Dynamiques environnementales Journal international de géosciences et de l’environnement

37 | 2016 L'archipel du Cap-Vert : risques, géopatrimoine et sociétés

Lúcio Cunha, Judite do Nascimento et Michel Lesourd (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/dynenviron/770 DOI : 10.4000/dynenviron.770 ISSN : 2534-4358

Éditeur Presses universitaires de Bordeaux

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2016 ISBN : 979-10-300-0067-2 ISSN : 1968-469X

Référence électronique Lúcio Cunha, Judite do Nascimento et Michel Lesourd (dir.), Dynamiques environnementales, 37 | 2016, « L'archipel du Cap-Vert : risques, géopatrimoine et sociétés » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 28 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/dynenviron/770 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dynenviron.770

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Destination touristique de plus en plus recherchée, l’archipel du Cap-Vert, regroupement d’îles d’origine volcanique au large de l’Afrique occidentale, se transforme et se développe par l’augmentation de la pression touristique sur son environnement. Cet accroissement démographique entraîne ainsi une recrudescence de tensions entre nature et société. Ce volume, tout en couleur, richement illustré de photos, de croquis et de cartes, interroge les interactions entre environnement, milieu et communautés humaines : en particulier, les aléas, les risques naturels (volcanisme, glissement de terrain…), la vulnérabilité et la résilience des ressources naturelles et des populations, les notions de conservation de la nature et de géopatrimoine ainsi que la gestion de l’eau dans un archipel subtropical sec, aux fortes contraintes et variations climatiques.

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SOMMAIRE

Éditorial Le patrimoine naturel est-il un héritage transmis à l’Homme ? Richard Maire

L’archipel du Cap-Vert entre nature et société José Maria Semedo

Survivre face à l’adversité du milieu L’archipel du Cap Vert, du fatalisme à la résistance Dominique Lecompte

Risques naturels, aléas, vulnérabilités : le cas de la ville de sur l’île de Santiago (Cap- Vert) Sílvia Monteiro, Lúcio Cunha et George Satander Freire

Pour un renforcement des capacités de gestion des crises volcaniques au Cap-Vert Analyse des réponses apportées par les institutions et les populations face à l’éruption du volcan de Fogo de 2014-2015 Floriane Chouraqui et Pauline Texier

Le problème de l’eau à Fogo (archipel du Cap-Vert) Yannick Lageat et Jean-Claude Vigneau

Le géopatrimoine de l’île de São Nicolau (Cap-Vert). Inventaire et stratégie de valorisation Belmira Goth, Lúcio Cunha et Anabela Ramos

Une saline en contexte volcanique tropical : Pedra Lume (Île de Sal, Cap-Vert) Frédéric Hoffmann

Cahier "Géomorphosites 1"

« Géomorphosites » Une nouvelle chronique de la revue Dynamiques Environnementales sous l’égide de la Commission du patrimoine géomorphologique du CNFG Fabien Hobléa, Claire Portal, Dominique Sellier et Martine Ambert

Le chaos gréseux des Vaux-de-Cernay Valorisation d’un géomorphosite majeur en Île-de-France François Bétard

Les carrières sous Paris et sa périphérie, une reconnaissance géopatrimoniale nécessaire Gilles Thomas et Nathalie Vanara

Comptes rendus d'ouvrages

Cabo Verde O despertar de Darwin de CORREIA E SILVA António et COHEN Zelinda Lisbonne, Rosa de Porcelana editora, 2017 Dominique Lecompte

Cabo Verde História natural das ilhas Desertas The natural history of the Desertas islands. Santa Luzia Branco e Raso de VASCONCELOS Raquel, FREITAS Rui et HAZEVOET Cornelius J. (ed.) Sociedade Caboverdiana de Zoologia, 2015 Dominique Lecompte

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Les requins de Moia-Moia Guide de plongée et de la mer de l’île de Santiago (Archipel du Cap-Vert) de ZYMANIAK Wlodzimierz J. Praia Alpha-Comunicações, 2014 Dominique Lecompte

Encyclopédie nature de l’archipel du Cap-Vert de SZPERA André Ponta do Sol, ArtOpera, 2015 Dominique Lecompte

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Éditorial Le patrimoine naturel est-il un héritage transmis à l’Homme ?

Richard Maire

1 Trois numéros récents de Dynamiques Environnementales ont été consacrés à la protection des milieux naturels : U.S. National Parks : Pioneering steps in the management of natural resources (n° 31, Arthur Palmer), Les espaces naturels protégés sont-ils nécessaires ? (n° 35, S. Bory, G. Baranyai, M. Jones), L’archipel du Cap-Vert : risques, géopatrimoine et sociétés (n° 37, L. Cunha, J. do Nascimento, M. Lesourd). Ces trois titres résument bien l’importance et la complexité du sujet. La civilisation planétaire actuelle symbolisée par la société technicienne et la globalisation économique dérégulée menacent et dégradent les paysages, les écosystèmes et les ressources naturelles (Colchester, 2003). Protéger la planète est donc une évidence à la fois pour les scientifiques et de nombreux citoyens du monde, y compris certains politiques. Mais comment faut-il s’y prendre ? Parmi les solutions utilisées actuellement, il y a toute la gamme des zones protégées allant des parcs naturels régionaux et nationaux aux sites classés par l’Unesco : des géoparcs aux sites naturels du patrimoine mondial. S’agit-il d’une réelle transition vers un monde meilleur ou bien la mise sous cloche de 5 % de la planète tandis que le reste du monde se détériore ?

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Les Grandes Jorasses (4 208 m) et le glacier de Leschaux font partie du massif granitique du Mont- Blanc

Ce paysage de haute montagne, façonné par les glaciers et le gel au cours du Pléistocène, remontent à la fin du Tertiaire suite à la remontée du granite et de son enveloppe métamorphique, et à l’érosion du chapeau sédimentaire Cliché : R. Maire

2 À travers ce n° 37 de la revue dédiée à l’archipel volcanique du Cap Vert, mais aussi à l’ouverture d’une chronique régulière sur les géomorphosites, c’est l’occasion de revenir sur la notion de patrimoine naturel. La présentation de cette chronique par des membres de la Commission du Patrimoine Géomorphologique (F. Hobléa, C. Portal, D. Sellier, M. Ambert) permet de souligner les « interrelations milieux-société » symbolisé par le logo de la commission (Mont Saint-Michel/Montagne Pelée). Rappelons d’abord l’étymologie latine du mot patrimoine, patrimonium qui signifie « héritage du père ». On pourrait dire aussi matrimonium : « héritage de la mère », qui s’applique mieux à notre Terre-Patrie (Morin et Kern, 1993). C. Bouisset et I. Degrémont (2013) s’interrogent aussi à juste titre sur la patrimonialisation de la nature dans la mesure où « le terme patrimoine renvoie d’abord à l’idée de transmission de biens matériels issus de l’histoire ». S’il y a héritage des biens naturels, alors celui-ci nous vient en effet de la Terre et de ses ressources, ce qui s’applique bien aussi l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock (1990). Le processus d’appropriation progressive des ressources naturelles par les sociétés humaines remonte au Néolithique, puis on assiste à une très forte accélération à partir de la Révolution Industrielle avec in fine un accaparement des biens communs au profit des entreprises multinationales.

3 Une mise en perspective est indispensable pour comprendre la situation actuelle. Ainsi, l’exemple très original de l’archipel du Cap Vert développé dans ce numéro permet d’établir une lecture historique des paysages replacés dans leur contexte spatial et temporel. Celui-ci appartient à un ensemble volcanique plus vaste, la Macaronésie, qui

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regroupe les Açores, les Canaries et Madère. Situé à 650 km des côtes du Sénégal, cet archipel de dix îles a une forte identité. Il est entièrement volcanique et s’est construit à la suite de l’ouverture de l’Atlantique depuis le Jurassique-Crétacé. Il ne s’agit pas d’un volcanisme de subduction comme sur le pourtour du Pacifique, mais d’un volcanisme de « point chaud » qui remonte essentiellement au Tertiaire, en particulier au Miocène. Le patrimoine cap-verdien est donc d’abord un patrimoine naturel, géologique et géomorphologique qui s’inscrit dans le temps long. Des volcans ont cessé leur activité, d’autres sont actifs et présentent donc des risques, cas de El Fogo. Comme le souligne F. Hoffmann (p. 156), il existe une très bonne conservation des formes liée au contexte désertique. Ce patrimoine naturel est exploité aujourd’hui sur un plan touristique comme le Parc Naturel do Fogo avec le fameux strato-volcan du pico do Fogo (2 829 m), certes moins connu que le pic de Teide (3 718 m) au Canaries qui, lui, est classé au patrimoine mondial. Seule , première ville coloniale fondée par les européens, a obtenu un classement Unesco en 2009 (occupation portugaise de l’île de Santiago dès 1460) ; elle devient le premier carrefour du trafic négrier jusqu’au XVIIe siècle.

4 La notion de patrimoine géologique et géomor-phologique ne peut donc se comprendre sans la paléogéographie, c’est-à-dire l’étude de l’évolution des paysages dans le temps long. Depuis 3,5 milliards d’années, date de l’apparition des cyanobactéries jusqu’à nos jours, la vie a contribué à faire évoluer le patrimoine biologique et minéral au niveau de la biosphère et de la partie supérieure de la lithosphère. Cela s’est effectué au cours des temps géologiques sous forme de phases de quiescence suivis par des phases plus courtes d’accélération : ce sont les « équilibres ponctués » (Gould, 2012). Cette théorie se vérifie pour l’évolution géologique, géomorphologique et biologique. La notion de cycle reste globalement valable. Par exemple, en Europe, le cycle hercynien et post- hercynien va se traduire par une surrection tectonique, par une phase d’érosion suivie par une longue phase d’aplanissement liée à l’altération, l’ensemble pouvant être repris dans un nouveau cycle, en l’occurrence le cycle alpin. Mais il existe des reliefs peu différenciés qui ont évolué beaucoup plus lentement comme en Afrique du Sud. Ici, le couple surrection-érosion est remplacé essentiellement par une altération bactérienne très lente selon le processus de fantômisation, exploitée ultérieurement par une lente surrection. Les patrimoines géomorphologiques, souvent esthétiques, sont donc le résultat d’une destruction créatrice par dissipation de l’énergie en fonction de l’érosion mécanique (linéaire), de la dissolution de surfaces nues (lapiés calcaires), de l’altération bactérienne pédologique et de l’altération bactérienne profonde qui peut descendre jusqu’à plusieurs kilomètres dans la croûte terrestre. À chaque fois, la gravité joue un rôle fondamental (tectonique, abaissement du niveau marin) pour donner naissance aux reliefs terrestres. Y. Quinif (1983) montre que ces reliefs, comme le karst, sont le résultat d’un « système thermodynamique ouvert dans lequel la dissipation localisée d’énergie hydrodynamique, chimique et mécanique lui confère une hétérogénéité structurée ».

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Le porche géant de la grotte de Shizong, haut de 190 m, se situe dans le karst du Yunnan oriental en Chine

Cliché : R. Maire

5 Tous les efforts effectués aujourd’hui pour protéger les espaces naturels, en particulier le patrimoine géomorphologique, sont indispensables. Mais comme le soulignent E. Poiraud et G. Dandurand (2017), il y a un autre problème : dans quelle mesure le glissement de paradigme, de la géoconservation au géotourisme depuis les années 2000 peut-il contribuer vraiment à changer de vision. On est toujours et encore dans la politique de l’oxymore du développement durable, dans cette difficile conciliation entre protection et développement. Certes la multiplication des géoparcs labellisés par l’Unesco – 69 en Europe depuis 15 ans – semble aller dans le bon sens (Portal, 2017), en mettant en exergue les paysages pittoresques en lien avec les espaces culturels. Mais on ne peut pas comprendre l’impasse actuelle si on ne revient pas sur l’origine du système marchand fondé sur l’accumulation du profit par une minorité. Comme l’explique M. Weber (1991) dans L’éthique protestante et l’origine du capitalisme, depuis Luther et Calvin l’homme se croit détenteur des biens naturels fournis par la planète selon un héritage quasi divin. Dans son ouvrage La subversion du christianisme, J. Ellul (2004) va encore plus loin et explique que « le développement de la société chrétienne et de l’Église » a donné naissance à une civilisation en tout point inverse à ses fondements originels, la richesse étant devenue une nouvelle valeur morale.

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Les « glaciers de marbre » de l’île Madre de Dios, Patagonie-Chili, vus d’hélicoptère (Marbach, 2012)

Il s’agit d’anciens atolls coralliens formés à la fin du Paléozoïque, repris par la subduction andine (prisme d’accrétion), puis façonnés par les glaciers et la dissolution Cliché : S. Caillault, Centre-Terre

6 Depuis plusieurs dé-cennies, on observe une contradiction de plus en plus flagrante : parallèlement aux efforts de protection de l’environnement, le démantèlement des frontières commerciales mis en œuvre par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) a augmenté considé-rablement les impacts sur l’environnement et la prédation sur le travail, les gains de productivité étant concentrés au sein d’une oligarchie. Le cas de l’Alberta-Saskatchewan au Canada est symp-tomatique de cette situation paradoxale avec les immenses ex-ploitations de schistes bitumineux entourés par trois parcs nationaux (Wood Buffalo au nord, Jasper et Banff dans les Rocheuses) et deux parcs provinciaux (Clearwater River et Meadow lake) (Héritier, 2007). Mais c’est face à la pression du « changement climatique » que Shell vend en 2017 ses actifs de l’Alberta pour aller exploiter le gaz de schiste en Patagonie argentine comme l’avait fait Total, favorisant ainsi l’accaparement des terres Mapuche et la dégradation des paysages (Les Amis de la Terre, 2014). On est donc en présence d’une marchandisation globale et mouvante en fonction du marché total (Supiot, 2010), et d’un détournement de tous les savoirs scientifiques, de l’écologie, du patrimoine naturel, de l’agriculture biologique, sans aucune philosophie et éthique de l’environnement (Larrère, 2009). Penser globalement et agir localement ne suffit donc plus, s’indigner non plus. Certes, comme le dit A. Palmer, les parcs nationaux américains ont constitué une étape pionnière dans la gestion des ressources naturelles (n° 31, 2013). Mais aujourd’hui, le déterminisme croissant des lois naturelles impactées par l’homme, comme l’accélération du changement climatique et de l’extinction des espèces, fera sans doute la différence !

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7 Une chose est sûre : les sculptures naturelles des reliefs nous survivront…

Glacier de la Cordillère Sarmiento de Gamboa, atteignant les eaux du fjord de las Montañas (Patagonie chilienne, région de Magallanes)

Cliché : R. Maire

BIBLIOGRAPHIE

Bétard F., Hobléa F et Portal C. (coord.), 2017. Les géopatrimoines, de nouvelles ressources territoriales au service du développent local. Ann. Géographie, n° 717, p. 523-674.

Bouisset C. et Degrémont I., 2013. La patrimonialisation de la nature : un processus en renouvellement. L’Espace géographique, 3, 42, p. 193-199.

Colchester M., 2003. Nature sauvage, nature sauvée : peuples autochtones, aires protégées et conservation de la biodiversité. World Rainforest Movement, 151 p.

Ellul J., 2004. La subversion du christianisme. Ed. Table Ronde, 324 p.

Gould S.J., 2012. L’équilibre ponctué. Ed. Folio, coll. Folio Essais, 912 p.

Héritier S., 2007. Energie et environnement : l’exploitation des sables bitumineux en Alberta (Canada). Mappemonde, n° 117, p. 1-17.

Larrère C. et R., 2009. Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l’environnement. Ed. Flammarion, coll. Champs Essais, 355 p.

Les Amis de la Terre, 2014. Repousser les limites. La ruée vers les gaz et huiles de schiste en Patagonie argentine (le cas de Total). www.amisdelaterre.org/rapportargentine, 28 p.

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Lovelock J., 1990. Les âges de Gaïa. Ed. Robert Laffont, 292 p.

Marbach G. (coord.), 2012. L’île aux glaciers de marbre. Ass. Centre-Terre, 208 p.

Morin E. et Kern A.B., 1993. Terre-Patrie. Ed. Seuil, 217 p.

Poiraud A. et Dandurand G., 2017. De la géoconservation au géotourisme : un glissement de paradigme. Ann. Géographie, n° 717, p. 625-653.

Portal C., 2017. Paysages géopittoresques et modélisation spatiale des géoparcs européens : vers de nouveaux espaces naturels et culturels protégés ? Ann. Géographie, n° 717, p. 654-674.

Quinif Y., 1983. Eléments d’une approche énergétique du karst. Application à quelques exemples réels de karsts. Karstologia, n° 1, p. 47-54.

Supiot A., 2010. L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total. Ed. Seuil, 179 p.

Weber M., 1991. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Ed. Pocket, coll. Agora, 285 p.

AUTEUR

RICHARD MAIRE

Directeur de la revue. (CNRS-Université Bordeaux Montaigne)

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L’archipel du Cap-Vert entre nature et société The archipelago of between nature and society O arquipélago de Cabo Verde entre natureza e sociedade

José Maria Semedo

Entre la Macaronésia et le Sahel

1 Localisé aux alentours de 500 km de la côte sénégalaise en Afrique de l’Ouest, l’archipel du Cap-Vert est composé de 10 îles et de divers ilots. Ils sont d’origine volcanique avec des reliefs vigoureux, conservant encore de nombreuses traces de la géologie volcanique dans la structure et géomorphologie.

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Vue de l’occupation du sol et des cultures en terrasses, en raison de la raideur des versants, sur l’île de Santo Antão, entre Ponta do Sol et Fontainhas

Cliché : Marguerite Deglane, 2017

2 La superficie totale de l’archipel est de 4 033 km2, cependant les dimensions des îles sont variables : 991 km2 pour l’île de Santiago et 35 km2 pour l’île de Santa Luzia. Les dimensions des ilots sont aussi variables de 2 km2 à des petites pointes rocheuses dans les proximités des îles (tableau).

Tableau. Caractéristiques des îles du Cap-Vert

3 En ce qui concerne les coordonnées géographiques externes, l’archipel se situe entre les parallèles 14°48 Nord et le 17°12 Nord et les méridiens 22°44 Ouest et le 25°22 Ouest.

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4 Cette localisation insère les îles du Cap-Vert dans une extension Atlantique du Sahel africain, caractérisée par un climat aride et des cycles de sécheresse qui ont marqué le paysage, disposant dès lors d’une faible végétation et d’un grand nombre d’affleurements rocheux. Le climat aride ainsi que les cycles de sécheresse parfois de longue durée ne marquent pas simplement les paysages mais aussi toute l’histoire de la population ainsi que l’évolution socioculturelle de l’archipel (figure 1).

Figure 1 : L’île de São Nicolau au cœur de l’archipel du Cap-Vert

5 Sa localisation dans l’Atlantique oriental, à proximité du « vieux monde », place les îles du Cap-Vert au sein du groupe des archipels de la Macaronésia1 avec les archipels des Canaries, les îles Selvagens, Madère et les Açores. Situé à proximité du continent africain dans la circulation des vents alizés, ce flux d´air maritime a permis la circulation de plantes entre les îles, générant ainsi la similarité de la flore primitive avec des éléments originaires du Nord de l’Afrique et de la Méditerranée occidentale, en particulier les reliques de la biodiversité de la fin de l´Ère Tertiaire et le début du Quaternaire.

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Figure 2 : Le Cap-Vert et la Macaronésie

6 Le lien entre la Macaronésie et le Sahel se développe relativement tard dans l’Histoire. Les îles du Cap-Vert ont été découvertes par des navigateurs portugais au XVe siècle pendant l’expansion européenne commencée par les pays ibériques, moment pendant lequel tous ces archipels atlantiques furent occupés et intégrés dans le patrimoine territorial du Portugal et de Castille2.

Paysage semi-aride, ouest de l’île de Boa Vista

Cliché : Simo Räsänen, 2010, Wikimedia commons

7 Durant cette période, le Portugal dominait les techniques de navigation en haute mer. Éloigné de la côte, l’archipel du Cap-Vert constituait un endroit privilégié dans la

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liaison maritime de l’Atlantique, bénéficiant des vents alizés du Nord-Est ; il était ainsi un passage obligatoire pour la navigation vers les mers de l’Atlantique Sud, de l’Afrique tropicale et de l’Inde.

8 À la fois proche de la côte de la Guinée, mais protégé par la barrière océanique des incursions venues du continent, cette situation a permis à l’administration portugaise d’y installer une plateforme avancée pour développer les échanges avec les royaumes africains de l’Afrique Occidentale, et ce jusqu’au XVIIe siècle au moins.

9 L’archipel du Cap-Vert, dont le nom provient de sa proximité avec la côte sénégalaise3, est devenu rapidement une « plaque tournante » stratégique dans la circulation maritime et le commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques, surtout dans le trafic des esclaves en provenance des « Rios da Guiné ».

10 En effet, le commerce et la navigation sont à la base du peuplement des îles du Cap-Vert effectué par des colons portugais et des esclaves noirs ramenés de la côte africaine voisine.

11 Durant la première décennie du peuplement de l’archipel, la population locale se limitait aux îles de Fogo et de Santiago, cette première aussi nommée S. Filipe. Les autres îles restaient principalement réservées aux élevages extensifs de bétails. Cette stratégie d’occupation des îles répondait ainsi aux intérêts économiques dominants de l’époque, centrés sur le commerce et la navigation. L’élevage des chevaux et la production du coton ont une grande importance pour les échanges commerciaux par le biais de la côte africaine toute proche. Ce sont les marchandises préférées des « côtiers » dans le trafic avec les Européens installés aux îles du Cap-Vert. Les esclaves venus du continent ont été ultérieurement exportés vers l’Europe, ou vers les autres îles de Macaronésie et plus tard, vers les Amériques.

12 En effet, dès le XVe, et jusqu’au XIXe siècle, l’île de Santiago – et plus précisément la ville de Ribeira Grande de Santiago – est le siège du gouvernement de la côte occidentale portugaise, dénommée « Rios da Guiné de Cabo Verde ». Elle est devenue l’un des plus importants points de trafic des esclaves. Mais Ribeira Grande est aussi la première ville d’origine européenne au sud du Tropique du Cancer, mettant ainsi en exergue une expérience inédite de cohabitation entre de nombreux peuples et cultures d’origine européenne dans les pays africains, raison pour laquelle la ville a été déclarée « Patrimoine de l’Humanité » par l’UNESCO (figure 3).

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Figure 3 : Ribeira Grande de Santiago – ancien port négrier du Cap-Vert

13 L’histoire de l’archipel est passé par divers cycles économiques vécus par « l’Atlantique » après l’expansion européenne, et plus particulièrement après la révolution industrielle. Les cycles économiques ont eu un impact significatif sur le système d’utilisation des terres comme aussi sur les cultures dominantes ; cependant, la navigation est bien restée d’actualité tant sur le plan des transports maritimes que sur le plan des transports aériens tels que connus aujourd’hui.

14 L’archipel a achevé son indépendance en 1975 et est devenu dès lors l’actuelle République du Cap-Vert. L’insularité de son territoire, à laquelle s’ajoute la sécheresse des terres, constituent les grands défis naturels qui fragilisent davantage l’archipel. Cependant, grâce à sa position géostratégique, le tourisme émergeant ainsi que les prestations de services sont devenus des points importants pour la survie du pays.

Un parcours géologique entre le Mésozoïque et le Quaternaire

15 Les îles du Cap-Vert sont essentiellement d’origine volcanique ; leur histoire naturelle s’inscrit dans le processus géologique de l’ouverture de l’océan Atlantique ainsi que dans la formation des îles proches du continent africain, notamment l’archipel des Canaries. En effet, les îles se sont toutes formées, par un volcanisme de « point chaud » sur le fond marin, à proximité de la plateforme africaine.

16 Les toutes premières manifestations volcaniques remontent à l’Ère Secondaire, période durant laquelle l’expulsion de laves a ramené du calcaire, à la surface, tel qu’on a pu l’observer sur l’île de Maio, située dans le groupe oriental de l’archipel.

17 Selon Serralheiro (1970)4, les activités volcaniques, à la naissance de l’archipel du Cap- Vert, ont eu leurs origines dans le Paléogène. Les manifestations les plus anciennes auraient en effet été localisées sur l’île de Maio, ce qui explique une intrusion de roche

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essexite remarquable qui a conduit à une élévation des sédiments mésozoïques du substrat marin de l’archipel.

18 L’affleurement des plus anciens rochers dans l’île de Maio, et ce par le fait que les îles orientales (Maio, Boa Vista et Sal) sont les plus rabotées par l’érosion, indique qu’elles sont les plus anciennes. Toutefois, il existe dans toutes les îles un complexe éruptif ancien (CA) daté du Paléogène, quelquefois dissimulé par des accumulations de laves issues d’éruptions plus récentes, qui les surmontent.

19 Dans ces « îles océaniques », une grande partie des matériaux éjectés par les activités volcaniques est submergée, raison pour laquelle les connaissances actuelles sont assez limitées.

20 Mais en dehors de cela, les îles se sont groupées en trois grandes structures érigées à partir de la plateforme marine, qui est estimée à une profondeur de 4 000 mètres ; il existe aussi des sous-îles qui, elles, n’ont pas tout à fait émergé du niveau de la mer.

21 Ainsi, les îles de Santiago, Maio, Boa Vista et Sal font partie de la structure orientale avec un alignement Sud-Nord ; les îles de São Nicolau, Santa Luzia, São Vicente, Santo Antão et les ilots Branco et Raso reposent sur un support de la ligne Est-Ouest, tandis que les îles de Fogo et de Brava se sont groupées à l’ouest de l’île de Santiago.

22 D’autre part, il a été constaté qu’en raison d’une faible profondeur des plateformes entre les îles de São Nicolau, São Vicente, et entre les îles de Maio et Boa Vista, des surfaces émergées peuvent apparaître pendant les périodes de régression marine au Quaternaire.

23 Le complexe ancien dans la nomenclature géologique des îles date du Paléogène, la période Miocène inférieure qui présente des roches très altérées par le temps, avec une dominance d’argiles coupées par un dense réseau de filons de nature basaltique. On trouve également des gabbros, de profondes structures de nature phonolitique et carbonatite.

24 Les îles auraient pu subir de notables développements pendant le Miocène, comme le montrent les affleurements du CA visibles pratiquement dans toutes les îles. Aujourd’hui, les affleurements apparaissent surtout dans les amples vallées et ravines, sauf dans des cas rares, sur l’île de Santiago, où il n’est pas inhabituel d’en trouver à de hautes altitudes de plusieurs centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer.

25 Ces structures insulaires, datant de l’Ère Tertiaire, auraient été démantelées pendant l’Oligocène et/ou le Miocène inférieur (Serralheiro, 19765), lorsque se poursuivit une longue pause ou au moins, une réduction accentuée des activités éruptives.

26 L’activité éruptive aurait repris durant le Miocène moyen avec d’intenses recrudescences suivies par des émissions de laves sous-marines et subaériennes, ce qui correspondrait à la formation de Flamengos (λρ) dans la nomenclature géologique de l’île de Santiago. Cette activité est d’ailleurs concordante avec une intense activité volcanique de la plaque africaine (Burke & Wilson, 1972).

27 Toujours au Miocène, après l’activité ignée de la formation de Flamengos (λρ), suivit une longue pause durant laquelle des dépôts sédimentaires (formations des Organes) furent formés, à l’origine d’un conglomérat très hétérogène, parfois cimentés et remarquablement altérés. L’épaisseur et l’affleurement, significatifs en matière de hauteur, attestent d’une topographie avec des dimensions très différentes de celles des îles que l’on connaît aujourd’hui.

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28 À la proximité des côtes, affleurent des dépôts de conglomérats et de calcarénites fossilifères couvrant d’anciennes plateformes marines. C’est bien à l’île de Santiago que cette formation marque une ceinture sédimentaire dans les falaises et vallées, tout près de la mer. À la fin du Miocène et du Pliocène, l’activité volcanique recommença avec une énorme intensité sur l’archipel, provoquant l’édification d’énormes masses volcaniques. Cette importante phase éruptive (PA) est responsable des formes dominantes typiques du relief des îles. Le processus n’a pas été continu, avec de grandes périodes de pauses pendant lesquelles se sont formées de longues vallées fossilisées causées par l’écoulement préliminaire des laves.

29 Les sommets les plus importantes des îles de Fogo, de São Nicolau, de Santa Luzia et de São Vicente sont des héritages des flancs des paleo-volcans de cette période. Ces anciens appareils volcaniques d’émission à grands flux de laves ont été démantelés par l´érosion, cependant il est encore possible de localiser leur position par la déclivité de ces empilements de lave.

30 D’un point de vue lithographique, cette série couvre des couches sous-aériennes prédominantes de rochers basaltiques, des rouleaux de laves causés par des écoulements sous-marins, des pyroclastes, des phonolitiques et des trachytes. De façon intercalée dans les couches basaltiques, l’affleurement de fragments de roche et de dépôts sédiments fluviales témoigne de la présence d’anciennes vallées et de cours d’eau fossilisés par des coulées des laves.

31 Une phase plus tardive de ce complexe éruptif (PA) est matérialisée par des écoulements de laves fluides plus récents. En effet, sur l’île de Santiago, cette phase est qualifiée de « formation de » correspondant aux laves fluides qui ont formé les plateaux d’Assomada, Achada Lém et Achada Falcão au centre oriental de l´île.

32 Toutes les îles, à l’exception de Maio, présentent des cônes volcaniques bien conservés résultant des émissions de pyroclastes et des petits écoulements de laves datés du Quaternaire. Néanmoins, il est encore possible, contrairement à l’île de Sal, de visualiser le lieu où les cônes se sont concentrés dans le Nord et dans le Centre Ouest de l’île, datant de - de 2 MA.

33 Il existe un grand nombre de ces appareils volcaniques sur les plateaux du centre de l’île de Santiago, et sur ceux, littoraux, des anciennes plages soulevées du Quaternaire. Les points culminants des îles de Brava, de Fogo, de São Nicolau et de Santo Antão correspondent à des cônes volcaniques de cette période éruptive récente.

34 Jusqu’à présent, l´île de Fogo reste la seule à enregistrer encore des activités éruptives. Pendant le XVe siècle, après le peuplement de l’archipel, plus de vingt éruptions ont été recensées, surtout dans la partie intérieure de Chã-das-Caldeiras, au centre de l’île (figure 4).

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Figure 4 : Volcan de l’île de Fogo – le Pico do Fogo – aujourd’hui un parc naturel, seul volcan actif de l’archipel, atteignant 2829 m d’altitude

Cliché : Cayambe, 2011

35 Quelques manifestations secondaires du volcanisme continuent à se vérifier, plus spécifiquement, des petites secousses sismiques enregistrées régulièrement au niveau de l’île de Fogo et de sa petite voisine Brava. En général, les îles se distinguent en présentant d’énormes massifs montagneux, systèmes de serres, coupés par de profondes vallées et ravines.

36 Le relief de la zone côtière reste généralement plat avec toutefois des plages soulevées en terrasses côtières, présentant parfois différents niveaux se terminant par des falaises d’altitudes variables. À proximité des cours d’eau et des rivières, on trouve aussi des plages et des lagunes.

37 Sur les plages à plusieurs niveaux, on peut voir apparaître des dunes, trait dominant des îles orientales ainsi que sur les îles de Santa Luzia, São Vicente et Santiago, les plus anciennes et les plus fossilisées. Il arrive même que des champs de dunes mobiles soient véhiculés par le vent dominant sur ces îles orientales, incluant celle de Santa Luzia.

38 Toutefois, dans le contexte général des caractéristiques topographiques des îles, nous pouvons distinguer deux grands groupes : les îles orientales et ses plaines (Santo Antão, São Vicente, Santa Luzia, São Nicolau) et le groupe du Sud-Ouest (Santiago, Fogo, Brava).

Une flore et une faune au croisement des mondes et du temps

39 L’archipel du Cap-Vert, de par son origine volcanique et son éloignement du continent africain, constitue un cas spécifique d’insularité océanique, c’est-à-dire que sa colonisation floristique et faunistique a été conditionnée par la barrière océanique tant

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dans la phase initiale que dans son évolution postérieure. Compte tenu de son origine volcanique, assise sur la plateforme marine, les premières plantes et les animaux terrestres de l´archipel proviennent des continents les plus proches.

40 Jusqu’à présent, les îles sont assez pauvres en termes de diversité des espèces, dans la flore et dans la faune terrestres, mais en contrepartie, elles bénéficient d’une certaine richesse en termes d’endémisme, caractéristiques typiques de l’insularité océanique.

41 Bien que les îles aient principalement émergées au Tertiaire et auraient subies plusieurs phases successives d’altérations climatiques, les plus importantes éruptions volcaniques ont eu des conséquences catastrophiques sur la flore et sur la faune, tant par les effets néfastes des coulées de laves que par les dispersions de cendres volcaniques. De ce fait, les repeuplements floristiques et faunistiques, liés au vent, aux courants marins et à l’avifaune, souligne la probabilité d’une théorie de cycles de grandes éruptions.

42 Toutefois, on arrive aujourd’hui à avoir une idée des grands moments du peuplement floristique et faunistique de l’archipel par l’identification de la flore et de la faune actuelles, leur similarité et leur provenance.

43 La flore primitive, responsable de l’existence d’un important endémisme, correspond aux espèces végétales associées à la Macaronésia, principalement sur les îles Canaries et sur la côte Nord de l´Afrique, ce qui prouve l’importante influence des courants marins et de la circulation des vents alizés dans le peuplement primitif de l’archipel, au moins au début du Quaternaire. Les genres de plantes répertoriées dans l’archipel sont très proches de la flore des îles Canaries voisines, où il existe déjà un important endémisme au niveau des espèces et des variétés, facteur qui prouve l’ancienneté de ces espèces sur le territoire du Cap-Vert.

44 Une deuxième phase remarquable concernant la flore est signalée par la présence d’espèces végétales en provenance de l’Afrique sahélienne, probablement pendant la période de désertification des îles et du fort afflux de vents de l’Est. Ce peuplement floristique serait-il récent parce qu’un seul endémisme aurait évolué à partir « d’un groupe » ou « de plusieurs groupes » ?6.

45 Une troisième phase du peuplement floristique a son origine anthropique, remontant à l’arrivée des Portugais, au XVe siècle. Au moment du peuplement des îles par les Portugais, celles-ci ne disposaient pas encore de flore autochtone de plantes alimentaires pour fixer une population humaine. De ce fait, les Portugais ont apporté des plantes alimentaires de la métropole, comme des légumes, des céréales, de la vigne et des arbres fruitiers typiques de la zone méditerranéenne. Ils se sont aussi faits porteurs de riz et d’orge de la côte Guinéenne (Oriza glaberrima) ainsi que d’autres plantes bien connues des esclaves ramenés vers les îles. L’adaptation au milieu de certaines plantes, telles que le blé, l’olivier, le riz africain, a été assez difficile en raison de l’aridité du climat tropical.

46 Avec les importations d’Amérique, une grande quantité de plantes tropicales a été introduite, garantissant la création d’une culture alimentaire aujourd’hui typique de l’archipel. Aux cultures alimentaires s’ajoutent le coton (Gossypium sp) et l’encre (Indigofera tinctoria) qui sont parmi les toutes premières plantes introduites sur les îles dans le but d’une production de tissus utilisés dans le commerce avec la Côte Africaine7. Parmi les plantes arrivées d’Amérique, on cite aussi le maïs (Zea mays) et d’autres légumes ou racines divers étant à la base de l’alimentation des îles.

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47 La localisation de l’archipel au niveau de la navigation atlantique a joué un rôle important en tant que point de passage et d’expérimentation des plantes et animaux circulant entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Ainsi, en complément des plantes alimentaires mentionnées ci-dessus, la flore des îles a été bien enrichie par l’entrée d’autres plantes destinées à l’industrie, des arbres fruitiers et des adventices.

48 La faune terrestre a subi un démarrage similaire, encore que la faune primitive était dominée par des insectes, des oiseaux, des chauves-souris et par de petits reptiles. La présence humaine a bien entendu été porteuse d’animaux domestiques et invasifs, essentiellement en provenance de la Péninsule Ibérique, de l’Amérique et de l’Afrique Occidentale.

49 La localisation des îles dans le prolongement océanique de la zone sahélienne maintient une grande sécheresse climatique ; cependant, le relief volcanique, surtout dans les îles montagneuses, offre une diversité de micro climats variant en altitude mais aussi en fonction de l’exposition aux vents dominants. De ce fait, les îles montagneuses présentent un degré de pluviosité orographique encore plus important avec des nuages en hauteur affectant les flancs de ces montagnes en fonction de l’influence du vent. En plus de cela, l’existence d’épaisses couches d’écoulement basaltique constitue des endroits privilégiés d’accumulation d’eaux souterraines alimentant des petites rivières, surtout pendant les périodes humides.

50 La liste des espèces forestières du Cap-Vert (Banco de Dados de Bioversidade de Cabo Verde8) a inventorié 3 251 espèces distribuées en 2 097 genres et 634 familles. Parmi ces espèces, 62 sont des « fongus », 1 170 intègrent la flore (lichens, bryophytes, ptederidophytes, espermatophytes), et 2 019 sont des animaux (mollusques, invertébrés et vertébrés). Dans les dernières années, la liste a sensiblement augmenté en raison de nouvelles identifications et d’introductions accidentelles, surtout des champignons, des invertébrés et des reptiles.

51 De toutes les espèces de la biodiversité terrestre, 587 sont considérées endémiques dont 231 (43 %) exclusivement de l’île de Santiago. La faune, surtout les insectes, incluant un grand nombre d’espèces, et conséquemment « plus d’endémisme Cap-Vert », compte ainsi 9 % d’endémisme au niveau de la Macaronésie.

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Figure 5 : Mont Blanc sur l’île de Maio, colline dans des calcaires du Crétacé et détail de l’affleurement

Figure 6 : Dragonnier (Draco Dracaena L.), composant commun de la flore de la Macaronésie

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Figure 7. Echium hipertropicum Webb, plante endémique de la Macaronésie

52 En ce qui concerne l’avifaune, on compte aux alentours de 200 espèces (oiseaux migratoires), déjà inventoriées sur l’archipel et ne faisant pas partie de la liste préliminaire des espèces « forestières ». La flore actuelle à branches se place, quant à elle, aux alentours de 908 espèces, de 515 genres, 151 familles et 73 ordres, comprenant Bryophytes (4 %), Pteridophytes (17 %) et Spermatophytes. Plus ou moins 10 % des espèces identifiées sont endémiques de l’archipel.

53 L’île de Santo Antão, suivie par celles de Santiago et de Fogo, sont les îles qui présentent le plus grand nombre d’espèces végétales. Santa Luzia et certains ilots ont un nombre moindre d’espèces identifiées. En termes d’endémismes végétaux, l’île de Santo Antão, suivie par São Nicolau et Fogo, sont les îles qui en portent le plus grand nombre. Santa Luzia et d’autres ilots en ont moins.

54 Le paysage naturel des îles, source de la biodiversité, est surtout anthropique par la prédominance d’une flore et d’une faune extérieures, ainsi que par la pratique d’une agriculture dans un intérêt économique. De plus, l’énorme charge démographique n’utilise que les espace libres des ravines, des versants des pics, des sierras et des îles désertes, sujets à exploitation des ressources limitrophes.

55 L’introduction de nouvelles espèces végétales et animales, tant à titre volontaire qu’à titre accidentel, continue à dominer l’altération de la biodiversité des îles du Cap-Vert.

À la recherche d´un équilibre entre la nature et l ´homme

56 Actuellement, le Cap-Vert se présente en tant que Nation-État, avec une culture créole enracinée dans un passé remontant à plus de cinq siècles. L’archipel a obtenu son indépendance le 5 juillet 1975, moment où il existait déjà une langue dominante, le créole capverdien dont la base est le portugais et où il existait une forte idée d’unité

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qui, en dehors de l’archipel, a ouvert sa porte aux Etats-Unis d’Amérique, à l’Afrique, au Brésil ainsi qu’à l’Europe.

57 Les Portugais ont été les premiers à s’établir sur l’île de Santiago en 1462. Au départ, une communauté composée de gens de mer, de militaires, de commerçants, de personnel administratif et ecclésiastique, qui a consolidé sa présence au niveau du commerce avec la côte africaine, appelée à l’époque Rivière de Guinée et du Cap-Vert (Rios de Guiné e de Cabo Verde). Très rapidement, les nègres sont arrivés sur les îles, soit en vue d’une réexportation dans le cadre du trafic d’esclaves, soit afin d’exécuter des tâches rurales, surtout liées à l’agriculture, l’élevage, les travaux domestiques et l’industrie sucrière.

58 Si d’un côté l’archipel a bénéficié du commerce par sa proximité relative de la côte, point de passage de la route de la navigation à voile, l’aridité et la grande sécheresse, le manque de ressources de base, telles que l’eau, le terrain et la biodiversité de l’époque sont devenus une caractéristique incontournable.

Ribeira de Fontainhas près de Ponta do Sol, sur le chemin côtier, île de Santo Antao

Cliché : Marguerite Deglane, 2017

59 Les tout premiers habitants étaient majoritairement de sexe masculin, attirés par des terres tropicales lointaines, raison pour laquelle très rapidement, les métissages se sont multipliés, nés d’un homme blanc avec des femmes noires. Les « métis », aussi appelés « les blancs du terroir », ont aussi très rapidement revendiqué leurs droits, surtout en raison du déclin des commerces et par le départ progressif des « Reignols » qui ont perdu leurs intérêts dans les îles une fois que le Portugal n’a plus eu son monopole commercial sur la côte africaine, du fait de la concurrence des français et des anglais qui s´installaient dans la région.

60 La colonisation du Cap-Vert est survenue dans la période médiévale tardive, mais avec une tradition religieuse chrétienne très accentuée. Il apparaît que les esclaves arrivant

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sur les îles ont été soumis au processus d’apprentissage rudimentaire de la langue portugaise à l’origine du créole, en même temps qu’ils étaient catéchisés et baptisés.

61 Dès la fin du XVIIIe siècle, la langue portugaise a été très vite remplacée par la langue créole, issue de la langue maternelle, manifestant ainsi la forte envie de la population des îles de maintenir leur langue maternelle au quotidien et aux yeux de l’extérieur. En effet, les « Reignols » ont toujours été en minorité, raison qui justifie leurs difficultés à imposer la langue portugaise à une communauté noire et métisse de plus en plus importante.

62 Cependant, les noirs en provenance du continent voisin, avec différentes cultures et langues distinctes, n’ont pas pu reconstituer leurs groupes d’origine dans l’espace des îles, raison pour laquelle la langue naissante est devenue le meilleur moyen de communication aussi bien pour les Européens que pour les esclaves africains et hommes libres.

63 L’insularité Atlantique et les circuits de navigation ont facilité le passage de plantes et d’animaux, mais aussi la coexistence de peuples et de cultures, tant européennes qu’africaines, qui ont laissé des traces comme les techniques agraires, ainsi que différents éléments de la culture matérielle et immatérielle ayant servi de base à l’émergence de la culture capverdienne.

64 Il faut également noter aussi que la culture capverdienne s’est hautement distinguée au niveau du folklore, de la musique, de la gastronomie, ou dans les contes traditionnels, en tant que culture créole. L’influence chrétienne y est dominante, au contraire de l’Afrique voisine où domine l´islam.

65 Le processus d’occupation des îles a été relativement lent. Jusqu’à la fin du XVe siècle, seules les îles de Santiago et de Fogo disposaient de populations résidantes, mais du fait d’un déclin du commerce sur la côte africaine au XVIIe siècle, d’autres îles ont été occupées. L’occupation s’est tout d’abord développée, au XVIIIe siècle, à proximité de l’île de Santiago et dans les îles où les ressources hydriques étaient les plus favorables, jusqu’au moment où seule l’île de Santa Luzia est restée inhabitée.

66 L´insularité a toujours été une grande contrainte naturelle du Cap-Vert, mais il a offert un terreau favorable à la construction de la culture capverdienne, tant par l’isolement des cultures issues d’origines différentes sur un territoire fragile, que par son positionnement sur les routes de navigation, en constant réajustement par les conjonctures internationales.

67 Cependant, au XVIIIe siècle, le pays a vu débuter son processus d’émigration, notamment pendant la période de l’esclavage. Les baleiniers ont ainsi engagé des marins capverdiens pour chasser dans les eaux territoriales de l’archipel. Les grandes sécheresses et la famine, à la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle ont provoqué un important flux migratoire vers les autres colonies portugaises, Angola, São Tomé et Guinée-Bissau, ainsi que vers le Sénégal ; flux migratoire qui, par la suite, s’est poursuivi vers les États-Unis d’Amérique.

68 C’est après la deuxième Guerre mondiale que les routes migratoires traditionnelles ont pris la direction de l’Europe. À l’heure actuelle, on estime que plus de la moitié des Cap- verdiens séjournent hors de l’archipel et qu’une partie maintient encore des liens culturels avec le pays par le biais de la langue créole, par la musique, par le folklore et par les traditions. Et on peut dire que « cette vitrine » contribue de manière significative et indélébile à la consolidation de la culture capverdienne.

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69 Le pays a obtenu son indépendance en 1975 à la suite de la « Révolution des Craves » au Portugal, en avril 1974. Le Cap-Vert était la plus pauvre colonie portugaise et certains critiques se sont même permis, très injustement, de remettre en doute la viabilité de l’archipel en tant qu’État.

70 Malgré les contraintes naturelles liées à l’insularité et au climat générant des des zones arides, des cycles de sécheresse et un manque de ressources de base telles que l’eau, la biodiversité ou l’absence de sols arables, l’archipel, en 2010, a été fièrement identifié comme étant un pays à développement moyen.

71 Actuellement le tourisme et les nombreuses prestations de services liés principalement à la navigation aérienne et maritime, auxquelles s’ajoute la formation intensive des cadres cap-verdiens, constituent des bases fermes et soutenables pour ce petit archipel au confluent de trois continents.

Le littoral sableux de l’île de Boa Vista avec ces successions de nebkhas. En arrière-plan, l’épave du Cabo Santa Maria

Cliché : Simo Räsänen, 2010, Wikimedia commons

Vue du canyon du grand fleuve de Santiago, depuis le fort de São Felipe, dans la ville de Velha, sud de l’île de Santiago

Cliché : Erik Cleves Kristensen, 2006, flickr

Le parc naturel de Fogo au coeur du Chã das Caldeiras et le stratovolcan du Pico do Fogo en arrière-plan qui culmine à 2 829 m. La dernière éruption a eu lieu en 2014-2015

Cliché : Rolf Cosar, 2010, Wikimedia commons

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Vue aérienne du Rocha Estáncia sur l’île de Boa Vista

Cliché : Simo Räsänen, 2011, Wikimedia commons

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Littéralement, Macaronésia signifie « iles fortunés », initialement en se référant aux îles Canaries par sa localisation proche de l´Atlantide de Platon ; le géographe classique Plínio le Vieux utilise ces désignations dans l´Histoire Naturelle. Mais c´est le Naturaliste Baker Webb (1793-1854) qui a utilisé cette expression pour tous les archipels compte tenu de leur similitude dans la flore primitive. 2. Les îles Canaries n’ont sûrement pas été peuplées avant le quinzième siècle, et comparativement aux autres archipels, des doutes persistent sur une présence humaine avant l’expansion européenne. 3. Promontorium viridis, Cap-Vert, dans la désignation actuelle où se trouve la ville de Dakar. 4. Serralheiro A., Geologia da ilha do Maio, JIU, Lisboa, 1970. 5. Serralheiro A., Geologia da ilha de Santiago, Universidade de Lisboa, 1976. 6. Développement de Sarcostemma daltonii Decne, connue sous le nom de Gestiba. 7. En ce qui concerne l´importance des tissus de coton du Cap-Vert dans le trafic des esclaves, lire Carreira, 1983. 8. Arachaveta M., Zurita N., M. C. Martins J.L., 2005, “Lista preliminary de species silvestres de Cabo Verde (hongos, plantas e animais terrestres)”, Consejeria del Medio ambiente e ordenamento territorial, Gobierno de Canarias, 155 p.

RÉSUMÉS

Le Cap Vert est un archipel composé de dix îles et de plusieurs îlots situés à environ 500 km de la côte sénégalaise. Il a une superficie totale de 4 033 km2, mais la dimension de ces îles varie entre 991 km2 (île de Santiago) et 35 km2 (île de Santa Luzia). Ce sont des îles volcaniques, insérées dans la plaque africaine, générées par les activités éruptives associées à l’ouverture vers l’océan Atlantique. Le volcanisme a dû avoir commencé au début de l’ère Tertiaire et a duré jusqu’au Quaternaire. L’île de Fogo a enregistré des dizaines d’éruptions du XVe siècle à nos jours. Bien que l’insularité ait limité la richesse de la biodiversité terrestre, les îles disposent d’une flore et faune endémiques avec des éléments communs aux autres îles de la Macaronésie. L’évolution du climat dans le Quaternaire et, de manière particulière, le peuplement entamé au XVe siècle, modifièrent profondément aussi bien la flore et la faune que le paysage aujourd’hui dominé par des éléments d’origine anthropique. La localisation dans l’itinéraire de la navigation voilière au XVIe siècle transforme l’archipel en une importante zone d’escale au niveau de l’Atlantique et du trafic négrier. Cependant l’économie des îles subit plusieurs cycles de transformation en fonction des intérêts de la métropole et de la conjoncture du commerce international. L’insularité Atlantique et l’escale de la navigation dans la zone Atlantique laissèrent des marques profondes sur le paysage et la culture Capverdienne. La position géostratégique de l’archipel dans la trajectoire de la navigation permit aussi bien le passage et l’acclimatation de la flore et de la faune, que la coexistence des peuples et des cultures, à la fois d’origine européenne et africaine, qui délaissèrent les techniques agraires de même que divers éléments de la culture matérielle et immatérielle qui constituèrent les fondements de la culture émergente créole.

The archipelago of Cape Verde consists of 10 islands and various small islets located approximately 500 km of the Senegalese coast. It has a total area of 4 033 km2 but the size of the

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islands varies between 991 km2 (island of Santiago) and 35 km2 (island of Santa Luzia). These are volcanic islands, set in the African plate, resulting from eruptive activity associated with the expansion of the Atlantic Ocean. The volcanism must have started in early Tertiary Era and lasted up to the Quaternary. The island of Fogo registered dozens of eruptions between the fifteenth century and the present. Although the insularity limited the richness of the terrestrial biodiversity, the islands present a notable endemism in their primitive flora and fauna which contain elements common to the other Macaronesian islands. The climatic evolution in the Quaternary and, in particular, the peopling started in the fifteenth century profoundly altered the flora and fauna as well as the landscape now dominated by elements of anthropic origin. Its location on the sailing routes of the sixteenth century turns the archipelago into an important stopover for Atlantic navigation and the slave trade. However the islands’ economy underwent several cycles depending on the interests of the metropolis and the conjuncture of international commerce. The Atlantic insularity and the scale of navigation in the Atlantic left deep marks in Cape Verdean landscape and culture. The geostrategic position of the archipelago allowed the passage and acclimatization of the flora and fauna, as well as the cohabitation of people and cultures of both European and African origins who left their agrarian techniques along with diverse cultural elements both material and immaterial which would pave the way for the emergent creole culture.

O arquipélago de Cabo Verde é formado por 10 ilhas e vários pequenos ilhéus localizados a cerca de 500 km da costa Senegalesa. Tem uma área total de 4 033 km2, mas a dimensão das ilhas varia entre 991 km2 (ilha de Santiago) e 35 km2 (ilha de Santa Luzia). São ilhas vulcânicas, inseridas na placa africana, resultantes de actividades eruptivas associadas à abertura do oceano atlântico. O vulcanismo deve ter começado no inicio da Era Terciária e prolongado até ao Quaternário. A ilha do Fogo registou dezenas de erupções entre o século XV e hoje em dia. Apesar de a insularidade ter limitado a riqueza da biodiversidade terrestre, as ilhas apresentam um notável endemismo na flora e fauna primitiva que apresentam elementos comuns às outras ilhas da Macaronésia. A evolução climática no Quaternário e, de modo particular, o povoamento iniciado no século XV, alterou profundamente a flora e a fauna assim como a paisagem hoje dominada por elementos de origem antrópica. A localização na rota de navegação veleira quinhentista transforma o arquipélago numa importante escala de circulação no atlântico e do tráfico negreiro. No entanto a economia das ilhas passou por diversos ciclos em função dos interesses da metrópole e da conjuntura do comércio internacional. A insularidade atlântica e a escala de navegação no Atlântico deixaram profundas marcas na paisagem e na cultura cabo-verdiana. A posição geoestratégica do arquipélago na rota da navegação proporcionou a passagem e a aclimatação da flora e da fauna, assim como a convivência de povos e culturas, tanto de origem europeia como africana, que deixaram as técnicas agrárias, assim como diversos elementos da cultura material e imaterial que deram as bases da emergente cultura crioula.

INDEX

Mots-clés : Interaction nature et société, Sahel insulaire, Cap-Vert, Macaronésie Palavras-chave : natureza e da sociedade interação, insular Sahel, Cabo Verde, Macaronésia Keywords : Nature and Society Interactive, Insular Sahel, Cape Verde, Macaronesia

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AUTEUR

JOSÉ MARIA SEMEDO

Département des Sciences et Technologie, Université du Cap Vert (UNICV)

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Survivre face à l’adversité du milieu L’archipel du Cap Vert, du fatalisme à la résistance Surviving the adversity of the environment. The archipelago of Cape Verde, Fatalism to resistance Sobreviver em meio à adversidade. O arquipélago de Cabo Verde, fatalism a resistência

Dominique Lecompte

Nous tenons à remercier toutes les personnes dont l’appui nous a été précieux : Mme Laura Ladd, pour la relecture critique des versions successives, M. Jean Michel Lebigre, qui a bien voulu nous aider en réalisant les cartes qui illustrent le texte et en le relisant, et Mmes Alaide Serruto Diaz et Filomena Fialho, qui nous ont permis d’accéder à la documentation du Ministère du Développement Rural.

Introduction

1 L’archipel du Cap-Vert constitue à tous points de vue un cas unique pour tout ce qui a trait à la dynamique environnementale et aux réponses apportées aux contraintes climatiques et naturelles par les sociétés insulaires. L’archipel, de par sa situation géographique en prolongement du Sahel, annonçant par bien des traits le « triangle de sécheresse » du Nordeste brésilien, constitue tout d’abord l’un des rares ensembles insulaires arides du monde intertropical. Il existe bien sûr d’autres îles sèches dans la Caraïbe ou dans le Pacifique, mais elles sont dans des régions qui reçoivent régulièrement des précipitations abondantes et l’aridité s’y explique normalement par leur relief peu marqué, qui n’accroche pas les pluies, et par le fait qu’il s’agit en général d’îles calcaires, facteur qui limite l’existence d’eaux superficielles. Seul peut-être, en zone intertropicale, l’archipel de Socotra ou le Sud malgache – mais nous sommes là à une toute autre échelle – pourraient du point de vue des contraintes climatiques être rapprochés du Cap-Vert. La sécheresse, la famine, la mort du peu de bétail dont disposaient les familles, puis celle des enfants, des vieux, des plus faibles, l’exil forcé de ceux qui ont survécu… ces drames hantent l’imaginaire et l’histoire du Cap-Vert. La

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lecture des Affamés1, des Victimes du vent d’Est2, ou l’écoute de Sodade et son évocation du long chemin qui mène ceux qui sont chassés par la faim vers les « roças » de São Tomé3, la littérature, la poésie et la musique cap-verdiennes d’il y a seulement cinquante ans nous renvoient sans cesse l’image d’agriculteurs qui, après s’être échinés à planter maïs et haricots dans leurs montagnes, voient leurs efforts ruinés par la sécheresse, les criquets et le vent d’Est qui dessèche tout4.

Hameau proche de Fontainhas sur l’île de Santo Antão

Cliché : Richard Leeming, 2009, flickr

2 La seconde originalité vient du fait que, comme dans le cas des Mascareignes, les îles du Cap-Vert étaient totalement inhabitées lors de leur découverte. La quasi-totalité de la population est donc issue du métissage des Portugais et de leurs esclaves embarqués pour la plupart sur la côte africaine située entre le fleuve Sénégal et le Sierra Leone, constituant une société créole. Isolés dans un milieu micro-insulaire, les habitants ont dû durant des siècles survivre dans un environnement souvent hostile, ne se prêtant ni à la culture des plantes méditerranéennes ni à celle des productions propres à l’Afrique côtière humide d’où venaient les esclaves, sans qu’aucun groupe n’ait véritablement disposé à l’origine de savoir-faire spécifiques adaptés aux conditions naturelles de l’archipel5.

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Figure 1 : L’archipel du Cap-Vert

3 La troisième originalité du Cap-Vert enfin est l’ancienneté de sa colonisation. C’est en 1460, juste quelques années après avoir pris pied aux Açores et à Madère, îles dotées de conditions naturelles plus favorables à l’agriculture méditerranéenne, que les Portugais s’installent au Cap-Vert, quarante ans avant la découverte du Brésil, deux cents ans avant l’installation des Français aux Antilles et aux Mascareignes, plus de quatre cents ans avant le Congrès de Berlin qui devait partager l’Afrique entre les puissances européennes. Le contexte économique et juridique qui a présidé à la colonisation du Cap-Vert était encore pratiquement celui de l’époque médiévale et la durée de la présence coloniale, cinq cent quinze ans, fut beaucoup plus longue que partout ailleurs.

4 De nos jours, le Cap-Vert est « à la mode ». Les catalogues des voyagistes nous présentent plages, sports nautiques et chemins de randonnée dans des paysages saisissants. Les rapports économiques de tous les organismes internationaux nous décrivent un pays qui a récemment rejoint le groupe des États ayant un niveau de développement moyen, où l’espérance de vie est passée de 55,3 ans en 1970 à 74,5 en 2010 et où la proportion de population sous le seuil de pauvreté a été divisée par deux entre 1989 et 2007. Comment un archipel perdu au milieu de l’Atlantique, doté de conditions naturelles particulièrement adverses, dont rien ne permettait, il y a tout juste quarante ans, d’augurer de la moindre capacité de survie en tant que nation indépendante, peut-il se présenter aujourd’hui comme une relative « success story » ?

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Tableau 1 : Caractéristiques des îles habitées

Source : Instituto Nacional de Estatística et Stratégie de développement à l’horizon 2015 du Ministère du Développement Rural

Tableau 2 : Potentialités d’occupation des sols

Source : Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le Développement - Rio de Janeiro - Rapport Cap Vert 1992

I- Un milieu naturel peu propice à l’implantation humaine

5 L’archipel du Cap-Vert est situé au milieu de l’Atlantique, à la latitude du Sénégal, à environ 570 km à l’ouest de Dakar et de la « péninsule du Cap Vert » dont il porte le nom, et à 3 000 kilomètres du Brésil. Le pays se situe donc exactement là où l’oscillation saisonnière de la Zone de Convergence Intertropicale (ZCIT) et de la zone anticyclonique des Açores permet aux voiliers venus d’Europe de mettre le cap sur les Antilles et la côte du Brésil. Il s’agit d’un ensemble de dix petites îles, dont neuf

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habitées, d’une superficie totale de 4 033 km2, la plus grande n’atteignant même pas 1 000 km2. Le pays comprend deux groupes d’îles ; d’une part celui de Barlovento (îles du vent), le plus au nord et, plus de 250 km au sud, le groupe de Sotavento (îles sous le vent). Plus que cette distinction, le facteur déterminant du point de vue de l’occupation humaine est celui du relief qui permet de distinguer d’une part des îles montagneuses, extrêmement accidentées (Santo Antão, São Nicolau, Santiago, Fogo et Brava) et d’autre part des îles basses (Boa Vista, Sal et Maio).

6 Il s’agit donc d’un milieu micro-insulaire dont les îles les plus éloignées sont séparées les unes des autres par plus de 250 km, ce qui exigeait autrefois des voyages de plusieurs jours entre les différents points de l’archipel. Certaines îles sont de plus extrêmement montagneuses, rendant les communications terrestres internes d’une vallée à l’autre difficiles (il fallait 7 h dans les années 1940 pour aller de Praia à Tarrafal, à peine à 80 km au nord de Santiago). Formées au Tertiaire et au Quaternaire, les îles sont essentiellement d’origine volcanique (plus de 80 % de la superficie sont constitués de roches basaltiques) et dépourvues de ressources minérales appréciables hormis les salines de Maio, Sal et Boa Vista. Les sols eux-mêmes, développés sur des substrats basaltiques, de phonolites ou de lapillis, souvent en fortes pentes, bien que riches en éléments minéraux, sont pour plus de la moitié peu évolués, pierreux et pauvres en matière organique du fait de la faible couverture végétale.

Figure 2 : Relief, climat et répartition de la population sur l’île de Santo Antão

7 Du point de vue climatique, le Cap-Vert constitue, selon l’expression de l’historien António Correia e Silva, un « Sahel insulaire6 », c’est-à-dire que son climat se caractérise à la fois par son aridité et par son extrême variabilité d’une année sur l’autre. Du fait de la situation océanique, les températures sont modérées et varient peu au cours de l’année (20 à 26 ºC, très rarement plus de 32 ºC). Soumis aux influences contraires de l’anticyclone des Açores, de la zone de basses pressions équatoriales, du courant froid des Canaries et de la dépression sur le continent africain durant l’été, le climat se caractérise, comme pour tout le Sahel, par une saison des pluies très courte, de juillet à septembre, lorsque la Zone de Convergence Intertropicale remonte jusqu’à

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25º N, soit environ la latitude de Santo Antão. Globalement aride (les précipitations moyennes sont estimées à 230 mm/an, moins de la moitié de Dakar qui reçoit 493 mm), de grandes différences existent du fait du relief entre les zones côtières – qui reçoivent moins de 200 mm de précipitations et ne peuvent abriter qu’une végétation steppique –, les zones semi-arides de 200 à 400 mètres d’altitude – qui, avec 300 à 600 mm de précipitations peuvent localement permettre l’agriculture et porter une végétation arbustive –, et les zones subhumides – 400 à 600 mètres d’altitude et 400 à 600 mm de précipitations – et humides – au-dessus de 700 mètres d’altitude, plus de 600 mm de précipitations, parfois jusqu’à 800 mm –, les plus favorables à l’activité agricole.

Barrage de Poilão sur la ribeira Seca, Santiago

Cliché : Laura Ladd, 2013

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Maïs et haricots complantés

Cliché : Laura Ladd, 2013

Levada de , Tarrafal, aménagement hydraulique traditionnel

Cliché : Laura Ladd, 2014

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Ribeira Grande de Santiago, jardins irrigués et ruines du couvent São Francisco construit en 1640

Cliché : Laura Ladd 2014

8 L’un des points essentiels est l’extrême variabilité des précipitations d’une année sur l’autre avec la récurrence d’années de sécheresse extrême (en moyenne une année sur trois). Sur une longue période, de 1718 à 1983, le pays a souffert de 97 années de sécheresse dont 14 périodes de « secas » ayant duré plus de 3 années consécutives avec des conséquences catastrophiques sur la végétation naturelle, l’agriculture et l’élevage. Hormis les fonds de « ribeiras » où la nappe phréatique peu profonde permet l’irrigation, les zones plus humides au-dessus de 700 mètres d’altitude sont les seules, lorsqu’elles sont au vent, à permettre véritablement l’agriculture pluviale et la production de fourrage7 sans trop d’aléas. Globalement affecté par la faiblesse des précipitations, le pays souffre également du fait que le nombre de jours de pluies est toujours très concentré (entre 15 et 55 jours selon les stations), une seule pluie pouvant représenter plus de 50 %, voir l’intégralité des précipitations annuelles. Ces pluies torrentielles, jointes au caractère accidenté du relief, peuvent avoir des effets dévastateurs, entraînant l’effondrement de pans de montagne, l’inondation de zones basses, la disparition de terres arables et la destruction d’ouvrage d’art ; les épisodes de 1984 ont causé plus de 30 morts, ceux de 1966 une quinzaine et plus récemment ceux de 2013 ont entraîné la destruction d’importantes infrastructures à Boa Vista.

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Tableau 3 : Description des îles par Valentin Fernandes (1506-1510).

9 Les caractéristiques du substrat géologique, du climat et du relief en majorité escarpé (les terres cultivables ont fréquemment des pentes de 40 à 70 % et l’amont des bassins- versants plus de 120 %) se combinent pour créer des conditions extrêmement défavorables au niveau de l’hydrographie et sont particulièrement la cause du manque d’eaux superficielles. Il n’existe actuellement, dans tout le pays, qu’un seul cours d’eau « permanent », sur l’île de Santo Antão, toutes les autres « ribeiras » n’ayant qu’un écoulement occasionnel de plus ou moins longue durée, uniquement en saison des pluies, même si, lors de leur découverte au XVe siècle, des rivières plus importantes semblent avoir existé, notamment à Ribeira Grande, l’actuelle Cidade Velha, premier établissement européen en Afrique, édifié à l’embouchure d’un cours d’eau alors décrit dans les années 1550 comme étant « une rivière de fort débit qui nait deux lieues à l’amont8 ». Globalement, on estime qu’environ 51 % des 230 mm de précipitations que le Cap-Vert reçoit en moyenne s’évaporent, 34,7 % ruissellent vers l’océan et seulement 14,3 % s’infiltrent et alimentent les nappes phréatiques9. Du fait du relief et de la taille des îles, les bassins hydrographiques n’ont qu’une superficie limitée (70 km2 en moyenne) réduisant d’autant les capacités de stockage des eaux superficielles dont les ressources sont estimées à 181 millions de m3 par an. Les réserves en eaux souterraines sont également limitées, estimées à 124 millions de m3 par an, les périodes de sécheresse prolongées pouvant aisément mettre en péril le rechargement des aquifères.

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Impluvium de récupération des eaux de pluie à Fogo

Cliché : Jean-Michel Lebigre, 2016

10 Bien que disposant d’une Zone Économique Exclusive (ZEE) maritime de 734 000 km2 (180 fois plus grande que sa surface émergée), le Cap-Vert n’a pas de ressources halieutiques importantes puisque, du fait de la faible étendue des eaux peu profondes, de la faible pluviosité et de l’absence de cours d’eau, le pays ne dispose ni de récifs coralliens ni de zones de mangroves qui seraient favorables à la reproduction des espèces marines. Le potentiel global exploitable n’est donc que de 26-34 000 tonnes par an, à plus de 50 % des thonidés migrateurs, alors que le Sénégal par exemple, qui ne possède qu’une ZEE de 180 000 km2, quatre fois moins que le Cap-Vert, bénéficie d’un potentiel exploitable estimé à 450 000 tonnes par an, soit treize fois plus10. L’une des principales ressources potentielles lors de la découverte était constituée par les tortues de mer, alors abondantes (surtout la tortue caouane – Caretta caretta – et la tortue verte – Chelonia midas). La faune terrestre, de même, était particulièrement pauvre puisqu’aucun mammifère terrestre ni poisson d’eau douce n’était présent dans l’archipel et que les 72 espèces d’oiseaux et la quinzaine d’espèces de reptiles qui s’y trouvaient n’offraient pas d’intérêt du point de vue alimentaire ; les crustacés d’eau douce n’apparaissant dans les ribeiras que de façon sporadique.

11 Du fait de ces conditions naturelles contraignantes, l’archipel, qui ne disposait déjà d’aucune ressource minière hormis le sel, n’offrait, lors de sa découverte, pratiquement aucun produit végétal ou animal susceptible d’exploitation même à petite échelle. Bien que certaines études estiment que les deux tiers de la superficie des îles auraient été boisés avant l’arrivée des Européens, il s’agissait probablement plutôt d’une végétation arbustive de peu de valeur. L’une des premières descriptions qui nous soit parvenue, celle de Valentin Fernandes en 1506-1510, nous dresse un tableau peu attractif des possibilités d’exploitation des îles.

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12 Émergées entre le Crétacé et le Miocène, éloignées des continents, les îles du Cap-Vert n’avaient lors de leur découverte qu’une flore relativement pauvre, environ 300 espèces non importées, dont 92 endémiques. Les zones littorales arides ne portaient qu’une savane arborée peu dense combinant surtout des graminées et comme arbres, des « espineiro branco » (Faidherbia albida), un palmier proche du dattier (Phœnix atlantica) et des « figueira brabo » (Ficus sycomorus). Seules les zones montagneuses plus arrosées portaient une végétation arbustive, essentiellement de « tortolho » (Euphorbia tuckeyana), une euphorbiacée pouvant atteindre trois à quatre mètres de hauteur, « lingua de vaca » (Echium hypertropicum) pouvant atteindre au maximum deux mètres ou le « marmulano » (Sideroxylon marginata), seul arbre véritable de l’archipel pouvant atteindre les douze mètres11. La végétation primitive n’offrait donc pratiquement aucune espèce utilisable pour le bois ou pouvant donner lieu à une cueillette. Mis à part les ficus dont le bois se prête à la fabrication de pilons, les seuls produits végétaux susceptibles d’être commercialisés à l’époque étaient d’une part la résine des dragonniers (Dracæna draco) alors relativement abondants, de 500 à 900 mètres à Santo Antão, Santiago et São Nicolau, et l’orseille (Roccella tinctoria et R. canariensis), lichen tinctorial présent sur les falaises littorales qui fut jusqu’à la fin du XVIIIe siècle l’une des principales ressources du pays12.

L’impact de l’implantation humaine et la difficile résilience des habitants

13 Lors de l’arrivée des Portugais en 1460, l’archipel n’offrait que très peu d’intérêt économique. Dès 1462, le roi D. Afonso V fit donation de l’ensemble des îles découvertes à son frère, D. Fernando, charge à lui de les peupler et d’en organiser la colonisation. Quatre années plus tard, ce dernier informa son frère que « du fait qu’elles sont si éloignées de notre royaume, les gens ne veulent pas aller y vivre13 ». Outre son éloignement, l’archipel était alors en marge du monde connu et, à la différence de Madère et des Açores, les conditions écologiques ne permettaient pas l’occupation agropastorale de subsistance basée sur la culture de plantes méditerranéennes avec des techniques et dans un cadre juridique qui étaient ceux de l’époque féodale. À part la vigne, ni le blé, ni l’orge, ni l’olivier ne purent être acclimatés dans l’archipel. Au cours des premières décennies d’occupation humaine, les îles vécurent donc modestement en tant qu’intermédiaires entre le royaume et les « rios da Guiné », côte africaine comprise entre l’embouchure du fleuve Sénégal et la Sierra Leone où les « lançados » se livraient à la traite, avec les souverains locaux, essentiellement de l’or, de l’ivoire et de petites quantités d’esclaves destinés à la péninsule ibérique.

14 La fin du XVe siècle et les premières années du XVIe, avec la poursuite de l’expansion outre-mer des puissances ibériques, peuvent être considérées comme un tournant en ce qui concerne l’occupation de l’archipel et son rôle dans l’espace atlantique. En quelques années, toutes les grandes flottes de découverte firent escale à Ribeira Grande, que ce soit Vasco de Gama en 1497 dans sa navigation vers les Indes, Christophe Colomb lors de son troisième voyage aux Amériques en 1498, Pedro Álvares Cabral en route pour découvrir le Brésil en 1500, ou Juan Sebastián Elcano qui avait succédé à Magellan aux Philippines et qui n’eut en 1522 la certitude d’avoir pour la première fois réalisé le tour du monde que lorsqu’il arriva en vue du Cap-Vert14. En quelques années, l’île de Santiago et Ribeira Grande, de petit comptoir perdu aux marges de l’œkoumène, se

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transforma, du fait de sa situation favorable par rapport aux alizés, en un point d’escale quasi-obligé pour les navires en direction des Antilles, de l’Amérique du Sud, des Indes, de l’Extrême Orient et en Afrique, des côtes de Mina et du royaume de Congo. L’archipel connut alors un véritable « big bang » ; la nécessité d’approvisionner les navires de passage en vivres frais entraîna un développement de l’agriculture avec comme corollaire le recours à une nombreuse main-d’œuvre servile. Dans le même temps, la colonisation des Amériques occasionna une explosion de la demande d’esclaves et, de par sa proximité de la côte africaine, Santiago joua alors le rôle d’un vaste entrepôt où ces derniers séjournaient quelques mois afin d’y être « ladinisés » (formés aux travaux agricoles propres aux cultures de plantation, catéchisés et dotés des connaissances minimales en créole nécessaires pour comprendre les ordres) avant d’être revendus au Nouveau Monde15.

15 Suite à la découverte de l’archipel, les îles de Santiago et de Fogo furent les premières à être peuplées, cultivées et intégrées commercialement dans l’espace atlantique. Ribeira Grande devint l’un des points focaux de la traite négrière entre la côte d’Afrique et les Amériques et l’intérieur de l’île vit se développer une économie de plantations pour approvisionner les équipages des navires et leur cargaison servile. De leur côté, Fogo et le Nord de Santiago développaient la culture du coton, de l’indigo et la production de bandes de pagne qui à leur tour servaient de monnaie d’échange pour l’achat des esclaves sur la côte. Les îles basses et arides de Maio, Sal, Boa Vista et São Vicente furent dédiées à l’élevage de bovins et de caprins laissés en liberté ; Brava ne fut quant à elle peuplée qu’en 1680 par une partie des habitants de Fogo chassés de leurs terres par une éruption volcanique. Les îles de Barlovento ne furent occupées que 150 à 250 ans plus tard : au début du XVIIe siècle pour São Nicolau, avec l’arrivée de quelques familles de Madère, 1725 pour la colonisation permanente de Santo Antão16, à la moitié du XIXe siècle seulement pour São Vicente lorsque des compagnies de navigation britanniques décidèrent d’y installer un dépôt de charbon pour les vapeurs.

16 Cette révolution entraîna le développement d’une agriculture et d’un élevage capables d’approvisionner la population libre et servile résidente ou en transit sur les bateaux de passage. La flore et la faune locales n’offrant aucune ressource, de nombreuses espèces furent introduites et le Cap-Vert fut, au début du XVIe siècle, l’un des principaux lieux d’acclimatation de nouvelles cultures. La plupart des plantes méditerranéennes ne pouvant y prospérer, hormis la vigne attestée dès le XVIe siècle à Fogo17, ce sont d’abord des espèces américaines qui furent introduites avec l’arrivée du maïs probablement venu du Brésil ainsi qu’un peu plus tard du manioc et du cocotier, cultures qui devaient, à partir de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, être introduites en Afrique par les Portugais depuis le Cap-Vert. Également originaire du Brésil, bien adapté à l’aridité du milieu, le pourghère (Jatropha curcas), dont l’huile était utilisée pour la savonnerie et l’éclairage (jusqu’à la fin du XIXe siècle, les rues de Lisbonne furent éclairées en grande partie grâce à l’huile de pourghère du Cap-Vert) fut l’objet de plantations à relativement grande échelle et disséminé par les Portugais dans l’ensemble du monde tropical. Dans l’autre sens, la canne à sucre – nécessaire en particulier pour la production d’eau-de-vie dont les navires faisaient une forte consommation, introduite dans l’archipel depuis Madère, et qui prospéra de 1520 à 1650 –, et l’igname – amenée de la côte africaine pour les esclaves – passèrent du Cap- Vert à Bahia18 et à Pernambouc, avec le bananier apporté de la côte de Guinée. La culture du coton, d’origine asiatique mais déjà bien connu au Portugal suite à l’occupation arabe, fut également développée à Santiago et surtout à Fogo avec pour

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corollaire le développement de la culture de l’indigo. Le caféier arabica enfin fut introduit à São Nicolau, venant des Antilles, en 1790 et s’étendit alors dans les zones de 400 à 1 000 mètres d’altitude de Fogo, Santiago et Santo Antão.

17 De la même façon, le bétail du Portugal fut acclimaté, les premières vaches et les premiers chevaux introduits au Brésil étant venus du Cap-Vert. L’élevage des chèvres et des ânes, en particulier dans les îles basses trop arides pour permettre l’agriculture comme Maio (qui abrite toujours des troupeaux d’ânes redevenus sauvages), Boa Vista ou São Vicente où ces animaux étaient laissés pratiquement en liberté, connut un développement important notamment en vue de la production de viande séchée et salée, toujours à destination des bateaux. Les porcs et les animaux de basse-cour furent également introduits ainsi que, à l’état sauvage, la pintade de Numidie (Numida meleagris galeata) et les colombes.

18 Un autre effet induit de l’occupation des îles par l’homme et ses animaux domestiques fut le développement des maladies. Bien qu’arides, les îles ne manquaient pas dans les fonds de ribeiras de marécages favorables à la prolifération des moustiques (Ædes ægipti, et Anopheles arabiensis sont présents dans l’archipel) et l’arrivée de populations déjà contaminées sur la côte d’Afrique entraîna le développement du paludisme qui s’y dissémina et de là, passa au Brésil. L’île de Santiago, et en particulier la ville de Praia, acquit une réputation d’insalubrité, obligeant le gouverneur à se déplacer vers d’autres îles au climat plus sain (Brava et São Nicolau) et à réaliser des premiers travaux d’assainissement. La fièvre jaune, de même, est mentionnée au Cap-Vert dès 1510, puis en 1555 d’où elle passa à São Tomé et au Brésil ; plusieurs allers et retours épidémiques de fièvre jaune furent également notés entre Lisbonne et Ribeira Grande au XVIe siècle, en relation avec le passage des navires19.

19 La première conséquence de ce bouleversement fut une altération profonde du fragile écosystème des îles. L’introduction d’espèces animales qui se sont ensauvagées, comme les chats et les singes (Chlorocebus sabæus) amenés de la côte africaine, ainsi que de rongeurs a causé des dégâts sur l’avifaune et sur les reptiles terrestres dont certaines espèces en particulier celles des “îles désertes” (Santa Luzia et les ilôts Branco et Raso) ont été décimée voire ont totalement disparu en particulier le mythique lézard géant de Cocteau (Chioninia coctei) qui n’a plus été observé depuis 191220. Les ressources de la mer ont été peu affectées, la pêche ayant été peu pratiquée, les Portugais ayant découragé cette activité et parfois même interdit l’utilisation de bateaux pour empêcher la fuite des esclaves21. Les principaux dommages concernent les tortues de mer, objets d’une pêche effrénée durant des siècles, l’île de São Vicente ayant même connu une importante activité de salage de la viande de tortue. La principale conséquence de l’occupation humaine a été la dégradation quasi irréversible de la végétation naturelle du fait des effets conjugués de l’extension de l’agriculture et de l’élevage ainsi que de la collecte de bois de feu. Pire encore, cette mise en production des îles, et d’abord des premières occupées – Santiago et Fogo –, fut le fait soit de Portugais qui connaissaient tout au plus les pratiques culturales traditionnelles des régions méditerranéennes, soit d’esclaves originaires de régions beaucoup mieux arrosées de la côte africaine ou de régions sahéliennes faiblement accidentées. Aucun des nouveaux occupants des îles ne disposait donc d’un savoir-faire adapté au milieu aride et montagneux qui est celui du Cap-Vert. Concernant l’agriculture pluviale (sequeiro), l’agriculture en terrasse, pratique qui limite l’érosion, n’existe pratiquement qu’à Santo Antão. Quant aux secteurs irrigués (regadio), les techniques traditionnelles

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qui reposent sur de petits canaux à l’air libre irriguant à tour de rôle des casiers séparés par des murets de terre sont peu efficaces et entraînent une forte déperdition d’eau. Les arbres sont d’une façon générale non intégrés aux systèmes de production. Le choix des plantes à cultiver fut également un problème : les céréales qui formaient la base du régime alimentaire portugais de l’époque ne purent être acclimatées. On se tourna donc vers les cultures du sorgho et du mil bien maîtrisées par les esclaves africains mais très vite, suite à la découverte des Amériques, les haricots et surtout le maïs, autrement exigeant en eau, devinrent la base de l’alimentation cap-verdienne accompagnés de quelques légumes (choux et courges)22. La végétation forestière la plus riche, celle des ribeiras, où l’eau est présente à faible profondeur, fut vite défrichée pour laisser la place aux cultures les plus exigeantes en eau : canne à sucre, arbres fruitiers, tubercules et légumes, la végétation d’origine se trouvant repoussée sur les pentes les plus fortes. Là où l’homme estimait, souvent à tort, que la culture pluviale était possible, un système de jachère à courte révolution fut pratiqué (un ou deux ans de repos). Les espèces arbustives y étaient coupées, les herbes sèches réunies en tas et brulées, les semences de maïs et de haricots (plusieurs espèces de haricots et de doliques, surtout Phaseolus vulgaris, Phaseolus lunatus et Vigna sinensis) étant ensuite plantées en mélange à la houe ou au bâton à fouir. Les autres zones sèches furent abandonnées à la collecte du bois de feu et à l’élevage, en particulier à celui de chèvres, particulièrement dévastateur.

20 L’un des effets les plus négatifs de ces techniques culturales sur des versants mal protégés est que les éléments fins des sols sont emportés soit par le vent, soit par le ruissellement. Le fait que la majeure partie des eaux de pluie ruisselle entraîne par ailleurs un affaissement des nappes d’eau superficielles, une mauvaise réalimentation des réserves souterraines et finalement, un dysfonctionnement de l’ensemble du réseau hydrographique, la totalité des cours d’eau se tarissant d’autant plus que le manque de couvert arbustif ne permet pas de maintenir l’humidité sur place et que le ruissellement n’est pas contrôlé. Les extractions de sables sur les plages favorisent enfin la salinisation des nappes phréatiques proches du littoral rendant leurs eaux impropres à l’agriculture.

21 Ce type d’occupation de l’espace entraîna rapidement la destruction de la flore autochtone, l’appauvrissement des sols et leur forte érosion. Le rapport effectué en 1881 par un agronome, le comte Henrique de Arpoare, pour le compte du gouvernement établissait un diagnostic exact de la situation23 : « Les arbres et d’une manière générale toute la végétation dépendent comme partout de la régularité et de l’abondance des pluies. Quand la pluie manque, comme cela advient de temps à autre, la terre ne produit pas avec comme conséquence la famine et la mort de milliers de personnes comme cela est arrivé il y a 17 ans (1864) lorsque près de 30 000 personnes moururent. Année après année le couvert arboré recule, ce qui entraîne l’assèchement des sources. Les chèvres constituent la ressource des plus pauvres et les peaux sont un produit d’exportation important. La chèvre détruit tout, même ce qu’elle n’utilise pas comme aliment ». En 1935, plus de cinquante ans plus tard, Auguste Chevalier24 dressait exactement le même tableau, indiquant que pratiquement rien n’avait été fait en matière de reboisement et que « l’hydraulique agricole est à peu près inexistante dans l’archipel ». Après plusieurs siècles de présence humaine, le milieu naturel de l’archipel, déjà peu prodigue, se trouvait être saccagé par des techniques culturales inadaptées et le pâturage des caprins. La végétation d’origine qui, malgré sa xérophilie, entretenait des microclimats plus favorables, retenait les eaux de pluie près de la surface et diminuait la température du sol, avait disparu, avec pour conséquence le tarissement des sources et l’érosion des sols, tout en contribuant

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probablement à une baisse des précipitations. Outre cet appauvrissement, la focalisation sur le maïs comme principale source d’alimentation de la population augmentait encore le risque de crise alimentaire, cette culture nécessitant environ 600 mm de précipitations bien réparties en plusieurs fois alors que les céréales sahéliennes, qui avaient été introduites avant la découverte des Amériques, sont beaucoup moins exigeantes (250 mm pour le millet, 375 mm pour le sorgho) et nécessitent moins de travaux.

22 La conséquence la plus importante de cette situation est la récurrence des famines qui ont cycliquement frappé les îles jusqu’au milieu du XXe siècle. Quelques années de mauvaises pluies, parfois combinées avec les invasions de sauterelles ou un souffle d’harmattan particulièrement desséchant et les récoltes sont perdues, le fourrage vient à manquer, les animaux meurent. Les habitants les plus pauvres commencent alors à vendre les quelques biens dont ils disposent pour acheter de la nourriture dont le prix augmente sous l’effet de la spéculation ; les plus faibles commencent à mourir, ceux qui survivent n’ont plus la force de cultiver lorsque les pluies reviennent. Si la situation perdure trois ou quatre ans, même les moins pauvres sont affectés ; à l’époque de l’esclavage, les propriétaires incapables de les nourrir les laissaient fuir dans l’intérieur des îles ou les vendaient aux Amériques. L’archipel perd alors une grande partie de sa population piégée dans ses îles, démunie face à l’incurie ou à l’orgueil d’une administration qui se refuse à solliciter des secours et même parfois les aides que les pays où de fortes communautés cap-verdiennes sont installées proposent. Jusqu’à la fin de la période coloniale, en 1975, les seules réponses apportées par l’administration face aux famines furent la déportation vers d’autres colonies qui avaient besoin de bras, l’ouverture de chantiers de travaux publics (les « Trabalhos de Apoio » qui permirent surtout de paver les routes) et la distribution de petites quantités de vivres dans des conditions souvent indignes comme ce fut le cas lors du « desastre da Assistência» (désastre de l’Assistance) le 20 février 1949, lorsque le local où était distribuée la soupe populaire s’effondra entraînant 232 miséreux dans la mort.

23 Dans de telles conditions, une société de plantation semblable à celle des Antilles, des Mascareignes ou du Sud des États-Unis ne put se structurer au Cap-Vert. Bien que l’archipel ait vu dès le XVIe siècle la mise en place d’un système esclavagiste basé sur la culture de la canne à sucre par une main-d’œuvre servile25, l’éloignement et la pauvreté des îles firent que le nombre de femmes portugaises y fut toujours infime. En découla très vite la formation d’une élite dirigeante de « brancos da terra » (blancs du pays) fortement métissée26 faisant dire à un voyageur du XVIII e siècle que l’on « considérait comme blanc celui qui portaient des souliers ». Le Cap-Vert constitua très tôt une société quasi intégralement métissée dans laquelle tout le monde parle le créole. Bien avant que Gilberto Freyre dans O mundo que o português criou n’invente le Lusotropicalisme, l’archipel constitua un laboratoire de mise en œuvre de cette idéologie voulant que la colonisation portugaise se distingue des autres par sa capacité au métissage. Les « grands » propriétaires esclavagistes devinrent, après l’abolition de l’esclavage en 1878, des « morgados » qui exploitaient les « rendeiros », fermiers qui ne disposaient d’aucun capital pour cultiver et pouvaient d’une année sur l’autre se voir chasser des lopins de terres qu’on leur avait concédés, empêchant ainsi tout investissement durable dans la mise en valeur des terres. Les fonctionnaires métropolitains ayant toujours été en nombre infime, c’est de leur groupe que fut issu, dès les premiers siècles de colonisation, l’essentiel des autorités administratives, municipales et judiciaires.

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Paysage à 500 mètres d’altitude du plateau central de Santiago, route Fundura-Ribera da Barca, secteur Ribeirão de Areia en septembre aprés les premières pluies

Cliché : Laura Ladd, 2013

Même paysage en juin avant les pluies

Cliché : Laura Ladd, 2015

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24 Si cette situation, comme dans toute la zone sahélienne, se produit de façon récurrente depuis les premiers siècles de la colonisation, il semble bien que la dégradation du milieu et l’accroissement de la population aient entraîné une rupture durable de l’équilibre écologique lors de la première moitié du XIXe siècle. Les années de famine recensées représentent environ 2 % de la durée totale des XVIe et XVIIe siècles, alors que l’archipel n’avait encore que 20 à 30 000 habitants, encore s’agissait-il de phénomènes souvent limités à certaines des îles de l’archipel. Au XVIIIe siècle, le pourcentage d’années de famine monte à 12 % du temps, pour atteindre 37 % de la durée du XIXe siècle et encore 30 % des cinquante premières années du XXe, phénomènes de plus en plus généralisés à l’ensemble de l’archipel. Au cours des années 1830, la dégradation des sols et l’appauvrissement des ressources hydriques font que, dès que les pluies manquent, la production agricole ne peut nourrir la population, même si celle-ci n’a qu’un taux de croissance relativement modéré. Le Cap-Vert devient alors structurellement incapable de nourrir sa population de façon régulière. L’ajustement, en l’absence de toute amélioration en ce qui concerne les techniques culturales, la reforestation ou l’hydraulique rurale, ne peut se faire que par le décès de 20 à 30 % des habitants à des intervalles de plus en plus rapprochés.

Tableau 4 : Historique des principales crises alimentaires au Cap-Vert

Source : Ilidio do Amaral in História Geral de Cabo Verde vol. I pp. 12-14 complèté par António Carreira "Cabo Verde (Aspectos sociais, secas e fomes do século XX).

25 Une autre échappatoire, qui a non moins marqué l’imaginaire cap-verdien, est l’émigration. Dès le XVIe siècle, à l’occasion de la plus ancienne crise alimentaire recensée, une partie des habitants de l’archipel émigrent vers les « rios da Guiné ». Dès le XVIIIe siècle, des habitants de Fogo et Brava s’embarquent sur les navires baleiniers du Massachussetts et de Rhode Island et établissent en Nouvelle Angleterre une

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importante colonie cap-verdienne dont les membres s’emploient également dans les industries textiles de New Bedford et les activités agricoles du Cape Cod. Ce mouvement de migration spontanée grossit à chaque nouvelle crise alimentaire et les destinations se diversifient. Alors que 67 % des migrants spontanés se dirigeaient vers les États-Unis en 1900-1920, ils ne sont plus que 7,9 % en 1946-1952, d’autres destinations ayant provisoirement attiré les principaux flux tels le cône sud de l’Amérique Latine (11,9 % en 1927-1945), Dakar (17,5 % pour la même période) mais surtout la Guinée portugaise (13,2 % en 1946-1952) et le Portugal continental (57,8 % à la même époque)27.

26 Mais plus que l’émigration spontanée, c’est l’émigration forcée vers São Tomé qui fut utilisée par l’administration comme un moyen de palier les crises alimentaires dues au déséquilibre écologique. Tandis que le Cap-Vert ne pouvait nourrir sa population et n’offrait alors presque aucune possibilité en matière d’emploi, São Tomé avait besoin d’une main-d’œuvre abondante et bon marché pour les roças de cacao et de café qui s’y développent à partir du début du XIXe siècle. Lors de la famine de 1863-1866, le gouverneur envoie pour la première fois 1 000 Cap-Verdiens des deux sexes à São Tomé en « utilisant pour ce faire tous les moyens de persuasion ». De 1900 à 1922, plus de 24 000 Cap-Verdiens sont envoyés à São Tomé et chaque fois qu’une crise alimentaire apparaît, l’administration fait pression sur les Cap-Verdiens pour qu’ils acceptent de signer un contrat pour « le Sud » : 24 000 nouveaux « serviciais » seront embarqués de 1940 à 1949 et encore près de 39 000 de 1950 à 1973. L’émigration quasi forcée vers São Tomé fut donc avec la famine la façon la plus simple de faire face à l’impossibilité structurelle pour l’archipel de nourrir ses habitants suite à la dégradation des conditions naturelles et à l’absence de toute politique d’investissement dans l’aménagement rural et hydraulique qui aurait pu améliorer le sort des populations. Les pressions exercées sur des affamés pour qu’ils acceptent de s’engager, la dureté du climat et du travail à São Tomé, la relégation dans les faits des Cap-Verdiens au statut « d’indigènes » alors qu’ils étaient depuis toujours citoyens portugais, tout concourt pour que l’émigration forcée vers São Tomé soit restée dans l’imaginaire collectif comme une déportation, un nouvel esclavage, une atteinte à leur dignité.

La terre reconquise28

27 Le 5 juillet 1975, lorsqu’est proclamée l’indépendance du Cap-Vert, rares étaient ceux qui auraient pu parier sur la viabilité du nouvel État de 270 000 habitants, alors l’un des plus pauvres du monde avec un PIB par habitant de 300 dollars par an, une espérance de vie à la naissance de 55,3 ans, une population analphabète à 40 % pour les plus de quinze ans et une croissance démographique accélérée (7 enfants par femme en moyenne). Très peu de travaux d’infrastructure ou d’aménagement agricole avaient été faits au cours des cinq siècles passés. Les principales ressources du pays étaient alors les transferts des émigrants et l’activité de l’aéroport de Sal, qui constituait une escale quasi-obligée pour de nombreuses lignes aériennes entre l’Europe et l’Amérique du Sud. Le pays disposait cependant de deux atouts, et tout d’abord celui d’avoir été selon l’expression « une colonie sans colons » car, à tous les niveaux, la plus grande partie des agents de l’administration était des Cap-Verdiens dont seul un relativement petit nombre abandonna alors l’archipel, ce qui permit d’assurer la continuité du fonctionnement des services publics. Le second élément décisif fut l’énorme mobilisation des bailleurs de fonds pour appuyer le développement du nouvel État,

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particulièrement dans les domaines de l’agriculture et de l’aménagement et protection du milieu qui furent unanimement jugés comme prioritaires au vu de la situation d’insécurité alimentaire structurelle du pays. Un impressionnant ensemble de travaux d’infrastructures, de recherches et de mise en place de structures nationales (de recherche, d’hydraulique…) fut réalisé au cours des quinze premières années de vie indépendante du pays sous la coordination du gouvernement cap-verdien29. On peut citer, de façon non exhaustive, la réalisation des cartes de zonages agro-écologiques du pays, continuant des travaux déjà initiés par les Portugais, les études de potentiel forestier et des sols réalisées par la FAO et les études de plusieurs bassins-versants appuyées par la coopération américaine avec plusieurs universités des États-Unis. Concernant les travaux d’hydrauliques, d’aménagement, de reforestation, on incita les bailleurs à se concentrer chacun sur certaines îles : Fogo et Brava pour la coopération allemande, Santo Antão pour les Néerlandais, São Nicolau pour la France, Santiago, Maio et Boa Vista pour la Belgique (surtout active dans le domaine forestier), la Suisse et l’Italie intervenant ponctuellement sur d’autres points et l’USAID menant d’importants projets de lutte antiérosive et de correction des écoulements torrentiels. Du point de vue de la mise en place des structures administratives et de recherches, l’INIA (Institut National de Recherches Agronomiques, devenu par la suite INIDA) fut créé et appuyé par plusieurs universités en particulier américaines. De nombreux Cap- Verdiens furent envoyés se former aux États-Unis (Utah, Arizona), en Belgique, en URSS, en Bulgarie… Alors que le principe, à l’époque coloniale portugaise, était que chaque « province d’outre-mer » devait faire face à ses besoins en infrastructure et en équipement sur ses propres ressources, ce qui dans le cas du Cap-Vert empêchait toute action d’envergure, le Cap-Vert put pour la première fois bénéficier d’investissements massifs apportés par les bailleurs sous forme de financements, d’expertise technique ou de formation et ce, alors que son administration responsable du développement rural fonctionnait et disposait déjà d’un minimum de cadres formés au Portugal et motivés à assurer le développement de leur jeune nation.

28 Les premiers dirigeants du Cap-Vert indépendant durent composer avec des exigences contradictoires. Tout d’abord, bien que conscients des dommages causés par les modes de culture traditionnels, il leur était impossible de s’aliéner les habitants des zones rurales qui constituaient alors l’immense majorité de la population, en imposant des règles strictes visant à lutter contre la cueillette anarchique de bois de feu, le surpâturage des chèvres ou en menant de grands travaux de reforestation qui auraient signifié une réduction des superficies disponibles pour l’agriculture de « sequeiro » pratiquée par la plus grande partie des agriculteurs, et par conséquent de la production de maïs, aliment de base de l’alimentation cap-verdienne. Il leur était d’autre part indispensable de canaliser rapidement les aides internationales que recevait le pays, de façon à créer le maximum d’emplois possible et par là même, de convaincre les populations de leur crédibilité30. Les premières années de l’indépendance, puis les premier et second plans (1982-1985 et 1986-1990), concentrèrent donc les actions sur la construction d’ouvrages de lutte antiérosive édifiés par les travailleurs des « Frente a Alta Intensidade de Mão de Obra » (FAIMO, travaux à haute intensité de main-d’œuvre).

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Tableau 5 : Types de dispositifs mécaniques de conservation des eaux et des sols édifiés de l’indépen-dance à 1995

29 Un très grand nombre d’ouvrages de toute nature furent alors édifiés, permettant d’assurer la survie de milliers de travailleurs dans les régions les plus reculées. Les plus simples sont les demi-lunes ou croissants, petites excavations d’un mètre de profondeur et 5 à 6 mètres de diamètre, qui peuvent être aménagées sur des pentes de 10 à 50 %31, et permettent de retenir les eaux d’une précipitation de 80 mm (pluie quinquennale) et de planter un arbre. Les murets sont des constructions en pierre sèche de 50 cm à un mètre de haut, édifiées en suivant les courbes de niveau, associées à des plantations de « babosas » (Aloe barbadensis) et de « carrapatos » (Furcroya gigante) ; elles permettent de lutter efficacement contre le ruissellement et l’érosion ainsi que d’épierrer les champs. Les banquettes rendent possible l’aménagement de terrasses espacées de 7 à 10 mètres à même de retenir des précipitations de 100 mm, et permettent l’agriculture et éventuellement la reforestation. De très nombreuses digues de rétention en pierre sèche ou en gabions furent également construites dans pratiquement toutes les ribeiras du pays, réduisant l’écoulement des eaux vers l’océan et créant de micro-retenues temporaires. Plus de la moitié de ces aménagements furent faits à Santiago.

30 La seconde action d’aménagement à grande échelle menée après l’indépendance concerne la reforestation. Seuls les plus hauts sommets de Santiago et Santo Antão, moins de 3 000 ha, avaient fait l’objet de programmes de reforestation à la fin de la période coloniale. Là encore, afin de protéger les sols contre l’érosion et dans l’espoir de lutter contre la dégradation du climat, un énorme effort fut accompli, mis en œuvre dans le cadre des FAIMO, avec pour slogan « faire reverdir le Cap-Vert ». Ces travaux furent une source de revenus pour les habitants des zones rurales, qui disposaient de plus du droit de ramasser les branches mortes et, avant la saison des pluies, de couper de petites quantités de bois de chauffe. Plus de 77 000 ha furent reboisés de l’indépendance à 1997, essentiellement en arbres de petite taille (Prosopis juliflora, Acacia spp. et Ziziphus mauritiana en zone aride et Cupressus spp. et Eucalyptus spp. en zone humide ou semi-humide). Le pays, dont pratiquement toutes les forêts avaient disparu avant l’indépendance, dispose actuellement de près de 55 000 ha boisés soit 13,6 % de sa superficie, incluant plus de 9 000 ha de forêt de production et de 17 aires protégées permettant d’assurer la conservation des principaux massifs. Si les effets de cette reforestation sur la pluviosité ou les températures ne sont pas clairement observés, le rôle de la végétation arborée dans la protection des versants contre l’érosion, dans la

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restauration des sols par l’apport organique et dans le maintien de leur humidité a pu être prouvé32.

31 Le troisième axe d’intervention se concentra plutôt sur les zones irriguées, visant à multiplier les aménagements hydrauliques. Les premières actions furent, juste après l’indépendance, de faire le point sur les ressources existantes, jusqu’alors mal connues, avec l’appui de nombreux bailleurs de fonds (PNUD, coopération japonaise, coopération française…) qui permirent d’inventorier les potentiels en eaux superficielles et souterraines. D’importants travaux furent ensuite menés pour capter les eaux souterraines (sources améliorées, forages par motopompes, éoliennes ou solaires, galeries drainantes à São Nicolau et Santiago) et pour améliorer les systèmes d’irrigation traditionnels en construisant des réservoirs, en implantant des tuyaux pour réduire les pertes et en modernisant les « levadas ». De 1978 à 1988, la superficie des cultures irriguées est ainsi passée de 1 698 à 2 160 ha (+ 27 %) et atteindrait 3 400 ha en 2014, soit deux fois plus que lors de l’indépendance.

32 Au cours des vingt-cinq premières années d’indépendance, les nouvelles autorités réussirent donc à canaliser les aides des partenaires étrangers en vue de réaliser les études techniques et inventaires nécessaires et à mobiliser les ressources financières afin de mener toute une série de grands travaux d’hydraulique et de reforestation permettant en outre de donner de l’emploi à une partie importante de la population. Même si les FAIMO ont par la suite été fortement critiqués pour la faible productivité des travailleurs et le fait que, pour la plupart des personnes employées, ils représentaient essentiellement une source de revenus sans aucune implication ultérieure dans l’entretien des infrastructures qu’ils avaient pourtant contribué à édifier, ces travaux permirent assurément de modeler l’espace du nouvel État et de renforcer le sentiment d’appartenance nationale. À partir des années 2000, tout en maintenant la mise en œuvre des programmes d’hydraulique et de reforestation engagés, on assista surtout à un véritable saut technologique, avec la réalisation de grands travaux d’hydraulique rurale qui augmentèrent de façon spectaculaire les capacités de stockage d’eau. Ces travaux visant à accroître la disponibilité en eau se conjuguèrent avec des efforts importants en vue d’économiser le précieux liquide avec d’une part le développement de la micro-irrigation, de la culture sous serres et de l’hydroponie, et d’autre part le recours accru, concernant l’eau destinée à la consommation humaine, à la dessalinisation de l’eau de mer permettant ainsi de libérer un volume accru d’eaux souterraines pour l’agriculture.

33 Les techniques d’irrigation sont en passe d’être révolutionnées. Les terres de « regadio » traditionnelles pratiquent essentiellement une irrigation à partir de forages remplissant des réservoirs, les eaux étant ensuite amenées aux champs par des « levadas » en ciment ou en terre ou par des tuyaux de PVC, et s’écoulant dans des casiers séparés par des murets de terre, irrigués à la raie et à l’arrosoir. Cette technique ne permet pas de contrôler la régularité de l’arrosage, et les pertes en eau par évaporation ou infiltration dans les « levadas » atteignent de 33 à 66 %. Depuis la fin des années 1990, la micro-irrigation par goutte-à-goutte se répand ; elle fut d’abord popularisée par un projet de relance de la culture de banane financé par le Fonds européen de développement ; cette technique permet de rentabiliser de 85 à 95 % de l’eau utilisée et de réduire de 50 % la consommation. De 300 ha en 2003, la superficie irriguée en goutte- à-goutte a atteint 800 ha en 2009, soit un tiers des surfaces irriguées et son utilisation se

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répand, de plus en plus d’agriculteurs réalisant les investissements nécessaires pour équiper leurs champs.

34 Cette révolution s’accompagne de la mise en place, pour la première fois, de vastes capacités de stockage. Dès l’époque coloniale, le site de Poilão, sur la Ribeira Seca (côte au vent de Santiago) avait été identifié comme étant favorable à la construction d’un barrage, mais cela ne s’était jamais concrétisé. Depuis le début des années 2000, le pays met en œuvre un vaste programme de construction de barrages avec l’appui de divers bailleurs (Chine, Portugal, Banque Africaine de Développement). Le premier d’entre eux, celui de Poilão, fut inauguré en 2011, quatre autres l’ont été depuis lors à Santiago et deux respectivement à Santo Antão et São Nicolau, permettant d’irriguer au total un peu moins de 700 ha. Le programme d’origine qui prévoit d’édifier à terme une vingtaine d’infrastructure rencontre actuellement des problèmes techniques liés à des malfaçons sur certains ouvrages affectés par des pertes d’importants volumes d’eau et par l’insuffisance des mesures de protection des bassins versants et procédures de distribution et facturation de l’eau d’irrigation mises en place. Les capacités de stockage des eaux ont cependant et, sauf dans le cas de répétition de plusieurs années de sécheresse, permettent de sécuriser l’irrigation des cultures à l’aval des retenues.

35 Actuellement, d’autres innovations technologiques concernant l’utilisation de l’eau se diffusent rapidement. Il s’agit tout d’abord de l’extension des cultures protégées sous serre, qui permettent de limiter les effets du vent et de la radiation solaire sur les cultures et, en saison sèche, de créer un « effet oasis », un milieu ambiant plus humide ; ensuite, du développement de la culture hydroponique, avec l’appui du Centre National d’Hydroponie, technique qui permet de produire des légumes à destination des hôtels à Sal et à Boa Vista, îles naturellement impropres à presque toute activité agricole, et d’alimenter en partie la capitale. Ce type d’agriculture, totalement nouveau, connaît une expansion accélérée et le pays comptait déjà en 2013, 30 750 m2 de serres (115 exploitations) et 9 300 m2 d’installations hydroponiques (57 exploitations)33.

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Tableau 6 : Les infrastructures hydrauliques

Source : InfoMDR, nº 6 juillet 2015

36 Dans le même temps, des usines de dessalinisation de l’eau de mer ont été installées dans les principales îles (Santiago, Boa Vista, Sal et São Vicente, en plus de petites unités à Santo Antão et à Maio), représentant 91 % de l’eau distribuée et libérant des volumes pour l’agriculture alors même que le nombre de ménages branchés sur le réseau passait de 7,3 % en 1980 à 64 % en 2015.

Conclusion

37 Lors de la proclamation de l’indépendance (en 1975), la survie du Cap-Vert et son développement pouvaient paraître une gageure. La sécheresse, comme dans le reste du Sahel, s’accentuait inexorablement, rivières et sources se tarissaient et les effets de la déforestation, du surpâturage et de mauvaises pratiques culturales rendaient la production de maïs et de haricots, base de l’alimentation, très aléatoire, entraînant de plus en plus fréquemment de graves crises alimentaires. Bien que l’archipel ne fût pas un pays agricole et n’eut aucune chance de le devenir, les deux-tiers des habitants vivaient en zone rurale sans autre possibilité de survie que l’agriculture. L’eau potable était rare : quelques heures par semaine en ville et, à la campagne, un approvisionnement sporadique des « chafarizes » devant lesquels se pressaient de longues files de femmes, d’enfants, d’ânes, chargés de bidons, dans l’attente d’une éventuelle distribution.

38 Au cours des quinze premières années de vie indépendante, grâce en grande partie aux investissements de la communauté internationale, un énorme effort de mobilisation des populations a été mené pour tenter de réaménager le territoire et de lutter contre

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sa dégradation. Le Cap-Vert a reverdi et, alors qu’il ne comptait pratiquement aucune zone forestière, celles-ci couvrent actuellement environ 30 % de la superficie. Des milliers d’ouvrages de lutte contre l’érosion et de captation hydraulique ont été créés. Sans parvenir à lutter véritablement contre l’aridité croissante du climat, la dégradation des sols a en partie été freinée et les nappes souterraines mieux protégées. Depuis les années 2000, l’accent a été mis sur la construction de retenues permettant pour la première fois d’emmagasiner de grandes quantités d’eau, le développement de techniques d’irrigation et de cultures plus économes et l’approvisionnement de la population en eau potable sans puiser dans les ressources en eaux souterraines.

39 Alors que traditionnellement le maïs et les haricots produits en culture pluviale constituaient la base de l’agriculture cap-verdienne, les efforts à déployer pour parvenir à de maigres et bien aléatoires résultats, le manque de main-d’œuvre en zone rurale, les disponibilités accrues de produits importés ont entraîné une régression de cette activité, qui demeure malgré tout essentielle dans l’esprit des habitants, comme le montre l’affluence de dizaines de milliers de participants aux « foires du maïs » organisées chaque année. Les superficies emblavées en maïs déclinent régulièrement, passant de près de 40 000 ha avant la seconde Guerre mondiale à une trentaine de mille actuellement ; la production – normalement moins de 10 000 tonnes par an – ne permettant, selon les années, que de couvrir de 4 à 10 % des besoins en céréales. D’autres cultures de « sequeiro », autrefois importantes comme le pourghère, qui occupait près de 9 000 ha avant-guerre, ne sont même plus comptabilisées, entraînant la disparition de tout un pan de l’activité rurale traditionnelle de l’archipel. Dans le même temps, la production horticole – autrefois limitée à des jardins potagers « ordinairement mal tenus et pauvres en plantes potagères »34 –, hormis le chou, les courges et les piments, a connu une croissance spectaculaire. Du fait de l’extension des zones irriguées, de l’utilisation du goutte-à-goutte, de la diffusion de semences améliorées de légumes et de vitroplants de bananiers, la production moyenne de légumes a été multipliée par 7 entre le début des années 1990 et celui des années 2010, la production de tubercules ayant également fortement augmenté et celle de bananes doublé. Le régime alimentaire cap-verdien, autrefois uniquement constitué de maïs, de haricots, de choux et de courges, s’est diversifié et les légumes, à présent abondants, y tiennent une part accrue. La superficie irriguée ayant doublé, et ce type de culture pouvant donner des revenus entre 9 et 80 fois plus élevés que ceux en culture pluviale, la portion croissante mais encore très minoritaire d’agriculteurs qui « n’attendent plus la pluie35 » (environ 20 % des exploitations) a donc vu ses revenus progresser de façon considérable, dopés par une augmentation de la demande. Dans le même temps, concernant les zones non irriguées, d’autres spéculations se développent et permettent aux exploitants d’espérer obtenir de meilleurs revenus : café, vigne, production laitière en vue de la fabrication de fromages de chèvres... La politique officielle vise à promouvoir un nouveau type d’agriculteur, individualiste, prêt à investir, à adopter d’autres technologies, à évoluer vers « l’agrobussiness36 ». Les îles autrefois les plus marginales – Boa Vista et Sal – où aucune agriculture n’était possible, ont vu l’apparition de nombreux « resorts » touristiques qui changent totalement les conditions de vie de leurs habitants. Même si l’essentiel des vivres destinés à ces complexes est importé, des exploitations de culture hydroponiques s’y sont implantées et commencent à les approvisionner en légumes frais. Dans les îles montagneuses où le tourisme balnéaire « all included » ne pouvait se développer, comme Fogo, Santiago et Santo Antão, le tourisme de découverte et de randonnée est apparu, les petits hôtels et

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autres gîtes se multiplient, procurant des emplois à de nombreux jeunes (guides, chauffeurs, cuisiniers…). Même des endroits très reculés comme le village de « rabelados »37 d’Espinheiro Branco, ou celui de Porto Madeira à Santiago, développent un tourisme de niche basé sur la création artistique ; ailleurs c’est l’histoire, la gastronomie, la plongée sous-marine et surtout la culture, la musique et les multiples festivals qui sont organisés qui attirent les Européens. Les ports de Mindelo et de Praia accueillent également de plus en plus régulièrement des navires de croisière dont les passagers se voient proposer des excursions dans l’intérieur des îles. Le tourisme, une activité qui n’existait pas, a donc connu un développement rapide (le nombre de lits est passé de 1 598 en 1990 à 18 188 en 2014) et représentait déjà en 2014 plus de 3,4 % des emplois directs et 22 % du PIB. Cette activité ayant pour corollaire une prise de conscience accrue de la part de l’ensemble de la société cap-verdienne de l’importance de la préservation de son environnement, de plus en plus perçu comme une ressource, les citoyens et le gouvernement s’investissant dans la lutte pour protéger le milieu, la faune, la flore et les biens culturels.

Hameau proche de Fontainhas sur l’île de Santo Antão

Cliché : Richard Leeming, 2009, flickr

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Vue de la vallée de la Ribeira da Cruz vers l’amont, à Porto Novo sur l’île de Santo Antão. On peut noter la présence d’ancienne terrasses de culture, au pied des versants

Crédit : Richard Leeming, 2009, flickr

NOTES

1. Os famintos, roman de Luis Romano (1962). 2. Os flagelados do Vento Leste, roman de Manuel Lopes (1960). 3. Célèbre morna, Sodade d’Armando Soares, écrite dans les années 1950 et popularisée en 1994 par Cesária Évora. 4. L’abondante littérature cap-verdienne – et particulièrement les ouvrages qui évoquent les famines et les sécheresses – peut être trouvée en français dans Veiga M., Insularité et littérature aux îles du Cap-Vert, Paris, Karthala, 1997, 266 p. 5. Pour une description des « espaces culturels » auxquels appartient le Cap-Vert, voir Lesourd M., État et société aux îles du Cap-Vert, Paris, Karthala, 1995, 524 p. 6. Correia e Silva A.L., Histórias de um Sahel insular, Praia, Spleen edições, 1995, 174 p. 7. Castanheira Diniz A. et De Matos G. Cardoso, Carta de zonagem agro-ecológica e de vegetação de Cabo Verde 1 – Ilha de Santiago, Lisbonne, Garcia de Orta, Sér. Bot., 1986, p. 39-82. 8. Navegação de Lisboa a ilha de São Tomé escrita por um Piloto Português cité par Albuquerque L. De, O descobimento das ilhas de Cabo Verde, in História Geral de Cabo Verde, Lisboa/Praia, 1991, Centro de Estudos de História e Cartografia Antiga – Instituto de Investigação Científica Tropical – Direcção Geral do Patrimonio Cultural de Cabo Verde, vol. I, p. 34. 9. Ministério do Ambiente e Agricultura, Instituto Nacional de Meteorologia e Geofísica, GEF/ PNUD, Estudos sectoriais vulnerabilidade e adaptação às mudanças climáticas em Cabo Verde – Projecto NAPA, Praia, 2007, 142 p. 10. Souza Duarte Silva M.A.., La rente halieutique dans les accords de pêche entre le Cap-Vert et l’Union Européenne, Brest, Université de Bretagne Occidentale, Institut Européen de la Mer, Agrocampus-

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Rennes, Centre de droit et d’économie de la mer, 2006, 73 p. (mémoire pour l’obtention du Master sciences de la mer et du littoral). 11. Sur la flore de l’archipel : Chevalier A., Les îles du Cap-Vert. Flore de l’Archipel, Paris, Muséum national d’Histoire Naturelle, Laboratoire d’Agronomie coloniale, 1935, 358 p., et le petit ouvrage Plantas endémicas e arvores indígenas de Cabo Verde, Praia, Instituto Nacional de Investigação e Desenvolvimento Agrário, Deutsche Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GTZ), 1995, 33 p. 12. Pereira D. A., Plantas tintureiras dos Açores e Cabo Verde – Séculos XV-XVIII (alguns aspectos económicos e sociais), in Pereira D. A., Estudos da historia de Cabo Verde, Praia, Alpha- Comunicações, 2005, p. 271-318. 13. Lettre de privilège de 1466 citée dans Correia e Silva A. L., 1995, op. cit. 14. Pereira D. A., A importância histórica da Cidade Velha, Praia, Instituto da Biblioteca Nacional e do Livro, 2004, 29 p. 15. Carreira A., Cabo Verde. Formação e extinção de uma sociedade escravocrata (1460-1878), Praia, Instituto de Promoção Cultural, 2000, 522 p., p. 259-280, « Ladinização, baptismo, protecção de escravos ». 16. CABRAL BALENO I., Povoamento e formação da sociedade, in História geral de Cabo Verde, op. cit., p. 125-176 et Silva Andrade E., As ilhas de Cabo-Verde da « descoberta » à independência nacional (1460-1475), Paris, L’Harmattan, 1996, 314 p. 17. Nunes A., Chã das Caldeiras. História, cultura e potencialidades 1912-1914, s/l, s/d, p. 103-108. Le vin de Fogo fut même l’objet d’un commerce d’exportation vers la côte d’Afrique et le Brésil jusqu’à ce que le marquis de Pombal l’interdise au XVIIIe siècle et oblige à arracher les plants pour protéger les vignobles du Douro. 18. Gabriel Soares de Sousa en 1587, cité par Teixeira A. J. S., Barbosa L. A. G., A agriculura do arquipélago de Cabo Verde. Cartas agrícolas, problémas agrários, Lisbonne, 1958, 79 p. 19. Sena Martins A., História da enfermagem em Cabo Verde, Praia, Edições Uni-CV, 2015, 147 p. 20. Ceriaco, L.M.P. História do icónico lagarto gigante. in Cabo Verde História natural das ilhas desertas The natural history of the Desertas islands Santa Luzia, Branco & Raso. s/l., Raquel Vasconcelos-Rui Freitas-Cornelis J Hazevoet, 2015, pp. 278-205. 21. Brooks G.E., Cabo Verde : gulag of the South Atlantic, racism, fishing prohibitions and famines, in History in Africa, 33 (2006), Washington, p. 101-135. 22. Lopes Filho J., O corpo e o pão. O vestuário e o regime alimentar caboverdianos, s/l, Câmara Municipal de Oeiras, 1997, 293 p. 23. Cité par Carreira A., Cabo Verde (aspectos sociais, secas e fomes do século XX), Lisbonne, Ulmeiro, 1977, 207 p. 24. Chevallier A., op. cit. 25. Carreira A., Cabo Verde. Formação e extinção de uma sociedade escravocrata (1460-1878), op. cit. 26. Cabral I., A primeira elite colonial atlântica. Dos « homens honrados brancos » de Santiago à « nobreza da terra ». Finais do séc.XV – início do séc. XVII, Praia, Pedro Cardoso Livraria, 2015, 289 p. 27. Carreira A., Migrações nas ilhas de Cabo Verde, Praia, Instituto Cavoverdeano do Livro, 1983, 322 p. 28. Nous reprenons ici volontairement l’intitulé choisi par Lesourd M., op. cit., pour son chapitre 6. 29. Sur ce point, on peut se reporter à l’intéressante biographie de celui qui fut le premier responsable de la recherche agronomique au Cap-Vert indépendant : Soares H., Recordações de uma vida, Praia, édition de l’auteur, 2013, 242 p. 30. Cf. Lesourd M., op. cit., p. 201. 31. Un exposé sur l’ensemble des types d’aménagement mis en œuvre peut être trouvé dans Costa F.L., Contribuições para o conhecimento dos processos erosivos em Cabo Verde, Lisbonne, GeoInova 15, 2004, p. 215-244.

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32. Eklund J., Kronhamn A., The effets of afforestation, a minor field study of climates, soil, land use and socioeconomy in two small areas in Santiago island, Cape Verde, Earth Science Centre, Göteborg, 2002, 65 p. 33. FAO, Ministério de Desenvolvimento Rural, Estratégia de segurança alimentar e nutricional. Actualização horizonte 2020, 2013, 46 p. 34. Chevallier A., op. cit., p. 115. 35. Langworthy M., Finan T. J., Waiting for the rain : agriculture and ecological inbalance in Cape Verde, Boulder, Lynne Rinner Publishers, 1997, 212 p. 36. Pour une critique de cette approche, qui ne peut de toute façon concerner qu’une minorité disposant de terres irrigables et d’accès à l’eau : Silves Ferreira V., A modernização da agricultura em Cabo Verde como assunto público : arenas de disputa como espaço de (re)construção de mitos, in As ciências sociais em Cabo Verde, temáticas abordagens e perspectivas teóricas, Praia, Edições Uni-CV, 2015, p. 431-442. 37. Groupe d’habitants qui s’étaient retranchés de la société cap-verdienne dans l’entre-deux- guerres et vivaient totalement à l’écart dans une situation de grande pauvreté. Ascher F., Les « Rabelados » du Cap-Vert. Histoire d’une révolte, Paris, L’Harmattan, 2010, 172 p.

RÉSUMÉS

Le Cap-Vert est un ensemble de dix petites îles volcaniques, montagneuses pour la plupart, situées dans l’Atlantique ; sans ressources naturelles, au climat sahélien caractérisé par la faiblesse et l’irrégularité des précipitations, les conditions naturelles y sont hostiles à l’implantation humaine. Lors de leur découverte, les îles étaient désertes et la végétation limitée à environ 300 espèces. Au début du XVe siècle, les îles, escales obligées sur les routes des Amériques, de la côte africaine et de l’Asie, jouent le rôle d’entrepôt pour le trafic d’esclaves et de point d’acclimatation des plantes américaines avant leur diffusion en Afrique et vice-versa. Le développement de l’agriculture (surtout le maïs pluvial et les haricots) entraîne la disparition d’une grande partie de la végétation naturelle et la dégradation du milieu. Les famines lors des sécheresses déciment de plus en plus souvent la population, forçant de nombreux habitants à émigrer et les ressources hydriques diminuent. Après l’indépendance, sont réalisés d’importants travaux de reforestation et de lutte antiérosive afin de protéger les aquifères, plusieurs barrages sont construits et des méthodes d’agriculture économe en eau se développent ; la consommation humaine repose de plus en plus sur l’eau dessalinisée ; l’agriculture irriguée connaît une forte croissance alors que le maïs recule et que le développement du tourisme entraîne un intérêt accru pour la protection du milieu.

Cape Verde is a set of ten small volcanic islands, in major part mountainous, situated in the Atlantic Ocean, without natural resources, with a dry climate characterized by lack and irregularity of precipitations, the natural conditions are hostile to human implantation. During their discovery, the islands were desert and the vegetation limited with around 300 species. In the beginning of the XVIth century, it was an obligatory stop on the routes to America, to the African coast to Asia. They perform a role of enter port for slaves traffic and point of acclimatization of American plants before their diffusion in Africa and vice versa. The development of agriculture (mostly the rainy corn and beans) caused the disappearance of a large part of the natural vegetation and degradation of the environment. The hungers during the

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dryness eliminated regularly large part of the population, forcing many habitants to emigrate. After independency, important anti-erosive and reforestation works are realized in order to protect aquifers, many dams are built and more efficient irrigation methods are developed ; the human consume relies more and more on desalinized water ; the irrigated agriculture strongly increases meanwhile corn decreases and the development of tourism brings an increased interest for the protection of environment.

Cabo Verde é um conjunto de dez pequenas ilhas volcânicas, montanhosas na maioria da parte, situadas no Atlântico ; sem recursos naturais, num clima saheliano caracterizado pela falta e irregularidade de precipitações as condições naturais e são hostis a implantação humana. Durante a sua descoberta as ilhas estavam desertas e a vegetação limitada a cerca de 300 espécies. No princípio do século XVIII as ilhas, uma escala obrigatória sobre as rotas das Américas, a costa africana e da Asia têm um papel de entreposto para o tráfico de escravos e ponto de aclimatização de plantas americanas antes da sua difusão em Africa e vice-versa. O desenvolvimento da agricultura (especialmente milho pluvial e o feijão) causou o desaparecimento de grande parte da vegetação natural e a degradação do meio ambiente. As fomes durante as secas dizimaram a população, forçando uma grande parte dos habitantes a emigrar. Após a independência são realizados importantes trabalhos de reflorestação e de luta anti erosiva com o fim de proteger os aquíferos, muitas barragens são construídas e os métodos de agricultura económica em água se desenvolvem, o consumo humano repõe-se aos poucos sobre a água dessalinizada, a agricultura irrigada conhece um forte crescimento quando o milho é recolhido e que o desenvolvimento do turismo traz um interesse acrescentado para a proteção do ambiente.

INDEX

Palavras-chave : insularidade, ambiente, antropização, seca, fome, irrigação, resiliência, Macaronésia, Cabo Verde Keywords : insularity, environment, anthropization, drought, hunger, irrigation, resilience, Macaronesia, Cape Verde Mots-clés : insularité, environnement, anthropisation, sécheresse, famine, irrigation, résilience, Macaronésie, Cap-Vert

AUTEUR

DOMINIQUE LECOMPTE

Docteur en Géographie, Cap-Vert

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Risques naturels, aléas, vulnérabilités : le cas de la ville de Praia sur l’île de Santiago (Cap-Vert) Natural hazards, hazards, vulnerabilities : the case of the city of Praia on the island of Santiago (Cape Verde) Riscos naturais, riscos, vulnerabilidades : o caso da cidade de Praia na Ilha de Santiago (Cabo Verde)

Sílvia Monteiro, Lúcio Cunha et George Satander Freire

Introduction

1 La notion de risque naturel est basée sur l’articulation du processus lié à la nature et à la société. La probabilité d’apparition de phénomènes naturels dangereux (aléas) et leurs effets sur la société (vulnérabilité) sont les deux plateaux de la balance sur lesquels est fondée la science du risque (Dauphiné, 2001). En ce qui concerne le petit archipel du Cap-Vert, son origine volcanique et son emplacement dans un contexte de climat sahélien sont responsables d’une nature tumultueuse, parfois violente, qui est propice à des phénomènes de grand danger (volcanisme, sécheresses, inondations, mouvements de masse/glissements de terrain, érosion), phénomènes difficilement vécus par une population très vulnérable, située sur un territoire discontinu aux infrastructures très insuffisantes.

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Vue de la vallée de Ribeira Brava sur l’île de São Nicolau

Cliché : Christof46, 2016, Wikimedia commons

2 Comme dans d’autres parties du monde, on a enregistré au Cap-Vert un fort mouvement d’urbanisation de la population qui a migré à partir des différentes îles, ainsi que de l’intérieur même de l’île de Santiago et de la côte ouest-africaine, vers la ville de Praia, qui est la capitale du pays (127 832 habitants en 2010 ; augmentation d’environ 45 % au cours des 10 dernières années). Un processus d’urbanisation mal contrôlé par les autorités fait que la ville s’étend de façon spontanée et désordonnée. De l’occupation des zones du plateau (as « achadas »), où se déroule un processus d’urbanisation formel et contrôlé, même s’il n’est pas toujours pleinement planifié, on passe à l’occupation informelle des fonds de vallées et de là, à l’occupation encore plus difficile des versants qui relient les « achadas » aux fonds de vallées. Chaque jour naissent de nouvelles constructions, plus précaires ou plus ou moins élaborées qui augmentent considérablement l’exposition (ainsi que la vulnérabilité) de la population qui vit dans les quartiers informels de la ville. Outre les difficultés habituelles des quartiers informels (approvisionnement en eau, assainissement, accessibilité), l’occupation de lits d’inondation et de versants instables pose de nouveaux problèmes en termes de risques pour les populations ainsi que pour les autorités.

Risques d’origine naturelle et insularité

3 L’archipel du Cap-Vert est situé à environ 500 km de la côte ouest-africaine, entre les parallèles 14º 15’ et 17º 18’ de latitude N, et les méridiens 22º 40’ et 25º 22’ de longitude W Greenwich (figure 1).

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Figure 1 : L’île de São Nicolau et l’archipel du Cap-Vert

4 Selon Amaral (2007), en fonction des alizés, l’archipel est divisé en deux groupes : Barlavento (comprenant les îles de Santo Antão, São Vicente, Santa Luzia, São Nicolau, Sal et Boa Vista) et Sotavento (Maia, Santiago, Fogo et Brava). La plus grande île du Cap Vert est l’île de Santiago, située dans le Sud, où se trouve la capitale du pays (Praia), située au sud-est de l’île (figure 1). La ville de Praia et les risques naturels inhérents font l’objet de cette étude, mettant l’accent sur la croissance urbaine rapide et déséquilibrée et sur les risques naturels associés à ce processus.

5 Dans toute l’histoire de son existence, le Cap-Vert a été marqué par les effets négatifs d’événements liés aux catastrophes naturelles, en particulier les périodes de sécheresse qui plus ou moins intensément au fil du temps, sont restées gravées dans la mémoire de tous. En effet, l’archipel du Cap-Vert est soumis à une large gamme de risques naturels, nombre d’entre eux en raison de sa position géographique, ce qui entraîne des conditions climatiques sévères avec une aridité extrême et une forte irrégularité des précipitations. Non seulement les risques de sécheresse1 sont propres à cette position dans le cadre du climat planétaire, mais d’autres risques tels que la désertification, l’érosion accélérée des sols, les crues et les inondations, les glissements de terrain sur les versants et les tempêtes ont également un impact très néfaste sur la vie des habitants d’un petit pays archipel. Parallèlement à ce danger intrinsèque élevé, il existe aussi une augmentation significative des vulnérabilités, en particulier dans les zones urbaines en rapide expansion (tableau 1).

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Tableau 1 : Matrice d’analyse des risques au Cap-Vert, conformément à la méthodologie de l’OEM* (2008)

6 Malgré le caractère nécessairement subjectif de cette méthodologie, elle est clairement adaptée au processus de hiérarchisation des processus dangereux et des risques qui lui sont associés. Elle repose sur quatre critères fondamentaux, bien que différemment pondérés : l’histoire des événements dangereux, le degré d’exposition des populations, les effets du pire scénario prévisible, et enfin la probabilité d’apparition du phénomène.

7 Concernant l’ensemble du pays, le climat joue un rôle important et indéniable sur les risques naturels. Les risques hydrogéomorphologiques se détachent clairement, notamment les inondations et les glissements de terrain qui occupent la première place dans la hiérarchie. Viennent ensuite les risques directement liés aux conditions climatiques tels que les sécheresses, les tempêtes, la brume sèche, l’érosion hydraulique, le processus de désertification, qui intègrent, d’une manière générale, certains de ces risques ainsi que les maladies environnementales, bien que celles-ci soient souvent provoquées par les conditions de vie de la population, mais aussi par les conditions climatiques de l’archipel, qui constituent un facteur important.

8 Parmi cet ensemble de risques, nous avons choisi de mettre en évidence des cas illustrant des risques hydrogéomorphologiques, des risques environnementaux liés aux maladies tropicales et des risques volcaniques et sismiques.

Risques hydrogéomorphologiques

9 Les pluies au Cap-Vert proviennent essentiellement du déplacement vers le nord d’une convergence intertropicale, ce qui provoque la saison des pluies de juillet à octobre. Les précipitations sont donc concentrées pendant les mois d’août et de septembre, mois de fréquentes crues et par conséquent d’inondations, période durant laquelle il tombe, en moyenne, 60 % à 80 % des précipitations annuelles. Il existe une grande variabilité

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interannuelle des précipitations, aussi bien du point de vue de la quantité que de la répartition dans le temps et l’espace.

Vue aérienne de la capitale du Cap-Vert, Praia

Cliché : David Trainer, 2007, Wikimedia commons

10 Les précipitations se produisent souvent sous forme de fortes pluies (pluies diluviennes), et il n’est pas rare que, dans certains endroits, les précipitations de l’année se résument en seulement deux ou trois fortes pluies isolées. Ceci est valable aussi bien pour les îles d’un certain relief – 590 mm – à Monte Velha –, sur l’île de Fogo, comme sur les îles au relief moins accentué – 350 mm sur Vila do Maio –, tout en tenant compte du fait que les précipitations annuelles moyennes dans le pays sont de l’ordre de 250 mm (Monteiro, 2007 et Monteiro et al., 2009).

11 Cette pluviométrie extrême provoque des crues, des inondations et des mouvements de masse sur les versants2, qui engendrent des ravages avec des pertes importantes, en particulier dans l’agriculture, des dommages sur la structure des sols et sur les infrastructures. Des exemples de quelques-unes de ces crises provoquées par des pluies torrentielles sont relevés en 1938, 1950, 1961 (avec 11 victimes, figure 2), 1984 (avec 48 victimes), et plus récemment, en 2009, où la situation la plus grave a été recensée sur lîle de São Nicolau (avec 3 victimes, figure 3) ; en 2012, situation encore plus dramatique sur l’île de Boavista avec l’effondrement d’un pont et 2 disparus (figure 4), et en 2013, 3 victimes (une à Saint-Anthony, une à Boavista et la 3e à Santiago). En règle générale, toutes ces crises ont eu des effets terriblement destructeurs, entraînant des morts et des pertes économiques sévères, comme la destruction des routes, des ponts et des terres agricoles (Lima, 1999 ; Lima et al., 2003 ; Monteiro, 2007 et 2011).

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Figure 2 : Dégâts sur des habitations en septembre 1961 sur S. Antão

Source : Lima, 1998

Destruction d’une habitation sur S. Nicolau (Covoada ; septembre 2009)

Auteur : Adilson Livramento

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Figures 4 et 5 : Effondrement d’un pont sur le fleuve d’Água à Boavista, septembre 2012

www.sapo.cv (26 septembre 2012)

Risque biologique au Cap-Vert : quelques exemples

12 La notion de risque biologique peut être comprise comme la probabilité d’altération de la santé de l’individu ou de la population exposée à des agents biologiques (Mota, 2012).

13 Selon Veyret (2007), la plupart de ces risques sont perçus comme ayant des effets négatifs sur l’individu ou sur le groupe social, se traduisant aussi bien par la perte de biens que par la maladie, voire la mort.

14 Le pays a été touché par des crises sous la forme d’épidémies, notamment des épidémies de rougeole, de paludisme, de dengue et de choléra. En ce qui concerne les risques de dengue et de paludisme, la dangerosité de l’archipel du Cap-Vert est liée à certains facteurs comme : • La présence du moustique vecteur de la maladie. Dans le cas du paludisme, le vecteur est l’ Anopheles gambiae, présent sur certaines îles. La période de forte transmission a lieu entre août et novembre (plus exactement durant la saison des pluies). Il existe aussi l’Anopheles pretoriensis qui peut être un vecteur secondaire dans certaines circonstances, et qui semble être présent sur presque toutes les îles. Dans le cas de la dengue, l’agent de transmission est le moustique Aedes egypti. • Les cas importés et contacts fréquents avec les zones endémiques. • La multiplication de viviers larvaires en particulier dans les quartiers périphériques de la ville de Praia (en raison des mauvaises conditions d’hygiène, de constructions non planifiées et non protégées). • La possibilité d’exporter le moustique vecteur sur des îles non contaminées (absence du vecteur), comme sur les îles de Sal, Sao Vicente, Santo Antão et Brava. • La réapparition du paludisme sur les îles non contaminées est due à la grande mobilité de la population (présence du vecteur sans transmission) : Boa Vista, Maio, Fogo et Sao Nicolau. • L’absence d’immunité de la population.

15 On a recensé quelques cas de paludisme dans le pays. Dans les années 1940, le paludisme représentait 55 % des hospitalisations. Autour des années 1968, la maladie a été éradiquée. En ce qui concerne la dengue fin 2009, une épidémie s’est déclarée touchant 7 671 personnes, ayant provoqué 6 décès. Les îles de Santiago, Fogo, Brava et Maio ont été les plus touchées (Ministère de la Santé du Cap-Vert, 2010).

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16 Afin d’atténuer ces risques et de prévenir les épidémies, un plan national de lutte contre le paludisme a été mis en place ; celui-ci s’applique également à la prévention de la dengue.

17 D’autres crises se sont produites dans le pays. On peut citer, par exemple, l’épidémie de choléra en 1995, contaminant 12 995 personnes, et l’épidémie de rougeole dans les années 1997-1998, qui s’est étendue sur toutes les îles de l’archipel touchant 8 873 personnes et faisant 49 morts (Ministère de la Santé du Cap-Vert, 2010).

Risques volcaniques et sismiques – le cas particulier de l’île de Fogo

18 Les risques sismiques et volcaniques du Cap-Vert sont intimement liés à l’origine volcanique des îles. Les séismes sont généralement de faibles intensité et magnitude. Ils sont plus fréquents sur les îles de Brava, Fogo et Santo Antão. Bien que le risque volcanique soit étendu à toutes les îles, seule l’île de Fogo abrite un volcan toujours en activité, ce qui constitue un facteur d’augmentation des risques et du danger.

19 Par conséquent, le volcanisme a toujours été présent dans l’histoire de l’archipel. Toutes les îles sont d’origine volcanique et, selon Faria (2003), toutes présentent des signes encore bien visibles de l’activité volcanique. Sur certaines d’entre elles, ces signes révèlent une activité relativement récente, tandis que sur d’autres îles, on observe une activité volcanique plus ancienne.

20 Sur les îles de Maio, Sal et Boa Vista, appelées les îles plates, les plus orientales, les vestiges existants indiquent que ce sont les plus anciennes de l’archipel. Elles auraient été formées il y a 60 à 20 millions d’années. Après l’activité volcanique, les îles ont été érodées et aplaties, d’où leur aspect plus ou moins dépourvu de relief. Sur São Vicente et São Nicolau, les vestiges révèlent une activité volcanique plus récente que sur les îles mentionnées ci-dessus ; celles-ci dateraient respectivement de 10 000 et 5 000 ans environ. Quant à l’île de Santa Luzia, il n’existe pas suffisamment d’études géologiques de l’île permettant la datation de la fin de son activité volcanique. Selon Day (2002), cité par Faria (2003), l’activité volcanique de l’île de Santiago semble être antérieure à celle de São Nicolau, alors que sur l’île de Santo Antão, les traces de l’activité éruptive sont plus récentes que sur les îles ci-dessus mentionnées, ce qui conduit certains volcanologues à la considérer comme étant toujours active du point de vue volcanique. Pourtant, selon ces mêmes auteurs, l’île de Brava est la plus récente de l’archipel et l’on pense que depuis sa formation, elle est à un stade précoce du volcanisme (activité volcanique mais sous marine). Cela donne à penser que dans un proche avenir, il peut survenir des éruptions sur cette île car on y enregistre fréquemment une activité sismique dont la magnitude est supérieure à 3,9 sur l’échelle de Richter. Toujours sur le même sujet, Silva et al. (1997) ont également alerté sur le fait que le risque volcanique sur Brava ne doit pas être négligé compte tenu de sa géologie et des résultats obtenus sur l’étude de son activité sismique.

21 L’île de Fogo est la seule où ont eu lieu des éruptions historiques. Selon Orlando Ribeiro (1960), 26 éruptions ont été enregistrées depuis sa découverte, les deux dernières datant respectivement de 1951 et de 1995. Ces éruptions, bien qu’elles n’aient causé aucune perte humaine, ont toutefois provoqué des dommages économiques considérables, comme en 1995, lors de l’éruption qui a entraîné la disparition du village

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de Boca, de la source Chã das Caldeiras ainsi que d’un certain nombre d’hectares de terres arables (Institut de recherche scientifique tropicale, 1997 ; Gomes, 2000).

22 Associé au risque volcanique, le territoire peut être sujet à un autre risque, le risque tsunami qui peut éventuellement s’étendre à l’ensemble du pays. Lors du glissement du flanc est du volcan Fogo, des dépôts sédimentaires d’un tsunami ayant eu lieu sur la côte de l’île de Santiago ont été retrouvés. Ce glissement s’est produit à 55 km de l’île du Fogo, comme le mentionnent Paris et al. (2011)

23 Pour atténuer le risque sismique et volcanique dans le pays, il convient de souligner que le gouvernement du Cap-Vert, à la suite de la dernière éruption du volcan Fogo le 2 avril 1995, a investi de façon importante dans l’installation d’un réseau de données sismiques et géodésiques au niveau national, installation coordonnée par l’Institut national de météorologie et de géophysique. À noter également, l’importance de certains projets qui réduisent les risques volcaniques et qui ont été développés en collaboration avec la coopération internationale. Par exemple, les projets financés par la Coopération européenne, MAKAVOL (Strengthening the capacities of R+D+I+d to contribute reducing volcanic risk in the Macaronesia) et MIAVITA (Mitigate and Assess risk from Volcanic Impact on Terrain and Human Activities). Durant l’élaboration de ces projets, et jusqu’en 2013, ont été développés des campagnes géochimiques, des révisions et des installations d’équipements géophysiques, des équipements géodésiques, entre autres. Sur l’île de Fogo en particulier, diverses campagnes de sensibilisation auprès de la population ont été lancées, y compris des exercices de simulation, des conférences, des distributions de matériel d’information, des séances d’information, etc. Actuellement, en 2013, on observe une tentative de mise en place d’un Observatoire de volcanologie dont le siège sera probablement dans la capitale du pays (Praia).

La croissance urbaine et les risques naturels

Le cas des quartiers spontanés de la ville de Praia

24 Comme on peut le constater, il y a une forte dangerosité inhérente à la position et à l’origine des îles du Cap-Vert. En outre, on peut noter une augmentation significative des vulnérabilités, en particulier dans les zones urbaines en rapide expansion, ce qui entraîne un risque accru.

25 La population des grandes villes, et particulièrement de la capitale (Praia), s’est rapidement développée ces dernières années (tableau 2). Praia abrite actuellement environ 27 % de la population nationale (491 683 habitants en 2010).

Tableau 2 : Évolution de la population de la ville Praia de 1970 à 2010

Source : Institut National de Statistique

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26 Cette croissance rapide a été alimentée à la fois par les migrations internes (exode rural et migration venant d’autres îles) et externe, depuis les pays voisins de l’Afrique Occidentale.

27 Selon Goitia (2003), mentionné par Tavares (2011, p. 224), cette croissance est reconnue par les responsables politiques comme une croissance incongrue, puisque le rythme de croissance est nettement supérieur aux prévisions des autorités, ce qui ne permet pas l’assimilation des problèmes et l’obtention de crédits suffisants pour mener à bien des réformes importantes, réformes qui rendraient possible la mise en place de nouvelles structures efficaces.

28 Autrement dit, ce taux de croissance de la population dans la capitale n’a pas été accompagné de programmes politiques et/ou de programmes habitationnels capables de fournir une réponse efficace à la demande de logements. Par conséquent, il existe une prolifération de quartiers spontanés dans la banlieue de la capitale, des quartiers où les immeubles surgissent du jour au lendemain, sans qu’il y ait ni planification, ni infrastructure d’assainissement, ni électricité, ni eau. Ce type d’occupation illégale et spontanée, désorganisée, sans aucune planification en raison de l’importance du déficit de logements (surtout de logements sociaux) est la cause d’une importante spéculation immobilière, ce qui entraîne l’augmentation des prix des terrains constructibles ainsi que des prix des logements.

29 Dans ce contexte, comme le mentionne George (2011, p. 119), se référant au contexte brésilien, mais dans une situation qui s’adapte au contexte urbain du Cap-Vert, le processus d’urbanisation se caractérise par l’appropriation du marché immobilier des meilleurs quartiers de la ville et par l’absence presque complète de zones urbanisées destinées aux logements sociaux. Cette situation conduit des personnes à faible revenu à trouver un logement alternatif, occupant les zones vides négligées par le marché du logement, et dans ce cas, des zones écologiquement fragiles.

30 Les autorités locales rendent l’accès difficile aux terrains constructibles, dont le prix est plus accessible, ce qui fait que la population défavorisée n’a d’autres alternatives que d’occuper clandestinement les zones non destinées aux habitations (figures 6 et 7).

Figures 6 et 7 : Occupation précaire dans le lit des cours d’eau et des pentes raides (district Madjana, Praia)

31 C’est pour ces raisons que les risques hydro-géomorphologiques, auxquels s’ajoutent à présent une exposition et une vulnérabilité sociales élevées occupent à nouveau les premières places dans la hiérarchie des risques de la ville de Praia, selon la méthodologie de OEM (2008) (tableau 3).

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Tableau 3 : Matrice d’analyse des risques pour la ville de Praia

Élaborée par les auteurs

La vulnérabilité sociale : un risque peu étudié

32 Outre l’occupation de zones de danger naturel élevé, la qualité des bâtiments laisse beaucoup à désirer en termes de sécurité. Beaucoup de maisons ont un caractère précaire, construites sur des remblais instables avec des matériaux peu résistants comme du carton, des plastiques, des plaques de tôle (figures 6 à 9). Même si les maisons sont construites avec des matériaux plus solides (blocs de ciment et mortier), les règles de sécurité ne sont pas respectées, puisque nombre d’entre elles sont bâties en quelques jours, ou même en une nuit. L’inspection est presque inexistante et inefficace, ce qui favorise l’accroissement désordonné de logements insalubres dans ces quartiers.

Figures 8 et 9 : Habitations précaires (quartier de Jamaica) et sans sécurité (quartier de Safende)

33 Les caractéristiques de la population qui occupe ces zones constituent des facteurs de vulnérabilité accrue. Ce sont généralement des individus peu instruits, ayant des emplois précaires ou même des chômeurs qui vivent en principe dans ces quartiers. En règle générale, ce sont des travailleurs peu qualifiés et par conséquent mal rémunérés. Le taux de chômage est moyennement élevé, mais la cause principale de l’insécurité, de l’instabilité économique, du manque de perspective et de la vraie pauvreté des familles

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est due à la précarité et l’irrégularité des occupations. La plupart des femmes sont marchandes ou employées de maison, les hommes, eux, travaillent surtout dans la construction, bien qu’il y ait un certain pourcentage d’entre eux qui soient gardiens et/ ou chauffeur. D’autres sont établis à leur compte comme coiffeurs, mécaniciens, serruriers, etc. (Mouvement Afrique 70, 2010, p. 22).

34 Il s’agit donc de populations très vulnérables ayant une faible capacité de résistance et de réaction face aux crises.

35 Dans la plupart des quartiers d’occupation spontanée, il n’y a aucune infrastructure et aucun équipement public. Il existe seulement des chemins en terre battue, improvisés par l’initiative locale, avec de mauvaises conditions d’accessibilité et qui sont en partie confondus avec les lits des cours d’eau. Pendant la période des pluies, l’accès à ces quartiers est problématique ainsi qu’en cas d’accident demandant une intervention d’urgence de la part des pompiers ou autre.

Sur les hauteurs de la ville de Praia

Cliché : David Gil, 2008, flickr

36 En ce qui concerne l’assainissement de l’eau, la plupart des maisons n’ont ni salles de bains, ni égouts et la collecte des ordures n’est assurée que dans quelques quartiers ; les déchets solides et liquides sont rejetés à l’extérieur, autour des maisons ou dans les cours d’eau, ce qui donne à ces quartiers un aspect environnemental pollué et dégradé (figure 11). Quant à l’approvisionnement en eau, un bien indispensable pour la population, certains quartiers spontanés de la ville de Praia sont alimentés uniquement par des bornes fontaines (figure 10), mises à disposition par la mairie locale. Mais malgré tout, ces populations locales souffrent constamment du manque d’eau.

Figures 10 et 11 : Moyen d’approvisionnement en eau et dépôts de déchets dans les cours d’eau (quartier de Safende)

37 Il en est de même, dans ces quartiers, pour la distribution et l’alimentation en énergie électrique qui sont précaires, voire inexistantes. Il n’est pas rare que les habitants se

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raccordent eux-mêmes illégalement au réseau public en enterrant les câbles, ce qui expose la population à un autre risque, celui d’électrocution, risque qui a déjà entraîné la mort d’enfants et d’adultes.

38 En principe, ces quartiers ne sont pourvus d’aucune infrastructure publique comme les écoles et les centres de santé, cependant cette population peut y accéder en se rendant dans les infrastructures les plus proches.

Conclusion

39 Comme on peut le constater, de par ses conditions géologiques, géomorphologiques et son contexte climatique, le territoire du Cap-Vert est soumis à une large gamme de phénomènes naturels dangereux. Par ailleurs, il semble qu’il y ait une augmentation des manifestations de ces mêmes risques qui serait due non pas à une progression de la dangerosité, mais à celle de la vulnérabilité. Celle-ci est surtout due à l’augmentation de l’exposition des populations et de leurs biens notamment dans les zones urbaines d’expansion rapide comme c’est le cas dans les quartiers spontanés de la ville de Praia.

40 L’utilisation d’espaces non occupés débouche sur des constructions dans les lits des cours d’eau et sur les pentes abruptes des vallées, exposant les habitations et leur population aux conséquences des mouvements de terrain et des inondations. La vulnérabilité est élevée ! Il n’existe (ou s’ils existent, ils restent très précaires) ni infrastructures publiques, ni services urbains tels que le réseau électrique, le système d’approvisionnement en eau, le téléphone, les routes bitumées, les écoles, la voirie, entre autres. La faible qualité de nombreuses habitations, la fragilité de certains matériaux utilisés dans les constructions (plastiques, vieux métaux, cartons et bois) et le faible pouvoir économique des résidents accentuent la vulnérabilité de ces quartiers face à la manifestation de risques, lesquels ont tendance à augmenter.

Sur cette photo prise sur sur les flancs du Pico do Fogo, à Chã das Caldeiras, les laves fluides ont pris un aspect singulier de « boyaux ». On dit alors que la lave présente une morphologie de lave « en tripes »

Cliché : Elsa Sanial, 2013

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NOTES

1. Tout au long de l’histoire de l’archipel, les sécheresses ont décimé une grande partie de la population et peuvent être citées comme exemples (Amaral, 2007) : – 1899-1900 : la pénurie de récolte, la faim et la variole sur l’île de Fogo ont provoqué une forte mortalité de la population ; il en a été de même pour l’île de São Nicolau et de Santiago. – 1901-1902 : l’irrégularité des pluies, la pénurie de récoltes, la misère sur l’île de Brava, où beaucoup de gens meurent (fièvre) et sur São Nicolau (maladie non diagnostiquée) ; sur Maia avec une très faible population où presque tous les bovins sont morts par manque de pâturage, une grande misère sur Fogo et sur Santo Antão. – 1903-1904 : crise avec des conséquences graves ; Santiago perd 1 927 habitants en 1901 et 2 152 en 1902 ; en 1903, le total est passé à 10 155. – 1911 à 1913 : les effets de la sécheresse sont atténués. – 1921-1923 : famine. – 1934-1936 : les effets de la sécheresse sont atténués. – 1941-1943 : famine. Perte de 7 500 vies due au feu (13 % de la population) ; Saint-Nicolas a perdu 28 % de sa population. – 1946-1948 : famine. Santiago perd environ 65 % de sa population. 2. Le plus souvent, ce sont des coulées de terre, des pluies torrentielles et des éboulements.

RÉSUMÉS

Le petit archipel du Cap-Vert, par son origine volcanique et par son emplacement dans un contexte de climat sahélien est soumis aux effets d’une nature tumultueuse, parfois violente qui est propice à des phénomènes de grand danger (volcanisme, sécheresses, inondations, mouvements de masse/glissements de terrain, érosion), phénomènes difficilement vécus par une population très vulnérable, située sur un territoire discontinu aux infrastructures très insuffisantes. Un fort mouvement d’urbanisation de la population a fait grandir la ville de Praia, qui est la capitale du pays, et un processus d’urbanisation mal contrôlé par les autorités fait que

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la ville s’étend aujourd’hui de façon spontanée et désordonnée. L’occupation de lits d’inondation et de versants instables par les quartiers spontanés pose de nouveaux problèmes en termes d’aléas. La faible qualité de nombreuses habitations, la fragilité de certains matériaux utilisés et le faible pouvoir économique des résidents accentuent la vulnérabilité de ces quartiers face à la manifestation de risques. Dans cet article, nous examinons les principaux risques naturels au Cap-Vert et dans sa capitale, la ville de Praia, en essayant de contribuer à une meilleure gestion du territoire urbain.

The small archipelago of Cape Verde, for its volcanic origin and its location in the context of the sahelian climate suffers the effects of a tumultuous and violent nature, with big hazards (volcanism, droughts, floods, landslides, erosion). These phenomena are hardly experienced by a very vulnerable population, located on a discontinuous territory with very poor infrastructure. A strong urbanization of the population did grow the city of Praia, which is the capital of the country, and the city extends today spontaneously and disorderly. The occupation of floodplains and unstable slopes by neighborhoods spontaneous poses a lot of problems in terms of hazards. The poor quality of many houses, the fragility of the materials used and the low economic power of residents increase the vulnerability of these areas face the risk event. In this article, we examine the main natural hazards in Cape Verde and in its capital, the city of Praia, trying to contribute to a better management of the urban territory.

O pequeno arquipélago de Cabo Verde, pela sua origem vulcânica e pela sua localização no contexto climático saheliano está sujeito aos efeitos de uma natureza por vezes violenta e tumultuosa, propícia a grandes manifestações de riscos naturais (vulcanismo, secas, inundações, deslizamentos de terra, erosão hídrica) fenómenos dificilmente vividos por uma população muito vulnerável, num território descontínuo, pobre e com um défice grande em infraestruturas. A forte tendência de urbanização da população fez crescer a capital, a cidade da Praia, e um processo de urbanização mal gerido pelas autoridades fez com que a cidade crescesse de forma espontânea e desordenada. A ocupação de planícies aluviais e de vertentes instáveis por bairros espontâneos e informais trouxe novos problemas em termos de processos perigosos. A má qualidade de muitas habitações, a fragilidade dos materiais utilizados e o baixo poder económico dos residentes aumentam a vulnerabilidade dessas áreas. Neste artigo, examinaremos os principais riscos naturais em Cabo Verde e a sua capital, a cidade de Praia, tendando contribuir para uma melhor gestão do território urbano.

INDEX

Mots-clés : Cap-Vert, ville de Praia, risques naturels, aléas, vulnérabilité Keywords : Cape Verde, Praia, natural hazards, hazards, vulnerability Palavras-chave : Cabo Verde, Praia, Riscos Naturais, Processos perigosos, vulnerabilidad

AUTEURS

SÍLVIA MONTEIRO

Département des Sciences et Technologies, Université du Cap-Vert (UNICV)

LÚCIO CUNHA

Centre d’Études de Géographie et Aménagement du Territoire (CEGOT), Département de Géographie, Faculté des Lettres, Université de Coimbra.

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GEORGE SATANDER FREIRE

Département de Géologie, Université Fédérale de Ceará, Portugal.

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Pour un renforcement des capacités de gestion des crises volcaniques au Cap-Vert Analyse des réponses apportées par les institutions et les populations face à l’éruption du volcan de Fogo de 2014-2015 Strengthening volcanic crisis management capacities in Cape-Verde : Analysis of institutional and social responses facing the eruption of Fogo volcano 2014-2015 Para um reforço das capacidades de gestão das crises vulcânicas no Cabo Verde : Análise das respostas feitas pelas instituições e as populações em relação à erupção do vulcão de Fogo de 2014-2015

Floriane Chouraqui et Pauline Texier

Introduction

1 L’éruption de Fogo du 23 novembre 2014 constitue un événement majeur tant sur le plan scientifique que sociétal. Cette catastrophe est en effet révélatrice de problèmes organisationnels et stratégiques en matière de gestion de crise, ancrés dans une idéologie spécifique. Elle est aussi emblématique d’une conception duale de la nature entre ressource et menace. L’analyse des réponses et stratégies opérationnelles institutionnelles et sociétales face à la crise et après celle-ci, permet de mieux comprendre les motivations sous-jacentes des acteurs du territoire et d’interroger la pertinence des différentes approches idéologiques de la gestion des risques et des catastrophes. En matière de reconstruction post-catastrophe, cette étude a pour but de questionner les facteurs de résilience construits avant, pendant et après la crise, ainsi que le rôle joué par les différents acteurs du territoire.

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Le volcan de Fogo en éruption

Cliché : F. Chouraqui, 2015

2 Après une présentation du cadre géographique et historique (partie I), les dispositifs de gestion des risques et des crises mis en place entre l’avant-dernière éruption de 1995 et celle de 2014-2015 seront présentés et discutés par rapport à leurs impacts sur les capacités de résilience sociétale (partie II). En réponse aux déficits cindynogènes institutionnels identifiés, seront analysées les stratégies adaptatives sociétales mises en place pendant et après l’éruption (partie III). En conclusion, sera discutée la pertinence du concept de résilience au regard du cas de Fogo, base d’une réflexion sur les solutions envisageables pour optimiser la gestion des crises volcaniques.

3 Cet article s’appuie sur des investigations de terrain menées entre 2010 et 2016 à Fogo, tout d’abord dans le cadre du Programme Européen MIA-VITA (7e PCRD), puis dans celui d’une thèse portant sur la gestion partagée d’un territoire habité, protégé et exposé au risque volcanique (Floriane Chouraqui, en cours).

4 Des données ont été collectées avant, pendant et après l’éruption de Fogo selon 3 approches : (1) Qualitative, par des entretiens semi-dirigés auprès des acteurs ; (2) Quantitative et spatiale, par une campagne de questionnaires auprès des habitants de Chã das Caldeiras pendant l’éruption (128 personnes ont été interrogées, soit 13,27 % de la population totale) ; (3) Filmique, par la réalisation du film de recherche Fogo Na Boca (2015, 38’).

Dans la bouche du volcan de Fogo, au Cap-Vert

« Fogo est mon nom de baptême, Fogo c’est la lave du volcan, Fogo c’est le sang dans mes

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veines, Fogo, amour dans le cœur. » Fogo é nha nome botismo, Fogo é laba burcam, Fogo, sangue na beia, Fogo, amor na coracan. Poème de Pedro Cardoso cité dans Ilha de Fogo (Ribeiro, 1954)

5 Depuis sa découverte par les Portugais en 1456, Fogo est la seule île de l’archipel cap- verdien pour laquelle des éruptions historiques ont été rapportées avec un total de 27 éruptions, dont 11 à l’intérieur de la caldera (figure 1). Véritable enclave par rapport au reste de l’île, la caldera est enserrée dans l’hémicycle de la bordeira, un escarpement abrupt qui s’étend sur 20 km de long et surplombe de 800 à 1 000 m le fond de la caldera, gardée à l’est par le Pico de Fogo (photo 1). La fréquence importante des éruptions dans son enceinte et la beauté inquiétante de son paysage ont façonné une image effrayante et répulsive de ce territoire, considéré pendant des siècles comme inadéquat au peuplement humain. Bien que les terres soient particulièrement fertiles, elles sont restées en dehors des espaces habités et cultivés, avec un usage des ressources naturelles se limitant au pâturage du bétail ou à l’extraction de matériaux volcaniques à partir du XVIIIe siècle (Ribeiro, 1954).

Photo 1 : Le village vue de la bordera avec le Pico de Fogo en arrière-plan

Cliché : E. Senial, 2013

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Figure 1 : Repères géographiques et historiques à Fogo

Sources : Chouraqui F., 2016 et frise chronologique des éruptions à Fogo à partir du chapitre 1. Histoire des éruptions, Ribeiro, p. 225-266

6 Ce n’est qu’à partir de 1917 que le processus de peuplement de la caldera a débuté, à la suite de famines (Fome grande) causées par des sécheresses sur plusieurs années consécutives, qui ont poussé les hommes à mettre en valeur des terres nouvelles plus fertiles. Le microclimat, la présence d’une source d’eau (bouchée depuis l’éruption de 1951) et de plantes médicinales (Santos, 2015) ont également motivé cette installation dans la caldera.

7 Si l’agriculture y demeure aujourd’hui l’activité principale pour la grande majorité des 287 familles y résidant, dès l’éruption de 1995, le développement touristique a pris de l’importance, profitant d’une soudaine médiatisation nationale et internationale. Des visiteurs étrangers (surtout européens) et cap-verdiens viennent ainsi chaque jour visiter le village de Chã das Caldeiras, goûter les produits locaux (vin, fromage), réaliser l’ascension guidée du Pico de Fogo ou encore acheter un objet en pierre de lave, typique de l’artisanat local (photo 2). Les différentes activités liées au tourisme (maisons d’hôtes, guides de montagne, artisanat, commerces) sont ainsi devenues complémentaires de l’agriculture et constituent aujourd’hui le deuxième secteur d’activité du village.

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Photo 2. Le volcan comme ressource agricole (les vendanges à Dje de Lorna) et touristique (S. Noias et son magazin de souvenirs)

Clichés : F. Chouraqui, 2013

8 Considérée pendant des siècles comme un « enfer inutile » (entretien avec la volcanologue C. Romero, 2012), la caldera est ainsi devenue en moins d’un siècle « le moteur du développement de l’île de Fogo et de la municipalité de Santa Catarina » (M. Augusto Mendes, professeur de gestion et de tourisme spécialiste de Fogo, cité dans Nunes, 2015). Les habitants, qui ont su exploiter et valoriser le fort potentiel agricole et plus récemment touristique de la caldera, ont développé une relation ambivalente avec le volcan et se sont progressivement appropriés ce milieu volcanique hostile. Se considérant comme « les seuls à avoir lutté afin d’en valoriser le potentiel économique » (Nunes, 2015), revendiquant une quasi-autonomie, ils s’opposent souvent aux pouvoirs publics, refusant d’obéir aux normes susceptibles de remettre en cause des bénéfices économiques durement acquis. Cet esprit indépendantiste est hérité de l’époque coloniale portugaise : tandis que le Cap-Vert était, jusqu’à l’indépendance en 1976, sous le joug d’un cadre autoritaire et répressif, Chã das Caldeiras, de par son isolement, y avait échappé. Ainsi, Pedro Danilo Fontes, originaire de Chã, explique, non sans fierté : « Mes ancêtres, abandonnés par le gouvernement et les autorités, ont conquis ce désert pour échapper à la faim et à la pauvreté, et ont fait de ce site ce qu’il est aujourd’hui » (Pedro Danilo Fontes, mars 2012).

9 Chã das Caldeiras est donc, à l’image de son volcan, marqué par une ambivalence, entre fortes potentialités et hautes menaces volcaniques. Ainsi, en 63 ans, le village a été affecté par trois éruptions (figure 1) : la plus récente (2014-2015) a duré 77 jours, du 23 novembre 2014 au 7 février 2015 (Bruno Faria, janvier 2016). Particulièrement destructrice, elle a pratiquement rasé le village de la carte, détruisant plus de 230 bâtiments, soit la presque totalité des habitations et l’ensemble des pensions hôtelières (photo 3). Elle a également détruit toutes les infrastructures sociales (écoles,

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centre de santé et églises), une partie des infrastructures économiques et environnementales (Coopérative vino-viticole, 120 hectares de terrains agricoles cultivés, 1 000 têtes de bétail et le siège fraîchement inauguré du Parc Naturel). Ces pertes, particulièrement lourdes pour l’économie locale, sont estimées par le gouvernement du Cap-Vert à 50 millions d’euros (UNDAC et Bureau des Nations-Unies du Cap-Vert, 2014), soit 10 % de l’économie de l’île de Fogo.

Photo 3. L’évacuation du village au troisième jour de l’éruption avec en arrière plan, la coulée de lave qui se dirige inexorablement vers le village

Cliché : communication personnelle, novembre 2014

10 Conformément aux objectifs prioritaires institutionnels, aucune perte humaine n’est à déplorer. En revanche, les moyens d’existence de cette population ont été fortement endommagés, voire pour certains anéantis, et la capacité de cette société à se relever de cette crise est extrêmement réduite. Les habitants ont été évacués, secourus alors que leur vie n’était raisonnablement pas en danger, mais leurs biens et moyens de production n’ont fait l’objet d’aucun sauvetage par les autorités, favorisant ainsi les dégâts matériels dont la perte du bétail, compromettant leurs chances de se réhabiliter. En conséquence, un fort clivage a divisé les acteurs institutionnels responsables de l’alerte et de la gestion de crise, convaincus d’avoir réussi une gestion de crise exemplaire, et les populations cibles de cette gestion, qui ont déploré l’inadaptation de l’aide apportée.

11 Sur les 1 076 personnes évacuées de la zone, 929 ont été réinstallées dans des centres d’hébergement temporaire et dans les maisons qui avaient été construites suite à l’éruption de 1995 puis désertées 2 ans plus tard, tandis que d’autres ont trouvé refuge dans les maisons familiales. Seule une petite partie de la population (entre 20 et 40 individus) avait choisi de rester vivre dans la caldera. Pourtant, comme ce fut le cas après l’éruption de 1995 et de nouveau en opposition avec les décisions gouvernementales, Chã das Caldeiras, en particulier Portela, est en plein processus de reconstruction informelle. Actuellement (décembre 2016), c’est approximativement une centaine de personnes qui ont choisi de remonter s’installer dans la caldera pour tenter un nouveau départ malgré cette expérience de destruction massive, refusant de vivre dans les villages de relogement.

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Une construction politique du risque

12 Au cours des 19 années séparant les deux dernières éruptions de Fogo, la gestion des risques volcaniques au Cap-Vert a incontestablement progressé, puisqu’il n’existait ni dispositif de surveillance, ni organisme en charge de la gestion des risques. Dans ce contexte, quels ont été les points forts et les points faibles de la gestion des risques volcaniques avant et pendant l’éruption de 2014-2015 ? Qui en ont été les principaux acteurs et comment leurs relations ont-elles influencé la gestion de cette crise volcanique ?

Des dispositifs de gestion des risques aléa-centrés

Des mesures préventives inefficaces

13 Le Service National de Protection Civile (SNPC) est la structure en charge de la gestion des risques au Cap-Vert depuis 1996. Bien que le gouvernement fût déjà en pleine réflexion à son sujet, le SNPC n’existait donc pas encore lors de la dernière éruption en 1995, qui a probablement précipité sa mise en place. Il est ensuite devenu opérationnel à partir de 1998, pour être officiellement promulgué par la loi du 19 avril 1999 (Loi n° 100/99). Au niveau régional (pour l’île de Fogo), il a fallu attendre la fin de l’année 2012 pour que la Protection Civile municipale de Santa Catarina devienne opérationnelle.

14 Le SNPC possède quatre objectifs fondamentaux, à savoir : (1) prévenir les catastrophes ; (2) en atténuer les risques et en limiter les impacts ; (3) porter secours et assistance aux personnes en danger ; (4) contribuer à un retour à la normale dans les zones sinistrées.

15 En matière de prévention des risques, la protection civile a été à l’initiative d’un exercice de simulation grandeur nature d’une éruption volcanique en juin/juillet 2006 à Fogo. Celui-ci a été mené en partenariat avec les entités concernées, avec la participation spéciale de l’OTAN. L’opération baptisée « Steadfast Jaguar » avait pour objectif d’expérimenter et d’améliorer l’efficacité du plan de crise national, tant pour ce qui concerne les relations entre les scientifiques et les autorités que pour tester les capacités d’évacuation des populations exposées à la menace, en s’appuyant sur la coopération des différentes entités. Pour mener à bien cet exercice, 7 000 soldats des forces terrestres, aériennes et navales de l’OTAN ont été déployées à Fogo, ainsi que des équipements coûteux (navires, hélicoptères, voitures militaires, porte-avions) dont ne dispose pas le Cap-Vert dans la réalité. Cette surabondance de moyens et de ressources a donc empêché d’éprouver la capacité réelle d’intervention et de réponse du pays en masquant les carences locales et nationales.

16 Enfin, cet exercice n’ayant pas été répété, le plan national de crise n’a pas été actualisé depuis cette date, malgré les demandes de l’Institut Nacional de Meteorologia e Geofisica (INMG) d’organiser des sessions de travail en juin 2013 (entretien avec B. Faria, chargé de la surveillance du volcan à l’INMG, janvier 2015). Par ailleurs, la signification et l’usage de ces documents se sont perdus, l’équipe du SNPC ayant été changée fin 2012. L’ensemble de ces éléments a rendu le plan, déjà inadapté à l’origine,

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totalement obsolète au moment de l’éruption de 2014-2015 (entretien avec H. Semedo, employé du SNPC, novembre 2014).

17 Par ailleurs, ce plan n’a jamais été divulgué ou soumis aux critiques potentielles, ni à celles d’autres institutions comme le Parc Naturel de Fogo (pourtant un acteur crucial de la gestion de ce territoire), ni à celles de la population locale. Nemesio Perez (directeur de l’Instituto Tecnológico y de Energias Renovables (ITER), programme européen MAKAVOL) a ainsi déclaré que « la deuxième grande faiblesse de la gestion du risque volcanique au Cap-Vert, c’est l’absence d’un plan d’urgence testé par la population, et pas juste un ensemble de papiers gardés dans un tiroir » (entretien N. Perez, novembre 2014).

18 Afin d’optimiser le déroulement des opérations pendant une future crise, le SNPC a participé à l’élaboration d’un poster de sensibilisation de la population, réalisé en 2012, en partenariat avec le programme européen MIA-VITA. À visée éducative, l’affiche énonce l’attitude à adopter (garder son calme, se maintenir informé, obéir aux autorités, etc.) et les objets dont il faut se munir chez soi à l’avance (radio, conserves, etc.). À visée également informative, elle renseigne sur les responsabilités de la Protection Civile, à savoir l’alerte de la population, la transmission d’instructions d’évacuation des personnes et d’organisation de la mise en sécurité des animaux et des biens.

19 Mise à part cette affiche, il n’existe pas à ce jour de programme éducatif national de sensibilisation, réalisé de manière périodique, année après année, pas seulement à Chã mais aussi niveau régional (Fogo) et national.

Les limites d’une politique de gestion centrée sur le contrôle de l’aléa

20 Les efforts se sont aussi concentrés sur la connaissance de l’aléa volcanique en vue d’équiper le volcan de Fogo et d’assurer la surveillance de son activité (sismicité, émissions de gaz, déformations du sol, etc.). Depuis l’éruption de 1995, différents acteurs nationaux et internationaux ont été impliqués, avec la création de programmes de recherche internationaux de grande ampleur, notamment entre 2007 et 2013, avec le soutien de deux programmes européens : d’une part MIA-VITA, partenaire de l’INMG, et de l’autre MAKAVOL, partenaire du Laboratório de Egenharia Civil (LEC).

21 La multiplication des acteurs et des projets de monitorisation témoigne des efforts fournis pour diminuer les risques volcaniques. Néanmoins, ce type de gestion dite « aléa-centrée », c’est-à-dire centrée sur les crises et proposant des mesures liées uniquement aux phénomènes extrêmes et rares (Wisner et al., 2004 ; Wisner et al., 2012), présente des limites. Tout d’abord, au vu de l’amplitude extrêmement forte et des probabilités d’occurrence relativement faibles, il est impossible de se prémunir entièrement contre la menace d’une éruption future à Fogo. La monitorisation de l’activité volcanique est limitée par les nombreuses incertitudes inhérentes à ce type d’aléas, difficilement prévisibles (d’après B. Faria, une éruption peut se déclarer en quatre jours sans signes précurseurs), d’autant plus que l’étude du comportement éruptif de Fogo est récente.

22 Ensuite, les systèmes de protection et de communication peuvent défaillir, comme ce fut en partie le cas lors de l’éruption de 2014-2015. La surveillance du volcan de Fogo dépend en effet du bon état technique du matériel et de son entretien, afin de permettre la transmission en temps réel et en continu des données. Or, ceci a un coût

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élevé pour un pays comme le Cap-Vert, d’autant plus que des problèmes de vandalisme ont eu lieu à plusieurs reprises au niveau des stations sismiques situées dans la caldera. En effet, en l’absence d’un réseau électrique dans le village et dans un contexte de dénuement économique dans l’ensemble de l’île, certains des panneaux solaires dont sont équipées les stations sismiques ont été arrachés, malgré les barreaux installés pour les protéger des vols.

23 Enfin, la réduction du risque volcanique doit aussi passer par des mesures qui visent à réduire la vulnérabilité, comme le prônent les grandes directives internationales en matière de réduction des risques de catastrophe (cadre d’action de Hyogo pour des collectivités et nations résilientes, 2005-2015 ; puis cadre d’action de Sendai, 2015-2030). Cette réduction de la vulnérabilité ne doit pas passer uniquement par la sensibilisation des populations locales au danger.

Cône adventif du Pico do Fogo dans le Chã das Caldeiras (île de Fogo, Cap-Vert)

Cliché : Ji-Elle, 2012, Wikimedia commons

Une approche plus théorique que concrète de la réduction de la vulnérabilité

24 Suite à l’éruption de 1995, avant même la création du SNPC, la première mesure adoptée afin de réduire la vulnérabilité a été d’agir sur l’exposition des populations locales au danger, en éloignant les habitants de la zone à risque. Malgré l’opposition des réfugiés à ce projet de relogement en dehors de la caldera, des maisons ont ainsi été implantées dans deux villages, Achada Grande et Monte Grande, grâce à l’aide financière du gouvernement allemand. Néanmoins, cette tentative s’est soldée par un échec, les maisons ayant pour la plupart été abandonnées dans les années suivant l’éruption, comme c’est le cas pour la maison de la photo 4. En effet, privés d’alternatives économiques à l’agriculture florissante dans la caldera et de ressources

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au sens large, les réfugiés sont peu à peu retournés dans leur village d’origine, dans une démarche qui a renforcé le conflit préexistant avec les autorités.

Photo 4 : Maison de relogement abandonnée, aux portes et aux fenêtres démontées, à Monte Grande

Cliché : F. Chouraqui, 2010

25 Ce type de mesures aléa-centrées d’exclusion territoriale face aux catastrophes, fréquentes dans les pays en développement, ignore totalement les priorités socio- économiques légitimes des locaux. Les deux discours suivants permettent de mieux comprendre l’inadaptation de cette mesure d’expulsion des hommes de leur espace de vie et de travail : « Monsieur le Ministre, si vous voulez nous chasser d’ici, vous pouvez nous couper les bras parce qu’en dehors de Chã, on n’a pas de travail1 ! » ; « Monte Grande, quand on était là-bas, on n’avait nulle part où prendre du bois. Pas d’endroit pour l’eau, pas d’endroit pour les enfants. Seulement cette maison pour rester à l’intérieur d’elle. Comme ça, on peut pas vivre, on peut pas vivre ! Alors qu’à Chã das Caldeiras, on vit2 ! »

26 Depuis la tentative échouée de relogement de 1995 et jusqu’à l’éruption de 2014-2015, le village a connu un essor sans précédent malgré les restrictions sur le développement local émanant principalement de deux institutions : • D’une part, du Parc Naturel de Fogo créé en 2003, qui a imposé au nom de la préservation de la bio et de la géo-diversité, des restrictions d’occupation du sol en interdisant l’usage de certaines zones de la caldera. Le PNF a également limité l’accès aux infrastructures basiques modernes, en particulier l’électricité. La protection de la nature est donc venue contrarier le développement des terres agricoles et les possibilités de modernisation, ce qui a été source de tensions entre la population et le Parc Naturel. • D’autre part, de la municipalité de Santa Catarina qui a interdit de construire ou de cultiver dans certains espaces considérés comme dangereux (failles, pied du Pico de Fogo) via un plan d’urbanisation et l’enregistrement des propriétés foncières en lien avec la réduction du risque.

27 Perçues comme des pressions par les habitants, les décisions prises par la mairie et par le Parc Naturel et la légitimité même de ces acteurs sont remises en cause par les populations locales : « Nous sommes les habitants de Chã das Caldeiras, et nous existons depuis bien plus longtemps que la Municipalité de Santa Catarina (2007), que le Parc Naturel (2003), et même que l’État du Cap-Vert (1976) » (Pedro Danilo Fontes, mars 2012). Cet écart entre le ressenti de la population et les décisions prises de

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l’extérieur (les gens de la ville, extérieurs au monde agricole) est le constat d’une insuffisance de communication entre les acteurs sociaux.

28 Au final, le type de gestion des risques au Cap-Vert, et particulièrement à Fogo, met l’accent sur des mesures aléa-centrées, technocratiques et structurelles, et adopte une démarche « top-down », avec une population considérée comme incapable de participer au processus décisionnel ou de prendre part à la prévention du risque (interview de son ex-président Alberto Fernandes, août 2010). En cela, cette stratégie s’inscrit totalement dans le paradigme dominant la recherche sur les risques, et ne répond pas aux principales exigences nouvelles énoncées dans les Cadres d’Action de Hyogo et Sendai, à savoir : • se focaliser sur les facteurs sous-jacents de vulnérabilité socio-économiques ; • intégrer les populations dans les stratégies de réduction des risques ; • et considérer les savoirs et capacités locales.

29 Mis à part une cartographie participative en 3 dimensions (CP3D) créée dans le cadre de MIA-VITA en avril-mai 2011 en partenariat avec les habitants de Chã et certains acteurs institutionnels, peu d’efforts ont été faits afin de réduire la vulnérabilité de la population. Cette CP3D réalisée avait pour objectif de caractériser la vulnérabilité socio-économique et l’implication de la population dans la prise de décision en matière de réduction des risques volcaniques, mais elle n’est pas parvenue à son but, malgré l’intérêt immédiat qu’elle a suscité au sein du village et celui du personnel de la Protection Civile Nationale. En effet, elle n’a ni été actualisée par la population, ni été utilisée par les autorités et elle a fini par disparaître sous la lave pendant l’éruption de 2014-2015. Pourtant, selon Helio Semedo, elle aurait été utile pour organiser l’évacuation, situer l’avancée de la lave, signaler les personnes en détresse, ou encore indiquer l’emplacement des maisons détruites ou en train d’être démolies par une coulée.

Une gestion de crise révélatrice des dysfonctionnements organisationnels et idéologiques

Les causes profondes du défaut d’alerte précoce

30 Au Cap-Vert, des antagonismes entre chercheurs et groupes de chercheurs existaient au préalable de l’éruption. De la fin des années 1990 à la veille de l’éruption de 2014-2015, le LEC (Laboratoire d’Ingénierie Civile) et l’INMG (Institut National de Météorologie et Géologie du Cap-Vert) ont tous deux joué un rôle actif principal dans la monitorisation du volcan. Néanmoins, depuis 2000, la loi stipule que l’INMG est la seule institution en charge de la surveillance du volcan de Fogo, remettant en cause la place du LEC et de ses partenaires (en particulier MAKAVOL).

31 Au lieu de créer de la complémentarité et une collaboration entre ces équipes d’investigation, cette situation a été source de rivalités et de conflits sous-jacents dont les trois exemples les plus flagrants sont : • La mise en place de deux réseaux de surveillance sismique avec d’un côté, celui de l’INMG avec MIA-VITA et de l’autre, celui du LEC avec MAKAVOL. Bien que travaillant sur des projets analogues, les deux réseaux ont fonctionné séparément jusqu’en 2012, au lieu de créer un seul réseau de surveillance sismique plus performant. À partir de cette date, l’INMG a récupéré les stations sismiques financées par MAKAVOL. Dès juin 2012, les chercheurs de

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MAKAVOL n’ont plus eu accès aux données sismiques, alors que selon leurs derniers résultats, il y avait une augmentation de la sismicité dans la caldera, avec 15 tremblements de terre en un an, dont celui du 12 avril 2012, d’une magnitude de 2,9 sur l’échelle de Richter. • La création de l’Observatoire Vulcanologique Cap-verdien (OVCV) à Chã das Caldeiras en 2009 n’a pas permis de créer une entité vers laquelle convergent toutes les ressources techniques et humaines. Au contraire, il n’a jamais été reconnu, ni dans la loi cap-verdienne, ni par l’INMG. Néanmoins, cette structure témoigne de l’effort conjoint de l’UNICV (Université du Cap-Vert), du LEC, du SNPC et enfin, du programme MAKAVOL. Avant sa disparition précoce lors de l’éruption de 2014-2015, l’observatoire était inclus dans la liste de l’Organisation Mondiale des Observatoires Volcanologiques (WOVO). • Enfin, ce climat de convoitise scientifique a également eu un impact sur l’exercice de simulation de crise volcanique évoqué précédemment. Selon B. Faria, le LEC ayant été invité à participer par le SNPC, l’INMG n’a pas été convié et n’a donc pas été impliqué dans l’élaboration du plan d’urgence qui a été utilisé lors de l’éruption de 2014-2015.

32 Plusieurs mois avant le début de l’éruption de 2014-2015, les deux dispositifs de surveillance du volcan évoqués ci-dessus ont indiqué une augmentation de l’activité volcanique. Du côté de l’ITER et de l’UNICV, les experts scientifiques ont enregistré une augmentation des émissions de gaz à partir du mois de mars 2014 (entretien avec N. Perez, novembre 2014, figure 2). Du côté de l’INMG, de faibles changements dans l’activité sismique ont été enregistrés en janvier puis en avril 2014, mais c’est seulement au début du mois d’octobre 2014 que deux événements sismiques importants ont été enregistrés à 15 km de profondeur (entretien avec B. Faria, janvier 2016, figure 2). Ces signes d’un changement de l’activité volcanique ont été analysés séparément, sans aucun dialogue ni échange de données entre les différents groupes d’investigation.

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Figure 2 : Schéma de diffusion de l’alerte lors de l’éruption volcanique de novembre 2014

Source : F. Chouraqui, 2016

33 D’après les témoignages des scientifiques, ces informations ont été transmises en temps et en heure au SNPC, organisme légalement chargé d’alerter les autorités locales (mairie de Santa Catarina et PNF) et la population en cas de menace éruptive. Mais cette alerte n’a pas été donnée par le SNPC malgré les injonctions répétées de l’INMG (figure 2). Devant l’éminence de la menace et face au manque de réactivité de la Protection Civile, Bruno Faria, l’expert scientifique de l’INMG, a finalement décidé de prévenir Jose Fonseca (habitant du village et auxiliaire scientifique de l’observatoire rattaché à l’INMG), lui demandant d’avertir la population au plus vite.

34 C’est donc la veille au soir de l’éruption, à partir de 21 h environ, que seule une partie de la population a pu être informée. Ainsi, même si 25 % des personnes enquêtées disent avoir été alertées avant l’éruption (figure 2), elles ne l’ont été qu’à partir de ce moment, soit au maximum 13 h avant son début, à un moment où les tremblements de terre étaient déjà très fortement ressentis.

35 C’est seulement à 23 h 30 et en l’absence de réponse du président du SNPC, que l’expert scientifique de l’INMG a cette fois pris l’initiative d’appeler le maire de Santa Catarina. Celui-ci se trouvait alors à la fête annuelle de sa juridiction, à Cova Figueira et n’avait pas encore été informé de la situation. Il est arrivé le lendemain matin sur place, « une demi-heure avant le début de l’éruption, pour alerter les habitants » (entretien avec J. Aquileu Barbosa Amado, janvier 2016).

36 Il ressort de cette analyse qu’un ensemble de facteurs communicationnels a limité, voire entravé la diffusion de l’alerte et donc la préparation et la protection de la population, de ses biens et de ses animaux, auquel sont venues s’ajouter des failles techniques. L’alerte à la population devait être transmise via un double système visuel

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et auditif : d’un côté, un feu tricolore imprimé sur une pancarte affichée sur la façade de l’Observatoire du Volcan (photo 5) ; de l’autre, un haut-parleur accroché au mur de l’école. Ce système s’est avéré défaillant. L’utilisation d’un feu de signalisation tricolore peut sembler pertinente, en particulier dans un village comme Chã où le taux d’analphabétisme est encore élevé, mais pour que ce feu soit efficace, il faut un dispositif permettant réellement de communiquer par signaux optiques en fonction de l’intensité de la menace, et non une simple image imprimée. De son côté, le haut- parleur était hors d’usage, et le technicien en principe mandaté par le SNPC pour le réparer n’est jamais venu.

Photo 5 : Observatoire Volcanologique du Cap-Vert et son panneau d’alerte par feu tricolore

Cliché : J. Cadag, 2011

Une évacuation des habitants sans prise en compte des capacités et des besoins locaux

37 Dès les premières heures de l’éruption, un état d’urgence a été décrété et la suite des opérations s’est déroulée sous le commandement du SNPC, avec l’appui de la Croix- Rouge, de la police locale, des mairies de l’île et des militaires, le tout sous la coordination du Cabinet de Crise créé spécialement à cette occasion. La principale mission du SNPC était d’inciter les habitants à évacuer le plus vite possible.

38 Pour la majorité des autorités impliquées (Croix-Rouge, SNPC, mairie de Santa Catarina), le départ de la quasi-totalité des habitants de Chã das Caldeiras pendant l’éruption (97,7 % des réponses au questionnaire), avec un pic des départs le jour même de l’éruption (60,2 % des enquêtés), explique l’absence de victimes mortelles et reflète le relatif succès de la gestion de crise (figure 3), qualifiée de « remarquable » (B. Faria, INMG) ou encore de « gestion de haut niveau » (A. Lima, président du SNPC).

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Figure 3 : Evaluation de la qualité de la gestion institutionnelle de l’éruption de 2014 par les autorités

Entretiens qualitatifs avec les acteurs cités entre 2015 et 2016 ; question posée : « Sur une échelle de 0 à 10, comment qualifierez-vous la qualité de la gestion de l’éruption de 2014 par les autorités ?)

Source : F. Chouraqui

39 Pourtant, ces chiffres ignorent les allées et venues de la majorité des habitants entre les villages de relogement et la zone de danger, avec 86 % des enquêtés déclarant être revenus dans la caldera. Afin de restreindre ces circulations (pas seulement des habitants de Chã mais aussi des personnes du reste de l’île, venues soit par curiosité, soit pour aider, mais parfois aussi pour voler dans les maisons et les champs abandonnés), l’accès à la zone exposée aux risques a été limité par le SNPC avec un barrage à l’entrée de la caldera. Malgré cette restriction, les habitants ont eu tendance à y retourner sur des durées et à des fréquences plus ou moins importantes et sur tout le temps de l’éruption, y compris à des moments où le niveau d’alerte était maximal.

40 Ces circulations vers le village malgré la menace et le barrage policier s’expliquent principalement par un facteur économique : la nécessité de poursuivre le travail agricole dans les champs et/ou avec les animaux. Cette situation va de pair avec l’absence de moyens de subsistance en dehors de la caldera (figure 4). Il s’agit de stratégies d’adaptation et de survies dans des conditions extrêmes, étroitement liées à la précarisation des populations relogées en l’absence de ressources économiques alternatives complémentaires en dehors de leur territoire d’origine. Ces observations et résultats corroborent parfaitement les concepts défendus par l’approche radicale vulnérabilité-centrée des risques et des catastrophes, qui les considère comme ancrés dans des contraintes sociales, économiques et politiques au quotidien, et non seulement liés à un aléa extrême en magnitude et rare dans le temps (Wisner et al., 2004 ; 2012).

Figure 4 : Les raisons du retour des réfugiés pendant l’éruption de Fogo du 23 novembre 2014

Enquête par questionnaire réalisée entre décembre 2014 à janvier 2015 auprès de 128 individus

Source : F. Chouraqui

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41 Ces comportements à risques correspondent objectivement à une exposition volontaire à la menace volcanique. Néanmoins, cette éruption se caractérise par un faible indice d’explosivité, c’est-à-dire qu’elle présente un risque de pertes de vies humaines faible, voire inexistant. Il faut donc relativiser le risque pris par les habitants, mais aussi le succès revendiqué par les acteurs institutionnels en lien avec l’absence de victime mortelle. L’enjeu pour les autorités n’aurait pas dû être uniquement de sauver la vie des habitants, mais de sauver aussi leurs animaux, biens et moyens de production, afin de limiter les pertes occasionnées et ainsi faciliter le retour à une autonomie économique et financière en phase post-éruptive. D’autant plus que pour éviter le barrage, certains des habitants ont adopté des stratégies d’adaptation dangereuses comme escalader des escarpements rocheux ou marcher sur la lave à peine refroidie pour sauver leurs biens ou leurs animaux.

42 Face à ces mesures institutionnelles, 67,2 % des enquêtés se sont dits insatisfaits, interrogeant les modalités d’évacuation, en décalage avec l’autosatisfaction des pouvoirs publics. Parmi les raisons de mécontentement évoquées on trouve : (1) les préjudices liés à l’interdiction d’entrer dans la caldera (55,5 % des réponses) ; (2) les comportements verbalement ou physiquement violents des autorités, associés au manque de respect ou d’empathie envers les habitants (21,1 % des réponses) ; (3) le manque d’aide pour sauver les biens et les animaux (18 %). Par ailleurs, plusieurs des personnes interrogées déplorent que les habitants qui avaient les compétences pour jouer le rôle de ressource locale n’aient pas été pris en compte par les autorités chargées de la gestion de crise. Leurs connaissances empiriques des éruptions précédentes, mais aussi du territoire (terrains, maisons, itinéraires les plus rapides et les plus sûrs), sans oublier des individus et des familles n’ont pas été mises à profit.

43 Par la suite, ignorant toujours les capacités, les revendications et les besoins des populations locales, les acteurs institutionnels ont continué à exclure celles-ci des prises de décision et des actions, faisant primer l’éloignement de la source de danger au détriment des logiques socio-économiques. La loi n° VIII/2015 a défini le nouveau cadre juridique de l’utilisation du sol à Chã das Caldeiras, désignant l’État comme unique propriétaire des terres. Cette loi stipule également que les individus peuvent acquérir des droits d’utilisation privée de la terre via une licence ou une concession accordée de façon temporaire. Ce document interdit la création d’activités industrielles, touristiques, de services, de loisirs urbains sur ce territoire, ainsi que la construction de nouveaux logements, mais aussi d’infrastructures techniques ou publiques. Néanmoins, cette nouvelle loi possède des zones d’ombre, car elle autorise « les constructions privées pour soutenir les activités agricoles, pastorales ou liées au tourisme, y compris les hôtels et les restaurants en milieu rural, comportant des bâtiments facilement amovibles ».

44 Pour remédier à cette interdiction de construction à Chã das Caldeiras, l’État cap- verdien s’engage financièrement à reloger les personnes en situation de déséquilibre socio-économique dans un nouveau centre urbain en dehors de la caldera. Cette localisation représente un frein considérable pour la majorité des habitants qui n’ont d’autre solution économique que de continuer à pratiquer leur agriculture à Chã das Caldeiras.

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La gestion de l’après-crise : le problème du relogement

45 Comme ce fut le cas en 1995, les habitants de Chã ont été dispersés entre plusieurs sites : 416 ont été relogés à Achada Furna, 271 à Monte Grande, 137 à Mosteiros et 124 à São Filipe (figure 5). Le questionnaire réalisé dans les 4 principales localités de relogement montre que 96,9 % des enquêtés ne sont pas satisfaits des conditions de relogement. Ils évoquent les contraintes socio-économiques quotidiennes, l’éclatement des familles, et enfin la précarité des maisons (retards dans la construction ou la rénovation), ainsi que les problèmes de promiscuité et d’insalubrité, en particulier dans le camp de relogement de Mosteiros.

Figure 5 : Les mouvements des réfugiés de Chã das Caldeiras

Adaptée et modifiée des cartes du rapport de l’UNDAC 2014 et du poster de l’Unamuno EixoAtlantico Project, 2015

46 Globalement, ce relogement semble donc inadapté aux besoins des populations, et ce à plusieurs niveaux : • Parce qu’il est multisites, il entraîne une rupture sociale des liens communautaires et familiaux. • Parce qu’il n’y a pas d’opportunité économique dans les villages, où il n’y a ni terres arables permettant une agriculture non irriguée, ni fourrage pour l’élevage, ni touristes pour les guides. • Parce que celles et ceux qui font la navette entre le village de relogement et la caldera afin de survivre économiquement en poursuivant leur activité agricole ou touristique, se heurtent au manque de transport et de logement sur place.

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Inefficacité et inadaptation de l’aide financière classique, nationale et internationale

47 L’aide financière et matérielle nationale et surtout internationale a permis, en plus de la création de camps temporaires de relogement, de distribuer de la nourriture, des vêtements, des médicaments, etc. Au début, 1 191 personnes ont bénéficié de l’aide alimentaire de base distribuée par la Croix-Rouge, alors que la population totale sinistrée du village a été évaluée à 964 habitants. Par conséquent, un deuxième recensement a été réalisé pour exclure de la liste des bénéficiaires les individus ne répondant pas aux critères d’obtention, tels que résider à Chã et ne pas être fonctionnaire. Sur les 243 personnes rayées de la liste, certaines ne vivaient plus à Chã depuis des années mais y exerçaient une activité agricole leur assurant leurs moyens de subsistance. Et y compris parmi les personnes continuant à recevoir cette aide de base, nombreux sont ceux à s’être plaint des inégalités d’accès, mais aussi de la faible quantité et de la mauvaise qualité des produits d’alimentation et d’hygiène.

48 Au total, 6,8 millions d’euros ont été déposés dans le compte spécial du fonds de soutien et de reconstruction (FAR). Créé par le gouvernement cap-verdien, la gestion de ce fond était assurée par le Cabinet de Reconstruction de Fogo (GRF), qui avait pour mission de gérer le suivi et la mise en œuvre de différents projets. Mais la lenteur et l’inefficacité des solutions d’aide mises en place par le Cabinet de Reconstruction de Fogo, entaché par des scandales de détournement de fonds, ont abouti à sa dissolution en mai 2016, et son remplacement par une commission interministérielle. Pour les habitants, ce fut là une preuve supplémentaire de la corruption des institutions politiques en charge de gérer l’aide destinée à leur village, alimentant de nombreuses controverses, notamment sur Facebook. Au final, on retrouve les mêmes accusations de détournement que celles portées en 1995, comme l’explique A. Teixeira, habitant du village : « Lors de l’éruption (de 1995), les pays internationaux ont envoyé beaucoup d’aide à Chã, mais cette aide n’est pas arrivée aux habitants, ou seulement en très petite quantité, car elle a été détournée. »

49 Le risque dit « naturel » est une construction politique. Ce sont les choix politiques qui sont à l’origine d’une efficacité ou d’une inefficacité à protéger les moyens d’existence. Dans le contexte de la crise volcanique de Fogo de 2014-2015, en plus d’aggraver le danger par des mesures institutionnelles inadaptées, les stratégies politiques n’ont pour l’instant pas permis de répondre à la nécessité d’un rebondissement économique. Les individus, pour la plupart très vulnérables économiquement, sont livrés à eux- mêmes, obligés de s’auto-organiser pour tenter de retrouver une activité lucrative ou vivrière. Expropriés de leur territoire, ces « réfugiés de la protection » (Harsono, 1999) sont sujets à un appauvrissement (perte d’abri, de moyens d’existence, de réseaux sociaux, mais aussi de droits et d’identité) qui va de pair avec leur déplacement.

50 Cette recherche d’expulsion des populations locales de leur territoire cache, pour certains acteurs, une volonté d’accaparer cet espace sans sa population. Déjà en 1995, lors de la première tentative d’éloignement de la caldera, une rumeur avait circulé à ce sujet : le réel objectif était la création d’un parc naturel de type radical, vide d’homme, permettant à l’État de devenir l’unique bénéficiaire de la manne touristique. Quelle soit véridique ou non, cette hypothèse est néanmoins cruciale. Elle souligne le manque de transparence et de dialogue entre les acteurs externes et internes autour des projets de

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relogement, qui constitue un terreau fertile pour alimenter la défiance des locaux vis-à- vis des mesures adoptées par l’État.

La reconstruction de Chã das Caldeiras un an après l’éruption de 2014

La résilience informelle : stratégies compensatoires et creusement des inégalités

51 Entre l’agriculture, l’élevage, et plus récemment le tourisme rural, Chã das Caldeiras a toujours été connu comme un lieu où les personnes vivent en quasi-autosuffisance, sans dépendre du soutien institutionnel. Suite à l’éruption du 23 novembre 2014, ce discours a été exacerbé, vantant la force et le courage des habitants de Chã, qui ont su faire face et s’adapter aux dévastations provoquées par l’éruption de 1995. Les « fils du volcan » sont donc considérés depuis lors, dans leur ADN culturel, comme particulièrement résilients, de par leur robustesse économique et sociale. Comble de « bravoure », ils sont allés jusqu’à se réapproprier leur village et se relancer économiquement en tirant parti de l’événement, sans participation de l’État. L’extrait d’article scientifique ci- dessous écrit après l’éruption de 2014-2015 est un exemple issu des nombreuses déclarations relatives aux habitants de Chã :

52 « Ce travail de reconstruction continu est un bon exemple de l’attitude résiliente de la population dans ce contexte géographique, une zone à risque volcanique élevé où les habitants montrent une forte capacité de résistance face aux revers de fortune, rétablissant de nouvelles activités en transformant les menaces et les points faibles en nouvelles opportunités. Du point de vue social, la résilience offre la possibilité à la communauté de coexister avec les volcans, car ils apprennent à comprendre leurs modèles environnementaux et démontrent qu’ils sont capables de se réadapter et de

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surmonter les changements traumatiques naturels. » (Medina do Nascimento, Moreno- Medina, N. Rodrigues & Dinis, 2016).

53 Or, ce ne sont pas les habitants du village qui se disent résilients ou qui se sont approprié spontanément la notion. Ce sont les journalistes, politiques et scientifiques, qui s’accordent tous sur la résilience exceptionnelle des habitants de Chã, sans approche critique et sans pointer les risques du désengagement étatique vis-à-vis de la population, à la fois inégalement victime de l’éruption et en capacité de se relever de la crise.

54 Il n’en demeure pas moins que les habitants de Chã ont su développer pendant et après l’éruption de 2014-2015, des stratégies adaptatives face aux déficits organisationnels et à l’inadaptation des mesures institutionnelles de gestion de crise. Tous n’ont pas adopté les mêmes stratégies, qui révèlent en effet de très fortes inégalités dans leur capacité de résilience, ancrées dans des vulnérabilités socio-économiques du quotidien et indépendantes de l’aléa volcanique.

Stratégies adaptatives informelles en réponse à une gestion de crise institutionnelle aléa-centrée

Une évacuation spontanée des biens et des animaux par les locaux

55 Cette construction politique d’une soi-disant « résilience exceptionnelle » des habitants se base en effet sur des éléments concrets, tels que la solidarité, l’organisation et les efforts considérables déployés par les habitants pour évacuer leurs biens, leurs animaux, mais aussi, dans une moindre mesure, leurs récoltes (photo 6). Ces éléments plaident bien en faveur de la reconnaissance d’une aptitude coopérative des habitants de Chã das Caldeiras, qui ont su fédérer les ressources individuelles éparses et mettre en place des stratégies adaptatives informelles collectives face à l’ingérence des autorités publiques. Les habitants ont spontanément été capables (1) de s’entraider pour sauver leurs biens, via la mutualisation des véhicules disponibles mais aussi le transport à pied d’objets parfois lourds, y compris sur des grandes distances, (2) de créer un groupe constitué d’hommes chargés de surveiller les maisons et les champs pour prévenir des vols, (3) de se tenir informés de l’évolution de l’éruption via le bouche-à-oreille classique et l’utilisation des réseaux sociaux accessibles sur leurs smartphones, (4) de se soutenir moralement et d’être attentifs à la souffrance et à la détresse des personnes les plus durement touchées et/ou plus vulnérables.

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Photo 6 : Mise en sécurité des biens, des animaux et récolte des cultures

Cliché : images issues du film Fogo na Boca, F. Chouraqui, 2015

56 Cette collaboration a dépassé le village, avec la venue de membres de la famille, d’amis ou même de simples volontaires venus des quatre coins de l’île. Des phénomènes similaires ont été rapportés lors d’événements éruptifs plus anciens, comme lors de l’éruption de 1847, pour laquelle le témoignage du gouverneur de Fogo fait mention de la solidarité des habitants de l’île, qui ont « tous tenté de rendre plus doux le sort de ces disgraciés » (Ribeiro, 1954, p. 262).

57 Bien que la répétition des éruptions ait contribué à façonner les comportements des populations locales de Fogo, la dernière en date a vu émerger une tout autre forme d’intervention, de nature commerciale, qui s’est ajoutée à cette solidarité désintéressée et fraternelle héritée des expériences passées. En effet, des opportunistes se sont saisis de l’événement éruptif pour faire payer au prix fort l’évacuation des biens en voiture. Contraints d’accepter les tarifs arbitrairement imposés et exorbitants, les sinistrés les plus riches ont ainsi été privilégiés au détriment des plus pauvres, parfois obligés d’abandonner leurs affaires ou de n’en sauver qu’une partie. L’aide gouvernementale (camions affrétés par les différentes mairies de l’île) n’a pas suffi à compenser ces inégalités d’accès au transport, comme le montrent ces témoignages : « Il a fallu payer des gens avec du vin pour qu’ils m’aident à sauver mes affaires. Ni les militaires ni la police n’ont voulu m’aider, ils ont dit que ce n’était pas leur travail » (N. Gonçalves da Silva Ribeiro, 27 ans, guide touristique). « J’ai porté mes affaires jusqu’aux pentes de la Bordera. J’ai dormi là deux nuits et j’ai enfin trouvé une voiture pour m’emmener gratuitement parce que je n’avais pas d’argent pour payer. Comme elle était petite, j’ai abandonné une grande partie de mes biens sur place » (I. Barbosa Lopes, 28 ans, agricultrice).

Mobilisation de ressources alternatives exogènes via des réseaux d’entraide

58 Pendant et après l’éruption, les initiatives sur le web pour répondre aux conséquences du désastre se sont multipliées, attestant du pouvoir des NTIC (Nouvelles Technologies

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de l’Information et de la Communication) dans la gestion des catastrophes naturelles, à mesure que leur utilisation et leur maîtrise se généralisent. De nouvelles formes d’aide ont ainsi vu le jour, grâce à l’activation de différents réseaux d’entraide Nord-Sud déjà solidement constitués avant l’éruption, comme celui des Cap-Verdiens vivant à l’étranger (Holle et Sarrazin, 2016 ; Lesourd, 2005). Ceux-ci ont été particulièrement nombreux à manifester leur volonté d’aider leurs compatriotes en détresse. La diaspora a occupé une place centrale dans la diffusion de l’information, l’organisation de collectes de fonds, le travail bénévole, portée par une communauté très active, surtout aux États-Unis. De par sa nature informelle, cette aide est difficile à estimer, mais certains envois de fonds ont pu atteindre des sommes importantes, comme pour l’association Fogo Fund (basée au Massachusetts, États-Unis) qui a collecté 24 300 dollars américains.

59 C’est grâce à la télévision et aux réseaux sociaux que les expatriés ont pu rester en prise directe avec la réalité de la crise et son évolution, partageant informations et émotions avec les habitants du pays. Facebook et Youtube ont été des canaux privilégiés de la diffusion d’informations, avec la possibilité pour les utilisateurs d’envoyer, de partager, d’évaluer et de commenter des vidéos afin d’exprimer leur compassion et leur solidarité envers leurs compatriotes, réaffirmant ainsi le lien qui les unit à leur patrie d’origine (Lesourd, 2005).

60 Certains habitants du village, bien loin d’être hors du monde moderne ou ignorants des nouvelles technologies, ont été parfaitement capables d’informer et d’alerter l’opinion publique, comprenant tout l’intérêt d’utiliser ce mode de communication pour obtenir une aide financière en mobilisant leur réseau. C’est ainsi que certains ont pu par la suite reconstruire leur maison tandis qu’une majorité est restée en marge de ce soutien financier, montrant que cette stratégie de résilience n’est absolument pas égalitaire.

Moyens de communication et revendications des habitants

61 Les réseaux sociaux ont aussi permis d’étaler au grand jour la désorganisation et la faiblesse des interventions étatiques, et de défendre la position des sinistrés face à l’État. Le cas de Fogo n’est pas isolé et le même processus a pu être observé lors du séisme de 2015 au Népal par exemple (Holle & Sarrazin, 2016). Face aux injustices liées aux rétentions des fonds de solidarité, de nombreux internautes multiplient les traits d’humour pour offrir une réflexion, mais aussi un répit au milieu du flux d’informations anxiogènes et ainsi lutter contre la morosité et l’angoisse (figure 6).

Figure 6 : Illustrations humoristiques circulant sur Facebook

À gauche : faux avis de recherche imitant le style western, avec une récompense de 5000 pièces d’or pour la capture mort ou vif du président du Cabinet de Reconstruction, ingénieusement assimilé à un hors-la-loi ; A droite : des enfants aux visages souriant, se tenant par la main en signe de solidarité devant le volcan de Fogo en éruption et qui posent innocemment la question : « qui est parti avec notre argent ? »

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Source : Facebook, groupe privé Amigos de Chã ; octobre 2015

62 D’autres outils de communication plus classiques ont également été mobilisés, tels que les manifestations, qui constituent la forme la plus courante de revendication utilisée par les habitants depuis la création du village (Nunes, 2015). Ainsi, pendant l’éruption de 2014-2015, une première manifestation a eu lieu à São Filipe afin de contester l’exclusion de certains de la liste des bénéficiaires de l’aide aux réfugiés. Une seconde a eu lieu en octobre 2016, presque deux ans après l’éruption, afin de promouvoir le dialogue entre les institutionnels et les habitants concernant les prises de décision et la gestion de l’aide (photo 7). À chaque fois, les habitants informent des journalistes afin d’assurer la couverture de l’événement et en diffusent eux-mêmes des images via les réseaux sociaux, attestant encore une fois de leur capacité à utiliser les moyens de communication modernes.

Photo 7 : Manifestation à Chã le 16 octobre 2016

Cliché : Facebook, amigos de Chã, 2016

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63 Néanmoins, même si ce dispositif donne de la visibilité aux problèmes rencontrés par les habitants, il ne garantit pas la prise en compte de leurs revendications par l’État. L’unique représentant de la population auprès de la commission interministérielle (CIM) pour la gestion de la situation de Chã das Caldeiras a été exclu de celle-ci. Il avait en effet dénoncé le manque global de transparence et de dialogue de l’État (questionnements sur le montant de l’aide perçue et versée), la répartition des dépenses par secteur et enfin le retard pris dans la décision de la localisation du nouveau village.

Creusement des inégalités au lendemain de la crise

Pérenniser les ressources économiques pendant et après la crise

64 Les dommages matériels et économiques extrêmement lourds liés à l’éruption ont mis en cause l’autonomie économique des habitants, qui ont partiellement ou totalement perdu leurs sources de revenus. Tous les secteurs d’activité ont été touchés : • L’agriculture a souffert de la diminution des terrains et continue à être affectée par la difficulté des agriculteurs relogés en dehors de la caldera à se rendre sur place pour travailler la terre. • L’élevage a été affecté par la mort et la disparition d’animaux (vols, mise en liberté pour les sauver de la lave) pendant l’éruption, et aussi les conditions difficiles d’alimentation de ceux-ci en dehors de la caldera (manque de fourrage), ce qui a poussé de nombreux éleveurs à vendre à bas prix leur cheptel survivant. • Le tourisme a fortement diminué pendant l’éruption. Contrairement aux deux autres secteurs, il a ensuite rapidement repris de l’ampleur grâce à la couverture médiatique de l’éruption de 2014-2015, qui a renforcé l’attractivité du géosite, comme ce fut le cas en 1995. Les guides touristiques ont donc pu maintenir une activité minimum malgré la désorganisation liée à la destruction des pensions et hôtelleries.

65 Entre l’impossibilité de rester sans revenu hors de la caldera et celle de remonter s’y installer, les sinistrés se trouvent dans une impasse. En effet, ils se heurtent à des nombreuses difficultés financières et logistiques, notamment pour reconstruire une maison, auxquelles s’ajoute le problème de la scolarisation des enfants impossible à Chã. Certains d’entre eux, en majorité des hommes, ont néanmoins décidé de remonter vivre seuls dans la caldera pour subvenir aux besoins de leur famille. R. Noias, guide touristique, raconte qu’avec sa femme S. et leurs deux enfants, ils sont tombés malades dans le camp de réfugiés de Mosteiros où ils ont vécu plusieurs mois. Après avoir dépensé toutes leurs économies pour acheter de la nourriture et des médicaments, Rosi n’a pas eu d’autre choix que de retourner travailler au village. Il évoque la souffrance de devoir vivre loin des siens et la difficulté de réaliser l’ascension du volcan avec des touristes étant donné l’état de santé fragile où il se trouve.

66 Cet éclatement des familles affecte directement les ménages, comme l’explique E. Santos Ribeiro, 28 ans, réfugiée à Achada Furna avec sa fille alors que son compagnon est resté dans la caldera : « Je pars le rejoindre tous les week-ends avec ma fille, mais il arrive qu’il n’y ait pas de transport alors il s’énerve et pense que c’est de ma faute, que je ne veux pas le voir » (photo 9).

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Photo 8 : Impacts de l’éruption de 2014/2015 sur le territoire de Chã das Caldeiras

Cliché : F. Chouraqui, décembre 2014

Photo 9 : Femmes et enfants attendant depuis plusieurs heures une voiture pour se rendre à Chã

Cliché : F. Chouraqui, novembre 2015

Se réinstaller dans la caldera coûte que coûte : une question de survie économique ?

67 Depuis la découverte de l’île, d’autres territoires que la caldera ont été affectés par différentes éruptions volcaniques. Comme Chã das Caldeiras, ceux-ci ont plus ou moins

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profondément été bouleversés, aussi bien physiquement que dans leurs dynamiques socio-économiques. Au fil du temps, l’une des principales constantes au niveau des réactions des populations de Fogo, une fois l’éruption terminée, est leur retour dans leurs villages d’origine, où elles peuvent retrouver leurs activités habituelles.

68 Par exemple, le village de Relva, qui comptait environ 1 200 habitants en 2010 (Recensement du Parc Naturel de Fogo, 2010), a été atteint au moins par quatre éruptions volcaniques : en 1785, en 1847, en 1857 et en 1951. À la suite de cette dernière, le gouverneur de l’époque, Carlos Alves Roçadas, a tenté de reloger les populations de Cova Matinho, Tinteiras, Bombardeiro et Estãcia Roque dans le village Roçadas, créé spécialement à cette occasion. Sans succès. Peu de temps après l’éruption, la majorité des réfugiés sont retournés dans leur village d’origine, « tout en conservant des liens forts avec Roçadas » qui existe toujours (Fausto Rosario, interview de mars 2016).

69 Comme pour Relva, ce n’est pas la première fois que Chã das Caldeiras se relève de ses cendres. Le village a connu trois éruptions depuis sa création en 1917 : la première en 1951, la seconde en 1995 et la troisième, sujet de notre article, en 2014-2015. C’est donc le même comportement à risque, à la fois transgressif et récidiviste, bravant le volcan et l’interdit étatique, qui est constaté de façon systématique à Fogo.

70 Malgré les difficultés qu’implique ce retour au village suite à l’éruption de 2014-2015, un nombre grandissant d’individus a pris la décision de regagner la caldera pour y vivre afin de pérenniser leurs ressources économiques restantes. La vie à Chã das Caldeiras, qu’on pouvait croire à jamais ensevelie sous 77 jours d’éruption, est littéralement en train de renaître de ses cendres. Grâce aux efforts de la communauté et en opposition avec les décisions gouvernementales, le village tout entier, et en particulier Portela, est en plein processus de reconstruction informelle (photo 10), avec un total de 58 édifices dont la construction est postérieure à l’éruption. Plusieurs hôtels ont ouvert et reçoivent des touristes, chaque jour plus nombreux, un conteneur en métal de couleur orange fait office de bar de fortune, où touristes et habitants viennent se restaurer et se détendre. Ces nombreux investissements indiquent que les habitants restent convaincus de l’intérêt économique d’investir à Chã.

Photo 10 : Agrandissement de la pension « Casa Jose Doce », Chã das Caldeiras

Cliché : F. Chouraqui, novembre 2015

71 Les projets collectifs d’auto-construction d’infrastructures temporaires (routes, bus scolaire autofinancé pour emmener les plus jeunes enfants à l’école d’Achada Furna, deux églises, l’une catholique, l’autre adventiste) ont pour effet de renforcer les liens sociaux au sein du village, et semblent démontrer la capacité des habitants à subvenir à

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leurs besoins sans aide gouvernementale, défendant l’hypothèse d’une forte résilience locale.

72 Il existe de nombreux cas similaires ailleurs dans le monde, comme en Indonésie sur les pentes du Mérapi, ou encore aux Philipines sur les flancs du Pinatubo, où il a été observé que malgré la prégnance du danger et la bonne perception du risque de la part des populations locales, celles-ci vont choisir d’abandonner les lieux de relogement pour revenir dans leurs villages d’origine (Teixier, Gaillard, & Lavigne, 2009 ; Lavigne & De Belizal, 2010).

Une réinstallation chaotique et irraisonnée

73 Ce nouveau départ s’appuie largement sur une redynamisation du tourisme qui ne suffit cependant pas, tout du moins pour le moment, à remettre l’économie du village sur pieds. Dans un contexte de désengagement total et de refus d’autoriser la reconquête du village de la part de l’État, les ressources nécessaires au fonctionnement des pensions et petits commerces (électricité, téléphone, Internet, routes, eau potable, etc.) manquent gravement depuis l’éruption.

74 Plus globalement, pour une grande partie des familles, le sous-équipement du village constitue une entrave à la réinstallation, en particulier l’absence d’école mais aussi celle d’un poste de santé. En cas d’urgence médicale (habitant ou touriste), ce danger est aggravé par le mauvais état de la route de fortune construite par les habitants, difficilement praticable. L’absence d’une route asphaltée entrave également le transport quotidien des travailleurs, l’acheminement de produits agricoles pour les vendre en ville, ou encore le réapprovisionnement en denrées et matériaux de construction. Enfin, en cas de nouvelle éruption, cette dégradation de la route aurait un impact sur l’efficacité de l’évacuation (lenteur, danger au volant), d’autant plus qu’il n’existe pas de route secondaire.

75 Par ailleurs, même si des projets solidaires ont vu le jour pour pallier le désinvestissement de l’État, le manque de services de base est à l’origine de tensions entre les habitants, en particulier concernant l’approvisionnement en eau. Les citernes ayant été détruites par la lave ou fragilisées par les séismes, on assiste à un accaparement de la source d’eau restante pour la reconstruction des pensions au détriment de la consommation en tant que besoin primaire, en particulier au moment de la saison sèche.

76 De plus, l’absence d’aide financière et logistique de l’État est aussi à l’origine de maux contraires à une démarche durable. Par exemple, sans plan d’urbanisme viable, on assiste à une occupation anarchique de l’espace par les populations. Au lieu de construire des bâtiments respectueux du paysage, des hôtels de grande taille ont été réalisés, dont certains sur plusieurs étages, ce qui est inadapté en contexte sismique. Le plus grand d’entre eux (capacité supérieure à 20 chambres) a été construit directement sur la lave seulement 5 mois après la fin de l’activité éruptive. Or, en se refroidissant, la lave se contracte ce qui entraîne une déformation du sol, à l’origine de fissures sur l’ensemble du bâtiment, qui menace aujourd’hui de s’effondrer.

77 Au lieu de réaliser des constructions solides, bâties selon les normes parasismiques, les maisons sont construites dans la précipitation, souvent avec des matériaux de mauvaise qualité. Cet investissement avec un minimum de temps dans la construction des édifices s’explique notamment par la hâte des sinistrés à se réinstaller pour retrouver

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une stabilité résidentielle et économique, synonyme de sécurité. La pauvreté de l’investissement financier peut s’expliquer à la fois par le manque de ressources économiques disponibles, et par la crainte d’une nouvelle destruction de leurs biens, soit par l’État (lié à l’interdiction gouvernementale de construire dans la caldera), soit par une future éruption.

78 L’absence de collecte des ordures ménagères génère également son lot de nuisances olfactives et visuelles sur l’environnement. Les déchets de toutes sortes envahissent les abords du village et débordent des poubelles (photo 11). Sur Facebook, Danilo Fontes se fait porte-parole du mécontentement général des habitants qui « demandent à la mairie de Santa Catarina de créer des solutions durables pour Chã, qui constitue encore et toujours le haut lieu du tourisme à Fogo, recevant plus de visiteurs que n’importe quelle autre localité de l’île » (profil Facebook Dom Danillon, décembre 2016).

Photo 11 : Le problème des ordures à Chã das Caldeiras

Cliché : D. P. Fontes, décembre 2016

Des inégalités de résilience entre les plus pauvres et les plus aisés

79 Le renouveau du village véhicule l’idée d’une capacité de changement et d’adaptation émanant des populations locales, mais en examinant les différences au niveau intracommunautaire, le tableau apparaît bien plus nuancé et aussi bien plus sombre. Les populations les plus aisées du village avant l’éruption, qui avaient les moyens pour investir dans des biens fonciers importants, sont ceux qui, dans l’absolu, ont subi les pertes les plus lourdes. Or de manière relative, les pertes subies par les plus pauvres ont eu un impact sur leur survie économique beaucoup plus important que pour les plus riches, qui parviennent plus rapidement à se relever. Les moyens d’existence des plus pauvres, peu robustes, se traduisaient par des stratégies de subsistance qui ne leur permettaient pas de s’appuyer sur une capacité d’épargne au lendemain de l’éruption, contrairement aux plus riches qui ont pu ainsi encaisser le choc.

80 Il ne s’agit pas uniquement d’une question de pauvreté ou de richesse, mais aussi d’assignation sociale au sein de la communauté et de la famille. Par exemple, les femmes ont davantage eu tendance à rester au village de relogement pour s’occuper

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des personnes âgées et/ou des enfants, comme D. Montrond, 54 ans, agricultrice, qui ne peut pas rentrer à Chã travailler la terre car elle doit veiller sur ses deux parents malades, tandis que ses nombreux frères ont pu eux s’en affranchir. Elle craint également les vols car sa maison de relogement à Achada Furna ne ferme pas à clé, et l’argent lui manque pour l’achat de serrures.

81 Il existe aussi des différences importantes en fonction de la localisation du village de relogement, en termes de distance, de temps et de coût du trajet. Par exemple, il faut deux jours en bus aux personnes qui ont été relogées à Mosteiros, contre 40 minutes seulement à celles relogées à Achada Furna pour se rendre à Chã. Enfin, très peu de personnes âgées sont retournées vivre au village. Plus abattues, elles disent ne plus avoir la force de retourner vivre à Chã et repartir de zéro, comme Verta Fernandes, 86 ans, relogée à Monte Grande, qui explique : « Moi je ne vivrai plus là-bas, je n’ai plus la force. Mais les jeunes, ceux qui travaillent dans le tourisme, eux, ils ont un avenir là- haut ! » (entretien V. Fernandes, décembre 2014).

82 Quelle qu’en soit la cause (pauvreté, assignation sociale, âge), cette incapacité à retourner au village a des conséquences directes sur la santé psychologique, économique et physique des sinistrés. Jusqu’en juin 2016 (fin de la distribution de l’aide de base), certains ont été fréquemment contraints de vendre une partie des produits de l’aide extérieure qu’ils recevaient pour s’alimenter ou se soigner correctement, se privant ainsi de produits de première nécessité.

83 La marginalisation croissante d’une partie de la population sinistrée a eu tendance à s’accentuer pendant et après l’éruption, une partie des victimes étant incapable de se relever de la crise, ce qui a eu au final pour effet d’aggraver les inégalités socio- économiques au sein de la communauté (Quarantelli et Dynes, 1972 ; Cuny, 1983 ; Wisner, 1993 ; Blaikie et al., 1994). Alors qu’à Chã, les plus riches profitent actuellement de la croissance touristique post-éruptive, dans les villages de relogement, les plus pauvres restent bloqués en marge de la reprise économique. Sans en être conscients, les touristes, émus par le paysage de désastre de la caldera et le « courage » de ceux qui reconstruisent, participent eux aussi à renforcer ces inégalités, en se montrant particulièrement généreux envers leurs hôtes, sans soupçonner qu’à quelques kilomètres de là se déroule une tragédie silencieuse, ce que l’on pourrait appeler une catastrophe négligée (Gaillard, Wisner, & Nava, 2014). Ce regain économique rapide de quelques privilégiés, dont les ressources préalables à l’éruption leur ont permis d’entrer dans le cercle vertueux de la résilience, excite la jalousie des laissés-pour- compte, qui questionnent l’origine de cette injustice encouragée ou ignorée. Beaucoup sont convaincus que ces nouvelles constructions ont été réalisées grâce au détournement des fonds donnés destinés à l’origine à l’ensemble des habitants du village, notamment via plusieurs projets de crowdfunding.

Conclusion générale

84 Les acteurs institutionnels cap-verdiens aux différentes échelles d’action ont ainsi instrumentalisé la notion de résilience au lendemain de l’éruption de 2014-2015, reprenant les définitions et principes issus des grands cadres internationaux. Ce concept leur permet de légitimer les efforts portés par les populations, en termes de prévention, d’évacuation et de reconstruction. Cela s’est traduit par un soutien limité aux évacuations des biens, et par l’absence d’accompagnement efficace à une reprise

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économique des habitants. Or, en hissant ces derniers au rang de modèle de courage et de dignité, en glorifiant leur sang-froid et leur capacité de réponse collective face à la menace volcanique considérée comme partie intégrante de leur vie, de leur identité, l’État se justifie de son désengagement et de son refus d’aider à la reconstruction du village. Celle-ci est d’ailleurs largement pensée comme le résultat de l’attachement culturel obstiné des populations locales à leur territoire, et non comme une nécessité de survie économique. Il en résulte un processus de reconquête de la caldera complètement autonome et de fait anarchique et non régulé.

85 Nombreux sont les curieux, journalistes, étudiants ou chercheurs, à venir demander à Fausto Rosario, l’un des principaux spécialistes de Chã das Caldeiras, si les gens de Chã sont plus courageux que les autres. Ce professeur d’histoire et de culture cap- verdiennes s’insurge : « Les gens de Chã ne sont pas plus courageux ou plus aventuriers, ce n’est rien de tout ça. Il s’agit d’endroits où l’agriculture peut être pratiquée toute l’année, sans interruption grâce aux précipitations et à l’humidité plus importante que dans le reste de l’île » (entretien Fausto Rosario, avril 2016).

86 Ainsi, ce retour d’une partie des réfugiés ne doit pas être interprété comme un défaut de perception des risques encourus, ni comme une amnésie des catastrophes passées, un excès de témérité ou une méconnaissance des lois. Il doit s’envisager comme la résultante de fortes contraintes socio-économiques en l’absence d’alternative durable dans les villages de relogement, qui les poussent à revenir à Chã. Le déplacement des populations dans le but de réduire leur exposition apparaît alors comme une mesure inadaptée, puisqu’elle ignore les causes socio-économiques profondes de la vulnérabilité des populations (Wisner, 2004). Les résultats de cet article corroborent ceux de nombreuses recherches effectuées sur les risques ailleurs dans le monde qui remettent en cause l’approche technocratique « top-down » de la réduction des risques focalisée sur l’aléa (Gaillard, 2007 ; Texier, 2009). Celles-ci prônent le maintien des populations dans les zones exposées, en s’appuyant sur des plans de prévention adaptés au contexte, en prenant en compte la pluralité des activités économiques et en valorisant les savoirs locaux, conçus avec les experts scientifiques, les acteurs institutionnels nationaux et locaux, et les populations.

87 Dans le cas de Fogo, l’utilisation de la notion de résilience, « dont le sens positif véhicule l’idée d’une capacité de changement et d’adaptation émanant des populations locales » (Metzger & Peyroux, 2016, p. 4), loin de modifier la manière de concevoir les risques volcaniques et de mener à accompagner les habitants dans la reconstruction de leur village, demeure strictement instrumentale. En effet, les autorités sont les premières à dire qu’il s’agit d’un cas exemplaire de résilience locale, mais ne modifient ni leur pensée, ni leur action pour l’accompagner, voire au contraire, poursuivent leur désengagement de la gestion de ce territoire rural vulnérable face aux menaces volcaniques. Soi-disant partagée par l’ensemble des habitants, cette capacité de « résilience » relève d’une obligation, d’une injonction à laquelle ne peuvent pas répondre celles et ceux qui sont bloqués dans les villages de relogement, sans perspective de futur. Injonction qui rend coupables ces derniers, incapables de rebondir. Injonction qui divise et renforce les inégalités au sein de la communauté.

88 Ce creusement des inégalités n’est pas sans impact sur les jeux de pouvoir, devenus plus violents qu’avant la catastrophe. Les quelques familles réinstallées les plus riches, « profitent » en quelque sorte de l’impossibilité des plus pauvres à remonter, et risquent de se réapproprier progressivement l’ensemble des terrains restants à bas

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prix. En l’absence de contrôle étatique, se pose également le problème de l’administration des tensions entre habitants pour récupérer les quelques maisons exploitables et non occupées. La catastrophe de Fogo est en train d’aboutir à une restructuration profonde du tissu social. Il apparaît pertinent de s’interroger sur l’évolution des modalités d’entraide en tant que ressource traditionnelle centrale de cette communauté, dans ce contexte de montée en puissance des rivalités et des conflits.

Lave cordée au Pico de Fogo

Cliché : Ji-Elle, 2012, Wikimedia commons

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Cratère se trouvant au sommet du cône volcanique du Pico do Fogo, sur l’île de Fogo dans l’archipel du Cap-Vert

Crédit : David Trainer, 2009, flickr

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NOTES

1. Discours de l’un des chefs communautaires du village lors d’une réunion organisée après l’éruption de 1995 (cité par Franz Hegger), film de recherche Na Boca de Fogo, (F. Chouraqui, 2011). 2. Témoignage de Verta, agricultrice, 86 ans, l’une des doyennes de Chã das Calderas, film de recherche Na Boca de Fogo (F. Chouraqui, 2011).

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RÉSUMÉS

Dans les pays dits en développement, l’occurrence de nombreuses éruptions volcaniques récentes soulève la question de la gestion des risques et des catastrophes associés aux phénomènes naturels « extrêmes ». En s’appuyant sur le cas de l’éruption du volcan de Fogo du 23 novembre 2014, à l’origine d’importantes destructions, de l’évacuation et du relogement des populations locales de Chã das Caldeiras, cet article vise à une analyse des rapports de pouvoir au niveau local, articulés à un niveau plus global, et des réponses apportées par les populations et les institutions face aux menaces volcaniques. La remise en cause d’une approche aléa-centrée et top-down en faveur d’une dynamique de résilience sur le long terme mobilisant les savoirs et ressources de tous les acteurs doit permettre de renforcer les capacités de gestion des risques et des crises volcaniques au Cap-Vert. Centrée sur la vulnérabilité socio-économique des populations face au risque volcanique, l’étude porte également sur les vulnérabilités institutionnelles, « champ qui reste à ce jour largement inexploré, alors qu’il est fondamental à la compréhension des situations de crise » (Morin 2012, Leone 2007).

In the so-called developing countries, the occurrence of many recent volcanic eruptions raises the question of the disaster risk reduction, associated with “extreme” natural phenomenon. Based on the case of Fogo volcano eruption on November, the 23rd of 2014, which caused major destructions, evacuation and relocation of the inhabitants of Chã das Caldeiras, this article aims to analyse the power relationships at the local level, articulated at a more global level, and the responses of local people and institutions to volcanic threats. The dominant top-down approach is being questioned, in favour of a long-term resilience dynamic, mobilizing the knowledge and resources of all stakeholders. It should help to strengthen the capacity to reduce risks and manage volcanic crises In Cape Verde. Focused on socio-economic vulnerability of people in facing volcanic risk, this research also discusses about institutional vulnerabilities, “a field that remains largely unexplored to date, whereas it’s fundamental to the understanding of crisis situations” (Morin 2012, Leone 2007).

Nos países ditos em desenvolvimento, a ocorrência de várias erupções vulcânicas recentes levanta a questão da gestão dos riscos e catástrofes combinados aos fenómenos naturais “extremos”. Baseando-se no caso da erupção do vulcão de Fogo no dia 23 de Novembro de 2014, provocando destruições importantes, a evacuação e o realojamento das populações locais de Chã das Caldeiras, este artigo destina-se a uma análise das relações de poder a nível local, pensados a nível mais global, e das respostas feitas pelas populações e instituições perante as ameaças vulcânicas. O questionamento duma perspectiva “top-down” a favor duma dinâmica de resiliência a longo prazo, mobilizando os saberes e recursos de todos os protagonistas, deve permitir reforçar as capacidades de gestão dos riscos e das crises vulcânicas no Cabo Verde. Centrado sobre a vulnerabilidade sócio-económica das populações face ao risco vulcânico, o estudo trata também das vulnerabilidades institucionais, “campo que até agora fica amplamente inexplorado, apesar de ser fundamental na compreensão das situações de crise” (Morin, 2012 ; Leone 2007).

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INDEX

Keywords : eruption, crisis management, Fogo, adaptive strategies, access to resources, livelihoods, capacities, vulnerability, risks Palavras-chave : erupção, gestão de crise, Ilha de Fogo, estratégias adaptáveis, acesso aos recursos, meios de existência, capacidades, vulnerabilidad, riscos Mots-clés : éruption, gestion de crise, Fogo, stratégies adaptatives, accès aux ressources, moyens d’existence, capacités, vulnérabilité, risques

AUTEURS

FLORIANE CHOURAQUI

UMR 5193 CNRS LISTT-Dynamiques Rurales, Université Toulouse II - Jean-Jaurès – florianechouraqui(at)gmail.com

PAULINE TEXIER

UMR 5600 CNRS Environnement Ville Société (EVS), Université de Lyon, Lyon 3 Jean Moulin - pauline.texier(at)univ-lyon3.fr

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Le problème de l’eau à Fogo (archipel du Cap-Vert) Water problems in Fogo (Cape Verde archipelago) O problema da água em Fogo (arquipélago do Cabo Verde)

Yannick Lageat et Jean-Claude Vigneau

Les données météorologiques récentes nous ont été obligeamment communiquées par M. Antonino Carlos da Veiga Pereira, ingénieur à l’Instituto Nacional de Meteorologia e Geofisica, par l’entremise de M. Jacques Tavares, chercheur à l’Instituto Nacional de Investigaçâo e Desenvolvimento Agrario.

Introduction

1 Rendant compte d’un ouvrage d’Orlando Ribeiro (1954), Pierre Gourou (1958) insistait sur un paradoxe géographique illustré par Fogo. Comment une population trop nombreuse, se chiffrant à 37 000 habitants en 2010, peut-elle se presser sur un strato- volcan aussi mal doué pour porter un aussi grand nombre d’hommes ? Quatrième île par sa superficie (476 km2) d’un archipel qui en compte dix, dont neuf sont habitées, sa densité est de 80 habitants au km2, mais atteint 500 habitants par km2 de terres emblavées. Plus encore que ses voisines, elle « offre un exemple très pédagogique de défense et d’illustration de l’absence de déterminisme des lieux géographiques » (M. Lesourd, 1995), tant son histoire, longue de six siècles, est celle d’une lutte constante contre la soif, et donc contre la faim, puisque la vie y est conditionnée par ce facteur limitant qu’est la disponibilité de l’eau. L’hostilité du milieu a fait de la survie de ses habitants un perpétuel combat, toute carence pluviométrique réduisant les niveaux de production de leur nourriture de base, le maïs, au-dessous de leurs besoins de survie (figures 1 et 2).

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Figure 1 : l’archipel du Cap-Vert

Figure 2 : Image satellitale représentant l’île de Fogo

La caldeira du Pico del Fogo fait 8 kilomètres de diamètre et son mur ouest s’élève de 1 kilomètre au- dessus du plancher du cratère. Ce volcan a récemment été actif : en 1995, des villageois ont évacué les lieux Crédit : Jesse Allen, 10 juin 2009, NASA Earth Observatory, Wikimedia commons

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Une « trappe malthusienne »

2 Au Cap-Vert, la mise en parallèle de la dynamique de la population et de l’évolution des ressources renouvelables donne prise aux thèses catastrophistes d’obédience malthusienne. « Que de fois la sécheresse et le manque de récoltes ont amené d’effroyables famines », notait Élisée Reclus en 1887. « Dans l’espace de quelques mois, la mort a souvent fauché plus d’individus que des années n’en avaient fait naître. »

3 On estime que, depuis le début du XVIIIe siècle, l’archipel a connu une centaine d’années de secas, dont une quinzaine ont duré trois ans et plus. K. D. Patterson (1988), qui s’en est fait le chroniqueur, isole des major famines, dont les bilans ne peuvent faire l’objet que d’estimations grossières avant le premier recenseamento de 1878 : • celle de 1730-1732 ou 1733, qui fit perdre à Fogo les deux tiers de ses 13 000 habitants ; • celle de 1774 qui réduisit à nouveau sa population de 60 % ; • celle de 1830-1833 : quand le Beagle fit relâche en janvier 1832 à Porto-Praya, « dans l’île San-Iago, l’île la plus considérable de l’archipel du Cap-Vert », Darwin nota qu’elle était privée de pluie depuis plus d’une année ; en se prolongeant, cette seca engendra une terrible famine qui aurait fait 30 000 morts, enlevant à Fogo les deux tiers de la population, soit 12 000 individus ; • celle de 1863-1866 : à la fin de l’année 1865, c’était au tour du médecin-major du vaisseau le Jean-Bart, lors d’une escale à Praïa, de décrire des îles « dans un état de désolation extrême, dépeuplées par une famine qui dure depuis trois ans et qui a enlevé déjà, nous assure notre agent consulaire, près de 32 000 personnes », dont 7 000 à Fogo, soit quelque 40 % de ses effectifs.

4 Après des récurrences en 1902-1904 et 1920-1923, l’île a été plus dramatiquement frappée en 1941 et 1942, quand elle perdit 7 500 habitants, soit 27 % de sa population : 2 876 en 1941 et 4 758 en 1942, alors que la mortalité moyenne annuelle se chiffrait à 330. Et elle n’échappa pas à la dernière famine de 1946-1948, qui aurait, selon certaines sources, emporté 20 000 habitants de l’archipel, soit le cinquième de la population, dans l’indifférence de la puissance coloniale et l’ignorance de l’opinion internationale. Au total, Fogo, dont la population a stagné entre 1943 et 1950, n’a recouvré le chiffre de 1940 que vingt ans plus tard.

5 Il fallut attendre qu’un programme de travaux publics généralisés fût lancé par le gouverneur Silveno Silverio Marques, entre 1958 et 1964, pour injecter de l’argent frais dans les foyers paysans et réduire la tentation de l’exode rural. Depuis la proclamation de l’indépendance en 1975, l’aide internationale a largement contribué à limiter les conséquences dramatiques d’une vie économique fondée sur la maïsiculture pluviale.

6 Même s’il ne fut pas confronté à une crise humanitaire, dont le caractère inédit explique la médiatisation, l’ensemble de l’archipel fut affecté par la « Grande Sécheresse » des années 1968-1985, avec deux paroxysmes en 1972-1973 et 1983-1984. Dès 1973, il s’associa à huit pays continentaux du « rivage » sud-saharien au sein du Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (C.I.L.S.S.) : Burkina Faso, Gambie, Guinée-Bissau, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal et Tchad. On sait que, sur cette marge semi-aride, à la différence du désert franc, où toute culture est exclue en dehors des oasis linéaires ou ponctuelles, une série de bonnes années expose à la tentation du semis. Le drame s’y est noué entre 1950 et 1967, quand cet « espace de

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circulation », dont le nomadisme pastoral était considéré comme le seul moyen de tirer parti, a été imprudemment transformé en « espace de production » à la faveur d’une période d’excédents pluviométriques.

7 Le Sahel continental avait certes enregistré des déficits hydriques de longue durée, probablement comparables en intensité à ceux des années 1912-1916 ou 1939-1944, largement occultés par les deux conflits mondiaux, mais, à Fogo, les sécheresses, s’étendant sur une année entière, voire plusieurs années consécutives, y ont traversé les siècles. Cette île, confrontée à des conditions précaires, a toujours vécu dans l’insécurité alimentaire, et son peuplement est considéré comme « une gageure » par Pierre Gourou : « Quelle étrange idée, pour des colonisateurs à la recherche de terres nouvelles, que de s’établir sur une île qui présentait de façon bien évidente tous les défauts que voici : pas de port facilitant l’accès ou permettant une aimable escale ; pentes rapides peu propices à l’établissement de larges étendues cultivées ; importantes surfaces radicalement inutilisables, du fait de la pente ou de l’affleurement de laves non décomposées ; danger des éruptions et des tremblements de terre ; climat marginal, où les pluies moyennes annuelles sont en deçà du minimum indispensable à l’agriculture en pays de hautes températures, et où des sécheresses très rudes peuvent supprimer les récoltes ; eau douce peu abondante ; aucune possibilité d’irrigation. […] Pourquoi s’établir là où on devait être si mal ? »

8 L’explication réside dans l’enfermement insulaire depuis la découverte, dans les années 1460, d’un archipel désert par les Portugais. Une partie du trafic des esclaves à destination de l’Amérique, dont l’île de Santiago fut la plaque tournante jusqu’au milieu du XVIIe siècle, a été détournée vers une utilisation locale : la production de sucre, de café et d’arachides. Établie de force dans une petite île d’où elle ne pouvait fuir, la population s’y est entassée, par « accumulation démographique », prise au piège, alors que les cultures d’exportation ne trouvaient même plus preneurs dans la « métropole ». La culture sous pluie y est certes possible, mais pas tous les ans, et elle constitue, de ce fait, une véritable loterie en raison des importantes variations pluviométriques interannuelles qu’elle connaît. Une conjonction d’années sèches, et la catastrophe s’abat.

9 Contrairement à l’Afrique occidentale proche, où sont cultivés le mil et le sorgho, céréales de cycle hâtif, rustiques et peu exigeantes, la base alimentaire cap-verdienne est le maïs, introduit par les Portugais depuis le Brésil en 1515. Or, les agronomes le considèrent comme un cultigène inadapté aux conditions environnementales, qui conviennent mieux à des plantes plus tolérantes à la sécheresse et plus productives, comme le « petit » et le « gros » mils. Visitant l’archipel entre juin et octobre 1934, Auguste Chevalier, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, notait que « les seules pluies qui permettent au maïs de se développer sont celles qui surviennent de juillet à octobre », observant qu’en 1931, « il ne tomba pas une goutte d’eau dans cette période ; il n’y eut pas de récoltes : une famine suivit, accompagnée d’une grande mortalité », que les chroniques n’ont guère retenues. À la faveur d’un séjour d’un mois à Fogo, du 18 juillet au 18 août 1934, il soulignait l’extrême variabilité interannuelle de la pluviométrie à Sâo Filipe, ville principale de l’île : 23 mm en 1931, 178 en 1930, 243 en 1932, et 117 en 1933. La date d’installation des pluies, la longueur de la saison où elles peuvent se produire, leur distribution et leur intensité sont autant de paramètres qui participent de l’incertitude de la vie.

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Une pluviométrie erratique

10 À Fogo, et dans tout l’archipel, « le manque de pluie ne doit pas être considéré comme un accident climatique, mais comme entrant dans la norme » (P. Pagney, 1991). La spécificité de ce climat tropical insulaire tient à sa position : du côté oriental de l’océan Atlantique à quelque 600 km du littoral africain et autour de 15° N de latitude. Sa longitude implique un alizé à structure stable ; sa latitude implique l’intervention des mécanismes de l’équateur météorologique – on écrira EM –, au gré de son battement saisonnier. L’alternance entre les deux modes de circulation se fait à parts très inégales. Même si, un temps, l’île a possédé deux aérodromes pour faire face à chacun des flux opposés, ceux de nord-est l’emportent largement. Le tempo das aguas, la saison à pluies (plutôt que des pluies), est donc bien plus réduit que le tempo das brisas. Le régime pluviométrique moyen s’apparente à celui de Dakar, avec un démarrage plus tardif des chutes éventuelles, au plus tôt, en juillet.

11 Plus précisément, la pluviométrie s’y caractérise par : • l’irrégularité considérable des cumuls selon les années, • la relative rareté des chutes généralisées, • l’écart très marqué entre la faiblesse du total recueilli sur les basses terres et la surabondance des averses frappant la montagne, • la distribution spatiale qui donne au front nord-oriental un net avantage sur la partie sud- occidentale. Ainsi, Patim, à 500 m d’altitude au sud, présente une moyenne annuelle de 223 mm (période 1945-2014), sans grande signification puisque le rapport entre les années la plus et la moins arrosées s’établit à 80 (679 mm en 2011, 8 mm en 1994). Pour autant que ses données soient totalement fiables, Monte Velha, à 1 300 m sur le versant nord-oriental du volcan, peut totaliser moins de 250 mm (1972, 1974, 1976, 1994, 1995, 2006) comme plus de 1 400 (1962, 1965, 1967, 1999). Les relevés des années 1950 affichent même des totaux supérieurs, atteignant 2 000 mm : de telles valeurs, bien qu’étonnantes, présenteraient une certaine cohérence s’agissant de la phase pluvieuse qui précéda la « Grande Sécheresse ». Comprendre ces aspects passe par la description des temps et des types de pluviogenèse (figures 3 et 4).

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Figure 3 : Carte et coupe pluviométriques de Fogo

D’après C. Olehowski et al., 2008

Figure 4 : Précipitations annuelles et moyennes mobiles quinquennales à Monte Velha et Patim

12 Parmi les temps d’alizé, il faut mentionner l’alizé continental qui provient du secteur est. Entre novembre et mai, il peut atteindre les deux groupes d’îles : du vent (Barlavento) et sous le vent (Sotavento, dont Fogo fait partie). Son « haleine embrasée » (É. Reclus, 1887), chargée de poussières, voire d’acridiens, est réputée griller les cultures. Ce temps de Lestada (D. de Brum-Ferreira, 1989) constitue un facteur

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aggravant des ambiances atmosphérique (instantanée) et climatique (globale). Mais la prédominance appartient à l’alizé de nord-est, au trajet purement océanique (maladroitement dénommé « maritime »). Son empreinte est décisive sur le paysage végétal : Darwin avait noté que les branches des arbres, ces « girouettes naturelles », s’alignent du nord-est au sud-ouest. Il est caractérisé par sa stabilité, due moins à la température de l’eau qu’à la stratification thermique, génératrice d’une puissante inversion sous laquelle s’écoule une couche d’alimentation « polaire » récente. L’ascendance étant bloquée, sa charge en vapeur ne peut être convertie en précipitations. Et pendant au moins 7 mois (de décembre à juin), les jours de pluie sont très rares : quelque 5 % des cas à Patim. Toutefois, à l’inversion peut correspondre un niveau de condensation en nuages stratiformes. Dans un flux régulier, il se situe autour de 1 000 m ; dans un flux animé par des « lignes de pulsation », qui marquent la limite entre des injections successives de noyaux de haute pression, la couverture prend un peu d’épaisseur. Les flancs montagneux exposés au secteur nord sont donc nimbés de pseudo-brouillards. En outre, la condensation par contact, sur les végétaux par exemple, y dépose une abondante rosée (ce qu’on nommait naguère les précipitations occultes). Pour preuve, A. Chevalier a noté que l’espèce caractéristique est une fougère (Adiantum Capillus-Veneris) et que mousses et lichens garnissent les troncs des lauracées. Selon F. Reis Cunha (1964), le capteur, d’origine bavaroise, qui a fonctionné en 1962 à Monte Velha, a évalué l’eau reçue à un total de 2 790 mm (doublant la valeur mesurée au pluviomètre). De fait, depuis les années 1940, des agaves et des palmiers y sont utilisés comme arbres-fontaines. Des aspects qui disparaissent vers le sud de l’île.

13 Les véritables situations pluvieuses, bien que peu nombreuses, témoignent d’une diversité certaine, dictée par le jeu des circulations intra et extra-tropicales.

14 Les précipitations « de saison » résultent des avatars de l’EM, c’est-à-dire des divers mécanismes qui lui sont associés. Mais on ne peut comprendre ce que cet EM apporte et n’apporte pas à Fogo, sans préciser que, par rapport à lui, l’archipel occupe une position à la fois charnière et marginale.

15 La position charnière résulte de la dualité de cette composante majeure du fonctionnement aérologique. On sait que l’EM, espace de rencontre des circulations des deux hémisphères, se présente sous un double aspect : d’une part, une organisation verticale caractérisant les océans (le « Pot au Noir ») et dont le développement latitudinal reste limité – on parle d’équateur météorologique vertical (EMV) – ; d’autre part, une organisation continentale qui raccorde un EMV occupant niveaux moyens et supérieurs (au-dessus de 1 500 m) et se décalant modérément en latitude d’une saison l’autre, à un « biseau » à pente faible de basses couches montant beaucoup plus loin en latitude et correspondant à l’avancée du flux de mousson : c’est l’équateur météorologique incliné (EMI). En situation océanique, mais point trop loin du rivage, l’archipel se trouve aux longitudes où s’opère la mutation. Il est donc malaisé de définir, pour un jour donné, la structure qui peut toucher l’archipel : pur EMV ou EMI à pente forte (parce que raccourci).

16 La position marginale tient au déplacement différentiel des deux types d’EM que contribue à expliquer le contraste d’inertie thermique, et qu’illustre la figure 5. Sur l’océan, de décembre à février, l’EM se rapproche de l’Équateur (géographique) ; en mars, il entame une remontée en latitude ; de mai à juin, ce glissement plus lent sur l’océan que sur le continent a pour effet de couder le secteur de transition, au droit du rivage de Guinée – Sierra Leone. Ce retard se réduit en juillet sans disparaître – ce qui

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justifie la médiocrité de l’apport de ce mois. L’EM atteint sa latitude maximale en août- septembre. Bien que les tracés moyens s’alignent au sud de l’archipel, c’est en ces mois que les îles ont le plus de chances d’être atteintes. Mais elles le sont uniquement lors d’activations, dues à des pulsations australes, donc plutôt rarement et pour de courtes séquences. Il arrive même que l’activité de l’EM se réduise fortement ; ainsi en août 1994, Patim et Monte Velha ont connu leurs plus faibles cumuls : les valeurs citées plus haut, respectivement 8 et 200 mm, sont à la fois celles du mois et celles de l’année ! En revanche, le repli de l’EM vers le sud s’avère plus ou moins lent en octobre et novembre, d’où la possibilité de prolongation de la saison à pluies.

Figure 5 : Positions moyennes mensuelles de l’Équateur Météorologique au large de l’Afrique occidentale, d’après Veille Climatique Satellitaire (1995 et 1996) : occurrences moyennes mensuelles des nuages à sommet froid

17 Dans le détail, les mécanismes ne se résument pas à la notation de « climat vécu » que le romancier de Sousa (2002) prête à l’un de ses personnages : « Quand la pluie débarque à Sâo Filipe venant du sud-ouest, elle tombe sur toute l’île », formulation dans laquelle nous pouvons lire l’irruption de l’EM en position avancée. En effet, ce scénario n’est guère fréquent : certes trois quarts des jours pluvieux à Patim le sont pour l’île entière, mais cela représente entre 0 et 7 jours par an (pour la période 1992-2016). Plus nombreux sont ceux où le flux arrive d’un autre secteur et ceux où seul le haut pays est arrosé.

18 Ainsi, dans la mousson, il arrive que, sous l’effet de pulsations animant l’alizé continental, s’organise une circulation de sens cyclonique. Sa courbure active la convergence, l’intensité des chutes et modifie constamment l’angle d’attaque, ne privilégiant aucune façade.

19 Le principal facteur de variété, et d’abondance réside dans les lignes de grains (LG). Sur le continent, elles courent d’est en ouest bousculant le biseau de mousson de l’EMI qui, par manque d’épaisseur, ne pourrait guère produire de précipitations sans elles. Elles résultent de la pénétration, en basses couches, de noyaux de hautes pressions venus de l’ENE. Repoussant l’air de la mousson vers le nord et en altitude, elles construisent un « mur », une violente ascendance que signale, sur les images satellitaires, un arc de nuages convectifs, grossièrement méridien, s’élevant très haut. Elles atteignent leur pleine vigueur quand cette pulsation entre en phase avec les flux d’est des niveaux moyens et supérieurs (M. Leroux, 2000). Ces LG se déplaçant à contre-mousson, depuis

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la longitude du Tchad en direction de l’Atlantique, n’atteignent pas toutes l’ouest du continent, a fortiori l’océan et l’archipel. Celles qui y parviennent, arrivées au contact de l’alizé océanique, présentent des dynamiques souvent affaiblies que, toutefois, l’effet orographique peut réactiver. Pour saisir la dissymétrie pluviométrique, on notera, en outre, qu’au passage de cette onde, la courbure du flux présente une composante de nord. Quant à l’abondance, elle est maximale lorsque de l’air de l’EM/mousson est mobilisé (figure 6).

Figure 6 : Exemple d’une ligne de grains efficace sur les îles du Cap-Vert (niveau 700 hPa, vers 3 000 m)

D’après A. D. Diouf, 1974 et M. Leroux, 1983, 2000

20 Sans qu’il y ait de rapport avec leur efficacité sur l’archipel, ces LG constituent souvent le « creuset » des ouragans filant ensuite vers la Caraïbe. Il faut, autour d’eux, la convergence des flux de mousson et des alizés océanique et continental pour abaisser la pression et amorcer la mise en rotation. Leur violence s’affirme plus à l’ouest sur l’océan et on pourrait les passer sous silence si, de façon exceptionnelle, elles ne frappaient une partie de l’archipel : 12 septembre 1892, 6 septembre 1961, 31 août 2015.

21 Le tableau serait incomplet si on ne lui ajoutait les pluies hors saison qui n’interviennent pas dans le calendrier agricole. Par exemple, du 1er au 4 janvier 1993, Monte Velha a cumulé 465 mm (la moitié du total annuel) en une des plus longues séquences pluvieuses enregistrées, alors que Patim a été épargnée. Ce cas n’est pas exceptionnel ; on en relève quelques autres, fort copieux sur le relief, à des dates parfois moins proches du cœur de l’hiver boréal. Ces précipitations peuvent atteindre Mauritanie et Sénégal, où elles sont désignées par le nom wolof de Heug (A. Seck, 1962). Elles se produisent sous des bandes nuageuses étirées du sud-ouest au nord-est qui correspondent à une circulation le long du flanc oriental d’un talweg d’altitude. Selon

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les théories, l’origine de ces basses pressions se place : soit, aux bas niveaux, dans une brutale poussée vers le sud-est de l’« agglutination anticyclonique » atlantique (M. Leroux, 2000), soit, aux niveaux moyens et supérieurs, dans la descente en latitude d’une goutte froide (figure 7), soit, plus raisonnablement, dans la combinaison des mécanismes superposés puisque les deux hypothèses renvoient à l’impact de la circulation polaire. La réponse tropicale consiste en une injection d’air chaud et humide de basse latitude, voire de mousson, qui s’immisce dans le couloir séparant alors des cellules d’AST (anticyclone subtropical).

Figure 7 : Les pluies hors-saison sur les îles du Cap-Vert : la circulation à 500 hPa (autour de 5 700 m)

D’après J.-P. Vigneau et al. (1988)

22 Au total, les traits recensés relèvent d’une notable complexité aérologique. L’interaction de ces mécanismes avec les jeux de l’orographie et de l’exposition produit une marqueterie contrastée de topo-climats et de climats locaux. La figure 3 en donne une interprétation, peut-être trop classique avec son niveau de pluviométrie maximale placé assez bas (autour de 1 000 m). Ne mésestime-t-elle pas l’abondance de l’apport sur les points les plus élevés que suggère le rôle prédominant des développements nuageux de forte altitude (LG et Heug) ? En revanche, la faiblesse des cumuls moyens annuels dans les parties basses n’est guère discutable. Jointe à l’irrégularité, largement évoquée, elle peut nourrir une réflexion sur les concepts faussement jumeaux de sécheresse et d’aridité : le premier relevant du temporel, le second du spatial.

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Paysage vu à partir de la route conduisant vers la caldeira du volcan Pico do Fogo

Cliché : Cayambe, 2011, Wikimedia commons

23 La sécheresse peut référer simplement à un état perçu/vécu, comme dans la « Grande Sécheresse ». Plus finement, elle présente des degrés. Ainsi la sécheresse atmosphérique, la moins « grave », qui ne disparaît à Monte Velha qu’un à trois mois par an et à Patim un ou deux mois les « meilleures » années. Ainsi la sécheresse hydrologique largement illustrée au long de ce texte. Par ailleurs, il est possible de rendre l’usage du mot plus performant, en opposant la sécheresse structurelle, « normalement » inscrite dans le cycle saisonnier, revenant donc régulièrement chaque année, et la sécheresse accidentelle qui brouille le scénario habituel, voire lamine la ou les saisons d’ordinaire arrosées. Or, sur Fogo, la première est bien présente et prégnante ; quant à la seconde, elle peut survenir… souvent. Où l’accidentel peut devenir coutumier !

24 Est aride l’espace où règne une sécheresse permanente ; semi-aride là où elle s’interrompt brièvement ; hyperaride là où le rôle de l’eau est quasi nul. En la matière, Fogo fournit un exemple intéressant : descendre de la montagne, c’est passer en quelques kilomètres des pentes fortes battues par de très copieuses averses à des terres basses caractérisées par une ambiance semi-aride, voire aride.

L’absence de correctifs

25 À Fogo, comme dans l’ensemble de l’archipel, la vie économique est totalement soumise aux aléas de la saison à pluies qui, apportant abondance ou pénurie, engendrant promesses ou désillusions, fixe la durée du cycle végétatif du maïs, dont a longtemps dépendu la sécurité alimentaire des ménages. Si le risque de famine est désormais effacé, la contrainte hydrique demeure, et parmi les neuf membres du Comité Permanent de Lutte contre la Sécheresse, le Cap-Vert est le seul qui se situe en deçà du

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seuil de pénurie d’eau renouvelable, soit 1 000 m3 par an et par personne, alors que les autres États bénéficient des eaux fluviales et des eaux souterraines.

26 Contrairement au « modèle boserupien » (1970), la pression démographique a été impuissante à inciter les paysans de Fogo à adopter de nouvelles pratiques plus intensives. Le recrutement de marins par des baleiniers américains, dès la première décennie du XIXe siècle, n’a pas suffi à décongestionner les campagnes. Même au prix d’un travail plus important, qui est le seul intrant, il s’avère impossible d’accélérer le rythme des récoltes sur une même parcelle, et donc de supporter une charge de population plus grande, l’eau demeurant le principal facteur limitant. Un chiffre suffit à illustrer ce blocage : l’île, où la superficie maximale emblavée est de 6 900 ha, ne dispose que d’un périmètre irrigué d’une cinquantaine d’hectares : à Monte Genebra, une ferme d’État, créée en 1975 à 450 m d’altitude, se consacre à des cultures maraîchères et fruitières grâce au pompage d’un aquifère situé au niveau de la mer.

27 De fait, c’est à l’association maïs-haricot que sont consacrées, sans la moindre rotation, 95 % des terres cultivées en régime pluvial. Ces sequeiros ne couvrent guère plus de 14 % de l’île : la raison première est évidemment d’ordre climatique, puisque les trois cinquièmes de sa surface recevraient moins de 350 mm (C. Olehowski et al., 2008) ; il faut ajouter la vigueur inhospitalière des pentes, de 17 % en moyenne jusqu’à 1 200 m et de 33 % au-dessus, compte non tenu du volcan actif, le Pico do Fogo, qui a donné son nom à l’île.

28 Cet élégant cône aux flancs raides et symétriques, qui culmine à 2 829 m, se dresse au cœur d’une caldeira de 8 km de largeur, bordée par un imposant rempart en forme de fer à cheval ouvert vers l’est. Entourée par un mur vertical, la Bordeira, de 800 à 1 000 m de hauteur, elle a été engendrée par un glissement majeur ayant affecté le flanc de l’ancien strato-volcan, connu sous le nom de Monte Amarelo : cet événement a été enregistré sur l’île de Santiago, située à une distance 55 km, par un dépôt de tsunamites d’un âge compris entre 123 et 62 ka. Dans l’atrium de Cha das Caldeiras, qui renferme les meilleures terres de l’île et est dépourvu d’exutoire superficiel, on a longtemps espéré que l’infiltration ait pu nourrir une nappe souterraine. Les chercheurs ont échoué à localiser la ground-water table sur les hautes terres, malgré l’utilisation de méthodes géophysiques sophistiquées (M. Descloitres et al., 2000) : elle se localiserait entre 700 et 1 000 m au-dessous du plancher de la caldeira, ce qui exclut toute extraction économique. Seuls, en altitude, des tunnels horizontaux, les galerias, exploitent l’eau de quelques nappes perchées en arrière de dykes, et le captage des eaux des brumes par des filets relève de l’anecdote.

29 En raison de la brutalité des averses et de la raideur des pentes, ruissellement et crues sont instantanés, et les ressources en eau superficielles ne peuvent guère être exploitées, faute de dispositifs de captage et de stockage efficaces. Tout au plus, des puits creusés à la main dans les alluvions fluviatiles, les poços, permettent d’accéder à l’inféro-flux, et rares sont les digues en gabions, les captaçôes, barrant des cours d’eau temporaires ; elles sont absentes des vallées radiales, dont le lit, encombré de blocs démesurés, témoigne de l’énergie des écoulements. Ces ribeiras, profondément encaissées, découpent les flancs du strato-volcan en vastes planèzes, les achadas.

30 Une étude hydrogéologique menée sur l’un des huit bassins-versants principaux, celui de Mousteiros, permet de cerner les médiocres disponibilités en eau, alors même que, situé au nord-est de l’île, il est le plus abondamment pourvu (V. M. Heilweil et al., 2012). Couvrant 42 km2 et possédant une dénivellation de 2 400 m, il est estimé, à partir des

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relevés de cinq stations, qu’il reçoit en moyenne annuelle 590 mm, soit 68 000 m3 par jour, alors que le débit des eaux souterraines n’excède pas 620 m3. En dehors des cinq puits qui percent la fajà, la table basaltique, et atteignent l’aquifère au niveau de la mer, l’exsurgence d’eau douce de Monte Vermelho, au contact d’un horizon argileux, le long de la côte, écoulerait quotidiennement quelque 500 m3.

31 On n’a pas attendu leur repérage par thermographie infrarouge aéroportée pour que les aiguades soient connues des habitants, même si leur débit a longtemps été sous- évalué dans l’établissement des bilans hydrogéologiques : la ville principale, Sâo Filipe, a longtemps dépendu, pour son alimentation, de la source en bord de mer de Praïa de Ladrâo qui exige d’élever l’eau de 120 m. Comme les villages ne se localisent pas le long de ce littoral à falaises de 80 km de tour, et que nombre d’entre eux ne sont toujours pas desservis par la route, les sentiers sont encore parcourus par des files d’ânes porteurs d’outres que n’ont pas remplacés les camions-citernes. Toutefois, en raison de pompages intenses, les minces lentilles d’eau douce de ces aiguadas sont vulnérables aux intrusions d’eau salée. Aussi l’eau potable provient-elle essentiellement de 2 600 citernes privées ou publiques alimentées par les toits ou les impluviums (figure 8). Au total, la consommation annuelle des ménages s’élèverait à 240 000 m3 : les trois quarts des habitants ne disposeraient en moyenne que de 15 litres par jour, et seule une minorité bénéficierait de 50 litres, essentiellement à Sâo Filipe, grâce à l’accès au réseau public, et souvent par le biais de bornes-fontaines.

Figure 8 : Exemples d’impluvium : A- dans la caldeira dominée par le volcan actif de Fogo (cliché de G. Marie), et B- dans le bas-pays aride (cliché de Y. Lageat)

32 Force est de souscrire au bilan dressé par P. Gourou voici près de 60 ans : « L’homme ne dispose d’aucun moyen de corriger les irrégularités du climat de Fogo. » Il rappelait qu’il « faut approximativement 400 mm de pluie pour assurer une récolte acceptable de maïs », mais une station arrosée en relative abondance, comme Monte Velha, n’a pas atteint ce seuil limitant à 11 reprises entre 1942 et 2010. Même s’il est dépassé, la difficulté est d’ajuster le calendrier agricole à la période la moins critique de la saison pluvieuse (D. de Brum-Ferreira, 1988). Cette céréale effectue son cycle entre 100 et 120 jours, quand la température de croissance accumulée atteint 1 800 à 2 000 °J, et, si les semis se font durant la seconde quinzaine de juillet, la période de plus grande sensibilité à la sécheresse, c’est-à-dire la phase de croissance rapide, se place au mois de septembre. Si les semis sont plus tardifs, pour éviter le faux départ de la saison pluvieuse de juillet, et se placent au milieu d’août, la période critique est repoussée au mois d’octobre : « Août s’est montré généreux, on va voir maintenant ce que le sieur octobre va dire », interroge un personnage de Teixeira de Sousa (2002). Or, 12 ans

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sur 27, Monte Velha n’a enregistré aucune précipitation en juillet, et en octobre, ce sont huit années qui en ont été privées.

33 Autant dire que la production de maïs dépend entièrement des « caprices » de la saison à pluies. Un pic est associé à un niveau exceptionnel de précipitations, comme en 1999, quand ont été mesurés des rendements de 1,2 t par ha, alors qu’ils sont en moyenne de 300 kg, chiffre habituellement trop faible pour assurer la sécurité alimentaire des foyers ruraux qui ne disposent guère d’exploitations de plus de 1,5 ha. Familier de l’Afrique « soudanienne », P. Gourou jugeait « éloquente la petitesse des greniers ». De fait, le déficit vivrier est une donnée permanente de l’archipel où les statistiques par îles font défaut, quoiqu’on puisse estimer la contribution de Fogo au tiers de la production nationale de maïs. Depuis 1988, cette dernière a oscillé entre 1 300 et 25 000 tonnes : les besoins alimentaires, évalués à quelque 100 000 tonnes, soit 200 kg par habitant et par an, ne sont donc couverts que par le recours aux importations commerciales et l’intervention des organismes internationaux.

34 En l’absence de toute stratégie d’atténuation, ce déficit vivrier est appelé à perdurer, seulement atténué par une perfusion extérieure sans fin. Il est symbolique que la catchupa, plat traditionnel à base de maïs et de haricots, soit progressivement remplacée par une consommation accrue de riz importé.

Conclusion

35 Dans l’archipel du Cap-Vert, une succession de disettes, voire de famines, a longtemps suggéré une fatalité cyclique aux conséquences mortifères. À Fogo, en particulier, il n’y avait d’évidence pas place pour tous au « banquet de la nature ». Confrontée à la dureté du milieu, ce n’est pas la croissance de la production qui a récemment permis d’éloigner les démons malthusiens, le potentiel agricole de l’île étant inexorablement limité par le climat. Elle n’a pas pu y répondre par la fluidité sociale, les alternatives non-agricoles n’ayant pas permis une échappée définitive de la trappe malthusienne. Reste la mobilité géographique, mais, longtemps, « le travail de la terre empêcha de bien voir la mer », écrivait Baltasar Lopes da Silva (1990), auteur du premier roman de la littérature cap-verdienne. Le seul palliatif est désormais l’horizonte, l’ailleurs synonyme d’un avenir meilleur, et, à la faveur d’une émigration forcée développée par Lisbonne, entre 1920 et 1975, vers ses autres colonies africaines, et d’une émigration spontanée depuis le milieu du XXe siècle, ce sont désormais 700 000 des 1 200 000 Cap- Verdiens qui vivraient à l’étranger, dont la moitié aux États-Unis. Grâce à la diaspora, l’attente anxieuse de la « mousson » (terme générique pour désigner l’arrivée des précipitations) est révolue, puisque les envois de fonds par les émigrés – les remessas –, qui équivalent au cinquième du produit national brut, « arrosent le territoire d’une pluie autrement fidèle » (B. Lopes da Silva).

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Paysage du versant menant vers le Chã das Caldeiras, caldeira dans laquelle se trouve le volcan Pico do Fogo

Cliché : Cayambe, 2011, wikimedia commons

Vue du Pico do Fogo

Cliché : Michael, 2011, flickr

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RÉSUMÉS

Fogo se distingue des autres îles de l’archipel cap-verdien parce qu’elle est associée à un stratovolcan de forme en plan circulaire – d’environ 25 km de diamètre – culminant à 2 800 m, mais, comme les autres, elle participe de la même incertitude pluviométrique et a subi, tout au long de son histoire longue de cinq siècles, des ajustements morbides que n’aurait pas désavoués Malthus. Il a fallu attendre les années 1950 pour que les envois de fonds par les émigrés et les interventions des organismes internationaux mettent un terme à la récurrence de famines meurtrières. En l’absence de correctifs, toute carence pluviométrique réduit les niveaux de production de la nourriture de base, le maïs, au-dessous des besoins de survie, et cette culture pluviale constitue une véritable loterie. Le caractère erratique de la pluviométrie découle de l’inefficacité pluviale du flux ultra-dominant (l’alizé océanique), porteur de stratus et de rosée côté nord, et de l’extrême irrégularité des interventions de l’équateur météorologique. Celui-ci avance parfois jusqu’à l’archipel. Mais, l’essentiel des chutes provient de remontées “ponctuelles” d’air de la mousson déclenchées par des mécanismes d’origine extratropicale : en saison ce sont les lignes de grains qui l’instabilisent ; hors saison ce sont les circulations de style “heug” qui le mobilisent, à haut niveau. Orographie et trajectoires des flux les plus efficaces expliquent le net avantage du versant nord-est.

Unlike the other islands Fogo consists of a single stratovolcano, which explains why it has the shape of a nearly spherical cone about 25 km in diameter with a 2,800 m-peak at its summit. From the earliest years more than five centuries ago, its history has been punctuated by periodic and catastrophic droughts and famines. These Malthusian disasters have repetitively lowered the number of its inhabitants to a more sustainable level. During the last decades private remittances from abroad and international assistance have lightened the critical reliance of an increasing population upon corn production which, due to the lack of irrigated fields, remains a lottery. The greatest climatic constraint is the erratic occurrence of rain during the agricultural season between July-August and October-November. This erratic pluviometry results from the lack of rain with the most frequent flux (the oceanic trade winds only bringing stratus or dew on the northern side) and from the weak direct rôle of ITCZ (the latter rarely reaching the archipelago), but, most of the rain is brought by localized northward pulses of monsoon driven by extratropical mechanisms. During the rainy season there are Squall Lines triggering its

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instability ; out of the season the “mango rains” result from the effects of polar Trough Lines. Orography and flux trajectories account for the obvious advantage of the north-eastern slopes.

Fogo destaca-se das outras ilhas do arquipélago cabo-verdiano por estar associada a um estratovulcão que explica a forma de cone quase esférico - com cerca de 25 km de diâmetro - culminando a 2800 m, mas, tal como as outras, beneficia da mesma incerteza pluviométrica e sofreu ao longo dos seus cinco séculos de história ajustamentos mórbido dignos de Malthus. Foi preciso esperar pelos anos 1950 para que os envios de fundos de emigrados e as intervenções dos organismos internacionais acabem com a repetição de fome homicida. Na falta de correctivos, toda carência pluviométrica reduz os níveis de produção da comida básica, o milho, abaixo das necessidades de sobrevivência, e esta cultura em sequeiro torna-se uma verdadeira loteria. O carácter errático da pluviometria decorre da ineficácia pluvial do fluxo mais frequente (o vento alísio oceânico), portador de estratos e orvalho do lado norte, e da extrema irregularidade das intervenções da zona de convergência intertropical. Este avança às vezes até ao arquipélago. Mas maior parte da chuva provem de subidas pontuais de ar da monção provocadas por mecanismos de origem extratropical : durante a época da chuva a frente de rajadas ativa a sua instabilidade ; fora da época são as circulações tipo “heug” que o mobilizam, a todos níveis. Orografia e trajectórias dos fluxos mais eficazes explicam a nítida vantagem da encosta nordeste.

INDEX

Keywords : Fogo island, Cabo Verde archipelago, droughts, dynamics of atmospheric circulation, corn, famine, importations, emigration Palavras-chave : Ilha Fogo, arquipélago do Cabo Verde, seca, dinâmicas atmosféricas, milho, fome, importações, emigração Mots-clés : Fogo, archipel du Cap-Vert, sécheresses, dynamiques atmosphériques, maïs, famine, importations, émigration

AUTEURS

YANNICK LAGEAT

LETG-UMR 6554, Université de Bretagne Occidentale, France - yannick.lageat(at)univ-brest.fr

JEAN-CLAUDE VIGNEAU

Université de Paris X-Nanterre, France – jvigneau(at)u-paris10.fr

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Le géopatrimoine de l’île de São Nicolau (Cap-Vert). Inventaire et stratégie de valorisation The Geoheritage of the island of São Nicolau (Cape Verde). Inventory and valuation strategy O Geoheritage da ilha de São Nicolau (Cabo Verde). Estratégia de inventário e avaliação

Belmira Goth, Lúcio Cunha et Anabela Ramos

NOTE DE L'AUTEUR

Entre le moment où nous écrivons ce texte et sa publication, deux démonstrations montrent que le contexte des risques naturels est très complexe au Cap-Vert. En effet, ces deux dernières années, il y avait des événements de risque volcanique et risque biologique avec des conséquences environnementales, économiques et sociales très graves pour la population du Cap-Vert. L’éruption du volcan de l’île Fogo (23 Novembre 2014-7 Février 2015) a eu un fort impact, avec la destruction totale de deux villages, en laissant environ un millier de personnes sans-abri, détruisant des routes, la couverture superficielle des terres fertiles (matériaux volcaniques), les maladies de la peau et respiratoires (exposition et inhalation des gaz), la perturbation du trafic aérien (annulation de certains vols intérieurs en raison du manque de visibilité). En termes de risque biologique, la ville de Praia et d’autres villes qui avaient été touchées par les flambées de dengue/paludisme, en 2009, ont été affectées en 2016 par une vague de virus zika, à la suite de la prolifération des moustiques lié au manque de bonnes installations sanitaires, avec au moins 15 cas de bébés nés avec microcéphalie.

Ce travail a été financé par le CEGOT, Fonds du Gouvernement portugais par le biais de la FCT – Fondation pour les Sciences et la Technologie, Feder e Compete, 2020.

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Introduction et objectifs

1 Dans de nombreux cas, certains éléments naturels, de par leur signification scientifique, didactique, esthétique, symbolique et culturelle, peuvent être considérés comme des valeurs patrimoniales. Dans cette perspective, le Cap-Vert a suscité notre intérêt afin de mieux connaître le précieux patrimoine naturel abiotique (géopatrimoine), et tout particulièrement celui de l’île São Nicolau, pour lequel nous proposons une méthode d’étude, ainsi qu’un inventaire des éléments géopatrimoniaux.

2 Cette étude a pour but d’atteindre plusieurs objectifs : • Analyser la géologie et la géomorphologie du Cap-Vert, avec une attention toute particulière pour l’île qui est l’objet de notre étude ; • Inventorier et évaluer les éléments géopatrimoniaux de façon à contribuer à l’implantation d’une stratégie de géoconservation sur la base de modèles de sériation ; • Appliquer la stratégie de géoconservation de façon à garantir une gestion durable des ressources géologiques et géomorphologiques ; • Valoriser et promouvoir le géopatrimoine, de façon à ce que les décideurs locaux, ainsi que le public, puissent reconnaître ses valeurs.

Vue de la vallée de Ribeira Brava sur l’île de São Nicolau

Cliché : Christof46, 2016, Wikimedia commons

Localisation et caractérisation de la zone étudiée

3 L’île de São Nicolau s’insère dans le groupe Barlavento de l’archipel du Cap-Vert, l’orientation générale de cette île est nord-est sud-ouest (NW-SE), elle se situe entre les parallèles 16º 28’ N” et 16° 40’ 41” N et les méridiens 24° 00’ 47” et 24° 25’ 57” W, elle occupe une superficie d’environ 343 km2 et atteint son point culminant à 1 312 m

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d’altitude au-dessus du niveau moyen de la mer, à Monte Gordo (Macedo et al., 1988) (figure 1).

Figure 1 : L’île de São Nicolau et l’archipel du Cap-Vert

4 Sa configuration est très différente des autres îles ; nous pouvons distinguer deux parties divisées par la faille du Campo da Preguiça. La partie la plus large correspond au corps de l’île, à l’ouest, qui s’oppose à l’autre partie, plus effilée, à l’ouest, sous forme d’une queue.

5 Du point de vue géologique, l’île de São Nicolau ainsi que les autres îles constituent l’archipel du Cap-Vert qui est d’origine volcanique. En particulier, cette île est constituée de couches basaltiques désignées par « série basaltique » entremêlées de pyroclastes, de brèches, de conglomérats, de lapilli, de tufs et de scories (Bacelar, 1932, p. 99). Les matériaux pyroclastiques se répartissent principalement sur les périphéries du massif volcanique montagneux du Monto Gordo et sur l’ensemble de l’île, surtout sur les versants où apparaissent aussi des dépôts calcaires fossilifères tertiaires, d’un grand intérêt du point de vue stratigraphique.

6 En termes géomorphologiques, il convient de mettre en relief deux massifs montagneux imposants qui dominent la partie centrale : le Monto Gordo de 1 312 m d’altitude et le Alto das Cabaças, de 656 m d’altitude s’alignant d’est en ouest. Les reliefs les plus accentués ont parfois des versants avec une inclinaison supérieure à 40º, donc abruptes, certains sous forme d’amphithéâtre (Monteiro et Cunha, 2011) assez significatifs pour l’île du point de vue orographique.

7 Les cours d’eau qui ont peu d’affluents, forment de larges vallées, généralement profondes. Ces cours d’eau à caractère torrentiel et temporaire, ainsi que ces larges vallées aux fréquents dépôts alluviaux grossiers rendent difficile leur utilisation pour la pratique de l’agriculture.

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8 Le climat de l’archipel du Cap-vert est influencé par la position de l’anticyclone des Açores et par la convergence intertropicale (CIT), qui déterminent la dynamique du climat des îles (Ribeiro, 1960, p. 49-50). São Nicolau bénéficie d’un climat doux qui n’est pas très différent de celui du pays (Ribeiro, 1960, p. 49-50). La température est clémente, pouvant atteindre des valeurs maximales mensuelles de 26 à 27º C. En règle générale, ce sont l’alizé du NE, caractérisé par un temps sec, et la mousson, durant une courte période à la fin de l’été (de juillet à octobre), qui dominent : leur arrivée sur l’archipel peut provoquer de violentes pluies.

Approche conceptuelle et méthodologique

9 L’inventaire des éléments géopatrimoniaux a fait l’objet d’une étude de la bibliographie, portant sur les thématiques à caractère scientifique, aussi bien au niveau national qu’international, qui abordent des thèmes associés au géopatrimoine.

10 Donc, tout d’abord, nous mettons en évidence les travaux de Brilha (2005) sur le territoire portugais, de Joyce (2010) avec l’inventaire des géosites sur le territoire australien, et de Gomez et al. (2010) sur la Serra Nevada, en Espagne.

11 En ce qui concerne l’Archipel du Cap-Vert, Landim (2013) a présenté à l’Université de Évora un mémoire de Master sur le thème « Serra da Malagueta (Santiago Cabo Verde) : Stratégie de Conservation et Valorisation du Patrimoine Historique et Culturel ». Pour la même île, un travail de Pereira (2010) a aussi été présenté : « la conceptualisation d’une stratégie de géoconservation pour le Cap-Vert et son application sur l’île de Santiago. » Sur la même thématique, concernant l’Île do Fogo, nous mettons en évidence les travaux de Alfama (2007) sur « L’inventaire, la caractérisation et la proposition de valorisation du patrimoine géologique de l’île do Fogo » et ceux de Pereira et Alfama sur « Patrimoine Géologique de l’Île de Santiago et de l’île de Fogo (Cap-Vert) ». Enfin, Victória (2008) a traité, lui, « Le rôle des géosciences et la place de la géologie au Cap Vert », thème dans lequel il a abordé également certaines questions concernant le géopatrimoine cap-verdien.

12 Au cours du premier Congrès de Développement Régional au Cap-Vert, Pereira et al. (2009) ont fait une proposition pour la « Compréhension du Patrimoine Géologique et de la Géoconservation dans la Conservation de la Nature au Cap-Vert ».

13 En ce qui concerne l’île de São Nicolau, l’étude bibliographique a consisté en la consultation de « Géologie de l’Archipel du Cap-Vert » de Bebiano (1932), de l’étude des « Sols de l’île de São Nicolau » de Nunes (1962), de « L’étude des précipitations sur São Nicolau » de Olivry (1981) ainsi que du travail de Monteiro et Cunha (2009) sur les « Tempêtes de septembre sur l’île de São Nicolau ».

Méthodologie appliquée

14 La méthodologie inhérente au procédé d’inventaire et d’évaluation du géopatrimoine concernant l’île, objet de notre étude, inclut des recherches bibliographiques liées au géopatrimoine, un travail sur le terrain et l’élaboration d’une cartographie appliquant la méthodologie développée par Bilha (2005), qui correspond aussi à la proposition de ProGeo (2012), plus ou moins modifiée pour des questions d’adaptation aux caractéristiques insulaires du territoire.

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15 Le travail sur le terrain s’est concentré sur la sélection de géosites qui ont un intérêt patrimonial, telles la reconnaissance géologique et géomorphologique, ainsi que d’autres éléments qui s’articulent entre eux sur place. La sélection a été réalisée d’après une fiche d’évaluation dont les résultats ont été adaptés au cas par cas, selon les illustrations photographiques et cartographiques. Treize géosites répartis sur l’île ont été identifiés, y compris une zone protégée, le Parc Naturel de Monto Gordo (figure 2).

16 L’évaluation a consisté au calcul de la valeur que chaque géosite représente selon les critères utilisés, de façon à établir des priorités de sélection de ces mêmes géosites que nous prétendons conserver et valoriser. Par conséquent, nous avons pris en compte les critères suivants :

A- Critères scientifiques intrinsèques au géosite

17 A.1- Abondance/rareté

18 A.2- Extension en m2

19 A.3- Degré de connaissance scientifique

20 A.4- Utilité comme modèle pour l’illustration des processus géologiques

21 A.5- Diversité des éléments d’intérêt

22 A.6- Site local

23 A.7- Association avec des éléments de nature culturelle

24 A.8- Association avec des éléments du milieu naturel

25 A.9- État de conservation

B- Critères liés à l’utilisation potentielle des géosites

26 B.1- Possibilité de réaliser des activités (scientifiques, pédagogiques, touristiques, récréatives)

27 B.2- Conditions d’observation

28 B.3- Possibilités de collecte d’objets géologiques

29 B.4- Accessibilité

30 B.5- Proximité d’habitations

31 B.6- Nombre d’habitants

32 B.7- Conditions socioéconomiques

C- Critères concernant la nécessité de protection des géosites

33 C.1- Menaces actuelles

34 C.2- Situation actuelle ou légale.

35 C.3- Intérêt pour l’exploitation minière

36 C.4- Valeur des terrains (euros/m2)

37 C.5- Régime de propriété

38 C.6- Fragilités

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Le parc naturel de Monte Gordo

Debaixo da Rocha, Tarrafal

Résultats

39 D’après nous, les treize géosites présentés reflètent le potentiel géopatrimonial de l’île de São Nicolau (figure 2). Sa présentation est le résultat de l’application de différentes phases de la méthodologie suivante.

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Inventaire et caractérisation

40 La caractérisation de chacun des géosites est liée à sa valeur scientifique et esthétique, au besoin de protection, à son utilisation et à son potentiel. Ils se distinguent aussi par la variété des formations géologiques ou formes de relief, pour ce qu’ils représentent en termes de ressources minérales, parmi d’autres valeurs qui s’y articulent.

41 Chaque géosite, selon ses caractéristiques, peut présenter un ou plusieurs éléments d’intérêt scientifique (structurel, stratigraphique, formes littorales et volcaniques, fajãs, ressources minérales...), d’intérêt culturel et didactique. Ces sites remarquables se caractérisent également par la rareté, la diversité paysagère et d’autres éléments qui s’articulent entre eux (tableau 1).

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Tableau 1 : Principales caractéristiques des sites du géopatrimoine inventoriés

Carberim, Tarrafal

Hortelã

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Évaluation

42 Après l’étape de l’inventaire des éléments identifiés, les géosites ont fait l’objet d’une évaluation selon des indices quantitatifs.

43 Cette évaluation tente de mesurer la valeur de chaque géosite pour chacun des critères utilisés. Le résultat de l’évaluation nous permet d’établir des priorités dans le choix des géosites, selon leur intérêt patrimonial et avec les stratégies de géoconservation que nous voulons établir.

44 La définition des critères ou des modèles d’évaluation des éléments patrimoniaux a fait l’objet d’une analyse très discutée faite par plusieurs chercheurs. Ainsi, plusieurs propositions de nouvelles méthodologies font surface afin de réduire la subjectivité associée à cette méthode d’évaluation. Dans ce travail mené sur l’île de São Nicolau, nous avons opté pour une adaptation des critères définis par Brilha (2005) aux caractéristiques locales, notamment la taille, le faible nombre d’habitants, les publications, les conditions économiques, etc.

45 Chaque élément patrimonial proposé pour la zone étudiée est évalué sur une échelle croissante allant de 0 à 5. Compte tenu de la formule utilisée, nous considérons :

46 Q - correspond à la valeur finale de la pertinence du site géologique (arrondie à une décimale) ;

47 A, B et C - correspondent à la somme des résultats obtenus pour chaque ensemble de critères.

48 Dans ce cas, plus la valeur de Q est élevée, plus grande est la pertinence du géosite et plus grand est le besoin d’appliquer une stratégie de géoconservation (tableau 2).

Tableau 2 : Résultats des critères d’évaluation des géosites

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Valorisation géopatrimoniale

49 On entend par valorisation géopatrimoniale, un ensemble d’actions d’information et d’interprétation qui aident le public à reconnaître la valeur des éléments du géopatrimoine. Ces actions peuvent correspondre à la réalisation de panneaux informatifs et/ou interprétatifs, qui sont placés à proximité des parcours thématiques, qui s’étendent sur différents géosites dans une région. Pour ce travail, nous avons suivi trois étapes dans la phase de diffusion et de valorisation.

50 Dans la première étape, deux géosites ont été pris en compte : • Monte Gordo (GS 9), ayant obtenu le score le plus élevé et étant déjà reconnu comme une zone protégée et valorisée ; • Carbeirinho (GS 3).

51 Dans une deuxième phase, nous avons pris en compte les géosites ayant obtenu des scores inférieurs à ceux de Monte Gordo et de Carbeirinho, comme c’est le cas de Monte Sentinha (GS 12) ; Fajã de Baixo (GS 11) ; Miradouro do Caminho Novo (GS 13) ; Debaixo da Rocha (GS 5) ; Forte da Preguiça (GS 7) ; Piscinas de Juncalinho (GS 6) ; Ribeira Funda (GS 1) e Carriçal (GS 8).

52 Dans une troisième phase, nous avons pris en compte les géosites en attente d’une évaluation préalable de leur vulnérabilité1, tels que Praia do Barril (GS 2), Domo da Praia Branca (GS 4) et Hortelã (GS 10).

53 Cette valorisation pourra aider à promouvoir des stratégies de développement du géotourisme, une activité en pleine croissance dans le monde entier (Dowling, 2010 ; Moreira, 2011) et de plus en plus importante dans les politiques et pratiques de développement local, et par conséquent, de grande utilité dans un pays insulaire et périphérique comme le Cap-Vert. Nous proposons la création d’un parcours géotouristique qui permettrait de visiter l’île et ses éléments géopatrimoniaux en deux ou trois jours.

Discussion et considérations finales

54 La conservation de la nature du Cap-Vert et l’intérêt pour le thème du géopatrimoine font leur chemin au niveau scientifique grâce à des publications et des travaux de recherche effectués sur certaines îles. Les études universitaires précitées, celles d’Alfama (2007), de Pereira (2010) et de Landim (2013) en sont la preuve. Actuellement, des plans de gestion environnementale sont élaborés – certains sont déjà approuvés – pour la création de parcs naturels sur quelques îles, tels que le Parc Naturel de Monte Gordo, sur l’île de São Nicolau, le Parc Naturel de l’île de Fogo et le Parc Naturel de Serra da Malagueta sur l’île de Santiago. Avec la protection de la géodiversité présente dans ces parcs naturels, le thème du géopatrimoine commence à prendre plus d’importance.

55 En août 2012, le réseau parlementaire pour l’environnement dans la lutte contre la désertification et la pauvreté – la RPALCDP –, a présenté le projet « Les 7 merveilles naturelles du Cap-Vert » afin de préserver les excellentes conditions naturelles qu’offre le pays. Pour promouvoir et diffuser le potentiel paysager du pays, l’accent a été mis sur les monuments naturels, les paysages et les lieux d’intérêt scientifique, en soulevant l’importance du patrimoine naturel et des écosystèmes. Les résultats

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montrent clairement l’importance du géopatrimoine de S. Nicolau ; dans la catégorie 3 – Îlots, roches, piédestaux, rochers et grottes monumentales à l’intérieur du territoire ou entourés d’eau –, le Carbeirinho l’a remporté ; et dans la catégorie 7 – paysages ou zones d’intérêt scientifique, zones protégées ou à protéger, avec ou sans végétation, zones endémiques végétales ou animales intrinsèques au Cap-Vert, belvédères naturels, vallées et bassins hydrographiques, dépôts de sédiments à des fins industrielles –, Monte Gordo en est sorti vainqueur.

56 Répondant aux défis environnementaux auxquels le pays fait face, en raison de la fragilité des écosystèmes, et en tenant compte de la conjugaison de plusieurs facteurs, dont le climat et l’action anthropique, le gouvernement met en place une législation avec pour objectif la protection et la conservation des ressources naturelles. Face à la nécessité de préserver les ressources géologiques naturelles, qui sont exploitées de manière incontrôlée (Lopes, 2010, p. 54-64), compte tenu des besoins des populations, la question de l’extraction des ressources naturelles (sables, mâchefers, graviers) a pris une place plus importante au sein du gouvernement et suscite une volonté de sensibilisation de la population.

57 Dans l’ordonnance nº 3/2006, le gouvernement a élaboré le deuxième plan d’action pour l’environnement (PANA II) – document d’orientation pour les interventions dans le secteur de l’environnement pour la période 2004-2014. Ce document décrit un ensemble de problèmes environnementaux impliquant les secteurs publics, privés et municipaux/gouvernementaux.

58 Il met également en évidence plusieurs thèmes, notamment l’éducation environnementale et la protection de la biodiversité, avec un programme de conservation pour la biodiversité terrestre et marine.

59 En 1990, la loi n° 102/90 du 29 décembre, prévoit la mise en place les bases du patrimoine culturel et naturel. En 1993, le décret-loi nº 86/93 du 26 juillet définit les bases de la politique environnementale. En 2003, le décret-loi n° 3/2003 du 24 février établit le régime juridique des zones protégées qui contribuent à la création de certains parcs naturels.

60 La Constitution de la République en 1980 a déjà annoncé (dans l’article 7, alinéa k) des mesures sur la protection du paysage naturel, des ressources naturelles et de l’environnement. Cette protection se rapporte au patrimoine historique, culturel et artistique national, mettant l’accent (dans l’article 6, alinéa b) sur la souveraineté de l’ensemble du territoire englobant les eaux, la mer, ainsi que les vallées respectives et les sous-sols.

61 La législation cap-verdienne révèle une forte préoccupation de la gestion des ressources naturelles, en particulier en ce qui concerne les ressources hydriques, en raison de l’irrégularité des précipitations, de l’exploitation des ressources géologiques et de l’érosion.

62 Le Cap-Vert possède une grande richesse, du point de vue du géopatrimoine, souvent directement liée aux valeurs écologiques et culturelles, et qui pourra être utilisée dans la promotion et le développement de ses sites, surtout dans une perspective de géotourisme, de tourisme rural et de tourisme actif.

63 Le gouvernement et les autorités municipales tentent, par le biais de la création de certaines zones protégées, de résoudre les problèmes résultant des conflits d’intérêt,

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notamment de l’exploitation des ressources minérales et de la fragmentation des écosystèmes.

64 Il est à espérer que ce travail, identifiant, évaluant et intègrant les différents géosites dans une stratégie de protection et de valorisation, sera une contribution précieuse pour un développement économique durable d’un pays qui réunit les conditions législatives et gouvernementales suffisantes permettant une politique de conservation de la nature en interaction étroite avec un aménagement du territoire raisonné. Du point de vue du géotourisme, cela pourrait favoriser le développement stratégique, afin de préserver ces géosites, de les valoriser et de rendre les territoires qui les entourent des lieux d’intérêt pour la pratique d’activités pédagogiques, récréatives et de loisirs, avec d’innombrables avantages en termes de création de richesse et de développement local.

Monte Sentinha

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Cultures en terrasse dans la Vallée de Paul sur l’île de Santo Antão

Cliché : Jean-Claude Bartout

Les salines du cratère de Pedra Lume sur l’île de Sal

Cliché : Marguerite Deglane, 2017

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Le dôme rocheux de la Praia Branca (GS 4), bien que présentant des signes importants de dégradation, se caractérise par une probable de perte des éléments qu’il possède, mais bien moindre par rapport à la Praia do Barril (GS 3) et à Hortelã (GS 10). Pour cette raison, il ne fait pas partie, dans une troisième phase, des géosites qui sont en attente d’une évaluation préalable de leur vulnérabilité.

RÉSUMÉS

Cet article a pour objectif de faire connaître l’inventaire des sites géo-patrimoniaux, réalisé sur l’île de São Nicolau (Cap-Vert) de façon à les valoriser selon une stratégie géo-touristique. La méthodologie inhérente au procédé de localisation, d’inventorisation et d’évaluation du géopatrimoine sur l’île, objet de notre étude, a suivi les propositions de la ProGeo, plus ou moins modifiées et adaptées en raison des caractéristiques insulaires du territoire. Treize géosites répartis sur l’île ont été inventoriés, y compris une Zone Protégée : en effet, ils présentent des éléments d’intérêt scientifique (structural, formes littorales, formes volcaniques, ressources minérales) culturel et didactique ; par ailleurs ils se distinguent par leur rareté, par leur diversité paysagères et par d’autres caractéristiques que l’on peut y trouver. Le pays possède une grande richesse de sites naturels qui se traduit par un précieux patrimoine géologique et géomorphologique. Le lien entre les éléments du géopatrimoine et d’autres qui lui sont associés tels, le patrimoine biologique, le paysage et la culture, reflète les valeurs territoriales et la manière dont ils peuvent être conservés et valorisés.

This article aims to present the inventory of geoheritage sites performed on the island of São Nicolau (Cabo Verde), in order to value them according to a geotouristic strategy. The methodology used in the process of locating, inventorying and geoheritage assessment in the studied island followed the ProGeo proposals, modified and adaptied to the characteristics of an island territory. Thirteen geosites distributed on the Island were inventoried, including a Protected Landscape. These geosites presents elements of scientific interest (structural, stratigraphic, coastal landforms, volcanic landforms, and mineral resources), cultural, educational interest and also the rarity, diversity of landscape and other related elements. The country has a richness of natural sites which translates into the existence of a valuable geological and geomorphological heritage. The link between geoheritage and others elements that are

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associated with him, as the biological heritage, landscape and culture, reflects the territorial values and how they have to be preserved and valued.

Este artigo tem como objetivo dar a conhecer o inventário de elementos geo herança, feito na ilha de São Nicolau (Cabo Verde) para promovê-los como uma estratégia de turismo geo. O método de localização metodologia inerente, inventariar e avaliar a geoheritage na ilha, em nosso estudo, seguiu as propostas da ProGeo, mais ou menos modificado e adaptado por causa das características insulares do território. Treze Geossítios espalhados por toda a ilha foram inventariados, incluindo a Área Protegida : na verdade, eles têm elementos de interesse científico (formas estruturais, costeiras, formas vulcânicas, recursos minerais) cultural, educacional ; Além disso, eles distinguem-se pela sua raridade, a diversidade de elementos de paisagismo e outros elementos que podem ser encontrados lá. O país tem uma grande riqueza de ocorrências naturais que resulta em um valioso patrimônio geológico e geomorfológico. A ligação entre os outros e geoheritage elementos associados tal, património biológico, paisagem e cultura reflete os valores locais e como eles podem ser preservado e valorizado.

INDEX

Keywords : geoheritage, Geomorphosite, geosite, Island of São Nicolau (Cape Verde) Mots-clés : géopatrimoine, Géomorphosite, Géosite, Île de São Nicolau (Cap-Vert) Palavras-chave : geopatrimónio, Geomorfossítio, geossítio, Ilha de São Nicolau (Cabo Verde)

AUTEURS

BELMIRA GOTH

Estudos Ambientais e Ordenamento do Território. Faculdade de Letras da Universidade de Coimbra. 3004-530 Coimbra, Portugal

LÚCIO CUNHA

CEGOT e Depº Geografia e Turismo. Faculdade de Letras da Universidade de Coimbra. 3004-530 Coimbra, Portugal

ANABELA RAMOS

CITEUC – Centro de Investigação da Terra e do Espaço da Universidade de Coimbra. Observatório Astronómico, Almas de Freire - Sta Clara 3040-004 Coimbra, Portugal

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Une saline en contexte volcanique tropical : Pedra Lume (Île de Sal, Cap-Vert) A salt works in tropical volcanic context : Pedra Lume (Sal Island, Cape Verde) Uma solução salina em um contexto vulcânico tropical : Pedra Lume (Ilha do Sal, Cabo Verde)

Frédéric Hoffmann

Introduction

1 L’île de Sal appartient à l’archipel des îles du Cap-Vert. Il se situe à 500 km des côtes de Dakar, entre 15° et 17° de latitude nord et entre 26° et 24° de longitude ouest (ouest de Greenwich). Ce « petit pays » longtemps très pauvre, couvre un espace de seulement 4 033 km2, pour une population actuelle estimée en 2010 à 513 000 habitants. Il est composé d’un ensemble d’îles principalement volcaniques, organisées en deux arcs insulaires regroupant au total dix îles et huit ilots. De façon schématique, les îles du sud sont beaucoup plus humides que celles du nord.

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Efflorescence saline

Comme son nom l’indique la cristallisation du sel provoque la formation d’un dépôt en surface de l’eau et qui prend souvent la forme d’une « fleur ». On parle également de « fleur de sel » pour ces cristaux formés en surface. Ici, l’eau de mer rentre dans le fond de la saline et sous l’effet de la faible tranche d’eau et de la sécheresse combinée, subit une évaporation intense ; résultat : l’évaporation très forte provoque une sursaturation de la concentration en sel dans l’eau, sel qui cristallise immédiatement. Ce mécanisme est à la base du fonctionnement de toutes les salines du monde Cliché : F. Hoffmann

2 Sal est une petite île de seulement 216 km2. Particulièrement concernée par cette aridité, elle doit pourtant son développement grâce aux ressources naturelles qu’elle présente. Certes, la rareté de l’eau y interdit la pratique de l’agriculture à grande échelle et l’irrigation, mais ceci n’a tout de même pas empêché cette île d’être pendant longtemps un élément économique important de l’archipel. Elle le doit en grande parie à la présence d’un « joyau » naturel unique : la saline de Pedra Lume (pierre de Feu en portugais). La saline se situe dans un maar offrant une dépression subcirculaire de 1,2 km de diamètre et communiquant avec la mer. Son exploitation va être à l’origine du premier peuplement de l’île.

Le contexte physique général : insularité et volcanisme

3 Au nord, on trouve le « barlavento » : ensemble « d’îles au vent » composé de six îles principales dont celle de Sal ; au sud, le « sotavento », formé de 4 « îles sous le vent » où se situe Praia, la capitale (île de Santiago, figure 1). Leur exposition aux alizés sèches ou humides expliquent l’opposition de façades entre les deux arcs insulaires : beaucoup plus humides dans sa partie sud, beaucoup plus sèches dans sa partie nord (alizé continentalisé provenant du continent africain).

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Figure 1 : Situation et localisation de l’archipel du Cap-Vert

4 Cela concerne tout particulièrement l’île de Sal et explique en très grande partie la sécheresse climatique qui y règne (cf. infra). Mais avec 350 jours de soleil annuels, l’île possède de véritables atouts pour son développement économique et notamment touristique.

Un climat d’alizé tropical sec

5 Le climat de l’île de Sal est marqué par une certaine aridité liée à son contexte géographique. Le vent joue un rôle important marqué par les alizés maritimes et continentales ; deux mois par an, principalement en janvier et février l’île est balayée par des vents de sables provenant du Sahara (Pélissier, 2005). Le reste de l’année est assez sec, avec quelques précipitations de fin d’été-automne très faibles en volume et en durée.

6 En réalité, l’ensemble de l’archipel est balayé alternativement par trois types d’alizés : • provenant du nord-est, c’est un alizé peu humide compte tenu de son origine et qui intéresse surtout les îles de la partie nord ; • arrivant de l’est, l’Harmattan chaud et sec, est responsable de la grande sécheresse d’une partie de l’année entre juin et octobre ; • enfin, le peu de pluies qui tombe provient de la « mousson » Atlantique, principalement d’août à octobre.

7 Certains épisodes pluvieux peuvent être beaucoup plus catastrophiques (1984) mais depuis 1968, il semble que la tendance climatique est à l’assèchement de plus en plus sévère du climat. Actuellement pour la station climatique de Perguicia près de l’aéroport international (50 m d’altitude), le total annuel de pluviométrie avoisine 118 mm de précipitations pour une température moyenne de 23,3° C. Ce total diminue

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encore au niveau de la façade est de l’île où se situe la saline avec un total annuel de 38 mm de précipitations (figure 2).

Figure 2 : Diagramme ombrothermique de la station de Pedra Lume

Source : climate-data.org

8 L’ambiance climatique est marquée par la fréquence des vents. Elle amène une certaine humidité atmosphérique qui tempère un peu l’aridité, sans pouvoir permettre toutefois à une végétation importante de se développer sur l’île de Sal. L’autre grande caractéristique est la faible amplitude des températures tout au long de l’année comprise entre 20,9° et 26,4° C, caractéristique des climats d’alizé liés aux milieux insulaires.

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Vue d’ensemble de la saline

L’eau de l’océan arrive par la droite de l’image. Cette saline bénéficie d’un contexte volcanique et littoral exceptionnel : en effet, il s’agit d’un maar volcanique lié à une explosion phréatomagmatique, le fond de la saline se situant légèrement en dessous du niveau de la mer. L’eau y pénètre et subit la forte évaporation issue d’un contexte climatique favorable (chaleur et sécheresse extrême de l’air). Au premier plan, les anciennes installations pour l’exploitation du sel sont aujourd’hui obsolète et le découpage en casiers géométriques de la saline facilite l’exploitation du sel, essentiellement à des fins touristiques. Enfin, on remarque bien les « remparts» naturels de la dépression volcanique à l’origine de la saline et les édifices volcaniques à l’arrière plan (notamment la « rocha de salina» qui culmine à près de 300 m, au centre de la photo) Cliché : F. Hoffmann

9 Cette tendance à la sécheresse du climat semble s’intensifier quand on regarde l’évolution récente du climat sur la période 1973-2012 (Cropper, 2013). Elle s’inscrit dans un schéma d’évolution climatique lié au réchauffement global de notre planète et qui affecte tout particulièrement les zones sèches. Cette tendance semble indiquer à la fois une augmentation des températures moyennes sur cette période 1975-1999 de 0,6° C, mais également une diminution du volume de précipitations. Cette évolution est à mettre en relation avec le fonctionnement de la mousson africaine, et son intensité. Cette dernière semble beaucoup plus importante dans les années 50 et 60, puis marquée par une diminution dans les années 60 à 2000. Actuellement on se situe sur un « palier » avec un niveau de mousson proche de celui des années 60.

10 La très faible quantité de pluie et la fréquence des vents renforcent la xéricité du milieu naturel. La végétation est quasiment absente liée en partie à des sols squelettiques. Elle ne couvre que 10 % du territoire comptant notamment plusieurs espèces d’euphorbiacées (Benchimol, 2002). Une partie de ce couvert végétal xérique est d’ailleurs menacé actuellement par l’augmentation sensible de la fréquentation touristique et les constructions. Le potentiel agronomique lié à des sols d’origine volcanique, reste entier car il suffit d’irriguer pour obtenir rapidement une végétation luxuriante certes artificielle.

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11 Des restes de végétation aujourd’hui disparue attestent du changement du climat, plus humide par le passé. Notamment des restes de phragmites fossilisés (feuilles et rhizomes) dans le fond de la saline et des couches limoneuses indiquent cette possibilité (Chevalier, 1935). Cette couche indique la présence d’un marécage attestant que la salinité de la dépression de Pedra Lume était beaucoup moins forte qu’actuellement.

12 L’indigence des précipitations couplée à l’absence de possibilité de stockage naturel des eaux de pluies (absence d’aquifère constituable dans les matériaux volcaniques), explique l’absence d’eau douce à la surface de l’île et oblige les habitants à dessaler l’eau de mer. Cette caractéristique est essentielle quand on connait l’important essor du tourisme qui affecte cette île, la plus visitée de toutes celles de l’archipel, ces dernières années.

13 Cette ambiance sèche se trouve renforcée par la faible altération générale des roches dans cet univers très minéral où les formes volcaniques sont particulièrement bien conservées malgré leur ancienneté.

Le contexte géographique et géomorphologique de l’île de Sal

14 L’ensemble des îles du Cap-Vert fait partie du volcanisme atlantique macaronésien. C’est un volcanisme parfois ancien et souvent très diversifié. Il est encore actif dans l’île de Fogo, dans la partie sud de l’archipel.

15 De façon simplifiée, l’histoire volcanique du Cap-Vert serait liée à celle des Canaries situées à plus de 2000 km plus au nord. La présence de volcans tient à une déformation du socle qui présente dans ce secteur un bombement important. Cette histoire débuterait dès le Jurassique, mais trouverait son point d’orgue surtout pendant l’Ere Tertiaire, comme en témoigne d’ailleurs les structures volcaniques présentes dans l’île de Sal.

16 La dynamique volcanique est celle des points chauds dont le fonctionnement synchrone expliquerait le double volcanisme Canaries/Cap-Vert. L’essentiel du volcanisme se compose de coulées basaltiques, de projections et de phonolites pour l’essentiel. Il serait lié à une fracturation intense du socle dans un contexte de panache éruptif alimentant à plusieurs reprises d’importants appareils volcaniques.

17 La remontée récente du niveau marin aurait réduit la surface de l’île à ses dimensions actuelles. Ce contexte marin très changeant a laissé de nombreux témoins géomorphologiques, notamment sous la forme de terrasses marines étagées (Lecointre, 1962 et 1963 ; Zazo et al., 2007).

18 L’autre indication tient dans le régime des eaux : on constate en effet une opposition entre le nord et le sud de l’île. La partie sud, plus ancienne sur le plan chronologique, offre un réseau hydrographique bien fourni même s’il n’est pas fonctionnel la plupart du temps. La partie nord plus récente n’en présente pas et semble indiquer une modification du régime climatique : bien après la mise en place de la partie sud, le climat se serait asséché ne permettant pas aux eaux continentales de creuser un réseau hydrographique complet.

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Le volcanisme des îles du Cap-Vert

19 Sal, qui tient son nom de l’exploitation du sel, appartient à l’arc insulaire nord, et est l’île la plus sèche avec celle de Boa Vista. Elle est issue d’un contexte volcanique assez ancien, très complexe, que l’on peut subdiviser en trois parties (Costa Torres et al., 2002 ; figure 3) : • une partie sud plus ancienne, est composée pour l’essentiel d’un complexe éruptif comprenant une couverture basaltique, riche en olivines et parcourue par un réseau dense de filons ; les roches les plus anciennes sont fini-oligocènes (25,6 M.a.) mais datent surtout du Miocène moyen (environ 16 M.a.) ; • une partie centrale appelée « formation éruptive principale » formée par des basaltes et des trachytes passant sous une couverture néphélitique plus superficielle. Son âge remonte entre 16 et 9,7 M.a. ; • la partie nord est plus récente. Elle est composée essentiellement d’une couverture néphélitique associée à des matériaux pyroclastiques, témoin d’explosions volcaniques. C’est dans ce secteur que se situe la dépression volcanique de Pedra Lume.

Figure 3 : Géologie simplifiée de l’île de Sal et représentation des principaux complexes volcaniques

D’après Zazo et al., 2007

20 La morphologie de l’île s’explique par la multiplication et la très bonne conservation des formes volcaniques en contexte désertique : cônes volcaniques, coulées de laves, projections variées témoignent du passé sulfureux de l’île. De ce point de vue, il est possible de découper l’île en deux parties : • Dans un grand tiers nord est, au nord de l’aéroport international, se trouvent l’essentiel des appareils volcaniques les plus récents, fruit d’un volcanisme varié mais principalement effusif et basaltique. C’est dans ce secteur que se trouve la saline ;

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• Les deux tiers sud comportent un volcanisme plus ancien organisé dans une succession complexe de couches volcaniques appelé « complexe volcanique ancien » par les géologues. Cette partie de l’île est encore plus plate que la partie nord, avec une altitude souvent inférieure à 80 mètres. On n’y distingue aucun appareil volcanique. Seule exception au sud est : la Serra Negra, rare affleurement de roches sédimentaires calcaires et conglomératiques, recouvert de basaltes. Il culmine à 106 mètres.

21 Initialement baptisé « Lhana » en raison de sa platitude, l’île de sal est en effet relativement basse, le point culminant se situant vers 406 m au Monte Grande, pic volcanique situé dans la partie nord est de l’île. C’est une île plate qui contraste fort avec le reste de l’archipel.

22 En surface, les plateaux volcaniques sont parcourus par de nombreux petits ravins liés au ruissellement et à l’érosion fluviatile, rappelant les barrancos, et nommés « ribieiras ». Ces ravinements ne sont pas très profonds, mais peuvent fonctionner en « oued » lors des rares épisodes pluvieux. D’ailleurs l’absence de véritables vallées incisées dans les formations volcaniques dont certaines ne sont pas très résistantes à l’érosion (matériaux pyroclastiques, épandages de scories), semble militer pour une présence assez ancienne d’une ambiance climatique plus ou moins sèche (figure 4).

Figure 4 : Topographie de l’île de Sal et de la saline de Pedra Lume

La légende de la coupe géologique se trouve dans la figure 5 (d’après Costa Torres et al., 2002). on remarque bien l’absence de réseau hydrographique dans la partie septentrionale de l’île, partie la plus récente sur le plan géologique. cela s’explique par le fait que cette partie est apparue alors que le contexte climatique très sec de l’île était déjà en place (figure 3)

23 Le littoral est essentiellement rocheux, ce qui n’a pas facilité son accostage par les bateaux. Il comporte de très nombreux récifs et il est parcouru par des courants côtiers très intenses, notamment entre le littoral du Sénégal et l’est de l’île. Seuls trois secteurs sont réellement utilisables pour la navigation et abritent les trois ports de l’île : Pedra

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Lume à l’est, Santa Maria au sud et Palmeira à l’ouest. Leur accessibilité était variable à l’époque de la marine à voîle : plus facile à l’est lors des périodes d’alizés venant de l’est pendant la saison des pluies, plus facile à l’ouest lors des périodes de brises côtières (d’Avezac, 1887).

24 L’accessibilité de la saline par voie de mer va favoriser son développement.

La saline de Pedra Lume : la richesse de l’« or blanc »

25 La mise en place de la saline et son fonctionnement tient dans une combinaison subtile entre morphologie et climat.

Le contexte volcanique de la Saline et son organisation naturelle

26 La saline de Pedra Lume se présente sous la forme d’une dépression circulaire de 1,2 km de diamètre, située à seulement un kilomètre du rivage. Ses rebords varient entre 35 et 124 m de hauteur. Longtemps interprétée comme une caldeira d’effondrement, il semble qu’elle se soit formée à la suite d’une série d’explosions phréatomagmatiques formant un maar, dont le fond se situe juste à – 7 mètres en-dessous du niveau de la mer. La fracturation des roches a permis la pénétration de l’eau de mer dans la dépression (figure 5).

Figure 5 : Coupes géologiaues de l’île de Sal (cf. figure 4, Costa Torres et al., 2002)

27 Ce type de volcanisme particulièrement explosif intervient dans le contexte suivant (Jaupart et al., 2003) : la rencontre entre l’eau et le magma alimente les explosions successives ; elle a pour conséquence de pulvériser assez finement les matériaux volcaniques issus du magma, mais également les matériaux encaissants. Le résultat est intéressant, ainsi que des dépressions ou maars d’assez grand volume se

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forment. Cela provoque également une fissuration importante de l’encaissant, résultat qui explique aujourd’hui l’origine de l’eau présente dans la saline.

28 Le phénomène s’accompagne de très nombreuses projections, de coulées pyroclastiques ; habituellement, on distingue deux types de phases : des phases plus « humides » où l’eau est présente en plus grande quantité et formant par accumulation des cônes pyroclastiques (rocha da salina surplombant la saline), et des phases plus sèches, plus explosives, responsables notamment de la formation du maar. Cette dépression hydrovolcanique naissait de la rencontre entre l’eau et le feu.

29 Bien que l’âge exact de la saline ne soit pas connu, elle s’intègre dans un fonctionnement volcanique plus global au Pléistocène. La fracturation d’ensemble du soubassement volcanique permet à l’eau de mer de pénétrer dans la saline, la distance entre les deux étant approximativement d’un km.

La découverte de l’île de Sal

30 Toute l’histoire de l’île de Sal s’inscrit dans la recherche de l’eau, de son manque chronique à son exploitation sous forme salée.

31 Elle est liée également à l’histoire de la marine portugaise qui au XVe siècle découvre l’archipel, cherchant un chemin le long des côtes africaines et refoulée par d’importants courants marins longeant les côtes africaines. Cette étape forcée dans le voyage amène la découverte de l’île de Boa Vista et de celle de Sal. L’essor des progrès technique de la navigation à voile et la mise au point de la caravelle permet de lancer de grandes explorations dans toutes les mers du globe. Les espagnols et les portugais furent de grands acteurs de cette conquête maritime. Elle fut motivée également par les besoins en sel croissants des économies occidentales, véritable monnaie d’échange et surtout, produit incontournable pour la conservation de la viande et du poisson. Il est donc tout à fait logique que le sel représente un véritable enjeu stratégique pour tous les pays d’Europe.

32 Devenu un point de passage obligé pour les caravelles de l’époque, Sal présente en outre un autre avantage : la présence de sel de façon naturelle dans la saline de Pedra Lume. Il est décidé alors d’importer du bétail depuis Boa Vista et les portugais qui viennent de récupérer la gestion de l’archipel autrefois inoccupé, implante des chèvres en grand nombre sur Sal. Elles fourniront des peaux de bêtes et de la viande. Devenues par la suite complètement sauvages, elles vont décimer la flore naturelle déjà fragile en condition xérique et déjà bien abimée au XIXe siècle comme le constate d’Avezac (1848).

33 Avant l’exploitation du sel, Sal n’est fréquentée que par les pécheurs des îles voisines de l’archipel du nord. Prenant du sel au passage, il venait également chercher de l’orseille. Ce colorant tiré d’une variété de lichens, un colorant de couleur violette et dont on se servait pour teinter principalement la laine, a connu son âge d’or entre le XIVe siècle et le XIXe siècle avant d’être remplacé par des colorants plus efficaces. Ces lichens sont présents dans les secteurs un peu plus humides des reliefs volcaniques, permettaient d’apporter un complément de revenus aux habitants de l’archipel. Mais c’est surtout le sel qui va devenir le véritable moteur économique de l’île de Sal.

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L’exploitation de la saline au XIXe siècle

34 Sal va connaître un renouveau et devenir le pilier économique du Cap-Vert grâce à l’exploitation du sel (figure 6). Cette exploitation est liée en grande partie à la saline de Pedra Lume. Cette dernière renferme une importante couche de sel gemme de 7 m d’épaisseur ayant livré d’ailleurs de nombreux restes de faune et de flore (Chevalier, 1935) et dont le toit est situé au niveau de la mer. Cette couche est importante car au contact de l’eau de mer qui pénètre dans la Saline, l’eau se charge en sel en solubilisant cette gemme et forme une saumure plus chargée que l’eau de mer. Il suffit alors de la laisser s’évaporer pour récolter du sel en plus grande quantité.

Figure 6 : Carte de l’île de Sal en 1887 (Cap-Vert), Commissào de cartographia, 1/100 000, coordonné par Ernesto de Vasconcellos

Bibliothèque nationale de France, GED-904

35 D’ailleurs, d’autres niveaux de roches notamment magnésiennes sont également exploités pour fournir des engrais chimiques au Sénégal voisin.

36 Les gisements de sel de la saline furent découverts en 1793 ouvrant la possibilité d’une véritable exploitation. Sur un peu plus de 50 hectares, le site offre un potentiel évaporatoire de premier ordre. L’eau pénètre dans la saline par le côté est sous la forme de « deux sources débitant chacune 63 m3 par jour » (Chevalier et al., 1935) et dont la salinité est proche de celle de l’océan. Par la suite, un canal peu profond servant à dériver les eaux en vue de leur étalement, fut creusé afin d’alimenter les différents casiers à sel. Ce canal est toujours visible de nos jours. L’eau qui imprègne la couche de sel gemme se salinise à son contact et dégage une « odeur d’acide sulfureux avec des bulles de gaz ».

37 L’exploitation intensive de la saline débute dès 1804 sous l’impulsion d’un personnage rocambolesque mais fort avisé, Manoel Antonio Martins. Il est décrit par d’Avezac

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comme un « véritable capitaine d’industrie » capable de prendre des risques et d’investir des sommes colossales pour l’époque, afin d’assurer la réussite de son projet industriel. Il se fait vite nommé administrateur de l’île et député, afin de récupérer le contrat royal de l’orseille et de pouvoir commencer l’exploitation du sel.

38 Martins fait d’abord tracer un chemin jusqu’au port de Pedra Lume en vue de pouvoir transférer les marchandises dont il avait besoin et d’y ramener le sel. Dans un premier temps, il fait venir des esclaves pour s’occuper du bétail fraichement débarqué et exploiter le sel. La population de l’île va sensiblement augmenter par cette main d’œuvre forcée qui va composer l’essentiel du peuplement de l’archipel (Lesourd, 1994). Une grande partie de l’histoire de l’aménagement et de l’exploitation de la saline va s’écrire avec le sang des esclaves !

39 Puis Martins décide en 1820 d’intensifier la production et fait percer un tunnel dans la paroi du cratère afin de faciliter le transport du sel jusqu’au port. Ce creusement demandera plus de 4 ans de travail (photo 1). C’est par ce tunnel que l’on accède aujourd’hui au site touristique. Afin d’accélérer encore le rendement, il eut l’idée de se servir des vents pour utiliser leur force tractrice. Faisant venir d’Angleterre à grand frais, des rails de chemin de fer, il installe progressivement un système de wagonnets poussés par les vents grâce à un système de voîle quand ils sont chargés de sel et ramenés ensuite par la traction animale jusqu’à la saline. Pour la première fois en Afrique de l’ouest, le « chemin de fer » est introduit et il faudra attendre encore 50 ans de plus pour qu’il pénètre sur le continent ouest africain !

Photo 1 : Détail des anciennes infrastructures d’exploitation du sel : percement du tunnel d’accès et ancien téléphérique

Cliché : F. Hoffmann

40 Cette révolution « technologique » pour l’époque fut terminée en 1839. Elle entraîna l’essor économique de l’île et attira près de 600 colons de Boa Vista la même année,

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sorte de « ruée vers l’or blanc » capverdienne ! Elle entraîne dans le même temps, l’installation d’une autre saline au sud de l’île, près de Santa Maria et qui vient compléter la production de la saline. L’approvisionnement en eau salée de cette autre saline s’effectuait par des forages dans les niveaux phréatiques relativement salées à proximité de la mer.

« Piscine naturelle » creusée par l’érosion marine dans les coulées volcaniques

Le littoral de l’île de Sal est à 90 % un littoral rocheux souvent escarpé. Rares sont les secteurs où l’on peut se baigner en dehors des littoraux sableux du sud de l’île. ici on voit bien que l’érosion marine a exploité le débitage des coulées en colonnes prismatiques. En effet, de nombreuses coulées volcaniques notamment basaltiques se débitent en colonnes prismatiques formant des méga cristaux de forme héxagonale, bien visibles sur la partie gauche de la photo. La faible profondeur de l’eau en réchauffe la température. Mais l’agitation de l’océan ne crée pas forcément des conditions « agréables» à la baignade, ce secteur pouvant s’avérer dangereux du fait de l’agitation des vagues et de la difficulté à jauger la profondeur ! Cliché : F. Hoffmann

41 Ceci n’empêchera pas les famines et les disettes de décimer à de très nombreuses reprises les populations d’esclaves d’abord et d’autochtones ensuite. D’ailleurs, ce fléau indique que le développement économique de l’archipel restera très précaire jusqu’au milieu du XXe siècle, puisque les dernières famines se déclencheront jusqu’aux années 1950-1960 (Lesourd, 1994), décimant jusqu’à 15 % de la population de l’archipel !

42 Après ces années sombres, l’île de Sal se lance dans le développement touristique, suivant en cela l’évolution économique de l’ensemble des îles capverdiennes. Ce tourisme de masse affecte de plein fouet l’île de Sal où s’installent de gros complexes hôtelliers notamment américains. Cela se traduit par une reconversion de la saline accueillant alors un tourisme balnéaire.

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Une renaissance partielle liée au tourisme

Le lent déclin de l’exploitation du sel face aux vicissitudes du XXe siècle

43 La saline est tout d’abord revendue à un français, Marius Siant, établi dans l’île voisine de Saint Vincent. Il gère avec un associé l’établissement pendant une vingtaine d’années avant de le revendre à une grande maison de commerce bordelaise, les établissements Peyrissac. C’est l’époque où se constituent de grands établissements commerciaux dans toute l’ex-AOF à l’image de la maison Maurel et Prom installée à Saint-Louis du Sénégal. Les établissements Peyrissac sont également installés à Saint Louis du Sénégal, point névralgique de toute l’économie de l’ouest de l’Afrique, et possède de nombreux comptoirs un peu partout en Afrique, notamment au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Soudan. C’est donc en toute logique et du fait de la proximité que la maison de commerce Peyrissac se porte acquéreur de la saline, avec la compagnie des Salins du Midi, créant alors les « Salins du Cap-Vert » (Barbe, 2003).

44 Sous cette double impulsion, la saline est modernisée et plusieurs bâtiments industriels sont construits. Un système de téléphérique est mis en place, le premier dans toute l’Afrique. Il doit, en remplacement du « chemin de fer », assurer le transport du sel jusqu’au port de Pedra Lume. Ces investissements très lourds à rentabiliser pèseront d’ailleurs sur le devenir de l’établissement face à une concurrence de plus en plus forte.

45 Pendant la seconde Guerre mondiale, les Salins du Midi prennent seuls le contrôle de l’exploitation, qui arrive à produire près de 35 000 tonnes de sel par an en 1945. Puis, en 1963, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) décide un embargo contre les produits portugais, qui contraint le Portugal à acheter les deux tiers de la production. Le déclin progressif de l’exploitation s’inscrit également dans un contexte de compétitivité sur un produit à faible valeur ajoutée.

46 Le dernier acte va se jouer lors de l’accès à l’indépendance du Cap-Vert en 1975. Le manque de moyens ne permet plus aux autorités de faire fonctionner la saline qui périclite. Jusqu’en 1999, une production d’environ 2 000 tonnes par an se maintient cependant, tournée vers la seule consommation interne capverdienne.

47 Il est difficile d’expliquer le déclin d’une telle production et les raisons trouvent leur origine dans plusieurs facteurs : la concurrence internationale en est une car de nombreuses zones de production de sels artisanales sont plus ou moins subventionnées par les Etats. L’isolement du Cap-Vert a représenté vraisemblablement un handicap pour écouler la production, alors que dans le même temps le Sénégal tout proche développait la sienne. Ce dernier est devenu en 2013 le premier producteur d’Afrique de l’Ouest avec près de 400 000 tonnes par an.

48 La faible capacité de production de Pedra Lume ne permet pas de concurrencer les grosses unités de production de sels pour la chimie, présentes notamment dans des pays comme les Etats Unis ou la Chine. Ces deux premiers producteurs représentent près de 45 % de la production mondiale en 2010.

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La reconversion touristique de la saline

49 En 1999, la compagnie des Salins du Midi revend la saline et les installations à un promoteur italien. Ce dernier décide de reconvertir les lieux en établissement touristique. Il y crée un établissement thermal basé sur le sel et les bains en eau salée. Il transforme les bâtiments industriels en restaurant et lieux de massage : baignade en eau salée, soins thermaux, enrobage à la boue, etc. Parmi les circuits touristiques qui jalonnent l’île, la saline joue un rôle central et accueille chaque année de très nombreux visiteurs curieux de retrouver de nombreux vestiges de l’ancienne exploitation du sel : rails, piliers de téléphériques, wagonnets, etc., même s’il n’y a pas de véritable valorisation patrimoniale de ces vestiges (photo 2). On pourrait très bien imaginer un petit musée abritant ces divers matériels et expliquant l’historique de la saline mais actuellement, ce sont de gros projets immobiliers qui sont envisagés par un autre promoteur italien en lieu et place du village traditionnel de Pedra Lume. Ce dernier profite de l’ouverture du Cap-Vert au tourisme et notamment au tourisme de masse (photo 3).

Photo 2 : De nouvelles structures touristiques (ici au premier plan) se sont installées dans la saline afin d’y proposer balnéothérapie et restauration

Cliché : F. Hoffmann

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Photo 3 : Le développement du tourisme de masse amène une consommation en eau et en énergie sans cesse croissante. L’île attire chaque jour davantage de touristes en recherche de paysages pittoresques et de plages de sables, des kite-surfeurs exploitent au mieux la force des vents

Cliché : F. Hoffmann

50 La Saline de Pedra Lume n’est pas le seul exemple de saline en contexte volcanique. Elle ressemble beaucoup à celle de Janubio aux Canaries, sur l’île de Lanzarote. Leur origine volcanique est commune, même s’il existe une différence dans l’organisation de la production. En effet, la saline de Janubio est ouverte directement sur la Mer et c’est le jeu de la marée qui remplit les casiers à sels. Cette dernière a connu les mêmes vicissitudes que celle de Pedra Lume en matière de production. Le gouvernement canarien a décidé alors d’intervenir pour moderniser les structures et maintenir une production dans le cadre d’une valorisation touristique. Elle produit aujourd’hui environ 10 000 tonnes de sel de qualité à l’image de ce qui se fait dans la saline de Guérande en France. Le manque de moyens financiers a joué aussi un rôle dans le déclin de la production de la saline de l’île de Sal.

Le renouveau touristique de L’île de Sal et du Cap-Vert

51 L’un des paradoxes de l’île de Sal devenue l’une des îles les plus fréquentées par les touristes du monde entier tient dans le caractère très limité de ses ressources en eau et de sa production d’énergie. Son développement est ancien car l’île bénéficie de l’implantation ancienne de l’aéroport, point d’atterrissage intermédiaire pour les avions à destination de l’Amérique du Sud.

52 La fréquentation touristique du Cap-Vert joue un rôle important dans son économie. Selon les chiffres de l’OCDE, on estime à près de 700 000 le nombre de touristes annuels dans ce pays en 2008, générant un PIB par habitant de près de 1 700 USD en 2009. A terme, la manne touristique devrait représenter près de 30 % du PIB national en 2015.

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53 La croissance économique à deux chiffres masque un niveau de pauvreté encore important, car elle part de très bas. Elle s’est ralentie comme dans de nombreux pays à partir de 2008 sous l’effet de la crise mondiale. Les investissements, notamment en matière d’énergie renouvelable, se sont ralentis.

54 L’eau demeure un enjeu capital pour l’île dont les ressources naturelles sont limitées. Sur l’île, les précipitations moyennes annuelles, les moins élevées de tout l’archipel, sont d’environ 60 mm. La recharge des nappes phréatiques est tellement insuffisante qu’on y observe des intrusions d’eau de mer. Dans la plupart des unités de production d’eau, une salinité supérieure à 0,7 g/l est observée. 36 forages produisent environ 2 200 m3/jour. Ce rythme est trop fort pour les capacités de recharge naturelle et l’on peut penser que ces réserves vont vite se saliniser et s’épuiser !

55 Afin de compléter les ressources souterraines, les autorités ont eu recours à la désalinisation de l’eau de mer. En 1999, la quantité d’eau produite était de 9 500 m3/ jour d’eau. On estime que 70 % étaient destinées à la consommation de la population et 30 % au secteur du tourisme. Cependant, cette dernière demande ne fait que croître du fait du développement de cette activité gourmande en eau. 47 % seulement des habitants de Sal ont un accès à un réseau d’eau communal desservant en priorité les unités touristiques du sud et le reste de la population doit faire appel aux camions citernes ou aux fontaines (Benchimol, 2002).

56 L’implantation de deux usines de dessalement d’eau de mer à Palmeira et à Santa Maria tente de combler le manque d’eau et de satisfaire la demande croissante dans une île qui compte aujourd’hui plus de 17 000 habitants, ces derniers travaillant essentiellement dans le domaine du tertiaire touristique et pour l’aéroport. Ces deux unités de production d’eau consomment en outre une grande partie (près de 40 % en 2002) de l’électricité produite à partir d’énergies fossiles.

57 On ne peut imaginer un développement du tourisme de masse sans que le Cap-Vert affronte un deuxième problème après celui de l’eau, celui de la production d’énergie notamment renouvelable. Le potentiel des différentes îles est important, reste à trouver les investisseurs.

58 Plusieurs projets sont à l’étude ou en cours de réalisation, notamment dans la création de 4 parcs éoliens dont un sur l’île de Sal subventionnés par la BEI (Banque Européenne d’Investissement) et la Banque Africaine de Développement, au sein d’un consortium privé public. Il est prévu que ces installations couvrent à terme 25 % de la consommation de l’archipel. D’autres projets notamment avec l’aide des Russes concernent l’installation au large de l’archipel d’une centrale nucléaire russe, dont la faisabilité technique est en cours d’étude par l’AIEA.

59 Des installations solaires ont vu le jour près de Praia, la capitale du Cap-Vert, couvrant près de 4 % de la consommation du pays. Réalisées par une société portugaise (Martifer Solar), elles représentent d’ailleurs l’une des plus grandes installations solaires de tout le contient africain.

60 Toutes ces installations éoliennes ou solaires visent à faire sortir le Cap-Vert de sa dépendance aux énergies fossîles. Cependant en plus du contexte de crise actuelle qui ralentit les investissements dans ce pays, deux difficultés supplémentaires viennent peser dans la balance : • Le coût du KWh est respectivement de 3 et 16 dollars plus chers pour l’éolien et le solaire. Cela pèse sur la facture énergétique du pays ;

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• Le deuxième problème est celui de la formation du personnel technique et surtout du coût de maintenance des installations. La Cap-Vert risque de troquer sa dépendance énergétique pour une dépendance technologique !

Conclusion

61 La saline de Pedra Lume continue de constituer un pôle attractif sur le plan économique pour l’île de Sal. Ce site a fait l’objet d’une demande de classement au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2004, demande en cours d’instruction. Il est intéressant de noter que le développement de l’île de Sal passe depuis quatre siècles par la gestion de l’eau, sa maîtrise, dans une île qui en manque tant. Les erreurs passées des colons, qui ont tant détruit les sols et la végétation du Cap-Vert, ne doivent pas se reproduire dans les modes de développement actuel, notamment du fait du choix d’un tourisme de masse. En effet, la taille des complexes touristiques présents au sud de l’île dans le secteur de Santa Maria et leur expansion ont de quoi inquiéter celles et ceux qui militent pour la sauvegarde de l’équilibre écologique fragile de cette île.

Édifice volcanique formé pour l’essentiel de matériaux pyroclastiques

Ces matériaux proviennent de phases éruptives et mélangent différents matériaux : morceaux de laves, cendres, projections... Ils se forment souvent à l’aplomb de fissures situées dans la roche et qui guident la sortie des matériaux projetés. La « rocha de salina » qui surplombent la saline de Pedra Lume appartient à ce type d’édifice Cliché : F. Hoffmann

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Partie occidentale de la saline ; la cristallisation du sel forme une sorte d’opalescence dans l’eau bleu marine issue de l’océan

On y organise des zones de baignade pour bénéficier de la sursalinité des eaux facilitant la flottaison. Au pied des remparts volcaniques, au centre de la photo, on remarque une couleur rose intense. Il s’agit d’algues salines colonisant ce type de milieux sursalés. Sur la gauche, des petits tas de sel indiquent que l’on exploite à des fins uniquement touristiques le sel afin que chaque touriste garde un souvenir de son passage dans la saline. Sur l’extrême gauche, les casiers abandonnés car trop loin de l’arrivée d’eau apparaissent ici en marron liés au colmatage par les argiles. Cliché : F. Hoffmann

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Mindelo pendant son carnaval, février 2017, île de Sao Vicente

Cliché : M. Deglane

BIBLIOGRAPHIE

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RÉSUMÉS

Le tourisme du Cap-Vert est en plein essor, notamment grâce à la fréquentation de l’Île de Sal, au nord de l’archipel. Cette île présente un potentiel touristique important, grâce à son patrimoine naturel : volcanisme, plages de sable blanc, paysages pittoresques. Ce développement entraîne un usage de plus en plus intense des ressources naturelles de l’île, notamment énergétique et hydrique. La saline de Pedra Lume est un des points d’orgue de ce développement touristique. Au travers de sa mise en valeur historique et actuelle, elle illustre les différentes phases de développement économique qu’a connu l’Île de Sal depuis près de six siècles.

The tourism of the Cape Verde Islands is rapidly expanding, in particular thanks to the attendance of the island of Sal, at the north of the archipelago. This island presents an important tourism potential, thanks to its natural heritage : volcanism, white sand beaches, picturesque landscapes. This development leads to a more and more intense use of the natural resources of the Island, in particular energy and water resources. The salt works of Pedra Lume is one of the most important site of the island. Through its historic and current development, it illustrates the various phases of the economic development which knew the island of Sal since almost six centuries.

O turismo de Cabo Verde está crescendo, especialmente graças à freqüentação da Ilha do Sal, na parte norte do arquipélago. Esta ilha tem um importante potencial turístico graças ao seu património natural : vulcanismo, praia de areia branca, paisagens pitorescas. Este desenvolvimento leva a um uso cada vez mais intenso dos recursos naturais da Ilha, em particular energia e água. Sal de Pedra Lume é um dos destaques deste desenvolvimento turístico. Através do seu desenvolvimento histórico e atual, ilustra as diferentes fases do desenvolvimento econômico que tem sido a ilha de Sal por quase seis séculos.

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INDEX

Mots-clés : volcanisme, alizé sec, saline, exploitation du sel, développement touristique, île de Sal, Cap-Vert Palavras-chave : vulcanismo, ventos alísios, solução salina, mineração de sal, desenvolvimento do turismo, Ilha do Sal, Cabo Verde Keywords : volcanism, trade wind, saltworks, salt exploitation, tourist development, Sal Island, Cape Verde

AUTEUR

FRÉDÉRIC HOFFMANN

EA 2958 CEMMC, Université Bordeaux Montaigne - frédéric.hoffmann(at)u-bordeaux- montaigne.fr

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Cahier "Géomorphosites 1"

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« Géomorphosites » Une nouvelle chronique de la revue Dynamiques Environnementales sous l’égide de la Commission du patrimoine géomorphologique du CNFG

Fabien Hobléa, Claire Portal, Dominique Sellier et Martine Ambert

1 Fruit d’une collaboration entre le comité éditorial de la revue Dynamiques Environnementales et la Commission du patrimoine géomor-phologique du Comité National Français de Géographie (CNFG), un cahier « Géomorphosites » est inauguré dans le présent numéro de la revue, faisant suite à la rubrique « Les géosites », et en écho à certains numéros récents fortement marqués par la thématique géopatrimoniale : n° 31 (2013) ; n° 34 (2015) ; n° 35 (2016).

2 Les lignes qui suivent sont destinées à présenter et contextualiser cette nouvelle rubrique, ainsi que ses liens avec la Commission du patrimoine géomorphologique du CNFG.

3 La France est un des berceaux du concept de patrimoine géologique, dont l’acte de reconnaissance en Europe est souvent attribué au colloque de Digne de 1991 et à la Déclaration Internationale des Droits de la Mémoire de la Terre qui en est issue. On note dans les années qui suivent un fort engagement des collègues géologues français pour structurer cette thématique au sein de leur discipline, et la faire reconnaître sur un plan institutionnel, via par exemple l’association européenne pour la conservation du patrimoine géologique ProGeo, créée en 1993. Mais il faudra attendre 2002 pour que le patrimoine géologique soit enfin reconnu par la loi Démocratie de proximité du 27 février 2002.

4 Du côté de la géomorphologie française, cette thématique est investie en ordre plus dispersé, par le biais de travaux précurseurs démarrés au milieu des années 1990, ayant donné lieu à plusieurs thèses partiellement ou totalement consacrées à ce domaine alors émergent (Hobléa, 1999 ; Joly, 2000 ; Ambert, 2004). Cette nouvelle thématique conduit certains d’entre nous à participer à des expériences pilotes d’inventaire du patrimoine géologique : F. Hobléa pour l’inventaire des sites karstiques d’intérêt géologique en complément de l’inventaire des sites géologiques d’intérêt majeur en région Rhône-Alpes (Antea, 1995), M. Ambert pour l’inventaire du patrimoine géologique du département de l’Hérault, terminé en 1999 et dont la sélection a accordé

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une grande place aux sites naturels paysagers, autrement dit aux géomorphosites, bien que le mot ne soit pas encore utilisé. • Le début des années 2000 voit l’avènement du terme et du concept de géomorphosite, formalisé par Mario Panizza de l’université de Modène en 2001. La même année, à l’initiative d’Emmanuel Reynard (Université de Lausanne) et de Paola Coratza (Université de Modène) est créé au sein de l’Association Internationale des Géomorphologues (IAG), un Groupe de Travail sur les Géomorphosites. Les géomorphologues disposent désormais d’une communauté structurée formant un réseau mondial de près de 200 chercheurs, leur permettant d’investir spécifiquement ce champ scientifique. Les premiers géomorphologues français intègrent d’abord timidement les rangs du Working Group, puis de manière plus incisive à partir de 2004.

5 Le lancement de l’Inventaire National du Patrimoine Géologique en 2007 par le Ministère français de l’Ecologie, avec la création des Commissions Régionales du Patrimoine Géologique (CRPG), révèle la méconnaissance fréquente de notre discipline par les institutions maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre de l’inventaire (Ministère, Muséum…). En effet, bien peu de CRPG pensent à intégrer dès le départ des géomorphologues. Cet état de fait est cependant assez vite perçu comme une lacune dommageable pour la réalisation de l’inventaire dans la mesure où bon nombre, quand ce n’est pas la majorité, des sites sélectionnés par les CRPG présentent une composante géomorphologique remarquable (Hobléa et al., 2017). Cette méconnaissance produit aussi des effets négatifs dans le domaine de la médiation et de la vulgarisation des géopatrimoines, secteur sujet à une forte demande sociale et territoriale en France au milieu de la décennie 2000-2010, avec notamment la montée en puissance du concept et des projets de géoparc.

6 Parmi les géographes, Dominique Sellier (université de Nantes) prend l’initiative d’organiser une première séance de l’Association de Géographes Français (AGF) le 18 octobre 2008 sur la Valorisation et vulgarisation du patrimoine géomorphologique puis, à la suite du colloque international de Paris « Geomorphosites 2009 » coordonné par Christian Giusti (université Paris 4), de former un collectif de collègues impliqués dans la thématique afin de soumettre au CNFG la création d’un groupe de travail consacré au patrimoine géomorphologique. Celui-ci est mis en route en 2010 et accepté comme Commission du CNFG dès 2011, successivement présidée par D. Sellier puis F. Hobléa. La Commission compte rapidement une centaine de membres et correspondants inscrits sur sa liste de diffusion.

7 La Commission considère le patrimoine géomorphologique selon trois entrées principales, non exclusives : • La conservation des reliefs à différentes échelles et les cadres à l’intérieur desquels celle-ci peut s’inscrire (parcs naturels, aménagements, réglementation…). • La valorisation, la promotion et la vulgarisation des connaissances géomorphologiques auprès de publics non spécialistes en fonction de méthodes et de moyens appropriés. L’enseignement et le tourisme représentent les vecteurs essentiels de cette démarche qui s’appuie, entre autres, sur le concept de géomorphosites, entendu comme désignant des sites géomorphologiques patrimonialisés pour leur intérêt scientifique, paysager et culturel (au sens de Panizza, 2001 et Giusti, 2010). • Les faits d’ordre culturels issus, notamment, des perceptions et des représentations des reliefs en tant que patrimoine social aux trajectoires révélatrices d’enjeux et dynamiques à la croisée des questions environnementales et territoriales (Portal, 2010 ; 2012). Ici, la

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géomorphologie se fait culturelle en étudiant « la composante géomorphologique d’un territoire comme élément de culture du paysage et pour ses interactions avec les biens culturels de type archéologiques, historiques, architecturaux, etc. » (Panizza et Piacente, 2003).

8 Deux temps forts rythment les activités de la Commission : • Une réunion annuelle en salle fixée au deuxième samedi du mois de décembre à l’Institut de Géographie à Paris. Cette réunion est dans sa plus grande partie consacrée à des exposés thématiques, propres à un sujet choisi lors de la réunion précédente, et des exposés hors thème, destinés à valoriser les recherches en cours. L’Assemblée Générale de la Commission a également lieu durant cette réunion. • Une excursion annuelle printanière sur des sites représentatifs des opérations relatives au patrimoine géomorphologique (géomorphosites). Depuis 2010, ces excursions ont permis chaque année à une vingtaine de participants en moyenne de découvrir les patrimoines géomorphologiques du Pays nantais (Guérande, Le Croisic ; D. Sellier), de l’Hérault (M. Ambert), des environs de Chamonix (H. Rougier), du Morvan (G. Mottet), du Marais Poitevin (M. Taabni et B. Comentale), du Vercors (F. Hobléa et A. Poiraud), du Massif des Bauges et du Mont-Blanc (excursion conjointe avec une autre manifestation organisée par l’UMR Edytem en Pays de Savoie), du Morbihan (Carnac-Quiberon) (D. Sellier). Ces excursions sont l’occasion de réflexions collectives et de tests méthodologiques sous forme d’ateliers pratiques sur la base des résultats des travaux de membres de la commission (voir par exemple Sellier, 2010).

9 Enfin, la Commission, par l’intermédiaire de ses membres, participe à des activités d’édition, de promotion et de collaboration avec les acteurs du domaine dont des parcs naturels et géoparcs, des associations professionnelles consacrées au géopatrimoine, telle que Géole au sein de la Société Géologique de France, ou encore différents bureaux d’étude. Un ambitieux projet de guide de médiation et de valorisation du patrimoine géomorphologique mobilise la Commission depuis plus de deux ans, à l’initiative et sous la direction éditoriale de Martine Ambert et Nathalie Cayla. De plus, s’il fut un temps question de publier les contenus des exposés programmés lors de nos réunions, ou encore les résultats de recherches et réflexions collectives via un nouveau périodique thématique émanant de la Commission, nous avons pour le moment opté pour la diffusion d’une lettre d’information semestrielle, consultable sur le site web du CNFG, les membres de la Commission publiant régulièrement dans des revues établies, comme par exemple les Annales de Géographie qui consacrent leur dernier numéro de 2017 à cette thématique (Bétard et al., 2017).

10 Le cahier « Géomorphosites » de la revue Dynamiques Environnementales s’inscrit clairement dans cette politique de porter à connaissance des travaux des membres de la Commission et de promotion de la thématique, et nous tenons à remercier la rédaction de la revue de cette initiative. La définition et l’approche actuelles des géopatrimoines et des géomorphosites telles que pratiquées au sein de la Commission nous semblent tout à fait correspondre à l’esprit de la revue, faisant la part belle aux interrelations milieux/sociétés, ce que le logo de la Commission essaye de refléter (figure 1).

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Figure 1. Logo de la Commission du patrimoine géomorphologique du CNFG

Il met en scène deux géomorphosites – les silhouettes du Mont Saint-Michel et la Montagne Pelée en 1902 – chacun emblématiques à leur manière de la diversité et de la dualité des paysages géomorphologiques de France métropolitaine et d’outre-mer, empreints de patrimonialité par les liens diachroniques qu’ils expriment entre les reliefs et les sociétés humaines, à l’interface entre nature et culture.

11 En effet, aujourd’hui, les géomorpho-sites, en tant que type particulier de géosites, s’insèrent dans un paradigme qui a quelque peu évolué depuis le colloque de Digne de 1991. La notion de « patrimoine géologique » tend à faire place à celle, plus large, de « géopatrimoine » (traduction de l’Anglais geoheritage), entendu comme « le patrimoine géologique à préserver pour ses valeurs scientifiques (mémoire de l’histoire de la Terre et de la Vie, expression des phénomènes géodynamiques qui façonnent la planète et interfèrent avec les sociétés et activités humaines), et ses valeurs dites additionnelles (historiques, culturelles, esthétiques…) et renvoie aux notions de géodiversité (Gray, 2004), de géoconservation (Burek et Prosser, 2008) et de géotourisme (Dowling et Newsome, 2006). » (Reynard et al. 2011).

12 Le « cahier » sur les géomorphosites est destiné à présenter le concept au travers d’études de cas proposées par des membres de la Commission, choisies tant en France qu’à l’étranger, aptes à rendre compte de la géomorphodiversité planétaire ainsi que des relations tissées entre les sociétés et les formes du relief. Deux géomorphosites seront ainsi présentés dans un format compact à chaque numéro.

13 Nous remercions nos collègues François Bétard (université Paris 13-Diderot) ainsi que Nathalie Vanara (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Gilles Thomas d’avoir proposé d’inaugurer ce premier cahier ainsi entièrement consacré à des géomorphosites d’Ile-de-France, région riche d’un patrimoine géomorphologique loin de se limiter aux célèbres butte Montmartre et chaos rocheux de Fontainebleau. Celui de Vaux-de-Cernay dans le Parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse, présenté par F. Bétard, n’a rien à envier à ses fameux voisins et se révèle constituer un géomorphosite régional majeur. Nathalie Vanara et Gilles Thomas nous introduisent quant à eux dans des catégories de géomorphosites bien particulières, puisque les sites parisiens présentés émargent à la fois aux catégories des géomorphosites souterrains, urbains et anthropiques. Ces derniers peuvent être définis comme des formes et modelés anthropiques - formes de creusement ou d’accumulations artificielles façonnés dans des terrains ou avec des matériaux naturels remaniés par l’action humaine – reconnus pour leurs valeurs patrimoniales. Dans le cas présenté, ces valeurs

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patrimoniales sont paradoxalement menacées par les modes d’exploitation des sites qui en tirent parti, et l’article fait aussi office de lanceur d’alerte à ce sujet…

14 Puisse la lecture de ces cahiers des géomorphosites sensibiliser le lecteur en l’instruisant sur la grande diversité et l’infinie richesse des valeurs patrimoniales dont peuvent être investies les formes du relief terrestre.

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AUTEURS

FABIEN HOBLÉA

Laboratoire EDYTEM - UMR CNRS 5204, Université Savoie Mont Blanc - fabien.hoblea(at)univ- smb.fr

CLAIRE PORTAL

EA 2252 Ruralités, Université de Poitiers - claire.portal(at)univ-poitiers.fr

DOMINIQUE SELLIER

UMR LETG 6554 Géolittomer, Université de Nantes (IGARUN) - Dominique.Sellier(at)univ- nantes.fr

MARTINE AMBERT

Université Paul Valery, Montpellier - m.p.ambert(at)wanadoo.fr

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Le chaos gréseux des Vaux-de- Cernay Valorisation d’un géomorphosite majeur en Île-de-France

François Bétard

1 Situé au cœur du Parc Naturel Régional de la Haute Vallée de Chevreuse (PNRHVC), le chaos gréseux des Vaux-de-Cernay (Yvelines) est un site géomorphologique majeur d’Île-de-France, à environ 30 km au sud-ouest de Paris (figure 1). Résultat spectaculaire d’une capture hydrographique par recul de tête, ce chaos gréseux très pittoresque possède un intérêt scientifique indéniable auquel s’ajoute une forte charge historique et culturelle. À l’instar d’autres sites pittoresques ayant marqué l’histoire artistique du XIXe siècle – Fontainebleau, Pont-Aven, Étretat… –, les Vaux-de-Cernay ont accueilli une importante colonie de peintres paysagistes, de 1850 à 1910, qui ont largement contribué à sa renommée. Site classé au titre de la loi du 2 mai 1930, il a récemment bénéficié d’une vaste opération de valorisation patrimoniale, associant parcours extérieurs (sentiers d’interprétation) et musée de site multithématique. Un projet de labellisation (Opération Grand Site) est aujourd’hui en chantier.

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Figure 1. Carte de localisation. Le cercle noir localise le chaos gréseux des Vaux-de-Cernay et le coude de capture formé par le Ru des Vaux

Un site pittoresque de grand intérêt scientifique

2 Inscrit dans une vallée étroite et boisée où coule le Ru des Vaux – un affluent de rive droite de l’Yvette –, le géomorphosite des Vaux-de-Cernay se distingue d’abord par le caractère pittoresque de son chaos gréseux, l’un des plus spectaculaires d’Île-de-France, formé aux dépens des Sables et Grès de Fontainebleau d’âge stampien (figure 2a). Loin de se limiter à ses seuls attributs pittoresques et esthétiques (Bétard, 2016), le site possède un réel intérêt scientifique sur au moins deux aspects géomorphologiques.

Figure 2. Patrimoine géomorphologique in situ

(a) Vue sur le chaos gréseux et le Ru des Vaux-de-Cernay ; (b) Ancien front de taille dans la carrière des Maréchaux, permettant de visualiser sur une même coupe les différents faciès de la meulière de Montmorency (de bas en haut : meulière massive, meulière argileuse, meulière celluleuse) © F. Bétard

3 (1) L’existence même du chaos gréseux est à mettre en relation avec un phénomène de capture hydrographique par érosion régressive (ou recul de tête de bassin), reconnu de

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longue date en raison du coude brusque formé par le Ru des Vaux à l’emplacement actuel du chaos gréseux (figure 1). C’est un modeste affluent de l’Yvette qui a détourné le ruisseau des Vaux-de-Cernay vers le nord, le coupant ainsi de la Prédecelle, un affluent de la Rémarde qui s’écoule vers l’est dans l’alignement de la partie amont du Ru des Vaux. Longtemps située au Quaternaire récent (Diffre et Pomerol, 1979), cette capture serait intervenue beaucoup plus précocement, sans doute dès le Pliocène terminal ou le Quaternaire ancien (Plaziat, 2012). Cette nouvelle proposition d’âge s’appuie notamment sur la position topographique actuelle de la vallée morte de la Paléo-Prédecelle, encore jalonnée de dépôts fluviatiles à galets calcaires. Cette ample vallée sèche se trouve aujourd’hui perchée vers 170 mètres d’altitude, à peine encastrée dans la surface structurale de l’argile à meulière. En terme de chronologie relative, c’est donc au tout du début du creusement des vallées qu’il convient de placer l’âge de cette capture.

4 (2) Un autre intérêt géomorphologique du site est lié à l’existence d’anciennes carrières de grès et de meulière situées immédiatement au-dessus du chaos rocheux, dans le Bois des Maréchaux (figure 2b). Si la meulière de Montmorency est une pierre de construction traditionnelle depuis au moins le Moyen-Âge, le grès de Fontainebleau a surtout été exploité dans la deuxième moitié du XIXe siècle pour le pavage des grands boulevards de Paris. Dans l’une de ces carrières, un front de taille permet d’observer les différents faciès de la meulière de Montmorency sur une même coupe, interprétée ici comme un profil d’altération tropical à silcrète formé aux dépens du calcaire d’Etampes karstifié1.

Un géomorphosite à forte charge culturelle

5 De nombreuses valeurs « additionnelles » confèrent à ce site géomorphologique un intérêt patrimonial de niveau national à supranational (Bétard, 2015) : (1) une valeur historique, en lien étroit avec les ruines de l’abbaye cistercienne des Vaux-de-Cernay, auxquelles s’adjoint un patrimoine hydraulique d’époque médiévale aux nombreux vestiges encore visibles (moulins à eau, canaux, digues, déversoirs, ponts et ponceaux...) ; (2) une valeur écologique, le site étant inclus dans plusieurs périmètres d’inventaire et de protection environnementale (ZNIEFF de type 1, réserve biologique de l’ONF, site Natura 2000, forêt de protection, Espace Naturel Sensible), avec ses étangs, ses prairies humides et ses roselières, ses forêts marécageuses et ses tourbières, abritant de nombreuses espèces végétales et animales à forte valeur patrimoniale (notamment des communautés bryophytiques exceptionnelles n’ayant pas d’équivalent ailleurs en Île-de-France [Sevin et Marchal, 2013]) ; (3) une valeur artistique, en tant que haut-lieu d’inspiration des peintres paysagistes au XIXe siècle. Alors que Barbizon et Fontainebleau deviennent rapidement sur-fréquentés, les artistes et peintres paysagistes, en quête de lieux plus tranquilles, investissent les Vaux-de-Cernay dès les années 1830 et forment vite une colonie dont l’ampleur augmente surtout à partir de 1860, avant de s’essouffler à la veille du premier conflit mondial.

6 Le géomorphosite des Vaux-de-Cernay possède ainsi une forte charge culturelle, laissée en héritage par la colonie d’artistes sous la forme de nombreux tableaux et gravures qui, tels une archive historique ou un manuscrit, appartiennent au patrimoine géomorphologique ex situ (figure 3).

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Figure 3. Patrimoine géomorphologique ex situ

Hedwig CALMELET (1814- date inc.), Vallée des cascades de Cernay après la coupe de 1857. Crayon et aquarelle sur papier calque, 31,7 x 48,5 cm. © Musée du domaine départemental, Sceaux. (b) Édouard GENDROT, Un hiver à Cernay, 1881. Huile sur toile, 140 x 180 cm © Dépôt du Centre national des arts plastiques, n° inv. : FNAC 146

De la protection à la valorisation et à la labellisation

7 Doté d’une valeur esthétique et artistique ainsi reconnue dès le XIXe siècle, le site des Vaux-de-Cernay a bénéficié dès 1892 d’une forme de protection, grâce à l’individualisation de la « Série Artistique des Cascades » au sein du massif de Rambouillet. La création de cette réserve artistique suit celle de la forêt de Fontainebleau en 1861 provoquée, ici comme là, par la protestation des artistes et peintres opposés à des coupes sévères et aux plantations de pins. Près d’un siècle plus tard, les Vaux-de-Cernay accèdent au classement et à la protection au titre de la loi du 3 mai 1930, sur le fondement unique du caractère pittoresque (décret du 7 juillet 1980, portant classement sur toute la Vallée de Chevreuse). Il faut attendre 2012 pour que la maîtrise foncière du site soit complètement assurée, grâce à l’acquisition du Petit Moulin et des terrains alentours – longtemps restés propriété privée – au titre des Espaces Naturels Sensibles du département des Yvelines.

Figure 4. Valorisation patrimoniale sur le géomorphosite des Vaux-de-Cernay

(a) Valorisation in situ : panneau d’interprétation géodidactique sur la formation du chaos gréseux et le phénomène de capture hydrographique par recul de tête ; (b) Valorisation ex situ : maquette 3D reconstituant le relief des Vaux-de-Cernay et retraçant l’évolution géomorphologique du site depuis le retrait de la mer stampienne il y a 30 millions d’années © F. Bétard

8 Après la nécessaire protection et maîtrise foncière du site, le PNRHVC lance à partir de 2013 une vaste opération de valorisation patrimoniale, associant parcours extérieurs sous forme de sentiers d’interprétation (valorisation in situ) et musée de site

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multithématique dans un ancien moulin à eau réhabilité en centre d’interprétation (valorisation ex situ). La géomorphologie n’est pas oubliée et figure à la fois sur un panneau d’interprétation géodidactique en extérieur (figure 4a) et sous la forme d’une maquette 3D avec système de projection multimédia dans l’espace muséographique du Petit Moulin réhabilité (figure 4b). L’histoire du relief, la formation du chaos gréseux et le phénomène de capture hydrographique y sont présentés de façon ludique, contribuant à diffuser les connaissances scientifiques et à vulgariser la géomorphologie auprès de publics non-spécialistes. La prochaine étape visée par le PNRHVC dans le processus de patrimonialisation est celle de la labellisation et de l’intégration au réseau des Grands Sites de France (GSF). Après une première visite du bureau des GSF en 2011 et un accueil favorable du Ministère de l’Environnement, le projet d’une Opération Grand Site (OGS) est maintenant dans une phase de réflexion avancée et devrait aboutir prochainement au dépôt d’un dossier de candidature à l’obtention d’une OGS.

Emmanuel LANSYER (1835-1893), Cernay, cascades, Huile sur toile, 32 x 48 cm, Ville de Loches - Maison-Musée Lansyer

© Phot. F. Lauginie

BIBLIOGRAPHIE

Bétard F., 2015. Protection et valorisation du patrimoine géomorphologique en Île-de-France (Bassin de Paris, France). État des lieux et perspectives. VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, 15(1), URL : http :vertigo.revues.org/16115

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Bétard F., 2016. Les Vaux-de-Cernay. Du paysage pittoresque au patrimoine scientifique. L’Objet d’Art, Numéro Hors-Série n° 106, pp. 50-53.

Diffre P., Pomerol Ch., 1979. Paris et environs. Les roches, l’eau et les hommes. Coll. Guides géologiques régionaux, Masson, 175 p.

Plaziat J-C., 2012. Compléments sur le Stampien du Bassin de Paris (CD-ROM). In : Lozouet P. (Ed.), Stratotype Stampien, MNHN, Biotope Editions, pp. 1-317.

Sevin C., Marchal O., 2013. Chaos gréseux des Vaux de Cernay (ZNIEFF de type 1). INPN, SPN-MNHN, Paris, 7 p., URL : http://inpn.mnhn.fr/zone/znieff/110030058.pdf

NOTES

1. Pour un panorama complet des débats et controverses concernant l’origine des Grès de Fontainebleau et de la Meulière de Montmorency, voir Plaziat (2012).

AUTEUR

FRANÇOIS BÉTARD

Université Paris-Diderot, Sorbonne Paris Cité, UMR CNRS 8586 PRODIG - francois.betard(at)univ- paris-diderot.fr

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Les carrières sous Paris et sa périphérie, une reconnaissance géopatrimoniale nécessaire

Gilles Thomas et Nathalie Vanara

1 Sous Paris, les richesses géologiques consistent principalement en du calcaire (la pierre à bâtir) et du gypse (la pierre à plâtre) ; elles ont été exploitées, à ciel ouvert, dès l’époque gallo-romaine. À partir du Moyen-Âge, ces matériaux furent extraits de carrières souterraines qui, à l’époque, se trouvaient sous la campagne environnant la ville. L’agglomération ne cessant de s’étendre au-delà de ses surfaces initiales, les bâtiments parisiens furent ensuite édifiés, en partie, sur ces vides souterrains (figure 1). L’adjonction d’un bâti – venant surcharger le ciel (le plafond) des anciennes carrières souterraines – accéléra les dégradations des cavités (Clément et Thomas, 2001). L’inspection des carrières « sous Paris et plaines adjacentes » (Guillaumot, 1797) fut créée le 4 avril 1777. Son rôle fut de renforcer les voies publiques et les propriétés royales tout en interconnectant les multiples carrières souterraines entre elles afin de permettre les interventions ultérieures qui consistèrent en des consolidations dignes d’ouvrages prestigieux de surface (Vanara et al., 2013). De ces travaux découla la création des réseaux parisiens unitaires, ensemble architectural, aujourd’hui d’intérêt

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géographique et historique. Ces derniers comprennent, d’une part, des carrières (travaux initiaux) et, d’autre part, des galeries de raccordement (travaux ultérieurs) qui permettent de se rendre d’une ancienne exploitation à l’autre par voie souterraine. Les trois principaux réseaux parisiens unitaires sont : le Grand Réseau Sud sous les 5e, 6e, 14e et 15e arrondissements (environ 200 km), le Réseau du 13e arrondissement (25 km) et le Réseau du 16e arrondissement (7 km). Carrières et galeries souterraines anthropiques sous Paris intra muros et ses environs proches constituent l’objet d’étude de cet article. Nous n’évoquerons pas le cas des réseaux karstiques « naturels » (exemple des fontis générés par les gypses stampien) ou « mixtes » (vides naturels recoupés lors des travaux de type carrière ou mine).

Figure 1. Sur une carte au 1/60 000 du Paris de 1908, localisation des anciennes zones d’extraction souterraines des matériaux de construction que sont le gypse (en vert) et le calcaire grossier (en rouge, au sud-ouest : le Réseau du XVIe arrondissement, au sud : le Grand Réseau Sud, au sud-est : le Réseau du XIIIe arrondissement)

Ces exploitations, datant pour l’essentiel du Moyen-Âge, étaient alors dans la campagne environnant Paris. Localisation des carrières souterraines : 1 : l’ossuaire des Catacombes, 2 : des Capucins, 3 : sous le Val de Grâce, 4 : du chemin du Port-Mahon, 5 : du musée à Vin, 6 : de la maison de la Géologie [Gérards, 1908].

2 Quelques sites du sous-sol parisien sont désormais protégés mais, à la lumière des observations réalisées sur le terrain, deux problèmes majeurs sont soulignés : (1) sans nier l’importance de l’intérêt historique, les caractéristiques géologiques et géomorphologiques ne sont pas assez mises en valeur ; (2) les surfaces souterraines ouvertes au public sont trop restreintes d’où un déséquilibre évident entre galeries surfréquentées et galeries désormais fermées temporairement ou définitivement. En conclusion, quelques préconisations sont données par les auteurs, elles pourront servir de base de réflexion pour les années à venir. Elles militent pour que les réseaux unitaires parisiens atteignent le statut de géosite et qu’ils soient gérés en tant que tel.

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Du milieu interlope à la reconnaissance officielle

3 Les couches exploitées sous Paris (figure 2) sont, principalement, les étages supérieurs du Lutétien (calcaires pour la pierre à bâtir), le Barthonien (gypse transformé en plâtre), l’Yprésien (argiles plastiques pour les tuiles et les briques) et, aux alentours de Paris intra muros, le Sénonien (craie transformée en chaux). 1/12e de la surface de la capitale historique (comprenant les bois de Boulogne et de Vincennes) est sous minée (figure 1) ; 3 000 ha de terrain sont concernés à l’échelle de l’Île-de-France. D’autres roches ou formations superficielles furent exploitées mais soit parce les surfaces concernées sont dérisoires soit parce qu’elles le furent à ciel ouvert, ces dernières ne seront pas abordées dans cet article.

Figure 2. Les couches exploitées par carrières souterraines sous Paris furent, principalement, les calcaires lutétiens, le gypse barthonien, les argiles plastiques yprésiennes et, aux alentours de Paris intra muros, la craie sénonienne

Clément A. et Thomas G., 2001

4 Progressivement oubliés, les vides du sous-sol parisien furent réinvestis, d’abord par nécessité (surveillance systématique de leurs évolutions depuis la fin du XVIIIe siècle), puis par curiosité et/ou intérêt scientifique. Ainsi, depuis la fin du XIXe siècle, les visites clandestines des carrières sous Paris connaissent un succès grandissant. Dans les années 1980, une prise de conscience du phénomène aboutit à s’intéresser voire à protéger ces réseaux souterrains architecturés, doublures topographique et toponymique du Paris du XVIIIe siècle (cf. figure 1 pour les localisations des sites parisiens). (1) Le premier site inscrit fut celui des Catacombes dès 1975, (2) Afin de contrer les projets d’un promoteur immobilier, le 7 mars 1986, les anciennes carrières de craie des Brillants (Meudon - Hauts-de-Seine) furent classées « site scientifique et artistique ». (3) En 1979, la société d’Études historiques des anciennes carrières souterraines sélectionna les anciennes carrières des Capucins pour y créer un éco- musée de la Pierre et des carrières ; le travail de ses membres bénévoles aboutit au

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classement par arrêté du 8 juin 1990 de la fontaine des Capucins, puis le 25 octobre 1999, la protection fut élargie à un secteur beaucoup plus vaste. (4) Les carrières sous le Val-de-Grâce furent classées au titre des Monuments historiques le 1er mars 1990 par association avec le bâti de surface : « l’ancienne abbaye du Val-de-Grâce : sol et sous-sol ». (5) Enfin, par décret du 4 janvier 1994, « une partie de la carrière souterraine du chemin du Port-Mahon et du sol des parcelles correspondantes » a été classée au titre des Monuments historiques. Quatre carrières parisiennes souterraines sont désormais intégrées à l’Inventaire national du patrimoine géologique (INPG lancé officiellement par le ministère de l’environnement en 2007), celles des Catacombes (ensemble des faciès sédimentaires du Lutétien de Paris), des Capucins (calcaires bioclastiques à milioles et à « cérithes » typiques du Lutétien supérieur de Paris), du musée à Vin (faciès des Lambourdes du Lutétien moyen de Paris), (8) du Val de Grâce et de la maison de la Géologie (calcaires à milioles et à « cérithes » du Lutétien supérieur de Paris) et du chemin de Port-Mahon (calcaires à milioles et à « cérithes » du Lutétien moyen et supérieur de Paris).

Protection par intérêt historique plutôt que géologique

5 Pour trois de ces cinq classements de sites souterrains du Grand Paris (cf. supra), seul l’intérêt historique a été mis en avant. C’est pourquoi, les années 2000 (INPG) marquent une première prise de conscience de l’intérêt certain du Paris souterrain pour les sciences de la terre. Pour mémoire, citons les célèbres découvertes paléontologiques dans les carrières souterraines de gypse, tant par Georges Cuvier à la fin du XVIIIe siècle, que par Gaston Vasseur au XIXe siècle (mise à jour d’un squelette de Palæotherium magnum dans la carrière Michel à Vitry-sur-Seine, figure 3). Suite à la découverte du conglomérat de Meudon par Charles d’Orbigny en 1836, des excursions géologiques étaient régulièrement organisées, mais la coupe stratigraphique a fini par disparaître. Il fallut attendre la fin du XXe siècle pour observer à nouveau, dans un karst de la carrière des Brillants (Meudon, Hauts-de-Seine) le contact de la base du Montien, et y découvrir – dans le remplissage – des restes de vertébrés du Sparnacien, dont une dent de Coryphodon (fin Paléocène – Début Éocène : mammifère, ongulé vivant dans les marécages). D’où la mesure de protection, prise en urgence en 1986, pour éviter la disparition prématurée du site pour cause de pression immobilière. D’autres sites souterrains se sont révélés fossilifères. Après le prélèvement d’un fossile d’Acanthomorphe (début Tertiaire – Actuel : poisson généralement à épines creuses non segmentées en avant des nageoires dorsale et anale) en ciel de carrière sous le bois de Vincennes au milieu du XXe siècle, trois spécimens similaires furent découverts dans deux carrières de Méry-sur-Oise (Val-d’Oise) en 2008. Les carrières d’Herblay et de Conflans-Sainte-Honorine présentent aussi un intérêt paléontologique : une mâchoire et des ossements y ont été découverts en 1992 et authentifiés comme étant des restes de Lophiodon (Éocène : mammifère proche de nos actuels tapirs).

Figure 3. Représentation du squelette du Palæotherium magnum découvert par le géologue Gaston Vasseur en 1873 dans une carrière de gypse à Vitry-sur-Seine

Aujourd’hui, ce fossile est exposé dans les galeries d’Anatomie comparée du muséum d’Histoire naturelle de Paris

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Dessin de M. Delahaye, paru dans le « Magasin pittoresque » de 1874

6 Ajoutons à cet inventaire les « trompettes de Chavenay » ou carbidimites, un type de concrétion découverte dans les carrières éponymes à proximité de Grignon (Yvelines) sur des résidus de chaux (Bertrand, 1973). Cette découverte renforce encore indéniablement l’intérêt géo-patrimonial des carrières souterraines.

Figure 4. Plan au 1/2 000 de l’ossuaire des Catacombes de Paris datant de 1892 (Gérards, 1892)

Cerclé de mauve, le cabinet de minéralogie des Catacombes aujourd’hui détruit.

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Mise en valeur et ouverture au public

7 Dans la région parisienne, très peu d’anciennes carrières souterraines sont ouvertes au public. Le plus ancien, mais également principal pôle touristique, reste de loin les Catacombes de Paris (figure 4). Depuis le XIXe siècle, Le nombre de jours d’ouverture au public est allé en augmentant, conséquence d’un succès grandissant (figure 5) : en 1863, les visites sont au nombre de 3 à 4 par an ; en 1867 les visites deviennent mensuelles, puis à partir de 1874 bimensuelles. L’afflux des visiteurs est particulièrement important durant les Expositions universelles : on recensa 20 003 visiteurs en 1889 et 18 463 en 1900, années avec exposition, contre une moyenne de 10 000 seulement les années sans exposition. Pendant la période 1930 à 1950, le nombre de visiteurs redescend à 6 000-7 000 personnes pour une centaine de jours d’ouverture par an. Dans les années 1980-90, les Catacombes recevaient en moyenne 200 000 visiteurs par an, avec un pic à 240 000 visiteurs en 1989, période favorable au tourisme car année du bicentenaire de la Révolution française.

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Figure 5. Cette scène illustre une petite farce « catacombesque ». Elle se déroule après que les visiteurs, parfaitement identifiés, eurent refusé de suivre leur guide pour visiter les cabinets de minéralogie (nommé par l’auteur geologic cave : « caverne géologique ») et de pathologie

L’illustration montre le fait que les visiteurs ont, de tout temps, été plus attirés par l’Ossuaire que par l’intérêt géologique des Catacombes Dessin : Cruickshank ; Carey, 1822

Antagonisme entre ouverture au public et protection des sites

8 Actuellement, 500 000 visiteurs par an visitent les Catacombes de Paris (14e arrondissement, gérés depuis 2012 par l’établissement public Paris Musées). Ce succès se fait au détriment de la conservation du lieu qui souffre, depuis le début des années 1980, de la « maladie verte » (prolifération d’algues). Les Catacombes présentent aussi des aménagements critiquables : câbles électriques masqués dans de volumineuses goulottes en plastique fichées sur des architectures du siècle des Lumières, éclairage blanc permanent favorisant la photosynthèse et donc la prolifération des algues, mousses et même rares petites herbes, information indigente, parcours amputé quasiment de moitié ne permettant plus l’observation de deux fontis sécurisés d’une manière astucieusement pédagogique, pourtant les seuls intérêts géomorphologiques du site (figure 6) (Thomas, 2017b).

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Figure 6. Grand fontis vidé, stabilisé et renforcé dans la galerie de l’ancienne sortie des Catacombes

Les lignes peintes sur le ciment projeté indiquent les différentes strates traversées Cliché : G. Thomas

9 Heureusement, d’autres exemples prouvent qu’ouverture et protection des sites sont compatibles. (1) Dans la carrière des Capucins (14e arrondissement), les groupes viennent visiter une ancienne exploitation souterraine et les consolidations qu’elle nécessita pour la maintenir en état ; les entrées sont contingentées, l’éclairage à vapeur de sodium émet une couleur orangée peu favorable à la photosynthèse, les câbles électriques passent dans des gaines enterrées, dans le sol de la carrière, au fond de légers sillons. (2) La carrière dite Delacroix (Ivry-sur-Seine) ouvre seulement lors des journées à thème. (3) Depuis 2002, la carrière Parrain (commune de Saint-Maximin, département de l’Oise) a été ouverte au public ; in situ sont présentés le travail des carriers, la culture du champignon dit de Paris, mais également la géologie du Lutétien et la géotechnique avec les risques souterrains (17 500 visiteurs en 2016 auxquels s’ajoutent les 3 000 entrées à l’occasion de la fête de la Pierre).

Conclusion

10 Sous couvert de précaution, les responsables cherchent, le plus souvent, comment fermer un site souterrain plutôt que de le mettre en valeur. Essayer de clôturer les accès des carrières, pour éviter les intrusions clandestines, parfois irrespectueuses, ne sera toujours qu’un pis-aller car une porte fermée ne le demeure que le temps que soit trouvé le procédé pour l’ouvrir ou pour contourner l’obstacle (Glowczewski et al., 1983). Ne classons pas trop rapidement les « cataphiles » (individus qui visitent clandestinement les anciennes carrières souterraines de la ville de Paris) comme de

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simples hors-la-loi ; sachons aussi leur reconnaître le rôle de « gardiens du temple », utilisateurs mais aussi souvent amateurs et passionnés des carrières souterraines parisiennes et des galeries de servitude qui les relient ; le sens étymologique du terme (« phile » du grec ancien philos : ami, personne qui aime) signifie bien qu’ils les aiment et donc les respectent… voire les étudient.

11 Des dégâts irrémédiables à des échelles plus importantes sont réalisés à chaque fois que les administrations valident une injection sans fouilles de sauvegarde. De tels traitements sont régulièrement appliqués. Prenons l’exemple des anciennes carrières de calcaire situées sous le boulevard Brune (Paris 14e). Aux prémices de la Seconde Guerre mondiale, un abri profond y fut aménagé ; puis à la fin de l’Occupation, il fut fermé et oublié. Le passage d’une caméra dans les tubes de forage révéla l’état de conservation exceptionnel de ce refuge qui, malgré tout, fut entièrement rempli par du ciment injecté (Thomas, 2017a). Ces décisions hâtives font passer l’intérêt économique devant l’intérêt patrimonial. Or, les deux intérêts pourraient coexister car (1) ils ne s’intéressent pas aux mêmes espaces (la surface/le sous-sol) ; (2) différentes techniques permettent de renforcer les vides sous-jacents de façon à ne pas compromettre les projets prévus en surface.

12 Mais pour sensibiliser, il faudrait, premièrement, pouvoir connaître l’état de l’existant : l’inventaire « Gouffres et abîmes d’Île-de-France » (1980) mériterait une révision. Ce travail préliminaire, est indispensable pour la connaissance fine du Paris souterrain et de ses environs mais reste insuffisant pour sa reconnaissance géopatrimoniale. Il faudrait, secondairement, décider de l’intérêt scientifique, pédagogique, esthétique et culturel du Paris souterrain dans sa globalité ou au moins à l’échelle des réseaux unitaires parisiens car chacun de ces ensembles forment un tout difficilement dissociable. Il faudrait, dernièrement, assurer une protection plus efficace qui prenne en compte les intérêts propres aux sciences de la terre. À ce titre, le statut de géosite nous paraît intéressant car réservé à des sites d’intérêt géologique et géomorphologique à l’échelle des paysages (échelle kilométrique). À cette échelle, il sera enfin possible de réfléchir à une gestion globale de cette richesse patrimoniale encore trop mal exploitée.

BIBLIOGRAPHIE

Bertrand P.-Y., 1973. Une nouvelle forme de concrétionnement observée dans les carrières souterraines de la région parisienne. Spelunca, 4e série, p. 5-6.

Carey D., 1822. Life in Paris. John Fairburn, London, 21 aquarelles peintes à la main, 489 p.

Clément A. et Thomas G., 2001, réédition 2016. Atlas du Paris souterrain. La doublure sombre de la Ville lumière. Parigramme édit., Paris, 193 p.

Gérards E., 1908, réédition : 1991. Paris souterrain. DMI édit., Torcy, 667 p.

Groupe Spéléo du Camping Club de France (GSCCDF), 1980. Gouffres et Abîmes de l’Ile-de-France. Inédit, 194 p.

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Glowczewski B., Matteudi J.-F., Carrère-Leconte V. et Viré M., 1983. La Cité des Cataphiles (mission anthropologique dans les souterrains de Paris). Librairie des Méridiens, 244 p.

Thomas G., 2017a. Abris souterrains de Paris. Refuges oubliés de la Seconde Guerre mondiale. Parigramme édit., Paris, 160 p.

Thomas G., 2017b. Les Catacombes de Paris. Parigramme édit., Paris, 128 p.

Vanara N., Thomas G., Mesnier G., Hallawell D. and Spence C., 2013. Paris City : underground, resources and risks. 8th IAG International conference on geomorphology, mid-conference excursion, Paris, August 29th, 2013, 20 p.

AUTEURS

GILLES THOMAS

Ville de Paris et SEADACC - Gilles.Thomas(at)paris.fr

NATHALIE VANARA

UMR CNRS TRACES (Université de Toulouse Jean Jaurès), Université Paris 1 - Panthéon- Sorbonne - Nathalie.Vanara(at)univ-paris1.fr

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Comptes rendus d'ouvrages

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Cabo Verde O despertar de Darwin de CORREIA E SILVA António et COHEN Zelinda Lisbonne, Rosa de Porcelana editora, 2017

Dominique Lecompte

RÉFÉRENCE

Cabo Verde O despertar de Darwin de CORREIA E SILVA António et COHEN Zelinda. Lisbonne, Rosa de Porcelana editora, 2017. ISBN 978-989-99746-3-0

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1 La vie et l’œuvre de Charles Darwin sont bien connues et en particulier son voyage sur le HMS Beagle de 1831 à 1836 et son passage en Patagonie et aux Galápagos où ses observations sur la différentiation des espèces dans le cadre d’un archipel donnèrent lieux à son énoncé de la théorie de la sélection naturelle et à la publication en 1859 de son œuvre la plus célèbre, « l’Origine des Espèces ». Les faits que l’île de Santiago au Cap-Vert ait été le premier territoire hors des îles britanniques visité par le jeune naturaliste du 16 janvier au 8 février 1832 (il n’avait pas pu débarquer à l’escale de Ténériffe) et que le petit carnet rouge portant la mention « Cape Verdes » soit le premier de la longue série de ceux sur lesquels il notera jour après jour toutes ses observations sont moins connus. Il faut donc saluer la publication du petit livre (144 pages) qu’un couple d’historiens capverdiens consacre à l’évocation du « Cap-Vert – l’éveil de Darwin », ouvrage par ailleurs richement illustré de photographies de la flore et de la faune insulaire, de paysages des lieux visités par Darwin, de plans et de gravures anciennes. L’objet de cette publication étant d’autre part de fournir une sorte de guide de visite à l’attention de touristes curieux de découvrir Santiago au-delà de ses plages. Une grande carte est également joint en annexe présentant les divers chemins suivis par le naturaliste lors de son passage dans l’île.

2 Œuvre d’historiens (António Correia e Silva est professeur à l’Université Nationale du Cap-Vert dont il a été le premier recteur et ancien Ministre de l’Enseignement Supérieur et Zélinda Cohen est spécialiste de l’administration des premiers siècles de la colonisation), l’ouvrage met sans cesse en relation les annotations que Darwin a pu faire figurer dans son carnet et ce qu’était le contexte historique du Cap-Vert de l’époque. La colonie était alors misérable, dépendance d’une métropole qui avait perdu le Brésil une dizaine d’années auparavant, en pleine guerre civile entre les absolutistes et les libéraux et fortement affectée par la récente prohibition du commerce des esclaves au Nord de l’Équateur imposée par l’Angleterre.

3 Neuf courts chapitres suivent l’ordre chronologique dans lequel Darwin a exploré une partie du Sud de l’île. Le premier présente le jeune apprenti naturaliste d’à peine 22 ans qui embarque en 1831 sur le Beagle, navire de la principale puissance maritime et commerciale de l’époque. Les chapitres ultérieurs suivent ses émerveillements suite à la découverte progressive de la réalité biologique, climatique, géologique mais aussi sociale et culturelle d’un univers totalement nouveau à ses yeux. Tout d’abord le débarquement à Praia de Santa Maria, alors une misérable bourgade de quelques rues, le spectacle d’une population noire ou métis en partie servile, manquant de presque tout, les porcs divaguant dans les rues… la visite aux autorités, aux puits qui

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alimentaient la ville et la première vision de la végétation tropicale, palmiers, bananiers, tamariniers, autant de sujets d’émerveillement. Vient ensuite l’exploration de petit îlot de Santa Maria, dans la baie de Praia, décrit par Darwin comme « un endroit misérable, et désolé » dont il étudie la géologie et la faune, particulièrement sur l’estran où il s’intéresse au camouflage des pieuvres, aux coraux et débute sa collecte de spécimens. Vient ensuite une série d’incursions aux alentours de Praia, d’abord la découverte des ruines de l’ancienne capitale de Ribeira Grande, impressionné par la monotonie et sécheresse du paysage mais enthousiasmé par la découverte des jardins de papayers, bananiers, cannes à sucre et surtout des cocotiers, la « riche collecte de fleurs et encore plus de mollusques d’eau douce » à laquelle il se livre dans la vallée de la ribeira. Pour finir le jeune naturaliste découvre l’intérieur de l’île, la région de Trindade et de Santo Domingos, à une quinzaine de kilomètres de Praia. Étonnement face à des groupes d’enfants nus portant des fagots de bois plus grands qu’eux, d’un groupe de « vingt jeunes filles noires, vêtues avec le meilleur goût » en train de chanter, collecte de nombreuses plantes et animaux et découverte en particulier des grands baobabs de Trindade (encore visibles de nos jours) qui le laissent fort impressionné.

4 Darwin repassera brièvement à Praia le 4 septembre 1836 lors du voyage de retour du Beagle vers l’Angleterre et trouvera l’île fortement changée, cette courte escale ayant lieu en saison des pluies alors que le premier séjour s’était déroulé en milieu de saison sèche. La ville et les alentours de Praia ont d’autre part été fortement affectés par les contrecoups de la guerre civile au Portugal avec la révolte de troupes absolutistes qui ont mis la ville à sac, de façon presque concomitante avec une révolte des esclaves. Outre une importante collecte de spécimens de plantes, d’animaux et de roches (il publiera en 1844 sa « Geological observation on the volcanic islands visited during the voyage ») il déclarera « ne jamais oublier le plaisir ressenti lors de mon premier passage dans une caverne de lave ou à la vue du ressac de l’Atlantique sur les plages rugueuses ».

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Cabo Verde História natural das ilhas Desertas The natural history of the Desertas islands. Santa Luzia Branco e Raso de VASCONCELOS Raquel, FREITAS Rui et HAZEVOET Cornelius J. (ed.) Sociedade Caboverdiana de Zoologia, 2015

Dominique Lecompte

RÉFÉRENCE

Cabo Verde História natural das ilhas Desertas The natural history of the Desertas islands. Santa Luzia Branco e Raso de VASCONCELOS Raquel, FREITAS Rui et HAZEVOET Cornelius J. (ed.). Sociedade Caboverdiana de Zoologia, 2015. ISBN 978-84-606-5793-4

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1 Les ouvrages traitant du milieu naturel capverdien sont extrêmement rares, aussi faut-il saluer l’effort réalisé par l’équipe des éditeurs des universités de Porto, Pompeu Fabra de Barcelone, de l’Université Nationale du Cap-Vert (pôle de Mindelo) et du Jardin Botanique Tropical de Lisbonne qui ont su rassembler une équipe de 19 spécialistes internationaux pour réaliser cet ouvrage luxueusement illustré et accompagné d’un CD en présentant la version anglaise. Une dizaine de chapitres traitent successivement de tous les aspects du milieu naturel de l’île de Santa Luzia et des îlots Raso et Branco, petit ensemble d’îles actuellement inhabitées et classées réserve naturelle, situées entre São Vicente et São Nicolau au sein du groupe des îles du Vent de l’archipel du Cap-Vert. Chaque chapitre est accompagné d’une abondante bibliographie.

2 Le premier et le troisième chapitre traitent du milieu naturel, de la géographie, de ce que l’on connait de la géologie des Desertas ainsi qu’une étude détaillée des courants marins. Ils présentent une série de cartes illustrant le relief, les milieux naturels entièrement aride et volcanique et, la bathymétrie.

3 Le second chapitre aborde l’occupation humaine et rappelle que, si les îles sont actuellement désertes, Santa Luzia bien que pratiquement dépourvue d’eau potable a été habitée de façon permanente durant le XIXe siècle et la première moitié du XXe essentiellement par des familles pratiquant l’élevage caprin, des porcs et la chasse aux goélands avec des conséquences désastreuses sur la faune et la flore originelle.

4 Le quatrième chapitre présente la biodiversité marine, algues, coraux, invertébrés et vertébrés, faisant le point sur les résultats des campagnes océanographiques les plus récentes (Macaronésia 2000) et sur la situation des populations de tortues Caretta Caretta protégées depuis plusieurs années.

5 Le cinquième chapitre présente la végétation avec de nombreuses photos, en particulier des espèces endémiques, en faisant le point sur les variations liées aux divers habitats existants sur les îles et sur les effets passés du surpâturage.

6 Le sixième et le septième chapitre abordent les reptiles terrestres. Ceux-ci constituent l’un des principaux points d’intérêt des Desertas, quatre espèces et plusieurs sous- espèces de geckos étant présentes, notamment le Gecko de Bouvier de Raso (Hemidactylus bouvieri razoensis), le gecko des murs de Raso (Tarentola raziana), le gecko géant (Tarentola gigas), le plus grand reptile du Cap-Vert (1,55 m) et plusieurs espèces de lézards, toutes menacées par les chats et les rats qui ont été introduits dans les îles, plusieurs espèces étant classées en risque d’extinction. Le septième chapitre tout entier est consacré à une espèce mythique le Lézard géant (Chioninia coctei) dont l’extinction (aucun spécimen n’a été observé depuis 1912) est due en partie à la capture excessive

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durant tout le XIXe siècle pour les musées européens mais aussi par la chasse par les pêcheurs et prisonniers déportés sur l’Ilheu Branco.

7 Le huitième et le neuvième chapitre traitent de l’avifaune nidifiant sur les îles et des dégâts causés par l’homme et les espèces introduites qui ont en particulier entrainé la disparition des importantes colonies de pétrels existant autrefois à Santa Luzia. Un chapitre entier est consacré en particulier de l’un des oiseaux les plus rares du monde, l’alouette de Raso (Alauda razae) qui parvient à se maintenir du fait de l’absence sur l’îlot des prédateurs introduits sur les îles voisines. Un dernier chapitre traite enfin des espèces végétales et animales introduites et des mesures de conservation.

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Les requins de Moia-Moia Guide de plongée et de la mer de l’île de Santiago (Archipel du Cap-Vert) de ZYMANIAK Wlodzimierz J. Praia Alpha-Comunicações, 2014

Dominique Lecompte

RÉFÉRENCE

Les requins de Moia-Moia Guide de plongée et de la mer de l’île de Santiago (Archipel du Cap-Vert) de ZYMANIAK Wlodzimierz J. Praia, Alpha-Comunicações, 2014. ISBN 978-989-99123-1-1

1 L’ouvrage de Wlodzimierz Szymaniak n’est pas celui d’un naturaliste mais d’un universitaire spécialiste en communication, amateur éclairé de plongée sous-marine, qui souhaite présenter aux touristes désireux de pratiquer cette activité à Santiago un petit guide (103 pages) recensant les sites les plus intéressants du point de vue de leur intérêt historique mais aussi de leur milieu naturel. Il présente donc un ensemble de 17 sites répartis tout au long des côtes de l’île avec de nombreuses indications sur le milieu marin propre à chacun d’entre eux, les espèces que l’on peut y découvrir. Il présente également pour certains d’entre eux une série d’évocations des événements historiques qui y ont eu lieu, permettant ainsi de passer du cimetière d’ancres des navires des « descobridores » en baie de Ribeira Grance, à la base d’hydravion d’où les appareils de l’Aéropostale s’envolaient vers Natal et à la « Bahia do Inferno » où le Commandant Cousteau, Théodore Monod et Auguste Picard firent pour la première fois plonger le bathyscaphe en 1948.

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Encyclopédie nature de l’archipel du Cap-Vert de SZPERA André Ponta do Sol, ArtOpera, 2015

Dominique Lecompte

RÉFÉRENCE

Encyclopédie nature de l’archipel du Cap-Vert de SZPERA André. Ponta do Sol, ArtOpera, 2015. ISBN 978-2-9541-6760-2

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1 Il existe très peu d’ouvrages présentant en français le milieu naturel du Cap-Vert. Aussi faut-il saluer la réédition d’un petit ouvrage (158 pages) écrit par un français résidant au Cap-Vert désireux de fournir un guide aux touristes amateurs de nature, de plus en plus nombreux à visiter l’archipel. Sans prétention scientifique l’ouvrage brosse un bref tableau de la géographie, de l’histoire, de la population, de la gastronomie et des principales activités nautiques ou de randonnée pouvant intéresser un visiteur et présente un bref aperçu du vocabulaire créole. Il dresse ensuite un inventaire des plantes cultivées, de la végétation naturelle et de la faune, chaque entrée étant accompagnée d’une courte notice en français, de photos permettant de la reconnaître, de son nom en créole et de la traduction en français, en anglais et en allemand. Un ouvrage précieux donc pour tous ceux qui désirent ne pas se cantonner aux plages et explorer l’intérieur des îles.

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