Jean Racine : Bérénice (Théâtre Montparnasse) ; Bernard Shaw : Major Barbara (Théâtre De L'est Parisien) : René Ehni : Superpositions (Théâtre Alpha 347)
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LA REVUE THEATRALE Jean Racine : Bérénice (Théâtre Montparnasse) ; Bernard Shaw : Major Barbara (Théâtre de l'Est parisien) : René Ehni : Superpositions (Théâtre Alpha 347). Bérénice est, dans l'histoire, une reine de Judée que le général Tite traîne, tout au long de l'Orient, dans ses campagnes et ses garnisons, puis, porté à l'Empire, il l'emmène à Rome, mais Rome la chasse ignominieusement. Us se sont connus à quarante ans. Bérénice en a cinquante, quand elle doit quitter Tite. Racine a tiré du harem cette vieille liaison et l'a rajeunie en un pur roman d'amour et de chevalerie. Tite, assez mauvais sujet, ami de Néron, a vu Bérénice, et il a été touché par sa grâce et, pour la mériter, il se fait vertueux, et il ne lui offre plus, dorénavant, des têtes d'ennemis, mais les cœurs des miséreux qu'il a soulagés. Ce général romain est membre de la conférence de Saint-Vincent-de-Paul. Cependant, il a le malheur de devenir empereur et il doit, pour sacrifier aux lois romaines, se séparer de Bérénice. Il ne cesse de gémir dans la tragédie de Racine : « Pourquoi suis-je empereur ! Pourquoi suis-je amoureux ! » Bonne manchette, de nos jours, pour Ici Paris... Seulement, au xvne siècle, c'est à l'amour de céder ; un prince ne peut se décharger de ses devoirs, il n'a pas le droit de déposer sa couronne et de prendre sa valise pour partir en croisière, poursuivi par les reporters photographes. Les romans d'amour et de chevalerie ne sont pas lus par des demoiselles de magasins, mais par des princesses. Leurs héros doivent être à la hauteur. Bérénice est un roman d'amour et de chevalerie qui se termine dans une escalade de générosité. On a dit que ce n'était qu'une églogue sentimentale, une élégie. On y pleure beaucoup, en effet, on jure, chaque fois que l'on se rencontre, que l'on se voit pour la dernière fois, on promet de se tuer, mais, pour finir, on se sépare en s'admirant ; chacun a cédé au souci de sa gloire. Et c'est pourquoi, aussi, l'on a dit que Bérénice était la plus cornélienne des tragédies de Racine. Il y a en elle, au dernier acte, disons plutôt dans la dernière scène, un mouvement d'élévation et de purification qui n'est pas sans rap• peler la fin de Polyeucte et de Cinna. Pourtant, est-ce bien, dans cette pièce où ne sont exposées que les faiblesses du cœur, la volonté qui triomphe ? Dans Tite et Bérénice, la tragédie du rival Pierre Corneille, on a vu à la fin, quand Rome accepte Bérénice, Bérénice quitter Rome, comme pour bien montrer qu'elle ne reçoit 676 LA REVUE THÉÂTRALE sa loi, princesse orgueilleuse et absurde, que d'elle-même. Mais, ici, où est le jeu de la libre volonté ? Rome impose un devoir auquel on ne peut se soustraire. Bérénice, roman de galanterie en bottes et en dentelles comme on les aimait au temps de Louis XIII, lorsque Pierre Corneille est arrivé à Paris, est, en réa• lité, une tragédie de la fatalité politique qui vaut bien la fatalité divine. En cela, elle est éminemment racinienne. M. Roger Planchon, en la portant à la scène, paraît sensible au caractère héroïco-galant, un peu anachronique, de cette pièce, déjà démodée quand Racine l'avait écrite pour tenter de plaire aux amis du vieux Corneille. Ainsi en a-t-il habillé les personnages à la mode du règne de Louis XIII. Il est même allé jusqu'à intro• duire, dans la suite de Titus, un cardinal et, dans la suite de Bérénice, de curieuses béguines. On peut pardonner ces incon• gruités. Ce qu'on pardonnera moins, peut-être, c'est le décor ; il représente une Galerie des Glaces, plus proche de celle du Palais des Mirages à la Foire du Trône que de celle du Château de Ver• sailles, dans laquelle retentissent des pas et, on ne sait pourquoi, comme de mystérieux coups de marteau. Racine indique, dès le début, que la pièce se déroule dans un cabinet dépositaire des secrets de Titus. Ici, tout se passe dans un hall d'aérogare où les portes s'ouvrent seules et où l'on manœuvre en troupe comme à la parade, quand on ne se répand pas dans des galopades désor• données. Nous sommes, peut-être, dans le château baroque d'un conte de fées de Mme d'Aulnoy, mais nous ne sommes pas à Rome. C'est quand même bien dommage, car la tragédie de la fatalité politique qui se déroule sous nos yeux ne se comprend plus et M. Planchon, effectivement, ne l'a pas comprise. Il n'a vu dans Bérénice, sous l'habillement galant dont il l'a parée, que la tragédie de la fatalité de l'amour, porteur insensé de sa propre destruction. Cela nous éloigne de Corneille et nous ramène à Racine, mais quel Racine ? Celui qui a écrit Bérénice ? Celui qui l'a voulu empreinte d'une tristesse majestueuse ? Il y a, dans un coin du Palais des mirages de M. Planchon, une porte tendue de fourrures d'ours qui ressemble à une entrée de cirque ou de cabaret. C'est par là que Bérénice sort de ses appartements, jeune princesse frêle et distinguée et tendrement amoureuse comme est celle que suggère Racine et qu'aurait pu incarner à merveille Mme Francine Berge avec son long cou de cygne. Mais nous allons la voir se déchaîner. « N'attendez pas que j'éclate en injures », dit Bérénice dans la tragédie de Racine. Dans la tragédie de M. Plan• chon, cette fille charmante bave comme une bête furieuse. C'est Phèdre, c'est Hermione, c'est la femme plaquée, c'est la femme compromise, c'est la proie à laquelle Vénus est tout entière atta- LA REVUE THEATRALE 677 chée, ce n'est pas, en tout cas, la cousine triste et pudique de Junie et de Monime. On pense à la Bérénice de l'Histoire, qui avait cinquante ans et qui en savait un bout. Celle-ci est coquette, frôleuse, enjôleuse, elle ne sort pas du couvent, mais elle a connu avec son princier amant la vie violente des camps. L'amour l'affole, l'amour la terrasse. Chez Racine, il n'y a, dans les pires moments, qu'une jeune fille qui défaille sur un tabouret ; chez M. Planchon, c'est une femme hystérique qui se roule à terre. On dira que Racine avait peut-être du mal à réprimer cette ardeur, mais il y réussis• sait, et la réserve qu'il imposait à Bérénice exprimait mieux sa souffrance que d'excessives pâmoisons. Dans ce désordre, que fait Titus ? Ce jeune homme, chez Racine, a pris dès le début, sa résolution... Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire... A la vérité, il ne cède qu'à Rome, à la force des souvenirs dont son enfance patriote et humaniste a été nourrie. Mais il n'a pas seulement lu l'histoire romaine, il a lu des romans, et il a de beaux retours vers Bérénice, quoique toujours contrô• lés. Il pleure pour sacrifier à la mode, tout en étant, il faut le dire, sincèrement malheureux, il préfère, cependant, s'exalter à la pensée qu'il sera maître de l'univers après l'avoir été si peu de lui-même. Il se laisse faire gentiment par la fatalité historique. Or, chez M. Planchon, Titus n'est jamais le jeune prince soumis, par devoir d'Etat, à la toute-puissance de Rome. M. Planchon ignore, je l'ai dit, Rome. Titus est soumis seulement aux gros yeux du secrétaire de ses commandements qui lui dit qu'il faut chasser Bérénice, ce qui ne l'empêche pas, dès que Bérénice paraît, de fondre en larmes, puis, sans rime ni raison, de se mettre à la battre. M. Plan• chon veut nous donner à croire qu'il est lui aussi égaré par l'amour. On pense à Louis XIV brisant sa canne sur son genou pour n'avoir pas à châtier l'insolence de Lauzun. Titus ne sera jamais Louis XIV. Il a l'air d'un benêt. M. Samy Frey que l'on a chargé de ce rôle, a bien du mal pour réussir parfois à nous émouvoir avec de mélo• dieux gémissements. Le troisième personnage de la pièce est Antiochus, désespéré, résigné, romantique. Il ne sert dans la tragédie de Racine qu'à prononcer quelques-uns des plus merveilleux vers de la langue française. Mais Racine s'est laissé aller à lui faire dire : « Tous mes moments ne sont qu'un éternel passage - De la crainte à l'espoir, de l'espoir à la rage... » Ces vers ne sont pas tombés dans l'oreille d'un sourd. M. Planchon a demandé à M. Denis Manuel d'être un héros pâle, ricaneur et agité qui pousse des soupirs sous le nez de Bérénice ou des hurlements contre un mur. Bien entendu, lui aussi, il doit se rouler à terre. O tristesse majestueuse de la pièce rêvée par Racine ! Nous sommes dans l'antichambre sacrée #78 LA REVUE THÉÂTRALE de la folie, là ou les râles de Phèdre ne composent qu'une musique de perdition. On comprend très mal, aussi bien, dans la perspective où nous a égarés M. Planchon, la brusque conversion finale des trois héros à la sagesse et à l'honneur. On comprend encore plus mal que ce soit Bérénice, victime haletante de la fatalité amoureuse, qui vienne tirer pour le spectateur, sur le proscenium, la morale de l'histoire.