramaturgie de leur quotidien. Le quadril- talle auprès de lui. Mais l'amant de Michel rôde dans les lui. Un sentiment d'isolement que capte, documentaire, opère un contrechamp qui l'exclut. Ce nouveau plan lage systématique de l'espace concentre les limites déjà parages et le beau moustachu le rejoint dans une forêt une caméra examinatoire (d'une manière différente que qui s'est rapproché s'oppose donc au précédant dans un réduites de ce théâtre en plein air. Ainsi, la majorité des mystérieuse et douloureuse. Franck, solitaire et perdu celle utilisée dans La Chambre), qui rend compte d'une dialogue invisible et construit, en sourdine, les murs de prison imperceptible autour des corps. Henri est seul, cette prison invisible. Henri et Franck discutent un peu dans son coin qu'il occupe jour après jour, en retrait loin puis se taisent un instant. C'est là que la caméra s'ap- du tumulte de cette grille circulaire des désirs. Ici, la ré- proche encore et vient se placer, toujours fixe, à distance alisation est carrée, avec un agencement aux angles fer- humaine du personnage qu'elle isole. Henri observe, le més de plans fixes qui se concentrent toujours plus sur le regard fixe, un Franck qui n’est pas encore parti. C'est personnage, faisant ressentir au spectateur le même sen- ici, par un rapprochement méthodique et géométrique, timent d'exclusion que celui ressenti par le personnage. que le personnage de Franck s'est trouvé sorti du champ Un premier plan de dos pénétré par Franck qui vient de la caméra. Il se lève, une fois la caméra proche de s'asseoir aux côtés de son nouvel ami Henri. Ce premier Henri. Le plan qu’on prenait pour un subjectif rappro- plan, en légère plongée, est de nature complexe, car, ici, ché se transforme en point de vue extérieur : Henri, soli- dans la méthode qu'utilise Alain Guiraudie pour brouil- taire ou seul avec un ami imaginaire, celui, impossible et ler les pistes, il peut être perçu comme un plan subjectif impersonnel, qui le regarde de près. Une grille nouvelle, ( car en plongée et axé sur un personnage de dos, comme celle, subjective et objective, d'un espace inédit qui s'est un œil qui rôde ) et objectif à la fois : personne ne se construit de lui - même.

50 51 L’INCONNU DU LAC L’INCONNU DU LAC

Émotion terrée et exaltée monstration intentionnelle, subjective, d'une angoisse lement d'une structuration perceptive d'un huis clos na- On identifie ( et on s'identifie à ) l'émotion d'un person- sur le meurtrier. Michel sort du cadre et s'enfonce dans ressentie par le sujet mais davantage par un procédé turel. Cette nature, justement, qu'on convoque par de nage par le procédé filmique plutôt que par une démons- la forêt en direction du parking. Un plan montre ensuite d'objectivation ( d'extraction ) de l'émotion par une mé- successifs plans de coupe, avec une caméra immobile, ou tration d'interprétation. « Avec ce film, je voulais faire Franck, le visage dissimulé par la végétation. Et là, le thode qui rend complexe la perception. « Selon moi, le légèrement flottante, ainsi que le permet la méthode du le tour de la question des émotions, mais je ne suis pas suspense, la tension, ne naît pas d'une émotion montrée cinéma consiste de plus en plus à éviter de rajouter de la réalisateur. « J'ai voulu un monde dans une réalité qua- persuadé que l'émotion dans un film naît de l'émotion mais bien d'une émotion que transmet la caméra au pu- fioriture. On se dit je fais de l’art, il faut ramener de la si - documentaire – pas comme avec Le Roi de l'évasion, qui est montrée par un personnage ému » 62, avance Alain blic par une expérience vécue. En tant que spectateur, déco, que l’image soit super jolie, donc il faut foutre du monde fantasmé – ici je voulais revenir au monde réel. Guiraudie. Une idée de l'émotion que partage Chantal on a, depuis que le film a commencé, vécu dans une bleu, de la lumière, et c’est pareil avec les comédiens. Je Et c'est celui - ci qu'il s'agit de transformer un peu, pas Akerman lorsqu'elle la fait naître par sensation plutôt confusion des perceptions. Ici, Michel est parti. Mais ce n’ai pas envie que le comédien m’explique quoi penser un autre », me précise Alain Guiraudie. Un monde en que par identification. Ici, le procédé d'Alain Guiraudie plan, légèrement flottant – un contrechamp au subjectif du personnage à travers son interprétation. Ni quand il soi, avec pourtant des possibilités formelles permises par diffère de la méthode de Chantal Akerman, mais l'in- de Franck – procure une sensation inattendue : l’œil de faudrait rire, ni quand il faudrait pleurer. J’aime les co- la grille que décrit Krauss. Un mystère ici rendu pos- tention ( ou la non-intention masquée ) est résolument la caméra pourrait être celui de Michel alors que nous le médiens qui ont de la distance » 63, souligne le réalisateur. sible, sans contredire un cinéma sans fioriture. Donald la même. Ici, un plan prétendument subjectif est investi savons parti. Et nous ressentons l'angoisse d'un Franck L’émotion naît dans la distance et s'exalte par une per- Judd, dans ses Écrits, souligne que « dans une peinture, ception construite, à l'opposé d'une identification par les arbres, les personnages, la nourriture ou le mobilier monstration d'un sentiment trop apparent. possèdent une forme ou contiennent des formes qui ont une charge émotionnelle » 64. Ruses ( sur )naturalistes Ici, le système proposé par Alain Guiraudie permet Il n'y a en effet ici pas l'évidence d'un son de violon tout d'écarter tout sentimentalisme facile puisque les plans comme il n'y en a pas non plus chez Chantal Akerman. de coupe sont rendus à travers le filtre perception qu'il a La tension sonore, comme dans Jeanne Dielman – le mis en œuvre, et ne sont donc jamais présentés comme bruit des pas métronomiques, le bruit d'égouttement des cartes postales romantiques et évocatrices d'une dans la cuisine, la lumière scintillante dans le salon, le quelconque vérité supérieure, d'une sorte d'au - delà re- son de l'ascenseur dans un hors - scène évocateur – naît présenté. Il s'agit bien d'un fantastique naturaliste, dont des éléments présents sur les lieux du décor. Ici, dans la charge émotionnelle, sans être toutefois écartée, est L'Inconnu du lac, c'est chaque parcelle d'un lieu décou- en quelque sorte neutralisée (rendue complexe ) par une pé par la caméra qui s'exprime en autant de sonorités confusion systématique. Un fantastique ressenti et non objectives. Le bruit de moteur des voiture dans le par- pas représenté, un « fantastique à la portée de tout le

par Franck, le rendant ainsi objectif ou extérieur. Il as- qui persiste à se penser guetté puisque la caméra l'épie king. Le son des branches qui craquellent sous les pas monde » 65, affirme le réalisateur, car chacun des specta- siste à la noyade de l'amant du moment du beau Michel. encore. La tension naît non par l’image d'un visage ter- circulaires des hommes en quête de sensations. Le bruit teurs fait alors l'expérience du fantastique de l'intérieur, Du haut de la colline, il observe ainsi ce jeu qui n'en est rifié, mais à la fois d'une absence de ce visage de l'écran des galets lorsque les corps s'étalent, fatigués ou reposés, de son point de vue. Puisqu'on se demande ( inconsciem- finalement pas un. Le corps de l'amant ne remonte pas ( comme l'émotion absente lors de la lecture de la lettre selon la pratique forestière qu'ils auront eues. Le bruit ment parfois ) qui est derrière la caméra, on perçoit donc et Michel rejoint la rive dans son crawl toujours maî- dans Jeanne Dielman ) et d'une expérience par la sensa- des vaguelettes et le vent qui souffle sans cesse sur une la charge évocatrice et émotionnelle des paysages – le trisé. Il se rhabille, à l'endroit où il avait laissé ses af- tion de cet œil toujours trouble, qui nous a malmenés forêt qui ondule au gré de sa puissance. La respiration lac, le ciel, la forêt, les montagnes – sans qu'on nous faires. Franck observe, planqué derrière la verdure qui (dans le bon sens du terme, s'il en existe un ) jusqu'ici. des personnages, très présente, est aussi exaltée par ce la présente directement comme un tableau simplement le masque. Un regard ici clairement subjectif de Franck La tension se construit non par un procédé d'une dé- jeu de perceptions Une tension sonore qui procède éga- décoratif.

52 53 L’INCONNU DU LAC CONCLUSION

Le neutre incorruptible Commentaire Le neutre est complexe avec Alain Guiraudie. Les senti- la complexifiant par un ensemble de combinaisons de ments de Frank envers Michel sont au départ pourtant jeux de regards, ceux d'une perception toujours floue, simples : il l'aime et a envie de vivre plus que de simples neutralisant ainsi leurs évidentes certitudes. Franck n'est Mon travail de designer lorsque j’étais étudiant en mode temps et de l’espace, dans un monde en soi, qui masque instants de bonheur purement physique avec lui. Mais sûr de rien sinon qu'il veut vivre sa passion jusqu'au a marqué mon obsession d’une forme neutre, d’une la réalité sèche d’une société qui « ne permet pas le flotte- la situation est rendue compliquée puisque Michel est bout. Mais cette passion le conduit à la frontière impos- forme neutralisante. Et je crois que ce qui a pu ressortir ment » 67. Une vie perpétuelle, un bruit permanent, qui un assassin. Le désir d'amour côtoie ici les vertiges dan- sible entre deux mondes contraires. Celui que la passion de beau de ma collection de diplôme c’est lorsqu’elle s’est nous éloigne de ce silence absolu qu’on aimerait pouvoir gereux d'une spirale mortelle. Henri a voulu prévenir contient en elle, d'un désir de jouissance, d'un désir de confrontée au corps. C’est bien quand une forme neutre apprivoiser avant qu’il ne tombe, sourd. Les minima- Franck, mais il ne l'a pas écouté et Henri s'est fait tuer à vie, d'un débordement de sentiments. L'autre, obscur, est habitée par une incarnation qu’elle prend de la valeur listes ont tenté ce silence en soi, qui dit tout en même son tour : il en savait trop. Franck découvre son ami égor- celui d'une mort possible, d'une fin probable, d'une an- – si je me suis senti frustré, je crois que c’est avant tout temps qu’il se tait. Un silence de l’intention ; la présence gé dans les fourrés et étreint son corps, qui lentement nihilation de l'âme. Cette contradiction impossible, ce parce que c’est dans ma nature que d’être frustré pour de soi, en aval, contenue et tue à la fois dans un objet se refroidit, rendu à l'espace objectif d'une mort banale dilemme douloureux entre deux entités formellement avancer : c’est quand une forme objective vient être ha- spécifique qui ne dit rien d’autre que ce qu’il dit. Un sou- en soi et pourtant ici tellement ahurissante. Michel ap- opposées, Franck en fait l'expérience sous nos yeux ( ou bitée par un corps sujet que le neutre apparaît. Le Neutre venir qu’Yvonne Rainer préfère oublier lorsqu’elle dit, en proche. Franck doit partir, il se sauve. Mais la nature hu- ceux de Michel ). L'homme est cerné. Il reste immobile absolu est un Neutre en soi, il n’existe pas en nous et 1997, lors d’une interview : « Le minimalisme a eu ses maine est faite de contradictions et la passion de Franck sur l'exacte lisière entre son monde rêvé, celui d'une pas- c’est bien pour cela que nous le désirons. Barthes dit : « le excès, et je n’y ai pas échappé. On avait des préoccupa- pour Michel aura raison de son discernement. Michel sion amoureuse avec le bel Inconnu et l'autre, désormais Neutre, c’est ne pas parler, mais ne pas parler, c’est man- tions formelles dans la danse et le cinéma expérimental tue Damroder sous les yeux de Franck d'un coup de poi- inaccessible, mais pourtant entendu – une voie routière quer la constitution du Neutre. » Il ajoute qu’on « peut à l’époque, comme la durée prolongée, ou la répétition, gnard – celui qui avait saigné un Henri entraîné dans au loin – d'une réalité perdue. Une grille se referme ici, vouloir déjouer les signes par le Neutre mais ce qui est qui sont très agaçantes pour le public d’aujourd’hui et les bois et qui s'était ainsi sacrifié . Un inspecteur qu'on celle, circulaire et concentrique, qui a ouvert les possibles alors reçu comme signe, c’est le Neutre ». De la même qui datent. En fait, je suis soulagée qu’il n’existe par croit sauveur mais qui, ébahi devant tant de complexité, – ceux d'une vie remplie d'amour – en même temps manière, lorsqu’on veut déjouer la subjectivité par une beaucoup de documentation sur mon œuvre chorégra- se fait surprendre et assassiner. Un code emprunté au qu'elle les détruit. « Michel ! » crie doucement celui qui objectivité dogmatique, ce qui est alors perçu, ce n’est phique. Je pense qu’à l’heure actuelle, une grande partie genre thriller, mais ici, un « thriller naturaliste, une sorte préfère tenter la mort plutôt que stagner dans une in- non pas une objectivité en soi, mais bien une objectivi- de mon travail serait insupportable à regarder. » 68 Pour- de documentaire sur le thriller » 66. Une recherche com- concevable solitude. Le visage de l'homme s'éteint dans té subjective puisque l’objectivité absolue se dissout dès tant, lorsque j’ai vu Jeanne Dielman, une recherche pure, plexe qui s’approprie les codes d'un genre traditionnel la nuit, noire, qui tombe désespérément vite. Ce visage qu’on la mentionne. Elle naît d’un désir, forcément sub- à aucun moment je n’ai trouvé ce film insupportable à comme la recherche pure de Chantal Akerman avait puisé qui s'efface, sans nom, d'un agent neutre parfait, surfant, jectif, et se transforme donc en expression. Une expres- regarder. Mais cela sans doute parce que cette recherche dans les éléments du mélodrame avec son film Jeanne immobile, entre deux mondes antinomiques. Ce sujet sion formelle, visuelle, montrée à l’écran ou simplement sur l’objectivité pure a emprunté des éléments mélo- Dielman. L'Inconnu du lac soulève ainsi les questions de qui s'abstrait peu à peu de notre regard flouté. Cet objet énoncée. Mais ce désir de Neutre, ce désir d’un Neutre dramatiques qui lui sont intrinsèquement opposés. Car l'appropriation d'une évidence cinématographique ( au que le noir final de l'écran aura fini d'avaler. Ce noir qui qui est en dehors de nous, marque bien l’envie d’une l’émotion avec Jeanne Dielman est transformée, et c’est même titre que celle du processus d'identification ) en contient tout en même temps qu'il n'est rien. extraction de soi, d’une « dissolution de son image » vrai qu’elle n’est pas facile d’accès : c’est cela qui consti- comme le souligne Barthes, d’une sorte de confrontation tue sa force. prématurée à la banalité d’un Neutre qui va forcément, à Dans le corpus qu’on a parcouru, il y a en chacun des un moment donné, nous ôter toute subjectivité. films des contradictions en quelques sortes résolues, par Cette inquiétude d’une mort de l’âme, je crois, est une objectivation complexe et intentionnelle. Car « le quelque chose de fondateur dans ce désir d’objectivité. Neutre n’est pas indifférent, il est nécessairement affir- Après les Grandes Guerres, après la désillusion, après que matif », souligne Barthes. Et « le neutre n’est pas imper- Dieu est mort, que reste - t - il à l’homme pour déjouer sa sonnel ni froid », comme le résume Donald Judd dans fin qu’il ne peut nier ? La négation de l’esprit, la finitude ses Écrits. Hotel Monterey n’est pas ennuyeux et pourtant, infinie, nous enterre en même temps qu’elle nous élève. il ne se passe rien. Et c’est sur ce rien que Chantal Aker- Car c’est cette incompréhension perpétuelle, ces frustra- man travaille. Un rien qui évoque en lui, comme la grille tions quotidiennes ou artistiques, qui permettent à l’es- de Krauss le permet, tous les possibles. Une accumula- prit de déjouer pour un temps ( seulement ) la difficile tion, les uns après les autres – du hall au toit d’un Hotel objectivité qui nous attend. On cherche alors de nou- Monterey bientôt dévasté – de plans ressentis, qui trans- veaux horizons, ceux d’un amour, ceux d’une passion : forme bel et bien ce rien, ce minimal, en maximal : « Le ceux d’un quotidien magnifié. Cette autre grille corps qui Neutre n’abolit pas l’affect, mais seulement le conduit et nous promet en elle sa fin, c’est cette grille - là qu’il s’agit en règle les "manifestations". » 69 de questionner. Une évasion de soi par soi, une évasion Le cinéma de Chantal Akerman et celui d’Alain Gui- impossible. raudie – les films que nous avons ici parcourus – sont C’est ce même corps qui permet aussi la sensation, celle différents. Ce qui les lie profondément, c’est bien le goût d’une Jeanne qui caresse délicatement, avec retenue, le subjectif du spectateur que je suis. Mais on a pu voir se crû de ses wiener schnitzels ou celle – soulagement mo- dessiner une réflexion commune au - delà des singularités mentané – d’une virée bucolique. Une suspension du propres aux deux auteurs. Le cinéma des années 1970 de

54 55 CONCLUSION CONCLUSION

Chantal Akerman est marqué par la durée prolongée qui qui contienne en elle plus d’une nuit ) et dans des espaces nir le servir : on attend toujours quelque chose qu’on n’a forcément contradictoires. La grille permet de résoudre est ressentie par le spectateur. La cinéaste exalte le geste clos, qu’il soient en plein air, à l’intérieur d’un bâtiment pas. C’est par une grille concrète des affects corporels que les innombrables antinomies nécessaires puisqu’elle jus- pour lui - même – celui de la caméra ou celui de Jeanne ou dans un appartement. On a pu observer des choix de Marcel Proust a pu, à sa manière, s’évader de sa corpora- tifie l’évocation et la révocation tout à la fois. Des neutres – dans une intention qui vise à ôter toute subjectivité mise en scène qui intègrent un large système, celui d’une lité pour plonger dans son inconnu profond et partir À puissants, personnels et maximalistes peuvent ainsi sur- autant dans la forme que dans les actes contenus dans le grille de réalisation qui fait de chaque plan un monde en la recherche du temps perdu. Des méthodes diverses pour gir. Des récits d’un quotidien, celui, inéluctable, d’un récit. Avec une obsession du silence, d’un abandon du soi et qui construit dans l’enchaînement des plans un jeu des neutralisations, des neutres aux aspects complexes et drame en devenir. langage, Chantal Akerman fait vivre à ses personnages entre le champ et le hors - champ. comme aux spectateurs, une dimension nouvelle, celle Chantal Akerman n’a pas d’intention. Alain Guiraudie d’une connexion à une réalité en soi, affranchie des co- préfère à la démonstration la distanciation. Chacun, à des mélodramatiques qu’elle a transformés. L’émotion sa manière, a cherché à déjouer la subjectivité par une naît lorsqu’elle est tue, lorsqu’elle est contenue. réalisation méthodique et contraignante. Une réalisation Dans le cinéma contemporain d’Alain Guiraudie, les qui gère l’affect non pas en le servant sur un plateau mais personnages disent leur drame. On est loin d’une absence en le révélant par son absence. de langage ou d’une durée prolongée, chers à Chantal Alain Guiraudie, qui s’était essayé à inventer un jeu sans Akerman. Mais on est loin, aussi, d’un cinéma où les voi- règles, avec quelques - uns de ses amis dans sa jeunesse, tures se carambolent. On parle du quotidien, et, comme avait observé que la réalité qu’ils créaient ensemble, à avec la cinéaste belge, on élève celui - ci au rang de mythe partir de rien, revenait toujours à ressembler à celle que « Le Neutre, d'une certaine façon, c'est l'impossible. » ( R. Barthes ) avec la création d’un monde en soi, un huis clos qui in- nous connaissons. Et ce jeu devenait alors une repré- tègre la répétition formelle et narrative ( indissociables sentation imparfaite d’un monde trop vaste. « La liber- comme on l’a vu ), la rigueur des choix de réalisation, et té totale ne m’intéresse pas » 70, dit - il. Sans règles, sans une réalité qu’on transforme en la mêlant méthodique- grille de pensée, il est bien difficile de transformer notre ment à des évidences cinématographiques extérieures. Le monde – et pas un autre – en un monde qui contienne en mélodrame pathétique devient, chez Chantal Akerman, lui nos préoccupations, nos impasses et nos rêves d’éva- une recherche pure aux aspects mélodramatiques. Les sion. Chantal Akerman, en avant - propos de son auto- codes du thriller ou de l’épopée sont adoptés par Alain portrait filmé 71, se confie ainsi : « Il me faut une forme, Guiraudie qui se les approprie en les rendant complexes, un concept, une structure et seulement alors, je pourrai à travers son jeu de perceptions. Le spectateur est sans parler de moi, de l’inconnu qui est en moi. Et tous les cesse confronté à une mise en scène qui tend à troubler jours, je mets de l’ordre chez moi pour que rien n’inter- une identification trop facile. Il y a un bien un souci fère. » C’est cette grille qu’on s’impose de l’intérieur, qui commun entre les deux cinéastes mais qui diffère dans nous permet d’explorer de nouveaux horizons en nous. la méthode : on veut éviter ou masquer l’intention et la Chantal Akerman raconte : « Je me retournais dans mon production d’effets. Pour Chantal Akerman, c’est le plan lit, inquiète. Et brusquement, en une seule minute, j’ai frontal, fixe, immuable, répété, extérieur et objectif. On tout vu Jeanne Dielman. » 72 C’est parce qu’on est sous a vu quelques digressions mais celles - ci ont toujours été contrainte que soudainement, le flottement paraît pos- COLLECTION THYSSEN - BORNEMISZAL justifiées par l’unité entre la forme et le contenu. Si le sible. Un temps suspendu, tel celui des ouvriers inquiets récit dévie, alors la caméra doit dévier. Pour Alain Gui- dans Ce vieux rêve qui bouge qui s’autorisent le rêve, raudie, il y aussi le souci d’une caméra fixe, mais c’est durant quelques jours de repos forcé. Alain Guiraudie surtout en incluant le plan subjectif dans ses choix de écrit son roman Ici commence la nuit 73, pour s’évader en réalisation qu’il arrive à troubler le jeu des points de lui, en marge d’un mandat difficile 74. Barthes raconte vue, alors rendu complexe. On peut aborder le cinéma comment Marcel Proust systématisait ses journées en des années 1970 de Chantal Akerman en lien avec le contraintes immuables pour que jamais quelque élément contexte new - yorkais, celui de l’art minimal, dans le- qu’il soit vienne troubler sa concentration. Une retraite quel elle a commencé à travailler, tandis que le cinéma intérieure permise par la répétition : toujours les mêmes d’Alain Guiraudie peut être davantage lu à travers la no- aliments, achetés aux mêmes endroits, cuisinés selon tion du Neutre envisagée par Barthes. une recette permanente et qui étaient servis aux mêmes On a tenté d’appliquer le concept de grille aux deux heures du jour. Il ne mangeait pas quand il avait faim corpus : une sérialité dans les enchaînements de plans mais il mangeait aux heures pré - établies. Il ne voulait successifs, des espaces investis par la caméra de manière pas être dérangé par la faim à tel point qu’il en réglait strictement répétitive avec les mêmes valeurs de plans et les manifestations mais sans écarter la nature de la faim les mêmes axes. Des jours qui se suivent, toujours dans en soi. Il n’avait pas à attendre qu’on vienne le servir René Magritte, détail de La clé des champs | 1933 un temps plus ou moins concentré ( il n’y a pas d’ellipse puisqu’il savait exactement à quelle heure on allait ve-

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A. G. C’est vrai qu’à l’arrivée, L’Inconnu du lac n’est pas si A. G. Oui, pas d’effet de style. On a parlé d’Hitchcock ... bavard que ça. Je ne peux pas dire que j’ai fait le film en pensant à son travail, mais effectivement, je me suis référé plus au HACERSELACRITICA M. R. Quand les personnages parlent, c’est d’une manière grand cinéma hollywoodien qu’en imaginant un cinéma presque détachée, surtout Michel. de 2030. Je n’essaie pas de me situer à l’avant - garde. A. G. Ça, c’est l’acteur Christophe Paou qui l’a amené. Je J’étais sûr du scénario et je ne voulais pas lui nuire, je me n’essaie jamais de faire rentrer le comédien dans le moule suis dit qu’il fallait faire les choses très simplement. d’un personnage, je fais avec ce qu’il est. Mais je fais en M. R. Pensiez - vous déjà à une rigueur de l’image au mo- sorte qu’il n’en rajoute pas des caisses. Selon moi, le ci- ment de l’écriture ? néma consiste de plus en plus à éviter de rajouter de la fioriture. On se dit je fais de l’art, il faut ramener de la A. G. La rigueur de l’image est venue en préparation. déco, que l’image soit super jolie, donc il faut foutre du Quand j’écris un scénario, j’ai les images en tête, d’ail- bleu, de la lumière, et c’est pareil avec les comédiens. Je leurs quand j’écris un roman aussi. Mais je ne suis pas n’ai pas envie que le comédien m’explique quoi penser dans une écriture filmique ou dans un découpage. Parfois du personnage à travers son interprétation. Ni quand je note quelques indications. Par exemple, la séquence de il faudrait rire, ni quand il faudrait pleurer. J’aime les la noyade dans L’Inconnu du lac est tournée exactement comédiens qui ont de la distance. Dans la vie de tous comme elle est écrite. Je ne voulais pas qu’on aille dans les jours, nous n’avons conscience ni du tragique de nos l’eau avec eux, il fallait qu’on reste dans le point de vue existences, ni du comique des situations, ce serait donc – posé – de Franck. Il n’était pas certain que le plan - sé- Alain Guiraudie au Festival de Cannes | 2013 par un souci de naturalisme. Oui, c’est vrai que dans quence – qui s’imposait – soit faisable, c’était quand L’inconnu du lac, j’ai vachement tenu cela. même une prouesse technique de la part du comédien.

Alain Guiraudie M. R. Jeanne Dielman, c’est trois jours de la vie d’une M. R. Tenu dans quel sens ? M. R. Il y a ensuite un panoramique qui marche bien. femme dans son appartement qui prévoit tout pour ne A. G. Il y avait beaucoup plus de rigueur. J’ai été plus vi- A. G. Oui, c’est au fait deux plans. Un plan large au mi- ALAIN GUIRAUDIE jamais avoir une seconde sans n’avoir rien à faire et le gilant avec les comédiens et cela était effectivement lié lieu du lac puis on les reprend plus près de la rive et c’est Au fait, sur quoi porte votre mémoire ? jour où son réveil sonne une heure trop tôt ... sans doute au fait du lieu unique. Oui, plus vigilant que ça qui marchait du « feu de Dieu ». À un moment donné, Le Roi de l’évasion Du soleil MAXIME RAPPAZ A. G. Ok. dans et même plus que dans je me suis dit l’histoire se suffit à elle - même, les comé- Je lie votre travail à celui de Chantal Akerman. pour les gueux, dans lequel j’avais envie d’un côté lou- diens vont se suffire à eux - mêmes, ce n’est pas la peine M. R. Quand j’ai vu vos films, notamment Ce vieux rêve foque, désinvolte. C’est aussi la limite de L’Inconnu du d’en rajouter, d’être sur signifiant, dans le découpage par A. G. D’accord. qui bouge, un film architectural et porté par cette action lac qui manque de désinvolture. Mais j’avais envie d’un exemple. Après, il y a des choses qui ont été amenées qui est de démonter la machine, ça m’a beaucoup fait film carré, classique. au montage, avec les plans de coupe notamment. Des M. R. Je questionne les influences du contexte new - yorkais penser à son cinéma. Je me penche sur trois de vos films, nuages, des bouts de collines. La flotte. Il y avait des des années 1970 dans lequel elle a travaillé. M. R. Du soleil pour les gueux, Ce vieux rêve qui bouge et L’ In - Classique ? choses comme le lac est sombre dans le scénario mais ce n’était pas porté comme étant des plans de coupe. A. G. Effectivement. connu du lac. A. G. Oui. Avec un travail sur le subjectif, sur le point de A. G. C’est ce que j’ai fait de mieux. vue. En préparation, nous avions trouvé intéressant de M. R. Ça fait monter le côté fantastique sans créer un effet M. R. La danse postmoderne, l’art minimal, en gros c’est faire un travail sur des plans qui seraient donnés comme de style justement. ça. Et je vois dans votre cinéma des résonances avec celui M. R. Oui, il y a quelque chose qui relie ces deux moyens des plans fixes de mise en scène, des plans omniscients de Chantal Akerman et du coup, à travers elle, avec les A. G. C’est le fantastique à portée de tout le monde. métrages avec L’Inconnu du lac. et de les combiner avec une caméra flottante. La bonne questions de l’art minimal. idée, c’est d’avoir changé d’avis. Tout ou presque est en M. R. La nature évoque quelque chose qui nous dépasse et A. G. Oui, j’avais laissé tombé le lieu unique et j’y suis A. G. Oui, je ne connais pas très bien le travail de Chantal plan fixe, que ce soit le point de vue du personnage ou en la filmant en plans fixes, vous n’en rajoutez pas. Pour revenu, j’avais l’insatisfaction, avec mes trois premiers Akerman. le regard extérieur, de manière à ce qu’ils se confondent. revenir aux comédiens, doivent - ils comprendre pour- longs, de ne pas avoir filmé les lieux. Trop de décors. Que le spectateur ne sache pas distinguer le regard sub- quoi ils font telle ou telle chose ? M. R. Hotel Monterey ... Je me suis dispersé, avec l’impression d’avoir créé une jectif du plan extérieur de mise en scène. Si nous avions lourdeur artificielle. Je voulais revenir à quelque chose A. G. Oui, quand même, mais en évitant de rentrer dans A. G. Je n’ai même pas vu Jeanne Dielman. C’est son grand dissocié les deux points de vue d’entrée de jeu par une de plus essentiel, m’occuper des choses importantes et quelque chose de trop psychologique. Que le comédien film, non ? On me dit toujours il faut que tu le voies. caméra différente, cela aurait moins agi. J’ai l’impression pas du reste. qu’utiliser une caméra flottante aurait été comme céder sache pourquoi il fait telle chose, ok. Là où ça devient M. R. Avec Hotel Monterey, elle filme le bâtiment métho- chiant, c’est quand il commence à me l’expliquer par M. R. Le jeu des acteurs est plus épuré aussi. à un effet de mode, un côté Lars von Trier ou Kechiche. diquement, du rez - de - chaussée jusqu’au toit, avec des C’est pour cela que j’ai utilisé le mot classique. Je suis son jeu. Rentrer dans des grands débats avec le comé- plans frontaux. A. G. Je n’ai pas cherché à l’épurer. attaché à un certain classicisme, une rigueur. dien peut vite me saouler. Je préfère quand on est dans le factuel en donnant pour seules indications des choses M. R. A. G. Ah oui, carrément. Vous avez coupé beaucoup de dialogues. M. R. Un film sans effet de style. comme attention, là tu étais un peu trop comme ça, fais

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cela plutôt comme ceci, mais commencer à rentrer dans français qui se déroulait entre quatre murs. M. R. Ça aide aussi à transformer la nature en un huis clos. chose de fondamentalement cinématographique et cela la psychologie ... même si c’est porté par un texte très théâtral. M. R. Vous aviez dit qu’il y avait une autre façon de filmer A. G. Complètement, dans L’Inconnu du lac, oui. Je ne M. R. Quand vous dites que le comédien ne doit pas ex- Paris. sais pas s’il s’agit plus du découpage ou juste du fait de M. R. On pourrait aussi faire un rapprochement avec pliquer, cela fait penser à Brecht, que vous citez souvent. passer tout un film dans un seul lieu. Peut - être plus une quelques travaux de Samuel Beckett ... Quadrat : des per- A. G. Oui, il devrait y en avoir une. Le problème, c’est question de repérage que de découpage. sonnages aux vêtements colorés qui traversent géomé- A. G. Brecht, c’est une grande influence mais je ne sais qu’énormément de films se font à Paris mais on ne voit triquement un espace éclairé lorsqu’ils ne sont pas dans M. R. Pour les trois films que nous abordons, j’ai l’im- pas exactement par quoi elle passe. Les histoires de dis- pas Paris. Les mecs filment dans Paris parce que c’est l’ombre. Avec Ce vieux rêve qui bouge aussi, les person- pression d’une angoisse des personnages par rapport à tanciation brechtienne m’intéressent même si je ne suis pratique mais sans jamais investir la ville. Sauf chez Bru- nages traversent un lieu de manière géométrique. pas sûr d’avoir tout compris. Mais cette idée de donner no Dumont, avec Hadewijch ( 2008 ), car c’est quelqu’un quelque chose qui prend fin. A. G. C’est moins évident avec Ce vieux rêve qui bouge, mais à voir des gens et des choses très simples sans guider le qui a un regard et qui ne fait pas les choses innocem- A. G. Oui, il y a toujours quelque chose de crépusculaire. c’était une époque où j’avais horreur du champ - contre- regard du spectateur pour qu’il puisse développer un re- ment. Cyril Collard avec Les Nuits fauves ( 1992 ), même La fin d’un monde. Oui, je crois que je suis très angoissé champ. J’avais envie que ça marche, que ça courre. C’est gard critique ... Et ça, ça s’opposait magnifiquement avec si je n’aime pas tellement ce film. Des films tournés à par ça. C’est carrément la thématique dans Ce vieux rêve marrant parce que mon premier film ( Les héros sont im- l’intériorisation stanislavskienne. (Rires) Paris et dans lesquels on filme Paris, je n’en vois pas tel- qui bouge, avec la fin d’un certain monde ouvrier. Dans mortels, 1990 ), c’est deux gars assis et le deuxième film lement. L’Inconnu du lac, il y a aussi la fin de quelque chose, mais M. R. Oui ? ( Tout droit jusqu’au matin, 1994 ), c’est quelqu’un qui je ne sais pas si c’est quelque chose que je redoute ou si 75 M. R. Pour revenir à la question du regard du spectateur marche ou court tout du long. C’est à partir de ce film - là A. G. Stanislavski . On intériorise à mort. Une repré- c’est quelque chose que je ressens. La fin d’un certain qui ne doit pas être dirigé ... Quand vous filmez un en- que j’ai pensé le cinéma en termes de chorégraphie, en sentation très forte du personnage. C’est - à - dire qu’on romantisme. sait qui est le personnage, on sait qui est l’assassin, et ça, droit, il l’est toujours de la même manière, dans le même termes de ronde – ça tourne en rond – et même du par- c’est hyper pénible. Marlon Brando, James Dean, ça me axe avec une même valeur de plan. Par exemple avec les M. R. Internet ? cours entre les cadres, de la manière dont les trajectoires plans du parking, du sentier, de la découverte de la berge se répondent, mais avec quelque chose de pas très abou- saoule. Prendre 40 kilos pour un rôle ... C’est le contraire A. G. Oui, on est dans une ère de consommation sexuelle. dans L’Inconnu du lac. Une sorte de caméra documen- ti. Tout droit jusqu’au matin, c’était un peu le brouillon de cela que Brecht m’a peut - être légué. Qu’est devenue la séduction ? Avec des instruments taire, objective. de Du soleil pour les gueux ... Oui, je pense que vous comme Grindr [ application de rencontres destinée aux M. R. Et il y a le côté épique. avez raison de soulever la question de la chorégraphie. A. G. Oui, j’aime bien cette idée. Aussi, quand deux per- homosexuels masculins disponible sur smartphone ]... A. G. Oui, c’est ce à quoi j’ai été directement sensible en sonnages discutent, j’essaie d’éviter le champ contre- Des instruments pas si mal en plus. Bon, dans les lieux M. R. Même dans L’Inconnu du lac, il y a la drague, on se le lisant. Le côté épique et politique. La lutte des classes champ et les films dans lesquels j’y ai recours, c’est tou- de drague comme celui de L’Inconnu du lac, c’est aussi tourne autour. directement influencée par un côté épique. jours par paresse. Bon, je dis cela mais dans L’Inconnu du ça. lac, j’y ai eu recours. A. G. Tout à fait. Mais je trouve que cela marche moins M. R. Dans Du soleil pour les gueux, par exemple. M. R. Avec un côté bucolique. bien, même la course - poursuite est abrégée. M. R. La plupart des plans sont frontaux. A. G. Oui, je pense que c’est vraiment une influence bre- A. G. Oui, on se rencontre, on se croise, jauge, drague. Il M. R. Une chorégraphie moins évidente, moins dans les chtienne. A. G. Oui, mais il y a la discussion entre Franck et le com- y a encore tout ça. Oui, il y a la fin de quelque chose. Et mouvements que dans les jeux de regards. missaire. Finalement ça marche. J’ai des principes, c’est dans Du soleil pour les gueux, il y a énormément de ça, de M. R. Une élévation des questions sociales et quotidiennes A. G. Oui, il y une circulation par les regards. au mythologique. vrai, mais il faut savoir aussi nuancer quand cela fonc- nostalgie. Aussi une nostalgie pour le cinéma d’un autre temps. J’étais très jeune cinéaste et déjà je regrettais le tionne. Dans Ce vieux rêve qui bouge, mon principe était M. R. Vous aviez dit que vous pensiez qu’il y a aurait plus cinéma des années 1970. A. G. Complètement, oui. que la caméra soit immobile. C’était aux acteurs de se de gros plans sur les visages, les regards, mais que finale- déplacer dans le cadre pour créer un faux champ - contre- M. R. Avec Du soleil pour les gueux, vous disiez vouloir M. R. Il y a le côté burlesque dans Du soleil pour les gueux. ment les corps parlaient suffisamment. champ. J’avais des principes quasi dogmatiques. Bon, là, ces quatre personnages dans un espace aux horizons j’ai un peu dérivé ... Sur la question de filmer une chose A. G. Oui, l’idée de mettre un guerrier de poursuite et un A. G. Je me dis toujours ça. Dans Ce vieux rêve qui bouge, très lointains. Avec ce personnage – joué par vous – qui toujours de la même manière, c’est aussi un ressort du bandit d’escapade, c’était une bonne base. je m’étais aussi dit que j’allais aller chercher des gros dit vouloir rejoindre Montpellier mais qui jamais ne suspense. En tant que spectateur, si un plan dure long- plans mais je me suis rendu compte que des gens qui se décide à partir. J’ai l’impression que les personnages M. R. Vous utilisez le mot chorégraphie lorsque vous évo- temps et qu’il revient souvent, on se dit il y a quelque se regardent à distance, ça marche très bien. Pareil avec cherchent des limites difficiles à franchir. quez le mouvement des acteurs. chose à voir là, et ça devient ludique. Pour le parking, L’inconnu du lac. quelles voitures sont là aujourd’hui ? Avec la voiture A. G. Du soleil pour les gueux est très chorégraphique. A. G. Il y a un côté l’aventure est au bout de la rue. En M. R. C’est moins psychologisant. même temps, les territoires nus, c’est autre chose, la vie rouge, c’est là que ça commence à marcher. Je passe du M. R. Ces personnages qui traversent les espaces. y est hyper rude. Il y avait aussi cette idée politique de temps à chercher un bon point de vue. Je n’éprouve pas A. G. Vachement moins. Pour mon prochain film, je ne A. G. C’est marrant, c’est vrai que dans ce film je m’étais mettre en face les pauvres de chez nous et les pauvres le besoin de filmer le lieu sous toutes ses coutures. La peux m’empêcher de me reposer la question des regards. dit que d’un plan à l’autre, il fallait que ça trace des lignes. d’ailleurs, ceux de notre temps et ceux des légendes. J’os- multiplicité des points de vue m’intéresse peu, elle est J’ai du mal avec le gros plan. La distance au comédien, Soit une continuité soit une brisure, soit le rythme de la cille entre tout cela. Et déboucher les horizons pour moi, même assez perturbante. Sur L’Inconnu du lac, on s’est un gros plan, je ne trouve pas cela juste. Sur le prochain, course, soit le rythme de la marche. Avec ce film, j’ai c’est à prendre au sens propre comme au figuré. J’avais posé la question du point de vue et c’est là - dessus que je vais encore essayer même si je sais que cela ne va pas vraiment l’impression d’avoir découvert à quel point le envie de filmer le Larzac plutôt que des endroits sans ho- je n’ai pas été assez rigoureux dans mes autres longs mé- marcher. Il y a une question de pudeur. C’est un drôle cinéma est un art du corps. D’avoir trouvé là quelque rizon. Dans les années 1990, j’en avais marre du cinéma trages. de truc que d’aller filmer en gros plan. Là, par exemple,

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on se parle, on se regarde – proches – mais on ne se voit A. G. La différence, c’est que la relation entre le narrateur tit bois derrière la berge serait beaucoup trop idyllique et pas en gros plan. On ne voit les gens en gros plan que et le Chef est beaucoup plus tordue puisque celui - ci lui que les gens n’y croiraient pas. À l’arrivée, qu’en a - t - on lorsqu’on s’embrasse. a fait du mal. Michel n’a jamais fait de mal à Franck. à foutre ? Avec Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, j’étais très fort, car je ne me prenais pas la tête M. R. Ce serait donc une question de réalisme ? M. R. Il pourrait lui en faire. comme ça. A. G. Oui, je me dis – comme pour les plans en plongée A. G. Oui. On peut se demander pourquoi Franck court M. R. J’aimerais parler de cette idée de « petit récit ». Des ou autre – il est où le mec qui voit ça ? Le gros plan, ce après Michel. Effectivement, le jour où cela se passe mal, films sur des gens simples qui font des choses simples. n’est pas une juste distance. C’est quoi ce point de vue ? Franck pourrait très bien finir à la baille. A. G. (Rires) Oui. Élever des questions triviales, du quo- M. R. Dans le dernier plan de L’Inconnu du lac, il y a ce M. R. On pourrait croire qu’il appelle à l’aide son bour- tidien, des questions qu’on pense prosaïques au rang de son de voie routière que nous entendons pour la pre- reau à la fin. mythe est essentiel. mière fois. A. G. Tout à fait, enfin... Je ne suis pas trop dans le truc M. R. On avait dit à Chantal Akerman qu’on ne pouvait A. G. C’est du son direct, la route est réellement là. Je j’aime qu’on me fasse mal. Disons que la solitude est pas faire de l’art avec une femme qui fait de la vaisselle et trouvais ça très beau qu’on passe du crépuscule à l’aube, plus angoissante que d’être en couple avec un assassin. Chantal Akerman a écrit Jeanne Dielman. sans passer par la nuit, et la route aide à cela. Franck, à la fin, peut aussi se dire, selon moi, que cela va continuer comme avant. Tu as vu la version alternative ? A. G. Il faut que je le voie. En fait, je crois que je n’ai vu M. R. Il y a un côté thriller. Michel revenait et ils repartaient ensemble. Carol Isba (Alain Guiraudie) dans Du soleil pour les geux | 2001 qu’un seul de ses films. Sud (1998), un film sur le mur A. G. (Rires) Oui. La route, c’était pas mal car ça remettait M. R. Un peu façon Ce vieux rêve qui bouge. érigé à la frontière entre les USA et le Mexique. C’est de la civilisation, ça replaçait du réel dans cette histoire le moindre décalage, recul. Pour moi, c’était un peu la beau, d’ailleurs. C’est marrant, j’ai été associé à Jeanne qui sortait peu à peu de la réalité. A. G. Oui, un côté comme ça. J’étais sûr que c’était ça la mort de la fiction. Très, très ennuyeux. Je voulais essayer Dielman lors d’un colloque et c’était la première fois que fin, mais on a préféré tourner en plus une autre fin par autre chose. j’en entendais parler. Le gars disait que c’était le plus M. R. Cette idée de vivre sa passion jusqu’au bout, il y a acquis de conscience. Quand j’ai essayé cette fin - là au beau film qu’il ait vu. Tout confondu, des frères Lumière aussi cela dans votre roman Ici commence la nuit. Est - ce M. R. La figuration dans Ce vieux rêve qui bouge. Vous montage, c’était ça. Parfois, je regrette. jusqu’à aujourd’hui. Décidément, il faut que je le voie. un livre que vous avez écrit au même moment que le l’aviez réduite avant le tournage, avant de complètement Et apparemment, on doit avoir un souci commun. Mais, scénario de L’Inconnu du lac ? M. R. Il y aurait eu un côté happy end. l’abandonner. au - delà du souci de sublimer le quotidien, il y a dans A. G. En fait, c’est un roman que j’écrivais en parallèle à A. G. Oui, ça m’emmerdait. Même si c’était un happy A. G. Oui, c’est intéressant ça. C’est même un problème mes films quelque chose de l’ordre de l’extraordinaire. un scénario qui ne me donnait pas satisfaction. end un peu grinçant. Un happy end qui n’en était pas politique. J’avais écrit le scénario en conformité avec ce Pour une écrasante majorité des gens, la drague dans un vraiment un. Pourquoi on parle de ça déjà ? J’ai dérivé, qui s’était passé dans la vie réelle. Avec les divers plans so- bois, c’est de la science - fiction. Le coup de la banalité, je M. R. Celui des snipers ? non ? Je dérive beaucoup. ciaux, on n’a jamais laissé dix personnes sur place, avant m’y suis confronté sur mon premier film (Les héros sont la fermeture de l’usine. C’était plutôt des vagues d’une immortels) qui reste un film que j’aime beaucoup. J’es- A. G. Vous êtes vachement au courant. Je travaillais avec M. R. On parlait du désir et de la mort. un coscénariste huit heures par jour et ça, ce n’est pas centaine d’ouvriers. Donc, dans le scénario, en plus des saie d’y revenir avec le prochain, mais il y a de l’aventure possible. Ce n’était pas une corvée mais il y avait une A. G. Oui, c’est vrai. protagonistes, il y avait une centaine d’ouvriers. Mais quand même. Je ne suis pas dans le radical des années nous n’avions pas les moyens. On est passé à 30. Je me 1970, c’était une autre période. obligation de résultat qui m’a un peu coincé. J’ai écrit le M. R. Il y a ce plan, dans Ce vieux rêve qui bouge, du chef suis alors demandé quoi leur faire faire, et aussi comment roman, puis dans la foulée, j’ai écrit L’inconnu du lac. On de l’usine qui court chaque matin en direction de l’usine. M. R. Votre prochain film ? peut dire que le film part directement de la séquence de les habiller. Je ne voulais surtout pas de masse informe la noyade dans le roman. A. G. C’est déjà pas mal que vous ayez perçu que c’était le qui passe dans le fond ou qui fasse du brouhaha dans un A. G. Je repars un peu sur la piste du Roi de l’évasion ou de matin, beaucoup se trompent. Ça ouvre chaque journée, scène de cantine. C’est devenu une question politique au Pas de repos pour les braves. Des pistes onirico - réalistes. Il M. R. Et la fin ? avec le chef qui se presse d’arriver même s’il n’y a rien à moment où on s’est dit qu’on voulait sortir de la logique y a des moments où on est en plein délire. Mais jamais faire. des masses, on a voulu entrer dans l’individualisation des personne ne se réveille. On ne sait pas si les mecs ont A. G. Oui, oui. Mais il me semble que dans Ici commence ouvriers. Faire exister l’ouvrier d’une manière novatrice pété un câble, où s’ils sont endormis. Et toujours avec M. R. Il court en direction d’une énorme cheminée. la nuit, il y a quelque chose de beaucoup plus absolu. On et on se rend compte que ça marche plutôt bien. Des des piqûres de rappel de choses banales. Il y a un mec qui ne sait pas de quoi est fait le désir. Dans L’Inconnu du lac, A. G. Oui, voilà. (Rires) t - shirts colorés. J’aimais beaucoup la couleur, enchanter cherche à rencontrer des loups, à se confronter au sau- c’est un désir sexuel. Franck aime Michel et veut coucher le monde. On s’est dit, tant pis pour la conformité au vage. Cet homme a un bébé. Il a du mal à faire marcher M. R. Je saute du coq à l’âne. Pourquoi les noms dans Du avec. Dans le roman, le désir qu’éprouve le personnage réel, même si ça ne sonne pas spécialement faux. En fait, tout ça ensemble. Il y a plein de péripéties avec des gens soleil pour les gueux sont-ils ... envers Pépé, et bien ni lui, ni le lecteur ne sait trop bien on arrive à être juste en cherchant le contre - pied de la qui réapparaissent après une trajectoire en hors - champ. de quoi il est fait. Du désir, de l’envie. Mais quelque A. G. Fantaisistes ? Ça participait de la création d’un réalité. L’inverse est vrai souvent. Tu réalises des films ? En fait, je n’arrive pas à te le raconter, ce film. Et si je te chose ne peut pas être consommé, c’est pour cela qu’on monde. Rendre possible l’invraisemblable. À l’époque, le raconte comme ça, tu vas te dire ah ouais le type il a M. R. Je commence. parle de désir éternel. j’avais une position très antinaturaliste. J’en avais marre fait 500 bornes. de la petite bourgeoisie française qui me raconte son A. G. Tu vas voir, avant le tournage, on se prend la tête sur M. R. Je faisais plutôt référence au désir que le personnage petit monde. J’avais l’impression que dans les années des trucs, on se dit que ça va pas passer, et à l’arrivée ... éprouve pour le Chef de la police. 1990, le truc à la mode, c’était de raconter sa vie, sans Par exemple, dans L’Inconnu du lac, je pensais que le pe- Propos recueillis à Paris le 21 mars 2015.

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cela crée une tension. On se demande jusqu’où va aller but. Avec d’autres ensuite et puis Babette est revenue. la caméra au fur et à mesure de la progression de ses Ça s’était mal passé sur Les Rendez - vous d’Anna ( 1978 ) mouvements. Je me suis dit que cette tension pouvait parce qu’elle prenait beaucoup de temps. Le bateau al- ressembler parfois à la tension qu’on voit dans les films lait couler. Les quelques images qu’elle a faites dans Les de Hitchcock. Je me suis rendu compte qu’on pouvait Rendez - vous sont très belles mais j’ai été obligée de lui créer de la tension autrement. Et ça, ça a été le plus im- dire qu’on allait couler. Elle travaillait encore à l’an- portant pour moi. Bien que ce n’est pas du tout comme cienne manière. Une très belle manière. Un manière cela que j’ai travaillé. très Hollywood. On filmait sur un pont et elle mettait des lampes à chaque truc. Huit heures d’éclairage pour M. R. N’y a - t - il pas un peu de ça dans La Chambre ? un seul passage d’Aurore Clément. On ne pouvait pas. C. A. Non. Il n’y a pas cette tension - là. La caméra, c’est Et puis, Babette n’avait pas travaillé avec des comédiens comme une danse. Et chaque fois on repasse sur moi, et comme cela depuis longtemps, elle changeait les choses à chaque fois je fais autre chose. Je mange une pomme. Je la dernière seconde et ça, les acteurs, ça les rendait fous, me caresse, ou n’importe. Mais ce n’est pas cette histoire ça les insécurisait. Je ne me suis jamais sentie aussi mal de savoir si on va aller deux centimètres plus loin. Disons de toute ma vie que lorsque j’ai dû dire à Babette que ça que ça m’a simplement ouvert l’esprit. Ça ne m’a pas n’allait pas. Et puis après, elle a eu la grâce de m’écrire. influencé, ça m’a ouvert au monde. Un monde qui m’a C’est comme ça que j’ai fait, en partie avec Babette et en fait faire un cinéma différent. partie avec Luc Benhamou, Pina Bausch (Un jour Pina a demandé, 1983). Chantal Akerman chez elle | 2015 M. R. Avez - vous fréquenté une école de cinéma ? M. R. Dans le documentaire sur le tournage de Jeanne C. A. Après trois mois, on m’a mise à la porte. Car on Dielman, on voit que les rapports que vous aviez avec nous faisait signer comme quoi on ne travaillait pas dans Delphine Seyrig étaient assez fous. Chantal Akerman le cinéma en parallèle. Un des professeurs avait appris que j’avais transmis un scénario que j’avais écrit à un C. A. Delphine, elle sortait de l’Actors Studio, donc elle, CHANTAL AKERMAN M. R. Je ne sais pas pourquoi mais j’avais ressenti quelques distributeur et il m’a dit des gens comme vous, je les il fallait qu’on lui explique les choses de l’intérieur. Mais Je filme tout. ressemblances entre Je tu il elle et Lives of Performers. écraserais comme un serpent sous mon pied. Je n’y suis dans mon scénario tout était écrit. Si elle devait mettre MAXIME RAPPAZ C. A. Non. Lives of Performers, c’est très cadré. Je tu il plus allée. Sauf une semaine ou deux en mai 1968 pour deux sucres l’un à côté de l’autre pour comparer leur Vous travaillez sur la Biennale ( de Venise ) ? elle, ça part d’un côté cadré. Ça part d’une nouvelle que m’amuser avec les copains. (Sourire) taille et si elle se levait après, il y avait écrit elle se lève, elle s’assied, elle compare les sucres, elle les met dans le C. A. Sur le quartier. Et sur la Biennale. ( Elle prépare du j’avais écrite et c’est pour cela qu’il y a le son de la nou- M. R. On vous disait de ne pas travailler dans le cinéma ? café, la café n’a pas bon goût donc elle jette le café. Elle, café. ) Il va être bien fort. Je crois que je dois prendre un velle au début qui est décalé avec l’action qu’on voit et C. A. C’était une école socialiste. Ils avaient peur qu’on elle me disait mais c’est moi qui aurait dû imaginer tout livre, vous être grand. Oui, en fait juste un petit livre. ça, ça n’a rien à voir avec Yvonne. Non, on peut vraiment nous exploite. C’était une histoire de syndicat alors qu’il cela. J’ai donc demandé à Samy Szlingerbaum de filmer ( Elle s’assoit après avoir placé un livre sous la caméra qui dire que le cinéma d’Yvonne n’a rien à voir avec ce que y avait un ou deux films par an en Belgique, même pas. pour qu’après, elle voie les répétitions et qu’elle puisse me filme ) Bon. Alors. Il s’agit de quoi ? je fais. comprendre ce que j’étais en train de faire. M. R. Vous y êtes revenue après New York ? M. R. Certains de vos films des années 1970. M. R. Je vois dans vos films un côté très chorégraphique. M. R. Après, elle va très loin. C. A. À Paris. À cause, d’un truc politique qui s’appelait C. A. J’aime bien septante. Comme en Belgique. C. A. Il y a chorégraphie et chorégraphie. Franchement, Psychanalyse et Politique – Psychépo, on disait. Un groupe C. A. Après, elle comprend tout. Mais au début, ce que non. M. R. Hotel Monterey. La Chambre. Je tu il elle et Jeanne vraiment terrifiant mais cela, je l’ai compris après. Il y je lui faisais faire, c’était le contraire de ce qu’on deman- Dielman. M. R. New York, 1970. avait un gourou – Antoinette Fouque, elle était subsidiée dait à un acteur. Moi, je voulais travailler comme avant, par la famille Schlumberger. Énormément d’argent. J’y comme Chaplin. On parlait pendant les prises. On di- C. A. Bon, alors on va se dépêcher. C. A. Je suis arrivée à New York en 1971. J’ai eu la chance suis restée quelques mois et puis je me suis enfuie, pour sait va, fais. Delphine demandait à quoi elle devait pen- d’être introduite dans ce milieu - là par Babette Man- M. R. J’ai une petite liste de questions. sauver ma peau. Il y a beaucoup de gens – il n’y avait que ser. Je luis disais à ce que tu veux. Elle me demandait, à Back and Forth golte. Et donc, grâce à elle, j’ai vu et des filles – qui ont fini en asile psychiatrique. son fils ? Moi je lui disais non. À l’escalope de veau. C. A. Allez - y, vous êtes bien préparé. Wavelength (Michael Snow, respectivement 1969 et 1967) et j’allais parfois à l’Anthology Film Archives. J’ai M. R. ... Est - ce qu’on peut parler de la caméra ? M. R. Et cette envie, dans Jeanne Dielman, d’une réalisa- M. R. Je voulais savoir si vous aviez été influencée par la connu Jonas Mekas, qui n’a rien à voir non plus avec tion, d’une mise en scène qui cadre ... danse postmoderne. Yvonne Rainer. La task performance. C. A. Maintenant, je filme tout moi - même. ce que je fais. Back and Forth, ça a été une révélation. C. A. Le cadre, je le fais moi - même. Je cherchais un cadre. C. A. M. R. Tout vous - même ? Pas du tout. Si vous voyez les films de Rainer, vous ( Chantal Akerman me sert le café maintenant prêt et m’in- C’étaient des cadres symétriques, mais je cherchais. Tout verrez que nous n’avons rien à voir bien que j’aime beau- cite à manger un biscuit pour éviter que le café ne me « dé- C. A. Maintenant. Depuis trois ans, je ne fais que filmer le monde croit que j’ai les idées avant, que je suis une coup Yvonne. Une femme extraordinaire. chire ». ) Back and Forth, ça se passe dans une classe vide moi - même. J’ai travaillé avec Babette Mangolte au dé- cinéaste intellectuelle. Non. Ça se fait pendant. Je suis avec des chaises. La caméra faisait des panoramiques et

64 65 ENTRETIENS ENTRETIENS

totalement instinctive. et heureusement, je n’avais pas très envie qu’elle le lise. la baignoire. lem sans rien dire à mes parents. Et on n’avait vraiment pas beaucoup d’argent. Au bout de trois semaines, on a M. R. Quand on voit le film, c’est vrai qu’on se dit ça. M. R. Un très beau livre. Le côté propre de la cuisine ... C. A. Oui, c’est possible. Je n’y ai pas pensé. rencontré des Japonais qui nous ont logés. À l’époque, Avec les enchaînements successifs des plans d’un jour à C. A. Oui, d’ailleurs dans le DVD ... M. R. Comme si elle voulait effacer son « moi intérieur ». c’était un hôtel où beaucoup de vieux vivaient, comme l’autre. vous avez pu le voir dans le film. Et beaucoup de gens M. R. Il y a un entretien avec votre mère. C. A. C’est vous qui le dites. C. A. Ça, c’était écrit. Tout était écrit. Comme un nou- pauvres. Ces Japonais nous ont logés là pendant quelques veau roman. C. A. Elle explique tout ça. Elle est très consciente. Elle M. R. Toujours dans l’action. jours. Et ensuite, comme je passais d’appartement en ap- était – elle est encore j’ai envie de penser – très intelli- partement chez des amis, j’ai commencé à écrire un texte M. R. Les mêmes axes ... C. A. Elle ne veut surtout pas avoir une minute de temps gente. Alors, la suite ? pour demander de l’argent mais on ne m’a pas donné à elle. Pour que ses pensées ne remontent pas. Ma mère C. A. Pour qu’on voie la différence, justement. S’il n’y d’argent parce qu’on m’a dit que le texte était trop lit- M. R. Les intentions ... a été dans les camps et il fallait qu’il n’y ait pas un seul avait pas eu ces mêmes axes, on n’aurait pas vu les chan- téraire. Et puis j’ai été prendre plein de photographies – trou dans sa vie parce que sinon ses pensées remontaient. gements. C. A. Faire ressentir. Je n’ai pas d’intention. Babette dit que c’est elle qui les a prises mais ce n’est pas C’est pour ça que quand Jeanne se lève une heure trop vrai – et puis on a fait le film en 72 heures. Un film d’une M. R. C’était un folle idée. M. R. tôt et qu’elle a une heure en trop, elle reste assise dans le L’épisode de l’édredon dans Jeanne Dielman, lors- heure dix avec peut - être dix bobines. Babette avait em- qu’elle le soulève et que ça dit quelque chose. fauteuil et ce n’est pas agréable pour elle. Et tout d’un C. A. Une tension s’installe. Que va - t - il se passer dans prunté une caméra 16 mm à un grand artiste qui fait de coup, ça remonte. Mais je ne dis rien. Je ne parle pas le plan d’après ? Et ça, on peut dire que c’est assez hit- C. A. Elle tenait l’édredon comme ça. Et moi je ne voulais la sculpture et moi je travaillais dans un cinéma porno des camps, jamais. Mais bon, c’était en janvier 1975 et chcockien. Mais moi, je n’y connaissais rien à Hitchcock. pas puisque ça remplissait la caméra. pédé. J’ai pu acheter la pellicule et payer le peu de frais. elle ( ma mère ) était sortie des camps fin 1944. Donc il Et le lendemain matin, il nous restait une boîte. M. R. C’était ambitieux de faire ce travail de tension sur M. R. Ça disait quelque chose. n’y a pas si longtemps et moi j’étais née en 1950. Je suis un sujet aussi minimaliste. née. Le 6 juin. C’est la date du jour du Débarquement ... M. R. Et vous avez tourné La Chambre. C. A. Oui, je disais à Delphine ça fait un effet. Je ne vou- Ma mère m’a prévenue qu’elle allait mourir. Elle voulait C. A. Minimaliste ? Moi, je crois que c’est maximaliste. Le lais pas d’effet. toujours que j’aille avec elle dans son lit mais moi je ne C. A. Oui. Pour Hotel Monterey, c’est moi qui poussais le quotidien d’une femme est un sujet maximaliste. C’est M. R. Avec la question de l’identification. voulais pas. On avait un rapport trop fusionnel. Un jour, travelling. Et je n’ai même pas demandé la permission. ce qu’on ne montre pas dans le cinéma. Moi, je l’ai mon- un matin, je me suis mise dans son lit. Je l’ai caressée. Et Comme ils m’avaient longtemps vue traîner là pour faire tré. C. A. Le spectateur est face à ce qu’il se passe, la plupart elle m’a dit Chantal parfois c’est mieux de mourir plutôt des photos, les gens ne disaient rien. Hier, j’ai filmé au du temps – sauf quand il est de profil – parce que pour M. R. Vous aviez dit des tas de gens m’ont fait remarquer que de vivre, parce qu’elle était devenue très faible. Alors marché et il y avait des gens qui n’étaient pas contents. moi, il faut être en frontal, sinon on verse dans l’idolâ- qu’on ne fait pas une œuvre d’art avec un femme qui fait on s’est embrassées. Et en quelque sorte, on s’est dit au trie. On est dans un face à face avec l’autre. Le deuxième M. R. Pour la durée ... la vaisselle. revoir. Il y avait une rétrospective de mes films à Bobigny commandement de Dieu dit tu ne feras pas d’image. Tu et le lendemain, j’ai dû partir. J’ai voulu l’embrasser et C. A. Ça, c’est purement senti. Dans Hotel Monterey, je C. A. Eh bien oui, pourquoi pas ? Qu’y a - t - il de secon- ne feras pas d’image qui ressemble à quoi que ce soit sur elle m’a dit tu m’étouffes. De cette manière - là, elle m’a faisais « mmmh » jusqu’à ce qu’on coupe. daire à faire la vaisselle ? Les gens préfèrent faire des films la terre, dans les cieux et dans la mer. Moi qui fais des dit on s’est déjà dit au revoir. Le lendemain, ma sœur M. R. Souvent, ce sont des gens qui attendent. Et nous avec des voitures qui se carambolent. Moi, les voitures images, je suis contre l’idolâtrie. Quand on est en face, a téléphoné à quatre heures du matin. Clara a entendu attendons avec eux. qui se carambolent, ce n’est pas vraiment mon pro- on est pas dans l’idolâtrie. Ni en dessous, ni en dessus, le dernier soupir de ma mère et elle est allée réveiller blème. Vous savez, tout ce film est venu de ce que j’ai vu, toujours en face. ma sœur et moi je suis vite allée à Bruxelles. Ma mère C. A. Ça, je ne me rends pas compte. Oui, ça, c’est le spec- des tantes de ma mère, de ma mère. Mon enfance. On M. R. Sauf à la fin de Jeanne Dielman, la caméra est en adorait Clara. J’ai fait un film là - dessus. . tateur qui s’en rend compte. Enfin, ça c’est vous en tant était très pauvres quand nous étions petites. J’avais un légère plongée. Il va certainement sortir cet automne à Paris. No home que spectateur qui le dites. père, heureusement. Il travaillait comme un fou. L’idée Parce que je n’ai plus de maison. La maison de ma mère, M. R. Ça crée un lien. de mettre l’argent sur la table ( dans Jeanne Dielman ), C. A. Je voulais qu’on voie tout dans le miroir, je ne vou- c’était la maison. Et movie puisque c’est un film. Je l’ai c’est quand mon père se levait le matin et qu’il vidait ses lais pas qu’on soit en face du meurtre. tourné moi - même sans savoir que j’allais tourner ça. C. A. Ça crée une tension. poches, mettait de l’argent sur la table de nuit pour que Un peu comme je le fais depuis maintenant trois ans. Je M. R. Et ce petit changement d’axe provoque de la ten- M. R. Pas une tension comme on en a l’habitude. maman, ma mère, qui n’est plus là depuis – aujourd’hui, sion. tourne tout ce qui m’arrive ( la caméra me fixe ) et tout ce ça fait un an hébraïque, c’était le 5 avril. L’année hé- qui arrivait à mère lorsque j’étais là - bas. Au début, avec C. A. Je dois bientôt continuer à travailler. braïque est lunaire et basée sur 28 jours je crois et ici, C. A. Oui. Mais après, Jeanne reste sept minutes sur sa Claire Atherton – qui monte tous mes films – on avait M. R. Pour le plan du balcon dans Jeanne Dielman. c’est 31 jours. Ce soir je dois mettre une petite bougie chaise dans la salle à manger, de face. enlevé tout ce qui n’était pas intéressant. Il nous restait qui va durer 24 heures. M. R. Le reflet de la lumière bleue clignotante ... dix heures. Puis huit. Et on ne savait toujours pas quel C. A. Parce qu’il y avait un balcon comme cela chez tante film on faisait. Puis six. Puis quatre. Et tout d’un coup Tosca. M. R. Est - elle décédée après que vous ayez écrit Ma mère C. A. C’était un ami dehors qui s’occupait de ça. On a eu on a vu le film. rit ? cinq millions de francs belges et même à l’époque c’était M. R. Elle sort, elle regarde. très peu pour un film de plus de trois heures tourné en M. R. Hotel Monterey ... C. A. Oui, quelques mois après. Il est sorti en octobre, et C. A. Mes tantes – les tantes de ma mère au fait – ha- 35 mm. Et on était une équipe de dix. je l’ai écrit on and off comme on dit, par périodes. Elle C. A. Hotel Monterey. Ce qui s’est passé, c’est que je suis bitaient rue du Commerce et il y avait exactement le ne voyait presque plus, elle n’a donc vu que les images M. R. C’est fou comme Delphine se lave comme elle lave arrivée à New York avec Samy Szlingerbaum de Jérusa- même balcon.

66 67 ENTRETIENS NOTES

M. R. Vos tantes qui préparaient la viande. C. A. C’est le genre de lettre que ma mère aurait pu écrire 1 Chantal Akerman, née le 6 juin 1950 à Bruxelles, vit et travaille 17 Rosalind Krauss. L’ originalité de l’avant - garde et autres mythes News from actuellement à Paris. modernistes, 1993, Macula, Paris, p.97 C. A. Un moment je dis il faut que je téléphone à tante quand elle m’écrivait et qu’on retrouve dans Home (1977). J’ai une tante au Canada – Ida, la sœur de Tosca pour savoir comment faire. Delphine me disait 2 18 mon père. Toutes les deux semaines, ma mère recevait Alain Guiraudie, né à Villefranche - de - Rouergue ( Aveyron ), vit Ibid., p. 93 que c’était sale de préparer la viande directement sur la et travaille entre Paris et Albi (Tarn). une lettre de tante Ida et parfois avec des petits cadeaux. table. Et ensuite, la coiffeuse s’en mêle. J’ai dit il faut 19 Ibid., p. 95 3 appeler ma mère et mes tantes – enfin, les tantes de ma M. R. Elle vous les lisait comme cela aussi ? Le Judson Dance Theater : un groupe informel de chorégraphes, mère, avec qui elle a été dans les camps. C’est comme ça artistes, danseurs, musiciens et philosophes qui donnait ses spectacles 20 Ibid., p. 103 à la Judson Memorial Church ( New York ) entre 1962 et 1964. Il est qu’elle se sont tenues – ensemble. Quand ma mère a fait C. A. Oui. Elle nous les lisait à table devant toute la fa- considéré comme l’un des fondateurs de la danse postmoderne. 21 la marche de la mort, ses deux tantes la tenaient. Car elle mille. Ibid., p. 102 4 était évanouie. Et elles mâchaient la nourriture qu’elles M. R. Babette Mangolte dans Chantal Akerman. Entretien avec Babette 22 Vous disiez vouloir que ça sonne comme une mé- Ibid., p. 108 lui mettaient dans la bouche. Tout est lié. Tout ça est lié à lopée juive. Mangolte, 2007, couleurs, 31 min. mon enfance, et si vous pensez à Saute ma ville (1968), il 23 Babette Mangolte. « La Chambre 1 et 2 - Hanging Out Yonkers C. A. Oui, j’allais à la synagogue avec mon grand - père 5 Rosalind Krauss. Passages : une histoire de la sculpture de Rodin à y a le contraire de Jeanne Dielman. La jeune fille qui s’ex- - Hotel Monterey - Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Smithson. 1977, Macula, Paris, 4ème de couverture prime contre l’ordre qu’on lui a imposé ou qu’elle a vu. tous les jours. Il n’y avait que des hommes mais j’étais Bruxelles » dans Chantal Akerman. Chantal Akerman : autoportrait en toute petite. Je n’étais pas encore une fille – on devient cinéaste, 2004, Cahiers du cinéma, Paris / Éd. du , Contre l’ordre obsessionnel qu’elle a vu depuis qu’elle 6 fille quand on a ses règles. Cette mélopée. Cette façon Rosalind Krauss. L’originalité de l’avant - garde et autres mythes Paris, p. 175 était petite. Jeanne Dielman, c’est aussi un film qui est modernistes de dire la prière m’est restée dans la tête et c’est d’ail- , 1993, Macula, Paris, p. 95 lié à la perte du rituel juif. Parce qu’avec le rituel juif, on 24 Chantal Akerman dans Chantal Akerman. Entretien avec Babette leurs comme cela que j’ai écrit le livre que vous avez lu. 7 se lève, on se lave les mains, toute la journée est rituali- Guitemie Maldonado, Mondrian, 2002, Hazan, Paris, p. 11 Mangolte, 2007, couleurs, 31 min. sée – toute la semaine – par rapport à la religion. Et, à Bon alors ? Parce que je dois travailler. 8 partir du moment où mon grand - père est mort, quand M. R. Je vais vous laisser. Donald Judd. Écrits 1963 - 1990, 1991, Daniel Lelong éditeur, 25 Roland Barthes. « Le Neutre : cours au Collège de France j’avais huit ans, mes parents ont tout laissé tomber. Mon Paris, p. 94 (1977 - 1978 ) », http://www.ubu.com/sound/barthes.html père m’a même sortie de l’école juive car il a dit si tu es C. A. Je crois que j’ai répondu à plus que ce que vous 9 Sally Banes. Democracy’s Body : Judson Dance Theater, 1962 - 1964, 26 première de classe – et c’était son humour – c’est que m’avez demandé. Donald Judd. Écrits 1963 - 1990, 1991, Daniel Lelong éditeur, 1983, Duke UP, introduction. Paris, p. 96 l’école n’est pas bonne. Du jour au lendemain, avec mon M. R. Oui. Dernière question. Votre projet sur le quar- 10 père qui en avait marre de tout ça – son père était ortho- tier, c’est un projet que vous faites au jour le jour ? Master Narrative ou Grand Récit, terme apparu dans La Condi- 27 Rosalind Krauss. Passages : une histoire de la sculpture de Rodin à doxe, le père de ma mère aussi – on a tout laissé tomber. tion postmoderne : Rapport sur le savoir ( 1979 ) de Jean - François Lyo- Smithson. 1977, Macula, Paris, p. 253 : Donald Judd. « Specific Ob- On n’a plus mangé de porc. Mais du jambon, oui. Plus C. A. Oui. Il n’y a pas d’écriture. Il n’y a plus d’écriture. tard, philosophe français et théoricien du postmodernisme. Le Master jects » in Arts Yearbook 8, 1965, p. 82 de Shabbat. On ne faisait plus que Yom Kippur, Rosh Narrative s’appuie sur la connaissance pour légitimer les relations de pouvoir : par exemple, les récits religieux et scientifiques. 28 Hashana, Pessah et c’était tout. Voir l’entretien avec Chantal Akerman, p. 67 11 Donald Judd. Écrits 1963 - 1990, 1991, Daniel Lelong éditeur, 29 M. R. Quand Jeanne lit la lettre à son fils ... Propos recueillis à Paris le 23 mars 2015. Yvonne Rainer. Une femme qui ... : Écrits, entre- Paris, p. 195 tiens, essais critiques, 2008, Dijon : Les Presses du réel ; Zurich : JRP / Ringier, p. 40 : Carrie Lambert. « Être remué, Rainer et 12 Rosalind Krauss. Passages : une histoire de la sculpture de Rodin à l’esthétique de l’empathie ( 2003 ) », in Yvonne Rainer. Radical Jux- Smithson. 1977, Macula, Paris, p. 242 : Susan Sontag. Against Inter- tapositions 1961 - 2002. pretation, op. cit., p. 268 30 Rencontre avec Chantal Akerman à l’issue de la projection de 13 Rosalind Krauss. Passages : une histoire de la sculpture de Rodin à Jeanne Dielman au St - André des Art, Paris, le 3 mai 2007, http:// Smithson. 1977, Macula, Paris, p. 242 www.veoh.com/m/watch.php?v=v6581397BPnexBkc

14 Rosalind Krauss. Passages : une histoire de la sculpture de Rodin à 31 Yvonne Rainer. Une femme qui ... : Écrits, entre- Smithson. 1977, Macula, Paris, p. 242 : Yvonne Rainer. « A Quasi Sur- tiens, essais critiques, 2008, Dijon : Les Presses du réel ; vey of Some " Minimalist " Tendencies in the Quantitatively Minimal Zurich : JRP / Ringier, pp. 134 - 135 : Yvonne Rainer. « Une histoire Dance Activity Midst the Plethora, or Analysis of Trio A », dans G. vraie » ( présenté en 1976 à l’occasion du Forum international sur Battcock ( Éd. ), Minimal Art, op. cit., p. 267 le film d’avant - garde durant le Festival du film d’Edimbourg puis publié in Idiolects n° 6, juin 1978). 15 Yvonne Rainer. Une femme qui ... : Écrits, entre- tiens, essais critiques, 2008, Dijon : Les Presses du réel ; 32 Chantal Akerman à propos de Jeanne Dielman, http://www.ina. Zurich : JRP / Ringier, p. 40 : interview dirigée par Thyrza Nichols fr/video/I00016221 Goodeve, in Art in America , juillet 1997. 33 Voir l’entretien avec Chantal Akerman, p. 66 16 Rosalind Krauss. « Grilles », in Communications, 34, 1981. Les ordres de la figuration. pp. 167-176 34 Donald Judd. Écrits 1963 - 1990, 1991, Daniel Lelong éditeur, Chantal Akerman dans Saute ma ville | 1968 Paris, préface par Jean Frémon, écrivain.

68 69 NOTES BIBLIOGRAPHIE

35 Voir l’entretien avec Chantal Akerman, p. 65 dant et après une projection de Ce vieux rêve qui bouge, le public se confronte au réalisateur. 36 Sami Frey. Autour de Jeanne Dielman, 1975 - 2004, N & B, 78 56 min. : des répétitions aux rapports entre Delphine Seyrig, Chantal Voir l’entretien avec Alain Guiraudie, p. 59 Akerman et l’équipe, presque exclusivement féminine. LITTÉRATURE CRITIQUE | ESSAIS 57 Roland Barthes dans son Cours sur le Neutre. Voir bibliographie. 37 - 38 Rencontre avec Chantal Akerman à l’issue de la projection de Jeanne Dielman au St - André des Art, Paris, le 3 mai 2007. 58 Entretien avec Guiraudie par João Pedro Rodrigues. Paris, le 30 mais 2013. ( Bonus DVD de L’inconnu du lac ) Rosalind Krauss. Passages : une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson. 1977, Macula, Paris 39 Chantal Akerman. Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste, 59 2004, Cahiers du cinéma, Paris / Éd. du Centre Pompidou, Paris, Robert Morris s’intéresse, avec ses Earthworks, à la structuration Sally Banes. Democracy’s Body : Judson Dance Theater, 1962 - 1964, 1983, Duke UP pp. 12 - 13 de l’espace naturel, ou plus exactement, à la structuration de la per- ception de l’espace naturel. 40 Chantal Akerman. Entretien avec ma mère, Natalia Akerman, Donald Judd. Écrits 1963 - 1990, 1991, Daniel Lelong éditeur, Paris 2007, couleurs, 28 min. 60 Voir l’entretien avec Alain Guiraudie, p. 58

41 61 Rosalind Krauss. L’ originalité de l’avant - garde et autres mythes modernistes, 1993, Macula, Paris Stéphane Bouquet. « Un jour, Pina a demandé ... » dans Chantal Donald Judd. Écrits 1963 - 1990, 1991, Daniel Lelong éditeur, Akerman. Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste, 2004, Cahiers Paris, p. 77 du cinéma, Paris / Éd. du Centre Pompidou, Paris, p. 195 Chantal Akerman. Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste, 2004, Cahiers du cinéma, Paris / Éd. du Centre 62 Entretien avec Guiraudie par João Pedro Rodrigues. Paris, le 30 Pompidou, Paris 42 Rosalind Krauss. Passages : une histoire de la sculpture de Rodin à mais 2013. Smithson. 1977, Macula, Paris, p. 258 63 Voir l’entretien avec Alain Guiraudie, p. 59 Yvonne Rainer. Une femme qui ... : Écrits, entretiens, essais critiques, 2008, Dijon : Les Presses du réel ; 43 Voir l’entretien avec Chantal Akerman, p. 66 Zurich : JRP / Ringier 64 Donald Judd. Écrits 1963 - 1990, 1991, Daniel Lelong éditeur, 44 Donald Judd. Écrits 1963 - 1990, 1991, Daniel Lelong éditeur, Paris, p. 19 Paris, p. 165 65 Voir l’entretien avec Alain Guiraudie, p. 59 ÉCRITURE LITTÉRAIRE 45 Rencontre avec Alain Guiraudie, 2007. http://www.veoh.com/ watch/v65677993Fq3JN3C?h1 66 Entretien avec Guiraudie par João Pedro Rodrigues. Paris, le 30 mais 2013. Chantal Akerman. Ma mère rit, « Traits et portraits », 2013, de France, Paris 46 - 47 Voir l’entretien avec Alain Guiraudie, p. 63 67 Roland Barthes dans son Cours sur le Neutre. Voir bibliographie. 48 Chloé Scialom. Du possible, 2007, couleurs, 15 min. : en amont Alain Guiraudie. Ici commence la nuit, 2014, POL, Paris de Du soleil pour les gueux, Alain Guiraudie de retour sur les lieux 68 Yvonne Rainer. Une femme qui ... : Écrits, entre- du tournage se rappelle quelles aspirations, quels rêves politiques et tiens, essais critiques, 2008, Dijon : Les Presses du réel ; humains il a mêlés pour concevoir son film. Zurich : JRP / Ringier, p. 42 : interview dirigée par Thyrza Nichols Goodeve, in Art in America , juillet 1997. AUDIO 49 Yvonne Rainer. Une femme qui ... : Écrits, entre- tiens, essais critiques, 2008, Dijon : Les Presses du réel ; 69 Roland Barthes dans son Cours sur le Neutre. Voir bibliographie. Zurich : JRP / Ringier, p. 186 : Carrie Lambert. « Être remué, Rainer Roland Barthes. « Le Neutre : cours au Collège de France (1977 - 1978 ) », http://www.ubu.com/sound/barthes.html et l’esthétique de l’empathie ( 2003 ) », in Yvonne Rainer. Radical Jux- 70 Interview d’Alain Guiraudie en bonus du DVD du film Pas de tapositions 1961 - 2002. repos pour les braves, 2003.

50 Carrie Lambert, professeure d’histoire de l’art à Harvard depuis 71 Chantal Akerman. Chantal Akerman par Chantal Akerman, 1960, questionne notamment les apports théoriques et politiques 1996, N & B + couleurs, 64 min. Coll. Cinéastes de notre temps. dans les pratiques artistiques d’avant - garde.

72 Chantal Akerman in Nouvel Observateur, septembre 1989. 51 Voir l’entretien avec Alain Guiraudie, p. 63

73 Alain Guiraudie. Ici commence la nuit. Voir bibliographie. 52 Ibid., p. 62

74 Voir l’entretien avec Alain Guiraudie, p. 62 53 Ibid., p. 60

75 Constantin Sergueïevitch Stanislavski ( 1863 - 1938 ), comédien, 54 Rencontre avec Chantal Akerman, à l’issue de la projection de metteur en scène et professeur d’art dramatique russe, est l’un des Jeanne Dielman au St - André des Art, Paris, le 3 mai 2007. créateurs du Théâtre d’art de Moscou. Son enseignement se fonde sur la mémoire affective de l’acteur. 55 Chloé Scialom. Après la lutte, 2006, couleurs, 14 min. : pen-

70 71 FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE

CHANTAL AKERMAN

Hotel Monterey | 1972 | 60 minutes, 16 mm, muet, couleurs La Chambre | 1972 | 11 minutes, 16 mm, muet, couleurs Je tu il elle | 1975 | 82 minutes, 35 mm, N & B Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles | 1975 | 193 minutes, 35 mm, couleurs

ALAIN GUIRAUDIE

Du soleil pour les gueux | 2001 | 55 minutes, 35 mm, couleurs Ce vieux rêve qui bouge | 2001 | 50 minutes, 35 mm, couleurs L’Inconnu du lac | 2012 | 97 minutes, Redcode RAW, couleurs

RÉFÉRENCES

Saute ma ville | Chantal Akerman, 1968 | 13 minutes, 35 mm, N & B Back and Forth | Michael Snow, 1969 | 52 minutes, 16 mm, couleurs Lives of Performers | Yvonne Rainer, 1972 | 90 minutes, 16 mm, N & B Quadrat I + II | Samuel Beckett, 1981 | 12 minutes, TV, couleurs Un jour Pina a demandé | Chantal Akerman, 1983 | 57 minutes, Betacam SP, couleurs Les héros sont immortels | Alain Guiraudie, 1990 | 14 minutes, 16 mm, couleurs Tout droit jusqu'au matin | Alain Guiraudie, 1994 | 11 minutes, 16 mm, couleurs

Alain Guiraudie, L’Inconnu du lac | 2012

72 GRILLES

MERCI À CHANTAL AKERMAN ET ALAIN GUIRAUDIE. MERCI ÉGALEMENT À CYRIL NEYRAT ( CRITIQUE DE CINÉMA, ENSEIGNANT À LA HEAD – HAUTE ÉCOLE D'ART ET DE DESIGN DE GENÈVE – ET TUTEUR DE CE TRAVAIL ), FRANÇOIS BOVIER ( CRITIQUE DE CINÉMA, ENSEIGNANT À LA SECTION D'HISTOIRE ET ESTHÉ- TIQUE DU CINÉMA DE L'UNIVERSITÉ DE LAUSANNE ET À L'ECAL – ÉCOLE CANTONALE D'ART DE LAU- SANNE ) ET LIONEL BAIER ( AUTEUR - RÉALISATEUR ET DIRECTEUR DU DÉPARTEMENT CINÉMA DE L'ECAL ).

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